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L’ACTUALISATION DE LA PENSÉE AMOUREUSE PLATONICIENNE DANS LES FILMS D’ANIMATION DE DISNEY Mémoire Julie Lachance Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Julie Lachance, 2014

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L’ACTUALISATION DE LA PENSÉE

AMOUREUSE PLATONICIENNE DANS

LES FILMS D’ANIMATION DE DISNEY

Mémoire

Julie Lachance

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Julie Lachance, 2014

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Résumé

Ce travail aborde les relations existant entre l‟amour platonicien et l‟amour présent

dans les films d‟animation de Walt Disney. Disney étant l‟un des plus grands médias

culturels occidentaux, si ce n‟est mondiaux, retrouver Platon chez Disney, c‟est voir

l‟influence de la philosophie grecque sur l‟Occident actuel et son héritage. La

comparaison sera déployée selon quatre grands thèmes : le rôle du beau dans l‟amour,

ἔρως comme intermédiaire, l‟amour comme folie divine, l‟amour comme méthode

éducative. Nous commencerons par exposer les mœurs en Grèce antique, pour

présenter adéquatement la position de Platon. Nous nous demanderons ensuite les

causes pouvant expliquer l‟apparition de la théorie platonicienne de l‟amour chez

Disney. Nous présenterons par la même occasion les contes qui ont inspiré Disney et

qui peuvent parfois avoir des racines platoniciennes. Finalement, nous comparerons les

films de Disney avec la pensée de Platon au sujet de l‟amour.

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Abstract

This paper presents the existing correlations between the concept of platonic love and

the love displayed in Walt Disney's animated movies. Disney being one of the biggest

media in Occident, if not in the world, finding Plato's theory in Disney movies means

seeing the traces of Greek philosophy in today‟s occidental world, and its heritage. We

will ask ourselves why there is an existing relationship between Plato‟s theory and

Disney. The comparison will be made around four themes: the role of beauty in love,

ἔρως as intermediary, love as divine foolishness, love as educational method. We will

first expose the customs of ancient Greece in order to present adequately Plato‟s

position. We will present the fairy tales that inspired Disney, which sometimes find

their origin in Platonism. Finally, we will compare Disney movies with Plato‟s

reflections about love.

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Table des matières Résumé .................................................................................................................................. iii Abstract ................................................................................................................................... v Table des matières ............................................................................................................... vii Avant-Propos ...................................................................................................................... xiii Introduction ............................................................................................................................. 1

Chapitre I Théorie platonicienne de l‟amour ........................................................................ 11 Mœurs amoureuses à l‟époque de Platon ......................................................................... 11 Le rôle du beau dans l‟amour ........................................................................................... 23

ἔρως comme intermédiaire ............................................................................................... 37 L‟amour comme folie divine ............................................................................................ 48 L‟amour comme méthode éducative ................................................................................. 55

Chapitre II Antécédents littéraires des films de Disney ....................................................... 61 Pourquoi les mythes, pourquoi les contes ? ...................................................................... 61 Quelques auteurs repris par Disney, leur perception du conte de fées et la façon dont ils

sont repris .......................................................................................................................... 65 L‟origine de La Belle et la Bête : conte repris par Disney ................................................ 78

Chapitre III Présentation de l‟amour disneyen et comparaison avec l‟amour platonicien ... 93

Le rôle du beau dans l‟amour ........................................................................................... 94 ἔρως comme intermédiaire ............................................................................................. 112

L‟amour comme folie divine .......................................................................................... 128

L‟amour comme méthode éducative ............................................................................... 139

Conclusion .......................................................................................................................... 155 Médiagraphie ...................................................................................................................... 161

Filmographie ................................................................................................................... 161 Bibliographie .................................................................................................................. 161

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À ma mère, Lyne Parent, qui combat son

troisième cancer. Pour qu‟elle sache que sa

force est pour moi un exemple, que cette

réussite soit aussi la sienne.

À mon directeur, Claude Lafleur, ainsi qu‟à

sa collaboratrice Joanne Carrier, qui se sont

dévoués au-delà de toute mesure pour

m‟assister dans la rédaction de ce mémoire.

À mon codirecteur, Jean-Marc Narbonne,

dont l‟aide m‟a permis de belles prises de

conscience.

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If you think philosophy is irrelevant to your

daily life, think again (Robert Charles

Sproul)1

1 Cette phrase est écrite à l‟endos du livre de Robert Charles SPROUL, The Consequences of Ideas :

Understanding the Concepts that Shaped Our World, Wheaton, Good news publishers (coll. « Crossway

Books »), 2000, 224 p.

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Avant-Propos

Pourquoi rédiger un tel mémoire ? Ne serait-ce que pour que l‟on se pose cette

question. Maintenant, des études supérieures universitaires ont porté sur ce sujet et ce

dernier a été accepté par l‟institution d‟enseignement. Il pourrait donc s‟agir de quelque

chose de sérieux et non d‟une grande blague de 160 pages.

Par conséquent, ce mémoire remet en question ce que sont des études supérieures

et ce qu‟est la philosophie. Ne vous inquiétez pas, cependant. Cette remise en question

n‟est pas du tout une mise à zéro, un ébranlement de ce qui est déjà philosophique ou

encore une quelconque forme de nihilisme ou de scepticisme face au savoir actuel.

En fait, ce n‟est qu‟une nouvelle positive. Comme le dit Le Roi Lion : « Tu auras

tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir2 ». Le domaine du savoir est encore

plus grand que celui que l‟on imagine et l‟interrogation s‟amorce à travers le quotidien, dès

l‟enfance.

La vraie philosophie est d‟abord un questionnement sur l‟existence et l‟existence

prend racine dans le quotidien, qui fleurit à son tour dans la vie intellectuelle. L‟exclusion

de l‟une ou l‟autre part de cette réalité serait non seulement impertinente, mais aussi fort

triste.

Le vrai philosophe est celui qui s‟émerveille et qui se pose simplement la question

« Pourquoi ? ». L‟enfant est subséquemment le philosophe par excellence et ce qui le

concerne ne doit surtout pas être exclu des considérations philosophiques du milieu

universitaire.

Ce mémoire n‟étant évidemment pas si traditionnel, il ne s‟avère pas non plus être

particulièrement innovateur. Il n‟est qu‟un pas de plus dans une direction déjà visitée.

Disney lui-même cachait dans ses films bien plus d‟intelligence qu‟il n‟en paraît.

Ce qui est dit ici n‟est pas une autre forme de théorie du complot concernant le

célèbre producteur de films. Il y en a bien assez sur le sujet et nous n‟avons pas souhaité

2 Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1.

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passer des années de vie à démolir un auteur qui, par ailleurs, a travaillé durement et

efficacement pour fonder quelque chose de très beau.

En fait, Disney cachait de l‟intelligence dans ses œuvres en faisant des recherches

artistiques approfondies, en mettant une grande richesse intellectuelle au cœur de la

simplicité des films pour enfants. Il voulait créer le meilleur de ce qui existe de la manière

la plus humble et originale. Car, si Walt Disney était un homme de culture, assoiffé de

connaissances, il était beaucoup plus réticent à l‟idée de l‟afficher ouvertement. Nous

aborderons ce sujet plus amplement dans le chapitre II.

Vous remarquerez une assez importante disparité entre les sections. Il y a en effet un

bon équilibre entre le nombre de pages du chapitre I et le nombre de pages du chapitre III,

néanmoins le second chapitre est significativement plus court que les autres. Il ne s‟agit pas

d‟un hasard.

Le titre de ce mémoire est L‟actualisation de la pensée amoureuse platonicienne

dans les films d‟animation de Disney. Dans un premier temps, il faut bien poser ce qu‟est la

pensée de Platon au sujet de l‟amour. C‟est le sujet du premier chapitre. L‟actualisation de

cette pensée n‟est étudiée que dans le troisième chapitre. Ainsi, le travail central du

mémoire, c‟est la pensée de Platon et son actualisation chez Disney.

Pourquoi donc avoir fait ce chapitre entre les deux autres ? La réponse est simple :

pour ce qui concerne l‟entre-deux. Qu‟y a-t-il eu d‟intéressant entre Platon et Disney qu‟il

soit pertinent d‟amener à notre attention ? Quels sont les liens, mais aussi les différences

résidant entre les mythes et les contes ? Surtout, pourquoi percevons-nous un lien ou

pourquoi existe-t-il un lien effectif entre la théorie amoureuse de Platon et les films de

Disney ? Le lien existant entre Platon et Disney est-il évident ? Vous pourrez en juger par

vous-mêmes, toutefois il est à tout le moins visible lorsqu‟on le met en évidence.

Nous nous concentrerons au cours de ce mémoire à montrer plus amplement ce qui

motive une comparaison entre Disney et Platon, mais avant de commencer, glissons-en un

mot malgré tout, question d‟introduire le sujet. L‟éloignement, la capacité de transmission

et la grandeur de chacun constituent déjà de bons motifs. Parmi les hypothèses expliquant

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pourquoi nous voyons des liens entre les deux, il y a celle d‟une transmission graduelle par

voie orale ou écrite.

Considérant cette hypothèse, établir une relation entre Disney et un philosophe

moderne ne nous permettrait pas d‟étudier l‟hypothèse d‟un long voyage d‟idées, de

réflexions. Si nous avions choisi, par exemple, le philosophe Jean-Jacques Rousseau pour

le comparer à Disney, puisque seulement quelques siècles nous éloignent de lui, nous ne

pourrions pas savoir s‟il est possible de remonter davantage dans le temps pour voir la

corrélation avec des pensées plus anciennes. Il est plus facile cependant de croire qu‟il y

aurait un lien entre Disney et Rousseau qu‟entre Disney et Platon en raison de la plus

grande proximité temporelle existant dans le premier cas.

L‟important éloignement temporel est un critère déterminant. Avec Platon, nous

faisons une grande confiance au temps, nous laissons la possibilité d‟usure à son

paroxysme. La comparaison entre Disney et Platon et l‟éventualité d‟un tel type de

transmission nous font imaginer un voyage de plus de deux millénaires et ouvrent les portes

de la transmission à tout ce qui se situe entre les deux en termes temporels.

Pour ce qui est de la transmission et de la grandeur, la réputation de Platon n‟est

plus à faire et nous l‟aborderons ultérieurement, pourtant en quoi Disney possède-t-il une

quelconque forme de grandeur ? En quoi serait-il un outil pertinent de transmission

philosophique ?

C‟est vrai, après tout. N‟est-ce pas ridicule de croire que la télévision nous transmet

des idées et que nous y sommes particulièrement perméables durant l‟enfance ?

Complètement incongru ! Cependant, si une telle hypothèse osait nous traverser l‟esprit,

quelle cible serait meilleure, pour étudier la question, que Walt Disney ?

Présent depuis près d‟un siècle dans une industrie qui est à peine plus ancienne,

internationalement reconnu, particulièrement en Occident, il n‟y a pas de plus grand nom

que Walt Disney dans le domaine du cinéma pour enfants, voire dans celui du cinéma dans

son ensemble.

Selon quel courant de pensée travaillerons-nous ? Ce mémoire s‟inspire de plusieurs

perspectives philosophiques, cependant il le fait librement et ne s‟attache pas

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particulièrement à l‟une d‟entre elles comme point de référence pour la totalité du travail de

rédaction.

À qui s‟adresse ce mémoire ? D‟abord, il s‟agit d‟un travail universitaire et il

s‟adresse surtout aux intellectuels du milieu, par contre son langage est, dans la majorité

des cas, accessible et l‟œuvre pourrait généralement être lue sans trop de difficulté par toute

personne intéressée.

Ce mémoire commencera alors avec un chapitre présentant la théorie platonicienne

de l‟amour. Pour ce faire, il y aura une petite introduction annexée au chapitre concernant

les mœurs amoureuses à l‟époque de la Grèce antique.

Nous sommes très loin de Platon, autant dans l‟espace que dans le temps. Nous

situer un peu sur ce qui se passait autour de cet auteur concernant le sujet qu‟il aborde,

surtout pour ce qui a trait à un sujet aussi pratique, visible dans la vie de tous les jours, est

une étape fondamentale pour bien comprendre la théorie de Platon lui-même.

La théorie platonicienne de l‟amour sera présentée dans le cadre de quatre volets qui

la circonscrivent bien : le rôle du beau dans l‟amour ; ἔρως comme intermédiaire ; l‟amour

comme folie divine ; et finalement l‟amour comme méthode éducative. Chacune de ces

sections abordera plusieurs points différents en lien avec le thème principal.

La seconde section, comme nous l‟avons dit un peu plus tôt, touchera à ce qu‟il y a

entre Platon et Disney, principalement en termes bibliographiques. Elle abordera les

antécédents littéraires des films de Disney, se questionnera sur le pourquoi des mythes et

des contes et en dernier lieu parlera de quelques auteurs repris par Disney, de leur

perception du conte de fées et de la façon dont ils sont repris par celui-ci.

Le dernier chapitre fera le parallèle entre la théorie platonicienne de l‟amour et les

films de Disney et, pour ce faire, il emploiera une division quadripartite identique à celle du

premier chapitre. Il abordera un par un les mêmes thèmes et sous-thèmes dans le but

d‟établir une relation entre eux.

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Introduction

L‟intérêt d‟une comparaison telle que celle que nous vous proposons dans ce

mémoire n‟est pas essentiellement dans l‟observation des similitudes existant entre Platon

et Disney, mais surtout dans les questionnements qu‟un tel rapprochement soulève, dans la

question : Pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi arrivons-nous si facilement à voir autant

d‟éléments de réflexion datant de 2500 ans dans un produit artistique contemporain ?

Tout le sens de ce mémoire, tout ce qui le rend intrigant réside dans cette unique

question : Pourquoi ? Nous ne pourrons malheureusement pas trancher scientifiquement sur

ce point, toutefois, en raison de son importance, il est impératif d‟en observer les réponses

potentielles.

Tout d‟abord, peut-être que toutes ces similitudes ne sont que le fruit du hasard, un

hasard qui tombe bien, comme c‟est parfois le cas des gagnants de loterie. Oui, la théorie de

Platon et les films de Disney ont plusieurs points communs. Pourtant il se peut qu‟il n‟y ait

aucune raison qui justifie ce rapprochement.

Le postulat le plus faible (que nous devons envisager au même titre que les autres)

serait que l‟auteure de ce mémoire et ceux qui abonderont en son sens soient portés à faire

des liens là où il n‟y en a pas spécialement et que les relations que nous voyons n‟aient rien

de surprenant, voire que Disney et Platon n‟aient en réalité pas de similitudes significatives.

Il n‟y aurait, dans ce cas, pas plus de relation entre Platon et Disney qu‟il n‟y en a

entre deux éléments totalement disparates. La seule raison de l‟existence d‟un mémoire qui

traite d‟une corrélation entre la philosophie de Platon et la réflexion présente dans les films

de Disney serait, le cas échéant, le produit de notre trop vive imagination.

Nous pourrions aussi émettre l‟hypothèse que Disney connaissait Platon. D‟ailleurs,

s‟il ne s‟agit pas de Disney personnellement, il suffirait que un ou plusieurs de ses

employés permanents l‟ait connu.

Il se peut que les théories de ce grand philosophe leur aient plu et qu‟ils aient pour

cette raison décidé d‟inclure des réflexions platoniciennes au sein de leur production

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cinématographique. Disney est d‟ailleurs reconnu pour transmettre la culture savante au

peuple.

On peut aisément constater cette réputation disneyenne dans le film Fantasia, où le

dessin animé joue sur l‟air des plus grandes musiques classiques : « Composé de plusieurs

séquences illustrant et tentant chacune de populariser une œuvre de la musique classique ou

contemporaine, Fantasia est l‟une des rares occasions de faire apparaître Mickey dans un

long métrage3 ». Cependant, si ce trait est plus facilement remarquable dans Fantasia,

l‟ensemble de l‟œuvre disneyenne passe par ce processus artistique caractéristique :

La réussite exceptionnelle de Walt Disney et son souci de plaire au plus grand nombre

l‟ont rapidement classé parmi les représentants de la culture de masse, faisant presque

complètement disparaître la passionnante genèse artistique de son œuvre. Or les films de

Walt Disney illustrent à merveille un processus de création populaire alimenté pour une

bonne part par une culture plus savante. Ce mélange de sources en apparence

contradictoires, mené sans complexe et avec une désinvolture proprement américaine

par Disney, devient grâce à lui une forme d‟expression unique, étonnant recyclage

d‟images qui acquièrent ainsi une audience universelle4.

Les films de Disney, que l‟on prend parfois à tort pour d‟anodines histoires d‟enfant

sans intérêt, sont non seulement des œuvres d‟art, elles proviennent au surplus de grandes

études qui s‟inspirent volontairement de courants artistiques qui l‟ont précédé. Certains de

ces dessins animés, comme la Belle au bois dormant ou Bambi, sont une série de peintures

magnifiques :

Plus de cent ans après sa naissance en 1901, Walt Disney mérite largement de figurer au

panthéon des grands artistes du XXe siècle. Car il faut bien parler d‟art à propos de Walt

Disney. Que dire d‟autre d‟un homme dont la curiosité sans borne le fait puiser ses

sources aussi bien dans le cinéma expressionniste allemand que dans la peinture

romantique ou préraphaélite, pour en tirer une forme d‟expression inédite, universelle,

éminemment populaire et pourtant nourrie de culture raffinée5.

Disney, qui ne laissait jamais rien au hasard, n‟engageait que les meilleurs artistes pour

exécuter de grands projets effectués avec minutie, allant jusqu‟à engager Salvador Dali

dans un projet, Destino, qui a finalement avorté. Ces deux géants se vouaient mutuellement

un très grand respect, toutefois leurs styles respectifs s‟avéraient difficilement compatibles.

Ainsi, nous voyons que Disney, loin d‟être un banal raconteur d‟histoires, était un artiste

solidement ancré d‟un point de vue culturel.

3 WALT DISNEY COMPANY, Il était une fois Walt Disney : aux sources de l‟art des studios Disney, Montréal,

Musée des beaux-arts de Montréal, 2006, p. 15. 4 Ibid., p. 4-5.

5 Pierre LAMBERT, Walt Disney : L‟âge d‟or, Rozay-en-Brie, Démons et merveilles, 2006, p. 11.

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Si nous retournons à nos hypothèses, il se peut aussi que Walt Disney ou ses

collaborateurs aient connu Platon, qu‟ils n‟aient eu aucune intention d‟inclure la pensée de

cet auteur dans leur œuvre, mais qu‟ils l‟aient malgré tout fait inconsciemment. Nous

transmettons ce que nous apprenons, et même lorsque nous croyons avoir une idée

originale, elle est souvent teintée d‟influences et d‟apprentissages que d‟autres nous ont

fournis.

Il ne semble pas y avoir dans la littérature disneyenne de mention d‟un intérêt

particulier de Walt Disney pour Platon, ni de spécialistes qu‟il ait engagés et qui s‟y

intéressaient particulièrement (et qui auraient œuvré à la réalisation de nombreux films).

Il faut cependant admettre qu‟il s‟agit d‟un large champ d‟investigation.

Effectivement, nous avons en principe la possibilité d‟être informés de l‟intérêt de Disney

et de ses collaborateurs pour Platon si un tel intérêt a existé, par contre il est beaucoup plus

difficile, voire impossible, de s‟assurer qu‟aucun des employés ayant eu un impact

significatif sur les films de Disney ne s‟est intéressé à Platon.

Il serait d‟ailleurs très téméraire d‟affirmer qu‟aucun des artistes (souvent très

cultivés) qu‟a engagés Disney n‟a lu Platon. Cette situation serait bien peu probable,

considérant l‟importance du rôle de ce philosophe au niveau culturel.

Nous devons envisager l‟éventualité que la similitude entre ces deux pensées soit le

fruit d‟une expression de la vérité. En effet, si, par exemple, plusieurs chercheurs en chimie

arrivent à des résultats identiques dans une expérience en laboratoire, il est probable que

cette réponse soit la bonne. Peut-on prétendre en dire autant en philosophie ?

Dans une perspective plus psychanalytique, nous pouvons faire l‟hypothèse que,

sans être nécessairement l‟expression de la vérité pure et idéelle, cette communauté

réflexive entre Platon et Disney est la démonstration d‟un schème de pensées commun à

tout être humain indépendamment de sa culture.

Ce phénomène, Jung l‟a appelé l‟inconscient collectif. L‟humanité a en commun, en

dehors d‟une culture et d‟un temps déterminés, un schème inconscient, des idées, ainsi que

des images poétiques qui sont communes à tous, qui sont collectives. Les coïncidences

entre Platon et Disney s‟expliqueraient ainsi par le fait que les hommes pensent et ont un

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vécu imaginatif partagé, qui leur permet d‟arriver naturellement à ces conclusions par

rapport à l‟amour.

Dans son livre L‟interprétation des contes de fées, qui est en fait la version écrite

d‟une série de cours donnés à l‟Institut C.G. Jung de Zurich, Marie-Louise Von Franz

affirme ceci :

Les contes de fées expriment de façon extrêmement sobre et directe les processus

psychiques de l‟inconscient collectif. C‟est pourquoi leur valeur est supérieure à celle

d‟autres matériaux pour ce qui est de son investigation scientifique6.

Pourquoi avoir choisi le cinéma de Disney pour ce mémoire ? Pourquoi ne pas avoir

comparé de la philosophie avec de la philosophie ? Pourquoi pas avec un autre médium de

transmission ? Selon ce que nous dit Von Franz dans la citation ci-haut, simplement parce

qu‟aucun autre médium que le conte ne l‟aurait égalé.

La réputation de Von Franz n‟est plus à faire. Elle a travaillé en collaboration avec

Jung pendant près de trois décennies et est considérée comme l‟une des plus grandes

spécialistes des contes de fées à travers le monde.

Cette théorie psychanalytique jungienne se rapproche énormément de l‟analyse plus

phénoménologique que fait Kant dans la section de sa Critique de la faculté de juger

réservée à la dialectique de la faculté de juger téléologique. Selon cet écrit, le principe de

finalité (Dieu), ainsi que tout ce qui est transcendant, suprasensible, bien que nécessaire à la

réflexion humaine, n‟a aucun statut objectif. Les pensées métaphysiques, dépassant le cadre

de l‟expérience, sont subjectives, c‟est-à-dire qu‟elles sont des constituants de la pensée

humaine en général, du sujet.

Or, je dis que la théologie physique, si loin qu‟elle puisse être poussée, ne peut pourtant

rien nous révéler quant à une fin finale de la création ; car elle n‟accède même pas à la

question qui porte sur une telle fin. Ainsi peut-elle certes justifier le concept d‟une cause

intelligente du monde en tant que concept, qui, subjectivement, est seul approprié à la

constitution de notre pouvoir de connaître quand il s‟agit de la possibilité des choses que

nous pouvons nous rendre compréhensibles selon des fins, mais elle ne peut davantage

déterminer ce concept, ni du point de vue théorique ni du point de vue pratique7.

6 Marie-Louise VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, texte traduit par François TAILLANDIER,

Paris, Fontaine de Pierre, 1980, p. 9. 7 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, texte traduit par Alain RENAULT, Paris, GF Flammarion,

1995, p. 435.

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L‟homme a besoin de penser Dieu et la finalité, néanmoins la finalité n‟est pas forcément

dans le monde de manière objective. Dieu pourrait ne pas exister, comme il pourrait exister,

nous ne pouvons pas selon Kant nous en assurer rationnellement, toutefois nous savons

qu‟il existe en tant que concept dans l‟esprit humain.

Peut-être en est-il de même pour la relation existant entre Platon et Disney. Elle

existe à cause de la façon dont procède l‟esprit humain et en raison de son existence

subjective. Ce qui fait l‟essentiel de la différence entre l‟approche jungienne et l‟approche

kantienne dans le cas qui nous occupe est l‟ouverture à l‟objectivité. Bien sûr, à l‟instar de

Jung, il s‟agit de quelque chose de subjectif. Toutefois, cela pourrait aussi être objectif

(sauf que nous n‟avons aucun moyen de le savoir).

Une autre possibilité serait que nous héritions, en tant que société, de réflexions

provenant du passé. De génération en génération, les conceptions des anciens se sont

partiellement transmises en se modifiant. Les grands penseurs ont influencé des masses de

gens, qui ont eu à leur tour une grande influence sur les idées de leurs successeurs. Ce qu‟a

dit un philosophe il y a de cela des siècles a influencé l‟opinion de son temps et s‟est

transformé pour être toujours présent aujourd‟hui dans nos propres affirmations.

Alexis de Tocqueville illustre très bien ce concept lorsque, dans le deuxième tome

de son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, il dit des Américains qu‟ils sont

tous cartésiens sans jamais avoir lu Descartes, qu‟ils appliquent les principes et adhèrent

aux idées cartésiennes sans les avoir étudiées :

L‟Amérique est donc l‟un des pays du monde où l‟on étudie le moins et où l‟on suit le

mieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit pas surprendre. Les Américains ne lisent

point les ouvrages de Descartes, parce que leur état social les détourne des études

spéculatives, et ils suivent ses maximes parce que ce même état social dispose

naturellement leur esprit à les adopter8.

D‟ailleurs, Tocqueville a fait un portrait de société et a prévu avec une exactitude

surprenante ce que l‟Amérique deviendrait, ce qui, sans admettre qu‟une culture se base sur

son passé pour forger son avenir (autant au niveau réflexif qu‟au niveau physique),

s‟avérerait logiquement impossible.

8 Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome II, texte établi par Eduardo NOLLA, Paris,

Librairie philosophique J. Vrin, 1990, p. 14.

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L‟allégorie de la caverne de Platon est aussi une image de ces influences. Cette

histoire, comme son nom l‟indique, se déroule dans une « sorte d‟habitation souterraine en

forme de caverne9 ». Au fond de celle-ci, des gens enchaînés depuis leur enfance ne

peuvent même pas tourner la tête pour voir derrière eux. Tout ce qu‟ils voient, c‟est le mur

de la caverne, en face d‟eux.

Un peu plus loin et plus haut derrière eux, il y a un muret. Des gens derrière le

muret agitent des figurines au-dessus de celui-ci. Un peu plus loin encore derrière le muret,

il y a un feu. En raison de ce feu qui éclaire les figurines que montrent les personnes

derrière le muret, les individus qui sont enchaînés voient l‟ombre des figurines au mur. Ces

gens croient qu‟il s‟agit là de la réalité, puisqu‟il s‟agit de la seule chose qu‟ils ont connue :

Le citoyen assis au fond de la caverne reçoit par son éducation civique toute sa

conception de la réalité à la lumière de ce feu, sans jamais en soupçonner l‟existence : il

a le dos au feu depuis son enfance et ne voit que les ombres qu‟il projette. Cet homme

est né dans le monde, mais sans vraiment le connaître, car il est vite soumis aux

interprétations qu‟en font ses aînés : il s‟éduque, mais au moyen de l‟opinion commune

qui le rend prisonnier des ombres au fond de la caverne10

.

Platon émet l‟hypothèse que l‟on détache un prisonnier et qu‟on le force à se retourner. Il

souffrira de la lumière du feu et ne verra pas clair. Non seulement il ne pourra pas voir les

ombres qu‟il percevait clairement auparavant, il ne verra pas davantage le feu ou les

marionnettistes.

On lui fera continuer son ascension jusqu‟à ce qu‟il sorte de la caverne. Il sera

indigné de se faire tirer à l‟extérieur de la sorte et plus il s‟approchera du soleil et du monde

extérieur, plus il souffrira et plus sa vision sera brouillée. « Et lorsqu‟il arriverait à la

lumière, les yeux éblouis par l‟éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu‟une seule

des choses qu‟à présent on lui dirait être vraies ?11

».

Platon présente alors, sous cette image sensorielle qu‟est l‟allégorie de la caverne,

un cheminement semblable à celui présent dans le Banquet12

(que nous étudierons

9 PLATON, République, livre VII, 514a, trad. George LEROUX, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la

direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1679. 10

Edmond GENDRON, « “L‟allégorie de la caverne” : République en petit », Laval théologique et

philosophique, volume 41, numéro 3, octobre 1985, p. 329-343, p. 336. 11

PLATON, République, livre VII, 516a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1680. 12

PLATON, Banquet, 210b-c, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 144.

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7

ultérieurement), celui de l‟amant qui part de la beauté chez un jeune homme dont il est

amoureux pour monter jusqu‟au beau en soi :

Je crois bien qu‟il aurait besoin de s‟habituer, s‟il doit en venir à voir les choses d‟en

haut. Il distinguerait d‟abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les

images des hommes et des autres êtres qui s‟y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-

mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se

trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres

et de la lune, qu‟il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière13

.

Après tout ce travail d‟ajustement de la vue, celui qui était prisonnier sera enfin libéré,

parce qu‟il était captif de sa vision étroite et il n‟est plus condamné à ne distinguer que les

choses obscures. Il peut désormais voir les plus claires :

Alors, je pense que c‟est seulement au terme de cela qu‟il serait enfin capable de

discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux, ou dans un lieu qui lui

est étranger, mais lui-même et en lui-même, dans son espace propre et de le contempler

tel qu‟il est14

.

Pour clore l‟allégorie, Platon dit que le prisonnier libéré, pensant à ses anciens

compagnons, serait triste pour eux et qu‟il retournerait pour les délivrer. Cependant, n‟étant

plus habitué à la lumière, il ne distinguerait plus les ombres et ses amis croiraient qu‟il a eu

les yeux gâtés par son aventure. S‟il essayait de les libérer, ceux-ci iraient jusqu‟à le tuer

pour l‟en empêcher. Cette situation n‟est pas sans rappeler la mort de Socrate, qui essayait

lui aussi, par ses questions, de libérer ses compatriotes de leur prison spirituelle.

Revenons à l‟intérieur de la caverne pour terminer notre analyse d‟un point de vue

symbolique. Entre le muret et le feu, de grands penseurs (ceux qui tiennent de petites

figurines) communiquent leur vision de la réalité au peuple. Pour ce faire, l‟ombre des

marionnettes qu‟ils tiennent est projetée sur le mur au fond de la grotte.

Collectivement, les gens ne voient dans leur vie que les ombres d‟une certaine

perception de la réalité, transmises par quelques figures éminentes et croient qu‟il s‟agit là

de la réalité : « Finalement, l‟ombre n‟est pas tant l‟ombre d‟un objet que l‟ombre d‟une

connaissance15

».

13

PLATON, République, livre VII, 516a-b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1680-1681. 14

Ibid., livre VII, 516b, p. 1681. 15

Franck FISCHER, « La nature formelle du symbolisme dans la caverne : (République VII) », Laval

théologique et philosophique, volume 59, numéro 1, février 2003, p. 35-67, p. 49.

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La réalité n‟est pas dans la grotte, puisque même les figurines que tiennent ceux qui

influencent la société sont des images d‟une réalité extérieure, et ce que voient les gens au

fond de la grotte est une pâle image de l‟imitation de la réalité.

Si l‟on partait de cette hypothèse, nous dirions que la pensée de Platon a voyagé et

s‟est transformée à travers l‟histoire. Ces transformations et les traces de son influence sont

particulièrement visibles en art, dont le contenu moins raisonné pourrait être plus

facilement influençable par les tendances : « Un autre individu est impliqué dans ce

tableau : Platon tire les ficelles de toutes ces marionnettes. Socrate est redescendu dans la

caverne projeter des ombres pour les prisonniers16

».

Ce serait en raison de ce périple des Idées de Platon que la pensée amoureuse

platonicienne serait visible aujourd‟hui dans les films d‟animation de Disney. Platon serait,

dans ce scénario, le marionnettiste :

Le marionnettiste est celui qui influence un homme à dire « je crois » en insistant sur le

« je ». Autrement dit, c‟est parce qu‟il y a des hommes qui ont réfléchi pour dire que tout

n‟est qu‟opinion que d‟autres, les prisonniers, peuvent le penser sans y avoir réfléchi17

.

Dans l‟exemple qui précède, le « je crois » est l‟idée du relativisme. Les marionnettistes

sont ensuite les philosophes fondateurs du relativisme, ceux qui y ont réfléchi

rationnellement alors qu‟il n‟était pas encore un phénomène de société, ceux qui font que

les gens pensent dans une dynamique relativiste aujourd‟hui sans avoir préalablement

besoin de réfléchir.

Sous ce regard, Platon serait un marionnettiste, car il serait un grand penseur à

l‟origine de bien des opinions du monde occidental, et son influence se ferait sentir aussi à

l‟heure actuelle. On pourrait donc voir ses idées passer sous la forme doxique dans les

dessins animés de Disney.

Si la pensée de Platon est présente chez Disney, alors elle est présente chez toutes

les générations, sinon du monde entier, du moins de la culture occidentale : « Nous avons

16

GENDRON, « “L‟allégorie de la caverne” : République en petit », p. 335. 17 Paul-Émile BOULET et Nicolas MATTE, « L'Allégorie de la Caverne : L'origine de la faiblesse de notre

savoir », Phares, vol 2, automne 2001, p. 73-89, p. 82.

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presque tous découvert le cinéma lors de notre enfance, en assistant à la projection sur

grand écran d‟un dessin animé de Walt Disney18

».

La réponse que nous ne possédons pas actuellement, et que nous ne pourrons sans

doute jamais posséder, est celle de savoir laquelle, ou lesquelles, de ces hypothèses

permet(tent) de comprendre la similitude entre Platon et Disney. En fait, nous ne pouvons

pas minimalement savoir si la réponse figure parmi ces possibilités ou s‟il s‟agit encore

d‟une autre explication qui ne nous est pas venue à l‟esprit.

L‟essentiel dans ce mémoire est de saisir le poids de notre mystère. Quelle que soit

la réponse, nous faisons face à quelque chose de très important pour l‟humanité. Si le

lecteur ne fait que ressentir le vertige, la boule au ventre qui lui permet de saisir la nature

fondamentale de ce mystère, il aura sans doute compris beaucoup plus que s‟il intellige les

liens établis entre les doctrines dans cette étude, parce qu‟il s‟agit là de l‟objet du mémoire :

montrer qu‟il y a entre Platon et Disney, entre hier et aujourd‟hui, entre ailleurs et ici, un

lien secret, invisible et insaisissable.

18

LAMBERT, Walt Disney : L‟âge d‟or, p. 13.

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Chapitre I Théorie platonicienne de l’amour

Mœurs amoureuses à l‟époque de Platon

Les premières et les plus importantes barrières que l‟on rencontre lorsque l‟on

aborde la pensée amoureuse de Platon sont en général le fruit d‟un manque de

compréhension du contexte culturel de son époque.

Avec notre regard forcément moderne, on peut, en effet, ne pas savoir discerner ce

qui tient de l‟innovation et ce qui tient de l‟héritage du philosophe, et conséquemment

accorder une importance démesurée à un propos qui ne provient pas d‟une réflexion

profonde de la part de l‟auteur, mais des pensées automatisées par le milieu de vie.

Inversement, il est facile de ne pas voir combien il a fallu de réflexion à un penseur

pour dire une phrase qui nous paraîtrait banale en raison de notre culture. De la même

façon, en n‟étant pas familier au contexte, le lecteur observera selon son propre regard,

portera des jugements modernes sur l‟emploi de mots ou sur des conditions qui étaient

vécues d‟une manière toute différente et il devient impossible pour lui de saisir ce que

souhaite dire l‟auteur.

Finalement, il arrive aussi fréquemment que le lecteur ait entendu quelques rumeurs

sur l‟époque et se base sur ces dernières pour faire ses lectures, cependant il manque ainsi

de nombreuses nuances et mises en situation pour que les choses soient comprises telles

que son écrivain souhaitait les exprimer. Pour toutes ces raisons, il est capital de présenter

en quelques pages à la fois les pratiques amoureuses, mais surtout le vécu émotionnel dans

lequel baignait Platon.

La plus commune des unions (dans la majorité des cultures et des époques, celle qui

nous intéresse ne faisant pas exception) est le mariage. À Athènes, l‟amour et le mariage ne

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12

vont pratiquement jamais de pair19

: « La seule raison de se marier, c‟est le désir d‟avoir des

enfants, ou plutôt […] un fils unique qui nourrira son père devenu vieux et recueillera son

héritage20

».

Le mari qui est infidèle à sa femme ne pose par cet acte aucun problème et entre

dans la normalité. Par contre, la femme qui trompe son mari compromet la descendance de

celui-ci et la pureté raciale de la cité.

La majorité des ouvrages traitant des mœurs amoureuses de cette époque décrivent

l‟épouse comme n‟étant habituellement pas l‟amoureuse, ni celle qui suscite les passions,

mais plutôt celle qui éduque les enfants, qui fait les tâches domestiques et qui dirige les

esclaves. Elle est confinée dans le gynécée, une partie de la maison réservée aux femmes et

aux enfants en bas âge. À cet endroit, elle a beaucoup de contrôle, cependant elle n‟a pas

accès au monde extérieur.

Quillien et Flacelière attribuent cette citation à Ménandre, pour justifier la situation

malheureuse de la femme mariée en Grèce antique : « Une honnête femme, dira Ménandre,

doit rester chez elle ; la rue est pour la femme de rien21

» et Quillien surenchérit en

exposant les causes de l‟absence d‟éducation de ces femmes : « Enseigner à une femme à

lire et à écrire ? Quelle terrible erreur ! Autant nourrir d‟un nouveau venin un horrible

serpent22

».

Que cette citation provienne ou non véritablement de Ménandre, il n‟en reste pas

moins que ceux qui l‟ont choisie pour représenter la perception de Ménandre n‟offrent pas

un échantillon représentatif de ce que ce dernier dit de ces dames à travers ses pièces de

théâtre. Ces dernières sont en réalité aussi et d‟abord empreintes de beaucoup de douceur

pour la femme et pour l‟épouse :

J‟ai vu une jeune fille en ce lieu, j‟en suis amoureux […] Si je viens ici, ce n‟est pas

pour la trouver : je veux voir son père. Car, libre de naissance, ayant assez de bien pour

19 Cf., Véronique LESUEUR et Dominique MARNY, Une histoire de l‟amour, Paris, Le Pré aux Clercs, 2001, p.

38. 20

Robert FLACELIERE, L‟amour en Grèce, Paris, Hachette, 1971, p. 102-103. 21

FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 119. 22

Philippe-Jean QUILLIEN, Mœurs de la Grèce Antique : 1.5. La maman, [en ligne].

http://www.infologisme.com/fr/article.php ?AIndex=11#1.2, [site consulté le 7 novembre 2011].

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13

vivre, je suis prêt à la prendre sans dot, en m‟engageant en outre à la chérir toujours […]

Voilà où j‟en suis : mourir sur l‟heure ou vivre avec la jeune fille23

.

En tant qu‟observateurs modernes, nous serions tentés d‟attribuer, par exemple, une

intention malveillante dans le fait de ne pas permettre à la femme de sortir seule hors de la

maison. Toutefois, Ménandre le présente dans l‟une de ses pièces comme un acte de

protection : « Quant à toi, Cnémon, puissent tous les dieux, misérable, te faire périr de male

mort ! Une jeune fille innocente, tu la laisses seule à l‟abandon, sans veiller aucunement sur

elle, comme il aurait convenu24

». Ne pas laisser une femme sortir seule en Grèce antique

ne serait donc pas un signe de mépris, mais une marque de respect et d‟attention à l‟endroit

de celle-ci.

Plusieurs ouvrages consultés, qu‟il s‟agisse de celui de Marny et Lesueur, du texte

de Quillien, du livre de Mazel et encore d‟autres publications sur le sujet, pointent

ordinairement vers une certaine forme de mauvaise perception de la femme en Grèce

antique. Cela va de l‟idée que l‟époque de Platon aurait été plus misogyne, avec malgré tout

une belle période romantique pour ces dames dans les derniers siècles de l‟Antiquité,

jusqu‟à une interprétation draconienne dépeignant une condition féminine exécrable et

généralisée.

Visiblement, un consensus existe sur le fait qu‟il y avait quelque chose, au moins à

l‟époque de Platon et pour un bon nombre de Grecs, qui fait que l‟on parle négativement

aujourd‟hui de la situation de la femme à l‟époque. Le degré, ainsi que ce qui dépend

simplement de notre interprétation culturelle des faits, reste beaucoup plus difficile à

évaluer.

Lorsque nous dénombrons les formes de relations amoureuses existant en Grèce

antique, nous ne devons surtout pas oublier la prostitution. Beaucoup répondront que la

prostitution n‟est pas une relation amoureuse. Il faut effectivement accorder au terme un

sens très large pour admettre la prostitution dans cette catégorie aujourd‟hui, mais à

l‟époque, c‟est surtout par rapport au mariage que nous aurions besoin de cette largesse

d‟esprit, la prostitution étant souvent bien plus « romantique » et emportée :

23

MÉNANDRE, Le Dyscolos, tome 1, texte établi et traduit par Jean-Marie JACQUES, Paris, Les Belles Lettres

(coll. « Des Universités de France »), 1963, p. 84-88. 24

Ibid., p. 80.

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14

Ce mythe nous paraît devoir expliquer au mieux l‟expression française de « moitié »

pour désigner une épouse, mais, comme il s‟agit d‟un amour ardent et irrésistible, Platon

ne songe même pas à mentionner les époux et ne parle que des adultères !25

Il existe deux catégories de prostitution. Il y a la prostitution traditionnelle, simple,

qui coûte environ le prix d‟une journée de travail d‟un bon artisan. Ces femmes, filles et

garçons sont en quelque sorte de purs défoulements sexuels. Ils ne sont donc pas objet

d‟amour :

N‟hésite pas à entrer, leur porte est grande ouverte, et leur prix dérisoire, une obole […]

Tu obtiendras ce que tu désires et pourras la laisser une fois satisfait, tu peux lui dire

d‟aller se faire pendre, elle n‟est rien pour toi26

.

Ces personnes, le plus souvent des femmes ou des filles tout de même, n‟ont aucune

citoyenneté. De ce fait, elles ont le statut d‟esclaves et sont de tous âges et de tous types.

Il existe aussi des prostituées « de luxe », si l‟on peut s‟exprimer ainsi. On nomme

celles-ci des hétaïres ou encore des courtisanes (hétaïre étant un terme supérieur

hiérarchiquement à celui de courtisane ou de concubine). Elles sont des esclaves ou des

étrangères, toutefois ce sont ces femmes qui suscitent la passion et l‟amour des hommes.

Ces messieurs se ruinent littéralement pour leur amour.

Elles occupent d‟ailleurs une place beaucoup plus significative dans la vie des

hommes qui s‟y intéressent. Effectivement, elles les accompagnent dans les Banquets, dans

les grandes soirées, sont des compagnes régulières qu‟ils entretiennent, auxquelles ils font

des cadeaux et qu‟ils logent dans leur propre demeure.

Les hétaïres sont des personnes cultivées, intelligentes, qui ont appris l‟art du

charme, du maquillage, de la séduction, de la musique, autant que les connaissances qui

leur permettent de maintenir de bonnes conversations avec les hommes éduqués.

L‟amour de l‟hétaïre est néanmoins souvent à sens unique, un amour pour l‟homme

et un commerce pour la femme. C‟est ce que nous explique ce passage :

Comme Philomène – une courtisane peut-être inventée – le précisait sans ambages dans

une lettre à un amoureux : « Pourquoi m‟écrire de longues lettres ? Je veux cinquante

25

FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 170. 26

Jacques MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, Paris, Presses de la

Renaissance (coll. « Histoire des hommes »), 1984, p. 36.

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15

pièces d‟or et non des lettres. Si tu m‟aimes, tu paies ; si tu aimes ton argent plus que

moi, alors cesse de m‟importuner. Au revoir ! »27

.

Si l‟hétaïre cherche à obtenir de l‟or contre ses services sexuels, l‟Éromène, lui, est en quête

de connaissance. La pédérastie est sans doute la forme d‟union amoureuse la moins bien

comprise à notre époque moderne. Pourtant, les textes de Platon concernant Éros ont

souvent pour objet l‟amour des jeunes garçons. Bien que, quelques siècles plus tard,

Plutarque s‟insurge contre cette pratique amoureuse, elle était prônée et bien acceptée au

temps de Platon, malgré la surveillance qu‟exerçaient les pédagogues pour la tenir à sa

forme la plus noble.

Athènes était une civilisation très guerrière et dont les rôles spécifiques de l‟homme

et de la femme poussaient les hommes à passer le plus clair de leur temps ensemble et les

femmes à se tenir loin de la vie sociale et des habitudes de vie des hommes.

En raison de ces valeurs sociales, la communauté des hommes était plus rapprochée.

En effet, les hommes, du début de l‟âge adulte jusqu‟à ce qu‟ils commencent à décliner en

force, s‟exerçaient tous ensemble nus dans les gymnases. Cela favorisait les contacts

amoureux, comme en témoigne ce passage qui explique la survie de la pédérastie après la

perte de l‟indépendance politique à Athènes, dont Platon ne fut, par ailleurs, pas le témoin :

Si l‟amour masculin ne disparut pas entièrement dans les siècles ultérieurs, - et la preuve

qu‟il en subsista quelque chose nous est fournie par l‟Érotique de Plutarque, par les

Amours de Lucien et par les Dissertations de Maxime de Tyr, ouvrages où est discutée

encore la question de savoir s‟il convient en amour de préférer les garçons ou les

femmes, - la cause de cette persistance fut le maintien des exercices gymnastiques et

surtout l‟importance que les philosophes attribuaient à l‟érotique28

.

Cette situation sociale, entre autres choses, favorisait l‟émergence de la pédérastie, qui

faisait office de mentorat, d‟initiation à la vie d‟adulte.

Qu‟est-ce que la pédérastie ? Il faut d‟abord comprendre qu‟il réside une différence

très importante chez les Grecs entre la pédérastie et l‟homosexualité. Si l‟une paraît à

plusieurs comme le sommet de l‟amour et de la virilité, l‟autre ramollit les mœurs et

témoigne de la faiblesse d‟un homme. La différence entre les deux est une question d‟âge et

de maturation physiologique :

27

Reay TANNAHILL, Le sexe dans l‟histoire, Montbrison, Verviers (coll. « Marabout université »), 1983, p.

77-78. 28

Moritz Hermann Eduard MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, Paris, G. Le Prat, 1980, p. 105.

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16

Désirable est la fraîcheur de l‟enfant de douze ans, mais celui de treize ans est beaucoup

plus aimable. Plus douce encore est la fleur d‟amour qui s‟épanouit à quatorze ans, et de

plus en plus charmante celle de la quinzième année. Seize ans, c‟est l‟âge divin. Dix-sept

ans, je n‟oserais y prétendre : Zeus seul y a droit.29

On peut aussi comprendre par cela qu‟il s‟agit d‟un intérêt pour les adolescents (bien que le

concept d‟adolescence soit moderne, il est évoqué ici pour situer en termes d‟âge), et non

pour les enfants, contrairement à ce que laissent sous-entendre certaines croyances

populaires. Pourquoi la relation se limite-t-elle à l‟âge de l‟adolescence et non à l‟âge

adulte ? Quelle différence cela fait-il ?

La pédérastie est une forme d‟amour peu commune qui est difficile à comprendre et

qui connaît un nombre limité de précédents dans l‟histoire humaine. D‟une part, il y a dans

cette pratique l‟idée d‟une sorte de rite de passage, qui permet au jeune garçon de devenir

pleinement un homme, par l‟instruction, la tutelle et l‟apprentissage de la vie sexuelle.

De plus, cette tendance semble naître en réaction face à une misogynie et une

grande expression de la virilité. L‟homme, ayant par nature besoin de protéger et de

prendre sous son aile un être plus délicat et ne pouvant trouver de sens dans la relation avec

la femme en raison du peu d‟estime qu‟il ressent à son endroit, s‟est tourné vers

l‟adolescent pour réaliser son idéal. On voit d‟ailleurs dans cette citation du Phèdre, que

l‟amoureux de prédilection s‟approchait des caractéristiques de la féminité et de la

fragilité :

On verra l‟amant poursuivre un garçon mou et sans muscle, qui a été élevé non pas en

plein soleil, mais dans une ombre épaisse, qui est resté étranger aux fatigues viriles et

aux sueurs de l‟effort, accoutumé plutôt qu‟il est à une vie délicate et efféminée30

.

L‟amour ne pouvant pas être pleinement vécu dans la relation conjugale, le jeune garçon

viendrait remédier à ce manque grâce à la faiblesse de son âge. On peut protéger un jeune

garçon qui apprend la vie, pas un homme mature.

Aimer un homme mature témoignerait d‟une volonté d‟être protégé, donc d‟une

faiblesse, alors que protéger un jeune est viril et fort. Là semble être la ligne de partage

entre pédérastie et homosexualité. Probablement toujours pour ces mêmes raisons, « Il était

de règle que l‟amant n‟eût pas plus de quarante ans, ou du moins qu‟il fût encore dans la

29

FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 68. 30

PLATON, Phèdre, 239c, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1254.

