LAÏCITÉ ET MAÇONNERIE, LE CAS DU GRAND ORIENT DE FRANCE · L'histoire particulière de la...

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LAÏCITÉ et RELIGIONS LAÏCITÉ ET MAÇONNERIE, LE CAS DU GRAND ORIENT DE FRANCE Bruno Etienne L 1 I a laïcité est à la fois une idée abstraite, un concept, un mythe, une utopie et sans doute quelques autres choses , encore. Elle est l'enjeu d'un débat et d'un combat histo- rique et politique en France et, à un moindre titre, en Europe. Elle a, en effet, une caractéristique unique : le fait d'être liée à une par- tie très spécifique de l'histoire de France et à elle seule, au point que le mot est à peu près intraduisible en différentes langues. Les politologues utilisent de préférence la notion de sécularisation pour indiquer qu'une société estime que sa loi ne dépend pas exclusivement de sa conception de la transcendance. Il n'est pas dans mon propos ici de rappeler que le premier combat fut celui d'une République naissante et fragile qui enten- dait arracher aux frères des écoles chrétiennes le monopole de l'éducation. L'éducation allait devenir « nationale » et la catéchèse, 9 REVUE DES DEUX MONDES AVRIL 2 0 0 2

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  • LAÏCITÉ et RELIGIONS

    LAÏCITÉ ET MAÇONNERIE, LE CAS DU GRAND ORIENT DE FRANCE

    Bruno Etienne

    L1 I a laïcité est à la fois une idée abstraite, un concept, un

    mythe, une utopie et sans doute quelques autres choses , encore. Elle est l'enjeu d'un débat et d'un combat histo-rique et politique en France et, à un moindre titre, en Europe. Elle a, en effet, une caractéristique unique : le fait d'être liée à une par-tie très spécifique de l'histoire de France et à elle seule, au point que le mot est à peu près intraduisible en différentes langues. Les politologues utilisent de préférence la notion de sécularisation pour indiquer qu'une société estime que sa loi ne dépend pas exclusivement de sa conception de la transcendance.

    Il n'est pas dans mon propos ici de rappeler que le premier combat fut celui d'une République naissante et fragile qui enten-dait arracher aux frères des écoles chrétiennes le monopole de l'éducation. L'éducation allait devenir « nationale » et la catéchèse,

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    « instruction civique ». Ce programme a d'ailleurs été réalisé et a bien fonctionné jusqu'à l'effondrement de l'Empire colonial qui a ramené en métropole des populations revendiquant le droit à la différence en matière religieuse.

    Philosophiquement, contrairement à ce qu'affirment ses tenants les plus « intégristes », la laïcité n'est pas l'aboutissement d'une progression linéaire de l'humanité qui serait passée de l'ani-misme au polythéisme, puis au monothéisme, avant de goûter les joies du laïcisme, tel qu'Auguste Comte rêvait de l'enseigner : « J'irai prêcher la religion absolue à Notre-Dame ! » Claude Lévi-Strauss a montré l'inanité de la théorie évolutionniste qui irait du mythe à la science après avoir renvoyé la religion dans les oubliettes de l'Histoire ! La notion de progrès n'est rien d'autre qu'une invention de la société moderne hégémonique pour s'auto-valoriser face au reste de l'humanité. Si la laïcité est conçue comme un progrès inéluctable, cela ne fait que traduire une idée assez arrogante et en outre typiquement française : les autres doivent adopter nos valeurs puisque celles-ci sont universelles.

    Je m'attacherai dans cet article à un sujet un peu pointu que j'ai déjà abordé dans un ouvrage et dans un article précédent : la défense de la laïcité par une institution qui, historiquement, a prétendu se confondre avec la République, le Grand Orient de France (GODF). Et qui pratique l'incantation du mot magique et sacré « laïcité ».

    L'histoire particulière de la franc-maçonnerie française confron-tée au catholicisme n'est pas le détour le plus intéressant pour comprendre la dérive politicienne du GODF. D'une part, cette obé-dience est unique dans l'histoire de la franc-maçonnerie en général, sauf peut-être en ce qui concerne la Belgique, et, d'autre part, tout a été publié et disséqué par les historiens sur la question spéci-fique de l'exception française. Celle-ci commence très tôt dans l'histoire maçonnique. Avant l'époque des Lumières, la tolérance avait valeur d'hérésie comme aujourd'hui, pour la gauche, le relati-visme culturel. Après la Révolution, la franc-maçonnerie passait aux yeux des catholiques pour la synagogue de Satan. La droite française, de son côté, développait la thèse du complot judéo-maçonnique. Le combat était rude des deux côtés. Mais mon pro-pos est ailleurs car cette histoire est bien connue.

