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P. Labbé / ASP. Une approche systémique / 03-2012 / V5 / 1 L’accompagnement socioprofessionnel (ASP) en mission locale. Une approche systémique 1 . Philippe LABBÉ. Mots-clés : accompagnement socioprofessionnel, insertion professionnelle et sociale, missions locales, Pôle emploi, agent, acteur, projet, approche globale, professionnalité, contrat. Résumé Cette communication poursuit l’ambition de construire en concept l’accompagnement socioprofessionnel (ASP) dans le champ de l’insertion, plus particulièrement des jeunes et à partir de l’exemple des missions locales. La notion d’accompagnement, étirée entre deux modèles, « socio- clinique » et « sociotechnique », évolue du premier vers le second {1-2} mais, d’un point de vue aussi imprécis que général, fait l’objet d’une très large appropriation {3-6}. On constatera que, si généralement l’accompagnement dit « social » invoque l’approche globale, il exclut en fait la dimension économique… invalidant par là cette prétention à la globalité {7}. L’ASP est présenté avec ses contradictions internes {8}, son axiologie {9-17}, son séquençage {18-20}. L’ASP, recouvrant des postures, des représentations, des pratiques et une opération de transfert de capitaux {21-23}, peut être stabilisé à partir de six invariants {24} et, dans le cadre de l’insertion professionnelle et sociale, apporte des réponses à quatre personnages évoluant dans autant de sphères interdépendantes {25}. Si l’insertion professionnelle représente pour les missions locales une expertise, non exclusive des compétences sociales, force est de constater que l’indépendance économique qui en est la variable-clé ne se résume pas à l’accès à l’emploi : des enjeux sont posés en termes macro (allocation d’autonomie) et micro (portefeuille de compétences), ainsi que dans une conception systémique qui nécessite de socialiser les jeunes et de civiliser les entreprises {26-27}. « Etre à la hauteur des circonstances est difficile quand elles sont au plus bas. Or, elles ne sont jamais à la hauteur. » 1 Cette communication a été faite au Conseil Régional de Lorraine le 27 mars 2012, à l’occasion des « Journées des acteurs de la formation », manifestation organisée par l’Université.

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P. Labbé / ASP. Une approche systémique / 03-2012 / V5 / 1

L’accompagnement socioprofessionnel (ASP) en mission locale. Une approche systémique1.Philippe LABBÉ.

Mots-clés : accompagnement socioprofessionnel, insertion professionnelle et sociale, missions locales, Pôle emploi, agent, acteur, projet, approche globale, professionnalité, contrat.

RésuméCette communication poursuit l’ambition de construire en concept l’accompagnement socioprofessionnel (ASP) dans le champ de l’insertion, plus particulièrement des jeunes et à partir de l’exemple des missions locales. La notion d’accompagnement, étirée entre deux modèles, « socio-clinique » et « sociotechnique », évolue du premier vers le second {1-2} mais, d’un point de vue aussi imprécis que général, fait l’objet d’une très large appropriation {3-6}. On constatera que, si généralement l’accompagnement dit « social » invoque l’approche globale, il exclut en fait la dimension économique… invalidant par là cette prétention à la globalité {7}. L’ASP est présenté avec ses contradictions internes {8}, son axiologie {9-17}, son séquençage {18-20}. L’ASP, recouvrant des postures, des représentations, des pratiques et une opération de transfert de capitaux {21-23}, peut être stabilisé à partir de six invariants {24} et, dans le cadre de l’insertion professionnelle et sociale, apporte des réponses à quatre personnages évoluant dans autant de sphères interdépendantes {25}. Si l’insertion professionnelle représente pour les missions locales une expertise, non exclusive des compétences sociales, force est de constater que l’indépendance économique qui en est la variable-clé ne se résume pas à l’accès à l’emploi : des enjeux sont posés en termes macro (allocation d’autonomie) et micro (portefeuille de compétences), ainsi que dans une conception systémique qui nécessite de socialiser les jeunes et de civiliser les entreprises {26-27}.

« Etre à la hauteur des circonstances est difficile quand elles sont au plus bas. Or, elles ne sont jamais à la hauteur. »Jean BAUDRILLARD, 2005, Cool Memories V. 2000-2004, Paris, Galilée, p. 105.

1. S’il appartient à la tradition du travail social et, bien plus en amont, à celle du compagnonnage, l’accompagnement est une notion qui a été très largement appropriée par les « intermédiaires des politiques de l’emploi ». Arrêtons-nous un court instant sur cette expression…L’expression « intermédiaires des {ou de la} politique{s} de l’emploi » - le possible pluriel révélant assez bien l’impression de discontinuité d’une politique publique… dont on attend pourtant a contrario une continuité - est assez rarement utilisée de nos jours. Dans l’ouvrage – précisément – Les intermédiaires des politiques publiques de l’emploi, on trouve un article de Didier DEMAZIÈRE qui identifie ces intermédiaires comme travaillant à l’ANPE ou dans (sic) « les structures-jeunes » (missions locales et PAIO) : « Le travail de ces agents {…} est inscrit dans une tension entre deux catégories de savoir-faire, socio-techniques et socio-cliniques : les premiers renvoient à la maîtrise, par les agents, de règles générales (dispositifs réglementaires, outils techniques…) et conduisent à une approche catégorielle des demandes à traiter ; les seconds renvoient aux capacités de jugement, de discernement, d’interprétation de ces agents, et procèdent d’une gestion individualisée et sur mesure des demandes. » (DEMAZIÈRE, 2000, 1 Cette communication a été faite au Conseil Régional de Lorraine le 27 mars 2012, à l’occasion des « Journées des acteurs de la formation », manifestation organisée par l’Université.

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p.139). On peut, selon nous à juste titre, s’interroger sur le fait que, résumé, on a ici le nœud de la problématique centrale du métier de conseiller… nous pourrions préciser en disant « en mission locale » ou « dans les structures de l’insertion par l’activité économique », tant la situation, désormais, à Pôle emploi semble éloigné du minimum requis pour parler d’accompagnement : des acteurs fondant leur action – et leur professionnalité – sur le volet « socio-clinique » et sur l’individualisation de l’offre – avec « l’écoute » - contre des agents – « de la nécessité économique », dirait Pierre BOURDIEU (2000, p. 183) - déclinant des règles sociotechniques, saisissant sur le mode des « TOC » (troubles obsessionnels compulsifs) des informations sur leur logiciel, traitant et classant des « D.E. » (demandeurs d’emploi… « FM » - fin de mois -, « LD » - longue durée -, « TLD » - très longue durée…) de catégories « A », « B », « C » ou « D »…

2. On peut représenter ce nœud ou cette tension par une typologie des relations par opposition. Celle-ci est contrastée, tranchée… certainement accentuée. Cependant c’est moins le premier type de l’agent qui pourrait être contesté que le second type, l’acteur, car force est de constater que l’évolution va du second vers le premier… ce qui justifie l’avertissement « en théorie » et ce qui explique le leitmotiv de la « perte de sens » dans le secteur de l’insertion peuplé (en principe) d’acteurs mutant en agents.Pour Maela PAUL, les pratiques d’accompagnement oscillent « entre les extrêmes d’un axe sens/technique qui s’en trouvent ainsi reliés : entre une logique socio-technique (préconisant l’objectivité) et une logique de la sollicitude (fondée sur la subjectivité), entre la rationalité (de la conception en dispositifs) et relationalité (des situations de face à face), entre procédural et herméneutique. » (PAUL, 2004, p. 306) On serait moins dans le choix entre deux modèles distincts ou, plus exactement, face au mouvement d’un modèle vers l’autre que dans la combinaison variable en fonction des situations et des temporalités, toute chose justifiant une « pluralité » de l’accompagnement. Si l’auteure recourt à la même expression de « socio-technique » que DEMAZIÈRE, elle opte pour la « sollicitude » plutôt que pour le « socio-clinique » mais la sollicitude est une posture simplement ou purement humaine, loin d’être réservée au champ professionnel : s’agissant d’étudier l’accompagnement en tant que concept majeur de l’insertion, on peut s’interroger sur la pertinence du recours à ce sentiment de sollicitude, comme d’ailleurs sur l’opposition entre « rationalité » - qui, en fait, est rationalisme – et le néologisme de « relationalité » qui, selon nous, recouvre en fait la rationalité dès lors qu’à l’intelligence se mêle l’affectivité. Même si se combinent encore dans les représentations des éléments des deux types, parce que l’évolution est récente, nos observations aboutissent au constat d’une tendance lourde allant du « socio-clinique » au « sociotechnique » moins en mêlant les items avec la perspective d’un troisième type qu’en abandonnant en rase campagne l’acteur. L’espoir, car il en faut un, est que ce travail de dévoilement – ce que devrait être l’accompagnement socioprofessionnel - contribuera à revenir vers plus de raisonnable, c’est-à-dire d’humain.

Personnages Agents ActeursCatégories de savoir-faire Sociotechnique Socio-cliniquePosition vis-à-vis du système

Agis par le système Agissant sur le système

Modèles cognitifs Rationalisation Rationalité, affectivitéTropismes Règlement,

classification, résultatsBesoins, projet, réalisation

Modalités Application, décision, Négociation, contractualisation,

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hétéronomie. autonomie.Outils Informatique EcouteAxes de professionnalisation

Professionnalisme Professionnalité

Cibles D.E. UsagerFocus Approche sectorielle Approche globaleVolumes Stock et gestion de

fluxIndividualisation

Dynamiques discursives Descendante, logique programmatique.

Ascendante et latérale, logique projectale.

Signification des items.- « Catégories de savoir-faire » : selon la proposition de DEMAZIÈRE, étant entendu que ces « savoir-faire » ne sont pas qu’exclusivement techniques ou instrumentaux mais incluent des savoirs cognitifs et comportementaux.- « Position vis-à-vis du système » : la notion d’agent est ici comprise « à la manière de » Pierre BOURDIEU - mais en forçant le trait, nous en sommes conscients - c’est-à-dire en considérant l’individu sur lequel pèsent de très lourdes déterminations : origines et habitus de classe, positions sociales… Dans cette conception, l’agent est agi par le système : les intervenants sociaux utilisent plus volontiers l’expression « est instrumentalisé ». A l’inverse, l’acteur implique une, sinon autonomie, du moins marge d’autonomie plus grande et vise à transformer le système (« agir sur »), dans la tradition de sa lignée généalogique qui est celle de l’éducation populaire.- « Modèles cognitifs » : c’est ici le mode d’organisation des ressources intellectuelles – comment est pensé le problème spécifique ou, plus largement, la question sociale ? – qui est pour l’agent la rationalisation entendue comme théorie close sur elle-même, « système logique parfait, fondé sur une déduction ou induction », et pour l’acteur la rationalité « … ouverte par nature, {qui} dialogue avec un réel qui lui résiste. Elle opère une navette incessante entre l’instance logique et l’instance empirique ; elle est le fruit du débat argumenté des idées, et non la propriété d’un système d’idées. » (MORIN, 2000, p. 22). - « Tropismes » : ce qui oriente l’action. Pour l’agent, l’orientation est normative et fortement déterminée par les résultats (l’accès à l’emploi). Pour l’acteur, la valeur cardinale est le projet de l’usager, lui-même fondé sur l’éclaircissement de ses besoins et de son « projet de vie » qui sont confrontés à ses « capabilités »2 et aux possibilités de l’environnement ; la logique est ici celle de l’autonomie, bien entendu relative… - « Modalités » : dans le cas de l’agent, la modalité dominante est l’hétéronomie – il applique les normes et prescriptions (« J’appelle sphère de l’hétéronomie l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie. » GORZ, 1988, p. 49) - et il s’agit, par un jeu de récompenses (allocation) et de sanctions (radiation), de parvenir à ce que la décision initiale (le retour à l’emploi) soit effective ; dans le cas de l’acteur et en cohérence avec ce qui précède, l’interaction s’organise sur la base d’une négociation, appelle la contractualisation et promeut l’autonomie, toujours relative… mais, in fine, c’est bien l’usager qui décide (dès l’amont, avec le principe de la libre adhésion qui, assurément, est un critère clivant, discriminant de l’autonomie3) et ce qui compte pour l’intervenant est ce qui est réalisé à partir de l’évolution du parcours. Cette différence

2 Pour l’économiste Amartya SEN (prix Nobel d’économie en 1998, s’inscrivant dans la théorie du choix social et inspirateur du Rapport sur le Développement Humain, publié par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), la capabilité recouvre la possibilité effective qu’un individu a de choisir entre diverses façons d’agir.