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17

force de l‟âge31

». Le lien de protection entre garçon et homme étant moins naturel que

celui existant entre homme et femme, la délicatesse du garçon étant plus précaire, ne tenant

qu‟à un fil, ou plutôt qu‟à un poil, il fallait en contrepartie que la solidité de l‟homme soit

presque caricaturale. Par contre, le nombre de cas d‟hommes âgés, accoutumés à aimer des

beaux garçons, qui ne peuvent s‟en empêcher en vieillissant sont légions32

.

Pourquoi alors Platon, et tout particulièrement Socrate, ont-ils choisi la pédérastie

pour parler de l‟amour et de l‟éducation ? Simplement parce qu‟il s‟agit de la façon

d‟aimer et d‟enseigner qui se rapporte aux plus grands idéaux du moment :

Celle-ci est la seule capable d‟exprimer, à leurs “yeux”, les caractères irrésistibles et

romanesques de l‟amour. Même dans l‟abstinence ou la retenue, l‟amour ne peut être

que pédérastique dans son élan s‟il veut être porteur des valeurs d‟idéal, de dévouement

et de partage33

.

L‟innovation de Platon a été de parler d‟une relation pédérastique comme d‟un

effort à rester ou devenir platonique. Bien sûr, il exprime personnellement que la chute au

niveau de la sexualité n‟empêche pas la relation pédérastique d‟être belle, cependant il

indique une préférence à se tourner entièrement vers la beauté de l‟esprit.

Décrire les pratiques amoureuses sans parler du vécu affectif qui coïncide avec elles

serait comme décrire un objet qui nous est étranger sans parler de sa fonction. Nous

risquerions de tirer des conclusions fausses qui se basent sur ce que l‟on croit et non sur la

réalité de l‟époque.

Quand nous pensons aux Grecs de l‟Antiquité, nous imaginons des découvertes

rationnelles, une pensée logique et il nous paraît sensé par ce fait, sinon d‟exclure leur

dimension amoureuse, à tout le moins leurs sentiments, comme s‟il s‟agissait de machines à

penser, néanmoins :

De même que les siècles ont effrité la peinture de la frise du Parthénon, de même des

générations d‟érudits ont décapé l‟image athénienne de son aspect physique. Cependant,

les Grecs n‟étaient pas totalement obsédés par la philosophie et le juste milieu. S‟ils

l‟avaient été les dictionnaires du XXe siècle seraient privés de mots tels que :

androgynie, aphrodisiaque, érotisme, hermaphrodite, homosexualité, narcissisme,

31

MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 16. 32

Ibid., p. 17. 33

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 161.

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18

nymphomanie, pédérastie, satyriasis (priapisme) et zoophilie (bestialité) – tous dérivés

du grec et pour la plupart relatifs à des actes qu‟on trouve dans les pages d‟Homère34

.

Les Grecs parlent de cette composante physique qui est parfois occultée du discours

philosophique par certains érudits. Ils parlent aussi d‟un vécu spirituel que leur offre

l‟amour. Il y a quelques moments où l‟on sent se mélanger ces vécus dans un discours plus

émotionnel, mais, dans l‟ensemble, les Athéniens ont une timidité première face à cette

dimension de leur existence : « Sans aucune retenue, avec même un certain exhibitionnisme,

les Grecs en expriment toutes les manifestations [de l‟amour], mais ils sont plus pudiques

sur les sentiments amoureux eux-mêmes, plus délicats à comprendre35

».

Il faut dire que ce peuple ne nous aide pas à le connaître mieux à ce niveau,

toutefois même si quelqu‟un n‟exprime ou ne comprend pas bien ses émotions, cela ne

signifie pas pour autant que cette dimension de son être est inexistante.

De plus, en raison de plusieurs propos de philosophes de cette époque, nous

percevons les Grecs comme des individus préconisant l‟amour platonique et le mettant en

pratique, ainsi que l‟a révélé leur savante suite de syllogismes, toutefois :

Il ne faudrait pas croire que, même sous ses formes les plus nobles, l‟amour que les

Grecs portaient aux garçons fût quelque chose d‟exclusivement spirituel, une satisfaction

tout esthétique en présence de la beauté, une simple communion d‟esprit et de cœur, un

échange de sentiments tendres offerts et agréés. Les éléments spirituels de cette affection

étaient toujours mêlés d‟un élément très sensuel, le plaisir qui avait pour cause la beauté

physique de l‟aimé36

.

Autant dans le peuple que chez les philosophes, l‟engouement pour la philosophie n‟a

d‟égal que celui de la passion pour une courtisane. Néaira, l‟une des plus belles femmes de

l‟époque et qui faisait commerce de ses charmes, a en effet reçu un montant identique pour

ses atouts que le plus imposant penseur de l‟histoire pour ses réflexions : « Simultanément,

le grand Platon est échangé à Egine le même prix, prouvant sinon la surcote de Néaira, au

moins la faible valeur marchande d‟un philosophe en terre philosophale37

».

Une question importante, bien que moins reliée à l‟amour, est celle de savoir s‟il

existe véritablement une « terre philosophale ». L‟Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ

34

TANNAHILL, Le sexe dans l‟histoire, p. 63. 35

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 16. 36

MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 18. 37

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 32-33.

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est considérée par tous comme le lieu, le moment de la philosophie, mais c‟est aussi la

même ville qui a assassiné Socrate.

Les philosophes rêvent toujours d‟idéaux et ont dressé Athènes comme le sommet

de la vie philosophique. Le paroxysme de cette vie a toujours été et restera toujours

néanmoins celui d‟un petit groupe de parias : « Athens was a society in which philosophers

were often ignored and, when noticed, were easily represented not as authority figures but

as cranks and buffoons38

».

Ne nous enorgueillissons pas, ne nous prenons pas trop au sérieux, alors, car voici

notre statut social : Platon est le roi des bouffons et nous sommes ses quelques sujets. Nous

serions cependant similaires au bouffon qui fait la narration dans Le Bossu de Notre-Dame.

Nous sommes marionnettistes. Platon est marionnettiste. Nous le sommes à l‟image de

ceux qui tiennent les figurines dans l‟allégorie de la caverne. C‟est, d‟une certaine façon, ce

spectacle que nous abordons dans ce mémoire, en étudiant l‟impact qu‟a Platon sur la

société.

Comme cela a été mentionné ci-haut, la pédérastie découlerait sans doute de la

grande misogynie de l‟époque, comme l‟illustrent d‟ailleurs les écrits de nombreux

philosophes méprisant la femme. Cependant, d‟où provient cette sous-valorisation de la

gent féminine, et les philosophes, volubiles dans leur dédain, l‟exprimaient-ils toujours

autant face à la réalité ?

Un mythe qui circulait nous permet de bien comprendre l‟origine du dénigrement

des hommes pour leur moitié. Ce mythe se réfère à la création même d‟Athènes. Il est donc

à la base de la pensée et des émotions de ses concitoyens.

Il va comme suit39

: lorsque la ville a été fondée, hommes et femmes avaient le droit

de vote. Ils devaient voter sur qui, entre le Dieu Poséidon et la déesse Athéna, se

retrouverait protecteur ou protectrice officielle de l‟endroit. Toutefois, le nombre de

femmes est supérieur par une voix. Pour se venger, les hommes suppriment le droit de vote

38

David M. HALPERIN et al., Before sexuality : the construction of erotic experience in the ancient greek

philosophy, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 172. 39

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 51.

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et la possibilité aux femmes de léguer leur nom à leurs enfants. Ainsi, les femmes ne sont

plus citoyennes d‟Athènes, la ville dont elles ont choisi le nom.

Par ce mythe et par nombre d‟autres commentaires, nous pouvons comprendre que

l‟origine de la misogynie en Grèce n‟est sans doute pas, comme on pourrait le croire par les

discours de surface, un mépris de la faiblesse de la femme, mais bien une peur viscérale de

sa force, force de caractère qui, comble du malheur, séduit l‟homme au plus haut degré. Il

se retrouve ainsi devant ce problème : « il y a les femmes comme il faut et celles comme il

en faut40

».

La femme au foyer, docile et douce, ne constitue plus de menace ni de sujet de

désir. La prostituée de haute voltige, libre, indépendante et intelligente rendra l‟homme fou

d‟amour, servile, docile et prêt à tout donner ce qu‟il possède, ainsi qu‟à offrir ce qu‟il est

sans que la demoiselle ne daigne minimalement être reconnaissante.

L‟image de l‟homme violent qui utilise sa force physique pour dominer et soumettre

la femme est contrebalancée même dans des cultures misogynes comme celle de la Grèce

antique par celle de la femme dangereuse qui utilise sa délicatesse, sa psychologie et sa

finesse à son unique avantage. Le danger de la femme n‟est pas dans sa force physique,

mais dans son charme et une femme charmante est une femme qui a du tempérament, de la

confiance en elle. La femme a l‟avantage de la faiblesse. Qui se mobilisera pour que cesse

la tyrannie de la femme sur l‟homme ? Qui viendra enfin dire que le mépris des pauvres

pour les riches dans un pays socialiste est de l‟intimidation gratuite et mesquine envers les

riches ?

La faiblesse est un atout précieux, car elle laisse le champ libre. Qui soupçonnerait

une souris d‟avoir tabassé un loup ? L‟histoire ne raconte que la grossière évidence. Elle se

moque bien des détails, néanmoins la femme s‟impose souvent par le détail, subtilement et

lorsque paraissent ces détails, il peut devenir difficile de dire qui domine vraiment.

Serait-ce là l‟origine de la misogynie ? L‟homme doit prendre le contrôle de la

femme par la force physique et les insultes sans quoi la femme risque de posséder l‟homme

et de détourner ses talents à son service par la ruse, le charme, la psychologie et

40

Ibid., p. 56.

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l‟intelligence. La misogynie, sous ce regard, pourrait même susciter une certaine

compassion pour ses auteurs.

Les hommes, après tout, n‟aiment pas, la plupart du temps, battre leur femme. En

général, les hommes aiment séduire et être appréciés. Ils constituent leur estime de soi en

bonne partie sur l‟appréciation qu‟autrui a d‟eux. Bien sûr, la pièce de théâtre Lysistrata

d‟Aristophane est une comédie, mais une idée telle qu‟une grève sexuelle peut être

expliquée par la volonté qu‟a l‟homme de faire aussi plaisir à la femme.

En effet, même si la femme se refuse sexuellement à l‟homme, l‟homme peut

physiquement forcer la femme à l‟acte, mais, dans la majorité des cas, l‟homme préférera

se sentir désiré pour désirer lui-même. Pour ce faire, il faut un respect minimal et l‟emploi

de la force physique envers la femme nuit généralement à l‟estime que la femme a envers

l‟homme.

Et qui sort gagnant de la guerre des sexes ? Est-ce l‟homme qui tue son désir, parce

qu‟il veut posséder l‟objet de ce désir, puis qui se rabat sur lui-même par la pédérastie, ou

la femme qui séduit pour avoir l‟homme dans le but d‟avoir plus d‟argent, qui lui servira à

séduire les hommes ? Évidemment, c‟est une fausse question. Nous avons seulement tenté

de nuancer les préjugés concernant la question : « Qui domine ? », puisque c‟est beaucoup

moins manichéen qu‟il n‟y paraît.

Le seul but que l‟amour peut poursuivre en définitive est celui d‟aimer et si l‟amour

est un moyen, il ne sera un bon moyen que s‟il finit par être son propre but. Ainsi une lutte

de contrôle est vaine, parce qu‟elle ne permet pas l‟amour, ni rien d‟autre, d‟ailleurs, qui ne

soit une impasse ou une vanité.

Bien sûr, l‟homme peut se servir de sa force physique dans le couple, si c‟est pour

favoriser l‟harmonie véritable au sein de ce dernier (précisons que ceci n‟est pas une

incitation à la violence, mais plutôt à l‟ouverture des pots de confiture), comme une femme

peut user de sa compréhension naturelle de la psychologie humaine pour aider la relation à

s‟épanouir.

Il faut simplement que l‟enjeu de l‟amour ne soit pas une lutte de pouvoir, sans quoi

non seulement l‟amour s‟efface, mais on ne peut que s‟enliser dans l‟absurdité et la

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tautologie. La bataille du « qui gagnera ? » est donc vaine et c‟est une excellente nouvelle.

Quand personne ne cherche à gagner, tout le monde y gagne.

Ce n‟est pas une utopie. Il existe des relations maritales vraies en Grèce antique.

Dans la réalité, « Il arrive que certains couples dérogent à cet ordre des choses : Aristote,

par exemple, qui, marié, goûte au calme d‟une affection conjugale fondée sur une

bienveillance réciproque qu‟il nomme philia. Cependant, la société ne les comprend

pas41

».

Curieusement, c'est le même Aristote, réputé en tant que philosophe pour sa très

grande misogynie, qui s‟avère être un modèle de respect de la femme d‟un point de vue

pratique : « Son attachement apparaît avec profondeur […]. Son amour demeurera fidèle à

sa femme : il hésite à appliquer dans l‟intimité de sa vie les résultats de ses spéculations42

».

Ce philosophe qui disait de regarder davantage ce qu‟une personne fait que ce

qu‟elle dit, notamment dans ses propos concernant le bonheur, et qui était bien assez

brillant pour voir la différence importante entre ses réflexions et ses actions au sujet de la

femme, peut nous pousser à nous questionner sur la complexité de la misogynie, dont la

compréhension éclaire beaucoup les pensées qui ont été soulevées à Athènes concernant les

relations humaines, surtout celles de nature amoureuse.

Il existe aussi une caractéristique, qui est évidemment présente au sujet de l‟amour

dans chaque peuple du monde et qui n‟est toutefois probablement jamais mise à l‟avant-

plan aussi fortement qu‟au temps de Platon. Il s‟agit de l‟importance accordée à l‟esthétique

et au beau. Considérant que le peuple grec est un regroupement d‟esthètes qui n‟a pas son

pareil dans l‟histoire de l‟humanité, un comportement comme celui de Socrate, qui ne

prend pas en considération l‟apparence physique, est absolument renversant.

À titre d‟exemple, pour bien comprendre la place majeure de la beauté dans cette

culture, nous pouvons nous rapporter au cas de Phryné43

, une hétaïre très connue. Elle était

accusée au tribunal d‟Athènes pour avoir été profane en raison de l‟ampleur de sa

débauche. Elle risquait la peine capitale.

41

LESUEUR et MARNY, Une histoire de l‟amour, p. 43. 42

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros : L‟amour dans la Grèce antique, p. 56. 43

Ibid., p. 63.

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Cette courtisane avait, contrairement aux autres, l‟originalité de se couvrir

entièrement pour attiser le désir des hommes par son mystère. À court d‟arguments pour

sauver sa cause, l‟avocat chargé de la défendre dévêtit Phryné. Elle est alors acquittée, car

« Comment peut-on faire périr “la prêtresse, l‟inspirée d‟Aphrodite”, sans ajouter un

sacrilège supplémentaire, sans attenter à la Beauté incarnée, enfin dévoilée44

».

Le rôle du beau dans l‟amour

La philosophie platonicienne rejoint un trait culturel de la Grèce antique en

accordant une grande importance à la beauté. Elle le fait toutefois d‟une manière différente

et innovatrice, qui se distingue de celle de ses contemporains. Cette particularité offre au

lecteur avisé un riche contraste.

Socrate ose affirmer, après que les autres orateurs de la pièce eurent orné l‟amour

des plus magnifiques couronnes imaginables, que l‟amour n‟est pas beau. « Pourquoi

l‟amour ne serait-il pas beau ? » s‟interroge Agathon, son interlocuteur. Socrate lui

demande si l‟amour est amour de rien ou s‟il aime quelque chose. La deuxième option

semble être la plus probable aux yeux d‟Agathon. Puisque l‟amour porte sur un objet, les

hommes conviennent entre eux que ce qui est l‟objet d‟amour d‟Éros est aussi un désir de

cette chose.

Or, on ne peut désirer que ce que l‟on n‟a pas : « Est-ce qu‟un homme qui est grand

souhaiterait être grand, est-ce qu‟un homme qui est fort souhaiterait être fort45

? ». Il résulte

de cela, sur la base du discours fait précédemment par Agathon, que l‟objet d‟amour d‟Éros

est le beau. Par suite des derniers raisonnements, il est donc impératif de conclure

qu‟« Éros manque de beauté et [qu‟] il n‟en a pas46

».

L‟éloge d‟Éros que font les autres convives du Banquet est empreint

d‟enthousiasme. Agathon prêtera à Éros des qualités merveilleuses, dont la beauté : « Je

44

Ibid., p. 63. 45

PLATON, Banquet, 200b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 133. 46

Ibid., 201b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 134.

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déclare donc que, parmi les dieux, qui tous sont heureux, Éros, s‟il est permis de le dire

sans inciter au ressentiment, est le plus heureux, car il est le plus beau et le meilleur47

».

Aucun des participants de la fête, hormis Socrate, ne démentit l‟idée de la beauté

d‟Éros. Même Socrate cherche, comme dans un réflexe humain, à défendre cet idéal auprès

de Diotime lorsqu‟elle lui en expose la fausseté: « Pourtant, repris-je, tout le monde

convient qu‟Éros est un grand dieu48

».

Pourquoi, si Éros ne possède pas tous ces mérites, sommes-nous naturellement

tentés de les lui allouer ? Diotime nous éclaire sur le motif de cette méprise. Elle explique à

Socrate qu‟Éros n‟est pas celui qui est aimé, mais bien celui qui aime. Notre confusion de

ces deux états nous incite à attribuer à tort une grande beauté à Éros : « De fait, ce qui attire

l‟amour est ce qui est réellement beau, délicat, parfait, c‟est-à-dire ce qui dispense le

bonheur le plus grand. Mais autre est la nature de ce qui aime […]49

».

Qu‟est-ce que la beauté ? Il existe un dialogue platonicien qui s‟attaque

exclusivement à cette question. Il s‟agit de l‟Hippias Majeur. Hippias, un sophiste, essaie

d‟exposer à Socrate ce qu‟est le beau, alors que ce dernier s‟amuse à démolir chacune des

tentatives du savant. Lorsque le temps est venu pour Socrate de chercher une définition de

son cru, il se retrouve devant le même obstacle.

Mario St-Pierre, dans son mémoire intitulé Le beau selon Platon, arrive à cette

conclusion face à l‟impasse de l‟Hippias Majeur : « le dialogue de l‟Hippias Majeur nous

apprend que le philosophe doit tenir à une plus grande rigueur logique en vue de parvenir à

une définition de l‟idée de beauté qui soit la plus claire et la plus juste50

». Est-ce vraiment

la leçon à tirer de ce dialogue ?

Drew A. Hyland, auteur de l‟ouvrage Plato and the question of beauty, a, quant à

lui, trouvé une tout autre réponse à l‟impasse dans laquelle nous amène Platon : « we are

allowed to see this deeper recognition drawning on Socrates : the recognition that not

47

Ibid., 195a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 127. 48

Ibid., 202b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 136. 49

Ibid., 204c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138. 50

Mario ST-PIERRE, « Le beau selon Platon », thèse de maîtrise en philosophie, Québec, Université Laval,

1984, 121 p., p. 34.

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everything can be defined, that not everything is logos51

». Qui a raison ? Est-ce un manque

de rigueur scientifique ou plutôt le signe que la beauté est de ces choses qui dépassent la

logique ? Dans le dernier cas, un tel surpassement peut-il posséder un soubassement

raisonnable et dicible qui puisse être mis à contribution ?

Voyons d‟abord sur quoi s‟achève le dialogue : « For were he to have responded to

this (his own) claim in his usual way, he would have taken “beautiful things are

difficult” as a definition of the beautiful52

». La finale de l‟Hippias Majeur est que « “les

belles choses sont difficiles”53

».

Il y a minimalement une forme d‟impasse, une difficulté qui paraît appartenir en

propre à la notion de beauté, qui n‟est peut-être pas exclusive, mais qui en est une

spécificité. On n‟a en effet jamais entendu Socrate tenir un discours tel que : « les chaises

sont difficiles » ou « la technique est chose difficile ».

Nous voyons là un message qui caractérise une catégorie moins définissable. Il

s‟agit d‟une véritable embûche. Qu‟est-ce que l‟Hippias Majeur ? Un discours d‟allure

froide qui met en scène un homme qui se croit savant. Hippias est l‟image même du

sophiste.

Dans les écrits amoureux de Platon, ce qui frôle de près la définition est un

témoignage du don exclusif que possède la beauté et ce qu‟elle est. Entourée de mythes et

proférée par une prêtresse, cette définition se montre moins sous les traits de la rigueur que

sous ceux de l‟inspiration divine.

Il réside dans cette phrase une véritable attribution d‟identité. Il est écrit que la

beauté est cela. La copule fait le don du prédicat à la beauté et il s‟agit d‟un don si entier

que le beau devient cet attribut. Toutefois, parallèlement, nous faisons face à une définition

mystérieuse, qui semble à la fois être inférieure à une définition parce qu‟elle dépeint ce

qu‟est la beauté comme s‟il s‟agissait simplement d‟un état qu‟elle reçoit de l‟extérieur. La

radicalité du don n‟est pas forcément une évidence découlant de l‟affirmation.

51

Drew A. HYLAND, Plato and the question of beauty, Bloomington, Indiana University Press (coll. « Studies

in continental thought »), 2008, p. 26. 52

Ibid., p. 26. 53 PLATON, Hippias majeur, 304e, trad. Francesco FRONTEROTTA et Jean-François PRADEAU, dans PLATON,

Œuvres complètes, sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 551.

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En même temps, c‟est bien davantage qu‟une définition dans tout ce qu‟elle laisse

deviner de grandiose et de spécifique à son sujet : « […] seule la beauté a reçu pour lot le

pouvoir d‟être ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat [= ἐκυανέστατον] et ce qui suscite le

plus d‟amour54

».

Que la beauté soit ce qui provoque le plus d‟amour, c‟est ce que nous pouvons

comprendre puisque nous avons conclu qu‟il s‟agissait de l‟objet de la quête d‟Éros, et si

elle suscite le plus d‟amour, c‟est en raison de son éclat. Si la réflexion pouvait apparaître

avec le même éclat et la même clarté que la beauté : « Quels terribles amours en effet ne

susciterait pas la pensée55

».

Ce qui est singulièrement captivant dans la citation concernant la beauté est le mot

« éclat ». Quelle portée ont ces quelques petits mots lancés par Platon : « ce qui se

manifeste avec le plus d‟éclat » ?

Si la Grèce accorde à la beauté un statut sacré, comme nous avons pu le constater

dans le cas de Phryné, nous avons aussi eu l‟occasion d‟observer que Platon ne lui prête

pas moins une très grande importance. Pourtant, si les apparences laissent penser que le

jugement de Platon aurait abondé dans le sens de celui de la cour dans le cas de Phryné

abordé ci-haut, la réalité est, quant à elle, tout autre.

La différence réside dans ce qu‟est le beau et, dans le Banquet, la personne

permettant aux lecteurs de saisir cette altérité est l‟homme même qui, physiquement beau

comme un Dieu, est peut-être finalement le synonyme de la plus pathétique laideur que

l‟on puisse imaginer : il s‟agit d‟Alcibiade.

Alors que chacun a terminé son discours au sujet d‟Éros, Alcibiade arrive au

Banquet, ivre et bruyant. À cette époque, Alcibiade est adulte depuis de nombreuses

années. En venant à la soirée, il dérange les règles établies et arrache la parole aux

interlocuteurs. Il est surpris de voir Socrate sur les lieux et est profondément ennuyé par sa

présence. En effet, il est à une période de sa vie où il tente d‟éviter le vieux sage, car :

54

PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 55

Ibid., 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266.

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By his own admission, “ Socrates is the only man in the world ” who makes Alcibiades

feel shame […] It is as though Socrates is able to hold up a mirror to Alcibiades, and

Alcibiades is revolted by the reflexion he sees in it56

.

On autorise unanimement la participation d‟Alcibiade à la fête, par contre la volonté de

modération face à l‟alcool disparaît avec cette invitation, ainsi que le discours sur Éros.

Lorsque Socrate est dans les alentours, Alcibiade ne veut et dit ne pouvoir faire la louange

de personne d‟autre que lui57

. Il s‟agit d‟une excuse parfaite pour le maître du jeu, Platon,

qui écrit ceci dans un but bien précis.

L‟objectif de Platon dans le discours d‟Alcibiade est de montrer que l‟Éros dont

Diotime a fait mention par le biais de Socrate est en fait incarné par le personnage de

Socrate58

: « Socrates is the shoeless, needy lover who schemes after the good and beautiful

things he lacks59

».

Le génie d‟écriture à ce sujet se révèle lorsqu‟au début du discours, Aristodème dit

de Socrate qu‟il avait mis des sandales en insistant sur le fait que ce n‟était pas coutume

pour ce dernier60

. Quand Diotime dit qu‟Éros va toujours pieds nus61

, le lecteur est

subséquemment déjà disposé dans son esprit à établir une corrélation entre Socrate et Éros.

L‟éloge qu‟Alcibiade fait à Socrate ce soir-là est particulièrement touchant, quand

on comprend le passé qui l‟entoure et le sens qu‟il revêt :

il est fortement ému par cet amant sublime, et touché par le charme profond de son

maître, mais tout en étant conscient d‟exprimer « son adieu magnifique à l‟homme qui

lui a montré le chemin où il ne s‟engagera plus »62

.

Alcibiade était la promesse de Socrate. Ce dernier était amoureux du potentiel de

son jeune élève, toutefois Alcibiade était beau physiquement, voulait donner son corps et

être flatté pour ce genre d‟atout avant celui de son esprit. Socrate a refusé le cadeau

qu‟Alcibiade lui faisait de son corps, et ainsi tout ce que le jeune homme croyait posséder

de pouvoir et d‟honneur. Cet enfant, si doué, s‟il avait offert son âme à une belle fin, aurait

56

Gary Alan SCOTT et William A. WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, Albany, State

University of New York Press (coll. « SUNY series in ancient Greek philosophy »), 2008, p. 167-168. 57

Cf. PLATON, Banquet, 214d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 149. 58

Cf. SCOTT et WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, p. 200. 59

Frisbee SHEFFIELD, Plato‟s symposium : the ethics of desire, New York, Oxford University Press Inc.,

2006, p. 188. 60

Cf. PLATON, Banquet, 174a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 106. 61

Cf. Ibid., 203d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 62

MAZEL, Les métamorphoses d‟Éros: L‟amour dans la Grèce antique, p. 85.

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accompli de grandes choses. C‟est ce qu‟espérait son maître, mais qui ne s‟est pas

concrétisé.

Dans son discours, Alcibiade décrit Socrate comme un silène. Un silène est une

sorte de statuette, dont l‟allure extérieure est très laide, parce qu‟elle représente un satyre63.

Ces statuettes faisaient office de boîtes dans l‟Antiquité grecque et l‟on rangeait à

l‟intérieur des essences, ainsi que divers objets précieux et magnifiques.

L‟aspect extérieur du silène est donc fort repoussant, parce qu‟il est à l‟image du

satyre, pourtant l‟intérieur est admirable. Socrate est célèbre, à son époque comme

aujourd‟hui, pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles on peut citer sa laideur physique

notoire.

Comment Alcibiade, l‟un des hommes les plus beaux que la Grèce a connus, peut-il

en arriver à concéder que la beauté de Socrate surpasse la sienne ? Il croit que l‟âme de

Socrate est belle, que ses vertus le sont. Il pense que la beauté de son maître est intérieure.

En fait, plus encore qu‟intérieure, elle est cachée.

Peu de gens connaissent vraiment la beauté de Socrate. Cette affirmation est

appuyée par l‟image finale que nous projette son disciple lorsqu‟il indique que quand tous

furent endormis, Socrate continua sa journée entière comme si de rien n‟était.

On constate ici à la fois la vigueur surhumaine, mais aussi le côté dissimulé de cette

nature. Les gens qu‟il croisera ignoreront qu‟il n‟a pas eu de repos, ni ceux qui dorment

lors du Banquet, qu‟il ne les accompagnait pas dans les bras de Morphée. Quelques

privilégiés seulement le sauront : les plus intéressés, sans doute, les plus chanceux, peut-

être.

Une chose est certaine, c‟est que beaucoup ne percevront pas la beauté de

Socrate64

: « Ce qui est véritablement beau est de l‟ordre de l‟invisible […] cette

63

DICTIONNAIRE LITTRÉ, Satyre, [en ligne], http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/satyre, [2

février 2012]. 64

Cf. SCOTT et WELTON, Erotic wisdom : philosophy and intermediacy, p. 200.

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invisibilité sous-jacente à tout chose jaillissant du cœur de l‟Être, et qui cherche à se

manifester dans tout l‟éclat de sa beauté65

».

De la même façon, dans le Phèdre, peu sont ceux qui parviennent jusqu‟à la

contemplation du beau en soi. C‟est ce que Platon nous présente ici de manière figurée à

l‟aide d‟un mythe :

Voilà quelle est la vie des Dieux. Passons aux autres âmes. Celle qui est la meilleure,

parce qu'elle suit le dieu et qu‟elle cherche à lui ressembler, a dressé la tête de son

cocher vers ce qui se trouve en dehors du ciel et elle a été entraînée dans le mouvement

circulaire ; mais troublée par le tumulte de ses chevaux, elle a eu beaucoup de peine à

porter les yeux sur les réalités. Cette autre a tantôt levé, tantôt baissé la tête, parce que

ses chevaux la gênaient ; elle a aperçu certaines réalités, mais pas d‟autres. Quant au

reste des âmes, comme elles aspirent toutes à s‟élever, elles cherchent à suivre, mais

impuissantes elles s‟enfoncent au cours de leur révolution ; elles se piétinent, se

bousculent, chacune essayant de devancer l‟autre. Alors le tumulte, la rivalité et l‟effort

violent sont à leur comble ; et là, à cause de l‟impéritie du cocher, beaucoup d‟âmes sont

estropiées, beaucoup voient leur plumage gravement endommagé. Mais toutes, recrues

de fatigue, s‟éloignent sans avoir été initiées à la contemplation de la réalité, et,

lorsqu‟elles se sont éloignées, elles ont l‟opinion pour nourriture66

.

Diotime nous raconte le mythe de la conception d‟Éros. Nous aborderons plus

amplement ce mythe ultérieurement, cependant nous devons simplement savoir à ce stade-

ci qu‟Éros a été conçu le jour de la naissance d‟Aphrodite. C‟est le motif que Diotime

invoque pour justifier son amour du beau :

Si Éros est devenu le suivant d‟Aphrodite et son servant, c‟est bien parce qu‟il a été

engendré lors des fêtes données en l‟honneur de la naissance de la déesse ; et si en même

temps il est par nature amoureux du beau, c‟est parce qu‟Aphrodite est belle67

.

Maintenant que nous avons expliqué pourquoi Éros aime le beau, il serait temps de se

demander comment il poursuit cette quête. De quelle façon Éros exprime-t-il son amour

pour la beauté ?

Diotime débute en interrogeant Socrate sur ce qu‟aime celui qui aime les choses

belles. À cela, il rétorque qu‟il aime « qu‟elles deviennent siennes68

». À cette condition,

celui qui possède les belles et bonnes choses sera un homme heureux. Pourquoi souhaiter

être heureux ? Tout être humain désire le bonheur. Diotime sous-entend par là qu‟il est

dans la nature de l‟homme de vouloir être heureux.

65

ST-PIERRE, « Le beau selon Platon », p. 75. 66

PLATON, Phèdre, 248a-248b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1263-1264. 67

PLATON, Banquet, 203c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 68

Ibid., 204d, p. 138.

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Une importante question surgit dans l‟esprit de la prêtresse. Si tous veulent être

heureux, pourquoi ne pouvons-nous pas dire de tous les êtres humains qu‟ils aiment ?

Certains recherchent des formes d‟amour moins noble.

Il existe alors un Éros commun, l‟Éros « perfide » qui n‟est pas Éros dans son sens

le plus plein, mais dont certains des traits s‟apparentent à ceux d‟Éros. Les hommes

n‟aiment que ce qui est bon. Ils souhaitent posséder ce qui est bon, et plus encore le

posséder toujours : « Alors, l‟objet de l‟amour c‟est, en somme, d‟avoir à soi ce qui est

bon, toujours69

».

À partir de cela, comment doit-on procéder pour mériter le nom d‟amoureux, pour

vivre en conformité avec l‟amour que l‟on vit ? La réponse que nous fait Diotime est une

des plus surprenantes qui puisse être pensée : il faut accoucher ! Plus spécifiquement : « Il

s‟agit d‟un accouchement à terme, que ce soit selon le corps ou selon l‟âme70

».

Socrate, évidemment, se trouve absolument égaré par une réponse comme celle-ci.

Elle éclaircit ses propos ainsi : « tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans

leur âme, et, quand nous avons atteint le terme, notre nature éprouve le désir d‟enfanter71

».

Il est cependant impératif que le terme soit atteint et quand c‟est le cas, la personne

enceinte ressent une joie intense, se dilate et donne naissance.

Ce désir d‟enfanter naît d‟une volonté d‟immortalité et c‟est cette capacité de se

rendre immortel à travers un enfant qui donne à la relation entre un homme et une femme

son caractère divin. L‟amour du beau est donc en réalité : « l‟amour de la procréation et de

l‟accouchement dans de belles conditions72

». Ceux qui portent la fécondité du corps

aiment les femmes alors que ceux qui sont gros selon l‟âme aiment le genre masculin.

Nous savons bien ce qu‟est « être enceinte » dans le sens physique du terme,

toutefois qu‟est-ce que l‟accouchement selon l‟âme ? Nous n‟avons pas fini d‟être étonnés,

car dans le Théétète, Socrate se proclame accoucheur. La mère de Socrate, Phénarète, est

sage-femme et son fils dit bénéficier du même talent que sa mère, néanmoins ce don passe

69

Ibid., 206a, p. 140. 70

Ibid., 206b, p. 140. 71

Ibid., 206c, p. 140-141. 72

Ibid., 206e, p. 141.

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chez lui inaperçu. Dans son cas, cependant, Socrate accouche des hommes plutôt que des

femmes.

Évidemment, les hommes ne sont pas « enceints » physiquement. Socrate accouche

des hommes qui ont l‟esprit gros et plein d‟idées. Ceux-ci font naître leurs idées. Quelle est

la condition pour être accoucheur73

? Socrate dit à Théétète ce qui caractérise la sage-

femme, cependant il sous-entend que des particularités identiques sont présentes dans le

cas des hommes et des âmes.

Pour faire accoucher les femmes d‟enfants, il faut d‟abord ne pas être enceinte, par

contre « ce n‟est pas aux femmes stériles qu‟elle [Artémis] a, par conséquent, accordé de

faire les accouchements, parce que la nature humaine est trop faible pour s‟approprier l‟art

de ce dont elle n‟a pas l‟expérience74

». Socrate dit : « j‟ai au moins cet attribut, qui est

propre aux accoucheuses : je suis impropre à la conception d‟un savoir […] Et la cause de

ce fait, la voici : procéder aux accouchements75

».

Au premier abord, Socrate paraît correspondre aux normes d‟un accoucheur, car il

dit lui-même qu‟il ne peut pas accoucher, qu‟il ne peut pas naître d‟enfant spirituel qui

vienne de lui. Cependant, il y a semble-t-il un problème. Il se dit impropre à la conception

du savoir. Non seulement il n‟arrive plus à accoucher, mais il n‟a simplement jamais pu le

faire.

Socrate est stérile, si l‟on peut s‟exprimer ainsi. Socrate n‟a jamais été connu pour

ses savoirs, uniquement pour ses questions. De son propre aveu, Socrate n‟a jamais

accouché. Il n‟a pas l‟expérience de l‟accouchement lui-même. Or, il affirme que « la

nature humaine est trop faible pour s‟approprier l‟art de ce dont elle n‟a pas l‟expérience ».

Si l‟on suit cette idée, on serait porté à croire que Socrate n‟est pas en mesure d‟être

accoucheur. Serait-ce un petit clin d‟œil de Platon comme quoi Socrate est sans doute plus

savant qu‟il ne le semble ? Quoi qu‟il en soit, il subsiste là une situation inexplicable.

73

« Sage-homme » serait sans doute dire plus que Socrate ne souhaiterait que l‟on dise à son sujet. 74

PLATON, Théétète, 149b-c, trad. Michel NARCY, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1901. 75

Ibid., 150c, trad. NARCY, dans op. cit., p. 1902-1903.

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Au-delà des conditions pour être dans le métier, il y a aussi des dons qui vont

visiblement avec la vocation. Socrate sait quel homme a une grossesse et qui n‟en a que

l‟apparence. Il sait avec qui jumeler les hommes gros pour avoir le plus bel « enfant »

spirituel, c‟est-à-dire pour que les plus remarquables fruits de la sagesse naissent de leur

réflexion.

Il y a un caractère de la maïeutique qui est typique de l‟accouchement chez les

hommes exclusivement. En effet, les femmes qui accouchent physiquement sont certaines

d‟avoir un enfant réel. Dans le cas des accouchements selon l‟esprit, il est du rôle de

l‟accoucheur de distinguer si le bébé produit est réel ou imaginaire. Ce travail est le plus

essentiel pour celui qui aide à enfanter. Socrate n‟est donc pas apte à enfanter. Il peut

malgré tout juger adéquatement des bébés des autres.

L‟homme qui veut accoucher ne veut le faire que dans le beau. Par conséquent, il

cherche d‟abord un beau garçon, qui a un beau corps. Si celui-ci a une belle âme, cela lui

plaira bien plus encore. Avec ce beau jeune homme, il aura le désir de parler de vertu et

enfantera avec lui :

Ainsi une communion bien plus intime que celle qui consiste à avoir ensemble des

enfants, une affection bien plus solide, s‟établissent entre de tels hommes ; plus beaux en

effet et plus assurés de l‟immortalité sont les enfants qu‟ils ont en commun76

.

Chose particulière, l‟accoucheur tient de surcroît le rôle du partenaire dans la maïeutique

selon l‟âme. L‟union qui en découle est plus solide, puisque ce qui naît de l‟âme a

davantage de valeur que ce qui naît du corps. Il ne faut toutefois pas oublier que l‟on n‟a

pas forcément à choisir l‟une ou l‟autre option et que selon Diotime : « tous les êtres

humains sont gros dans leur corps et dans leur âme77

». À nous de mettre les nuances

nécessaires.

Nous avons brièvement répondu à la question « qu‟est-ce que le beau ? ».

Toutefois, certaines interrogations relatives au beau ne sont pas entièrement élucidées par

le processus définitionnel : « Strictly eros loves the good more fundamentally than the

76

PLATON, Banquet, 209c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 143-144. 77

Ibid., 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 140.

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beautiful. But beauty reenters the picture when we are told by Diotima that the function of

eros is to generate in the beautiful, in quest of immortality78

».

Cette affirmation d‟une part décrit ce qu‟il en est, et d‟autre part s‟égare. Il y a

quelque chose du bien dans le beau et c‟est peut-être quand le beau se tient dans la plus

grande proximité avec le bien qu‟il est le plus beau, néanmoins sur le plan contemplatif, il

y a une spécificité du beau qui lui donne sa place distinctive auprès d‟Éros.

Toutefois, il s‟agit d‟un beau comme on ne l‟entend pas communément, c‟est-à-dire

qui ne réfère pas à l‟apparence extérieure. Par exemple, le corps d‟Alcibiade étant pourtant

très beau, Socrate reste de marbre face à celui-ci :

Tu vois sans doute en moi une beauté inimaginable et bien différente de la grâce que

revêt ton aspect physique. Si donc, l‟ayant aperçue, tu entreprends de la partager avec

moi et d‟échanger beauté contre beauté, le profit que tu comptes faire à mes dépens n‟est

pas mince ; à la place de l‟apparence de la beauté, c‟est la beauté véritable que tu

entreprends d‟acquérir, et, en réalité, tu as dans l‟idée de troquer de l‟or contre du

cuivre79

.

Quels sont alors la place et le rang de la beauté physique ? Qu‟est-elle par rapport à la

beauté de l‟âme ? :

Celui qui n‟est pas un initié de fraîche date ou qui s‟est laissé corrompre, celui-là n‟est

pas vif à se porter d‟ici vers là-bas, c‟est-à-dire vers la beauté en soi quand, dans ce

monde-ci, il contemple ce à quoi est attribuée cette appellation. Aussi n‟est-ce point avec

vénération qu‟il porte son regard dans cette direction […] En revanche, celui qui est un

initié de fraîche date, celui qui a les yeux pleins de visions de jadis, celui-là, quand il lui

arrive de voir un visage d‟aspect divin, qui est une heureuse imitation de la beauté, ou la

forme d‟un corps, commence par frissonner, car quelque chose lui est revenu de ses

angoisses de jadis. Puis, il tourne son regard vers cet objet, il le vénère à l‟égal d‟un dieu

[…]80

.

Un beau corps pour Platon serait donc un attribut vénérable, qui mérite un respect divin,

mais qui doit toujours être vénéré dans l‟optique de cette conclusion du Phédon : « Car

pour moi [Socrate], il me semble que si, en dehors du beau en soi, il existe une chose belle,

la seule raison pour laquelle cette chose est belle est qu‟elle participe à ce beau en soi81

».

Un beau corps est une part d‟une beauté entière et divine, ce qui signifie que nous avons le

devoir de le respecter.

78

HYLAND, Plato and the question of beauty, p. 63. 79

PLATON, Banquet, 218e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 153. 80

PLATON, Phèdre, 250e-251a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266. 81

PLATON, Phédon, 100c, trad. Monique DIXSAUT, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1221.

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« Si jusque dans l‟exposé de Diotime l‟attrait d‟un beau corps est le point de départ

de l‟amour philosophique […], l‟essentiel est qu‟il ne s‟y arrête pas82

». Diotime nous

conseille en effet de prendre notre point de départ dans un beau corps pour nous élever

jusqu‟au beau en soi, en passant par des stades intermédiaires comme les belles

connaissances, les belles occupations ou les belles âmes83

. Une fois atteint le sommet,

évidemment, nos yeux sont ouverts à chacun de ces échelons par lesquels il passe sans

avoir la possibilité de manquer d‟étapes vers ce chemin.

« Un homme dépourvu d‟éducation sera celui qui ne fait pas partie d‟un chœur […]

l‟homme qui a reçu une bonne éducation sera en mesure de chanter et de danser de belle

manière84

». La dimension sensorielle, physique de la beauté est inévitable et nécessaire

pour parvenir à sa dimension intellectuelle et sa dimension spirituelle. Elle est au surplus

une part de celle-ci.

On peut néanmoins profiter de cette dimension sans jamais s‟élever et alors le

chemin vers le beau n‟est pas bloqué à ses débuts. Il est complètement avorté, parce qu‟on

ne voit plus, comme une boucle infinie, le sommet du divin à travers les petites beautés du

monde :

Si purs soient-ils, les plaisirs de la vue et de l‟ouïe ne sont donc intégrés à la vie bonne

[…] que si l‟on dépasse leur sensorialité : les « esthètes » se délectent souvent des sons,

des couleurs, des formes qu‟ils disent belles, sans être capables de discerner par la

réflexion la nature du Beau en soi85

.

Toute belle chose serait alors une participation au beau en soi, par contre si nous avons

décrit le beau, dans quelle dimension de lui-même l‟avons-nous défini ? Nous avons

commencé plus haut à aborder le « beau en soi ». Qu‟est-ce que le « beau en soi » ?

Qu‟est-il relativement au beau ?

Pour comprendre ce qu‟est le beau en soi, il faut au préalable se familiariser avec la

théorie de la réminiscence, exposée dans le Ménon. Cette thèse, qui s‟apparente au mythe,

mais dont la réalité est très chère à Platon, naît d‟un problème inhérent à la connaissance :

pour connaître, il faut premièrement chercher, cependant on ne peut chercher que si l‟on

82

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 42. 83

PLATON, Banquet, 209b-211c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 143-145. 84

PLATON, Lois, 654a-b, trad. Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU, dans PLATON, Œuvres complètes,

sous la direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 711. 85

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 48.

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connaît déjà, car on ne pourrait pas, par exemple, chercher à savoir ce qu‟est le beau si on

n‟avait absolument aucune idée de ce que c‟est.

On se retrouve ainsi dans un cercle vicieux très problématique : il faut chercher

pour connaître. Pourtant, il faut connaître pour chercher. Voici la solution de Socrate, qu‟il

affirme tenir lui-même de prêtres et de prêtresses :

Or comme l‟âme est immortelle et qu‟elle renaît plusieurs fois, qu‟elle a vu à la fois les

choses d‟ici et celles de l‟Hadès [le monde de l‟Invisible], c‟est-à-dire toutes les réalités,

il n‟y a rien qu‟elle n‟ait appris. En sorte qu‟il n‟est pas étonnant qu‟elle soit capable, à

propos de la vertu comme à propos d‟autres choses, de se remémorer ces choses dont

elle avait justement, du moins dans un temps antérieur, la connaissance […] Ainsi, le fait

de chercher et le fait d‟apprendre sont, au total, une réminiscence86

.

En d‟autres mots, chaque matière que nous apprenons ici-bas, nous le savons déjà. Le

processus de la connaissance n‟est que la remémoration de notre omniscience. De plus,

dans ce monde-ci, tout est comme une pâle copie, un reflet de ce qui existe dans un autre

lieu, dans un ailleurs où nous avons vécu, l‟endroit où résident les Idées.

Le beau en soi est donc l‟Idée du beau, qui fait partie d‟un milieu dans lequel nous

avons vécu. Ce lieu n‟est pas une simple lubie intellectuelle. C‟est une réalité pour Platon.

Non seulement il existe, mais il est infiniment plus vrai et plus réel que le monde dans

lequel nous nous trouvons, bien que nous repérions dans ce monde-ci, des choses qui

participent des Idées. Une belle fleur est moins réelle et moins belle que l‟Idée de la fleur

ou l‟Idée du beau, qui est le beau en lui-même, le beau en soi.

Socrate dit que la beauté extérieure n‟est qu‟apparence. Reposons alors la question

autrement. Pourquoi la beauté intérieure est-elle plus vraie que la beauté extérieure ? :

Quelles terribles amours en effet ne susciterait pas la pensée, si elle donnait à voir d‟elle-

même une image sensible qui fût claire, et s‟il en allait de même pour toutes les autres

réalités qui suscitent l‟amour. Mais non, seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d‟être

ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat et ce qui suscite le plus d‟amour87

.

Peut-être est-ce comme les Idées. Il y a les Idées et leurs copies dans le monde. La

beauté physique serait alors une forme de copie de la beauté spirituelle, ce qui expliquerait

la valeur plus grande de la seconde sur la première.

86

PLATON, Ménon, 81c-d, trad. Monique CANTO-SPERBER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la

direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 1065. 87

PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266.

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« Se souvenir de ces réalités-là à partir de celles d‟ici-bas n‟est chose facile pour

aucune âme88

». Voir dans le monde ce qu‟il possède de divin est là où commence le

bonheur. Pour arriver jusqu‟à cette quête, il faut atteindre une certaine insatisfaction et

désirer la combler. Le beau est ce qui nous attire quand le désir s‟allume, puisque « c‟est le

privilège de la beauté que d‟offrir à tous un pressentiment de la splendeur de l‟Être89

».

Le beau est bien davantage qu‟un critère physique ou qu‟une apparence. Il est ce

qu‟on peut contempler de divin, ou plutôt le divin sous son aspect contemplatif. Il a une

valeur morale et un sens. L‟amour est le chemin qui amène à voir le beau dans sa totalité, à

admirer ce qui est divin dans l‟absolu en apprenant à voir le divin dans le regard d‟un

amoureux : « Or le Phèdre est, à cet égard, très explicite : l‟Amour est condition de la

réminiscence90

».

On ne peut se souvenir d‟aussi belles choses sans un désir profond de saisir

intellectuellement la beauté, sans désirer que la vie soit ordonnée par quelque chose de plus

beau et de plus grand qu‟elle et que l‟on puisse observer et découvrir à travers elle, voir ce

qu‟elle a d‟invisible et de plus éclatant à la fois91

. « Rien n‟empêche donc qu‟en se

remémorant une seule chose, ce que les hommes appellent précisément “apprendre”, on ne

redécouvre toutes les autres92

». Le beau est ce qui est l‟Idée la plus éclatante dans le

monde, il s‟agit de la porte d‟entrée vers les Idées et on se rend jusqu‟à cette porte en

devenant Éros, en se transformant en amoureux du beau.

Ainsi, l‟amour n‟est pas beau. Qu‟est-ce que cela signifie? L‟amour est-il laid

alors ? « Pas de blasphème […] T‟imagines-tu que ce qui n‟est pas beau doive

nécessairement être laid ?93

».

88

PLATON, Phèdre, 250a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1265. 89

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 43. 90

Léon ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 149. 91

Cf. RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 43. 92

PLATON, Ménon, 81c-d, trad. CANTO-SPERBER, dans op. cit., p. 1065. 93

PLATON, Banquet, 201e-202a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 135.