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    Aujourd'hui, le GODF est victime du règne de la quantité, de la modernité et de l'entropie, mais surtout de sa captation par des familles politiciennes, mainmises dont on peut faire une lecture historique ou une lecture mythogénique : l'efficacité du maître maçon n'est pas d'écraser l'Infâme en miroir de la Gueuse - même dans son avatar qu'est une certaine Église dévoyée par rapport à son message initial, le sermon sur la Montagne ou les Béatitudes -, mais de faire gloire à l'Innommable de toute parole perdue et de la toute-puissance réorganisatrice. L'histoire de la franc-maçonnerie, sous la IIIe et la IVe République, est assez bien connue. Ce qui m'intéresse ici tient plus aux conséquences de la déviance d'un ordre initiatique vers une société de pensée, fût-elle politiquement cor-recte, qu'à ses modalités exactes. La maçonnerie française était devenue « radical-cassoulet ». La quasi-totalité de ses rituels étaient altérés, modernisés, nettoyés et donc vidés de leur contenu au point que, après la guerre, les vieux maçons survivants vécurent une bonne dizaine d'années dans une imprécision peccamineuse.

    Des combats politiques contingents et arbitraires

    Le GODF se présente aujourd'hui en un réseau fédératif de presque 900 loges et rites, autant de régimes multiples variant autour du rite français qui est le plus courant, mais qui, lui aussi, comporte différentes versions. Les autres obédiences françaises oscillent entre leur désir de reconnaissance par la Grande Loge d'Angleterre, des querelles idéologiques avec le GODF et la multi-plication des sectes maçonniques par vivisection sur des critères peu honorables de concurrence « califale » : certains créent des loges, voire des obédiences, plutôt que de retourner à la base, à la fin de leur mandat.

    La déviation de sa finalité première - Make a Mason sur le modèle d'Hiram « le maçon le plus accompli de la Terre », c'est-à-dire initier - conduisit le GODF à choisir des combats politiques certes honorables, mais contingents et arbitraires. Le cas le plus net dans la « République des Jules » est sa participation active à la construction d'une laïcité militante qui explique en partie la haine

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    qu'elle suscita comme tête de pont du supposé complot judéo-maçonnique. Il n'est pas surprenant que certains journaux de droite aient fait leurs délices de l'affaire corse, dans laquelle le GODF a joué un rôle néfaste. Il faut que le politologue laisse un instant la spiritualité respirer pour analyser ce qui nous est advenu à travers le renouveau de l'intégrisme laïque, le cas du GODF marquant l'implosion d'une institution en voie de dépérissement.

    J'ai présenté, dans divers travaux, l'apport et la participation d'une partie de la franc-maçonnerie française, en l'occurrence celle représentée par une partie visible du GODF, au débat sur la laïcité en France, étant bien entendu qu'il s'agit d'un fait social et histo-rique qui s'impose en tant que tel, mais sur lequel mon jugement moral est plus que réservé en tant que maçon. Ce combat du GODF se situe dans une situation politique spécifique : l'état de la France. Celle-ci présente en effet un certain nombre de caractéris-tiques historiques et politiques particulières. Elle a été unifiée et centralisée depuis plus longtemps que la plupart des États euro-péens ; elle fut plus radicalement sécularisée et sa laïcité est un exemple assez rare dans le monde. Elle développa par ailleurs des concepts à prétention universaliste comme les droits de l'homme et du citoyen, ainsi que l'équation État=Nation=Peuple faisant de la Loi un paradigme universel. Le Citoyen y est l'homme d'un seul État, d'une seule foi, le républicanisme laïque et égalitaire, d'une seule idéologie, le droit-de-1'hommisme, d'une seule langue, celle du « val françois », modernisée par la rue d'Ulm et la rue des Saints-Pères. Le citoyen français est, d'après la loi fondamentale constitutionnelle, francophone, mais abstrait et a-sexué, sans origine sociale ni même locale différenciée, sans « feu ni lieu », en réalité monarchiste-répu-blicain. Les textes juridiques rappellent sans cesse l'unité et l'uni-versalité du citoyen, sans distinction de race ou de religion. Il partage pourtant un patrimoine commun gréco-latin et judéo-chrétien, mais sécularisé : le Panthéon est certes dédié à sainte Geneviève, mais le citoyen est sous la Loi du Père car il a un État-Père providentiel, une Patrie ancrée en l'unité de son territoire hexagonal aux fron-tières naturelles et une Matrie, une Nation-Mère, nourrie du sang impur de ses ennemis extérieurs. Cet ensemble se nomme « République » et produit lui-même sa propre légitimité, quels que soient ses avatars successifs.

