L'âge du capitaine

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Paul Beaud L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et concepts de la sociologie de la science et de la technique In: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30. Citer ce document / Cite this document : Beaud Paul. L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et concepts de la sociologie de la science et de la technique. In: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1989_num_7_36_1350

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Paul Beaud

L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques etconcepts de la sociologie de la science et de la techniqueIn: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30.

Citer ce document / Cite this document :

Beaud Paul. L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et concepts de la sociologie de la science et de latechnique. In: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1989_num_7_36_1350

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L'AGE DU CAPITAINE

SUR QUELQUES PROBLÈMES MÉTHODOLOGIQUES

ET CONCEPTS DE LA SOCIOLOGIE

DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNIQUE

Paul BEAUD

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DE LA TECHNIQUE COMME SYSTEME SYMBOLIQUE

Pour qui vient d'autres champs de la recherche, la sociologie de la technique est un domaine bien étrange. Par son appellation, d'abord, qui a toutes les apparences d'une antinomie: quel rapport peut-il y avoir entre la science des faits sociaux et une quelconque machine, en tant que machinel Le sociologue est renvoyé d'emblée à ce que Marc Bloch disait de ses collègues historiens, plus habitués à se pencher sur les idées que sur les "faits d'outillage" et qui se demandent - si même ils se le demandent - ce que l'on pourrait bien tirer d'une histoire de la roue dentée ou du boulon, qui ait une portée historique générale.

S'il passe outre cette prévention première, le sociologue sera dans un premier temps rassuré: les professions de foi de ses quelques confrères qui oeuvrent en ce domaine le ramènent aussitôt en terrain connu, du moins s'il se fie à ce que l'on imprime au dos des livres pour les faire vendre. Pas question de vis, de forets ou d'enclume, mais des grandes questions, du sérieux épistémologique et méthodologique, les plus fermes déclarations d'intention lui rappeleront celles qui lui étaient familières ailleurs et qu'il prendra au sérieux (n'en déplaise à Thomas Kuhn, c'est le lot des novices1), avant de s'apercevoir qu'il est bien le seul à le faire. En fait de sociologie, c'est bien souvent une laborieuse petite histoire de la brouette qu'on lui sert, avec pour argument, avoué ou pas, que ces grandes questions ("brouette et structure sociale") sont autant de portes ouvertes, de généralités "infalsifiables", d'aucun secours dans la recherche empirique.

Dans une telle situation, ou l'on abandonne, ou l'on s'entête, se disant qu'après tout, la situation n'est pas nouvelle 2. Si notre sociologue vient, par exemple, de la sociologie de l'art, il s'est déjà trouvé devant le même dilemme: comptabiliser les tonalités majeures et mineures dans les concertos d'Untel (ou pourquoi pas ses crises d'asthme) ou prendre au pied de la lettre - au risque d'un rapide découragement - l'exigence qu' Adorno avait empruntée à Hegel: étudier les médiations sociales dans l'art, c'est considérer que la médiation, c'est l'oeuvre elle-même, dans toutes ses composantes. Beau programme, certes, mais qui peut se prévaloir d'y avoir satisfait jusqu'au bout? Panofsky sans doute, Lukacs et Sartre peut-être, Adorno parfois: les contrats remplis se comptent sur les doigts de la main.

Et c'est pourtant ce même programme que devrait selon moi se fixer la sociologie de la technique: considérer qu'en ce domaine aussi, la médiation sociale, c'est l'objet technique tout entier, dans toutes ses composantes3. Et si, là, on cherche les contrats remplis - les déclarations d'intentions, elles, ne manquent pas - le décompte doit être

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encore plus vite fait, à la grande satisfaction de ceux qui trouvent absurde le pari que Haudricourt s'engage à tenir au dos de l'un des derniers de ses livres (ici, le sérieux et l'ironie l'emportent sur l'argument de vente): démontrer le rapport existant entre la longueur du bateau et l'âge du capitaine.

Il faut bien le reconnaître: quand elles dépassent la simple description chronologique des évolutions et des "progrès" techniques, dans le style de la craniométrie du XIXème siècle, transposée de l'étude du vivant à celle de la quincaillerie, bien des recherches en sociologie et en histoire des techniques ressemblent, au premier abord, aux multiples blagues sur "l'âge du capitaine"4. Inutile de citer ici encore et toujours McLuhan. De bien plus estimables historiens des techniques semblent se laisser parfois aller au plus vite pour expliquer tel trait culturel par l'influence de telle découverte technique ou l'inverse. Mumford met ainsi en rapport l'apparition du miroir, au XVIème siècle, avec, en vrac (je force à peine): la peinture de Rembrandt - cela semble aller de soi, à cause de ses autoportraits - mais aussi la naissance de l'individualisme occidental, de la vie privée, plus tard de la littérature introspective, des sciences de l'homme, voire même du narcissisme moderne5.

On pourrait citer mille exemples de ce genre: n'en faisons pas cadeau aux internalistes de tout poil. Pour tenter de se préserver, autant que faire se peut, du toujours prévisible reproche de ne faire rien d'autre que de lire les structures sociales dans les structures techniques, comme on lit l'avenir dans le marc de café (l'expression est, je crois, de Jean-Jacques Nattiez, parlant non des structures techniques mais des structures musicales), un détour par la sociologie de l'art, précisément, est encore nécessaire. Il permettra en particulier de poser l'inévitable problème de l'autonomie de la technique (ou de la science), comme on s'est posé celui de l'autonomie de l'art, étant entendu qu'il vaudrait mieux parler d'autonomisation, pour renvoyer à un processus historique dont relèvent aussi bien le technologique, le juridique, le scientifique que l'artistique.

Certes, il n'est pas toujours besoin de s'exposer volontairement au soupçon de pratiquer la divination pour établir des rapports entre le social, tel objet technique, tel bien symbolique. La sociologie des industries culturelles est, là encore, parfois mieux armée que celle des techniques en exemples de tous genres: on sait bien tout ce qu'il y a de prémédité dans un disque, un livre, un film, en fonction de normes bureaucratiques et industrielles, de contraintes commerciales, de contraintes sociales, sujettes à variations historiques. De même que l'on écrit un scénario avec un code civil et une règle à calcul à portée de la main, pour éviter les procès ou le veto du service comptable, de même concevra-t-on tout objet technique avec les mêmes outils, les mêmes préoccupations. Construire une automobile aujourd'hui, c'est avant tout appliquer des règles qui, si l'on peut dire, contraignent la technique: nonnes en matière de vitesse, de sécurité, de pollution, de marché. Le décompte, ici, tient moins de l'intuition théorique que du simple constat laborieux des obligations et des interdits. Sauf à vouloir redécouvrir sans cesse les mêmes évidences, celle en particulier de la prédominance actuelle de la valeur marchande sur les autres valeurs, la sociologie n'a guère à gagner

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à s'y consacrer encore: ce n'est pas ce qu'elle doit entendre par le terme de "médiations" 6. Peut-être, par contre, pourrait-elle déjà ranger plus volontiers sous ce terme l'intuition de Ford qui fit le succès de sa fameuse Ford T ("Je veux une automobile (...) assez grande pour une famille, mais assez petite pour qu'une seule personne puisse s'en servir et en prendre soin."), intuition si bien entrée dans les choses, si l'on peut dire, qu'on n'en voit plus ce qu'elle a inscrit entre quatre roues des évolutions sociales en cours en ce début du XXème siècle: nouvelle structure familiale, organisation industrielle et urbaine, modèle de consommation, réapparition du dit "temps-libre", etc. Cela n'apparaît plus qu'aux yeux plus attentifs des comparativistes, dont Galtung, par exemple, qui disait plaisamment que l'arrivée de l'automobile dans le Tiers-Monde était le plus efficace des moyens de planning familial et de propagande en faveur du système d'organisation sociale et industrielle occidental. En somme, le meilleur ouvrage théorique sur l'automobile, c'est peut-être Г "Histoire de la vie privée" ď Ariès et Duby. A preuve et a contrario, cette voiture aperçue dans un campement de manouches, faite de trois autres voitures sciées et ressoudées, pour pouvoir transporter ensemble tous les membres de ce qui là constitue une famille. "Dépayser" notre environnement technique quotidien est un des moyens d'en révéler les structures profondes.

