L’agencement des sphères individuelles et collectives dans la colocation

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Anastasios Tsingos Rte de Chamblioux 33 1763 Granges-Paccot L’agencement des sphères individuelles et collectives au sein de la colocation Travail effectué dans le cadre du séminaire « L’entretien qualitatif » Professeure Laura Mellini Département des Sciences des cultures, sociétés, religions Janvier 2010

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Anastasios Tsingos Rte de Chamblioux 33 1763 Granges-Paccot

L’agencement des sphères individuelles et collectives

au sein de la colocation

Travail effectué dans le cadre du séminaire « L’entretien qualitatif » Professeure Laura Mellini Département des Sciences des cultures, sociétés, religions Janvier 2010

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Table des matières

Introduction ............................................................................................................................................. 3

Les sphères individuelles et collectives : quelques définitions ............................................................... 5

Respect et reconnaissance : les conditions sine qua non du vivre-ensemble .................................... 5

La sphère individuelle, le besoin d’authenticité et l’autonomie personnelle ..................................... 5

Un champ de recherche déjà étudié : François de Singly et Stéphanie Emery ................................... 6

Mon procédé méthodologique ............................................................................................................... 7

L’agencement des sphères individuelles et collectives ......................................................................... 10

Le rôle de l’espace ............................................................................................................................. 11

Une étude sémiotique : le sens symbolique des salles de la colocation ....................................... 11

La violation de l’espace ................................................................................................................. 12

Séparations dans l’espace commun .............................................................................................. 12

Objets et pratiques ............................................................................................................................ 13

Séparations dans le réfrigérateur .................................................................................................. 13

Décorer les pièces communes ....................................................................................................... 13

Le genre comme obstacle à la dimension collective ..................................................................... 13

Les relations entre colocataires ........................................................................................................ 14

Un dévoilement progressif ............................................................................................................ 14

Le respect et la reconnaissance comme conditions sine qua non du vivre-ensemble ................. 15

Le statut de l’habitant ................................................................................................................... 16

Conclusion ............................................................................................................................................. 17

Bibliographie.......................................................................................................................................... 19

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Introduction

« La colocation c’est simplement deux ou plusieurs adultes qui prennent un bail ensemble. Un

petit ami et une petite amie prennent un bail ensemble, c’est de la colocation. Quatre étudiants

prennent un appartement, ils sont les quatre sur le bail : c’est de la colocation »1. S’installer

dans un même appartement est une pratique largement répandue. Cependant, partager son

logement avec un compagnon ou une compagne d’appartement sans pour autant que des liens

familiaux ou une liaison conjugale n’explique une telle union est un phénomène récent, peu

répandu et plutôt marginalisé. Une telle situation n’en demeure pas moins passionnante d’un

point de vue sociologique, car elle révèle une manière de vivre ensemble alternative et unique,

où des individus étrangers l’un à l’autre partagent l’intimité du quotidien. C’est cette

acception de la colocation que nous retiendrons ici.

La colocation comme façon de cohabiter tend cependant à s’estomper en Suisse si l’on se

réfère au recensement effectué par la Confédération sur les types de ménages et leur évolution

entre 2000 et 2008, selon les différentes classes d’âge. On y découvre que les « autres

ménages privés, collectifs (p.ex. maison d’étudiants, maison de retraite) » sont en

décroissance générale, rassemblant notamment 5,89% des 20-39 en 2000 (la classe d’âge se

tournant le plus vers un tel type de logement) mais ne regroupant plus que 1,26% d’entre eux

en 20082.

Il serait intéressant de se pencher sur les raisons d’un tel déclin ; cependant, j’ai préféré

questionner dans ce travail la gestion du quotidien assumée par les colocataires, tout de même

représentés par 23% de la population estudiantine suisse (196’428 individus) en 20053.

Comment est-ce que des compagnons d’appartement étrangers l’un à l’autre – au début de la

cohabitation du moins – articulent-ils les sphères individuelles et collectives ? Autrement

formulé, comment négocient-ils concrètement le respect de leur d’individualité et comment

définissent-ils les moments vécus en commun ? La question à laquelle nous allons donner des

éléments de réponse se centre sur la négociation des frontières entre les territoires intimes et

de partage, sur cette ‘socialisation par frottement’ des moments ‘avec’ par opposition aux

instants de solitude, sur « la conciliation pour un individu de ces deux manières d’être ‘seul’

et ‘avec’ » (De Singly, 2000 : 18). Je pars de l’hypothèse que cet agencement des sphères

1 Définition donnée par le directeur d’une régie immobilière lausannoise dans l’émission On en parle portant sur

la colocation, diffusée le 25.01.2008 sur la Radio Suisse Romande (RSR). 2 Population selon le type de ménage et la classe d’âge pour la période 2000-2008, Office fédéral de la

statistique (OFS), Neuchâtel, 2009 3 Analyses - Situation sociale des étudiants 2005, Office fédéral de la statistique (OFS), Neuchâtel, 2009

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individuelle et collective est peu comparable d’une colocation à l’autre, les situations

individuelles et les trajectoires sociales étant trop hétéroclites et chercherai à vérifier cet

apriori.