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d’appréciation entre ce qui est fait, le réalisé, et ce qui est atteint, le résultat, est au cœur de l’incommunicabilité de l’évaluation entre financeurs et acteurs, d’autant plus que la logique de résultats se satisfait de chiffres et de données quantitatives alors qu’en face c’est à partir du parcours et du projet, dont une partie est indicible, que les intervenants sociaux expliquent leur action… et s’y retrouvent. - « Outils » : l’outil de l’agent est son programme informatique, ce qui lui permet de garantir une « traçabilité » qui, elle-même, est en quelque sorte son sauve-conduit pour pouvoir continuer à travailler : le véritable objectif est d’ailleurs moins l’usager que l’agent ; l’outil de l’acteur est l’écoute, plus une pratique et une posture à vrai dire. Cependant la tendance observée dans d’assez nombreuses structures à faire saisir les informations tout en conduisant l’entretien, alors qu’une écoute de qualité exclut cette saisie synchronique, révèle une évolution d’une « intelligence affective », mêlant rationalité et affectivité4, vers une « intelligence artificielle »… dont on se rappellera que son problème est d’être artificielle, donc non intelligente !5

- « Axes de professionnalisation ». La professionnalisation peut se comprendre comme l’évolution coordonnée de trois axes interdépendants : la profession, en tant que système garantissant des conditions stables et sécurisées de travail ; le professionnalisme, lui-même articulant l’acquisition de compétences cognitives (« savoirs »), instrumentales ou techniques (« savoir-faire ») et comportementales (« savoir-être ») ; la professionnalité qui correspond au sens que l’on trouve et met dans son action professionnelle. Chez l’agent, le professionnalisme se résume à l’acquisition des compétences alors que l’acteur est en demande récurrente de sens, de professionnalité : sans celle-ci, l’investissement dans l’acquisition de compétences est contre-productive6. - « Cibles ». Pour l’agent, l’interlocuteur est le « D.E. » qui, auparavant, aura été évalué (profilage) sur le critère de « distance à l’emploi ». Pour l’acteur, l’interlocuteur est un « sujet », nécessairement singulier, le point de départ n’étant pas – en théorie – les freins à l’emploi mais les potentialités et les ressources. L’acteur a fait sien empiriquement cet enseignement de BECKER selon lequel le déviant – par exemple le chômeur au regard d’une situation ordinaire de travail – l’est parce qu’il est désigné comme tel.7 Et, subséquemment, il parie sur les ressources, non sur les déficits car, s’il

3 Paradoxalement, ce principe de libre adhésion s’associe à celui d’obligation, l’une impliquant l’autre dès lors que les termes du contrat sont connus des parties et acceptés par celles-ci. Ainsi en est-il chez les Compagnons : « L’idée d’obligation se retrouve encore dans la signification plus générale du « Devoir » des compagnons. Se « mettre en Devoir », c’est respecter toutes les prescriptions qui marquent le déroulement de la vie communautaire. L’appartenance à une société compagnonnique implique le respect de règles strictes qui ordonnent les comportements, les fonctions, les relations. Et la fierté des compagnons tient au fait que cette discipline en apparence si rigoureuse est « librement consentie ». » Annie GUÉDEZ, 1994, Compagnonnage et apprentissage, Presses Universitaires de France, « Sociologie d’aujourd’hui », p. 28.4 « La rationalité doit reconnaître la part de l’affect, de l’amour, du repentir. La vraie rationalité connaît les limites de la logique, du déterminisme, du mécanisme ; elle sait que l’esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte du mystère. Elle négocie avec l’irrationalité, l’obscur, l’irrationalisable. » (MORIN E., 2000, op. cit., p. 22). 5 Jean BAUDRILLARD écrit exactement : « La tristesse de l’intelligence artificielle est qu’elle est sans artifice, donc sans intelligence. » 1987, Cool Memories. 1980-1985, Paris, Galilée, p. 159.6 Tant il est vrai que, si « un bon ouvrier a de bons outils », disposer de bons outils ne suffit pas pour être un bon ouvrier, pas même savoir les manier… encore faut-il avoir envie de les utiliser.7 « La déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte. » Howard S. BECKER, 1985, Outsiders, {1963} éditions Métailié, p. 38.

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optait pour ces derniers, il mettrait en place les conditions d’une prophétie autoréalisatrice.- « Focus » : un focus est une point sur lequel se concentre l’attention. Pour l’agent de Pôle emploi, typiquement, c’est l’emploi ; pour l’acteur, l’approche est dite « globale », c’est-à-dire refusant de dissocier – et même de hiérarchiser - l’économie et le social. Rappelons cet avertissement d’André GORZ : « La socialisation continuera à produire des individus frustrés, inadaptés, mutilés, déboussolés aussi longtemps qu’elle persistera à tout miser sur « l’intégration sociale par l’emploi », sur l’intégration dans une « société de travailleurs » où toutes les activités sont considérées comme des « moyens de gagner sa vie ». » (GORZ, 1997, p. 115). Ceci apparaît d’autant plus juste que, pour bon nombre de jeunes s’adressant aux missions locales, compte-tenu de leur faible niveau de qualification, les emplois qui leur sont promis sont rarement ceux dans lesquels on peut le plus s’épanouir. A ceux-ci s’ajoutent les jeunes qui n’accèderont qu’épisodiquement, voire pas du tout, au travail : tout miser sur le travail revient à mettre en place les conditions d’une frustration maximale.- « Volumes » : l’agent raisonne en « stock » et en « flux » alors que l’acteur met en avant, encore une fois théoriquement8, l’individualisation des parcours.- « Dynamiques discursives » : l’agent est en charge de relayer les orientations de la politique de l’emploi, le mouvement étant donc descendant et correspondant à l’exécution d’un programme ; à l’inverse, l’acteur s’appuie sur l’usager pour, outre faire émerger son projet, faire évoluer le système puisque l’axiome et aussi l’axiologie de départ sont que la source des difficultés ne réside pas dans la personne – ou, en tout cas, pas prioritairement - mais dans l’organisation du marché du travail.

3. Si les deux types s’opposent point par point, sans guère d’économie agents et acteurs s’accordent pour user du terme d’accompagnement avec, on l’a vu, des significations et en tout cas des logiques et des pratiques différentes : « L’accompagnement est ainsi devenu le mot le plus général pour désigner les pratiques d’un ensemble très large d’intervenants sociaux dans les secteurs les plus divers. » (MEGEVAND, 2005) Il existe même depuis 1987, confondant finalité et processus, un… « Mouvement pour l’Accompagnement et l’Insertion Sociale » (soit « MAIS ») qui, d’ailleurs, ne distingue pas dans ses objectifs l’accompagnement social de l’accompagnement professionnel (« … développer la recherche et l’élaboration de projets concernant l’accompagnement social et/ou professionnel de personnes en difficulté d’insertion, vivant ou se préparant à vivre en milieu ordinaire »). Il y aurait sans doute beaucoup à dire de la conception de l’accompagnement telle que présentée par ce MAIS : « L’expérience du travail social montre que l’autonomie commence par la prise de conscience d’avoir besoin d’aide { ce qui signifierait que, si l’on n’a pas besoin d’aide, on n’est pas autonome…}, de savoir gérer ses dépendances {expression étonnante} et accepter les règles, les lois communes, assumer son ou ses handicaps et ses difficultés d’insertion sociale. C’est la capacité de faire face en construisant une réponse adaptée à ses possibilités et ses limites : c’est consentir à soi-même. » Consentir à soi-même : on peut être quelque peu désappointé devant cette ambition…9

Deux raisons majeures expliquent probablement cette appropriation :

4. La première est que, pour les acteurs dans la mesure où ceux-ci considèrent la personne dans sa globalité, l’accompagnement humanise la mise à l’emploi : cum

8 D’autant plus que la notion de « portefeuille » (de « jeunes en suivi », ce qui se rapproche de « clients ») est courante en mission locale.9 http://mais.asso.fr/annonce.php

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panere, partager le pain, c’est l’expression littérale d’une intimité humaine. Isabelle ASTIER parle d’ « une activation douce » (ASTIER, 2007) … Pour Mireille BERBESSON et Binh DÔ-COULOT, « L’adoption généralisée de ce terme d’accompagnement a permis à bon compte de « moderniser » l’intervention : on « n’aide » plus, on « n’assiste » surtout pas, on « suit » de moins en moins, on « accompagne ». Et comme on intervient dans le champ social, on fait donc de « l’accompagnement social ». » (BERBESSON, DO-COULOT, 2003)

5. La seconde raison, qui concerne plus les agents, tient à la mutation du marché de l’emploi, à sa flexibilité, qui appelle une « sécurité sociale professionnelle », l’accompagnement représentant en quelque sorte en contrepoint une garantie de stabilité et de continuité dans l’instabilité et la discontinuité : « Vivre dans l’immédiateté les mouvements de fond qui changent la société renforce le sentiment de la fin des stabilités et la nécessité, pour la collectivité, de penser l’avenir davantage en termes de développement qu’en termes de protection et de reproduction, pour les individus, d’apprendre à gérer leurs trajectoires de vie dans et malgré les incertitudes et, donc, à développer leurs capacités propres d’innovation. » (CHARVET, 2001, p. 188) A bien y réfléchir, on n’est guère éloigné de ce « point fixe » que Robert MUSIL recherchait en plantant un clou dans un jet d’eau (MUSIL, 1956).

6. Point essentiel, l’accompagnement n’est pas qu’une modalité du travail ou de l’intervention sociale mais il est devenu – pour les jeunes et avec l’article 13 de la loi de cohésion sociale – un nouveau droit - créance voulu par le législateur : « Toute personne de seize à vingt-cinq ans révolus en difficulté et confrontée à un risque d’exclusion professionnelle a droit à un accompagnement, organisé par l’Etat, ayant pour but l’accès à la vie professionnelle. » Plutôt qu’au compagnon, l’accompagnement renvoie ici à l’accompagnateur : quelqu’un qui guide et qui soutient, qui aide à franchir des obstacles et indique le chemin : « Dans tous les rapports sociaux, il est un stade où quelqu’un nous prend par la main et nous guide. » (SENNETT, 2003, p. 50) 7. L’expression assez commune d’« accompagnement social » demeure cependant ambiguë car elle signifie généralement un accompagnement dans tous les champs de l’activité humaine, excepté celui du professionnel : habitat, mobilité, culture, santé, etc. Cependant, dès lors que l’accompagnement social soustrait le champ professionnel, force est de constater qu’il n’est plus global. De la sorte, l’accompagnement social ne peut être, déjà textuellement, global ; il peut par contre, s’il s’inscrit dans une conception professionnelle et sociale, être une sous-partie d’un accompagnement global. Cet accompagnement social « raccroché » à l’insertion professionnelle peut aussi être, il faut en être conscient, une sorte d’illusion ou d’alibi comme une cerise sur le gâteau, lui en dur, du professionnel : ainsi « l’appui social individualisé (ASI), une mesure qui permet que les demandeurs d’emploi soient, le cas échéant, orientés vers des soins psychologiques tant leur mal-être paraît compromettre leur reprise d’emploi, n’a acquis une certaine légitimité qu’accrochée au train de la recherche d’emploi et prescrite par l’ANPE. Comme si même à l’égard des personnes les plus éloignées de l’emploi, il fallait continuer à faire semblant coûte que coûte de se fixer l’objectif de l’emploi « normal ». » (NOBLET, 2005) Autrement dit, le social serait l’excipient doux, le suave additif d’une dragée amère… du moins dure à se casser les dents sur l’indicateur d’« accès à l’emploi durable ».

Questions à la globalité.

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8. Il nous faut à ce stade nous mettre d’accord sur ce qu’est cette globalité… affirmée pour les missions locales dès la Charte de 1990 (« … une intervention globale au service des jeunes… ») et jusqu’au Protocole 2010 (« … organiser localement une intervention globale au service des jeunes, de 16 à 25 ans révolus, en quête d’un emploi durable et d’une autonomie sociale. »). Cette même globalité se lit dans les documents de référence d’autres réseaux tels l’Union nationale pour l’habitat des jeunes (UNHAJ) 10, les centres sociaux11, les Ecoles de la Deuxième Chance12 ou les entreprises d’insertion13.