Mais revenons à la sociologie de l'art (on sait que l'étymologie grecque du mot "technique" y invite: art et technique à la fois) et à la question des médiations et de l'autonomie. A titre d'aide-mémoire, je crois qu'il est utile de rappeler encore des préalables épistémologiques qu'Adorno mettait à l'étude de la musique. La société, écrivait-il, ne se prolonge pas de manière directe, réaliste dans les oeuvres, elle n'y apparaît pas immédiatement, mais "souvent par des éléments formels très difficiles à découvrir" 7. Ceux-ci, dit Adorno, ont leur dialectique propre, qui reflète néanmoins celle de la société, phrase qui définit au mieux ce qu'il faut entendre par "autonomie de la technique", même si elle ne résout en rien le problème opératoire de la mise en évidence de cette dialectique propre (Leroi-Gourhan aurait sans doute dit "syntaxe") et de sa mise en relation avec le macro-social.

Premier problème, donc: celui de "la fausse immédiateté de ce qui est médiatisé". "La sociologie de la musique (on peut lire: de la science, de la technique ou de bien d'autres objets) doit s'interdire d'interpréter la musique comme si elle n'était rien d'autre qu'un prolongement de la société par d'autres moyens". Ce qui signifie que si la société s'objective dans ses artefacts de toute nature, ceux-ci ne la reflètent pas objectivement. Le scientifique comme l'artiste sont des "fonctionnaires" des tâches qui se présentent à eux: les médiations passent par des schemes culturels, au sens kantien du mot, schemes d'appréhension de la réalité communs à une majorité d'individus d'une même époque, par des "actes de mimétisme", dit encore Adorno, non par des connaissances explicites, conceptuelles; "sans l'intervention de règles perceptibles", dit Kuhn à propos de la science 8 .

Je crois qu'on a là le pari difficile mais indispensable que doit se fixer une sociologie de la technique, d'autant plus indispensable qu'en ce domaine, l'objet peut prendre toutes les apparences de la "copie servile" dont parle Adorno et dont se satisfait volontiers le positivisme, du fait de l'immédiateté des normes qu'imposent en surface les impératifs commerciaux, juridiques ou autres et qui donnent à cet objet l'aspect

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d'un analogon des structures sociales. C'est par exemple le cas des signes destinés à reproduire la stratification des consommations; mais dire qu'il y a deux classes différentes dans un train n'explique pas le train. C'est une autre sémiologie de la technique dont nous avons besoin 9.

Je l'ai dit, une telle exigence a de quoi décourager, dès lors que si peu nombreuses sont les recherches qui semblent y satisfaire. Et quand elles y parviennent, c'est au risque de se voir taxer de pure "vue de l'esprit", sort réservé, par exemple, à la plus achevée, selon moi, des tentatives de mise à jour de ces médiations, l'étude de Panof- sky sur les relations entre "Architecture gothique et pensée scolastique", qui ajoute à l'épistémologie adornienne cette précision: si l'on veut comprendre comment une habitude mentale, celle de la scolastique, peut avoir affecté Г architecture, "il faut mettre entre parenthèses le contenu notionnel de la doctrine et concentrer l'attention sur son modus operandi." Ce que Bourdieu, dans sa postface à l'édition française de ce livre, traduit ainsi: "C'est à condition d'éviter de se laisser prendre aux analogies superficielles, purement formelles et parfois accidentelles, que l'on peut dégager des réalités concrètes, où elles s'expriment et se dissimulent, les structures entre lesquelles peut s'établir la comparaison destinée à découvrir les propriétés communes."10

Consolons-nous cependant un peu, l'exigence n'est pas, si l'on peut dire, sans compensation. Bourdieu le précise: à l'accumulation positiviste indéfinie de "petits faits vrais", l'interprétation structurale, puisque c'est de cela qu'il s'agit, préférera la cohérence, renonçant d'emblée à "tout recours aux preuves palpables". Adorno le disait autrement, dans ses "Minima moralia": la découverte étant plus importante que la preuve, ne vous laissez pas intimider par les faits, sous peine de perdre toute autonomie face aux réalités effectives dont le positivisme ne fournit que de "simples abréviations". Découvrir le modus operandi n'est pas décrire le mode d'emploi. Adorno, encore lui, opposait, à propos des recherches sur l'art, les facilités de "l'esprit du temps" à "l'esprit objectif du temps".

SYSTEME SOCIO-CULTUREL ET SYSTEME TECHNIQUE

Reste bien sûr, et ce n'est pas rien, à appliquer ces principes, à en tirer des concepts opératoires pour une recherche empirique. Sans s'y référer explicitement, Stourdzé a tenté de le faire, par exemple dans son "Autopsie d'une machine à laver", trop rare tentative de mise en relation complexe d'un objet technique, de "mentalités", de structures sociales, envisagées tant dans leur pesanteur que dans leurs évolutions historiques par lesquelles la dynamique des causalités sociales peut être réintroduite dans l'analyse des isomorphismes. Transposer sur le plan sociologique global le concept de paradigme que Kuhn applique à la science impose, même si l'on se situe synchroniquement, d'admettre avec lui que ce paradigme a une fonction à la fois normative - il ramène l'inconnu au connu, à ces typifications que Schiitz repère dans la vie courante - normative donc et cognitive.11

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Plutôt que de prendre un objet technique particulier - ce serait choisir la difficulté - je choisirai quelques exemples illustrant des concordances entre système socio-culturel et système technique, pour employer enfin le terme.

Illustrations à valeur comparative pour le présent, d'abord, puisque l'histoire et surtout l'anthropologie de terrain nous donnent de nombreux exemples soit d'équilibre entre système technique et système social, soit de rupture de celui-là en fonction des transformations de celui-ci, cas bien connu par tous ceux qui étudient les apports exogènes de technologie dans le Tiers-Monde, mais dont on a aussi des exemples tout proches. A preuve ces moulins hydrauliques (à grains, à foulon, à huile) qui fonctionnaient encore dans les années cinquante dans les Alpes suisses sur des principes techniques pré-vitruviens (roue à aube horizontale située sous le moulin, évitant tout recours à un engrenage). Pour des communautés montagnardes isolées, ce système techniquement très simple permettait à la fois sa mise en oeuvre par n'importe quel membre du groupe et sa réparation éventuelle, sans faire appel à un technicien extérieur. L'exemple renvoie aux mythes qui entourent la technique, issue d'un vol pour les grecs qui la représentent sous les traits d'un Dieu boiteux, Héphaïstos, et entretiennent avec Prométhee des rapports fort ambigus, pour avoir été à l'origine des malheurs de l'homme. En Amazonie, rappelle Gaudin dans ses "Pouvoirs du rêve", un mythe indien lie la technique à un inceste: banni, son auteur fut retrouvé vivant dans la forêt, entouré d'objets merveilleux dont il refusa de faire profiter son ancienne tribu; depuis, on donne le nom de "l'homme qui se fit étranger" à ce qu'ailleurs, on appelle technique12. Si l'on ne dit rien ainsi du système technique lui-même, du moins illustre-t-on sa cohérence avec un système social donné, cohérence dont les acteurs sociaux, en bons sociologues, donnent parfois la clé à ces derniers. Dans "Technique et évolution sociale", Marc Bloch en donnait pour exemple le refus opposé durant longtemps par les agriculteurs du Nord de la France, riche en céréales, de passer de la faucille à la faux, dont les avantages étaient pourtant connus. Pourquoi? Parce que contrairement à la faux qui coupe ras, la faucille laisse au sol des chaumes sur lesquels chacun avait droit de vaine pâture, sans distinction des limites de propriété: la faucille était l'instrument d'exercice et de maintien des traditions communautaires13. Au Moyen Age, rapporte de même Moscovici dans son "Essai sur l'histoire humaine de la nature", les confréries polonaises prescrivaient, dans le même but, que "Personne ne doit trahir l'amour fraternel en imaginant, inventant ou employant quoi que ce soit de nouveau."