Car c’est bien l’ajustement de ces deux sphères dichotomiques qui interpelle, comme

l’explicite Stéphanie Emery dans son ouvrage La colocation ou l’art de la proximité distante :

« les colocataires désirent pouvoir jouir de la présence choisie de l’autre tout en conservant

leur liberté et leur autonomie ; leurs aspirations se révèlent paradoxales car ils veulent vivre à

la fois avec et sans l’autre » (Emery, 2005 : 24). Elle amène à ce sujet une conclusion

intéressante : cette manière de vivre ensemble innovante marquerait l’avènement d’un

nouveau lien social, aux confins entre les liens communautaire et sociétaire (concepts élaborés

par Ferdinand Tönnies et repris par Max Weber). Il s’agirait de l’association, fondée sur

« l’autonomie individuelle, la liberté et l’égalité » (Sue, 2000 : 12), un lien social qui tendrait

à réinventer les relations interindividuelles. En effet, cohabiter n’est pas un retour à la

« communalisation » de Weber puisque les individus ne partagent pas un ensemble de valeurs

ni ne se définissent en rapport à leur groupe. Mais d’un autre côté, la colocation dépasse le

lien sociétaire, puisque « [...] ce rôle de support social du quotidien ne peut être engendré par

des relations purement contractuelles : un ‘supplément d’âme’ s’avère nécessaire » (Emery,

2005 : 92).

Outre Stéphanie Emery, François de Singly s’est aussi penché sur l’articulation des sphères

privées et collectives au sein de cohabitations dans son ouvrage Libres ensemble.

L’individualisme dans la vie commune. Cependant, il focalise son attention sur des

colocations entre individus partageant une liaison intime avant même l’emménagement, ce

qui transforme fondamentalement la négociation des deux sphères étudiées. Malgré cette

dissemblance, plusieurs éléments théoriques amenés par de Singly seront repris.

Enfin, certains concepts théoriques de microsociologie seront introduits, tirés du travail

d’Erving Goffman et synthétisés dans La mise en scène de la vie quotidienne.

Après avoir introduit quelques éléments théoriques indispensables à une compréhension

exacte de l’individualisme et du collectivisme, j’aborderai brièvement le support empirique de

ce travail. Ensuite viendra l’analyse des données récoltées, divisée en trois chapitres

principaux : le rôle de l’espace, les objets et les pratiques ainsi que les relations

interindividuelles, avant de clore le sujet.

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Les sphères individuelles et collectives : quelques définitions

J’ai auparavant repris une définition très générale de la colocation et précisé quelles relations

entre colocataires attireraient notre attention. Pour entamer une étude approfondie des

mécanismes qui régissent l’articulation des sphères individuelle et collective, il nous faut au

préalable définir succinctement ce qu’impliquent ces deux éléments.

Respect et reconnaissance : les conditions sine qua non du vivre-ensemble

L’investissement de l’individu dans la sphère collective ou sphère commune est un processus

de socialisation constant selon François de Singly, dont le démarchage est composé de deux

variables. D’une part, « la socialisation permanente du respect d’autrui » (De Singly, 2000 :

239) assigne l’individu à un certain nombre de contraintes pour ne pas déranger autrui. Au

sein d’un habitat, cela se manifeste par quantité d’attentions quotidiennes et banales, telles

que ranger la vaisselle après s’être cuisiné un repas ou se soucier de ne pas claquer les portes

derrière soi. Cette variable induit nécessairement l’attente de la réciprocité d’un tel

comportement altruiste de la part du colocataire et décrit un travail permanent.

La deuxième variable est « l’acceptation de soi par autrui. [...] Pour compenser l’inquiétude,

engendrée dans les sociétés modernes avancées en partie parce que nous sommes de plus en

plus sommés d’être responsables de nous-mêmes, l’individu a besoin d’être rassuré » (De

Singly, 2000 : 239). Le colocataire joue alors un rôle phare de confirmation de l’existence de

son voisin et de sa personnalité unique. Concrètement, un mot gentil, un sourire en se

rencontrant dans le couloir ou prendre des nouvelles de l’état d’autrui sont des gestes qui

satisfont cette deuxième variable.

Le besoin de confirmation explique par ailleurs pourquoi l’individu est attiré par le « vivre

avec ». Mais on pourrait tout aussi bien invoquer la fuite de trop longs moments de solitude :

« en ce sens, la présence d’autrui permet de se substituer à la réflexivité trop importante

qu’engendre le face-à-face perpétuel avec soi-même » (Emery, 2005 :66).

La sphère individuelle, le besoin d’authenticité et l’autonomie personnelle

Cependant, la sociabilité de l’être humain connaît des limites. Chacun possède une sphère

individuelle, intime dans laquelle l’individu retrouve une certaine authenticité : « ainsi,

l’isolement passager représente un moyen de ‘se retrouver’, de renouer avec sa véritable

identité, souvent un peu éloignée de celle qui transparaît lors des interactions » (Emery, 2005 :

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35). D’autre part, le besoin d’individualisme est à replacer dans son contexte : l’Homme

moderne court après le bonheur et pour l’obtenir, il cherche à se réaliser lui-même. Dans sa

quête d’hédonisme, il tient donc foncièrement à son autonomie individuelle, craignant par

ailleurs de « perdre trop de territoires personnels, de se trouver en quelque sorte ‘conjugalisé’

ou ‘familialisé’ – formes de collectivisme » (De Singly, 2000 : 14).