9. Première observation, ni nouvelle, ni de détail : on parle fréquemment de « jeunes en difficulté »… expression à bannir pour la remplacer en immisçant trois lettres, trois petites lettres qui font la différence : « m », « i », « s »… c’est-à-dire non pas « en difficulté » mais « mis en difficulté »14. En effet, la difficulté ne réside pas dans la jeunesse comme un cancer qu’il faudrait chirurgicalement extirper à coups de diagnostics, de prescriptions – observons cette lexicographie médicale - et d’accompagnement, mais elle est au cœur de la « logique » (on peut hésiter à user de ce mot) de la société, particulièrement la « logique économique » (on peut hésiter encore plus). Très simplement, souvenons-nous du petit sursaut de croissance à la fin du précédent millénaire : nombre de jeunes considérés comme « inemployables » ont parfaitement su trouver le chemin de l’entreprise. En d’autres termes, le premier facteur de désinsertion est bien le marché, son hyper-sélectivité et la règle énoncée il y a plus d’un siècle par ENGELS : « l’armée de réserve de travailleurs inoccupés » n’est pas obsolète. (ENGELS, 1961)

10. Seconde observation, même si le social est présent et ne serait-ce que parce que les missions locales sont évaluées sur leur réussite quant à l’accès à l’emploi et en formation qualifiante de leurs publics, le domaine professionnel est considéré – est-ce assumé ? – comme étant « plus important » que le social. Nombreux sont ceux qui s’arc-boutent sur l’obligation éthique de ne pas hiérarchiser professionnel et social, Pascal leur étant

10 « Participant à la politique de la jeunesse, fidèles à notre vocation d'éducation populaire et de promotion sociale, nous adoptons une approche globale et individualisée de chaque jeune, en utilisant, à partir de l'habitat, les atouts de la vie collective enrichie par un brassage délibéré favorisant la rencontre et les échanges entre jeunes et usagers, encourageant les solidarités de proximité issues de la multiplicité des expériences, des situations, des perspectives qui sont celles de tous nos publics. » (Charte UNHAJ, 2 février 1996).11 « La vision des Centres sociaux et socio-culturels ne fractionne pas la vie humaine en autant de segments qu'il y a d'administrations ou de prestataires de service : elle identifie ce qui fait la globalité de l'existence individuelle et des situations collectives. » (Charte fédérale des centres sociaux et socio-culturels de France, 17-18 juin 2000).12 La Charte des principes fondamentaux énonce que l’objectif d’une E2C est d’assurer l’insertion professionnelle et sociale de jeunes en difficulté et, dans son point IV, on y lit que « L’action pédagogique est souple, centrée sur chaque stagiaire, et combine {…} l’acquisition de compétences sociales qui permettent l’insertion dans de bonnes conditions dans la vie professionnelle mais aussi citoyenne… »13 La Charte des entreprises d’insertion par la production ou le travail temporaire adoptée par le Conseil Fédéral contre l'exclusion du 25 septembre 2003, « Entreprendre contre l'exclusion, ensemble et autrement », énonce que l’entreprise d’insertion « permet d'organiser la restructuration humaine, sociale et professionnelle, de personnes se trouvant en situation de marginalisation et d'exclusion… démarche de requalification sociale et professionnelle… » Elle a pour objet « de favoriser les confrontations et les acquis d'expériences indispensables à la progression des personnes ainsi qu'à leur retour à une autonomie d'existence, à une citoyenneté… »14 Un directeur de mission locale conteste ce « mis en difficulté », préférant « jeunes en recherche d’autonomie ». Commentaire du 5 octobre 2010, plabbe.wordpress.com).

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d’une aide précieuse en écrivant dans les Pensées : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties… » Intellectuellement, une évidente simplicité s’impose : on ne peut découper l’individu, le saucissonner… sauf à l’amputer et à ce que l’intervention sociale soit considérée comme une œuvre de boucher. Ainsi le précepte cartésien de séparabilité ou de décomposition (« diviser chacune des difficultés … en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre ») appartient au monde de la complication et de la causalité alors que, de toute évidence, le social est dans celui de la complexité… et arrive à point nommé !15

11. A l’inverse pourtant, d’Adam SMITH avec sa manufacture d’épingles au sein de laquelle les tâches avaient été parcellisées à Émile DURKHEIM avec le passage des communautés « mécaniques » - parfaitement emboîtées en tenon-mortaise - aux collectivités « organiques » - organisées fonctionnement -, on peut dire que la modernité se construit tendanciellement et nécessairement sur une division sociale du travail, plus en amont et plus fondamentalement parce que culturellement pour Alain TOURAINE, sur « une culture de la séparation » (TOURAINE, 1992-200016). Et, s’agissant des intervenants sociaux qui agissent dans le champ de l’insertion, force est de constater que leur polyvalence est susceptible de les faire basculer du « bon à tout » au « bon à rien »… ou que savoir tout sur tout n’est guère éloigné de savoir rien sur tout ou tout sur rien. Ce qui conduit, tout en maintenant le principe de l’approche globale, à développer au sein des structures des « expertises », des spécialisations, et à organiser l’organisation pour que circulent les connaissances issues de ces expertises… bref que l’on parvienne à l’organisation intelligente, apprenante, à une intelligence partagée et non distribuée des savants aux ignorants bien stratifiés, des alpha + aux bêta – bien stratifiés.

12. Que coexistent au sein des structures des expertises ou, du moins, des spécialisations est un fait : untel intervient sur les savoirs de base, tel autre sur le volet culturel, celui-ci pour le parrainage et celui-là pour la relation aux entreprises, etc. ceci ne remettant pas en cause la globalité puisque tous les registres ou presque ont en quelque sorte leurs réponses dans la même structure en termes – comme on dit

15 Dans une communication universitaire, nous avons tenté de démontrer qu’en fait Pascal et Descartes ne s’opposaient pas mais se complétaient : LABBÉ P., 2 février 2012, « Les territoires de l’insertion. Descartes avec Pascal », colloque Penser l’incertain : agir du local au global, Centre interdisciplinaire d’analyse des processus humains et sociaux - CIAPHS EA 2241 - (en partenariat avec l’Association internationale de sociologie de langue française - AISLF - Centre de recherche 20), Université de Rennes 2.16 « L’Occident est la seule partie du monde qui a accepté de ne reposer que sur des ruptures. La définition de l’Occident, c’est, sur le plan culturel, d’accepter la séparation totale entre le monde des instruments et le monde de la conscience de soi. {…} La construction des catégories sociales, des actions comme de la pensée, a répondu à un principe unique : opposer le positif et le négatif, la raison et la déraison, l’homme et la femme, le détenteur du capital et le porteur du travail, le colonisateur et le colonisé. Ce qui caractérise l’Occident, - et en soi la modernité -, c’est sa définition par cette double rupture, et donc, de n’avoir ni modèle idéal, ni société juste, ni fin de l’histoire comme référence. » TOURAINE A., 4 décembre 2000, « Va-t-on vers une ou plusieurs formes de mondialisation culturelle ? Comment préserver la diversité culturelle ? », UNESCO, 16e séance des Entretiens du XXIe siècle, http://www.unesco.org/bpi/fre/unescopresse/2000/00-132f.shtml

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désormais – d’« offres de services » adaptées aux besoins par définition singuliers de chaque usager. Pour une mission locale, cette globalité et la posture qu’elle exige apparaissent donc comme effectives… même si les poids respectifs occupés par le social et le professionnel ne sont pas équilibrés : les compétences en action s’exercent dans les deux registres mais l’expertise – qui est une « compétence + »17 - est affirmée dans le registre professionnel. Dans le champ de l’insertion, le professionnel – qui inclut la formation et l’emploi – est donc un domaine saillant de l’approche globale qui, elle, constitue le socle. L’un et l’autre ne s’opposent pas – contrairement à ce qu’écrit Chantal GUÉRIN-PLANTIN qui parle de « coupure » entre l’économique et le social18 - mais se complètent dans une interaction, peut-être une « dialogique » - la transaction entre deux propositions opposées et complémentaires - comme l’exprimerait Edgar MORIN.

13. Probablement pourrait-on également dire que cette acceptation d’une expertise pour le domaine professionnel et d’une compétence pour le domaine social – ce qui équivaut à une hiérarchisation tout en maintenant l’indissociabilité - est la résultante ou la synthèse d’une dialectique entre l’identité propre de la mission locale et son identité négociée avec les logiques institutionnelles de ses financeurs : l’emploi pour l’Etat, la formation pour la Région, le social pour le Département… et, pour la commune, un peu tout ! Bien sûr, si l’on accepte ce déséquilibre au bénéfice de l’expertise professionnelle, contrainte par les institutions, tout en se réclamant de l’approche globale, il faut être constamment vigilant – c’est une des fonctions majeures du projet associatif de structure – et, pour cela, avoir en mémoire, afficher même cet avertissement de Bertrand SCHWARTZ : « Ainsi considérons-nous comme grave et dangereux le risque qu’on encourrait à ne prendre en considération que les mesures touchant à la formation et à l’emploi parce qu’elles apparaîtraient suffisantes pour régler les problèmes les plus visibles. » (SCHWARTZ, 2007, p. 40)

Au regard de ce principe-pivot d’approche globale ou « holistique » ou encore plus pertinemment « systémique », c’est-à-dire d’indissociabilité des domaines, la conception de l’accompagnement social correspond ici à ce que l’on devrait sans doute nommer plus justement l’accompagnement socioprofessionnel (ASP).

Prendre en compte…

14. L’ASP porte sur l’individu (individuum : « ce qui ne se sépare pas ») ou sur la personne dans sa globalité19, s’appuie sur le principe de ses ressources (une « pédagogie de la réussite », disait-on), vise à réduire ou à résoudre les difficultés de tous types qui font obstacle à l’intégration, cette dernière entendue comme finalité du processus d’insertion professionnelle et sociale20, et mobilise les professionnels qui interviennent en « prenant en compte » et non « en charge ». Cette expression, « prendre en compte,

17 Entendons par là une compétence nécessitant d’une part une maîtrise du domaine et, d’autre part, une capacité de retransmettre les connaissances sur ce domaine.18 « Cette césure qui fait dire à certains que l’insertion est en fait une sorte de machine à trier des populations en référence au marché de l’emploi correspond à l’internalisation de la coupure entre l’économique et le social. Il est faux de dire que l’insertion refuse cette coupure ou l’abolit, simplement la coupure est là toujours présente à l’intérieur même des structures qui travaillent à l’insertion des populations. » GUÉRIN-PLANTIN C., 1999, Genèses de l’insertion. L’action publique indéfinie, Paris, Dunod, p. 208.19 « La notion contemporaine {de personne} renvoie à l’individualité morale, physique et juridique associée à une conscience de soi et d’autrui. La personne est un système de représentations valorisées. », BERNATET C., 2010, L’insertion est une relation, Paris, Les éditions de l’Atelier, p. 57.

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non en charge », est de Bertrand SCHWARTZ. Heureuse et même séduisante, elle mérite néanmoins qu’on s’y arrête quelque peu.

