Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

253

Transcript of Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

Page 1: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 2: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 3: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

,

LE SEMINAIRE DE JACQUES LACAN

TEXTE ÉTABLI PAR JACQUES-ALAIN MILLER

,

EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI'

Page 4: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 5: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

Les figures des pages 218 et 219 proviennent de l'ouvrage Nœuds, d' Alexei Sossinsky, publié aux Éditions du Seuil en 1999.

Elles sont reproduites avec l'aimable autorisation de l'auteur.

ISBN 978-2-02-079666-8

© Éditions du Seuil, mars 2005

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

Page 6: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 7: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LIVRE XXIII

LE SINTHOME

1975-1976

Page 8: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 9: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Page 10: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 11: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

1

DE L'USAGE L OGIQUE DU S INTHOME

OU FREUD AVEC JOYCE

joyce, ce hère chargé de père Le corps : le dire et la forme

Le père est un sinthome Du nœud borroméen à quatre

D'un art déjouant la vérité du sinthome

Figures placées au tableau

Sinthome est une façon ancienne d'écrire ce qui a été ultérieurement

écrit sympt8me.

Cette façon marque une date, celle de l'injection de grec dans ce que

j'appelle lalangue mienne, à savoir le français. En effet, si je me suis per­

mis cette modification d'orthographe, c'est que Joyce, dans l' Ulysses, au

premier chapitre, émettait le vœu de hellenise, d'injecter de même la

langue hellène, mais à quoi ? On ne sait, puisqu'il ne s'agissait pas du

gaélique, encore qu'il s'agissait de l'Irlande.

Joyce devait écrire en anglais, sans doute, mais, comme l'a dit dans Tel

Quel quelqu'un dont j 'espère qu'il est dans cette assemblée, Philippe

Sollers, il a écrit en anglais d'une façon telle que la langue anglaise

n'existe plus.

Cette langue avait certes déjà peu de consistance, ce qui ne veut pas

dire qu'il soit facile d'écrire en anglais, mais par la succession d'œuvres

1 1

Page 12: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

qu'il a écrites en anglais,Joyce y a ajouté ce quelque chose qui fait dire au même auteur qu'il faudrait écrire l 'élangues. Je suppose qu'il entend désigner par là quelque chose comme cette élation dont on nous dit qu'elle est au principe de je ne sais quel sin thome que nous appelons en psychiatrie la manie.

La manie est bien en effet ce à quoi ressemble la dernière œuvre de Joyce, celle qu'il a si longtemps soutenue pour y attirer l'attention géné­rale, à savoir Finnegans J.Vczke.

C'est à propos de cette œuvre que je me suis laissé entraîner à inau­gurer Joyce au titre d'un symposium, par l'effet d'une sollicitation pres­sante, je dois le dire, celle de Jacques Aubert ici présent, et tout aussi pressant. C'est par là aussi bien que je me suis en somme laissé détour­ner du projet que je vous avais annoncé l'année dernière, qui était d'inti­tuler le Séminaire de cette année du 4, 5, 6. Je me suis contenté du quatre, et je m'en réjouis, car le 4, 5, 6, j 'y aurais sûrement succombé.

Cela ne veut pas dire que le quatre dont il s'agit me soit pour autant moins lourd.

1

J'hérite de Freud, bien malgré moi, pour avoir énoncé de mon temps ce qui pouvait être tiré en bonne logique des bafouillages de ceux qu'il appelait sa bande, et que je n'ai pas besoin de nommer. C'est cette clique qui suivait les réunions de Vienne, et dont on ne peut pas dire qu'aucun ait suivi la voie que j 'appelle de bonne logique.

Pour couper court,je dirai que la nature se spécifie de n'être pas une, d'où le procédé logique pour l'aborder. Par le procédé d'appeler nature ce que vous excluez du fait même de porter intérêt à quelque chose, ce quelque chose se distinguant d'être nommé, la nature ne se risque à rien qu'à s'affirmer d'être un pot-pourri de hors-nature.

Cet énoncé a un avantage qui est le suivant. Si vous trouvez, à bien le compter, que le nommé homme tranche sur ce qui paraît être la loi de la nature pour autant qu'il n'y a pas chez lui de rapport naturellement sexuel - sous toute réserve, donc, ce naturellement - eh bien, cet énoncé vous permet de poser logiquement que ce n'est pas là un privilège de l'homme, ce qui se trouve être le cas.

12

Page 13: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Veillez pourtant à n'aller pas à dire que le sexe n'est rien de naturel. Tâchez plutôt de savoir ce qu'il en est dans chaque cas, de la bactérie à l'oiseau, puisque ceux-là ont des noms. J'ai déjà fait allusion à l'un et à l'autre.

Remarquons au passage que dans la Création, dite divine seulement en ceci qu'elle se réfère à la nomination, la bactérie n'est pas nommée. Elle n'est pas plus nommée quand Dieu, bouffonnant l'homme supposé originel, lui propose de commencer par dire le nom de chaque bestiole.

De ce premier déconnage nous n'avons de trace qu'à en conclure qu'Adam, comme son nom prononcé à l'anglaise l'indique assez - allu­sion à la fonction de l'index chez Peirce - était une Madam, selon le joke qu'en fait Joyce justement.

Il faut bien supposer en effet qu'Adam n'a nommé les bestiaux que dans la langue de celle que j 'appellerai l' Èvie.J'ai bien le droit de l'appeler ainsi puisqu'en hébreu, si tant est que l'hébreu soit une langue, son nom veut dire la mère des vivants. Eh bien, l'Èvie l'avait tout de suite et bien pen­due, cette langue, puisque après le supposé du nommer par Adam, la première personne qui s'en sert, c'est elle, pour parler au serpent.

La Création dite divine se redouble donc de la parlote du parlêtre, comme je l'ai appelé, par quoi l'Èvie fait du serpent ce que vous me per­mettrez d'appeler le serrejesses, ultérieurement désigné comme faille, ou mieux phallus - puisqu'il en faut bien un pour faire le faut-pas.

C'est la faute, le sin, dont c'est l'avantage de mon sinthome de com­mencer par là. Ça veut dire en anglais le péché, la première faute. D'où la nécessité du fait que ne cesse pas la faille qui s'agrandit toujours, sauf à subir le cesse de la castration comme possible.

Ce possible,j 'ai dit autrefois que c'est ce qui cesse de s 'écrire. À vous voir en aussi grand nombre, je pense qu'il y en a tout de même bien quelques-uns qui ont déjà entendu mes bateaux. Mais vous n'avez point noté, pour ce que moi-même point je ne l'ai fait, qu'il y faut mettre la virgule. Le possible, c'est ce qui cesse, virgule, de s 'écrire. Ou plutôt, qui ces­serait, de prendre le chemin de s'écrire dans le cas où adviendrait enfin le discours que j 'ai évoqué, discours tel qu'il ne serait pas du semblant.

Y a-t-il impossibilité que la vérité devienne un produit du savoir­faire ? Non. Mais elle ne sera alors que mi-dite, s'incarnant d'un signi­fiant S indice 1 là où il en faut au moins deux pour qu'en paraisse l'unique La-femme - mythique en ce sens que le mythe la fait singulière,

13

Page 14: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

il s'agit d'Ève, dont j 'ai parlé tout à l'heure - à avoir jamais été incon­testablement possédée, ceci pour avoir goûté du fruit de l'arbre défendu, celui de la Science.

L'Èvie, donc, n'est pas mortelle plus que Socrate. La-femme dont il s'agit est un autre nom de Dieu, et c'est en quoi elle n'existe pas, comme je l'ai dit maintes fois.

On remarque ici le côté futé d'Aristote, qui ne veut pas que le sin­gulier joue dans sa logique. Or, contrairement à ce qu'il admettait dans ladite logique, il faut dire que Socrate n 'est pas homme, puisqu'il accepte de mourir pour que la cité vive. Il l' accepte, c'est un fait. En plus, il faut bien dire que, à cette occasion, il ne veut pas entendre parler sa femme. D'où ma formule sur la femme, que je relave, si je puis dire, à votre usage, en me servant de ce mè pantes qui est l'opposition, écartée par Aristote, à l'universel du pan, et que j 'ai relevé dans l' Otganon.

Je n'ai pas réussi à l'y retrouver, mais je l'y ai bien lu, au point que ma fille, ici présente, l'a pointé, et qu'elle me jurait tout à l'heure qu'elle m'en retrouverait la place. La femme n'est toute que sous la forme dont l'équivoque prend de lalangue nôtre son piquant, celle du mais pas ça, comme on dit tout, mais pas ça . C'était bien la position de Socrate. Le mais pas ça, c'est ce que j 'introduis sous mon titre de cette année comme le sinthome.

Il y a pour l'instant, pour l'instance de la lettre telle qu'elle s'est ébau­chée à présent - et n'espérez pas mieux, car ce qui en sera plus efficace ne fera pas mieux que de déplacer le sinthome, voire, comme je l'ai dit, de le multiplier - pour l'instance présente, il y a le sinthome madaquin, que j'écris comme vous voudrez.

Vous savez que Joyce en bavait assez sur ce saint homme-là. Pour ce qui est de la philosophie, on n'a jamais rien fait de mieux, il faut bien dire les choses - il n'y a que ça de vrai. Il n'empêche que Joyce ne s'y retrouve pas très bien concernant cette chose à laquelle il attache un grand prix, à savoir ce qu'il appelle le Beau. Consultez là-dessus l'ouvrage de Jacques Aubert, et vous verrez qu'il y a dans le sinthomadaquin je ne sais quoi qu'il appelle claritas, auquel Joyce substitue quelque chose comme la splendeur de l'Être, qui est bien le point faible dont il s'agit.

Est-ce une faiblesse personnelle ? La splendeur de l'Être ne me frappe pas . Et c'est bien en quoi Joyce fait déchoir le sin thome de son madaquinisme.

1 4

Page 15: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L 'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Contrairement à ce qui pourrait en apparaître à première vue, son détachement de la politique produit ce que j 'appellerai le sint' home rule. Ce Home Rule, le Freeman s journal le représentait soleil se levant derrière la Banque d'Irlande. Joyce le fait comme par hasard se lever au nord­ouest, ce qui n'est pas d'usage pour un lever de soleil. Malgré le grin­cement que nous voyons à ce sujet dans Joyce, c'est quand même bien le sinthome roule, le sinthome à roulettes, que Joyce conjoint à l'autre.

Il est certain que ces deux termes, on peut les nommer autrement. Je les nomme ainsi en fonction des deux versants qui s'offraient à l'art de Joyce, lequel nous occupera cette année en raison de ce que j 'ai dit tout à l'heure, que j 'ai introduit, et que je n'ai pu faire mieux que de nom­mer du nom qu'il mérite, qui lui convient, en en déplaçant l'orthographe.

Mais il est un fait que Joyce choisit, en quoi il est, comme moi, un hérétique. Car haeresis, c'est bien là ce qui spécifie l'hérétique. Il faut choisir la voie par où prendre la vérité. Ce d'autant plus que, le choix une fois fait, cela n'empêche personne de le soumettre à confirmation, c'est-à-dire d'être hérétique de la bonne façon.

La bonne façon est celle qui, d'avoir bien reconnu la nature du sin­thome, ne se prive pas d'en user logiquement, c'est-à-dire d'en user jus­qu'à atteindre son réel, au bout de quoi il n'a plus soif.

2

Joyce a fait ça, mais bien entendu à vue de nez, car on ne pouvait plus mal partir que lui .

Être né à Dublin avec un père soûlographe et plus ou moins Fénian, c'est-à-dire fanatique, de deux familles, car c'est ainsi que ça se présente pour tous quand on est fils de deux familles, et quand il se trouve qu'on se croit mâle parce qu'on a un petit bout de queue. Naturellement, par­donnez-moi ce mot, il en faut plus. Mais comme il avait la queue un peu lâche, si je puis dire, c'est son art qui a suppléé à sa tenue phallique. Et c'est toujours ainsi. Le phallus, c'est la conjonction de ce que j 'ai appelé ce parasite, qui est le petit bout de queue en question, avec la fonction de la parole. Et c'est en quoi son art est le vrai répondant de son phallus.

À part ça, disons que c'était un pauvre hère, et même un pauvre héré­tique. Il n'y a de joycien à jouir de son hérésie que dans l'Université.

1 5

Page 16: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Mais c'est Joyce qui a délibérément voulu que s'occupât de lui cette engeance. Le plus fort est qu'il y a réussi, et au-delà de toute mesure. Ça dure, et ça durera encore. Il en voulait nommément pour trois cents ans. Il l' a dit, Je veux que les universitaires s 'occupent de moi pendant trois cents ans, et il les aura, pourvu que Dieu ne nous atomise pas.

Ce hère - on ne peut dire cet hère, c'est interdit par l'aspiration, ça embête même tellement tout le monde que c'est pour ça qu'on dit le pauvre hère - ce hère s'est conçu comme un héros. Stephen Hero, c'est le titre expressément donné pour le livre d'où il prépare le A Portrait if the Artist as a Young Man.

J'aurais bien souhaité vous montrer au moins l'édition à en avoir, mais je n'ai pas emporté le livre, c'est trop bête. Il est difficile à trouver, ce pour quoi je vous précise la façon dont vous devez insister. Nicole Sels ici présente m'a envoyé une bafouille - une lettre, on appelle ça -extrêmement précise où elle m'explique pendant deux pages qu'il est impossible à l'heure actuelle de se procurer ce texte avec son criti­cisme, dû à un certain nombre de personnes, toutes universitaires. Écrire sur Joyce est d'ailleurs une façon d'entrer à l'Université. L'Uni­versité aspire les joyciens, elle leur donne des grades, ils sont déjà en bonne place. Bref, vous ne trouverez pas le . . . - je ne sais pas comment ça se prononce, c'est Jacques Aubert qui va me le dire. Est-ce Beebe ou Bibi ?

- D'ordinaire, on dit Beebe.

Celui-ci ouvre la liste par un article sur Joyce particulièrement gra­tiné, à la suite de quoi vous avez Hugh Kenner qui, à mon avis, parle assez bien de Joyce, peut-être à cause du saintThomas d'Aquin en ques­tion, et il y en a d'autres jusqu'à la fin. Je regrette que vous ne puissiez pas disposer de ce livre.

À la vérité, c'est de ma part un pas de clerc, c'est le cas de le dire, que d'avoir fait rapetisser les caractères de cette petite note-ci. Il faudrait que vous vous arrangiez avec Nicole Sels pour vous en faire faire une série de photocopies . Comme je pense qu'il n'y en a pas tellement parmi vous qui soient parés pour parler l'anglais, surtout celui de Joyce, cela ne fera qu'un petit nombre, mais il y aura évidemment de l'ému­lation, émulation, mon Dieu, légitime.

1 6

Page 17: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Un portrait de l'artiste. L'artiste, il faut l'écrire en mettant tout l'accent sur le le. The, ce n'est pas tout à fait, bien sûr, notre article défini à nous. Mais on peut faire confiance à Joyce. S'il a dit the, c'est bien qu'il pense que, d'artiste, c'est lui le seul, que, là, il est singulier.

As a Young Man. C'est très suspect. En français , as se traduirait par comme. Autrement dit, ce dont il s'agit, c'est du comme-ment.

Le français est là-dessus indicatif. Quand on parle en se servant d'un adverbe, quand on dit réelle-ment, mentale-ment, héroïque-ment, l'adjonc­tion de ce ment est déjà en soi suffisamment indicative de ceci, qu'on ment. Il y a du mensonge indiqué dans tout adverbe. Ce n'est pas là acci­dent. Quand nous interprétons, nous devons y faire attention.

Quelqu'un qui n'est pas très loin de moi faisait la remarque à propos de la langue, en tant qu'elle désigne l'instrument de la parole, que c'était aussi la langue qui portait les papilles dites du goût. Eh bien, je lui rétor­querai que ce n'est pas pour rien que ce qu 'on dit ment.

Vous avez la bonté de rigoler, mais c'est pas drôle, car en fin de compte nous n'avons que ça, l'équivoque, comme arme contre le sin thome.

Il arrive que je me paie le luxe de contrôler, comme on appelle ça, un certain nombre de gens qui se sont autorisés d'eux-mêmes à être ana­lystes, selon ma formule. Il y a deux étapes. Il y a celle où ils sont comme le rhinocéros. Ils font à peu près n'importe quoi, et je les approuve tou­jours . Ils ont en effet toujours raison. La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome.

En effet, c'est uniquement par l'équivoque que l'interprétation opère. Il faut qu'il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne.

On est surpris que cela ne soit nullement apparu aux philosophes anglais. Je les appelle ainsi parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que la parole, ça n'a pas d'effet. Ils ont tort. Ils s'imaginent qu'il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien ne pas traduire Trieb par instinct. Ils ne s'imaginent pas que les pul­sions, c'est l'écho dans le corps du fait qu'il y a un dire.

Ce dire, pour qu'il résonne, qu'il consonne, autre mot du sinthome madaquin, il faut que le corps y soit sensible. Qu'il l' est, c'est un fait. C'est parce que le corps a quelques orifices, dont le plus important est l'oreille, parce qu'elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C'est par ce biais que répond dans le corps ce que j 'ai appelé la voix.

1 7

Page 18: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

L'embarrassant est assurément qu'il n'y a pas que l'oreille, et que le regard lui fait une concurrence éminente.

More geometrico, à cause de la forme, chère à Platon, l'individu se pré­sente comme il est foutu, comme un corps. Et ce corps a une puissance de captivation qui est telle que, jusqu'à un certain point, c'est les aveugles qu'il faudrait envier. Comment un aveugle, si tant est qu'il se serve du braille, peut-il lire Euclide ?

L'étonnant est que la forme ne livre que le sac, ou, si vous voulez, la bulle, car elle est quelque chose qui se gonfle.

L'obsessionnel en_ est féru plus qu'un autre, car, ai-je dit quelque part et on me l'a rappelé récemment, il est de l'ordre de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On en sait les effets par une fable. Il est particulièrement difficile, on le sait, d'arracher l'obsessionnel à cette emprise du regard.

Le sac, en tant qu'il s'imagine dans la théorie de l'ensemble telle que l'a fondée Cantor, se manifeste, voire se démontre - si toute démonstra­tion est tenue pour démontrer l'imaginaire qu'elle implique - mériter d'être connoté d'un ambigu de 1 et de 0, seul support adéquat de ce à quoi confine l'ensemble vide qui s'impose dans cette théorie. D'où notre scription Sb dont je précise qu'elle se lit S indice 1. Elle ne fait pas l'un, mais elle l'indique comme pouvant ne rien contenir, être un sac vide.

Il n'en reste pas moins qu'un sac vide reste un sac, soit l'un qui n'est imaginable que de l' ex-sistence et de la consistance qu'a le corps, d'être pot. Cette ex-sistence et cette consistance, il faut les tenir pour réelles, puisque le réel, c'est de les tenir. D'où le mot Begri.Jf, qui veut dire ça.

L'imaginaire montre ici son homogénéité au réel, et que cette homo­généité ne tient qu'au fait du nombre, en tant qu'il est binaire, 1 ou O.

C'est-à-dire qu'il ne supporte le 2 que de ce que 1 ne soit pas 0, qu'il ex-siste au 0, mais n'y consiste en rien.

C'est ainsi que la théorie de Cantor doit repartir du couple. Mais alors l'ensemble y est tiers . De l'ensemble premier à ce qui est l'Autre, la jonction ne se fait pas. C'est bien en quoi le symbole en remet sur l'imaginaire.

Le symbole a l'indice 2, indiquant qu'il est couple, c'est-à-dire qu'il introduit la division dans le sujet, quel qu'il soit, de ce qui s'y énonce de fait. Car ce fait reste suspendu à l'énigme de l'énonciation, qui n'est que fait fermé sur lui - le fait du fait, comme on l'écrit, le faîte du fait

1 8

Page 19: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

ou le fait du faîte, comme ça se dit. Ces faits sont égaux en fait. Équi­voque et équivalent, le fait est par là limite du dit.

L'inouï est que les hommes aient très bien vu que le symbole ne pou­vait être qu'une pièce cassée, et ce, si je puis dire, de tout temps. Mais l'inouï est aussi qu'ils n'aient pas vu à l'époque, l'époque de ce tout temps, que cela comportait l'unité et la réciprocité du signifiant et du signifié - et conséquemment que, d'origine, le signifié ne veut rien dire, qu'il n'est qu'un signe d'arbitrage entre deux signifiants pour le choix de ceux-ci - signe d'arbitrage, et, de ce fait, non pas d'arbitraire.

Pour le dire en anglais, et c'est ainsi que Joyce l'écrit, il n'y a d' umpire qu'à partir de l'empire, de l' imperium sur le corps, comme tout en porte la marque dès l'ordalie.

Le 1 confirme ici son détachement d'avec le 2. Il ne fait 3 que par for­çage imaginaire, celui qui impose qu'une volonté suggère à l'un de molester l'autre, sans être lié à aucun.

3

Pour que la condition fût expressément posée de ce que, à partir de trois anneaux, on fit une chaîne telle que la rupture d'un seul, celui du milieu si je puis dire de façon abrégée, rendît les deux autres, quels qu'ils fussent, libres l'un de l'autre, il a fallu qu'on s'aperçût que c'était inscrit aux armoiries des Borromées.

Le nœud dit borroméen était donc déjà là sans que personne se fût avisé d'en tirer conséquence.

C'est bien là que gît le ressort de l'erreur de penser que ce nœud soit une norme pour le rapport de trois fonctions qui n'existent l'une à l'autre dans leur exercice que chez l'être qui, de faire nœud, croit être homme. Ce n'est pas que soient rompus le symbolique, l'imaginaire et le réel qui définit la perversion, c'est qu'ils sont déjà distincts, de sorte qu'il en faut supposer un quatrième, qui est en l'occasion le sinthome.

Je dis qu'il faut supposer tétradique ce qui fait le lien borroméen - que perversion ne veut dire que version vers le père - qu'en somme, le père est un symptôme, ou un sinthome, comme vous voudrez. Poser le lien énigmatique de l'imaginaire, du symbolique et du réel implique ou suppose l' ex-sistence du symptôme.

1 9

Page 20: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Le nœud borroméen

La figuration suivante, à gauche, schématise l'imaginaire, le symbo­

lique et le réel en tant que séparés les uns des autres. Vous avez la possi­

bilité de les lier. Par quoi ? Par le sinthome, quatrième.

Les trois anneaux séparés,

puis liés par le sinthome, quatrième

À partir de quatre, vous avez le rapport suivant. Soit ici, par exemple,

l'imaginaire, le réel, le symptôme, que je figure d'un sigma, et le sym­bolique. Chacun est échangeable d'une façon qui,je l'espère, vous paraî­

tra simple. Expressément, 1 à 2 peut s'invertir en 2 à 1, tandis que 3 à 4

peut s'invertir de 4 à 3.

20

Page 21: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

s

1 R l: S 1 2 3 4 2 1 4 3

Combinatoire IRIS

Nous nous trouvons dans la situation où le lien de 1 à 2, voire de 2

à 1, a dans son milieu, si l'on peut dire, le 3 et le 4, c'est-à-dire le :I: et

le S. De quelle façon le symptôme et le symbole se trouvent-ils pris entre

le réel et l'imaginaire? Je vous le montre par cette figuration simple.

Nœud borroméen à quatre,

figurant symptôme et symbole entre réel et imaginaire

Vous voyez à gauche quatre brins tirés par le grand R, alors qu'à

droite le 1 se combine à eux d'une certaine façon, passant au-dessus du

symbole et au-dessous du symptôme.Autrement dit, les deux du milieu,

symptôme et symbole, se présentent de façon telle que l'un des deux

termes extrêmes les prend dans leur ensemble, alors que l'autre extrême passe sur celui qui est au-dessus et sous celui qui est au-dessous. C'est

sous cette forme que se présente le lien que j'ai exprimé par l'opposi­

tion du R au 1.

21

Page 22: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

J'ajoute encore ici une figure différente, elle symétrique, que vous

obtenez régulièrement en tentant de faire le nœud borroméen à quatre.

{'

Figuration symétrique du nœud borroméen à quatre

Le complexe d'Œdipe est comme tel un symptôme. C'est en tant

que le Nom-du-Père est aussi le Père du Nom que tout se soutient, ce

qui ne rend pas moins nécessaire le symptôme.

L'Autre dont il s'agit se manifeste chez joyce par ceci qu'en somme,

il est chargé de père. C'est dans la mesure où ce père, comme il s'avère

dans l' Ulysses, il doit le soutenir pour qu'il subsiste que Joyce, par son art

- cet art qui est ce qui, du fond des âges, nous vient toujours comme

issu de l'artisan- fait non seulement subsister sa famille mais l'illustre,

si l'on peut dire. Il illustre du même coup ce qu'il appelle quelque part

my country, ou mieux, l'esprit incréé de ma race, ce par quoi finit le Portrait

de l'artiste. C'est là ce dont Joyce se donne la mission.

En ce sens, j'annonce ce que sera cette année mon interrogation sur l'art.

En quoi l'artifice peut-il viser expressément ce qui se présente

d'abord comme symptôme? En quoi l'art, l'artisanat, peut-il déjouer, si

l'on peut dire, ce qui s'impose du symptôme? À savoir, la vérité.

22

Page 23: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

4

La vérité,je l'ai figurée dans mes deux tétraèdres.

$ a

a

Schémas tétraédriques du discours du maftre

Où est-elle, la vérité, dans cette occasion ? J'ai dit que, dans le discours du maître, elle était comme supposée dans le sujet, S barré. En tant que divisé, celui-ci est encore sujet au fantasme. C'est là, en S barré, au niveau de la vérité, que nous devons considérer le mi-dire.

À cette étape, le sujet ne peut se représenter que du signifiant indice 1, S1• Quant au signifiant indice 2, S2, là est l'artisan, en tant que par la conjonction de deux signifiants, il est capable de produire ce que j 'ai appelé l'objet petit a.

"Ce S2,je l'ai tout à l'heure illustré du rapport à l'oreille et à l'œil, voire évoquant la bouche close. Mais je l'ai également figuré de la duplicité du symbole et du symptôme.

C'est en tant que le discours du maître règne que le S2 se divise. La divi­sion dont il s'agit est celle du symbole et du symptôme. Cette division est, si l'on peut dire, reflétée dans la division du sujet. C'est parce que le sujet est ce qu'un signifiant représente auprès d'un autre signifiant que nous sommes nécessités par son insistance à montrer que c'est dans le symp­tôme qu'un de ces deux signifiants prend du symbolique son support.

En ce sens, dans l'articulation du symptôme au symbole il n'y a, dirai-je, qu'un faux trou.

Supposer la consistance de l'une quelconque de ces fonctions, sym­bolique, imaginaire et réel, comme faisant cercle, suppose un trou. Mais c'est autre chose dont il s'agit dans le cas du symbole et du symptôme.

23

Page 24: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Le faux trou du symbole et du symptôme

Ce qui ici fait trou, c'est l'ensemble plié l'un sur l'autre de ces deux

cercles. Mais ceci est un faux trou. Pour que nous ayons quelque chose

qui puisse être qualifié du vrai trou, il faut encadrer, cerner l'un des

cercles par quelque chose, une consistance qui les fait tenir ensemble, qui

ressemble à une souillure, ce que nous appelons en topologie un tore.

Pierre Soury- pour l'appeler par son nom, je ne sais s'il est ici -l'a assez

bien figuré.

Vrai trou obtenu à partir du faux trou par cernage de l'un des cercles pliés

C'est dire aussi bien que, pour que le trou subsiste, se maintienne, il

suffit simplement d'imaginer ici une droite, pour peu qu'elle soit infi­

nie. Elle remplira le même rôle.

24

Page 25: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'USAGE LOGIQUE DU SINTHOME

Vrai trou obtenu par adjonction d'une droite infinie

Nous aurons à revenir dans le cours de l'année sur ce que c'est que

cet infini. Nous aurons à reparler de ce que c'est qu'une droite, en quoi

elle subsiste, en quoi elle est, si l'on peut dire, parente d'un cercle.

Le cercle, il faudra assurément que j'y revienne aussi. Il a une fonc­

tion bien connue de la police. Le cercle, ça sert à circuler. Et c'est bien

en cela que la police a un soutien qui ne date pas d'hier. Hegel en avait

très bien vu la fonction. Il s'agit simplement pour la police que le tour­

nage en rond se perpétue. Cette forme n'est assurément pas ce dont il

est question.

Qu'à soi seule l'adjonction d'une droite infinie au faux trou fasse de

celui-ci un trou qui borroméennement subsiste, c'est là le fait sur lequel

je m'arrête aujourd'hui.

18 NOVEMBRE 1 975

Page 26: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 27: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

II

DE CE QUI FAIT TROU

DANS LE RÉEL

Le quatrième rond Une géomérie interdite à l'imaginaire

La rencontre avec Chomsky Pas d'espoir de sortir de la débilité

D'un art substantialisant le sympt8me

Figure du nœud à quatre

Ça ne peut pas durer comme ça, vous êtes trop nombreux. Enfin,

j'espère tout de même obtenir de vous ce que j'ai obtenu du public des États-Unis où je viens de passer quinze jours pleins.

J'ai pu m'y apercevoir d'un certain nombre de choses, et en particu­

lier, si j'ai bien entendu, d'une certaine lassitude qui est principalement

ressentie par les analystes.

27

Page 28: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Je ne puis que dire, mon Dieu, que j'y ai été très bien traité, ce qui

n'est pas dire grand' chose, n'est-ce pas. Pour employer un terme qui est

celui dont je me sers pour ce qu'il en est de l'homme,je m'y suis senti

plutôt humé. Ou encore, si vous voulez bien l'entendre,j'y ai été aspiré

- aspiré dans une sorte de tourbillon qui ne trouve son répondant que

dans ce que je mets en évidence par mon nœud.

1

Comme ont pu le voir, c'est-à-dire l'entendre, ceux d'entre vous qui

sont là depuis un certain temps, ce n'est pas par hasard mais peu à peu, pas

à pas, que j'en suis venu à exprimer par la fonction du nœud ce que j'avais

d'abord avancé comme triplice du symbolique, de l'imaginaire et du réel.

Le nœud est fait dans l'esprit d'un nouveau mos, mode ou mœurs,

geometricus. Nous sommes en effet toujours captivés au départ par une

géométrie que j'ai qualifiée la dernière fois de comparable au sac, c'est­

à-dire à la surface.

Penser au nœud, chose qui s'opère le plus communément les yeux

fermés, vous pouvez en faire l'essai, c'est très difficile. On ne s'y retrouve

pas. Ainsi ne suis-je pas tellement sûr d'avoir correctement mis devant

vous celui-ci, quoiqu'il y en ait toute apparence à mes yeux.

Il me semble qu'il y a une faute. Il y a en effet une faute ici. Voilà.

L'erreur, c'est aussi ce qu'il convient de supprimer.

Ce nœud à quatre part de ceci, que vous connaissez bien. Dans un

nœud borroméen, vous avez cette forme.

Forme pliée dans le nœud à quatre

28

Page 29: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

À l'occasion, elle se redouble.

Forme pliée redoublée

Vous devez alors la compléter par deux autres ronds.

Seconde figure du nœud à quatre

Il y a une autre façon de dessiner et de redoubler cette forme pliée

en faisant que les deux s'accrochent l'une à l'autre.

Autre figuration de la forme pliée redoublée

29

Page 30: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Il y a une troisième façon, qui consiste à user de ceci, que je vous ai

déjà montré une fois à l'occasion, et qui ne va pas sans constituer de soi

un cercle fermé.

Troisième figuration de la forme pliée

Par contre, sous les deux formes que je vous ai présentées antérieu­

rement, les deux circuits médians sont manipulables d'une façon telle

qu'ils peuvent se libérer l'un de l'autre. C'est pour cette raison que les

deux cercles ici marqués en rouge peuvent en constituer un nœud bor­

roméen, c'est-à-dire où la section d'un quelconque libère tous les autres.

2

L'analyse est en somme la réduction de l'initiation à sa réalité, c'est­

à-dire au fait qu'à proprement parler, il n'y a pas d'initiation. Tout sujet

y livre ceci, qu'il est toujours et n'est jamais qu'une supposition.

Néanmoins, l'expérience nous démontre que cette supposition est

toujours livrée à ce que j'appellerai une ambiguïté. je veux dire que le

sujet comme tel est toujours, non pas seulement double, mais divisé. Il

s'agit de rendre compte de ce qui, de cette division, fait le réel.

Il nous faut là-dessus revenir à Freud, puisque c'est lui qui a été le

grand frayeur de cette appréhension.

Au dos du dernier volume paru d'Erich Fromm chez Gallimard, on

peut lire ce qui s'énonce comme la psychanalyse appréhendée à travers son

«père>>. En quoi donc Freud, un bourgeois si j'ai bien lu, et un bour­

geois bourré de préjugés, a-t-il atteint quelque chose qui fait la valeur

propre de son dire, et qui n'est certes pas rien, puisque c'est la visée de

dire sur l'homme la vérité ?

C'est à quoi j'ai apporté cette correction, qui n'a pas été pour moi

sans peine, sans difficulté, qu'il n'y a de vérité qu'elle ne puisse que se

30

Page 31: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

dire qu'à moitié, tout comme le sujet qu'elle comporte. Pour l'expri­mer comme je l'ai énoncé, la vérité ne peut que se mi-dire.

Je pars de ma condition, qui est celle d'apporter à l'homme ce que l'Écriture énonce comme, non pas une aide à lui, mais une aide contre lui. De cette condition j 'essaie de me repérer, et c'est ce qui m'a vraiment conduit, d'une façon qui vaudrait remarque, à la considération du nœud.

Celle-ci est constituée par une géométrie que l'on peut dire interdite à l'imaginaire, car elle ne s'imagine qu'à travers toutes sortes de résis­tances, voire de difficultés. C'est là ce que substantifie le nœud en tant qu'il est borroméen.

Une des choses qui m'ont le plus frappé quand j 'étais en Amérique a été ma rencontre, tout à fait intentionnelle de ma part, avec Chomsky. J'en ai été soufflé, et je le lui ai dit. Ce qui m'a fait sentir toute la dis­tance où j 'étais de lui, c'est qu'il ait simplement affirmé à mon oreille une idée dont je me suis rendu compte qu'elle était la sienne. Je ne peux dire qu'elle soit réfutable, car c'est l'idée la plus commune, mais elle me paraît précaire.

Cette idée part de la considération de quelque chose qui se présente comme un corps, conçu comme pourvu d'organes. Cette conception implique que l'organe est un outil, outil de prise ou d'appréhension, et il n'y a aucune objection de principe à ce que l'outil s'appréhende lui­même comme tel. C'est ainsi que le langage, entre autres, est considéré par Chomsky comme déterminé par un fait génétique. Bref, le langage est lui-même un organe. Il l'a exprimé en termes propres devant moi.

Il me paraît tout à fait saisissant - c'est ce que j 'ai exprimé par le terme sou.fflé - que de ce langage on puisse faire retour sur lui-même comme organe. Pour moi en effet, à défaut d'admettre cette vérité principielle que le langage est lié à quelque chose qui dans le réel fait trou, il n'est pas simplement difficile mais impossible d'en considérer le maniement. La méthode d'observation ne saurait partir du langage sans que celui-ci apparaisse comme faisant trou dans ce que l'on peut situer comme réel. C'est de cette fonction du trou que le langage opère sa prise sur le réel.

Il ne m'est pas aisé de faire peser cette conviction sur vous de tout son poids. Elle m'apparaît inévitable de ce qu'il n'y a de vérité possible comme telle que d'évider ce réel. D'ailleurs, le langage mange le réel.

Pour parler comme Chomsky, voyez ce qu'il en est du réel géné­tique. Le langage permet de l'aborder en termes de signes, autrement dit

3 1

Page 32: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

de messages. On réduit le gène moléculaire à ce qui a fait la renommée

de Crick et de Watson, à savoir cette double hélice d'où sont censés par­

tir ces divers niveaux qui organisent le corps à travers un certain nombre

d'étages, d'abord la division, le développement, la spécialisation cellu­

laire, ensuite la spécialisation de partir des hormones, qui sont autant

d'éléments sur lesquels se véhiculent autant de sortes de messages pour

la direction de l'information organique. Il y a là toute une subtilisation

de ce qu'il en est du réel, par tant de dits messages.

Cela n'est encore pourtant que voile porté sur ce qu'il en est de l'effi­

cace du langage, c'est-à-dire sur ceci que le langage n'est pas en lui­même un message, mais qu'il ne se sustente que de la fonction de ce que

j'ai appelé le trou dans le réel.

Il y a pour cela la voie de notre nouveau mos geometricus, c'est-à-dire

de la substance qui résulte de l'efficace propre du langage, et qui se sup­

porte de la fonction du trou.

Pour l'exprimer en termes de ce fameux nœud borroméen où je me

fie, disons qu'il repose tout entier sur l'équivalence d'une droite infinie

avec un cercle.

3

Le schéma du nœud borroméen est celui-ci, à gauche. Il est tout

autant borroméen que mon dessin ordinaire, à droite.

Deux figurations du nœud borroméen

32

Page 33: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

Cela est également vrai du dessin suivant.

Autre figuration du nœud borroméen

Il apparaît ainsi que l'on obtient le même nœud borroméen à substi­

tuer aux trois cercles le couple de deux droites supposées infinies avec

un cercle.

Pour rendre compte correctement du nœud borroméen, il convient

donc de souligner que c'est à partir de trois que spécialement s'origine

son exigence. Le chiffre trois est l'orée, si je puis dire, de l'exigence

propre du nœud.

Il est possible avec une manipulation fort simple de rendre parallèles

ces trois droites infinies. Il suffira à cette fin d'assouplir ce qu'il en est du

cercle déjà plié, le cercle en rouge.

Droites infinies parallèles

C'est à partir de trois qu'il nous faut définir ce qu'il en est du point

à l'infini de la droite comme ne prêtant en aucun cas à faire faute à ce que nous pouvons appeler leur concentricité. Les trois points à l'infini

complétant les droites, mettons-les ici.

33

Page 34: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Droites infinies complétées de leurs points à l'infini

Nous pouvons aussi bien inverser ces positions, et faire que cette pre­

mière droite à l'infini soit enveloppante par rapport aux autres au lieu

d'être enveloppée. C'est la caractéristique de ce point à l'infini que de

ne pouvoir être situé, comme on pourrait s'exprimer, d'aucun côté.

Mais ce qui est exigible à partir du nombre trois, c'est ceci, pour le

figurer de cette façon imagée.Vous sentez bien qu'il y a des raisons pour

lesquelles j 'ai dû tracer ici les cercles d'une couleur différente, alors

qu'auparavant j 'avais mis en rouge les trois droites complétées de leur point à l'infini.

Autre figuration du nœud borroméen

De ces cercles, il n'en est pas un qui, d'être enveloppé par un autre,

ne se trouve enveloppant par rapport à l'autre. C'est ce qui constitue la

propriété du nœud borroméen, avec laquelle je vous ai maintes fois familiarisés. Dans la troisième dimension, si l'on peut dire, le nœud bor­

roméen consiste dans ce rapport qui fait que ce qui est enveloppé par

rapport à l'un de ces cercles se trouve enveloppant par rapport à l'autre.

34

Page 35: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

C'est en cela qu'est exemplaire cette figure, que vous voyez ordinai­

rement sous la forme de la sphère armillaire, dont on use pour les sex­

tants. Pour le tracer d'une façon claire, le cercle bleu ira toujours se

rabattre de la façon suivante autour du cercle qu'ici j'ai dessiné en vert,

tandis que le cercle rouge, selon le rabattement de l' entraxe, doit être

comme ça.

Schéma de la sphère armillaire

Il y a une diffèrence entre cette disposition ordinaire dans toute mani­pulation de la sphère armillaire et la disposition qui suit. Le cercle bleu,

qui apparaît ici moyen, ne pourra être rabattu, parce qu'il est envelop­

pant par rapport au cercle rouge et enveloppé par rapport au cercle vert.

Nœud borroméen erroné

Je redessine ce qu'il en est, car ce dessin est erroné. Vous voyez

comment le cercle vert se trouve situé par rapport au cercle bleu et au

cercle rouge.

35

Page 36: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Nœud borroméen correct

Même mes hésitations sont ici significatives. Elles manifestent la mal­

adresse avec laquelle est nécessairement manipulé ce qu'il en est du

nœud borroméen, type même du nœud.

Le caractère fondamental de cette utilisation du nœud est d'illustrer

la tr iplicité qui résulte d'une consistance qui n'est affectée que de l'ima­

ginaire, d'un trou comme fondamental qui ressortit au symbolique, et

d'une ex-sistence qui, elle, appartient au réel, qui en est même le carac­

tère fondamental. Cette méthode, puisqu'il s'agit de méthode, se présente comme sans

espoir -sans espoir de rompre d'aucune façon le nœud constituant du

symbolique, de l'imaginaire et du réel. À cet égard, disons-le de façon

lucide, elle se refuse à ce qui constitue une vertu, et même une vertu dite

théologale. C'est en cela que notre appréhension analytique de ce qu'il

en est du nœud est le négatif de la religion.

On ne croit plus à l'objet comme tel. C'est en ceci que je nie que

l'objet puisse être saisi par aucun organe.

Lorsque l'organe est lui-même aperçu comme un outil, un outil séparé, il est à ce titre conçu comme un objet. Dans la conception de Chomsky,

l'objet n'est lui-même abordé que par un objet. C'est en revanche de par

la restitution du sujet en tant que tel, en tant que lui-même ne peut être

que divisé par l'opération du langage, que l'analyse trouve sa diffusion.

L'analyse trouve sa diffusion en ceci qu'elle met en question la science

comme telle- science pour autant qu'elle fait d'un objet un sujet, alors que c'est le sujet qui est de lui-même divisé.

Nous ne croyons pas à l'objet, mais nous constatons le désir, et de

cette constatation du désir nous induisons la cause comme objectivée.

36

Page 37: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

Le désir de connaître rencontre des obstacles. C'est pour incarner cet

obstacle que j'ai inventé le nœud. Au nœud il faut se rompre. Je veux

dire que c'est le nœud seul qui est le support concevable d'un rapport

entre quoi que ce soit et quoi que ce soit. Si, d'un côté, il est abstrait, le

nœud doit pourtant être pensé et conçu comme concret.

Si vous me voyez aujourd'hui fort las de cette épreuve américaine,

j'en ai pourtant été récompensé, comme je vous l'ai dit, car j'ai pu faire

ce que j'appellerai agitation, émotion, de ces figures que vous voyez ici

plus ou moins substantialisées par l'écrit, par le dessin. Il n'empêche que

le senti comme mental, le sentimental, est débile, parce que toujours par

quelque biais réductible à l'imaginaire.

L'imagination de consistance va tout droit à l'impossible de la cassure,

mais c'est en cela que la cassure peut toujours être le réel-le réel comme

impossible. Il n'en est pas moins compatible avec ladite imagination, et

même la constitue.

Je n'espère pas d'aucune façon sortir de la débilité, que je signale, de

ce départ. Comme quiconque,je n'en sors que dans la mesure de mes

moyens. C'est-à-dire comme sur-place -le sarde cette place ne s'assu­

rant d'aucun progrès vérifiable autrement qu'à la longue.

C'est de façon fabulatoire que j'affirme que, tel que je le pense dans

mon pen-se léger, le réel, mentant effectivement, ne va pas sans com­

porter réellement le trou qui y subsiste, de ce que sa consistance ne soit

rien de plus que celle de l'ensemble du nœud qu'il fait avec le symbo­

lique et l'imaginaire.

Ce nœud, qualifiable du borroméen, est intranchable sans dissoudre le

mythe du sujet-du sujet comme non supposé, c'est-à-dire comme réel­

qu'il ne rend pas plus divers que chaque corps signalable du parlêtre, lequel

corps n'a de statut respectable, au sens commun du mot, que de ce nœud.

4

Joyce se trouve avoir visé par son art, de façon privilégiée, le quart

terme dit du sinthome.Je reprendrai mon discours la prochaine fois en

abordant ce point.

Ce quart terme, vous le voyez figuré de diverses façons, qu'il s'agisse,

dans la seconde figure du nœud borroméen, du rond rouge qui est

37

Page 38: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

tout à l'extrême à droite, ou aussi bien du rond noir, ou encore qu'il

s'agisse encore de ceci.

Nouvelle figuration du cercle plié

C'est toujours le même cercle plié. Il se trouve ici dans une position

spéciale, à savoir deux fois infléchi, c'est-à-dire pris quatre fois, si l'on

peut dire, avec lui-même.

Dans la seconde figure du nœud à quatre, c'est deux fois que l'un ou

l'autre des cercles extrêmes coincent la boucle figurée par l'un ou l'autre

des cercles pliés. Dans la toute première figure par contre, c'est quatre

fois que le cercle vert ou le cercle bleu coincent le cercle rouge ou le

noir, puisqu'aussi bien c'est de coinçage qu'il s'agit essentiellement.

Toujours est-il que c'est de joyce que j'aborderai ce quatrième terme en tant qu'il complète le nœud de l'imaginaire, du symbolique et du réel.

Tout le problème est là -comment un art peut-il viser de façon divi­

natoire à substantialiser le sinthome dans sa consistance, mais aussi bien

dans son ex-sistence et dans son trou?

Ce quatrième terme, dont j'ai simplement voulu vous montrer

aujourd'hui qu'il est essentiel au nœud borroméen, comment quelqu'un

a-t-il pu viser par son art à le rendre comme tel, au point de l'appro­

cher d'aussi près qu'il est possible?

38

Page 39: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

5

Après cette épuisante tentative, puisqu'aujourd'hui je suis fort las , j 'attends de vous ce que j 'ai reçu plus aisément qu'ailleurs en Amérique, à savoir que quelqu'un me pose une question, quelle qu'elle soit, à pro­pos d'aujourd'hui.

J'attends donc que s'élève une voix, quelle qu'elle soit. Alors, qu'est-ce qui a pu vous paraître discutable dans ce que j 'ai

avancé aujourd'hui ?

W- Qu 'est-ce qui vous a amené à croire que vous trouveriez quelque chose chez Chomsky ? C'est quelque chose qui ne m 'aurait jamais venu en the.

C'est bien pour ça que j 'ai été soufflé, c'est certain. Mais on a tou­jours cette sorte de faiblesse, n'est-ce pas, un reste d'espoir. Chomsky s'occupant de linguistique, je pouvais espérer voir chez lui une pointe d'appréhension de ce que je montre concernant le symbolique, c 'est-à­dire qu'il garde quelque chose du trou, même quand ce trou est faux.

Il est impossible par exemple de ne pas qualifier de faux trou l'ensemble constitué par le symptôme et le symbolique. Mais, d'un autre côté, c'est en tant qu'il est accroché au langage que le symptôme sub­siste, au moins si nous croyons que nous pouvons modifier quelque chose au symptôme par une manipulation dite interprétative, c'est-à­dire jouant sur le sens.

Que Chomsky assimile au réel quelque chose qui est à mes yeux de l'ordre du symptôme, c'est-à-dire confonde le symptôme et le réel, est très précisément ce qui m'a soufflé.

W- C'était une question peut-�tre oisive.

Oiseuse ?

W- Merci. Étant américain . . .

Oui, vous êtes américain. Et je vous remercie.Je constate simplement une fois de plus qu'il n'y a qu'un Américain pour m'interroger. Enfin,

39

Page 40: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

je ne peux pas dire combien j'ai été comblé, si je puis dire, par le fait

qu'en Amérique j'ai eu des gens qui me témoignaient par quelque côté

que mon discours n'était pas vain.

W.- Il me semble impossible que quelqu 'un ait pu concevoir que Chomsky, éduqué dans la tradition nouvelle née de la logique mathématique, qu 'il a prise chez Quine et Goodmann à Harvard . . .

Mais Quine n'est pas bête du tout, hein.

X.- C'est à propos de l'alternance du corps avec la parole. Comme vous par­lez pendant une heure trente, et que vous avez ensuite le désir d'avoir un contact plus direct avec quelqu 'un,je me suis demandé si, d'une façon plus générale, il n 'y a pas une alternance du discours et du corps dans la vie d'un sujet. Sans le langage, est-ce que ce trou n 'existerait pas du fait d'un engagement physique direct avec ce réel ? je parle de l 'amour et de la jouissance.

C'est bien là ce dont il s'agit. Il est tout de même très difficile dans

cette occasion de ne pas considérer le réel comme un tiers. Disons que

ce que je peux solliciter comme réponse est de l'ordre d'un appel au

réel, non pas comme lié au corps, mais comme différent. Loin du corps,

il y a possibilité de ce que j'appelais la dernière fois résonance, ou conso­

nance. C'est au niveau du réel que peut se trouver cette consonance. Par

rapport à ces pôles que constituent le corps et le langage, le réel est là

ce qui fait accord.

X- vous disiez tout à l 'heure que Chomsky faisait du langage un organe, et que ça vous avait sou.fflé.]e me demandais si ça ne tenait pas au fait que vous, c'est de la libido que vous faites un organe. je pense au mythe de la lamelle. je me demande si ce n 'est pas le biais par lequel on peut saisir encore qu 'il y ait de l 'âme. Mettre un écart entre langage et organe, ça ne peut se récupérer dans le sens d'un art que si on coupe l 'organe au niveau où vous le mettez, celui de la libido.

La libido, comme son nom l'indique, ne peut être que participant du

trou, tout autant que des autres modes sous lesquels se présentent le

corps et le réel. C'est évidemment par là que j'essaie de rejoindre la

fonction de l'art. C'est en quelque sorte impliqué par ce qui est laissé

40

Page 41: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

en blanc comme quatrième terme. Quand je dis que l'art peut même

atteindre le symptôme, c'est ce que je vais essayer de substantialiser. C'est

à juste titre que vous évoquez le mythe dit de la lamelle. C'est tout à fait

dans la bonne note, et je vous en remercie. C'est dans ce fil que j'espère

continuer.

Y. - Lorsque vous parlez de la libido dans le texte de la lamelle, vous dites qu 'elle est remarquable par un trajet d'invagination aller-retour. Or, cette image me semble aujourd'hui pouvoir fonctionner comme celle de la corde, qui est prise dans un phénomène de résonance, qui ondule, qui fait un ventre qui s 'abaisse et se lève, et qui fait des nœuds.

Non, mais ce n'est pas pour rien que, dans une corde, la métaphore

vient de ce qui fait nœud. Ce que j'essaie, c'est de trouver à quoi se

réfère cette métaphore. S'il y a dans une corde vibrante des ventres et

des nœuds, c'est pour autant que c'est au nœud qu'on se réfère.Je veux

dire que l'on use du langage d'une façon qui va plus loin que ce qui est

effectivement dit. On réduit toujours la portée de la métaphore comme

telle. C'est-à-dire qu'on la réduit à une métonymie.

Y. - Lorsque vous passez du nœud borroméen à trois à celui à quatre où s 'introduit le symptôme, le nœud borroméen à trois disparaft en tant que tel.

C'est tout à fait exact. Il n'est plus un nœud. Il n'est tenu que par le

symptôme.

Y.- Dans cette perspective, l 'espoir de cure en matière d'analyse semble poser problème.

Il n'y a aucune réduction radicale du quatrième terme, même dans

l'analyse, puisque Freud a pu énoncer, on ne sait par quelle voie, qu'il y

a une Urverdri:ingung, un refoulement qui n'est jamais annulé. Il est de la

nature même du symbolique de comporter ce trou. C'est ce trou que

je vise, et où je reconnais l' Urverdri:ingung elle-même.

Y. - Vous parlez du nœud borroméen en disant qu 'il ne constitue pas un modèle. Pourriez-vous prédser ?

41

Page 42: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Le nœud borroméen ne constitue pas un modèle pour autant qu'il a quelque chose près de quoi l'imagination défaille. Je veux dire qu'elle

résiste comme telle à l'imagination du nœud. L'abord mathématique du

nœud dans la topologie est insuffisant.

Je peux quand même vous dire mes expériences de ces vacances.

Nœud à trois, dit nœud de trèfle

Ceci constitue un nœud, mais non pas un nœud entre deux éléments,

car il n'y en a qu'un seul. C'est le nœud le plus simple, celui que vous

pouvez faire avec n'importe quelle corde. C'est le même nœud que le nœud borroméen, quoiqu'il n'ait pas le même aspect.

Je me suis obstiné à penser à ceci, dont j'avais fait, disons, la trouvaille.

à savoir que l'on peut démontrer qu'avec ce nœud tel qu'il est montré

là, il ex-siste un nœud borroméen.

Il suffit de penser que vous pouvez mettre le même nœud sur une

surface sous-jacente et sur une surface sur-jacente à cette surface double

sans laquelle nous ne saurions écrire quoi que ce soit concernant les

nœuds. Il est très facile, par une écriture, de faire passer à chaque étape un nœud homologue sous le nœud sous-jacent et sur le nœud sur­

jacent, ce qui réalise aisément un nœud borroméen. C'est facile à ima­

giner, bien que cela ne s'imagine pas tout de suite, puisqu'il a fallu que

j'en fasse la trouvaille.

Maintenant, y a-t-il possibilité, avec le nœud à trois, de réaliser un

nœud borroméen de quatre nœuds à trois ? J'ai passé à peu près deux mois

à me casser la tête sur cet objet. C'est bien là le cas de le nommer ainsi. Je n'ai pas réussi à démontrer qu'il ex-siste une façon de nouer quatre

nœuds à trois d'une façon borroméenne. Eh bien, cela ne prouve rien.

Cela ne prouve pas qu'il n'ex-siste pas.

42

Page 43: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE CE QUI FAIT TROU DANS LE RÉEL

Encore hier soir,je n'ai pensé qu'à arriver à vous démontrer qu'il ex­

siste. Ce qu'il y a de pire, c'est que je n'ai pas trouvé la raison démons­

trative de ce qu'il n'ex-siste pas. Simplement,j'ai échoué.

