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GALLIMARD DANIÈLE SALLENAVE de l’Académie française L’ÉGLANTINE ET LE MUGUET

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G A L L I M A R D

DANIÈLE SALLENAVEde l’Académie française

L’ÉGLANTINE ET LE MUGUET

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LE DON DES MORTS, 1991.

PASSAGES DE L’EST, 1992.

LE PRINCIPE DE RUINE, 1993, « L’Un et L’Autre ».

LES TROIS MINUTES DU DIABLE, 1994 (« Folio », no 2879).

VIOL, 1997 (« Folio », no 3189).

D’AMOUR, 2002 (« Folio », no 4188).

DIEU.COM, 2004, « Hors série Littérature ».

LA FRAGA, 2005 (« Folio », no 4517).

QUAND MÊME, 2006, « Le Manteau d’Arlequin ».

CASTOR DE GUERRE, 2008 (« Folio », no 4930).

NOUS, ON N’AIME PAS LIRE, 2009, « Hors série Connaissance ».

LA VIE ÉCLAIRCIE, 2010.

SIBIR, 2012 (« Folio », no 5947).

DISCOURS DE RÉCEPTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE, 2013.

Aux Éditions Flammarion

PAYSAGE DE RUINES AVEC PERSONNAGES, 1975.

LE VOYAGE D’AMSTERDAM OU LES RÈGLES DE LA CONVERSATION, 1977.

Aux Éditions Hachette (P.O.L)

LES PORTES DE GUBBIO, 1980 (repris dans « Folio », no 2758).

Aux Éditions P.O.L

UN PRINTEMPS FROID, 1983 (repris dans « Folio », no 4424).

LA VIE FANTÔME, 1986 (repris dans « Folio », no 4187).

CONVERSATIONS CONJUGALES, 1987.

ADIEU, 1988.

Aux Éditions Autrement (« Les Villes rêvées »)

ROME, 1986.

Suite des œuvres de Danièle Sallenave en fin d’ouvrage

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l ’ é g l a n t i n e e t l e m u g u e t

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DANIÈLE SALLENAVEde l’Académie française

L ’ É G L A N T I N E E T L E M U G U E T

G A L L I M A R D

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Hormis celles des pages 81, 195, 204, 240 et 265, toutes les photographies sont de l’auteur.

Crédits photographiques :

p. 81 : Alain Denantes/Gamma-Rapho ; p. 195 : De Agostini/Leemage (gauche) ; Philippe Roy/Aurimages (milieu) ; CC-BY-3.0 (droite) ; p. 204 : La taille de la vigne avec les armes de Jean du Mas, seigneur de l’Isle-Adam, conseiller et Chambellan de Louis XI, in « Le livre des propriétés des choses », Barthélémy

l’Anglais, 1480, Fr 9140, folio 185v. Bibliothèque nationale de France, photo © BnF, Paris ; p. 240 : dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net ; p. 265 :

revolutionnairesangevins.com

© Éditions Gallimard, 2018.

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À la mémoire de Grégoire Bordillon,commissaire du gouvernement à Angers en février 1848,

premier préfet républicain du Maine-et-Loire.

Et à celle des perreyeuxde « La Marianne » de Trélazé en 1855.

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« La France a toujours renfermé deux situations, deux classes sociales, profondément diverses et iné-gales, qui ne se sont point amalgamées ni placées, l’une envers l’autre, dans un état d’union et de paix, qui n’ont cessé enfin de lutter, celle-ci pour conqué-rir le droit, celle-là pour retenir le privilège. C’est là notre histoire. »

françois guizot

« La géographie est la forme la plus durable de l’histoire. »