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    Le GODF s'est petit à petit identifié à cette version de l'his-toire de France au point de se confondre avec elle, en contournant ses propres idéaux initiatiques. C'est aussi au nom de l'universalité affirmée de ses principes que la France éternelle s'intéresse patho-logiquement aux minorités partout dans le monde. Au Liban, depuis plus d'un siècle, où elle a contribué à la constitution du drame confessionnel par une alliance tacite entre jésuites et francs-maçons, au Kurdistan de préférence irakien et non turc. Après avoir proposé le Québec libre alors qu'elle refuse aux Basques ce qu'elle prône pour les Québécois, elle soutient les musulmans kosovars, mais ne sait pas régler le problème des musulmans fran-çais. La France et les francs-maçons français ont toujours préféré aux musulmans les généraux et les Jeunes Turcs ou les Algériens anciens du FLN, fort peu démocrates mais soi-disant laïques. Alors qu'elle fut exportatrice de ses surplus de population, la France doit assumer l'effondrement de son Empire colonial et se révèle inca-pable d'accueillir toute la misère du monde ! Le rapatriement des ex-colonisés et coloniaux a provoqué un effet pervers que personne n'avait prévu, l'apparition de minorités religieuses et linguistiques inassimilables qui, petit à petit, demandent un droit à la différence conduisant à des droits différents. Cette situation difficilement gérable le devient encore moins par le renouveau des revendica-tions régionalistes, culturelles et linguistiques, dans le cadre d'une Europe gérant la différence de façon autre, plurielle et qui plus est dans une période de mondialisation, de libre circulation des hommes, des capitaux et des idées.

    Le « centre françois » ne semble pas s'en être rendu encore compte. Il fait une crise de paranoïa plutôt que d'analyser clinique-ment ce qui lui advient. Je propose de qualifier ce réflexe d'« inté-grisme laïcard » parce que cette crise traduit une peur panique de la pénétration de l'Autre, ici sous la forme du communautarisme et du confessionnalisme. Or, j'appelle intégrisme la doctrine qui définit l'Autre à partir de sa seule appartenance religieuse. Je soutiens qu'il y a renouveau parce que la France a connu d'autres périodes de combat anticlérical virulent où les acteurs sociaux ont utilisé tous les moyens, y compris le GODF qui y fut étroitement mêlé en plu-sieurs occasions. Il semblait que la paix sociale était durablement instaurée en France sur ce plan. L'affaire du foulard islamique à l'école

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    a réveillé de vieux démons, sans doute parce que les vrais enjeux sont ailleurs. Et le GODF fait actuellement l'objet d'accusation de néocolonialisme de la part de certains frères africains ex-colonisés. Il faut donc essayer d'expliquer et de comprendre, et pour cela établir un diagnostic préalable.

    La République une et indivisible, centralisée et moniste jus-qu'à l'intégrisme - qui n'est même plus colbertiste puisque la gauche gère le marché -, se révèle incapable d'accepter la différence et se raidit sur un passé mythique. Elle produit elle-même le danger qu'elle dénonce : le repli sur le communautarisme, voire la ghettoï-sation par la fracture sociale et le retour au religieux sous différentes formes. Traumatisée par les sectes et le régionalisme, refusant la ratification de la Charte des langues régionales et minoritaires, elle exacerbe une crise d'identité qui désormais ne passe plus par les clivages traditionnels. Cette idéologie, qui se nie comme telle et se présente même comme naturelle et universelle, est partagée par un conglomérat qui va du FN, pour des raisons identitaires, en passant par le GODF, au nom de valeurs républicaines mythiques, en croi-sant tous les souverainistes de gauche et de droite. La France fait une crise identitaire qui se traduit par une sorte d'intégrisme moniste et souverainiste, et qui s'est exacerbée avec les élections européennes et les revendications culturelles et cultuelles minoritaires.

    La conscience de la République laïque

    Le GODF s'identifie, dans ses proclamations publiques, à la République laïque, s'affirmant même comme la conscience de celle-ci. Il a été l'un des éléments moteurs de cette campagne anti-langues régionales après avoir été très engagé dans le combat contre le fou-lard islamique, la venue du pape, manquant une occasion historique d'être, comme ce fut le cas quelquefois dans le passé, l'intellectuel organique dont la France et l'Europe ont besoin. Le GODF, tout au moins dans ses appareils publics et quelques loges parisiennes, car l'enquête de terrain sur la pluralité des maçons démontre le contraire, fait partie intégrante, presque caricaturalement, de ces haut-parleurs que Hugues Jallou et Pierre Mourier ont nommés les « Enragés de la République ».

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    La littérature maçonnique externe est assez facile d'accès sur le site internet http://www.godf.org, qui reçoit 600 visites et 60 messages en moyenne par mois, ainsi que par le minitel 3615 GODF. On trouve facilement certaines publications de la maison d'édition du GODF, EDIMAF. Celle-ci n'est d'ailleurs pas à l'abri des contradictions, car - « bizness » oblige ! - , alors que la revue Humanisme est férocement antisymboliste, la maison d'édition publie et vend des dizaines de titres sur l'ésotérisme, les rites, les symboles, et propose tout un bric-à-brac d'insignes, de décors, de cendriers, d'assiettes, d'affiches.