Que je ne puisse pas montrer que le nœud de quatre nœuds à trois,

en tant que borroméen, ex-siste ne prouve rien. Il faudrait que je

démontre qu'il ne peut pas ex-sister, en quoi, de cet impossible, un réel

serait assuré. Il s'agirait du réel constitué par ceci qu'il n'y a pas de nœud

borroméen qui se constitue de quatre nœuds à trois. Le démontrer, ce

serait là toucher un réel.

Pour vous dire ce que j'en pense, toujours avec ma façon de dire que

c'est mon pen-se,je crois que ce nœud ex-siste.Je veux dire que ce n'est

pas là que nous buterons à un réel.

Je ne désespère donc pas de le trouver, mais c'est un fait que je ne

peux rien vous montrer de tel. Le rapport du montrer au démontrer est

là nettement séparé. Dès que cela serait démontré, il serait facile de vous

le montrer.

Z. - Vous avez dit tout à l 'heure que, dans la perspective de Chomsky, le lan­gage peut être un organe, et vous avez parlé de la main . Pourquoi ce mot de main ? Y a-t-il sous ce mot riférence à un objet qui n 'est pas encore technique au sens cartésien du terme ? C'est-à-dire à une technique qui ignore le langage ? La main est-elle là pour montrer la nécessité d'une autre théorie de la technique que celle de Chomsky ?

Oui, malgré l'existence de poignées de main, la main dans l'acte de

poigner ne connaît pas l'autre main. C'est ce que je prétends.

9 DÉCEMBRE 1 97 5

Page 44: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 45: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

III

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

Soury et Thomé Nœud et nœud

Personnalité et paranoïa Sinthome et inconscient

Sens et jouissance

Si l'on mettait autant de sérieux dans les analyses que j'en mets à pré­

parer mon Séminaire, eh bien, ce serait tant mieux, et ça aurait sûrement

de meilleurs résultats.

Il faudrait pour ça que l'on ait dans l'analyse - comme je l'ai, mais

c'est du sentimental, dont je parlais l'autre jour - le sentiment d'un

risque absolu.

1

Le nœud à trois (forme circulaire)

Je vous ai parlé l'autre jour du nœud à trois, que je dessine comme

ça, et dont vous voyez qu'il s'obtient du nœud borroméen en rejoi­

gnant les cordes en ces trois points que je viens de marquer. Je vous ai

dit que j'avais fait la trouvaille que trois nœuds à trois se nouaient entre

eux borroméennement.

45

Page 46: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Je vous ai dit aussi, par une explication, en quoi cela était tout à fait justifiable. Je vous ai dit ensuite que je m'étais efforcé pendant deux mois de faire ex-sister, pour ce nœud le plus simple, un nœud borro­méen de quatre nœuds à trois . Je vous ai dit enfin que le fait que je n'étais pas arrivé à le faire ex-sister ne prouvait rien, sinon ma maladresse. Je me souviens vous avoir dit pour terminer que je croyais que ce nœud devait exister.

J'ai eu le soir même - il était tard, car j 'étais sorti avec un peu de retard, vu mes devoirs - la bonne surprise de voir surgir sur le pas de ma porte le nommé Thomé, pour le nommer, qui venait m'apporter - et je l'en ai grandement remercié - la preuve, fruit de sa collaboration avec Soury, que le nœud borroméen de quatre nœuds à trois existe bien.

Soury et Thomé, souvenez-vous de ces noms. Cela justifie assurément mon obstination, mais n'en rend pas moins

déplorable mon incapacité. Néanmoins,je n'ai pas accueilli la nouvelle que ce problème était résolu avec des sentiments mélangés - mélangés du regret de mon impuissance avec la satisfaction du succès obtenu. Mes sentiments étaient purement et simplement d'enthousiasme, et je crois leur en avoir montré quelque chose quand je les ai vus quelques soirs après.

Ils n'ont pas pu me rendre compte de la manière dont ils l'avaient trouvé. Ils l'avaient trouvé de fait, et j 'espère n'avoir pas fait d'erreur en transcrivant le fruit de leur trouvaille sur ce papier au tableau. Ce qu'ils ont élaboré,je l'ai reproduit, à peu de chose près, textuellement, c'est le cas de le dire. Le trajet mis à plat est à peine différent. S'il est tel que je vous le présente, c'est pour que vous sentiez, peut-être un peu mieux que dans la figure plus complète, comment c'est fait.

À l'aspect de cette figure, chacun peut voir que, le nœud à trois noir étant élidé, les trois autres nœuds à trois sont libres. En effet, comme le nœud à trois vert est sous le nœud à trois rouge, il suffit de le sortir du rouge pour que le nœud à trois bleu se montre également libre.

J'ai vu longuement Soury et Thomé. Ils ne m'ont pas fait de confi­dence sur la façon dont ils ont obtenu ce nœud. Je pense d'ailleurs que, de façons, il n'y en a pas qu'une. Peut-être vous montrerai-je la pro­chaine fois comment on peut encore l'obtenir d'une autre façon.

Avant de vous dire pourquoi je cherchais ce nœud-là, je voudrais commémorer un peu plus ce menu événement, que d'ailleurs je consi­dère comme pas menu.

46

Page 47: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

Le nœud borroméen de quatre nœuds à trois

47

Page 48: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Je ne crois pas que le support de cette recherche soit cette inquiétante

étrangeté dont traite Sarah Kofinan dans un article remarquable qu'elle a intitulé « Vautour rouge », et qui n'est autre qu'une référence aux Élixirs du Diable célébrés par Freud. C'est une référence qu'elle reprend

après l'avoir déjà une fois mentionnée dans ses Quatre Romans analy­

tiques, qui est un livre entier d'elle, alors que cet article figure, avec ceux

de cinq autres collaborateurs, dans un recueil intitulé Mimesis, qui vaut

tout à fait la peine d'être lu. À la vérité,je n'ai lu que le premier, le troi­

sième et le cinquième article, parce que j'avais d'autres chats à fouetter

en raison de la préparation de ce Séminaire. Le premier, qui concerne

Wittgenstein et le bruit qu'a fait son enseignement, est tout à fait remar­

quable, et celui-là,je l'ai lu de bout en bout.

L'inquiétante étrangeté relève incontestablement de l'imaginaire, et la

géométrie spécifique, originale, qui est celle des nœuds, a pour effet de

l'exorciser. Mais qu'il y ait quelque chose qui permette de l'exorciser est

assurément de soi-même étrange.

Où mettrai-je ce dont il s'agit ? Pour vous le spécifier sur le schéma

que je vous avais donné l'année dernière, c'est quelque part par là.

Schéma RSI

L'imaginaire s'y déploie selon le mode de deux cercles, ce qui peut

se noter d'un dessin. Un dessin ne note rien, dirai-je, pour autant que

la mise à plat en reste énigmatique. J'indique donc ici, au joint à l'ima­

ginaire du corps, quelque chose comme une inhibition spécifique qui

se caractériserait spécialement de l'inquiétante étrangeté. Voilà où je

48

Page 49: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

me permettrai de noter, tout au moins provisoirement, la place de

ladite étrangeté.

La cogitation de cette nouvelle géométrie fait éprouver à l'imagina­

tion une résistance qui me frappe pour l'avoir moi-même éprouvée. J'ose

dire, quoiqu'après tout je n'en ai pas d'eux le témoignage, que Saury et

Thomé ont été tout spécialement captivés par ce qui, dans mon ensei­

gnement, m'a conduit à explorer le nœud, et même me l'a imposé sous

le coup de la conjonction de l'imaginaire, du symbolique et du réel. S'ils

ont été attrapés par cette élucubration qui est mienne, ce n'est certai­

nement pas de pur hasard. Disons que, pour ça, ils sont doués.

L'étrange -là-dessus,je me permets de trahir ce qu'ils ont pu me faire

de confidence -est qu'ils s'y avancent en parlant entre eux. Cela m'a

saisi, étant donné ce que vous savez que je profère sur le dialogue. Je ne

leur en ai pas fait tout de suite la remarque, parce que, à la vérité, cette

confidence me semblait très précieuse. Il est certain qu'on n'a pas l'habi­

tude de penser à deux.

Le fait est pourtant que c'est en en parlant entre eux qu'ils arrivent à

des résultats qui ne sont pas seulement remarquables par cette réussite,

car il y a longtemps que ce qu'ils composent sur le nœud borroméen

me paraît plus qu'intéressant. C'est un travail, dont cette trouvaille n'est

certainement pas le couronnement, car ils en feront d'autres. Je n'ajou­

terai pas ce qu'a pu me dire nommément Saury sur le mode dont il

pense l'enseignement. C'est une affaire où, à suivre mon exemple, celui

que j'ai qualifié tout à l'heure,je pense qu'il s'en acquittera certainement

aussi bien que je puis le faire, de la même façon scabreuse.

Le fait qu'une telle trouvaille puisse donc être conquise dans le dia­

logue -je ne sais d'ailleurs pas si celle-ci l'a été spécialement - le fait

que le dialogue s'avère spécialement fécond dans ce domaine, c'est ce

que confirme qu'il m'ait manqué à moi. Je veux dire que, pendant les

deux mois où je me suis acharné à trouver le quatrième nœud à trois et

la façon dont il pouvait se nouer borroméennement aux trois autres,je

l'ai assurément cherché seul, en espérant dans ma cogitation.

Qu'importe. Je n'insiste pas. Il est temps de dire en quoi cette

recherche m'importait.

49

Page 50: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

2

Cette recherche m'importait extrêmement pour la raison suivante. Les trois cercles du nœud borroméen sont, à titre de cercles, tous trois

équivalents, ils sont constitués de quelque chose qui se reproduit dans les trois. Ceci ne peut manquer d'être retenu.

Ce n'est pourtant pas par hasard, mais c'est le résultat d'une certaine concentration, que ce soit dans l'imaginaire que je mette le support de ce qui est la consistance, que de même ce soit du trou que je fasse l'essentiel de ce qu'il en est du symbolique, et que je supporte spéciale­ment du réel ce que j 'appelle l'ex-sistence.

C'est du fait que deux soient libres l'un de l'autre - c'est la définition même du nœud borroméen - que je supporte l' ex-sistence du troi­sième, et spécialement celle du réel par rapport à la liberté de l'imagi­naire et du symbolique. À sister hors de l'imaginaire et du symbolique, le réel cogne, il joue tout spécialement dans quelque chose qui est de l'ordre de la limitation. À partir du moment où il est borroméennement noué à eux, les deux autres lui résistent. C'est dire que le réel n'a d' ex-sistence qu'à rencontrer, du symbolique et de l'imaginaire, l'arrêt.

Bien sûr n'est-ce pas un fait de simple hasard que je le formule ainsi, mais c 'est pourtant étonnant, puisqu'il faut en dire autant des deux autres. C'est aussi en tant qu'il ex-siste au réel que l'imaginaire en ren­contre le heurt, qui dans ce cas se sent mieux. Pourquoi dès lors mets­je cette ex-sistence précisément là où elle peut sembler la plus paradoxale ? C'est qu'il me faut bien répartir ces trois modes, et que c'est justement d'ex-sister que se suppose la pensée du réel.

Mais qu'en résulte-t-il ? - si ce n'est qu'il nous faut concevoir ces trois termes comme se rejoignant les uns aux autres. S'ils sont si analogues, pour employer ce terme, ne peut-on supposer que ce soit en raison d'une continuité ?Voilà qui nous mène tout droit à faire le nœud à trois. En effet, de la façon dont ces trois s'équilibrent, se superposent, il n'y a pas beaucoup d'efforts à commettre pour joindre les points de la mise à plat qui d'eux feront continuité.

Mais pour que quelque chose qu'il faut bien dire être de l'ordre du sujet - pour autant que le sujet n'est jamais que supposé - se trouve en somme supporté dans le nœud à trois, suffit-il que le nœud à trois se

50

Page 51: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

noue lui-même borroméennement à trois ? C'est justement sur ce point

que ma question portait.

Est-ce qu'il ne nous apparaît pas que le minimum dans une chaîne borroméenne est toujours constitué par un nœud à quatre ?

Rapport borroméen de 1 à 3

Je veux dire qu'il suffit de tirer cette corde verte pour que vous vous

aperceviez que le cercle noir, ici noué avec la corde rouge, manifestera,

étant tiré par la corde bleue, la forme sensible d'une chaîne borro­

méenne.

Il semble en effet que le moins que l'on puisse attendre de la chaîne

borroméenne, c'est ce rapport de 1 à 3 autres.

Or, nous avons déjà la preuve que quatre nœuds à trois tels que celui­

là - car celui-là, pour se présenter sous une forme ouverte, n'en est pas

moins un nœud à trois - se composeront borroméennement les uns aux autres.

Forme ouverte du nœud à trois

5 1

Page 52: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Nous toucherons dès lors ceci, que c'est toujours de trois supports, que nous appellerons, en l'occasion, subjectifs, c'est-à-dire personnels, qu'un quatrième prendra appui. Si vous vous souvenez du mode sous lequel j 'ai introduit ce quart élément au regard des trois éléments qui sont chacun supposés constituer quelque chose de personnel, le quart sera ce que j 'énonce cette année comme le sin thome.

Ce n'est pas pour rien que j 'ai écrit ces choses dans un certain ordre, à savoir RSI , SIR, IRS. C'est bien à quoi répondait mon titre de l'année dernière, RSI.

R S I S I R I R S

sin thome

Schéma 3 + 1

3

Les mêmes Soury et Thomé ont mis en valeur que, à partir du moment où le nœud borroméen est orienté et colorié, il y en a deux de nature différente.

Cette dualité du nœud borroméen à laquelle j 'ai déjà fait expressé­ment allusion dans ce Séminaire, on peut déjà la mettre en valeur dans la mise à plat.

Ici j 'abrège, en vous indiquant seulement dans quel sens en faire l'épreuve.

Je vous ai dit l'équivalence des trois ronds de ficelle. Il est remarquable que la dualité du nœud n'apparaisse qu'à condition que ne soit marquée l'identité d'aucun de ces ronds. Marquer l'identité de chacun, chacun comme tel, ce serait les marquer par une lettre initiale. Ainsi, dire R, I et S, c 'est déjà les intituler chacun du réel, du symbolique et de l'ima­ginaire. Mais le fait notable, c'est que l'orientation des ronds n'est effi­cace à rendre repérable la distinction des nœuds qu'à la condition que la différence de ces ronds soit marquée par la couleur.

Ce qui est ainsi marqué par la couleur n'est pas la différence de l'un à l'autre, mais leur différence, si je puis dire, absolue, en ce qu'elle est la

52

Page 53: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

différence commune aux trois. C'est seulement si quelque chose est

introduit pour marquer la différence entre les trois, et non pas leur dif­

férence deux à deux, qu'apparaît en conséquence la distinction de deux

structures de nœud borroméen.

Lequel de ces deux nœuds est-il le vrai au regard de ce qu'il en est

de la façon dont se nouent l'imaginaire, le symbolique et le réel, dans

ce qui supporte le sujet ? La question mérite d'être posée. Qu'on se

reporte à mes précédentes allusions à la dualité du nœud borroméen

pour l'apprécier, car je ne peux aujourd'hui que l'évoquer un instant.

À considérer maintenant le nœud à trois, il est remarquable de consta­

ter qu'il ne porte pas trace de cette différence. Mais étant donné qu'il

homogénéise le nœud borroméen, c'est-à-dire que nous y mettons en

continuité l'imaginaire, le symbolique et le réel, on ne s'étonnera pas

que nous voyions qu'il n'y en a qu'un seul.

J'espère qu'il y en a ici suffisamment qui prennent des notes, car ceci

est assez important pour vous suggérer d'aller vérifier ce dont il s'agit,

à savoir nommément que, le nœud à trois, il n'y en a que d'une espèce.

Est-ce à dire que ce soit vrai ? Oui si l'on introduit la couleur, non si

l'on introduit l'orientation. Chacun sait que, de nœud à trois, il y en a

deux, selon qu'il est dextrogyre ou lévogyre. C'est donc là un problème

que je vous pose-quel est le lien entre les deux espèces de nœuds bor­

roméens et les deux espèces de nœuds à trois ?

Quoi qu'il en soit, si le nœud à trois est bien le support de toute

espèce de sujet, comment l'interroger ? Comment l'interroger de telle

sorte que ce soit bien d'un sujet qu'il s'agisse ?

Il fut un temps, avant que je ne sois sur la voie de l'analyse, où j'avan­

çais dans une certaine voie, celle de ma thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports, disais-je, avec la personnalité. Si j'ai si longtemps résisté à

sa republication, c'est simplement parce que la psychose paranoïaque et

la personnalité n'ont comme telles pas de rapport, pour la simple raison

que c'est la même chose.

En tant qu'un sujet noue à trois l'imaginaire, le symbolique et le réel,

il n'est supporté que de leur continuité. L'imaginaire, le symbolique et

le réel sont une seule et même consistance, et c'est en cela que consiste

la psychose paranoïaque.

À bien entendre ce que j'énonce aujourd'hui, on pourrait en déduire

qu'à trois paranoïaques pourrait être noué, au titre de symptôme, un

53

Page 54: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

quatrième terme qui se situerait comme personnalité, en tant qu'elle­même serait distincte au regard des trois personnalités précédentes, et

leur symptôme.

Est-ce à dire qu'elle serait paranoïaque, elle aussi ? Rien ne l'indique

dans le cas - qui est plus que probable, qui est certain - où c'est d'un

nombre indéfini de nœuds à trois qu'une chaîne borroméenne peut

être constituée. Au regard de cette chaîne qui dès lors ne constitue plus

une paranoïa si ce n'est qu'elle est commune, la possible floculation ter­

minale de quarts termes dans cette tresse qui est la tresse subjective nous

laisse la possibilité de supposer que, sur la totalité de la texture, il y ait certains points élus qui se trouvent le terme du nœud de quatre. Et c'est

bien en cela que consiste à proprement parler le sinthome.

Il s'agit du sinthome non pas en tant qu'il est personnalité, mais en

tant qu'au regard de trois autres il se spécifie d'être sinthome et névro­

tique. C'est en cela qu'un aperçu nous est donné sur ce qu'il en est de

l'inconscient.

C'est en tant que le sinthome le spécifie, qu'il y a un terme qui s'y

rattache plus spécialement. Le terme qui a un rapport privilégié à ce

qu'il en est du sinthome, c'est l'inconscient.

Dans le schéma précédent de quatre nœuds à trois noués borro­

méennement, vous voyez qu'il y a une réponse particulière du rouge au

bleu, et que, de même, il y a une réponse particulière du vert au noir. Il

en va de même dans ce schéma du nœud borroméen de quatre ronds.

Deux couples dans le borroméen à quatre

54

Page 55: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

La couleur, pour reprendre le terme dont je me servais tout à l'heure,

permet de distinguer, dans cet ensemble de quatre, deux couples du rouge avec une couleur et avec une autre. Nous avons un couple rouge­vert à gauche, bleu-rouge à droite.

Il y a couple en tant qu'il y a un lien du sinthome à quelque chose

de particulier.

C'est en tant que le sinthome se relie à l'inconscient et que l'imagi­

naire se lie au réel que nous avons affaire à quelque chose dont surgit le

sinthome.

4

Voilà les choses difficiles que je voulais énoncer aujourd'hui pour vous.

Elles méritent assurément un complément vous indiquant la raison

qui m'a fait donner tout à l'heure au nœud à trois une forme ouverte,

qui n'est pas celle que j'avais premièrement dessinée circulaire.

Revenons d'abord au schéma de l'an dernier, au centre duquel il y a

trois champs, dont l'un que j'avais déjà noté de J.M, à lire jouissance de

l'Autre barré. Qu'est-ce à dire?

Les trois champs centraux du schéma RSI

Ce que veut dire cet A barré, c'est qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre,

c'est que rien n'est opposé au symbolique, lieu de l'Autre comme tel.

55

Page 56: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

Dès lors, il n'y a pas non plus de jouissance de l'Autre. JAC, la jouissance de l'Autre de l'Autre, n'est pas possible pour la simple raison qu'il n'y

en a pas.

Il en résulte dès lors que seuls restent les deux autres termes. Il y a,

d'une part, le sens, qui se produit à la jonction du champ de mise à plat

du cercle du symbolique avec le cercle de l'imaginaire. Il y a, d'autre

part, la jouissance dite du phallus, en tant qu'elle sort du rapport du

symbolique avec le réel.

La jouissance dite phallique n'est certes pas en elle-même la jouis­

sance pénienne.

La jouissance pénienne advient au regard de l'imaginaire, c'est-à-dire

de la jouissance du double, de l'image spéculaire, de la jouissance du

corps. Elle constitue proprement les différents objets qui occupent les

béances dont le corps est le support imaginaire. En revanche, la jouis­

sance phallique se situe à la conjonction du symbolique avec le réel. Ceci,

pour autant que, chez le sujet se supportant du parlêtre, qui est ce que

je désigne comme étant l'inconscient, il y a le pouvoir de conjoindre la

parole et ce qu'il en est d'une certaine jouissance, celle dite du phallus,

qui est éprouvée comme parasitaire, du fait de cette parole elle-même,

du fait du parlêtre.

J'inscris donc ici la jouissance phallique comme balance à ce qu'il en

est du sens. C'est le lieu de ce qui est en conscience désigné par le

parlêtre comme pouvoir.

Schéma sens-jouissance

Je conclus sur quelque chose dont je vous ai proposé la lecture.

Ce qui domine, c'est le fait que les trois ronds participent de l'ima­

ginaire en tant que consistance, du symbolique en tant que trou, et du

réel en tant qu'à eux ex-sistant. Les trois ronds donc s'imitent.

56

Page 57: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU NŒUD COMME SUPPORT DU SUJET

Seulement, ils ne s'imitent pas simplement, mais, du fait du dit, ils se

composent, dans un nœud à trois, ou nœud triple. D'où mon souci

-après avoir fait la trouvaille que trois nœuds à trois se nouaient bor­

roméennement -du nouage de quatre de ces nœuds à trois.

J'ai constaté que si trois nœuds se sont conservés libres entre eux, un

nœud triple,jouant dans une pleine application de sa texture, ex-siste,

qui est bel et bien quatrième.

Il s'appelle le sinthome.

1 6 DÉCEMBRE 1 97 5

Page 58: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 59: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Page 60: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 61: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

IV

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Ronron de vérités premières Le réel n 'a pas de sens

Mentalité et adoration du corps Joyce enraciné dans son père tout en le reniant

Faire épissure de sinthome et jouissance

On n'est responsable que dans la mesure de son savoir-faire.

Qu'est-ce que c'est que le savoir-faire ? C'est l'art, l'artifice, ce qui

donne à l'art dont on est capable une valeur remarquable, parce qu'il n'y

a pas d'Autre de l'Autre pour opérer le Jugement dernier. Du moins

est-ce moi qui l'énonce ainsi.

Cela veut dire qu'il y a quelque chose dont nous ne pouvons jouir.

Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouis­

sance sexuelle.

L'image qu'on se fait de Dieu implique-t-elle ou non qu'il jouisse de

ce qu'il a commis ? - en admettant qu'il ex-siste. Répondre qu'il

n' ex-siste pas tranche la question, en nous rendant la charge d'une pen­

sée dont l'essence est de s'insérer dans cette réalité -première approxi­

mation du mot de réel, qui a un autre sens dans mon vocabulaire -cette

réalité limitée qui s'atteste de l'ex-sistence du sexe.

Voilà. C'est le type de choses que, en fin de compte, je vous apporte

en ce début d'année. C'est ce que j'appellerai des vérités premières.

Ce n'est pas plus mal pour un début d'année. Non pas bien sûr que

je n'aie pas travaillé dans l'intervalle qui nous a séparés depuis quelque

chose comme maintenant trois semaines. J'ai travaillé à des trucs dont

vous voyez là sur le tableau un échantillon.

6 1

Page 62: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

1

Nouvelle figuration du nœud borroméen

Ceci est, comme vous pouvez le voir, un nœud borroméen. Il ne l'est

pas moins que celui que je dessine d'habitude, et qui est foutu comme ça.

Figuration habituelle du borroméen

Le premier ne differe du second que de ceci, qui n'est pas négligeable,

c'est que le second peut se distendre de façon telle qu'il y ait deux

extrêmes comme ronds, et que ce soit celui du milieu qui fasse le joint.

62

Page 63: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Figuration du rond médian

La différence est la suivante. Supposez que trois éléments comme le

médian s'unissent de façon circulaire. Vous voyez bien, j'espère, com­

ment cela peut se faire sans qu'il soit besoin que je vous le trace au

tableau. Cela se simplifie comme celui que j'ai tracé en premier, ou

encore comme ça. C'est le même nœud.

Autre figuration du borroméen

Naturellement,je ne me contente pas de ça.J'ai passé mes vacances

à en élucubrer bien d'autres, dans l'espoir d'en trouver un bon qui ser­virait de support aisé à ce que j'ai commencé aujourd'hui de vous

raconter comme vérités premières.

63

Page 64: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Eh bien, chose surprenante, ça ne va pas tout seul. Non pas que je croie que j 'ai tort de trouver dans le nœud ce qui supporte notre consistance. Seulement, c'est déjà un signe que ce nœud, je ne puisse le déduire que d'une chaîne, à savoir de quelque chose qui n'est pas du tout de la même nature. Chaîne, link en anglais, n'est pas la même chose que nœud.

Mais reprenons le ronron des vérités dites par moi premières. Il est clair que l'ébauche même de ce qu'on appelle la pensée, que

tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l'acte sexuel, si peu évident que soit cet acte. Le mot même d'acte implique la polarité actif-passif, ce qui est déjà s'engager dans un faux-sens. C'est ce qu'on appelle la connaissance, avec cette ambiguïté - l'actif, c'est ce que nous connaissons, mais nous nous imaginons que, faisant effort pour connaître, nous sommes actifs.

La connaissance, donc, dès le départ, se montre ce qu'elle est - trom­peuse. C'est bien en quoi tout doit être repris au départ à partir de l'opacité sexuelle. Je dis opacité en ceci que, premièrement, nous ne nous apercevons pas que du sexuel ne fonde en rien quelque rapport que ce soit.

Ceci implique, au gré de la pensée, que, en ce sens où responsabilité veut dire non-réponse ou réponse à côté, il n'y a de responsabilité que sexuelle, ce dont tout le monde, en fin de compte, a le sentiment.

En revanche, ce que j 'ai appelé le savoir-faire va bien au-delà, et y ajoute l'artifice - que nous imputons à Dieu tout à fait gratuitement, comme Joyce y insiste, parce que c'est un truc qui lui a chatouillé quelque part ce qu'on appelle la pensée.

C'est pas Dieu qui a commis ce truc qu'on appelle l'Univers. On impute à Dieu ce qui est l'affaire de l'artiste, dont le premier modèle est, comme chacun sait, le potier. On dit qu'il a moulé - avec quoi, d'ailleurs ? - ce truc qu'on appelle, pas par hasard, l'Univers. Cela ne veut dire qu'une seule chose, c 'est qu'il y a de l'Un, Yad'lun, mais on ne sait pas où. Il est plus qu'improbable que cet Un constitue l'Univers.

L'Autre de l'Autre réel, c'est-à-dire impossible, c'est l'idée que nous avons de l'artifice, en tant qu'il est un faire qui nous échappe, c'est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance que nous en pouvons avoir. Cette jouissance tout à fait mince, c'est ce que nous appelons l'esprit.

Tout ceci implique une notion du réel. Bien sûr qu'il faut que nous la fassions distincte du symbolique et de l'imaginaire. Le seul ennui

64

Page 65: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME D U RENARD

- c'est bien le cas de le dire, vous verrez tout à l'heure pourquoi - c'est que, dans cette affaire, le réel fasse sens, alors que si vous creusez ce que je veux dire par cette notion du réel, il apparaît que le réel se fonde pour autant qu'il n'a pas de sens, qu'il exclut le sens, ou, plus exactement, qu'il se dépose d'en être exclu.

Je vous raconte ça comme je le pense. C'est pour que vous le sachiez que je vous le dis.

La forme la plus dépourvue de sens de ce qui pourtant s'imagine, c'est la consistance. Rien ne nous force à imaginer la consistance, figu­rez-vous.

J'ai là un bouquin, d'un Robert M. Adams, qui s'appelle Surface and Symbol. C'est une étude - sans le sous-titre, comment le saurait-on ? -sur The Consistency oj]ames joyce's « Ulysses ». Il y a là comme un pres­sentiment de la distinction de l'imaginaire et du symbolique. À preuve, un chapitre tout entier qui met un point d'interrogation sur le titre en s'intitulant « Surface or Symbol ? ».

La consistance, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire ce qui tient ensemble, et c'est bien pourquoi elle est ici symbolisée par la surface. En effet, pauvres de nous, nous n'avons idée de consistance que de ce qui fait sac ou torchon. C'est la première idée que nous en avons. Même le corps, nous le sentons comme peau, retenant dans son sac un tas d'organes. En d'autres termes, cette consistance montre la corde. Mais la capacité d'abstraction imaginative est si faible que de cette corde - cette corde montrée comme résidu de la consistance - elle exclut le nœud.

Or, c'est là-dessus que je puis peut-être apporter le seul grain de sel dont en fin de compte je me reconnaisse responsable - dans une corde, le nœud est tout ce qui ex-siste, au sens propre du terme.

Ce n'est pas pour rien, je veux dire, ce n'est pas sans cause cachée que j 'ai dû à ce nœud ménager un accès en commençant par la chaîne, où il y a des éléments distincts. Ces éléments consistent en quelque forme de la corde - ou bien en tant que c'est une droite que nous devons sup­poser infinie pour que le nœud ne se dénoue pas, ou bien en tant que ce que j 'ai appelé rond de ficelle, autrement dit une corde qui se joint à elle-même d'une épissure.

Le nœud ne constitue pas la consistance. Il faut tout de même dis­tinguer consistance et nœud. Le nœud ex-siste à l'élément corde, à la corde-consistance.

65

Page 66: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Un nœud, donc, ça peut se faire. C'est bien pourquoi j 'ai pris le che­minement de raboutages élémentaires. J'ai procédé ainsi parce qu'il m'a semblé que c'était le plus didactique, vu la mentalité - pas besoin de dire plus - la senti-mentalité propre au parlêtre - la mentalité, puisqu'il ia sent, il en sent le fardeau - la ment-alité en tant qu'il ment, c'est un fait.

Qu'est-ce qu'un fait ? C'est justement lui qui le fait. Il n'y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. Il n'y a pas d'autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît comme tels en les disant. Il n'y a de fait que d' arti­fice. Et c' est un fait qu'il ment, c'est-à-dire qu'il instaure de faux faits et les reconnaît, parce qu'il a de la mentalité, c 'est-à-dire de l'amour­propre.

L'amour-propre est le principe de l'imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu'il croit qu'il l' a. En réalité, il ne l'a pas, mais son corps est sa seule consistance - consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. Il est déjà assez miraculeux qu'il sub­siste durant le temps de sa consumation, qui est de fait, du fait de le dire, inexorable. Rien n'y fait, elle n'est pas résorptive.

Certes, le corps ne s'évapore pas, et, en ce sens, il est consistant, le fait est constaté même chez les animaux. C'est bien ce qui est antipathique à la mentalité, parce qu'elle y croit, d'avoir un corps à adorer. C'est la racine de l'imaginaire. Je le panse, c'est-à-dire je le fais panse, donc je l'essuie. C'est à ça que ça se résume. C'est le sexuel qui ment là-dedans, de trop s'en raconter.

Faute de l'abstraction imaginaire dite plus haut, celle qui se réduit à la consistance, le concret, le seul que nous connaissions, c'est toujours l'adoration sexuelle, c 'est-à-dire la méprise, autrement dit le mépris, car ce qu'on adore est supposé n'avoir aucune mentalité, conjèr le cas de Dieu.

Cela n'est vrai pour le corps considéré comme tel - je veux dire adoré, puisque l'adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps - que quand il en adore un autre, un autre corps. C'est toujours suspect, car cela comporte le même mépris - mépris véritable, puisqu'il s'agit de vérité.

Qu'est-ce que la vérité, comme disait l'autre ? Qu'est-ce que dire le vrai sur le vrai, que pendant le début du temps que je déconnais, on me reprochait de ne pas dire ?

C'est faire ce que j 'ai fait effectivement, et rien de plus - suivre à la trace le réel, qui ne consiste, qui n' ex-siste que dans le nœud.

66

Page 67: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

2

Fonction de la hâte. Il faut que je me hâte.

Naturellement je n'arriverai pas au bout, quoique je n'aie pas

musardé. Mais boucler le nœud imprudemment veut simplement dire

aller un peu vite.

Le nœud que je vous ai fait pour commencer sous l'une ou l'autre de

ses formes est peut-être un peu insuffisant. C'est même pour cette rai­

son que j'en ai cherché où il y ait plus de croisements que ça. Mais

tenons-en au principe, qu'il faut en somme avoir trouvé. À ce principe j'ai été conduit par le rapport sexuel, c'est-à-dire par

l'hystérie, en tant qu'elle est la dernière réalité perceptible, la dernière,

l'husteron, sur ce qu'il en est du rapport sexuel. Freud l'a aperçu fort

bien. C'est là qu'il en a appris le b a ba, ce qui ne l'a pas empêché de

poser la question VVtzs will das Weib ? -

W w d W

Il faisait une erreur. Il pensait qu'il y avait das Weib. Il n'y a qu' ein Weib -

W w e W

Maintenant, je vais tout de même vous donner un petit bout à man­

ger. Je voudrais illustrer ça de quelque chose qui fasse support, et qui est

bien ce dont il s'agit dans la question.

J'ai déjà parlé jadis de l'énigme. J'ai écrit ça grand E indice petit e, Ee.

Il s'agit de l'énonciation et de l'énoncé. Une énigme, comme le nom

l'indique, est une énonciation telle qu'on n'en trouve pas l'énoncé.

Vous en trouverez une qui est signalée dans le bouquin dont je vous

parlais tout à l'heure, Suiface and Symbol. Comme il est édité à Oxford

University Press, il est plus facile à trouver que ce fameux Portrait if the Artist as a Young Man, que vous pouvez tout de même vous procurer à

la condition de ne pas exiger d'avoir au bout tout le critidsm que Chester

Anderson a pris soin d'y rajouter. Donc, là, dans ce R.M. Adams, vous

trouverez quelque chose qui a son prix.

67

Page 68: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Dans les premiers chapitres d' Ulysses, Stephen va professer auprès de ce menu peuple qui constitue une classe, à Trinity College si mon sou­

venir est bon. Stephen, c'est le Joyce que Joyce imagine. Et comme

Joyce n'est pas un sot, il ne l'adore pas, bien loin de là. Il suffit qu'il

parle de Stephen pour ricaner. Ce n'est pas très loin de ma position

quand je parle de moi, ou en tout cas de ce que je vous jaspine.

En quoi consiste l'énigme ? L'énigme est un art que j'appellerai

d'entre les lignes, pour faire allusion à la corde. On ne voit pas pourquoi

les lignes de ce qui est écrit, ça ne serait pas noué par une seconde corde.

Avec tout ce quej'ai pu consommer d'histoires de l'écriture, voire de théories de l'écriture - il y a un nommé Février qui a fait l'histoire de

l'écriture, il y en a un autre qui s'appelle Guelb qui, lui, a fait une théo­

rie de l'écriture -je me suis mis à rêver.

L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits

bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir

qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est

ce qui supporte le réel. Mais, bon Dieu, comment cela se fait-il ? me suis-je

demandé. J'ai alors franchi quelque chose qui me semble, disons, vrai­

semblable, en me disant que l'écriture, ça peut toujours avoir quelque chose à faire avec la façon dont nous écrivons le nœud.

Un nœud s'écrit couramment comme ça. Cela donne déjà un S.

La beauté selon Hogarth

68

Page 69: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

C'est là quelque chose qui a tout de même beaucoup de rapport avec

l'instance de la lettre telle que je la supporte. Et puis, cela donne un

corps vraisemblable à la beauté. Le nommé Hogarth, qui s'était beau­

coup interrogé sur la beauté, pensait que celle-ci avait toujours quelque

chose à faire avec cette double inflexion. C'est une connerie, bien

entendu. Mais enfin, cela tendrait à rattacher la beauté à quelque chose

d'autre que l'obscène, c'est-à-dire au réel. Il n'y aurait en somme que

l'écriture de belle. Pourquoi pas ?

Revenons à Stephen, dont le nom commence aussi par un S.

Stephen, c'est Joyce en tant qu'il déchiffre sa propre énigme. Il ne va

pas loin parce qu'il croit à tous ses symptômes. C'est très frappant.

Il commence par croire à sa race. Pour ce qui est de commencer, en

fait il a commencé bien avant, il a crachoté quelques petits morceaux,

même des poèmes, et ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. Mais, ma foi,

il croit à des choses comme la conscience incréée de ma race. On trouve ça

à la fin du Portrait de l 'artiste. Il est évident que ça ne va pas loin.

En revanche, il termine bien. Je vous lis la dernière phrase du Portrait if an Artist - vous voyez,j 'ai fait le lapsus, alors qu'il se croyait the Artist.

2 7 avril. - Old Jather, old artificer, stand me now and ever in good stead. Tiens-moi au chaud d'alors et de maintenant.

C'est à son père qu'il adresse cette prière, son père qui justement se

distingue d'être-bof-ce que nous pouvons appeler un père indigne,

un père carent, celui que, dans tout Ulysses, il se mettra à chercher sous

des espèces où il ne le trouve à aucun degré.

Il y a évidemment un père quelque part, qui est Bloom, un père qui

se cherche un fils, mais Stephen lui oppose un très peu pour moi. Après le

père que j'ai eu, j'en ai soupé. Plus de père. Surtout que le Bloom en

question n'est pas tentant.

Mais enfin, il est singulier qu'il y ait cette gravitation entre les pen­

sées de Bloom et celles de Stephen qui se poursuivent pendant tout le

roman, au point même que l'Adams, dont le nom respire plus de juive­

rie que Bloom, soit très frappé de certains petits indices qu'il découvre.

Il découvre singulièrement qu'il est par trop invraisemblable d'attri­

buer à Bloom une connaissance de Shakespeare que manifestement il

n'a pas. Ce n'est d'ailleurs pas du tout forcément la bonne, quoique ce

soit celle qu'a Stephen. C'est vraiment pure supposition que de suppo­

ser à Shakespeare des relations avec un certain herboriste qui habitait

69

Page 70: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

dans le même coin que lui à Londres. Que cela vienne à l'esprit de Bloom, Adams le souligne comme dépassant les limites de ce qui peut lui être justement imputé.

À la vérité, il y a tout un chapitre de Surface and Symbol où il ne s'agit strictement que de ça. C'est au point qu'il culmine dans un Blephen - puisque tout à l'heure j 'ai fait un lapsus - Blephen et Stumm qui se rencontrent dans le texte de l' Ulysses. Cela montre manifestement que ce n'est pas seulement du même signifiant qu'ils sont faits, mais vraiment de la même matière.

Ulysses, c'est le témoignage de ce par quoi Joyce reste enraciné dans son père tout en le reniant. C'est bien ça qui est son symptôme.

3

J'ai dit que Joyce était le symptôme. Toute son œuvre en est un long témoignage.

Exiles, c'est vraiment l'approche de quelque chose qui est pour lui le symptôme. Le symptôme central, bien entendu, c'est le symptôme fait de la carence propre au rapport sexuel. Mais il faut bien que cette carence prenne une forme. Elle ne prend pas n'importe laquelle.

Cette forme est pour Joyce celle qui le noue à sa femme, ladite Nora, pendant le règne de laquelle il élucubre Exiles.

On a traduit Les Exilés, alors que ça veut aussi bien dire Les Exils. Exil, il ne saurait y avoir de meilleur terme pour exprimer le non­rapport, et c'est bien autour de ce non-rapport que tourne tout ce qu'il y a dans Exiles.

Le non-rapport, c 'est qu'il n'y a vraiment aucune raison pour que, une-femme-entre-autres, il la tienne pour sa femme. Une-femme­entre-autres, c'est aussi bien celle qui a rapport à n'importe quel autre homme. Et c'est bien de ce n 'importe quel autre homme qu'il s'agit dans le personnage qu'il imagine, et pour lequel, à cette date de sa vie, il sait ouvrir le choix de l'une-femme en question, qui n'est autre que Nora.

Le Portrait finit par la conscience incréée de ma race à propos de laquelle il invoque l' artificer par excellence que serait son père, alors que c'est lui, cet artificer, c'est lui qui sait, qui sait ce qu'il a à faire. Mais croire qu'il y a une conscience incréée d'une race quelconque, c'est une grande illusion.

70

Page 71: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

Il croit aussi qu'il y a un book if himself. Quelle idée de se faire être

un livre. Ça ne peut venir vraiment qu'à un poète rabougri, à un bougre

de poète. Pourquoi ne dit-il pas plutôt qu'il est un nœud ?

Ulysses, venons-en là, qu'on puisse l'analyser, car c'est sans aucun

doute ce que réalise un certain Schechner. Pendant que je rêvais, j'ai

cru qu'il s'appelait Checher, c'était plus facile à écrire. Non, il s'appelle

Schechner, c'est regrettable, il n'est pas séché du tout. Il s'imagine qu'il

est analyste parce qu'il a lu beaucoup de livres analytiques. C'est une

illusion assez répandue, parmi les analystes justement. Et alors, il ana­

lyse Ulysses. Contrairement à Suiface and Symbol, cette analyse d' Ulysses, exhaus­

tive naturellement-parce qu'on ne peut pas s'arrêter quand on analyse

un bouquin, n'est-ce-pas ? -fait une impression absolument terrifiante.

Freud n'a fait là-dessus que des articles, et des articles limités. D'ailleurs,

mis à part Dostoïevski, il n'a pas, à proprement parler, analysé de

roman. Il a fait une petite allusion à Rosmersholm d'Ibsen. Mais enfin, il

s'est contenu.

Cela donne vraiment l'idée que l'imagination du romancier, je veux

dire celle qui règne dans Ulysses, est à jeter au panier. Ce n'est d'ailleurs

pas du tout mon sentiment. Mais il faut tout de même s'obliger à aller

ramasser dans cet Ulysses quelques vérités premières. Et c'est ce que

j'abordais à propos de l'énigme.

Voici ce que le cher Joyce, sous les espèces de Stephen, propose à ses

élèves comme énigme. C'est une énonciation.

The cock crew Le coq cria

The sky was blue Le ciel était bleu

The belis in heaven Les cloches dans le ciel

�re striking eleven Étaient sonnant onze heures

T'is time for this poor soul Il est temps pour cette pauvre âme

To go to heaven D'aller au paradis

7 1

Page 72: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Je vous donne en mille quelle est la clé. C'est celle que joyce fournit

après que toute la classe a donné sa langue au chat - The fox burying his

grandmother under the bush. C'est-à-dire - Le renard enterrant sa grand­

mère sous un buisson.

Ça n'a l'air de r ien. À côté de la cohérence de l'énonciation, dont je

vous fais remarquer qu'elle est en vers, que c'est un poème, que c'est

suivi, que c'est une création, il est incontestable que ce fox, ce petit

renard qui enterre sa grand-mère sous un buisson, est vraiment une

misérable chose. Mais qu'est-ce que cela peut avoir comme écho,je ne

dirai pas pour les gens qui sont dans cette enceinte, mais pour ceux qui,

ici, sont analystes ?

L'analyse, c'est ça. C'est la réponse à une énigme, et une réponse, il

faut bien le dire par cet exemple, tout à fait spécialement conne. C'est

bien pour ça qu'il faut garder la corde. Je veux dire que, si l'on n'a pas

l'idée d'où ça aboutit, la corde, soit au nœud du non-rapport sexuel, on

r isque de bafouiller.

Le sens résulte d'un champ entre l'imaginaire et le symbolique, cela

va de soi. Il faudrait que je vous montre ça . Bien sûr, ici au centre, le

petit a, la cause du désir.

Schéma RSI

Si nous pensons qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre, tout au moins pas

de jouissance de cet Autre de l'Autre, il faut bien que nous fassions

quelque part la suture entre ce symbolique qui seul s'étend là et cet

imaginaire qui est ici. C'est une épissure de l'imaginaire et du savoir

72

Page 73: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

inconscient. Tout ça pour obtenir un sens, ce qui est l'objet de la réponse de l'analyste à l'exposé, par l'analysant, tout au long de son symptôme.

Quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même coup une autre, précisément entre ce qui est symbolique et le réel. C'est-à­

dire que, par quelque côté, nous apprenons à l'analysant à épisser, à faire

épissure entre son sinthome et le réel parasite de la jouissance. Ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette jouissance possible, c'est la même chose que ce quej'écriraij'ouis-sens. C'est la même chose que d'ouïr un sens.

s

Schéma aux deux épissures

(forme ouverte du nœud à trois)

C'est de sutures et d'épissures qu'il s'agit dans l'analyse. Mais il faut

dire que les instances, nous devons les considérer comme séparées réel­

lement. Imaginaire, symbolique et réel ne se confondent pas.

Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud, et de le bien

rabouter grâce à un artifice. Faire un nœud avec ce que j'appellerai une

chatnœud borroméenne, est-ce qu'il n'y a pas là abus ?

C'est sur cette question, que je laisserai pendante, que je vous quitte.

Il est temps que nous nous séparions.

Je n'ai pas laissé le temps de vous parler maintenant à ce cher Jacques

Aubert, à qui je comptais confier le crachoir pendant le reste de la

séance. Mais la prochaine fois, étant donné ce que j'ai entendu de lui,

puisqu'il a eu la bonté de m'appeler vendredi par téléphone,je crois qu'il

pourra vous en apprendre sur ce qu'il en est du Bloom en question. Ce nommé Bloom n'est pas plus mal placé qu'un autre pour piger

quelque chose à l'analyse, puisque c'est un Juif. La façon dont est ressentie

par lui la suspension entre les sexes fait qu'il ne peut que s'interroger sur

73

Page 74: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

le point de savoir s'il est un père ou une mère. Ce qui assurément a mille irradiations dans le texte de Joyce, c'est qu'au regard de sa femme, il a les sentiments d'une mère. Il croit la porter dans son ventre. C'est bien là, somme toute, le pire égarement de ce qu'on peut éprouver vis-à-vis de quelqu'un qu'on aime.

Et pourquoi pas ? Il faut bien expliquer l'amour. L'expliquer par une sorte de folie, c'est bien la première chose qui soit à la portée de la main.

C'est là-dessus que je vous quitte. J'espère que, pour cette séance de rentrée, vous n'avez pas été trop déçus.

1 3 JANVIER 1 97 6

COMPLÉMENT

Séance suivante : RENVOIS À PLUS TARD

Il doit vous apparaître -je le suppose, si vous n'êtes pas trop arriérés pour ça - que je suis embarrassé de Joyce comme un poisson d'une pomme.

C'est lié évidemment - je peux le dire parce que, ces jours-ci, je l'éprouve journellement - à mon manque de pratique, disons à mon inexpérience de la langue dans laquelle il écrit. Non pas que je sois tota­lement ignorant de l'anglais, mais justement, Joyce écrit l'anglais avec ces raffinements particuliers qui font que, la langue, anglaise en l'occasion, il la désarticule. Il ne faut pas croire que cela commence à Finnegans Hfclke. Bien avant, dans Ulysses notamment, il a une façon de hacher les phrases qui va déjà dans ce sens. C'est vraiment un processus qui s'exerce dans le sens de donner à la langue dans laquelle il écrit un autre usage, en tout cas un usage qui est loin d'être ordinaire. Cela fait partie de son savoir-faire. J'ai déjà cité là-dessus l'article de Sollers, il ne serait pas mauvais que vous en mesuriez la pertinence.

Il en résulte que je laisserai ce matin la parole à ql,!elqu'un qui a une pratique bien au-delà de la mienne, non seulement deh langue anglaise, mais de Joyce nommément. Il s'agit de Jacques Aubert.

Pour ne pas m'éterniser, je vais tout de suite lui laisser la parole, puis­qu'il a bien voulu prendre mon relais .Je l'écouterai avec toute la mesure que j 'ai prise de son expérience de Joyce. Les réflexions - petites, n'est-

74

Page 75: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET L'ÉNIGME DU RENARD

ce pas, je ne lui conseille pas d'abréger, bien loin de là-que j'aurai à y

ajouter seront faites, je l'espère, avec tout le respect que je lui dois pour

le fait qu'il m'a introduit à ce que j'ai appelé Joyce le Symptôme. Venez, cher Jacques. Mettez-vous là. Allons-y. {Exposé en annexe,

p. 1 7 1 sq.}

Je remercie Jacques Aubert de s'être mouillé.

L'auteur de Surface and Symbol, dont je vous ai dit le nom la dernière

fois, épingle l'art de Joyce de ce terme, inconceivably private jokes, des jokes inconcevablement privés. Dans le même texte apparaît un mot que j'ai

dû chercher dans le dictionnaire, iftsooneries.Je ne sais si ce mot est com­

mun.Vous ne le connaissez pas ? Ça ne vous dit rien ? Ce sont des choses

renvoyées à tout à l'heure, qfter soon. Il ne s'agit que de ça dans Joyce.

Non seulement les effets sont renvoyés à tout à l'heure, mais ils sont le

plus souvent déroutants.

Eh bien, c'est aussi l'art de Jacques Aubert. Il vous a fait suivre un de

ces fils de façon telle qu'il vous a tenus en haleine. Tout cela n'est évi­

demment pas sans fonder ce à quoi j'essaie de donner une consistance

dans le nœud.

Je me suis aperçu que je faisais déjà référence à ce glissement de Joyce

dans mon Séminaire Encore, et j'en suis stupéfait. J'ai demandé à Jacques

Aubert si c'était là le départ de son invitation à parler de Joyce, il m'a

affirmé que ce Séminaire n'étai} pas encore paru à ce moment-là, de

sorte que ce ne peut être cela qui l'a incité à me présenter ce trou dans

lequel je me risque, sans doute par quelque prudence, la prudence telle

qu'il l'a définie.

Le trou du nœud ne m'en fait pas moins question.

On ne peut repérer la duplicité du nœud borroméen, lequel n'est pas

un nœud mais une chaîne,je veux dire repérer qu'il y en a deux, qu'à ce

que les cercles, les ronds de ficelle, soient coloriés. C'est à Saury etThomé

que je dois mention de cela, dont sans doute je m'étais aperçu, bien sûr.

Si la qualité colorée distingue chacun de ces ronds des deux autres,

nous pouvons faire, à l'aide de ce barbouillage, qu'il y ait deux nœuds.

Si les ronds sont incolores, si rien ne les distingue, rien non plus ne dis­

tingue un nœud de l'autre. Ces deux énoncés sont équivalents.

Vous me direz que, dans la mise à plat, il y en a un qui est lévogyre et

l'autre qui est dextrogyre. Mais c'est justement là le tout de la mise en

75

Page 76: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

question de la mise à plat. La mise à plat implique un point de vue spé­cifié, et ce n'est sans doute pas pour rien que la notion de la droite et de la gauche n'arrive d'aucune façon à se traduire dans le symbolique.

Pour le nœud, ceci ne commence à ex-sister qu'avec la relation triple, et au-delà. Comment se fait-il que cette relation ait ce privilège ? Je voudrais m'efforcer de résoudre la question. Il doit y avoir là quelque chose, et qui ne doit pas être sans rapport avec cet isolement que nous a fait Jacques Aubert de la fonction de la phonation, précisément dans ce qu'il en est de supporter le signifiant.

Le point vif sur lequel je reste en suspens est bien de savoir à partir de quand la signifiance, en tant �u' elle est écrite, se distingue des simples effets de la phonation. C'est la phonation qui transmet la fonction propre du nom, et c'est du nom propre que nous repartirons,je l'espère, la prochaine fois que nous nous retrouverons.

20 JANVIER 1 97 6

Page 77: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

v

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

La jouissance du réel Rédemption ou castration

Le réel dans les embrouilles du vrai Compensation d'une Verwerfung de fait

VtJleur du nom propre

Ça ne va pas fort, et je vais vous dire pourquoi. C'est que je m'occupe

à éponger, autour de l'œuvre de Joyce, l'énorme littérature qu'il a

provoquée.

Encore qu'à ce terme il répugnait, c'est tout de même bien ce qu'il

a provoqué, et qu'il a provoqué le voulant. Il a provoqué un énorme bla­

bla. Comment cela se fait-il ?

Jacques Aubert, qui est là au premier rang, m'envoie de temps en

temps, de Lyon - il a du mérite à le faire - l'indication de quelques

auteurs supplémentaires. Il n'est pas là-dedans innocent-mais qui est-ce

qui est innocent ? -parce qu'il a commis aussi des trucs sur Joyce.

À la pointe de ce qui est dans l'occasion mon travail, le travail d' épon­

geage en question, je dois me demander pourquoi je le fais. Il est cer­

tain que c'est parce que j'ai commencé. Mais j'essaie, comme on essaie

pour toute réflexion, de me demander pourquoi j'ai commencé.

À partir de quand est-on fou ? La question vaut la peine d'être posée.

Mais pour l'heure, la question que je me pose, et que je pose à Jacques

Aubert, est celle-ci -Joyce était-il fou ?

1

Je ne résoudrai pas cette question aujourd'hui, ce qui ne m'empêche

pas de commencer à essayer de me repérer selon la formule que je vous

ai proposée, la distinction du vrai et du réel.

77

Page 78: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Chez Freud, c 'est patent. C'est même comme ça qu'il s'est orienté - le vrai, ça fait plaisir, et c'est ce qui le distingue du réel. Le réel, ça ne fait pas plaisir, forcément.

Il est clair que c'est là que je distords quelque chose de Freud. Je tente de faire remarquer que la jouissance, c'est du réel.

Cela m'entraîne à énormément de difficultés, et d'abord parce qu'il est clair que la jouissance du réel comporte le masochisme, ce dont Freud s'est aperçu. Le masochisme est le majeur de la jouissance que donne le réel. Freud l'a découvert, il ne l'avait pas prévu tout de suite, ce n'est évidemment pas de ce pas-là qu'il était parti .