bismarck

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Bouchemaine

Savennières

La Jumellière

Épiré

Rochefort-sur-Loire

CombréeLe Bourg-d’Iré

Freigné

BourmontLe-Louroux-Béconnais

Chalonnes-sur-Loire

Segré

Chemillé-Melay

Beaupréau

Saint-Florent-le-Vieil

Cholet

Saumur

Baugé

TrélazéLes Ponts-de-Cé

Avrilé

Chanzeaux

Noyant-la-Gravoyère

Montreuil-Bellay

Mûrs-Érigné

Nyoiseau

Sablé-sur-Sarthe

Saint-Laurent-de-la-Plaine

Notre Dame-d’Orveau

L E S M A U G E S

Bouchemaine

Savennières

La Jumellière

La Pouëze

Épiré

Rochefort-sur-Loire

CombréeLe Bourg-d’Iré

Freigné

BourmontLe Louroux-Béconnais

Chalonnes-sur-Loire

Segré

Chemillé-Melay

Beaupréau

Saint-Florent-le-Vieil

Cholet

Saumur

Baugé

TrélazéLes Ponts-de-Cé

Avrillé

Chanzeaux

Noyant-la-Gravoyère

Montreuil-Bellay

Mûrs-Érigné

Nyoiseau

Sablé-sur-Sarthe

Saint-Laurent-de-la-Plaine

Angers

Île de Béhuard

Notre-Dame d’Orveau

Pont Barré

0 20 km

Département du Maine-et-Loire

Ancienne province d’Anjou

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« Un des plus beaux paysages du monde, où souffle vers la mer le vent républicain »

À midi juste, le mercredi 11  janvier 2017, je range ma voi-ture à La Roche-aux-Moines, commune de Savennières (Maine-et-Loire), devant la petite maison que j’ai louée. Les rangées de vignes s’étirent à l’infini, un peu de brume flotte au-dessus du grand fleuve qu’on ne voit pas. C’est la vallée de la Loire, « un des plus beaux paysages du monde, où souffle vers la mer le vent républicain » (Aragon1). Un vent de tempête, une vraie tor-nade, au moment de la Révolution sur cette terre de la « Ven-dée angevine », mais qui ne souffle plus guère lorsque je viens au monde. C’est le début de l’Occupation, un trou noir de l’his-toire, une faille, un effondrement. La république est morte, mon père, instituteur socialiste et pacifiste, est prisonnier, seule dans son école, ma mère est sans nouvelles de lui. Le même mois, le même jour (28 octobre 1940), Pétain promulgue l’une des plus radicales de ses lois antijuives.

Me voici donc revenue dans le village de mon enfance, mais pour quoi faire ? Pour vérifier quelque chose  : de quoi était fait l’héritage que j’ai reçu, ici, de mes parents, dans la « classe unique » de ma mère, l’héritage républicain. Par nostalgie ? Pour faire le bilan ? Sans doute. Mais surtout, parce que c’est l’époque qui le veut.

« La France, écrivait Sartre en 1961, était autrefois le nom d’un pays ; c’est aujourd’hui le nom d’une névrose. » Cinquante

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ans plus tard, elle s’est réincarnée dans la « question musul-mane ». Associée au fantasme d’une immigration non contrô-lée, et dramatisée par la série d’attentats qui ont ensanglanté notre sol, où des musulmans étaient impliqués, elle nourrit nos peurs, pervertit le dialogue social, empoisonne le débat politique. S’éveillent ou se réveillent des questions politiques, sociales, reli-gieuses qu’on croyait oubliées. Des choix datant des guerres coloniales, notamment de la guerre d’Algérie. À droite, mais aussi à gauche, se manifestent un républicanisme pur et dur, un nationalisme identitaire, un universalisme abstrait fermé à toute revendication d’appartenance. Une surenchère de laïcité, où s’il-lustre une droite qui l’avait bien souvent bradée.

Ce retour aux « fondamentaux » républicains est-il la seule et la meilleure réponse aux défis d’aujourd’hui ? Est-il l’incar-nation contemporaine, le fidèle héritier de notre bon vieil idéal républicain ? Ou de ses ambiguïtés, et de ses contradictions, de ses aveuglements ? Chacun peut y répondre à sa manière. La mienne, c’est d’être venue interroger cet « idéal républicain » sur les lieux mêmes où on me l’a transmis au milieu du xxe siècle.