L’individu doit cependant rester attentif à l’autre, ne pas « [...] succomber à la tentation de

l’égoïsme, modalité pathologique de l’individualisme contemporain » (De Singly, 2000 : 11),

sinon il ne remplirait pas la première ‘clause’ du vivre-ensemble : l’attention et le respect

portés sur les demandes formulées par autrui. D’un autre côté, l’adepte du vivre-ensemble

aura tôt fait de poser les limites dans ses concessions afin que ces dernières n’empiètent pas

sur les territoires de l’individualité, de l’épanouissement de sa propre authenticité.

Il est désormais clair que la zone de délimitation de ces sphères individuelles et collectives est

sujette à tensions, puisqu’elle tente de combiner des intérêts antinomiques. François de Singly

désigne les actions individuelles vacillant entre ces deux sphères par « socialisation par

frottement ».

Un champ de recherche déjà étudié : François de Singly et Stéphanie Emery

Le sociologue apporte des pistes intéressantes quant à la manifestation de cette socialisation

par frottement. Il s’oriente notamment sur le rôle symbolique porté par des objets tels que la

télévision ou la stéréo dans la délimitation des deux sphères. Cependant, il porte

particulièrement son attention sur la cohabitation entre conjoints ou entre frères. Ayant choisi

de mener une recherche empirique sur la cohabitation entre individus étrangers l’un à l’autre

au moment de l’emménagement, le travail de François de Singly ne peut que partiellement

complémenter mon propre travail et ce sur des éléments applicables à toute forme de relation.

En effet, le lien social entre les individus étant fondamentalement différent, leur socialisation

par frottement ne peut être comparée.

Pour sa part, Stéphanie Emery s’apparente beaucoup plus au sujet de recherche privilégié ici,

puisqu’elle est une des rares sociologues à ce jour à avoir investi les colocations entre

étudiants ou entre personnes actives initialement étrangères l’une à l’autre. De plus, elle dédie

une grande partie de son travail à la manifestation concrète de l’articulation de l’individualité

et de la collectivité dans ces manières de vivre ensemble, en justifiant son propos à l’aide

d’extraits d’entretiens. Sa recherche constitue en grande partie l’appui théorique du présent

travail mais sera également critiquée et confrontée à mes propres résultats d’enquête dont les

divergences se doivent d’être éclairées. Par ailleurs, d’autres aspects de la socialisation par

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frottement seront introduits, permettant l’approfondissement du champ de recherche dans une

thématique émergente et encore trop peu éclairée par la sociologie contemporaine.

Mon procédé méthodologique

Le présent travail suit une démarche qualitative en s’appuyant en partie sur des données

extraites de deux interviews que j’ai menées au cours du mois de décembre 2009.

Le public cible a été sélectionné selon deux conditions sine qua non : d’une part, les individus

interviewés devaient être installé dans leur colocation depuis minimum 6 mois. D’autre part,

ils devaient être en formation supérieure.

De nos jours, une quantité toujours plus importante d’individus plus âgés que les étudiants se

tournent vers une cohabitation entre colocataires. Il est certain qu’une partie d’entre eux se

trouve en formation dans une haute école ou une université et il aurait été intéressant de

mener des entretiens avec des colocataires appartenant à des groupes d’âge différents, mais

leur proportion est certainement négligeable et donc difficilement accessible. Dans tous les

cas, je me suis plutôt orienté vers des étudiants de ma tranche d’âge (20-30 ans) car leur

recrutement s’est révélé beaucoup moins épineux. Cependant et dans le souci de constituer un

échantillon diversifié, j’ai mené un entretien avec une jeune femme étudiant et habitant dans

le canton de Genève et l’autre avec un homme sur le point de reprendre des études supérieures

dans le canton de Vaud mais habitant celui de Fribourg4.

Pour prendre contact avec les deux participants, j’ai dû user d’un mode de recrutement

indirect, bien que les modes directs nécessitent moins d’investissement temporel et soient plus

impartiaux puisqu’aucun tiers n’oriente alors le choix des sujets. Cependant, j’ai décidé de

mener mes entretiens au cours du mois décembre, période critique dans le milieu estudiantin

puisqu’elle marque le début de la période d’examens. Je craignais donc que des appels à

témoigner, même effectués dans des endroits stratégiques, n’aboutissent sur un échec. De

plus, j’ai la chance d’avoir un contact privilégié avec la population ciblée (étant moi-même

étudiant) et j’ai donc décidé d’exploiter ce filon. J’ai procédé par bouche à oreille, demandant

parmi mes connaissances s’ils connaissaient des individus plutôt extravertis et disposés à

passer entre une et deux heures pour mener une interview. J’ai pris soin de ne m’adresser qu’à

des individus avec qui j’entretiens une relation plutôt distante et ce dans le but de « limiter les

effets de censure » (Blanchet & Gotman, 1992 : 58).

4 Il s’agit de Fiona Jaquet et de Gaël Mermoz, deux noms d’emprunt.

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Comme décrit avant, c’est Fiona et Gaël qui ont répondu positivement à ma requête. J’ai

négocié l’entretien au téléphone, moyen de communication qui ne m’a pas favorisé lors de ce

premier contact délicat : les individus sollicités ne peuvent pas se fier à un jugement

d’apparence et ont donc le bénéfice du doute quant à mon honnêteté. Il est probable que le

recrutement par bouche à oreille ait joué dans ce cas en ma faveur, puisque connaître une

personne tiers en commun a encouragé la confiance à s’établir.