Il est certain qu'entrer dans cette voie entraîne, comme en témoigne que j 'ai commencé par écrire Écrits inspirés.

C'est un fait que c'est comme ça que j 'ai commencé, et c'est en cela que je n'ai pas à être trop étonné de me retrouver confronté à Joyce. C'est bien pour cette raison que j 'ai osé poser la question de savoir si Joyce était fou, c'est-à-dire - par quoi ses écrits lui ont-ils été inspirés ?

Joyce a laissé énormément de notes, de gribouillages. Scribbledhobble, c'est ainsi qu'un nommé Conolly, que j 'ai connu dans son temps et dont je ne sais pas s'il vit encore, a intitulé un manuscrit de Joyce qu'il a sorti. La question est en somme la suivante - comment savoir d'après ses notes ce que croyait Joyce ?

Ce n'est pas un hasard qu'il en ait laissé tellement. Ses notes étaient des brouillons, et il a bien fallu qu'il le veuille, et même qu'il encourage à les chercher ceux que l'on appelle les chercheurs.

Il écrivait aussi énormément de lettres. Il y en a trois volumes gros comme ça qui sont sortis. Parmi ces lettres, il y en a de quasi impu­bliables.Je dis quasi parce que vous pensez bien que, finalement, ce n'est pas ça qui arrête qui que ce soit de les publier. L'impayable Richard Ellmann a sorti un dernier volume de Selected Letters où il en publie un certain nombre qui avaient été considérées dans le premier tome comme impubliables.

L'ensemble de ce fatras est tel qu'on ne s'y retrouve pas. En tout cas moi, j 'avoue que je ne m'y retrouve pas.

Je m'y retrouve pour un certain nombre de petits fils, bien sûr. Ses his­toires avec Nora, je m'en fais une certaine idée d'après ma pratique,je veux dire d'après les confidences que je reçois, puisque j 'ai affaire aux gens que je dresse à ce que ça leur fasse plaisir de dire le vrai.

78

Page 79: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Tout le monde dit, ou plutôt Freud dit que si j 'y arrive, c'est parce qu'ils m'aiment, grâce à ce que j 'ai essayé d'épingler du transfert, c'est­à-dire qu'ils me supposent savoir. Eh bien, il est évident que je ne sais pas tout. En particulier, à lire Joyce, comment savoir ce qu'il se croyait ?

Ce qu'il y a d'affreux, en effet, c'est que j 'en suis réduit à le lire, puis­qu'il est certain que je ne l'ai pas analysé. Je le regrette. Enfin, il est clair qu'il y était peu disposé. La qualification de Tweedledum et Tweedledee pour désigner respectivement Freud et Jung était ce qui lui venait natu­rellement sous la plume. Ça ne montre pas qu'il était porté à l'analyse.

Il faut que vous lisiez, si vous arrivez à la trouver, la traduction fran­çaise du Portrait de l'artiste en tant qu 'un jeune homme, parue autrefois à La Sirène. Je vous ai dit que vous pouviez avoir le texte anglais, même si vous ne l'avez pas avec ce que je croyais que vous obtiendriez, à savoir toute la critique et même les notes qui y sont adjointes, mais vous lirez plus aisément dans cette traduction française ce qu'il rapporte de sonjas­pinement avec un nommé Cranly qui est son copain, et vous y trouve­rez beaucoup de choses .

C'est très frappant. Joyce s'arrête, il n'ose pas dire dans quoi il s'engage. Cranly le pousse, le harcèle, le tanne même, pour savoir s'il va donner quelque conséquence au fait qu'il dit avoir perdu la foi . Il s'agit de la foi dans les enseignements de l'Église -je dis les enseignements -auxquels il a été formé. De ces enseignements il est clair qu'il n'ose pas se dépêtrer, parce que c'est tout simplement l'armature de ses pensées . Manifestement, il ne franchit pas le pas d'affirmer qu'il n'y croit plus. Devant quoi recule-t-il ? Devant la cascade de conséquences que com­porterait le fait de rejeter tout cet énorme appareil qui reste quand même son support. Lisez ça, ça vaut le coup. Cranly l'interpelle, l'adjure de franchir ce pas, et Joyce ne le franchit pas.

Il écrit ça. Ce qu'il écrit est la conséquence de ce qu'il est. Mais jus­qu' où cela va-t-il ? Jusqu'où allait sa moyenne où naviguer, dont il donne en somme des trucs - l'exil, le silence, la ruse ?

Je pose la question à Jacques Aubert. N'y a-t-il pas dans les écrits de Joyce ce que j 'appellerai le soupçon qu'il est ou qu'il se fait lui-même ce qu'il appelle dans sa langue un redeemer, un rédempteur ? De rédemp­teur il y en a eu un, un vrai, dans les bourdes - pour dire les choses comme je les entends - que lui racontent les curés, et à quoi manifes­tement il a foi.Va-t-il jusqu'à se substituer à lui ?

79

Page 80: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Je ne vois pas pourquoi je ne demanderais pas à Jacques Aubert son sentiment de la chose, qui vaut bien le mien. Nous en sommes là réduits au sentiment parce que Joyce ne nous l'a pas dit, il l' a écrit, et c'est bien là qu'est toute la différence. Quand on écrit, on peut bien toucher au réel, mais non pas au vrai.

Alors,Jacques Aubert, qu'est-ce que vous pensez ? S 'est-il cru, oui ou non . . .

- n y a des traces, oui.

C'est bien pour ça que je vous pose la question. C'est parce qu'il y a des traces.

- Dans Stephen Hero par exemple, il y a des traces.

Mais oui.

- Dans la première version, il y a des traces très nettes.

Écoutez [à la cantonade}, si vous n'entendez rien, foutez le camp. Je ne demande qu'une chose, c 'est que cette salle se vide, ça me donnera moins de mal. [À jacques Aubert] Dans Stephen le Héros, que j 'ai quand même un peu lu, et puis dans le Portrait de l'artiste, l'embêtant, c'est que ce n'est jamais clair. L'artiste n'est pas le rédempteur, c'est Dieu lui­même, comme façonneur.

- Oui, les passages où il évoque les allures de faux Christ sont également des passages où il parle de manière énigmatique, enigma of manner, le maniérisme et l 'énigme. Et puis, d'autre part, ça semble correspondre également à la fameuse période où il a été fasdné par le Jrandscanisme, avec deux aspects qui sont peut­hre intéressants, l'un touchant l'imitation du Christ, qui fait partie de l'idéolo­gie frandscaine, où on est tous du côté du Fils, où on imite le Fils, et également la poésie, Les Petites Fleurs . L'un des textes qu 'il cherche dans Stephen le Héros, c'est justement, non pas un texte de théologie frandscaine, mais un texte poétique de jacopone Da Todi.

Exactement. Si je pose la question, c'est qu'il m'a semblé valoir la peine de la poser. Comment mesurer jusqu'où il y croyait ? Avec quelle

80

Page 81: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

physique opérer ? C'est tout de même là que j'espère dans mes nœuds,

soit ce avec quoi j'opère.

2

J'opère avec les nœuds, faute d'avoir d'autres recours.

Je n'y suis pas venu tout de suite, mais ils me donnent des choses, et

des choses qui me ficellent, c'est bien le cas de le dire.

Comment appeler ça ? Il y a une dynamique des nœuds. Ça sert à

rien, mais ça serre. Enfin, ça peut serrer, sinon servir. Qu'est-ce que ça

peut bien serrer ? Quelque chose que l'on suppose être coincé par ces

nœuds.

Si l'on pense que ces nœuds, c'est tout ce qu'il y a de plus réel, com­

ment même reste-t-il place pour quelque chose à serrer ? C'est bien ce

que suppose le fait que je place là un point. Ce point, après tout, il n'est

pas impensable d'y voir la notation réduite d'une corde qui passerait là

et sortirait de l'autre côté.

Nœud au point

Cette histoire de corde a l'avantage d'être aussi bête que toute la

représentation qui a pourtant derrière elle rien de moins que la topo­

logie. En d'autres termes, la topologie repose sur ceci qu'il y a au moins

- sans compter ce qu'il y a de plus - ceci qui s'appelle le tore.

81

Page 82: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Le tore

Mes bons amis Soury et Thomé sont arrivés à décomposer les rap­

ports du nœud borroméen avec le tore. Ils se sont aperçus que le couple

de deux cercles pliés l'un sur l'autre pouvait s'inscrire dans un tore fait

comme ça.

Inscription du nœud dans un tore

C'est pour la même raison que, si l'on fait passer la droite infinie, qui

n'est pas exclue du problème des nœuds, bien loin de là, dans ce que

nous pouvons appeler le faux trou, elle en fait un vrai trou, c'est-à-dire

quelque chose qui, mis à plat, se représente comme un trou.

82

Page 83: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Transformation du jaux trou en vrai trou

par adjonction d'une droite infinie

Il reste toujours en effet la question de la mise à plat. En quoi est-elle

convenable ? Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les nœuds nous

la commandent, comme un artifice. Cet artifice de représentation n'est

en fait qu'un artifice de perspective, puisqu'il faut bien que nous sup­

pléions à cette continuité supposée que nous voyons au moment où la

droite infinie est censée sortir - sortir de quoi ? Sortir du trou.

Quelle est la fonction de ce trou ? Le trou est ce que nous impose

l'expérience la plus simple, celle d'un anneau. Un anneau n'est pas cette

chose purement abstraite qu'est la ligne d'un cercle. Pour que tout ceci

soit pensable, il faut encore qu'à ce cercle nous donnions corps, c'est-à­

dire consistance, que nous l'imaginions supporté par quelque chose de

physique.

Et c'est là que nous retrouvons ceci, que ne se pen-se que le corps.

3

Reprenons ce à quoi nous sommes aujourd'hui attachés, la piste

de joyce.

Les lettres d'amour à Nora, que nous indiquent-elles ? Il y a là un cer­

tain nombre de coordonnées qu'il faut marquer.

Qu'est-ce que c'est donc que ce rapport de Joyce à Nora ? Chose sin­

gulière, je dirai que c'est un rapport sexuel, encore que je dise qu'il n'y

en ait pas. Mais c'est un drôle de rapport sexuel.

83

Page 84: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Il y a une chose à quoi on pense, c 'est entendu, mais on y pense rare­

ment, parce que ce n'est pas notre coutume, à savoir de vêtir notre main

droite avec le gant qui va à notre main gauche en le retournant. La

chose traîne dans Kant, mais enfin, qui lit Kant ? C'est fort pertinent

dans Kant. Il n'y a qu'une seule chose à laquelle il n'a pas songé, peut­

être parce que de son temps les gants n'avaient pas de bouton, c 'est que,

dans le gant retourné, le bouton est à l'intérieur. C'est tout de même un

obstacle à ce que la comparaison soit complètement satisfaisante.

Mais si vous avez bien suivi ce que je viens de dire, les gants dont il

s 'agit ne sont pas complètement innocents. Le gant retourné, c'est Nora.

C'est sa façon à lui de considérer qu'elle lui va comme un gant.

Ce n'est pas au hasard que je procède par ce cheminement. Pour Joyce,

il n'y a qu'une femme. Elle est toujours sur le même modèle, et il ne s'en

gante qu' avec la plus vive des répugnances. Il est sensible que ce n'est

que par la plus grande des dépréciations qu'il fait de Nora une femme

élue. Non seulement il faut qu'elle lui aille comme un gant, mais il faut

qu'elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien.

C'est tout à fait net dans leurs relations, au point que, quand ils sont

à Trieste, chaque fois que se raboule un gosse - je suis bien forcé de par­

ler comme ça - ça fait un drame, c 'était pas prévu dans le programme.

Il y a vraiment un malaise qui s'établit entre Nora et celui que l'on

appelle Jim, copains comme cochons . On écrit de lui comme ça parce

que sa femme lui écrivait sous ce terme.Jim et Nora, ça ne va plus entre

eux quand il y a un rejeton. Ça fait toujours et dans chaque cas un drame.

J'ai parlé tout à l'heure du bouton. Ce bouton doit bien avoir une

petite chose à faire avec la façon dont on appelle un organe. Le clitoris,

pour l'appeler par son nom, est dans cette affaire quelque chose comme

un point noir.

Je dis point noir, métaphorique ou pas . Cela a d'ailleurs quelques

échos dans le comportement, qu'on ne note pas assez, de ce que l'on

appelle une femme. Il est très curieux qu' une femme justement s'inté­

resse tant aux points noirs . La première chose qu'elle fait à son garçon,

c 'est de lui sortir les points noirs. C'est une métaphore de ce que son

point noir à elle, elle ne voudrait pas que ça tienne tant de place. C'est

toujours le bouton de tout à l 'heure, celui du gant retourné.

Il ne faut tout de même pas confondre. De temps en temps il y a des

femmes qui doivent procéder à l 'épouillage, comme les singesses . Mais

84

Page 85: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

ce n 'est tout de même pas du tout la même chose d 'écraser une vermine ou d'extraire un point noir.

Il faut que nous continuions à faire le tour. L'imagination d'être le rédempteur, dans notre tradition au moins, est

le prototype de la père-version. C'est dans la mesure où il y a rapport de fils à père qu'a surgi cette idée loufoque du rédempteur, et ceci depuis très longtemps. Le sadisme est pour le père, le masochisme est pour le fils. Freud a tout de même essayé de se dépêtrer de ce sado-masochisme. C'est le seul point où il y a un rapport supposé entre le sadisme et le masochisme.

Ces deux termes n'ont strictement aucun rapport entre eux. Pour le penser, il faut vraiment croire que ça se passe comme sur le schéma où une droite infinie pénètre dans un tore. Je pense que je fais assez image comme ça. Il faut vraiment croire à l'actif et au passif pour imaginer que le sado-masochisme peut être expliqué par une polarité .

Freud a très bien vu quelque chose qui est beaucoup plus ancien que cette mythologie chrétienne, à savoir la castration. La castration, c'est que le phallus, ça se transmet de père en fils, et ça comporte même quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils n'ait le droit de le porter. Freud se réfère à l'idée de la castration essentiellement de cette façon, où la castration est une transmission manifestement symbolique.

C'est bien ce qui m'amène à poser la question des rapports du sym­bolique et du réel. Ils sont fort ambigus, au moins dans Freud.

Là se soulève la question de la critique du vrai. Qu'est-ce que le vrai, sinon le vrai réel ? Et comment distinguer le vrai réel du faux, sinon à employer quelque terme métaphysique, l' echt de Heidegger ? Car echt est quand même du côté du réel. C'est bien là que bute toute la métaphy­sique de Heidegger. Dans ce petit morceau sur echt, il avoue, si je puis dire, son échec.

Le réel se trouve dans les embrouilles du vrai. C'est bien ce qui m'a amené à l'idée du nœud, qui procède de ceci que le vrai s'auto-perfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens, de ce qu'il glisse, de ce qu'il est aspiré par l'image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en tant qu'elle suce.

Il y a une dynamique centrifuge du regard, c'est-à-dire qui part de l'œil voyant, mais aussi bien du point aveugle. Elle part de l'instant de voir, et l'a pour point d'appui. En effet, l'œil voit instantanément. C'est

85

Page 86: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

ce qu'on appelle l'intuition, par quoi il redouble ce que l'on appelle l'espace dans l'image.

Il n'y a aucun espace réel. C'est une construction purement verbale qu'on a épelée en trois dimensions, selon les lois, qu'on appelle ça, de la géométrie, lesquelles sont celles du ballon ou de la boule, imaginé kines­thétiquement, c'est-à-dire oral-analement.

L'objet que j 'ai appelé petit a n'est en effet qu'un seul et même objet. Je lui ai reversé le nom d'objet en raison de ceci, que l'objet est ob, obstaculant à l'expansion de l'imaginaire concentrique, c'est-à-dire englobant. L'objet ·est concevable, c'est-à-dire saisissable avec la main - c'est la notion de Begriff- à la manière d'une arme. Pour évoquer ici quelque Allemand qui n'était pas du tout idiot, cette arme, loin d'être un prolongement du bras, est dès l'origine une arme de jet. On n'a pas attendu les boulets pour lancer un boomerang.

De tout ce tour ce qui apparaît, c 'est qu'en somme, tout ce qui sub­siste du rapport sexuel est cette géométrie à laquelle nous avons fait allusion à propos du gant. C'est tout ce qui reste à l'espèce humaine de support pour le rapport. Et c'est bien d'ailleurs en quoi elle s'est dès l'abord engagée dans des affaires de souillure. Elle y a fait plus ou moins entrer le solide. Il n'en reste pas moins que nous devons faire la difle­rence entre la coupe de ce solide et ce solide lui-même.

Ce qu'il y a de plus consistant dans la souillure, c'est-à-dire dans la sphère, dans le concentrique, c 'est la corde, en tant qu'elle fait cercle, qu'elle tourne en rond, qu'elle est boucle, boucle unique d'abord d'être mise à plat. Qu'est-ce qui prouve, après tout, que la spirale n'est pas plus réelle que le rond ? Auquel cas rien n'indique que pour se rejoindre elle doive faire nœud, si ce n'est le faussement dit nœud borroméen, à savoir une chafnœud qui engendre naturellement le nœud de trèfle.

Le nœud de trèfle, pour l'appeler par son nom, provient du nœud bor­roméen, de ce que ça se joint en a, et en b, et en c, et que ça continue.

86

Page 87: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

Du nœud borroméen au nœud de trèfle

Il n'est pas moins frappant que, renversé comme ça, ça ne fait pas

nœud de trèfle. Cela n'est peut-être pas évident pour vous, et cela ne va

pas de soi, mais on a tout de suite très bien remarqué que, si vous chan­

gez ici quelque chose au passage en dessous de cette aile, il en résulte

tout de suite que le nœud est aboli tout entier.

Faux nœud de trèfle

Ce que je soulève comme question dans ce jaspinage, à savoir si oui

ou non Joyce était fou, peut trouver ici à se repérer.

Fou, pourquoi après tout Joyce ne l'aurait-il pas été ? Ceci d'autant

plus que ce n'est pas un privilège, s'il est vrai que chez la plupart le

symbolique, l'imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se conti­

nuer les uns dans les autres, à défaut d'opération qui les distingue

comme dans la chaîne du nœud borroméen - du prétendu nœud bor­

roméen, dirai-je, car le nœud borroméen n'est pas un nœud, c'est une

chaîne. Pourquoi ne pas saisir que chacune de ces boucles se continue

dans l'autre d'une façon strictement non distinguée ? Du même coup,

ce n'est pas un privilège que d'être fou.

Ce que je propose ici, c'est de considérer le cas de Joyce comme

répondant à une façon de suppléer à un dénouement du nœud.

87

Page 88: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Le rond, le huit et un faux nœud de trèfle

Ceci fait purement et simplement un rond. À le rabattre, résulte ce

huit. À rabattre la boucle inférieure sur la boucle supérieure, vous obte­

nez ceci, qui ressemble à un nœud de trèfle, un cloverlecif, mais ce n'en est

pas un, car il ne demande qu'à reprendre sa forme initiale, celle du rond.

À cela on peut remédier à y mettre une boucle, grâce à quoi le nœud

de trèfle prétendu ne s'en ira pas en floche.

Boucle réparant le faux nœud de trèfle

Pourquoi ne pas concevoir le cas de Joyce dans les termes suivants ?

Son désir d'être un artiste qui occuperait tout le monde, le plus de

monde possible en tout cas, n'est-ce pas exactement le compensatoire

de ce fait que, disons, son père n'a jamais été pour lui un père ? Que

non seulement il ne lui a rien appris, mais qu'il a négligé à peu près

toutes choses, sauf à s'en reposer sur les bons pères jésuites, l'Église

diplomatique ?

Le terme diplomatique est emprunté au texte même de Joyce, spécia­

lement à Stephen Hero, où Chureh diplomatie est nommément employê.

Mais dans Portrait de l'artiste aussi, le père parle de l'Église comme d'une

très bonne institution, et le mot diplomatie y est également poussé en

88

Page 89: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ÉTAIT-IL FOU ?

avant. La trame dans laquelle se développait tout cela n'a plus rien à

faire avec la Rédemption, laquelle n'est plus ici que bafouillage.

N'y a-t-il pas quelque chose comme une compensation de cette

démission paternelle, de cette Venveifung de fait, dans le fait que Joyce

se soit senti impérieusement appelé ? C'est le mot qui résulte d'un tas de

choses dans ce qu'il a écrit. C'est là le ressort propre par quoi le nom

propre est chez lui quelque chose qui est étrange.

J'avais dit que je parlerais du nom propre aujourd'hui, je remplis sur

le tard ma promesse.

Le nom qui lui est propre, c'est cela que Joyce valorise aux dépens du

père. C'est à ce nom qu'il a voulu que soit rendu l'hommage que lui­

même a refusé à quiconque.

C'est en cela qu'on peut dire que le nom propre fait tout ce qu'il peut

pour se faire plus que le S1, le signifiant du maître, qui se dirige vers le S

que j'ai appelé de l'indice petit 2, qui est ce autour de quoi se cumule

ce qu'il en est du savoir.

Qu'il y ait deux noms qui soient propres au sujet, il est très clair que

cela a été une invention, qui s'est diffusée à mesure de l'histoire. Que

Joyce s'appelait également James ne prend sa suite que dans l'usage du

surnom, James Joyce surnommé Dedalus.

Le fait que nous puissions en mettre comme ça des tas n'aboutit qu'à

une chose, c'est à faire rentrer le nom propre dans ce qu'il en est du nom

commun.

Eh bien, écoutez, puisque j'en suis arrivé là à cette heure, vous devez

en avoir votre claque, et même votre jaclaque, puisqu'aussi bien j'y ajou­

terai le han qui sera l'expression du soulagement que j'éprouve à avoir

parcouru aujourd'hui ce chemin. Je réduis ainsi mon nom propre au

nom le plus commun.

1 0 FÉVRIER 1 976

Page 90: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 91: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

VI

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Le nœud de Lacan Nœuds et chaînes

Les lapsus du nœud corrigés par le sinthome Équivalence sexuelle = non-rapport

Femme-symptôme, homme-ravage

J'avais mis un espoir - et ne vous faites pas l'idée qu'il s 'agit de coquetterie, de titillage - dans le fait des vacances . Beaucoup de monde s'en va. Dans ma clientèle, c'est frappant. Mais ici, ça ne l'est pas,je vois toujours les portes aussi encombrées. Tout cela m'exaspère, parce que ce n'est pas de très bon ton.

Pour tout dire, j 'espérais que la salle serait allégée, moyennant quoi j 'espérais passer aux confidences, m'installer au milieu de la salle, je ne sais pas. S'il y avait seulement la moitié de la salle, ce serait mieux, je pourrais parler de façon un petit peu plus intime.

Ce serait quand même sympathique si je pouvais obtenir qu'on me réponde, qu'on collabore, qu'on s'intéresse. Il me semble difficile de s'intéresser à ce qui devient une recherche. Je veux dire que je commence à faire ce qu'implique le mot de recherche, soit à tourner en rond.

Il y avait un temps où j 'étais un peu claironnant. Je disais comme Picasso -Je ne cherche pas, je trouve. Mais j 'ai plus de peine maintenant à

frayer mon chemin.

1

Je vais tout de même rentrer dans ce que je suppose - pure supposi­tion,j 'en suis réduit à supposer - que vous avez entendu la dernière fois.

Pour entrer dans le vif,je l'illustre. Voici un nœud. C'est le nœud de

9 1

Page 92: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

trèfle, ou nœud à trois, qui se déduit du nœud borroméen, lequel n'est

pas un nœud - contrairement à son nom, qui, comme tous les noms,

reflète un sens - mais une chaîne. Il a le sens qui permet de situer le sens

quelque part dans la chaîne borroméenne.

Quand nous appelons un élément de la chaîne l'imaginaire, un autre

le réel, et le troisième le symbolique, le sens, comme je vous l'ai déjà

montré, est dans le champ entre l'imaginaire et le symbolique. Nous ne

pouvons espérer le placer ailleurs, parce que tout ce que nous pensons,

nous en sommes réduits à l'imaginer. Seulement, nous ne pensons pas

sans mots, contrairement à ce qu'ont avancé des psychologues, ceux de

l'école de Würzburg.

Comme vous le voyez,je suis un peu déçu et j'ai de la peine à démar­

rer. Je vais maintenant entrer dans le vif, et dire ce qui peut arriver à ce

qui fait nœud.

Ce qui fait nœud est au minimum le nœud à trois.Je m'en contente,

puisque c'est le nœud qui se déduit de ce que les trois ronds de ficelle

de l'imaginaire, du réel et du symbolique font nœud, c'est à savoir ne se

contentent pas de déterminer un certain nombre de champs de coin­

cement. Ces champs sont des endroits où, si l'on met le doigt, on se

pince. On se pince aussi dans un nœud, seulement le nœud est d'une

nature différente.

La dernière fois, si vous vous souvenez bien - naturellement,je n'en

espère pas autant -j'ai avancé cette remarque qui ne va pas de soi, qu'il

suffit qu'il y ait une erreur quelque part dans le nœud à trois pour qu'il

se réduise au rond. Supposez par exemple qu'ici, au lieu de passer

au-dessous, ça passe au-dessus. Ça suffit.

Nœud à trois Nœud à trois erroné

92

Page 93: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Chacun sait qu'il n'y a pas de nœud à deux. Il suffit donc qu'il y ait

une erreur quelque part dans le nœud.

Je pense que ça vous saute aux yeux. Pourtant, cela ne va pas de soi.

Prenez par exemple le nœud à cinq. Comme il y a un nœud à quatre

bien connu, qui s'appelle le nœud de Listing,j'ai appelé le nœud à cinq,

idée loufoque, le nœud de LAcan. C'est en effet le nœud qui convient le

mieux. Mais je vous dirai ça une autre fois.

2

4

Nœud de Listing Nœud de LAcan

C'est absolument sublime. Comme chaque fois qu'on dessine un

nœud, on risque de se tromper. Tout à l'heure, au moment où je dessi­

nais ces choses pour vous les présenter, j'ai eu affaire à quelque chose

d'analogue, qui a forcé Gloria à mettre ici une pièce. En dessinant

comme ça, on se trompe.

Donc, le nœud à cinq. Si vous vous trompez en un de ces deux points,

marqués 4 et 5, il se produit la même chose que dans le nœud à trois, à

savoir le tour se libère, il est manifeste que ça ne fait plus qu'un rond. Si

par contre vous vous trompez en un de ces trois points-là, 1 , 2, 3, vous

pouvez constater que ça se maintient comme nœud, c'est-à-dire que ça

devient un nœud à trois.

Ceci pour vous dire qu'il ne va pas de soi qu'en se trompant en un

point d'un nœud, tout le nœud s'évapore, si je puis m'exprimer ainsi.

Ce que j'ai dit la dernière fois faisait allusion au fait que le symptôme,

ce que j'ai appelé cette année le sinthome, est ce qui permet de réparer

la chaîne borroméenne si nous n'en faisons plus une chaîne, c'est à

savoir si en deux points nous avons fait ce que j'ai appelé une erreur.

93

Page 94: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Le sinthome borroméen

Du même coup, si le symbolique se libère, comme je l'ai autrefois

bien marqué, nous avons un moyen de réparer ça. C'est de faire ce que,

pour la première fois,j'ai défini comme le sinthome. C'est le quelque

chose qui permet au symbolique, à l'imaginaire et au réel de continuer

de tenir ensemble, quoique là, en raison des deux erreurs, aucun ne tient

plus avec l'autre.

Je me suis permis la dernière fois de définir comme sinthome ce qui

permet au nœud à trois, non pas de faire encore nœud à trois, mais de

se conserver dans une position telle qu'il ait l'air de faire nœud à trois.

Voilà ce que j'ai avancé tout doucement.

Je vous réévoque incidemment ce que j'ai pensé - faites-en ce que

vous voudrez, de ma pensée. J'ai pensé que c'était là la clé de ce qui était

arrivé à Joyce.

Joyce a un symptôme qui part de ceci que son père était carent, radi­

calement carent - il ne parle que de ça. J'ai centré la chose autour du

nom propre, et j'ai pensé - faites-en ce que vous-voulez, de cette pen­

sée - que c'est de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation

de la carence paternelle.

C'est tout au moins ce que j'ai dit, parce que je ne pouvais pas dire

mieux. J'essaierai d'articuler cela d'une façon plus précise.

Mais il est clair que l'art de Joyce est quelque chose de tellement par­ticulier que le terme sinthome est bien ce qui lui convient.

94

Page 95: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

2

Il se trouve que, vendredi dernier, à ma présentation de quelque chose que l'on considère généralement comme un cas ,j 'ai eu un cas, de folie assurément, qui a commencé par le sinthome paroles imposées.

C'est tout au moins ainsi que le patient articule lui-même ce quelque chose qui paraît tout ce qu'il y a de plus sensé dans l'ordre d'une arti­culation que je peux elire être lacanienne. Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons nous sont, en quelque sorte, imposées ?

C'est bien en quoi ce que l'on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l'on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, elit normal, ne s'aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l'être humain est affiigé. Comment y en a-t-il qui vont jusqu'à le sentir ? Il est certain que là-dessus Joyce nous donne un petit soupçon.

Je n'ai pas parlé la dernière fois de sa fille, dans le dessein de ne pas donner dans ce que l'on peut appeler la petite histoire. Cette fille, Lucia, puisqu'il a donné à ses enfants des noms italiens, vit encore. Elle est en Angleterre, dans une maison de santé . Elle est ce que l'on appelle cou­ramment une schizophrène.

La chose m'a été rappelée lors de ma dernière présentation de cas, en ceci que le cas que je présentais avait subi une aggravation. Après avoir eu le sentiment - sentiment que je considère, quant à moi, comme sensé - de paroles qui lui étaient imposées, le patient a eu le sentiment qu'il était affecté de ce qu'il appelait lui-même télépathie. Ce n'était pas ce qu'on appelle couramment de ce mot, à savoir d'être averti de choses qui arrivent aux autres, c'était que tout le monde était averti de ce qu'il se formulait lui-même à part lui, à savoir ses réflexions les plus intimes, et tout à fait spécialement les réflexions qui lui venaient en marge des fameuses paroles imposées.

Il entendait quelque chose comme sale assassinat politique par exemple, ce qu'il faisait équivalant à sale assistanat politique. On voit bien que le signifiant se réduit là à ce qu'il est, à l'équivoque, à une torsion de voix. À sale assistanat ou sale assassinat dit politique il se elisait à lui-

95

Page 96: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

même quelque chose en réponse, qui commençait par un mais et qui

était sa réflexion à ce sujet. Ce qui le rendait tout à fait affolé, c 'était la

pensée que ce qu'il se faisait comme réflexions en plus de ce qu'il

considérait comme des paroles qui lui étaient imposées était aussi

connu de tous les autres.

Il était donc, comme il s 'exprime, télépathe émetteur. Autrement dit, il

n'avait plus de secret, plus rien de réservé. C'est cela même qui lui avait

fait commettre une tentative d'en finir, ce que l'on appelle une tenta­

tive de suicide, qui était aussi bien ce pour quoi il était là, et ce pour quoi

j ' avais en somme à m'intéresser à lui.

Ce qui me pousse aujourd'hui à vous parler de Lucia est très exacte­

ment ceci, à savoir que Joyce, qui l'a défendue farouchement contre la

prise des médecins, n'articulait qu'une chose, c 'est qu'elle était une télé­

pathe. Dans les lettres qu'il écrit à son propos, il formule qu'elle est

beaucoup plus intelligente que tout le monde, qu'elle l'informe - mira­

culeusement est le mot sous-entendu - de tout ce qui arrive à un certain

nombre de gens, que pour elle ces gens n'ont pas de secrets.

N'y a-t-il pas là quelque chose de saisissant ? Non pas du tout que je

pense que Lucia fût effectivement une télépathe, qu'elle sût ce qui arri­

vait à des gens sur lesquels elle n'avait pas plus d'informations qu'une

autre. Mais que Joyce lui attribue cette vertu sur un certain nombre de

signes, de déclarations, que lui entendait d'une certaine façon, c 'est bien

là où je vois que pour défendre, si l'on peut dire, sa fille, il lui attribue

quelque chose qui est dans le prolongement de ce que j 'appellerai

momentanément son propre symptôme.

Il est difficile de ne pas évoquer à propos du cas de Joyce mon propre

patient, tel que cela avait commencé chez lui . À l'endroit de la parole,

on ne peut pas dire que quelque chose n'était pas, à Joyce, imposé.

Dans l'effort qu'il fait depuis ses premiers essais critiques, puis ensuite

dans le Portrait de l 'artiste, enfin dans Ulysses, pour terminer par Finnegans

J!Vclke, dans le progrès en quelque sorte continu qu'a constitué son art,

il est difficile de ne pas voir qu'un certain rapport à la parole lui est de

plus en plus imposé - à savoir, cette parole qui vient à être écrite, la bri­

ser, la démantibuler - au point qu'il finit par dissoudre le langage même,

comme l'a noté fort bien Philippe Sollers , je vous l'ai dit au début de

l 'année. Il finit par imposer au langage même une sorte de brisure, de

décomposition, qui fait qu'il n'y a plus d'identité phonatoire.

96

Page 97: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

Sans doute y a-t-il là une réflexion au niveau de l'écriture. C'est par

l'intermédiaire de l'écriture que la parole se décompose en s'imposant

comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir

s'il s'agit de se libérer du parasite parolier dont je parlais tout à l'heure,

ou au contraire de se laisser envahir par les propriétés d'ordre essentiel­

lement phonémique de la parole, par la polyphonie de la parole.

Quoi qu'il en soit, en raison de ce malade dont je considérais le cas

la dernière fois que j 'ai fait à Sainte-Anne ce que l'on appelle ma pré­

sentation, le fait que Joyce articule à propos de Lucia, pour la défendre,

qu'elle est une télépathe me paraît certainement indicatif de ce dont

Joyce témoigne en ce point même que j'ai désigné comme étant celui

de la carence du père.

Ce que je supporte du sinthome est ici marqué d'un rond de ficelle,

censé par moi se produire à la place même où, disons, le tracé du nœud

fait erreur.

L'erreur corrigée là où elle se produit

3

Il nous est difficile de ne pas voir que le lapsus est ce sur quoi se

fonde en partie la notion de l'inconscient.

Le mot d'esprit en est aussi, mais il est à verser au même compte, si

je puis dire, car il n'est pas impensable après tout qu'il résulte d'un lap­

sus. C'est tout au moins ainsi que Freud lui-même l'articule, en disant

que c'est un court-circuit, une économie au regard d'un plaisir, d'une

satisfaction.

Que ce soit à la place où le nœud rate, où il y a une sorte de lapsus

du nœud lui-même, est bien fait pour nous retenir. Il m'arrive moi-

97

Page 98: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

même, à l'occasion, de rater, comme je l'ai montré ici, et c'est bien ce qui confirme qu'un nœud, ça se rate. De même, l'inconscient est là pour nous montrer que c'est à partir de sa consistance à lui, l'inconscient, qu'il

y a des tas de ratés. Ici se renouvelle la notion de faute. La faute, ce dont la conscience fait

le péché, est-ce de l'ordre du lapsus ? L'équivoque du mot est aussi bien

ce qui permet de le penser, de passer d'un sens à l'autre. Dans cette faute

première dont Joyce nous fait tellement état, y a-t-il quelque chose de

l'ordre du lapsus ?

Cela n'est pas sans évoquer tout un imbroglio. Mais nous en sommes là, car nous sommes dans le nœud, et du même coup dans l'embrouille.

J'ai parlé de corriger le lapsus au point même où il se produit. Cela

ne va pas de soi. En effet, que veut dire qu'il se produise en tel point ?

Il y a équivoque, puisque nous en avons la conséquence en deux autres

points. Le frappant est qu'en ces deux points, ça n'a pas les mêmes

conséquences. Si vous faites attention, vous pouvez voir, à la façon dont

le nœud répond, que vous n'obtenez pas le même nœud en mettant le

sinthome à la place même où s'est produite la faute, ou bien en corri­

geant la chose en ces deux autres points.

L'e"eur étant corrigée aux deux autres points, il n 'en subsiste pas le m�me nœud

Corriger le lapsus dans les deux autres points est aussi concevable

que de le faire au point où l'erreur se produit, puisqu'il s'agit de faire

que quelque chose subsiste de la primitive structure du nœud à trois. Or,

vous le voyez, ce qui subsiste du fait de l'intervention du sinthome est

différent selon que le sinthome est placé au point même du lapsus ou

aux deux autres points.

Chose frappante, il y a quelque chose de commun dans la façon dont

se nouent les choses, quelque chose qui se marque à une certaine direc-

98

Page 99: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

tion, orientation, disons dextrogyrie, de la compensation nouée, de la compensation par le sinthome. Il n'en reste pas moins clair que ce qui résulte de cette compensation est différent selon l'endroit où elle se place.

La nature de cette différence est la suivante. Dans ce qui résulte de la correction apportée au nœud de trèfle aux

deux autres points, le sinthome et la boucle en huit - qui se fait ici, si je puis dire, spontanément - c'est-à-dire le huit rouge et le rond vert, sont inversibles, sont strictement équivalents.

Équivalence par inversion du rouge et du vert

En revanche, il n'y a pas cette inversion quand la correction est appor­tée au lieu où l'erreur se produit.

Vous n'avez qu'à prendre maintenant ce que j 'appellerai un nœud en huit. Vous obtiendrez très aisément le passage d'une forme à l'autre. Il n'est rien de plus simple.

Nœud dit <t en huit ''

99

Page 100: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

Il vous suffit de concevoir que vous tirez les choses de telle sorte que le double huit rouge fasse ici un rond. Rien de plus facile que de sentir qu'il y a toutes les chances que ce qui est alors d'abord le rond vert devienne un double huit vert. Vous verrez à l'usage que c'est un double huit de la même dextrogyrie. Il y a donc, semble-t-il, stricte équiva­lence, comme précédemment.

Qu'en est-il de ce que j 'appelle équivalence ? Après ce que j 'ai frayé autour du rapport sexuel, il n'est pas difficile de suggérer que, quand il y a équivalence, il n'y a pas de rapport.

Reprenons alors. le nœud de trèfle. Convenons que les deux sexes sont ici symbolisés par les deux couleurs, et supposons pour un instant, comme nous l'avons déjà fait, ce qui dès lors est un ratage du nœud.

Que ce ratage se produise au point 2 ou au point 3, nous avons constaté que ce qui en subsiste est strictement équivalent. Si ce que nous voyons ainsi comme équivalent est supporté du fait qu'il y a eu ratage du nœud aussi bien dans un sexe que dans l'autre, il en résulte que les deux sexes sont équivalents.

Cela n'est pourtant vrai qu'à ceci près que, si la faute est réparée à la place même où elle se produit, les deux sexes ne sont plus équivalents.

Qu'en est-il dans le nœud en huit ? Ce qui correspond alors à ce que j'ai appelé tout à l'heure l'équivalence est, en fait, loin d'être équivalent. Une couleur peut bien être remplacée par l'autre, mais tandis que, dans le dessin précédent, le rond vert est, si je puis dire, interne à l'ensemble de ce qui est ici supporté par le double huit rouge, dans le dessin sui­vant le rouge est externe au double huit vert.

Non-équivalence par inversion du rouge et du vert

100

Page 101: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE ET LES PAROLES IMPOSÉES

C'est là-dessus que j 'ai fait travailler notre cher Jacques-Alain Miller, qui était à ma maison de campagne en même temps que je cogitais ceci. Je lui ai avancé cette forme - à juste titre, contrairement à ce que je lui ai dit - en le priant de découvrir l 'équivalence qui aurait pu se produire. Mais il est clair que l'équivalence ne peut pas se produire. Cela apparaît de ceci, que le vert ne saurait franchir la bande externe du double huit rouge.

Au niveau du sinthome, il n'y a donc pas équivalence du rapport du vert et du rouge, pour nous contenter de cette désignation simple. Dans la mesure où il y a sinthome, il n'y a pas équivalence sexuelle, c 'est­à-dire il y a rapport.

En effet, si le non-rapport relève de l'équivalence, c 'est dans la mesure où il n'y a pas équivalence que se structure le rapport. Il y a donc à la fois rapport sexuel et il n'y a pas rapport. Là où il y a rapport, c'est dans la mesure où il y a sinthome, c'est-à-dire où l'autre sexe est supporté du sinthome.

Je me suis permis de dire que le sinthome, c'est très précisément le sexe auquel je n'appartiens pas, c'est-à-dire une femme. Si une femme est un sinthome pour tout homme, il est tout à fait clair qu'il y a besoin de trou­ver un autre nom pour ce qu'il en est de l'homme pour une femme, puisque le sinthome se caractérise justement de la non-équivalence.

On peut dire que l'homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une ailliction pire qu'un sinthome. Vous pouvez bien l'articuler comme il vous convient. C'est un ravage, même. S'il n'y a pas d'équivalence, vous êtes forcés de spécifier ce qu'il en est du sinthome.

Il n'y a pas d'équivalence, c'est la seule chose, c'est le seul réduit où se supporte ce qu'on appelle le rapport sexuel chez le parlêtre, l'être humain.

N'est-ce pas ce que nous démontre ce qu'on appelle la clinique, qui est un autre usage du lit ? C'est tout de même quand nous voyons les êtres au lit, et non pas seulement dans les lits d'hôpital, que nous pou­vons nous faire une idée de ce qu'il en est de ce fameux rapport. Ce rap­port se lie, c'est le cas de le dire, d'un lien étroit, au sinthome. C'est bien ce qui résulte, mon Dieu, de tout ce que j 'entends sur un autre lit, le fameux divan où on m'en raconte à la longue.

Le sinthome, il s 'agit de situer ce qu'il a à faire avec le réel, le réel de l'inconscient, si tant est que l'inconscient soit réel. Comment savoir si

1 0 1

Page 102: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

LA PISTE DE JOYCE

l'inconscient est réel ou imaginaire ? C'est bien la question. Il participe d'une équivoque entre les deux.

C'est là ce dans quoi, grâce à Freud, nous sommes dès lors engagés, et engagés à titre de sinthome.Je veux dire que c'est désormais au sin­thome que nous avons affaire dans le rapport sexuel lui-même, qui était tenu par Freud pour naturel, ce qui ne veut rien dire.

C'est là-dessus que je vous laisserai aujourd'hui, puisqu'aussi bien il faut que je marque d'une façon quelconque ma déception de ne pas vous avoir ici rencontrés plus rares.

1 7 FÉVRIER 1 97 6

Page 103: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Page 104: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 105: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

VII

D'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

Le tout et l 'ensemble La dualité borroméenne

Orientation et couleur Syntaxe et équivoque

Le phallus et le réel

Me voilà réduit à improviser. Non pas bien sûr que je n'aie pas tra­vaillé depuis la dernière fois, et abondamment. Mais comme je ne m'attendais pas forcément à parler puisque, en principe, c'est la grève, me voilà donc réduit à faire ce que, quand même, j 'ai un peu préparé, et même beaucoup.

J'espérais comme d'habitude que vous seriez moins nombreux. Je commencerai par vous montrer quelque chose qui n'est pas forcé­

ment ce que vous attendez, mais qui n'est pas sans rapport, une chose que j 'ai emportée avant de partir et à laquelle je désirais beaucoup pen­ser, parce que je l'avais promis à la personne qui n'est pas sans y être un peu intéressée.

Je voudrais vous faire connaître, ou vous rappeler, pour ceux qui le savent déjà, qu'il y a quelqu'un que j ' aime beaucoup, qui s'appelle Hélène Cixous. Elle avait déjà fait, paraît-il, une petite note sur Dora dans le numéro épuisé de Littérature où j 'avais moi-même fait Lituraterre, et depuis elle en a fait une pièce, Le Portrait de Dora, qui se joue au Petit Orsay. J'ai trouvé ça pas mal . J'ai dit ce que j 'en pensais à celle que j 'appelle Hélène, depuis le temps que je la connais , et je lui ai dit que j 'en parlerais .

Il s'agit de la Dora de Freud. C'est bien en quoi je soupçonne que ça peut intéresser quelques personnes d'aller voir comment c'est réalisé. C'est réalisé d'une façon réelle,je veux dire que la réalité, celle des répé­titions par exemple, est au bout du compte ce qui a dominé les acteurs .

1 05

Page 106: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Je ne sais pas comment vous apprécierez, mais il est certain qu'il y a là quelque chose de tout à fait frappant.

Il s'agit de l'hystérie, celle de Dora précisément, et il se trouve que ce n'est pas la meilleure hystérique de la distribution. Celle qui est la meilleure hystérique joue un autre rôle, mais elle ne montre pas du tout ses vertus d'hystérique. Celle qui joue le rôle de Dora ne le montre pas mal, tout au moins est-ce mon sentiment.

Il y a aussi là-dedans quelqu'un qui joue le rôle de Freud. Il est, bien entendu, très embêté, et ça se voit dans son débit. Enfin, il y va précau­tionneusement. C'est d'autant moins heureux, du moins pour lui, qu'il n'est pas un acteur, il s'est dévoué pour ça, alors il a tout le temps peur de charger Freud. Enfin, le mieux que j 'aie à vous dire, c'est d'aller voir. Ce que vous verrez est tout de même marqué de cette préoccupation du Freud acteur.

Il en résulte dans l'ensemble quelque chose qui est tout à fait curieux en fin de compte. On a là l'hystérie -je pense que ça vous frappera, mais après tout, peut-être apprécierez-vous autrement - que je pourrais dire incomplète. Je veux dire que l'hystérie, c'est toujours deux, enfin depuis Freud. Là, on la voit en quelque sorte réduite à un état que je pourrais appeler matériel, et c'est pourquoi cela n'ira pas mal avec ce que je vais vous expliquer. Il y manque cet élément qui s'est rajouté depuis quelque temps - depuis avant Freud, en fin de compte - à savoir comment elle doit être comprise. Cela fait quelque chose de très frappant et de très instructif. C'est une sorte d'hystérie rigide. Vous verrez tout à l'heure, parce que je vais vous le montrer, ce que veut dire en l'occasion le mot de rigidité.

Je ne vous en dirai donc pas plus long sur Le Portrait de Dora. J'espère en avoir quelque écho des personnes qui, par exemple, viennent me

. . vmr, ça arnve.

1

Je m'en vais vous parler d'une chaîne que je me trouve avoir avancée devant votre attention, la chaîne borroméenne.

Ce n'est pas pour rien qu'on l'appelle nœud. Ça glisse vers le nœud, je vais vous montrer ça tout de suite. Mais ce que vous verrez d'abord

1 06

Page 107: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

avec mon premier dessin, c'est une sorte d'implantation de la rigidité. Il n'est pas exclu qu� le mot chaine vous le représentifie, si l'on peut dire, parce qu'une chaîne, c'est rigide, quand même.

L'ennui, c'est que la chaîne dont il s'agit ne peut se concevoir que très souple. Il est même important de la considérer comme tout à fait souple. Cela aussi,je vais vous le montrer.

J'ai été amené à articuler cette chaîne, voire à la décrire, en y conjoi­gnant le symbolique, l'imaginaire et le réel. Ce qui est important, c'est le réel. Après avoir longuement parlé du symbolique et de l'imaginaire, j'ai été amené à me demander ce que pouvait être dans cette conjonc­tion le réel.

Le réel, il est bien entendu que ce ne peut pas être un seul de ces ronds de ficelle. C'est la façon de les présenter dans leur nœud de chaîne qui à elle tout entière fait le réel du nœud.

Vous devez quand même déjà avoir un peu pigé ce dont j'ai essayé de supporter la chaîne borroméenne.

Voilà ce que ça donne. Je n'étais pas porté à compléter le dessin, mais il est évident qu'il faut le compléter pour faire sentir ce dont il s'agit. Voici donc la chaîne typique.

Chatne borroméenne << rigide >>

Le fait que je dessine ici le nœud de trèfle avec trois couleurs rappelle qu'il provient de la chaîne borroméenne.

107

Page 108: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Nœud de trèfle aux trois couleurs

Vous avez déjà vu comment ceci peut se transformer pour un rien en quelque chose qui a l'air de mieux mériter le nom de chaîne, parce que c'est tout de même ce qui ressemble le plus à ce que l'on considère d'habitude comme une chaîne.

Chatne dite olympique à deux anneaux

Finalement, il y a avantage à figurer la chaîne borroméenne comme ceci, en représentant les trois ronds d'une façon qu'il faut appeler projective.

Représentation projective de la chaine bo"oméenne

108

Page 109: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

Il n'en reste pas moins qu'un avantage résulte de ce que je vais main­

tenant présenter, en faisant attention de mettre les trois ronds d'une

façon qui respecte la disposition de ce que j 'ai d'abord dessiné.

Chaine bo"oméenne en sphère armillaire

L'avantage qui résulte de la façon dont j 'ai présenté la chaîne borro­

méenne, c'est que ça simule la sphère armillaire, comme je l'ai fait

remarquer à Dali avec qui je m'en suis entretenu je ne sais plus quand.

Il y a, bien entendu, une différence entre la chaîne borroméenne et

ce que l'on dessine toujours dans une sphère armillaire quand on essaie

de la circulariser à trois niveaux, qu'on peut respectivement appeler

transversal, sagittal et horizontal. On n'a jamais vu représenter une

sphère armillaire de cette façon.

Parce que la fausse sphère que j'ai dessinée là est supportée de cercles,

il y a une façon de la manipuler qui consiste à la retourner sur elle-même.

Une sphère, il est difficile de ne pas concevoir que c'est lié à l'idée de

tout. Le fait que l'on représente très volontiers la sphère par un cercle lie

au cercle l'idée de tout. Celle-ci ne se supporte pourtant que de la sphère. Mais c'est une erreur, parce que l'idée de tout implique la fermeture, alors

que si l'on peut retourner ce tout, l'intérieur devient l'extérieur.

À partir du moment où nous supportons de cercles la chaîne borro­

méenne, elle peut se retourner, du fait que le cercle n'est pas du tout ce

qu'on croit, ce qui symbolise l'idée de tout. En effet, dans un cercle il y

a un trou.

C'est seulement dans la mesure où les êtres sont inertes, c'est-à-dire

supportés par un corps, que l'on peut dire à quelqu'un, comme on l'a

fait à l'initiative de Popilius -]'ai fait un rond autour de toi, et tu ne sorti­

ras pas de là avant de m 'avoir promis telle chose.

109

Page 110: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Nous retrouvons là, en somme, ce pourquoi j 'ai avancé, concernant ce que j 'ai appelé du nom de la femme, qu'elle n'est pas toute. Cela veut dire que les femmes ne constituent qu'un ensemble.

En effet, avec le temps, on est�arrivé à dissocier l'idée de tout de l'idée d'ensemble. On est arrivé à la pensée qu'un certain nombre d'objets peuvent être supportés de petites lettres, si bien que l'idée de tout se dis­socie, à savoir que le cercle censé, dans une représentation tout à fait fra­gile, rassembler les objets petit a, petit b, petit c, etc. , leur est extérieur.

L'ensemble { a, b, c }

Spécifier que la femme est pas-toute implique une dissymétrie entre un objet que l'on pourra appeler grand A, et il s'agit de savoir ce que c'est, et un ensemble à un élément. Les deux, s'il y a couple, sont réunis d'être contenus dans un cercle qui, de ce fait, se trouve distinct. On l'exprime d'habitude en usant de parenthèses, et on écrit ainsi {A {B} } pour dire qu'il y a dans un ensemble, d'une part, un élément et, d'autre part, un ensemble à un seul élément.

L'ensemble {A {B}}

1 1 0

Page 111: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D 'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

2

Il faut maintenant que je vous avoue quelque chose. Soury et Thomé m'avaient articulé qu'une chaîne borroméenne à

trois se montre supporter deux objets différents à condition que les trois ronds qui la constituent soient coloriés et orientés, car les deux sont exigibles, et j 'y avais assenti .

Dans un second temps,je me suis trouvé dans la position désagréable de m'être imaginé que de seulement les colorier suffisait à distinguer ces deux objets . Ceci parce que j 'avais consenti tout à fait superficiellement à ce dont ils m'avaient apporté l'affirmation.

En effet, si nous colorons en rouge l'un des trois ronds, ce n'est pas le même objet si nous colorons celui-ci en vert et celui-ci en bleu, ou si nous faisons l'inverse. Ça a l'air de se sentir. C'est pourtant le même objet si nous retournons la sphère. Nous obtiendrons alors très aisément une disposition contraire.

Je vais, mon Dieu, vous le dessiner rapidement. Nous partons de partir de ce qui est là. Si nous ne considérons pas le

rouge comme rigide, il est tout à fait plausible de faire glisser l'anneau de façon à l'amener là où il est tout à fait évident qu'il peut être. Vous obtenez la transformation suivante. Et, à partir de là, il est tout ce qu'il y a de plausible de faire glisser ce rond d'une façon telle que le rond vert soit interne au rond rouge, au lieu que ce soit le rond bleu, et qu'au contraire le rond bleu soit externe [les dessins sont au verso].,�

Les choses ne sont pas si aisées à démontrer. S'ilèst immédiat, à sim­plement penser, que les trois ronds peuvent être retournés les uns par

'-../

rapport aux autres, on ne l'obtient pas si aisément que ça par la mani-pulation. La preuve en est que lesdits Soury et Thomé, qui me repré­sentaient à très juste titre cette manipulation, ne l'ont faite qu'en s'embrouillant un peu. J'ai essayé de vous représenter là comment cette transformation peut être dite s'opérer effectivement.

Qu'est-ce qui, en somme, nous arrête ? Nous sommes arrêtés dans l'immédiateté, qui est une autre sorte d'évidence, si je puis dire, que celle que, concernant le réel, je désigne avec un joke que je supporte de l'évidement. Ce qui résiste à l'évidence-évidement, c'est l'apparence nodale que produit ce que j 'appelle la chaînœud, en équivoquant sur

1 1 1

Page 112: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Retournement

1 12

Page 113: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D 'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

chaîne et sur nœud. Cette apparence nodale, cette forme de nœud, si je puis dire, est ce qui fait du réel l'assurance. Je dirai donc à cette occa­sion que ce qui témoigne du réel, c'est une fallace, puisque j 'ai parlé d'apparence.