15. La « prise en charge » renvoie implicitement aux modalités du travail social traditionnel, la « prise en compte » signifiant une autre modalité qui serait celle de l’intervention sociale. On serait donc dans un système d’oppositions, ce que Michel AUTÈS accentue (rudement) dans Les paradoxes du travail social : « On assiste, du travail social à l’intervention sociale, à un étrange passage, d’autant plus tumultueux que la fascination du nouveau cache non seulement des permanences invisibles et plus encore des régressions formidables, vers des formes de traitement de la question sociale antérieures à celles que l’Etat social avait laborieusement mises en place. Ainsi, sous couvert de la dépasser, l’insertion vient prendre la place de l’assistance, au nom des valeurs de la société du travail, et la logique de développement social cultive son échec en reniant sa généalogie avec le travail social forgé au sein de l’Etat social. En-deçà de ces luttes pour occuper les positions légitimes dans le champ, on assiste bien à la confrontation de deux stratégies politiques pour traiter la question sociale. D’un côté, celle de l’Etat social, protectrice, réparatrice et assistantielle, de l’autre, celle de l’Etat libéral, qui cherche à rompre avec l’assistance au nom de la responsabilisation de l’individu, mais surtout pour satisfaire aux impératifs de la compétitivité économique. Mais, faute de garder liés ensemble le programme protecteur de l’assistance républicaine et le projet d’émancipation individuelle et collective, inscrits dans l’action sociale, l’insertion prépare en douceur, j’allais dire en douce, le programme de l’idéologie du workfare : pas d’allocation ni de secours sans contrepartie. »21 Il serait assez facile - mais là n’est pas l’objet de ce travail - d’objecter à cette analyse, par exemple en rappelant que le travail social, ici paré des vertus de la protection et de l’égalité alors que l’intervention sociale est présentée comme le Cheval de Troie du workfare et, pire, du (néo)libéralisme, fut en son temps largement critiqué comme outil du contrôle social par des DELEUZE (« milieux d’enfermement »), FOUCAULT (« sociétés disciplinaires »), etc. C’est de toute façon mal connaître le paradigme de l’éducation permanente, auparavant « populaire », mais également les luttes urbaines (Alma Gare…22), que d’inscrire l’intervention sociale qui en est issue dans l’idéologie aussi

20 « L’insertion – état peut ainsi être conçue comme la visée et l’aboutissement de l’insertion – processus. » LABBÉ P., 2003, Les bricoleurs de l’indicible. De l’insertion en général, des missions locales en particulier, Rennes, Apogée, p. 193. A l’époque, nous souhaitions mettre l’accent sur ce mouvement de processus vers un état, donc une situation plus stabilisée. Depuis, la notion d’intégration nous a semblé plus pertinente, celle-ci reposant sur l’autonomie sociale et sur l’indépendance économique.21 AUTÈS M., 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, Dunod, p. 268. Mireille BERBESSON et Binh DÔ-COULOT ne sont guère éloignés de cette thèse. Après avoir indiqué, dans leur ouvrage Accompagnement social et insertion (COPAS, 1995, Paris, Syros, collection UNIOPSS), que l’accompagnement social procédait « d’une démarche volontaire », qui devait se retrouver « dans les modalités de contractualisation », que la relation avec l’usager était « basée sur la confiance et la réciprocité », qu’il reposait « sur une éthique d’engagement réciproque entre des personnes » ainsi que « sur une éthique de la responsabilité » visant « à éviter les dérives possibles de l’assistance ou du contrôle social », ces auteurs, constatant que « l’intervention sociale a fortement évolué depuis dix ans, à la fois stimulée par une évolution sociale augmentant les prérogatives des usagers, et confrontée à une augmentation des flux de ces mêmes usagers », avancent que les pratiques actuelles d’accompagnement social sont nées d’un double renoncement des travailleurs sociaux : « Renoncement à l’objectif de « promouvoir » TOUS les demandeurs ; renoncement à une maîtrise unilatérale sur l’usager et son parcours « obligé » (op. cit., 2003, pp. 6-7).22 Dans « 1972-1998 : les nouvelles donnes du social » (Esprit, mars-avril 1998), Jacques DONZELOT et Joël ROMAN ne sont pas plus « tendres » que Michel AUTÈS dans leur critique de l’insertion : « Le

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subversive que dissimulée du néolibéralisme.23 L’autre hypothèse serait que les intervenants sociaux sont soit naïfs, soit imbéciles en ne comprenant pas que le projet, le contrat avec l’usager, etc. ne seraient qu’une rhétorique grimant un processus d’oppression-aliénation et camouflant, pour parler comme Pierre BOURDIEU, « une violence symbolique »… d’autant plus oppressive que, à défaut d’être le thuriféraire attitré de celui-ci et abonné de la première heure aux Actes de la recherche en sciences sociales, on ne saurait la décrypter et y résister24. Or le contrat, loin d’être un outil d’oppression (parce que le rapport entre le conseiller et l’usager est asymétrique et inégalitaire et que le premier en maîtriserait mieux que le second les subtilités), est une modalité souple de connaissance, reconnaissance et interconnaissance ; il explicite les règles du jeu entre le professionnel et l’usager mais également entre les professionnels dans ce que l’on appelle le partenariat et qui est la mobilisation d’un capital social, de liens faibles : « La démarche contractuelle dans l’action publique contemporaine est porteuse d’une double ambition de modernisation. L’une est organisationnelle : contractualiser entre plusieurs parties prenantes, c’est mieux se coordonner, favoriser une approche transversale des problèmes, agir globalement. L’autre est plus directement politique : l’intention est de favoriser par le biais du contrat les démarches montant du terrain, les solutions différenciées et l’implication directe locale. » (GAUDIN, 2001, p. 114) Sans le contrat, de l’inégalité objective de la relation « conseiller – jeune », inévitablement ressortirait gagnant le plus fort ou le plus retors. Le contrat civilise la relation inégalitaire. Il n’évite ni les contradictions, ni les oppositions mais, permettant leur expression, recherche leur synthèse dialectique.

Reste cependant que cette opposition entre « prendre en charge » et « prendre en compte » peut aussi recouvrir ce que Jean-Noël CHOPART appelle « un vieil antagonisme entre travail social individuel et travail social « avec les groupes » ou travail social communautaire. {…} D’un côté un univers rationnel-légal, essentiellement procédural, hérité d’une logique d’intervention verticale définissant des populations cibles, des ayants droit, des seuils et des conditions d’accès, avec des agents chargés de distribuer des prestations fixées à l’avance et d’en vérifier le bien-fondé. De l’autre, une intervention globalisée, peu prescrite, fondée sur un idéal de démocratie participative, et donc construite sur une logique de coproduction avec l’usager. » (CHOPART, 2000, p. 2). Tout à fait concrètement, une différence qui est loin d’être anodine entre le travailleur social, par exemple l’éducateur puisqu’il s’agit de jeunes, et l’intervenant

problème de ces nouveaux professionnels n’est plus de dénoncer la société mais de la produire, c’est à dire d’obtenir des jeunes l’acceptation des normes nécessaires à la transmission des connaissances, à l’exercice d’une tâche, au respect des autres… » (p. 10) et « En quoi consiste le travail des spécialistes de l’insertion, sinon à faire rentrer une personne dans l’ordre productif quand une autre s’en trouve rejetée, le solde des exclus et précaires en tout genre restant, au mieux, stationnaire ? » (p. 21). Cependant il resterait à démonter que les travailleurs sociaux traditionnels dénonçaient la société, une frange sans doute mais pas l’ensemble des professions… et surtout pas les « socio-clercs » (BEYSSAGUET A.-M., CHAUVIÈRES M., OHAYON A., 1976, Les socio-clercs. Bienfaisance ou travail social, Paris, Maspero) D’autre part, assimiler l’insertion à une entreprise de normalisation, c’est neutraliser et même éliminer toute la dynamique de changement et d’émancipation qui est au cœur du projet de l’insertion et de son géniteur, Bertrand SCHWARTZ.23 Le quartier d’Alma-Gare, à Roubaix, fût un enjeu hautement symbolique de démarche participative s’opposant à la planification urbaine. On peut lire Michael James MILLER, 2002, « Le quartier comme enjeu social et politique : Alma-Gare dans les années soixante-dix », Genèses n°48, pp. 77-99 (www.cairn.info/revue-geneses-2002-3-page-77.htm.)24 « Le monde de Pierre Bourdieu est un monde de luttes inexorables, inexpiables, permanentes, éternelles, sans aucun répit, sans issue. » Jeannine VERDÈS-LEROUX, 1998, Le Savant et la politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Paris, Grasset et Fasquelle, p. 13.

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social, en mission locale, est la permanence du professionnel auprès de son usager : en mission locale, c’est environ 30% des jeunes qui bénéficient de quatre entretiens ou plus dans l’année, soit quelques heures d’entretien… à comparer aux heures passées avec les jeunes par un éducateur de prévention spécialisée ou, encore plus, par un éducateur en foyer de l’Enfance ! L’intervenant accompagne le jeune et son projet, l’éducateur éduque et, peu ou prou, est un modèle d’identification, parfois même un substitut parental. En tout état de cause, même s’il le voulait, le conseiller de mission locale avec 150 ou 200 « dossiers actifs », sinon plus, ne pourrait prendre en charge et, sauf exception, n’a guère à se soucier de transfert et de contre-transfert.

16. La posture professionnelle se fonde en conséquence sur l’aide au développement de l’autonomie sociale et de l’indépendance économique de la personne et n’est pas, ne peut ni ne doit être une démarche hétéronome. Dans le rapport de 1981, Bertrand SCHWARTZ écrit à ce propos : « Nous nous sommes interdit d’interpréter le terme d’insertion comme pression que les adultes exerceraient sur les jeunes pour les conformer à des normes prédéterminées, tant dans le champ professionnel que dans tous les champs de la vie sociale quotidienne. » (SCHWARTZ, 2007, p. 37) Bien évidemment, cette « auto-interdiction » est un principe de vigilance car on sait que le champ de l’insertion est aussi, a minima du fait des contingences et pressions institutionnelles, le monde des « entrepreneurs de morale »25

17. Sur le volet professionnel, l’accompagnement répond à « la nécessité de promouvoir une sécurisation des trajectoires passant par la prévention de la dégradation des compétences, l’amélioration des mobilités et le développement de l’employabilité. » (AUER, BESSE, MÉDA, 2005, p. 25). Finalisé par l’accès à l’emploi et le maintien dans celui-ci de la personne26, souvent en étayage d’une logique d’alternance, « l’idéal » de

25 L’expression « entrepreneurs de morale » est de Howard S. BECKER dans Outsiders (op. cit.) où l’auteur distingue ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer. L’entrepreneur de morale de cette seconde catégorie doit « justifier l’existence de son emploi et, deuxièmement, gagner le respect de ceux dont il s’occupe. » (p. 180). Ce respect est moins conquis par l’affichage d’un statut ou par une mission officielle dévolue, comme par exemple un mandat justice pour un éducateur d’AEMO, que par le respect que l’intervenant social lui-même exprime à l’usager.26 Evidemment le maintien dans l’emploi de la personne, qui plus est lorsqu’elle est jeune, participe désormais plus du vœu que de la réalité, singulièrement avec les « FPE », formes particulières d’emploi : « En 20 ans, de 1985 à 2005, la progression des formes particulières d'emploi est relativement rapide. Les niveaux restent tout compte fait assez modérés, concernant les emplois temporaires, les emplois aidés où l’apprentissage. La plus forte progression est celle de l’intérim dont le poids dans l’emploi total a été presque multiplié par 4. {…} Le poids des emplois à temps partiel a plus que doublé de 1982 (8,2% des salariés) à 2005 (17,9%). {…} Les raisons de la croissance apparemment irrésistible sur le long terme du poids des formes particulières d'emploi sont bien connues. Tout le monde s’accorde à juger qu’aujourd’hui, dans un contexte de compétition internationale très vive, la flexibilité de l’emploi est devenue incontournable. » (KORNIG C., MICHON F., 2010, Les formes particulières d’emploi en France : un état des lieux, « Documents de travail du Centre d’Economie de la Sorbonne », pp. 10-11). Et : « Les premières années des jeunes Français sur le marché du travail se caractérisent par la prévalence très élevée de formes d’emploi temporaires (CDD, intérim, stages et contrats aidés), entrecoupées de périodes de chômage. Avec désormais 80 % des entrées en emploi, le CDD est devenu la forme normale de l’embauche des jeunes. Bien que le code du travail limite en principe leur usage à des cas précis (emploi saisonnier, pic d’activité, remplacement d’un salarié absent), il est notoire que le CDD et l’intérim sont massivement utilisés comme « super – période d’essai » ou pour permettre à l’employeur de disposer, à côté de son personnel stable, d’un volant de main-d’œuvre flexible. Outre les jeunes, les femmes revenant sur le marché du travail après une période d’inactivité et les immigrés sont également surexposés à ces contrats précaires. »

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l’accompagnement repose sur une synthèse (est-ce une utopie ?) issue d’une négociation entre projets de vie et professionnel (« L’adolescent à travers le projet cherche à explorer de nouveaux rapports entre le possible et le réel. » PIAGET, BINHELDER, 1965), ressources individuelles et opportunités du marché du travail, normes prescrites et pratiques plus ou moins choisies. Cette synthèse négociée est formalisée dans un contrat qui peut lui-même s’inscrire dans un dispositif ou une mesure (le CIVIS aujourd’hui, TRACE hier…27) énonçant un certain nombre de conditions à satisfaire et de modalités à suivre.