Pour comprendre sur quel fond politique, historique, géogra-phique il s’enlevait.

Cet idéal venait tout droit de la fin du xixe siècle, de la répu-blique à ses débuts, malgré le grand changement des temps, mal-gré deux guerres mondiales, un génocide en Europe, l’apocalypse atomique en Asie, en France, l’effondrement de la république, l’Occupation, le sursaut de la Libération et le début des guerres d’indépendance coloniale… Il porte la trace des combats au tra-vers desquels la république est née et s’est imposée au xixe siècle dans la retombée des révolutions, face à une violente contre-offensive religieuse et politique, sur fond d’industrialisation et d’expansion coloniale. De ces luttes et de ces affrontements, ma région natale, l’ouest de l’Anjou, a été le théâtre constamment renouvelé. Le passé est très lourd  : la guerre de Vendée sur la rive gauche du fleuve, la chouannerie sur sa rive droite. Une

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reconquête politique menée fermement par la droite légitimiste et catholique. Poids de la propriété foncière et pouvoir des châ-teaux. Lutte sourde et parfois ouverte de l’Église pour mainte-nir son emprise, notamment sur l’enseignement. Vigilance des pouvoirs contre des foyers de contestation sociale étroitement circonscrits dans quelques zones minières, industrielles. Et enfin question coloniale. Dont l’histoire commence ici ; c’est juste-ment dans cet Ouest angevin qu’en 1830, un ancien chouan, le maréchal de Bourmont, partit de Freigné, dans le Segréen, pour prendre la tête de l’expédition d’Alger sur l’ordre de Charles X. À quelques lieues, c’est Le Bourg-d’Iré, fief du comte de Falloux, l’auteur de la fameuse loi de 1850 sur la « liberté de l’enseigne-ment » donnant tout pouvoir aux congrégations…

L’école rurale, modeste et têtue, où j’ai reçu cet héritage, c’est une école qui poursuit avec une obstination sans relâche la grande ambition de soutenir et refonder un édifice admirable, la république. La France qu’on m’enseigne alors se croit éter-nelle, seule au monde. « Patrie des droits de l’homme », mère et gardienne de la Révolution, elle est la matrice de toutes les répu-bliques. Face à une Église puissante qui ne désarme pas, l’école est un avant-poste sur une ligne de front. Dans cette terre par-ticulièrement, aux confins de la Vendée militaire, où la Révo-lution est encore pour certains ce qu’elle est pour le hobereau normand, monarchiste et catholique, qu’est Barbey d’Aurevilly : « cette large ornière de sang qui a coupé en deux l’histoire de France2 ».

Cette conviction donne une puissance inégalée à la défense de quelques principes fondamentaux. Une mémoire, celle de la Révolution de 89, et aussi la peur des barricades. Des sym-boles, le drapeau tricolore, le 14 Juillet, La Marseillaise. L’idée de la nation « une et indivisible ». L’égalité de tous devant la loi « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Une laïcité intransigeante. La foi dans l’émancipation par les livres. Une volonté de progrès. Une attention de tous les instants à la langue française, à sa rigueur, à sa correction. Une grande méfiance des

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attachements et des traditions ; une confiance idéalisée dans les pouvoirs de l’instruction.

Grandeur de l’idée républicaine incarnée dans son école. Émancipation du peuple, oui. Mais défiance devant la classe ouvrière, et peur de « la sociale ». Pour les funérailles nationales de Victor Hugo, en juin 1885, on a soigneusement évité de choi-sir un dimanche  : on aime autant que les ouvriers ne puissent pas y participer. D’autres contradictions m’apparaissent très tôt. J’ai vingt ans au moment où la guerre d’Algérie se termine ; avec toute ma génération j’ouvre alors les yeux sur le démenti qu’elle apporte aux grands idéaux républicains de justice et de fraternité. La question coloniale pèse, depuis le début, sur l’idéal républicain de tout son poids d’aveuglement. En 1889, le clou de l’Exposition universelle organisée pour célébrer le centenaire de la Révolution française, c’est un « village nègre » avec ses 400  Africains, installé sur l’esplanade des Invalides. Question sociale, question coloniale… Elles viendront à leur heure. Car une autre question, des plus délicates, a fait tout de suite son apparition dans ce livre : la question religieuse.