L'évidence-évidement diffère de la pseudo-évidence, puisque, dans ma connerie,j 'ai d'abord tenu pour évidence qu'il pouvait y avoir deux objets à seulement colorier les cercles. Qu'est-ce que veut dire que cette série d'artifices, je vous l'ai, en somme, démontrée ? C'est là que se montre la différence entre le montrer et le démontrer.

Il y a, en quelque sorte, une idée de déchéance dans le démontrer par rapport au montrer. Il y a un choix du montrer. Tout le bla-bla à partir de l'évidence ne fait que réaliser l'évidement, à condition de le faire significativement.

Le more geometrico, qui a été pendant longtemps le support idéal de la démonstration, repose sur la fallace d'une évidence formelle. Ceci est tout à fait de nature à nous rappeler que, géométriquement, une ligne n'est que le recoupement de deux surfaces, elles-mêmes taillées dans un solide. Mais c'est un autre support que nous fournit l'anneau ou le cercle, à condition qu'il soit souple. Une autre géométrie est à fonder sur la chaîne.

Il est certain que je reste excessivement frappé de mon erreur que j 'ai à juste titre appelée connerie. J 'en ai été affecté à un point qu'on peut difficilement imaginer. C'est bien parce que je veux m'en requinquer que je vais maintenant m'opposer à ce que je crois être une opinion de Saury et Thomé telle qu'ils me l'ont exprimée.

Pour démontrer qu'il y a deux chaînes borroméennes différentes, ils ont cru devoir procéder par exhaustion combinatoire de trois coloriages et de trois orientations colloquées sur chacun des cercles. Ils m'ont fait à cette occasion la remarque qu'il faut que les trois soient et orientés et coloriés, et qu'il ne s'agit pas seulement que les trois cercles soient les uns coloriés, les autres orientés, ou un autre orienté . Je crois pouvoir ici m'opposer. Je crois même pouvoir démontrer ce dont il s'agit, au sens où démontrer est encore proche du montrer.

Je maintiens les mêmes couleurs qui sont celles dont je me suis servi . Vous savez comment je représente habituellement la chaîne borro­méenne. Je la représente différemment de la représentation classique, de ce que j 'y fais jouer deux droites infinies . L'usage de ces deux droites

1 1 3

Page 114: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

infinies comme opposées au cercle qui les conjoint suffit à nous per­

mettre de démontrer qu'il y a deux objets différents dans la chaîne, à la

condition qu'un couple soit colorié et le troisième orienté, comme ici.

dextrogyre levogyre

Inversion de l'orientation

Si j'ai parlé de droites infinies, c'est que la droite infinie, dont avec prudence Soury et Thomé ne font pas usage, est, au moins pour ce qui

est de la chaîne, un équivalent du cercle si elle est complétée d'un point

à l'infini.

Ce qui est exigible de deux droites infinies, c'est qu'elles soient

concentriques,je veux dire ne fassent pas chaîne entre elles.

Desargues l'avait depuis longtemps mis en valeur, mais sans préciser

que les droites dont il s'agit, dites infinies, doivent ne pas s'enchaîner. En

effet, rien dans ce qu'il a formulé, et que j'ai évoqué en son temps à mon

Séminaire, n'est précisé sur ce qu'il en est du point dit à l'infini.

Nous voyons alors le fait suivant. Orienter le rond dont nous disons

qu'il n'a pas besoin d'être d'une couleur, c'est évidemment déjà l'iso­

ler. Ne pas dire qu'il est d'une couleur, c'est déjà en faire quelque chose

de différent. Néanmoins, il n'est pas indifférent de dire que les trois doi­

vent être orientés ou qu'il suffit qu'un seul le soit.

Dans le premier borroméen à un rond orienté, l'orientation du rond

ici rouge, de là où nous la voyons, est dextrogyre. Il ne faut pas croire

qu'une orientation soit quelque chose qui se maintienne en tout cas. La

preuve est facile à donner. C'est à savoir qu'à retourner le rond rouge

1 14

Page 115: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

- et le retourner impliquera l'inversion des droites infinies - il aura une orientation exactement inverse.

J'ai dit qu'un seul suffit à être orienté. Ceci est d'autant plus conce­vable qu'à faire infinies ces deux droites, à partir de quoi leur donne­rions-nous orientation ?

Il est tout à fait possible également de mettre en évidence le second objet à partir de ce qui était au principe de mon illusion sur le coloriage. Je veux dire en inversant non l'orientation, mais les couleurs.

À inverser les couleurs, la couleur verte et la couleur bleue, on obtient un objet incontestablement différent, à condition de laisser la même orientation à l'élément orienté. Pourquoi en effet changerais-je l'orien­tation du rond ? Elle n'a pas de raison d'être changée si j'ai changé le couple des couleurs. Comment reconnaîtrais-je la non-identité de l'ob­jet total si je changeais l'orientation ?

Inversion des couleurs (bleu et vert)

Même si vous retournez le second objet, vous vous apercevrez qu'il est bel et bien différent du second de tout à l'heure, car ce qu'il s'agit maintenant de comparer, ce sont les lévogyres entre eux.

1 1 5

Page 116: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Comparaison des lévogyres

En somme, c'est l'orientation maintenue qui différencie les triples qui peuvent être dits avoir la même présentation.

3

La différence du rond orienté et du couple colorié nous permet de marquer la différence de ce que j'ai appelé tout à l'heure le réel comme marqué de fallace, de ce qu'il en est du vrai.

N'est vrai que ce qui a un sens. Quelle est la relation du réel au vrai ? Le vrai sur le réel, si je puis

m'exprimer ainsi, c'est que le réel, celui du couple ici colorié, n'a aucun sens.

Cet énoncé joue sur l'équivoque du mot sens. Quel est le rapport du sens à ce qui s'écrit ici comme orientation ? On peut poser la question, et on peut suggérer une réponse, c'est à savoir que c'est le temps.

L'important est que nous faisons jouer dans l'occasion un couple dit colorié, et que la couleur n'a aucun sens. L'apparence de la couleur est-elle de la vision, au sens où je l'ai distinguée, ou du regard ? Est-ce le regard ou la vision qui distingue la couleur ? C'est une question que je laisserai en suspens pour aujourd'hui.

La notion de couple colorié est là pour suggérer que, dans le sexe, il n'y a rien de pius que, dirai-je, l'être de Ia couleur, ce qui suggère en soi qu'il peut y avoir femme couleur d'homme, ou homme couleur de femme.

1 16

Page 117: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D'UNE FALLACE TÉMOIGNANT DU RÉEL

Si nous supportons du rond rouge ce qu'il en est du symbolique, les

sexes en l'occasion sont opposés comme l'imaginaire et le réel, comme

l'idée et l'impossible, pour reprendre mes termes.

Mais est-il bien sûr que ce soit toujours le réel qui soit en cause ? J'ai

avancé que, dans le cas de Joyce, c'est plutôt l'idée et le sinthome,

comme je l'appelle. D'où l'éclairage qui en résulte sur ce qu'est une

femme - elle est ici pas-toute de n'être pas saisie, de rester à Joyce étran­

gère, de n'avoir pas de sens pour lui. Au reste, une femme a-t-elle jamais

un sens pour l'homme ?

L'homme est porteur de l'idée de signifiant. Cette idée, dans lalangue,

se supporte essentiellement de la syntaxe. Il n'en reste pas moins que ce

qui caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont

possibles, comme je l'ai illustré de l'équivoque de deux avec d'eux. Si

quelque chose dans l'histoire peut être supposé, c'est bien que c'est

l'ensemble des femmes qui a engendré ce que j 'ai appelé lalangue, devant

une langue qui se décomposait, le latin dans l'occasion, puisque c'est de

cela qu'il s'agissait à l'origine de nos langues.

On peut s'interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers

ce que j'appellerai la prothèse de l'équivoque, et qui fait qu'un ensemble

de femmes a engendré dans chaque cas lalangue.

Nous avons parlé de bien des choses aujourd'hui, sauf de ce qui fait

le propre de la chaîne borroméenne. Celle-ci n'aurait pas lieu s'il n'y

avait pas ce que je dessine ici, et que, comme d'habitude,je dessine mal.

Le propre de la chaîne borroméenne est en effet ceci, que je vous ai

déjà présenté.

Le Jaux-trou

Dans un cercle, ai-je souligné tout à l'heure, il y a un trou. Qu'on

puisse, avec un cercle en y adjoignant un autre, faire ce trou qui consiste

1 17

Page 118: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

dans ce qui passe au milieu et qui n'est ni le trou de l'un ni le trou de l'autre, c'est cela que j 'appelle le faux-trou.

Si quelque chose, droite ou cercle, traverse ce faux-trou, celui-ci en est, si l'on peut dire, vérifié. L'essence de la chaîne borroméenne repose sur la vérification du faux-trou, sur le fait que cette vérification le trans­forme en réel.

Transformation du faux-trou en réel

Or, ayant eu l'occasion de relire ma Signification du phallus,j'ai eu la bonne surprise d'y trouver dès la première ligne, à une date où j 'étais bien loin de m'être intéressé au nœud borroméen, l'évocation du nœud, comme étant, en l'occasion, du ressort de la castration.

C'est en effet le phallus qui a le rôle de vérifier du faux-trou qu'il est réel.

C'est en tant que le sinthome fait un faux-trou avec le symbolique qu'il y a une praxis quelconque, c'est-à-dire quelque chose qui relève du dire de ce que j 'appellerai aussi bien à l'occasion 1 'art-dire, pour glis­ser vers l'ardeur.

Joyce ne savait pas qu'il faisait le sinthome,je veux dire qu'il le simu­lait. Il en était inconscient. Et c'est de ce fait qu'il est un pur artificier, un homme de savoir-faire, ce qu'on appelle aussi bien un artiste.

Le seul réel qui vérifie quoi que ce soit, c'est le phallus, en tant qu'il est le support de la fonction du signifiant, dont je souligne dans cet article qu'elle crée tout signifié.

Encore faut-il, ajouterai-je pour le reprendre la prochaine fois, qu'il n'y ait que lui pour le vérifier, ce réel.

9 MARS 1 976

Page 119: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

VIII

DU SENS, DU SEXE ET DU RÉEL

Orientation du réel,Jorclusion du sens Le réel ne se relie à rien

Le sinthome de Joyce est inanalysable LA Jonction phallique, entre fantasme et phonation

Folisophie

Nœud borroméen par Saury et Thomé

Voici le dernier truc que m'ont donné Soury et Thomé. C'est un nœud borroméen de mon espèce, fait de deux droites infinies et de quelque chose de circulaire. Vous pouvez constater, avec un peu d'effort sans doute, que c'est borroméen.

La seule excuse que j 'ai de vous dire quelque chose aujourd'hui - parce que, à la vérité,j 'ai besoin d'excuse, du moins à mes yeux - c'est que ça va être sensé. Moyennant quoi je ne réaliserai pas ce que je vou­drais, qui serait de vous donner un bout de réel. Ça ne peut pas s'appe­ler autrement. Vous allez voir que j'éclairerai ça.

J'en suis réduit à me dire qu'il y a du sensé qui peut servir, provisoi­rement. Mais ce provisoire est fragile. Je ne suis pas sûr de combien de temps ça pourra servir.

1 19

Page 120: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

1

Je me suis beaucoup préoccupé de Joyce tous ces temps-ci, et je vais vous dire en quoi Joyce est stimulant.

Joyce est stimulant parce qu'il suggère, mais ce n'est qu'une sugges­tion, une façon aisée de le présenter. Moyennant quoi, et c'est bien là sa valeur, son poids, tout le monde s'y casse les dents , même mon ami Jacques Aubert, qui est là au premier rang, et devant qui je me sens indigne.

Pas plus que n'importe qui, pas plus que le nommé Adams qui a fait des tours de force dans ce genre, Jacques Aubert n'arrive à cette façon aisée de le présenter. Je vais peut-être tout à l'heure vous indiquer, non pas vous suggérer, à quoi cela tient.

Bien sûr, moi aussi j 'ai rêvé de cette façon aisée de présenter Joyce. Ceci est à prendre au sens littéral, car j 'en ai rêvé cette nuit. Évidem­ment, comme on dit, vous étiez mon public, mais je n'étais pas acteur, et même,je n'étais pas acteur du tout.Je vous faisais part de la façon dont je - pas acteur du tout, mais scribouilleur j 'appellerais plutôt ça - dont je jugeais les personnages autres que le mien, en quoi je sortais évi­demment de mon rôle, ou plutôt je n'avais pas de rôle. C'était quelque chose dans le genre d'un psychodrame. Ceci est une interprétation.

Que Joyce m'ait fait rêver de fonctionner comme ça doit avoir une valeur, une valeur d'ailleurs plus facile à extraire, puisque, comme je l'ai dit, il suggère à n'importe qui qu'il doit y avoir un Joyce maniable.

Il suggère cela du fait qu'il y a la psychanalyse, et un tas de gens se pré­cipitent sur cette piste. Mais ce n'est pas parce que je suis psychanalyste, et, du même coup, trop intéressé, qu'il faut que je me refuse à l'envisager sous ce jour, car il y a tout de même là quelque chose d'objectif.

Joyce est, dirai-je, un a-Freud, avec le jeu de mots sur affreux. Il est de ce fait un a-Joyce.

Tout objet, sauf l'objet dit par moi petit a, qui est un absolu, tient à une relation. L'ennuyeux est qu'il y ait le langage, et que les relations s'y expriment avec des épithètes . Les épithètes , cela pousse au oui ou non.

Un nommé Charles Sanders Peirce a construit là-dessus sa logique à lui, ce qui, du fait de l'accent qu'il met sur la relation, l'amène à faire une logique trinitaire. C'est tout à fait la même voie que je suis, à ceci près

1 20

Page 121: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU SENS, DU SEXE ET DU RÉEL

que j 'appelle les choses dont il s'agit par leur nom - symbolique, ima­ginaire et réel, dans le bon ordre.

Pousser au oui ou non, c'est pousser au couple. Ce, parce qu'il y a un rapport entre langage et sexe. Ce rapport n'est certes pas encore tout à fait précisé, mais je l'ai, si l'on peut dire, entamé.

Voyez-vous ça - en employant le mot entamé,je me rends compte que je fais une métaphore. Et qu'est-ce qu'elle veut dire, cette métaphore ? La métaphore, je peux en parler au sens général. Mais ce qu'elle veut dire, celle-là, eh bien, je vous laisse le soin de le découvrir.

La métaphore n'indique que ça, le rapport sexuel, à ceci près que, du fait qu'elle existe, elle prouve de fait que le rapport sexuel, c 'est prendre une vessie pour une lanterne, c'est-à-dire ce qu'on peut dire de mieux pour exprimer une confusion. Une vessie peut faire une lanterne à condition de mettre du feu à l 'intérieur, mais tant qu'il n'y a pas de feu, ce n'est pas une lanterne.

D'où vient le feu ? Le feu, c'est le réel. Ça met le feu à tout, le réel. Mais c'est un feu froid. Le feu qui brûle est un masque, si je puis dire, du réel. Le réel en est à chercher de l'autre côté, du côté du zéro absolu. On y est arrivé, quand même, à ça. Pas de limite à ce qu'on peut ima­giner comme haute température. Pas de limite imaginable pour l'instant. La seule chose qu'il y ait de réel, c 'est la limite du bas . C'est ça que j 'appelle quelque chose d'orientable. C'est pourquoi le réel l'est.

Il y a une orientation, mais cette orientation n'est pas un sens . Qu'est-ce que ça veut dire ? Je reprends ce que j 'ai dit la dernière fois en suggérant que le sens, c'est peut-être l'orientation. Mais l'orientation n'est pas un sens puisqu'elle exclut le seul fait de la copulation du sym­bolique et de l'imaginaire en quoi consiste le sens . L'orientation du réel, dans mon territoire à moi, forclôt le sens .

Je dis ça parce que l'on m'a posé la question hier soir de savoir s ' il y avait d'autres forclusions que celle qui résulte de la forclusion du Nom­du-Père. Il est bien certain que la forclusion a quelque chose de plus radical. Le Nom-du-Père est en fin de compte quelque chose de léger. Mais il est certain que c'est là que ça peut servir, au lieu que la forclu­sion du sens par l'orientation du réel, eh bien, nous n'en sommes pas encore là.

Il faut se briser, si je puis dire, à un nouvel imaginaire instaurant le sens . C'est ce que j 'essaie d'instaurer avec mon langage, qui a l'avantage

1 2 1

Page 122: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

de parier sur la psychanalyse en tant que j 'essaie de l'instituer comme discours, c'est-à-dire comme le semblant le plus vraisemblable. La psy­chanalyse, en somme, n'est rien de plus que court-circuit passant par le sens - le sens comme tel, que j 'ai défini tout à l'heure de la copulation du langage, puisque c'est de cela que je supporte l'inconscient, avec notre propre corps.

Il faut vous dire que, dans l'intervalle,j'ai été entendre jacques Aubert quelque part où vous n'étiez pas conviés, et que j'ai fait là quelques réflexions sur l'ego, ce que les Anglais appellent l'ego, et les Allemands l' !ch. J'ai cogité sut ce truc à partir d'un nœud qu'a lui-même cogité un mathématicien qui n'a d'autre nom que Milnor. Il a inventé une idée de chaîne, qu'il appelle en anglais link.Je dessine ça.

Je le refais, parce que, bien entendu,je cafouillais, comme chaque fois que je dessine un nœud. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive devant vous. Le voilà correct. C'est une chaîne à deux éléments. Vous devez voir que c'est noué.

Le nœud de Milnor

Supposez, dit Milnor, que vous vous donniez cette permission que dans une chaîne quelconque, un même élément puisse se traverser lui­même, de telle sorte que ce qui était au-dessus ici est là en dessous. Il en résulte qu'il n'y a plus de nœud, plus de link. Il y en a, bien sûr, une quantité d'autres exemples.

Ce que je propose à votre astuce, c'est de remarquer que si vous dou­blez chacun des éléments de ladite chaîne, ce ne sera plus vrai, aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître. Vous le contrôlerez, je l'espère.Je n'ai pas apporté mes dessins, et je ne me risquerai pas à vous

122

Page 123: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D U SENS, D U SEXE ET D U RÉEL

montrer comment ceci se tortille. Une boucle en huit, si elle se traverse elle-même, se libère aisément. Pourquoi cela ne serait-il pas aussi vrai quand il y en a deux ?

J'y reviendrai la prochaine fois. Non seulement il y a un obstacle, mais il est radicalement impossible de séparer les quatre éléments .

2

Là-dessus, il faut que je vous dise que je ne peux pas non plus tracer tous les algorithmes que j 'ai énoncés du type S(.M) , S de A barré .

J'émets dans mon Séminaire Encore - paraît-il, parce que, bien sûr,je ne le lis jamais - une protestation, que j 'avais totalement oubliée mais dont certains se demandent ce qu'elle veut dire, contre la confusion du S(.M) avec la fonction phi. Je ne dis pas le petit <p, mais le grand <1>, qui est une fonction, comme l'implique ce que j 'ai indiqué, à savoir - il existe un x pour qui cette fonction est négative, 3x <I>x.

Bien sûr, l'idéal du mathème est que tout se corresponde. C'est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n'est pas la fin du réel, contrairement à ce qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel.

Le réel, celui dont il s'agit dans ce qu'on appelle ma pensée, est tou­jours un bout, un trognon. C'est certes un trognon autour duquel la pensée brode, mais son stigmate, à ce réel comme tel, c'est de ne se relier à rien. C'est tout du moins ainsi que je conçois le réel.

Il y en a de petites émergences historiques. Il y a un jour un nommé Newton qui a trouvé un bout de réel. Ça a foutu salement les foies à tous ceux qui pensaient, nommément à un certain Kant, dont on peut dire que de Newton il a fait une maladie. D'ailleurs , tout le monde, tous les êtres pensants de l'époque en ont fait une, chacun à sa façon. Ça a plu, non seulement sur les hommes, mais sur les femmes. Mme du Châtelet a écrit tout un bouquin sur le Newtonian System, où ça déconne à pleins tuyaux. C'est tout de même extraordinaire que ça fasse cet effet quand on atteint un bout de réel. Mais c'est le signe même de ce qu'on a atteint le trognon. C'est de là qu'il faut partir.

J'essaie de vous donner un bout de réel à propos de ce dans quoi

123

Page 124: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

nous sommes. Nous sommes dans la peau de cette histoire incroyable

qui est l'esprit humain, qui est l'espèce humaine.

Je vous dis à ce propos qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Mais c'est de

la broderie, parce que ça participe du oui ou non. Du moment que je dis

il n 'y a pas, c'est déjà très suspect de n'être pas vraiment un bout de réel,

puisque le stigmate du réel, c 'est de se relier à rien, comme je l'ai déjà

dit tout à l'heure.

Là où on se reconnaît, c'est seulement dans ce qu'on a. On ne se

reconnaît jamais dans ce qu'on est. C'est impliqué par ce que j 'avance,

c 'est impliqué pat le fait, reconnu par Freud, qu'il y a de l'inconscient.

On ne se reconnaît jamais dans ce qu'on est, c 'est le premier pas de

la psychanalyse, parce que ce qu'on est, quand on est homme, est de

l'ordre de la copulation, c 'est-à-dire de ce qui détourne ladite copula­

tion dans la non moins dite et, significativement, copule, constituée par

le verbe être.

Le langage trouve dans son infléchissement vers la copule la preuve qu'il

est une voie de détour tout à fait vessie, c'est-à-dire obscure. Obscure n'est

là qu'une métaphore, parce que si nous savions un bout de réel, nous sau­

rions que la lumière n'est pas plus obscure que les ténèbres, et inversement.

La métaphore copule n'est pas une preuve en soi. C'est la façon qu'a

l'inconscient de procéder - il ne donne que des traces, qui non seule­

ment s 'effacent toutes seules, mais que tout usage de discours tend à

effacer, le discours analytique comme les autres.

Vous-mêmes ne songerez qu'à gommer les traces du mien, de discours,

puisque c 'est moi qui ai commencé par lui donner son statut, au discours

analytique, à partir du faire semblant de l'objet petit a, soit de ce que je

nomme de ce que l 'homme se mette en place de l'ordure qu'il est - du

moins aux yeux d'un psychanalyste, qui a une bonne raison de le savoir,

car lui-même se met à cette place. Il faut en passer par cette ordure déci­

dée pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l'ordre du réel.

Mais vous voyez, j 'emploie le mot retrouver. C'est déj à un glissement,

comme si tout de cet ordre avait déjà été trouvé. C'est là le piège de

l'histoire. L'histoire est le plus grand des fantasmes, si l'on peut s' expri­

mer ainsi . Derrière l 'histoire des faits auxquels s 'intéressent les histo­

riens, il y a le mythe.

Le mythe est toujours captivant, à preuve que Joyce, après avoir soi­

gneusement témoigné du sinthome de Dublin qui ne prend âme que

1 24

Page 125: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

D U SENS, D U SEXE ET D U RÉEL

du sien à lui, ne manque pas, chose fabuleuse, de tomber dans le mythe Vico qui soutient le Finnegans Wake. La seule chose qui l'en préserve tout de même, c'est que Finnegans Wake se présente comme un rêve.

Non seulement c'est un rêve, mais il désigne que Vico est un rêve, tout autant, en fin de compte, que les bavochages de Mme Blavatsky, le manvantara et tout se qui s'ensuit, l'idée d'un rythme où j 'ai moi-même rechu, si je puis dire, avec mon retrouver de plus haut. On ne retrouve pas - ou bien c'est désigner qu'on ne fait jamais que tourner en rond -, on trouve. Le seul avantage de ce retrouver, c'est de mettre en valeur ce que j 'indique, qu'il ne saurait y avoir progrès, qu'on tourne en rond.

Il y a peut-être tout de même une autre façon d'expliquer qu'il n'y ait pas de progrès. C'est qu'il n'y a de progrès que marqué de la mort, ce que Freud souligne de trieber cette mort, si je puis m'exprimer ainsi, d'en faire un Trieb. On a traduit en français par pulsion ou pulsion de mort. Je ne sais pourquoi on n'a pas trouvé une meilleure traduction alors qu'il y avait le mot dérive.

La pulsion de mort, c'est le réel en tant qu'il ne peut être pensé que comme impossible. C'est-à-dire que, chaque fois qu'il montre le bout de son nez, il est impensable. Aborder à cet impossible ne saurait consti­tuer un espoir, puisque cet impensable, c'est la mort, dont c'est le fon­dement du réel qu'elle ne puisse être pensée.

L'incroyable, c'est que Joyce - qui avait le plus grand mépris de l'his­toire, en effet futile, qu'il qualifie de cauchemar, et dont le caractère est de lâcher sur nous les grands mots dont il souligne qu'ils nous font tant de mal - n'ait pu trouver que cette solution, écrire Finnegans Wake, soit un rêve qui, comme tout rêve, est un cauchemar, même s'il est un cau­chemar tempéré . À ceci près, dit-il, et c'est comme ça qu'est fait ce Finnegans Wake, c'est que le rêveur n'y est aucun personnage particulier, il est le rêve même.

C'est en cela que Joyce glisse, glisse, glisse, au Jung, glisse à l'inconscient collectif. Il n'y a pas de meilleure preuve que Joyce, que l'inconscient col­lectif, c'est un sin thome, car on ne peut dire que Finnegans Wake, dans son imagination, ne participe pas à ce sinthome.

Alors, ce qui est le signe de mon empêchement, c'est bien Joyce, justement en tant que ce qu'il avance, et d'une façon tout à fait spécia­lement artiste car il sait y faire, c'est le sinthome, et sinthome tel qu'il n'y ait rien à faire pour l'analyser.

1 25

Page 126: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Un catholique de bonne roche, comme était Joyce, qui n'a jamais pu faire qu'il n'ait pas été sainement élevé par les Jésuites, un catholique, un vrai de vrai - mais bien sûr, il n'y en a pas un de vrai ici, vous n'avez pas été élevés chez les Jésuites, aucun d'entre vous -, eh bien, un catho­lique est inanalysable.

J'ai dit cela récemment, lors d'une soirée Jacques Aubert. Là-dessus, quelqu'un m'a fait remarquer que j'avais dit la même chose des Japonais. C'est Jacques-Alain Miller, bien sûr, qui n'a pas perdu cette occasion.

Enfin,je le maintiens. Ce n'est pas pour la même raison.

3

Depuis cette soirée Jacques Aubert, à laquelle vous n'étiez pas conviés, j 'ai vu un film,japonais lui aussi.

C'était dans une petite salle.Vous ne pouviez pas y être conviés, pas plus que chez Jacques Aubert. Et puis, je n'aurais pas voulu donner de mauvaises idées. J'ai quand même extrait quelques personnes de mon École pour assister à ce film, et je suppose qu'elles en ont été, comme moi, souillées. C'est le terme dont je me suis servi pour dire l'effet que ça m'avait fait.

J'ai été souffié parce que c'est de l'érotisme féminin. Je ne m'atten­dais pas à ça en allant voir un film japonais . Là, j 'ai commencé à com­prendre le pouvoir des Japonaises.

C'était une représentation privée, mais j 'espère quand même qu'on va donner le permis. En faisant quelques mouvements de reptation, vous arriverez à le voir dans des salles limitées . On vous demandera de mon­trer patte blanche, vous direz par exemple que vous venez à mon Séminaire.

L'érotisme féminin semble y être porté à son extrême, et cet extrême est le fantasme, ni plus ni moins, de tuer l'homme. Mais même ça ne suffit pas. Après l'avoir tué, on va plus loin. Après - pourquoi après ? là est le doute - la Japonaise en question, qui est une maîtresse femme, c'est le cas de le dire, à son partenaire coupe la queue. C'est comme ça que ça s'appelle. On se demande pourquoi elle ne la lui coupe pas avant.

On sait bien que c'est un fantasme, d'autant plus qu'il y a beaucoup de sang dans le film. Je veux bien que les corps caverneux soient

1 26

Page 127: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DU SENS, DU SEXE ET D U RÉEL

bloqués, mais après tout, je n'en sais rien. Je ne sais pas comment ça se passe après la mort.

Il y a là un point que j 'ai appelé, tout à l'heure, de doute. C'est là qu'on voit bien que la castration, ce n'est pas le fantasme. Elle n'est pas si facile à situer dans la fonction qui est la sienne dans l'analyse, puis­qu' elle peut être fantasmatisée.

C'est en quoi je reviens avec mon grand <1>, qui peut aussi bien être la première lettre du mot fontasme.

Cette lettre situe les rapports de ce que j 'appellerai une phonction de phonation. C'est là l'essence du <1>, contrairement à ce qu'on croit. C'est une phonction de phonation qui se trouve être substitutive du mâle, dit homme, comme telle.

Dans le Séminaire Encore, je m'élevais contre la substitution de ce <1>

au signifiant que je n'ai pu supporter que d'une lettre compliquée de notation mathématique, à savoir S(A) . S de A barré, c'est tout autre chose que <1>. Ce n'est pas ce avec quoi l'homme fait l'amour. En fin de compte, il fait l'amour avec son inconscient, et rien de plus. Pour ce que fantasme la femme, si c 'est bien là ce que nous a présenté le film, c'est quelque chose qui, de toute façon, empêche la rencontre.

S(A) , qu'est-ce que ça veut dire ? Si le truchement, autrement dit l'instrument dont on opère pour la

copulation, est bien à mettre au rancart, comme c'est patent, ce n'est pas du même ordre que ce dont il s'agit dans mon grand S, parenthèses, grand A barré .

Le grand A est barré parce qu'il n'y a pas d'Autre - non pas là où il y a suppléance, à savoir l'Autre comme lieu de l'inconscient, ce dont j 'ai dit que c'est avec ça que l'homme fait l'amour, en un autre sens du mot avec, et que c'est ça, le partenaire - le grand A est barré parce qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre.

Je m'excuse de n'avoir pas eu autre chose que la barre dont me ser­vir. Il y a une barre que n'importe quelle femme sait sauter, c'est la barre entre le signifiant et le signifié, comme vous l'a prouvé,je l'espère, le film

à quoi j 'ai fait allusion tout à l'heure. Elle est comme cette barre-ci

sur <l>x. Il y a une autre barre qui consiste à barrer. Je regrette d'ailleurs

de ne l'avoir pas fait de la même façon que la précédente, car c'est comme

ça que ç'aurait été le plus exemplaire. Placée en travers du grand A, cette

barre dit qu'il n'y a pas d'Autre qui répondrait comme partenaire.

1 27

Page 128: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

La toute nécessité de l'espèce humaine était qu'il y ait un Autre de l'Autre. C'est celui-là qu'on appelle généralement Dieu, mais dont l'analyse dévoile que c'est tout simplement La femme.

La seule chose qui permette de supposer La femme, c'est que, comme Dieu, elle soit pondeuse.

Seulement, le progrès que l'analyse nous fait faire a été de nous faire apercevoir qu'encore que le mythe la fasse toute sortir d'une seule mère, à savoir d'Ève, il n'y a que des pondeuses particulières. Et ça, c'est la seule chose qui permette de la désigner comme La, puisque je vous ai dit que La femme n'exist� pas, et j 'ai de plus en plus de raisons de le croire, sur­tout après avoir vu ce film.

C'est en quoi j 'ai rappelé dans le Séminaire Encore, paraît-il, ce que voulait dire cette lettre compliquée, à savoir le signifiant de ceci qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre.

Voilà. Tout ce que je vous raconte là n'est que sensé. C'est à ce titre plein de risques de se tromper, comme toute l'histoire le prouve. On n'a jamais fait que ça.

Si je prends les mêmes risques, c'est bien plutôt pour vous préparer à ce que je pourrais vous dire d'autre, en essayant de faire une folisophie, si je puis dire, moins sinistre que le Livre dit de la Sagesse dans la Bible, quoiqu'après tout c'est ce qu'on peut faire de mieux pour fonder la sagesse sur le manque, qui est la seule fondation qu'elle puisse avoir. C'est vraiment pas mal du tout, c'est gratiné. Je vous en reconseille la lecture, elle est sobre et du meilleur ton.

Les catholiques ne la font pas souvent, cette lecture. On peut même dire que le catholicisme a consisté pendant des siècles à empêcher ses tenants de lire la Bible.

Arriverai-je à vous dire - il faudrait pas que ce soit seulement un rêve - ce qui s'appellerait un bout de réel - au sens propre du mot bout, que j 'ai précisé tout à l'heure ?

Pour l'instant, on peut dire que Freud lui-même n'a fait que du sensé, et que ça m'ôte tout espoir. Ce n'est pas pour autant une raison, non pas pour que je l'espère, mais pour que je le fasse réellement un jour.

En voilà assez pour aujourd'hui. Il faut un peu rire de temps en temps.

1 6 MARS 1 976

Page 129: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

IX

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

Un nouveau type d'idée L'énergétique et le réel

Le sens est l'Autre du réel Le Nom-du-Père : s 'en passer, s 'en servir

Le réel est sans loi

D'habitude, j 'ai quelque chose à vous dire. Mais aujourd'hui, parce que j'ai une occasion - c'est le jour de mon anniversaire - je souhaite­rais que je puisse vérifier si je sais ce que je dis .

Malgré tout, dire, ça vise à être entendu. Je voudrais vérifier, en somme, si je ne me contente pas de parler pour moi - comme tout le monde le fait, bien sûr, si l'inconscient a un sens.

Je préférerais donc aujourd'hui que quelqu'un me pose une question. Je dis un, je ne demande pas des, je ne demande pas du tout que l'étin­celle jaillisse.

J'aurais aimé sans doute que quelqu'un écrive quelque chose qui justifierait cette peine que je me donne depuis un peu plus de vingt­deux ans. La seule façon de la justifier, ce serait que quelqu'un invente quelque chose qui puisse, à moi, me servir. Je suis persuadé que c'est possible.

1

J'ai inventé ce qui s'écrit comme le réel. Naturellement, le réel, il ne suffit pas de l'écrire réel. Pas mal de gens

l'ont fait avant moi. Mais ce réel, je l'ai écrit sous la forme du nœud bor­roméen, qui n'est pas un nœud mais est une chaîne, ayant certaines pro­priétés. Dans la forme minimale sous laquelle j 'ai tracé cette chaîne, il faut au moins trois éléments. Le réel, ça consiste à appeler un de ces trois réel.

1 29

Page 130: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Ces trois éléments, tels qu'ils sont dits noués, en réalité enchaînés, font métaphore. Ce n'est rien de plus, bien sûr, que métaphore de la chaîne.

Comment se peut-il qu'il y ait une métaphore de quelque chose qui n'est que nombre ? Cette métaphore, on l'appelle, à cause de ça, le chiffre.

Il y a un certain nombre de façons de tracer les chiffres. La façon la plus simple est celle que j 'ai appelée du trait unaire. D'ailleurs, faire un certain nombre de traits ou de points suffit à indiquer un nombre.

Ce qu'on appelle l'énergétique n'est rien d'autre que la manipulation d'un certain nombre de nombres d'où l'on extrait un nombre constant. Freud, se référant à la science telle qu'on la concevait de son temps, se référait à ça. Il n'en faisait qu'une métaphore. L'idée d'une énergétique psychique, il ne l'a jamais vraiment fondée, il n'aurait même pas pu en tenir la métaphore avec quelque vraisemblance. L'idée d'une constante, par exemple, qui lierait le stimulus à la réponse, est tout à fait insoutenable.

Dans la métaphore de la chaîne borroméenne,je dis que j 'ai inventé quelque chose. Qu'est-ce que c'est qu'inventer ? Et qu'ai-je inventé ? Est-ce que c'est une idée ?

Que ceci ne vous empêche pas d'essayer dans un instant de me poser une question qui me récompense - non pas de l'effort que je fais pour l'instant parce que,justement,je pense pour l'instant que ce que je vous dis pour l'instant n'a pas beaucoup de chances d'obtenir une réponse.

Est-ce une idée, cette idée du réel telle qu'elle s 'écrit dans le nœud borroméen qui est une chaîne ? Ce n'est pas une idée qui se soutienne. C'est là qu'on touche que l'idée, celle qui vient comme ça quand on est couché, c 'est ça, l'idée, au moins réduite à sa valeur analytique.

Qu'on soit couché ou debout, l'effet de chaîne qu'on obtient par l'écriture ne se pense pas aisément. À mon expérience tout au moins, une chaîne composée d'un certain nombre d'éléments, même à les réduire à trois, ça ne s'imagine ni ne s 'écrit facilement. Il vaut mieux y être rompu d'avance pour être sûr de réussir à en donner l'écriture. C'est très exactement ce dont vous avez eu mille fois le témoignage par moi-même, dans les erreurs, enfin, les lapsus de plume que j 'ai faits devant vous en essayant de faire une écriture qui symbolise cette chaîne.

Je considère que d'avoir énoncé, sous la forme d'une écriture, le réel en question a la valeur de ce que l'on appelle généralement un trauma­tisme. Non pas que ç' ait été ma visée de traumatiser quiconque, surtout de mes auditeurs, auxquels je n'ai aucune raison d'en vouloir au point

1 30

Page 131: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

de leur causer un traumatisme. Disons que c'est le forçage d'une nou­velle écriture, qui a ce qu'il faut bien appeler par métaphore une por­tée symbolique, et aussi le forçage d'un nouveau type d'idée, si je puis dire, une idée qui ne fleurit pas spontanément du seul fait de ce qui fait sens, c'est-à-dire de l'imaginaire.

Ce n'est pas non plus que ce soit quelque chose de tout à fait étran­ger.Je dirai même plus, c'est cela qui rend sensible, fait toucher du doigt, mais de façon tout à fait illusoire, ce que peut être ce que l'on appelle la réminiscence, et qui consiste à imaginer, à propos de quelque chose qui fait fonction d'idée mais qui n'en est pas une, qu'on se la réminisce, si je puis m'exprimer ainsi.

La réminiscence est distincte de la remémoration. Les deux fonctions sont distinguées dans Freud, parce qu'il avait le sens des distinctions.

La remémoration est évidemment quelque chose que Freud a tout à fait forcé grâce au terme impression. Il a supposé qu'il y avait des choses qui s'imprimaient dans le système nerveux, et il les a pourvues de lettres, ce qui est déjà trop dire, parce qu'il n'y a aucune raison qu'une impres­sion se figure comme ce quelque chose de si déjà éloigné de l'impres­sion qu'est une lettre. Il y a déjà un monde entre une lettre et un symbole phonologique.

L'idée dont Freud porte le témoignage dans l'Esquisse, c'est de figu­rer cela par des réseaux, et c'est peut-être ce qui m'a incité à leur don­ner une nouvelle forme, plus rigoureuse, en en faisant quelque chose qui s'enchaîne au lieu de simplement se tresser.

La remémoration, c'est faire entrer ces chaînes - et ce n'est pas facile, les fréquents lapsus que j'ai faits en essayant de tracer sur ce bout de papier les nœuds mis sous le patronage des Borromée en sont la preuve - c'est les faire entrer dans quelque chose qui est déjà là ét qui se nomme le savoir. J'ai essayé en effet d'être rigoureux en faisant remarquer que ce que Freud supporte comme l'inconscient suppose toujours un savoir, et un savoir parlé. L'inconscient est entièrement réductible à un savoir. C'est le minimum que suppose le fait qu'il puisse être interprété.

Il est clair que ce savoir exige au minimum deux supports, qu'on appelle des termes, en les symbolisant de lettres. D'où mon écriture du savoir comme se supportant de S indice d'un petit 2, S2• Ce n'est pas le S au carré, c'est le S supposé être 2. La définition que je donne du signi­fiant que je supporte du S indice 1, St . c'est de représenter un sujet

1 3 1

Page 132: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

comme tel, et de le représenter vraiment. Vraiment veut dire dans l' occa­sion conformément à la réalité.

Le vrai est dire conforme à la réalité. La réalité est dans l'occasion ce qui fonctionne, fonctionne vraiment. Mais ce qui fonctionne vraiment n'a rien à faire avec ce que je désigne du réel. C'est une supposition tout à fait précaire que mon réel - car il faut bien que je me le mette à mon actif- conditionne la réalité, celle de votre audition par exemple. Il y a là un abîme, dont on est loin de pouvoir assurer qu'il se franchit.

En d'autres termes, l'instance du savoir que Freud renouvelle,je veux dire rénove sous la forme de l'inconscient, ne suppose pas du tout obli­gatoirement le réel dont je me sers.

J'ai véhiculé beaucoup de ces choses que l'on appelle freudiennes.]' ai même intitulé une chose que j 'ai écrite La Chose freudienne. Mais dans ce que j 'appelle le réel, j 'ai inventé, parce que cela s'est imposé à moi. Peut-être y en a-t-il ici qui se souviennent comment et à quel moment a surgi ce fameux nœud qui est tout ce qu'il y a de plus figuratif. C'est le maximum qu'on puisse en figurer que de dire qu'à l'imaginaire et au symbolique, c 'est-à-dire à des choses qui sont très étrangères l'une à l'autre, le réel apporte l'élément qui peut les faire tenir ensemble.

C'est là quelque chose dont je peux dire que je le considère comme n'étant rien de plus que mon symptôme.Je veux dire que c'est ma façon à moi de porter à son degré de symbolisme, au second degré, l' élucu­bration freudienne - si tant est qu'il y ait ce que l'on puisse appeler une élucubration freudienne. Disons que c'est dans la mesure où Freud a articulé l'inconscient que j 'y réagis .

Nous voyons déjà là que c'est une façon de porter le sinthome lui­même au second degré. C'est dans la mesure où Freud a vraiment fait une découverte - à supposer que cette découverte soit vraie - que l'on peut dire que le réel est ma réponse symptomatique.

Réduire cette réponse à être symptomatique, c'est aussi réduire toute invention au sinthome.

1 32

Page 133: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

2

Changeons de place. A-t-on une mémoire ? Peut-on dire qu'on fasse plus à dire qu'on l'a

qu'à imaginer qu'on l'a, qu'on en dispose ? Je devrais dire qu'on en dire­spose, qu'on a à dire.

La langue que j 'ai appelée lalanglaise a toutes sortes de ressources pour dire ça. 1 have to tell. On traduit J'ai à dire, qui est d'ailleurs un anglicisme. Mais qu'on puisse dire non seulement have, mais ought, 1 ought to tell, donne le glissement. ]' ai à dire devient Je dois dire. De même, qu'on puisse mettre l'accent sur le verbe d'une façon telle qu'on puisse dire 1 do make,J'insiste en somme sur le fait que par ce making il n'y a que fabrication. Ou encore, qu'on puisse également séparer la négation sous la forme 1 don 't, ce qui veut dire Je m 'abstiens de faire quelque chose. 1 don 't talk,Je ne choisis pas de parler, de parler quoi ? Dans le cas de Joyce, c'est le gaélique.

Ceci suppose ou implique qu'on choisit de parler la langue qu'on parle effectivement. En fait, on ne fait que s'imaginer la choisir. Et ce qui résout la chose, c'est que cette langue, en fin de compte, on la crée. Ce n'est pas réservé aux phrases où la langue se crée. On crée une langue pour autant qu'à tout instant on lui donne un sens, on donne un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante. Elle est vivante pour autant qu'à chaque instant on la crée. C'est en cela qu'il n'y a pas d'inconscient collectif. Il n'y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu'il parle.

Donc, il s'agit pour moi de savoir si je ne sais pas ce que je dis comme vrai. C'est à chacun de ceux qui sont ici de me dire comment il l'entend. Après tout, il n'est pas sûr que ce que je dise du réel soit plus que de parler à tort et à travers.

Dire que le réel est un sinthome, le mien, n'empêche pas que l' éner­gétique, dont j 'ai parlé tout à l'heure, le soit moins. Quel serait le privi­lège de l'énergétique ? - si ce n'est que, à condition de faire les bonnes manipulations, les manipulations conformes à un certain enseignement mathématique, on trouve toujours un nombre constant. Mais on sent bien à tout instant que c'est une exigence, si l'on peut dire, préétablie.

1 33

Page 134: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

Ce qui constitue en soi l'énergétique, c'est qu'il faut trouver un truc pour obtenir la constante. Le truc convenable, celui qui réussit, est sup­posé conforme à ce qu'on appelle la réalité. Mais je fais tout à fait la dis­tinction entre, d'une part, ce supposé réel, qui est cet organe, si je puis dire, qui n'a absolument rien à faire avec un organe charnel, par quoi imaginaire et symbolique sont noués, et, d'autre part, ce qui, de la réa­lité, sert à fonder la science.

Le réel dont il s'agit est illustré du fait que, dans ce nœud mis à plat, je montre un champ comme essentiellement distinct du réel, qui est le champ du sens. On peut dire que le réel a et n'a pas un sens au regard de ceci, que le champ du sens en est distinct.

Que le réel n'ait pas de sens, c'est ce qui est figuré par ceci, que le sens est ici et le réel là.

R

n n'y a pas d'Autre de l'Autre

1

Le vrai trou est id

Le symbolique se distingue d'être spécialisé, si l'on peut dire, comme trou. Mais le frappant est que le vrai trou est ici, où se révèle qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre.

Là serait la place du réel, de même que le sens, c'est l'Autre du réel, mais il n'y a rien de tel. À la place de l'Autre de l'Autre, il n'y a aucun ordre d'existence. C'est bien en quoi je peux penser que le réel, lui non plus.

Je peux penser que le réel est en suspens, si l'on peut dire. Il peut être ce à quoi je l'ai réduit, sous forme de question, à savoir à n'être qu'une réponse à l'élucubration de Freud, dont on peut tout de même dire

134

Page 135: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

qu'elle répugne à l'énergétique, qu'elle est tout à fait en l'air au regard de cette énergétique.

La seule conception qui puisse suppléer à ladite énergétique, c 'est celle que j 'ai énoncée sous le terme de réel.

3

{Les questions, posées par écrit, sont lues par LAcan.}

On me pose comme question ceci - Si la psychanalyse est un sinthome -je n'ai pas dit que la psychanalyse était un sinthome - est-ce que ce que vous faites avec votre nœud et vos ma thèmes, ce n 'est pas la déchlffrer, avec la conséquence d'en dissiper la signification ?

Je ne pense pas que la psychanalyse soit un sinthome.Je pense qu'elle est une pratique dont l'efficacité, malgré tout tangible, implique pour moi que je fasse ce que l'on appelle mon nœud, à savoir ce nœud triple au tableau. C'est en cela que je suspends l'abord de ce tiers qui se dis­tingue de la réalité et que j 'appelle le réel. C'est en cela aussi que je ne peux pas dire je pense, puisque c'est une pensée encore tout à fait fer­mée, c'est-à-dire au dernier terme énigmatique.

La distinction du réel par rapport à la réalité, je ne suis pas sûr que cela se confonde avec la valeur propre que je donne au terme de réel. Le réel étant dépourvu de sens,je ne suis pas sûr que le sens de ce réel ne pour­rait pas s'éclairer d'être tenu pour rien de moins qu'un sinthome.

Voilà ce que, à la question qui m'est posée, je réponds. Je crois pouvoir supporter d'une topologie gro�sière ce qui est en

cause, à savoir la fonction même du réel, distinguée par moi de ce que je crois pouvoir tenir avec certitude pour l'inconscient - avec certitude parce que j 'ai la pratique du terme d'inconscient, n'est-ce pas . C'est dans la mesure où l'inconscient ne va pas sans référence au corps que je pense que la fonction du réel peut en être distinguée.

Je pense que le psychanalyste ne peut pas se concevoir autrement que comme un sinthome. Ce n'est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c'est le psychanalyste. C'est ce que je répondrai à ce qui m'a été posé comme question.

1 35

Page 136: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

- Selon la Genèse traduite par André Chouraqui - je vous lis les choses qu'on a eu la bonté de m'écrire, ce qui n'est pas plus mal qu'autre chose, étant donné que j 'ai dit que le réel tient à l'écriture - Dieu créa à l'homme une aide contre lui. Qu 'en est-il du psychanalyste comme aide contre ?

Le psychanalyste est une aide dont on peut dire que c'est un retour­nement des termes de la Genèse, puisqu'aussi bien l'Autre de l'Autre, c 'est ce que je viens de définir à l'instant comme, là, ce petit trou. Que ce petit trou à lui tout seul puisse fournir une aide, c'est justement en cela que l'hypothèse de l'inconscient a son support.

L'hypothèse de l'inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu'à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c'est Dieu. C'est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom­du-Père, on peut aussi bien s'en passer. On peut aussi bien s'en passer à condition de s'en servir.

- Chaque acte de parole, coup de force d'un inconscient particulier, n 'est-il pas collectivisation de l'inconscient ?

Si chaque acte de parole est le coup de force d'un inconscient parti­culier, il est tout à fait clair que, comme nous en avons la théorie, chaque acte de parole peut espérer être un dire. Et le dire aboutit à ce dont il y a la théorie, la théorie qui est le support de toute espèce de révolution, à savoir une théorie de la contradiction.

On peut dire des choses très diverses , chacune étant à l'occasion contradictoire. Mais que de là il sorte une réalité qu'on présume être révolutionnaire, c'est très précisément ce qui n'a jamais été prouvé. Je veux dire que ce n'est pas parce qu'il y a du remue-ménage contradic­toire que rien n'en soit jamais sorti comme constituant d'une réalité. On espère qu'une réalité en sortira, mais c'est bien ce qui ne s'est jamais avéré comme tel.

- Quelle limite assignez-vous aux champs de la métaphore ? C'est une très bonne question. Ce n'est pas parce que la droite est

infinie qu'elle n'a pas de limite, car la question continue par - Les champs de la métaphore sont-ils infinis comme la droite, par exemple ?

Il est certain que le statut de la droite mérite réflexion. Qu'une droite coupée soit assurément finie, comme ayant des limites, ne dit pas pour autant qu'une droite infinie soit sans limite. Ce n'est pas parce que le fini

1 36

Page 137: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

a des limites qu'une droite infinie suffise à métaphoriser l'infini, puis­qu'elle peut être supposée avoir ce qu'on appelle un point à l'infini, c'est-à-dire faire cercle.

Ce que pose comme question la droite, c'est justement ceci, que la droite n'est pas droite. Le rayon lumineux semble nous en donner une image, mais chacun sait, comme il semble bien aux dernières nouvelles d'Einstein, qu'on doit le supposer flexible. Il s'infléchit, ce rayon lumi­neux, quoiqu'il donne toute apparence de réaliser la droite à la courte portée qui est la nôtre.

Comment concevoir une droite qui à l'occasion se tord ? C'est évi­demment un problème que soulève ma question du réel. Elle implique en quelque sorte qu'on puisse poser des questions comme, mon Dieu, celle que Lénine posait. Il a expressément formulé qu'une droite pou­vait être tordue. Il l' a impliqué dans une métaphore sienne qui se sup­portait de ceci, que même un bâton peut l'être, et qu'un bâton étant ce qu'on appelle grossièrement l'image d'une droite, un bâton peut être, du seul fait d'être bâton, tordu et, du même coup, en position de pou­voir être redressé.

Quel est le sens de ce redresser par rapport à l'usage que nous pouvons faire dans le nœud borroméen de deux droites ? Quelle peut être la définition de la droite en dehors du support à courte portée du rayon lumineux ? Il n'y en a aucun autre que ce qu'on appelle le plus court chemin d'un point à un autre. Mais comment savoir quel est le plus court chemin d'un point à un autre ?

-Je m'attends toujours à ce que vous jouiez sur les équivoques. Vous avez dit Y a d'l'Un, vous nous parlez du réel comme impossible, vous n 'appuyez pas sur Un-possible . À propos de Joyce vous parlez de pàroles imposées, vous n 'appuyez pas sur le Nom-du-Père comme Un-posé .

Ça, c'est une chose qui est signée. Qui est-ce qui s'attend toujours à ce que je joue sur les équivoques saintes ? Je n'y tiens pas spécialement. Il me semble que je les démystifie. Il est certain que cet Un m' embar­rasse fort. Je ne sais qu'en faire, puisque l'Un n'est pas un nombre, comme chacun sait, et comme je le souligne à l'occasion.

Je parle du réel comme impossible dans la mesure où je crois juste­ment que le réel - enfin, je crois, si c'est mon symptôme, dites-le-moi -le réel est, il faut bien le dire, sans loi. Le vrai réel implique l'absence de

1 37

Page 138: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'INVENTION DU RÉEL

loi. Le réel n'a pas d'ordre. C'est ce que je veux dire en disant que la seule chose que j 'arriverai peut-être un jour à articuler devant vous, c 'est quelque chose qui concerne ce que j 'ai appelé un bout de réel.

- Que pensez-vous du remue-ménage contradictoire qui s 'dfectue depuis quelques années en Chine ?

J'attends. Mais je n'espère rien.

- Le point se dljinit de l 'intersection de trois plans. Peut-on dire qu 'il est réel ? L'écriture de traits, en tant qu 'alignement de points, l'écriture, le trait en tant qu 'alignement de points sont-ils réels, au sens où vous l 'entendez ?

Il est écrit au sens que vous l'entendez. Non, il n'y a pas de quoi rire, c'est une question qui vaut tout à fait la peine d'être posée. Le point se définit de l'intersection de trois plans, peut-on dire qu'il est réel ?

L'implication de ce que j 'appelle la chaîne borroméenne, qu'il n'y ait entre ses éléments constituants aucun point commun, exclut certaine­ment du réel le point comme tel. Qu'une figuration du réel ne puisse se supporter que de cette hypothèse qu'il n'y ait aucun point commun, aucun branchement, aucun i grec dans l'écriture, y, implique certes que le réel ne comporte pas le point comme tel. Je suis tout à fait recon­naissant de cette question.

- Le nombre constant dont vous parlez a-t-il un rapport avec le phallus ou avec la fonction phallique ?

Je ne pense absolument pas - enfin,je pense,je pense pour autant que ma pensée est plus qu'un symptôme - que le phallus puisse être un support suffisant à ce que Freud concevait comme énergétique. Et même, ce qui est tout à fait frappant, c'est qu'il ne l'ait jamais lui-même identifié.