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ἔρως comme intermédiaire

La situation de l‟amour par rapport au beau nous amène dans une troublante

impasse. L‟amour ne peut pas être beau, sans quoi il ne désirerait pas le beau et ce serait un

absolu sacrilège de prétendre qu‟Éros est laid. Comment peut-on qualifier Éros, alors, dans

ces circonstances ? Nous aborderons dans cette section la notion d‟intermédiaire et c‟est,

entre autres, dans une situation comme celle à laquelle nous nous trouvons confrontés ici

qu‟elle joue un rôle primordial dans l‟amour.

Voici comment la prêtresse de Mantinée résout le problème de la relation entre

l‟amour et la beauté :

T‟imagines-tu de même que celui qui n‟est pas un expert est stupide ? […] Ne force

donc ni ce qui n‟est pas beau à être laid, ni non plus ce qui n‟est pas bon à être mauvais.

[…] Étant donné, disait-elle, que toi-même tu conviens qu‟il n‟est ni bon ni beau, tu dois

de façon analogue estimer non pas qu‟il est laid et mauvais, mais qu‟il est quelque chose

d‟intermédiaire entre les deux94

.

En effet, de nombreuses situations nous poussent hors des extrêmes dans un entre-deux et il

ne suffit pas de dire qu‟une chose n‟est pas à une des extrémités pour être autorisés à

interpréter qu‟elle se situe inévitablement à l‟autre, bien qu‟implicitement, c‟est souvent ce

que nous comprenons. Nous sommes naturellement portés à considérer la négation d‟un

extrême comme une litote, et il n‟en était pas autrement dans la Grèce de l‟Antiquité.

En limitant notre tendance à extrapoler, Platon remet l‟accent sur ce qu‟il y a entre

ces extrêmes. L‟amour n‟est donc ni beau ni laid. En fait, il se situe entre les deux.

Comment est-il possible de se situer entre deux choses, sans être ni l‟une ni l‟autre ?

Si Éros n‟est pas beau, et que Socrate est le modèle vivant de ce qu‟est Éros,

comment est-il possible qu‟Alcibiade ait fait l‟éloge de la beauté de Socrate. Si Socrate est

Éros et qu‟Éros n‟est pas beau, nous sommes forcés de conclure que Socrate n‟est pas beau

et qu‟on ne peut conséquemment pas faire l‟éloge de sa beauté.

94

PLATON, Banquet, 202a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 135.

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Dans une certaine mesure, il est vrai que Socrate n‟est pas beau : sa laideur est

légendaire, toutefois, comme nous l‟avons mentionné ci-haut, un bel homme comme

Alcibiade est honteux de son manque de beauté face à Socrate.

Socrate est beau. Socrate est laid. Socrate est Éros. Éros n‟est ni beau ni laid. Alors

que nous atteignons apparemment une impasse d‟incompréhensibilité, Léon Robin esquisse

pour nous ce qui est le début d‟une réponse : « la nature de l‟Amour est essentiellement

contradictoire et instable, non dépourvue cependant de quelque unité, puisque l‟amour reste

toujours attaché à la beauté95

».

Le défi de cette section réside en ceci. Parler de l‟amour est très ardu, car l‟amour se

situe entre deux identités, de sorte que sa propre unité devient insaisissable. Prenons

l‟exemple d‟un couple. Dans un couple, où se situe l‟amour ? La meilleure réponse serait

sans doute : entre chacun des deux membres qui le constituent.

Si Joseph et Judith s‟aiment, on n‟est pas en mesure d‟affirmer que l‟amour est

Judith, ou que l‟amour est Joseph. Cependant, sans Judith ou sans Joseph, il n‟y a pas

d‟amour. Ainsi, l‟amour est un peu ces deux personnes, par contre il n‟est aucune des deux

spécifiquement et en plus il les dépasse, parce que Joseph et Judith auraient la possibilité

d‟exister tous les deux pleinement sans jamais qu‟il n‟y ait d‟amour entre eux. Toutefois,

lorsqu‟ils s‟aiment, l‟amour devient aussi une part d‟eux-mêmes. Judith ne serait sans doute

pas exactement la Judith qu‟elle est si elle n‟aimait pas Joseph. Alors où est l‟amour ?

Platon amène une idée dynamique et nouvelle, à son époque, de l‟entre-deux. En

effet, l‟intermédiaire est un état changeant, riche, qui s‟oriente en fonction de nombreux

aspects de la situation : « La vague et banale idée du juste milieu […] subit dans les

Dialogues comme un nouveau remaniement96

».

Le défenseur le plus connu de l‟idée du juste milieu est sans doute Aristote,

néanmoins, bien avant lui, la Grèce a eu la perception de cette idée. Dans le cas de notre

philosophe, non seulement les extrêmes ne suffisent plus comme qualificatifs, mais le

centre non plus. Pis encore (ou mieux encore), l‟intermédiaire ne tolère aucun point fixe.

95

ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 107. 96

Joseph SOUILHÉ, La notion platonicienne d‟intermédiaire dans la philosophie des dialogues, Paris, Alcan,

1919, p. 72.

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Si nous imaginons une ligne, nous pouvons situer chacun des deux extrêmes aux

limites de la ligne et le juste milieu au centre, toutefois l‟intermédiaire, lui, ne peut pas être

casé et, s‟il avait un point qui l‟identifiait, celui-ci serait mouvant et rejoindrait parfois les

extrêmes. Il irait peut-être jusqu‟à entièrement disparaître de la ligne par moments. Il

faudrait aussi penser l‟idée que le point serait à la fois présent et absent de la ligne

exactement au même instant.

Comme dans le Banquet, il arrive que Platon mette l‟accent sur la dimension

indifférente de cet état d‟intermédiaire. Puisqu‟il est entre les deux, il n‟est ni l‟un ni

l‟autre : « L‟intermédiaire est donc encore dans ce dialogue [Lysis] l‟être situé entre deux

extrêmes. Aussi éloigné de l‟un que de l‟autre, il revêt comme dans Gorgias, un caractère

d‟indifférence97

».

Il arrive cependant de surcroît que l‟attention soit portée sur la composition de

chacun de ces éléments et à ces moments, le résultat est l‟entre-deux : « Enfin, trait

déterminant et qui ressort de l‟analyse, sans être ni bien ni mal, cet intermédiaire se

compose des deux contraires, et cette idée de mélange, suggérée sans doute dans Gorgias,

ressort ici nettement98

».

Dans quels domaines l‟amour est-il intermédiaire ? Nous venons de voir qu‟il joue

ce rôle en ce qui a trait à la beauté. Il l‟est d‟ailleurs aussi dans plusieurs autres

circonstances. Il vaut la peine pour bien saisir cet état d‟intermédiaire d‟examiner les cas

dans lesquels il s‟applique.

L‟amour n‟est ni bon ni mauvais. Puisqu‟il désire le beau, il désire le bien, donc il

ne le possède évidemment pas. Comme nous l‟avons constaté précédemment, le beau et le

bien entretiennent entre eux un lien étroit, alors on peut fréquemment associer à l‟un ce que

l‟on conçoit de l‟autre. Si Éros ne possède pas le bien, on se demande de quelle manière il

interagit avec le mal :

L‟ami ne doit pas être transformé par le mal présent au point de devenir mauvais lui-

même, sans quoi, il ne pourrait désirer le bien, d‟autre part qu‟une certaine union existe

97

Ibid., p. 50. 98

Ibid., p. 50.

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40

cependant entre le mal et l‟ami, union superficielle et incomplète, un peu comme celle

de la couleur et des cheveux récemment teints99

.

Il s‟agit alors ici d‟un état intermédiaire qui touche à peine au mal et qui est assurément

situé plus près du bien que du mal, puisque sa quête et son désir sont orientés vers la bonté.

Une des plus belles façons d‟illustrer l‟état intermédiaire est le mythe de la

conception d‟Éros dans le Banquet. Socrate demande à Diotime qui sont les parents d‟Éros.

Voici la réponse de la prêtresse :

C‟est une assez longue histoire, répondit-elle. Je vais pourtant te la raconter. Il faut

savoir que, le jour où naquit Aphrodite, les dieux festoyaient ; parmi eux se trouvait le

fils de Mètis, Poros. Or, quand le Banquet fut terminé arriva Pénia, qui était venue

mendier comme cela est naturel un jour de bombance, et elle se tenait sur le pas de la

porte. Or Poros, qui s‟était enivré de nectar, car le vin n‟existait pas encore à cette

époque, se traîna dans le jardin de Zeus et, appesanti par l‟ivresse, s‟y endormit. Alors

Pénia, dans sa pénurie, eut le projet de se faire faire un enfant par Poros : elle s‟étendit

près de lui et devint grosse d‟Éros100

.

C‟est de deux extrêmes qu‟est né l‟intermédiaire et l‟entre-deux n‟est rien d‟autre que

l‟union de ces extrêmes.

Les parents d‟Éros sont Poros et Pénia. Poros signifie richesse, tandis que Pénia

signifie pauvreté. Il hérite de la pauvreté de sa mère. C‟est pourquoi il n‟est pas beau. Sa

condition difficile ne s‟arrête pas là : il n‟est pas chaussé ; il est malpropre ; il doit dormir

dehors sous les étoiles (ce qui a sous un certain regard sa forme propre de beauté) ; il est

privé de tout le nécessaire et ressent énormément le manque dans sa vie.

Cependant, son père lui offre les bénéfices d‟un esprit vif, rusé, qui a toujours de

nouvelles idées pour parvenir à la contemplation des plus belles et des meilleures choses,

ce qui est l‟objectif auquel il se donne corps et âme. À un moment, il se sent comblé et il

retombe presque au même instant dans un profond sentiment de manque :

En l‟espace d‟une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est mourant ;

puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu‟il tient

de son père ; mais ce que lui procurent ses expédients sans cesse lui échappe : aussi Éros

n‟est-il jamais ni dans l‟indigence ni dans l‟opulence101

.

Il est alors l‟un et l‟autre à tour de rôle et ni l‟un ni l‟autre en même temps dans un constant

mouvement de changement. Il est riche aussi sous certains aspects et bien pauvre en

fonction du regard que l‟on porte sur lui.

99

Ibid., p. 49. 100

PLATON, Banquet, 203b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137. 101

PLATON, Banquet, 203e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137.

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41

On pourrait dire qu‟Éros n‟a pas le meilleur parti dans ces conditions, cependant ne

faisons pas de conclusion hâtive. Aurait-il été préférable pour lui de tout hériter de sa

mère ? Bien sûr que non ! Il paraît évident de prime abord qu‟être le portrait de son père

aurait été pour Éros nettement plus avantageux.

Toutefois, lorsque nous voyons Poros s‟affaler au sol et s‟endormir sous le poids de

l‟ivresse, comblé à l‟excès, l‟exemple nous montre que trop n‟est pas préférable au manque.

L‟entre-deux, aux prises avec les difficultés de chacun, a sans doute par la même occasion

le plus beau de ce que ses parents avaient à offrir.

La conception d‟Éros lui confère par conséquent un statut d‟intermédiaire qui est

visible dès le départ par les noms de ses parents, entre l‟opulence et l‟indigence. Le fait

qu‟Éros soit le mélange de deux parents qui symbolisent des extrêmes a une influence

beaucoup plus profonde que celle du seul niveau de richesse qu‟il possède.

Éros tient le milieu entre la sagesse et l‟ignorance. Les dieux ne cherchent pas le

savoir, puisqu‟ils le possèdent. Les ignorants ne poursuivent pas davantage le savoir, car ils

ignorent leur propre ignorance et ils se croient savants : « C‟est justement ce qu‟il y a de

fâcheux dans l‟ignorance : alors que l‟on est ni beau ni bon ni savant, on croit l‟être

suffisamment102

».

Conscient de son manque de savoir et décidé à mendier pour obtenir la

connaissance, Éros a la ruse et toutes sortes de techniques pour l‟assister dans sa recherche.

Il est, à l‟instar de Socrate, plus savant que presque tous, parce qu‟il a le savoir de son

ignorance (donc plutôt la simple que la double ignorance), ce que la majorité des gens n‟ont

pas et qui est nécessaire pour désirer connaître.

Dans l‟Apologie de Socrate103

, ce dernier raconte comment l‟oracle de Delphes a

affirmé à Chéréphon (un ami d‟enfance de Socrate) que Socrate était le plus savant de tous

les hommes, et lui, convaincu qu‟il ne savait rien, en a conclu que c‟est dans son manque

de savoir que réside toute l‟ampleur de sa connaissance.

102

PLATON, Banquet, 204a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138. 103

C.f., PLATON, Apologie de Socrate, 21a-22e, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la

direction de Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 70-72.

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En raison de son état relatif à la connaissance, Éros est philosophe. Platon va

jusqu‟à dire qu‟il « passe tout son temps à philosopher104

». Le mot « philosophe » a été

conçu par des penseurs grecs de l‟Antiquité, en réaction contre les sophistes, les sages qui

affirmaient déjà détenir la connaissance. « Ainsi est né en Grèce un type d'hommes, dont la

modestie n'était pas le fort, qui prétendaient à l'omniscience ; sages (σοϕοί) et sophistes

(σοϕισταί)105

» Le philosophe, quant à lui, ne possède pas la sagesse, par contre il l‟aime.

Le terme « philosophe » est tiré de deux mots grecs : philia, qui est un des quatre

mots exprimant une forme d‟amour en grec (Philia, Eros, Agape et Storge) et Sophia, qui

signifie sagesse. Ainsi, le philosophe est un amoureux de la sagesse, une personne qui aime

la sagesse :

Selon une tradition significative, même si elle est historiquement controuvée (nous ne la

connaissons que par des témoignages datant de la fin de l'Antiquité), l'invention du

mot philosophie (ϕιλοσοϕία) représenterait une mise en garde contre les prétentions

exagérées des σοϕοί. C'est Pythagore qui, interrogé sur sa profession par le tyran Léon,

aurait répondu le premier : « Je suis philo-sophe » (ϕιλόσοϕος), c'est-à-dire, selon son

propre commentaire, « non pas quelqu'un qui prétend posséder la sagesse, mais un

homme qui s'efforce vers elle ». Et il aurait ajouté : « Il n'y a pas d'autre sage que

Dieu »106

.

C‟est un terme sans prétention, qui décrit pourtant admirablement la situation. Sans

posséder la sagesse, il la désire, donc le philosophe n‟est pas purement ignorant,

néanmoins, il ne détient pas le savoir, car si c‟était le cas il ne le poursuivrait pas.

Pour justifier le statut d‟Éros en tant que philosophe, Diotime affirme que « le

savoir compte parmi les choses qui sont les plus belles ; or Éros est amour du beau. Par

suite, Éros doit nécessairement tendre vers le savoir107

». En raison de la beauté de la

connaissance et de l‟amour d‟Éros pour le beau, il va de soi qu‟Éros aime le savoir et que

ce dernier est même l‟un de ses plus chers objets d‟amour.

D‟un autre côté, la connaissance parfaite appartient aux Dieux. Éros ne peut

subséquemment pas la détenir. Il est vrai que Poros, son père, est un dieu, mais Pénia, quant

104

Ibid., 203d, p. 137. 105

ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS, Antiquité : naissance de la philosophie : 1.Origine du mot « philosophie »,

[en ligne]. http://www.universalis.fr/encyclopedie/antiquite-naissance-de-la-philosophie/1-origine-du-mot-

philosophie/, [site consulté le 16 octobre 2012]. 106

Ibid., [site consulté le 16 octobre 2012]. 107

PLATON, Banquet, 204b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 138.

Page 59: L'actualisation de la pensée amoureuse platonicienne dans les … · 2018-11-02 · 1 Cette phrase est écrite à l‘endos du livre de Robert Charles SPROUL, The Consequences of

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à elle, est humaine et l‟une des plus misérables humaines que l‟on puisse imaginer.

Considérant ce curieux mélange, que peut bien être Éros ? De quelle race est-il ?

Tout d‟abord en ce qui concerne son statut de mortalité, il en va de même que pour

plusieurs autres caractéristiques : Éros tient le milieu entre le mortel et l‟immortel. Cela

indique bien en effet le rôle de l‟amour sous l‟angle de son humanité terrestre. En étant

amoureux, nous sommes en mesure de nous immortaliser par une lignée physique, c‟est-à-

dire en faisant des enfants. De cette façon, nos enfants auront à leur tour des enfants et ainsi

de suite, éternellement (dans la pensée grecque, le monde est éternel).

Nous pouvons de surcroît nous immortaliser par le biais de nos œuvres. Si nous

procédons de cette manière, nous transmettrons notre esprit à ceux qui nous succéderont

qui feront de même, toujours. Néanmoins, bien que ces deux moyens nous permettent

d‟accéder à une certaine forme d‟immortalité, nous ne deviendrons jamais personnellement

immortels. Cette réalité est la dimension mortelle d‟Éros.

Dans le Phèdre, Platon affirme au sujet de l‟amour qu‟il a une nature divine. Cette

citation nous en fournit la preuve : « Mais si, comme c‟est le cas, Éros est un dieu ou

quelque chose de divin, il ne saurait être quelque chose de mauvais108

».

Nous voyons encore ici s‟afficher la tendance contradictoire de l‟amour.

Effectivement, dans le Banquet, nous apprenons qu‟Éros n‟est pas un dieu, contrairement à

ce que tous les discoureurs ayant précédé les propos de Socrate ont pu attester le

concernant. Comment dénouer un tel dilemme ?

Nous pouvons nous demander si Platon a changé d‟avis. Selon Léon Robin, « la

théorie de l‟Amour exposée dans le Phèdre est bien postérieure en effet, dans le temps, à

celle du Banquet109

». Donc peut-être Platon a-t-il modifié son idée et, dans ce cas, la

théorie de la divinité de l‟amour serait sa position finale.

Luc Brisson, en préface aux œuvres complètes de Platon en traductions françaises

dont il a dirigé la publication, attribue le Banquet et le Phèdre à une même période

108

PLATON, Phèdre, 242e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1258. 109

ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 90.

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historique, nommée la période de maturité110

, toutefois il ne statue pas sur l‟ancienneté de

l‟un des textes par rapport à l‟autre111

. Cette proximité temporelle rend l‟évaluation

d‟autant plus malaisée.

Nous pouvons peut-être aussi simplement accepter cette contradiction comme

inhérente à la nature même de notre recherche actuelle et penser que les deux réponses ont

sans doute leur valeur dans la compréhension de ce qu‟est l‟amour. Le Phèdre dit d‟ailleurs

qu‟« Éros est le fils d‟Aphrodite112

», ce qui pose visiblement de nombreux problèmes face

au mythe de sa conception présenté dans le Banquet.

En sachant, cependant, que la mythologie grecque est remplie de ces doubles

histoires, nous apprenons d‟ordinaire à les regarder d‟un autre œil, sans doute plus

symbolique. Alors, si Éros n‟est pas un grand dieu, on se questionne sur ce qu‟il

est : « C‟est un grand démon […] tout ce qui présente la nature d‟un démon est

intermédiaire entre le divin et le mortel113

».

De prime abord, cela pourrait ressembler à un sophisme si tout ce que nous avons

vu précédemment est considéré comme étant une suite de raisonnements. En effet, on dit

que « tout ce qui présente la nature d‟un démon est un intermédiaire entre le divin et le

mortel ». Quelques lignes plus haut, Diotime affirme qu‟« Éros est un intermédiaire entre le

divin et le mortel114

».

Si nous nous basons sur cela pour essayer d‟émettre une conclusion selon la logique

traditionnelle, nous ne pouvons pas admettre qu‟Éros est un démon, bien que nous

puissions être tentés de le faire.

Toutefois les propos de Diotime ne sont pas une rigoureuse analyse logique, au

contraire. Il s‟agit plutôt d‟inspiration. Nous arrêter à un processus rationnel incomplet et

critiquer Platon pour cela ne seraient conséquemment pas respecter l‟historique intelligence

de ce dernier. Nous devons néanmoins être interpellés par cette apparente défaillance

110

Cette période va de 385 à 370 avant Jésus-Christ. 111

Cf. Luc BRISSON, Platon pour notre temps, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. XVI. 112

PLATON, Phèdre, 242d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1258. 113

PLATON, Banquet, 202d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 136. 114

Ibid., 202d, p. 136.

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logique et nous questionner sur le sens qu‟elle recèle. Peut-être a-t-elle justement été placée

là pour ouvrir le chemin à une autre manière de penser.

Il est bien connu que Socrate a auprès de lui un démon qui l‟avertit lorsqu‟il

s‟apprête à poser un acte ou à dire une chose répréhensible. Nous savons aussi que le

démon, dans la tradition grecque, n‟est en rien relié à la tradition judéo-chrétienne. La

dimension péjorative que nous associons au démon dans notre culture actuelle, comme

source du mal, n‟est pas reliée au démon de la Grèce, qui est simplement un être situé entre

les hommes et les dieux.

Quel est le rôle d‟Éros en tant que démon ? Diotime nous dit qu‟il « interprète et

[qu‟]il communique aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des

dieux115

». Il fait donc office de messager. L‟amour est le message qui passe entre deux

êtres, et plus encore que le message, il est le messager, car il s‟agit d‟une communication

active. Il est au surplus le messager de l‟impossible, puisque :

Le dieu n‟entre pas en contact direct avec l‟homme ; mais c‟est par l‟intermédiaire de ce

démon que, de toutes les manières possibles, les dieux entrent en rapport avec les

hommes et communiquent avec eux, à l‟état de veille ou dans le sommeil116

.

Éros est l‟être qui réalise le dialogue entre deux mondes qui ne communiquent pas entre

eux, entre des êtres absolument différents qui, peut-être, aspirent à s‟entendre. Cette citation

témoigne bien de cet état de messager : « L‟Amour est au nombre de ces médiateurs.

L‟Amour, qui unit les êtres, établit une communion entre la terre et le ciel. Il est une

relation perpétuellement mouvante entre le non-être et l‟être117

».

Concrètement, sa tâche lui permet de transmettre les prières et les sacrifices et ouvre

à l‟homme une nouvelle dimension qui s‟approche du mysticisme : « Celui qui est un

expert en ce genre de choses est un homme démonique, alors que celui, artisan ou

travailleur manuel, qui est un expert dans un autre domaine n‟est qu‟un homme de

peine118

».

115

Ibid., 202e, p. 136. 116

Ibid., 203a, p. 137. 117

ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 115. 118

PLATON, Banquet, 203a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 137.

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Bien qu‟il ne soit pas indiqué avec précision ce qu‟il en est de cet aspect dans les

textes de Platon, nous pourrions émettre l‟hypothèse, que nous soutiendrons, qu‟une autre

particularité d‟Éros est d‟être à cheval entre la passion sexuelle et l‟amour platonique.

Bien sûr, le philosophe arbore une prédilection pour l‟abstinence dans l‟amour

philosophique, toutefois il n‟a pas sitôt mentionné sa préférence qu‟il admet qu‟il ne serait

pas dramatique de ne pas la respecter, dans la mesure où chaque compagnon reste fidèle à

l‟autre et que le plaisir physique n‟est pas l‟essence de leur quête : « La loi veut, au

contraire, qu‟ils mènent une existence lumineuse, qu‟ils soient heureux de faire ce voyage

l‟un en compagnie de l‟autre, et qu‟ensemble, parce qu‟ils s‟aiment, ils reçoivent des ailes

quand celles-ci seront données119

».

Rappelons-nous aussi que de nombreux philosophes de l‟époque sont plus critiques

dans leurs écrits que dans la réalité en ce qui a trait à la sexualité. De plus, Diotime le

mentionne : « l‟union de l‟homme et la femme permet l‟enfantement, et il y a dans cet acte

quelque chose de divin120

».

Donc, devant une question complexe comme : « quelle place accordait Platon à la

sexualité dans l‟amour ? », plusieurs spécialistes s‟entendent pour dire que l‟amour

platonicien n‟est pas si platonique qu‟il le semble. Il est alors probable que l‟hypothèse

soulevée par Stella Sandford dans son ouvrage Plato and sex, mérite d‟être entendue :

Is eros a specifically sexual passion or is eros a metaphor for a more general non-sexual

kind of desire or existential force? The answer is, of course, both, simultaneously. The

specificity of the concept of eros lies precisely in the fact that the popular, modern

distinction between the sexual and the non-sexual does not apply121

.

Le terme « platonique » a été conçu au Moyen Âge en réaction à la pensée platonicienne :

« Les férus de littérature ou d‟histoire grecque auront compris que l‟adjectif présent dans

notre locution est construit d‟après le nom de Platon, ce philosophe grec né au Ve et mort

au IVe siècle avant notre ère

122 ». Malgré tout, ce serait s‟avancer bien loin que d‟affirmer

avec certitude que l‟amour platonicien est platonique.

119

PLATON, Phèdre, 256d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1272. 120

PLATON, Banquet, 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 141. 121

Stella SANFORD, Plato and sex, Cambridge, Polity Press, 2010, p. 97. 122

DICTIONNAIRE REVERSO, un amour platonique, [en ligne], http://dictionnaire.reverso.net/francais-

definition/un%20amour%20platonique, [31 octobre 2012].

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Le mythe d‟Aristophane (dans le Banquet), qui a conduit à ce que nous connaissons

communément aujourd‟hui sous le nom de « l‟âme sœur », nous montre que nous ne

sommes, d‟une certaine manière, que la moitié de nous-mêmes, ce qui est une forme de

médiété.

D‟après ce mythe, l‟être humain était, au commencement, une grosse créature et

nous nous déplacions en roulant sur nous-mêmes. Nous étions si forts que nous avons

entrepris de tenter de défier les dieux. Pour nous punir de notre insolence, Zeus nous a

coupés en deux. Depuis ce temps, nous recherchons sans relâche la moitié perdue de nous-

mêmes123

.

Que nous soyons de sexe masculin ou féminin, cette moitié peut elle aussi être de

l‟une ou l‟autre des catégories. Un homme et une femme peuvent s‟aimer pour reconstituer

leur tout, deux femmes peuvent s‟aimer, puisqu‟elles étaient à l‟origine des moitiés de

femmes. Cependant, l‟être qui a le plus de valeur est celui qui est homme dans ses deux

parties, un jeune garçon et un homme qui s‟aiment. Le mythe d‟Aristophane est donc aussi

un éloge de la pédérastie. Ce passage est très amusant, lorsque l‟on connaît la vérité

historique qui s‟y relie :

Étant donnée l‟hostilité avérée d‟Aristophane contre les pédérastes, comment pourrait-on

voir autre chose qu‟une forte ironie dans le discours du Banquet où Platon lui fait

proclamer la supériorité de la pédérastie, même impure, sur l‟amour des femmes, et

déclarer qu‟un garçon qui se livre à son amant agit ainsi, non par faiblesse de caractère,

mais par noble virilité124

?

Cela montre bien la richesse, l‟état intermédiaire et toutes les subtilités que peuvent

renfermer les textes de Platon. Connaître ce trait historique ne change pas le mythe, mais il

nous donne une perspective d‟ensemble intéressante.

Diotime s‟objecte à l‟idée générale du mythe d‟Aristophane : « Il y a bien aussi un

récit qui raconte que chercher la moitié de soi-même, c‟est aimer. Ce que je dis, moi, c‟est

qu‟il n‟est d‟amour ni de la moitié ni du tout, mais de ce qui se trouve, je le suppose, être

un bien125

».

123

PLATON, Banquet, 189d-192e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 122-125. 124

MEIER, Histoire de l‟amour grec dans l‟Antiquité, p. 90. 125

Ibid., 205e, p. 140.

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Il faut dire que, tel que le présente Aristophane, retrouver cette moitié de soi est un

bien, par contre ce mythe, mis sur la balance lorsqu‟il est placé en relation avec le

commentaire contrastant de Diotime, nous oriente dans une position d‟intermédiaire entre

la totalité et la demie de ce que nous sommes.

Pourquoi l‟amour est-il si difficilement identifiable, invisible, contradictoire, situé

dans des zones où il est périlleux de s‟aventurer et où la raison déraisonne à essayer de

comprendre ce qui pourrait à certains moments être perçu par le cœur avec évidence ?

Comment peut-on en arriver à admettre d‟aussi importantes contradictions et naviguer dans

cet univers avec aise et admiration, avec un regard plein malgré le fait que la réponse à la

question de l‟amour semble soulever à elle seule plus de mystère que la question elle-

même ?

L‟amour comme folie divine

Nous entrons – avec l‟amour, la beauté et des sujets de cet ordre – dans un domaine

qui n‟appartient pas simplement aux hommes et ne peut pas être intelligé par eux. Ils ne

peuvent que le contempler, béats d‟admiration et impuissants à le saisir par l‟esprit. De

prime abord, l‟amour, le bien et cette catégorie d‟Idées semblent plus vrais que la réalité

physique qu‟elle sous-tend (et c‟est bel et bien le cas dans l‟esprit de Platon). Pourtant, dès

qu‟on cherche à en proposer un approfondissement rationnel, ces Idées s‟évanouissent en

fumée, comme si tout cela n‟avait été qu‟un simple mirage. Il n‟en est rien, seulement on ne

peut pas employer un moyen humain pour accéder aux choses divines. Nous avons besoin

pour cela des instruments des dieux. Il faut être un peu fou, magicien. Nous devons parler

une langue que les dieux comprennent. L‟amour est une folie divine, remplie de magie, de

surnaturel.

Au début du Phèdre, un jeune garçon dont le nom a inspiré le titre du dialogue vient

à Socrate avec en main le discours de Lysias, un homme plus mûr. Phèdre attire beaucoup

d‟hommes et il doit choisir à qui de ceux-là il offrira ses faveurs. Lysias est un fin stratège

et il a cru bon de se distinguer de ses autres concurrents en faisant mine de ne pas aimer

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Phèdre et en écrivant un discours qui prône l‟idée que l‟on doit accorder ses faveurs à qui

n‟aime pas plutôt qu‟à un homme amoureux.

L‟argument central du discours de Lysias, bien que de nombreux sous-arguments

s‟ajoutent aux conséquences du fait d‟être amoureux, est que l‟homme qui aime est fou et

privé de sa raison pendant qu‟il aime. Socrate reprendra le discours de Lysias en le

bonifiant de façon significative, toutefois averti par sa « petite voix » de l‟insolence qu‟il a

témoignée envers Éros en proclamant un tel discours, il se dit forcé d‟en tenir un autre, plus

conforme à la bonté de ce dieu126

.

Socrate affirme que l‟argument selon lequel on doit préférer celui qui ne nous aime

pas à celui qui nous aime, car ce dernier est fou, n‟est pas ajusté à la réalité. Pour lancer une

telle affirmation et qu‟elle s‟avère véridique, il faudrait que la folie soit toujours un mal.

Or : « les biens les plus grands nous viennent d‟une folie qui est, à coup sûr, un don

divin127

».

Parmi les types de folies existants, Socrate en nomme quatre, qui ont tous des effets

positifs, à son avis. Il existe d‟autres catégories de folie qui n‟ont pas une origine divine, or

ces quatre-là ont ce point en commun et c‟est sans doute la raison de leurs bénéfices pour

l‟être humain :

Dans la folie divine, nous avons distingué quatre parties. Nous avons rapporté à Apollon

l‟inspiration divinatoire ; à Dionysos, l‟inspiration initiatique ; aux Muses, l‟inspiration

poétique ; la quatrième enfin, la folie amoureuse, nous l‟avons rapportée à Aphrodite et à

Éros. Et nous avons déclaré que la folie amoureuse était la meilleure128

.

Si tout ce qui nous vient des dieux ne peut se présenter à nous que sous la forme d‟une

certaine folie, et que la meilleure des folies est l‟amour, nous pouvons sans crainte supposer

que le sommet du divin, ce que les dieux ont de plus beau et grand à nous donner est

l‟amour. L‟amour est ce qui, en l‟homme, est le plus divin.

Nous savons d‟Éros que « son aspect culminant est proprement religieux129

». La

folie amoureuse n‟est alors rien d‟autre que l‟inspiration qu‟un dieu (Éros) offre en cadeau

à l‟homme, ce qui, loin d‟être un mal, est de la plus haute valeur et « c‟est pour leur

126

Cf. PLATON, Phèdre, 242c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1257-1258. 127

Ibid., 244a, p. 1260. 128

Ibid., 265b, p. 1282. 129

RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 41.

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[l‟amant et l‟aimé] plus grand bonheur que cette forme de folie leur est donnée par les

dieux130

».

Pour l‟aimé, le bonheur est aussi auprès de celui qui l‟aime, ne pouvant trouver rien

de divin en quelqu‟un qui ne l‟aime pas :

Voilà, mon garçon, l‟importance et l‟exceptionnelle divinité des biens que te procurera

l‟amour d‟un homme qui t‟aime. Mais la liaison que propose un homme qui n‟aime pas,

liaison mêlée de sagesse mortelle et qui ne procure qu‟avec parcimonie des biens

mortels, n‟enfantera dans l‟âme de l‟aimé qu‟un esclavage, dont la foule fait l‟éloge en

la considérant comme une vertu, et la fera rouler pendant neuf mille ans, autour de la

terre et sous la terre, privée de raison131

.

Nous pourrons constater un peu plus loin que cette privation négative de raison est

intrigante, parce qu‟il semble que l‟aimé, quoi qu‟il en soit, doive perdre la raison. Cela

peut s‟avérer positif ou négatif selon le cas.

Les résultats bénéfiques de la folie amoureuse dépendront beaucoup de la vertu que

réussira à posséder l‟amant. Platon compare la nature humaine à un attelage comprenant un

cocher et deux chevaux. « Chez les dieux, les chevaux et les cochers sont tous bons et de

bonne race132

» : il n‟est conséquemment pas difficile de bien mener l‟attelage vers ce qu‟il

y a de plus beau et de plus grand.

En ce qui concerne l‟être humain, il a un cheval vertueux et de bonne nature, ainsi

qu‟un cheval rétif et vicieux, qui ne suit pas la direction que veut prendre le cocher et qui

n‟en fait qu‟à sa tête. Pour arriver à la contemplation du beau en soi et à l‟amour le plus

beau, il faut effrayer ce cheval jusqu‟à ce qu‟il devienne docile.

L‟homme parviendra donc à la vertu et à ce qu‟il y a de plus magnifique en lui. Il

n‟est alors pas nécessaire de contrôler la folie amoureuse et le sentiment d‟amour vécu

envers le jeune garçon. Cet amour est très légitime. Il faut néanmoins déployer de grands

efforts pour vivre celui-ci de la meilleure façon possible.

Selon un autre mythe présent dans le Phèdre, nous vivons dans des cycles de dix

mille ans au cours desquels il y a des moments où nous avons des ailes et que nous voyons

les réalités dans le monde des Idées. Nous rechutons toutefois sur terre sous l‟effet de notre

130

PLATON, Phèdre, 245b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1261. 131

PLATON, Phèdre, 256e-257a, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1272. 132

Ibid., 246a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1262.

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nature humaine. Seul le philosophe, après une vie humaine vécue dans un amour parfait

avec un jeune homme, peut avoir ses ailes tout de suite et monter au ciel. Voici comment

celles-ci poussent lorsque l‟amant est amoureux :

en l‟apercevant [le beau garçon], il frissonne, et ce frisson, comme il est naturel, produit

en lui une réaction : il se couvre de sueur, car il éprouve une chaleur inaccoutumée. En

effet, lorsque, par les yeux, il a reçu les effluves de la beauté, alors il s‟échauffe et son

plumage s‟en trouve vivifié ; et cet échauffement fait fondre la matière dure qui, depuis

longtemps, bouchait l‟orifice d‟où sortent les ailes, les empêchant de pousser. Par

ailleurs, l‟afflux d‟aliment a fait, à partir de la racine, gonfler et jaillir la tige des plumes

sous toute la surface de l‟âme. En effet, l‟âme était jadis tout emplumée ; la voilà donc, à

présent, qui tout entière bouillonne, qui se soulève et qui éprouve le genre de douleurs

que ressentent les enfants qui font leurs dents. Les dents qui percent provoquent une

démangeaison, une irritation des gencives, et c‟est bien le genre de douleurs que ressent

l‟âme de celui dont les ailes commencent à pousser ; elle est en ébullition, elle est irritée,

chatouillée pendant qu‟elle fait ses ailes133

.

Selon Platon, lorsque l‟amant peut voir le beau garçon, il se repose de sa souffrance et se

sent bien, par contre dès qu‟il s‟absente, l‟orifice de la pousse des ailes s‟assèche (il ressent

un grand manque). Son âme est alors prise de folie : « elle ne peut ni dormir la nuit ni rester

en place le jour, mais, sous l‟impulsion du désir, elle court là où, se figure-t-elle, elle pourra

voir celui qui possède la beauté134

».

Nous reconnaissons dans cette situation beaucoup d‟amours qui naissent

aujourd‟hui encore. Ce sont des symptômes universels des débuts d‟une relation

amoureuse. Le fait que cette tendance à agir de la sorte se calme avec le temps s‟explique

chez Platon par le changement d‟orientation, qui part du beau corps du garçon pour aller

vers le beau en soi. L‟amour, d‟abord un sentiment, se transforme en quête de sens, sans

perdre pour autant sa folie.

Le Phèdre parle d‟une manière directe et des plus évidentes de la folie reliée à l‟état

amoureux, toutefois il n‟est pas difficile de trouver des témoignages concrets de ce don

divin dans le Banquet :

l‟amour est un délire : ce n‟est pas seulement la théorie du Phèdre, qui s‟exprime à ce

sujet avec une netteté parfaite, c‟est aussi celle du Banquet, puisque l‟Amour est un

démon et que la science démoniaque est celle des prophètes, des devins et de tous les

inspirés en général135

.

133

PLATON, Phèdre, 251a-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266-1267. 134

Ibid., 251e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1267. 135

ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 164.

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Éros, comme intermédiaire qui transmet le divin aux hommes, comme être difficilement

identifiable, mystérieux et insaisissable, est l‟image même des personnages fous, des

illuminés par les dieux, dont la folie n‟est que l‟impossibilité pour les hommes de

comprendre pleinement ce que sont ces gens.

Nous voyons aussi l‟impact et l‟importance de la folie dans le fait que ceux qui ont

conçu les plus beaux et grands discours du Banquet étaient tous les deux dans un état de

conscience altéré, chacun pour une raison très différente. De prime abord, il y a le discours

de Diotime, qui a imposé le silence aux orateurs précédents.

Il est rare, à la fois en Grèce antique, et dans les discours de Platon, que la parole

soit donnée à une femme. Il ne faut alors surtout pas considérer cette situation comme

anodine. Diotime, qui brillait par son absence lors de la soirée décrite dans le Banquet, est

pourtant sans doute le personnage le plus présent et le plus fondamental dans ce dialogue de

Platon, ce qui la place dans une position d‟intermédiaire très marquante et ambiguë quant à

sa présence à cette soirée où elle plane dans l‟assistance comme un rêve, comme une

image.

Diotime, aussi appelée la prêtresse de Mantinée, a un rôle social très religieux. La

foi et l‟inspiration divine ne sont pas toujours clairement associées à notre époque et il est,

dans certains cas, possible d‟opter pour une vie de foi qui préconise un mode de pensée très

rationnel, voire presque exclusivement rationnel. Cependant, au temps de Platon, les prêtres

et les prêtresses avaient, quant à eux, comme distinction fondamentale le fait d‟être

reconnus comme des inspirés des dieux.

Diotime est donc la personne tout indiquée pour parler d‟Éros, en tant qu‟elle est

prêtresse et que ce rôle social fait d‟elle une personne réceptive aux messages divins, tant

en raison de son statut religieux que de sa nature ouverte à l‟inspiration. Seul bémol qui

pourrait jouer contre Diotime dans ce beau portrait : il s‟agit d‟une femme.

Elle dit dans son propre discours que l‟homme qui s‟attache à la femme souhaite la

procréation physique, alors que celui qui s‟unit à l‟homme veut une procréation spirituelle.

Or, il s‟avère qu‟au moment précis où elle parle, elle est, d‟une manière insigne, une

inspirée d‟Éros au niveau spirituel. Comment interpréter une situation comme celle-ci ?

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Dans la République, Platon soutient que les femmes sont capables des mêmes rôles

que les hommes et qu‟on ne doit pas discriminer les activités en fonction du sexe. La

femme est en mesure d‟accomplir tout ce que fait l‟homme, mais moins bien, sa nature

étant plus faible136

: il s‟agit là d‟un commentaire des plus étonnants pour un Grec de

l‟Antiquité. De plus, ce philosophe admettait des femmes dans son académie. Que devrait-

on en comprendre ?

Peut-être que la part de misogynie chez Platon est essentiellement un héritage

culturel, et que ce qui appartient à sa pensée propre est plutôt positif en ce qui concerne les

capacités intellectuelles des femmes. Diotime est sans doute, alors, la personne idéale pour

représenter le discours qu‟elle proclame.

Si Diotime a de bonnes raisons d‟être choisie par notre philosophe comme modèle

de l‟inspiration divine, qu‟en est-il d‟Alcibiade ? Alcibiade est l‟homme qui, malgré un

naturel prometteur, s‟est enfoncé dans un vice légendaire au point de perdre sa crédibilité et

toutes ses bonnes dispositions au profit de ses passions démesurées. Il a choisi le pire parti,

alors qu‟il était plus en mesure que quiconque de prendre le meilleur.

Ainsi, le Banquet nous donne l‟exemple du meilleur et du pire inspiré. Pourquoi

Alcibiade a-t-il prononcé un discours aussi magnifique ? Peut-être pour montrer que

n‟importe qui peut avoir un instant d‟inspiration, mais que ceux-ci se font beaucoup plus

rares si on ne les recherche pas, ou encore plus, si on les fuit. L‟élément de rareté donne ce

soir-là une beauté encore plus sublime à l‟éloge de Socrate que fait Alcibiade.

L‟inspiration, il l‟a probablement puisée dans le vin. Le fait d‟avoir trop bu n‟est

peut-être pas la situation la plus enviable, or il s‟agit malgré tout d‟un état altéré de

conscience, à l‟instar de la folie divine, et il faut bien reconnaître qu‟Alcibiade a fait preuve

d‟une honnêteté dont le mérite revient en grande partie à l‟alcool.

La magie et la religion sont indissociables l‟une de l‟autre dans l‟Athènes de Platon.

Il est donc évident qu‟Éros est un magicien : « L‟amour est magicien ou sorcier chez

136

PLATON, République, livre V, 455b-456b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1618-1620.

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Platon, selon Hadot, parce qu‟il inspire de belles paroles (210d). Ce pouvoir enjôleur de la

parole, cette magie du verbe nous replace dans le rapport à la rhétorique et à la poésie137

».

La parole prend une place considérable, autant dans la folie que procurent les

muses, que dans la séduction propre à l‟amour. Ce n‟est alors sans doute pas par hasard si

le Phèdre a une première partie qui concerne l‟amour et une seconde qui concerne l‟art de

la parole.

Peut-être le Phèdre aborde-t-il l‟art de la parole, cependant dans le cas de la folie

amoureuse ou de l‟inspiration des muses, la parole n‟est pas un art, comme l‟indique cet

extrait tiré de l‟Ion : « Car ce n‟est pas un art – je te l‟ai dit à l‟instant – qui se trouve en toi

et te rend capable de bien parler d‟Homère. Non, c‟est une puissance divine qui te met en

mouvement138

».

Ion, un poète homérique, croit posséder un art quand Socrate lui démontre que c‟est

un don divin. Cela ne peut pas être un art, puisque Ion ne sait bien parler que d‟Homère et

que si c‟était un art, il saurait bien parler de tous. De plus, il ne peut s‟agir d‟un art, car si

c‟était le cas, il faudrait qu‟il s‟y connaisse dans bien des domaines.

Par exemple, Homère parle des cochers et Ion sait bien en parler, bien qu‟il n‟ait

personnellement jamais été cocher, et il sait en parler mieux qu‟un cocher ne saurait le

faire. Or, un autre poète qu‟Homère parlerait du même sujet et Ion aurait la bouche cousue,

ce qui démontre bien qu‟il ne peut pas s‟agir d‟un art, parce que Ion n‟a pas toute la

connaissance de ce dont il parle.

Les poètes les plus inspirés ne tiennent pas ce qu‟ils ont écrit de leur intelligence. Il

serait d‟ailleurs inapproprié d‟en vanter les mérites. Au contraire, c‟est probablement leur

ouverture à se déposséder de leur raison et de leur intelligence qui fait d‟eux des êtres

exceptionnels, non ce qu‟ils possèdent ou ce qu‟ils font, mais la possibilité plutôt d‟en faire

abstraction pour laisser passer à travers eux quelque chose ou quelqu‟un de plus grand :

« Car c‟est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n‟est pas en état de composer avant

137

François SIROIS, « Une notion de séduction élaborée à partir du Banquet de Platon », thèse de maîtrise en

philosophie, Québec, Université Laval, 1997, p. 13. 138

PLATON, Ion, 533d, trad. Monique CANTO-SPERBER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de

Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 576.

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de se sentir inspiré par le dieu, d‟avoir perdu la raison et d‟être dépossédé de l‟intelligence

qui est en lui139

».

Cependant, certaines personnes, très intelligentes et très raisonnables, risquent de

tenir rigueur à l‟inspiré pour son don ou de ne pas le prendre au sérieux. L‟intelligence,

quand elle est mise au service de la maturité spirituelle et de l‟écoute du divin qui passe,

peut assurément encourager l‟atteinte de la sagesse et être de surcroît un outil précieux dans

cette direction.

Il arrive néanmoins que des gens très brillants mettent leur talent à des fins bien

différentes et qu‟ils soient orientés dans une dimension qui les ferme totalement à

l‟éventualité de recevoir la folie divine. Ces gens n‟arriveront peut-être même pas à

percevoir l‟inspiration chez autrui, et, cherchant le génie sous le couvert unique de

l‟intelligence, mépriseront les inspirés des dieux et ce qu‟ils apportent au monde :

sans doute, cette démonstration [que c‟est pour le plus grand bonheur des amoureux que

la folie d‟Éros leur est donnée par les dieux] ne convaincra-t-elle pas les esprits forts,

mais elle convaincra les sages140

.

On peut malheureusement aller jusqu‟à utiliser son intelligence à l‟encontre de cette folie et

se persuader qu‟elle n‟existe pas, ce qui est peut-être rationnellement convaincant, mais qui

va contre des milliers d‟années de mystique et d‟inspiration, de grandes œuvres

surhumaines.

La poésie a un rapport direct au langage, par contre elle est aussi intimement reliée au

processus créatif : « Elle [Diotime] explique comment l‟amour est poète, c‟est-à-dire

créateur, grâce à sa “postérité” et dans la mesure même où il en fait “l‟éducation”141

».

L‟amour comme méthode éducative

La création est l‟œuvre de l‟éducation, de la même façon, sans doute, que

l‟éducation est une œuvre de création et que toute création est le fruit de l‟amour.

139

Ibid., 534b, trad. CANTO-SPERBER, dans op. cit., p. 577. 140

PLATON, Phèdre, 245c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1261. 141

RODIS-LEWIS, Platon et la „„chasse de l‟Être‟‟, p. 42.

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Quel lien peut-il bien y avoir entre l‟éducation et l‟amour, entre l‟amour et la

connaissance ? Pour l‟homme moderne, apparemment aucun. Qu‟en est-il de notre

philosophe ? : « L‟Amour et la connaissance ont certainement aux yeux de Platon la plus

étroite parenté142

». Platon disait que l‟« on ne [peut] apprendre sans aimer le savoir et ceux

qui le transmettent143

». En ce qui concerne le début de l‟énoncé, cela semble quasiévident.

Il est bien difficile d‟apprendre si la connaissance nous indiffère en général. Quelqu‟un qui

n‟accorde aucun intérêt, aucune valeur à son éducation ne s‟y investira jamais.

Il y a cependant des cas où on aime le savoir tout en dédaignant l‟une des matières

comprises dans ce savoir. Par exemple, des écoliers curieux aiment apprendre, mais

détestent les mathématiques et y réussissent pourtant très bien. Est-ce parce qu‟ils aiment

au moins un minimum cette matière, qu‟ils réussissent à voir dans les mathématiques les

autres formes de savoir qu‟ils apprécient ?

Si la relation de l‟amour au savoir ne soulève pas trop de questionnements de prime

abord, voire qu‟elle apparaît peut-être même flagrante, l‟importance d‟aimer ceux qui

transmettent le savoir est de nos jours une idée plutôt originale. On ne peut pas apprendre

sans aimer nos professeurs !

Dans une certaine mesure, cela pourrait sembler logique. Comment être instruit d‟un

parent que l‟on n‟aime pas, par exemple. On ne voudra pas imiter sa mère, plaire à sa mère

si on ne l‟aime pas. Elle ne pourra alors pas nous apprendre bien des choses et nous

n‟aurons pas de modèle. Dans un sens similaire, si notre mère ne nous aime pas, elle ne fera

pas le travail nécessaire pour nous apprendre quoi que ce soit. Il semble que cela devrait

être une évidence. La transmission du savoir, sans amour, est impossible.