Ce qui marquait alors fortement l’héritage républicain, c’est son anticléricalisme décidé, combatif. Ce n’était pas seulement un héritage des débuts de la république, c’était une nécessité, et même un devoir républicain dans cette partie la plus cléricale de l’Anjou. « On peut être anticlérical sans être athée ou hostile à la chose religieuse », note Jacqueline Lalouette dans un article de 19833. Sans doute, et il le faut, si l’on veut rallier les croyants au principe de laïcité. Mais il est clair que nous, nous n’en res-tions pas là. L’anticléricalisme dérivait presque toujours en lutte antireligieuse. Comment accepter que la souveraineté politique fonde sa légitimité sur des dogmes ou des « vérités révélées » soustraites à toute vérification ? D’où une confrontation vive avec l’Église, un face-à-face d’hostilités récurrentes, des escar-mouches, un état de guerre.

C’est une part de l’héritage que j’ai reçu, cette vigilance tou-jours inquiète face aux religions. Je l’ai assumée en essayant de

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concilier une radicale incroyance avec le désir de vivre en paix (une paix armée), avec la croyance religieuse et les croyants. J’ai même eu plusieurs fois l’occasion de reprendre à mon compte et de mettre en pratique l’adresse de Clemenceau aux catholiques : « Le jour où votre religion serait atteinte dans sa liberté légi-time, vous me trouveriez à côté de vous pour vous défendre, au point de vue politique, bien entendu, car au point de vue phi-losophique, je ne cesserai d’user de ma liberté pour vous atta-quer. » Ce fut le cas avant 1989, au cours de mes nombreux voyages aux pays de l’athéisme d’État. À Prague c’étaient des controverses sans fin avec mon ami Karel K., catholique affirmé, sur la foi et sur l’incroyance, où aucun des deux ne prenait le pas sur l’autre, mais je l’accompagnais parfois à Saint-Nicolas de la Vieille Ville, parce que c’était un acte de dissidence – sans toutefois assister entièrement à l’office.

Ce thème n’est pas épuisé, loin de là. Mais patience. Il est temps que j’entame, à partir de mon camp de base, le village de mon enfance, la vaste exploration de cet Ouest angevin que je me suis proposé de faire. En dessinant d’abord son cadre  : un « fatal triangle » où « les prêtres sont tout-puissants », pour reprendre une expression de Stendhal4.

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Le « fatal triangle »

Savennières

Combrée Segré

Beaupréau

Cholet

Trélazé

L E S M A U G E S

Savennières

CombréeLe Bourg-

d’IréSegré

Beaupréau

Cholet

TrélazéAngers

0 20 km

Département du Maine-et-Loire

Ancienne province d’Anjou

Je ne fais pas travail d’historien ; j’essaie d’éclairer nos contra-dictions d’aujourd’hui en réveillant des contradictions d’hier, en retraçant une expérience que je partage avec beaucoup d’autres :

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une éducation républicaine sur une terre qui ne l’était pas. Je ne vois pas les choses d’en haut, mais d’en dessous, et la grande histoire ne m’apparaît que voilée, à travers toutes les couches que mon regard doit traverser.

Ce « fatal triangle » est entièrement inscrit dans la partie occi-dentale de l’ancienne province d’Anjou, devenue le Maine-et-Loire en 1791 au prix d’une perte de territoire assez sévère. D’est en ouest, l’Anjou se divise en effet en deux parties que tout sépare : géographiquement, historiquement, politiquement. À l’est, c’est le Baugeois et le Saumurois, tous deux ouverts et « républicains », le pays du calcaire « qui produit l’instituteur ». À l’ouest, c’est le pays du granit, le granit « qui produit le curé » (André Siegfried1).