Quelqu'un m'écrit en chinois, non, en japonais, ce qui est très, très gentil. Je veux dire que je reconnais les petits caractères. J'aimerais bien que la personne qui m'a envoyé ce texte me le traduise.

- Est-ce que vous �tes anarchiste ? Sûrement pas.

1 3 8

Page 139: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

DE L'INCONSCIENT AU RÉEL

- Quel peut bre le statut d'une réponse faite à une élucubration à partir de

laquelle elle se définirait comme sinthome ?

J'ai évoqué tout à l'heure une élucubration qui est celle de l'incons­cient.Vous vous êtes certainement aperçu qu'il fallait que je baisse le sin­thome d'un cran pour considérer qu'il était homogène à l'élucubration de l'inconscient. Je veux dire qu'il se figurait comme noué avec lui. Ce que j'ai supposé tout à l'heure, c'est que je réduisais le sinthome, qui est ici, à quelque chose qui réponde non pas à l'élucubration de l'incons­cient, mais à la réalité de l'inconscient. Il est certain que, même sous cette forme, cela implique un troisième terme, qui maintienne séparés ces deux ronds de ficelle.

Le nœud du sinthome et de l 'inconsdent, maintenu par le corps

Ce troisième terme peut être ce que l'on veut. Mais si le sin thome est considéré comme étant l'équivalent du réel, ce troisième terme ne peut être dans l'occasi.on que l'imaginaire. Après tout, on peut faire la théo­rie de Freud en faisant de cet imaginaire, à savoir du corps, tout ce qui tient séparés les deux de l'ensemble que j'ai constitué ici par le nœud du symptôme et du symbolique.

Je vous remercie de m'avoir envoyé vos questions, mise à part celle­ci - �tre dgare tordu est-il un symptôme de votre réel ?

Certainement. Mon cigare tordu a le plus étroit rapport avec la ques­tion que j'ai posée sur la droite, également tordue, du même nom.

1 3 AVRIL 1 976

Page 140: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 141: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

Page 142: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 143: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

x

L'ÉCRITURE DE L'EGO

Ce qui manque à la philosophie et ce qui y supplée D'une logique de sacs et de cordes

Se dépêtrer de l 'idée d'éternité D'un corps laissé tomber comme une pelure

Ce qui manque au nœud de Joyce et ce qui le corrige

La dernière fois,je vous ai fait la confidence que la grève, ça m'arran­gerait très bien. Je n'avais aucune envie de vous raconter quoi que ce soit parce que j 'étais moi-même embarrassé.

Est-ce que l'on entend ? Je ne vais pas parler plus fort. Ça marche, ce micro ? Il me serait très facile de trouver un autre prétexte, celui que ça ne marche pas, par exemple - non pas que cette fois-ci je n'aie pas quelque chose à vous dire.

La dernière fois, j 'étais trop empêtré, là, entre mes nœuds et Joyce, pour que j 'eusse la moindre envie de vous en parler. J'étais embarrassé, maintenant je le suis un peu moins, parce que j 'ai cru trouver des trucs transmissibles.

Je suis évidemment plutôt actif. Ça me provoque, la difficulté, de sorte que je m'acharne pendant tous mes week-ends à me casser la tête sur quelque chose qui ne va pas de soi - car il ne va pas de soi que j 'ai trouvé le prétendu nœud borroméen.

1

J'essaie, en somme, de forcer les choses. Joyce n'avait, en effet, aucune espèce d'idée du nœud borroméen.

Ce n'est pas qu'il n'ait pas fait usage du cercle et de la croix. On ne parle même que de ça à son propos. Un nommé Clive Hart, esprit émi­nent qui s'est consacré à commenter Joyce, en fait grand état et grand

1 43

Page 144: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

usage, tout spécialement à propos de Finnegans fVclke, dans le livre qu'il a intitulé Structure in james joyce.

La première chose que je puis vous dire, c'est que l'expression Faut le foire ! a un style de maintenant. On l'a jamais autant dit, et cela se loge tout naturellement dans la fabrication de ce nœud, qui est en réalité une chaîne.

fljàut le faire se réduit à l'écrire. Ce qu'il y a de curieux, c'est que ce nœud est un appui à la pensée. Je me permettrai de l'illustrer d'un terme qui permet d'écrire autrement la pensée. Il faut que je vous l'écrive sur cette petite feuille de papier blanc - appensée.

Ce nœud est un appui à la pensée, mais, curieusement, pour en tirer quelque chose, il faut l'écrire, alors que, rien qu'à le penser, il n'est pas facile de se le représenter, même le plus simple, et de le voir fonction­ner. Ce nœud, ce nœud bo, porte avec lui qu'il faut l'écrire pour voir comment il fonctionne.

L'appeler nœud ho fait penser à quelque chose qui est évoqué quelque part dans Joyce - où sur le mont Neubo la Loi nous fut donnée.

Une écriture est donc un faire qui donne support à la pensée. À vrai dire, le nœud bo change complètement le sens de l'écriture. Il

donne à ladite écriture une autonomie, d'autant plus remarquable qu'il y a une autre écriture, celle qui résulte de ce qu'on pourrait appeler une précipitation du signifiant. C'est sur elle que Derrida a insisté, mais il est tout à fait clair que je lui ai montré la voie, comme l'indique déjà suf­fisamment le fait que je n'ai pas trouvé d'autre façon de supporter le signifiant que de l'écriture grand S.

Ce qui reste, c'est le signifiant. Mais ce qui se module dans la voix n'a rien à faire avec l'écriture. C'est en tout cas ce que démontre parfaitement mon nœud bo, et ça change le sens de l'écriture. Ça montre quelque chose à quoi on peut accrocher des signifiants. Et comment les accroche-t-on, ces signifiants ? Par l'intermédiaire de ce que j'appelle dit-mension.

Là aussi, je l'écris, parce que je ne suis pas du tout sûr que cela ne vous ait pas échappé.

Dit-mension est mension du dit. Cette façon d'écrire a un avantage, elle permet de prolonger mension en mensionge, ce qui indique que le dit n'est pas du tout forcément vrai.

Autrement dit, le dit qui résulte de ce qu'on appelle la philosophie n'est pas sans un certain manque, à quoi j 'essaie de suppléer par ce

1 44

Page 145: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L'EGO

recours à ce qui ne peut que s'écrire, le nœud bo, pour qu'on en tire un parti.

Il n'en reste pas moins que ce qu'il y a de philia dans le philo qui com­mence le mot philosophie peut prendre un poids. La philia est le temps, en tant que pensée. Le temps-pensée, c'est la philia.

L'écriture, je me permets de l'avancer, change le sens, le mode de ce qui est en jeu, à savoir la philia de la sagesse. La sagesse, ce n'est pas très facile à supporter autrement que de l'écriture, celle du nœud bo - de sorte qu'en somme, pardonnez à mon infatuation, ce que j 'essaie de faire avec mon nœud bo n'est rien de moins que la première philoso­phie qui me paraisse se supporter.

La seule introduction des nœuds bo donne l'idée qu'ils supportent un os. Cela suggère, si je puis dire, suffisamment quelque chose que j 'appellerai dans cette occasion osbjet.

C'est bien ce qui caractérise la lettre dont j 'accompagne cet osbjet, à savoir la lettre petit a. Si je réduis cet osbjet à ce petit a, c'est précisément pour marquer que la lettre ne fait en l'occasion que témoigner de l'intrusion d'une écriture comme autre, avec un petit a.

L'écriture en question vient d'ailleurs que du signifiant. Ce n'est tout de même pas d'hier que je me suis intéressé à cette affaire de l'écriture, et que je l'ai promue la première fois que j 'ai parlé du trait unaire, ein­ziger Zug dans Freud.

Du fait du nœud borroméen, j 'ai donné un autre support à ce trait unaire. Cet autre support, je ne vous l'ai pas encore sorti. Dans mes notes, je l'écris DI. Ce sont les initiales de droite infinie.

La droite infinie, dont ce n'est pas la première fois que vous m' enten­dez parler, je la caractérise de son équivalence au cercle. C'est le prin­cipe du nœud borroméen. En combinant deux droites avec le cercle, on a l'essentiel du nœud. Pourquoi la droite infinie a-t-elle cette vertu, ou qualité ? Parce qu'elle est la meilleure illustration du trou, meilleure que le cercle.

La topologie nous indique que le cercle a un trou au milieu. On se met même à rêver sur ce qui en fait le centre, ce qui se prolonge dans toutes sortes d'effets de vocabulaire, le centre nerveux par exemple, dont personne ne sait exactement ce que ça veut dire. La droite infinie, elle, a pour vertu d'avoir le trou tout autour. C'est le support le plus simple du trou.

1 45

Page 146: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

À nous référer à la pratique, qu'est-ce que ceci nous donne ? L'homme, et non pas Dieu, est un composé trinitaire. Composé de quoi ? De ce que nous appellerons élément. Qu'est-ce qu'un élément ? Un élément, c'est, d'une part, ce qui fait

un - autrement dit, le trait unaire - et ce qui, du fait de faire un, amorce la substitution. La caractéristique d'un élément, c'est qu'on procède à la combinatoire des éléments .

Réel, imaginaire, symbolique vaut bien l'autre triade dont, à entendre Aristote, on nous faisait le jus de composer l'homme, à savoir noùs, psuchè, sôma, ou encore volonté, intelligence, affectivité.

Ce que j 'essaie d'introduire avec l'écriture du nœud n'est rien de moins que ce que j 'appellerai une logique de sacs et de cordes.

Évidemment, il y a le sac, dont le mythe, si je puis dire, consiste dans la sphère. Mais personne, semble-t-il, n'a suffisamment réfléchi aux conséquences de l'introduction de la corde. Ce que la corde prouve, c'est qu'un sac n'est clos qu'à le ficeler. Dans toute sphère, il nous faut bien imaginer quelque chose - qui est, bien sûr, en chaque point de la sphère - qui noue d'une corde cette chose dans laquelle on souille.

Si je vais vous parler dans un moment des souvenirs d'enfance de Joyce, c'est qu'il me faut montrer en quoi cette logique dite de sacs et de cordes peut nous aider à comprendre comment Joyce a fonctionné comme écrivain.

2

Les gens écrivent leurs souvenirs d'enfance. Ça a des conséquences. C'est le passage d'une écriture à une autre écriture.

La psychanalyse, c'est autre chose. Elle passe par un certain nombre d'énoncés. Il n'est pas dit qu'elle mette dans la voie d'écrire. Ce que je suis en train de vous imposer par mon langage, c'est que ça mérite d'y regarder à deux fois, quand on vient demander, au nom de je ne sais quelle inhibition, d'être mis en posture d'écrire. J'y regarde, quant à moi, à deux fois quand il m'arrive, comme à tout le monde, qu'on vienne me demander ça. Écrire, ce n'est pas du tout tranché qu'avec la psychanalyse on y arrivera. Cela suppose une investigation à propre­ment parler de ce que ça signifie, d'écrire.

1 46

Page 147: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L'EGO

Ce que je vais vous suggérer aujourd'hui concerne très précisément ce que ça signifie pour Joyce.

Il m'est venu dans la boule - boule qui est loin d'être sphérique dans l'occasion, puisqu'elle se rattache à tout ce qu'on sait - l'idée que quelque chose est arrivé à Joyce par une voie dont je crois pouvoir rendre compte.

Quelque chose lui est arrivé qui fait que, chez lui, ce qu'on appelle couramment l'ego a joué un tout autre rôle que le rôle simple - qu'on s'imagine simple - qu'il joue dans le commun de ceux qu'on appelle à juste titre mortels . L'ego a rempli chez lui une fonction dont je ne peux rendre compte que par mon mode d'écriture.

Ce qui m'a mis sur la voie vaut la peine d'être signalé. C'est que l'écriture est essentielle à son ego.

Il l' a illustré dans une rencontre avec je ne sais plus quel jean-foutre qui venait l'interviewer. Je n'ai pas retrouvé le nom dans l'Ellmann, qui est la plus soigneuse de ses biographies, non pas que ça n'y soit sûrement pas, mais parce que je n'ai pas eu le temps de le rechercher ce matin. L'épisode est bien connu, et un quelconque des biographes de Joyce en fait état.

Quelqu'un est donc venu le voir un jour, et lui a demandé de parler d'une certaine image qui reproduisait un aspect de la ville de Cork. Joyce, qui savait où attendre son type au tournant, lui a répondu que c'était Cork. Sur quoi le type a dit - Mais c'est bien évident,je sais que c'est, disons, la grand'place de Cork,je la reconnais. Mais qu 'est-ce qui encadre cette image ? À quoi Joyce lui a répondu - Cork, ce qui veut dire, traduit en français, du liège.

Ceci est donné comme illustration du fait que, dans ce qu'il écrit, Joyce en passe toujours par ce rapport à l'encadrement. Il suffit de lire le petit tableau de correspondances qu'il a donné de l' Ulysses à Stuart Gilbert, qu'il a donné aussi, quoique un peu différent, à Linati, qu'il a donné à quelques autres, dont Valery Larbaud. Dans chacune des choses qu'il ramasse, qu'il raconte pour en faire cette œuvre d'art qu'est Ulysses,, l'encadrement a toujours un rapport au moins d'homonymie avec ce qu'il est censé raconter comme image. Par exemple, chacun des chapitres d' Ulysses se veut supporté d'un certain mode d'encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie. Cet encadre­ment est lié pour lui à l'étoffe même de ce qu'il raconte. Cela n'est pas

1 47

Page 148: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

sans évoquer mes petits ronds, qui sont eux aussi le support de quelque

encadrement.

La question est la suivante - qu'est-ce qui se passe quand quelque

chose arrive à quelqu'un par suite d'une faute ?

Cette faute n'est pas uniquement conditionnée par le hasard. Ce que

nous apprend en effet la psychanalyse, c 'est qu'une faute ne se produit

jamais par hasard. Il y a derrière tout lapsus, pour l'appeler par son nom,

une finalité signifiante. S'il y a un inconscient, la faute tend à vouloir

exprimer quelque chose, qui n'est pas seulement que le sujet sait,

puisque le suj et réside dans cette division même que je vous ai repré­

sentée en son temps par le rapport d'un signifiant à un autre signifiant.

La faute exprime la vie du langage, vie pour le langage étant tout autre

chose que ce que l'on appelle simplement vie. Ce qui signifie mort pour

le support somatique a tout autant de place que vie dans les pulsions qui

relèvent de ce que je viens d'appeler la vie du langage. Les pulsions en

question relèvent du rapport au corps, et le rapport au corps n'est un rap­

port simple chez aucun homme - outre que le corps a des trous. C'est

même, au dire de Freud, ce qui aurait dû mettre l'homme sur la voie de

ces trous abstraits qui concernent l'énonciation de quoi que ce soit.

Cette référence suggère qu'il faut essayer de se dépêtrer de l'idée

d'éternité. C'est une idée essentiellement confuse, qui ne s'attache qu'au

temps passé - philia dont je parlais tout à l'heure. On pense un amour

éternel, et il arrive même qu'on en parle à tort et à travers, sans savoir

du tout ce qu'on dit, parce qu'on entend par là l'autre vie, si je puis

m'exprimer ainsi.Vous voyez comment tout s'engage, et où vous mène

cette idée d'éternité, dont personne ne sait ce que c'est.

Pour ce qui est de Joyce, j 'aurais pu vous lire une confidence qu'il

nous fait dans le Portrait of the Artist as a Young Man.

À propos de Tennyson, de Byron, de choses se référant à des poètes,

il s 'est trouvé des camarades pour le ficeler à une barrière en fil de fer

barbelé, et lui donner, à lui, James Joyce, une raclée. Le camarade qui

dirigeait toute l'aventure était un nommé Héron, terme qui n'est pas

indifférent, puisque c 'est l'erôn. Ce Héron l'a donc battu pendant un

certain temps, aidé de quelques autres camarades .

Après l 'aventure,Joyce s 'interroge sur ce qui a fait que, passé la chose,

il ne lui en voulait pas. Il s 'exprime alors d'une façon très pertinente,

comme on peut l'attendre de lui, je veux dire qu'il métaphorise son

1 48

Page 149: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L'EGO

rapport à son corps. Il constate que toute l'affaire s'est évacuée, comme une pelure, dit-il.

Qu'est-ce que ceci nous indique ? - sinon quelque chose qui concerne chez Joyce le rapport au corps, rapport déjà si imparfait chez tous les êtres humains.

Qui est-ce qui sait ce qui se passe dans son corps ? C'est là quelque chose d'extraordinairement suggestif. C'est même pour certains le sens qu'ils donnent à l'inconscient. Pourtant, s'il y a quelque chose que j 'ai depuis l'origine articulé avec soin, c'est que l'inconscient n'a rien à faire avec le fait qu'on ignore des tas de choses quant à son propre corps. Quant à ce qu'on sait, c'est d'une tout autre nature. On sait des choses qui relèvent du signifiant.

L'ancienne notion de l'inconscient, l' Unerkannt, prenait précisé­ment appui de notre ignorance de ce qui se passe dans notre corps. L'inconscient de Freud, c'est justement le rapport qu'il y a entre un corps qui nous est étranger et quelque chose qui fait cercle, voire droite infinie, et qui est l'inconscient, ces deux choses étant de toute façon l'une à l'autre équivalentes.

Alors, quel sens donner à ce dont Joyce témoigne ? Il ne s'agit pas simplement dans son témoignage du rapport à son

corps, mais, si je puis dire, de la psychologie de ce rapport. Après tout, la psychologie n'est pas autre chose que l'image confuse que nous avons de notre propre corps. Mais cette image confuse n'est pas sans compor­ter des affects, pour appeler ça comme ça s'appelle. À s 'imaginer juste­ment ce rapport psychique, il y a quelque chose de psychique qui s'affecte, qui réagit, qui n'est pas détaché, à la différence de ce dont Joyce témoigne après avoir reçu les coups de bâton de ses quatre ou cinq camarades. Chez Joyce, il n'y a que quelque chose qui ne demande qu'à s'en aller, qu'à lâcher comme une pelure.

Qu'il y ait des gens qui n'aient pas d'affect à la violence subie cor­porellement est curieux. La chose est d'ailleurs là ambiguë - ça lui a peut­être fait plaisir, le masochisme n'étant pas du tout exclu des possibilités de stimulation sexuelle de Joyce, il y a assez insisté concernant Bloom. Mais je dirai plutôt que ce qui est frappant, ce sont les métaphores qu'il emploie, à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure. Il n'a pas joui cette fois-là, il a eu une réaction de dégoût. C'est là quelque chose qui vaut psychologiquement. Ce dégoût concerne en

1 49

Page 150: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

somme son propre corps. C'est comme quelqu'un qui met entre paren­

thèses, qui chasse le mauvais souvenir.

Avoir rapport à son propre corps comme étranger est certes une pos­

sibilité, qu'exprime le fait de l'usage du verbe avoir. Son corps, on l'a, on

ne l'est à aucun degré . C'est ce qui fait croire à l'âme, à la suite de quoi

il n'y a pas de raison de s'arrêter, et on pense aussi qu'on a une âme, ce

qui est un comble. Mais la forme, chez Joyce, du laisser tomber du rapport

au corps propre est tout à fait suspecte pour un analyste, car l'idée de soi

comme corps a un poids. C'est précisement ce que l'on appelle l'ego.

Si l 'ego est dit narcissique, c'est bien parce que, à un certain niveau,

il y a quelque chose qui supporte le corps comme image. Dans le cas de

Joyce, le fait que cette image ne soit pas intéressée dans l'occasion,

n'est-ce pas ce qui signe que l 'ego a chez lui une fonction toute parti­

culière ? Et comment écrire cela dans mon nœud bo ?

Là, maintenant, je franchis quelque chose, et il n'est pas forcé que

vous le suiviez.

Jusqu'où va, si je puis dire, la père-version ? - écrite comme vous savez,

depuis le temps, que je l'écris.

La père-version est la sanction du fait que Freud fait tout tenir sur la

fonction du père. Et le nœud bo, c 'est ça.

Le nœud bo n'est que la traduction de ceci, que l'on me rappelait

encore hier soir, que l'amour, et, par-dessus le marché, l'amour que l'on

peut qualifier d'éternel, s 'adresse au père, au nom de ceci qu'il est por­

teur de la castration. C'est au moins ce que Freud avance dans Totem et

Tabou par la référence à la première horde. C'est dans la mesure où les

fils sont privés de femme qu'ils aiment le père.

C'est là quelque chose de tout à fait singulier et ahurissant, que seule

sanctionne l'intuition de Freud.

À cette intuition j 'essaie de donner un autre corps dans mon nœud

bo, qui est si bien fait pour évoquer le mont Neubo où, comme on dit,

fut donnée la Loi - laquelle n'a absolument rien à faire avec les lois du

monde réel, ces lois étant d'ailleurs une question qui reste tout entière

ouverte. La Loi dont il s'agit dans l'occasion est simplement la loi de

l'amour, c 'est-à-dire la père-version.

Il est très curieux qu'apprendre à écrire, tout au moins à écrire

mon nœud bo, serve à quelque chose. Je vais tout de suite vous illustrer

ce propos.

1 50

Page 151: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L'EGO

Supposez qu'il y ait quelque part, nommément là, une erreur, à savoir que les coupures fassent une faute. Supposez que là où je l'indique, le troisième rond passe par-dessus le grand R au lieu de passer par-dessous. Qu'en résulte-t-il ?

Le nœud raté

Le grand 1 n'a plus qu'à foutre le camp. Il glisse, exactement comme ce que Joyce ressent après avoir reçu sa raclée. Il glisse, le rapport imaginaire n'a pas lieu. Cela laisse d'ailleurs à penser que, si Joyce s'est tellement inté­ressé à la perversion, c'était peut-être pour autre chose. Peut-être qu'après tout, la raclée, ça le dégoûtait. Ce n'était peut-être pas un vrai pervers.

Pourquoi Joyce est-il si illisible ? Il faut tâcher de s'imaginer pour­quoi. C'est peut-être parce qu'il n'évoque en nous aucune sympathie. Mais quelque chose ne pourrait-il pas être suggéré dans notre affaire par le fait, lui patent, qu'il a un ego d'une tout autre nature ?

Au moment de sa révolte - car c'est un fait qu'il arrive à se dégager de ses camarades - précisément, cet ego ne fonctionne pas, pas tout de suite, mais fonctionne tout juste après, au moment où Joyce témoigne ne plus garder aucune reconnaissance, si je puis dire, à qui que ce soit d'avoir reçu cette raclée.

Voyez le nœud. Rien de plus commun à imaginer que cette erreur, cette faute, ce lapsus. Pourquoi n'arriverait-il pas qu'un nœud ne soit pas borroméen, que ça rate ? J'ai dix mille fois fait des erreurs au tableau en dessinant le nœud. Eh bien, ce que je suggère, c'est de supposer main­tenant la correction de cette erreur.

151

Page 152: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

L'ego correcteur

Voilà exactement ce qui se passe, et où j'incarne l'ego comme correc­teur du rapport manquant, soit ce qui, dans le cas de Joyce, ne noue pas borroméennement l'imaginaire à ce qui fait chaîne de réel et d'incons­cient. Par cet artifice d'écriture, se restitue, dirai-je, le nœud borroméen.

Vous le voyez, il ne s'agit pas d'une face, mais d'un fil. La géométrie commune, celle d'où sort le mot face, c'est des choses qui jouent sur les faces. Les polyèdres, c'est tout plein de faces, d'arêtes et de sommets. Mais le nœud, lui, nous introduit à une autre dimension, dont je dirai que, à la différence de l'évidence de la face géométrique, c'est évidé. Et

justement parce que c'est évidé, ce n'est pas évident. Il y a quelqu'un qui m'avait interpellé jadis - Pourquoi est-ce qu'il ne

dit pas le vrai sur le vrai ? Il ne dit pas le vrai sur le vrai parce que, dire le vrai sur le vrai, c'est un mensonge.

Le vrai intensionnel - je me permettrai ici d'écrire intension, que j'ai déjà distingué du mot extension - peut de temps en temps toucher à quelque chose de réel. Mais ça, pour le coup, c'est par hasard.

On n'imagine pas à quel point on fait de ratés dans l'écriture. Le lapsus calami n'est pas premier par rapport au lapsus linguae, mais il peut être conçu comme touchant au réel.

Je sais bien que mon nœud est uniquement ce par quoi s'introduit le réel comme tel. Faut pas s'frapper, ça ne va pas tellement loin. Il y a que moi qui en aie le maniement, mais autant en faire usage, puisque ça me sert à vous expliquer quelque chose. On peut bien tolérer, puisque c'est la situation où vous êtes, que je folâtre avec mes faibles moyens.

152

Page 153: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L 'EGO

C'est une façon d'articuler précisément ceci, que toute sexualité

humaine est perverse, si nous suivons bien ce que dit Freud. Il n'a jamais

réussi à concevoir ladite sexualité autrement que perverse, et c 'est bien

en quoi j 'interroge la fécondité de la psychanalyse.

Vous m'avez entendu très souvent énoncer ceci, que la psychanalyse

n'a même pas été foutue d'inventer une nouvelle perversion. C'est

triste. Si la perversion, c 'est l'essence de l'homme, quelle infécondité

dans cette pratique. Eh bien, je pense que, grâce à Joyce, nous touchons

quelque chose à quoi je n'avais pas songé.

Je n'y avais pas songé tout de suite, mais ça m'est venu avec le temps.

Le texte de Joyce, c'est fait tout à fait comme un nœud borroméen. Ce

qui me frappe, c'est qu'il n'y avait qu'à lui que ça échappait, à savoir qu'il

n'y a pas trace dans toute son œuvre de quelque chose qui y ressemble.

Mais cela me semble plutôt un signe d'authenticité.

Quand on lit le texte de Joyce, et surtout ses commentateurs, ce qui

frappe, c'est le nombre d'énigmes qu'il contient. Non seulement ça foi­

sonne, mais on peut dire que Joyce a joué là-dessus, sachant très bien qu'il

y aurait des joyciens pendant deux ou trois cents ans . Ce sont des gens

uniquement occupés à résoudre les énigmes. Cela consiste, au minimum,

à se demander pourquoi Joyce a mis ça là. Naturellement, ils trouvent tou­

jours une raison, il a mis ça là parce que, juste après, il y a un autre mot,

etc. Bref, c'est exactement comme dans mes histoires d' osbjet, de men­

sionge, de dit-mension et toute la suite. Mais moi, il y a des raisons,je veux

exprimer quelque chose,j 'équivoque, tandis qu' avec Joyce on y perd tou­

jours son latin, d'autant plus que, le latin, il en connaissait un bout.

L'énigme, heureusement, dans un temps je m'y suis intéressé. J'écris

ça E., E indice e. Il s 'agit de l'énonciation et de l'énoncé. L' énigme

consiste dans le rapport du grand E au petit e. Il s'agit de savoir pourquoi

diable un tel énoncé a-t-il été prononcé. C'est une affaire d'énonciation.

Et l'énonciation, c 'est l'énigme portée à la puissance de l'écriture.

Cela vaut la peine qu'on s'y arrête. Que Joyce soit l 'écrivain par

excellence de l'énigme, ne serait-ce pas la conséquence du rabou tage si

mal fait de cet ego, de fonction énigmatique, de fonction réparatoire ?

Que Joyce soit l'écrivain par excellence de l'énigme,j 'aurais pu vous

en citer maints exemples s ' il n'était si tard. Je vous incite à aller le véri­

fier. Ùlysses en traduction française, ça existe, et ça se trouve chez

Gallimard, si vous n'avez pas le vieux volume du temps de Sylvia Beach.

1 53

Page 154: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

POUR CONCLURE

3

Je pointerai avant de vous quitter quelques petites choses qui me paraissent notables.

Premier point. Il faut bien que vous réalisiez que ce que je vous ai dit des rapports de l'homme à son corps, et qui tient tout entier dans le fait que l'homme dit que le corps, son corps, il l' a. Déjà dire son, c'est dire qu'il le possède, comme un meuble, bien entendu. Ça n'a rien à faire avec quoi que ce soit qui permette de définir strictement le sujet, lequel ne se définit d'une façon correcte que de ce qu'il est représenté par un signifiant auprès d'un autre signifiant.

Ici, une remarque qui pourrait peut-être freiner un tout petit peu ce qui fait gouffre dans ce qu'il nous est permis de serrer de la père-version par l'usage du nœud borroméen. Il y a quelque chose dont on est tout à fait surpris que ça ne serve pas plus le corps comme tel - c'est la danse. Ça permettrait d'écrire un peu différemment le terme de condansation.

Autre question. Le réel est-il droit ? Je voudrais vous faire remarquer que, dans la théorie de Freud, le réel n'a rien à faire avec le monde. Ce qu'il nous explique avec quelque chose qui concerne précisément l'ego, à savoir le Lust-Ich, c'est qu'il y a une étape de narcissisme primaire qui se caractérise par ceci, non pas qu'il n'y ait pas de sujet, mais qu'il n'y a pas de rapport de l'intérieur à l'extérieur.

J 'aurai sûrement à y revenir, je ne dis pas forcément devant vous, parce que, après tout, je n'ai aucune espèce de certitude à l'heure actuelle que l'année prochaine, je posséderai encore cet amphithéâtre. Mais supposez que je trouve quelque part un endroit de soixante-dix mètres carrés. Eh bien, ça fera la place pour huit personnes, en comp­tant moi, et c'est le meilleur de ce que je souhaite.

Il faudrait encore que je dise quelques mots, que j 'avais préparés, de la fameuse épiphanie de Joyce, que vous rencontrerez à tous les tournants.

Je vous prie de contrôler ceci. Quand il en donne une liste, toutes ses épiphanies sont toujours caractérisées de la même chose, qui est très précisément la conséquence résultant de l'erreur dans le nœud, à savoir que l'inconscient est lié au réel. Chose fantastique,Joyce lui-même n'en parle pas autrement. Il est tout à fait lisible dans Joyce que l'épiphanie est ce qui fait que, grâce à la faute, inconscient et réel se nouent.

1 54

Page 155: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ÉCRITURE DE L'EGO

Il y a un dernier schéma que je peux tout de même vous dessiner. Si c'est ici l'ego tel que je vous l'ai dessiné tout à l'heure, nous nous trou­vons en posture de voir se reconstituer le nœud borroméen. La rupture de l'ego libère le rapport imaginaire, car il est facile d'imaginer que l'imaginaire foutra le camp, étant donné que l'inconscient le lui permet incontestablement.

Reconstitution du nœud borroméen

Voilà les quelques indications que je voulais vous dire pour cette der­nière séance. On pense contre un signifiant. C'est le sens que j'ai donné au mot de l'appensée. On s'appuie contre un signifiant pour penser.

Voilà,je vous libère. Il n'y aura pas de dernière séance cette année. Je comptais que ce serait le 1 8, mais comme les examens commencent le 1 7,je vous dispense de vous déplacer.

1 1 MAI 1 976

Page 156: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 157: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE

On trouvera d'abord en annexe la conférence à la,quelle Lacan se réfère au tout début du Séminaire. Il s 'agit de celle qu'il donna en juin 1975, à la demande de Jacques Aubert, en ouverture du Symposium Joyce à la Sorbonne. Lacan a ultérieurement composé sous le même titre, «Joyce le Symptôme », un écrit destiné aux actes du Symposium, que j 'ai inclus dans le recueil des Autres écrits de Lacan (Seuil, 2001 , p. 565-5 70) . Une première version du texte de la conférence, que j 'avais établie à partir des notes prises par Éric Laurent, était parue dans le magazine freudien L'Âne, dirigé par Judith Miller.

Seconde annexe : l'exposé de Jacques Aubert au Séminaire, dont le texte a été revu par son auteur pour la présente édition.

Enfin, Jacques Aubert, qui fut à l'origine du Sin thome, et à qui la mémoire de Lacan est restée chère, a bien voulu relire l'ensemble du manuscrit, et il a rédigé sur ma demande des notes de lecture qui consti­tuent un admirable criticism qu'en sa double qualité de joycien et de lacanien il était seul à pouvoir donner. Je signale les livres publiés sous sa direction :Joyce avec Lacan, paru chez Na varin en 1987 ; l'édition des Œuvres de Joyce chez Gallimard, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », dont l'apparat critique mentionne Le Sinthome ; et, l'année dernière, chez Gallimard, la traduction nouvelle d' Ulysse.

Ma gratitude lui est acquise.

J.A.M. , 7 JANVIER 2005 .

NOTE APRÈS COUP

Relisant sur épreuves les notes de lecture dont j ' avais demandé à Jacques Aubert de secourir ma science joycienne, je me suis aperçu qu'elles faisaient ressortir l'absence de semblables indications portant sur d'autres champs de savoir, parcourus ou évoqués dans Le Sinthome.

1 57

Page 158: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE

Étant donné le caractère parfois cryptique de ce Séminaire, il m'est apparu qu'il n'était pas exclu que le lecteur de 2005 puisse désirer de bonne foi avoir sous la main une « aide » pour le lire, et que ce pourrait ne pas être dans ce cas-ci un mauvais service à lui rendre. Cependant, ma répugnance à fournir au lecteur un apparat critique, qui, le gratifiant instantanément, le priverait par là même de ce plus précieux savoir qui ne s'acquiert qu'à traverser la perplexité, m'a conduit à m'essayer au style d'iftsooneries qui fait l'art de Jacques Aubert (voir ce qu'en dit Lacan, p. 75, et le commentaire de J Aubert, p. 1 95) .

Pour ne pas retarder la parution, je me suis contenté de puiser dans mes souvenirs , dans les recherches que j 'avais menées au cours des années pour faire passer à l'écrit ce Séminaire, et plus généralement dans ma pratique de l'enseignement de Lacan, que je travaille à élucider, en vue de cette édition notamment, dans mon cours du Département de psychanalyse (Université Paris-VIII) .

L'auditoire qu'il me vaut témoigne, par sa croissance encore plus mar­quée cette année, de l'intérêt renouvelé pour les études lacaniennes qu'a réussi à susciter l'actuelle promotion de diverses méthodes, aussi expé­ditives que niaises et nocives, d'autocoercition mentale induite Qes TCC) . Les efforts de cette « orthodoxie » pour s'imposer, confor­mément à sa nature profonde, sur le mode autoritaire et « au culot », ren­dent d'autant plus opportun pour les cliniciens de s'introduire à la discipline, hérétique et tordue, du sinthome. D'où les cours que je consacre cette année au présent Séminaire, et qui sont destinés à paraître dans La Cause freudienne, revue de l'École de la Cause freudienne (Navarin éditeur, diffusion Seuil) .

Dans le même esprit, j 'ai fait confectionner un index des noms propres, pour la première fois dans cette édition.

J.A.M. , 1 7 JANVIER 2005 .

Page 159: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Page 160: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 161: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE LE SYMPTÔME

par Jacques Lacan

Conférence donnée le 1 6 juin 197 5 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en ouverture

du V" Symposium international James Joyce.

Je ne suis pas dans ma meilleure forme aujourd'hui, pour toutes sortes de raisons.

Avec l'agrément de Jacques Aubert, à l'insistance duquel vous devez de me voir ici - Jacques Aubert qui est un éminent joycien, et dont la thèse sur l'esthétique de Joyce est un ouvrage éminemment recom­mandable - j'ai pris comme titre joyce le Symptôme.

Là-dessus, vous allez me pardonner de poursticher un moment - cela ne va pas durer - le Joyce de Finnegans Wtlke, qui est le rêve qu'il lègue, mis comme un terme à - quoi ? C'est ce que je voudrais essayer de dire. Ce rêve met, à l'œuvre, fin - Finnegan - de ne pouvoir mieux faire.

Je reprends. Pourquoi vouloir que la pourriture dont l'homme po urs­père - qui sonne comme « pourrir en espérant » -, pourquoi vouloir que la journiture qui nous enfourne de nouvelles, transmette correctement mon titre ? Jacques Lacan, ils ne savent même pas ce que c' est,jules LAcue, ça ferait aussi bien - c'est d'ailleurs la prononciation anglaise de ce que nous appelons, dans la langue nôtre, la queue. Pourquoi imprimeraient-ils joyce le Symptôme ? Jacques Aubert le leur communique, alors ils foutent jacques le Symbole. Tout ça, bien sûr, pour eux, c'est du kif.

Du sym qui ptôme au sym qui bole, qu'est-ce que ça peut bien faire au bosom d'Abraham, où le tout-pourri se retrouvera en sa nature de bonneriche pour l' étournité ?

Je rectifie pourtant. Ptom, p'titom, p'titbonhomme vit encore, dans la langue qui s'est crue obligée, entre autres langues, de ptômer la chose

. coïncidente. Car c'est ce que ça veut dire.

1 6 1

Page 162: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Référez-vous au Bloch et von Wartburg, dictionnaire étymologique qui est d'une assiette solide, vous y lisez que le symptôme s'est d'abord écrit sinthome.

joyce le sinthome fait homophonie avec la sainteté, dont quelques per­sonnes ici peut-être se souviennent que je l'ai télévisionnée.

Si on poursuit un peu la lecture de cette référence dans le Bloch et von Wartburg en question, on s'aperçoit que c'est Rabelais qui du sin­thome fait le symptomate. Ce n'est pas étonnant, c'est un médecin, et symptôme devait avoir déjà sa place dans le langage médical, mais ce n'est pas sûr. Si je continue dans la même veine,je dirai qu'il symptrau­matise quelque chose.

L'important n'est pas pour moi de pasticher Finnegans �ke - on sera toujours en dessous de la tâche -, c'est de dire en quoi je donne à Joyce, en formulant ce titre, joyce le Symptôme, rien de moins que son nom propre, celui où je crois qu'il se serait reconnu dans la dimension de la nomination.

C'est une supposition. Il se serait reconnu si je pouvais aujourd'hui lui parler encore. Il serait centenaire, et ce n'est pas l'usage - ce n'est pas l'usage de poursuivre la vie aussi longtemps, ce serait une drôle d'addition.

Rencontre

Sortant d'un milieu assez sordide, Stanislas pour le nommer - enfant de curé, quoi, comme Joyce, mais de curé moins sérieux que les siens, qui étaient des jésuites, et Dieu sait ce qu'il a su en faire -, bref, émer­geant de ce milieu sordide, il se trouve qu'à dix-sept ans, grâce au fait que je fréquentais chez Adrienne Monnier, j 'ai rencontré Joyce. De même que j 'ai assisté, quand j 'avais vingt ans, à la première lecture de la traduction française qui était sortie d' Ulysse.

Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c'est nous qui le tressons comme tel. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais c'est ce qu'ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. Entendez là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et, à cause de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé.

1 62

Page 163: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE LE SYMPTÔME

En effet, il y a une trame - nous appelons ça notre destin. De sorte que ce n'est sûrement pas par hasard, quoiqu'il soit difficile d'en retrou­ver le fil, que j 'ai rencontré James Joyce à Paris, alors qu'il y était, pour un bout de temps encore.

Je m'excuse de raconter mon histoire. Mais je pense que je ne le fais qu'en hommage à James Joyce.

Université et psychanalyse

J'ai toujours trimbalé dans mon existence, errante comme celle de tout le monde, une quantité énorme de livres - il y en a haut comme ça - dans lesquels ceux de Joyce ne vont pas plus haut que ça - les autres, ce sont ceux sur Joyce.

Ceux-là, je les lisais de temps en temps, mais je m'en suis appliqué une tripotée tous ces temps-ci,Jacques Aubert en sera le témoin.]' ai pu y voir plus que des différences - un balancement singulier dans la façon dont Joyce est reçu, et qui part du biais dont il est pris.

Conformément à ce que Joyce lui-même savait qu'il lui arriverait dans le posthume, c'est l'universitaire qui domine. C'est à peu près exclusi­vement l'universitaire qui s'occupe de Joyce. C'est tout à fait frappant.

Joyce l'avait dit : « Ce que j 'écris ne cessera pas de donner du travail aux universitaires. » Et il n'espérait rien de moins que de leur donner de l'occupation jusqu'à l'extinction de l'Université. Ça en prend bien le chemin. Et il est évident que cela ne peut se faire que parce que le texte de Joyce foisonne de problèmes tout à fait captivants, fascinants, à se mettre sous la dent pour l'universitaire.

Je ne suis pas un universitaire, contrairement à cé qu'on me donne du professeur, du maître, et autres badinages. Je suis un analyste. Cela fait tout de suite homophonie, n'est-ce pas, avec les quatre maîtres annalistes dont Joyce fait grand état dans Finnegans, et qui ont fondé les bases des annales de l'Irlande.Je suis une autre espèce d'analyste.

De l'analyse qui, depuis, a émergé, on ne peut pas dire que Joyce ait été mordu. Des auteurs dignes de foi, qui connaissaient bien Joyce - moi,je l'ai entrevu - qui étaient de ses amis, avancent volontiers que, s'il afreudened, s'il a freudenedé ce fredonnement, c'était avec aversion. Je crois que c'est vrai.

1 63

Page 164: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

J'en trouverai le témoignage dans le fait que dans la constellation du rêve dont il n'y a pas d'éveil, malgré le dernier mot, Wake, dans la trame des personnages de Finnegans, il y a ces deux jumeaux - Shem, vous me permettrez de l'appeler Shemptôme, et Shaun.

C'est comme ça, j 'espère, que ça se prononce, parce que je n'ai pas consulté là-dessus Jacques Aubert, qui, pour la prononciation, m'a rude­ment bien soutenu pendant ce brassage.

Il y a donc le Shemptôme et le Shaun. Ils sont noués - rien de plus noué que des jumeaux. C'est à l'autre - pas à Shem, qu'il appelle, en lui additionnant un épinglage, the penman, le plumitif-, c'est à Shaun que Joyce épingle le docteur Jones. Il s'agit de cet analyste auquel Freud, qui savait ce qu'il faisait, a donné la charge de faire sa biographie. Il le connaissait bien, c'est-à-dire qu'il était sûr que Jones n'y mettrait pas la moindre fantaisie, qu'il ne se permettrait pas, entre autres, de mettre la touche, la morsure, l' agenbite of inwit. Quelque part dans Ulysse, Stephen Dedalus parle d' agenbite of inwit, de la morsure - on traduit ça en fran­çais, je ne sais pas pourquoi - de l'ensoi, alors que ça veut plutôt dire le wit, le wit intérieur, la morsure du mot d'esprit, la morsure de l'incons­cient. Avec Jones, Freud était tranquille - il savait que sa biographie serait une hagiographie.

Évidemment, que Joyce Shaunise, si je puis dire, le Jones en question, c'est ce qui nous donne l'idée de l'importance, comme dit l'autre, d'être Ernest. Beaucoup plus que Joyce,Jones -je vous le dis parce que je l'ai rencontré - faisait la petite bouche sur le fait de s'appeler Ernest. Mais c'était sans doute à cause de la pièce de ce titre, si étonnante, de Wilde, dont Joyce fait grand état. Plus d'une fois dans Finnegans surgit cette référence à l'importance de s'appeler Ernest.

Désabonné à l 'inconscient . . .

Tout cela n'a portée que d'approcher ceci, que ce n'est pas la même chose de dire Joyce le sinthome ou bien joyce le symbole.

Si je dis joyce le Symptôme, c'est que le symptôme, le symbole, il l'abolit, si je puis continuer dans cette veine. Ce n'est pas seulement joyce le Symptôme, c'est Joyce en tant que, si je puis dire, désabonné à l'inconscient.

1 64

Page 165: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE LE SYMPTÔME

Lisez Finnegans lVt:lke, vous vous apercevrez que c'est quelque chose qui joue, non pas à chaque ligne, mais à chaque mot, sur le pun, un pun très, très particulier. Lisez-le, il n'y a pas un seul mot qui ne soit fait comme les premiers dont j 'ai essayé de vous donner le ton avec « po urs­père », fait de trois ou quatre mots qui se trouvent, par leur usage, faire étincelle, paillette. C'est sans doute fascinant, quoiqu'à la vérité, le sens, au sens que nous lui donnons d'habitude, y perd.

M. Clive Hart, dans Structure and Motif in "Finnegans lVt:lke", parle de je ne sais quoi de décevant dans l'usage que Joyce fait de ce type de pun. M. Atherton, dans son livre The Books at the lVt:lke, réfère ça à the unfore­seen, l'imprévu. Ce pun, c'est plutôt le portemanteau au sens de Lewis Carroll, en quoi celui-ci est un précurseur - et pour l'avoir sans doute rencontré assez tard, Joyce a dû, résume Atherton, s'en trouver quelque peu importuné.

Lisez des pages de Finnegans lVt:lke, sans chercher à comprendre. Ça se lit. Si ça se lit, comme me le faisait remarquer quelqu'un de mon voisi­nage, c'est parce qu'on sent présente la jouissance de celui qui a écrit ça. Mais ce qu'on se demande, tout au moins la personne en question, c'est pourquoi Joyce l'a publié. Pourquoi ce u.-&rk qui a été dix-sept ans in pro­gress, l'a-t-il enfin sorti, noir sur blanc ?

C'est une chance qu'il y en ait une seule édition, ce qui permet de désigner, quand on le cite, la ligne à la bonne page, c'est-à-dire à la page qui ne portera jamais que le même numéro. S'il fallait que, comme les autres livres, ce soit édité sous des paginations diverses, où irait-on pour s'y retrouver !

Qu'il l'ait publié, c'est ce dont j 'espérerais, s'il était là, le convaincre qu'il voulait être Joyce le Symptôme, en tant que, le symptôme, il en donne l'appareil, l'essence, l'abstraction. Si quelque chose rend compte du fait noté par Clive Hart, qu'à suivre ses pas, on s'en trouve à la fin, fatigué, c'est bien ceci qui prouve que vos symptômes à vous, c'est la seule chose qui, chez vous comme chez chacun, porte l'intérêt. Le symptôme chez Joyce est un symptôme qui ne vous concerne en rien, c' est le symp­tôme en tant qu'il n'y a aucune chance qu'il accroche quelque chose de votre inconscient à vous. Je crois que c'est là le sens de ce que me disait la personne qui m'interrogeait sur pourquoi il l'avait publié.

Il faudrait continuer ce questionnement de l'œuvre majeure et ter­minale, de l'œuvre à quoi en somme Joyce a réservé la fonction d'être

1 65

Page 166: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

son escabeau. Car de départ, il a voulu être quelqu'un dont le nom, très précisément le nom, survivrait à jamais . À jamais veut dire qu'il marque une date. On n'avait jamais fait de littérature comme ça. Et pour, ce mot littérature, en souligner le poids ,je dirai l'équivoque sur quoi sou­vent Joyce joue - letter, litter. La lettre est déchet. Or, s'il n'y avait pas ce type d'orthographe si spécial qui est celui de la langue anglaise, les trois quarts des effets de Finnegans seraient perdus.

Le plus extrême, je peux vous le dire, le devant d'ailleurs à Jacques Aubert, c'est - Who ails tangue coddeau, aspace of dumbillsilly ? Si j 'avais rencontré cet écrit, aurais-je ou non perçu - Où es ton cadeau, espèce d'imbécile ?

L'inouï, c 'est que cette homophonie en l'occasion translinguistique ne se supporte que d'une lettre conforme à l'orthographe de la langue anglaise. Vous ne sauriez pas que who peut se transformer en où si vous ne saviez pas que who au sens interrogatif se prononce ainsi. Il y a je ne sais quoi d'ambigu dans cet usage phonétique, que j 'écrirais aussi bien fa. u .n . e. Le faunesque de la chose repose tout entier sur la lettre, à savoir sur quelque chose qui n'est pas essentiel à la langue, qui est quelque chose de tressé par les accidents de l'histoire. Que quelqu'un en fasse un usage prodigieux interroge en soi ce qu'il en est du langage.

J 'ai dit que l'inconscient est structuré comme un langage. Il est étrange que je puisse aussi dire désabonné de l'inconscient quelqu'un qui ne joue strictement que sur le langage, quoiqu'il se serve d'une langue entre autres qui est, non pas la sienne - car la sienne est justement une langue effacée de la carte, à savoir le gaélique, dont il savait quelques petits bouts, assez pour s'orienter, mais pas beaucoup plus -, non pas la sienne donc, mais celle des envahisseurs, des oppresseurs.

Joyce a dit qu'en Irlande on avait un maître et une maîtresse, le maître étant l'Empire britannique, et la maîtresse la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, les deux étant du même genre de fléau. C'est bien ce qui se constate dans ce qui fait de Joyce le symptôme, le symp­tôme pur de ce qu'il en est du rapport au langage, en tant qu'on le réduit au symptôme - à savoir, à ce qu'il a pour effet, quand cet effet on ne l'analyse pas -, je dirai plus, qu'on s'interdit de jouer d'aucune des équivoques qui émouvraient l'inconscient chez quiconque.

166

Page 167: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE LE SYMPTÔME

La jouissance, non l 'inconscient

Si le lecteur est fasciné, c'est de ceci que, conformément à ce nom qui fait écho à celui de Freud - après tout,Joyce a un rapport à joy, la jouis­sance, s'il est écrit dans lalangue qui est l'anglaise -, que cette jouasse, cette jouissance est la seule chose que de son texte nous puissions attra­per. Là est le symptôme.

Le symptôme, en tant que rien ne le rattache à ce qui fait lalangue elle-même dont il supporte cette trame, ces stries, ce tressage de terre et d'air dont il ouvre Chamber Music, son premier livre publié, livre de poèmes, le symptôme est purement ce que conditionne lalangue, mais d'une certaine façon, Joyce le porte à la puissance du langage, sans que pour autant rien n'en soit analysable.

C'est ce qui frappe, et littéralement interdit, au sens où l'on dit je reste interdit.

Qu'on emploie le mot interdire pour dire stupéfaire a toute sa portée. C'est là ce qui fait la substance de ce que Joyce apporte, et par quoi, d'une certaine façon, la littérature ne peut plus être après lui ce qu'elle était avant.

Ce n'est pas pour rien qu' Ulysse aspire, aspire un quelque chose d'homérique, bien qu'il n'y ait pas le moindre rapport, quoique Joyce ait lancé les commentateurs sur ce terrain, entre ce qui se passe dans Ulysse et ce qu'il en est de L'Odyssée.Assimiler Stephen Dedalus à Télémaque . . . On se casse la tête à porter le faisceau du commentaire sur L'Odyssée. Et comment dire que Bloom soit en quoi que ce soit, pour Stephen, qui n'a rien à faire avec lui, sauf de le croiser de temps en temps dans Dublin, son père ? - si ce n'est que déjà Joyce pointe, et se trouye dénoter que toute la réalité psychique, c'est-à-dire le symptôme, dépend, au dernier terme, d'une structure où le Nom-du-Père est un élément inconditionné.

Le père comme nom et comme celui qui nomme, ce n'est pas pareil. Le père est cet élément quart - j 'évoque là quelque chose dont seule­ment une partie de mes auditeurs peut avoir le délibéré -, cet élément quart sans lequel rien n'est possible dans le nœud du symbolique, de l'imaginaire et du réel.

Mais il y a une autre façon de l'appeler. C'est là que ce qu'il en est du Nom-du-Père, au degré où Joyce en témoigne, je le coiffe aujour­d'hui de ce qu'il convient d'appeler le sinthome.

1 67

Page 168: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

C'est en tant que l'inconscient se noue au sinthome, qui est ce qu'il y a de singulier chez chaque individu, qu'on peut dire que Joyce, comme il est écrit quelque part, s'identifie à l' individual. Il est celui qui se privilégie d'avoir été au point extrême pour incarner en lui le symp­tôme, ce par quoi il échappe à toute mort possible, de s'être réduit à une structure qui est celle même de lom, si vous me permettez de l'écrire tout simplement d'un f .o. m.

C'est ainsi qu'il se véhicule, comme quelque chose qui met un point final à un certain nombre d'exercices . Il met un terme. Mais comment entendre le sens de · ce « terme » ?

Il est frappant que Clive Hart mette l'accent sur le cyclique et sur la croix comme étant substantiellement ce à quoi Joyce se rattache. Certains d'entre vous savent qu'avec ce cercle et cette croix, je dessine le nœud borroméen. Interroger Joyce sur ceci, que ce nœud produit, à savoir l'ambiguïté du 3 et du 4, à savoir ce à quoi il restait collé, attaché, à l'interrogation de Vico, à des choses pires, à la conversation avec les esprits, qu'Atherton range d'ailleurs sous le titre général de spiritualism, ce qui m'étonne, car j 'avais appelé ça jusqu'à présent spiritisme. Il est assurément surprenant de voir qu'à l'occasion, cela contribue dans Finnegans au titre du symptôme.

Ce n'est pas tout, car il est difficile de ne pas tenir compte de cette fiction qu'on peut mettre sous la rubrique de l'initiation. En quoi consiste ce qui se véhicule sous ce registre et sous ce terme ? Combien d'associations qui se font arme de drapeaux dont elles ne comprennent pas le sens ? Que Joyce se soit délecté à Isis Unveiled de Mme Blavatsky est une chose que j 'apprends d' Atherton, et qui me sidère. La forme de débilité mentale que comporte toute initiation est ce qui, moi, me sai­sit d'abord, et me la fait peut-être sous-estimer.

Il faut dire que, peu après le temps où j 'avais fait, grâce au ciel, la ren­contre de Joyce, j 'allai trouver un nommé René Guénon qui ne valait pas plus cher que ce qu'il y a de pire en fait d'initiation. Hi han a pas, à écrire comme celui de l'âne à quoi Joyce fait allusion comme au point central de ces quatre termes qui sont le Nord, le Sud, l'Est et l'Ouest, comme au point de croisée de la croix - c'est un âne qui le supporte, Dieu sait que Joyce en fait état dans Finnegans.

Mais quand même Finnegans, ce rêve, comment le dire fini, puisque déjà son dernier mot ne peut se rejoindre qu'au premier, le the sur lequel

1 68

Page 169: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

JOYCE LE SYMPTÔME

il se termine se racolant au riverrun dont il se débute, ce qui indique le circulaire ? Pour tout dire, comment Joyce a-t-il pu manquer à ce point ce qu'actuellement j 'introduis du nœud ?