    On peut aussi écouter les émissions radiophoniques du dimanche matin sur France Culture et lire les communiqués de presse : les dignitaires, les apparatchiks du GODF en particulier, aiment parler en public ou faire des déclarations sur tous les sujets. La bibliothèque et les archives du GODF, rue Cadet, sont accessibles aux chercheurs et régis par la loi sur les bibliothèques publiques. Comme j'ai exercé des fonctions et fait de nombreuses conférences dans une bonne trentaine de loges sur le territoire français, j'ai aussi en magasin les éléments d'une enquête de terrain qui est conforme aux règles du métier. J'ai posé, entre autres, la question « qu'est-ce que la laïcité pour vous ? » à une centaine de membres de diffé-rentes obédiences, et les réponses sont assez fascinantes. J'utilise donc ici essentiellement des discours publics et trois revues : tout d'abord, la revue officielle du GODF, Humanisme, qui est en vente dans les kiosques et se considère comme un concurrent d'Esprit, d'Études, du Débat, sans en avoir les moyens, surtout intellectuels. J'ai en effet écarté de cette enquête-là les autres obédiences fran-çaises, car elles ne présentent absolument pas le même profil dans le combat en faveur de la laïcité ; de plus, leurs publications sont nettement plus ésotériques et centrées sur la franc-maçonnerie elle-même.

    Un dépouillement exhaustif de cette revue officielle du GODF, sur vingt ans, fait apparaître une thématique essentielle : la défense de la République laïque avec 135 articles consacrés à la laïcité, 137 aux valeurs dites républicaines, 142 articles d'histoire maçon-nique liée aux Lumières, à la Révolution ou à la République et aux combats pour celle-ci. On y trouve également une trentaine de « dossiers » sur des sujets actuels toujours traités dans cette perspec-

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    http://www.godf.org

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    tive. Par exemple, « La liberté absolue de conscience » ; « J comme jeunesse » ; « Aux sources de la République » ; « Pas de démocratie sans laïcité » ; « Les reculades de la République » ; « De Clovis à Voltaire » ; « Crémation et franc-maçonnerie ». Très rarement paraissent des articles ésotériques, car le GODF les réserve à une autre revue plus interne, la Chaîne d'union, qui publie des articles de bonne qualité sur le symbolisme, l'histoire des obédiences, les rites, etc.

    Le lecteur profane peut se faire une idée sérieuse de cette lit-térature avec quelques numéros spéciaux bien structurés de la revue Humanisme, comme le n° 235, « Des francs-maçons du GODF », paru en septembre 1997, ou encore le n° 244-245, « De mémoire et d'histoire », qui contiennent la quasi-totalité des rensei-gnements sur le fonctionnement et l'idéologie du GODF, y compris un article très éclairant sur le sujet « Laïcité, valeur maçonnique », sans que celle-ci soit présentée et a fortiori acceptée comme idéologie. L'obédience s'y présente dans la transparence à la mode et se déclare libérale et a-dogmatique, alors qu'elle croit au progrès inéluctable. Bien entendu, le secret, celui de l'initiation, ne fait pas l'objet de développements, ce qui est somme toute cohérent puisqu'il s'agit d'une aventure personnelle et en cela d'une orthopraxie qui marque les limites de l'enquête.

    J'ai utilisé par ailleurs deux publications qui, sans émaner du GODF, lui sont très liées. Europe Laïcité est à l'origine de la créa-tion du CAEDEL, le Centre d'action européenne démocratique et laïque, et de l'Observatoire international de la laïcité, créé par le GODF, avec l'approbation et le soutien de la Ligue de l'enseigne-ment, la Fédération humaniste et plusieurs obédiences maçon-niques européennes. Plus politique encore est le bulletin de l'ancien grand maître, fer de lance du laïcisme, le journaliste Patrick Kessel, Laïcité Info, organe d'information du Comité Laïcité République, présidé par Henri Caillavet qui n'a jamais caché son appartenance et ses combats. Ce comité a des relais provinciaux comme la République moderne, qui émane d'un club dans lequel on retrouve surtout des amis de Jean-Pierre Chevènement, tel que Didier Motchane, qui était en charge des cultes au ministère de l'Intérieur, et qui y écrit des articles virulents sur la laïcité. Je ne prétends pas que ces derniers appartiennent à la franc-maçonnerie ; pour que les choses soient claires, je ne donne les noms que des person-

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    nages officiels connus comme tels. Par ailleurs, les personnes citées ne sont responsables que dans la mesure où les structures de l'obédience ont permis leurs actions. Mon propos est d'analyser cette dérive de l'organisation. Il n'est pas destiné à accabler des individus, même s'ils utilisent une telle logistique à des fins profanes et politiques. Pour prendre un exemple typique dans le n° 10-11 de Laïcité Info, paru en mars 1999, on trouve un éditorial de Patrick Kessel, « Sale temps pour la laïcité », une interview d'Alain Vivien sur les sectes, un article du journaliste Marc Riglet sur « Un phan-tasme fin de siècle : l'Europe républicaine », un article virulent de Patrick Kessel sur les lobbies communautaires contre la République, deux pages pleines sur le foulard islamique et la critique des arrêts du Conseil d'État, le tout complété en dernière page par un article de Philippe Debno sur « Le Conseil d'État contre la laïque ? ». Dans ce même numéro, on peut lire au passage une chronique, qui se veut ironique, sur le pape, la dénonciation du vote de crédits à l'enseignement privé par certains conseils régionaux et des nou-velles des comités régionaux qui luttent contre l'offensive anti-laïque, en particulier à l'occasion de la révision de la loi Falloux, des commémorations (Clovis versus Valmy) et de la venue du pape à Paris. La thématique de base de cet ensemble est en effet claire : la République étant en danger, il faut lancer une contre-offensive sur les points cités, le vote de la Charte des langues régionales et minoritaires, le foulard islamique, les crédits à l'enseignement confessionnel. Toutes choses qui ont fort peu à voir avec l'initiation, on en convien-dra aisément.