18. Avec toutes les limites d’un schéma linéaire alors que le processus d’ASP est fait d’itérativité, de progressions et de régressions, on peut représenter l’enchaînement de ses séquences…

Accueil, écoute Diagnostic partagé Projet et scenarii Contrat Mise en œuvre

Suivi

Posture compréhensive, empathique.

Forces et faiblesses internes et externes… Capitaux à renforcer… Mise en évidence des potentialités du jeune et des opportunités de l’environnement.

Synthèse projets de vie /professionnel.Explicitation des objectifs possibles et hiérarchisés. « Esquisse d’un compromis entre le possible et le souhaitable. » (BOUTINET, 1999, p. 261)

Négociation du cadre normatif contractuel : engagement, réciprocité.

Modalités de la stratégie.

Evaluation chemin faisant, analyse des écarts, adaptabilité du projet…

19. Il convient de préciser que l’ASP ainsi formalisé correspond au modèle « complet » de l’accompagnement mais que, selon les demandes, besoins et possibilités, celui-ci peut être « allégé » : des jeunes s’adressent aux intervenants sociaux avec une demande limitée, de type coup de main ou coup de pouce. Cet agencement stratégique de l’ASP, depuis l’accueil jusqu’au suivi, renvoie aux difficultés que rencontrent les demandeurs d’emploi pour accéder à l’emploi, pour intégrer un marché du travail dont les codes semblent de plus en plus difficiles à décrypter. Son rôle paraît d’autant plus nécessaire que d’importants changements dans les modes de recrutement et dans les organisations du travail sont attendus dans les années à venir28. De fait, il introduit une nouvelle dimension dans le rapport au marché du travail : une sorte d’espace alternatif (pour les jeunes, de socialisation ?) dans lequel les conseillers en charge de l’accompagnement combinent des procédures, des outils,

(ALLÈGRE G., MARCEAU A. et ARNOV M., novembre 2010, L’autonomie des jeunes au service de l’égalité, Terra Nova, p. 15).27 CIVIS : Contrat d’insertion dans la vie sociale. TRACE : Trajectoire d’accès à l’emploi.28 « La hausse du nombre de postes ouverts et les difficultés de recrutement éventuellement associées seront dans les années qui viennent un élément important de transformation des modes d'organisation du travail et des profils d’embauche. », CHARDON O., ESTRADE M-C., TOUTLEMONDE F., décembre 2005, « Les métiers en 2015 : l’impact du départ des générations du baby-boom », DARES, Premières synthèses n°50.1.

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des prestations et doivent bricoler, faire preuve d’innovation29 et aussi, bien souvent… d’abnégation face à des politiques publiques scandées de stop and go, face à une gestion des aides « à l’enveloppe » (épuisée, abondée…), etc. Quant aux demandeurs d’emploi, ils doivent trouver dans cet espace les moyens de créer des liens avec le marché de l’emploi et, en cela, prendre conscience de leurs capacités et potentialités (empowerment), acquérir les codes du dialogue employeur – employé, au besoin définir un projet et/ou suivre une formation pour, à terme, être autonome dans le monde du travail. Ainsi les mesures d’accompagnement, qui sous-entendent un contrat – selon les cas – formel ou informel passé entre le demandeur d’emploi et le conseiller, sont supposées inscrire les individus concernés dans une dynamique d’échange et de recherche, de mise en mouvement : on parle d’ailleurs de « politiques d’activation ». D’autre part, il faut être conscient que cette empathie du début de l’interaction n’est pas exempte d’une « ambiguïsation » dans cette personnalisation de l’offre d’aide : en établissant une relation sur un registre « humain », voire psychoaffectif et peut-être même de complicité, l’intervenant social met en place les conditions d’acceptabilité des normes que, tôt ou tard, il renverra à son usager sous couvert d’un principe de réalité : le « projet de vie », souvent avancé par les professionnels pour anticiper la critique d’un dirigisme vers l’emploi, exclusivement l’emploi, s’effiloche au fil des entretiens pour aboutir, par exemple, à une « plateforme vocationnelle » dont le titre inspiré de la vocation a tout compte fait peu de choses à voir avec celle-ci mais beaucoup plus avec les « besoins de l’appareil productif », la nécessité de s’orienter vers les « secteurs en tension », etc.

20. Un paradoxe se pose alors : ces mesures permettent-elles effectivement aux individus d’accéder à une réelle autonomie ou induisent-elles au final un besoin plus fort d’accompagnement ?30 Le risque de cette dernière hypothèse est d’autant plus fort que, dans nombre de cas et ceci étant accentué par la crise, les professionnels en principe mobilisés pour gérer du flux – entrées et sorties permanentes avec une individualisation du service - sont, faute de débouchés, contraints d’une part à une « gestion de stock », d’autre part à imaginer des situations collectives car l’individualisation ne permettrait pas de recevoir tous les jeunes dans des délais corrects et à une fréquence raisonnable. Ils sont, selon la métaphore de Robert CASTEL, comme « un passeur qui s’apercevrait en cours de traversée qu’il n’y a plus de berge où conduire son passager. » (CASTEL, 1998, p. 42). Plutôt que de développer une « handicapologie » comme cela a été avancé par Denis CASTRA (CASTRA, 2003), la tentation peut être forte, ce moment, de se focaliser plutôt sur l’accompagnement que sur le résultat de celui-ci : un accompagnement ad vitam aeternam, ad nauseam… pour le jeune mais également pour le conseiller !

Le conseiller, un convoyeur de fonds…

29 BARON C., NIVOLLE P., août 2005, « L’inventivité au quotidien des missions locales et PAIO », DARES, Premières synthèses n°34.1. BUREAU M.-C., LEYMARIE C., février 2005, « Innover dans le social : l’exemple des missions locales », Centre d’études de l’emploi, Connaissances de l’emploi, n°12. Rappelons que, pour les missions locales, l’innovation est posée non comme une possibilité ou un souhait mais bien comme une obligation, explicitement un « devoir », dans la Charte de 1990 ce qui, d’ailleurs, n’est pas loin du paradoxe puisque l’innovation est souvent une transgression… ici encouragée par la norme !30 MAS S., décembre 2004, « Bilan de 5 ans de programme Trace : 320 000 jeunes en difficulté accompagnés vers l’emploi », DARES, Premières synthèses n°51.1. Cette question a été explicitement posée par M. LARCHER lors de la journée « Dynamisons l’accès à l’emploi des jeunes » le 22 mars 2006 : « Faut-il accompagner l’après-CIVIS ? »

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21. Que l’ASP soit global ne signifie pas qu’il est réalisé par un seul professionnel, le « référent » omniscient qui apporterait toutes les réponses. Le référent est le « fil rouge » de l’accompagnement, le « marginal sécant » qui évolue dans et entre toutes les sphères de l’insertion, garant d’une continuité de l’action, d’une cohérence de celle-ci. Le référent est, à l’échelle de la relation avec le jeune demandeur d’emploi, ce que devrait être (devait être ?) à l’échelle d’un territoire une maison de l’emploi : un guichet unique. Le référent est une dynamo, un mobilisateur du réseau partenarial (ressources internes et externes des politiques de l’emploi et des politiques sociales) ainsi que du réseau d’entreprises et de structures spécialisées. Marginal sécant qui ne boîte ni sur le pied du social, ni sur celui de l’économique mais marche sur ses-ces deux pieds (LABBÉ, 2010), il est un convoyeur de fonds.

22. Si l’on veut bien admettre que les jeunes en mission locale présentent généralement - au regard des normes dominantes et des exigences sociétales pour s’intégrer - un déficit dans un ou plusieurs types de capitaux, le conseiller peut alors être considéré comme celui qui, directement mais le plus souvent indirectement, c’est-à-dire par son entregent, va compenser ces déficits. Ainsi, le conseiller mobilise du… - Capital économique, avec des allocations, des secours, des aides « interstitielles » ou non, du micro-crédit, la résolution de problèmes de surendettement… et, surtout, par l’accès à l’emploi qui permettra à la personne de percevoir un revenu.- Capital culturel, avec le recours à des formations, à des validations de parcours, au portefeuille de compétences, mais également en permettant au jeune de décrypter le monde, l’organisation de la société. « Rapprocher les jeunes des administrations », tel que le souhaitait Bertrand SCHWARTZ dans son rapport de 1981, c’est d’abord rendre le monde lisible, donc accessible.- Capital social, pour le volet professionnel via l’accès aux entreprises ou aux intervenants spécialisés, via l’utilisation des mesures de la politique de l’emploi (prestations Pôle emploi, dispositifs spécifiques des collectivités territoriales, aide à la mobilité…), voire même par l’innovation et la conception de nouveaux outils (jeunes créateurs d’entreprise, groupements d’employeurs, groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification, structures d’insertion par l’activité économique…) ; pour le volet social, via l’accès aux ressources (acteurs, dispositifs, droits…) des domaines de la culture, de la santé, du logement, des transports, etc.- Capital symbolique par la remise en confiance de la personne (ateliers « image de soi », « relooking », projet individualisé et, de façon plus générale, les règles de l’entretien d’aide…). Le capital symbolique, entendu ici comme la confiance que l’on a en soi, la bonne image que confirme et même accentue le regard de l’Autre (l’intervenant social, entre autres), capital que l’on peut miser sur la table des jeux de l’accession à un emploi, renvoie au thème de la reconnaissance au sujet duquel on peut difficilement faire l’économie de l’ouvrage de Pierre RICOEUR, Parcours de la reconnaissance. (RICOEUR, 2004) La reconnaissance y est passée au tamis d’une remarquable enquête lexicographique que le philosophe, armé du Grand Robert de la langue française et du Littré, décortique, enchâsse et ordonne, de KANT à BERGSON puis HEGEL. Cette reconnaissance va de « saisir (un objet) par l’esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent ; distinguer, identifier, connaître par la mémoire, le jugement ou l’action » à « accepter, tenir pour vrai (ou pour tel) » jusqu’à « Témoigner par de la gratitude que l’on est redevable envers quelqu’un (de quelque chose, une action). » (p. 28) La reconnaissance, dans l’ASP, est d’abord l’acceptation de l’Autre – le jeune – tel qu’il est, c’est-à-dire nécessairement différent de soi, puis elle est

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la connaissance de l’Autre ou, plus exactement, l’interconnaissance31 et, enfin, le témoignage non par de la gratitude mais par l’action (en particulier la mobilisation du capital social de l’intervenant) de la réciprocité du contrat : vous vous êtes confié, je réponds à cette confiance, nous répondons aux termes du contrat.

23. On pourrait ajouter à ces quatre capitaux traditionnels, le capital de mobilité, c’est à dire la capacité voire même la curiosité de se déplacer tant la mobilité, qui fût déterminante en termes de perfectionnement dans la tradition compagnonnique32, l’est désormais bien plus modestement en termes de simple employabilité… sauf à rester « petit » et « fixe » : « … la mobilité, la capacité à se déplacer de façon autonome, non seulement dans l’espace géographique mais aussi entre les personnes ou encore dans des espaces mentaux, entre des idées, est une qualité essentielle des grands, en sorte que les petits s’y trouvent caractérisés d’abord par leur fixité (leur rigidité). » (BOLTANSKI, CHIAPELLO, 1999, pp. 445-446). Bien sûr, cette mobilité doit être comprise intelligemment, c’est à dire non dissociée de la stabilité : on est mobile pour gagner en stabilité, pas pour s’épuiser sur la piste de « On achève bien les chevaux ». (LABBÉ, 2010).

Les six invariants de l’ASP.

24. Selon les professionnels, les structures (moyens et management), les métiers, les structures d’appartenance, les contextes ainsi que les « exigences de société » (financeurs, dispositifs réglementaires et juridico-administratifs), l’ASP revêt des formes variées, plus ou moins formalisées, voire parfois standardisées. Toutefois l’accompagnement associe de façon quasi-systématique six éléments agencés avec l’usager… ce « avec » signifiant que le travail est négocié : « C’est probablement là ce qui distingue fondamentalement la socialisation primaire, celle qui vise la « cire molle » de l’enfance, de la socialisation secondaire, celle qui vise des acteurs disposant d’un certain pouvoir. » (DUBET, 2002, p. 356).