Ce faisant, j 'introduis quelque chose de nouveau, qui rend compte non seulement de la limitation du symptôme, mais de ce qui fait que c'est de se nouer au corps, c'est-à-dire à l'imaginaire, de se nouer aussi au réel, et, comme tiers à l'inconscient, que le symptôme a ses limites. C'est parce qu'il rencontre ses limites qu'on peut parler du nœud.

Le nœud est assurément quelque chose qui se chiffonne, qui peut prendre la forme d'un peloton, mais qui, une fois déplié, garde sa forme de nœud, et du même coup son ex-sistence.

C'est ce que je me permettrai d'introduire dans mon cheminement de l'année prochaine, en prenant appui sur Joyce, entre autres.

Page 170: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 171: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

par Jacques Aubert

Prononcé le 20janvier 1976.

En juin dernier, le docteur Lacan a annoncé que Joyce se trouverait dans son cheminement. Le fait que je suis ici aujourd'hui ne signifie nul­lement que je me trouve sur cette voie royale. Disons tout de suite que je suis plutôt sur les accotements, et en général vous savez pourquoi on les signale : ce sont donc des propos à la cantonnier que vous allez entendre !

Il faut que je remercie Jacques Lacan de m'avoir invité à produire un travail bâclé, un travail non bouclé, pas bien fait, et pas trop bien arti­culé sur ce qu'il en est des nœuds. D'un autre côté,je voudrais indiquer que ce que je vais dire part d'un sentiment que j 'ai eu de ce qui se fau­filait dans le texte, dans certains textes de Joyce, en certains de leurs points, de quelque chose que Joyce faufilait. Et cette conscience du fau­fil m'amène justement à ne pas insister sur ce qui pourrait faire au contraire pièce définitive.

Pour situer le point d'où je suis parti, par accident, je dois préciser qu'il s'agit -je le dis très didactiquement - d'un petit bout de « Circé », d'un petit bout d'échange de cet épisode d' Ulysses qu'on a appelé a pos­teriori « Circé », et que l'on dit être l'épisode de l'hallucination, dont l'art serait la magie, et la catégorie l'hallucination (selon un tableau établi par Joyce à l'intention de quelques amis) .

Des éléments dont il est trop tôt pour assigner le statut reviennent des chapitres précédents. Il s'agit de personnages, vrais ou fictifs, d'objets, ou de signifiants. Mais ce qui est intéressant aussi, c'est la manière dont cela revient, la manière dont cela a manifestement à voir avec la parole, avec une parole. On s'en rend compte dès le début puisque les deux premiers

1 7 1

Page 172: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

personnages, si j 'ose dire, sont les appels et les réponses qui marquent bien une dimension développée dans la forme du chapitre par une écri­ture ostensiblement dramatique. Bref, une dimension de la parole, et des sortes d'instaurations de lieux d'où ça parle.

L'important est que ça parle, et ça part dans tous les sens, et tout peut y être impersonné, pour reprendre un terme que nous allons rencon­trer tout à l'heure ; tout peut personner, dans ce texte-là ; tout peut être occasion d'effets de voix au travers du masque.

C'est une de ces fonctions, le détail d'une de ces fonctions, un fonc­tionnement de l'une de ces fonctions que j 'ai cru distinguer au début du chapitre dans un échange entre Bloom et celui qui est censé être son père, Rudolph, mort depuis dix-huit ans. Je vous lis le bref échange en cause. Il se trouve dans l'édition française p. 493, dans l'édition anglaise p. 41 6 1 .

Rudolph a surgi d'abord comme Sage de Sion. Il a le visage, selon l'indication scénique, d'un Sage de Sion. Et après différents reproches à son fils, il dit ceci :

« Que c'est tu fais dans ce place ici ? Et ton âme, quoi tu fais avec ?

[Originaire de Hongrie, il est censé ne pas avoir le maniement de la

langue anglaise.] (Il tâte le visage inerte de Bloom avec des griffes

tremblantes de vieux gypaète.) N'es-tu pas mon fils Léopold qui a

quitté la maison de son père et qui a quitté le Dieu de ses pères,

Abraham et Jacob ? »

Ce qui se passe à première vue ici pour le lecteur d' Ulysse, c'est un phé­nomène décrit à plusieurs reprises par Bloom lui-même sous l' expres­sion d'« arrangement rétrospectif», retrospective arrangement, expression qui revient assez souvent tout au long du texte. Cet arrangement rétro­spectif, le lecteur ne peut manquer d'y être sensible, comme également au fait qu'il s'agit d'un arrangement à partir d'une citation favorite du père, d'un texte littéraire qui, selon toute apparence, a eu certains effets sur lui. Ce texte-là se trouve p. 83-84 dans l'édition française :

1 . Les références, dans cette intervention, sont respectivement : James Joyce, Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1 et II ; l'édition d'Oxford World's Classics, procurée par Jeri Johnson ; A Portrait of the Artist as a Young Man. Text,

Critidsm and Notes, éd. Chester G. Anderson, New York, The Viking Cri ti cal Library, 1 968.

172

Page 173: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

« La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J'entends la voix de Nathan

qui laissa son père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui

abandonna la maison de son père et le Dieu de son père. >>

On voit que ce qui revient est légèrement différent. Mais avant de dégager cette différence,je voudrais indiquer les effets sur Bloom de ce revenir différent.

Que répond-il dans l'épisode de « Circé >> ? Ceci :

Bloom (prudent) . -Je crois que oui, père. Mosenthal. Tout ce qui nous

reste de lui.

Et voici le texte anglais :

I suppose so, Mosenthal. Ali that� lift of him.

« Bloom (prudent) » . Le texte anglais dit with precaution : apparaît ici une fonction de Bloom, décrit, dans une bonne partie d' Ulysse, comme « le prudent » . Le prudent, c'est un côté Ulysse (Ulysse n'est pas sim­plement cela) . Il est décrit à plusieurs reprises dans une langue un peu inspirée de la Maçonnerie, the prudent member, le membre prudent. Le membre prudent dit I suppose so ,je le suppose (et non pas «je crois que oui », comme le dit la première traduction française) ,je suppose ainsi,je sous-pose ainsi, je suppose quelque chose pour répondre à cette ques­tion : « N'es-tu pas mon fils ? » ; «je sous-pose de la sorte », ce qui en principe renvoie à ce qu'a dit le père, mais qui tout d'un coup, dès lors que l'on suit le texte, prend une autre figure, car immédiatement nous avons cet arrêt, marqué par ce que les Anglo-Saxons appellent period, quelque chose qui fait période, un point qui n'est pas de suspension mais de suspens, et un point à partir duquel surgit Mosenthal, à nouveau ponctué, à nouveau mis en période.

Autour de ce nom propre justement quelque chose s'articule et se désarticule en même temps à partir de la sous-position annoncée. Quel est donc ce suppôt, cette fonction de sous-pot (-peau ?) de Mosenthal ?

Ici, dans ce contexte, ce signifiant a pour fonction de rapporter la parole du père à l'auteur d'un texte, de ce texte qui vient d'être évoqué par le père. Mais dans sa brutalité, ce signifiant obscurcit plus qu'il n'éclaire, et le lecteur est amené à dégager, à retrouver à quelles pensées il renvoie, dans quels déplacements il est impliqué.

1 73

Page 174: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Un de ces déplacements est évident : dans le premier texte, celui de l'épisode des Lotophages (p. 73) , le nom en question, le nom de l'auteur figure avant la citation ; ici, il est en position de signature et aussi en posi­tion de réponse. C'est très séduisant, et comme il s'agit de Moïse, cela fait particulièrement plaisir. Mais si l'on a à l'esprit - comme toujours, parce qu'on passe son temps à relire - la place qui était celle de Mosenthal dans le premier texte, on se rend compte que c'était là une réponse déplacée à une question sur l'existence du vrai nom ; une question qui elle-même n'arrivait à se formuler que d'une manière élo­quemment vacillante.

Il faut que j 'inscrive ici une autre phrase qui est précisément la ques­tion à laquelle Mosenthal était censé répondre :

What is this the right name is ?

By Mosenthal it is, Rachel is it ? No.

Pour faire bonne mesure, j 'ai mis la suite, qui a aussi peut-être un certain intérêt.

Mosenthal, même si un Germanique connaissant l'argot y entend autre chose, à un tréma près, est le nom de l'auteur d'une pièce de théâtre dont Bloom essaye de retrouver, de retraduire le titre original allemand. C'est en fait un nom de femme, un nom juif de femme, un nom qui n'a pas été gardé en anglais . C'est une curieuse idée. Il s'agit d'un mélodrame qui avait pour titre Deborah en allemand, qui a été tra­duit en anglais sous le nom de Ua, et c'est ce que Bloom essaie de retrouver. Il essaie donc de retraduire le titre original (qui est un nom de femme) et cela prend la forme de cette recherche. On voit évidem­ment le jeu de cache-cache entre le nom de l'auteur et celui de la créa­ture au niveau de l'art, qui met en jeu à la fois l'être, avec insistance, l' is insiste, et la problématique sexuelle, un patronyme venant à la place d'un nom de fille.

Ici, le lecteur, à qui bien sûr rien n'a échappé dans Ulysse, dit que cela lui rappelle autre chose, qui a un rapport avec Bloom lui-même.

Je vous redonne Ge suis désolé de faire cela par petits morceaux mais je suis simplement une démarche qui a été la mienne) le premier pas­sage et son contexte dans la première traduction française, qui n'est pas trop mauvaise à quelques détails près :

174

Page 175: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

M. Bloom s'arrêta au coin de la rue, ses yeux errant sur les affiches

hautes en couleurs. Limonade de Cantrell et Cochrane (aromatisée) .

Exposition d'été chez Cléry [ce serait plutôt « soldes d'été »] . Non, il

s'en va tout droit [c'est quelqu'un à qui il vient de parler et dont il se

demande s'il est en train de l'observer] . Tiens. Ce soir Léa [la pièce en

question) . Mme Bandmann Palmer. Aimerais la revoir là-dedans. Elle

jouait Hamlet hier au soir. Travesti . [Et c'est là que commence un

petit passage sur la problématique des sexes. L'expression anglaise,

c'est male impersonator, acteur qui a pris la persona, le masque mâle.

Mais, d'autre part, cela peut s'appliquer aussi bien à l'une des pièces,

Hamlet, qu'à l'autre, Léa ; c'est autour de cela que tout va tourner.]

Travesti. Peut-être était-il une femme. Est-ce pour ça qu'Ophélie

s'est suicidée ?

Il y a donc, à un certain niveau, le fait que le rôle de Hamlet était joué très souvent par des femmes. Et il se trouve qu'un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux et disant : là-dedans, si Ophélie se suicide, c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était une femme. Je n'invoque pas ce critique par hasard, au nom de mon savoir shakespearien etjoycien, mais simplement parce que l'impli­cation reparaît ailleurs dans Ulysse.

« Est-ce pour ça qu'Ophélie s 'est suicidée ? » L'énoncé anglais est plus équivoque : Why Ophelia committed suicide ? Pourquoi Ophélie s 'est-elle suicidée ? Ou bien : la raison pour laquelle Ophélie s'est suicidée ? Ceci ne passe évidemment pas dans la traduction française et il n'est pas inutile de le souligner.

Que lisons-nous ensuite ?

« Pauvre papa ! Comme il parlait souvent de Kate Bateman dans ce

rôle ! Attendait aux portes de l' Adelphi, à Londres, toute la journée

pour entrer. C'était l'année avant ma naissance : 65. Et la Ristori à

Vienne [ . . . ) . [Et c'est là que commence la question du titre.) Qu'est­

ce que c'était le titre ? C'est par Mosenthal. Est-ce Rachel ? Non. La

scène dont il parlait toujours où le vieil Abraham aveugle reconnaît la

voix et lui touche la figure avec ses doigts.

« La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J'entends la voix de Nathan

qui laissa son père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui

abandonne la maison de son père et le Dieu de son père.

1 75

Page 176: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

« Chaque mot est si profond, Léopold.

« Pauvre papa ! Pauvre homme ! Je suis content de n'être pas entré

dans la chambre pour regarder sa figure. Ce jour-là ! Mon dieu ! bah !

peut-être que ça valait mieux pour lui. »

Dans ce passage se trouve donc en jeu toute une série de questions. Questions sur l'existence, sur l'être et le nom, sur l'existence et le sui­cide ; question sur le nom - je vais revenir sur ce point-là -, sur le nom qui est en fait aussi bien le nom du père, de son père, que le nom du per­sonnage central de la pièce ; et enfin la question sur le sexe qui personne, qui est ce qui fait per-sonner.

Derrière la question du nom se trouve le suicide du père qui a cette autre caractéristique d'avoir précisément changé de nom : c'est ce qui nous est indiqué dans un autre passage et présenté d'une manière elle­même curieuse.

Dans un pub, un certain nombre de piliers de bistrot s'interrogent sur Bloom. « C'est un juif renégat », dit l'un d'entre eux, a perverted ]ew (le mot pervert en anglais signifie « renégat » ; ce n'est pas du tout une inven­tion de Joyce, une astuce, c'est comme ça ; d'ailleurs vous le trouvez vers la fin du Portrait, dans Œuvres, t. 1 , p. 770 : « [ . . . ] tu es en train d'essayer de me convertir ou de te pervertir ? ») . « C'est un juif renégat qui vient de Hongrie, et c'est lui qui a tiré tous les plans selon le système hon­grois Oes plans politiques du Sinn Fein] [ . . . ] . Il a obtenu de changer de nom par décret. Pas lui, le père » (ibid. , p. 380) .

Il apparaît donc que le père a changé de nom. Et il l' a changé d'une manière qui est assez intéressante, selon une formule juridique qui s'appelle deed poil - deed, c'est-à-dire un acte (dans tous les sens du terme d'ailleurs) , mais poll évoque, décrit en quelque sorte l'acte du point de vue du document : c'est un document qui est rogné. Et ce poil qui décrit ce qui est rogné décrit en fait ce qui est étêté, ce qui est décapité (un têtard, un arbre qui a été décapité et a repoussé, se dit a poilard) : poil désigne en fait la tête. Le deed poil a cette caractéristique de ne com­porter qu'une partie, l'inférieure, c 'est pourquoi on dit « par décret », et cela se distingue d' indenture, qui est un acte déchiré en deux,justement par indentation, pour être confié aux deux parties . C'est donc, nous dit Joyce, par deed poil, par une procédure autre que symbolique, que le père a changé de nom. Mais quel nom a-t-il changé ?

176

Page 177: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

« Est-ce qu'il est cousin du dentiste Bloom ? que dit Jack Power. - Nullement, dit Martin. Ils n'ont que le nom de commun. Il s 'appelait Virag. C'est le nom du père qui s'est empoisonné. » En anglais cela donne : the father's name that poisoned himself. Où l'on peut entendre comme un jeu sur le génitif et sur la position du nom du père, qui donne à entendre que c'est le nom qui s'est empoisonné . . .

Virag réapparaît ; il est évoqué à plusieurs endroits dans Ulysse. Il réapparaît dans « Circé », où c'est d'abord une Virago, désignée comme telle. On peut se souvenir ici de ce qu'est Virago, c'est-à-dire le nom qui dans la Vulgate, dans la traduction de la Bible par saint Jérôme, sert à dési­gner le femme du point de vue d'Adam. Dans la Genèse, l'homme est amené à nommer la femme : « Tu t'appelleras femme [Virago] » ; elle est un petit peu homme (vir), tout en étant femme.

Arrivé à ce point de mes élucubrations et tâtonnements entre les lignes d' Ulysse,je souhaiterais distinguer dans cet entrelacs-ci ce qui fait mine de trou. Il est en effet tentant d'utiliser, en vue d'une interpréta­tion, un schéma mettant en jeu le suicide, le changement de nom et le refus par Bloom de voir le visage de son père mort. Il serait très à pro­pos que réapparaisse justement tout cela dans « Circé », dans l'halluci­nation supposée. Mais ce n'est peut-être pas tout à fait suffisant, même s'il y a quelque vérité là-dedans, pour faire fonctionner le texte, par exemple pour rendre compte du passage « Pauvre papa ! Pauvre homme ! » ; dans le premier passage, après « Chaque mot est si profond, Léopold », rapportant le commentaire du père sur la pièce, il disait « Pauvre papa ! Pauvre homme ! », ce qui n'était peut-être pas très gen­til pour les propos du père. «Je suis content de n'être pas entré dans la chambre pour regarder sa figure. Ce jour-là ! Mon dieu ! . . . peut-être que ça valait mieux pour lui. » Bref, il y a tout un ensemble de choses dont il faudrait rendre compte comme, et surtout, des effets produits dans la redistribution dramatique que constitue « Circé ». Car cela se tient, cela fonctionne, et des choses se passent justement à côté de ce qui fait mine de trou. Justement le tour de main de Joyce consiste, entre autres choses, à déplacer, si j 'ose dire, l'aire de trou de manière à per­mettre certains effets.

Par exemple, dans la citation donnée, la voix du fils n'est pas men­tionnée, pas plus que la mort du père. En revanche, un effet est produit par cette voix du fils déplacée en réplique, mais une voix du fils porteuse

1 77

Page 178: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

justement d'un certain savoir-faire sur le signifiant. Cette précaution, cette habileté à supposer, à sous-poser, on voit qu'elle se propage, selon une logique tout à fait éloquente.)' ai parlé de l'éloquence du Mosenthal rhétorique, périodique, articulée à la «j 'en ai marre, marabout . . . » : Mosenthal, ali that . . . ali that's left of hi m.

Il faut donner ici la phrase anglaise. Ce que répétait Rudolph, dans « Circé », c'est : Are you not my dear son Leopold who left the house of his father and left the god of his fathers, Abraham and Jacob ? - qui a laissé, qui a quitté, qui a abandonné. Ali that's left ofhim, tout ce qui reste de lui, tout ce qui est abandonné de lui ; mais c'est aussi tout ce qui est à gauche de lui. Si l'on pense à ce qu'indique le Credo sur les places respectives du Père et du Fils, là-haut, cela en dit long sur leurs rapports. Tout ce qui reste de lui, un nom, un nom d'auteur ; tout ce qui est à gauche de lui, donc de toute façon quelque chose qui n'est pas du vrai fils. Arrêtons­nous là . . .

Ce qui est sûr, c'est que cela fait plaisir à Bloom, et que cela s'est entendu. Et comment le voit-on ? C'est que le père n'est pas content du tout. La réplique suivante commence par : Rudolph (severely) . - One night they bring you home drunk, etc. « (Sévèrement) . - Une nuit on t'a rapporté saoul » : j e t'en prie, pas d'humour déplacé, parlons plutôt de tes trans­gressions à toi. Jubilation de Bloom qui prudemment a dit ce qu'il avait à dire, et qui fait plaisir à tout le monde.

Mais, dans cette série d'effets dont quelques-uns viennent d'être dégagés, il y a une sorte de cascade ; un autre effet se développe, qui est en quelque sorte de structure par rapport aux précédents, une sorte de résultat des effets précédents. Ce jeu par rapport au père semble faire glisser du côté de la mère. Ce père contesté de différentes façons conduit à une mère du côté de l'imaginaire.

Ainsi Rudolph évoque une transgression du fils qui est revenu saoul, qui a dépensé de l'argent, et qui est revenu aussi couvert de boue, mud. Ç'a été un beau spectacle pour sa mère, dit-il, nice spectacle for your poor mother, ce n'est pas moi, c'est elle qui n'était pas contente !

Mais la manière dont cela arrive, dont la chose est refilée à la mère par la boue, est assez drôle : ceux d'entre vous qui ont lu le Portrait of the Artist en anglais ont pu remarquer que mud est aussi une forme familière de mother et qu'il est associé à une pantomime (p. 67 dans l'édition Viking) . Il s'agit d'une petite saynète de rien du tout, du type épipha-

1 78

Page 179: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

nie G' emploie le terme avec un peu de provocation) ;Joyce a placé, dans un des premiers chapitres du Portrait, une série de petites saynètes où l'enfant, le jeune Stephen, est en train de se retrouver dans Dublin, à par­tir d'un certain nombre de points, de scènes, de lieux, de maisons. Il est assis dans une maison (en général la scène commence ainsi) , sur une chaise, dans la cuisine de sa tante qui est en train de lire le journal du soir et d'admirer the beautiful Mabel Hunter, une belle actrice. Et une petite fille arrive, toute bouclée, sur la pointe des pieds, pour regarder le por­trait, et dit doucement : What is she in, mud ? - « Dans quoi joue-t-elle, [boue/]m'man ? - Dans la pantomime, chérie » (Œuvres, t. 1, p. 596) .

Or, il se trouve que le passage de « Circé » dont je parlais à l'instant glisse dans la boue puisque ce signifiant mud revient trois ou quatre fois dans ce passage-là, glisse de la boue à un surgissement de la mère : « beau spectacle pour ta pauvre mère », dit Rudolph, et Bloom dit « Maman ! » parce qu'elle est en train d'apparaître à l'instant même. (Dès que certains mots, certains signifiants sont introduits dans « Circé », l'objet, si j 'ose dire, fait surface.) Et comment ? « Vêtue en dame de pantomime, cri­noline et tournure, avec un corsage à la Widow Twankey », et selon la logique de la pantomime anglaise, c 'est-à-dire homme déguisé en femme (les spectacles de pantomime évoqués là se jouaient en particu­lier autour de Noël, et impliquaient un renversement, un travestisse­ment généralisé : pantomime) .

Donc le vêtement féminin. Mais autre chose encore résonne ici, car dès le début d' Ulysse on évoquait la mère en rapport avec la panto­mime (Œuvres, t. Il, p. 19-20) . En effet, Stephen dit, après l'avoir évo­quée morte :

Où maintenant ? Ses secrets : vieux éventails de plumes, carnets de bal

à glands, imprégnés de musc, une parure de grains d'ambre dans son

tiroir fermé à clef. Une cage d'oiseau qui avait été suspendue à la

fenêtre ensoleillée de la maison où elle vécut jeune fille. Elle allait voir

le vieux Royce dans la pantomime de Turko le Terrible et riait avec tout

le monde quand il chantait :

Je suis le garçon Possesseur du don De se rendre invisible.

Gaieté fantomale, enfuie en fumée : fumée de musc.

1 79

Page 180: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Apparaît là un ensemble fantasmatique lié à la mère, par le truche­ment de Stephen, avec une ambiguïté radicale : de quoi riait-elle ? Du vieux Royce chantant, de ce qu'il disait, de son jeux de voix, Dieu sait de quoi encore.

Il se trouve que cette mère-là, cette mère problématique, est juste­ment vêtue telle qu'est vêtue dans la pantomime la mère d'Aladin, Widow Twankey. Le corsage à la Widow Twankey, c'est le corsage de la mère d'Aladin dans les pantomimes, mère qui évidemment ne compre­nait rien à ce qu'il faisait, sinon ceci, c'est qu'en astiquant bien la lampe, on faisait parler l'esprit qui était dedans . . .

J'en resterai là sur ce point pour passer à un autre aspect du fonc­tionnement du texte.

Ellen Bloom, qui vient de surgir, n'est pas du tout comme le père, du côté des Sages de Sion, mais, à l'entendre, elle est plutôt du côté de la religion catholique, apostolique et romaine, car que dit-elle en le voyant tout plein de boue ? 0 Blessed Redeemer ( « Ô Rédempteur bienheu­reux >>, << béni soit le Rédempteur ») , what have they done to him ! ( « que lui ont-ils fait ! >>) , etc. ; Sacred Heart of Mary, where were you at all ! (« Sacré Cœur de Marie, où étiez-vous donc ? ») 2 • Ce qui est d'ailleurs assez curieux, car on attendrait plutôt le Sacré Cœur de Jésus, cela signe d'une certaine manière son rapport narcissique à la religion : elle est très net­tement catholique, à la manière dont on pouvait l'être particulièrement au XIXe siècle, et c'est une dimension qui mérite d'être relevée dès que l'on parle de Joyce, même s'il faut aller chercher dans les textes les plus bénins, ceux de Stephen Hero, Dubliners.

Je voudrais le signaler d'abord à propos de l'épiphanie. Ce que l'on appelle l'épiphanie signifie bien des choses assez diverses.Joyce l'a défini en un endroit seulement, dans Stephen Hero, Stephen le Héros (Œuvres, t. 1 , p. 5 1 2) . Et on a bien sûr allégrement déformé ce qu'il a dit. Voici cette définition :

Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se

traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque

phase mémorable de l'esprit même.

2. Deux phrases des plus ambiguës : him peut renvoyer à Redeemer ; you, à Sacred

Heart.

180

Page 181: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

Une définition polie, didactique et thomas-d'aquinisante. Mais elle s'inscrit dans un texte qui, en deux pages, nous fait passer d'un dialogue avec la mère, où celle-ci reproche à Stephen son incroyance, en invo­quant constamment « les prêtres » . Et Stephen à la fois rompt avec elle sur ce plan-là et d'un autre côté contourne le problème, dans son dis­cours glisse au rapport femme/prêtre, et de là vers la bien-aimée, et tout d'un coup dit qu'il se met à errer dans les rues et qu'un spectacle de Dublin émeut « suffisamment sa sensibilité pour lui faire composer un poème >> . Puis plus rien sur le poème, mais il rapporte le dialogue qu'il a entendu, un dialogue entre une jeune personne et un jeune homme, et un des rares mots qui apparaissent, c'est le mot chape[, mot qui, en Irlande, désigne une église catholique (les églises proprement dites ayant été squattées par l'Église anglicane) : à part cela il n'y a pratiquement que des points de suspension dans ce dialogue.

Donc ce dialogue où il n'y a rien d'un côté lui fait écrire un poème, et d'un autre côté il le baptise et le définit doctement, dans les lignes qui suivent, « épiphanie » .Voilà ce qu'il voulait faire, ajoute-t-il, c 'était enre­gistrer ces scènes, ces saynètes réalistes si parlantes. On a donc une sorte de dédoublement de l'expérience (disons pour simplifier un côté réa­liste et un côté en quelque sorte poétique) , et une espèce de liquidation, de censure, du poétique dans le texte de Stephen Hero. Or le poème élidé s'intitule La Villanelle de la tentatrice, et il surgit précisément dans un cer­tain discours impliquant la mère, et la mère dans son rapport aux prêtres.

Ce rapport que j 'ai défini grossièrement, comme rapport imaginaire à la religion, se retrouve d'autres manières dans le Portrait de l 'artiste. Par exemple avec les sermons sur l'enfer, qui sont justement interminables (à la fois kantiens et très sadiques) et visent à représenter dans le détail les horribles tortures de l'enfer, à donner in presentia une idée de ce qu'est l'enfer. Ou d'une autre manière avec la figure du confesseur, qui écoute mais aussi répond. Répond quoi ? Dit quoi ? C'est précisément autour de cela que tournent les Pâques de Stephen, que doit précéder la confession de ses turpitudes. Mais cette fonction, pour Joyce, se rat­tache à celle de l'artiste : je signalerai ici deux textes, l'un qui se trouve au début de Stephen le Héros, où Stephen dit qu'en écrivant ses poèmes il avait la possibilité de remplir la double fonction de confesseur et de confessé (Œuvres, t. 1, p. 346) . L'autre passage se trouve vers la fin du Portrait de l'artiste ; c'est le moment où mortifié de voir la bien-aimée

1 8 1

Page 182: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

tendre l'oreille et sourire à un jeune prêtre bien lavé, il dit qu'il a, lui, renoncé à être prêtre, que c'est une affaire réglée, qu'il n'est pas de ce côté-là. Il ajoute à peu près : et dire que c'est à des types comme ça que les femmes se confient, et ils leur racontent à leur tour des choses dans la pénombre, tandis que moi . . . (cf. Œuvres, t. 1, p. 748) . Il reprend la même idée à propos des Anglo-Irlandais, sorte de bâtards, entre deux races : il voudrait intervenir avant que leurs femmes n'engendrent quel­qu'un de leur race, pensant que l'effet de ce qui se passera, l'effet de sa parole améliorera un peu ce qu'il considère comme une déplorable race. Il y a là un rapport avec la fameuse conscience incréée dont il parle dans la dernière page : cela passe par l'oreille (la fameuse conception par l'oreille . . . ) , que l'on retrouve d'ailleurs dans « Circé » . . .

jacques Lacan - . . . et sur laquelle jones a beaucoup insisté ; Jones, l'élève de Freud.

Un autre point essentiel, concernant cette dimension imaginaire de la religion, est mis en relief dans le fameux passage d' Ulysse où se trouve opposée la conception trinitaire et problématique de la théologie à une conception « italienne », madonisante, qui bouche tous les trous avec une image de Marie : « Au fond, dit-il en substance, l'Église catholique ne s'est pas mal débrouillée en plaçant l'incertitude du vide à la base de tout » (Œuvres, t. II , p. 261 ) . Il me semble que dans le fonctionnement de ces textes ce sont des noms du père qui jouent à de multiples niveaux.

Mais dans « Circé », et dans Ulysse dans son ensemble, ce qui fait bou­ger les choses, ce qui fait artifice, c'est le cache-cache avec les noms du père, c'est-à-dire qu'à côté justement de ce qui fait mine de trou il y a les déplacements de trou et il y a les déplacements du nom du père.

On a aperçu au passage, dans le désordre, Abraham, Jacob, Virag, Dedalus également, et un autre qui est assez drôle. Dans un épisode cen­tral, où il y a un œil, « Le Cyclope », se rencontre un certainJ.J. dont on se souvient, si on a de la mémoire, que dans un épisode précédent on l'avait rencontré sous le nom de J.J. O'Molloy, c'est-à-dire « de la des­cendance des Molloy », un J.J. fils de Molloy.

Sa position est assez curieuse : il est homme de loi, en principe, mais homme de loi - je ne dirai pas vraiment déchu, mais en voie de déchéance. On nous dit (et là encore les mots anglais sont intéressants)

1 82

Page 183: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

« sa clientèle diminue » ,practice dwindling, « sa pratique diminue » . Et si sa pratique se défait, c 'est qu'il joue (gambling) (Œuvres, t. II , p. 141 ) . Le jeu a remplacé de quelque manière la pratique.

Il y aurait évidemment à élaborer à partir de cela. Ce que je voudrais simplement indiquer, c'est la fonction de ce père parfaitement faux qui a les initiales à la fois de James Joyce et de John Joyce, le père de Joyce. De plus, il est remarquable que la parole de ce J.J. O 'Molloy porte sur les autres pères. Dans un passage qui se raccroche à l'énigme citée la semaine dernière par le docteur Lacan (l'épisode est « Éole », qui se passe dans une salle de rédaction de journal) , c 'est lui qui se tourne vers Stephen pour lui donner un beau morceau de rhétorique, ce qui est intéressant aussi . On a appris qu'O'Molloy, après s 'être tourné vers le jeu, a fait « du travail littéraire » dans les journaux. Soit dit en passant, cela nous renvoie aux « Morts », la dernière nouvelle de Dublinois, où Gabriel Conroy, le héros, écrit dans les journaux, de� comptes rendus et on ne sait pas trop quoi (cela réapparaît d'une autre manière dans Les Exilés) . Quel genre de littérature ? Est-ce que c'est de la littérature qui reste, qui mérite de survivre ? Gabriel se pose la question, et on va voir qu'il n'est pas le seul. Donc O'Molloy, J.J. , nous dit qu'il se tourne vers Stephen, dans cette salle de rédaction, et il lui présente un beau spécimen d' élo­quence judiciaire (Œuvres, t. Il, p. 1 57) :

Tourné vers Stephen,].]. O'Molloy lui dit posément :

« L'une des périodes les plus harmonieuses que j 'aie jamais entendues

de ma vie, je la dois aux lèvres de Seymour Bushe [patronyme qui, à

une lettre près, signifie le buisson, et également la toison sexuelle] .

[ . . . ] C'était dans cette affaire de fratricide, l'affaire Childs. Bushe était

au banc de la défense. »

[Ici, une petite interpolation shakespearienne :] « Et dans le porche de

mon oreille versa . . . » [Ham/et}. « À propos, comment a-t-il découvert ça, puisqu'il est mort en dor­

mant. Et l'autre histoire, la bête à deux dos. [C'est Stephen qui cogite.]

- Citez-la, demande le professeur.

- lTALIA, MAGISTRA ARTIUM » [un de ces titres qui scandent l'épisode

de la salle de rédaction] .

Il parlait de la procédure en matière de preuves . . .

1 83

Page 184: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Là, je vous renvoie au texte anglais qui dit : He spoke on the law of evi­dence, la loi de l'évidence, si on veut, mais certainement aussi et avant tout le témoignage, la loi du témoignage ; non pas seulement le témoi­gnage devant la loi.

[JJ. O'Molloy :] << [ • • • ] de la loi romaine opposée à la loi mosaïque pri­

mitive, la lex talionis. Et il vint à parler du Moïse de Michel-Ange au

Vatican. -Ah ! - Des termes bien choisis et en petit nombre », annonça

Lenchan [ . . . ] .

J.J. O'Molloy reprit, détachant chaque mot : « Voici c e qu'il en disait :

"Une musique figée, marmoréenne figure, cornue et terrible, de la

divine forme humaine, symbole éternel de prophétique sagesse, qui,

si quelque chose de ce que l'imagination ou la main d'un sculpteur

inscrivit dans le marbre spirituellement transfigurant et transfiguré a

mérité de vivre, mérite de vivre" . »

O'Molloy, ayant donc commencé par se faire caisse de résonance d'un savoir sur la loi, ayant réparti les lois, les lois par rapport à l'evidence 0' évi­dence, et aussi le témoignage) , fait parler Bushe, le Buisson, lui fait por­ter témoignage sur l'art comme fondant le droit à l'existence (deserves to live) et fondant le droit à l'existence de l'œuvre d'art. On saisit la réso­nance que cela a par rapport à la littérature de journaux : l'art fonde en droit le porteur de la loi, Moïse, puisqu'il restera en tant que Moïse du Vatican (c 'est ainsi qu'on nous le désigne, « le Moïse du Vatican ») : ce qui ne manque pas d'intérêt quand on a à l'esprit ce que le Vatican repré­sente dans Ulysse . . . et, plus encore, que la statue en question est à San Pietro in Vincoli, Saint-Pierre-des-Liens . . .

Et ce deserves to live qui insiste (par le biais de la rhétorique : deserves to live, deserves to live) est marqué, contresigné par ses effets sur celui auquel la période était destinée, à savoir Stephen ; J.J. O'Molloy s'était tourné vers lui, et il se passe ceci que, « insidieusement gagné par l' élé­gance de la phrase et du geste, Stephen se sentit rougir » . Curieusement, ces rougeurs de Stephen sont en série par rapport à d'autres textes de Joyce. Je pense en particulier à ce texte du Portrait que vous avez pu remarquer : au cours d'un voyage à Cork, Stephen va avec son père dans un amphithéâtre de l'école de médecine où son père a traîné quelque temps, peu de temps, semble-t-il. Le père est à la recherche de ses

184

Page 185: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

initiales. On ne remarque évidemment pas que ces initiales sont aussi les siennes (« Simon Dedalus » s'initiale S.D. , comme << Stephen Dedalus ») . Mais ce sur quoi Stephen tombe, c'est sur le mot « fœtus », et cela lui fait un effet bœuf. Il en rougit, en pâlit, etc. (Œuvres, t. 1, p. 6 18) . On retrouve, en rapport avec l'initiale, mais un autre rapport, le « mérite d'existen.J'ajoute que cette série peut s'augmenter d'un autre passage de Dublinois, toujours dans « Les Morts » (qu'on pourrait d'ailleurs tra­duire « Le Mort ») ,j 'y ai fait tout à l'heure allusion. Gabriel Conroy, déjà nommé, va faire un discours, le discours traditionnel de la réunion de famille ; il est toujours là pour écrire dans les journaux ou faire des petits discours de ce genre. Et on vient de parler à table justement des artistes dont le nom est oublié, de ceux finalement qui n'ont rien laissé sinon un nom tout à fait problématique. « Parkinson, ditTante Kate. [ . . . ] Une magnifique voix de ténor anglais, pure, mélodieuse, une voix de velours » (Œuvres, t. 1, p. 288) . Et c' est là-dessus qu'il enchaîne, concluant une de ses premières périodes sur deux choses : un écho d'une chanson qui s'intitule Love's Old Sweet Song, la vieille et douce chanson d'amour qui débute par l'évocation d'un paradis perdu ; et une citation de Milton (mais pas du Paradis perdu) qui dit à peu près ceci -Je voudrais pouvoir léguer aux siècles à venir une œuvre conçue de telle sorte qu'ils ne la laisseront pas volontiers mourir (cf. p. 292) .

Ainsi se trouvent nouées dans le discours de Joyce la question du droit à l'existence, celle du droit à la création, celle de la validité et celle aussi de la certitude.

Une chose encore concernant le bush. Le Bushe éloquent, parlant de Moïse, parle aussi d'un Holy Bush, celui de la Bible ; l'Éternel dit à Moïse que le sol qu'il foule devant le Buisson ardent est Holy, un Holy Bush qui se révèle avoir un certain rapport au fox. Car lorsque J.J. O'Molloy repa­raît dans « Circé », il a des moustaches de renard, et quelque chose de l'avocat Bushe ; renard que l'on a aperçu à plus d'une reprise dans le Portrait : il y apparaît bien sûr parce que Fox est un des pseudonymes de Parnell, associé à sa faute. Mais il est aussi très précisément une sorte de signifiant de la dissimulation : He was not foxing, dit le jeune Stephen quand il est à l'infirmerie et qu'il a peur de se faire accuser de tirer au flanc. Et puis, un peu plus tard, lorsqu'il vient de renoncer à entrer dans les ordres, qu'il a aperçu sa carte de visite imaginaire, « Le Révérend Ste­phen Dedalus, S.J. », il évoque quelle tête il peut bien y avoir là-dessous,

1 85

Page 186: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

et une des choses qui lui reviennent à l'esprit, c'est, ah oui, une tête de jésuite que certains ont appelé Lantern ]aws et d'autres Foxy Campbell, Campbell le Renard (cf. Œuvres, t. 1, p. 552 et 689) .

Il y a donc cette série bushjox. Mais il y a aussi un jeu, et qui fonc­tionne, sur Molloy, Molly, s'articulant sur holy. Nous avions holly, holy, Molly, Molloy, et un autre mot qui ne paraît pas dans Ulysse mais dont Joyce dit -je tire cela un peu de la manche, ou plutôt de ses lettres, mais après tout, ces lettres, il les a écrites. Il nous y livre (Œuvres, t. II , p. 91 1) le nom de quelque chose qui est censé entrer dans le fonctionnement de « Circé », à savoir cette plante, l'ail doré, qu'Hermès a donnée à Ulysse pour qu'�l se tire d'affaire chez Circé ; et cela s'appelle moly. La chose curieuse, c'est qu'il y a entre les deux, entre moly et Molly, une différence qui est de l'ordre de la phonation. Ce qui se « phonise » dans Ulysse, c'est Molly, avec une voyelle simple, et moly, une diphtongue, une ditongue comme on écrivait autrefois, et la ditongue (di-tongue ?) fait consonance ; en même temps que la ditongue se transforme en une voyelle simple, il y a un redoublement consonantique, un redoublement de la consonance, qui apparaît dans Ulysse sous la forme de Molly . . .

Il dit de moly deux ou trois choses curieuses. Le docteur Lacan en analysera une, je crois ; je me contente de signaler l'autre. C'est, dit-il, « le don d'Hermès, Dieu des voies publiques, et c'est l'influence invisible (prière, hasard, agilité, présence d'esprit, pouvoir de récupération) qui sauve en cas d'accident » . C'est donc une chose qui confirme Bloom dans son rôle de prudence. Il est le Prudent. Il est celui qui répond fina­lement assez à la définition que l'on trouve en note dans Lalande (assez décevant sur cette question de la prudence, sans doute parce que c'est saint Thomas qui en parle) . Une petite note sans nom d'auteur dit ceci : « Prudence. l'habileté dans le choix des moyens d'obtenir pour soi-même le plus grand bien-être. » Et c'est comme cela justement qu'on se sup­porte, semble dire Bloom.

La deuxième chose que je voudrais souligner, c'est qu'il est constam­ment question de la certitude et de la manière dont on peut la fonder.

La certitude réapparaît justement à propos du fameux Virag, à propos de qui je n'ai pas tout dit . . . Je me suis arrêté dans la fameuse citation où on parlait de - où O'Molloy racontait ce qu'il en était de Virag (Œuvres, t. II , p. 4 18) :

186

Page 187: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

EXPOSÉ AU SÉMINAIRE DE JACQUES LACAN

Il s'appelait Virag. C'est le nom du père qui s'est empoisonné. Il a

obtenu de changer de nom par décret, pas lui, le père.

-Voilà le nouveau Messie de l'Irlande, dit le citoyen, l'île des Saints et

des sages !

- Oui, eux aussi ils attendent encore leur rédempteur, dit Martin. Tout

comme nous, en somme.

- Oui, dit J.J. , et chaque fois qu'ils ont un enfant mâle, ils croient que

ce peut être le Messie. Et tout Juif est, paraît-il, dans une agitation

extraordinaire jusqu'à ce qu'il sache s'il est père ou mère.

Je souligne simplement ce qui apparaît peut-être par-delà l'humour qui constitue un des fonctionnements de ce texte du Cyclope. Un humour de bistrot mais un humour qui est bien là. Un humour qui d'ailleurs serait à rattacher à d'autres problèmes touchant l'antisémitisme chezJoyce, mais je n'ai pas le temps de le faire ici. Identification imagi­naire, qui situe une autre question : la problématique du Messie et, à tra­vers elle, la problématique de la succession. Le problème de la parole du roi fondant la légitimité, une parole qui permet, même si le ventre de la mère a menti, de retomber sur ses pieds par une légitimation. Légitima­tion, c'est-à-dire de la possibilité de porter la marque du roi, la couronne, stephanos, ou bien de porter cette autre marque qui apparaît dans « Circé », avec Virag, le grand-père qui tombe par la cheminée, avec l'étiquette « basiliko-grammate » , avec la gramme du roi. Cette problé­matique de la légitimité qui se révèle problématique de la légitimation prend peut-être figure ici de dimension imaginaire et de sa récupération.

La certitude, il me semble que Joyce l'utilise, la met en scène dans ses rapports avec les effets de voix. Même si une parole, une parole pater­nelle est contestée dans ce qu'elle dit, il semble suggérer que quelque chose en passe dans la personnation, dans ce qui est derrière la persan­nation, du côté de la phonation peut-être, et par exemple dans ce quelque chose qui « mérite de vivre » dans la mélodie. Peut-être juste­ment à cause de ce quelque chose qui a des effets, sur la mère, à travers la mélodie. Fantasmai mirth, l'allégresse fantasmatique de la mère déjà évoquée, touche très précisément à la pantomime et au vieux Royce (Roi-Joyce) qui y chantait. Quelque chose passe à travers la mélodie ; et non pas seulement la mélodie en tant que sentimentale ; bien sûr, la culture irlandaise, au tournant du siècle, est tout imprégnée de mélodies,

1 87

Page 188: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

celles surtout de Thomas Moore, que dans Finnegans M-ake Joyce appelle Moore's maladies, et c 'est là que triomphait le père de Joyce, John Joyce. Mais dans cet art de la voix, de la phonation, est passé, et posé, autre chose, pour le fils.

Bref, si la certitude quant à ce qu'il fabrique a toujours quelque chose à voir avec le miroir, avec ces effets de miroir qu'il faudrait énumérer, cela a à voir aussi avec les effets de voix du signifiant. Je voudrais rappe­ler que « Les Morts » , par quoi Joyce a donc ficelé Dublinois, à un moment crucial de sa production poétique, au moment où les choses se sont d'une certaine manière débloquées, « Les Morts », son idée direc­trice lui en est venue lorsque son frère lui a parlé d'une interprétation particulière d'une mélodie de Moore mettant en jeu des revenants et leur dialogue avec des vivants ; Stanislaus lui avait dit : celui qui a chanté cela l'a chanté d'une façon intéressante, d'une façon justement qui disait quelque chose. Et l'un des centres de cette nouvelle, c'est le moment où la femme du héros est médusée, gelée comme l'autre Moïse ; en enten­dant un chanteur tout enroué chanter une mélodie (Œuvres, t. 1, p. 297-298) . Et quel effet cela fait-il sur le héros ? Cela lui symbolise une femme, dit-il. Il l'aperçoit à ce moment en haut de l'escalier dans l'obscurité et il se dit : qu'est-ce qu'une femme dans l'obscurité sym­bolise ? Il la décrit en termes vaguement réalistes, mais il dit en même temps : qu'est-ce que ça symbolise ? Ça symbolise une certaine écoute, entre autres choses.

Cette certitude, les problèmes de la certitude et de ses fondements par rapport aux effets de voix sur le signifiant,Joyce a voulu en énoncer des règles dans une science esthétique. Mais il s'est aperçu assez vite que c'était moins lié à la science que cela, et que c'était justement un savoir­faire lié par une pratique du signifiant. Ce que j 'ai très présent à l'esprit ici, ce qui s'impose à moi à travers et au-delà de ce qu'Aristote a dit sur la praxis dans la Poétique et qui avait arrêté Joyce, c'est la définition de Lacan : « une action concertée par l'homme qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique » , cette question de la mesure, on l' aper­çoit très précisément dans « Circé », au moment où Bloom entrant dans le bordel est aperçu par Stephen qui se tourne ; et il s'agit comme par hasard aussi d'une citation de l'Apocalypse (cf. Œuvres, t. I I , p. 559, note 1) . Sans doute vaut-il mieux que je m'arrête avant que mon dis­cours devienne par trop apocalyptique.

Page 189: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTES DE LECTURE

par Jacques Aubert

L'édition anglaise d' Ulysses utilisée est celle de la série Oxford World's Classics ; sa traduction française, sauf indication contraire, celle de Gallimard, 2004. Les traductions d'autres textes renvoient aux Œuvres parues dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », tomes 1 et II .

1

JOYCE, DANS L' ULYSSES, AU PREMIER CHAPITRE, ÉMETTAIT LE VŒU DE

HELLENISE : voir Ulysses, Oxford World's Classics, p. 7 (nouvelle trad. , Gallimard, 2004, p . 1 6) : Cod, Kinch [surnom donné à Stephen Dedalus par son camarade Buck Mulligan) , if you and I could only work together we might do somethingfor the island. Hellenise it. Mulligan a brodé sur le même thème dès l'entrée en matière (trad. p. 1 2-13) . C'est seu­lement à Trieste, à partir de 1 905, que Joyce commença à étudier le grec, et qu'il se mêla aussi, avec délices, au petit peuple grec, où il devait retrouver un peu du petit peuple de Dublin (voir Mando Araventinou, «Joyce et ses amis grecs » ,]ames joyce, L'Herne, 1 985, p. 58-64) .

COMME L'A DIT DANS TEL QUEL . . . PHILIPPE SOLLERS : Philippe Sollers, «Joyce et Cie », Tel Quel, n° 64, hiver 1975.

PINNE GANS WAIŒ : Londres, Faber and Faber, 1939. Il en existe une tra­duction complète par Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, une remar­quable adaptation partielle d'André du Bouchet, Gallimard, 1 962, et diverses traductions partielles, parues notamment dans la revue Tel Quel (n° 54, sous la signature de Philippe Sollers et de Stephen Heath ; on remarquera dans le n° 55 la traduction italienne, par Joyce lui-même, d'« Anna Livia Plurabelle » et sa présentation par Jacqueline Risset) .

1 89

Page 190: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

INAUGURER JOYCE AU TITRE D'UN SYMPOSIUM : il s'agit du ye Sympo­sium international James Joyce, tenu à Paris du 16 au 20 juin 1975. Les actes en ont été réunis et présentés par Jacques Aubert et Maria Jolas, et publiés en coédition par les Presses du CNRS et l'Université Lille-III sous le titre joyce et Paris (1902- 19201 1 940- 1975), 1979, 2 vol. ; c 'est là qu'a été publiée pour la première fois l'intervention de Jacques Lacan ici reprise en annexe.

ADAM . . . ÉTAIT UNE MADAM : voir Ulysses, p. 132 : Madam, l amAdam.And Able was I ere I saw Elba (trad. p. 175) . Le palindrome est lancé par Lene­han, le farceur du groupe, que l'on rencontre dès Dubliners. Le calem­bour Abel! able sera repris dans Finnegans Vl-ake, 287. 1 1 : I cain but are you able ?, où s'intriquent de façon plus subtile le signifiant et sa voix.

JOYCE EN BAVAIT ASSEZ SUR CE SAINT HOMME-LÀ : le jeune Joyce pré­tendait composer un traité d'esthétique à partir de quelques textes de saint Thomas d'Aquin. Voir Œuvres, t. 1, p. 735 sq. , 1003.

L'OUVRAGE DE JACQUES AUBERT : l'ouvrage en question est Introduction à l'esthétique de james Joyce, Didier, 1973, entièrement revu dans une traduction en langue anglaise sous le titre The .!Esthetics ofjames]oyce, The Johns Hopkins University Press, 1992.

LE FREEMAN's jouRNAL : voir Ulysses, p. 55 : What Arthur Grijfith said about the headpiece over the Freeman leader : a homerule sun rising up in the northwestfrom the laneway behind the bank oflreland (trad. p. 76) .Voir Œuvres, t. II , p. 62, note 13 . Home Rule, « Autonomie », qui peut être entendu comme « Gouvernement du Foyer », et faire ainsi penser au couple Bloom, était le slogan des autonomistes irlandais des années 1 880-1900.

L'HÉRÉTIQUE : dès ses premiers écrits, Joyce se montre fasciné par cette position de l'hérétique, incarnée à ses yeux par Giordano Bruno. Voir par exemple « La philosophie de Giordano Bruno » et Portrait de l 'artiste en jeune homme, in Œuvres, t. 1 , p. 776 et 990. Et dans Ulysses, par exemple p. 20-2 1 , 199 (trad. p. 33, 262) . Dans chaque cas est posée, avec la question de l'Église, celle de la position du Père dans la Trinité.

UN PÈRE . . . PLUS OU MOINS FÉNIAN : le père de Joyce était moins fénian (ce mouvement nationaliste violent du milieu du XIXe siècle) que feignant.

LES UNIVERSITAIRES : Richard Ellmann (James joyce, Oxford University Press, éd. rev. , 1 982, p. 703) rapporte cette réponse de Joyce à Jacob

190

Page 191: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTES DE LECTURE

Schwartz, qui lui demandait : My have you written the book this way ? - To keep the critics busy for three hundred years. Et celle qu'il fit à Max Eastman : The demand that I make if my reader is that he should devote his whole life to reading my works.

STEPHEN HERO : a new edition, New York, New Directions, 1963 ; trad. française : Stephen le Héros, in Œuvres, t. 1, p. 32 1-533.

L'ÉDITION À EN AVOIR :Jacques Lacan fait ici allusion à l'édition recom­mandée dans l'annonce du Séminaire : A Portrait if the Artist as a Young Man. Text, Criticism and Notes, éd. Chester G. Anderson, New York, The Viking Critical Library, 1968. Le texte y a la même pagination que dans l'édition courante du même éditeur, que nous utilisons ici.

BEEBE ou BIBI ? : Jacques Lacan s'interroge ici sur la prononciation du nom de l'auteur, Maurice Beebe, de l'article reproduit dans l'édition en question sous le titre << The Artist as Hero » .

HUGH KENNER : son article a pour titre « The Portrait in Perspective », extrait de son ouvrage Dublin's joyce, Bloomington, Indiana Univer­sity Press, 1 956.

VMPIRE : allusion �u débat qui, dans le deuxième épisode d' Ulysses, p. 29-30 (trad. p. 42-44) , met en scène Stephen Dedalus et le directeur de son école, M. Deasy,Anglo-Irlandais fidèle à l'Empire britannique et arbitre entre ses élèves. La remarque de Jacques Lacan prend tout son poids de la page qui a précédé, où l'on entend Stephen Dedalus s'in­terroger, à propos de l'élève dont il est alors le répétiteur, sur le corps de cet enfant et sur celui de l'enfant qu'il fut. La position de Joyce vis­à-vis de son pays est clairement liée à la régie des corps irlandais par les forces conjointes de l'Église catholique et du puritanisme angle­saxon, unies de façon spectaculaire contre le héros de ses jeunes années, Parnell, avocat de l'autonomie de l'Irlande. D'où l'impor­tance du départ en octobre 1904 avec une femme, Nora Barnacle, et plus tard le refus du retour, dramatisé dans Exiles, où insiste le ques­tionnement du désir de la femme, du rapport sexuel et de la jalousie. Voir également, dans le Portrait, l'aventure racontée par Davin, p. 1 82-183 (trad. p. 709-710) .

L'ESPRIT INCRÉÉ DE MA RACE : Portrait, p . 252-253 : J go to encounter for the millionth ti me the reality if experience and to forge in the smithy if my sou[ the uncreated conscience if my race. «Je pars à la rencontre, pour la millionième fois, de la réalité de l'expérience, afin de façonner dans

191

Page 192: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

la forge de mon âme la conscience incréée de ma race » (trad. revue, Œuvres, t. I , p. 780-781 ) .

I I

SENTIMENTAL : cf. Ulysses, p . 1 9 1 , le télégramme de rupture de Stephen avec Buck Mulligan : The sentimentalist is he who would enjoy without incurring the immense debtorship for a thing done (trad. p. 251 ) .

COMMENT UN ART PEUT-IL VISER DE FAÇON DIVINATOIRE : allusion sans doute à tels passages du Portrait, p. 224-226 (Œuvres, t. 1, p. 751-753) , où Stephen Dedalus se présente, non sans une certaine distance, en augure ; il s'en souviendra dans Ulysses, p. 209 (trad. p. 273) ; voir éga­lement p. 534 (trad. p. 7 13) . Dans Ulysses, p. 48, l'affaire est clairement liée au questionnement, singulièrement poétique, d'un sujet à partir de son ombre : Ulhy not endless till the farthest star ? Darkly they are there behind this light, darkness shining in the brightness, delta of Cassiopeia, worlds. Me sits there with his augur's rod of ash, in borrowed sandals, by day beside a livid sea, unbeheld, in violet night walking beneath a reign of uncouth stars. I throw this ended shadow from me, manshape ineluctable, cali it back. Endless, would it be mine,Jorm of my form ?