C’est au cours de cet appel que j’ai négocié la programmation temporelle ainsi qu’une partie

de la scène (la définition des lieux). Il m’a fallu être particulièrement flexible avec Fiona qui

avait peu de temps libre à disposition, mais le tort est mien puisque je n’ai proposé qu’une

fourchette de dates bien maigre. C’est également lors de ce premier contact que j’ai négocié le

cadre contractuel de programmation, en expliquant spontanément l’objectif et le thème de ma

recherche ainsi que le mode de prise de contact. J’ai par contre involontairement omis

d’expliquer pourquoi mon choix s’est porté vers eux, mais cette lacune fut corrigée en début

d’entretien.

C’est seulement lors de l’entretien même que j’ai négocié l’enregistrement de l’interview à

l’aide d’un magnétophone ainsi que la configuration des places (ce dernier paramètres ne fut

négocié que dans le cas où l’interview avait lieu dans mon appartement). Ils n’ont posé aucun

souci notable.

Il est de mon avis que la distribution des acteurs, à savoir « […] les caractéristiques physiques

et socio-économiques des partenaires » (Blanchet & Gotman, 1992 : 72) ont facilité

l’ouverture des interviewés. Outre l’absence de barrière quant au vocabulaire (les jeunes

adoptent parfois le verlan ou l’argot pour s’exprimer), nous partageons également un

quotidien similaire ; en avoir conscience encourage certainement l’interviewé à aller au bout

de sa pensée sans craindre de se heurter à l’incompréhension du chercheur (qu’il s’agisse du

système universitaire ou même de la colocation).

Concernant la récolte de données, je me suis préparé à une enquête par entretien à usage

exploratoire, mes hypothèses n’étant pas encore formulées au moment des entretiens. Par

ailleurs, j’ai élaboré un guide d’entretien organisé de manière chronologique et construit de

sorte que les questions plus intimes apparaissent au fur et à mesure de l’entretien, afin de

maximiser mes chances d’avoir accès aux confessions en progressant sans brusquer. J’ai opté

pour un guide directif car la colocation est un sujet vaste et je désirais orienter la discussion

sur ses aspects en lien avec la problématique de mon travail. La conception du guide en

questions articulées s’est avéré spontané. Avec le recul, je pense qu’une organisation de mon

guide par thèmes et sa gestion sous forme semi-directive aurait laissé plus de liberté à mes

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interlocuteurs et la matière obtenue aurait été plus riche. Enfin, les aspects de la colocation

retenus pour ce travail portaient aussi bien sur les pratiques que sur les représentations des

individus. C’est pour cette raison que j’ai mobilisé des stratégies d’interventions encourageant

« [...] la production de discours modaux et référentiels » (Blanchet & Gotman, 1992 : 33), en

formulant des questions sous forme d’écho (par exemple « pourquoi c’est toujours toi qui

t’occupes des poubelles ? »5) aussi bien que des interrogations modales (« qu’est-ce que tu

penses de cette façon de se comporter avec toi quand t’écoutes de la musique dans le

salon ? »6).

Comme mentionné auparavant, j’ai récolté les représentations et la description des pratiques

de deux jeunes vivant en colocation, celles de Fiona Jaquet et de Gaël Mermoz. Les entretiens

qualitatifs menés forment avec la littérature sociologique sélectionnée7 le support théorique de

ce travail et j’aurai donc l’occasion d’en mobiliser des extraits afin de soutenir mes

affirmations dans la partie analytique du travail.

5 Extrait de l’interview menée avec Gaël Mermoz le 28 décembre 2009

6 Ibidem

7 La liste exhaustive est donnée dans la bibliographie

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L’agencement des sphères individuelles et collectives

« La colocation ne s’apparente donc pas au néo-communautarisme, il s’agit plutôt d’un mode

de vie faisant une large place à l’individualisme tout en offrant la possibilité de partage, quand

le besoin s’en fait sentir » (Emery, 2005 : 74). Pourtant, cette affirmation de la sociologue

Stéphanie Emery, pour qui les individus privilégient la dimension individuelle, est infirmée

lors des interviews menées avec Fiona et Gaël. Gaël explicite clairement le contraire : « Ce

que je cherchais, d’où le but du salon, c’est des moments de partage, des moments où on se

marre, on a envie de se confier, où on vit avec des gens qui deviennent gentiment des potes,

des amis ». Fiona souligne également le désir d’échange, mais reste nuancée sur le maintien

d’équilibre entre le partage et les moments de solitude :

« Qui y ait des moments (ton fort) où la personne elle va pas bien, qu’elle ait envie d’être

seule dans sa chambre c’est normal, j’dis pas que (hésitation) elle me doit quelque chose

en colocation mais si naturellement les deux personnes s’entendent bien pis qu’y a un

échange qui peut se faire, quotidien (accentuation), qui fait qu’on a moins l’impression

d’être seul et pis qu’on a plus l’impression d’être une p’tite famille, ben c’est ça que

j’recherche dans la colocation ».