    Des ouvrages d'une médiocrité robuste

    J'ai enfin décrypté les livres d'anciens « grands maîtres » et de certains membres du conseil d'administration de l'obédience pour lequel la revue Humanisme fait une publicité surprenante : ouvrages d'une médiocrité robuste comme aurait dit Musil. Mais ils sont caractéristiques d'un discours univoque, balisé et sans doute efficace en tant que slogan simplificateur ; car il s'agit bien d'ouvrages de combat, mis à part l'aspect narcissique des •• leaders » d'une société

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    initiatique qui prétend apprendre à ses adeptes à lutter contre leur moi et à maîtriser leur « ego ». On peut le formuler autrement : l'élite politique des sous-cultures coopère de façon conciliante avec le centre, tout en se servant des valeurs contribuant à leur mobilisa-tion politique.

    Pour mener à bien cette politique, car c'en est une, le GODF organise des stratégies et des actions qualifiées d'extériorisation. La décision est complexe car, théoriquement, le Convent, organe souve-rain, donne les voies à suivre au Conseil de l'ordre de 33-35 membres élus pour trois ans. Dans les faits, épuisée par quatre, voire cinq jours, d'une convention annuelle réunissant plus de 1 000 per-sonnes, l'assemblée finit par voter n'importe quoi, mais « démocra-tiquement » et à main levée. Les délégués des loges provinciales ne peuvent lutter contre la professionnalisation des apparatchiks pari-siens : le marais est manipulé ou indifférent. Le GODF organise régulièrement des colloques publics. J'en ai retenu deux. Le 9 mai 1998, le premier posait la question : l'Europe sera-t-elle laïque ? Il fut l'occasion de la création d'un Observatoire international de la laïci-té, dont on a peu de nouvelles depuis. Le 13 mars 1999, le second portait sur le problème des langues régionales, où seuls les tenants du discours républicain orthodoxe ont pu se faire entendre, les « frères » corses, en particulier, ont fait l'objet de sérieuses discrimi-nations. Par ailleurs, le GODF multiplie les réunions ouvertes au public et d'autres réservées aux francs-maçons, sur la laïcité, sur le voile islamique, sur l'Algérie, et a lancé plusieurs offensives par voie de presse contre la venue du pape, contre le vote de crédits à l'enseignement privé confessionnel, pourtant sous contrat.

    Le GODF vient en outre de publier un Livre blanc de la laï-cité qui reprend, mais de façon dogmatique, l'ensemble de ces thèmes sur le progrès et la morale laïque comme aboutissement définitif de l'histoire humaine. La laïcité y est présentée comme « la dernière touche à cette évolution » (p. 8) ; « Il n'y a enfin qu'une seule laïcité qui ne saurait être qualifiée : elle ne peut être ni "nou-velle" ni "plurielle" » (p. 11) ; elle est « seule garante de la liberté des esprits et des corps » (p. 10) ; et encore « le plus sûr garant de la paix civile » (p. 11) ; « [...] le compromis laïque n'est pas à rené-gocier dans ses valeurs ni même dans son espace » peut-on lire sur la 4e de couverture ; « [la laïcité] ne saurait souffrir ni exception, ni

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    modulation, ni aménagement » (p. 7) ; « La religion est devenue définitivement une affaire privée alors que la laïcité recouvre tous les aspects de la société » (p. 7) ; elle est aussi la « seule condition de paix dans les Balkans » (p. 9).

    Certains membres de l'appareil vont plus loin en demandant que soit annulé le statut des départements « concordataires », alors que l'Europe évolue plutôt en sens inverse d'une telle demande ! D'autres, plus virulents encore, demandent aux hommes politiques de s'engager à ne pas pénétrer dans des lieux religieux. Le GODF s'est félicité que la France ait fait enlever de la Charte fondamentale européenne la référence au patrimoine religieux : il nous reste l'espoir que des sponsors privés entretiendront nos cathédrales !

    Les membres de ces différents clubs ou structures - en rien mandatés par les loges - tournent en France pour donner des conférences et diffusent cette littérature par les réseaux à la fois de la gauche plurielle et des loges. Or, certaines loges ont réagi vio-lemment en précisant qu'elles n'avaient pas à être le relais de ces actions politiques : le clivage •< souverainistes-fédéralistes » a fait l'objet de controverses bruyantes à l'intérieur de l'obédience, à l'occasion de colloques, de réunions régionales et nationales. Ce faisant, il me semble que le GODF se trompe de cibles. Je ne suis, hélas, pas certain que la société civile attende de lui un engage-ment sur ce type de thèmes et je pense qu'il a autre chose à offrir dans un tout autre domaine.