Quel enfant n‟a jamais fait davantage d‟efforts dans un cours que dans un autre dans

le but de plaire et d‟être dans les bonnes grâces d‟un professeur pour qui il avait un respect,

une admiration particulière ? Quel professeur n‟a jamais eu tendance à faire preuve d‟une

142

ROBIN, La théorie platonicienne de l‟amour, p. 155. 143

Michel AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, Paris, Hachette Éducation (coll. « Portraits d‟éducateurs »), 2000, p. 5.

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présence plus forte auprès d‟un étudiant qui a, pour une raison ou une autre, attiré son

attention ?144

La place du manque et de la pauvreté est essentielle en éducation. La dimension

d‟Éros qui provient de Pénia ressent le manque, c‟est d‟ailleurs ce qui crée le désir et il le

comblera grâce à l‟amour par le processus de l‟apprentissage de l‟amour. En aimant le beau

chez quelqu‟un, il apprendra à aimer le beau pour ce qu‟il est en lui-même.

Si l‟on doit partir de l‟amour pour éduquer, il est aussi vrai que l‟éducation se rend à

l‟amour. Le chemin se fait visiblement dans les deux sens. Les matières communément

enseignées ne sont pas que le but de l‟amour. Elles sont d‟autres manières de parvenir

jusqu‟à lui et jusqu‟à sa quête.

Si Platon a écrit à l‟entrée de l‟Académie : « Nul n‟entre ici s‟il n‟est géomètre », ce

n‟est pas parce que la connaissance des mathématiques est le seul et ultime objectif que

recherche Platon, comme on aurait tendance à le croire dans une société cartésienne qui

priorise la science, mais bien plutôt parce qu‟elles sont un bel outil pour atteindre le beau :

« Le philosophe use des mathématiques pour aller au-delà, voyant en elles, à l‟intérieur

cette fois du domaine intelligible (Rép. VI, fin), l‟expression multiple d‟une exigence

supérieure de perfection, par laquelle toute Mesure est Ordre et Beauté145

».

Pour Platon, l‟intelligence et l‟amour sont côte à côte et peuvent s‟entraider. Il y a

un lien indéniable qui existe entre les deux. Nous pouvons le voir ici symboliquement grâce

aux objets religieux qui étaient installés à l‟Académie :

144

Nos systèmes scolaires et éducatifs prônent la distance professionnelle, par peur de scandales dont les

risques sont malheureusement réels. Il existe assurément des manières d‟aimer. On n‟aimera pas ses enfants

comme on aime son mari. La théorie platonicienne est sûrement beaucoup plus près d‟une allégorie de la

relation maritale que d‟une représentation de ce que devrait être la pédagogie des enfants, toutefois chacune

de ces situations nécessite à la fois amour et éducation, chacun d‟une façon différente. Bien sûr, il y a des

risques de tomber sur des personnes mal intentionnées en laissant ses enfants se faire éduquer de façon

humaine, comme la nature humaine a un côté sombre, cependant déshumaniser la relation n‟est pas non plus

la solution. C'est échouer avant même d‟avoir commencé. Le système scolaire québécois procède à de

nombreuses réformes de la matière depuis quelques années. Le décrochage scolaire n‟est peut-être pas qu‟une

question de contenu. Il s‟agit fort probablement d‟un problème de société beaucoup plus fondamental, celui

de l‟importance majeure d‟une relation éducative, qui est sous-estimé et dont on ne parle que bien peu. 145

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 40.

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Ainsi, à côté de la statue vouée à Athéna, Vierge de la pure intelligence, à laquelle on

pourrait consacrer la spéculation sereine du mathématicien, l‟Académie avait élevé un

autel à Eros, qui met toutes les puissances de l‟âme à la poursuite de la Beauté146

.

À la fois la spéculation et l‟amour ont pour objet l‟amour et ils sont, loin d‟être des

ennemis, de précieux outils l‟un pour l‟autre.

Nous devrions aujourd‟hui considérer Platon comme un spécialiste mondial de

l‟éducation, puisqu‟ « Il n‟est pas de problème d‟éducation qui ne soit déjà posé par Platon

[…] surtout aucun philosophe n‟a accordé une telle place à l‟éducation, n‟y a attaché autant

d‟espoir147

».

Bien que sa théorie puisse paraître aujourd‟hui farfelue à d‟aucuns et ne soit pas

applicable dans sa totalité, la répudier entièrement sans questionnement serait une erreur,

parce que peut-être personne n‟a-t-il pensé à l‟éducation plus sérieusement que ne l‟a fait

Platon.

Pourquoi notre philosophe considère-t-il autant la dimension pédagogique de

l‟existence ? Parce que c‟est ce qui permet de tourner notre regard vers le Bien : « car c‟est

avec l‟âme tout entière qu‟il faut se convertir vers le Bien, ou splendeur de l‟Être, et tel est

le but de l‟éducation148

». L‟objectif de l‟éducation est de pouvoir contempler le beau, le

bien, le vrai et le divin. C‟est l‟endroit où se dirige l‟amour lorsqu‟il est bien orienté.

L‟amour est en quelque sorte une résurrection, puisqu‟en étant touché par le beau,

l‟aimant subit une transformation qui le rapproche sans cesse de ce qu‟il aime. L‟amour est

une « démarche qui met l‟éducation au service de l‟ambition de produire un homme

nouveau149

». Par son apprentissage, celui qui aime le beau et le bien se rapproche du divin

par sa quête.

L‟éducation aide donc les amoureux à se raccorder, d‟abord en amenant celui qui

courtise plus près du courtisé dans l‟idée de l‟éduquer, de l‟aider à grandir spirituellement,

pour qu‟il devienne tout ce qu‟il peut être, lui qui a tant de potentiel et de beauté déjà.

Ensuite, il joint les deux êtres dans une quête de sens que suscite leur parcours à deux. Au

146

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 41. 147

AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, p. 5. 148

RODIS-LEWIS, Platon et la “chasse de l‟Être”, p. 41. 149

AUTIQUET, Platon : Éros pédagogue, p. 6.

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terme de cette union, si elle est bien vécue, chacun devrait avoir gagné en vertu et

contemplé le beau en soi et ils devraient continuer ensemble à le contempler grâce à leurs

ailes.

L‟éducation est nécessaire pour le développement de la vertu, qui est impossible

sans amour. La vertu est grandement mise en avant dans la philosophie grecque de

l‟Antiquité chez de nombreux penseurs.

Finalement, bien que les mœurs grecques aient eu un impact fort sur notre

philosophe, il n‟en reste pas moins qu‟il innove en affirmant, par exemple, que l‟amour

n‟est pas beau, bien qu‟il ne soit pas laid. La relation du beau à l‟amour est mystérieuse, car

il s‟agit d‟un statut intermédiaire.

L‟amour se tient dans l‟entre-deux dans plusieurs domaines, notamment entre le

divin et l‟homme, en transmettant les messages des dieux aux hommes par le biais d‟une

folie divine qu‟il leur inspire. En ayant une bonne éducation remplie d‟amour, il est aussi

possible que nous puissions atteindre une part de ce divin en contemplant le beau en lui-

même.

Pour clore cette section, nous insisterons sur un important avis que nous donne

Platon. On en voit les prémisses dans le mythe de Theuth, présent dans le Phèdre, qui

expose l‟idée que l‟écriture n‟est pas un bon représentant de la pensée de son auteur et

qu‟elle est problématique sous plusieurs aspects150

.

Dans sa Lettre VII, rédigée dans les derniers moments de sa vie, Platon continue en

ce sens. Même en parlant directement avec les gens, personne n‟a la possibilité d‟apprendre

de lui. Aucun individu n‟a pu prendre son enseignement, l‟appliquer et dire qu‟il l‟a appris

de Platon en personne. L‟enseignement de Platon ne fait que pointer des choses qui peuvent

aider les esprits éveillés à voir, cependant il est isolément insuffisant pour y arriver :

Pourtant, il y a au moins une chose que je puis affirmer avec force, concernant tous ceux

qui ont écrit et qui écriront, eux qui tous se déclarent compétents sur ce qui fait l‟objet de

mes préoccupations, soit qu‟ils en aient entendu parler par moi ou par d‟autres, soit

qu‟ils prétendent en avoir fait eux-mêmes la découverte ; ces gens, du moins c‟est mon

avis, ne peuvent rien comprendre en la matière. Là-dessus, en tout cas, de moi en tout

cas, il n‟y a aucun ouvrage écrit, et il n‟y en aura même jamais, car il s‟agit là d‟un

150

PLATON, Phèdre, 274c-275b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1292.

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savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs,

mais qui, à la suite d‟une longue familiarité avec l‟activité en quoi il consiste, et

lorsqu‟on y a consacré sa vie, soudain, à la façon de la lumière qui jaillit d‟une étincelle

qui bondit, se produit dans l‟âme et s‟accroît désormais tout seul151

.

Un peu plus loin dans cette lettre, Platon explique, de cette façon un peu mystérieuse qui

est le propre de cette lettre, à qui il s‟adresse. Il décrit ceux qui peuvent apercevoir le

message qu‟il porte sans pouvoir révéler. Cela permet aussi de mettre mieux en lumière ce

qu‟est la philosophie :

L‟entreprise dont je parle relativement à ces questions, n‟est pas, à mon avis, une bonne

chose pour l‟humanité, si ce n‟est pour un petit nombre, tous ceux à qui une courte

démonstration suffit pour trouver eux-mêmes ce qu‟il en est ; quant aux autres hommes

assurément, on remplirait les uns, sans convenance aucune, d‟un mépris injustifié, et les

autres d‟un espoir hautain et vain, en raison de la sainteté des enseignements qu‟ils ont

reçus152

.

Le savoir philosophique ne se résume pas à une suite de raisonnements ou à une recherche

scientifique. Il y a quelque chose dans ce que veut dire Platon qui est indicible, et il s‟agit

précisément de l‟essentiel de sa philosophie. En plus de l‟insuffisance des mots pour

comprendre Platon, environ 2500 ans d‟histoire séparent ce dernier de Disney. Comment

serait-ce possible dans ces conditions qu‟il y ait quelque similitude entre eux ?

151

PLATON, Lettre VII, 341b-d, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 655. 152

Ibid., 341d-e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 655-656.

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Chapitre II Antécédents littéraires des films de Disney

Cette section dressera un bref portrait de sources littéraires se situant

temporellement entre l‟époque de Platon et celle de Disney, et qui pourrait s‟avérer digne

d‟intérêt pour la recherche actuelle. Évidemment, nous ne pourrons pas inclure le corpus

entier de ce qu‟on pourrait trouver pertinent, mais nous sélectionnerons quelques œuvres

dont nous travaillerons un peu les origines, nous éclaircirons quelques points, nous

dresserons un portrait global des auteurs qui ont le plus inspiré Disney dans ses contes.

L‟objectif ici n‟est pas de traiter de tout, mais de prendre conscience de la présence de tiers

éléments dans la relation que nous effectuons, ainsi que d‟encourager le questionnement sur

les motifs de cette conjoncture.

Pourquoi les mythes, pourquoi les contes ?

Les mythes sont en quelque sorte les ancêtres des contes de fées. Alors, quels sont

les éléments qui distinguent le mythe du conte ? : « Le mythe est pessimiste, alors que le

conte de fées est optimiste153

». En effet, la fin des mythes est souvent triste, alors que les

contes de fées ont traditionnellement des finales heureuses.

De plus, il existe sans doute une dimension religieuse et une foi en la mythologie

qui n‟est pas, au sens strict, attribuée aux contes. Des gens ont véritablement cru aux dieux

de la mythologie, par contre peu nombreux sont les adultes sains d‟esprit qui croient en

l‟existence de Blanche-Neige au sens littéral du terme. Quoi qu‟il en soit, bien que les

différences existent, les similitudes sont si nombreuses que la relation qui unit les contes et

les mythes est indéniable.

S‟il existe un lien évident entre les contes de fées et les mythes, notre champ

d‟études actuel, la philosophie, n‟est pas non plus laissé pour compte dans cette

comparaison. En effet, le plus célèbre disciple de Platon, Aristote, perçoit un lien entre la

philosophie et la mythologie :

153

Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, texte traduit par Théo CARLIER, Paris, Robert

LAFFONT (coll. « Pluriel »), 1979, p. 71.

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C‟est en effet par l‟étonnement que les humains, maintenant aussi bien qu‟au début,

commencent à philosopher, d‟abord en s‟étonnant de ce qu‟il y avait d‟étrange dans les

choses banales, puis, quand ils avançaient peu à peu dans cette voie, en s‟interrogeant

aussi sur des sujets plus importants, par exemple sur les changements de la lune, sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout. Or celui qui est en

difficulté et qui s‟étonne se juge ignorant (c‟est pourquoi celui qui aime les mythes est

d‟une certaine façon philosophe, car le mythe se compose de choses étonnantes)154

.

Pourquoi « le mythe se compose »-t-il « de choses étonnantes » ? Peut-être est-ce parce

qu‟il tente de répondre aux plus grandes questions, celles auxquelles on ne trouve pas

facilement de réponse155

, des questions qui sont trop mystérieuses ou indicibles pour être

présentées autrement, par exemple. Il se peut aussi que ce soit parce qu‟il parle dans un

langage caché, imagé, à demi-mot. Il raconte une histoire et nous devons comprendre

comment, à partir de cette histoire, nous en savons davantage sur la réalité que ce récit

aborde.

Ces histoires s‟égarent souvent dans leurs rapports spatio-temporels. Elles prennent

place à cette époque : « Il était une fois » et dans ce lieu : « dans un pays lointain ». Le film

Shrek156

, une célèbre parodie de contes de fées, s‟amuse d‟ailleurs avec ses référents

traditionnels en plaçant l‟histoire au royaume de « Far Far Away ». Les personnages de ces

contes, s‟il y a des hommes, sont aussi souvent des dieux, des ogres, des nains, des fées, des

sorcières, c‟est-à-dire des personnages qui ne font habituellement pas partie de notre réalité.

Toutefois, aussi vagues que soient ces indicateurs, ils révèlent quelque chose

d‟important concernant le conte. Ils témoignent de son inaccessibilité, de son mystère.

Aristote parlait-il des éléments de l‟histoire ou encore des questions qu‟elles abordent

lorsqu‟il disait du mythe qu‟il « se compose de choses étonnantes » ? L‟un ne va pas sans

l‟autre. Ces repères tordus sont peut-être simplement une version imagée du mystère que

soulèvent les questions qu‟il aborde.

154

ARISTOTE, Métaphysique, Livre A, 982b12-19, trad. Marie-Paule DUMINIL et Annick JAULIN, Paris, GF

Flammarion, 2008, p. 77. 155

Dans un séminaire sur la Poétique d‟Aristote, Jean-Marc Narbonne disait de Platon qu‟il écrivait des

mythes quand il n‟arrivait pas à répondre à une question, quand cette question était hors de portée de sa

capacité rationnelle à y répondre. Il écrivait alors des histoires qui lui semblaient vraisemblables, qui parlaient

tout de même de quelque chose par rapport à la réalité que l‟on ne peut pas entièrement dévoiler. 156

Notons cependant qu‟il s‟agit d‟un film réalisé par les studios Dreamworks, et non ceux de Walt Disney. Il

est néanmoins pertinent de s‟en inspirer pour décrire les contes et les mythes, puisqu‟il s‟agit d‟une parodie et

que le rôle d‟une parodie est d‟accentuer les traits de son objet.

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Quoi qu‟il en soit, le mythe parle de quelque chose d‟autre, d‟inaccessible, ainsi que

de notre réalité simultanément. Il nous inclut dans l‟inaccessible. Il répond aux questions

sans réponse en n‟omettant pas de les laisser malgré tout sans réponse.

Certaines écoles de pensée plus modernes abondent dans le sens d‟Aristote quant à

la dimension étonnante du mythe et quant à sa relation à la philosophie. Ils saisissent son

côté étonnant de cette façon :

Leur thèse de base [aux tenants de l‟École de symbolique] était que les mythes

exprimaient symboliquement des réalités philosophiques et des pensées métaphysiques

et qu‟ils contenaient un enseignement mystique de quelques-unes des réalités les plus

profondes concernant Dieu et le monde157

.

Pour la psychanalyse jungienne, le pourquoi du conte de fées et ce à quoi il répond

chez l‟être humain s‟explique de cette manière :

Les psychanalystes jungiens insistent en outre sur l‟idée que les personnages et les

événements de ces histoires sont conformes aux archétypes psychologiques qu‟ils

représentent, et qu‟ils évoquent symboliquement le besoin qu‟a l‟homme d‟atteindre un

stade d‟intégration du moi, un renouvellement interne qui s‟accomplit lorsque les forces

inconscientes personnelles et raciales sont à la disposition de l‟individu158.

Dans une optique comme celle-ci, les contes de fées seraient ainsi une façon pour l‟homme,

en tant que personne ou membre d‟une société, de se développer pleinement en présentant

des personnages qui sont les images symboliques d‟éléments constitutifs de sa vie.

Platon considérait le mythe comme un outil d‟éducation pour les enfants. Il

s‟offusquait de ce qu‟on racontait au sujet des dieux d‟abord parce que c‟était faux :

Pour commencer [...], c‟est bien le mensonge le plus considérable que le mensonge de

celui qui, parlant des êtres les plus élevés, s‟exprime fallacieusement de manière

inappropriée, en rapportant comment Ouranos a commis les actes que Hésiode lui

attribue, et comment Cronos à son tour se serait vengé159

.

Platon croyait au surplus que des descriptions de ce type avaient un impact négatif sur le

développement de l‟enfant : « Car un jeune n‟est pas en mesure de discerner une intention

allégorique de ce qui n‟en possède pas, et ce qu‟il ressent à son âge, en formant ses

opinions, a tendance à devenir ineffaçable et immuable160

».

157

VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, p. 15. 158

BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, p. 69-70. 159

PLATON, République, livre II, 377e-378a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1538. 160

Ibid., livre II, 378d-e, p. 1539.

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C‟est pourquoi les histoires qu‟on raconte à notre relève doivent être soigneusement

choisies, puisqu‟elles seront grandement responsables de ce que deviendront ces enfants :

Nous exhorterons ensuite les nourrices et les mères à raconter aux enfants les histoires

[mûthous] que nous aurons choisies et à façonner leur âme avec ces histoires, bien plus

qu‟elles ne modèlent leurs corps quand elles les ont entre les mains161.

Si nous nous fions à ce que nous dit ici Platon, nous aurions choisi le bon médium pour

étudier les parallèles entre l‟Antiquité grecque et notre modernité. En considérant que

Disney est à n‟en point douter le plus grand conteur d‟histoires du XXe siècle et que les

mythes façonnent les âmes des jeunes qui les écoutent, nous savons en étudiant la pensée

de Disney que nous étudions au même moment la pensée du monde moderne, à tout le

moins du monde occidental de notre époque. Sous ce regard, notre choix de mettre en

parallèle Platon avec Disney paraît beaucoup moins hasardeux ou anecdotique que l‟on

serait tenté de croire de prime abord.

Si le conte est la base et le centre de l‟œuvre disneyenne, il ne faut pas oublier

l‟apport des autres médias artistiques. Les contes de Disney sont aussi des films, des

images et des chansons. Évidemment, parler du film ou du conte, c‟est aborder en quelque

sorte l‟ensemble de l‟œuvre.

L‟un des grands manques de ce mémoire est celui de ne pouvoir aborder le sujet des

images que de manière elliptique. Nous ne pouvons pas vous montrer les images, et lorsque

l‟on décrit une situation, il y a une grande perte visuelle qui ne peut pas être traduite en

mots, soit parce qu‟elle est indicible, soit parce que sa description ferait perdre une bonne

part de ce que l‟image comporte de saisissant. Comme on dit : une image vaut mille mots.

Cependant, il y a bien quelque chose au-delà du conte et du film qui contribuera

énormément à notre analyse et qu‟il vaut la peine d‟étudier : la chanson. Nous ne pourrons

pas traduire les notes et les émotions qu‟elles transmettent, mais la majorité des chansons

disneyennes sont composées pour appuyer les paroles et sont souvent relativement simples

d‟un point de vue musical.

L‟élément d‟analyse par excellence de ces chansons, c'est donc les paroles. Une

grande quantité des belles phrases que Disney emploie, une énorme partie de ce qui est

161 Ibid., livre II, 377b-c, p. 1537-1538.

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spirituellement percutant, est inscrite dans les chansons. Les chansons de Disney sont des

concentrés de sens.

Les chansons peuvent-elles être, à l‟instar des contes, des médiums de transmission

culturelle ? Les méthodes de transmission peuvent-elles se croiser ? Un message peut-il

passer de la littérature vers les contes pour ensuite aller dans les chansons, et ainsi de

suite ?

Quelques auteurs repris par Disney, leur perception du conte de fées

et la façon dont ils sont repris

Si l‟on rédige des histoires pour les enfants et les leur raconte dans l‟Antiquité

comme aujourd‟hui, ce choix d‟auditoire n‟est toutefois pas partagé par Perrault et ses

contemporains :

Perrault never intended his book to be read by children but was more concerned with

demonstrating how French folklore could be adapted to the tastes of French high culture

and used as a new genre of art within the French civilizing process. And Perrault was not

alone in this « mission »162

.

Au XVIIIe siècle, les contes étaient considérés davantage comme des outils servant à

ordonner les normes de la culture aristocratique et étaient aussi un jeu qui permettait aux

adultes très éduqués de faire de l‟art. Il ne s‟agit néanmoins pas d‟une règle absolue, car, au

XVIIIe siècle, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, dont nous parlerons, écrivait, pour sa

part, des contes destinés aux enfants.

Il y avait donc majoritairement des contes pour les adultes de haute naissance, ce

qui, faute de le cautionner, nous permet du moins de mieux comprendre la violence crue de

certaines scènes et de plusieurs châtiments infligés aux personnages ayant un vilain

tempérament. Prenons comme exemple la Cendrillon des frères Grimm, dont les sœurs

reçurent une punition qui risquerait bien de faire pleurer les tout-petits :

Quand les mariés prirent le chemin de l‟église, la sœur aînée marchait à leur droite et la

cadette à leur gauche. Les colombes leur crevèrent alors un œil à chacune. Plus tard, à la

sortie de l‟église, l‟aînée marchait à la gauche des mariés et la cadette à leur droite. Les

162

Jack David ZIPES, Fairy tale as myth, myth as fairy tale, Lexington, University Press of Kentucky (coll.

« Thomas D. Clark lectures »), 1993, p. 17.

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colombes leur crevèrent alors à chacune l‟autre œil. Et la cécité fut donc la punition de

leur méchanceté et de leur perfidie pour le restant de leurs jours163

.

Ce qui rend la scène encore plus marquante, c‟est qu‟il s‟agit de la fin du conte pour les

frères Grimm. Nous ne sommes effectivement pas dans le même registre que le traditionnel

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d‟enfants » qui termine assez souvent les contes.

La violence, bien que peu propice à endormir les enfants, ne peut pas être un indicateur du

fait que l‟histoire n‟est pas destinée aux petits, parce que, dans l‟Antiquité, on racontait

certains mythes aux enfants qui n‟étaient pas du tout pacifiques.

Nous voyons aussi chez Perrault quelques différences, peut-être attribuables à

l‟auditoire. Nous savons que ces contes ne sont vraiment pas dans une trajectoire

disneyenne, en raison de leur réalisme déconcertant. Nous sommes en effet bien loin de la

chanson de Pinocchio qui a inspiré le slogan de Disney et dont la musique passe

rapidement avec le château de Cendrillon comme logo avant chaque film : « When you

wish upon a star, your dreams come true164

», en n‟oubliant pas que la chanson dit aussi

« Makes no difference who you are165

».

À mille lieues de cette réalité démocratique propre à Walt Disney, voici ce que

Perrault dit être l‟une des morales de l‟aventure qu‟est Cendrillon :

C‟est sans doute un grand avantage,

D‟avoir de l‟esprit, du courage,

De la naissance, du bon sens,

Et d‟autres semblables talents,

Qu‟on reçoit du Ciel en partage ;

Mais vous aurez beau les avoir,

Pour votre avancement ce seront choses vaines,

Si vous n‟avez, pour les faire valoir,

Ou des parrains ou des marraines166

.

Si la perception qu‟a Charles Perrault des contes de fées a de l‟importance dans cette

recherche, c‟est parce que l‟immense majorité des plus grands succès de Disney est en fait

163

Jacob GRIMM et Wilhelm GRIMM, Contes pour les enfants et pour la maison, texte traduit par Natacha

RIMASSON-FERTIN, Mayenne, Rien de commun (coll. « Merveilleux», n°40), 2009, p. 146-147. 164

Ben SHARPSTEEN et al., Pinocchio, Disney, 1940, scène 1. 165

Ibid., scène 1. 166

Charles PERRAULT, Contes, texte établi et présenté par Marc SORIANO, Breteuil-sur-Iton, Flammarion,

1989, p. 279.

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une adaptation d‟histoires écrites déjà existantes. Perrault est probablement le conteur le

plus réutilisé par Disney, bien que les frères Grimm soient de très sérieux compétiteurs :

« Les frères Grimm comparèrent les contes de fées à “un cristal brisé dont on peut encore

ramasser les fragments dispersés dans l‟herbe”167

».

Même en parlant d‟adaptation d‟histoires existantes, nous sommes pratiquement

dans l‟euphémisme. Il s‟agirait plutôt d‟une appropriation qui nous pousse à oublier

l‟héritage qu‟a reçu Disney. Bien sûr, il a modifié les contes qu‟il a utilisés, cependant

« His technical skills and ideological proclivities were so consummate that his signature has

obfuscated the names of Charles Perrault, the brothers Grimm, Hans Christian Andersen,

and Collodi168

».

C‟est vrai, Disney prend de la place dans les histoires qu‟il reprend. Il y inclut la

modernité autant d‟un point de vue idéologique que du point de vue du médium qu‟il

utilise :

But Disney‟s film is also an attack on the literary tradition of the fairy tale. He robs the

literary tale of its voice and changes its form and meaning. Since the cinematic medium

is a popular form of expression and accessible to the public at large, Disney actually

returns the fairy tale to the majority of people169

.

Toutefois, la critique de Zipes à l‟égard de Disney me semble très sévère. Si nous accusons

Disney d‟avoir repris les contes d‟autres personnes en se mettant lui-même en avant-plan

lorsqu‟il les raconte, si on l‟accuse de les avoir modifiés et de les avoir adaptés à la réalité

de son époque, quel conteur dans l‟histoire de l‟humanité ne serait pas imputable

d‟accusations similaires ?

Les contes ne sont-ils pas des témoins de leur époque, de celle qui les a créés, de

celle qui les raconte et de celle qui les a inspirés ? En ce sens, Disney, comme tout bon

conteur, nous insère dans l‟histoire en reprenant le passé et en le rendant présent, en

l‟actualisant.

167

VON FRANZ, L‟interprétation des contes de fées, p. 15. 168

ZIPES, Fairy tale as myth, myth as fairy tale, p. 72. 169

Ibid., p. 82-83.

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Le conte lui-même est notre passé, par contre la façon qu‟on a de le raconter prend

en considération ce que l‟on est maintenant. C‟est aussi pour cette raison que Disney est

précieux dans ce mémoire, car il agit comme un pont qui nous lie à notre héritage culturel.

Outre Perrault et les frères Grimm, les plus grands succès de Disney prennent

souvent leurs racines chez d‟autres auteurs. C‟est le cas par exemple du conte de Pinocchio,

créé par Carlo Collodi. L‟histoire d‟Aladin provient quant à elle des Mille et une nuits. La

première traduction française de cette œuvre a été publiée par Antoine Galland au XVIIIe

siècle, mais l‟auteur reste encore inconnu à ce jour. La Petite Sirène a été créée à l‟origine

par le très célèbre conteur danois Hans Christian Andersen. Aucun n‟est le fruit pur de

l‟esprit disneyen. Tous ont pourtant subi des transformations qui les rendent plus près de

notre époque et de l‟Amérique.

D‟ailleurs, même lorsque nous disons que Disney est allé chercher plusieurs contes

chez Perrault et les frères Grimm, nous sommes loin d‟extraire la racine de l‟œuvre. En

effet, ces conteurs ont généralement puisé les aventures qu‟ils racontent ailleurs, dans une

tradition souvent orale. C‟est l‟une des raisons pour lesquelles ils écrivent régulièrement

deux versions du même conte. Ce n‟est pas parce qu‟ils se copient ou parce qu‟ils se

ressemblent tellement qu‟ils ne peuvent pas s‟empêcher d‟écrire les mêmes choses, mais

simplement parce qu‟à l‟origine ces histoires ne viennent pas d‟eux.

Si Perrault et les frères Grimm n‟ont, dans la plupart des cas, pas le mérite d‟être les

auteurs des contes qui les ont rendus célèbres, ils ont, à tout le moins celui d‟avoir fait

passer à l‟histoire ces aventures que nous aurions pu perdre sans eux, soit parce qu‟elles

n‟étaient pas écrites, parce qu‟elles étaient mal écrites ou parce qu‟elles n‟avaient pas

encore été remarquées. Ces écrivains ont une belle plume et l‟héritage qu‟ils nous ont laissé

est important.

À titre d‟exemple, nous aborderons brièvement l‟un de ces contes qui a été réécrit à

la fois par Perrault et les frères Grimm. La fameuse histoire de La Belle au bois dormant,

qui est à la fois le titre de Disney et celui des deux conteurs, a d‟abord été écrite par

Giambattista Basile dans un recueil publié en 1643.

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Ce recueil nommé parfois Pentamerone et d‟autres fois Le conte des contes ou Le

divertissement des petits enfants a un nom qui est fort surprenant considérant que les contes

ne sont pas toujours faits pour les enfants à l‟époque et que ceux de Basile sont plus

violents et plus cruels que ceux de Perrault, qui ne s‟adressent pas aux enfants.

Le conte qui est la première version écrite de ce qui deviendra La Belle au bois

dormant porte alors le titre Soleil, Lune et Thalie. Le style très précipité que Basile emploie

donne une allure de parodie ou de caricature au conte :

Il était une fois un grand seigneur qui, à la naissance de sa fille, Thalie, convoqua tous

les savants et les devins de son royaume pour qu‟ils prédisent son avenir. Après s‟être

bien consultés, ils conclurent qu‟elle courrait un grand danger à cause d‟une écharde de

lin170

.

Selon toute vraisemblance, cet air de maladresse est un style humoristique que Basile

confère volontairement à ses textes, puisque ces bévues sont beaucoup trop flagrantes et

grossières pour être réelles.

Thalie meurt à cause qu‟une écharde de lin reste coincée sous son ongle. Basile ne

semble pas trouver pertinent de nous dire comment une écharde de lin dans un doigt peut

tuer quelqu‟un. Thalie est morte, mais au lieu de dépérir comme tout le monde, elle reste

belle, tombe enceinte et accouche. Ces jumeaux, lui suçant le doigt en se trompant de

tétine, la ressuscitent parce que le morceau de lin se libère.

Rien ne s‟explique par un sort, comme dans La Belle au bois dormant, où Aurore

s‟endort en raison d‟un enchantement pour s‟être piqué le doigt à un fuseau. C‟est absurde,

cependant l‟auteur se complaît dans cette absurdité et cela donne sans doute un brin de

charme à l‟histoire. Néanmoins, celle-ci est obscurcie par une chose terrible qui est traitée

aussi banalement que le sont les invraisemblances du texte : Thalie s‟est fait violer pendant

son sommeil. Elle n‟a pas refusé clairement, mais elle n‟était pas en mesure d‟accepter une

relation avec le roi, qui a commis l‟adultère puisqu‟il était déjà marié.

Aucune des versions de La Belle au bois dormant ne s‟est rendue aussi loin. Perrault

et les frères Grimm, même s‟ils conservent beaucoup d‟éléments violents dans leurs contes,

éliminent d‟entrée de jeu le viol et l‟adultère. L‟histoire de la vilaine reine assassine n‟est

170

Giambattista BASILE, Le conte des contes ou Le divertissement des petits enfants, texte établi et traduit par

Françoise DECROISETTE, Strasbourg, Circé, 2002, p. 429.

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reprise que par Perrault. Dans sa version cependant, la reine est la mère du roi qui veut

manger ses petits-enfants et sa belle-fille parce qu‟elle est une ogresse. De surcroît, bien

que la vilaine femme périsse chez Perrault, elle n‟est pas mise à mort. En voyant son fils

revenir plus tôt que prévu, enragée, elle se jette elle-même dans la marmite qu‟elle avait fait

préparer pour cuisiner sa belle-fille.

Il existe quelques sources d‟inspiration plus anciennes que celle de Basile qui

permettraient de remonter dans le temps ou de se rapprocher d‟origines grecques. Au XIVe

siècle, le récit de Troïlus et Zélandine, dans le roman de Perceforest, a suffisamment

d‟éléments de ressemblance avec Soleil, Lune et Thalie pour savoir qu‟il a inspiré ce

dernier conte. D‟ailleurs, le récit de Troïlus et Zélandine tirerait lui-même ses origines de

celui de la Völsungasaga.

Nous n‟élaborerons cependant pas plus profondément notre recherche d‟éléments de

comparaison entre La Belle au bois dormant et les contes dont cette histoire tire ces

origines. En effet, Soleil, Lune et Thalie est plus éloigné de la théorie platonicienne de

l‟amour que ne le sont toutes les autres versions de La Belle au bois dormant et il n‟apporte

que peu d‟éclairages nouveaux nous permettant de saisir davantage le conte dans sa

dimension platonicienne.

Pour ces raisons, il ne sera pas utile d‟établir une grande comparaison entre les

œuvres ou de parler plus amplement de Soleil, Lune et Thalie. Néanmoins, il était bien de

présenter brièvement cette œuvre pour montrer qu‟une histoire qui passe par Perrault et les

frères Grimm ne s‟y arrête pas, que nous n‟avons pas tout dit lorsque nous affirmons que tel

film s‟est inspiré d‟un conte de Perrault.

Nous l‟avons aussi présentée pour montrer qu‟on ne peut pas toujours remonter de

manière documentaire jusqu‟à la Grèce et jusqu‟à Platon. Cependant, lorsqu‟on y arrive, le

lien est réel, puisque justement on ne l‟invente pas dans le but que chaque conte le possède

avec évidence. Nous aurons plus de chance dans nos prochaines histoires, comme vous

aurez l‟occasion de le constater.

En considérant le fait que plusieurs des plus grands contes de Disney proviennent de

Perrault et des frères Grimm, nous pouvons comprendre que les récits que nous voyons à

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l‟écran – grand ou petit – ont souvent un héritage beaucoup plus ancien, ce qui nous permet

plus facilement de faire le pont entre Platon et Disney, qui sont séparés par des siècles

d‟histoire.

Le film La Petite Sirène de Disney est tiré du conte du même nom créé par le très

célèbre Hans Christian Andersen. À l‟opposé des frères Grimm ou de Perrault, Andersen ne

semble pas tirer l‟essentiel de ses contes de la tradition orale populaire. En effet, nous ne

pouvons pas cibler de contes qui soient des versions antérieures ou des sources évidentes

d‟inspiration pour La Petite Sirène.

Si Andersen innove par ce conte, il ne peut éviter d‟avoir malgré tout une grande

dette envers le passé. La genèse d‟un conte n‟est pas constituée que du conte lui-même,

mais aussi de ses parties, notamment de ses personnages. Si la petite Sirène est un

personnage nouveau chez Andersen, elle n‟en reste pas moins une Sirène et ce n‟est pas la

première de l‟Histoire. De surcroît, son rôle en tant que membre de son espèce, comme

l‟indique le titre, est le noyau du conte.

Dans un cas comme celui-ci, il serait tout à fait pertinent de se poser la question de

l‟origine de la Sirène comme personnage mythique. Quiconque connaît un peu l‟histoire de

ces créatures se dira sans doute que c‟est une chose vaine, qui nous égarera en chemin et ne

nous permettra pas d‟établir de lien, puisque la Sirène d‟aujourd‟hui et celle d‟hier sont

deux êtres apparemment différents.

C‟est justement dans cette composante d‟ubiquité que réside tout l‟intérêt de la

recherche. Ariel, à l‟instar de ses consœurs modernes, est un être mi-femme, mi-poisson.

Toutefois, « La Sirène antique était ailée171

». À la base, ce n‟était donc pas une femme

poisson, mais une femme oiseau.

Nous croirions de prime abord à deux créatures distinctes ou à une modification,

mais la Sirène est peut-être finalement ces deux êtres. Il existe des mythes expliquant ce

changement de forme, comme celui d‟une joute entre Muses et Sirènes, qui fut perdue par

171

Adeline BULTEAU, Les Sirènes, Paris, Pardès, 1995, p. 9.

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ces dernières : « Les Sirènes, incapables de supporter la honte de la défaite, s‟arrachèrent

les ailes, prirent une couleur blanche, et se jetèrent dans la mer172

».

Cependant, Bettini et Spina, bien qu‟ils présentent le mythe, considèrent que ce

n‟est pas dans une telle histoire que l‟on peut comprendre la nature fondamentale de ces

créatures. Ces chercheurs appuient leur point de vue par une analyse ovidienne qui procède

par la logique de comparaisons de récits antiques :

Les Sirènes, elles aussi partiellement oiseaux, devaient être liées à d‟autres mondes, par

exemple au cortège de Proserpine, et c‟est dans ce contexte qu‟il fallait trouver le motif

de leur métamorphose173

.

Par l‟emploi du « elles aussi », Bettini et Spina réfèrent aux Piérides, filles de Piéros, roi de

Macédoine, qui, ayant de belles voix, ont tenté de défier les Muses et qui ont été changées

en pies et en divers oiseaux comme châtiment de leur affront.

En effet, les voix des Piérides mortelles se comparaient à celles des Muses,

immortelles. Les ailes, le changement en oiseaux, témoignent visuellement de leur statut

d‟intermédiaires, de leur capacité à passer du ciel à la terre et de la terre au ciel. La

transformation des Sirènes n‟est donc pas à voir comme une fatalité ou une scission, mais

comme un ajout, comme la démonstration de leur potentiel d‟intermédiaires dont les ailes,

témoins propres de cette potentialité, ont été le premier signe. Cette mutation n‟est donc pas

un changement d‟être. C‟est simplement ce que sont véritablement les Sirènes et ce qu‟elles

ont toujours été.

Les ailes seraient alors la caractéristique identifiant les êtres qui sont liés à d‟autres

mondes. Si nous pouvons établir ce lien à partir des Sirènes et des Piérides, nous le

vérifierons par l‟image d‟Éros. La quête des amoureux dans l‟amour étant l‟obtention des

ailes, et Éros étant un intermédiaire, un messager entre les hommes et les dieux, un être

situé entre le mortel et l‟immortel, entre l‟humain et le divin, Éros et la Sirène ont une

parenté visible. Les amants n‟obtiennent d‟ailleurs pas leurs ailes sur terre, mais dans un

autre monde, celui de l‟Hadès, qui est le monde non exclusif des Sirènes, mais qui est aussi,

pour Platon, leur lieu par excellence.

172

Maurizio BETTINI et Luigi SPINA, Le mythe des Sirènes, texte établi et traduit par Jean BOUFFARTIGUE,

Paris, Belin, 2010, p. 72. 173

Ibid., p. 73.

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73

Si l‟Éros grec et les Sirènes sont reliés conceptuellement, le sont-ils historiquement,

culturellement ? D‟où proviennent les premières Sirènes ? Quel peuple les a façonnées ?

Qui a participé à la création de l‟espèce de la petite Sirène ?

La tendance à l‟intégration qui caractérise la religion olympienne a certainement eu son

effet sur la manière de concevoir les Sirènes dans les histoires de leur vie, aussi bien

dans les représentations iconographiques que dans les représentations verbales et

littéraires, quelque hypothèse qu‟on puisse faire sur d‟éventuelles origines non grecques.

Les Sirènes sont en tout cas devenues grecques, même si elles ont aussi quelque chose

d‟oriental : grecques sont les divinités qui leur sont associées ; leurs aventures, leurs

métamorphoses, jusqu‟à l‟issue finale, se déroulent et se racontent en Grèce ou en

Grande Grèce174

.

À l‟évidence, les Sirènes sont grecques et si l‟évidence a tort, elles sont quand même

grecques, puisqu‟elles le sont devenues.

Maintenant que nous connaissons la nationalité des Sirènes, avant de nous

demander si Ariel, la petite Sirène, est grecque et platonicienne, il serait pertinent de se

poser ces questions : la petite Sirène est-elle une Sirène ? Si c‟est le cas, à quel point est-

elle une Sirène ? Certains animaux disneyens sont effectivement beaucoup plus hommes

que bêtes. Finalement, quelle place le fait que la petite Sirène soit une Sirène prend dans la

présentation que l‟on fait de sa vie ?

Procédons efficacement en répondant à toutes les questions en même temps : la

petite Sirène est une Sirène, elle est absolument, totalement une Sirène et son histoire est

par excellence histoire de Sirène. Ce que nous venons d‟affirmer semble très étonnant de

prime abord, car Ariel veut seulement être humaine. Elle collectionne les objets humains,

elle aime un homme, elle n‟en peut plus de nager. Curieusement, c‟est exactement pour

cette raison qu‟elle est une Sirène.

La petite Sirène raconte l‟histoire d‟Ariel qui veut devenir humaine et La Petite

Sirène 2 : Retour à l‟océan est l‟aventure de la fille d‟Ariel, qui veut vivre dans l‟eau et

devenir une Sirène. Sébastien le crabe, en voyant l‟entêtement de la jeune Mélodie à

plonger dans cet autre monde, ne peut s‟empêcher de dire que Mélodie est exactement

comme sa mère.

174

Ibid., p. 63-64.

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La Sirène, c‟est l‟éternelle indécise, l‟intermédiaire qui aspire à plus, qui aspire à

tout, qui est partout. Quand enfin Mélodie est au fond de l‟eau avec sa queue de poisson, et

qu‟on lui demande formellement de choisir le monde auquel elle souhaite appartenir, sa

réponse est toujours celle de la Sirène : elle inonde la cour du château. Elle peut donc faire

partie des deux mondes, être un entre-deux. La Sirène n‟est pas ce qu‟elle est parce que

c‟est une femme oiseau, parce que c‟est une femme poisson, mais parce que c‟est une

femme, un oiseau et un poisson et c‟est ce que Disney raconte.

Comme nous en avons brièvement fait mention ci-haut, non seulement la Sirène est

présente dans la culture grecque, mais on trouve aussi quelques références la concernant

chez Platon, trois pour être précise, dont l‟une se trouve dans le Phèdre, bien qu‟il s‟agisse

peut-être de l‟occurrence la moins intéressante. Voyons ce que nous pouvons tirer de ces

brefs passages en commençant par le Phèdre :

Si, au contraire, elles nous voient converser et rester insensibles à leurs enchantements,

alors que notre esquif passe devant elles comme devant des Sirènes, alors, parce qu‟elles

seront contentes de nous, elles nous accorderont sans doute le privilège que les dieux

leur permettent de décerner aux hommes175

.

Il n‟y a là qu‟une brève comparaison entre les Sirènes et les cigales qui sous-entend que ce

qu‟on attribue à la cigale dans ce mythe, nous pouvons généralement aussi le transposer

pour la Sirène. Plusieurs diront de cette interprétation qu‟elle est généreuse, toutefois en

connaissant le mythe et la fonction des Sirènes chez Platon, on peut se permettre cette

générosité. Le mythe des cigales a cette musicalité qui est presque la seule caractéristique

évidente des Sirènes platoniciennes :

Jadis, les cigales étaient des hommes, ceux qui existèrent avant que ne naissent les

Muses. Puis, quand les Muses furent nées et que leur chant eut commencé de se faire

entendre, certains des hommes de ce temps-là furent, raconte-t-on, à ce point mis par le

plaisir hors d‟eux-mêmes que de chanter leur fit négliger de manger et de boire, si bien

qu‟ils moururent sans s‟en apercevoir. C‟est de ces hommes que, par la suite, a surgi la

race des cigales ; elles ont reçu des Muses le privilège de n‟avoir, dès la naissance,

besoin d‟aucune nourriture, et de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire,

jusqu‟à leur mort ; après leur mort, elles vont trouver les Muses pour leur faire savoir qui

les honore ici-bas et à laquelle d‟entre elles va cet hommage. Ainsi, à Terpsichore, leur

rapport indique ceux qui l‟ont honorée dans les chœurs et elles les lui rendent plus chers.

À Ératô, elles parlent de ceux qui l‟ont honorée dans les choses de l‟amour. Et elles font

de même pour les autres, selon la forme de l‟hommage qui est le sien. À l‟aînée,

Calliope, et à sa cadette, Ourania, elles signalent ceux qui passent leur vie à aspirer à la

sagesse et qui honorent le type de « musique » auquel elles président. Car, entre toutes

les Muses, ce sont elles qui s‟occupent du ciel et des discours proférés aussi bien par les

175

PLATON, Phèdre, 259a-b, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1274.

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dieux que par les hommes, et qui font entendre les plus beaux accents. Nous avons donc,

tu vois, mille raisons de parler et de ne pas céder au sommeil à l‟heure de midi176

.

Ce mythe est un peu long, mais c‟est un privilège que nous pouvons sans peine nous

accorder, puisqu‟il est aussi fortement relié à la folie divine et à l‟inspiration chez Platon. Il

met même en lumière la relation existant entre amour et philosophie puisque les plus beaux

accents musicaux sont ceux de la philosophie et que la plus magnifique folie que les dieux

accordent aux hommes est celle de l‟amour. Ce mythe permet par surcroît de voir la

philosophie sous le jour de l‟esthétique et de la beauté.

Par contre, il y a peu de choses aussi ardues que l‟analyse qui nous incombe ici. Il

faut passer devant les cigales et rester insensibles à leurs enchantements, comme on fait de

même avec les Sirènes. Si expliquer le lien si brièvement esquissé entre cigales et Sirènes

est complexe, comprendre pourquoi il ne faut pas céder aux enchantements des cigales l‟est

encore davantage.

Quel est cet enchantement ? Les cigales n‟ont-elles pas été récompensées pour avoir

cédé à l‟enchantement des Muses, pour avoir été séduites par leur chant ? Le mythe nous

permet de saisir que l‟enchantement n‟est pas la passion, mais l‟assoupissement. Certains

hommes sont des inspirés dès leur naissance. Ils n‟ont besoin ni de manger, ni de boire. Si

la passion les porte, ils peuvent chanter toute leur vie, mais s‟ils sont enchantés par le

sommeil, ils ne seront pas récompensés par les Muses.

Le sommeil de midi est sans doute le sommeil du non-nécessaire, le sommeil

éveillé, puisqu‟à midi, il fait soleil, il fait jour. Nous dormons par nécessité la nuit, mais

dormir au soleil de midi, bien qu‟il existe des lieux du monde où la canicule force le

sommeil, incite à penser surtout à un sommeil éveillé. Nous pouvons être endormis par

l‟opinion, par le divertissement. Il ne faut pas, par exemple, écouter le chant de la cigale

seulement par pur divertissement.

Écouter sans l‟inspiration, sans la passion, entendre sans écouter, c‟est peut-être de

ce genre d‟enchantement dont parle Platon. Les cigales, comme les Sirènes ne doivent pas

posséder notre esprit, le figer, le paralyser. Elles doivent le faire danser. Nous ne devons

pas céder à leurs enchantements, nous devons chanter avec elles par la philosophie.

176

PLATON, Phèdre, 259b-d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1274-1275.

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76

Le mythe des cigales est, par la délicatesse de cette comparaison, le mythe des

Sirènes et les Sirènes sont les chanteuses du ciel, comme les cigales sont celles de la terre :

Le fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité. Sur la partie supérieure de

chaque cercle se tenait une Sirène, qui était engagée dans le mouvement circulaire avec

chacun et qui émettait une sonorité unique, une tonalité unique et de l‟ensemble de ces

huit voix résonnait une harmonie unique177

.

La Sirène platonicienne n‟est que musique. Elle n‟est accompagnée d‟aucune description

physique, ce qui rend surprenant l‟accent mis sur sa description auditive, qui malgré tout dit

peu de choses de plus littéralement parlant. Platon réussit à parler de la sonorité, de la

tonalité et de l‟harmonie des Sirènes et tout ce que nous en savons à la fin, c‟est que

chacune est unique178

.

Dites-moi à quoi ressemble un son grave ? À quelque chose de doux, moins

agressant, mais moins accrocheur qu‟un son aigu, à quelque chose qui a de la portée, de

l‟amplitude, qui rappelle le bas, le sol, qui n‟est pas volatile… Maintenant, dites-moi à quoi

ressemble une tonalité unique ? Précisément à rien. C‟est unique, ce n‟est pas comparable.

En même temps, il n‟y a rien de plus réel que cette unicité, rien de plus important pour

Platon non plus, sans quoi il n‟aurait pas répété trois fois et ce qu‟il y a de merveilleux,

c‟est qu‟il nous fait ainsi entendre ces sonorités, ces tonalités et ces harmonies.