- Le référent unique. Il est une garantie de stabilité et, subséquemment, d’approfondissement de la relation, donc de progressivité dans la démarche de projet, ce que ne permettrait pas une interchangeabilité des conseillers. Le référent unique est également la condition requise pour une réelle individualisation de la relation : il connaît le jeune, sa situation, son évolution. Progressivité de la démarche, évolution… tout ceci renvoie à une temporalité de l’ASP qui varie, d’une part, selon les individus, leurs besoins et leurs potentiels et, d’autre part, selon la gestion par l’intervenant de plusieurs temporalités aux horloges désynchronisées : le temps de l’apprentissage n’est pas celui des entreprises qui n’est pas celui des programmes institutionnels…

- Le projet. Contrairement au thème du « diktat » (la vraie dictature étant celle de la vacuité du projet33), le projet est ce qui apporte une cohérence dans le parcours en 31 LABBÉ P., 22 février 2012, « Jeunes : avec moins d’opportunités ? Altérité, interculturalité… transculturalité », colloque JAMO, Maison de l’emploi de Loudéac.32 « Ils {les jeunes gens} ne doivent pas oublier que le seul moyen de varier leurs connaissances professionnelles est le voyage sans lequel beaucoup d’entre eux ne pourraient acquérir le degré de perfection que doit avoir un bon ouvrier. » Congrès compagnonnique de Lyon, 1er et 3 novembre 1874, cité par MARTIN SAINT-LÉON E., 1983, Le compagnonnage. Son histoire, ses coutumes, ses règlements et ses rites, Librairie du Compagnonnage éditeur, p. 190.33 « Comme prévisible, après l’amour, le désamour. Dans les années 90 et jusqu’à aujourd’hui, le projet va être convoqué chez le procureur pour délit d’obsolescence – à trop être adulé, il n’est plus l’amant parfumé et séduisant mais le mari chaussettes et ennuyeux - avec un chef

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reliant les trois temporalités du passé, du présent et du futur. Il met en perspective et oriente. Sans doute ce qu’écrit François DUBET pour les travailleurs sociaux est-il encore plus patent pour les intervenants sociaux : « … les travailleurs sociaux sont aussi des prestataires de services sociaux et de dispositifs visant à donner aux individus une place dans la société ou dans des structures intermédiaires. Le langage de la morale et du contrôle est ici remplacé par celui du contrat et du projet. » (DUBET, 2002, p. 345)Le projet étant souvent au départ à court terme et tactique, le travail d’accompagnement vise un ou des sauts qualitatifs pour qu’il parvienne à être à plus long terme et stratégique, voire « de vie ». On peut, en combinant les travaux de DUBET, de BOUTINET, de RODRIGUEZ-TOME et BARIAUD, présenter une typologie des projets dont il découle un travail de progression pour que le jeune, parfois au départ « hors projet » ou « sans projet », parvienne à un « projet de vie »34 :

Hors projet Sans projet Avec projet (BOUTINET)Irréalité

(BOUTINET)Vacuité« Ca sert à rien… »

De mobilité à court terme (DUBET)D’orientation (BOUTINET)

D’insertion à moyen terme (BOUTINET)

Adulte à long terme (DUBET)Vocationnel (BOUTINET)

De vie (RODRIGUEZ-TOME, BARIAUD)

- L’entretien. L’entretien est la modalité principale mais non exclusive de l’ASP. Avec le référent unique, il permet l’individualisation de l’offre de service et articule successivement l’écoute bienveillante (posture « compréhensive »), la coproduction d’une analyse des forces et faiblesses, menaces et opportunités, aspirations et contingences, etc. et la codécision des démarches à engager (ex ante), leurs modalités ainsi que l’évaluation des acquis (in itinere, ex post).

- Le contrat. Même « humain » ou « doux », l’ASP ne s’inscrit pas dans un registre du don et contre-don35 mais il « requiert et engage des dispositions personnelles à la négociation et, plus spécialement, à la traduction entre des mondes de références différents. C’est, dans une large mesure, un savoir-faire de passeur impliqué. » (GAUDIN, 2001, p. 118). Le contrat nécessite que le jeune soit reconnu comme partie contractante, donc actif. Il appelle, selon les termes de Maela PAUL, « un consentement éclairé {qui}

d’accusation exprimé comme tel : diktat. Dans le champ du social, les pioupious qui se sont jetés sur le projet comme la vérole sur le bas-clergé vont devoir revoir leur copie : le projet ne serait que l’expression soft d’une violence symbolique d’autant plus cruelle qu’elle s’exerce de façon privilégiée contre celles et ceux qui sont les moins dotés culturellement et qui ont d’autres chats à fouetter, parvenir à joindre les deux bouts par exemple. Qui plus est, à faire rêver avec le projet, on met en place les conditions certaines d’une désillusion, d’un désenchantement. » LABBÉ P., 2008, « La dictature du projet », Territoires.34 BOUTINET J.-P., op. cit. ; DUBET F., 1973, « Pour une définition des modes d’adaptation sociale des jeunes à travers la notion de projet », Revue française de Sociologie, XIV ; RODRIGUEZ-TOME H. et BARIAUD F., 1987, Les perspectives temporelles à l’adolescence, PUF.35 Le don appartient au registre de la socialité primaire, celle de l’interconnaissance amicale, de l’amour, des voisins, de la communauté ; le contrat s’inscrit dans la socialité secondaire qui appelle le professionnel tant il est vrai qu’un projet d’insertion n’est pas une conversation au comptoir d’un café. La socialité secondaire est « une transaction entre deux partenaires {qui} s’établit pour arriver, en principe, à une solution de compromis qui satisfera chacun, éteindra les dettes et fera disparaître un lien interpersonnel devenu inutile. » FUSTIER P., 2000, Le lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, p. 10. Pour autant, l’APS n’exclut pas, on l’a dit l’affectivité et l’implication du professionnel que l’on peut appeler un engagement.

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s’approprie une mise en scène juridique {…} qui réinstille le droit au respect de la personne et par laquelle s’exprime une revendication égalitaire à être chacun traité pareillement pour ce qu’il est. Ce rapport s’instaure donc sur une nouvelle conception de l’autonomie, fondée sur la recherche de l’identité propre et la revendication à être soi-même comme nouvelle norme individuelle. » (PAUL, 2004, p. 306). Avec le contrat, le jeune n’est pas, pour reprendre Montaigne, « le vase qu’on remplit » mais il est « le feu qu’on allume ». En d’autres termes, à la base du contrat, il y a le jeune comme ressource, non comme problème. Cette expression de « jeune comme ressource », outre qu’elle renvoie à un principe essentiel de l’éducation populaire36, signifie, d’une part, que le regard du professionnel sur le jeune s’oriente délibérément vers les potentialités (« L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées. » SEMYONOVICH VYGOTSKI, 2003, p. 74), les freins et obstacles n’étant étudiés qu’après – c’est donc une question de posture – et, d’autre part, que c’est in fine le jeune qui mettra en œuvre, dans les conditions qu’il choisira, son projet d’insertion : « L’important n’est pas ce qu’on fait de l’homme mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui. »37 Cette autodétermination de l’individu, en fait sa liberté dans un système de contraintes, explique l’absurdité d’une « obligation de résultat » imposée aux intervenants. S’il faut soutenir, stimuler, promouvoir une « culture du résultat », qui en tout état de cause est une obligation déontologique, il faut réfuter l’obligation de résultat qui est la négation de la liberté de l’individu et qui, subséquemment, déconstruit totalement le paradigme de l’ASP (contrat, projet, décentration…). L’obligation de résultat s’inscrit dans un système idéologique où l’on trouve la mise en concurrence et la performance38, d’ailleurs totalement contreproductif car il génère la défiance, la dissimulation et le détournement des missions.39

Mireille BERBESSON et Binh DÔ-COULOT proposent une typologie avec trois classes d’engagement (op. cit. p. 41) : « l’engagement réciproque simple » où l’on serait, selon nous, plus sur le volet de l’accueil et du coup de main ou du dépannage que de

36 « En ce qui concerne leur domaine propre, les organismes d’éducation populaire, de développement culturel et de jeunesse rappellent que l’éducation ne consiste pas essentiellement en un transfert de connaissance ou en la transmission d’un contenu immuable, mais surtout dans la formation d’individus aptes à prendre en charge leur propre destin et à contribuer à la transformation nécessaire de la société. », Déclaration des associations de jeunesse, d’éducation populaire et de développement culturel, 27 mai 1968, (dir.) Geneviève POUJOL, 2000, Education populaire : le tournant des années 1970, Paris, L’Harmattan, p. 223.37 Jean-Paul SARTRE, cité par Vincent de GAULEJAC, juin 2003, « Malaise dans la civilisation », Empan n° 50, Jeunesse et génération(s), jeunesse et transmission.38 LABBÉ P., 27 janvier 2012, « Insertion : l’efficacité gangrénée par la performance », ASH n° 2744, pp. 27-28.39 L’exemple le plus connu est celui du « contrat d’autonomie » confié aux « OPP » (opérateurs privés de placement), la tentation pouvant être forte de sélectionner son public pour garantir des résultats en termes de placement, donc de rémunération. Cependant, de façon générale, nombre de structures sont confrontées à ce risque de dévoiement de la mission de service public et du principe d’équité : « L’aide au retour à l’emploi est une mission de service public, et à ce titre, elle doit être également accomplie pour tous les demandeurs d'emploi. Or spontanément, le marché n’a aucune incitation à prendre en charge de manière égalitaire l’ensemble des chômeurs. Comme tout bien public, le traitement égalitaire des demandeurs d'emploi est soumis au risque de free-riding de la part des agents. Au lieu d’assurer l’accompagnement de tous les chômeurs, les opérateurs privés ont au contraire tout intérêt à ne se charger que des plus employables afin de présenter de bons résultats, qui se traduiront en signaux positifs sur le marché. » GEORGES Nathalie, février 2007, L’externalisation de l’accompagnement des demandeurs d’emploi : modalités d’un marché en plein essor, Centre d’études de l’emploi, « Document de travail » n° 81, p. 10.

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l’accompagnement proprement dit (« C’est souvent une posture adoptée dans les accueils de jour, et qui ressort plus de la qualité de présence… que d’un accompagnement, à proprement parler. ») ; « l’engagement réciproque comportant une aide financière » et « l’engagement formalisé par un contrat signé ». Cependant on ne voit pas très bien ce qui justifie cette distinction entre la deuxième classe (avec l’aide financière) et la troisième (avec contrat) : dans un cas comme dans l’autre, il y a un principe de conditionnalité, la caractéristique financière de l’aide (telle qu’on l’a connue avec la bourse d’accès à l’emploi ou qu’on la connaît avec l’allocation CIVIS) pouvant parfaitement être présente, sinon l’étant systématiquement, dans l’engagement avec contrat.Isabelle ASTIER préfère à la notion de contrat celle de pacte, que nous attribuerions plus volontiers – hormis Faust ! - à une dimension plus collective qu’individuelle (« Pacte territorial pour l’emploi des jeunes », voir en remontant à la préhistoire de l’insertion, les « Pactes pour l’emploi » de R. BARRE). Pour cette auteure, le pacte repose sur quatre éléments : « une situation en panne avec laquelle les acteurs vont devoir composer ; une interaction qui s’organise sur le mode d’une coordination {mais n’est-ce pas cela le contrat ?} ; l’improvisation d’une orientation morale et pratique limitée à la situation {pourquoi l’orientation morale serait-elle improvisée et limitée à la situation ?}; et, enfin, le fait que les méthodes employées sont modulables, révisables et supposent un travail d’accommodation. {mais n’est-ce pas cela le projet ?} » (ASTIER, 2007, p. 10). Par contre, Isabelle ASTIER avance, plutôt que l’intégration, le concept d’intégrabilité qui pourrait être adopté nonobstant la difficulté de son appropriation par le réseau : « Penser en termes d’intégrabilité implique une démarche volontaire, une demande d’adhésion explicite de la part des individus. » et, citant Marc-Henry SOULET, définit l’intégrabilité comme « la capacité à prendre socialement place en tant que sujet constitué et responsable. » (ASTIER, 2007, pp. 129-130).