    Mais le GODF est aussi un... baromètre. Il faut alors lire sa production à travers son contenu discursif. Toute cette littérature et ce type d'actions peuvent être, à première vue, sympathiques ou peuvent, au contraire, irriter. Mais, depuis quelque temps, le ton est plus virulent, parfois stalinien, depuis l'OPA trotskiste, disent cer-tains vieux maçons. L'organisation passe à la dénonciation à coups d'amalgames abusifs : accusations de collaboration avec les néo-nazis contre les régionalistes, délégitimation systématique des intel-lectuels qui sont trop nuancés sur la laïcité, sur l'Iran, l'Irak ou l'Algérie, retour à des pratiques staliniennes ou celles du temps de l'affaire des fiches, censure des frères pas seulement corses, occu-pation systématique du terrain des médias, des meetings, colloques et conférences publiques, des éditoriaux des revues par quelques grands ténors. Tout cela traduit un malaise et, en tout cas, un déca-

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    lage complet entre les appareils, certains politiques parisiens, et la réalité des loges, surtout provinciales. Encore que ce décalage me paraisse bien refléter la crise de la société française. Au moment précis où certains partis politiques et la Ligue de l'enseignement elle-même accepteraient timidement la présence musulmane en France et semblent admettre le multiconfessionnalisme, sinon le multiculturalisme, comme une fatalité, les intégristes laïques et les nationaux-républicains repartent en guerre contre le voile isla-mique et les langues régionales.

    L'appartenance religieuse pour seule variable déterminante

    Je propose de résumer la thématique du combat de base à travers un discours univoque tournant autour de ce que doit être, aux yeux de certains francs-maçons, la « vraie France » : une posture regrettant l'éclatement national et le mode d'intégration républi-cain. La République (objet mythique, nostalgique et panthéonisé) est menacée par la tribu. La nation est le dernier rempart contre l'eth-nie et la barbarie. Le principal danger est constitué par le commu-nautarisme, l'ethnicisation des banlieues, forces de l'« anti-France » qui sont aux services du Vatican. Certains francs-maçons sont épouvantés par ce que représente, à leurs yeux, le voile islamique. On sait que l'« affaire du voile » est partie d'un établissement dont le proviseur a été fêté en héros par les francs-maçons, alors que la Ligue de l'enseignement a heureusement évolué depuis.

    En ce sens, je qualifie cette attitude d'intégriste, puisque seule la dimension d'appartenance religieuse apparaît aux tenants de ce discours en tant que variable déterminante. À leurs yeux, mieux vaut des colonels pas très démocrates que des religieux au pouvoir. Il est rarement question de pétrole ou d'hégémonie stratégique. En renonçant à l'esprit d'analyse sur la signification du voile comme comportement intégrationniste par élargissement de l'espace public pour certaines jeunes femmes, ce que nous avons tous démontré dans la profession, le GODF s'enfonce dans une problématique contraire à ses propres valeurs originelles et surtout initiatiques.

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    L'enquête de terrain, à partir de mon parcours dans les loges de province, m'a conduit à nuancer mon propos hypothétique sur plusieurs points. Certes, la laïcité est conçue de façon quasi unani-miste par les frères interrogés. Elle implique la liberté absolue de conscience et la séparation des Églises et de l'État. Je peux soutenir que plus de 90 % m'ont répondu ainsi, mot pour mot. Mais, là aussi, nous sommes face à une dérive. La réponse attendue comme plus originaire, plus juste, aurait dû être la liberté absolue d'examen. Georges Simmel avait soulevé ce problème : le général est-il « [...] ce à quoi tous sont partie prenante plutôt que ce qui est commun à tous » ?

    En revanche, lorsqu'on affine un peu les réponses en ce qui concerne l'action, on trouve des nuances et des différences sur deux ou trois points. D'abord, l'afflux des jeunes « Beurs » et même de musulmans pratiquants dans les loges de la périphérie, preuve que les francs-maçons provinciaux ne sont pas acharnés sur le pro-blème du voile. Ils se posent des questions, mais n'en font pas un casus belli systématique. De même, certains d'entre eux mettent leurs enfants dans le système scolaire privé pour des raisons qui ne sont pas toujours catholiques et portent un jugement plus nuancé que celui des officiels sur la laïcité à l'école. Les autres, qui subissent le différentialisme à travers leurs enfants qui suivent leur cursus dans les écoles de la République, se posent de sérieuses questions sur l'efficacité laïco-républicaine de l'intégration. Certaines réponses, dues sans doute à des situations difficiles en périphérie, peuvent même être interprétées comme une adhésion aux thèses de l'extrême droite. Les francs-maçons sont des hommes comme les autres !