Le dernier extrait venait du dixième livre de la République. Celui qui suit vient du

Cratyle :

Dans ce cas, Hermogène, nous pouvons affirmer que nul ne consent à quitter l‟au-delà

pour revenir ici, personne, pas même les Sirènes, mais qu‟elles sont retenues par un

charme, elles comme tout le monde – tant sont belles apparemment les paroles que sait

prononcer Hadès ! Ce dieu est donc bien, à ce compte, un sage parfait, de surcroît grand

bienfaiteur de ceux qui sont chez lui, lui qui envoie tant de biens même aux gens d‟ici ;

il a tant de richesses en réserve là-bas, et c‟est de là que lui vient son nom, Ploútōn

(« Riche »)179

.

Ce passage semble aller en contradiction avec la nature de la Sirène. La nature de la Sirène

veut qu‟elle passe d‟un monde à l‟autre, mais, d‟après ce qui est écrit ici, la Sirène

platonicienne ne se tient que dans l‟au-delà. Alors, elle ne ressemble pas à Éros, puisque

Éros est un intermédiaire entre le ciel et la terre, entre les dieux et les mortels.

177

PLATON, République, livre X, 617b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1788. 178

On retrouve une intéressante théorie de l‟unicité dans le livre de Miklos VETÖ, L‟élargissement de la

métaphysique, Paris, Hermann (coll. « Hermann Philosophie »), 2012, p. 157-190. 179

PLATON, Cratyle, 403d-e, trad. Catherine DALIMIER, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de

Luc BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 217.

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Attention ici, il faut bien relire Platon :

Dans ce cas, Hermogène, nous pouvons affirmer que nul ne consent à quitter l‟au-delà

pour revenir ici, personne, pas même les Sirènes, mais qu‟elles sont retenues par un

charme, elles comme tout le monde – tant sont belles apparemment les paroles que sait

prononcer Hadès180

!

Où est-il écrit qu‟Éros dispose d‟un passe-droit ? Platon n‟a-t-il pas écrit « nul »,

« personne », « elles comme tout le monde ». C‟est justement le point : personne, pas

même les intermédiaires, ne veut quitter l‟au-delà. C‟est vraiment un chouette endroit !

C‟est bien plus cela que Platon cherche à exprimer. Son objectif ici n‟est pas d‟enlever leur

rôle aux intermédiaires, mais de montrer la valeur de l‟Hadès.

D‟ailleurs, Bulteau interprète les paroles de Platon ainsi : « Les Sirènes, dit Platon,

inspirent aux âmes des mourants l‟amour des choses célestes et divines et l‟oubli des

choses temporelles. Elles racontent dans les enfers tout ce qui se passe dans les cieux181

».

Maintenant, en considérant la citation du Cratyle, comment les intermédiaires

peuvent-ils faire leur travail d‟entre-deux ? C‟est un peu mystérieux, cependant ce n‟est pas

impossible. Le roi-philosophe dans la République, par exemple, ne souhaite pas régner. Il le

fait quand même par devoir, pour ne pas que la cité soit dirigée par quelqu‟un qui le ferait

moins bien que lui, par souci du Bien. J‟imagine, par la même occasion, comme le Bien est

un soleil si merveilleux pour Platon, qu‟il y a inévitablement beaucoup de joie à le

poursuivre et que les intermédiaires ne sont sûrement pas malheureux.

Nous nous rappelons que nous avons vu un extrait du Phèdre, un du Cratyle et un

autre de la République. Les deux derniers extraits ont ceci d‟intéressant que, bien qu‟ils

viennent de deux écrits absolument différents, soit un texte politique et un livre sur la

linguistique, regroupés ici par la contingence du mot Sirène, semblent faits pour aller

ensemble, semblent avoir un irréductible besoin d‟être comparés, d‟être mis en relation.

Mettons-les en parallèle à titre démonstratif. Le passage de la République : « Le

fuseau lui-même tournait sur les genoux de Nécessité182

». Celui du Cratyle : « Il a tant de

richesses en réserve là-bas, et c‟est de là que lui vient son nom, Ploútōn (« Riche »)183

».

180

Ibid., 403d-e, trad. DALIMIER, dans op. cit., p. 217. 181

BULTEAU, Les Sirènes, p. 27. 182

PLATON, République, livre X, 617b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1788. 183

PLATON, Cratyle, 403e, trad. DALIMIER, dans op. cit., p. 217.

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Précisons : Ploútōn n‟est pas Poros, comme l‟indigence n‟est pas le mot Nécessité, mais

c‟est tellement similaire qu‟on ne peut pas manquer de voir un lien avec le mythe de Poros

et Pénia. À l‟instar de ce mythe, il a lieu dans le monde des dieux. Le fuseau des sphères

divines tourne sur les genoux de Nécessité. Le divin, le parfait, les sphères prennent appui

sur la faiblesse, la nécessité. La richesse de l‟Hadès s‟appuie sur les genoux du faible. C‟est

magnifique et cela montre la profondeur et la cohérence, malgré les contradictions

apparentes, de la pensée platonicienne.

L‟origine de La Belle et la Bête : conte repris par Disney

Le film La Belle et la Bête a été produit par les studios Disney en 1991. Il ne s‟agit

cependant pas du premier film inspiré du célèbre conte. En 1946, près de 50 ans plus tôt,

Jean Cocteau a réalisé, en employant par avance le titre que Disney a aussi emprunté, un

long-métrage en noir et blanc dont l‟impressionnante notoriété résonne encore de nos jours.

Si la version Disney est pour toute la famille et particulièrement pour les enfants,

celle de Cocteau, plus sombre, angoissante et dramatique, s‟adresse plutôt à l‟enfance

cachée en chaque adulte, si on en croit les dires de son auteur :

L‟enfance croit ce qu‟on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu‟une rose

qu‟on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains humaines

d‟une bête qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu‟une jeune fille

habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C‟est un peu de cette naïveté

que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre

mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi » de l‟enfance : Il était une fois....184

.

Le film de Cocteau comporte aussi la particularité d‟être plus fidèle que celui de Disney au

conte publié par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. En 1757, cette dernière fait publier

La Belle et la Bête dans un recueil intitulé Le magasin des enfants. Cette dame a été

longtemps considérée comme l‟auteure du conte, méprise dont Cocteau ne fut pas

davantage exempt.

Selon Paul Remy, médiéviste et auteur de l‟article Une version méconnue de « La

Belle et la Bête » paru en 1957, Leprince de Beaumont ne serait cependant ni la créatrice du

184

Jean COCTEAU, La Belle et la Bête, DisCina, 1946, scène 1.

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conte, ni celle qui en a choisi le titre. Plus de 15 ans avant elle, soit en 1740-1741, fut

publié le recueil La Jeune Américaine et les Contes marins dans lequel une histoire est

nommée La Belle et la Bête.

Simple coïncidence ? Ce n‟est du moins pas ce que croit Remy. Il nous montre pas à

pas dans son article que l‟histoire est la même et qu‟elle suit une structure pratiquement

identique. Celle qui est véritablement à l‟origine de ce conte qui a traversé les siècles est

Gabrielle-Suzanne Barbot, veuve du lieutenant-colonel Gallon de Villeneuve, aujourd‟hui

connue et publiée sous le plus court nom de Madame de Villeneuve.

Quelles sont les différences principales entre l‟œuvre de de Villeneuve et celle de

Leprince de Beaumont ? : « Le conte de Mme Leprince de Beaumont est : 1°) plus simple,

plus concret, plus près de la réalité quotidienne ; 2°) plus délibérément moralisateur ; 3°)

plus concis185

». Pour cette raison, on voit que le conte de Leprince de Beaumont est plus

orienté vers les enfants que celui de de Villeneuve, d‟où le titre de son recueil : Le magasin

des enfants.

Si La Belle et La Bête fut chaudement accueilli à la publication de Leprince de

Beaumont, qui est pourtant plus tardive que celle de de Villeneuve et qu‟il est même

parvenu à traverser les siècles, pourquoi la version originale s‟est-elle perdue dans une si

grande discrétion qu‟elle faillit être à jamais oubliée ? C‟est, bien sûr, parce que Leprince

de Beaumont n‟a pas cité ses sources, toutefois, en premier lieu et il faut bien l‟admettre,

c‟est parce que de Villeneuve était une assez piètre écrivaine, talent dont elle ne se vantait

pas non plus personnellement. L‟exception confirmant la règle, dans la préface brève et

agréable à lire, elle invite les individus qui la trouvent ennuyante à ne simplement pas lire

ce qu‟elle écrit :

Je suis femme, et je souhaite que l‟on ne s‟en aperçoive pas trop à la longueur d‟un livre,

composé avec plus de rapidité que de justesse. Il est honteux d‟avouer ainsi ses fautes, je

crois qu‟il aurait mieux valu ne les pas publier. Mais le moyen de supprimer l‟envie de

se faire imprimer, et d‟ailleurs lira qui voudra : c‟est encore plus l‟affaire du lecteur que

la mienne. Ainsi loin de lui faire de très humbles excuses, je le menace de six contes

185 Paul REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », Revue belge de philologie et d‟histoire.

Tome 35, fasc. 1, 1957, p. 5-18, p. 11.

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pour le moins aussi étendus que celui-ci, dont le succès, bon ou mauvais, est seul

capable de m‟engager à les rendre publics, ou à les laisser dans le Cabinet186

.

Donc, si Leprince de Beaumont n‟est pas l‟auteure de La Belle et la Bête, elle est du

moins celle qui l‟a rendu beau, intéressant et de surcroît célèbre, parce qu‟elle avait une

plume plus douce et plus légère. Son importance dans la transmission de ce conte jusqu‟à

nous est par conséquent indéniable : « C‟est incontestablement à Mme Leprince de

Beaumont, qui donna au récit une forme sobre et attachante, que l‟histoire de la Belle et la

Bête doit d‟avoir vécu si longtemps et si diversement, et aussi d‟avoir été si souvent

citée187

».

Quant à de Villeneuve, elle ne mérite cependant pas d‟être totalement éclipsée.

Peut-être cela montre-t-il que même les mauvais écrivains ont quelque chose à apporter au

monde de l‟écriture :

Il n‟en reste pas moins que, du seul fait d‟avoir fourni à Mme Leprince de Beaumont le

thème et presque tous les éléments d‟un conte qui deviendra célèbre, l‟auteur de la Jeune

Américaine et les Contes marins ne mérite pas l‟oubli188

.

Cela dit, pouvons-nous simplement arrêter notre cheminement documentaire à de

Villeneuve ? D‟autant que nous pouvons le savoir, elle serait la première à écrire cette

histoire qui a pour titre : La Belle et la Bête. Nous avons donc sans doute trouvé la première

version officielle de ce conte, cependant ce dernier est-il le dérivé d‟une histoire plus

ancienne ? A-t-il été inspiré par un conte qui serait en quelque sorte son ancêtre ?

L‟idée selon laquelle l‟histoire de Psyché et Éros pourrait être l‟œuvre qui a inspiré

l‟écriture de La Belle et la Bête circule autant auprès du grand public que des spécialistes.

Certains affirment prudemment une ressemblance frappante : « On a vu dans ce conte [celui

de Psyché et d‟Éros] la version archétypale du thème de “La Belle et la Bête”189

».

186

Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune

américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants :

(la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, texte établi et commenté par Élisa BIANCARDI, Paris,

Champion (coll. « Bibliothèque des génies et des fées »), 2008, p. 75. 187

REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 18. 188

Ibid., p. 18. 189

Jacques ANNEQUIN, « Lucius-asinus, Psyché-ancilla. Esclavage et structures de l‟imaginaire dans les

Métamorphoses d‟Apulée », Dialogues d‟histoire ancienne, vol. 24, n°2, 1998, p. 89-128, [en ligne].

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1998_num_24_2_2393, [site

consulté le 9 décembre 2012], p. 99.

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D‟autres, ayant entendu la rumeur et n‟y croyant pas, se donnent malgré tout la

peine de la prendre en considération pour la réfutation qu‟ils auront à faire dans leur

article : « Un esprit sceptique pourrait simplement rapprocher La Belle et la Bête du mythe

de Psyché190

» Aussi, quelques personnes moins prudentes et moins près du milieu de la

recherche universitaire affirment la chose comme s‟il s‟agissait d‟une évidence :

Le conte intitulé La Belle et la Bête date des débuts de la Révolution industrielle, au

XVIIIe siècle. Il se base sur une histoire bien plus ancienne, celle de Cupidon et Psyché,

transformée à travers les siècles, existant dans les traditions populaires d‟Afrique du

Nord mais aussi dans la mythologie gréco-romaine, reprise par Apulée, auteur nord

africain, citoyen romain, vers 170 AD, dans ses Métamorphoses (L‟Âne d‟Or)191

.

Finalement, même certaines publications universitaires osent affirmer sans nuances ce lien

de parenté existant entre les deux œuvres : « Son origine lointaine et mythique [au conte de

La Belle et la Bête] est attestée par L‟Âne d‟or d‟Apulée, qui narre les aventures du dieu

Amour et de Psyché192

».

Ainsi, l‟idée selon laquelle le conte de Psyché et d‟Éros serait un ancêtre de La

Belle et la Bête circule régulièrement dans la communauté intellectuelle. La seule

controverse est celle de savoir s‟il s‟agit d‟une simple controverse ou d‟une idée assez

facilement admise.

Le récit de Psyché et d‟Éros est lui-même enchâssé dans une histoire plus longue

(malgré l‟impressionnante longueur du conte au sein de l‟aventure principale), celle de

L‟âne d‟or, aussi communément appelée Métamorphoses193

, écrite par l‟écrivain et

philosophe Apulée194

au IIe siècle de notre ère.

190

REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 9. 191

Marilia BAKER, « La Belle et la Bête » en utilisant l‟optique de la psychologie archétypale dans la

thérapie de couple. Une perspective transculturelle, [en ligne]. http://www.mariliabaker.com/site_docs/

La%20Belle%20et%20la%20B%C3%AAte%20Revue%202011.pdf, [site consulté le 6 décembre 2012]. 192

Anne DEFRANCE, La Belle et la Bête. Quatre métamorphoses (1742-1779), Texte établi et annoté par

Sophie ALLERA et Denis REYNAUD, Paris, Publications de l‟université de Saint-Étienne (coll. « Textes et

Contre-Textes », n° 2), 2002, 212 p. [en ligne]. http://feeries.revues.org/index85.html, [site consulté le 6

décembre 2012]. 193

APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, texte établi par Donald Struan ROBERTSON, émendé, présenté

et traduit par Olivier SERS, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Classiques en poche »), 2007, 526 p. 194

Apulée est né à Madaure en Numidie autour de 125 après Jésus-Christ. Bien qu‟originaire de l‟Afrique, il a

beaucoup voyagé, notamment à Athènes et à Carthage où il fit ses études.

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Bien qu‟Apulée195

ne soit sans doute pas l‟auteur original de l‟histoire de Psyché et

d‟Éros, il en est du moins le transmetteur principal. Il en a écrit la seule version très connue

et très ancienne. Si La Belle et la Bête a une quelconque relation avec le mythe de Psyché et

d‟Éros, il ne s‟agirait sans doute d‟aucune autre version que de celle d‟Apulée, car non

seulement elle est la plus connue, mais les relations que nous pouvons trouver entre les

deux histoires sont présentes au sein de la structure narrative, du choix des mots et des

détails de l‟histoire.

S‟il y a un lien à faire entre les deux, il s‟agirait d‟un certain lien de départ et d‟une

infinité de petites liaisons qui appartiennent aussi au conteur, pas de la pure grossièreté

d‟une seule relation qui apparaîtrait à nous dès la première phrase d‟explication.

Pourquoi est-ce important de savoir si l‟histoire de Psyché et d‟Éros, racontée par

Apulée, est ou non l‟ancêtre de La Belle et la Bête ? Déjà, en faisant le chemin littéraire

entre de Villeneuve et Apulée, nous nous rapprochons de Platon, d‟autant plus que :

Dans la traduction des Métamorphoses d‟APULÉE par P. GRIMAL, Romans grecs et

latins, le conte d‟Eros et de Psyché occupe les pages 218 à 255. On lit p. 221 :

« Apollon, bien que Grec et même Ionien, répondit, pour faire plaisir à l‟auteur de notre

histoire milésienne par un oracle latin » : cette plaisanterie n‟apporte-t-elle pas la preuve

qu‟Apulée a puisé à une source grecque ?196

En réalité, le lien entre La Belle et la Bête et les Métamorphoses est une information

essentielle, parce que nous avons aujourd‟hui la certitude de l‟influence grecque de ce

philosophe. Nous n‟avons même plus besoin d‟indices à ce sujet. Le fait qu‟Apulée « soit

devenu “philosophe platonicien”, il le répète mille fois dans l‟Apologia, avec une

conviction passionnée, sans compter que deux au moins de ses traités (De Platone et eius

dogmate ; De deo Socratis) le confirment catégoriquement197

».

Si nous avons deux choses majeures à retenir d‟Apulée, c‟est premièrement qu‟il

était écrivain et que son plus grand legs en tant qu‟écrivain est L‟âne d‟or, particulièrement

en raison du récit de Psyché et d‟Éros. En second lieu, ce qui définit cet homme dans

195

Cf., DICTIONNAIRE DES PHILOSOPHES ANTIQUES, Apulée de Madaure, texte publié sous la direction de

Richard GOULET, Paris, Éditions du centre national de la recherche scientifique, 1989, p. 298-317. 196

FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 202, note 1. 197

ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS, Apulée (125-env. 180) : 1. Le personnage [en ligne].

http://www.universalis.fr/encyclopedie/apulee/, [site consulté le 10 décembre 2012].

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l‟histoire de l‟humanité est qu‟il était philosophe et que sa première source d‟inspiration de

ce point de vue était Platon.

Alors, est-il vraiment nécessaire de proclamer ouvertement ce qu‟une relation entre

L‟âne d‟or et La Belle et la Bête impliquerait ? Admettant l‟hypothèse selon laquelle le film

La Belle et la Bête de Disney aurait été conçu à partir de l‟histoire que Jeanne-Marie

Leprince de Beaumont aurait empruntée sans citer ses sources à Madame de Villeneuve,

qui se serait inspirée, d‟une façon plus ou moins directe, de l‟histoire de Psyché et d‟Éros

racontée par un amoureux fou de la pensée platonicienne, nous aurions un cheminement

documentaire solide entre Platon et Disney.

Voyons d‟abord s‟il y a lieu d‟envisager une telle comparaison. Nous ne pouvons

évidemment pas faire une étude complète relevant chaque élément similaire rapprochant

l‟œuvre d‟Apulée des versions de Leprince de Beaumont et de de Villeneuve, toutefois

nous nous permettrons de soulever quelques éléments qui nous indiquent l‟existence d‟une

possible parenté.

Tout d‟abord, dans chaque situation, une jeune cadette, beaucoup plus belle que ses

sœurs et dont on vante inévitablement la beauté au début de chaque version de l‟histoire,

choisit volontairement de se rendre vers celui qui la réclame, que ce soit pour répondre à

une prophétie (dans le cas de Psyché) ou pour sauver son père (dans le cas de la belle,

autant dans la version de Leprince de Beaumont que dans celle de de Villeneuve).

Dans tous les cas aussi, la jeune fille le fait en croyant que cela met sa vie en péril,

la prophétie du conte de Psyché ne s‟avérant pas particulièrement rassurante :

Au pic d‟un roc pour des noces de sang dûment parée,

roi, assois la pucelle.

Pour gendre aura vipereau malfaisant,

monstre cruel de tige non mortelle,

volant aux cieux harcelant chaque humain à feu,

à feu n‟en épargnant pas un,

peur du Grand Foudre et des dieux qui le craignent,

terreur du Styx, effrayeur des Géhennes198

.

Montis in excelsi scopulo, rex, siste puellam

Ornatam mundo funerei thalami.

Nec speres generum mortali stirpe creatum,

Sed saeuum atque ferum uipereumque malum,

198

APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre IV, XXXIII (1-2), trad. SERS, p. 163.

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Quod pinnis uolitans super aethera cuncta fatigat

Flammaque et ferro singular debilitat,

Quod tremit ipse Iouis quo numia terrificantur,

Fluminaque horrescunt et Stygiae tenebrae199

.

et la Belle s‟attendant à se faire dévorer par la Bête.

Si l‟Oracle condamne la pauvre Psyché à épouser ce qui a l‟apparence d‟un monstre

par la description qu‟il en fait, la Belle n‟est pas non plus épargnée par ce mauvais sort. La

Mère des Temps, une fée très puissante dans le conte de Madame de Villeneuve, avait aussi

fait une prédiction pour la Belle : « Que sa fille, fruit honteux de ses lâches amours, épouse

un monstre pour lui faire expier la faiblesse d‟une mère qui a eu la faiblesse de se laisser

charmer par la beauté fragile et méprisable de son père200

».

Dans toutes les situations encore, la jeune fille se retrouve dans un château

absolument magnifique et se fait servir le mieux du monde, mais par aucun être humain :

Suivant le conseil de la voix invisible, elle se délassa d‟un somme, puis d‟un bain, après

lequel elle vit se dresser en un clin d‟œil auprès d‟elle un littable en demi-cercle, comprit

que c‟était pour le goûter promis, s‟installa de bon appétit et tout de suite lui furent

servis sans l‟aide d‟aucun domestique, comme mus par un souffle, des vins pareils à du

nectar et des plateaux garnis de mets variés, sans qu‟elle vit seulement personne, rien

que des voix pour la servir dont les paroles tombaient d‟en haut201

.

Sensit Psyche diuinae prouidentiae beatitudinem, monitusque uocis informis audiens et

prius somno et mox lauacro fatigationem sui diluit, uisoque statim proximo semirotundo

suggestu, propter instrumentum cenatorium rata refectui suo commodum libens

accumbit. Et ilico uini nectarai eduliumque uariorum fercula copiosa nullo seruiente sed

tantum spiritu quodam impulsa subministrantur. Nec quemquam tamen illa uidere

poterat, sed uerba tantum audiebat excidentia et solas uoces famulas habebat202

.

Dans La Belle et la Bête de Madame de Villeneuve, il y aura des animaux qui

serviront la Belle, pas des hommes. Cependant, au départ, le château se présente avec ce

vide d‟autant plus contrastant que le château est toujours rempli des plus belles merveilles :

« Nulle apparence de domestique, nulle suite qui lui fit connaître que ce palais fût

habité203

».

199 Ibid., éd. ROBERTSON, p. 162. 200

Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune

américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants :

(la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 193. 201

APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, III (4), trad. SERS, p. 171-173. 202

Ibid., éd. ROBERTSON, p. 170-172. 203

Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune

américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants :

(la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 103.

Page 101: L'actualisation de la pensée amoureuse platonicienne dans les … · 2018-11-02 · 1 Cette phrase est écrite à l‘endos du livre de Robert Charles SPROUL, The Consequences of

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La Belle de Madame de Villeneuve voit en rêve le prince tel qu‟il était avant de

devenir une bête, sans savoir que les deux s‟avèrent être une seule et même personne. Celui

qu‟elle voit dans ses rêves est « Un jeune homme, beau comme on dépeint l‟Amour204

».

La commentatrice des deux versions de La Belle et la Bête dans l‟édition critique,

Élisa Biancardi, croit qu‟il pourrait s‟agir d‟un clin d‟œil à Apulée : « La comparaison,

normalement banalisée, mais ici vivifiée par les réminiscences intertextuelles, renvoie à la

situation de la Psyché d‟Apulée, dont l‟amant était précisément le dieu de l‟amour205

». Elle

note aussi des similitudes avec la Psyché de Jean de La Fontaine, similitudes sur lesquelles

nous ne développerons pas par souci de concision.

Les sœurs aînées (et ses seules sœurs, comme la petite est toujours cadette) de la

Belle sont très semblables à celles de Psyché. En effet, au nombre de deux, elles sont prises

de jalousie envers la situation merveilleuse dans laquelle leur cadette se trouve. Dans le but

de se venger, elles échafaudent des plans pour rendre leur sœur malheureuse :

Ma sœur, dit l‟aînée, il me vient une pensée ; tâchons de l‟arrêter ici plus de huit jours,

sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu‟elle lui aura manqué de parole et peut-être

qu‟elle la mangera206

.

Dans le cas de Psyché, les sœurs essaient de la faire désobéir à la demande de son

mari de ne pas chercher à voir son visage en lui disant qu‟elles ont appris que leur pauvre

petite sœur est mariée avec un monstre et que c‟est la raison pour laquelle il se cache

d‟elle :

Figure-toi qu‟on nous a dit de source sûre, et nous ne pouvons pas te le cacher puisque

nous sommes avec toi dans toutes tes épreuves et tes peines, que celui qui couche avec

toi la nuit sans se faire voir c‟est une couleuvre gigantesque, un serpent aux entrelacs

monstrueux dont la gueule s‟ouvre en un énorme bâillement et dont la gorge crache un

venin ensanglanté et mortel ! Rappelle-toi maintenant la tablette de la Pythie qui a

prophétisé que tu étais promise aux noces d‟une bête sauvage207

!

Pro uero namque comperimus nec te, sociae scilicet doloris casusque tui, celare

possumus immanem colubrum multinodis uoluminibus serpentem, ueneno noxio colla

sanguinantem hiantemque ingluuie profunda, tecum noctibus latenter adquiescere. Nunc

recordare sortis Pythicae, quae te trucis bestiae nuptiis destinatam esse clamauit208

.

204

Ibid., p. 120. 205

Ibid., p. 120. 206

Ibid., p. 1028. 207 APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XVII (3-4), trad. SERS, p. 191. 208 Ibid., éd. ROBERTSON, p. 190.

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Dans chaque histoire, le prétendant cache son apparence, Éros grâce à la noirceur de la nuit

et le beau prince, parce qu‟il est sous le charme d‟un enchantement qui lui donne

l‟apparence d‟une bête.

Ce qui rend les deux histoires aussi semblables est que finalement les deux mâles,

absolument magnifiques et de hautes naissances, sont pris pour des bêtes à tort par leur

prétendante. Psyché, à l‟instar de la Belle, finit elle aussi par croire qu‟elle se fera dévorer

par son monstrueux partenaire de vie :

Et ils [paysans, chasseurs et voisins] disent tous qu‟il n‟en a plus pour longtemps à te

faire des gentillesses et des gâteries et à t‟engraisser de friandises, et que dès que ton

ventre sera bien plein et ton bébé prêt à naître il te gobera comme un fruit mûr209

.

Et multi coloni quique circumsecus uenantur et accolae plurimi uiderunt eum uerpera

redeuntem e pastu proximque fluminis uadis innatantem. Nec diu bladis alimoniarum

obsequiis te saginaturum omnes adfirmant, sed cum primum praegnationem tuam plenus

maturauerit uterus, opimiore fructu praeditam deuoraturum210

.

Alors que la version de Madame de Villeneuve épargne – en raison de la gentillesse

de la Belle – les sœurs qui se sont contentées d‟être jalouses, la version de Leprince de

Beaumont, comme le conte d‟Apulée, punit très sévèrement les sœurs indignes, dans un cas

en les faisant périr par les fracas de la mer déchaînée (Psyché) et dans l‟autre cas en les

transformant en statues et en les plaçant à l‟entrée du palais de leur cadette, condamnées à

voir le bonheur de cette dernière quotidiennement sans pouvoir y faire quoi que ce soit.

La Bête, comme Éros, laisse la jeune fille seule tout le jour et ne lui tient compagnie

que le soir. La Bête lui parle à l‟heure du repas du soir et Éros vient à l‟heure du coucher

s‟installer auprès de sa femme. Le beau prince, qui est caché sous l‟apparence extérieure de

la Bête, se fait aussi présent dans la nuit de sa compagne. Par contre, il se montre sous la

forme d‟un rêve. Notons cependant que cette dernière propriété ne fait pas partie de la

version de Leprince de Beaumont.

La présence nocturne des deux individus pourrait s‟expliquer par l‟aura de mystère

qui entoure ces êtres. Le soir est une période plus sombre, où l‟on distingue moins

clairement, et ces histoires parlent de personnages cachés sous d‟autres apparences.

209

APULÉE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XVIII (1), trad. SERS, p. 191. 210

Ibid., éd. ROBERTSON, p. 190.

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La scène où la Belle voit son mari endormi à ses côtés, d‟une beauté magnifique

dans la version de Madame de Villeneuve, rappelle le moment où Psyché illumine la

chambre avec sa lampe et qu‟elle voit qu‟elle est mariée avec Éros en personne. C‟est ce

dont témoigne ici Biancardi, en notant cependant la différence qui existe entre les deux

situations dans lesquelles se trouve chaque jeune fille :

Bienséances et sensualité s‟unissent encore dans ce souvenir de la scène apuléenne de

Psyché regardant Amour, mais ici la situation est, à bien des égards, symétriquement

opposée à celle du modèle : début de ses peines pour l‟héroïne antique, cette scène en

marque au contraire le terme euphorique pour la Belle, qui, de plus, peut s‟émerveiller à

son aise et à la lumière du jour de la beauté de son époux, avec un étonnement et un

plaisir que rend encore plus perceptibles la surprise d‟y contempler la substitution du

nocturne au diurne, donc de l‟Inconnu – qu‟elle croyait purement imaginaire, créature du

monde des apparences oniriques – au monstre, le seul qu‟elle croyait « réel »211

.

Flacelière, l‟auteur de l‟ouvrage L‟amour en Grèce, émet une hypothèse fort

intéressante concernant le mythe de Psyché et Éros. Cette idée est soutenue, comme nous le

verrons, par un argument d‟ordre étymologique :

Tel est ce conte, qui retient sans doute des éléments de vieux thèmes populaires, comme

« le Prince charmant » et « la Belle et la Bête », mais qui semble bien avoir été conçu

surtout pour illustrer le mythe platonicien de l‟Äme et de l‟Amour, que nous avons

rappelé au chapitre VI, car Psyché, c‟est le nom de l‟âme212

.

En connaissant la réputation d‟Apulée comme fervent disciple platonicien, il serait

pertinent de croire que le mythe de Psyché et d‟Éros est une illustration de l‟âme et de

l‟amour chez Platon. Le passionné de son prédécesseur aurait alors emprunté à son maître à

la fois la doctrine et la forme, en employant le mythe.

Pour valider une telle hypothèse, il faudrait cependant voir un lien entre l‟histoire,

les personnages et la théorie de Platon. Psyché et Éros sont-ils véritablement des

représentations symboliques de l‟âme et de l‟amour platonicien ? En quoi pourrions-nous

reconnaître ces traits dans l‟histoire ?

L‟âme a besoin d‟être guidée par l‟amour pour s‟accomplir et engendrer dans le

beau. En tant que plus haute instance humaine, il serait normal qu‟elle se distingue du reste

de la société. C‟est peut-être la raison pour laquelle Psyché est présentée comme belle et à

part :

211

Gabrielle-Suzanne Barbot Gallon de VILLENEUVE et Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT, La jeune

américaine et les contes marins : (la belle et la bête). Les belles solitaires. [Suivi de] Magasin des enfants :

(la belle et la bête) / madame Leprince de Beaumont, p. 158. 212

FLACELIÈRE, L‟amour en Grèce, p. 203.

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Il était une fois dans une ville un roi et une reine qui avaient trois filles d‟une beauté très

distinguée. Les deux aînées, quoique gracieuses et charmantes, pouvaient, de l‟avis

général, être louangées comme de simples femmes, mais les appas de la troisième étaient

si rares et éclatants que la pauvreté des mots humains était inhabile à les célébrer

dignement ou même à en donner idée213

.

Erant in quadam ciuitate rex et regina. Hi tres numero filias forma conspicuas habuere,

sed maiores quidem natu, quamuis gratissima specie, idonee tamen celebrari posse

laudibus humanis credebantur, at uero puellas iunioris tam praecipua tam praeclara

pulchritudo nec exprimi ac ne sufficienter quidem laudari sermonis humani penuria

poterat214

.

Le roi et la reine ont trois filles, comme l‟âme subit chez Platon une division tripartite dans

la République :

L‟homme juste n‟autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches qui lui sont

étrangères, qu‟il ne laisse pas les classes qui existent dans son âme se disperser dans les

tâches les unes des autres, mais qu‟il établisse au contraire un ordre véritable des tâches

propres, qu‟il se dirige lui-même et s‟ordonne lui-même, qu‟il devienne un ami pour lui-

même, qu‟il harmonise les trois <principes> existant en lui exactement comme on le fait

des trois termes d‟une harmonie musicale – le plus élevé, le plus bas et le moyen215

.

Ces principes de l‟âme sont :

L‟un, celui par lequel l‟âme raisonne, nous le nommerons le principe rationnel de l‟âme ;

l‟autre celui par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l‟excite de tous les désirs, celui-là,

nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui qui accompagne un

ensemble de satisfactions et de plaisirs216

.

Platon verra aussi qu‟il existe une troisième partie de l‟âme, celle qu‟il qualifiera de

moyenne dans son échelle de valeurs : « Mais pour ce qui est du cœur, cette espèce pas

laquelle nous nous emportons, s‟agit-il d‟une troisième espèce, ou alors de quelle espèce

parmi les deux premières est-elle la plus parente par nature ?217

».

Psyché représenterait donc l‟âme dans son ensemble, mais particulièrement l‟âme

rationnelle, qui est la plus belle, celle qui trône au sommet et qui règne sur les autres. Les

deux sœurs de Psyché seraient la part désirante et la part colérique de l‟âme. Psyché, la

vertueuse, la rationnelle, est subséquemment fautive envers Éros de s‟être laissée

corrompre par la colère et la jalousie de son âme.

Cela a amené la jeune femme à la déchéance et au vice qui l‟ont éloignée de la

beauté, son amour, et du lieu des Idées où elle vivait entourée d‟objets plus merveilleux que

213

APULEE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre IV, XXVIII (1-2), trad. SERS, p. 157. 214

Ibid., éd. ROBERTSON, p. 156. 215

PLATON, République, livre IV, 443d, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1609. 216

Ibid., livre IV, 439d, p. 1604. 217

Ibid., livre IV, 439d, p. 1604.

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tout ce qu‟elle avait connu auparavant. Cette contemplation a d‟ailleurs été graduelle.

L‟âme a vu de belles choses avant de voir la beauté en elle-même (son mari) à la lumière.

Un problème qui se pose, toutefois, est que, pour Platon, Éros n‟est pas beau.

Lorsque le jour se fait sur le mari de Psyché, cependant, elle est émerveillée par sa beauté.

De toute façon, nous faisions face à une situation sans issue quelle que soit l‟apparence

d‟Éros. Si Éros est beau, il n‟est pas tel que le décrit Diotime. Si Éros n‟est pas beau, l‟âme

(Psyché) ne recherche pas le beau.

La solution que trouve Apulée à cette impasse est simple : c‟est un silène. Sous des

allures monstrueuses prophétisées et racontées par tous, il cache la beauté d‟un dieu. Au

regard de tous, Éros est laid, mais quand on le voit de plus près, il cache la plus grande

beauté. Sous ce regard, Éros est très conforme à la théorie de Platon.

Le mythe de Psyché et Éros rappelle aussi de très près celui de Poros et Pénia. En

effet, Psyché, une mortelle, se met en couple avec un dieu et tombe enceinte de lui. Leur

lien produit une certaine médiété. Bien que Psyché ne soit pas indigente à l‟image de Pénia,

elle a certaines faiblesses que ne possède pas Éros, comme celle de se laisser corrompre par

ses passions (par ses sœurs), ce qui est typiquement humain.

Sa quête est celle du mythe des chevaux ailés également et comme Psyché est

humaine, elle se laisse corrompre par le mauvais cheval avant de dominer son féroce cheval

que sont ses sœurs en les livrant aux fracas de la mer tumultueuse.

Si, donc, La Belle et la Bête s‟appuie sur un récit formé dans le but d‟être une

illustration de la théorie platonicienne de l‟amour, il ne faudrait pas se surprendre de

retrouver celle-ci dans ce conte, et, en dernière instance, chez Disney.

Finalement, en ce qui concerne les éléments de comparaison rapprochant le conte

d‟Apulée du récit de La Belle et la Bête, s‟il y a un trait qui semble avoir été négligé par la

documentation que nous avons explorée, et qui paraît être l‟un des indicateurs les plus

intéressants, il est ce que nous appellerons la signature de la rose.

Comme nous l‟avons déjà mentionné plus haut, le mythe de Psyché s‟insère dans

une histoire beaucoup plus longue, qui est celle de L‟âne d‟or. Si nous la résumons très

brièvement, il s‟agit de l‟histoire d‟un homme (Lucius) qui est accidentellement changé en

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âne (en bête) et dont le seul moyen de se sortir de ce triste état est de trouver une rose qu‟il

pourra manger.

Tout au long du roman, nous voyons apparaître la présence subtile mais obsédante

de cette rose recherchée. La rose prend une place majeure dans son histoire, allant jusqu‟à

se servir de celle-ci pour décrire l‟apparence des gens :

Elle dit, embrassa son fils bien longtemps et bien fort de baisers à pleine bouche, gagna

au rivage proche la ligne où s‟épuise le flot, foula de ses pieds de rose la crète écumante

de la vague vibrante de lumière, et voici qu‟aussitôt qu‟elle se fût posée sur le toit

radieux de la mer insondable, avant même qu‟elle eût pris le temps de le vouloir, comme

à un commandement donné d‟avance, instantanément, son cortège marin s‟assembla218

.

Sic effata et osculis hiantibus filium diu ac pressule sauiata proximas oras reflui litoris

petit, plantisque roseis uibrantium fluctuum summo rore calcato ecce iam profundi maris

sudo resedit uertice, et ipsum quod incipit uelle, set statim, quasi pridem praeceperit, non

moratur marinum obsequium219.

Même quand il raconte les histoires qui ne le concernent pas, l‟âne nous fait sentir qu‟il a

hâte de trouver cette rose.

Si les créatrices de La Belle et la Bête se sont inspirées de façon plus ou moins

consciente de L‟âne d‟or, quoi de plus à propos que de faire venir celle qui rendra à la Bête

sa forme humaine par le biais d‟une rose ?

Étrangement, la version de La Belle et la Bête où la ressemblance est la plus

marquante avec le conte d‟Apulée est celle de Disney, qui est pourtant à l‟autre bout du

spectre sur un continuum temporel. Chez Disney, la Bête dépend directement de la rose

pour redevenir un homme. S‟il n‟aime pas une femme et ne s‟en fait pas aimer en retour

avant que tous les pétales de roses soient tombés de la fleur (le jour de son vingt et unième

anniversaire), il sera condamné à rester une bête pour l‟éternité.

Il existe bien d‟autres variétés de fleurs, alors pourquoi La Belle et la Bête reprend-

elle dans chacune de ses versions connues la même sorte de fleur que dans L‟âne d‟or ?

Quand, au surplus, nous mettons cette fleur en relation avec la transformation d‟un homme

en bête et d‟une bête en homme, il n‟est pas imprudent d‟avancer qu‟il existe une relation

entre les deux histoires.

218

APULEE, Les Métamorphoses ou l‟Âne d‟or, Livre V, XXII (6), trad. SERS, p. 161. 219

Ibid., éd. ROBERTSON, p. 160.

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Tout en restant prudente, car après tout « II est souvent plus facile de retrouver une

épingle dans une botte de foin que de reconstituer l‟histoire d‟une légende220

», nous savons

ce que pourrait impliquer une relation, qui semble fort possible, entre La Belle et la Bête et

le conte de Psyché d‟Apulée. Cela signifierait qu‟il y a un chemin documenté entre Platon

et Disney, dont l‟hypothèse n‟est pas radicalement plus certaine que les autres que nous

avons émises, mais qui mérite sa place auprès d‟elles.

Nous aurions pu tenter de refaire le cheminement détaillé de chaque histoire qu‟a

empruntée Disney, or un mémoire n‟aurait pas suffi. Nous nous sommes donc concentrée

sur quelques histoires, dont une de manière plus approfondie, par intérêt pour ces dernières

et, sans chercher à le faire, nous nous sommes retrouvée, pour ainsi dire par hasard, bien

près de Platon.

220

REMY, « Une version méconnue de “La Belle et la Bête” », p. 8.

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Chapitre III Présentation de l’amour disneyen et

comparaison avec l’amour platonicien

« Tu auras tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir, recueillir

l‟héritage, qui vient du fond des âges dans l‟harmonie d‟une chaîne d‟amour221

».

Le Roi Lion

Dans cette dernière section, nous donnerons des exemples de passages de films de

Disney qui représentent bien la pensée de Platon au sujet de l‟amour. Pour ce faire, nous

reprendrons une organisation identique à celle présente dans le premier chapitre.

Nous commencerons par aborder la relation de l‟amour avec le beau, pour ensuite

parler de l‟amour en tant qu‟intermédiaire, en tant que folie divine et finalement en tant que

méthode éducative. Nous chercherons à faire des rapprochements avec toutes les sous-

catégories que ces sections comportent.

L‟éventail des films que nous allons utiliser dans notre analyse sera assez large,

varié et étendu dans le temps. Un biais volontaire favorisera cependant les plus grands

classiques, qui, connus de tous, sont aussi assez souvent les meilleurs films, les plus

chargés de sens et conçus avec le plus grand souci du détail.

Certains d‟ailleurs seront employés très souvent, comme La Belle et la Bête, qui

constitue un filon de ce mémoire, puisque nous en avons extrait les racines dans le chapitre

précédent. D‟autres, comme Pocahontas ou Le Roi Lion, reviendront aussi assez

fréquemment en raison de la qualité de la réflexion philosophique présente dans ces films.

Nous n‟avons pas la prétention d‟affirmer ici que nous ferons le tour de l‟œuvre de Disney,

par contre nous en tirerons de nombreux passages variés, intéressants et qui illustrent bien

la pensée platonicienne.

Nous aurons à citer régulièrement des extraits de films. Dans la majorité des cas,

nous présenterons ces extraits en anglais puisque l‟œuvre originale a d‟abord été produite

dans cette langue et qu‟en général nous tirons le maximum du sens des histoires à partir de

leur version originale. Dans bien des cas, de belles phrases anglophones réfléchies sont

221

Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1.

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transformées, dans la version française, en fioritures descriptives jolies, qui sont peu

significatives.

Par exemple, ce touchant passage de Beauty and the Beast : « Just a little change,

small to say the least, both a little scared, neither one prepared, Beauty and the Beast222

»

devient en français : « Et soudain se pose, sur leurs cœurs en fête, un papillon rose, un rien,

pas grand-chose, une fleur offerte223

». C‟est compréhensible. Il faut établir une corrélation

avec la mélodie déjà établie et le temps disponible pour créer des traductions ne peut pas

être aussi grand que celui disponible pour une version originale.

Il arrive cependant, par je ne sais quel miracle, que certaines traductions françaises

s‟avèrent être plus riches et plus belles encore que leur version originale. C‟est le cas de la

chanson Ô nuits d‟Arabie, présente dans le film Aladin.

Comme il s‟agit, au même titre que le reste, de phrases appartenant au corpus

disneyen, il serait fort dommage de se passer d‟aussi merveilleuses créations pour un souci

d‟uniformité ou de structure. C‟est magnifique et cela appartient à Disney.

Conséquemment, quelques citations seront en français.

Le rôle du beau dans l‟amour

Nous commençons avec un sujet qui semble au premier abord difficile à exposer.

Comment pourrions-nous penser que, chez Disney, l‟amour n‟est pas beau ? En voyant de

belles princesses, plusieurs princes magnifiques avec de grands chapeaux à plume et

montés sur un cheval blanc ?

S‟il est vrai que bien des princes sont forts beaux, certains amants, quant à eux, sont

aux prises avec une laideur terrifiante. Ces amants sont peut-être ceux qui sont les plus

propres à représenter Éros.

222

Gary TROUSDALE et Kirk WISE, Beauty and the Beast, Disney, 1991, scène 6. 223

Ibid., scène 6.

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Dans Le Bossu de Notre-Dame, Quasimodo est un digne représentant d‟Éros. Il est

vraiment laid : « Frolo gave the child a cruel name, a name that means half-formed :

Quasimodo224

». Son nom rappelle assez bien le mythe de l‟androgyne, dont Aristophane

nous fait part dans le Banquet. Quasimodo est en quelque sorte la moitié de lui-même et il

est en quête de son autre moitié. Il veut la liberté de voir le monde, pourtant sa laideur l‟en

empêche.

Il manque de beauté et aimerait en posséder pour pouvoir parcourir le monde.

Lorsqu‟il voit Esméralda, elle qui est admirée de tous, courtisée par tous pour sa beauté et

qui suscite les passions par ses gracieux mouvements de danse, il voit la beauté qu‟il n‟a

jamais eue et il la désire. Il tombe amoureux.

Dumbo est un des meilleurs exemples au niveau symbolique d‟une figure

susceptible de représenter Éros. Dumbo est livré par une cigogne à sa mère éléphant. Les

dames éléphant qui sont avec sa mère dans le fourgon s‟impatientent tant elles ont hâte de

voir le petit Jumbo junior (nom que sa mère souhaitait lui donner).

Quand elle ouvre le sac, toutes sont en pâmoison devant l‟adorable petit aux yeux

bleus. Toutefois, ses oreilles étant rétractées, lorsqu‟il les sort, les femmes, d‟abord

horrifiées, se mettent à se moquer de lui et finalement le rejettent. Ces éléphants sont, sous

un certain regard, des membres de la masse, des représentantes de l‟opinion.

Comme dans la caverne l‟on se moque de celui qui en redescend les yeux « gâtés »,

l‟on se moque de Dumbo, parce qu‟il est laid, puisqu‟il a de grandes oreilles. Ces oreilles

semblent au premier abord être pour lui une malédiction, sujet de moqueries qui causent

l‟emprisonnement de sa mère. Au surplus, elles le font trébucher sans cesse tant elles sont

longues.

Cependant, ce que chacun voit comme une monstruosité est en réalité une

bénédiction. Dumbo possède un don extraordinaire caché sous des apparences

disgracieuses. Ses oreilles sont en fait des ailes grâce auxquelles il peut voler.

224 Gary TROUSDALE et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, scène 2.

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Ainsi en va-t-il de l‟amant, à qui il pousse des ailes lorsqu‟il est amoureux. Éros

n‟est pas beau, par contre l‟amour lui donne des ailes. Dumbo n‟est pas beau, pourtant il a

une belle âme. Il est un silène et, comme il est cet Éros disgracieux, il peut aussi voler.

Dans La Belle et la Bête, avant de devenir une bête, le prince était un homme riche,

jeune et beau, cependant il n‟était pas bon et n‟avait pas d‟amour dans son cœur. C‟est en

refusant le gîte à une vieille mendiante (qui était en fait une fée cachée sous les allures

d‟une mendiante) qu‟il fut transformé en Bête :

The Prince tried to apologize, but it was too late, for she had seen that there was no love

in his heart. And as punishment, she transformed him into a hideous beast, and placed a

powerful spell on the castle, and all who lived there225

.

À ce moment, le prince n‟est pas Éros, car il possède le beau. Comme Diotime le dit dans le

Banquet, l‟amour n‟est pas beau, puisque s‟il l‟était, il ne désirerait pas le beau. Ainsi, La

Belle et la Bête est un très bon exemple. Le prince est beau, toutefois n‟est pas l‟amour, car

il ne désire pas le beau : il le possède déjà.

C‟est donc en perdant la beauté que la Bête devient progressivement une image

d‟Éros, parce que, comme il ne possède pas la beauté, il se met progressivement à désirer la

posséder. Il veut redevenir cet homme beau qu‟il était, posséder encore cette beauté qu‟il

avait, et éventuellement comme c‟est la condition, il se met à vouloir séduire une belle

jeune femme, pour pouvoir posséder à nouveau le beau :

If he could learn to love another, and earn her love in return by the time the last petal

fell, then the spell would be broken. If not, he would be doomed to remain a beast for all

time. As the years passed, he fell into despair, and lost all hope, for who could ever learn

to love a Beast ?226

Comme l‟amant présenté dans le Banquete227

, qui s‟attache à un beau garçon et se rend

progressivement jusqu‟au beau en soi, la Bête commence par chercher sa beauté déchue et

sa quête l‟amène beaucoup plus loin. Bien sûr, le prince redevient un beau garçon. Plus

important encore, il trouve aussi la beauté intérieure, à laquelle il attache plus de prix qu‟au

reste, puisqu‟il en connaît maintenant la valeur.

Cette beauté, il ne la cherchait pas quand il a commencé sa quête du beau. C‟est au

moment où la Belle le remercie de lui avoir sauvé la vie qu‟il réalise ce qu‟il vient de faire.

225

TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1. 226

Ibid., scène 1. 227

PLATON, Banquet, 211b-c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 145.

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On voit dans ses yeux que tout a changé et qu‟il a trouvé une beauté qu‟il n‟avait jamais

connue auparavant. Il s‟attache alors d‟autant plus fortement à celle qui l‟a amené vers cet

accomplissement, comme l‟amant s‟attache à l‟aimé chez Platon.

La Belle et la Bête est un classique de Disney qui n‟a pas d‟équivalent féminin. En

effet, nous n‟avons pas le film Le beau bonhomme et la laideronne. S‟il est vrai que

certaines des figures masculines principales dans les films de Disney sont laides à un

moment ou à un autre de l‟histoire, il ne peut pas en être ainsi de l‟héroïne du conte.