- Les apports instrumentaux. Ce sont, par exemple, les « ateliers » de type « TRE » (techniques de recherche d’emploi), « CV », etc. Collectifs ou individuels (« libre service), ces apports ont dans la démarche d’accompagnement un avantage : ils font intervenir à côté du Sujet individuel l’Acteur collectif, rompant le cercle qui peut être trop clos voire psychologisant de la relation duelle « jeune – conseiller/référent » où peuvent se jouer des phénomènes de captation et, subséquemment, le glissement du « prendre en compte » au « prendre en charge ».

- La mobilisation des liens faibles. Enfin, l’ASP ne se limite pas au face-à-face, ni à l’animation d’une situation collective mais recouvre une ingénierie de réseau, c’est à dire des possibilités construites, suscitées, et des modalités de mobilisation des ressources de l’environnement, ce qui est habituellement identifié comme « le partenariat »40. Celui-ci s’impose en principe dans tous les domaines où, précisément, la structure ne dispose pas de suffisamment d’expertises et, lorsque les parties ont grosso modo le même métier, le partenariat cède pour partie la place à la cotraitance (missions locales et Pôle emploi). Ce partenariat correspond en fait à la multiplication et démultiplication des « liens faibles ». Ainsi la caractéristique professionnelle de l’ASP appelle que, dans ce champ, cette ingénierie ne se limite pas à l’organisation du circuit 40 « Les stratégies d’acteurs construisent des « mondes de l’insertion » permettant de coordonner des acteurs de l’entreprise, des intermédiaires de l’emploi, des partenaires éducatifs et des segments de jeunes socialement identifiables. Ces réseaux transversaux rassemblent des personnes qui partagent, peu ou prou, les mêmes références, les mêmes conceptions du travail et de la formation, les mêmes expériences et qui déploient des stratégies plus ou moins bien coordonnées. », DUBAR C., 2001, « La construction sociale de l’insertion professionnelle », Education et Sociétés n° 7, p. 33.

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de réception et de traitement des offres de Pôle emploi mais, visant le « marché caché » qui recense plus de la moitié des offres, s’appuie sur un système de veille partagé allant d’une connaissance actualisée des ressources du territoire (« l’observation active » dans l’offre de services n° 4 de la Convention pluriannuelle d’objectifs des missions locales, le diagnostic socioéconomique glissant…) à un système intégré d’animation de ce réseau, à la prospection pour le renouveler, etc.

Chacun de ces éléments constitutifs de l’ASP est lui-même construit à partir de plusieurs variables : l’entretien, par exemple, s’appuie ou non sur un outil (logiciel Parcours en mission locale, guide…), se déroule à une fréquence déterminée ou indéterminée, rapprochée ou non41, s’inscrit dans une logique de rendez-vous ou est immédiat (« sur flux ») en fonction de la pression de la file active… Quatre personnages pour une personne dans quatre sphères pour quatre finalités…

25. Socioprofessionnel, qu’il soit ou non « renforcé », mais subséquemment avec une plasticité et une graduation de l’intensité de l’offre de service, l’accompagnement s’exerce dans quatre sphères interdépendantes, poreuses. Dans chacune d’entre elles, la personne poursuit une finalité particulière, l’accompagnement visant à l’aider à atteindre celle(s)-ci, l’une, plusieurs ou toutes selon les besoins et aspirations. Quatre « personnages », qui constituent la personne42, cohabitent dans ces quatre sphères - le Sujet, l’Acteur, le Citoyen et le Producteur43 - et la finalité générale ou ultime est l’intégration reposant sur l’indépendance économique et l’autonomie sociale. Cette intégration appelle plusieurs registres ou « logiques d’action », pour reprendre les termes de François DUBET : une logique d’intégration dans la communauté humaine, une logique stratégique dans l’espace de concurrence du marché et une logique de

41 Notons, en ce qui concerne la fréquence des entretiens, qu’il faut éviter de raisonner mécaniquement, plus la fréquence étant élevée, mieux cela étant pour l’accompagnement. Comme l’écrit le rapport de la Cour des Comptes pour le PARE-PAP « le nombre d’entretiens à réaliser a pesé sur l’organisation du travail dans les agences locales et la qualité de l’entretien s’en est ressentie. » (COUR DES COMPTES, mars 2006, L’évolution de l’assurance chômage : de l’indemnisation à l’aide au retour à l’emploi, Synthèse du rapport public thématique, p. 10).42 Ces quatre personnages sont distingués pour la compréhension mais, bien sûr, sont interdépendants. Alain TOURAINE exprime ainsi cette interdépendance entre le Sujet et l’Acteur : « Le Sujet est le passage du Ca au Je, le contrôle exercé sur le vécu pour qu’il ait un sens personnel, pour que l’individu se transforme en acteur qui s’insère dans des relations sociales en les transformant, mais sans jamais s’identifier complètement à aucun groupe, à aucune collectivité. Car l’acteur n’est pas celui qui agit conformément à la place qu’il occupe dans l’organisation sociale, mais celui qui modifie l’environnement matériel et surtout social dans lequel il est placé » en transformant la division du travail, les modes de décision, les rapports de domination ou les orientations culturelles. », op. cit., p. 243.43 « Si l’on distingue ainsi plusieurs sphères, raisonnant par commodité en termes de séparabilité, le plus important demeure toutefois invisible. En filigrane, il est en quelque sorte une deuxième peau qui recouvre ces dimensions, qui les infiltre, les imprègne et les unit (complexus : « ce qui relie »). Ce tissage est présent à l’échelle du sujet qui, à vrai dire, n’a que faire de la disjonction de l’économie, du social, de la sociabilité et de l’individuation. Ce sujet sait bien que tout est dans tout et que, si quelque chose est défaillant ici, ce que l’on appelle les interdépendances fera que cela dysfonctionnera là, puis partout par contamination. » ABHERVÉ M., LABBÉ P. (dir), 2005, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes ou l’intelligence pratique des missions locales, Apogée, p. 91. Cette typologie « individuation – sociabilité – sociétal – économique » a été plus développée par LABBÉ P., 2009, dans « Qu’est-ce que le social ? », CPNEF Branche professionnelle des acteurs du lien social et familial, Veille, Projet, Evaluation, pp. 81-100.

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subjectivation dans le registre de l’historicité « issue de la tension entre une conception de la créativité et de la justice d’une part et des rapports de domination d’autre part. »44

 Sphères Dimensions Idéaux-types Finalités particulières Champs Finalité

généraleLogiques d’action

Economique micro/méso/macro Producteur Autosubsistance IndépendanceIntégration

StratégieIndividuation micro Sujet Accomplissement

AutonomieIntégration

Sociabilité méso Acteur Lien/AltéritéSociétal macro Citoyen Emancipation Subjectivation 

- Le Sujet évolue dans le monde de l’intime, dimension micro, qu’on appelle l’individuation45. Il y est question de sa santé, de son équilibre psychologique, de ses relations avec ses proches, de son logement. Le Sujet aspire à l’accomplissement… qui n’est pas nécessairement l’atteinte d’une cime. Il peut être la congruence : ne pas boiter, marcher sur ses deux pieds, être en cohérence pensées/pratiques, aspirations/réalisations… L’objet privilégié de l’accompagnement est ici l’acquisition par

44 François DUBET, 1994, Sociologie de l’expérience, Seuil, p. 253. Dans la logique de l’intégration, l’acteur se définit par ses appartenances, vise à les maintenir ou à les renforcer au sein d’une société considérée alors comme un système d’intégration. Dans la logique de la stratégie, l’acteur essaie de réaliser la conception qu’il se fait de ses intérêts dans une société conçue alors « comme » un marché. Dans le registre de la subjectivation sociale, l’acteur se représente comme un sujet critique confronté à une société définie comme un système de production et de domination. » (p. 111)45 Le concept d’individuation, emprunté à la psychanalyse jungienne, recouvre le fait d’être vraiment soi, tout ce que l’on est et seulement ce que l’on est : « La voie de l'individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s'agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu'il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. » (JUNG C. G., 1993, Dialectique du Moi et de l'Inconscient, Gallimard, http://fr.wikipedia.org/wiki/Individuation ). Son paradigme est donc l’autonomie (autonomos : « gouverner selon sa propre loi »), la méta-valeur que l’individuation appelle est la liberté et la distance d’interaction est petite : de l’individu lui-même (intégrité physique et psychique) à sa famille (conjoint-te, ascendants, descendants). La personne est « sujet », ce qui signifie que sa singularité est privilégiée sans toutefois que celle-ci soit indépendante du contexte, de l’environnement : « ... le sujet inscrit son action dans un cadre social contraignant, dans une histoire personnelle et structurante, ce qui n’enlève en rien à sa possibilité de choix et ne remet pas en cause, a posteriori, de tendances. Si chaque sujet peut a priori tout faire, il ne fait pas n’importe quoi car il existe des régularités et des contraintes dans les actions en société, des tendances qui distinguent les groupes sociaux. Si chacun est potentiellement doué de stratégie, le contexte social ne permet pas toujours et pas également de développer cette capacité. » ( ROSE J., 1998, Les jeunes face à l’emploi, Desclée de Brouwer, p. 70). Le sujet est donc unique, original, mais cette singularité s’inscrit aussi un habitus social, « emprunte sociale commune du comportement individuel » pour reprendre la formule de Norbert ELIAS. Pour Edgar MORIN, « Nous autres, êtres culturels et sociaux, nous ne pouvons être autonomes qu’à partir d’une dépendance originelle à l’égard d’une culture, à l’égard d’un langage, à l’égard d’un savoir. L’autonomie est possible non pas en termes absolus mais en termes relationnels et relatifs. » (MORIN E., 1999, La tête bien faite. Repenser la réforme, réformer la pensée, Seuil, p. 145). MORIN identifie quatre principes de définition du sujet : « l’égocentrisme au sens littéral du terme : se mettre au centre de son monde » [p. 147] ; la permanence de l’auto-référence, « le sujet reste le même. Il dit simplement « j’étais enfant», «j’étais en colère», mais c’est toujours le même «je» alors que les caractères extérieurs ou psychiques de l’individualité se modifient. » [p. 148] ; l’exclusion qui « peut s’énoncer ainsi : si n’importe qui peut dire « je », personne ne peut le dire à ma place. » [p. 148] ; enfin de principe d’inclusion : « Je peux inscrire un « nous » dans mon « je », comme je peux inclure mon « je » dans un « nous ». » [p. 148].