    La tolérance religieuse semble avoir fait plus de progrès en province qu'à Paris, et de nombreux francs-maçons acceptent la visibilité et l'égalité des nouveaux cultes, y compris pour les musul-mans. Je suis d'ailleurs toujours surpris de réunir chaque fois plu-sieurs dizaines d'hommes et de femmes attentifs, lorsque je fais une conférence sur la mystique musulmane, sur l'émir Abd el-Kader, franc-maçon, sur l'islam gallican, sans jamais être attaqué sur la laïcité comme je l'ai été dans les revues officielles suscitées. J'en tire conclusion qu'il existe un décalage certain entre l'idéologie procla-mée des institutions maçonniques et la pratique des francs-maçons de base. Il s'agit là d'une leçon générale sur la société française : la franc-maçonnerie n'échappe pas aux lois de la sociologie politique.

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    Enfin, sur le plan théorique, c'est la raison principale de mon accusation d'intégrisme contraire aux fondements mêmes de l'éthique maçonnique, le GODF fait une interprétation erronée de sa propre doxa. En prônant l'unité moniste de la République, il va contre toute l'histoire et les doctrines maçonniques qui sont fédéralistes et pluralistes. Le groupe bruyant des militants laïques durs et des « Enragés de la République » est minoritaire par rapport au million de francs-maçons dans le monde et même aux 40 000 membres du GODF. Ceux-ci appartiennent au haut de la classe moyenne avec une répartition à peu près équilibrée de gaullistes et de socialistes, de pro-fessions libérales et d'enseignants, mais avec une sur-représentativité statistique de juifs et de protestants, sans oublier une grande majo-rité d'athées stupides, c'est-à-dire animés d'une conviction fondée non sur le doute méthodique, mais sur l'ignorance ou le scepticisme. Ce groupe, minoritaire mais activiste, a une certaine influence dans la maintenance de la doxa républicaine. Mais qu'est-ce que l'influence ? Vaste question que la science politique ne résout pas clairement. En tout cas, le GODF ne mobilise pas les foules quand il fait un appel public pour une action « républicaine ».

    Je voudrais, en mode de conclusion provisoire, dépasser ce cas spécifique par l'anamnèse comparée de l'histoire de mon obé-dience et celle de la France, que j'ai amorcée dans mes derniers tra-vaux à partir du constat de ma collègue Danièle Hervieu-Léger : « Si l'État a pu longtemps renvoyer la question de la croyance au domaine de la vie privée des individus et affirmer une parfaite neutralité vis-à-vis de toutes les religions, c'est parce qu'il savait, par ailleurs, pouvoir compter sur la capacité d'encadrement du croire des institutions religieuses représentatives. La désinstitution-nalisation actuelle du religieux fait exploser cette fiction. »

    L'obstacle sacro-saint et dogmatique au pluralisme se nomme « laïcité ». La difficulté principale à laquelle je me suis heurté réside dans la définition de la laïcité comme idéologie contingente. La plupart des francs-maçons français récusent cette position à partir d'une conception a-historique de ce qu'ils appellent leurs valeurs : celles-ci, qualifiées d'universelles, échapperaient ainsi à la critique épistémologique. Pour beaucoup, la laïcité, comme la République, est une et indivisible, et ne saurait être une idéologie comme les autres. Elle est certes un comportement, mais de trop nombreux

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    francs-maçons se refusent fermement à admettre qu'elle propose aux hommes une conception du monde liée à la culture occidentale, certes humaniste, mais produite par des groupes sociaux à un moment donné de l'histoire du bout de la presqu'île de l'Eurasie. Ils refusent d'admettre que, lorsque la franc-maçonnerie du Grand Orient s'autoproclame a-dogmatique, elle fait de sa croyance au progrès et en la République laïque un universel... qui est loin d'être admis universellement. De récents déboires maçonniques à l'Est comme en Afrique n'ont pas fait l'objet de réflexions sur ce point ! La franc-maçonnerie du GODF, en tout cas d'après ses propres textes, devrait simplement être agnostique, refusant de prendre position sur un certain nombre de problèmes métaphysiques et laissant à l'appréciation de chacun de ses membres le droit de croire ou de ne pas croire, y compris à des dogmes ! C'est en tout cas ce qu'affirme sa Constitution. La pratique est beaucoup plus sectaire et intolérante.

    Un accident dans l'histoire de l'humanité

    Pour ma part, je retiens ce que Montaigne appelait l'« humaine condition » et que Jacquard nomme l'« humanitude ». Je me méfie des « ismes », y compris de ce que peut devenir un humanisme. J'en suis venu à négliger le sens typiquement français du mot laïcité, d'ailleurs intraduisible dans la plupart des langues, mot lui-même évolutif comme l'histoire le démontre, pour insister sur le paradigme éventuellement modélisable pour l'ensemble de l'humanité, qui d'ailleurs n'en demande pas tant. La « République des Jules » voulait, avant toutes choses, arracher l'enseignement aux frères des écoles chrétiennes avec le projet très clair de fabriquer un nouvel homme citoyen-national. Ce qui fut fait. Mais la définition grecque était beaucoup plus précise : c'est la condition d'un peuple qui s'auto-éduque lui-même. Les travaux récents sur les manuels de base de la République, que furent le Mallet-Isaac, le Lagarde et Michard et autre Lavisse, me laissent sceptique sur la neutralité axiologique de l'instruction civique dispensée par l'éducation nationale-républicaine.