Certaines dames secondaires sont laides, il est vrai, par contre, ce n‟est le cas d‟aucune

femme principale.

Cela est sans doute dû au fait que les femmes sont généralement des images de

l‟aimé plutôt que de l‟amant. Éros aime le beau comme les princes de Disney aiment les

princesses. Ces princesses, d‟ailleurs, ne sont pas seulement belles. Elles sont aussi, dans la

majorité des cas, intelligentes, bonnes et vertueuses. Elles sont tout autant des images de la

beauté intérieure que de la beauté extérieure.

Notons cependant que cela est vrai dans les classiques mais l‟est moins dans les

films très récents tels que La Princesse et la Grenouille ou Rebelle, les courants féministes

ayant peut-être amené les studios Disney à représenter la femme d‟une façon différente de

celle dont ils avaient l‟habitude.

Donc, d‟un point de vue général, l‟homme prend plus souvent les traits d‟Éros, qui

aime le beau et les femmes sont des images de cette beauté qui est aimée. En voyant les

princesses, c‟est comme si le temps s‟arrêtait. Les princes sont frappés par leur beauté.

Après tout, n‟oublions pas que « […] seule la beauté a reçu pour lot le pouvoir d‟être ce qui

se manifeste avec le plus d‟éclat [= ἐκυανέστατον] et ce qui suscite le plus d‟amour228

».

Nous pouvons constater ce rôle des femmes dans de nombreux films. Prenons par

exemple celui de Cendrillon :

No doubt you saw the whole pretty picture in detail. The young prince bowing to the

assembly. Suddenly he stops. He looks up. For, lo, there she stands. The girl of his

dreams. Who she is or whence she came, he knows not, nor does he care for his heart

228

PLATON, Phèdre, 250d, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1266.

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tells him that here, here is the maid he is predestined to be his bride. A pretty plot for

fairy tales, Sire. But in real life... oh, no. No, it was foredoomed to failure229

.

La situation, pendant qu‟elle était décrite comme impossible, se produisait sous les yeux du

roi. Le coup de foudre provoqué par la beauté de Cendrillon n‟est toutefois pas un cas isolé.

Les voix de Blanche-Neige et d‟Aurore (La Belle au bois dormant) ont tout de suite

charmé leurs princes qui ont accouru et qui ont confessé leur amour le plus profond sans

minimalement savoir au préalable le nom de leur belle.

John Smith avait l‟arme à la main et était prêt à tuer quand il a vu Pocahontas, par

contre on voit dans son regard que bien des choses changent quand il aperçoit la jeune

Indienne. Il baisse son arme tout de suite et essaie d‟empêcher Pocahontas de s‟enfuir. Sa

dernière idée serait de l‟effrayer, alors que, quelques secondes plus tôt, sa première était de

lui tirer dessus avec son fusil.

Le philosophe ressemble sans doute beaucoup à cette petite luciole, du nom de Ray,

qui était amoureux d‟une étoile qu‟il appelait Évangéline. Il l‟aimait parce que c‟était, selon

ses dires, la plus brillante de toutes les lucioles. Il se faisait dire par tous que la

concrétisation de son amour était impossible, toutefois en mourant, il a pu aller briller aux

côtés d‟Évangéline dans le ciel.

Les princesses sont souvent vantées comme étant les plus belles et les plus

vertueuses. Au début du film Cendrillon, on dit combien elle est merveilleuse. Dans la

première chanson de La Belle et la Bête, on reproche à Belle son étrangeté, cependant on ne

nie pas le fait qu‟elle soit d‟une beauté incomparable.

Le premier don que reçoit Aurore, la Belle au bois dormant, est la beauté. Le

deuxième est une belle voix pour chanter. Après que Blanche-Neige ait mangé la pomme et

soit morte, voici ce qu‟écrit Disney au petit écran au sujet de la princesse : « So beautiful,

even in death, that the dwarfs could not find it in their hearts to bury her230

».

Tel que nous l‟avons déjà mentionné ci-haut, non seulement les princesses sont des

modèles de beauté extérieure, mais elles sont aussi très souvent des personnes qui

possèdent de grandes vertus, et qui, conséquemment, sont très belles à l‟intérieur.

229 Clyde GERONIMI et al., Cinderella, Disney, 1950, scène 18. 230

David HAND et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, scène 16.

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La chanson Un matin de mai fleuri, tirée du film Alice au Pays des Merveilles, fait

la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure. Cette chanson est chantée par

toutes les fleurs, ainsi que par la petite Alice, qui est prise pour une fleur par ces dernières

au début de leur rencontre.

La majorité des fleurs qui chantent cette chanson ont des voix et des visages de

femmes, à l‟exception de quelques fleurs rondes qui ont un rôle de basses pour la chanson.

En considérant ces voix et ces visages, en incluant Alice dans la chanson et lorsque la rose

dit à celle-ci que cette chanson parle de toutes les fleurs, nous pouvons facilement voir un

lien entre la fleur et la femme.

Cette relation entre femme et fleur ne serait d‟ailleurs pas une innovation

disneyenne. Nous constatons par exemple que la fleur dans Le petit prince d‟Antoine de

Saint-Exupéry est une image de la femme également. De nombreux passages le suggèrent,

dont celui-ci :

Elle s‟habillait lentement, elle ajustait un à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute

fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que dans le plein rayonnement

de sa beauté. Eh oui ! Elle était très coquette. Sa toilette mystérieuse avait donc duré des

jours et des jours.

Cette partie de la chanson est par suite très intéressante lorsque nous l‟abordons sous cet

angle, puisque Alice chante : « Nos pensées sont quelques fois très profondes, il est bon

d‟entendre nos avis, car nous sommes la beauté du monde231

».

Pour Disney, le beau a donc une teneur philosophique. Nous devons écouter la

beauté du monde, car elle nous révèle quelque chose de très profond. Cette idée est très près

de la pensée des Grecs de l‟Antiquité. Rappelons-nous le cas de Phryné, qui, risquant la

peine de mort, a été acquittée en raison de sa beauté.

Aussi, bien que ce ne soit pas un absolu, il faut admettre que les méchants de

Disney sont en moyenne bien plus laids physiquement que les gentils. Il y a quelque chose

de naturel dans cette perspective.

Nous avons tendance en tant qu‟êtres humains à considérer que les personnes belles

sont plus fiables, plus intelligentes, possèdent davantage de qualités. Si ce n‟était pas le cas,

231

Clyde GERONIMI et al., Alice in Wonderland, Disney, 1951, scène 3.

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nous ne ferions pas, par exemple, l‟effort d‟avoir une belle apparence en entrevue

d‟embauche. Nous croyons peut-être naturellement à une sorte d‟harmonie, comme si

l‟extérieur devait être un reflet fidèle de l‟intérieur.

Si la civilisation grecque à l‟époque de Platon voit la beauté comme sacrée,

n‟oublions pas l‟importance qu‟elle revêt également pour ce philosophe. La beauté, c‟est le

chemin vers le lieu des Idées, c‟est la porte d‟entrée vers la philosophie.

Un homme commence par aimer un beau corps. Il aime ensuite les beaux corps, en

passant par les belles âmes jusqu‟à ce qu‟il atteigne le beau en soi. À ce moment, il a vu ce

qu‟ont contemplé les dieux et il a atteint les Idées. Conséquemment, Alice amène la beauté

dans une dimension philosophique qui est propre à la pensée platonicienne.

Pourquoi, cependant, nous intéressons-nous au fait de savoir si l‟on peut établir une

relation entre les femmes et les fleurs ? Chez Platon, ainsi qu‟à l‟époque à laquelle il a

vécu, l‟objet d‟amour est l‟homme. Toutefois, autant chez Disney qu‟à notre époque,

l‟objet d‟amour est généralement la femme.

Il s‟agit, bien sûr, dans ce cas-ci d‟une différence, or si nous prenons cette

différence en considération, nous voyons une similitude grâce à cette chanson d‟Alice au

Pays des Merveilles : l‟objet d‟amour est la beauté et la beauté, si on l‟écoute, amène vers

des pensées profondes (vers la philosophie).

Dans la première section de ce travail, Platon nous dit que l‟amour du beau est en

fait « l‟amour de la procréation et de l‟accouchement dans de belles conditions232

».

Pouvons-nous voir dans les films de Disney cette actualisation de la pensée platonicienne ?

Évidemment que non ! Ce sont des films pour enfants.

Comme Disney offre des produits essentiellement visuels, il est facile de

comprendre pourquoi il ne peut pas représenter cette pensée platonicienne, du moins au

moment présent. La procréation et l‟accouchement physiques étant trop privés et la

procréation et l‟accouchement spirituel étant invisibles, cela rend complexe la transmission

de cette réflexion sur le grand écran.Par la même occasion, cela complique aussi notre

travail de recherche autour de ce thème.

232

Ibid., 206e, p. 141.

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Bien qu‟il ne soit pas vraiment possible pour Disney de présenter la maïeutique en

tant qu‟acte, nous pouvons tout de même observer dans les films la conséquence de cet

acte. L‟effet de la procréation, c‟est l‟enfant. Nous pouvons donc voir la théorie

platonicienne concernant l‟accouchement et la procréation grâce aux moments où Disney

aborde le sujet de l‟enfant.

La chanson la plus représentative de la maïeutique est de loin L‟histoire de la vie,

présente au tout début du film Le Roi Lion. En effet, dans cette chanson, on fait un lien

entre l‟enfant, la procréation (d‟une manière subtile et délicate, toutefois c‟est déjà étonnant

avec Disney) et l‟immortalité.

Nous avons d‟ailleurs vu dans la première section que Platon affirme que le désir

d‟enfanter est causé par un désir d‟immortalité. Nous nous reproduisons pour rester

immortels selon le corps. Nous transmettons nos pensées pour rester immortels selon l‟âme.

Ce passage concerne la procréation physique, mais a aussi une dimension spirituelle en

raison de la bénédiction de l‟enfant : « C‟est l‟histoire de la vie, du cycle éternel, qu‟un

enfant béni rend immortel233

».

Une des plus belles phrases de Disney en ce qui concerne la philosophie de l‟amour

est certainement celle que nous avons placée en exergue de ce chapitre. C‟est un

magnifique exemple de procréation selon l‟âme.

Cette procréation prend en considération d‟une façon très délicate la nécessité de

procréer selon le corps par le biais d‟une relation amoureuse, en la décrivant comme une

chaîne d‟amour : « Tu auras tant de choses à voir pour franchir la frontière du savoir,

recueillir l‟héritage, qui vient du fond des âges dans l‟harmonie d‟une chaîne d‟amour234

».

Il existe quelques passages de couples parlant d‟enfants qu‟ils n‟ont pas encore. Par

exemple, dans Rox et Rouky, Rox le renard rencontre la belle Vicky. Quand ils sont bien

amoureux, ils font une balade en forêt. C‟est alors qu‟ils se font barrer le chemin par des

oisillons qui suivent leur mère à la file indienne. Vicky les compte et dit : « Oh I think six

233

Roger ALLERS et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, scène 1. 234

Ibid., scène 1.

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would be just right235

», et le petit Rox, très naïf, la regarde en lui demandant à plusieurs

reprises : « Six ? Six what ?236

».

La renarde joue ici le rôle de l‟inspirée. Elle rit sans répondre. C‟est elle qui sait que

l‟amour donne des enfants, et qu‟il rend immortel. Rox est l‟amant, il arrive dépourvu et

ignorant à un endroit qu‟il ne connaît pas (il vient d‟être laissé en forêt, alors qu‟il était un

renard domestique) et il aime sans savoir ce que son amour apportera de bien, comme celui

qui aime le beau garçon ne se doute pas de tout ce qu‟il verra de splendeurs dans le lieu des

Idées.

Une autre séquence de film intéressante concernant l‟enfantement est présente dans

Robin des Bois. Robin vient de demander Lady Marianne en mariage. Ils se retrouvent dans

une bataille périlleuse où ils risquent de mourir à tout instant et pendant que Robin combat

à l‟épée, il lance à Marianne : « We‟ll have six children237

». Ne semblant même pas voir le

danger auquel fait face son bien-aimé, elle lui répond avec un enthousiasme débordant :

« Six ? Oh ! A dozen at least !238

».

Si nous faisons une brève interprétation de la situation, c‟est comme si la

perspective de l‟enfantement enlevait en eux la peur de la mort. Ils tiennent l‟immortalité

grâce à l‟amour et à l‟enfantement et ils ont un intense désir d‟immortalité, que l‟on peut

voir par le fait que la dame, non contente de la perspective que lui propose son amant, soit

d‟avoir six enfants, en veut au moins une douzaine !

L‟amour de la beauté est « l‟amour de la procréation et de l‟accouchement dans de

belles conditions239

». L‟accouchement est-il donc fonction de quantité ? L‟engouement de

la jeune Lady Marianne qui veut au moins une douzaine d‟enfants est-il le signe d‟un plus

grand amour du beau ? Si elle souhaite accoucher plus du beau, est-ce parce qu‟elle l‟aime

davantage ?

Si c‟est du moins l‟impression que la réponse qu‟elle fait à Robin nous laisse, la

question se pose. Sommes-nous plus immortels avec douze enfants qu‟avec un, avec un bon

235

Ted BERMAN et al., The Fox and the Hound, Disney, 1981, scène 17. 236

Ibid., scène 17. 237

Wolfgang REITHERMAN, Robin Hood, Disney, 1973, scène 9. 238

Ibid., scène 9. 239

PLATON, Banquet, 206e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 141.

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enfant qu‟avec douze mauvais, avec un bon enfant qu‟avec un mauvais. Les dialogues de

Platon sont mémorables pour leur qualité, mais peut-être aussi pour la quantité d‟œuvres de

qualité.

Le principal sujet du film Bambi est peut-être l‟enfantement, parce que la chanson

thème, qui est jouée autant au début qu‟à la fin du film en est une à ce sujet. Ce film traite

aussi de l‟amour et du beau et ces trois thèmes circonscrivent assez bien tout le contenu de

Bambi.

Au début du film, après la chanson, on voit les animaux de la forêt aller visiter le

petit prince (Bambi) qui vient de naître. Il est auprès de sa mère. À la fin du film, on voit la

conjointe de Bambi qui prend soin de deux bébés faons, les enfants de celui qui naissait au

tout début de l‟histoire. Le hibou dit : « Well, I don‟t believe I‟ve ever seen a more likely

looking pair of fawns. Prince Bambi ought to be mighty proud240

». Signalons au passage

que la citation dit clairement que la fierté de Bambi doit être celle d‟avoir eu des enfants

aussi « likely looking », c‟est-à-dire d‟avoir enfanté dans le beau.

Tout de suite après cette phrase du hibou, la chanson thème se répète : « Love is a

song that never ends one simple theme repeating like the voice of a heavenly choir. Love‟s

sweet music flows on241

».

Cette chanson parle de l‟amour qui s‟immortalise dans l‟enfantement. Toutefois,

elle aborde aussi cette éternité dans la beauté, car la comparaison qui est faite entre l‟amour

qui se répète comme la voix d‟une chorale du paradis sous-entend que cet amour se

reproduit dans le beau. Après tout, la voix d‟une chorale du paradis, c‟est non seulement

censé être beau, mais le beau en est assurément la caractéristique essentielle.

Peut-on procréer sans désirer le beau ? Nous pouvons faire de beaux enfants

physiquement sans qu‟ils aient été le fruit d‟une véritable réminiscence, néanmoins au

niveau de la philosophie, peut-il en être ainsi ? Peut-on mettre de beaux enfants spirituels

au monde sans connaître la beauté, sinon accidentellement, par de mauvaises copies ? C‟est

peu probable, mais pourquoi ?

240

David HAND, Bambi, Disney, 1942, scène 6. 241

Ibid., scène 6.

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Peut-être en raison de l‟éclat du beau. La sagesse, moins visible, nécessite sans

doute plus d‟efforts et c‟est peut-être la raison qui fait que les enfants spirituels ont plus de

valeur que les enfants physiques. N‟oublions cependant pas la part de spirituel que nous

devons léguer en éduquant les enfants physiques.

Comme Diotime le dit : « tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans

leur âme242

». Pourtant, cette phrase sous-entend par la même occasion que le prisonnier de

la caverne porte aussi l‟enfant d‟une beauté spirituelle, beauté dont il ne se rappelle par

ailleurs pas l‟existence, ce qui enlève l‟apparente évidence de négation à la question de

savoir s‟il est possible de mettre au monde de beaux enfants spirituels sans connaître le

beau.

Rappelons-nous cependant ce que Platon considère être le beau pour savoir si cette

perception de la beauté correspond également à l‟idéal de la beauté que nous transmet

Disney :

Tu vois sans doute en moi une beauté inimaginable et bien différente de la grâce que

revêt ton aspect physique. Si donc, l‟ayant aperçue, tu entreprends de la partager avec

moi et d‟échanger beauté contre beauté, le profit que tu comptes faire à mes dépens n‟est

pas mince ; à la place de l‟apparence de la beauté, c‟est la beauté véritable que tu

entreprends d‟acquérir, et, en réalité, tu as dans l‟idée de troquer de l‟or contre du

cuivre243

.

Ces mots que Socrate dit à Alcibiade nous amènent à croire que, même les hommes ne

possédant aucune beauté physique, qui ne serait en fait qu‟apparence de beauté, peuvent

posséder un autre type de beauté, qui serait finalement la beauté véritable.

Disney se conforme très bien à la perception platonicienne de ce qu‟est le beau, à

témoin ce passage, toujours tiré du début de La Belle et la Bête :

Repulsed by her haggard appearance, the Prince sneered at the gift, and turned the old

woman away. But she warned him not to be deceived by appearances, for Beauty is

found within. And when he dismissed her again, the old woman‟s ugliness melted away

to reveal a beautiful Enchantress244

.

Il existe effectivement le même rapport de la beauté et de l‟apparence chez Disney que chez

Platon. L‟on retrouve le silène platonicien partout, particulièrement dans La Belle et la

Bête. On comprend bien pourquoi, puisqu‟il s‟agit d‟un film traitant de ce sujet.

242

Ibid., 206c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 140. 243

PLATON, Banquet, 218e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 153. 244

TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1.

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L‟enchanteresse qui a jeté un sort à la Bête est un exemple de silène. Derrière ses

allures de vieille dame pauvre, mais bonne, elle cache une beauté et un pouvoir

insoupçonnés. La Bête joue aussi le rôle du silène, puisqu‟elle cache une beauté sous son

allure de brute, autant au niveau physique qu‟au niveau mental.

Après son premier repas au château, Belle se promène dans l‟aile ouest, l‟endroit du

château qui lui est interdit. En marchant dans cet endroit délabré, son attention se porte sur

le portrait griffé d‟un bel homme. Elle touche la photo en essayant de replacer les traces de

griffes pour voir plus distinctement.

Son regard semble dire que l‟homme ne lui est pas inconnu, par contre elle n‟arrive

pas à faire un lien clair. Elle est alors distraite par la lumière de la rose et se dirige vers

cette fleur enchantée pour la contempler.

Ce portrait qu‟elle a vu, c‟est celui de la Bête, qu‟elle n‟apprécie pas encore. Elle est

passée très près de voir la beauté cachée derrière ce monstre. D‟une certaine façon, cette

image nous montre que ce qui cache la beauté de la Bête est sa souffrance (nous pouvons le

déduire visuellement par ces marques de griffes sur le visage du bel homme) et que derrière

l‟apparence du monstre se cache un beau prince. Pour jouer l‟avocat du diable, n‟oublions

pas que le vilain Scar dans le film Le Roi Lion n‟est pas un converti au bien, même si son

nom est Scar et que Scar signifie cicatrice, ce qui sous-entend une douleur visuellement

semblable à celle du prince sur le portrait.

La chanson Something there parle de la révélation progressive de la beauté chez

Belle. Bien qu‟il ne s‟agisse pas du même parcours de découverte du beau, il y a quand

même, à l‟instar de Platon, une révélation par étape de la beauté qui se vit en cette jeune

femme.

Belle apprend à voir la beauté là où les gens de la masse ne la voient pas : dans une

bête. Non seulement ils ne la voient pas, mais ils veulent tuer la Bête. Ils veulent éliminer la

beauté qu‟ils ne voient pas en raison de leur aveuglement spirituel.

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Dans Something there, Belle parle de cette beauté qu‟elle ne voyait pas et qu‟elle

commence à voir : « He was mean and he was coarse and unrefined and now he‟s dear and

so unsure. I wonder why I didn‟t see it there before245

».

En même temps, toutefois, on voit qu‟elle n‟est pas à la fin de son parcours de

découverte de la beauté, car elle ne voit pas encore le prince caché derrière la Bête : « true

that he‟s no prince charming, but there‟s something in him that I simply didn‟t see246

». Ce

qui ajoute à l‟ironie de cette scène, c‟est que lorsque l‟on entend la voix de la belle qui dit

de la Bête qu‟il n‟est pas un prince charmant, on voit la demoiselle avoir un petit rire.

On peut facilement comparer la Bête à Socrate, parce qu‟il est une image d‟Éros,

comme nous l‟avons dit précédemment. Dans cette course vers le beau, ou plutôt la belle, il

y a cependant un autre amant potentiel. Il s‟agit de Gaston. Gaston désire la belle pour les

mauvaises raisons.

Il aime son enveloppe corporelle, néanmoins il n‟a aucun respect du beau. Il veut

marier Belle seulement parce que c‟est la plus jolie et il est prêt à tout pour y arriver. Il ne

suit que ses passions. S‟il faut attenter à la beauté en lui enlevant son père, il le fera. Elle

sera sienne, qu‟elle accepte ou non.

Il veut son corps et ne voit rien d‟autre en cette fille, puisqu‟il ne prend rien d‟autre

en considération dans sa décision. Il n‟a pas parcouru le chemin qui lui permet de voir la

beauté intérieure. Il est une image de l‟Éros Vulgaire247

, décrit par Pausanias dans le

Banquet.

La Bête est une image de l‟Éros Céleste. Il en vient au point où il aime la belle plus

qu‟il ne s‟aime lui-même et est prêt à la laisser partir. La Bête sait pourtant que le départ de

sa bien-aimée empêcherait le charme d‟être rompu et qu‟il allait mourir d‟amour.

La Bête devient une image de l‟Éros Céleste au moment où il sauve la belle au péril

de sa vie. On voit alors que cet individu ne désire pas le beau pour assouvir ses simples

passions, pour faire ce qu‟il souhaiterait qu‟il advienne, mais qu‟il aime le beau pour lui-

même et qu‟il le respecte plus qu‟il ne tient à sa vie.

245

Ibid., scène 5. 246

Ibid., scène 5. 247

PLATON, Banquet, 180c-185c, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 113-118.

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De surcroît, Gaston face à la Bête est comme Alcibiade face à Socrate. Gaston est,

tout comme Alcibiade, un homme physiquement très beau dont la laideur d‟âme ne peut

pas être dissimulée. La Bête, quant à lui, est un silène, d‟une allure disgracieuse, il recèle

les plus beaux joyaux à l‟intérieur.

En même temps, cette catégorisation est un peu brouillée par la personne qu‟était la

Bête avant son enchantement. Ce prince était l‟Éros Vulgaire et au début de l‟histoire, on

n‟aurait pas pu faire de différence entre lui et Gaston. Gaston avait-il un bon fond caché ?

Comment le prince a-t-il pu se repentir en étant déjà si corrompu ? Peut-on faire

d‟Alcibiade un Socrate ? Alcibiade avait du potentiel, sinon Socrate ne l‟aurait pas

approché. Qu‟est-ce qui fait la différence au final entre un Alcibiade et un Socrate, entre le

prince avant son enchantement et Gaston ?

Si le rapport entre le beau et le laid, entre l‟apparence et la vérité est des plus

évidents dans un film comme La Belle et la Bête, plusieurs autres films de Disney abordent

cette thématique d‟une façon ou d‟une autre. Prenons deux exemples.

Dans le film Mulan, la jeune femme du même nom ne trouve pas son chemin dans

la voie traditionnellement réservée aux femmes. Juste après qu‟elle eut déshonoré sa

famille en échouant l‟évaluation toute féminine où elle devait être habillée d‟une grande

robe, maquillée, bien parée et délicate comme une femme, on la voit encore vêtue de la

sorte se promenant en chantant la chanson Reflexion. En passant devant des miroirs, elle

demande en se regardant : « When will my reflexion show who I am inside ? 248

».

Peu de temps après, comme elle est enfant unique et que l‟on doit envoyer un

homme par famille à la guerre, son père est désigné. Cependant, son père n‟a pas la santé

pour y aller et Mulan sait qu‟il mourra s‟il part. Elle se déguise donc en homme pour aller à

la guerre à la place de son père, en se faisant passer pour son fils.

Curieusement, c‟est sous les apparences de ce qu‟elle n‟est pas qu‟elle montrera au

monde ce qu‟elle est vraiment, car lorsqu‟elle montre ce qu‟elle est en apparence, on ne

voit d‟elle que ce qu‟elle n‟est pas et lorsqu‟elle cache ce qu‟elle est, on lui donne une

248

Tony BANCROFT et Barry COOK, Mulan, Disney, 1998, scène 4.

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chance d‟être elle-même, en raison d‟une méprise. Mulan n‟est donc pas à l‟intérieur ce

qu‟elle semble être à l‟extérieur, tout comme Socrate ou Alcibiade.

En même temps, Mulan n‟est pas un homme. C‟est bien une femme. Au début, elle

se fait détester de tous les hommes, tant c‟est le pire soldat qu‟ils n‟ont jamais vu. Elle n‟a

pas la force physique ni ce qui fait d‟un homme un homme, cependant elle essaie quand

même d‟imiter l‟homme, ce qui l‟amène à se faire renvoyer du camp tellement elle est

incompétente.

Devant son échec cuisant à être un homme aussi bien qu‟à être une femme

traditionnelle, elle doit trouver une solution. Le directeur du camp avait lancé une épreuve

aux soldats. Cette dernière consistait à aller chercher une flèche au sommet d‟un poteau en

emportant deux poids. Aucun n‟avait réussi. Mulan use de stratégie au lieu d‟employer la

force physique et elle monte au sommet en utilisant les poids comme outil.

Ainsi, Mulan est une femme qui se cache sous les apparences d‟un homme, en étant

aussi bien une femme incompétente qu‟un homme incompétent. Cependant, lorsqu‟elle ne

prend plus en considération l‟apparence qu‟elle revêt, elle montre au monde le trésor

qu‟elle cachait derrière des allures d‟impotence en ne faisant rien de moins que de sauver la

Chine, l‟amenant à sortir victorieuse d‟une guerre qui semblait perdue d‟avance.

Dans Le Bossu de Notre-Dame, un fou du roi raconte ce qu‟il dit être une histoire à

propos d‟un homme et d‟un monstre. Dans cette histoire, « Judge Claude Frollo longed to

purged the world of vice and sins and he saw corruption everywhere except within249

». Ce

juge pourchasse des gitans.

Une des gitanes s‟enfuit avec son bébé et, en voulant empêcher Frollo de le prendre,

elle se heurte la tête au parquet de la cathédrale Notre-Dame de Paris et meurt. Frollo, en

voyant le bébé encore vivant, le trouve si laid qu‟il veut l‟envoyer dans un puits.

Juste au moment où il allait commettre son méfait, le bon curé de la paroisse arrive

et lui fait comprendre qu‟il met son âme en péril en faisant cela, ce qui effraie le méchant

homme. Il dit à Frollo de garder l‟enfant et de l‟élever comme s‟il était le sien, or cet

individu cruel l‟enferme dans le clocher de l‟église, d‟où il ne peut pas sortir.

249

Gary TROUSDALE et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, scène 1.

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Après cette présentation, le fou du roi dit que les cloches de Notre-Dame chantent

cette question : « Who is the monster and who is the man ?250

». À la toute fin du film, le

fou pose encore cette question, mais d‟une autre façon, ce qui démontre que c‟est un

questionnement central dans l‟histoire : « What makes a monster and what makes a

man ?251

». Qu‟est-ce que la beauté ? Qu‟est-ce qui fait qu‟un homme est beau, qu‟il est un

homme et non pas un monstre ? Est-ce l‟apparence ou ce que l‟on ne voit pas ?

Chez Platon, l‟amour nous permet d‟accéder aux Idées, auxquelles les dieux,

sphères dans le ciel, ont un accès constant. Bien que le postulat de l‟immortalité de l‟âme

dans la pensée platonicienne ne soit pas admis unanimement par la communauté

intellectuelle, nous avons cependant déjà vu les Idées dans le monde de l‟Hadès. La

connaissance n‟est donc qu‟une remémoration, une réminiscence.

Dans le film Aladin, la princesse Jasmine tombe amoureuse d‟un mendiant, Aladin,

en s‟évadant du palais royal. Japhar, le vizir, lui dit ensuite qu‟Aladin est mort, qu‟il a été

exécuté pour avoir enlevé la princesse, crime dont il n‟est pas responsable, puisque Jasmine

était partie d‟elle-même en fuguant.

Quand la princesse est courtisée par les princes, elle les renvoie cavalièrement. Cela

ne change pas lorsqu‟elle rencontre le prince Ali, qui est en fait Aladin, caché sous les

allures d‟un prince.

Cependant, le prince Ali tend la main à Jasmine pour l‟inviter à faire un tour de

tapis volant. En faisant ce geste, il lui demande : « Do you trust me ?252

». Elle se souvient

alors qu‟Aladin lui a posé la même question de la même façon, alors qu‟ils essayaient de

s‟enfuir des gardiens qui les poursuivaient pour avoir volé.

C‟est l‟instant de la réminiscence. Elle le croyait mort, ce qui nous amène ailleurs,

comme s‟il sortait tout droit d‟un autre monde, tout comme les Idées nous reviennent du

monde de l‟Hadès.

Puisqu‟elle le reconnaît maintenant (comme le philosophe apprend à reconnaître le

beau de façon progressive), elle peut par conséquent accepter de recevoir ses ailes (de voler

250

Ibid., scène 2. 251

Ibid., scène 28. 252

Ron CLEMENTS et John MUSKER, Aladdin, Disney, 1992, scène 4.

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sur le tapis volant d‟Aladin) avec son amour en allant dans un nouveau monde avec lui. Ils

volent alors dans le ciel étoilé.

Les étoiles, les sphères dans l‟univers, chez les anciens grecs sont les Dieux : « Les

mouvements qui sont apparentés à ce qu‟il y a de divin en nous, ce sont les pensées et les

révolutions de l‟univers253

». C‟est un peu comme s‟ils contemplaient amoureusement les

Idées en compagnie des dieux. Aladin lui ouvre les yeux, comme le prisonnier de la

caverne voit progressivement en sortant de la caverne :

I will open your eyes, take you wonder by wonder […] A new fantastic point of view.

Indescribable feeling, soaring, tumbling and waving through an endless time and sky

[…] I‟m like a shooting star, I‟ve came so far. I can‟t come back to where I used to be.

Everytime a surprise. Let me share this whole new world with you. A wondrous place

for you and me254

.

Dans ce passage d‟Aladin toutefois, il s‟agit d‟un tout nouveau monde (d‟où le titre de la

chanson : A whole new world), donc, bien que la scène comporte plusieurs éléments qui se

rapprochent de la théorie de la réminiscence et qu‟il y a une réminiscence de la part de

Jasmine à propos d‟Aladin, le monde dans lequel ils se retrouvent n‟est pas lui-même un

sujet de réminiscence.

La réminiscence est beaucoup plus évidente dans La Belle au bois dormant. Dans la

chanson Once upon a dream, Aurore se souvient d‟un rêve qu‟elle a fait dans lequel elle

rencontrait l‟homme qu‟elle aime.

En chantant cela, le prince Philippe, qui passait par là, entend la magnifique voix de

la jeune femme et est séduit. Il cherche d‟où provient la voix et se met à chanter et danser

avec Aurore sans qu‟elle ne s‟en aperçoive.

Quand la jeune fille le voit, elle prend peur et lui dit qu‟elle ne peut pas approcher

des inconnus. Le prince, vif d‟esprit, lui répond qu‟ils ne sont pas des inconnus, car ils se

sont déjà vus au beau milieu d‟un rêve et il se met à chanter ce que chantait la femme avant

qu‟elle ne le voie :

I know you, I walked with you once upon a dream. I know you, the gleam in your eyes is

so familiar a gleam and I know it‟s true that visions are seldom all they seem. What if I

253

PLATON, Timée, 90c-d, trad. Luc BRISSON, dans PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc

BRISSON, Paris, Flammarion, 2008, p. 2048.

254

Ibid., scène 4.

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know you, I know what you‟ll do, you loved me at once, the way you did once upon a

dream255

.

Évidemment, il s‟agit là de reconnaître dans la réalité ce qui a été vu dans un rêve, par

contre cela respecte bien la théorie de la réminiscence. Aurore est amenée à reconnaître

dans le monde d‟ici-bas, ce qu‟elle a vu dans un autre contexte (celui du sommeil, dans ce

cas-ci).

L‟un des plus beaux exemples de réminiscence se trouve dans le film Anastasia. La

jeune femme pauvre et amnésique, entrant dans l‟ancien palais des Romanov, a comme un

fugitif souvenir de quelque chose. Elle décrit cela comme « things I almost remember256

».

Dans la chanson Once upon a december, elle danse en haillon dans le palais qui

était le sien, comme elle est une princesse amnésique et qu‟elle l‟ignore. Elle se souvient de

danses, de chants, qui ont eu lieu « Far away, long ago, glowing dim as an ember, things

my heart used to know once upon a december257

».

Nous nous rappelons que les contes de fées prennent place il y a longtemps et dans

un pays lointain. Les Idées, de plus, ne sont pas dans le monde. Elles viennent d‟un monde

que l‟on a connu, mais que l‟on ne sait plus trop bien reconnaître ici à travers ses pâles

imitations.

Ainsi, Annia (Anastasia) est dans une sorte de vague copie, d‟image de ce qu‟elle

connaissait. C‟est bien le même château, cependant il n‟est pas entretenu. Il a perdu tout le

lustre et la vie d‟antan. Annia commence le processus de réminiscence. Elle reconnaît

quelque chose dans le palais inhabité depuis des années, toutefois c‟est encore très vague.

Elle est comme Pénia, pauvre et dépouillée. Elle conserve malgré tout le souvenir

d‟un Poros qui lui appartient aussi, qui est son passé. Elle n‟a, comme le philosophe, qu‟à

s‟en ressouvenir et elle retrouvera cette richesse égarée.

255

Clyde GERONIMI, Sleeping Beauty, Disney, 1959, scène 3. 256

Don BLUTH et Gary GOLDMAN, Anastasia, Disney, 1997, scène 2. 257

Ibid., scène 2.

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ἔρως comme intermédiaire

N‟oublions pas que pour Platon, si Éros n‟est pas forcément beau, cela ne signifie

pas pour autant qu‟il soit laid. Il joue en fait un rôle d‟intermédiaire entre le beau et le laid.

Pensons par exemple à Socrate, qui est peut-être physiquement laid, mais qui est si beau à

l‟intérieur que l‟on ne peut pas vraiment dire de lui qu‟il est laid.

Chez Disney, les princes jouent dans leur ensemble ce rôle d‟intermédiaire entre le

beau et le laid, de sorte qu‟il n‟y a pour eux pas de règles. Quelques-uns sont beaux et

d‟autres sont difformes et monstrueux. Cependant, ils doivent tous posséder une sorte de

beauté intérieure, même si dans le cas de plusieurs, elle ne se découvre que grâce à une

certaine forme d‟apprentissage.

Si les princes ont les deux options, celle d‟être beaux, laids ou bien souvent un peu

des deux, les princesses sont toujours belles. Bien que ce ne soit pas une situation inflexible

dans toute l‟histoire de Disney, les princes jouent plus souvent le rôle d‟intermédiaire.

Les princes occupent régulièrement aussi le rôle d‟intermédiaire entre le bon et le

mauvais. On peut au surplus voir des équivalents féminins de rôle d‟intermédiaire, toutefois

c‟est surtout le cas dans les films très récents.

Prenons pour exemple le film La Princesse et la Grenouille, qui est sorti en 2006.

Dans cette histoire, un prince nonchalant qui prend la vie à la légère et n‟est pas

responsable se retrouve face à une jeune femme pauvre qui ne fait que travailler pour tenter

de réaliser son rêve d‟avoir un restaurant.

Dans ce cas-ci, chacun des deux personnages a un rôle d‟intermédiaire. En effet, ils

ont tous deux leurs vices, qui sont à des opposés l‟un de l‟autre. En même temps, il y a dans

chacun d‟eux un bon fond. Ils ont quelque chose à apprendre, par contre ce ne sont pas des

personnes mauvaises fondamentalement.

Dans les plus vieux classiques, il aurait cependant été impensable que la femme qui

joue le rôle principal ne soit pas pleinement vertueuse. En général, pour ce qui est des plus

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vieux films, l‟homme est bon aussi, cependant il est souvent en arrière-fond. Il prend très

peu de place dans l‟histoire.

Pour appuyer nos dires, prenons pour exemple Blanche-Neige et les sept nains,

Cendrillon ou bien La Belle au bois dormant. Dans ce dernier film, toutefois, le prince

Philippe prend une place notable dans l‟histoire, peut-être plus de place encore que la

princesse Aurore, qui, douce et gentille, subit sa vie docilement quitte à pleurer lorsqu‟elle

suit gentiment les fées vers une aventure dont elle ne veut pas.

Dans les histoires de la fin des années 80 et du début des années 90, la femme a

souvent du caractère, néanmoins elle est généralement vertueuse. Pensons à la petite sirène

qui défie son père en s‟intéressant au monde des hommes, mais qui est prête à risquer toute

la liberté de sa vie pour l‟homme qu‟elle aime.

Belle, dans La Belle et la Bête, est aussi un très bon exemple d‟une vertu avec un

caractère bien trempé. Elle chasse Gaston du revers de la main avec bien peu de douceur.

Elle va dans l‟aile ouest par pure curiosité, malgré l‟interdiction qui lui est faite d‟y aller.

La curiosité est peut-être un vilain défaut, or il s‟agit tout de même d‟un des défauts

les plus excusables qu‟une personne puisse posséder. Si l‟on demande à un homme s‟il

souhaite passer sa vie avec une femme curieuse ou hypocrite, curieuse ou irrespectueuse,

curieuse ou violente, il est fort à parier qu‟il choisira la femme curieuse.

Belle est tout de même un admirable modèle de vertu et on le voit particulièrement

dans sa relation avec son père. Dès qu‟elle voit le cheval revenir sans ce dernier, elle part à

sa recherche. Elle se donne en offrande à un monstre effrayant pour éviter une fin de vie

pénible à son père et elle dédaigne un château rempli des plus grandes richesses pour aller

lui porter assistance dès qu‟elle voit qu‟il est malade.

On ne peut se rappeler de Belle que comme un exemple de vertu, bien qu‟elle ait

quelques traits de caractère qui la rendent intermédiaire. À force d‟humaniser le

tempérament des femmes, en les rendant moins douces, bonnes et vertueuses, Disney a

peut-être poussé un peu la note en 2012 en sortant le film Rebelle.

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La princesse Mérida a tant de tempérament qu‟il en est difficile de la trouver

sympathique. Elle se situe à la limite de pouvoir encore jouer un personnage bon et il faut

prendre son inconscience en considération pour excuser ses vices.

La grande majorité des contes de Disney mélangent la richesse et la pauvreté. Soit

un des deux personnages principaux est riche et l‟autre pauvre, soit le ou les mêmes

personnages empruntent à un moment un visage pauvre et à l‟autre un visage riche.

Si nous devions élire l‟histoire qui ressemble le plus à celle de Poros et Pénia chez

Platon, nous choisirions sans doute celle d‟Hercule. Hercule, un dieu beau et fort rendu

mortel par une potion et ramené sur terre en tant que mortel, tombe amoureux d‟une jeune

mortelle qui est esclave en raison de son ancien amour. La jeune femme est jolie, cependant

elle n‟a absolument rien, pas même sa liberté.

Le film Cendrillon est aussi un bel exemple de Poros et Pénia. Cendrillon, qui est

reléguée au rang d‟esclave à cause de la méchanceté de sa belle-mère, s‟habille toujours en

haillon. Son nom, à l‟origine, vient du fait que Cendrillon couchait dans la cendre, comme

l‟expose ce passage du conte de Perrault :

Lorsqu‟elle avait fini son ouvrage, elle s‟allait mettre au coin de la cheminée, et s‟asseoir

dans les cendres, ce qui faisait qu‟on l‟appelait communément dans le logis Cucendron.

La cadette, qui n‟était pas si malhonnête que son aînée, l‟appelait Cendrillon ; cependant

Cendrillon, avec ces méchants habits, ne laissait pas d‟être cent fois plus belle que ses

sœurs, quoique vêtues magnifiquement258

.

Malgré la pauvre situation de la jeune fille, sa fée marraine lui donne pour quelques heures

l‟apparence d‟une princesse : une belle robe, de belles chaussures et une calèche bien

luxueuse. Ce subterfuge lui permet de se présenter au bal et de rendre le prince éperdument

amoureux dès le premier regard de cette fille qui n‟avait que des haillons derrière

l‟enchantement. Cendrillon elle-même croyait avoir dansé avec quelque gentilhomme. Elle

ne savait pas que l‟homme qui l‟avait approché était, en réalité, le prince.

L‟un des plus beaux exemples de médiété est celui d‟Esméralda dans Le Bossu de

Notre-Dame. Esméralda regarde une statue de la vierge Marie qui tient l‟enfant Jésus dans

ses bras. En chantant, elle dit qu‟elle comprend qu‟elle n‟est qu‟une exclue et qu‟elle ne

258

PERRAULT, Contes, p. 274.

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devrait pas parler à Marie, tout en s‟adressant à cette dernière, cependant elle ajoute : « Still

I see your face and wonder. Were you once an outcast too ? ».

La foi chrétienne renverse toutes les notions de grandeur et de petitesse. Elle les

relie comme sont reliés les éléments qui forment l‟intermédiaire platonicien. Marie est la

plus grande, parce qu‟elle est la plus petite, la plus simple et humble. Elle a été rabaissée à

cause de sa grandeur de mère de Dieu.

La Belle et le Clochard, Tarzan, ainsi que Les Aristochats se ressemblent beaucoup

au niveau de la relation qu‟ils entretiennent entre pauvreté et richesse. En effet, dans chacun

de ces films, une femelle (que ce soit une humaine dans Tarzan, une chienne dans La Belle

et le Clochard ou une chatte dans Les Aristochats) riche et de classe aisée se retrouve dans

un milieu naturel dans lequel elle ne peut pas se protéger. Elle est Poros en terme de

richesse, par contre elle reste Pénia pour la ruse et la débrouillardise.

Alors, un mâle viril qui connaît les milieux dangereux de la rue et de la nature la

rencontre et la protège. Cet homme est plus près de Pénia, car il est pauvre et n‟a jamais

connu la richesse, toutefois il a la ruse et l‟adresse de Poros. Il connaît le milieu dans lequel

il a vécu toute sa vie.

La Belle au bois dormant offre un scénario encore plus complexe dans ce mélange

de richesse et de pauvreté que décrit Platon comme nécessaire pour l‟amour. Aurore, une

jeune princesse d‟environ 16 ans, ne sait pas qu‟elle est une princesse, parce qu‟on l‟a

cachée toute sa vie dans la forêt sans lui révéler sa véritable identité, dans le but de la

protéger.

En faisant une balade en forêt, elle rencontre le prince Philippe, l‟homme que ses

parents avaient décidé qu‟elle épouserait, toutefois elle pense qu‟il s‟agit d‟un paysan et

elle est terriblement triste d‟apprendre qu‟elle est une princesse, car elle ne pourrait pas

marier le paysan qu‟elle croit avoir rencontré.

De la même façon, Philippe rentre au palais en disant fermement à son père qu‟il est

déterminé à marier la pauvre paysanne qu‟il a rencontrée dans la forêt, puisqu‟il en est

amoureux. Dans ce curieux mélange, seul Philippe sait qui il est. Il sait qu‟il est Poros. Il

pense qu‟Aurore est Pénia, alors qu‟elle est Poros et qu‟elle-même croit qu‟elle est Pénia et

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qu‟elle pense qu‟il en est de même de l‟homme qu‟elle a rencontré. Le jeu de combinaison

est incroyable, néanmoins le mélange que décrit Diotime est bien présent.

Dans la chanson qu‟Elton John a composée pour Le Roi Lion, dont le titre est Can

you feel the love tonight, on entend dans le générique cette citation bien intéressante : « It‟s

enough to make kings and vagabonds believe the very best259

».

Ce qui suit directement ce passage exprime la condition pour laquelle les rois et les

vagabonds peuvent croire au meilleur : «There‟s a time for everyone, if they only learn260

».

Poros et Pénia, l‟amant et l‟aimé peuvent atteindre le meilleur (le beau, le bien, les Idées),

grâce à l‟apprentissage, à la connaissance, à la philosophie.

La majorité des films de Disney comportent ce mélange. La Belle et la Bête ne fait

pas exception. Belle habite dans un village avec son père inventeur qui a peu de biens,

visiblement. La Bête a un château énorme et tous les objets dont on puisse rêver. La belle a,

par contre, la richesse de tempérament et de cœur que la Bête ne possède pas au départ.

L‟une des dimensions les plus importantes de Pénia tout autant que d‟Éros est celle

du manque. Éros manque de beauté, alors il désire le beau. Il manque de connaissance,

alors il aime qui connaît. Il manque de vertu. C‟est parce qu‟il manque qu‟il aime, puisque

l‟amour ne peut exister sans désir et que l‟on ne désire pas ce que l‟on possède déjà, comme

l‟explique bien Diotime à Socrate.

Pénia est une importante part d‟Éros dans sa dimension de manque, car elle est le

moteur de sa quête et nous voyons que dans l‟amour disneyen, il n‟en va pas autrement. De

nombreux exemples peuvent en témoigner.

Si nous continuons avec La Belle et la Bête, nous voyons avec évidence que la Bête

est amoureuse de la belle, cependant la belle est-elle amoureuse de la Bête ? Elle en est

l‟amie et il semble y avoir plus que de l‟amitié, quand on voit son attendrissement et les

regards qu‟elle lui offre. Néanmoins, il manque quelque chose, parce que cela ne suffit pas

à rompre le charme. La condition pour que le charme soit rompu est celle d‟aimer et d‟être

aimé en retour.

259

ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 27. 260

Ibid., scène 27.

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Belle quitte la Bête pour aller au chevet de son père et en connaissant l‟existence de

la Bête, les gens du village dont elle est originaire décident d‟aller la tuer, à cause du fait

qu‟ils sont influencés par Gaston, qui veut se venger, et parce qu‟ils ont peur pour leur

famille en voyant un monstre aussi effrayant.

Belle veut donc rentrer pour empêcher la mort de la Bête, par contre lorsque le

danger semble écarté et qu‟elle se rapproche du monstre, il est mourant. Avec une tristesse

désemparée dans la voix, elle lui dit alors ces mots : « No, no please, please, please don‟t

leave me. I love you ». Quelques secondes plus tard, le dernier pétale de rose tombe, le

charme ne peut plus être rompu, comme il devait l‟être avant que la rose ne perde tous ses

pétales.

Par chance, la belle vient de dire à la Bête qu‟elle l‟aime, juste avant cette chute. La

mort imminente de la Bête a fait réaliser à Belle son amour pour la Bête. Pour que l‟amour

soit complet, il manquait le manque. Conséquemment, la Bête redevient un homme sous les

yeux étonnés de la jeune fille.

Dans le film Dinosaure, Aladar le dinosaure a été adopté par un groupe de singes.

Durant la saison des amours, les singes se trouvent un compagnon ou une compagne, or

même lorsque Aladar est devenu un jeune adulte, il reste seul et ne tombe amoureux de

personne. Évidemment, il est un dinosaure qui vit avec des singes et il ne connaît pas

d‟autres dinosaures.

Quand sa mère adoptive, prise de compassion, essaie de le rassurer en lui disant

qu‟il trouvera l‟amour un jour, Aladar, tout heureux, lui répond : « Come on, what more

could I want ?261

».

Au même moment son monde s‟écroule. Un météorite vient frapper son île

paradisiaque de plein fouet et il doit affronter « pattes nues »262

de grands et périlleux

obstacles en parcourant une terre aride et dangereuse. C‟est là qu‟il trouve l‟amour, car

pour être amoureux, il lui manquait auparavant la dimension de manque. Poros ne peut pas

mettre l‟amour au monde sans Pénia.

261

Eric LEIGHTON et Ralph ZONDAG, Dinosaur, Disney, 2000, scènes 4-5. 262

L‟Éros platonicien n‟a pas de chaussure. Il marche pieds nus.

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118

Dans les moments où les princes les rencontrent, les princesses ont la vilaine

habitude de disparaître en courant juste quand le prince est ébahi par la plénitude de leur

beauté. C‟est pratiquement systématique. La femme doit être désirée et pour la désirer, il

faut sentir qu‟elle n‟est pas tout à fait acquise, mais que le prince a des chances de l‟obtenir.