Comme sommets du triangle, j’ai choisi trois localités, hau-tement symboliques. Au sud, la ville de Cholet dans les Mauges, berceau d’une partie de ma famille, côté père. Pays de mines et de bocage, marqué par la guerre de Vendée. Le petit séminaire de Beaupréau y fut longtemps le rival des Oratoriens d’Angers, foyer de cartésianisme. Deuxième sommet  : au Nord, dans le Segréen, pays de ma mère, le collège de Combrée, fer de lance de l’enseignement catholique de l’ouest de la France. Tout près, le village du Bourg d’Iré, fief du comte de Falloux. Autre pays d’élevage et de mines, où la guerre de Vendée se poursuivit sous le nom de chouannerie.

Le troisième sommet du triangle, c’est Trélazé, la ville des ardoisières, la banlieue « rouge » d’Angers, tournée vers le Sau-murois, partie républicaine de l’Anjou. La « tornade » révo-lutionnaire y a fait entrer « les idées de liberté individuelle, d’égalité des droits, de toute-puissance de la raison2 ». La guerre de Vendée a ravagé la partie méridionale de l’Anjou, le pouvoir a changé de mains plusieurs fois : il n’est jamais passé entre les leurs. Les mineurs se sont révoltés en vain en 1855 ; ils ont fini à Cayenne.

Pourquoi Trélazé ? Parce que c’est à Trélazé que mon père et quatre autres jeunes instituteurs3 décident en 1935 de fon-

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der avec des ouvriers ardoisiers un club de football, le club de l’Églantine, qui existe encore aujourd’hui. L’églantine est la fleur des socialistes, les « églantinards » comme les appelle Maurice Barrès. Sous le gouvernement de Vichy, l’églantine rouge des socialistes est contrainte de laisser sa place au muguet pour le 1er mai. La rivalité de l’églantine et du muguet est comme le symbole et le résumé des grands affrontements de notre histoire nationale. Mais tout particulièrement d’une histoire singulière, celle de ma région natale, l’Anjou.

Dans ce « triangle fatal », au milieu du xxe  siècle, un ordre immuable semble toujours régner : grande propriété aristocra-tique (plus de deux en moyenne par commune), petites exploi-tations familiales et quelques noyaux d’agitation politique et syndicale. Ce qui domine, c’est la profonde tradition catholique. Dès le lendemain de la Révolution, et sous l’ombre sanglante de la guerre de Vendée, une puissante contre-offensive catho-lique a marqué jusqu’au paysage lui-même. Les campagnes se sont couvertes de croix, on a édifié partout de monumentales églises. Un conservatisme politique, social et moral, soutenu par l’Église, s’est installé durablement. Que ne parviendront à secouer au xixe  siècle ni les manifestations d’une protestation ouvrière, ni l’action de républicains déterminés. Ni, un peu plus tard, le choc de la modernité et de deux guerres mondiales. En 1873, la question de la république n’était pas une question secondaire dans un Maine-et-Loire marqué par les souvenirs, le legs de la période révolutionnaire et contre-révolutionnaire : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces questions ne sont pas oubliées.

Au cœur de ce triangle, Savennières, mon village natal. Un grand fleuve, des vignes, une très ancienne église, des châteaux. Cet univers que l’histoire et mon histoire singulière ont géomé-trisé, ce n’est pas un espace neutre. C’est là que j’ai compris le monde, ses rapports de pouvoir, de domination, par le biais des

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toutes premières transmissions, presque inconscientes. Dans la voix de mes parents, dans le ton qui marque leur façon de dire certains noms propres. Ce sont les lieux de leur enfance, de leurs premiers postes, de leurs attachements, familiaux, amicaux. Ils sont heureux de vivre dans la région qui les a vus naître. Ils aiment sa géographie, ses paysages, ses habitants (pas tous) ; son histoire, son fleuve avec ses crues, ses poissons délectables et les vins de ses coteaux. Mais ce monde, en même temps, leur inspire de la défiance. Instituteurs publics dans une région et à une époque où l’école publique n’est pas toujours bien vue, ils ont le sentiment d’avoir percé à jour sa structure sociale, ses hiérarchies.