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le jeune d’une confiance en lui-même (le « capital symbolique ») et la résolution des problèmes sociaux, à tort souvent caractérisés de « périphériques », qui, s’ils persistaient, obèreraient une intégration durable : disposer d’un toit, avoir accès aux soins…

- L’Acteur navigue dans l’archipel des relations, dimension méso, qu’on appelle la sociabilité46. L’acteur est un être social et communiquant ; il rencontre les autres, se lie d’amitiés mais aussi de sympathies brèves ; il participe, fait avec les autres et s’associe ; il investit son quartier, constitue le voisinage ; il reconnaît, est reconnu. L’Acteur aspire à l’altérité. L’accompagnement, ici, élargit le réseau du jeune, multiplie les « liens faibles ».47

- Le Citoyen regarde haut et loin jusqu’à la société ; il retrousse ses manches et plonge ses mains dans les enchevêtrements institutionnels et politiques, dimension macro, qu’on appelle le sociétal48. N’opposant pas les éthiques de conviction et de

46 Empruntant les notions de « sociabilité primaire » et « secondaire » à Alain CAILLÉ, Robert CASTEL définit la première comme « les systèmes de règles liant directement les membres d’un groupe sur la base de leur appartenance familiale, de voisinage, de travail, et tissant des réseaux d’interdépendances sans la médiation d’institutions spécifiques.» (CASTEL R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Arthème Fayard, p. 49). Cette sociabilité primaire s’observe (-vait?) dans les sociétés paysannes, de type « solidarité mécanique » pour reprendre la terminologie durkheimienne. Par contraste, la sociabilité secondaire est celle des sociétés où il existe une spécialisation des activités (division du travail et du social, « solidarité organique ») et des médiations institutionnelles, ce qualificatif devant être compris au sens large des corps intermédiaires. La sphère de la sociabilité correspond donc ici au champ des relations autres que celles de la famille et inclut le voisinage, les amis, les personnes avec lesquelles le sujet est impliqué dans des activités multiples telles que les loisirs, le travail, l’engagement militant, etc. On pourrait aussi avec Jean BAECHLER distinguer la sociabilité et la « sodalité ». Cette dernière désigne des groupes dont les membres poursuivent des buts communs alors que la sociabilité est plus volatile et peut tout simplement recouvrir le plaisir d’être ensemble : « C’est pourquoi le phénomène le plus typique de la sociabilité humaine est peut-être la conversation. » in BAECHLER J., « Groupes et sociabilité », (dir.) BOUDON R., 1992, Traité de sociologie, PUF, p. 73.47 Le concept de « liens faibles » a été développé par le sociologue américain Mark GRANOVETTER dans sa thèse de sociologie en 1985, Getting a job : les actions que les acteurs entretiennent pour atteindre un objectif sont encastrées dans un système concret et continu de relations sociales et, par exemple, pour trouver un emploi, il vaut mieux disposer d’un réseau large de personnes avec lesquelles on a des relations superficielles qu’un petit noyau de relations solides, « liens forts », certes stables mais généralement constituées d’individus (famille, amis proches) qui n’offrent pas un spectre large d’opportunités puisqu’elles ne connaissent que les mêmes personnes (l’embeddedness). En conséquence, la force que représente un intervenant social réside dans sa position de « marginal-sécant » au bénéfice de ses usagers : capable de participer à des groupes et à des réseaux différents, il permet aux personnes de se rencontrer, d’élargir le cercle de leurs relations et, corrélativement, le champ des opportunités. Les travaux de GRANOVETTER ont été développés dans le cadre de la théorie de la médiation, en particulier par Yves BARREL.48 L’adjectif « sociétal » est emprunté à l’anglais, l’édition 1993 du Petit Robert le proposant avec la définition suivante : « relatif aux valeurs et aux institutions de la société ». Le Dictionnaire de la comptabilité et de la gestion financière de Louis Ménard (Institut Canadien des Comptables Agréés, 1994, Toronto), sous la rubrique « social accounting », définit le bilan social comme un « document récapitulant les principales données chiffrées qui permettent d’apprécier la situation de l’entité dans le domaine social », et l’auteur, dans une note, établit une distinction entre « information sociale » et « information sociétale » : la première regroupe les données relatives au fonctionnement social de l’entreprise, touchant notamment la rémunération, les conditions physiques d’emploi, la sécurité, la formation du personnel ; la seconde est réservée aux informations communiquées par l’entreprise en réponse aux actions menées par différents groupes de pression, en particulier les mouvements écologistes et de défense des

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responsabilité, le Citoyen est convaincu et se veut responsable ; il veut jouir de ses droits ; il respecte aussi ses devoirs… du moins en théorie ; il constate que la société ne fonctionne pas comme elle le devrait et il agit pour la changer. Le Citoyen aspire à l’émancipation.

- Le Producteur gagne son pain en travaillant mais, comme l’exercice du travail ne se résume pas à un lieu de production, il s’affirme dans un espace de socialisation fait de codes, de signes de reconnaissance, d’appartenance et de distinction, dimensions micro – méso – macro, qu’on appelle l’économique. Le Producteur aspire prioritairement – mais cela ne s’y limite pas - à l’autosubsistance. Il aspire également à la reconnaissance de son utilité dans le travail, à ce que nous avons appelé la « professionnalité » et qui, comme indiqué, est une des trois composantes de la professionnalisation avec la « profession » et le « professionnalisme ».

26. Dans la sphère de l’économique, l’objectif est l’indépendance financière via l’accession à l’emploi49 et le revenu qui lui est attaché. Mais cet objectif est lui-même insuffisant et devrait s’accompagner d’une capacité de la personne à gérer des discontinuités, sinon systématiques du moins prévisibles particulièrement pour des emplois de bas niveau de qualification. La contradiction majeure est que cette gestion est d’autant plus facile ou moins difficile que la personne est dotée des capitaux points de passage obligé. Or, précisément, c’est généralement l’inverse que l’on rencontre parmi ceux qui rencontrent des difficultés d’insertion, a fortiori parmi les jeunes qui n’ont pas encore disposé de suffisamment de temps pour se constituer cet actif (références, capital social…). Si stabiliser socialement un jeune (logement, santé…) peut constituer un atout dans cette anticipation des risques, on sait que cela ne suffit pas car une perte d’emploi signifie, sans même parler de « perte de soi »50, une fragilité économique qui peut très rapidement mettre à bas l’édifice des protections matérielles. A une échelle macro, ceci appelle et, sans doute, exige des dispositions législatives inscrivant dans le marbre le droit à une indépendance financière telle que l’allocation d’autonomie demandée dans le Manifeste pour une politique ambitieuse pour la jeunesse (juin 2009) de l’UNML et des partenaires sociaux : « C’est pourquoi, dans ces

consommateurs. La notion de « sociétal » a connu un fort essor avec les thématiques du développement durable et de la responsabilité sociale ou, précisément, sociétale de l’entreprise, celle-ci étant comprise comme un processus permanent d’amélioration dans le cadre duquel les entreprises intègrent de manière volontaire, systématique et cohérente des considérations d’ordre social, environnemental et économique dans la gestion globale de l’entreprise ; à cet égard, la concertation avec les parties prenantes de l’entreprise fait partie intégrante du processus. L’Index international et dictionnaire de la réadaptation et de l'intégration sociale (IIDRIS) définit l’attitude sociétale comme les « Opinions et points de vue généraux et spécifiques qu'ont les membres d'une culture, d'une société, de groupement sous-culturels ou autres sur la personne considérée ou sur d'autres sujets (par ex. enjeux sociaux, politiques et économiques) qui influent sur le comportement et les actes individuels. » (www.med.univ-rennes1.fr/iidris/cache/fr/7/782 ).49 L’emploi est entendu aujourd’hui, de façon quasi-exclusive, comme l’emploi dans le secteur marchand. Cette conception étriquée devrait a minima s’élargir à l’emploi public et à l’emploi du tiers secteur (économie sociale).50 S’agissant de la perte d’emploi dans le cadre d’un plan social ou d’une fermeture d’entreprise, Danièle LINHART écrit : « Le sentiment d’inutilité et de perte de sens est encore plus fort, car ce ne sont pas que des hommes et des femmes qui sont devenus inutiles, mais c’est tout un monde qui s’effondre, avec ses règles, ses habitudes, ses valeurs, sa culture, sa force, ses réalisations, les souvenirs qui y sont enfouis, et toutes les traces d’un passé commun qui faisait sens. » (LINHART D. (avec) RIST B., DURAND E., 2003, Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Ange, éditions Érès, p. 33.

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périodes charnières, seules sont envisageables des dispositions qui permettent à la fois de maintenir la motivation des jeunes tout en leur garantissant une autonomie financière. Nous proposons le versement d’une allocation d’autonomie potentiellement mobilisable pour tous les jeunes accompagnés par les missions locales. »51 Sans le corréler explicitement à un accompagnement52, le mouvement « Pour un big-bang des politiques jeunesses » rejoint cette proposition de « versement d’une allocation qui constitue la contrepartie de l’engagement que prend chaque jeune majeur. Cette allocation est versée directement à tous les jeunes, sans aucune référence aux ressources familiales. Elle remplacera les diverses aides versées aux familles au titre des enfants majeurs, ainsi que les bourses de l’enseignement. Cette disposition vise d’abord à accompagner le nécessaire investissement de tous dans la formation. Elle contribuera à réduire une dépendance des jeunes adultes vis-à-vis de leur famille qui constitue pour les familles modestes et moyennes une lourde charge et pèse souvent fortement sur les relations parents-enfants. Enfin elle traduit le choix de considérer qu’à compter de sa majorité chaque jeune, responsable civilement et pénalement, est titulaire de l’ensemble de ses droits sociaux. »53

A l’échelle de l’ASP proprement dit, l’enjeu recouvre principalement la capacité de l’intervenant et de l’usager à sédimenter en expérience toutes les situations professionnelles mais également extra-professionnelles qui correspondent à des compétences acquises et transférables dans le champ de l’emploi. C’est donc à partir du thème du portefeuille de compétences, de la réunion et de l’agrégation de ce qui est dispersé, que l’effort doit porter car il ne peut y avoir de projet sans que la personne ne dispose d’un socle pour prendre son élan, s’élever ou simplement faire face aux aléas d’un marché de l’emploi déstabilisant. Pas de rameaux sans racines.

27. Enfin l’ASP n’est plus seulement vers mais dans l’emploi. Ce saut qualitatif du « vers » à « dans » l’emploi modifie substantiellement les pratiques d’accompagnement et les représentations des conseillers de leurs métiers (deux « clients » au lieu d’un seul « usager », le demandeur d’emploi et l’entreprise), contraignant théoriquement une partie de ces derniers à une acculturation au regard de leurs postures vis-à-vis des entreprises et de l’économie marchande. Des solutions organisationnelles, variables selon les structures, peuvent exiger cette acculturation ou, au contraire, l’éviter par exemple en opérant une division du travail (« chargés de relations entreprises », équipe emploi dédiée voire mutualisée avec Pôle emploi, une Maison de l’Emploi, un PLIE…). Cependant – et cela constitue un point de vigilance – l’évolution « dans » l’emploi contraint à repositionner les intermédiaires de l’emploi dans une dimension qu’ils n’auraient jamais dû sous-estimer : l’efficacité de la politique de l’emploi est déterminée par son articulation avec les stratégies micro-économiques des entreprises et des territoires, ce qu’en théorie les SPEL doivent travailler. Mais, par définition, un SPEL (ne) s’occupe (que) d’emploi. Il semble donc nécessaire, au regard de ce principe d’approche systémique, que les missions locales soient à l’initiative et en pilotage - avec le niveau correspondant de collectivité territoriale - d’une politique locale d’insertion qui, dans la 51 Notons que ce manifeste conditionne cette allocation à un « accompagnement mis en place par un professionnel, garant de l’engagement du jeune et mobilisant les actions, outils et prestations nécessaires à l’élaboration de son parcours. L’intervention des accompagnateurs autorise l’attribution de l’allocation à des jeunes en risque de marginalisation ou très éloignés de l’emploi. L’allocation et l’accompagnement peuvent ainsi avoir un pouvoir motivant pour ce public en l’aidant à s’engager et à se maintenir dans un parcours dynamique. »52 « Les modalités de mobilisation de ces droits devront être définies de telle manière qu’ils facilitent, voire favorisent des parcours diversifiés, contribuant à travers des expériences multiples, à l’acquisition de compétences professionnelles et sociales plurielles. »53 www.bigbangjeunesse.net

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mesure où l’insertion concerne la quasi-totalité de la génération jeune, pourrait être une politique jeunesse(s).Cette conception systémique de l’APS appelle également à ce que l’intervention ne se cantonne pas au jeune mais qu’elle entreprenne de faire évoluer le « système du marché du travail » dont, particulièrement, ses acteurs que sont les employeurs. S’il faut socialiser la jeunesse, il faut synchroniquement civiliser les entreprises car « Renoncer à civiliser l’entreprise, à mesurer sa contribution à l’accroissement d’utilité sociale qu’elle procure, à replacer son action dans le cadre général de la société reviendrait à accepter la société comme un pur appendice du marché… » (MÉDA, 1999, p. 117). Outre cette cohérence interne – agir sur l’interaction et non sur une seule partie de celle-ci -, « Cette vision cherche également à renforcer la dignité et l’estime de soi des populations les plus pauvres {…} L’enjeu est d’asseoir et de démocratiser une véritable citoyenneté économique. »54 Ce n’est pas rien et c’est enthousiasmant : ce qu’il faut pour la régénération de l’intervention sociale, assise sur le concept stable, robuste et transmissible de l’accompagnement, que ses principaux acteurs définissent comme « le cœur » de leur métier et qui ne peut se contenter d’apparaître au bout du chapelet après que l’on ait égrené l’accueil, l’information et l’orientation.

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