ETYMOLOGIES

Afin de préciser ce qu'impliquent théoriquement ces exemples, on signalera ici, sans y entrer plus loin, l'interminable discussion sur le cas le plus étudié, sinon le mieux connu, d'homologie structurale entre système social et système technique, celui du fameux "blocage technique" de l'Antiquité, autre illustration a contrario de ces iso- morphismes. Pour les uns, ce blocage est à mettre au compte des insuffisances de la science antique14. D'autres y voient une conséquence de l'esclavage, qui dispense d'appliquer la science à la production d'énergie ou à la fabrication de machines desti-

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nées a remplacer la main-d'oeuvre, quand celle-ci est abondante et peu coûteuse. D'autres enfin, ceci expliquant souvent cela, verront dans ce blocage un refus, refus de classe d'une aristocratie qui méprise le travail parce qu'il est servile, qui réserve la science et la technique au plaisir désintéressé du pur esprit et n'admet d'autres applications à la spéculation intellectuelle que des machines de guerre qui assurent la survie de son pouvoir et que les thaumata sans utilité qui occupent son oisiveté. De ce refus nous sont restées, au travers de la dérive des mots, des traces que dévoilent les etymologies tortueuses dont la reconstruction pourrait servir de modèle méthodologique à de nombreux aspects de la recherche sur la technique, qui est elle aussi pour beaucoup une etymologie (une phase régressive, pour parler comme les sociologues de la littérature, un retour vers l'origine de la chose). Le latin distingue ainsi Yinventio de Yusurpatio, l'application15. L'application, c'est ce à quoi se consacre celui qui vit de ce travail, si méprisé que les grecs n'ont pas de mot pour le désigner, sinon, comme le dit Vernant, en fonction de son résultat. Méprisable, le travail l'est parce qu'il prive celui qui y est contraint de la condition de l'exercice libre de l'intelligence. C'est le cas du commerçant, un sans-loisir, un neg-otium, d'autant plus déconsidéré que contrairement au paysan, il vit aussi de l'usure à la consommation, il est celui qui, dira bien plus tard Thomas d'Aquin (bel exemple d'inertie, la grande ouvrière de l'histoire, disait Braudel), vend le vin et l'usage du vin.

Entre internalistes et externalistes, pour le dire trop vite, faut-il choisir son camp? Faut-il préférer Koyré, qui parle de la science comme d'un itinerarium mentis in veri- îatem dont les grecs n'auraient parcouru qu'une amorce, le préférer donc à Schuhl qui parle lui de "blocage mental", de préjugés des penseurs de l'Antiquité, de refus culturel de la technique, ou encore à Aymard qui en fait un refus de classe, celui d'une aristocratie menacée par la montée des nouveaux riches, de la caste des commerçants?16

Quitte à se compliquer la tâche, après avoir voulu se la simplifier, je dirai qu'on ne doit pas choisir. L'exemple canonique de la technique grecque montre la complexité des interrelations entre données infrastructurelles, état des forces de production, mouvements sociaux, mentalités17. Ce sont ces interrelations qui définissent les éléments des paradigmes dominants qui assignent à une société les cadres et les orientations de ses évolutions, qui constituent, comme le disait Lucien Febvre, "l'outillage mental" de chaque époque, générateur de ses blocages comme de ses dépassements18.

CONTAMINATIONS

Ces principes méthodologiques, on aurait pu les chercher encore chez Needham, dans ses travaux sur la Chine, dans lesquels il a montré que, faute de l'idée d'un Dieu créateur, elle n'a pu suivre les voies de la science produite dans l'Occident chrétien, erreurs comprises, comme celle qui engendra l'horloge, puis toute la mécanique, sur la chimère de la recherche du mouvement perpétuel, donc parfait, donc divin19. Needham écrivait que "les internalistes n'aiment pas admettre que les scientifiques (on

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pourrait dire: les artistes, les techniciens, les sociologues, etc.) ont un corps, mangent, boivent et participent à la vie sociale."

Pas question, bien sûr, d'en revenir par là à une "petite histoire" des inventions, aux biographies anecdotiques - la traditionnelle rencontre du hasard et du génie - qui encombrent l'histoire des techniques20. En parlant d'outillage mental, de paradigme, de mentalités, ce sont des mécanismes de "contamination conceptuelle" (l'expression est de Thuillier), des schémas subcognitifs qu'on tente de mettre à jour 21. Ce sont ces mécanismes qui donnaient un air de famille à tout ce que ce voyageur anglais découvrait autour de lui dans la Chine du XVIIIème siècle: au-delà des différences de surface, des rapports d'homologie plus globaux et plus fondamentaux, comme celui qui relie l'âge du capitaine et la longueur du navire 22.

Si j'aime cette boutade de Haudricourt, c'est qu'elle suggère bien les détours que doit emprunter la démarche dont j'ai tenté de fixer les préalables, pour retrouver cette globalité qui unit le tout et la partie, en mettant sur la table ce qui, au départ, ne semble avoir aucun rapport, sinon eidétique autant que fugace. Soit par exemple (c'est un puzzle dont la clé est une bibliographie comprenant, dans le désordre, Marx, Morazé, Elias, Mumford, Taine, Adorno, Sartre, Mennell, Braverman, Weber, Le Goff, Kula, Vigarello, Gille, Foucault, Sennett et quelques autres encore): la machine-outil et le positivisme, la généralisation de l'utilisation de la fourchette, la psychanalyse, Taylor, la fixation du mètre-étalon, Darwin, Flaubert écrivant à Louise Colet qu'il trouve aussi indécent de pleurer devant autrui que "de gratter son cautère en société", les baleines de corset, la Tétralogie de Wagner, la découverte de la pesanteur de l'air, la machine à coudre, le saxophone, le trombone (celui qu'on emploie dans les bureaux), Auguste Comte, le cinéma, les viandes en sauce, la sociologie, Verdun, les abat-jour, la chute de la royauté française, le football, le "Nu descendant un escalier" de Marcel Duchamp, le déclin de la natalité dans la bourgeoisie du XIXème siècle, les sièges de dactylo, Gobineau, ou enfin (mais le jeu pourrait continuer ainsi longtemps) le plan du monastère de Saint-Gall, établi vers 820 et dans lequel on peut lire l'une des premières tentatives de division rationnelle des activités humaines, ce dernier exemple pour remonter aux sources du capitalisme industriel et tenter de retrouver les signes anamnestiques qui donneront à cette enumeration sa cohérence.23

A la manière de Weber et de ses relations irréelles, de Charles Gillispie montrant pourquoi le grand-père de Darwin n'aurait pu découvrir ce qui revient à son petit-fils, ou encore de Leroi-Gourhan expliquant que les assurances sociales étaient inconcevables chez les chasseurs de mammouth, on doit ainsi s'efforcer de reconstituer les conditions de possibilité (ou d'impossibilité) d'apparition des objets techniques, la genèse et la structure du paradigme socio-culturel, du modus operandi qui les rend nécessaires, comme réponse aux questions qu'il pose.