Malgré le consensus explicite sur les attentes en colocation, Gaël et Fiona connaissent une

situation très différente. En effet, Gaël a exprimé tout au long de l’entretien son

mécontentement quant à sa colocation, dû au manque de contact entre les compagnons

d’appartement. Fiona se déclare pour sa part satisfaite en soulignant les nombreux échanges

qui rythment son quotidien avec sa colocataire Marie8. Quelles ont donc été les causes menant

à des situations de colocation si différentes, alors que les attentes initiales des deux individus

étaient identiques ? En étudiant l’organisation au sein de l’habitation, en découvrant les traits

de caractère des habitants de l’endroit – tout en gardant à l’esprit que les descriptions des

colocataires sont subjectives et requièrent une distance critique – et en creusant les

événements du passé, il sera plus aisé de comprendre les tenants de négociations des deux

sphères et a fortiori les dynamiques aboutissant sur une colocation plutôt axée sur le partage

ou au contraire habitée par des agents très indépendants.

8 Nom d’emprunt

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Le rôle de l’espace

Une étude sémiotique : le sens symbolique des salles de la colocation

Il ressort des deux entretiens réalisés que l’espace joue un rôle phare dans la séparation des

sphères individuelles et collectives. Gaël explique que « la place la plus importante c’est

quand même ma chambre à mon avis ; parce que c’est là où je dors, voilà, je ferais peut-être

dormir quelqu’un avec moi, c’est là où ça doit me correspondre, où je dois pouvoir être moi-

même ». Erving Goffman utilise le terme « coulisse » pour signifier ce lieu où l’être retrouve

une certaine authenticité :

« On peut définir une région postérieure ou coulisse comme un lieu en rapport avec une

représentation donnée, où l’on a toute latitude de contredire sciemment l’impression produite

par la représentation. [...] C’est là que l’acteur peut se détendre, qu’il peut abandonner sa

façade, cesser de réciter un rôle, et dépouiller son personnage » (Goffman, 1973 : 110).

Pour Fiona la chambre reste aussi le lieu favori malgré le désir d’échange en colocation, en

invoquant une raison analogue à celle de Gaël. Pour tous deux vient ensuite le salon ou la

cuisine (Fiona ne possède pas de salon), caractérisé par la rencontre avec les autres individus.

Fiona le dit clairement : « les moments où on est ensemble c’est les moments où… (silence

réflexif) Bah ! Typiquement c’est la cuisine en fait. Je pense que la cuisine c’est notre pièce

commune quoi, c’est la pièce où, quand on est dedans, [...] ben c’est un peu le lieu de rendez-

vous, le lieu de rencontre ». Il est donc évident que les salles au sein de l’appartement sont

des espaces symboliques : la chambre à coucher désigne le territoire personnel, elle reflète la

sphère individuelle, tandis que le salon ou la cuisine, au-delà de leurs fonctions de détente ou

de préparation des repas sont des espaces reflétant le partage. La connotation symbolique de

chaque pièce est le fruit d’un accord tacite passé entre les colocataires. Je constate une

contradiction à ce stade avec les résultats d’enquête menés par Stéphanie Emery (2005). Selon

cette dernière, les jeunes ayant quitté depuis peu la résidence familiale n’accordent pas de

différence entre les pièces communes et privées car ils nouent des liens très proches,

cherchant à reproduire la vie familiale (ce que Fiona a d’ailleurs explicité auparavant). Chez

Fiona et Marie, une colocation connaissant des liens de type intime, le contraire est cependant

avéré et se manifeste par exemple lors de l’entrée dans la chambre à coucher de l’autre : « ça

c’est une règle qu’on a mis au début, c’est quand ta porte est fermée tu toques avant d’entrer,

au cas t’es pas toute seule par exemple. Pis bon c’est du savoir-vivre ».

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La violation de l’espace

Passer un accord tacite implique le risque du malentendu. C’est notamment ce qui est advenu

lorsque Gaël a organisé une fête dans son appartement alors que ses colocataires étaient

absentes et sans les en informer.

« Jeannine9 a remarqué genre deux jours après que des objets avaient bougé pis elle

m’a demandé directement si y avait eu du monde. Je lui ai dit cash que oui j’ai fait une

fête le jour d’avant. Ça l’a vachement refroidie d’apprendre ça après coup, j’ai pas

compris sa réaction, de toute façon ça changeait rien elle était pas là ».

Fiona avait vécu une situation similaire avec son ancienne colocataire qu’elle soupçonnait

d’avoir fait dormir une amie dans son lit sans lui demander sa permission. Dans les deux cas,

les personnes lésées ont le sentiment que leur espace a été profané : « cela signifie que l’on se

sent chez soi quand on peut exercer un minimum de contrôle sur l’espace domestique »

(Emery, 2005 : 38). Fiona avait une relation distante avec son ancienne colocataire tout

comme Gaël actuellement avec ses colocataires et avec Jeannine en particulier. Il est probable

que cette profanation spatiale, vécue comme une forme de trahison par Jeannine, soit une

cause de son maintien d’échanges limités au sein de la colocation.

Séparations dans l’espace commun

Il est intéressant de se pencher succinctement sur la cuisine. Gaël explique que la séparation

dans un lieu qui symbolise à ses yeux l’échange est très pesant :

« Le frigo, c’est chacun son étage, on fait pas les courses ensemble, c’est du chacun

pour soi. Et moi c’est pas mon idée de la colocation. Même pour prendre une tranche

de pain à l’autre, c’est presque le scandale. J’aime bien la notion de partage et ça m’a

un peu déçu de ce point de vue là, même pour la nourriture... ».