IV

UN BOUQUIN, D'UN ROBERT M. ADAMS : Surface and Symbol. The Consistency of James joyce's « Ulysses », New York, Oxford University Press, 1 962. Adams insiste à plusieurs reprises (par exemple p. 33) sur l'importance de l'énigme dans Ulysses. Il utilise également volontiers le terme symptomatic, dans une acception assez floue (p. 25 et note p. 59) .

TRINITY COLLEGE SI MON SOUVENIR EST BON : en fait, Stephen enseigne dans une école privée des environs de Dublin, à Dalkey. Il n'a enseigné ni à Trinity College, ni à University College, où, comme Joyce, il est supposé avoir fait ses études supérieures, ni même à Belvedere College, établissement secondaire jésuite qu'il a fréquenté adolescent. Le lapsus de Jacques Lacan s'éclaire, bien sûr, de son in té-

192

Page 193: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTES DE LECTURE

rêt pour le trinitaire, notamment à propos de la psychose de Newton, professeur, lui, à Trinity (Télévision, dans Autres écrits, p. 536) : ainsi se trouvent rapprochés les deux cas, la question de la Trinité apparaissant en bonne place dans Ulysses, en rapport étroit avec l'hérésie. À ce sujet, voir Jean-Louis Houdebine et Philippe Sollers, « La Trinité de Joyce », 1 et II , Tel Quel, n° 83, printemps 1980.

UN NOMMÉ FÉVRIER : James G. Février, Histoire de l 'écriture, nouvelle édition entièrement refondue, Payot, 1 959.

STEPHEN, QUI COMMENCE AUSSI PAR UN S : on a fait également obser­ver qu' Ulysses commençait et s'achevait par un S : Stately . . . Yes.

LA BEAUTÉ SELON HOGARTH : allusion à la « ligne de beauté » de Hogarth, sur laquelle Joyce revient à plusieurs reprises dans ses pre­miers textes, en particulier dans le Portrait, p. 1 8 1 , lorsqu'il évoque son condisciple Davin, le jeune paysan nationaliste typique : His nurse had taught him Irish and shaped his rude imagination by the broken light if Irish myth. He stood towards this myth upon which no individual mind had ever drawn out a line if beauty and to its unwieldy tales that divided themselves as they moved down the cycles in the same attitude as towards the Roman catholic religion (Œuvres, t. 1, p. 708) . Joyce pointe bien la distance qui sépare l'artiste des productions de l'inconscient collectif aux effets colonisants.

LA DERNIÈRE PHRASE DU PORTRAIT : p. 253, Old jather, old artificer, stand me now and ever in good stead (Œuvres, t. 1, p. 781 , où « artisan » ne me plaît guère ;je penche pour « artificier ») .Voir aussi l'allusion de Lacan plus haut, p. 69.

TRÈS PEU POUR MOI : voir Ulysses, p. 648-649 (trad. p. 861-862) . [BLOOM ET SHAKESPEARE] : il s'agit d'une énigme d' Ulysses, signalée par

Adams, op. cit. , p. 95-99, dont l'importance daris l'ordre de la struc­ture est remarquable. En 269, dans un « monologue intérieur » de Bloom, réapparaissent deux lignes surgies en 193 dans le discours de Stephen (il y revient en 615) : Do and do. Thing done. In a rosery if Fetter lane if Gerard, herbalist, he walks,greyedauburn.An azured harebell like her veins. Lids if]uno's eyes, violets. He walks. One life is ali. One body. Do. But do. Afor, in a reek if lust and squalor, hands are laid in whiteness (trad. p. 255, où do est traduit par « agir », mais où l'on peut entendre un impératif) . Ces fragments et leur apparente discordance, qui pose la question du rapport identificatoire entre Bloom et Stephen, sont

1 93

Page 194: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

d'autant plus remarquables qu'ils nouent les signifiants de l'identité avec le corps, et surtout avec l'acte. De plus, l'intertextualité pointe la question de la dette : Thing done est un écho du télégramme envoyé par Stephen à Buck Mulligan : The sentimentalist is he who would enjoy without incurring the immense debtorship for a thing done (p. 19 1 , trad. p. 25 1 ) .

BLEPHEN ET STUMM : voir Ulysses, p . 635 (trad. p . 846) , e t Adams, p. 95. EXILES : voir Œuvres, t. 1 , p. 805-890, et 1 762-1798. UN BOOK OF HIMSELF : le nœud est-il exactement là où Jacques Lacan le

suggère ?Voir Ulysses, p. 179, où le conservateur de la National Library cite Mallarmé commentant Ham let : He says - il se promène, lisant au livre de lui-même - don 't you know, reading the book cf himself (trad. p. 237) .

UN CERTAIN SCHECHNER : Mark Schechner, joyce in Nighttown. A Psychoanalytic Inquiry into « Ulysses >> , Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1 974.

THE COCK CREW : ce crew est d'ordinaire traduit par « chanta ». Cette devinette se trouve dans l'épisode 2, « Nestor », d' Ulysses, p. 27 (trad. p. 39-40) . Quelques lignes plus haut, p. 26, Stephen donne le début d'une autre énigme, qui suit l'évocation de l'ombre de Jésus, et de ses énigmes, « tissées et retissées sur les métiers de l'Église » : Riddle me, riddle me, randy ro. 1 My Jather gave me seeds to sow. La solution, omise par Joyce, est digne d'intérêt : The seed was black and the ground was white. 1 Riddle me that and l'li give you a pipe. 1 Answer : writing a letter.

THE FOX BVRYING : Ulysses, p. 27 (trad. p. 40) . Le texte exact de la réponse à la devinette est : The fox burying his grandmother under a hollybush .

s'IL EST UN PÈRE ou UNE MÈRE : voir Ulysses, p. 323 : Every male that's born they think it may be their Messiah . And every ]ew is in a tall state cf excitement, 1 be lieve, till he knows if he's a Jather or a mother (trad. p. 418) .

I L CROIT LA PORTER DANS SON VENTRE : je ne retrouve pas de texte allant dans ce sens. Joyce utilise plutôt l'idée à propos de ses œuvres. En revanche, il voit Nora enceinte de lui : cf. par exemple les lettres à Nora du 3 septembre (« Ah, si je pouvais me nicher dans ton sein tel un enfant ») ou du 24 décembre 1 909 (« Prends-moi dans le sombre sanctuaire de ton sein ») , Œuvres, t. 1, p. 1 263 et 1 289.

INCONCEIVABLY PRIVATEJOKES : repris d'Adams, op. cit. , p. 200.

194

Page 195: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTES DE LECTURE

EFTSOONERIES : eftsoons, mot obsolète formé sur cifter et soon, signifiant « à nouveau », ou bien « peu après » . Eftsoon se rencontre dans Finnegans Wake en 473 . 18 . Ici, Jacques Lacan pointe, plutôt que le style de Joyce, la lecture à laquelle il pousse : un style de lecture selon une ligne métonymique, alors même que son écriture ne saurait se définir de la sorte, à la différence par exemple de celle de Wolfson.

v

SCRIBBLEDEHOBBLE : le titre complet est Scribbledehobble. The Ur­Workbook for « Finnegans W(lke » , éd. Thomas E. Conolly, Evanston (Ill . ) , Northwestern University Press, 1 961 . Le docteur Lacan confond manifestement cet universitaire avec Cyril Connolly (1 903-1974) , éditeur du magazine littéraire Horizon (1940-1950) , qui publia des auteurs des années trente et de l'après-guerre, anglais, mais aussi bien français et américains. Cyril Connolly est sans doute plus connu comme auteur de The Unquiet Grave. A J.Vc>rd Cycle by Palinurus (1944, rééd. 1961) , voyage dans l'esprit d'un écrivain hanté par le fantôme errant de Palin urus, le pilote d'Énée : on peut se demander si ce n'est pas à propos de cette figure d'Un-père à l'arrière-plan, lui aussi venu de Troie, encore qu'à sa façon, que Jacques Lacan, au moment où il s'intéresse à l'histoire d'Ulysse, retrouve ce Connolly-là.Voir égale­ment dans Œuvres, t. Il , la note 3 de la p. 7 sur Conolly Norman, qui semble avoir été le premier psychiatre irlandais à rencontrer l'œuvre de Freud.

LETTRES . . . IMPUBLIABLES : en fait, la plupart de ces lettres (à l'exception de celles des 8 et 9 décembre 1909, auxquelles Jacques Lacan avait néanmoins eu accès avant même les Selected Letters de 1975) , absentes effectivement du t. 1 (1957) , avaient été publiées dès l'édition des t. II et III (1966) .

TWEEDLEDUM . . . DEE : Joyce utilise ces noms dans la lettre du 24 juin 1921 à Harriet S. Weaver, Œuvres, t. II , p. 937 : « Un groupe de gens de Zurich se sont persuadés que je devenais graduellement fou, et ont vraiment essayé de me décider à entrer dans une clinique où un cer­tain docteur Jung (le Bonnet Blanc [Tweedledum} suisse à ne pas confondre avec le Blanc Bonnet [Tweedledee] viennois, le docteur

195

Page 196: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Freud) s'amuse aux dépens (dans tous les sens du terme) de dames et messieurs qui souffrent d'araignées au plafond. »

CRANLY L'INTERPELLE : Portrait, p. 243 (Œuvres, t. I , p. 770-771 ) . DANS STEPHEN HERO . . . I L Y A DES TRACES : voir Œuvres, t . I , Portrait de

l 'artiste (1 904) , p. 313 sq. , où Joyce joue avec la « manière de l'énigme », les fantasmes d'héroïsme, d'« égoïsme », de rédemption, puis le glissement vers l'issue poétique offerte par le franciscanisme. Et, ci-dessus, la note sur « un book cf himself» (IV) .

CHURCH DIPLOMATie : voir Œuvres, t. I, p. 315 , 476, 601 , et les passages évoquant les jésuites, et leur duplice, comme p. 714, 718 .

APPELÉ : voir Œuvres, t . I , p . 697-700, et 780, entrée du 16 avril.

VI

LUCIA . . . TÉLÉPATHE ÉMETTEUR : voir Richard Ellmann, james joyce, op. cit. , p. 677 (lettre à Harriet S. Weaver du 21 octobre 1934) , 682, 684.

CETTE FAUTE PREMIÈRE : la faute, et sa reprise dans le thème de la chute/Chute, est mise en scène tout au long de Finnegans Wake.

VIII

MME BLAVATSKY : Clive Hart (dans Structure and Motif in « Finnegans Wake )> , Evanston [Ill.] , Northwestern University Press, 1962, p. 49, 56-57 et passim) fait grand cas des thèses de Mme Blavatsky, ainsi que de celles de Jung.

FlNNEGANS WAKE . . . UN CAUCHEMAR : voir Ulysses, p. 34 : History is a nightmare from which I am trying ta awake (trad. p. 48) . On se souvien­dra que La-femme pluralisée de Finnegans Wake, Anna Livia Plurabelle, est couramment désignée par son sigle, ALP, soit, en alle­mand, « cauchemar », lorsqu'elle ne devient pas expressément la cun­nyngnest couchmare (576.28) , la « plus rusée des juments du divan ».

196

Page 197: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTES DE LECTURE

x

OÙ SUR LE MONT NEUBO LA LOI NOUS FUT DONNÉE : je ne vois pas que Joyce ait jamais écrit cette phrase, même pour attribuer une bourde à tel ou tel (dans Deutéronome 32,49 c'est en réalité le lieu de la mort de Moïse en vue de Chanaan) . Le rythme fait vaguement penser à une chanson d'étudiants (parodique ?) .

CoRK : l'anecdote est rapportée par Richard Ellmann dans sa biogra­phie,James Joyce, op. cit. , p. 55 1 .

LE PETIT TABLEAU DE CORRESPONDANCES : les deux tableaux les plus couramment accessibles, confiés par Joyce à son ami Carlo Linati, et plus tard à Herbert Gorman, son premier biographe, sont détaillés, épisode par épisode, à la fin de chaque notice, dans l'édition des Œuvres, t. II .

UNE RACLÉE : cet incident figure dans le Portrait au cha p. II ; voir Œuvres, t. 1, p. 605-61 1 .

LE MASOCHISME . . . CONCERNANT BLOOM : voir, par exemple, certains passages de l'épisode « Circé » dans Ulysse (Œuvres, t. II , p. 577-582, etc.) et, bien sûr, les lettres à Nora, telle celle du 13 décembre 1 909 (Œuvres, t. II, p. 1282) .

L'ÉPIPHANIE : on trouvera les « épiphanies » de Joyce dans le t. 1 des Œuvres, p. 87-105, et leur notice, p. 1453-1470.

jOYCE LE SYMPT6ME

À DIX-SEPT ANS : il y a erreur sur l'âge,Joyce n'étant arrivé à Paris qu'en 1920, quand Lacan avait dix-neuf ans. En revanche, la phrase suivante donne à penser qu'il a assisté le 7 décembre 1 92 1 , « quand [il] avai[t] vingt ans », dans la librairie d'Adrienne Monnier, à la première lec­ture de fragments d' Ulysses, en anglais mais également en français (voir Œuvres, t. 1, p. 1030) . [Lacan m'a dit en effet avoir assisté à cette lecture. - J.-A. M.]

FREUDENED : Finnegans VVczke, 1 1 5 .22-23 : when they were young and easily freudened.

1 97

Page 198: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

LA MORSURE DU MOT D'ESPRIT : Ulysse, nouvelle traduction, p. 27 : « re-mords de l'inextimé » .

PLUS D'UNE FOIS DANS FINNEGANS SURGIT CETTE RÉFÉRENCE À

L' IMPORTANCE DE s'APPELER ERNEST : remarque surprenante. The Importance cif Being Earnest (« Il importe d'être constant ») , où Oscar Wilde joue sur Ernest/ earnest (« sérieux ») , n'apparaît que dans Finnegans JiVtzke (233 . 1 9) , où De Prcifundis est l'œuvre la plus citée. Il n'est pas impossible que Jacques Lacan ait eu connaissance de l'ouvrage de Mrs H. Travers-Smith, Psychic Messages from Oscar Wilde, publié en 1 924, qui attaque férocement Ulysses, et est considéré comme la source des p. 534 à 538 de Finnegans JiVtzke.

M. ATHERTON : James S. Atherton, The Books at the Wake. A Study cif Literary Allusions in james ]oyce's « Finnegans JiVtzke >> , New York, Viking, 1 960, éd. rev. , 1 974.

WORK . . . DIX-SEPT ANS IN PROGRESS : Joyce commença son livre au printemps de 1923 ; le premier exemplaire lui fut remis le 30 janvier 1 939, en vue de son anniversaire (le 2 février) , mais l'ouvrage ne parut effectivement que le 4 mai à Londres et New York.

LETTER, LITTER : voir Jacques Lacan, « Lituraterre », in Littérature, n° 3, octobre 197 1 . Et, bien sûr, Finnegans JiVtzke.

WHO AILS TONGUE CODDEAU : Finnegans JiVtzke, 1 5 . 1 8. MÊME GENRE DE FLÉAU : voir Ulysses, p. 20 (trad. p. 32) . CHAMBER MUSIC : voir le premier poème du recueil in Œuvres, t. I , p. 15 . SPIRITUALISM : en fait, spiritualism signifie aussi bien « spiritisme » que

« spiritualisme » .

Page 199: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

par Jacques-Alain Miller

§ 1 . Un apologue

Philippe Sollers ! Lacan s'inquiète de lui à l'ouverture du Sinthome, p. 1 1 : est-il dans la salle ? Mais oui, il est là. Il sera là, assidu, toute l'année.

Il participera aussi à la « soirée Jacques Aubert », mentionnée p. 1 26 (celle-ci fut organisée à l'Hôtel-Dieu par le Département de psychana­lyse de l'Université Paris-VIII ; la conférence de JAubert, après avoir été publiée dans le quatrième numéro du bulletin Analytica, chez Navarin éditeur, a été reprise dans Joyce avec Lacan, chez le même éditeur, p. 69-84, sous le titre « Galeries pour un portrait ») . Il verra également, mais à une autre séance que Lacan, le film évoqué à la même page, L'Empire des sens (Ai no corrida, de Nagisa Oshima, 1976) .

Dans un entretien qui reparaît ces jours-ci pour accompagner la sor­tie du Sinthome (accord téléphonique de Ph. Sollers ce 17 janvier 2005) , l'écrivain a récemment évoqué une soirée des années 1 970. C'est ceci :

Lacan, assis par terre, faisant effort pour se relever, trébuchant - Sollers, qui « s'arrange pour qu'il tienne debout » - Sylvia, l'épouse, qui lui lance : « Mais laissez-le, maintenant il est grand ! »

« Ai-je besoin de commenter ? » demande Sollers dans son entretien. « Non . . . "il est grand maintenant" : ce n'est pas la peine de l'aider à marcher . . . On ne dit pas ça ! On ne dit pas ça en cherchant l'accord . . . enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec quelqu'un de plus jeune. C'est choquant. Pour moi, [ . . . ] Lacan n'est pas un enfant. »

La scène est sensationnelle. Mais, cher Philippe, excusez-moi, on peut l'entendre un peu autrement.

Que dit Sylvia ? Que c'est vous, Philippe, qui prenez Lacan pour un enfant. Oui, vous, en vous précipitant à son secours. Est-ce lui qu'elle moque ? N'est-ce pas plutôt vous qu'elle rembarre, vous empressé ?

199

Page 200: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

C'est elle qui vous indique que Lacan n'est plus un enfant, ou qu'il ne l'est pas plus que ne l'est « touthomme », en un mot, comme écrivait Lacan.

Qui parle ? Mais voyons, c'est « la vraie femme », celle qui se définit de n'être pas une mère, et qui ferait des croche-pieds plutôt que de « mettre debout » . Bref, la mère de Lacan, c'est vous, Philippe. Elle, c'est Médée (voir plus bas, § 1 5) .

Éros est dans le coup sans doute, mais lequel ? L'épouse a son idée là-dessus. Sous son nez, un jeune importun poursuit son mari de ses assiduités : « Noli tangere », dit-elle.

Je ne dis pas que vous ayez tort de subodorer dans la phrase de Sylvia une invite à votre endroit, mais comment ne pas voir que cette phrase ne prend son sens érotique que du geste de sollicitude qui la précède, par lequel vous consolidez le vieil homme titubant ? Sylvia vous dit en somme : « Laisse tomber, petit homme, intéresse-toi donc à une femme plutôt qu 'à lui. »

Non moins qu'à vous, l'injonction s'adresse à Lacan sans doute. Ah ! vous n'étiez pas le seul, Philippe, à tourner autour de Lacan, à vou­

loir l'aider dans son grand âge, à vous « arranger pour qu'il tienne debout ». Il y avait Jacques Aubert, il y avait moi, Jacques-Alain, il y avait toute la clique attrapée dans « le transfert ». Nous qui, comme vous, avions un faible pour les grands hommes, croyez-vous que nous étions regardés avec bienveillance par la femme qui accompagnait celui-ci dans la vie ?

Vous qui faites profession d'admirer Bataille, vous vous indignez que Sylvia vous ait dit d'une voix désabusée : « Ah, vous vous intéressez à Georges ? » , et vous objectez vertueusement : « Pour moi, Bataille, ce n'était pas "Georges" . » Oui, mais, voyez-vous, pour elle, si. Tout le pro­blème est là.

Sylvia était une hérétique, à sa façon. À ses yeux, vous n'étiez qu'un petit idolâtre, comme moi. Elle, elle fracassait, ou elle sapait, nos idoles aux pieds d'argile. Elle ne montait pas sur l'escabeau (voir plus bas, § 5) .

Savez-vous qu'elle me dit un matin : « Ah,Jacques-Alain,je suis bien fatiguée. J'ai passé la nuit à brûler toutes les lettres de Georges » ?

Nous n'aurions pas fait cela, n'est-ce pas, Philippe ? (Voir à nouveau le § 1 5 .) Mais Bataille n'avait pas été notre homme-ravage (voir ici même, p. 101 ) .

Sollers aide Lacan, Sylvia rembarre Sollers. C'est qu'elle est pleine­ment cette « aide contre >> que Dieu créa à Adam en la personne de la

200

Page 201: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

femme (Genèse, 2, 1 8) , et dont il est à deux reprises question dans Le Sinthome (la Bible de Jérusalem, optimiste, traduit au contraire : « une aide qui lui soit assortie ») . C'est qu'avec l'« extrême présence à l'unicité » que lui prêtait Lacan (voir L'Éthique de la psychanalyse, p. 343) , elle avait perçu le rêve d'idylle de l'habile homme qui, trente ans plus tard, en riant, dirait de Lacan : «Je pense que le transfert a été réciproque, et à mon avantage. »

Ce transfert, il est là, Philippe, dans ce geste de supporter, qui fait couple de Sollers et Lacan. C'est alors que Sylvia se met en tiers. Il y a maintenant un trio, et il est borroméen, à le déchiffrer par Le Sinthome.

Sollers, tout à son transfert réciproque, c'est l'imaginaire. Sa « tou­thommie » lui fait croire que Lacan, se dressant sous sa main secourable, est imaginaire comme lui. « Non, il n'a pas besoin de vous pour ça, il est grand tout seul », dit Sylvia, « et symbolique » (voir § 13 , in fine) . Quant à elle, elle est le réel (voir L'Angoisse, chap. XIV, p. 213-228) , à moins qu'elle ne soit le sinthome (ici même, p. 101 ) qui le retient de s'esbigner.

Pour finir, je vous rendrai volontiers les armes, Philippe. Je ne veux pas avoir raison contre vous.

Sans vous, nous n'aurions pas ce sublime vaudeville. Il vous a fallu, pour livrer cette scène, franchir les portes que garde le Démon de la pudeur. Peut-être cela vous coûtait-il moins qu'à moi - qui ai dû le faire aussi, pour vous suivre dans la zone incandescente où brûlent les lettres de Bataille avec celles de Gide, et où vous avancez, intrépide, bra­vant les mille e tre plus une, pour prendre la main du Commandeur, afin qu'il ne tombe pas.

Il n'est pas de meilleur apologue pour Le Sinthome. Lacan faisait appel à Joyce pour faire un pas au-delà du point où s 'était arrêté Freud. N'est-ce pas ce que vous mimiez ce soir-là ? La littérature volant au secours de la psychanalyse qui se casse la figure.

Sylvia ne pouvait que s'interposer, par effet de contrainte.

201

Page 202: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

§ 2. Effets de contrainte

Lacan avait l'intention, il l'avait annoncé, d'intituler son Séminaire 4, 5, 6 (p. 12) .

Il avait en effet repris le 1 3 mai, à la dernière séance de son Séminaire RSI, le nœud borroméen à quatre ronds (le réel, le symbo­lique, l'imaginaire, plus le symptôme) déjà apporté le 14 janvier de la même année, et il avait soutenu que, « à s'engager dans ce quatre, on trouve une voie particulière qui ne va que jusqu'à six )). La conférence qu'il donna en ouverture du Symposium Joyce, en juin 1975, le détourna de ce projet.

Quelle pouvait donc être cette « voie particulière )) ? Mon hypothèse est qu'il s'agissait d'exploiter les possibilités combinatoires mises en évi­dence dans les tableaux que l'on trouve p. 21 et 52 du Sinthome.

Le premier, déjà évoqué le 13 mai, établit une double corrélation 1-2/3-4, mise en évidence par le nœud de la même page, et telle qu'elle permettrait d'obtenir avec les quatre ronds dénommés des effets de contrainte dont on peut noter qu'ils sont les mêmes que ceux de la syn­taxe des alpha, bêta, gamma, delta du « Séminaire sur "La Lettre volée" )) (cf. Écrits, cité désormais É. , p. 49-50 de l'édition de 1966 au Seuil) : à fixer le terme d'un couple à une place sur quatre possibles, des contraintes apparaissent sur l'inscription des termes de l'autre couple à d'autres places.

Le second tableau énumère les trois configurations obtenues à partir des trois termes R, S, 1, soumis à « une révolution non permutative en leur position )), comme le sont dans « Radiophonie )) les quatre termes $, S,, S2, a (Autres écrits, cité désormais A.É. , p. 447) , le terme « sinthome )) restant fixe.

Il n'est pas difficile de concevoir un troisième tableau dans lequel, I: restant fixe, la permutation des termes R, S, et 1 est cette fois autori­sée. On obtient dans ce cas six configurations :

202

Page 203: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

R s

s I R I R s

R I s

s R I s R

:E

Mon hypothèse est donc que Lacan prévoyait de privilégier l'étude des trois nœuds s'ajoutant ici aux trois premiers qui figuraient déjà sur le second tableau, et que visait le Séminaire RSI. Les nœuds 4, 5, 6 seraient ainsi RIS, SRI, et ISR, plus le quart rond :E.J'imagine que, dans un second temps, l'exploration de cette seule voie n'aurait pas délivré les résultats que Lacan pouvait en attendre. Suivre la piste de Joyce lui serait apparu plus fécond.

§ 3. Bavochages sur le nœud

Il avait fallu, pour que Lacan s'intéressât au nœud borroméen, qu'il lui arrive via son ami le mathématicien G.T. Guilbaud.

Le 8 février 1972, Lacan préparait son Séminaire du lendemain autour de la phrase, de son cru, je te demande de rifuser ce que je t' cffre, parce que ce n 'est pas ça, quand la fortune, en la personne de la nommée V* P*, mit entre ses mains le nœud borroméen : « Chose étrange, dit-il le 9 février 1972, tandis qu'avec ma géométrie de la tétrade je m'interro­geais hier soir sur la façon dont je vous présenterais cela aujourd'hui, il m'est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de M. Guilbaud, que me soit donné comme une bague au doigt, quelque chose que je veux vous montrer maintenant. Ce n'est rien de moins, paraît-il,je l'ai appris hier soir, que les armoiries des Borromées » (Séminaire XIX, cha p. V) .

Georges Théodule Guilbaud fut après la guerre l'introducteur en France de la théorie des jeux, de von Neumann et Morgenstern (voir son article resté célèbre de la revue Économie appliquée, n° 2, avril-juin 1949) , et y intéressa Lacan ; son article « Les problèmes du partage » (ibid. , n° 1 , avril-juin 1951 ) est utilisé par Lacan dans le Séminaire XVI, à

203

Page 204: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

propos du pari de Pascal ; Guilbaud sera « au cœur du développement de la recherche opérationnelle en France » (voir son entretien paru dans Les Annales des Mines, n° 67, mars 2002) .

Le nœud figurait depuis longtemps dans des livres populaires de curiosités mathématiques, tel, par exemple, Mathematics and the Imagi­nation, d'Edward Krasner et James Newman (Bell, réimprimé depuis 1 949) , dont Lacan possédait un exemplaire. Le nœud est, p. 287, donné comme l'emblème d'une « brasserie bien connue », et le commentaire se contente de signaler l'« étrange relation » des trois ronds. Quand Lacan montre à Quine les ressources du nœud, l'éminent philosophe n'y voit qu'une plaisante curiosité, « a little topological curiosity that was engaging in its way ii (voir plus bas, § 9) .

C'est l'occasion de rappeler que, comme le signale Alexei Sossinsky au début d'une exposition semi-populaire (Nœuds. Genèse d'une théorie mathématique, Seuil, 1 999, p. 1 1 ) , les nœuds, «je ne sais trop pourquoi », furent longtemps ignorés des mathématiciens, qui ne s'y attelèrent pour de bon qu'au xx• siècle ;jusqu'au milieu des années 1980, cette théorie n'intéressait pas grand monde parmi eux, hormis un petit cercle de spécialistes.

Il convient d'ajouter que les physiciens précédèrent ici les mathéma­ticiens. William Thomson, Lord Kelvin, l'inventeur du zéro absolu (- 273 , 15 °C) et de l'échelle de température qui porte son nom, ima­gina des modèles nodaux de la structure moléculaire, et porta une atten­tion particulière au nœud de trèfle ; une théosophie canularesque s'est développée à ce propos, et je m'en voudrais de ne pas partager avec le lecteur du Sinthome le rire que provoque le site Kelvin is Lord (zapa­topi.net/lordkelvin.html) .

Mon intérêt étant éveillé par Lacan, j 'avais acquis vers 1973 et je lui avais passé Introduction to Knot Theory (R.H. Crowell et R.H. Fox, Blaisdell, 1 963) . Il se peut que ce soit Pierre Saury qui lui ait commu­niqué les articles, ou au moins les nœuds, de Listing et de Milnor qui sont repris dans le Séminaire. Saury était un jeune mathématicien, trop tôt disparu, à la personnalité attachante, qui se passionna avec son ami Michel Thomé (voir notamment p. 46 sq . ) pour les nœuds de Lacan ; celui-ci trouva chez eux une compétence et une disponibilité qu'il cherchait en vain à susciter chez la plupart de ses auditeurs et des psy­chanalystes de son École.

204

Page 205: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Au cours de son passage à New York, lors de son voyage outre­Atlantique entre la première et la seconde séance du présent Séminaire, Lacan s'entretint avec Dali (p. 109) , et essaya de l'intéresser au nœud borroméen, mais en vain, comme cela avait déjà été le cas avec Heidegger, auprès duquel il se rendit à cette fin, durant RSI, à Fribourg­en-Brisgau. Selon le témoignage qu'il en donna au retour, l'Allemand n'avait dit mot, et lui avait montré la masse des manuscrits de ses cours en attente d'être publiés.

Le nœud, apparu dans le Séminaire XIX, refait surface dans Encore, au chapitre X, p. 107-123. Il est au centre de la conférence donnée à Rome en 1974 (à paraître dans la série « Paradoxes de Lacan ») ; par son titre, « La troisième . . . » , elle s'inscrit dans la série des discours romains de Lacan, après « Fonction et champ de la parole et du langage en psy­chanalyse >> en 1953 (É. , p. 237-322) et « La psychanalyse. Raison d'un écheo en 1968 (A .É. , p. 341-349) . Enfin, le Séminaire 1974-1975, RSJ, qui précède immédiatement Le Sinthome, prend pour objet le nœud lui­même, et la triade du réel, du symbolique et de l'imaginaire, inspirée de Lévi-Strauss, et qui marque le début de l'enseignement proprement dit de Lacan (voir l'opuscule Des Noms-du-Père, Seuil, 2005) .

La série entamée par RSI, et qui trouve avec Le Sinthome son acmé, constitue un retour par Lacan sur les fondements de sa propre tentative, et une mise en question de la psychanalyse d'une profondeur inégalée, et largement inaperçue, en raison du soin mis par Lacan à dérober à l'auditeur la portée de son discours et ses virtualités explosives. D'où son désir inaccompli d'en confiner l'élaboration dans un très petit cercle. On ne peut s'empêcher de penser que ce dernier enseignement de Lacan était du registre de ce que les Écoles antiques réservaient à l'enseigne­ment ésotérique.

Une notion aristocratique de la « subjectivité créatrice >> est ancienne chez Lacan, mais, pas plus que dans Le Sinthome, il ne céda jamais à la tentation de parier sur une élite. Voyez ce passage de « Fonction et champ . . . », de 1953 : « Faire état du petit nombre de sujets qui suppor­tent cette création [symbolique) serait céder à une perspective roman­tique >> (É. , p. 283) . Ou encore, en 1973 : « Plus on est de saints, plus on rit, c'est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, - ce qui ne constituera pas un progrès, si c 'est seulement pour certains » (A .É. , p. 520) .

205

Page 206: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Les sempiternelles déplorations de Lacan dans Le Sinthome quant au nombre excessif de ses auditeurs laissent clairement entendre que la doctrine qu'il exposait à tous les vents avait vocation à être tenue secrète. Donner forme publique à un enseignement ésotérique oblige à voiler dans le même temps que l'on dévoile. Il faut en quelque sorte se taire tout en parlant, comme le prône Baltasar Gracian, et user de tous les procédés qui sont évoqués par Leo Strauss dans La Persécution et l'Art d'écrire. D'où le « mi-dire » cryptique de Lacan, mis en évidence dans Le

Sinthome tout spécialement (voir plus bas, § 1 5) . C'est ainsi qu'à la différence de Freud, mais instruit par les mésaven­

tures de sa succession apostolique, Lacan s'abstint d'élire un cercle de supposés fidèles, et d'épouser ce peuple élu, comme Venise la mer, en lui distribuant des anneaux (sur le Comité secret, dit des Sept Anneaux, voir É. , p. 473-474) . La seule « bague au doigt » de Lacan, c'est le nœud (voir plus haut) . Le dam des prétendants se marque assez de la fidèle ani­mosité qu'ils vouèrent à son gendre.

Il n'est pas douteux que Lacan partageait à l'endroit des psychana­lystes les sentiments qu'il prêtait à Freud : « Il n'est pas difficile de mon­trer quel mépris des hommes était ressenti par Freud, chaque fois que son esprit venait à les confronter avec cette charge [celle de la tech­nique psychanalytique] tenue par lui pour au-dessus de leurs possibili­tés. Mais ce mépris était à ce moment consolidé par les abandons répétés où il avait mesuré l'inadéquation mentale et morale de ses premiers adeptes. Esprits et caractères dont il n'est que trop clair qu'ils dépassaient de loin les meilleurs comme la foule de ceux qui, depuis, se sont répan­dus à travers le monde avec sa doctrine » (É. , p. 457-458 ; sur le thème du mépris, que Lacan attribue à Marx et Lénine, à Freud et lui-même, voir Encore, p. 89-90) .

Il est difficile de nier que cette évaluation sévère ne se trouve pas infirmée par l'accueil qu'une part non négligeable de ce qui fut la communauté psychanalytique française réserva, au dernier trimestre de l'année 2003, à une entreprise visant ouvertement au dépérissement de la psychanalyse. En même temps, on vit alors monter au créneau les « cadets de Gascogne » de l'intelligentsia, comme si le geste généreux, infime et intime de Sollers à l'endroit de Lacan, un soir des années 1970, était destiné à se répéter dans l'histoire (voir Ph. Sollers, « L'avenir de la psychanalyse », L'Infini, Gallimard, n° 67, été 2004, p. 55-59 ; Bernard-

206

Page 207: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Henri Lévy, « Pour une charte de la psychanalyse » et « La cause de Freud », Récidives, Grasset, 2004, p. 1 14-131 ; et les nombreuses contri­butions parues dans Le Nouvel Âne, Navarin, nos 1 à 4, 2003-2004) . « De quoi je me mêle ? » put-on entendre du côté de l'engeance terrée, « ils ne sont pas analystes ».

Le nœud ouvre sur une série infinie dans le sens ascendant, puisque l'on peut toujours prendre de nouveaux « ronds de ficelle » dans la rela­tion borroméenne. Mais celle-ci ne commence qu'au troisième.

On peut relever que la série borroméenne est en cela analogue à la série dite de Fibonacci, qui avait longtemps retenu Lacan dans son Séminaire XVI : la loi générale de formation de la série (chaque nombre est formé de l'addition des deux précédents) ne commence évidem­ment à s'appliquer qu'à son troisième terme :

1 1 2 3 5 8 13 2 1 34 . . .

§ 4. Aristote et le pas-tout

L'attention de Lacan avait été attirée sur la quantification aristotéli­cienne (p. 14) par l'article que les Cahiers pour l 'analyse, revue du Cercle d'épistémologie de l'École normale supérieure, avaient demandé au philosophe Jacques Brunschwig, et qui parut en tête du n° 10 (Seuil, 1969) consacré à la formalisation (« La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote », p. 3-26) . Il l'avait déjà uti­lisé dans son écrit « L'étourdit » à propos de la sexuation féminine (A .É. , p. 465-469, avec référence à Aristote, p. 469 ; voir également dans le même recueil « Télévision », p. 539-540) .

Interprétant le délicat passage clé du début des Premières Analytiques, 1, 1, 24a, 1 8-20, Brunschwig distingue la particulière négative qu'il appelle minimale (quelque A au moins n'est pas B, n'étant pas exclu qu'aucun ne le soit) de la particulière négative dite maximale (quelque A au moins et au plus n'est pas B) , et souligne qu'Aristote interprète toujours la particulière dans le sens minimal, et rejette l'autre.

En quoi la première est-elle minimale et l'autre maximale ? En ceci que la première n'exclut pas la possibilité d'une relation universelle entre A et B (qui serait : aucun A n'est B) , alors que la seconde l'exclut.

207

Page 208: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Dans le second cas, on ne peut pas dire tout A, ni aucun A. Il n'y a pas de vérité universelle de A.

C'est le sens maximal de la particulière négative que Lacan retient, au contraire d'Aristote, pour en doter son pas-tout. Il l' affecte au côté fémi­nin de la sexuation : il n'y a pas « toutes les femmes », il n'y a pas d'uni­versel féminin, il n'y a pas la femme.

Mais le pas-tout est encore plus retors que cela. Lacan ne retient pas l'opposition maximal/minimal sans la rhabiller de ses mains, comme il fait par exemple du couple métaphore/métonymie qu'il tient de Jakobson.

La quantification aristotélicienne s'inscrit dans un univers du discours qui est fini. Qu'il soit maximal ou minimal, son pas-tout ne joue donc que sur le manque et l'incomplétude : tous sont-ils là ?Y en a-t-il cer­tains qui sont ailleurs ? Le pas-tout de Lacan se déploie au contraire dans un univers infini, et il est construit sur le modèle intuitionniste d'une séquence de choix : l'accent est mis sur l'impossibilité de dire l'universalité du prédicat. Si n'a pas été posée au départ la loi de for­mation de la série, selon laquelle tous les A sont B, il sera impossible - si loin que la série se poursuive, et même si l'on vérifie, de moment en moment, qu'on ne trouve aucun A qui ne soit B - de jamais le conclure pour tous. La séquence est comme telle lawless, sans loi.

Cet attribut singulier est par Lacan reconnu au réel qu'il invente (voir p. 1 37) . Ce n'est pas sa seule hérésie.

§ 5. Sublimation = escabeau

Haeresis, p. 1 5 : Lacan évoque le mot latin en raison de la consonance d'« hérésie » avec la prononciation des trois lettres RSI ; la racine du mot est grecque, hairesis, « choix », d'où « opinion particulière » .

De quel choix s'agit-il ici ? J'ai fait mon possible pour le rendre plus clair dans le texte établi. Le choix est entre ce que Lacan désigne plai­samment par le sinthome madaquin et le sinthome roule. Çe sont respecti­vement le « sinthome » orthodoxe et le « sin thome » hérétique.

L'hérésie, en effet, n'est pas seule à être sinthome. Le choix que prône Lacan dans Le Sinthome, celui de la perspective dite ici hérétique, com­porte en effet que l'orthodoxie (le normal) n'est qu'un régime particu-

208

Page 209: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

lier du sinthome, de même qu'une séquence latifull, normée, régulière, n'est pas autre chose qu'une séquence lawless dont on a donné la loi de formation au départ (le Nom-du-Père) pour éviter tout suspens et toute surprise (quel ennui !) .

Le sinthome roule est le sinthome dénudé dans sa structure et dans son réel, le madaquin est le sinthome élevé au semblant, devenu mannequin, et voilé par les sublimations disponibles au magasin des accessoires : l'être et sa splendeur, le vrai, le bon, le beau, etc.

Le moyen élévatoire de la sublimation comme opération ascension­nelle était souvent nommé par Lacan du terme hégélien bien connu d'Aujhebung. Il lui donne dans son écrit «Joyce le Symptôme » le nom plus expressif d'« escabeau » (A .É. , p. 565-570) .

L'escabeau met l'accent sur le corps. De même, Lacan désigne le sin­thome comme « événement de corps » (ibid. , p. 569) , alors qu'il définis­sait le symptôme freudien comme « vérité » (É. , p. 234-235) . Joyce, « hérétique », partisan du sinthome-roule-comme-je-te-pousse, « fait déchoir le sinthome de son madaquinisme » (p. 14) . Mais cela ne l'empêche pas de vouloir se hisser avec son sinthome sur « l'SK beau » de l'œuvre d'art.

La même orientation amène Lacan à faire comprendre, p. 13 7, que le réel du droit, c'est le tordu, que le tordu l'emporte sur le droit, que le droit n'est qu'une espèce du tordu. Dois-je rappeler que l'orthodoxie est étymologiquement l'opinion droite ? que l'antonyme de gay en anglais est straight, qui veut dire « droit », « conforme » ou « réglo » ?

Le passage du droit au tordu, du mos geometricus euclidien à la topo­logie nodale, n'est pas sans rappeler le passage képlérien « de l'imaginaire de la forme dite parfaite comme étant celle du cercle, à l'articulation de la conique, de l'ellipse » (« Radiophonie », in A.É. , p. 431 ) .

Einstein e t Lénine sont associés à la faveur de ce thème. Le physicien mit en évidence, si l'on peut dire, la courbure réelle du rayon lumineux, qui pourtant paraît droit. Quant au révolutionnaire, défendant contre l'économiste Martynov les thèses de Que faire ?, publié en mars 1902, il énonça dans la conclusion de son « Discours sur la question du pro­gramme du Parti », prononcé le 22 juillet (4 août 1903) au deuxième Congrès du POSDR : « Nous savons tous maintenant que les écono­mistes ont tordu la barre dans un sens. Pour la redresser, il fallait la tordre dans l'autre sens, et c'est ce que j 'ai fait. Je suis convaincu que la social­démocratie russe redressera toujours avec énergie la barre tordue par

209

Page 210: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

toutes les variétés d'opportunisme, et que, par suite, notre barre sera toujours la plus droite et la plus utilisable » (Œuvres, Paris-Moscou, t. 6, 1966, p. 5 1 5) .

Lénine est revenu ultérieurement sur c e point, en 1907, dans sa « Préface au recueil En douze ans » (ibid. , t. 13 , 1967 , p. 109-1 10) : « [ . . . ] j 'usai d'une expression qui devait être souvent citée par la suite, celle de la barre tordue. Que faire ? disais-je, redresse la barre tordue par les économistes, et c 'est précisément parce que nous redressons énergi­quement les déviations que notre "barre" sera toujours bien droite. »

Je pense à ce propos que Lacan a souvent pratiqué la méthode léni­niste à laquelle il se réfère dans ce passage du Sinthome, et que nombre des thèses qu'il a soutenues dans la psychanalyse sont à lire à cette lumière : il redresse la barre tordue par les « orthodoxes » afin qu'elle soit droite.

Si Lacan parle, p. 137, d'un « bâton » et non d'une barre, on peut sup­poser que c 'est par contamination avec l'exemple cartésien, dans la Dioptrique, de l'illusion du bâton dans l'eau. Je n'ai pas voulu corriger cette erreur dans le texte établi.

Le couple inédit d'Einstein et Lénine devient trio quand, à la dernière question (p. 139) , surgit un objet qui a beaucoup fasciné en son temps, le cigare tordu de Lacan. Il s'agissait d'un havane léger, dit culebra. La boutique Davidoff à Genève (où s 'était tenu le Congrès de 1903, comme c'est bizarre, quelle coïncidence !) les vendait attachés par trois.

On savait faire plaisir à Lacan en lui en apportant. Ce plaisir l'aidait à « tenir debout », dirait Sollers, pendant que d'aucuns attendaient qu'il s'étouffe avec son nœud (il s'agit en particulier de la personne évoquée à la fin du § 16) .

§ 6. De Schreber à Joyce

Une personne souvent mise à contribution par Lacan dans les années 1970 était Nicole Sels, mentionnée p. 16 . Elle assurait le secrétariat de l'École freudienne de Paris, fondée et dirigée par lui, et faisait preuve d'une grande agilité bibliographique ; elle a notamment collaboré à la traduction des Mémoires d'un névropathe, du président Schreber, parus dans la collection « Champ freudien » au Seuil.

210

Page 211: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Le texte des Mémoires, et sa lecture par Lacan dans le Séminaire III comme dans « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (É. , p. 531-583) , sont à l'arrière-plan du Sinthome. C'est ainsi que le « laisser tomber du rapport au corps propre », p. 150, se réfère à la déré­liction désignée dans le délire du président Schreber par le liegen lassen, que Lacan isole comme fondamental dans sa psychose, et qu'il traduit par laisser en plan (voir « D'une question préliminaire . . . », in É. , p. 560 et 563) .

Une autre des modalités du laisser tomber se retrouve dans la structure du passage à l'acte : le (se) laisser tomber du sujet, qui traduit le nieder­kommen lassen du cas freudien de la jeune homosexuelle (L'Angoisse, p. 129-137) . La défenestration mélancolique en est l'illustration clinique la plus saisissante.

Qui, quoi tombe dans le laisser tomber ? Ce n'est pas le pur sujet du signifiant, qui est insubstantiel, qui ne pèse pas, n'est pas soumis à la gra­vitation. C'est le sujet en tant que son être est logé dans l'objet petit a. Le corps est nécessairement de la partie.

§ 7. D'un corps à la Cantor

La p. 1 8 reprend cursivement la lecture par Lacan de la définition cantorienne de l'ensemble, des premiers axiomes de la théorie, et de leurs premières conséquences. Je ne puis éviter de commencer par en exposer les bases élémentaires.

Soit la relation primitive R *, non définie, d'appartenance à un ensemble. Si x appartient à l'ensemble A, c'est-à-dire en est un élément, c'est-à-dire y est contenu, on écrit : x E A. Un ensemble A qui contient deux éléments, a et b, est écrit : { a, b } .

L'axiome d'extension (noté ici M*) pose qu'un ensemble est défini par ses éléments : deux ensembles sont égaux si et si seulement ils ont les mêmes éléments. Sur la base de cet axiome, on définit une seconde relation, R **, cette fois entre ensembles, qui est la relation d'inclusion. Pour deux ensembles A et B, si tous les éléments du premier sont aussi éléments du second, A est dit sous-ensemble de B, ou inclus dans B. On écrit : A c B, ou, réflexivement : B ::) A.

Les deux relations, l'appartenance et l'inclusion, sont tout à fait distinctes.

21 1

Page 212: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Il s'agit maintenant d'assurer l'existence d'un ensemble contenant précisément les éléments qui répondent à telle définition.

Il ne suffit pas de dire qu'à toute définition D d'un élément correspond un ensemble E dont les éléments sont exactement les éléments x répon­dant à D. Un tel axiome donnerait naissance au paradoxe de Russell, pour peu que D soit : x E x. On doit donc s'assurer préalablement que les élé­ments x tels que définis par D sont des éléments, si je puis dire, ensembli­sables, ce pour quoi l'axiome garantira qu'ils sont déjà ensemblisés.

Autrement dit, on ne laissera les x devenir membres de E que si l'on s'est assuré par avance qu'ils sont déjà membres d'un ensemble A quel­conque, qui n'a d'autre vertu, ni d'autre définition, que d'être supposé (mais non posé) comme déjà existant. On s'assure ainsi de la normalité des éléments x postulant à l'entrée dans E, et, par voie de conséquence, de celle de E lui-même. Tout ensemble E ainsi formé sera un sous­ensemble d'un ensemble A.

Cette dépense signifiante est le prix à payer pour contourner la malé­diction russellienne, et mettre à la porte de l'univers du discours élé­ments anormaux et ensembles paradoxaux. Le but est que ça tourne rond dans le discours, si je puis m'exprimer ainsi (voir, plus bas, § 8) .

Nous appelons « condition P (x) » une définition de x (autrement dit, en termes plus techniques, une phrase P où la lettre x apparaît au moins une fois à l'état dit libre, c 'est-à-dire placée hors des quanteurs particu­lier et universel, « il existe un x » ou « pour tout x ») .

Nous introduisons maintenant l'axiome dit de spécification (M**) , qui pose qu'à tout ensemble A et à toute condition P (x) il correspond un ensemble B dont les éléments sont exactement les éléments x de A qui satisfont P (x).

La première conséquence de cet axiome est d'assurer l'innocuité du phénomène russellien.Vous pouvez bien former, si cela vous chante, un ensemble R dont les membres ne sont pas inclus dans eux-mêmes, c'est­à-dire qui répondent à la condition x � x (les catalogues qui ne font pas partie d'eux-mêmes, d'auguste mémoire) , puisque R ne sera pas contenu dans A : R � A (la démonstration est laissée au lecteur) .

Comme A est quelconque, R est ainsi « l'absent de tout ensemble », s'il est permis d'employer ici une tournure mallarméenne.

D'où le dit, digne de Parménide à moins que ce ne soit d'Héraclite, dû à Halmos : << Nothing contains everything », que Lacan a repris sous la

2 1 2

Page 213: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

forme « Rien n'est tout » . (Halmos dit de même : « There is no universe )> ;

voir Paul Halmos, Naive Set Theory,Van Nostrand, 1 960, p. 6-7 .) Corrélativement apparaît « le présent dans tout ensemble », si je puis

dire, qu'est l'ensemble vide, noté 0. Il suffit pour qu'il existe qu'il existe au moins un ensemble, ce qui

demande de le poser, et, pour ce faire, de changer de dimension (de men­sion du dit) , car nos définitions et axiomes ne disent rien de ce qui est, disent seulement comment ça s'appelle et à quoi ça ressemble, si bien qu'un ensemble pourrait bien ne pas exister davantage que la licorne.

Donc, créationnons : il existe un ensemble. Tout est consommé. En fonction de M**, il existe un ensemble sans

aucun élément, dit ensemble vide. En fonction de M*, il n'existe qu'un seul ensemble vide. En fonction de la définition de R **, cet ensemble vide est un sous-ensemble de tout ensemble : 0 c A. En vertu de la même définition, tout ensemble est un sous-ensemble de lui-même : A c A.

Nous en arrivons maintenant à la lecture lacanienne de toute cette petite machinerie.

Premier temps. Soit un objet, le plus simple, un 1 tout seul. Est-ce même un chiffre ? C'est une marque une sur le papier, un un quel­conque, mais ensemblisable, capable d'être élément d'un ensemble, mais non encore ensemblisé. Il n'y a que ça, 1 .

Second temps. Placez-le dans un ensemble : { 1 } . Troisième temps. Formez l'ensemble de ses sous-ensembles . Quel

est-il ? En vertu de la machine précédemment construite, c 'est un ensemble à deux éléments : { { 1 } , 0} . Comme, dans le cas d'un ensemble à un élément, on peut sans difficulté confondre l'ensemble et cet élément, on le réécrira : { 1 , 0} .

C'est de cet ensemble qu'il s'agit dans la p. 1 8 du Sinthome. Voilà qu'avec du 1 vous avez créé du 2 .Vous n'aviez qu'un seul un, le

premier un tout seul, puis le un ensemblisé du second temps, et voilà qu'est venu se placer à ses côtés, comme par miracle, un un-en-plus (Lacan dixit) qui est l'ensemble vide, 0.

C'est pourquoi Lacan dit que l'ensemble, le sac cantorien, mérite d'« être connoté d'un ambigu de 1 et de zéro », ce qui exprime que l'ensemble vide a zéro élément, mais n'en demeure pas moins, comme ensemble, un un. Un sac vide reste un sac.

213

Page 214: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Non, ce n'est pas un miracle. Il n'y a pas ici création ex nihilo. Le lapin a été mis dans le chapeau. Ce que nous retrouvons sous la forme de l'ensemble vide, c'est ce que nous avons nous-même ajouté au un-tout­seul sous la forme de l'ensemble où nous l'avons inscrit au second temps.

Lacan en avait déjà conclu ailleurs (voir A.É. , « Radiophonie », p. 409) que l'ensemble vide, c'est l'Autre comme lieu de toute inscription signi­fiante, et que sa première forme, si l'on peut dire, c'est le corps, comme vidé de sa jouissance. Il le clarifie ici, p. 1 8, en suggérant que le concept même (Begriff) de l'ensemble pourrait avoir été imaginé à partir du corps, et de son unité bien particulière, qui est celle de l'un-en-plus. C'est ce qui distingue le corps lacanien du corps aristotélicien.

Le corps est pour Aristote, souligne Lacan dans Encore, le modèle de l'un. Mais cet un, c 'est l'individu, c'est-à-dire un un-tout-seul. Et Lacan de s'interroger alors sur l'origine vraie du signifiant Un (p. 130-131 ) . La réponse est ici, dans cette page du Sinthome, qui suggère que le corps pourrait être le modèle, soit l'origine imaginaire, non de l'un-tout-seul, qui est signifiant, marque, trait, coupure, mais de l 'un-en-plus qu'est l'ensemble vide. C'est dire tout simplement que le corps existe comme sac de peau, vide, en dehors et à côté de ses organes.

Je viens d'écrire le mot qui permet de saisir de quoi il s'agit : fonder la place exacte où il convient d'inscrire l'élucubration, centrale dans L'Anti-Œdipe (G. Deleuze et F. Guattari, Minuit, 1972) , d'un mysté­rieux « corps sans organes » . Le corps sans organes est le corps-sac. Son ex-sistence aux éléments qu'il contient, sa consistance de contenant, est celle de l'ensemble vide dans la formule : { 1 , 0 } .

C'est c e que fait comprendre Lacan en enchaînant sur le couple can­torien (ce sont les deux éléments 1 et 0) . Mais l'ensemble qui les inclut est ici en tiers. D'où le texte : « [ . . . ] la théorie de Cantor doit repartir du couple. Mais alors l'ensemble y est tiers » .

Lacan invite à reconnaître dans l'un-tout-seul initial le S� o le signifiant du maître, et dans celui du second temps, inscrit dans l'ensemble, le S2• Le premier est trait unaire, le second est symbole. Si le premier indique l'ensemble vide, le second « indique qu'il est couple », le couple même, 1 , 0, dont il est élément.

Il y aurait encore bien des choses à dire sur cette page assez dense. Mais ceci est assez, me semble-t-il, pour rendre sensible au lecteur le type d'attention que demande l'intelligence de Lacan, surtout dans son

2 14

Page 215: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

dernier enseignement, gros de tant de choses dites et pressé de tant de choses à dire, dont l'énonciation joue sur plusieurs portées, et dont l'énoncé joue plusieurs parties à la fois.