Je ne reconstituerai pas ici le puzzle dont je viens d'éparpiller les pièces. Le modus operandi de la machine-outil - chacun l'aura compris aux exemples pris et aux auteurs

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cités - c'est à la fois ce que Weber dit de l'esprit du capitalisme, Foucault des dispositifs de surveillance, Kula de cette sorte d'éthique de la mesure qu'Elias nomme autocontrainte et Sennett autorépression, ce que Horkheimer et Adorno disent de l'instrumentalisme dans la société bourgeoise, Gould de celui que l'homme applique à l'homme. C'est aussi ce que Marx, bien sûr, analyse lorsque, renonçant à sa trop fameuse certitude énoncée dans "Misère de la philosophie", que si c'est au moulin qu'était associée la féodalité, c'est à la machine à vapeur que l'on doit "la société avec le capitalisme industriel", il fait, dans "Le capital", de cette machine-outil l'instrument princeps de la révolution industrielle, parce qu'elle place l'outil hors la main de l'ouvrier, que, précisément, elle l'instrumentalise, le surveille, le contraint, le mesure. Voilà sans doute l'un des noyaux des rapprochements tentés plus haut, sorti, que ne Га-t-on répété, des monastères du Moyen Age et qui culmine en ce XIXème siècle dans ce qu'on nomme si bien, au sens propre comme au figuré, le "sens de la mesure" bourgeois (mesurer ses sentiments, ses propos aussi bien que ses intérêts), pathologie propre à la société industrielle occidentale. Taylor, enfant, comptait les pas qu'il faisait dans la journée: monomanie productiviste qui substitue à ce qui définissait le rapport de l'homme à ses outils dans les sociétés paysannes - un rapport de qualité - un étalon abstrait, un "froid calcul", des quantités, qui substitue à l'appréciation du produit la mesure du travail. Autant que l'histoire, l'anthropologie pourrait être ici d'un grand secours pour comprendre comparativement la nature profonde de notre système technique. C'est Sahlins qui écrit, dans "Age de pierre, âge d'abondance", que "Considérés en terme de l'évolution culturelle globale, les développements techniques sont moins le produit cumulatif de l'ingéniosité humaine, que le déploiement, sur des axes différents, de la relation de l'homme à l'outil. C'est là une question de distribution d'énergie, de savoir-faire et d'intelligence entre les deux. Dans la relation primitive entre l'homme et l'outil, la balance oscille en faveur de l'homme; avec l'avènement de "l'âge de la machine", elle penche définitivement en faveur de l'outil"™

"FAIRE DES CHOSES DONT ON NE SAIT PAS CE QU'ELLES SONT"

Cette dernière citation d'Adorno, parlant là encore de la "musique radicale", pour corriger les connotations volontaristes que pourrait suggérer ce qui vient d'être dit et que l'acception courante du mot "technique" - un procédé employé à une fin déterminée - ne peut qu'encourager.25

Souscrire à ce que dit Braudel qui, citant l'affirmation de Pirenne selon lequel l'Amérique ne fut découverte que lorsque l'Europe en eut besoin, en tire cette conclusion que la technique ne progresse jamais par un mouvement intérieur à elle-même, souscrire donc à cela n'implique pas de se rallier à l'utilitarisme le plus simpliste, au détriment de la notion de paradigme, de celles d'isomorphisme, de modus operandi ou encore $ habitus dont on a parlé plus haut: ce qui nous fait faire des choses dont nous ne savons pas ce qu'elles sont, résoudre des problèmes informulés. Ce qu'on nomme

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trop souvent et trop généralement utilitarisme n'est en fait rien d'autre que cette "philosophie pratique" dont parle Thuillier.

Sans doute faut-il ici se montrer plus weberien que Weber lui-même qui, à la fin de "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme", écrivait qu'aujourd'hui, la poursuite de la richesse a perdu tout sens ethico-religieux, que l'ascétisme a été remplacé par des passions agonistiques qui n'ont plus que "le caractère d'un sport". Un même jugement aurait sans doute pu être porté, à leur époque, sur ces commerçants de la Cité de Londres qui fondèrent en 1662 la "Royal Society of London for Improving Natural Knowledge". Mumford rapporte qu'inquiet de connaître ce qui s'y passait - n'y conspirait-on pas? - le roi Charles II y dépêcha un espion. Il rit sans retenue lorsqu'on lui rapporta que cette assemblée de marchands se livrait très gravement à une activité en apparence si peu subversive (ce en quoi il avait tort ): peser de l'air.

"Habitus de boutiquier", pensa déjà certainement le roi, enclin à ces jugements de classe catégoriques qu'exacerbent les conflits sociaux naissants. Rappelons-nous l'exemple grec, ou ce que dit Taine, bien avant que Bateson n'en fasse la théorie, de cette concurrence grandissante qui opposa l'aristocrate et le bourgeois, l'un dans la dépense ostentatoire, l'autre dans l'épargne, à la veille de la chute de la royauté: c'est l'anecdote célèbre, rapportée dans "Les origines de la France contemporaine", du maréchal de Richelieu jetant par la fenêtre la bourse qu'il avait donnée à son nigaud de petit-fils parce que ce dernier, n'ayant su la dépenser sans compter, comme il aurait convenu à son rang, la lui avait rapportée pleine. Pour une fois, dit Taine, l'argent servit au balayeur qui passait et la ramassa 26. Habitus donc, mais qui témoigne de ce mouvement décrit par Weber lui-même et d'où est sorti ce qu'il nomme le rationalisme occidental, qui n'est lui aussi rien d'autre, bien souvent, que ce qui pousse à faire des choses dont on ne sait pas ce qu'elles sont. Etre en la matière weberien, c'est créditer aussi notre époque de ce que la démarche historique met à jour et que Weber précise, quant à la signification de la relation qu'il établit entre une éthique et un mode d'organisation des rapports sociaux: qu'il n'y a jamais adéquation directe entre les différents niveaux de la réalité sociale. Il convient, redisons-le, d'éviter toute utilisation mécanique de la notion ďisomorphisme, en occurrence ici tout réductionnisme économiciste.27

DE LA CAVE AU GRENIER

Ressortir de sa cave ou de son grenier28 un quelconque objet (machine à écrire ou à coudre, outil, cuisinière, téléviseur ou pèse-bébé) est d'ailleurs le meilleur moyen d'échapper à la tentation facile de ne voir dans notre environnement technique qu'une preuve supplémentaire du désenchantement du monde et du triomphe de la froide fonctionnalité et de l'utilitarisme généralisé. En matière de technique, tout "progrès" dénonce à l'infini "l'irrationalité" des choix qui l'ont précédé.