Ses colocataires perçoivent la colocation de manière radicalement différente, accentuant leur

désir de liberté et d’autonomie individuelle. On en déduit qu’une autre raison du débordement

de la sphère individuelle dans la colocation, comme Gaël décrit ressentir son quotidien, est lié

au déséquilibre des attentes avec ses compagnes d’appartement, qui aurait dû être réglé avant

l’emménagement. On peut aussi supposer que la séparation dans la pièce commune témoigne

d’une crainte de non-réciprocité. Fiona avait vécu une situation préalable à celle de Gaël avec

son ancienne colocataire et la commente de la sorte :

« pour les courses avec ma coloc’ d’avant fallait tout séparer, tout compter au gramme

près pis rendre l’argent au centime près tandis qu’avec ma coloc’ actuelle au contraire,

9 Nom d’emprunt

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elle fait une fois les courses et une fois moi, sans qu’on compte vraiment parce qu’on sent

que c’est naturellement équitable ».

Objets et pratiques

Séparations dans le réfrigérateur

Outre la forte symbolique de délimitation des sphères individuelles et collectives liée à

l’espace, il semble évident que le partage ou non d’objets et la permissivité relative face à

certaines pratiques désignent de même les limites de la socialisation par frottement.

Reprenons brièvement le cas du réfrigérateur. Répartir et diviser les tiroirs et étagères qui le

constituent est non seulement et comme on l’a vu une marque d’individualité en soi dans un

espace commun, mais encore une source possible de limitation d’échanges. « Le ménage c’est

bien si c’est séparé, c’est pas une activité qu’on peut partager même si on fait ensemble. Si on

se passe une tomate par contre ça peut développer quelque chose (rires), motiver l’échange ».

Avec cette affirmation, Gaël souligne que le partage de certaines activités contribue au

renforcement de la sphère collective et séparer les étages du frigo a notamment pour

conséquence d’empêcher ce renforcement.

Décorer les pièces communes

La décoration des pièces communes est une pratique jouant un rôle dans la proximité des

cohabitants. Fiona est installée dans une colocation libérale de ce point de vue-là, ce qui n’est

pas le cas de Gaël : « Ensuite vient le salon d’habitude [deuxième salle favorite] mais là c’est

pas le cas dans ma coloc’ en fait [...] parce que je suis pas libre de décorer comme je veux ».

Stéphanie Emery avait souligné ce paramètre, indiquant que les colocataires ne se sentent pas

chez eux dans les pièces communes car « [...] ils ne peuvent pas être pleinement eux-mêmes,

ils doivent adopter leur moi social » (Emery, 2005 : 33).

Le genre comme obstacle à la dimension collective

François de Singly opère une distinction de genre dans la socialisation par frottement adoptée

par les conjoints : « les hommes et les femmes qui vivent en couple ne pondèrent pas leur

identité de la même façon : les premiers insistent plus sur la dimension de ‘l’individu seul’ et

les secondes sur la dimension de ‘l’individu avec’ » (de Singly, 2000 : 243). Nous

emprunterons à cette affirmation l’idée selon laquelle la variable ‘genre’ peut influencer la

délimitation des deux sphères qui nous occupent. Stéphanie Emery s’est intéressée à l’impact

de variables telles que l’âge ou l’étendue des réseaux sociaux sur cette frontière, sans

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questionner l’influence des sexes des colocataires. Fiona exprime à ce sujet le peu de gène

corporelle dans sa colocation, lié au fait qu’elle partage le lieu avec un individu du même

sexe :

« Naturellement on va respecter le fait que l’autre est dans la salle de bains, à moins que

ce soit un truc d’urgence, mais les deux on ferme pas la porte à clef, on est des femmes

libérées, si j’ai oublié mon mascara dans la salle de bains pis elle est en train de se

doucher je peux y aller mais sinon on respecte. En fait c’est pas mal un lieu d’échange,

aussi où on a nos grandes discussions avant d’aller se coucher ».

Ainsi, partager sa toilette du soir est une pratique que Gaël ne peut partager avec ses

colocataires, étant d’un sexe différent. De manière analogue, Gaël ne peut échanger de

vêtements avec les femmes de son appartement, pratique au contraire régulière entre Fiona et

Marie.

Le sexe est une variable à ne pas sous-estimer, qui nécessiterait une étude approfondie

déterminant à quel point cette question est appréciable dans l’agencement des sphères. Il

semble évident que des stratégies de distanciation entre personnes de sexe différent et servant

par exemple à prévenir une éventuelle opération de séduction sont tout bonnement

inexistantes entre personnes du même sexe.

Les relations entre colocataires

Un dévoilement progressif

Les colocataires cherchent constamment à garder leur indépendance et réfrènent certains

agissements qui les amèneraient à trop de promiscuité avec les compagnons d’appartement.

Un contrôle permanent se fait notamment sur la part de vie privée que les individus sont prêts

à partager avec l’autre. A nouveau, les situations sont antagoniques chez Fiona et Gaël :

« Parce qu’avec la colocation je suis en contact de manière plus profonde avec quelqu’un

qu’avec un ami. C’est assez paradoxal ce que je dis mais c’est vrai qu’un ami tu vas le voir

dans certaines circonstances, en général c’est quand les deux ont le temps, c’est dans un

certain contexte, tandis que la colocataire tu la vois tout le temps, quand elle rentre en

pleurant, quand elle claque la porte parce qu’elle est saoulée, tu l’entends s’engueuler

avec sa mère au téléphone et tu sais pourquoi ».