Prenons d‟abord Cendrillon comme exemple. La belle jeune fille arrive au bal. À

peine est-elle arrivée que le prince ne voit déjà plus qu‟elle. Ils font une danse de quelques

minutes, qui est interrompue par le bruit de l‟horloge. C‟est le premier coup de minuit.

Cendrillon sait qu‟au douzième coup, elle se retrouvera en haillon. Elle s‟enfuit donc en

courant, toutefois elle oublie son soulier, ce qui permettra au prince de la retrouver.

Blanche-Neige chante dans un puits et raconte à des colombes que les souhaits que

l‟on fait dans ce puits se réalisent si l‟on entend l‟écho sortir du puits. Voici le souhait

qu‟elle fait en chantant, que l‟on entend, bien sûr en double à cause de l‟écho : « I‟m

wishing for the one I love to find me today263

».

Un prince, qui passait par là, entend la voix mélodieuse de Blanche-Neige et est

séduit. Il suit alors le son pour trouver à qui cette voix appartient. Quand il arrive au puits à

côté de Blanche-Neige, il se met à chanter avec elle. Au moment où elle le voit, elle a peur

et s‟enfuit au sommet d‟une tour. Le prince, au pied de la tour, lui chante des choses

magnifiques pour la charmer.

Une des plus amusantes images du manque se trouve sans doute dans La Belle au

bois dormant. Après que le prince eut dit à Aurore qu‟il n‟était pas un inconnu, parce qu‟ils

se sont déjà vus au beau milieu d‟un rêve, Aurore se met à danser avec lui.

Quand la danse est terminée, il l‟amène par la main au pied d‟un arbre. Elle appuie

sa tête contre lui. Il lui demande alors son nom, et la jeune fille qui était toute charmée,

presque dans un état second, redescend de son nuage et prend peur. Elle part à courir en

disant : « Good bye !264

».

263

David HAND et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, scène 2. 264 GERONIMI, Sleeping Beauty, scène 3.

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119

Le prince lui demande : « But, when will I see you again ?265

». Avec insistance,

elle dit : « Oh, never, never !266

». Incrédule, il questionne : « Never ?267

». Elle tempère :

« Well, maybe someday268

». Il veut savoir quand et si demain est envisageable.

Finalement, elle lui dit, comme si elle était scandalisée par sa proposition : « Oh ! No ! In

the evening269

».

On peut constater dans toute relation, de quelque ordre qu‟elle soit, un désir,

probablement psychanalytique, de voir l‟autre s‟enfuir à jamais. Pour aimer vraiment, il

faut être libre et vouloir laisser cette même liberté à l‟autre. C‟est nécessaire pour

comprendre l‟altérité de l‟autre. Trop unis, on est seuls, puisque l‟autre n‟est encore que

soi.

On souhaite donc, aussi intensément que l‟union, bien que moins consciemment, un

espace entre l‟autre et soi. À long terme, quelque chose d‟aussi radical que la fuite de

l‟autre doit cependant rester seulement comme potentialité, pas comme actualisation. On ne

construit rien de valable avec quelqu‟un si, après quinze ans de mariage, il s‟enfuit à jamais

sans explication, mais il faut toujours garder en imagination cette idée pour désirer et

respecter l‟autre comme être souverainement libre, comme autre. Donc, si la fuite des

princesses amuse beaucoup à regarder, tant elle semble illogique, elle n‟en est pas moins la

caricature d‟une réalité humaine véritable.

Il existe toutes sortes de manques et l‟un des manques les plus importants est un

manque de connaissance. Dans le film Pocahontas, on a un très bel exemple de double

ignorance. Le capitaine anglais John Smith arrive en Amérique avec son équipage. Au

début du film, on voit les matelots chanter à bord : « We‟ll kill ourselves an Injun or maybe

two or three. We‟re stalwart men and bold of the Virginia Company270

».

Un des matelots, Thomas, demande au capitaine Smith : « What do you suppose the

New World will look like?271

». À cela, John répond : « Like all the others, I suppose. I‟ve

265

Ibid., scène 3. 266

Ibid., scène 3. 267

Ibid., scène 3. 268

Ibid., scène 3. 269

Ibid., scène 3. 270 Mike GABRIEL et Eric GOLDBERG, Pocahontas, Disney, 1995, scène 1. 271

Ibid., scène 1.

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seen hundreds of new worlds, Thomas. What could possibly be different about this

one?272

». La chanson des matelots reprend ensuite de plus belle : « It‟s glory, God and gold

and the Virginia Company273

». Tandis qu‟on les entend chanter, l‟image se déplace du

bateau vers la tempête et s‟éloigne dans les nuages épais qui tapissent l‟horizon.

Cette finale chantée par les hommes montre qu‟ils ne voient que ces quelques

éléments de la réalité, que c‟est tout ce qu‟ils reconnaissent dans le monde. Comme ils le

disent juste après la phrase de John Smith qui indique la même perception chez lui, on sait

que c‟est tout aussi applicable pour lui. D‟ailleurs, lorsqu‟il voit Pocahontas pour la

première fois, il y a du brouillard (rappel des nuages) qui tend à se dissiper jusqu‟à ce que

John ait un contact visuel avec la beauté.

John Smith, avant de connaître l‟amour, d‟être touché par la beauté, est un sophiste.

Il croit tout connaître, alors qu‟en réalité il connaît bien peu de choses. Pocahontas

l‟éveillera à prendre conscience de tout ce qu‟il ne perçoit pas dans la réalité. On le voit

particulièrement dans la chanson Colors of the Wind.

Lorsque John lui dit qu‟il va apprendre plein de choses au peuple de Pocahontas, qui

n‟est pas civilisé, Pocahontas commence sa chanson, après lui avoir souligné que son

peuple est simplement différent du sien :

You think I‟m an ignorant savage and you‟ve been so many places, I guess it must be so,

but still I cannot see, if the savage one is me [en lui redonnant son fusil]. How can there

be so much that you don‟t know ? You don‟t know274

.

Pocahontas remet en question la perception de John Smith par rapport à la richesse,

ce qui est bien intéressant lorsqu‟on pense à la relation entre Poros et Pénia, mais qui

permet aussi de questionner l‟étroitesse de vue du capitaine par un des quelques éléments

cités par les matelots : l‟or : « Come roll in all the riches all around you and for once never

wonder what they‟re worth275

».

La richesse, ce n‟est pas l‟or et s‟il ne voit que l‟or, la gloire dans le monde, il n‟a

pas vu la véritable richesse que la Terre recèle. C‟est de cette façon marquante que se

272

Ibid., scène 1. 273

Ibid., scène 1. 274

Ibid., scène 15. 275

Ibid., scène 15.

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121

termine Colors of the Wind : « You can own the earth and still, all you‟ll own is earth until

you can paint with all the colors of the wind276

».

John Smith a parcouru des centaines de nouveaux mondes sans les voir, comme un

homme peut voir des centaines de femmes magnifiques sans jamais voir la beauté en elles,

par exemple.

L‟amour que John a pour Pocahontas lui a ouvert les yeux à toutes les choses qu‟il

n‟a pas vues durant ses voyages, car il était aveuglé, parce que son regard n‟était pas orienté

dans la bonne direction. La réminiscence lui vient de l‟amour. Avant de l‟avoir vécu, il

voulait tuer Pocahontas et les siens.

Pocahontas joue le rôle du philosophe, de l‟éducatrice auprès de John. Elle le sort de

la double ignorance. Ce passage de Colors of the Wind semble directement sorti de la

doctrine platonicienne, tant il réutilise les mêmes termes : « And if you walk the footsteps

of a stranger, you‟ll learn things you never knew you never knew277

».

Pocahontas explique donc le chemin pour devenir philosophe, et pour devenir Éros,

car l‟amour est philosophe. S‟il marche dans les pas d‟un inconnu, il apprendra des choses

qu‟il n‟a jamais su n‟avoir jamais sues. Il passe de la double ignorance à la simple

ignorance. Il pourra savoir qu‟il ne savait pas, se mettre en quête et finalement acquérir le

savoir, connaître les Idées.

L‟amoureux n‟est pas celui qui sait, c‟est celui qui est déstabilisé, qui ressent le

manque. Pocahontas déstabilise John. En la voyant, ce n‟est pas l‟idée qu‟il se faisait des

Indiens. L‟amour l‟amène à écouter, à changer ses perceptions, à les ajuster à la réalité.

John apprend des Indiens ce qu‟ils sont vraiment, pas ce qu‟on perçoit d‟eux, comme le

philosophe voit la beauté en elle-même et pas seulement son reflet dans le monde.

Ainsi, le philosophe, Éros, Socrate et John Smith sont des personnes qui, une fois

touchées par le beau, se mettent à la quête de la vérité. Ils veulent voir les choses telles

qu‟elles sont vraiment. Ils ne peuvent pas se contenter de l‟opinion commune, de suivre ce

que disent les matelots concernant les Indiens. Forcément, ils sont aussi plus près du vrai,

276

Ibid., scène 15. 277

Ibid., scène 15.

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puisqu‟ils le cherchent, ne le prennent pas pour une évidence et ne sont pas dans l‟opinion

commune.

Considérant ce point de vue, on peut mieux comprendre les mots du jeune lion

Kovu dans Le Roi Lion II. Dans la chanson Love will find a way, il dit : « I was so afraid,

now I realize, love is never wrong and so will never die278

».

C‟est parce que l‟amour n‟est jamais dans le faux qu‟il ne mourra jamais.

Pourquoi ? En jetant un regard moderne, le lien n‟est pas facile à faire, par contre dans un

contexte platonicien, cette phrase prend tout son sens.

Comme nous l‟avons dit dans le Chapitre I, le philosophe est étymologiquement

l‟amoureux de la sagesse. Il est donc le représentant d‟Éros et le disciple du vrai.

L‟amoureux souhaite aussi la procréation dans le beau dans le but de s‟immortaliser. Cette

procréation peut être d‟ordre physique, spirituel, intellectuel ou philosophique.

Deux philosophes qui s‟aiment cherchent le vrai (vocation naturelle du philosophe)

et le beau (quête d‟Éros) ensemble. Ils doivent trouver le beau en lui-même, le « vrai »

beau, pas ses simples reflets. Le vrai beau est l‟Idée de beau et appartient à un autre monde,

pas à celui dans lequel nous vivons.

Le vrai beau est l‟apanage des dieux, comme toutes ces vraies choses que sont les

Idées. Les Idées sont incorruptibles, immortelles. L‟amour, comme il n‟est pas dans l‟erreur

de prendre les reflets de la vie commune pour la réalité, se retrouve dans un domaine

immortel.

Les philosophes s‟immortalisent à travers l‟éducation qu‟ils donnent à leurs

semblables, comme le pédéraste qui aime un plus jeune pour lui transmettre son savoir. Ils

s‟immortalisent aussi en allant vers des Idées immortelles, vers un monde qui appartient

aux dieux.

Éros cherche les Idées (et inévitablement le vrai). Il n‟est plus dans l‟erreur, car il

préfère être dans l‟ignorance que dans l‟erreur, ce qui le mène plus aisément vers la vérité.

278

Darrell ROONEY et Rob LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, 1998, scène 17.

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Il finit par atteindre ces Idées qu‟il recherche et s‟immortalise par elles. « Love is never

wrong and so will never die ».

L‟immortalité dans l‟Amour, qui tient chez Platon une part importante, se retrouve

donc aussi chez Disney et il ne s‟agit pas du seul exemple que l‟on puisse donner à ce sujet.

Hercule, dans le film éponyme, s‟immortalise grâce à l‟amour qu‟il ressent envers Mégara.

En tant que dieu déchu, Hercule, comme Éros, tient le milieu entre le mortel et

l‟immortel. Il est d‟abord mortel, néanmoins il a la possibilité, s‟il agit comme un dieu, de

devenir un dieu immortel. En voulant empêcher Hercule d„être écrasé sous une grande

colonne grecque, Mégara subit elle-même le choc qui était réservé à celui qu‟elle aime. Ce

choc lui est fatal.

Profondément peiné par la mort de sa belle, Hercule est prêt à tout. Il se rend dans

l‟Hadès pour récupérer l‟âme de Mégara et la remettre dans le corps de celle-ci. En

plongeant dans la rivière où baignent les âmes, Hercule est conscient du danger auquel il

fait face, toutefois il n‟hésite pas une seconde.

Il serait mort en allant chercher l‟âme de Mégara si ce geste héroïque ne lui avait

pas permis sur-le-champ d‟accéder à l‟immortalité qu‟il avait tant espérée. Alors qu‟il est à

un cheveu de la mort, il devient un dieu. Ce qui est amusant, c‟est qu‟il a fait des efforts

incroyables toute sa vie pour devenir divin et il le devient lorsqu‟il n‟y pense même plus.

Hercule monte alors au sommet de l‟Olympe et est accueilli là par tous les dieux, si

heureux de l‟avoir enfin parmi eux, particulièrement ses parents. Cependant, Mégara doit se

tenir hors des portes de ce lieu réservé aux dieux et quand il la voit ainsi à l‟écart, Hercule

réalise quelque chose d‟important, dont il fait part à son père en ces termes : « Father, this

is the moment I ever dreamed of, but a life without Meg, even an immortal life would be

empty279

».

Son père comprend bien sa situation et il le rend à nouveau mortel. Au début du

film, Hercule était prêt à tout pour devenir un dieu. Tout n‟était qu‟un moyen employé dans

le but d‟atteindre cette fin.

279

Ron CLEMENTS et John MUSKER, Hercules, Disney, 1997, scène 31.

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Au bout du compte, il a trouvé plus important que l‟immortalité et c‟est celle qui lui

a permis d‟accéder à l‟immortalité grâce au sacrifice qu‟il a fait pour elle, qui le fait choisir

de faire à nouveau le sacrifice de redevenir mortel. L‟amour est entre le mortel et

l‟immortel, disait Diotime. Il n‟y a pas de meilleur exemple qu‟Hercule.

Revenons un instant vers le film Pocahontas, qui comporte plusieurs bons exemples

de la dimension immortelle de l‟amour, même pour des hommes mortels. Cette séquence,

encore tirée de Colors of the Wind, rappelle la dynamique de The circle of life dans le film

Le Roi Lion : « And we are all connected to each other in a circle, in a hoop that never

ends280

».

Toujours dans Pocahontas, nous trouvons des mots qui sont répétés à deux

moments marquants du film. Quand John Smith est à la veille de son exécution prévue par

les Indiens, Pocahontas, qui a la permission de le voir pour quelques minutes seulement lui

dit : « I can‟t leave you281

». John lui répond : « You never will. No matter what happens to

me, I‟ll always be with you, forever282

».

Après avoir reçu une balle de fusil dans le corps en tentant de sauver le père de

Pocahontas, John Smith doit retourner se faire soigner en Angleterre pour que sa vie soit

sauve. Souvenons-nous que nous sommes à l‟époque précoloniale et que rien n‟est moins

assuré que sa possibilité de retourner un jour dans ce coin de l‟Amérique.

Avant de partir, John dit à Pocahontas : « I can‟t leave you283

». Elle, se souvenant

de ce qu‟il lui avait dit la veille, lui répond : « You never will. No matter what happens, I‟ll

always be with you, forever284

».

Ce n‟est pas la seule occurrence de phrases qui se répètent dans les films de Disney

en intervertissant les interlocuteurs. Lorsque cela se produit, il s‟agit généralement de

propos importants.

280

GABRIEL et GOLDBERG, Pocahontas, scène 15. 281

Ibid., scène 22. 282

Ibid., scène 22. 283

Ibid., scène 27. 284

Ibid., scène 27.

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La première fois que ces mots sont entendus dans le film Pocahontas, on ne pourrait

pas mieux tenir le milieu entre le mortel et l‟immortel. À la veille de son exécution, John

Smith dit à Pocahontas qu‟il sera toujours avec elle, malgré le fait qu‟il perdra la vie le

lendemain. L‟amour dépasse la mort, même si elle est imminente et semble inévitable. De

plus, elle dépasse les distances, comme nous le constatons dans la seconde occurrence.

Nous pouvons rappeler aussi brièvement cet extrait de Bambi que nous avons

employé dans la section de la procréation et qui montre bien comment l‟amour se situe

entre le mortel et l‟immortel. Il est mortel chez la personne en elle-même, mais immortel

par sa descendance physique, du moins c‟est la dimension qui est présentée ici : « Love is a

song that never ends, one simple theme repeating like the voice of a heavenly choir285

».

Si le film Hercule est peut-être le meilleur exemple de milieu entre le mortel et

l‟immortel en raison de ses personnages, il est aussi l‟image d‟une nature divine, qui plus

est d‟une nature divine ambiguë pour cette même raison.

L‟Éros de Platon est comme Hercule : son statut de dieu est flottant. En effet, il était

un dieu, cependant il a été empoisonné par un liquide qui l‟a rendu mortel et éloigné de

l‟Olympe. Entre le mortel et l‟immortel, entre le divin et l‟humain, entre la grandeur et la

petitesse, Hercule a tout d‟un bon représentant de l‟Éros platonicien.

Plusieurs personnages des contes disneyens ont une capacité, sinon de communiquer

avec les dieux, du moins avec l‟au-delà. Grand-mère Saule, qui est en fait la défunte grand-

mère de Pocahontas, dont l‟âme réside dans un saule pleureur qui lui parle et la conseille,

est un bon exemple de cette médiété.

Cette grand-mère, puisqu‟elle est décédée, vient du monde des morts, de l‟Hadès, or

en même temps, elle habite dans un saule sur la Terre et conseille sa petite-fille qui fait

partie de ce monde. La grand-mère agit donc comme le démon de Socrate et se présente

dans le film comme un modèle de sagesse.

Une sorcière du nom de Mama Odie, que l‟on voit dans le film La Princesse et la

Grenouille, joue aussi ce rôle d‟intermédiaire. Tout d‟abord, elle a des pouvoirs comme

l‟Éros magicien. Ces pouvoirs la placent un peu dans la position de Diotime. Qui est-elle ?

285

HAND, Bambi, scène 1.

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D‟où vient-elle ? On ne sait pas trop. Elle est étrange, ce qui donne l‟impression qu‟elle

n‟est pas de ce monde, toutefois tout le reste est flou à son sujet.

Par contre, elle sait. Elle connaît les problèmes que vivent les deux personnages

principaux, même si ceux-ci ne l‟ont jamais vue. Elle sait comment le résoudre par la

magie, par contre elle ne dit pas tout. Elle aide les personnages principaux, tout en restant

en retrait, comme le démon de Socrate est son inspiration, mais prend une place secondaire

par rapport à Socrate dans les textes de Platon.

Les bonnes fées jouent parfois un rôle d‟intermédiaire, bien que ce rôle ne soit pas

entre les dieux et les hommes. Elles sont plutôt entremetteuses de l‟homme et de la femme.

Elles ont des propriétés semblables au démon de Socrate de par leurs pouvoirs et leur rôle

d‟entre-deux.

Prenons l‟exemple de Cendrillon. La fée marraine est celle qui a rendu possible la

rencontre entre cette jeune fille et son prince. Dans La Belle au bois dormant, les bonnes

fées cachent la petite Aurore toute sa jeunesse et aident le prince à aller la délivrer.

La mauvaise fée joue un peu le même rôle dans ce film, mais à sens inverse. Elle

empêche le couple de se former en endormant Aurore et en capturant le prince. Les fées ou

les sorcières ne jouent généralement pas un rôle principal, cependant elles sont des aides,

parfois des embûches.

Elles font souvent des dons, comme celui de la beauté qui est offerte à Aurore ou

celui, beaucoup plus pernicieux, de la pomme livrée à Blanche-Neige par sa maléfique

belle-mère. Elles peuvent laisser des indices qui permettront de régler une situation, comme

la sorcière dans La Princesse et la Grenouille. Elles délivrent souvent des messages.

Qu‟est-ce qu‟une fée ? Qu‟est-ce qu‟une sorcière ? Il s‟agit de ce genre de

personnages que l‟on ne peut classer aisément. Est-ce un dieu, un être humain ? Plus près

d‟un dieu ou d‟un être humain ?

Une fée est dans l‟entre-deux aussi entre l‟homme et les dieux, comme les sorcières.

Elles ont des pouvoirs qui ont quelque chose de divin. Pourtant, elles habitent dans le

monde des hommes et elles ont généralement des limites quant à leurs pouvoirs. Par

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exemple, Pimperenelle qui aurait voulu annuler le sort qui a été jeté sur Aurore n‟avait pas

suffisamment de pouvoirs pour être en mesure de le faire.

Platon et Disney se ressemblent-ils quant à l‟entre-deux existant entre la dimension

platonique et l‟attirance sexuelle ? Il y a une ressemblance non négligeable. Comme Platon

prône un amour chaste, Disney, puisqu‟il s‟adresse à des enfants, épure volontairement ses

films d‟amour de leur contenu sexuel.

Il y a bien quelques personnages un peu plus suggestifs, comme Mégara dans

Hercule, qui parle d‟une voix enflammée et qui se déhanche abondamment. Il s‟agit

cependant d‟une exception et d‟une exception assez contrôlée.

Comme nous l‟avons établi ci-haut, Platon, dans une mesure générale, prône un

amour abstinent, bien qu‟il existe une tension sexuelle entre les amants qui est parfois

rompue. Dans le cas de Disney, quoique l‟amour ne soit pas abstinent (à témoin les enfants

qui en naissent), il doit le sembler en raison du public auquel il est destiné. Donc, nous

sommes encore en conformité avec la pensée platonicienne.

Nous avons parlé, dans le premier chapitre, du mythe de l‟androgyne présenté par

Aristophane dans le Banquet. Selon ce mythe nous nous unirions à une autre personne,

parce que nous étions à la base de grands êtres ronds et forts avec quatre bras et quatre

jambes, mais nous avons été coupés en deux pour avoir voulu défier les dieux et depuis

nous cherchons notre moitié. On peut voir quelques reflets de ce mythe chez Disney.

Dans le film Mulan II, les parents de Mulan donnent au couple des symboles du yin

et du yang en précisant qu‟ils sont complémentaires286

. Bien sûr, le yin et le yang sont

d‟abord de tradition chinoise, néanmoins ces deux pièces, qui, une fois emboîtées, forment

un cercle ne sont pas sans rappeler l‟histoire d‟Aristophane.

Dans Le Roi Lion II : la fierté de Simba, la jeune Kiara, à un moment où elle n‟est

pas avec son amoureux, regarde son reflet dans un lac et n‟en voit que la moitié287

. Le lien

entre cette séquence et le mythe de l‟androgyne est si évident qu‟il se passe de

commentaire.

286

Darrell ROONEY et Lynne SOUTHERLAND, Mulan II, Disney, 2004, scène 5. 287 ROONEY et LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, scène 17.

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L‟androgyne, selon Aristophane, a été puni des dieux pour avoir voulu les attaquer.

Trouver l‟amour, c‟est retrouver cette plénitude des premiers temps de l‟humanité. L‟amour

est un cadeau des dieux selon Platon, or ce cadeau vient avec quelques effets secondaires

non négligeables.

L‟amour comme folie divine

Dans le Phèdre, Lysias essaie de convaincre le jeune Phèdre de s‟attacher à lui,

puisqu‟il n‟est pas amoureux et que l‟amour provoque des effets secondaires de l‟ordre de

la folie. C‟est aussi la mise en garde du vieux hibou à Bambi et ses amis, qui voient

l‟amour pour la première fois et qui s‟interrogent naïvement sur ce phénomène. Lorsqu‟ils

voient les oiseaux agir étrangement, ils demandent : « Why are they acting that way ? ».

Le hibou leur dit alors qu‟ils sont « twitterpatted ». Les jeunes ne sachant pas ce que

cela signifie, le hibou continue son explication :

Nearly everybody gets twitterpatted in the springtime. For example, you‟re walking

along minding your own business; you‟re looking neither to the left, nor to the right

when all of a sudden you run smack into a pretty face... Who-o! Who-o! You begin to

get weak in the knees, your head‟s in a whirl! (rotation très rapide de la tête du hibou)

And then you feel light as feather, and before you know it you‟re walking on air, and

then, you know what? You‟re knocked for a loop! And you completely lose your

head288

!

Le hibou les avertit de faire très attention, car cela peut arriver à n‟importe qui. Bien avisés,

les animaux qualifient la chose d‟horrible et se promettent, avec un ton déterminé, de ne

pas s‟y laisser prendre.

Cependant, quelques minutes plus tard, ils sont chacun leur tour happés par cette

horrible folie, qui comporte en effet tous les symptômes donnés par le hibou. D‟abord,

Fleur la moufette (qui est un mâle malgré son surnom féminin) voit une belle femelle et

devient complètement fou. Ensuite, le lapin voit une belle lapine et faiblit, sa patte bat toute

seule.

288

HAND, Bambi, scène 5.

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Finalement, Bambi revoit Feline, la petite faon qui l‟agaçait lorsqu‟il était enfant. Il

ne la voit plus du tout du même œil. Aucun de nos amis, soit dit en passant, ne semble

malheureux d‟être tombé dans cette terrible folie qui les faisait frissonner d‟effroi quelques

minutes plus tôt.

Prenons un autre exemple. Maurice, le père de Belle dans La Belle et la Bête est

considéré comme fou par tout le village. À l‟instar de sa fille, il n‟a pas les pieds sur terre.

C‟est un inventeur, donc un rêveur. Quand il dit aux gens du village qu‟il a besoin d‟aide,

car Belle est prise en otage par une bête effrayante, tous se moquent de lui.

Gaston profite même de l‟occasion pour menacer Belle de faire interner son père si

elle refuse toujours de se marier avec lui (grand bellâtre en fait). Cependant qui, dans la

situation est la personne la plus lucide ? Évidemment c'est le père de Belle, car il dit la

vérité en affirmant que sa fille est prise en otage par un monstre..C‟est le peuple, représenté

par Gaston, qui est dans l‟erreur en refusant de croire à cette improbable vérité.

Cette dernière folie, présente chez le père de Belle, n‟est cependant pas une folie

amoureuse, bien qu‟elle fasse partie d‟un des types de folie divine décrite par Platon : la

folie qui vient des muses.

Complètement fou et complètement sage, l‟amour n‟est sous un certain regard, pas

fou du tout et sous un autre pas le moindrement sage. Même sur le plan de la folie, c‟est un

inclassable, mais un inclassable qui semble bien mériter son statut d‟intermédiaire.

Platon ne définit pas la folie dans le Phèdre. N‟est-elle, finalement, que ce qui

s‟écarte de la norme ? C‟est du moins la caractéristique que Foucault pointe comme étant la

folie à l‟âge classique. Selon la description foucaldienne, la raison définit la norme. Ce qui

entre dans la norme est rationnel. Ce qui en sort est irrationnel. La folie est l‟éloignement

par rapport à la norme sociale :

Mais la vérité humaine que découvre la folie est l‟immédiate contradiction de ce qu‟est

la vérité morale et sociale de l‟homme. Le moment initial de tout traitement sera donc la

répression de cette inadmissible vérité, l‟abolition du mal qui y règne, l‟oubli de ces

violences et de ces désirs. La guérison du fou est dans la raison de l‟autre – sa propre

raison n‟étant que la vérité de la folie289

.

289

Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l‟âge classique, Paris, Gallimard (« coll. Tel »), 1972, p. 643.

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Faute d‟avoir la définition platonicienne de la folie, ces indications peuvent nous

aiguiller. Selon une telle description, Éros, en tant que philosophe, n‟a pas le choix d‟être

fou. En effet, pour être philosophe, il faut sortir de la caverne. Sortir de la caverne, c‟est

sortir de la pensée commune et conséquemment sortir de la norme.

Reste à savoir dans quelle mesure ce qui entre dans la norme est rationnel et ce qui

en sort est irrationnel. Foucault lui-même n‟est pas d‟accord avec cette catégorisation qu‟il

présente. Cependant, dire cela de Foucault est un peu facile, car ce dernier est contre toute

forme de catégorisation. Nous utilisons la rationalité dans le but de classifier les citoyens,

de les placer dans des cases, des catégories. Foucault croit que cela brime la liberté des

individus. En effectuant une classification, on isole les personnes dans des catégories, on

les enferme dans des concepts, donc on prend le dessus sur eux par ce pouvoir

d‟emprisonnement. Cette connaissance est par ailleurs limitative et incomplète.

Et après tout, qui est le plus fou, lorsque nous excluons la norme comme point de

repère ? Cette personne qui aime du premier regard ou la personne névrosée qui a peur de

s‟engager ? Celle qui chante dans la rue par plaisir et par joie en se souciant davantage de

son bon moral et de celui des autres que du reste ou celle qui se retient par convention ? Le

film Il était une fois pose sérieusement la question. Qui est le plus fou ? Socrate qui

demande au cordonnier pourquoi il répare des chaussures ou le cordonnier qui ne sait pas

pourquoi il le fait ?

Les plus fous, dans les films de Disney, sont souvent les magiciens et en ce sens, on

se rapproche de l‟idée que la folie soit d‟origine divine, mais peut-on se permettre de penser

que la divinité soit folle ?

Platon considérait comme hérétique toute personne qui attribue des défauts aux

dieux. En tant que dieux, ils sont parfaits. Bien sûr, dans le Phèdre, la folie est une bonne

chose, mais encore là, n‟est-ce pas qu‟une question de norme ?

Ne devrions-nous pas tous accepter d‟être considérés comme fous avant de croire

que nous ne sommes pas fous, mais que les dieux le sont ? Une telle façon de voir les

choses est tout de même hautaine. Les normes sociales restent après tout l‟état d‟un groupe

bien inférieur en tout point à celui des dieux.

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La folie amoureuse, si elle peut sembler négative de prime abord, particulièrement

aux yeux de la masse, ne doit pas être rejetée seulement parce qu‟elle est folie. Comme

Platon l‟exprime habilement dans le Phèdre, cela dépend d‟où elle provient, ainsi que de ce

qu‟elle provoque. Ce type de folie est un don des dieux, et par conséquent, est

inévitablement positif. La folie n‟est subséquemment pas un mal en soi.

Prenons l‟exemple d‟Hercule. Dans ce film, comme nous l‟avons vu dans celui de

Pocahontas, il y a une séquence répétée avec un changement d‟interlocuteur. Lorsque

Mégara se lance sur Hercule pour l‟empêcher de mourir sous le poids d‟une colonne

grecque, Hercule lui dit, pendant qu‟elle agonise : « Meg, why did you, you didn‟t have

to290

».

La dernière réponse que lui offre la jeune femme avant de mourir, et qui s‟avère être

aussi une confession de son amour pour lui, confession qu‟elle se refusait de faire peu

avant, est celle-ci : « People always do crazy things when they‟re in love291

».

Après qu‟Hercule fut allé chercher l‟âme de Mégara et qu‟il l‟eut remise dans son

corps, Mégara revient à la vie et lui pose cette question : « Wonderboy, why did you ? 292

».

La réponse d‟Hercule, bien que prévisible, reste très touchante : « People always do crazy

things when they‟re in love293

».

Dans Le Roi Lion, le singe Raffiki nous amène, en tant qu‟adultes, à nous

questionner sur le statut de la folie. Qu‟est-ce qu‟être fou et quelles en sont les

implications ? En effet, Simba semble très lucide, malgré ses questionnements intérieurs,

alors que Raffiki, qui agit d‟une manière incroyablement étrange, paraît bien égaré.

C‟est pour cette raison que Simba lui dit : « I think you‟re a little confused294

». À

cela, le singe répond avec assurance : « Wrong, I‟m not the one who‟s confused. You don‟t

290

CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 27. 291

Ibid., scène 27. 292

Ibid., scène 30. 293

Ibid., scène 30. 294

ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 22.

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even know who you are295

». Avec un petit air hautain, Simba répond au vieux singe qu‟il

trouve visiblement bien agaçant : « Oh, and I suppose you know296

».

Il se dit qu‟un singe débile, qu‟il ne connaît même pas et qui lui tourne autour

depuis deux minutes, ne peut pas savoir mieux que lui-même qui il est. Penser cela, c‟est ne

pas comprendre tout le pouvoir de la folie.

Lorsque Raffiki lui offre sa réponse, tout change dans l‟esprit de Simba : « Sure

do ! You‟re Muffasa‟s boy297

». On lit alors l‟étonnement dans les yeux de Simba.

Comment un singe fou peut-il connaître la vérité, comment quelqu‟un qu‟il ne connaît pas

peut-il débarquer à côté de lui en faisant des singeries et savoir qui il est alors qu‟il ne le

sait même pas lui-même.

C‟est alors que Raffiki lui dit : « Bye !298

». Simba devient une image d‟Éros

exactement à ce moment-là. C‟est le manque après la plénitude. La présence du singe

l‟encombrait. Puis, quand il perçoit quelque chose qu‟il désire chez le singe, ce dernier

disparaît. Simba s‟apparente alors à Pénia. Avec ces deux nouveaux parents, Éros naît en

lui et il part à la quête de la vérité : il court après le singe en lui demandant d‟attendre.

Le singe lui apprend à vivre selon l‟exigence socratique de se connaître soi-même.

Raffiki lui demande de regarder, que son père est vivant et qu‟il est là, en pointant dans le

lac. À cela, Simba lui répond : « No, That‟s not my father. It‟s just my reflection299

». Le

singe l‟amène plus loin : « No, look harder ! You see. He lives in you !300

». Il peut ensuite

avoir une conversation avec son père. Mufasa accuse Simba de l‟avoir oublié, puisqu‟il a

oublié qui il était. Il rappelle à son fils que celui-ci est le roi, même si Simba ne se sent plus

que comme un vagabond.

En fait, l‟aventure de Simba, c‟est l‟aventure de la philosophie. On croit d‟abord

qu‟on est un roi et qu‟on règne sur tout, autant la clarté que l‟ombre. On croit être déjà en

295

Ibid., scène 22. 296

Ibid., scène 22. 297

Ibid., scène 22. 298

Ibid., scène 22. 299

Ibid., scène 23. 300 Ibid., scène 23.

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mesure de gouverner, comme Simba le chante dans la chanson Je voudrais déjà être roi :

« C‟est moi Simba, c‟est moi le roi du royaume animal301

».

Alors que le petit lion n‟est pas conscient de son ignorance, il pense pouvoir mener

les affaires d‟un royaume et il croit que le fait de gouverner est un privilège. Zazou,

l‟oiseau conseiller du roi, l‟avertit de sa méprise : « Si tu confonds la monarchie avec la

tyrannie, vive la république ! Adieu l‟Afrique ! Je ferme la boutique. Prends garde lion, ne

te trompe pas de voie302

». Oui, on trouve des passages comme ceux-là chez Disney !

Simba est alors dans la double ignorance. Il tombera dans la simple ignorance à la

mort de son père, dont il se croit responsable. C‟est un roi déchu et il apprend à vivre

comme un clochard. Son passé, finalement, le rattrape et comme le roi philosophe dans la

République, il ne veut pas gouverner. On le lui demande, parce que la terre des lions a

besoin de lui.

Le philosophe passe par ce chemin. Il se croit le roi au début, car il sait bien

distinguer les ombres dans la caverne, par contre, dans son parcours, il se rend compte qu‟il

n‟est qu‟un va-nu-pieds. Éros ne sait rien, ne possède rien, sauf la connaissance de son

ignorance. Puis, à la fin de son parcours amoureux et philosophique, il devient roi à

nouveau. Il est comme un dieu, puisqu‟il connaît les Idées.

Comme pour le philosophe, c‟est l‟amour qui remonte Éros au rang des dieux. C‟est

Nala qui, la première, va chercher Simba et lui dit qu‟il est le roi, et qu‟il doit retourner

prendre la place qui lui revient.

Puis, Raffiki, le démon, le messager, lui ouvre la porte du ciel, d‟où il voit son père,

le roi, son père fort, son père Poros qui dit à Simba qu‟il est lui aussi le roi. Cette relation

entre le jeune garçon et son aîné l‟amène à devenir la beauté que cet homme plus avisé voit

en lui.

L‟amour est une quête et la pauvreté d‟Éros apparaît au cours de celle-ci. Platon ne

croyait pas que la philosophie était à remettre entre les mains de tous, comme nous avons

301

Ibid., scène 5. 302

Ibid., scène 6.

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pu le constater à la fin du premier chapitre. À mi-chemin entre le fond de la caverne et la

vue du soleil, le philosophe peut être totalement désorienté.

C‟est sans doute l‟une des raisons de l‟importance de la relation entre le jeune et le

plus âgé. Sortir quelqu‟un de la pensée de la masse, c‟est l‟égarer. Au départ, peut-être qu‟il

ne s‟en rendra pas trop compte, cependant il faut un maître qui se promène dans son

parcours philosophique, quelqu‟un qui soit fou en même temps que lui, mais depuis plus

longtemps que lui, et qui comprend mieux le pays des merveilles qu‟est le lieu des Idées.

Alice témoigne ici-bas de son éblouissement dans la montée vers le soleil. Elle a été

attirée par quelque beauté, n‟a jamais cessé de raisonner, or, là, elle ne sait plus où elle est

et elle a sans doute fait preuve d‟un manque de discipline dans le parcours.

Si nous nous référons au mythe des chevaux ailés, la cochère qu‟elle est n‟a sans

doute pas assez discipliné son mauvais cheval. Elle comprend aussi que plus rien ne sera

jamais pareil dans sa vie, qu‟elle ne retournera jamais en arrière sans subir l‟influence de

l‟étrange pays des merveilles qu‟elle entrevoit encore sans arriver à le saisir

intellectuellement :

Oh dear, now, now I will never get home. Well, when one‟s lost, I suppose it‟s good

advice to stay where you are until someone finds you. But who‟d ever think to look for

me here. Good advice. If I listened earlier I wouldn‟t be here. But that‟s just the trouble

with me. I give myself very good advice, but I very seldom follow it. That explains the

trouble that I‟m always in. Be patient, is very good advice, but the waiting makes me

curious, and I‟d love the change should something strange begin. Well I went along my

merry way and I never stopped to reason. I should have known there‟d be a price to pay

someday, someday. I give myself very good advice, but I very seldom follow it. Will I

ever learn to do the things I should? Will I ever learn to do the things I should303

?

D‟abord, Alice était curieuse, puis sa quête de connaissance l‟a amenée à ne plus voir de

sens nulle part, à être éblouie. Sa chanson, c‟est celle du philosophe qui fait l‟ascension de

la caverne, et comme le dit Platon, pour arriver au bien, il faut bien dresser ses chevaux.

Au niveau visuel, des chevaux ailés, tels que nous en retrouvons chez Platon, il y en

a aussi chez Disney. D‟abord, c‟est le moyen de transport d‟Hercule. Ce dessin animé

s‟inspirant de la mythologie grecque, il n‟y a rien d‟étonnant à ce que l‟on retrouve encore

plus de points communs entre ce film et Platon. De plus, nous trouvons de ces chevaux

303

GERONIMI, Alice in Wonderland, scène 5.

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ailés dans Fantasia. Une scène montre un couple de chevaux vole ensemble, un blanc et un

noir304

.

Rappelons-nous aussi que, chez l‟amoureux de Platon, des ailes poussent. Cette

poussée provoque des douleurs horribles, comme le manque relativement à l‟amour. Une

fois que les ailes ont poussé, ou sont reçues, les philosophes ont accès aux Idées, tout cela

étant possible grâce à l‟amour.

Bien des films de Disney parlent de ces envolées, que l‟amour permet. Souvenons-

nous du hibou de Bambi, ou encore de Jasmine et Aladin sur un tapis volant dans le ciel.

Dans le film Cendrillon, au moment où les deux amoureux dansent ensemble pour la

première fois, on entend la voix de la jeune femme chanter : « My heart has wings and I can

fly. I touch every star in the sky. So this is the miracle that I‟ve been dreaming of. So this is

love305

».

C‟est la poussée des ailes qui provoque plusieurs des symptômes de la folie divine

décrite dans le Phèdre : « elle ne peut ni dormir la nuit ni rester en place le jour, mais, sous

l‟impulsion du désir, elle court là où, se figure-t-elle, elle pourra voir celui qui possède la

beauté306

».

Nous observons dans le film Aladin, une intéressante similitude avec ce passage du

Phèdre, qui n‟existe cependant que dans la traduction française de la chanson Arabian

nights, qui passe au tout début de l‟histoire.

Sachant que ce film tire ses racines du récit des Mille et une nuits, les échos de ce

récit dans la chanson sont d‟autant plus délicieux. Il s‟agit d‟un des rares moments où, chez

Disney, la traduction française est meilleure que la version originale en anglais.

Voici l‟extrait : « Ô nuits d‟Arabie, mille et une folies, insomnie d‟amour plus

chaude à minuit qu‟au soleil en plein jour. Ô nuits d‟Arabie, au parfum de velours, pour le

fou qui se perd, au cœur du désert, fatal est l‟amour307

».

304

Samuel ARMSTRONG, Fantasia, Disney, 1940, scène 10. 305

GERONIMI, Cinderella, scène 19. 306

PLATON, Phèdre, 251e, trad. BRISSON, dans op. cit., p. 1267. 307

CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 1.

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Les deux extraits, à la fois celui de Platon et celui de Disney, suivent le même cadre.

D‟abord, ils parlent de l‟impossibilité pour l‟amant de dormir en raison de son amour.

Ensuite, ils se lancent dans la dimension du désir.

Le manque pousse l‟âme de l‟amant à courir pour voir celui qu‟il aime. Le désir

aiguillonne et s‟il n‟est pas satisfait par la contemplation du beau, il est fatal. Platon ne dit

pas les choses en ces termes, pourtant l‟intensité du désir d‟Éros n‟a d‟égal que sa pauvreté.

Quelqu‟un qui est pauvre de nourriture finira par mourir de faim. Cette analogie disneyenne

ne fait que montrer l‟importance de l‟amour et de la vérité pour Éros.

Le rappel des Mille et une nuits, c‟est évidemment le « Ô nuits d‟Arabie, mille et

une folies ». Par la même occasion, d‟un point de vue platonicien, il permet de restituer à

l‟amour sa dimension de folie. Les symptômes décrits deviennent conséquence d‟une folie,

qui est elle-même conséquence de l‟amour.

En même temps, le « Mille et une folies » laisse sous-entendre une satiété exagérée,

un Poros ivre qui s‟affale au sol. Cette impression est tout de suite retournée vers le manque

« insomnie d‟amour plus chaude à minuit qu‟au soleil en plein jour ».

Les folies sont donc étrangement le fait du manque, non de relations débridées, et

sont plus intenses, plus chaudes à minuit qu‟au soleil en plein jour. Une nuit de manque

amoureux est plus chaude qu‟une journée de plénitude où les rayons du soleil plombent sur

nous.

Cela montre encore l‟importance de Pénia. Dans une société où l‟on cherche à

obtenir une satisfaction presque instantanée, on passe à côté de tout ce qu‟il y a de torride et

d‟intense dans le manque. Le manque n‟est pas vide. Il est souvent plus plein qu‟une satiété

débordante. C‟est pourquoi, comme nous l‟avons vu plus tôt, ce n‟est pas au désavantage

d‟Éros d‟être né de la pauvreté.

Certains personnages jouent chez Disney le même rôle que Diotime. Ils sont des

prêtres, conséquemment des personnages religieux, qui possèdent une folie inspirée des

dieux. Reprenons l‟exemple de Raffiki le singe dans Le Roi Lion.

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Raffiki obtient des connaissances d‟une manière très mystérieuse, même pour celui

qui observe le film. Il apprend que Simba est vivant en attrapant des plumes, en les sentant

et en les brassant dans une carapace de tortue.

Raffiki tient peut-être cette curieuse faculté de son rôle qui semble religieux. Au

tout début de l‟histoire, il procède à un rituel qui ressemble à un baptême sur Simba. Il

déchire un fruit rouge, qu‟il met sur le front de l‟enfant comme pour symboliser le sang et il

lui envoie de la poussière, comme pour dire qu‟il vient et retourne vers la poussière308

.

Ensuite, il le présente à l‟assemblée en le levant au-dessus de ses épaules. Cela fait

penser à un rituel chrétien, néanmoins cela laisse aussi supposer que le singe ait un rôle

religieux et qu‟ainsi l‟on puisse relier sa folie apparente au fait qu‟il soit un inspiré des

dieux.

Un autre personnage particulier, qui reste secondaire, apparaît comme un étrange

sage dans Le Bossu de Notre-Dame. Évidemment, il s‟agit du fou du roi. Il s‟amuse à

raconter une histoire, comme nous l‟avons dit plus tôt, à propos d‟un homme et d‟un

monstre.

Il est difficile pour le public de déterminer s‟il raconte une histoire vraie qui arrive

dans sa ville et dont il connaît l‟existence et les détails par on ne sait quel miracle, ou

encore s‟il s‟agit d‟une aventure purement inventée au sein de laquelle il s‟est inséré

comme figurant et que l‟on voit apparaître comme le produit de son imagination.

En même temps, on voit malgré tout que ce fou possède une sagesse certaine, par sa

question, qui a aussi été exposée ci-haut : « Who is the monster and who is the man ?309

».

Il raconte les événements comme s‟il s‟agissait d‟une conscience supérieure qui regardait

tout d‟en haut.

Le rôle de la femme, autant chez Disney que chez Platon, est assez controversé.

Chez Platon, il est, comme nous l‟avons dit plus tôt, bien en avance sur son temps.

Admettre des femmes dans une académie de philosophie il y a 2500 ans et croire qu‟elles

308

ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 1. 309

TROUSDALE et WISE, The Hunchback of Notre Dame, scène 2.

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ont la capacité d‟être philosophes, c‟est avant-gardiste, toutefois dire qu‟elles y arrivent tout

de même moins bien que les hommes ne ferait pas forcément l‟unanimité aujourd‟hui.

Le rôle des femmes chez Disney est critiqué par de nombreux penseurs féministes,

par contre il n‟en reste pas moins qu‟elles sont la tête d‟affiche des plus grands classiques

de ce cinéaste. Donc, l‟espace général de la femme chez Disney comme chez Platon

comporte des similitudes. Peut-on cependant aussi voir des rapprochements entre la figure

de Diotime et certains personnages disneyens ?

La femme, chez Disney, joue un peu moins souvent le rôle de l‟amant, d‟Éros que

l‟homme, or parfois elle le fait avec une évidence déconcertante. Le film Il était une fois,

qui comporte plus de vraies personnes que de personnages animés, a quand même sa part

d‟animation. Ainsi nous pouvons en parler.

Bien qu‟il s‟agisse d‟un film produit par Disney, il est davantage une sorte de

caricature des films de ce dernier. La trame est celle-ci. Si une princesse de Disney arrivait

dans le monde réel, avec toutes les apparences d‟une vraie personne, cependant avec toute

la personnalité d‟une princesse de conte de fées, comment serait-elle accueillie ?

Dans ce film, Gisèle, la princesse, s‟interpose dans le couple de Robert. Elle réussit,

en envoyant un beau message à la copine de cet homme, à réconcilier les deux amoureux

qui étaient en conflits à cause de Gisèle. À ce moment, elle a un rôle propre à Éros.

Toute fragile dans un monde qu‟elle ne connaît pas du tout, et trop tendre pour

pouvoir y faire face, elle peut cependant user de sa magie et de son bon tempérament pour

jouer le rôle de messager. Elle fait envoyer une couronne de fleurs en forme de cœur à

Nancy, sous le nom de Robert. Elle envoie des colombes livrer le tout avec un beau

message. Elle leur dit seulement d‟aller porter ces fleurs à Nancy.

Robert réagit en faisant preuve d‟une totale désillusion : « Are you crazy ? They‟re

birds. They don‟t know where she lives310

». Comme par magie, et contre toute attente dans

un monde qui ne peut fonctionner de cette façon, le message se rend et Nancy est ravie.

310

Kevin LIMA, Enchanted, Disney, 2007, scène 10.

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Gisèle est l‟Éros par excellence, parce que, comme lui, elle est entre deux mondes.

Elle a quelque chose de magique, propre au monde de Disney, d‟où elle vient, mais dans la

vie réelle et concrète de New York.

En même temps, comme il s‟agit d‟une caricature de film de Disney, cela met de

l‟avant la tendance disneyenne d‟utiliser la magie comme une évidence. Gisèle n‟a

toutefois pas de rôle religieux, qui va avec la magie qu‟elle applique. Nous voyons quand

même que, si, chez Platon, Éros est magicien, cela est encore plus vrai chez Disney.

La Belle et la Bête est aussi un bel exemple d‟Éros magicien. L‟enchanteresse a un

message profond à délivrer au prince et elle le fait sous les allures les plus démunies, par

contre c‟est une magicienne et si elle n‟a pas une éducation religieuse à faire sur le prince,

elle a du moins une éducation morale à lui inculquer.

L‟enchanteresse, comme présence, est un peu comme Diotime. Elle lance l‟histoire.