De cela, les illustrations sont nombreuses, multiformes et plongent parfois même leurs racines aux origines de la technicité humaine, comme ces striures aujourd'hui pure-

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ment ornementales sur le manche de certains outils, qui reproduisent depuis des millénaires la trace des lanières de cuir qui reliaient la hache de pierre à son support. Exemple poussé à l'absurde, du moins pour qui prend au pied de la lettre la notion de fonctionnalité, de ce que j'appelais plus haut le psittacisme de la technique, une technique qui bafouille, radote, se déguise d'apparences pour cacher qu'elle se perpétue (navires construits comme des barques à voiles, wagons comme des diligences, remarquait Morazé, exemples auxquels une recherche attentive en ajouterait bien d'autres et de plus fondamentaux) 29. Spengler, dans "Le déclin de l'occident", parlait à propos de cette inertie, de pseudomorphisme, empruntant à la géologie un terme qui désigne le maintien de la structure d'un minéral dont l'aspect se modifie sous l'action d'un agent extérieur. En sociologie, on donnerait comme équivalent à ce terme sinon celui de reproduction, du moins celui d'hystérésis, dont Sartre parle dans "Questions de méthode" et Bourdieu dans "La distinction" pour désigner le mécanisme social du retard de l'effet sur la cause, pour évoquer la profondeur temporelle de tous les artefacts humains: nos techniques - voilà sans doute pourquoi Leroi-Gourhan s'y intéressait tant - sont des sédiments, des fossiles, auxquels on ne fait bien souvent qu'ajouter, couche après couche, l'illusion de leur rationalité.

D'une notion empruntée à des auteurs dont la technique n'est pas la préoccupation première, on pourra tirer profit pour approfondir des réponses à des questions classiques de la sociologie de celle-ci: question de l'inertie des structures techniques, question aussi de l'inertie des structures sociales si souvent mise en cause pour expliquer le fameux décalage entre la découverte et l'usage, depuis l'invention manquée de la moissonneuse gauloise à nos jours. Pour expliquer peut-être aussi que, contrairement aux apparences, les grands ingénieurs de ce siècle sont, depuis Taylor, de piètres inventeurs mais de bons organisateurs. Pour enfin donner raison à Thuillier dont, sans trop forcer les textes, on pourrait dire qu'ils concluent tous sur cette affirmation: la nouveauté n'est jamais du côté de la science et de la technique mais du côté du social, de la culture, ce à quoi Kuhn, finalement, souscrit, lorsqu'il compare les révolutions scientifiques à des révolutions sociales.

Après tout, ces notions de paradigme ou de psittacisme ne font qu'appliquer aux faits et gestes des techniciens et des scientifiques (et se faisant, d'une certaine manière, que leur rendre justice) ces mêmes interprétations qu'historiens et sociologues donnent de ceux de tout un chacun, fût-il le roi Charles V ou le pape Grégoire le Grand à propos desquels, en deux anecdotes, Le Goff nous montre comment chez eux la mentalité a pu vaincre la doctrine, doctrine politique pour l'un, doctrine religieuse pour l'autre.30

Inutile, bien souvent, d'aller chercher plus loin l'origine de ce que certains sociologues du travail appellent "dysfonctions" des systèmes technico-organisationnels. La technique est un compromis de doctrines et de mentalités, de contraintes fonctionnelles qui, pour reprendre l'idée d'Adorno, ont leur dialectique propre, et d'autres qui bien souvent contredisent les premières, surdéterminées qu'elles sont par un surplus que le fonctionnalisme dirait irrationnel. C'est cet "irrationnel" qui manifeste la présence du social et cela bien au-delà de l'exemple que donne Mumford des colonnes grecques ajoutées aux machines industrielles du XIXème siècle pour en glorifier la puissance: la volonté de contrôle, de mesure de chaque acte de production qui est à la base du taylorisme s'est traduit ainsi non seulement par des dysfonctions

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organisationnelles, comme l'on dit, mais aussi par une prolifération d'outils spécialisés au moins aussi grande que celle des niveaux hiérarchiques, si souvent dénoncée. Sens de la mesure, à nouveau, qui, comme il réduit chaque chose à une seule caractéristique, impose à l'objet technique d'être monofonctionnel. Ne chargeons cependant pas, par cet exemple, Taylor de tous les maux: il n'a fait que prolonger cette tendance dont Marx (citant Darwin. Décidément...) parlait dans "Le Capital", en relevant l'exemple de cette usine de Birmingham où pas moins de 500 marteaux différents étaient employés, chacun ne servant "qu'à un seul procès particulier de production".

On s'arrêtera sur cet exemple qui, si l'on voulait poursuivre sur les voies qu'il suggère, nécessiterait d'entrer dans le détail de toutes les pistes ouvertes à la sociologie de la technique par celle du travail. Piste, par exemple, de la mémoire collective, présente chez Leroi-Gourhan, réfléchissant sur les premiers silex taillés, comme dans les études les plus récentes sur la robotique.

Façon, bien sûr, de ne pas essayer de conclure ce qui ne peut l'être d'ailleurs: le recueil annoncé de généralités émises sans souci de démonstration de leur validité. L'état des lieux que chacun peut dresser en compulsant ce que les bibliothèques répertorient sous l'étiquette "sociologie de la technique" montre bien que c'est moins de recherches empiriques qui s'autocondamnent à la modestie laborieuse que d'élargissements théoriques et conceptuels, d'ouverture vers d'autres disciplines que ce domaine a besoin. Comme si la division sociale du travail qui assigne à la technique un statut d'infériorité, sous l'hypocrisie de ses dénégations, ("Mieux vaut être un bon ouvrier que..."), comme si cette division héritée des préjugés grecs reproduisait les mêmes effets dans la sociologie, selon par exemple qu'elle étudie la science ou la technique 31 "Je me suis mis, au grand dam de mon entourage, à recueillir (des) objets usuels...", confesse Bertrand Gille dans sa préface aux "Mémoires de l'ombre et du son" de Jacques Perriault : la défense vaut aveu. Adorno a encore raison: il ne faut pas se laisser intimider: ni dans un sens, ni dans l'autre.

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NOTES

*■) Dans "La structure des révolutions scientifiques", Thomas Kuhn écrit que "presque toujours", c'est à des nouveaux venus dans une spécialité que l'on doit les changements de paradigme qui la révolutionnent. Reste que le propre de l'autodidacte est aussi d'accorder foi à tout ce qui, pour les spécialistes, n'est que rituel entendu.

2) On éliminera la troisième solution: capituler, pour se consacrer à collectionner, dater, démonter et décrire des brouettes le reste de sa vie.

3) ce qui signifie aussi qu'il faut considérer la technique, comme tout autre artefact, en tant que système symbolique. Je renvoie ici à ce que dit Leroi-Gourhan sur la naissance conjointe du langage et de l'outil, comme même manifestation de la capacité propre à l'homme d'engendrer des chaînes de symboles. Voir aussi sur ce point les travaux ďEliade et de Bataille sur le caractère sur-naturel de la technicité humaine, ceux de Focillon sur "l'homme de main" et "l'homme du verbe", ou encore les réflexions de Spengler - entre deux délires - sur la "main pensante".

4) Le "darwinisme" naïf de ceux qui décrivent scrupuleusement les moindres étapes des avatars de tel ou tel objet technique, des origines à nos jours, se justifierait seulement si, partant du constat que le répertoire technique humain est à sa base quasi universel (et, concédons-le leur, proche de celui du singe), leurs efforts débouchaient soit sur la mise en évidence des permanences autant que des évolutions de ces objets techniques, soit, plus important encore, sur une étude comparative de la diversification de ce répertoire initial, en fonction des contextes socio-culturels particuliers et de leurs évolutions. Ce n'est malheureusement pas souvent le cas.