Fiona exprime ci-dessus la fatalité du dévoilement de par le partage du quotidien. Gaël

contredirait ses dires, puisque Jeannine fait un effort pour que leurs discussions restent

platoniques : « De temps en temps j’essaie d’amorcer une petite discussion mais les seules

fois où elle vient me parler c’est plus pour des questions administratives ». Deux hypothèses

surgissent à ce stade. D’une part, Jeannine peut se trouver confrontée à un individu (Gaël) très

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différent d’elle, apparemment extraverti face à sa propre réserve naturelle. Elle amorcerait ici

un processus de protection identitaire, car « les interactions quotidiennes avec un autre trop

différent risquent de créer un malaise identitaire, une remise en question permanente »

(Emery, 2005 : 22). D’autre part, on peut supposer que le décalage des horaires, amenant les

colocataires à se rencontrer moins régulièrement, ralentit le dévoilement progressif décrit par

Fiona. Elle, justement, étudie dans la même faculté que Marie, tandis que Gaël et ses

colocataires se croisent moins, chacun ayant un emploi du temps différent. Un effort de

coordination des habitudes n’a de plus pas été fait chez ces derniers.

Certains éléments de la théorie goffmanienne (1973) nous aident à interpréter une telle

situation : Jeannine exige que les règles du jeu social soient maintenues au sein de

l’appartement et instaure de ce fait une relation ‘d’acteurs tiers’ où il s’agit d’adapter sans

cesse son rôle. Fiona, au contraire, de part le partage régulier et intense de son intimité avec

Marie, se rapproche de l’appartement-coulisse, où un relâchement du contrôle sur soi est

toléré, entre des individus cultivant une relation de ‘partenaires’.

Le respect et la reconnaissance comme conditions sine qua non du vivre-ensemble

Reprenons les éléments théoriques amenés par François de Singly sur les conditions de la

sphère collective. L’une d’entre elles était le respect.

« Jeannine des fois elle écoute de la musique fort dans sa chambre. Ça m’a pas

dérangé mais je trouvais ça bizarre de la part d’une personne qui fixe des règles...

Bon mais on a pas fixé de règles pour la musique. Mais elle m’a déjà demandé de

baisser de la musique pourtant pas mis fort au salon. C’est vrai du moment qu’on

t’interdit un truc c’est un peu bizarre de le faire. [...] ça me dérange pas pour le

volume sonore mais pour le principe ».

Ce commentaire de Gaël en dit long sur son sentiment de non-réciprocité. Il insiste sur la

dimension morale du comportement et néglige le dérangement sonore. Le ‘principe’ de ne pas

respecter l’autre mais d’exiger de lui la contrepartie est inacceptable pour Gaël et démontre

l’importance du respect dans l’organisation commune. Ces tensions existent également avec

son autre colocataire, que Gaël blâme en général très peu par rapport à Jeannine. En

l’occurrence, il lui reproche notamment de claquer les portes de manière violente et sans se

préoccuper des autres habitants lorsqu’elle rentre tard le soir.

De Singly avait aussi introduit le besoin de confirmation dans la sphère collective. A nouveau,

un commentaire de Gaël nous décrit très concrètement cette nécessité :

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« Une fois j’ai dit que j’en avais marre de tout le temps porter le chapeau. [...] On

me fait des remarques sur le ménage mais en attendant niveau recyclage c’est moi

qui m’en occupe, je suis le seul qui amène les sacs poubelles. J’aimerais qu’on

reconnaisse ce que je fais quoi, pas seulement ce que je fais pas ou ce que je fais

faux ».

Gaël aimerait que ses colocataires remarquent sa serviabilité et lui renvoient une image

positive de cette qualité. De Singly dit à ce propos que « cette confirmation de soi est un des

processus de la construction identitaire que la vie commune, plus que les autres formes de vie,

rend possible » (de Singly, 2000 : 240). Fiona, pour sa part, n’a pas fait état d’un quelconque

sentiment d’infirmation identitaire.

Ces deux conditions du vivre-ensemble, non remplies dans la colocation de Gaël, jouent très

certainement un rôle protagoniste dans la distanciation entre les colocataires de ce ménage.

Le statut de l’habitant

La socialisation par frottement est un processus continu où chacun s’adapte aux attentes de

l’autre tout en cherchant à rester le plus cohérent avec soi-même. La propension à négliger

l’authenticité identitaire est cependant répartie de manière inégalitaire dans la colocation. En

effet, il existe en général un dominateur : c’est grâce à cet individu que la colocation a pu se

faire, c’est cette même personne qui possède le contrat de bail et c’est dans bien des cas la

colocation de cet individu que le colocataire en position d’infériorité va intégrer, où il devra

se plier à quantité de règles préétablies avec une possibilité de négociation très restreinte.

Stéphanie Emery nuance cependant le propos : « si les désajustements ne sont pas trop

importants, certaines règles peuvent être co-construites afin de rendre le vivre-ensemble plus

harmonieux » (Emery, 2005 : 43).

Dans la colocation de Gaël, cependant, l’amplitude des désajustements l’a apparemment

écœuré de l’intégration dans une colocation préexistante : « La prochaine coloc’, tu fais bien

d’en parler, justement je prévois de déménager bientôt, on a ce projet avec deux potes. Je

veux plus entrer dans une coloc’ qui existe déjà où tu t’incrustes, c’est à toi de te plier et au

début t’es pas chez toi ». Si le dominateur ne porte aucune attention à la cohérence identitaire

de son voisin car trop concentré sur le contrôle des règles qu’il a fixées, alors un malaise

identitaire peut surgir chez l’arrivant et contribuer à diminuer les échanges entre compagnons

d’appartement.