Avec quel air d’ironie discrète ma mère prononçait-elle le nom du château de la Lorie, près de Segré, et celui du marquis de « Saint-G’nys » (le « e » s’élide dans la prononciation locale) ! Le château avait été transmis par la marquise de Marmier à sa petite-fille, la duchesse de Fitz-James. Mais son fils y mène si grand train que, ruiné, il vend la Lorie en l’état en 1886 au marquis de Saint-Genys. À cette date mon arrière-grand-père a un peu plus de vingt ans, il épouse Fanchon B. (Françoise) à Segré, ils auront trois enfants et en élèveront six. En ce début du xxe siècle, le marquis de Saint-Genys fait de nombreux embel-lissements, en 1904, il fait édifier une grande galerie destinée à recevoir des objets anciens et des œuvres d’art. Et une remar-quable pièce en rotonde, œuvre de l’architecte parisien Camut. Peintures raffinées, délicates : mon arrière-grand-père sait y faire. Mais voilà : le marquis de Saint-Genys avait l’habitude de lais-ser traîner des louis sur une cheminée quand mon arrière-grand-père venait y refaire les peintures. Par négligence ? Pour vérifier son honnêteté ? Cette façon de faire l’avait blessé. Il en avait parlé longtemps.

Et en face quelles nuances de respect, de solidarité, d’amitié, dans la voix de mon père pour nommer Louis Bertron, qu’il avait fréquenté dans le milieu des années 30, responsable du syn-dicat ainsi que de la coopérative de Renazé, importante agglo-

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mération ardoisière du Haut-Maine, militant antifasciste avant la guerre –  mais rallié ensuite à Vichy. Ou Maurice Poperen (on prononçait « Poperin »), mort en 1937, instituteur anarcho-syndicaliste et historien du mouvement ouvrier, père de deux responsables politiques de la gauche des années 70, Claude et Jean Poperen.

Tout est là : à livre ouvert. Le poids de l’Église, avec ses pro-cessions, ses fêtes. Les rapports entre les sexes. Les alliances, la grande propriété, la soumission des domestiques, des employés des châteaux, des commerçants  : ma mère n’aime pas que la baronne salue le boucher par son prénom, sans saluer personne d’autre, et se fasse servir la première, quand la boutique est pleine de clientes. Tout est clair et se dispose dans un ordre parfaitement évident : le haut, le bas, la droite, la gauche, dans un équilibre qui parfois se rompt, à l’occasion d’un événement local, ou national. Un monde extrêmement construit qui se révèle jusque dans la manière dont on parle de soi, dont on me parle, à moi qui ne suis qu’une enfant. Deux vieux habitent dans l’entrée d’une vaste cour, près de chez ma grand-mère. Ils sont souvent dehors, sur le pas de la porte, quand je vais lui rendre visite. Je les salue. « Ne m’appelle pas monsieur ! Je ne suis pas un monsieur ! Appelle-moi “père Guillot” ! » Il pro-nonce fortement le « t » final de son nom : « père Guillotte ». Tout est dit : comme dans ce tutoiement dont le hobereau gra-tifie quelques-uns de ses employés, les plus jeunes. « Si c’était par amitié, passe », dit dans le roman du même nom le meunier d’Angibault4, « mais c’était par mépris. »

Le centre de cet univers, c’est l’école. Ma famille est issue d’une longue lignée de dominés, où jamais personne n’a exercé de pouvoir. Quelque chose change quand on y devient insti-tuteur. D’autres, dans la même branche familiale (celle de ma mère), feront des carrières de petits fonctionnaires, de « che-minots », au service du même État et de la même république, mais ça n’a rien à voir. L’école, c’est autre chose, c’est une mis-

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