5) Dans "Les structures du quotidien", Braudel fait de même un sort à Lynn White qui déduisait de l'invention des lunettes l'essor intellectuel de la Renaissance, argument qui traîne depuis ici où là: chez Delumeau, dans "La civilisation de la Renaissance", qui attribue par ailleurs aux vitres une psychologie collective propre à la civilisation occidentale, chez Mumford encore qui leur attribue l'allongement de la vie active des savants et des lettrés, chez Umberto Eco qui, dans "Le nom de la rose", les associe à l'usage de la raison. Pour Mumford, il s'agit de prouver, comme il l'écrit dans "Le mythe de la machine", que le"découvrir" précède le "faire". Dans "La civilisation de l'Occident médiéval", Le Goff inverse quand à lui la causalité: si les lunettes apparaissent à la fin du XlIIème siècle, c'est pour des raisons religieuses autant que profanes, peur de la nuit, mais aussi quête de la lumière, symbole de salut. A qui se fier?

6) II y certes néanmoins parfois quelque intérêt à étudier historiquement l'évolution de ces normes, pour peu que l'on n'en reste pas à un simple catalogue de celles-ci, qu'on remonte au normatif qui engendre la norme explicite. Un exemple pris par Mumford le montre: celui de cette locomotive des premiers temps du chemin de fer à laquelle son constructeur, le Révérend Calthrop (de quoi se mêlait-il?) avait donné une forme aérodynamique. Elle resta à l'état de prototype, simplement parce qu'à l'époque, le mythe de la puissance était tel qu'on était assuré que pour augmenter celle-ci, il suffisait de multiplier la taille de la machine. On retrouve ici ce que disait Stourdzé de la prédominance de la mécanique dans la première moitié du XIXème siècle (la classe dominante lui associant l'essor du développement industriel et sa propre ascension) qui conduisit à une inattention, par exemple, aux

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progrès de l'électricité, domaine dans lequel ils furent souvent le fait de marginaux. Là est le versant sociologique de cette règle psychologique: l'esprit humain préfère confirmer des hypothèses que de les infirmer. Pelton le charpentier, Gramme le menuisier, Morse le peintre, eurent le plus grand mal à se faire entendre, le paradigme scientifique dominant se traduisant concrètement par la puissance des institutions qui le soutiennent. Ohm, rappelle ainsi Cohen, vit ses travaux qualifiés de "tissu de pures rêveries". Même exemple donné par David Landes, dans "L'Europe technicienne", lorsqu'il rapporte qu'à la fin du XIXème siècle, le président de l'Institut Britannique des Ingénieurs Mécaniciens décrétait, six années après l'invention du moteur à courant alternatif, que l'avenir de l'électricité resterait limité au seul éclairage. On en a une autre illustration dans ce que dit Georges Menahem, dans son étude sur la science et le militaire, quand il montre que l'élite de l'armée américaine contrôle largement l'orientation de la recherche, en contrôlant les comités de lecture des principaux périodiques scientifiques. On comprend la remarque désabusée de Max Planck dans son "Autobiographie scientifique": une idée nouvelle ne triomphe de ses opposants que lorsque le dernier de ceux-ci meurt.

7) voir son article sur les médiations des contenus sociaux dans la musique, dans son "Introduction à une sociologie de la musique", non encore traduite.

8) Marx et Engels, dans "L'idéologie allemande", affirment eux-mêmes que les rapports entre l'agir et le penser doivent être envisagés sous une forme "sublimée".

9) En parlant de la technique comme système symbolique, je ne fais de même pas allusion à l'idéologie qui peut entourer tel ou tel objet technique, voire l'ensemble de ce que Ellul a appelé le "système technicien". La dimension symbolique appartient en propre à la technique, elle lui est intrinsèque et non uniquement imposée de l'extérieur.

Ю) J'aurais pu aussi citer Max Weber et les réactions qu'ont suscitées ses tentatives d'illustrer ce qu'il appelait types idéaux, totalités historiques significatives, parenté de choix, etc. Suggérons ici qu'on pourrait également convoquer Weber à un autre titre, quand à son apport à la sociologie de la technique. L'histoire de la technique, on le sait, est peuplée d'innombrables avortons qu'on pourrait fort bien assimiler à ces "relations irréelles" dont Weber dit qu'elles permettent, lorsqu'on les construit, de découvrir les relations causales réelles, sur la base de l'exemple fameux: "Et si les Perses avaient gagné la bataille de Marathon?". On retrouve ici une démarche parallèle à celle du comparativisme évoquée plus haut, à laquelle on doit l'essentiel de la possibilité de "dénaturaliser" notre propre environnement technique. Braudel signale ainsi qu'à la fin du XVIIIème siècle, un Anglais voyageant en Chine avait déjà remarqué que "les outils les plus communs (y avaient) quelque chose de particulier dans leur construction", preuve, selon lui, que les civilisations créent des liens entre des objets et des biens "à première vue comme étrangers les uns aux autres".

H) On doit encore revenir ici à la sociologie de l'art et aux travaux de Francastel notamment, qui montrent que les arts sont, selon ses termes, des modes de construction de la réalité qui supposent la formulation d'hypothèses générales: les "écoles" picturales sont comparables à des théories scientifiques; elles reposent sur des paradigmes esthétiques différents selon les époques. Mieux encore, tout en mettant en garde, comme Adorno, contre les analogies superficielles, Francastel fait ainsi allusion à nombreuses reprises aux interactions entre l'art et la science et parle de parallélisme entre littérature, mathématiques, peinture ou musique. On reviendra sur ce point qui dépasse le simple transfert de problématique d'un champ à un autre et suggère des parentés conceptuelles entre les divers champs de l'activité artefactuelle. Renvoyons pour l'instant, pour ces parentés méthodolo-

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giques, à un article de P. Thuillier sur les relations entre "Sociologie de l'art et histoire des sciences".

12) Qu'on ne voit pas là la preuve d'un quelconque misonéisme, cette peur universelle de la nouveauté que sous-entendent souvent les réflexions sur la résistance (bien évidemment populaire et irraisonnée) au changement technique. On va le voir, la résistance à ce "changement" a des motifs purement sociaux et l'on a au moins autant d'exemples à donner de son existence du côté des dominants que du côté des dominés: exemple de la Grèce sur lequel on reviendra brièvement, exemple relevé par Marrou dans "Décadence romaine ou antiquité tardive?", de Vespasien payant un ingénieur pour qu'il garde secrète une invention qui aurait privé de travail "le petit peuple" et sans doute provoqué sa révolte. Quand à la résistance de l'Eglise à la nouveauté, elle se mesure, on le sait, en siècles. Le révision du procès de Galilée n'a été entreprise qu'en 1982, soit trois siècles et demi après sa condamnation. Le protestantisme, quant à lui, employa les mêmes méthodes que l'Inquisition, qui envoya Bruno au bûcher. Pour avoir décrit le système de la circulation sanguine, Servet subit la même peine, ses oeuvres à la main, sur ordre de Calvin: la liquidation physique s'accompagne ici symboliquement de cette "liquidation conceptuelle" du déviant dont parlent Berger et Luckmann. Comme l'écrit Stefan Zweig dans son ouvrage sur Castellion, qui défendit Servet, pas de vérité sans hérésie.

13) Braudel signale que l'usage de la faux ne se généralisera qu'au XIXème. Et si prudemment, il ne se risque à aucune mise en relation directe, il n'en signale pas moins deux aspects de ce refus d'une technique nouvelle: l'accusation faite à la faux d'égrener le blé et, plus encore, toute la symbolique qui, en Europe, entoure cet instrument, associé à la mort.