    Pour qu'une valeur comme la laïcité, au moins dans quelques-uns de ses sens et acceptions plurielles et mouvantes, puisse

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    prendre une dimension universelle, elle devrait être susceptible de conduire une tâche de libération et de réalisation humaines en toute circonstance et pour toute entreprise de civilisation. Peut-il y avoir seulement des normes, des concepts s'appliquant à la conduite avec une valeur indépendante des situations sociales particulières ? La laïcité à la française est un accident dans l'histoire de l'humanité ; bien peu d'États actuels ont suivi la même évolution, alors que la sécularisation est générale en Occident. Le droit de la plupart des États européens est issu du système parlementaire, quelle qu'en soit la forme. Il n'est plus lié à la conception transcendante de la société qui le produit.

    La laïcité à la française est unique en ce sens qu'elle est d'abord le rapport particulier d'une religion de type ecclésial à magistère institutionnalisé avec l'État républicain balbutiant qui a voulu lui arracher le monopole de la socialisation. Certes, le concept et la pratique ont évolué sous la IIIe République, puis après la guerre. Le système adopté en Europe occidentale est quelque peu différent : les États démocratiques admettent par exemple l'enseignement religieux dans l'instruction publique et subventionnent certaines églises reconnues. La laïcité est alors le rapport entre ces deux instances ; elle est présentée en garante de la liberté des consciences individuelles et en barrière devant les risques d'empiétements d'une église quelconque. L'individu, d'abord ani-mal social, ne commence à devenir une personne, selon un pro-cessus contradictoire et jamais achevé, qu'à mesure que se réalise une personne publique, c'est-à-dire lorsqu'il devient un citoyen adhérant à la « religion civique » ou séculière, décrite par Raymond Aron. Cela ne se produit que lorsque s'affirme une société poli-tique, association (Gesell-schaft), par opposition à la société agré-gation (Gemein-schaft), donc à la communauté au sens de Durkheim et de Weber, Hobbes restant sur le point de vue « solidarité socio-économique ».

    L'un des paradoxes auquel nous sommes aujourd'hui confron-tés est bien que des citoyens de plus en plus nombreux n'adhèrent plus à ce contrat minimal par-delà les seules raisons économiques toujours avancées (chômage, insécurité), soit pour des raisons cultu-relles (Corses, Basques, gitans), soit pour des raisons cultuelles (musulmans, juifs), soit pour des raisons idéologiques (FN), soit enfin pour des raisons mystiques (retrait du monde malin) et

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    d'autres encore dénoncées comme « irrationnelles ». Sur ce plan, le GODF compromet la franc-maçonnerie en affirmant son identité républicaine univoque, alors qu'elle prétend rassembler ce qui est épars et faire de la différence un enrichissement.

    Refuser que l'idéologie soit autre chose qu'une conception du monde située historiquement - c'est-à-dire seulement la structure cognitive d'un champ de puissance, la perspective sous laquelle le sujet se représente les valeurs, les normes, les fins posées par sa société, surtout lorsqu'elle est hégémonique - est sans doute à l'origine de l'implosion de nos institutions politiques et ecclésias-tiques. Les institutions maçonniques, elles aussi, sont peut-être en voie de dépérissement ; elles le seront en tout cas sûrement si elles ne parviennent pas à faire l'analyse de leur état, dans une recherche, une anamnèse, précisant et instituant les différents changements de phase conformes à leurs racines philosophiques et progressives, et nullement progressistes. Sans ce travail, qui ressemble fort à une autopsychanalyse, il ne peut y avoir que confusion ou dérive dans la mobilisation, voire la militance, pour des institutions gardiennes historiques de valeurs qui ne sauraient être érigées en fétiches.

    Si la franc-maçonnerie n'est qu'un club, elle est fortement concurrencée dans la société civile et n'a guère les moyens, toute seule, d'imposer les vérités qu'elle a acquises dans le secret de ses loges. En revanche, elle peut rester une institution utile et même essentielle en Occident si elle sait rester autre chose qu'une simple réunion de ce qui est épars. En ce sens, et en ce sens seulement, la laïcité peut être un comportement maçonnique qui ne peut en rien se résumer à un simple dogme.

    Bruno Etienne *

    * Membre de l'Institut universitaire de France, professeur de science politique et direc-teur de l'Observatoire du religieux (IEP d'Aix-en-Provence, université d'Aix-Marseille-III). Bruno Etienne est connu pour ses très nombreux ouvrages sur l'islam et l'islamisme. Franc-maçon de haut rang, il appartient depuis plus de trente ans au Grand Orient de France dont il critique la participation aux débats publics - Une voie pour l'Occident. La franc-maçonnerie à venir (Dervy, 2001) -, ce qui ne l'empêche pas, à titre exclusi-vement professionnel, de prendre position sur les grandes questions et les grands événements de son temps, y compris les plus traumatiques - les Amants de l'apoca-lypse. Pour comprendre le 11 septembre (Éditions de l'Aube, 2002).

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