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Conclusion

Tout au long de ce travail, les délimitations des sphères collectives et individuelles au sein de

colocations présentant des degrés de proximité entre compagnons d’appartement très

différents ont été mises sous la loupe et un constat mitigé en a découlé. En effet, arrivé au

terme de cette recherche, je désire reprendre mon hypothèse initiale.

Contrairement à ma supposition de départ, les colocations ne sont pas des entités hétéroclites.

Chacune dispose de règles d’organisation et de gestion du quotidien ainsi que de négociations

propres des sphères individuelles et collectives, pourtant des principes de fonctionnement

fondamentaux, découverts à travers l’analyse et la confrontation de deux colocations à

première vue antinomiques, doivent être reconnus.

Tout d’abord, les différentes salles de la colocation sont des territoires avec une signification

symbolique. L’interprétation de leurs fonctions semble très consensuelle, mais l’usage qui en

est fait peut varier selon les représentations mentales de chacun. Ainsi, la cuisine est un lieu

d’échange chez Gaël comme chez Fiona, pourtant chez le premier la sphère individuelle

marque le lieu, notamment par la séparation des étages du réfrigérateur. En outre, un contrôle

continu est opéré sur ces lieux partagés au sein de l’appartement et lorsque la violation du

territoire est ressentie, la sphère individuelle risque de prendre plus de place car la confiance

diminue.

Outre la symbolique des lieux, il a été observé que la délimitation des sphères dépend du

libre-cours laissé à certaines pratiques, comme la décoration des salles communes ou le

partage d’objets, par exemple des vêtements ou de la nourriture. C’est alors que la différence

de sexe au sein de la colocation est apparu comme un obstacle à l’épanouissement de la

sphère collective, puisqu’un certain nombre de tabous gène le développement de l’intimité

interindividuelle. La comparaison entre les colocations de Fiona et de Gaël est de ce point de

vue inégalitaire.

Enfin, toute la complexité de l’agencement des deux sphères dépend de la relation entretenue

entre les individus. Le statut des habitants lors de l’emménagement (responsable de bail ou

nouvel arrivant dans une colocation déjà constituée) influence grandement le comportement

des habitants, puisqu’il impose une hiérarchie avant même que les liens ne soient noués. Ici, à

nouveau, comparer les colocations de Fiona et de Gaël est inégal puisque Gaël a dû intégrer

un groupe préexistant, tandis que Fiona est responsable de bail. Cette divergence nous

informe cependant de l’influence potentielle du sacrifice de l’authenticité personnelle sur la

socialisation par frottement.

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Il a aussi été relevé que le dévoilement progressif devait encourager une certaine suprématie

de la sphère collective. Cependant, il a été vu auprès de Gaël que ce dévoilement peut être

consciemment entravé par l’individu. Il dépeint à ce sujet un portrait de Jeannine décrivant

son besoin de contrôle de soi et des espaces communs de l’appartement : « ce qui compte pour

elle c’est que les objets soient à leur place, que l’appartement soit nickel, que rien ne soit

dérangé, que tout roule ».

Enfin, François de Singly avait souligné l’importance de l’attention portée au respect d’autrui

et à son besoin de reconnaissance. Dans la colocation de Gaël, ces deux paramètres du vivre

ensemble sont négligés, tandis que Fiona ne vit pas ces tensions, convaincue de la réciprocité

des actions chez elle. On en déduit que le délaissement de ces conditions du vivre-ensemble

conduit à un déplacement de l’agencement des sphères en faveur de l’individualisme.

Ces quelques points permettent de mettre en lumière les facteurs influençant la disposition des

sphères individuelles et collectives. En somme, il s’agit de réaliser que cet agencement est

principalement tributaire de l’équilibre entre deux demandes à première vue inconciliables et

antinomiques : « les individus modernes veulent de plus en plus préserver leur identité

personnelle, ils ne veulent pas pour autant renoncer à la compagnie, et si possible à la bonne

compagnie. Ils rêvent donc d’un compromis leur permettant de vivre avec d’autres sans avoir

à trop subir de contraintes relationnelles » (de Singly, 2000 : 235). La conciliation des deux

exigences est donc faisable, d’autant plus que les demandeurs de colocations, futurs voisins

d’appartement, recherchent tout deux cet équilibre. Mais lors de la négociation des deux

univers et malgré quelques principes de base qui semblent régir la plupart des colocations,

c’est aux personnalités habitant l’endroit qu’il faudra se référer pour comprendre les raisons

de la suprématie d’une sphère sur l’autre.

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Bibliographie

BLANCHET, Alain & GOTMAN, Anne, 1992 : L’enquête et ses méthodes : l’entretien.

Paris, Editions Nathan, 126p.

DE SINGLY, François, 2000 : Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune. Paris,

Editions Nathan, 252p.

EMERY, Stéphanie, 2005 : La colocation ou l’art de la proximité distante. Fribourg, Editions

Saint-Paul, 98p.

GOFFMAN, Erving, 1973 : La mise en scène de la vie quotidienne. 1.La présentation de soi.

Paris, Les Editions de Minuit, 248p.

SUE, Roger, 2000 : Renouer le lien social. Liberté, égalité, association. Paris, Editions Odile

Jacob, 254p.