14) Mais là encore, à qui se fier: Bertrand Gille met en avant l'absence du système bielle-manivelle dont Lynn White disait, dans "Technologie médiévale et transformations sociales", qu'elle ne pouvait apparaître tant que régnait l'animisme, puisque si le mouvement alternatif est le propre de la matière vivante, le mouvement rotatif l'est de la matière inorganique: l'animisme interdit de penser le rotatif, parce que "contre nature" ou réservé au ciel. La bielle-manivelle ne sera inventée que lorsque le monothéisme occidental imposera l'idée d'un monde indépendant et ordonné par Dieu, ouvrant la possibilité d'une description de la nature sur une base purement mécanique (voir là-dessus les nombreux travaux sur l'horloge, qui synthétise cette recherche mystique d'un ordre mécanique et qui constitue un exemple d'association du rotatif et de l'alternatif). Le problème est là que l'absence de ce système chez les grecs n'est pas certaine. L'existence attestée par Héron d'Alexandrie d'un système voisin quant à sa fonction, l'arbre à cames, prouve que les grecs avaient des connaissances mécaniques étendues.

15) ce que d'une manière plus hypocrite (le jeu de l'acteur, étymologiquement), nous pratiquons toujours. C'est Merton déclarant, avec le bon sens le plus inattaquable, dans "Science, Technology and Society in Seventieth Century England", que les découvertes de Galilée n'ont pas été causées par leurs applications pratiques ultérieures, élégant sophisme qui met la science à l'abri du soupçon. A la science la science, à la société les bons ou les mauvais usages (sur ce point, voir aussi Merton, "Science and Economy of the 17th Century England").

16) sans parler de ceux qui, se réclamant de Marx sans autre résultat que de le desservir, vont au plus pressé en mettant ce blocage au compte de l'insuffisance des ressources naturelles qui aurait empêché, en Grèce, le développement de "forces de production". En sociologie de la technique comme ailleurs, vouloir affirmer l'absolue préséance d'une cause sur toutes les autres n'a pour effet que de lui

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enlever toute valeur, d'enfermer le raisonnement dans un cercle vicieux et statique: d'une cause à un effet qui renforce la cause.

П) Le terme d'interraletions n'est pas choisi là pour fuir la recherche des vecteurs de causalité. Le sociologue sait bien que c'est aux arpenteurs égyptiens chargés de calculer l'impôt et aux commerçants que les grecs devront ce dont ils feront des sciences "pures", la géométrie et les mathématiques. L'attention portée aux représentations ne doit pas être l'occasion pour la sociologie d'oublier la lumineuse leçon que donne Goody dans "La raison graphique", quand il montre que l'écriture est à son origine liée aux besoins de fixer des hiérarchies sociales naissantes, sous la forme de listes qui donneront ensuite non seulement à ces hiérarchies une réalité que chacun peut se représenter (une Gestalt, dirait Kuhn), mais aussi qui préformeront d'autres représentations et donc d'autres réalités (par effet de théorie, dirait cette fois Bourdieu, qu'on pourrait encore paraphraser ici en disant que la technique est, en tant que représentation, à la fois structurée et structurante). C'est ce que Sartre dit, dans sa "Critique de la raison dialectique", lorsqu'il écrit que "(...) l'homme est "médié" par les choses dans la mesure où les choses sont "médiées" par l'homme." C'est encore ce que Bloch appelait - on n'est plus là dans le cercle vicieux évoqué ci-dessus - la "force créatrice de la chose créée": la technique rend à la société plus que ce que celle-ci n'y a mis.

18) Galilée s'explique à la fois par ce nouvel esprit scientifique que glorifient les internalistes, sans autre forme de procès, et par ce qui le "réhumanise", ses préjugés religieux qui lui font refuser, contre toute évidence expérimentale, l'idée d'ellipse, ce cercle si imparfait que Dieu n'aurait pu le concevoir. Kepler, quant à lui, se refusait à admettre l'idée de Bruno d'un monde illimité et dépourvu de centre, idée qui lui causait, disait-il, "une mystérieuse horreur" (voir là-dessus l'article fameux de Panofsky, "Galilée comme critique d'art"). On a là un des mécanismes explicatifs, mais non le seul, du psittacisme de la technique: ces évidences jamais réinterrogées et reprises d'un objet à l'autre, souvent hors de toute prétendue fonctionnalité, l'élément repris ayant perdu sa finalité première.

19) Donnons cette fois une arme aux externalistes: c'est Simon Stevin, qui intéressa Weber lequel voyait en lui un des fondateurs pratiques du capitalisme, qui aurait démontré au début du XVIIème siècle, l'impossibilité du mouvement perpétuel, quand il n'était que le modeste caissier d'un marchand d'Anvers pour lequel il inventa la notion de bilan. On sait aussi que Pascal destinait sa machine à calculer à son père, collecteur des taxes royales. Difficile, cependant, d'oublier que Stevin est né quelques années avant la mort de Calvin et de Luther.

20) L'idéalisme dominant ne veut voir dans l'invention que le produit des trajectoires individuelles, d'une irréductible idiosyncrasie. L'analyse biographique perd tout intérêt lorsqu'elle oublie que ces trajectoires sont collectives, que, comme Sartre l'écrivait à propos de Haubert dans "L'idiot de la famille", tout individu est un "universel singulier". Si paradoxal que cela puisse paraître, c'est bien en ce sens que l'on doit comprendre les exemples pris plus haut (cf. note 6) d'inventions dues à des marginaux.

21) On n'en finirait pas de recenser, pour leur valeur heuristique en ce domaine, les concepts, analogies ou métaphores grâce auxquels on a tenté de rendre compte de l'homogénéité des structures sociales et des biens matériels et symboliques, si l'on ose encore faire cette distinction. Braudel parle d'engrenages multiples entre la technique et l'histoire, Francastel de "connaissances théoriques latentes chez tous les individus d'une époque" et Foucault, bien sûr, de l'épistémè comme générateur des connaissances possibles d'un moment historique donné, d'une configuration qui leur donne

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forme. La sociologie de la technique ne manque pas, on le voit, de sources d'inspiration dans d'autres disciplines

22) A un niveau sans doute plus superficiel, on pourrait parler ici de "styles nationaux" (et à l'intérieur de ceux-ci de "modes"). Les bons mécaniciens, devant une machine inconnue, sont d'ailleurs parfois à même d'identifier le "style" d'un confrère, en fonction des solutions techniques choisies, voire (cela est même perceptible aux non spécialistes) à son bruit. Ce point pourrait être corroboré par divers travaux de sociologie de la science et de sociologie de la technique. Dans son "Histoire des techniques", Friedrich Klemm a tenté de mettre en relation l'aversion luthérienne pour la spéculation philosophique avec la spécificité de l'enseignement de la technique dans l'enseignement supérieur allemand. Terry Shinn a de même fait ressortir les spécificités des "styles intellectuels" de différentes écoles supérieures d'ingénieurs en France, qui donnent quelque valeur au cliché bien connu: "la science (ou la technique) française, c'est élégant, mais...". Kuhn, enfin, s'il récuse en partie cette notion, n'en parle pas moins de la dimension "esthétique" des paradigmes scientifiques qui peut conduire à y adhérer irrationnellement: beau sujet de réflexion sur elles-mêmes pour les sciences humaines. Citons encore à ce sujet le débat qui opposa Lazarsfeld et Adorno, lors du séjour américain de ce dernier et qui manifestait bien, en dépit de l'origine autrichienne du premier, une opposition de styles autant que d'options théoriques, dans l'approche des phénomènes sociaux.