Sans elle, il n‟y aurait rien de tout cela. Elle est donc présente pour cette raison, toutefois,

dans l‟histoire elle-même, elle est totalement absente. On ne fait que raconter au début

qu‟elle a jeté un sort, pourquoi elle l‟a fait, comme Socrate raconte qu‟il a parlé à Diotime.

On ne la voit que dessinée dans des vitraux. La rose est le message qu‟elle a remis en tant

que messagère. Elle ramène, grâce à l‟amour, la Bête à l‟humanité et à la vie.

L‟amour comme méthode éducative

Le manque et la pauvreté sont aussi bien présents dans la dimension éducative de

l‟amour. Dans Taram et le chaudron magique, le jeune Taram est sous la tutelle d‟un vieil

homme. Taram est téméraire de nature. Il croit que son aîné n‟est pas conscient de ses

capacités en le rendant responsable de garder un cochon, lui qui voudrait faire preuve de

bravoure, réaliser des actes héroïques.

C‟est le jour où il se rend compte que le cochon qu‟il garde a des pouvoirs magiques

importants, qu‟il comprend combien garder un cochon peut être une tâche honorable. Il

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devra faire preuve de courage au cours de sa quête, ce qui l‟enchante, car c'est son désir.

Toutefois, son maître s‟inquiète : « So much, so soon to rest on his young shoulders311

».

Dans son périple, il rencontre Gurgi, un étrange animal un peu laid qui veut être son

ami, mais qui est son extrême opposé. À chaque fois qu‟il y a une situation périlleuse, il

détale. Son manque de courage agace vraiment Taram, néanmoins le contact de Taram et de

Gurgi tempérera les caractères de chacun.

Contre toute attente, c‟est Gurgi qui fait, dans l‟histoire, le plus grand acte de

courage. Croyant qu‟il n‟est l‟ami de personne et qu‟il ne le mérite pas, il souhaite quand

même de tout son cœur aider son ami en se lançant dans une fosse pleine de lave et de feu.

En donnant sa vie, le chaudron noir pourra être détruit et l‟être méchant qui souhaitait s‟en

servir pour faire le mal ne le pourra pas.

Aussi, lorsque le chaudron est détruit, des sorcières se retrouvent dans l‟obligation

d‟exaucer l‟un des vœux de Taram. Taram a dû échanger une épée magique pour avoir le

chaudron qu‟il a détruit. Il a eu bien de la peine à se débarrasser de cette épée, qui l‟aiderait

à être héroïque et courageux, cependant le souhait qu‟il fait, ce n‟est pas de ravoir cette

épée. Il n‟en voit même plus la nécessité.

On n‟est pas courageux parce que cela nous plaît, mais parce que les événements le

demandent et cela peut bien nous plaire quand les événements le demandent. Pourtant, on

ne peut pas provoquer le courage, sinon c‟est de la témérité.

Ce que Taram souhaite, c‟est que Gurgi retrouve la vie. Il n‟est pas déçu d‟avoir à

jamais perdu l‟épée. Au contraire, il retourne vers le quotidien tranquille avec ses nouveaux

amis et son amie de cœur et il semble en tirer une joie véritable. C‟est ce que l‟amour, bien

qu‟il soit plutôt de type Agapè que de type Éros, a permis de réaliser en tempérant à la fois

le caractère de Gurgi et celui de Taram. La pauvreté de chacun est devenue plénitude de la

vertu par leur lien d‟amour profond.

Taram, au contact de Gurgi, a cessé d‟être téméraire pour devenir courageux et

Gurgi a cessé d‟avoir peur, mais pourquoi ? Pourrait-on dire de la vertu qu‟elle est

311

Ted BERMAN et Richard RICH, The Black Cauldron, Disney, 1985, scène 3.

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contagieuse ? S‟agit-il vraiment de seulement mettre deux vices ensemble pour créer la

vertu ?

Pocahontas, dans la chanson All around the river bend, décrit bien aussi le manque

en éducation, particulièrement en ce qui a trait à la connaissance elle-même :

What I love most about rivers is you can‟t step in the same river twice. The water‟s

always changing, always flowing. But people, I guess can‟t live like that. We all must

pay a price, to be safe we lose our chance of ever knowing what‟s around the river

bend312

.

Le début de ce passage nous rappelle inévitablement les propos d‟Héraclite313

, qui disait

qu‟on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve.

Que nous dit Pocahontas à travers cette métaphore de la rivière ? Avant de

commencer à chanter, son père a averti la jeune fille qu‟elle devait être « steady », pour

reprendre le mot qu‟il emploie, comme l‟est la rivière. En regardant la rivière, deux loutres

en sortent en sautant pratiquement au visage de l‟Indienne, ce qui l‟amène à conclure que la

rivière n‟est pas « steady » du tout.

Nous pouvons croire que la rivière représente la vie. Pour avoir une vie sécuritaire,

la plupart des personnes préfèrent vivre comme toutes les autres et calmement, par contre

ce style de vie n‟est pas ce qu‟est vraiment la vie.

Ils ne parcourent pas la rivière de cette façon, ils restent dans son coin le plus

tranquille et en ont une perception à la fois erronée et incomplète. De la même manière,

pour être bien et ne pas être aveuglés et perdus, les gens préfèrent rester dans la caverne de

Platon à voir les ombres de la réalité.

Cependant, comme le dit la jeune Amérindienne, en cherchant la sécurité intérieure,

tout le côté rassurant de croire simplement savoir ce qu‟est le monde dans une perspective

unidimensionnelle, les gens perdent leur chance de savoir un jour ce qu‟il y a au détour de

la rivière.

Quand on sort de ce confort, on se retrouve très désemparé. On est dans une rivière

mouvante, changeante. On perd ses points de repère. On ne voit plus rien. On n‟est plus sûr

312 GABRIEL et GOLDBERG, Pocahontas, scène 6. 313 DICTIONNAIRE DES PHILOSOPHES, Héraclite, Paris, Albin Michel (coll. « Encyclopaedia universalis »),

1998, p. 704-707.

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de rien. Accepter de se lancer dans l‟expédition d‟une rivière impétueuse, dans l‟ascension

d‟une caverne profonde, dans la quête de la vérité, c‟est courir des risques. C‟est aussi

accepter d‟avoir l‟impression première de tomber bien plus bas que nous étions au départ,

toutefois avec un peu de confiance, nous pourrons découvrir « what‟s around the river

bend314

».

Nous découvrons alors le lieu où résident les Idées en apprenant de mieux en mieux

à distinguer la vérité à travers toutes les façons très riches qu‟elle a de se manifester. Il

existe une vérité, or elle est plus complexe, plus complète qu‟elle ne le semble et toutes ses

facettes donnent cette impression de mouvement. Il faut accepter l‟impression du manque

et notre propre pauvreté humblement avant d‟avoir cette plénitude.

Quant à la dimension amoureuse de cette quête, Pocahontas l‟inclut dans sa

chanson. Elle se demande si elle doit marier Cocoon, celui que son père a choisi pour elle,

ce qui ne l‟enthousiasme pas du tout, ou encore aller découvrir ce qu‟il y a au détour de la

rivière. On la voit alors prendre avec son canot le côté le plus impétueux de la rivière.

Si c‟est là que s‟arrête le questionnement de l‟Amérindienne, le nôtre peut toutefois

se poursuivre. C‟est vrai qu‟il faut faire face au changement pour aller à la découverte de la

philosophie, mais est-ce l‟état final ? Qu‟est-ce qui a de la valeur ? Ce qui change peut-il

avoir de la valeur ? Si tel est le cas, est-ce vraiment ce qui change qui a de la valeur ou ce

qui reste au sein du changement ?

Ce qui a véritablement de la valeur n‟est-il pas par nature immortel, comme les

Idées ? Aussi, une position qui éviterait le relativisme condamnerait-elle le valable à

l‟inaction ? Peut-il y avoir action sans qu‟il n‟y ait altération ? L‟amour impose-t-il le

mouvement ? Si oui, quel type de mouvement ?

Chez Platon, comme nous l‟avons dit plus tôt, l‟amour est le point de départ et le

point d‟arrivée de l‟éducation. Tout d‟abord, on s‟attache à quelqu‟un de plus ou moins

sage que nous, de plus ou moins beau que nous. Le parent s‟attache à son enfant, l‟enfant

s‟attache à son professeur. Il y a même une forme d‟éducation réciproque dans l‟amour

conjugal.

314

Ibid., scène 6.

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Les premières formes d‟amour susmentionnées ne sont pas aujourd‟hui (et il ne

serait pas souhaitable qu‟elles le soient) l‟amour pédérastique comme on en voit dans

l‟Antiquité grecque, mais il existe toujours un lien, ou il devrait en exister un, car sans ce

lien d‟amour profond, l‟éducation est vaine.

L‟amour sera alors le tremplin de l‟éducation. Il permettra au plus âgé de mettre les

efforts nécessaires pour éduquer le plus jeune et au plus jeune d‟avoir la passion, l‟intérêt,

le respect, voire la soumission nécessaire pour recevoir l‟éducation du plus sage.

L‟amour, à ce stade, est un peu comme un coup de foudre ou comme un devoir,

selon la façon dont les deux personnes sont mises en relation. Il s‟approfondira et deviendra

plus réel, plus paisible avec le temps. L‟enfant n‟aura peut-être plus la naïve impression que

sa mère est parfaite, cependant il ne l‟aimera que plus véritablement en la connaissant pour

ce qu‟elle est.

Au final, l‟éducation, qui a été le but vers lequel le plus et le moins sage se sont

dirigés à partir du moment où ils ont été liés d‟amitié, aura elle-même été mise au service

de l‟amour. Le premier des deux types d‟amour est un moyen, néanmoins le second est une

fin. L‟amour est le but de l‟éducation et le but de l‟éducation est l‟amour, l‟apprentissage

de l‟amour.

Les exemples disneyens sont présents de toutes sortes de manières, en variant les

types d‟amour, pourtant, évidemment, ils ne le sont pas dans le contexte amoureux de

Platon. Dans la chanson, I can go the distance d‟Hercule, on l‟entend crier sa volonté de

devenir un Dieu et un héros. Il est prêt à tout. Il chante cependant qu‟il le fera « waiting in

your arms315

».

À ce moment de l‟histoire, on n‟est pas trop sûr de ce que « waiting in your arms »

peut bien vouloir dire, puisqu‟il n‟a pas encore rencontré Mégara. On sent qu‟il est

amoureux de son objectif, et peut-être qu‟il y a une sorte de prémonition présentée dans le

film de l‟amour qu‟il aura pour Mégara, ou encore qu‟il souhaite aimer quelqu‟un en

attendant de devenir un dieu.

315 CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 8.

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Quoi qu‟il en soit, son but est l‟immortalité et la divinité et il compte l‟atteindre,

sinon par l‟amour, du moins en présence de l‟amour. C‟est bel et bien l‟amour qui lui fera

atteindre son objectif de devenir un dieu, or au moment où il arrive à atteindre son but,

celui-ci se transforme en moyen.

Il ne veut plus être dieu, car cela l‟empêcherait d‟être avec son amour et son amour

est devenu plus important que le fait d‟être immortel. Tout a commencé par un amour

moyen dont le but est l‟éducation, ou plutôt l‟élévation et s‟est renversé de sorte que

l‟élévation est devenue un moyen en vue de l‟agrandissement de l‟amour qui est la fin.

Le but de l‟éducation est de se tourner vers le bien, selon ce passage de la

République qui décrit ce qu‟est l‟art d‟éduquer :

Il existerait dès lors, dis-je, un art pour cela, un art de ce retournement, un art consacré à

la manière dont cet instrument peut être retourné le plus facilement et le plus

efficacement possible, non pas l‟art de produire en lui la puissance de voir, puisqu‟il la

possède déjà sans être toutefois correctement orienté, ni regarder où il faudrait, mais l‟art

de mettre en œuvre ce retournement316

.

Nous pouvons observer un exemple d‟éducation orientée vers le bien dans Le Roi Lion.

Après que le père de Simba lui fut apparu en nuage dans le ciel et lui eut parlé, Raffiki a

fait l‟idiot d‟une façon très brillante.

Il commence à se plaindre de la curieuse météo qu‟ils ont, comme si l‟apparition

d‟un lion qui parle dans le ciel pouvait être attribuable à un temps capricieux. Simba lui

répond, nostalgique, que les vents semblent changer. Il entre dans le jeu du singe, toutefois

lui aussi sait de quoi il parle. Raffiki dit que les changements sont bons. Ainsi, il suggère,

l‟air de rien, sans dire bien clairement au lion ce qu‟il a à faire. Ce dernier le sait trop bien.

Simba entre donc dans le vif du sujet en exprimant ses réticences : « I know what I

have to do. But going back means I‟ll have to face my past. I‟ve been running from it for so

long317

». En guise de réponse, le singe lui donne un bon coup de bâton sur la tête !

Évidemment, le jeune lion lui demande pourquoi il a eu ce geste peu délicat et aux

apparences purement gratuites à son endroit, mais le vieux Raffiki fait mine d‟esquiver sa

316

PLATON, République, livre VII, 518d, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1683. 317

ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 23.

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question, tout en y répondant finalement très clairement : « It doesn‟t matter. It‟s in the

past ».

On reste dans le flou quant à la compréhension de Simba face au mouvement de son

aîné lorsqu‟il dit : « Yeah, but it still hurts ». Avec un air compatissant, le singe répond :

« Oh yes, the past can hurt. But the way I see it, you can either run from it, or learn from

it ». En finissant sa phrase, Raffiki redonne un coup de bâton à Simba, cependant cette fois-

ci, le lion l‟évite.

On comprend bien que le bâton n‟est qu‟une métaphore qu‟emploie le vieux sage

pour amener Simba à comprendre ce qu‟il doit faire. Comme dans la théorie de Platon,

l‟enseignant ne dit pas à l‟élève ce qu‟il doit faire, il lui montre où regarder, il l‟amène à

saisir lui-même ce qu‟il a à faire.

Raffiki vérifie si la leçon lui a bien pénétré le crâne en demandant à son protégé ce

qu‟il comptait faire, néanmoins on voit que celui-ci a très bien entendu lorsqu‟il lui

témoigne son intention de confisquer le bâton à son interlocuteur. Il prend le bâton,

l‟envoie un peu plus loin, et part en courant.

Après avoir rattrapé son bâton pour lequel il s‟inquiétait beaucoup, le singe

demande à Simba où il s‟en va. Lorsque ce dernier lui dit qu‟il va reprendre sa place,

Raffiki pousse de grands cris de joie et d‟encouragement.

Ce dernier exemple en est davantage un d‟éducation que d‟amour, malgré le fait que

Simba ait aussi été préalablement sermonné par son défunt père qu‟il aimait avant de

recevoir une leçon de la part du singe. En effet, pour sa relation avec Raffiki, on est encore

loin de parler d‟amour.

Dans le film Anastasia, par contre, on voit que l‟amour a appris au jeune Dimitri

une dure leçon, bien qu‟elle ait eu lieu plus en raison de l‟expérience de vie que grâce à

quelqu‟un qui aurait joué un rôle de professeur.

Le film Anastasia s‟inspire de l‟histoire vraie de la famille royale de Russie lors de

la Première Guerre mondiale. Les Romanov, famille du Tsar Nicolas II de Russie, ont été

assassinés par le régime communiste. Une légende a longtemps couru selon laquelle une

des quatre filles des Romanov aurait survécu.

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Dans Anastasia, c‟est Dimitri, un jeune voyou voleur par surcroît, qui se tourne vers

le bien en apprenant à connaître Annia. Non seulement il s‟agit d‟une conversion vers le

bien, mais il s‟agit surtout pour lui de tourner son regard vers le vrai.

Au début du film, Dimitri cherche une femme qui pourrait se faire passer pour la

grande duchesse Anastasia dans le but de la ramener à sa grand-mère qui propose une

importante récompense à quiconque la retrouvera.

Il tombe alors par hasard sur une jeune femme amnésique qui ressemble beaucoup à

la jeune princesse. Ce qu‟il n‟a pas prévu cependant est qu‟il tombera amoureux de cette

jeune femme et que celle qu‟il voulait faire passer pour l‟héritière du trône l‟est

véritablement.

Il est donc, comme le prisonnier de la caverne, tiré de force vers la lumière et

lorsqu‟il la distingue clairement, il a changé. La grand-mère, qui connaissait ses

manigances, est alors surprise de voir que le jeune homme refuse la récompense.

Elle lui demande ce qui l‟a amené à changer d‟avis et sa réponse est : « Oh ! Mais

c‟est dans mon cœur que tout a changé318

». Son amour pour la jeune duchesse l‟a ainsi

poussé vers le bien et vers le vrai. En voulant se contenter de l‟ombre de la princesse, il a

trouvé la vraie.

Si nous nous rappelons ce que nous avons dit dans le Chapitre I, l‟éducation,

notamment parce qu‟elle oriente vers le bien, fait de l‟être humain un homme nouveau.

Cette transformation est très visible chez Disney.

Bien sûr, nous pourrions encore citer le cas de La Belle et la Bête, qui est l‟œuvre

qui forme en quelque sorte l‟ossature de ce travail, puisque nous la retrouvons souvent et

dans plus d‟une section. Vous pourrez cependant par la simple réflexion voir la relation

entre La Belle et la Bête et la transformation. Nous oserons donc ici nous aventurer dans

quelques œuvres un peu moins abordées jusqu‟à maintenant.

Le film Pinocchio n‟est pas au premier abord une histoire d‟amour, si ce n‟est de

l‟amour filial. Il aborde toutefois de front la question de l‟éducation, et particulièrement de

l‟éducation au bien et de la transformation qui s‟ensuit.

318

BLUTH et GOLDMAN, Anastasia, scène 8.

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Lorsqu‟une fée entre chez le bon vieux Geppeto, qui est visiblement assez solitaire

avec son chat et son poisson comme compagnons de vie, elle a l‟intention d‟aider ce dernier

à réaliser un souhait qui lui est cher.

Ayant fabriqué une marionnette du nom de Pinocchio, Geppeto a fait le souhait que

celle-ci devienne un vrai petit garçon. La fée offre alors à Pinocchio le don de la vie.

Malgré tout, elle ne réalise pas entièrement le vœu du vieil homme, car lorsque le jeune

pantin demande à la fée « Am I a real boy ?319

», celle-ci lui explique que non, et que cette

part de la réalisation du rêve de son père ne dépendra que de lui.

Elle lui dit comment y arriver : « Prove yourself brave, truthful and unselfish and

someday you will be a real boy320

». Elle précise qu‟il devra apprendre à choisir entre le

bien et le mal et qu‟il y parviendra en écoutant sa conscience.

La marionnette, qui vit depuis deux minutes, ne sait pas ce qu‟est une conscience.

Un grillon, qui était dans la maison pour se réchauffer commence à lui en donner une

définition, lorsque le jeune pantin demande naïvement à Jimini le grillon s‟il est sa

conscience.

La fée donne donc au grillon le rôle de conscience de Pinocchio. Pour écouter sa

conscience, Pinocchio devra écouter cet être qui a plus d‟expérience de vie que lui. La

bonne fée lui donne quand même une chance.

À un moment où il n‟a pas écouté et s‟est retrouvé confronté à de graves problèmes,

elle lui vient en aide en précisant que ce sera la seule fois. En même temps, elle lui dit cette

phrase : « Remember, a boy who won‟t be good might just as well be made of wood321

».

Dans le film Mon Frère l‟Ours, le jeune Kenaï, un Inuit, rêve de devenir un homme,

toutefois, au début du film, il est loin d‟avoir ce qu‟il faut pour faire cette transition. La

grand-mère du village offre aux jeunes hommes un petit totem qui indique un animal et une

vertu qu‟ils doivent obtenir pour pouvoir franchir le passage de l‟enfance à l‟âge adulte.

319

HAMILTON et SHARPENSTEIN, Pinocchio, scène 5. 320

Ibid., scène 5. 321

Robert WALKER et Aaron BLAISE, Brother Bear, Disney, 2003, scène 13.

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Kenaï a le totem de l‟ours et la vertu de l‟amour. Ce garçon agité, qui se bataille

avec son frère à la moindre bêtise, est loin d‟être ravi. Son frère s‟amuse à l‟appeler

« loving bear », et lui qui espérait avoir une vertu virile et puissante, il n‟en est que plus

agressif.

De plus, il déteste les ours. Quand, au surplus, son frère aîné Seka meurt après que

Kenaï et son jeune frère avec qui il se chicanait encore eurent fait preuve de témérité face à

un ours (Seka essayait de protéger ses deux frères de l‟ours), Kenaï a tôt fait de rendre

l‟ours responsable de tout cela. Il va par suite tuer cet animal.

Le défunt frère Seka, qui devient en mourant un grand esprit dans le ciel, a toutefois

l‟intention de donner une bonne leçon à son frère. À peine Kenaï a-t-il tué l‟ours qu‟il se

retrouve lui-même changé en ours.

Bien sûr, au départ, cela ne l‟enchante pas, d‟autant plus qu‟il se fait agacer par ce

jeune ourson volubile qui ne trouve plus sa maman, or à force de connaître ce petit, il se

met à l‟apprécier. Cet ourson s‟appelle Koda et il considère Kenaï comme son grand frère.

Il rencontre ensuite d‟autres ours, qui lui font d‟abord peur.

Finalement, il se rend compte que les ours ne sont pas méchants, au contraire, et

qu‟ils ont autant peur de l‟homme que l‟homme a peur d‟eux. Kenaï apprend ensuite que la

mère que Koda ne trouve plus est en fait l‟ours qu‟il a tué froidement. Quel choc, autant

pour lui que pour Koda, qui lui en veut sur le coup.

Le dernier des frères inuits veut cependant venger ses frères, qu‟il croit tous les

deux morts à cause de l‟ours. Il ne cesse donc, ironiquement, de poursuivre son propre frère

changé en ours pour tenter de le tuer.

Lorsqu‟il y parvient presque, Koda sauve la vie de Kenaï. Kenaï, puisqu‟il a appris

sa leçon, redevient alors humain pour quelques minutes. Son frère réalise ce qu‟il allait

faire et Kenaï se rend compte qu‟il est de son devoir de rester un ours pour veiller sur Koda.

Malgré le fait que Kenaï restera un ours toute sa vie durant, il a atteint le but qu‟il

poursuivait depuis le début du film, celui de devenir un homme :

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My brother Kenaï, went on to live with Koda and the other bears. He told me that love is

very powerful and I passed on the wisdom of his story to my people, the story of a boy

who became a man, by becoming a bear322

.

Cette histoire suit la trame de la majorité des histoires de transformation, sauf pour la fin.

Que ce soit La Belle et la Bête, La Princesse et la Grenouille ou encore la transformation

en âne dans Pinocchio, les humains deviennent généralement des bêtes parce qu‟il leur

manque quelque chose pour atteindre la plénitude de leur humanité.

À la fin de l‟histoire, quand ils ont appris leur leçon, ils redeviennent des hommes,

de cœur comme de corps. On ne voit habituellement pas des hommes qui choisissent de

rester des animaux. C‟est même un peu contre-intuitif, l‟être humain étant par nature

supérieur à l‟animal.

Sans amour, on ne peut pas atteindre la vertu et l‟amour mène à la vertu. C‟est une

part importante du message du Phèdre. Si le jeune Phèdre choisit un éducateur qui ne

l‟aime pas, il se prive d‟une folie nécessaire et son éducation sera vaine.

Dans La Belle et la Bête, c‟est l‟amour qui sauve la Bête et la ramène vers

l‟humanité. Lorsqu‟il sauve la vie de la Belle au péril de sa propre vie, c‟est déjà par amour

pour elle, cependant à ce moment ce monstre se sauve lui-même sans le savoir.

Lorsque la Belle le remercie de lui avoir sauvé la vie, il réalise lui-même ce qu‟il a

fait, il voit qu‟il est capable d‟amour et cela lui plaît. À partir de ce moment, sa mauvaise

humeur s‟évanouit. Il se lance à la quête de la vertu qu‟il ne voyait pas comme possible

auparavant, et qu‟il aime quand il commence à l‟apercevoir, quand elle est faite comme un

geste d‟amour gratuit.

Comme nous l‟avons déjà mentionné précédemment, John Smith fait lui aussi un

chemin vers la vertu grâce à son amour pour Pocahontas. Alors qu‟il croyait tout savoir et

qu‟il était prêt à tuer n‟importe quel Indien sur son chemin, il finit par sauver au péril de sa

vie le père de Pocahontas, qui avait déjà condamné le jeune homme à mort.

Parce qu‟il aime la beauté de sa compagne, il se met à l‟écouter et écouter son cœur,

ce qui l‟ouvre à la double ignorance et lui permet par la suite de connaître véritablement.

322

Ibid., scène 26.

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Dans le film Lilo et Stitch, la jeune Lilo est une enfant turbulente et indocile. Elle

est orpheline et donne beaucoup de fil à retordre à sa grande sœur qui essaie de s‟en

occuper. Quand la petite mentionne qu‟elle aimerait bien avoir un chien, sa sœur croit que

cela pourra l‟aider à se sentir mieux et à être plus douce. Elles se rendent donc dans un

refuge pour en adopter un.

Toutefois, notre Lilo, qui ne peut rien faire dans les normes, trouve un chien

absolument horrible, qui effraie profondément sa sœur. En vérité, ce chien n‟est pas un

chien. Il s‟agit d‟un extraterrestre qui a été conçu dans le seul objectif de détruire. Sa nature

profonde est la démolition.

L‟instinct de la grande sœur était bon. Au contact de Stitch l‟extraterrestre, Lilo

devient une enfant modèle. Elle doit montrer l‟exemple et éduquer Stitch. Son amour pour

cet animal l‟attendrit. Son « chien », cependant, ne se laisse pas dresser si facilement.

Au départ, il détruit tout et la grande sœur vient pour le mettre à la porte, quand Lilo

lui dit : « Ohana means family, family means that no one is left behind or forgot323

».

L‟extraterrestre comprend un peu ce qui se passe, et il commence légèrement à se sentir

touché. Ensuite Lilo lit à Stitch l‟histoire du vilain petit canard, qui était un être étrange et

qui cherchait sa famille, parce qu‟il se sentait seul.

Stitch s‟identifie à ce vilain petit canard et il part pour trouver sa famille, par contre

lorsqu‟il voit son inventeur qui tente de le capturer, ce dernier lui dit qu‟il n‟a pas de

famille. Cependant, Stitch comprend finalement qu‟il fait partie de cette famille brisée

qu‟est celle de Lilo et, grâce à l‟amour, il va contre sa nature de destruction. Il devient bon

et vertueux.

Cette phrase, qu‟il prononce vers la fin du film, témoigne bien de ce qu‟il a appris

depuis qu‟il est arrivé sur terre : « This is my family. I found it all on my own. It‟s little and

broken but still good. Yes, still good324

».

323

Chris SANDERS et Dean DEBLOIS, Lilo and Stitch, Disney, 2002, scène 14. 324

Ibid., scène 29.

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Nous l‟avons déjà mentionné, les relations pédérastiques telles qu‟elles sont dans la

Grèce antique n‟existent pas chez Disney. Toutefois, il y a de bons exemples de relation

d‟éducation entre deux individus.

Si nous pensons à Hercule, son maître, le Centaure Chiron, a des allures bien

étranges. Il a une voix et un comportement d‟homme, sauf qu‟avec ses pattes qui

ressemblent à celles d‟un sanglier et ses cornes de diable, on se demande d‟où il vient, où

est sa place.

Bien que nous sachions que le démon de Socrate n‟a rien à voir avec le diable dans

notre conception actuelle de ce qu‟est le mot démon, on ne peut s‟empêcher de se demander

s‟il n‟y aurait pas, par les cornes de ce personnage, une sorte d‟héritage transformé de

l‟idée du démon qui éduque Socrate.

La relation qu‟a Jimini le Criquet avec Pinocchio a aussi quelques accents qui

peuvent rappeler la pédérastie. Jimini est plus sage et il joue un rôle énorme, presque

fusionnel sur le jeune pantin : « I name you Pinocchio‟s conscience, lord high keeper of the

knowledge of right and wrong, counsellor in roads of temptations and guide along the

straight and narrow path325

».

Aussi, ce qui peut rappeler la pédérastie est l‟amour que Jimini s‟attend à recevoir

de Pinocchio en volant à son secours. Lorsque Pinocchio dit à Jimini qu‟un jeune garçon

est son meilleur ami, Jimini est jaloux, outré. Il veut même abandonner Pinocchio. Il se

serait attendu, avec tout ce qu‟il faisait pour le petit pantin de bois à ce que celui-ci lui

rende son amour en le considérant au moins comme son meilleur ami.

Pour Pinocchio, jeune et inexpérimenté, ce n‟était pas évident de prime abord. Le

criquet était son mentor, sa conscience, pas son meilleur ami. On voit alors la base du

questionnement présent dans le Phèdre s‟installer dans le film Pinocchio.

La chanson Part of your world de La Petite Sirène est sans doute l‟une des

meilleures imitations du texte de l‟allégorie de la caverne. En reprenant ce dernier et en le

mettant en relation avec la chanson d‟Ariel, nous ne pourrons qu‟être frappés par l‟ampleur

de la similitude.

325

Ben SHARPSTEEN et al., Pinocchio, scène 5.

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Rappelons-nous ce qu‟écrit Platon : « Représente-toi des hommes dans une sorte

d‟habitation souterraine en forme de caverne326

». Dans cette caverne, les gens derrière le

muret, près du feu « montrent leurs merveilles327

» sur le mur du fond à des gens qui

« considéreraient que le vrai n‟est absolument rien d‟autre que les ombres des objets

fabriqués328

».

Ariel aussi est dans une caverne avec ces merveilles d‟objets fabriqués et de

figurines : « How many wonders can one cavern hold? Looking around here you think :

Sure, she‟s got everything. I got gadgets and gizmos a plenty […] but who cares, no big

deal, I want more329

». La petite sirène, cependant, ne peut pas se contenter de ces objets,

elle veut le vrai monde dont ces choses ne sont que l‟image.

Ariel tient le rôle du philosophe, qui se rend compte qu‟il y a tant à découvrir au-

delà de ce qu‟elle connaît et qui veut sortir de la caverne, aller : « up where they stay all

day in the sun330

». C‟est d‟ailleurs l‟achèvement du parcours du philosophe :

Alors, je pense que c‟est seulement au terme de cela qu‟il serait enfin capable de

discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui

est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel

qu‟il est331

.

Pour y arriver, la petite sirène va prendre le même chemin que Socrate en allant poser des

questions aux gens. Elle sortira du fond de la caverne et ira rejoindre les gens qui, près du

feu, montrent les figurines. Elle est « ready to know what the people know (dit-elle en

ouvrant et regardant un livre), ask them my questions and get some answers: „„What‟s a fire

and why does it, what‟s the word ?, burn332

».

Cette étape est celle de l‟éducation, de la remontée de la caverne. En posant des

questions, elle s‟extirpe de la prison, mais n‟est pas encore au soleil. Comme elle le dit, elle

est près du feu. Elle voit le feu et se demande ce que c‟est, ce qu‟il fait là. Elle est à mi-

chemin.

326

PLATON, République, livre VII, 514a, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1679. 327

Ibid., livre VII, 514b, p. 1679. 328

Ibid., livre VII, 515c, p. 1680. 329

Ron CLEMENTS et John MUSKER, The Little Mermaid, Disney, 1989, scènes 2-3. 330

Ibid., scènes 2-3. 331

PLATON, République, livre VII, 516b, trad. LEROUX, dans op. cit., p. 1681. 332

CLEMENTS et MUSKER, The Little Mermaid, scènes 2-3.

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153

Elle atteindra le lieu des Idées grâce à un beau jeune homme, parce que le titre de la

chanson est Part of your world et le « your » renvoie à un bel adolescent qu‟elle a vu à la

surface. À la fin de la chanson, elle exprime son désir empressé de rejoindre un monde plus

élevé, qui fait étrangement penser au lieu des Idées.

On voit transparaître son amour de la sagesse par son désir profond de découverte :

« When‟s it my turn ? Wouldn‟t I love, love to explore that shore up above? Out of the sea,

wish I could be, part of that world333

».

La version anglaise de la suite de la citation en exergue de ce chapitre rappelle aussi

l‟allégorie de la caverne, à cause de la mention de l‟aveuglement par le soleil. On voit

même presque le sous-entendu philosophique sous-jacent à l‟allégorie de la caverne, car la

chanson se met tout de suite après à parler de connaissance. Au surplus, on retrouve la

notion d‟immortalité par le cycle de la vie, qui ne se termine pas :

From the day we arrive on the planet, and blinking, step into the sun, there‟s more to see

than can ever be seen, more to do than can ever be done. There‟s far too much to take in

here, more to find than can ever be found, but the sun rolling high, through the sapphire

sky, keeps great and small on the endless round334

.

333

Ibid., scènes 2-3. 334 ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 1.

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Conclusion

En somme, notre travail nous amène non seulement à poser un regard nouveau sur

le lien unissant la culture du passé à celle du présent, mais aussi à mieux intégrer l‟œuvre

de Platon grâce à la multitude d‟exemples tirés de Disney qui permettent d‟en faire une

meilleure illustration dans notre esprit.

Le manque de beauté de l‟Éros platonicien est enrichi par les grandes oreilles

volantes de Dumbo, par la difformité de Quasimodo, par la monstruosité de la Bête.

L‟exemple de la Bête face à Gaston et face à ce qu‟elle était en tant que prince, mis en

relation avec la figure de l‟Alcibiade prometteur, tout en étant démissionnaire, nous

poussent à prolonger notre réflexion. « What makes a monster and what makes a

man ?335

».

S‟il y a bien quelque chose que l‟amour ne possède pas, c‟est la beauté, et nous

sommes pourtant prompts à la lui attribuer. Les princesses sont toujours belles, or elles

symbolisent l‟objet aimé, tandis que l‟homme, versatile, intermédiaire, est le représentant

d‟Éros. Le véritable amant est-il subséquemment celui qui n‟a rien à offrir et tout à

prendre ? La part de bon d‟Éros, il la donne et ce qu‟il a de mauvais est compensé, parce

qu‟il s‟offre comme serviteur du beau. Le seul cadeau du philosophe à la beauté, c‟est le

don de soi.

Même pour le philosophe, la révélation du beau est progressive. Celui qui quitte la

caverne fait exactement comme celui qui s‟aventure dans un conte de fées : il va « Far

away, long ago336

». Il brouille tous ses repères de connaissance.

Le beau, en tant que ce qui se manifeste avec le plus d‟éclat, « glowing dim as an

ember337

», comme le dit Anastasia quand ses souvenirs commencent à refaire surface, est

d‟abord un aveuglement, un éblouissement. C‟est se donner le droit de marcher vers

l‟inconnu en le sachant inconnu.

335

TROUSDALE et WISE, The Hunchback of Notre Dame, scène 28. 336

Don BLUTH et Gary GOLDMAN, Anastasia, scène 2. 337

Ibid., scène 2.

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Éventuellement, quand on aura avancé un peu plus, on pourra peut-être s‟exprimer

comme Aurore lorsqu‟elle rencontre le prince et parler de l‟éclat du beau de cette manière :

« the gleam in your eyes is so familiar a gleam and I know it‟s true that visions are seldom

all they seem338

».

D‟abord, il faut que quelqu‟un nous détache, peut-être. Il faut croire en une

promesse, la promesse de l‟amour, celle de l‟éducateur, celle d‟Éros, celle d‟Aladin : « I

can show you the world, shining, shimmering, splendid […] I will open your eyes, take you

wonder by wonder339

».

Platon,et Disney nous présentent l‟amour comme une chose à la fois confondante,

mystérieuse, vague et ambiguë, tout en restant un idéal plein, extrême, comme le sont par

nature tous les idéaux. C‟est pourquoi l‟image de l‟intermédiaire est la meilleure.

Le juste milieu est plus définissable que la médiété et, très rationnel, il s‟applique

mal à une situation complexe comme celle de l‟amour. L‟intermédiaire est plus adapté à la

situation amoureuse pour cette raison. Cet Éros qui n‟est pas beau, ce Socrate va nu-pieds,

n‟est pas non plus laid, même si Socrate est laid et qu‟Alcibiade le décrit comme beau.

Les princes de Disney les plus laids sont aussi bien souvent les plus beaux, en raison

de leur bonté, mais même la bonté en eux ne réside qu‟en tant qu‟intermédiaire. Il y a

généralement en eux des points négatifs que le beau doit purger par son contact, par contre

ce ne sont que de petits détails, pas l‟essence de ces personnes.

L‟Éros de Platon marche pieds nus. Il est pauvre comme sa mère et riche de la ruse

de son père. Il porte les deux visages. Sous ce regard, il est peut-être l‟image même de

l‟espérance.

Le désir est ce qui nous pousse vers un but. Pourtant, comme le dit si bien Diotime,

on ne peut désirer que ce que l‟on ne possède pas. Il faut ainsi manquer de quelque chose

pour aimer, le désir étant nécessaire à l‟amour. Le manque doit se laisser sentir. C‟est sans

doute ce pour quoi les princesses disparaissent toutes, aussi ridicule que cela puisse

paraître. Les atomes sont constitués de vide. Il faut du manque pour donner sens à la

338

GERONIMI, Sleeping Beauty, scène 3. 339

CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 4.

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totalité. Peut-être, sous ce regard, la vie n‟est-elle pleine de sens que grâce à ces moments

où elle ne semble plus, pour nous, n‟en avoir aucun.

Éros est-il un dieu ? Selon le Phèdre, c‟est le plus grand de tous les dieux, toutefois

selon le Banquet, ce n‟est même pas un dieu, c‟est un démon, un messager. C‟est

assurément un être qui a quelque chose de divin, néanmoins c‟est un divin en mouvement.

C‟est pourquoi c‟est un messager.

C‟est un divin si insaisissable que l‟on ne peut même pas le fixer dans son statut. Le

messager, c‟est bien la meilleure façon de le décrire. Il est la relation entre des choses. Il est

aux deux extrêmes et il n‟y est pas. Il n‟est là que le temps d„apporter du sens en un lieu.

Lorsque la beauté du sens qu‟il porte se flétrit, il se présente sous un autre jour. Cet

autre jour, parfois, c‟est l‟absence, l‟indifférence, par contre c‟est encore un silence lourd

de sens, le genre d‟absence qui parle plus que n‟importe quel message, parce qu‟il parle du

manque.

Cet Éros qui passe tout son temps à philosopher, lorsqu‟il aura atteint la pleine

possession de la philosophie, lorsqu‟il aura ses ailes en compagnie de son amant, ne sera-t-

il plus Éros ? Si la sagesse lui est acquise à jamais, l‟aimera-t-il toujours? Le désir passé

peut-il rester imprégné dans l‟esprit de celui qui possède ou la possession tant désirée

efface le désir de celui qui la poursuivait, même si ce dernier est devenu un sage ?

Le philosophe peut-il même atteindre la sagesse ? Le jour où il aura ses ailes,

lorsqu‟il verra les Idées, connaîtra-t-il vraiment tout ou restera-t-il à jamais une part de

mystère ? Des choses si grandes peuvent-elles se dévoiler totalement à l‟homme un jour ?

Leur mystère contribue-t-il à leur grandeur ?

Être philosophe, c‟est vivre une vie de dieu, tout en étant pour toujours un homme,

avec peut-être la condition proprement humaine de faire face au mystère. Ce n‟est pas la

plénitude de Poros. Malgré tout, comme nous l‟avons dit antérieurement, est-ce un état

véritablement moins souhaitable ? Après tout, ce n‟est pas toujours ce qui semble bon qui

l‟est en effet. Le silène platonicien est aussi affaire de bien et de mal.

Platon a amené, dans le Phèdre, l‟idée que la folie n‟est pas par nature un mal.

Certaines folies sont des dons merveilleux. Le discours du hibou, décrivant l‟amour comme

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quelque chose d‟horrible, puisqu‟il comporte les symptômes de la folie, nous apparaît,

lorsque nous avons lu le Phèdre, sans doute comme celui de Lysias a dû paraître aux yeux

de Socrate, amusant mais faux.

Comment pourrait-on expliquer que la folie puisse être un bien ? Parce qu‟elle est

messagère. Elle délivre les messages des dieux aux hommes. En ce sens, la folie est

intermédiaire, elle est amour et c‟est un démon.

En ce sens, l‟amoureux est un réceptacle. Ses inspirations ne sont pas de son mérite.

Il n‟a pour seul mérite que celui d‟être en mesure de recevoir. Il ne possède que la grâce. Il

semble étrange, car ce qu‟il fait n‟est pas d‟ici, mais ce qui semble être un mal est en fait le

meilleur des biens, comme ce qu‟il fait vient de plus grand que lui.

Dans la chanson Belle, tout le monde se demande si la jeune fille est saine d‟esprit,

parce que « She‟s nothing like the rest of us340

». Elle n‟est pas stupide, par contre elle est

différente, puisqu‟elle est inspirée. Elle est folle, amoureuse de la sagesse et « People

always do crazy things when they‟re in love341

».

Socrate, lorsqu‟il questionnait les gens dans la rue, aurait très bien pu leur offrir la

réponse que le vieux singe Raffiki a faite à Simba : « Wrong, I‟m not the one who‟s

confused. You don‟t even know who you are342

». Il y a du sens dans la perte de repères

face à la logique populaire, bien que ce ne soit pas du sens commun. Avant de voir la

lumière, le philosophe doit s‟égarer, perdre le contrôle, la vue.

Socrate ne met pas non plus en avant les dangers de la folie. Bien sûr il existe le

manque, puisque comme le dit Aladdin : « Pour le fou qui se perd au cœur du désert, fatal

est l‟amour343

».

Jusqu‟où peut-on se rendre sur la route du manque pour que cette voie reste

féconde ? Jusqu‟à quel point pouvons-nous manquer sans mourir ? Plus encore, ne doit-on

pas mourir ? Éros est mourant, mais doit-il aller jusqu‟à mourir, lui qui est entre le mortel et

l‟immortel ?

340

TROUSDALE et WISE, Beauty and the Beast, scène 1. 341

CLEMENTS et MUSKER, Hercules, scène 27. 342

ALLERS et MINKOFF, The Lion King, scène 22. 343

CLEMENTS et MUSKER, Aladdin, scène 1.

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On doit au moins passer par le monde des morts, en tant que philosophe, pour

obtenir ses ailes. Éros est un intermédiaire, un messager entre ciel et terre, alors peut-être

que cela implique aussi ce type de voyage.

Les gens qui partent en voyage ramènent habituellement des souvenirs. Éros aussi,

puisque l‟amour est condition de réminiscence. En ce sens, on peut bien comprendre

pourquoi il faut aimer ceux qui transmettent le savoir. On a peu de perméabilité pour

recevoir l‟enseignement d‟une personne que l‟on déteste. On offre rarement nos pensées

dans toute leur authenticité, dans leur dénuement à des personnes auxquelles l‟on ne sent

pas que l‟on peut faire confiance, avec lesquelles l‟on n‟a pas établi de relation.

Aimer c‟est apprendre. On le voit dans le cheminement que font les amants chez

Disney, mais aussi dans l‟amour filial ou l‟amitié qu‟entretiennent certaines personnes

entre elles. Aimer, c‟est se tourner vers le bien et se laisser imprégner par l‟autre. C‟est un

mouvement.

Pour Hercule, il y a eu un changement. Sa poursuite de l‟immortalité par le biais de

l‟amour lui a fait voir la valeur de l‟amour, qu‟il a finalement préféré à l‟immortalité. Le

moyen est devenu la fin. Quel est le but principal de l‟éducation? L‟immortalité ou

l‟amour ? Autre chose ? Aimons-nous nos enfants pour nous immortaliser ou notre désir

d‟immortalité nous pousse à avoir des enfants qui nous apprendront à aimer ? Est-ce une

fausse question ?

Socrate n‟offre jamais de réponse. Il ne fait que poser des questions. Il n‟en est

pourtant pas moins savant que ceux qui tentent de répondre à ces questions. Bien au

contraire, il sait où il s‟en va. Le bon pédagogue ne donne pas les réponses à son élève. Il

l‟amène à les voir, mais pour le conduire vers cela, il doit pourtant connaître le chemin

mieux que l‟élève.

Dimitri ne connaissait pas le chemin dans lequel il s‟embarquait lorsqu‟il a

rencontré Annia (Anastasia). Il cherchait la fausseté et, en trouvant l‟amour, il a trouvé le

vrai. Il y a eu une conversion, mais comment celle-ci a-t-elle pu survenir ? Comment peut-

on trouver le vrai en cherchant le faux ?

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Pinocchio, lui, ne cherchait pas le faux, mais était tiraillé par l‟attrait du vice,

jusqu‟à ce qu‟il voie ce qu‟était le mal et décide de se convertir résolument au bien. Il a

poussé la vérité plus loin que Dimitri. Non seulement il s‟est converti au vrai, mais il est

devenu vrai. Il est devenu un vrai petit garçon. Cette situation amène une autre réflexion.

La vérité change peut-être ce que l‟on fait, ce que l‟on croit, ce que l‟on vit, cependant

peut-elle aller jusqu‟à changer ce que l‟on est, notre être même ?

Dans le cas de Kenaï, dans le film Mon frère l‟ours, c‟était sans doute l‟amour, qui

était son Totem, qui l‟a rendu homme, toutefois il s‟agit de l‟amour par le biais de

l‟empathie. Il a dû se mettre à la place des ours qu‟il détestait. Symboliquement, devenir un

ours, c‟est un peu se faire autre pour comprendre l‟autre. C‟est seulement en devenant autre

qu‟il est devenu lui-même.

C‟est exactement ce qui est arrivé à la Bête. Il a pris conscience de sa propre

humanité lorsqu‟il a pensé à Belle avant de penser à lui-même et qu‟il a tout risqué pour

sauver la vie de la jeune femme. C‟est un geste d‟amour par le biais de l‟empathie.

En fait, non seulement faut-il devenir autre pour être soi-même, mais il faut aussi

devenir l‟autre, quelqu‟un de déjà existant, du moins faut-il le faire suffisamment pour

apprendre à l‟aimer, parce que sans aimer l‟autre, on n‟est pas totalement soi-même,

puisque l‟amour est le chemin vers nous-mêmes.

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Médiagraphie

Filmographie

ALLERS, Roger et Rob MINKOFF, The Lion King, Disney, 1994, 89 minutes.

ARMSTRONG, Samuel, Fantasia, Disney, 1940, 125 minutes.

BANKROFF Tony et Barry COOK, Mulan, Disney, 1998, 88 minutes.

BERMAN, Ted et al., The Fox and the Hound, Disney, Disney, 1981, 83 minutes.

BERMAN, Ted et Richard RICH, The Black Cauldron, Disney, 1985, 80 minutes.

BLUTH, Don et Gary GOLDMAN, Anastasia, Disney, 1997, 94 minutes.

CLEMENTS, Ron et John MUSKER, Aladdin, Disney, 1992, 90 minutes.

CLEMENTS, Ron et John MUSKER, Hercules, Disney, 1997, 92 minutes.

CLEMENTS, Ron et John MUSKER, The Little Mermaid, Disney, 1989, 83 minutes.

CLEMENTS, Ron et John MUSKER, The Princess and the Frog, 2009, 97 minutes.

COCTEAU, Jean, La Belle et la Bête, DisCina, 1946, 96 minutes.

GABRIEL, Mike et Eric GOLDBERG, Pocahontas, Disney, 1995, 81 minutes.

GERONIMI, Clyde et al., Alice in Wonderland, Disney, 1951, 75 minutes.

GERONIMI, Clyde et al., Cinderella, Disney, 1950, 74 minutes.

GERONIMI, Clyde et al., Lady and the Tramp, Disney, 1955, 75 minutes.

GERONIMI, Clyde, Sleeping Beauty, Disney, 1959, 75 minutes.

HAMILTON, Luske et Ben SHARPENSTEEN, Pinocchio, Disney, 1940, 88 minutes.

HAND, David, Bambi, Disney, 1942, 70 minutes.

HAND, David et al., Snow white and the Seven Dwarfs, Disney, 1937, 83 minutes.

LEIGHTON, Eric et Ralph ZONDAG, Dinosaur, Disney, 2000, 82 minutes.

LIMA, Kevin, Enchanted, Disney, 2007, 107 minutes.

REITHERMAN, Wolfgang, Robin Hood, Disney, 1973, 83 minutes.

ROONEY, Darrell et Lynne SOUTHERLAND, Mulan II, Disney, 2004, 79 minutes.

ROONEY, Darrell et Rob LADUCA, The Lion King II : Simba‟s Pride, 1998, 81 minutes.

SANDERS, Chris et Dean DEBLOIS, Lilo and Stitch, Disney, 2002, 85 minutes.

SHARPSTEEN, Ben et al., Pinocchio, Disney, 1940, 88 minutes.

TROUSDALE, Gary et Kirk WISE, Beauty and the Beast, Disney, 1991, 84 minutes.

TROUSDALE, Gary et Kirk WISE, The Hunchback of Notre Dame, Disney, 1996, 91 minutes.

WALKER, Robert et Aaron BLAISE, Brother Bear, Disney, 2003, 85 minutes.

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