23) La problématique suggérée ici, dans le champ du travail et de la technique, renvoie à la remarque de Needham citée plus haut. Quand ils tentent d'en reconstituer l'histoire, les sociologues du travail tombent bien souvent dans le même travers que leurs collègues spécialistes de la science: pas trace, chez la plupart d'entre eux, du moindre intérêt pour la mentalité bourgeoise, son mode de vie, ses goûts et ses dégoûts, mais un champ d'observation strictement clos par les murs des usines du XIXème siècle. Comme si rien ne s'était écrit en ces domaines qui puisse faciliter la compréhension des transformations des rapports sociaux dans ce champ du travail. Il est vrai - mais ce n'est pas une excuse - que le bourgeois qu'étudient les historiens est aussi rarement envisagé dans son rôle concret de patron.

24) Pour revenir ici sur une question débattue plus haut, la "résistance au changement", signalons qu'on connaît des cas de "régression technique" qui ont cette opposition entre qualité et quantité pour origine. Gille relève ainsi qu'au Moyen Age, on est parfois revenu au rouet ou au foulage.au pied, de préférence à la quenouille ou au moulin. Pour Gille, cependant, il s'agit là de l'effet d'une "croyance" en la supériorité du travail manuel sur le travail mécanisé. Il arrive plus souvent aussi - c'est un euphémisme - que ces retours en arrière soient des résistances à l'exploitation. Gille attribue ainsi la longue survie des moulins à bras familiaux à la mainmise des seigneurs sur les moulins hydrauliques pour l'emploi desquels ils exerçaient des droits de banalité. Marx avait ici raison d'associer moulins et féodalité.

25) Comme toutes les définitions générales, celle qui vient d'être donnée de la technique n'est "même pas fausse", comme le disait Bourdieu à tout autre propos. Toute technique est fonctionnelle: ne changent que les définitions données à tel ou tel moment de l'histoire du vrai, du rationnel, l'appréciation du but à atteindre. Ainsi de cette sorte d'ordinateur avant la lettre qu'au XlIIème siècle, Ramon Llull voulait construire pour prouver l'existence de Dieu.

26) Bateson appelle "schismogenèse" le processus de différenciation des règles de comportement de groupes sociaux résultant des mécanismes cumulatifs de leurs interactions. Cette schismogenèse

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peut être complémentaire (soumission d'un groupe à un autre ) ou symétrique (surenchère tendant à opposer de façon croissante les attitudes des deux groupes). Ce que nous disions plus haut (cf. note 6) de la dominance de tel ou tel paradigme scientifique ou technique - par exemple le pouvoir des "mécaniciens" au XIXème siècle - relève aussi d'une telle approche théorique (laquelle inclut, puisque l'on parle de Bateson, la notion fondamentale de double bind qui s'applique bien aux exemples qui viennent d'être donnés, puisqu'elle permet d'analyser les réponses que produisent vis-à- vis les uns des autres des groupes sociaux dans une situation d'interrelation paradoxale). Comme l'écrivent par ailleurs P. Berger et Th. Luckmann dans "La construction sociale de la réalité", les définitions rivales que donnent de la réalité différents groupes d'experts sont le reflet d'antagonismes sociaux. Ces rivalités se traduisent par des oppositions théoriques croissantes que l'on peut analyser dans les termes de Bateson ou en termes de procès et contre-procès, comme le fait un courant actuel de l'anthropologie de la science; mais on doit aussi les envisager comme compétition proprement sociale à un second titre, en ce sens que si la "sincérité" des experts n'est pas à mettre en doute, la résolution du conflit, s'il rencontre un écho dans la société, dépendra de facteurs "extra-théoriques". Que Berger et Luckmann appuient leur raisonnement sur un exemple fictif emprunté à la théologie - un débat entre derviches sur la nature de l'univers - n'interdit pas, on le voit, sa transposition dans le domaine de la science ou de la technique: on pourrait analyser ainsi, aux deux niveaux qui viennent d'être signalés, les récentes polémiques sur le nucléaire ou la biologie.

27) De la même manière que Marx et Engels parlent de sublimation, Weber écrit, dans un article sur les sectes dans lequel il répond aux critiques suscitées par son étude sur l'éthique protestante: "Seul, le mode de vie méthodique des sectes ascétiques était en mesure de légitimer en les transfigurant les motivations économiques "individualistes" de (l'éthos capitaliste)". Il précise ailleurs - on retrouve ce que nous disions à propos de Panofsky et Adorno - qu'il est inutile d'aller chercher chez Luther ou Calvin les nouveaux commandements du capitalisme: il n'y a aucune relation causale directe entre celui-ci et le protestantisme.

28) Evoquons ces deux lieux de possibles trouvailles, pour ne pas être rangé dans l'un ou l'autre camp que désigne la métaphore qu'utilisent parfois les historiens pour distinguer ceux qui fouillent les "caves" (l'économique, le matériel, les infrastructures) de ceux qui privilégient le "grenier" (les superstructures, les mentalités, les idéologies - voir sur ce point M. Vovelle, "Idéologies et mentalités"). On l'aura compris, ce texte plaide pour un inventaire complet, "de la cave au grenier".

29) On ajoutera ici une dimension à l'emprunt fait plus haut à Panofsky sur les relations entre la scolastique et l'architecture gothique. Déjà médiatisées sous la forme que Panofsky théorise, ces relations peuvent perdurer sous une forme plus difficile encore à percevoir. Dans sa contribution à "Faire de l'histoire", Jacques Le Goff prend l'exemple du même Thomas d'Aquin pour dire non seulement qu'il est inutile d'aller chercher dans ses livres des idées pour en déduire des influences directes (Panofsky disait, rappelons-le, qu'il fallait mettre entre parenthèses le "contenu notionnel") mais plus encore que par la suite, il n'est resté du thomisme que des bribes sans cohérence, des "mots échoués" dans la culture. L'image vaut pour la technique, à laquelle Le Goff fait d'ailleurs allusion dans ce texte, notamment pour dire que "Les hommes se servent des machines qu'ils inventent en gardant des mentalités d'avant ces machines." A preuve ce vocabulaire emprunté à la cavalerie qu'on utilise encore pour parler de la conduite des engins à moteur. Ou encore cette expérience fort sérieuse et surréaliste à la fois qu'un ami bricoleur fit devant moi, en démontant un "robot domestique" qu'il amputa des pièces jugées "inutiles". Soulagé d'une part respectable de son poids superflu, l'appareil remonté repris vaillamment du service.

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30) La peur du jugement dernier fait que Charles V, sur son lit de mort, abolit une partie des impôts qui le feront considérer par l'histoire comme un des premiers grands administrateurs de l'Etat. Grégoire quant à lui, pape instruit et bienveillant, condamne un moine à une mort ignominieuse , pour le plus véniel des péchés: l'habitude barbare du châtiment physique l'a emporté sur la règle, écrit Le Goff, qui parle dans ce texte de "psittacisme des mentalités" (cf. "Les mentalités, une histoire ambiguë", in "Faire de l'histoire"). On peut trouver des parallèles à ces observations dans ce que l'on appellera cette fois, avec Moscovici, des "contre-révolutions scientifiques" dont l'exemple le plus frappant est sans doute le retour opéré au XIXème siècle à la théorie du phlogistique que les travaux de Lavoisier et de Cavendish avaient invalidée. Du passé, on ne fait pas table rase". Illustration, aussi, de la force des ihemata dont parle Gerald Holton, ces préconceptions fondamentales, si stables et communément admises qu'elles peuvent survivre à la preuve de leur faillite en tant que système explicatif.

31) N'en déplaise à Habermas qui dénonce à juste titre l'idéologie manifeste qui s'attache à l'une, tout en en criéditant moins légitimement l'autre.

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