Les références les plus pertinentes ne sont pas toujours les plus expli­cites, et aucun index des noms propres ne les détectera. Il y faudrait un index des non-dits, pensées de derrière, allusions cryptées, résonances, et autres invisibilia. Au reste, je m'y essayerai peut-être un jour à titre d'exemple.

C'est ainsi que l'on peut se demander par exemple : pourquoi donc ce développement centré sur Adam et Ève au début du Sin thome ? Réponse : parce que les premiers mots de Finnegans lVtlke. Soit : riverrun, past Eve and Adam 's . . .

Le jour où il y aura dans l'UniY,�rsité des lacaniens comme il y a des joyciens, où << être lacanien » voudra dire ce que veut dire « être joy­cien », soit être amant du texte, nul doute qu'ils auront beaucoup à faire. Ce jour viendra, sans doute, mais faut-il l' espérer, le hâter ? Ils tourne­ront en rond bien assez tôt.

§ 8. Hegel et la police

Hegel, mentionné p. 25, consacre à la police les paragraphes 231 à 249 des Principes de la philosophie du droit. Le paragraphe final commence par la phrase : « La police a tout d'abord pour tâche de réaliser et de main­tenir l'universel, qui est contenu dans la particularité de la société civile, sous la forme d'un ordre extérieur et de dispositions destinées à proté­ger et à assurer la masse des buts et intérêts particuliers qui ont leur existence stable dans cet universel. »

C'est ce que, allant à l'essentiel, Lacan traduit par : « Il s'agit simple­ment pour la police que le tournage en rond se perpétue », qui donne une forme familière et parlante à la notion pompeuse d'« existence stable dans l'universel » (traduction de Robert Derathé, Vrin, 1 975, p . 254) .

Que serait donc l'existence mobile dans le particulier ? Ce serait par exemple le voyage.

2 15

Page 216: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

§ 9. Lacan et ses Américains

Au cours de son voyage aux États-Unis, mentionné au début du second chapitre, p. 27, Lacan donna plusieurs conférences, dont le compte rendu a été publié dans la revue Scilicet (Seuil, n° 5/6, 1975) . Quine qmsacre un paragraphe de ses Mémoires à sa rencontre avec Lacan au MIT, où sa causerie fut également suivie par Jakobson et Octavio Paz (The Time of my Life,The MIT Press, 1985, p. 416-417) . La reprise des « conférences américaines » est prévue dans la série « Paradoxes » de la collection « Champ freudien ».

« Quine n'est pas bête du tout », dit Lacan, p. 40. En effet, puisqu'il fit si bonne impression à Lacan. C'est qu'il était d'une grande courtoisie : je me souviens de l'avoir vu jadis impavide sous les injures conjuguées de Jean Dieudonné et de Georges Kreisel à un colloque de l'ENS. Il avait su cacher à Lacan n'avoir rien compris, ni à sa conversation, ni à sa causerie, au point d'être soulagé de ne pas être placé à côté de lui lors du dîner donné en l'honneur du maître, « rage of the Paris cafés ».

Au MIT, Lacan rencontre Chomsky, p. 3 1 . Alerté par Jakobson, Lacan fut l'un des tout premiers en France, sinon le premier, à parler de Syntactic Structures (Mouton, 1964) à peine le livre paru, et de l'exemple devenu fameux, colourless green ide as . . . (en ouverture de son Sémi­naire XII , 1 964-1965) . Quand il rencontre Chomsky au cours de son voyage, les thèses du grand linguiste sur le langage comme mental organ ne sont pas encore diffusées comme elles le seront quelques années plus tard par Rules and Representations (Columbia, 1980) . On peut encore relever que le traducteur d'Aspects of the Theory of Syntax (The MIT Press, 1 965) aux Éditions du Seuil est issu du Séminaire Oean­Claude Milner) .

De même, le premier recueil du logicien américain Charles Sanders Pierce (p. 13 , et aussi p. 120) paru en français a été traduit au Seuil par un proche du Séminaire. Lacan pratiquait ses Collected Papers, qu'il avait connus par Jakobson. Il lui a emprunté son quadrant logique de la quan­tification, dont il fait usage pour la première fois dans son Séminaire IX. Il lui doit aussi sa définition du signe (un signe représente quelque chose pour quelqu'un) , qu'il a transposée dans sa définition paradoxale du signifiant (un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant) .

216

Page 217: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Le renvoi d'un signifiant à un autre introduit dans le « monde » une falsification généralisée (ce qui explique par exemple que l'on rencontre un certain Fals dans cet extraordinaire roman picaresque, Femmes, Gallimard, 1983, si lacanien notamment par son titre ; voir § 4) .

§ 1 O. Critique de l'authenticité

Quel est le « petit morceau » sur echt (qui se traduit par « authentique », « véritable ») auquel pense Lacan p. 85 ?

On voit bien ce qui pourrait l'avoir retenu dans le paragraphe 60 d'Être et Temps, « La structure existentiale du pouvoir-être authentique attesté dans la conscience » Ge cite la traduction d'Emmanuel Martineau, aux éditions bien nommées Authentica, 1 985 ; François Vezin dit « pouvoir­être propre attesté dans la conscience morale » dans le volume Gallimard, 1986) , en particulier la phrase sur la modification du dévoilement du « monde » par « l'ouverture echt » (Martin eau, p. 2 13 ;Vezin, p. 356) .

Heidegger est, bien entendu, le « quelque Allemand » de la p. 86.Je ne saurais dire si j 'avais passé à Lacan le pamphlet anti-heideggérien d'Adorno, le jat;gon de l'authenticité (1964) , que j 'avais lu dans sa traduc­tion anglaise parue en 1973 (maintenant traduit en français chez Payot) .

La dérision joycienne de la claritas aquinienne, p. 1 4 (ici même § 5), la critique de l'évidence, p. 1 1 1 - 1 1 3 , celle du « vrai intensionnel » , et la distinction du vrai et du réel, p. 1 52, vont dans le même sens que l'objection élevée ici contre l'authenticité heideggerienne.

Chez Lacan, la modification, non du dévoilement du « monde », mais du découpage de l'objet petit a tient à l'invention de signifiants nou­veaux, comme on va le voir.

§ 1 1 . Le lapsus du nœud

Le thème de l'erreur nodale, ou « lapsus du nœud », p. 92, et de sa « réparation », est central dans Le Sinthome ; il se retrouve dans le cha­pitre final.

Ce que Lacan appelle erreur a, dans le chapitre VI, p. 92-93, la fonc­tion d'une transformation qui a la propriété de dénouer le nœud de

217

Page 218: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

trèfle, et d'en faire un simple rond de ficelle. On peut noter à ce propos que c 'est précisément l'étude de transformations de ce genre qui, en 1 990, a permis à un mathématicien russe de Saint-Pétersbourg, Victor Vassili ev, de l'école d'Arnold, de faire avancer la théorie mathé­matique des nœuds.

Le principe du traitement mathématique de la question est le suivant : ladite erreur est définie comme une singularité (une catastrophe au sens de Thom) qui se produit quand une partie du nœud en traverse une autre en un « point double » ; le nœud devient à cet instant singulier, pour redevenir aussitôt après ordinaire, mais éventuellement différent du nœud initial.

L'exemple le plus simple en est fourni précisément par la transfor­mation exhibée par Lacan : passant par une catastrophe, le nœud de trèfle se transforme en un nœud singulier à un point « double », pour devenir aussitôt un nœud « trivial » , noté o (le rond de ficelle) . Le passage par un point double est la traduction mathématique du geste de couper et rabouter la ficelle.

L'originalité de Vassiliev a consisté à considérer les nœuds comme les points d'un ensemble plus gros et plus structuré. Dans sa théorie, les nœuds ordinaires constituent un sous-ensemble noté L0, tandis que les autres forment le discriminant infini I., découpé en strates I., L,, I., . . . constituées par des nœuds singuliers à 1 , 2, 3 . . . points doubles.

Vassiliev a tout naturellement choisi pour désigner la strate le symbole sigma. La coïncidence - ce n'est que cela, je supplie que l'on n'y mette aucun sens - est étrange pour le lecteur du Séminaire, puisque c'est aussi la lettre dont Lacan dénote le sinthome.

Les invariants de Vassili ev permettent de distinguer un nœud à partir du chemin qui le conduit à 0 à travers les strates, en fonction du nombre de points doubles le séparant de l'état trivial. Chaque invariant est une fonction qui répond à la relation suivante pour chaque point double de tout nœud singulier :

2 1 8

Page 219: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

.. x······. · .. x·······.. ..x···jr. v ( '·

· . . . .. · ) ) = v ( (_ .... '>)) - v ( �/. ... · ) )

La théorie ne devient non triviale qu'à partir des invariants d'ordre 2.

Pour distinguer le nœud de trèfle du nœud trivial, il suffit d'un tel inva­

riant, noté Vo. Pour le nœud trivial, il est égal à zéro : V0 (o) = O. Ce même

invariant attribue au nœud de trèfle la valeur 1 , d'après le calcul

qu'illustre la figure suivante, où l'on reconnaît les propriétés explorées

par Lacan dans le chapitre V I :

J'ai suivi dans cette note l'exposé donné aux p. 1 1 9-129 de l'ouvrage

de Sossinsky cité plus haut, au § 3, d'où proviennent également les trois

illustrations. La lecture de l'ouvrage ne manquera pas d'intéresser le lec­

teur du Sinthome ;je recommande également de consulter The KnotPlot

Site, le plus beau site consacré aux nœuds (cs.ubc.ca/nest/contributions/

scharein/KnotPlot.html).

Il serait loufoque d'imaginer que le mathématicien ait dû quoi que

ce soit au psychanalyste, mais il apparaît que ce de_rnier s'était en effet

attaché dans les nœuds à un effet de singularité (déjà isolé par Lord

Kelvin, voir § 3), qui devait se révéler, quinze ans plus tard, être la voie

d'accès d'une importante avancée dans la théorie mathématique. Rien

de plus, mais r ien de moins.

L'histoire des nœuds fera certainement une place à Lacan pour son

expérimentation acharnée durant plusieurs années. Le fait qu'elle ait

été très peu formalisée n'est pas un obstacle. C'est ainsi qu'à la même

époque un avocat new-yorkais, qui manipulait des cordes par terre dans

son salon, comme il arrivait à Lacan de le faire sur son bureau de la rue

de Lille ou sur le sol à Guitrancourt, découvrit que deux des nœuds

219

Page 220: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

répertoriés dans la table de Tait-Little (1 899) ne faisaient qu'un, dernière duplication de ce genre à être découverte. L'article où il rapporte sa trouvaille a été publié dans les Proceedings of the American Mathematical Society, vol. 45, n° 2, août 1 974, p. 262-266.

À le voir jouer, p. 93, avec l'idée d'un « nœud de Lacan », nul doute que Lacan aurait été ravi de faire une trouvaille comparable à celle de Kenneth A. Perko Jr.

§ 12. Le cercle de Popilius

L'épisode du cercle de Popilius, évoqué p. 109, est un topos de l'his­toire romaine, popularisé à l'âge classique par l'Histoire ancienne de Charles Rollin (1 730-1738) . Il y est illustré, dans l'édition de 17 40, par une estampe de J.-P. Le Bas, Antiochus enfermé dans un cercle par Popilius.

La source en est le livre XLV (12 .5) de Tite-Live ; on le trouve aussi dans l'Abrégé, par Justin, des Histoires philippiques de Trogue Pompée (XXXIV, 3, 1 -4) , dont je reprends la traduction récente (Corpus latino­rum sciptorum, Internet, 2003) par Marie-Pierre Arnaud-Lindet :

Ainsi, le légat Popilius est envoyé à Antiochos pour lui ordonner de se

tenir à l'écart de l'Égypte, ou bien d'en sortir, au cas où il y aurait déjà

pénétré. Comme il l' avait trouvé en Égypte et que le roi se préparait

à l'embrasser - en effet Antiochos avait cultivé l'amitié de L. Popilius,

entre autres, pendant qu'il était otage à Rome -, Popilius ordonne à

l'amitié privée de faire trêve quand les ordres de la patrie s'interpo­

sent ; comme, après avoir tendu au roi le décret du sénat et lui avoir

remis, Popilius le voyait hésiter et s'en rapporter pour la question à ses

conseillers, l'ayant enfermé dans un vaste cercle qui pourrait contenir

ses conseillers, avec la canne qu'il avait à la main, il lui ordonne de les

consulter là et de ne pas sortir du cercle avant de donner au sénat sa

réponse : la guerre ou la paix avec les Romains. Cette âpreté brisa le

courage du roi au point qu'il répondit qu'il obéirait au sénat.

L'épisode appartient à la partie, la plus tourmentée, de l'histoire des Séleucides sous l'influence romaine avant la réduction du royaume de Syrie au statut de province, période à laquelle Corneille a emprunté l'argument de Rodogune (on lira avec intérêt la préface de Corneille et

220

Page 221: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

la notice de Georges Couton, ainsi que la note généalogique de la p. 1293, dans le t. 3 des Œuvres complètes chez Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade ») .

Il convient d'abord de ne pas confondre le Popilius Laenas du cercle avec l'assassin de Cicéron, du même nom, qui fut stigmatisé par Voltaire dans le Dictionnaire philosophique, et qui joue dans le jules César de Shakespeare un petit rôle, distribué dans le film de Mankiewicz (1 953) à un acteur dont il y aurait beaucoup à dire. Je ne connais pas le degré de parenté des deux homonymes, mais il ne doit pas être impossible de le déterminer.

Quant à l'Antiochus « encerclé », il n'est autre qu'Antiochus IV Épi­phane. Mais oui, celui-là même qui, empêché par ledit « cercle de Popilius » de se lancer contre l'Égypte, inaugura la persécution des Juifs. « Antiochus l'Illustre, écrit superbement Bossuet dans son "Discours sur l'histoire universelle" [voir "Bibliothèque de la Pléiade", p. 7 16] , régnait comme un furieux : il tourna toute sa fureur contre les Juifs, et entre­prit de ruiner le Temple, la loi de Moïse, et toute la nation. L'autorité des Romains l'empêcha de se rendre maître de l'Égypte. » Comme on le sait, la révolte des Maccabées le contraignit de rapporter ses mesures antijuives, et le Temple fut purifié en 1 64, épisode toujours remémoré avec joie dans la tradition juive par la fête de Hanoukkah.

Le musée de Rennes détient un très beau dessin de Rembrandt, Popilius etAntiochus (vers 1660) : le légat, un modeste Popilius vêtu d'une chasuble, voûté et tout seul, trace de sa canne, dans le sable, le cercle qui entoure un superbe Antiochus chamarré, sous l'œil de ses cavaliers immobiles et de la foule attentive, qui, elle aussi, fait cercle.

Je serais porté à croire que les références familières de Lacan au cercle de Popilius (celle-ci n'est pas la seule) sont un souvenir de quelque manuel scolaire ou livre illustré de son enfance, le « Rollin de la jeu­nesse » peut-être, ou un ouvrage qui en était inspiré. L'Histoire de Rollin, avec ses images d'Épinal, si je puis dire, conserva une grande influence durant tout le XIX' siècle, et sa lecture était encore recommandée en 1900 par l'éminent Rawlinson (voir l'article de Pierre Briant « La tra­dition gréco-romaine sur Alexandre le Grand dans l'Europe moderne et contemporaine » ,juillet 2002, achemenet.thotm.net) .

Je n'aurais pas manqué d'intéresser Lacan à l'hypothèse avancée récemment par Peter O'Neill (« Going Round in Circles : Popular

221

Page 222: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Speech in Ancient Rome », in Classical Antiquity, vol. 22, n° 1, 2003, p. 1 35-166, spécialement la note 7) selon laquelle l'usage par Tite-Live du mot drculus dans l'épisode dit du « cercle de Popilius » était sans doute la « rétroprojection » d'un terme à la mode sous la République tardive, non pas dans le sens géométrique, mais au sens métaphorique de « réunion » ou « congrégation » humaine. La multiplication de drculi au caractère informel, non autorisé, voire contestataire et conspirateur, marquait en effet le lifestyle de l'époque, et ne laissait pas d'inquiéter les autorités sénatoriales comme l'ensemble de l'establishment. Le cercle devient au contraire dans la fable livienne de Popilius la pure matéria­lisation signifiante d'un pouvoir sénatorial d'autant plus instant que phy­siquement absent.

Rembrandt fait merveilleusement voir l' Aujhebung soudaine qui transforme le signe de la débilité de Popilius, le bâton de sa vieillesse, l'incarnation de sa castration - bref, sa longue canne nue - en instru­ment de son triomphe, en signifiant-maître médusant, capable d'impo­ser son empire aux réalités les plus présomptueuses en la personne d'un roi régnant en furieux, et de le retenir de perturber ce que Hegel appelle l'« existence stable dans l'universel » (§ 8) , que Rome s'est vouée, et épui­sée, à étendre dans le monde comme à en faire la police, ainsi qu'il est advenu, et adviendra encore, on peut le supposer, à d'autres empires dans l'histoire.

Aussi bien le cercle de Popilius est-il l'illustration du « tournage en rond » qui fait l'essence de la vision policière du monde. Occasion de vérifier, à rebours, la thèse constante de Lacan, que, si le pouvoir est l'at­tribut du maître, sa vérité intime, c'est l'impuissance (voir le chap.VI de L'Envers de la psychanalyse, intitulé « Le maître châtré » ; voir aussi, dans le chap. XX, p. 202-203, sauf qu'ici, sur le signe du maître, ce n'est pas « tout le monde [qui] cavale », c'est un qui s'immobilise) .

C'est bien ce qui rend douteux à mes yeux le « rêve mégaloma­niaque » , la « volonté de puissance généralisée », l'idée de se soumettre l'Université, voire l'aspiration à « être sacré », que Philippe Sollers prête curieusement à Lacan dans l'entretien évoqué au § 1 . Lacan, tel que je l'ai connu et tel que je le comprends, donnait plutôt une leçon de sobriété et de lucidité quant au pouvoir, au point de s'en remettre à d'autres du soin de négocier le rapport de forces avec l'IPA, le payant du prix que l'on sait (son « excommunication ») .

222

Page 223: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Imputer à Lacan le désir d'être sacré semble difficilement conciliable avec l'hérésie lacanienne de l'escabeau (§ 5) , alors que ce désir est sus­ceptible de venir naturellement, par un effet d'après-coup, aux grands écrivains français, qu'ils soient in:fames ou idolâtrés. Il suffit d'alléguer ici le « Dieu Voltaire », «Jean-Jacques », le « Divin Marquis », « l'Enchanteur », et plus généralement le culte romantique de l'écrivain vates et prophète tel que retracé par Paul Bénichou dans les admirables travaux qui suivi­rent Le Sacre de l'écrivain, 1 750- 1 830 Oosé Corti, 1 973, sous-titré « Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ») . On peut aussi penser à Joyce en Rédempteur, ou en aliment pour uni­versitaires, « chair à chaires », si j 'ose dire (ici même p. 1 6 et 79-80) . Le désir de sacré a aussi sa place dans la théosophie érotique de Bataille, celui de Madame Edwarda et de la « communauté inavouable » (voir la référence de Lacan à Bataille dans É. , p. 583, passage dont je sais l'irri­tation qu'il suscite chez Sollers) .

Néanmoins, et pour faire honneur à l'intuition sollersienne, qui n'est jamais indifférente à mes yeux,j 'admettrai volontiers que la politique de Lacan puisse apparaître comme parente de celle du Dieu des Juifs, tel qu'il l'évoque dans la première leçon des Noms-du-Père (voir l'opuscule qui vient de paraître sous ce titre, p. 97) : sa doctrine n'est pas la seule dans la psychanalyse, elle ne prétend pas à plus qu'à être la seule à régner dans son petit coin, sa petite École. Là, elle est «jalouse » . Lacan lui­même admettait volontiers en riant, dans nos entretiens privés, cette analogie risquée. En revanche, la belle mais plus dangereuse idée d'une domination universelle des esprits est à rendre à l'idéologie romaine et papiste où elle a pris naissance.

J'ajouterai, pour conclure cet excursus, que je ne verrai rien d' exorbi­tant à ce qu'un grand écrivain catholique de la France contemporaine, actuel légataire du glorieux « pouvoir spirituel » littéraire qui prit la relève d'un sacerdoce chrétien dont les valeurs, aujourd'hui restaurées, étaient alors tombées en désuétude (Bénichou, Le Sacre . . . , p. 350) , soit conduit à une conception particulièrement exaltée de sa fonction et de ses dons, une fois assumé le difficile bonheur d'être soi-même plutôt que quelqu'un d'autre. Contrairement à ce que laissent croire l'apparente facilité et la félicité proclamée de l'écrivain, qui relèvent plus d'une dis­cipline de fer que d'une hypothétique bonne nature gasconne, l'assomp­tion de sa vocation n'alla pas tout seul pour Philippe Sollers, comme en

223

Page 224: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

fait foi sa remarque dans l'entretien précité : «Je crois vraiment qu'il vaut mieux être un grand écrivain que Lacan. » Que l'on se reporte seulement à Femmes, cité plus haut, édition « Folio », p. 1 1 5 sq . : on y lira le témoignage transposé de la décision, vers 1970, de Sollers, « piqué au vif, de leur montrer que j 'étais aussi un penseur ».

Reconnaissons maintenant dans le cercle popilien l'ensemble vide de tout à l'heure.

Popilius ne fait couple avec l'outrecuidant monarque oriental qu'à le séparer de ses organes, consultatifs et militaires, et à dégonfler sa souf­flure, jusqu'à le réduire à une vessie vide. C'est pourquoi, à mesure qu'Épiphane disparaît, ou du moins que toute vie s'étiole en lui, car il est comme mis au tombeau - pensons à Saddam, retrouvé sous terre -, la multitude fait cercle. Le cercle de Popilius réalise ainsi la prophétie de Daniel.

L'apologue se prête certainement à plus d'une lecture. On pourrait être tenté de développer des thèmes d'une veine clas­

sique, tels que Joyce enfermé dans un nœud par Lacan, ou, inversement, Lacan enfermé dans un nœud par Joyce, voire Lacan enfermé dans joyce par Jacques Aubert, si l'on oubliait qu'un tel enfermement n'a de sens que dans l'espace métrique euclidien (le seul où se déplace la police de « La Lettre volée ») . Lui échappent les relations paradoxales, voire les singu­larités, qu'autorise la topologie, et que requiert par exemple le Lust-Ich freudien, à la lettre le moi-plaisir, dont Lacan relève, p. 1 54, qu'il n'a pas d'extérieur (voir à ce propos, par exemple, Les Quatre Concepts fonda­mentaux de la psychanalyse, p. 2 17-219 , et Encore, p. 52-53) .

C'est ainsi que la trivialité du cercle popilien, si elle se retrouve dans celle des ronds séparés, qui donnent lieu chacun à un << tournage en rond », à un enfermement particulier, disparaît quand s'établit entre eux, par le sinthome, la nodalité borroméenne à quatre, et, plus encore, la nodalité fausse (celle du dernier chapitre) .

Ceci est transposable sur le plan clinique. On dira alors, à la Vassili ev, que ladite normalité résulte de la transformation trivialisante d'un nœud de strate supérieure. C'est toute la démonstration du Sinthome. Elle est topologique. Elle requiert l'usage d'espaces non euclidiens.

224

Page 225: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

§ 13. D'autres espaces

Lacan fait souvent référence, comme p. 83-84, au paradoxe des objets symétriques, qui figure dans la « dissertation de 1770 » de Kant (« De la forme et des principes du monde sensible et du monde intelligible », in Œuvres philosophiques, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. 1, § 15 , p. 653) , et ne se lasse pas de souligner le carac­tère limité, et foncièrement inadéquat à l'expérience subjective, de l'es­thétique transcendantale.

De même, comme p. 1 1 4, Lacan revient souvent sur Desargues, sa géométrie projective, son point à l'infini, axiomatiquement prohibé dans l' euclidisme. Au moment de la parution, en 1 966, des Mots et les Choses, il utilise la perspective de Desargues dans son Séminaire XIII pour analyser à sa façon, sur les pas de Foucault, présent lors de cette séance, Les Ménines de Vélasquez, dont le commentaire, devenu célèbre, ouvre le livre.

Lacan avait connaissance des deux ouvrages, qui firent date, de René Taton, L'Œuvre mathématique de Desargues et La Géométrie projective en France de Desargues à Poncelet (PUF, 1951 ) . On peut maintenant consul­ter les excellents travaux de Judith V. Field, professeur d'histoire de l'art au Birbeck College de l'Université de Londres, The Geometrical VJ.-Ork cif Girard Desargues (New York-Berlin, Springer, 1987) , écrit avec J.J. Gray, et The Invention ciflnfinity. Mathematics and Art in the Renaissance (Oxford, 1997) . On peut relever que, dans son traité de géométrie projective, le brouillon projet de 1639, Desargues appelle tronc une ligne droite coupée de plusieurs autres droites (rameaux), et nœud le point où un rameau intersecte un tronc.

Le fait n'aurait pas manqué d'intéresser Lacan, puisqu'il ne dédaigne pas de souligner, p. 1 1 8, que « La signification du phallus » (É. , p. 685) commence par la phrase : « On sait que le complexe de castration inconscient a une fonction de nœud . . . »

225

Page 226: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

§ 1 4. De Mme du Châtelet à Mme Blavatsky

On sait que Newton faisait b . . . er les people de son temps. Lacan revient à plusieurs reprises, dans son enseignement, sur Newton

(p. 23) . Dans L'Éthique de la psychanalyse, p. 93, il attribue l'invention de l'impératif catégorique, et d'une raison pratique dont les motifs sont détachés de tout intérêt sensible, à « l'effet désorientant de la physique, parvenue à son point d'indépendance par rapport [ . . . ) au das Ding humain, sous la forme de la physique newtonienne ».

Dans la quatrième partie de « Radiophonie » (A .É. , p. 41 5-431 ) , il consacre plusieurs pages, sur les pas de Koyré, à la << révolution astrono­mique », où il voit un processus de pensée à trois temps, Copernic, Galilée et Newton. De son point terminal, Newton, il fait l'« instant de voir » d'un nouveau processus dont les deux pas suivants sont encore à venir (p. 422) . Il laisse entendre par là qu'en se satisfaisant d'un recours à Copernic, Freud trahit qu'il a limité la portée de sa découverte de l'inconscient. Le thème newtonien est encore repris dans « Télévision » (A .É. , p. 536) .

Quant à la marquise du Châtelet, « la divine Émilie » de Voltaire qui passa auprès d'elle quinze ans au château de Cirey, et lui dédia les vers Si vous voulez que j'aime encore, 1 Rendez-moi l 'âge des amours . . . , il est tra­ditionnel de la peindre et de la maltraiter en femme savante, bien qu'elle ait la gloire d'avoir traduit les Principia en français. Les deux Causeries du lundi de Sainte-Beuve sur « Voltaire à Cirey » ( 17 juin et 1 8 juillet 1 850) se lisent encore très bien, même si elles sont dépassées par les recherches historiennes consacrées à cette liaison tumultueuse (René Vaillot, Madame du Châtelet, Albin Michel, 1 978) . Les lettres que lui inspira sa passion pour Saint-Lambert, le play-boy qui fut l'ami de Rousseau et l'amant de Sophie d'Houdetot, furent publiées par Louise Colet (oui, la maîtresse de Flaubert) .

Si Lacan moque l'engouement pour le « Dieu Newton », il n'en pointe pas moins qu'il faut s 'attendre à ce qu'un raffut de ce genre accompagne la découverte d'un « bout de réel » , précisément parce que celle-ci présage d'un changement du monde comme il va, d'une inter­ruption du fameux « tournage en rond ». Ce fut le cas pour la décou­verte freudienne.

226

Page 227: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Dans ses lamentations récurrentes sur l' affiuence à son Séminaire hebdomadaire à la Faculté de droit de la rue Saint-Jacques, qui sont loin d'être une coquetterie, Lacan déplore en fait de ne pas réaliser son ambi­tion avouée, celle de découvrir à son tour un nouveau « bout de réel » . La présence de la foule qui l'entoure lui semble donc indue, et témoi­gnant de quelque obscénité imaginaire. Peut-être, aussi bien, le contraint-elle par son attente à demeurer là, à ne pas sortir de scène avant d'avoir trouvé. Cela ferait de lui l' Antiochus de son public, lequel ferait fonction de Popilius.

Ce n'est pas pour autant qu'il souhaite la solitude. Sa mesure serait celle d'un petit cercle, si j 'ose dire, de travailleurs décidés. C'est ainsi qu'on le voit dans Le Sin thome s'émerveiller du dialogue des deux amis, Soury et Thomé, ou encore mettre au travail son gendre.

Son couple avec la marquise faisait évidemment plus de difficulté à Voltaire. La récente historiographie féministe a voulu revaloriser le tra­vail de celle-ci, et à juste titre. Un article récent, fort posé, convainc, à souligner le soin extrême de sa traduction et son effort constant pour rendre les termes techniques et les notions abstraites accessibles au public. Puis-je dire que je me considère ici comme émule d'Émilie ? On lira avec intérêt Judith P. Zinsser, « Translating Newton's Principia :The Marquise du Châtelet's Revision and Additions for a French Audience », Notes and Records of the Royal Society, Londres, 22 (2) , 2001 , p. 227-245 .

D'autre part, l'attention a été récemment attirée sur un opuscule d'abord clandestin et condamné par l'Église, puis adouci et devenu un best-seller européen, Il Newtonianismo per le dame, ovvero Dialoghi sopra la luce e i colori, Naples, 1737, de Francesco Algarotti, qui présente l'optique newtonienne, dans un dialogue des deux sexes sur le lac de Garde, à la Fontenelle. Le texte en est consultable sur le site de l'Université de Bologne ; on peut lire à ce propos un article récent de Massimo Mazzotti dans le British Journal for the His tory of Science (2004) sur le site de l'Université de Cambridge.

Bref, la catégorie décriée de la femme savante ne doit pas faire pen­ser que Mme du Châtelet et Mme Blavatsky, c'est du pareil au même.

Lacan cite le nom de cette dernière et moque ses « bavochages » sur le manvantara p. 125 du Sinthome. La vie et l'œuvre de la théosophe russe étant peu familières aux sectateurs de Freud et de Lacan, je ne crois pas inutile d'en donner un abrégé qui emprunte tout aux « Textes

227

Page 228: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

théosophiques » de Paris, sans avoir pu vérifier l'exactitude d'aucune information, car je n'ai pas connaissance d'une biographie critique.

Helena Petrovna naît en Ukraine en 1 83 1 , alors que son père, le capi­taine von Hahn, est au service du tsar. Elle manifeste dès sa plus tendre enfance d'« étranges aptitudes parapsychologiques » . Elle épouse à dix­huit ans Nikifor Blavatsky, dont elle immortalisera le nom, mais qu'elle quitte intacte trois mois plus tard, s 'enfuyant à cheval pour faire le tour du monde (trois fois) .

Helena fréquente les Peaux-Rouges, les Incas, puis accède au « monde fermé des hauts mystiques de l'Inde et du Tibet, comme des confréries secrètes des Druzes », où elle est « soumise plusieurs fois aux plus sévères épreuves initiatiques, dont elle sortira pantelante, mais immuable dans sa détermination, au service de la cause de son Maître », un Indien raj­poute, tout en entretenant des rapports suivis avec Garibaldi, aux côtés duquel, à la bataille de Mentana (1 867) , elle sera cinq fois blessée, et laissée pour morte. Rétablie, elle part pour Florence, passe en Slovénie, demeure au Tibet, se retrouve en Grèce, puis au Caire, en Syrie, au Liban, à Odessa, à Bucarest, séjourne 1 1 , rue de l'Université à Paris, puis s'embarque pour les États-Unis.

Là, elle rencontre WQ. Judge, jeune avocat d'origine irlandaise (the Irish connection,Joyce !) , qui sera son disciple fidèle, fonde avec lui à Manhattan la Theosophical Society (1 875) , et écrit son premier ouvrage, Isis dévoilée, mille deux cents pages, dont le premier tirage est épuisé en dix jours . Elle y dénonce le sectarisme des savants aussi bien que le monopole spirituel que s'est arrogé la religion, et elle affirme l' exis­tence réelle des mystères initiatiques.

Devenue citoyenne américaine, elle part pour l' Inde, y crée une revue, devient « HPB » pour les intimes, installe son quartier général à Madras (1 883) , revient à Paris, 45, rue Notre-Dame-des-Champs, se transporte à travers l'Europe, dîne avec Nubar Pacha au Caire, étonne Maspero par l'étendue de son savoir, et revient en Inde.

Bien que ses dernières années soient assombries par la cabale d'un couple français et d'un enquêteur de la « Société de recherches psy­chiques » qui l'accusent de diverses impostures, elle trouve la force de fon­der la Blavatsky Lodge, dont les Transactions jettent une lumière nouvelle sur les rêves, de créer la revue Lucifer, visant à « mettre en lumière les choses cachées des ténèbres », et surtout de donner au public sa Doctrine

228

Page 229: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

secrète, mille cinq cents pages (1 888) , suivie d'un abrégé populaire, La Clé de la théosophie (1 889) . Elle y reconnaît à l'homme une âme profonde, noyau transpersonnel de conscience soutenant la structure éphémère du moi-je personnel. Ce serait la base rationnelle d'une véritable fraternité de l'humanité, permettant une prise de conscience planétaire.

Mme Blavatsky s'éteint alors d'une mauvaise grippe (Londres, 1 891 ) . Parmi les personnes ayant été membres de la Société : Edison, Camille

Flammarion, le chancelier de Russie Aksakof, Rudolf Steiner, fonda­teur de l'anthroposophie, WB. Yeats (l' Irlande toujours) et Mondrian. Parmi les personnalités ayant approché de près la théosophie ou s'en étant inspirées, outre Joyce : Kandinsky, Malevitch, Paul Klee, Scriabine, D.H. Lawrence, T.S. Eliot et Henry Miller.

Miller a témoigné de l'effet de « rectification subjective » (cf. É. , p. 601) obtenu de la lecture de l'œuvre blavatskienne :

Je fus fasciné par ses yeux, et j 'eus d'elle une vision aussi complète que

si elle s'était trouvée dans la pièce. Je ne sais pas si cela est en rapport

avec ce qui s'est produit ensuite, mais, dans un éclair, je compris que

j 'étais responsable de tout ce qui m'arrivait dans mon existence, quel

que fût l'événement qui avait pu se produire. J'en accusais habituelle­

ment ma famille, la société, mon épouse . . . et ce jour-là, je découvris

de manière très claire que je ne devais accuser personne d'autre que

moi-même. J'en pris toute la responsabilité sur mes propres épaules,

et je m'en suis senti extraordinairement soulagé. À présent,je suis libre,

et personne d'autre que moi n'est responsable de ce qui m'arrive.

En somme, là où c'étaient les autres, là où c'était « l'enfer, c 'est les autres » ,Je est advenu.

Deux autres cautions de poids sont mises en avant dans la littérature théosophique. Gandhi avait rencontré Mme Blavatsky à Londres, où des théosophes lui avaient fait connaître la Bhagavad-gîtâ, qu'il n'avait jamais lue, et il tenait l'enseignement de la Russo-Américaine née von Hahn pour « l'hindouisme dans ce qu'il a de meilleur ». D'autre part, une per­sonne se serait présentée au Centre théosophique d' Adyar dans les années 1960, voulant absolument connaître l'endroit, vu qu'un exem­plaire de la Doctrine secrète trônait toujours sur le bureau de son oncle, Albert Einstein.

229

Page 230: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Deux questions intéressent plus particulièrement le lecteur du Sinthome. D'abord, qu'est-ce que c'est que ce manvantara ? Ensuite, com­ment se fait-il que le nom Blavatsky et le mot manvantara se retrouvent dans la bouche de Lacan au détour de la p. 125 ?

Il n'est certes pas facile pour un non-initié de répondre à la première question. Néanmoins, en condensant et en simplifiant beaucoup les données parfois incohérentes réunies de plusieurs sources, j 'ai mis au point l'exposé suivant, sans en pouvoir garantir la parfaite orthodoxie, et sans en avoir moi-même pénétré le sens vraisemblablement ésotérique.

Il convient de partir-du postulat fondamental de la théosophie : l'uni­vers, réalité incréée et constituant un Tout unique, contient en lui la potentialité de toute forme manifestée, et c'est pourquoi on peut l'appeler le non-manifesté. Celui-ci se manifeste périodiquement comme univers objectif. Les périodes de manifestation (manvantara) et de non-manifestation, ou dissolution (pralaya), alternent, sur la longue comme sur la courte durée. Une Vie de Brahmâ (appelé aussi mahâ-man­vantara, ou manvantara universel, à ne pas confondre avec le manvantara dont parle vraisemblablement Lacan) est suivie par une Dissolution de Brahmâ (ou mahâ-pralaya) d'une égale durée. Le Jour (ou kalpa) de Brahmâ, où il y a manifestation, est suivi d'une Nuit de Brahmâ, disso­lution d'égale longueur, avant que ne survienne un nouveau réveil de Brahmâ. Si l'on est curieux de connaître les durées en question, il suffit de se reporter au Srimad-bhagavatam : une Vie de Brahmâ dure 100 Ans divins, soit 31 1 040 000 000 000 années humaines ; chacune des Années divines contient 360 Jours et 360 Nuits, soit 4 320 000 000 années humaines par Jour divin. Chaque Jour divin comprend quatorze périodes. Au début de chacune, il y a apparition d'un Manu (oui, celui des Lois de Manu) , nom générique de l'Unique et Seul Souverain dont la mission est de gouverner l'ensemble du monde terrestre durant cette période, laquelle prend son nom.

Nous y voilà. Cette période, qui est entre (antara) deux Manu, est dite manvantara, ou Âge du monde. Actuellement, dans le Jour de quatre milliards d'années, et des poussières, où nous sommes, six sont déjà pas­sés. Nous vivons donc le septième manvantara, dont on est content d'apprendre que le Manu est Uzivasvata, le fils du Dieu-Soleil.

La théosophie blavatskienne assure que chaque esprit passe par le manvantara, c'est-à-dire entre en manifestation pour son propre enri-

230

Page 231: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

chissement et celui du Tout. Par un « processus d'évolution graduelle », les Sages, maMtma et rishi, apparus au cours d'un manvantara, deviennent tout naturellement, après son expiration, des esprits planétaires guidant l'évolution de planètes futures. De ce savoir chacun est donc invité à faire son profit dans la vie quotidienne, de préférence sous la conduite d'un Maître confirmé.

Ce n'est certainement pas impossible : le témoignage de Miller, s'il est avéré, montre que cette voie, qui peut sembler extraordinaire, voire extravagante, est pourtant susceptible de trivialiser les petits malheurs, et sur-le-champ, car qui remettrait à Demain quand le Jour et la Nuit durent quatre milliards d'années ? Ou plutôt, c 'est précisément parce que cette voie est hors du commun qu'il n'est pas invraisemblable qu'elle puisse permettre à un sujet d'obtenir, au moins fugitivement, d'accéder à l'effet de banalisation où Freud, non pas Lacan, n'hésitait pas à voir le résultat à attendre d'une analyse (commentaire personnel) .

Dernière question : que vient faire l'étonnant blabla blavatskien dans Le Sinthome ?

Il y est certes appelé par le goût de Joyce pour la spéculation théoso­phique, mais non pas seulement. Lacan fréquenta en effet dans sa jeu­nesse le grand initié français René Guénon, si bien que les rérerences à l'initiation qui parsèment son enseignement, toutes caustiques qu'elles soient le plus souvent, témoignent néanmoins des traces laissées par une ancienne curiosité, et sont de toute première main - si je puis dire, car, de première main précisément, il n'y en a jamais vraiment dans ce contexte. Chez Lacan, ces rérerences font mieux ressortir le caractère récent, et miraculeux, si l'on peut dire, de l'advenue du discours scien­tifique. Sur Guénon, voir par exemple : Bruno Hapel, René Guénon et le Roi du monde, Guy Trédaniel, 200 1 . Par ailleurs, on notera avec intérêt que Guénon tenait la doctrine de Mme Blavatsky pour élucubrée, et repoussait la psychanalyse comme franchement diabolique.

L'érotisme qui s'est de toujours attaché au dévoilement du mystère du monde montre qu'il est opportun de bien distinguer, comme le fait Lacan, le symbole du phallus symbolique, noté par la majuscule cl>, à lire grand Phi (à ne pas confondre lui-même avec <p, petit phi, le phallus ima­ginaire) , et le signifiant du grand Autre barré, S(K) , qui désigne entre autres la place nonsensical de la vérité dernière (voir p. 127 du Sinthome ; le passage auquel il est fait allusion se trouve dans Encore, p. 3 1 ) .

23 1

Page 232: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

§ 15. Derrida et le nœud

En hommage à la mémoire du philosophe, qui fut l'un des maîtres de ma jeunesse, je donnerai plus de développement à la précision qu'appelle la mention, p. 144, du nom de Derrida.

Lacan estimait que Derrida avait négligé de reconnaître ce que l'invention de la « grammatologie )) et de « l'archi-écriture )) devait à la circulation de termes issus de son enseignement (« La psychanalyse. Raison d'un échec )), in A.É. , p. 346) , et que cette invention elle-même était une contrefaçon universitaire de cet enseignement, un « discours confusionnel » (« Lituraterre )), in A.É. , p. 14 , où le nom de Derrida, manifestement visé, n'apparaît pas) , tout en reconnaissant parfois, au moins allusivement, que l'actualité qu'avait prise la question de l'écri­ture dans la conjoncture intellectuelle et littéraire de l'époque était lar­gement due aux premiers articles de Derrida, réunis dans L'Écriture et la Différence (Seuil, collection « Tel Quel )) , 1 96 7) .

De son côté, dans un article devenu fameux (« Le facteur de la vérité )), in Poétique, Seuil, n° 2 1 , p. 97-1 47, repris dans La Carte postale, Aubier-Flammarion, 1980, p. 439-525) , celui-ci s'était livré en 1975 à une relecture minutieuse du « Séminaire sur "La Lettre volée" )) de 1956 (É. , p. 1 1 -61 ) et du conte de Poe, à la faveur de laquelle il adressait des objections fondamentales à la doctrine de la lettre et à la « logique du signifiant )) chez Lacan.

On ne saurait méconnaître l'importance historique de cette cri­tique, qui eut pour effet de « ringardiser )) Lacan auprès des tenants de la déconstruction, comme d'éloigner de la lecture de Derrida les laca­niens, dont beaucoup avaient, à ses débuts, suivi l'élaboration avec grande sympathie. Cependant, j 'estimais que la dette que j 'avais contractée envers celui qui avait été pour moi, durant mes années normaliennes, un professeur, un maître, un ami, et même un confi­dent, comme le sont souvent les dits « caïmans )) de l'ENS, m'inter­disait d'entrer dans cette controverse en soutenant contre lui les couleurs de Lacan, d'autant que j ' estimais ne pouvoir partager le mépris affiché de celui-ci pour Derrida (voir par exemple le passage plus haut cité de « La psychanalyse. Raison d'un échec )) , de décembre 1 967) . Si je me sentis libre d'évoquer parfois ce thème dans mes cours

232

Page 233: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

du Département de psychanalyse, je m'abstins de tout commentaire à l'extérieur.

C'est dans cet esprit qu'en janvier 1987, lors d'une table ronde du Collège international de philosophie où j 'étais convié avec Derrida et Jean-Pierre Vernant à commenter la sortie du t. II de l'Histoire de la psy­chanalyse en France, d'Élisabeth Roudinesco présente dans la salle, je rebu­tai l'invitation dont le président de séance, René Major, me pressa soudain, de répondre aux objections du « Facteur ». C'est toujours dans le même esprit que, publiant dans la revue Ornicar ? des extraits du Séminaire :XXIII,je me refusai à imprimer un passage où Lacan rudoyait Derrida pour sa préface au Verbier de l 'Homme aux loups, de Nicolas Abraham et Maria Toro k. Il arriva pourtant que Derrida me tînt rigueur de cette omission (« Pour l'amour de Lacan », conférence prononcée à la Rencontre « Lacan avec les philosophes » en mai 1992, reprise dans Jacques Derrida, Résistances de la psychanalyse, Galilée, 1996, p. 57 -88) . Le malentendu me parut irrémédiable, et tellement surdéterminé que m'en expliquer avec lui ne manquerait pas de l'amplifier.

Quelle était l'objection centrale de Derrida ? La lettre serait chez Lacan « intangible et indestructible », « localité indivisible » (p. 1 1 1 de Poétique) . Lacan assignerait à la lettre « un trajet propre et circulaire », comme l'attesterait la phrase finale de l'écrit : « C'est ainsi que ce que veut dire "la lettre volée", voire "en souffrance", c 'est qu'une lettre arrive toujours à destination. » Or, soutient Derrida, si la lettre est indes­tructible, c'est qu'elle est en fait élevée à l'« idéalité d'un sens » (p. 127) , et si elle revient de tout détour à son trajet propre, c'est qu'il s'agit en réalité d'une « réappropriation et réadéquation transcendantale » . En somme, chez Lacan, « le signifiant ne doit jamais risquer de se perdre, de se détruire, de se diviser, de se morceler sans retour » (p. 1 1 1 ) . À cette « loi du signifiant » Derrida oppose victorieusement la « dissémination », la « puissance disséminatrice » : « une lettre peut toujours ne pas arriver à destination », « sa partition est toujours possible », « elle peut se morce­ler sans retour », etc. (p. 1 1 5 et 1 26) .

La réponse la plus simple à l'objection derridienne s'était imposée à moi dès la lecture de son article dans la revue Poétique. Il est inexact que la lettre comme telle soit chez Lacan intangible, indestructible, indivi­sible, idéale. Les épisodes mémorables de destruction de la lettre, de l'incendie de la Bibliothèque d'Alexandrie au vœu de Kafka, et aussi le

233

Page 234: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

simple bon sens, rendent très improbable que Lacan ait entretenu une telle conception. Mais, de plus, il y a un texte.

Un an et demi seulement après la rédaction du « Séminaire sur "La Lettre volée" », achevée en août 1956 (É. , p. 41) , Lacan écrivait un article que devait publier la revue Critique dans son numéro d'avril 1958, sous le titre «Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » (repris dans É. , p. 759-764) . Les six dernières pages sont consacrées à une admirable analyse de « l'acte de Madeleine », celui de brûler la quasi-totalité des lettres qu'elle avait reçues d'André, sitôt qu'elle avait appris son départ pour l'Angleterre avec sonjeune amant, Marc Allégret.

Lacan reconnaît dans l'acte de brûler ces lettres l'acte même de Médée. En effet, dans le même temps où elle sacrifie ainsi « ce qu'elle avait de plus précieux », dit-elle, elle l'arrache aussi bien à Gide, qui pleure en elles « son enfant », « tout le meilleur de moi », « la plus belle correspondance peut-être qu'il y eut jamais » . Il attendra la mort de Madeleine pour écrire son témoignage à ce propos sous le titre virgi­lien d'Et nunc manet in te (paru en 1 94 7, repris dans journal 19 3 9- 194 9, souvenirs, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade, 1 954, p. 1 121-1 160) . C'est alors seulement qu'il livre les pages de son]ournal consacrées à l'épisode, qu'il avait retranchées du volume antérieur.

Lacan fait un sort au fait que ces lettres n'avaient pas de double, qui atteste selon lui « leur nature de fétiche », et les fait comparables à ce que cache dans sa cassette l'Harpagon de Molière, cet objet mis en fonction dans le désir que Lacan désignera plus tard comme « la cause du désir » O'expression figure déjà dans « La signification du phallus », É. , p. 691 , qui est de mai 1958 ; elle ne sera fondée que dans le Séminaire 1962-1 963, L'Angoisse, et se retrouvera dès lors dans de nombreux Séminaires et écrits) . Nul doute, bien que le mot ne soit pas prononcé, que Lacan reconnaisse à ces lettres le statut d'objet petit a.

Mais il n'est nul besoin d'entrer dans ces arcanes pour affirmer, sur la base de ce texte, qu'il n'est pas exact que Lacan ait méconnu le carac­tère tangible, destructible, divisible, non pas idéal, mais bien matériel, de la lettre. En revanche, on ne s'explique pas qu'un lecteur aussi minu­tieux que Derrida, aussi soucieux de son information, aussi prodigue en citations, qui n'hésite pas à écumer le volume des Écrits pour le démontrer tout entier imprégné de la doctrine fautive qu'il décèle dans « Le séminaire sur "La Lettre volée" » - il ne se réfère pas à moins de

234

Page 235: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

quatorze textes du recueil, si notre compte est bon, et ne néglige pas non plus les « publications postérieures >> (p. 1 24) , dont deux sont citées -, que Derrida, donc, fasse l'impasse sur ce qui s'étale sur six pages de jeunesse de Gide. L'omission est d'autant plus surprenante que parmi les quatorze textes que j 'ai recensés, cet écrit figure par deux pages, 742 et 753, citées p. 128 du « Facteur » à propos de la fonction de la fiction en littérature, mais sans que mention soit faite du titre de l'article dont elles sont extraites .

Ces six pages des Écrits, 758 à 763, sont donc comme « la lettre volée )), ou la bévue du « Facteur de la vérité )). Première bévue, car, lorsque parut « Le facteur de la vérité )), « Lituraterre >> était déjà publié depuis quatre ans, et ce texte avait tout pour retenir l'attention du philosophe.

En effet, il était initialement paru en tête du n° 3 de la revue Littérature (Larousse, 197 1 , p. 3-10) , où figurait (p. 79-85, avec une introduction de Catherine Clément) la note sur Dora que Lacan évoque p. 1 05 du Sinthome, et qui avait pour auteur une amie qui leur était commune,joy­cienne elle-même, Hélène Cixous (précision : sa pièce Le Portrait de Dora est parue en 1978 aux Éditions des Femmes) .

De plus, dès son premier essai publié, Derrida Ge le revois à la librai­rie des Presses universitaires, feuilleter lui-même les premiers exem­plaires du livre) avait su donner à Joyce et à sa tentative de « répéter [ . . . ] la totalité de l'équivoque >> la place d'un « autre pôle )) par rapport à la tentative husserlienne d'obtenir une langue univoque et transparente. Il s'agissait là d'un véritable « choix )) (le mot est dit) hérétique. On n'a plus idée de la façon dont cette orientation détonnait dans le contexte phi­losophique de l'époque, et ce ne fut pas indifférent au fait qu'entre tous les enseignants de la Sorbonne d'alors,je choisis le jeune Derrida pour devenir son étudiant (voir dans Edmund Husserl, L'Origine de la géomé­trie, traduction et introduction par Jacques Derrida, PUF, 1962, les belles pages 104-105) .

Je m'en voudrais de rallumer par ces lignes les guerres picrocholines lacano-derridiennes, alors que la situation présente, caractérisée par le regain des orthodoxies, pourrait au contraire porter leurs élèves à renouer d'anciennes alliances. Lacan et Derrida, chacun est grand dans son genre, il s'agit seulement de savoir lequel. Après tout, Lacan, lui, a commencé, comme il le rappelle dans Le Sinthome, p. 78, par « Écrits "inspirés" : schizographie )), tout est peut-être là (cet article est présenté

235

Page 236: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

comme rédigé en collaboration dans les Annales médico-psychologiques, 193 1 , t. II , p. 508-522 ; il sera recueilli dans un volume en préparation de la collection « Champ freudien ») .

Il y a, certes, beaucoup à dire pour éclairer Derrida par contraste avec Lacan, et vice versa. On peut, bien entendu, défendre plus avant la per­tinence de la perspective choisie dans « Le facteur de la vérité », mais je préfère compter pour cela sur les nombreux praticiens de la décons­truction, ce texte m'ayant éloigné d'une œuvre dont je suivais jusque­là l'élaboration.

Ce que je sais, c'est que, dans Le Sinthome, les nœuds sont une écri­ture, et le nœud est une lettre. Par ailleurs, Lacan pensait avoir inauguré « cette affaire de l'écriture » (p. 145) par le rôle qu'il faisait jouer, depuis son Séminaire IX, au « trait unaire » (par quoi il traduit l' einziger Zug de Freud, qui figure au chap. VII de la Massenpsychologie, par. 5, dernière ligne ; voir par exemple le Séminaire Xl, p. 23 1 ) .

§ 1 6. L'énigme de l 'énonciation

Intension, avec un s, p. 1 52 : Lacan avait déjà utilisé la distinction de l'intension et de l'extension (voir par exemple la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'École » in A.É. , p. 250) .

Cette distinction est reçue en logique : l'extension d'une classe, ce sont les objets qu'elle contient, sa dénotation ; l'intension, c'est la défi­nition de ces objets, la ou les propriétés ou attributs qui permettent de les sélectionner dans un univers (de discours) .

L'intension peut être purement subjective, variant selon les indivi­dus. Elle peut être objective, et désigner tous les attributs, connus ou non, que les objets dénotés ont en commun ; intension est alors l' équi­valent de compréhension. Enfin, si elle ne concerne que les attributs expli­cités par convention, intension équivaut à connotation. C'est cette dernière qui concerne la logique. On trouve cette tripartition utile dans l'antique manuel de Cohen et Nagel, An Introduction to Logic, Routledge, 1934, réédition 1963, p. 30-33. À partir de là, les difficultés commencent.

L'intension dégoûtait profondément Quine en raison des phéno­mènes dits d'« opacité référentielle » auxquels elle donne lieu, notam­ment dans la citation, et de l'apparition de trous dans la valeur de vérité

236

Page 237: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

(truth-value gaps) qui compliquent la déduction. C'est ainsi que l'avant­

dernier chapitre de Word and Object (The MIT Press, 1 960) s 'intitule

« Flight from Intension )). Quine recommande et organise méthodique­

ment cette fuite d'Égypte, en éradiquant les « objets intensionnels )) ,

selon le principe, digne d' Antiochus Épiphane, « explication is elimina­

tion » (p. 260) . Il est vrai que le langage est much ado about nothing, mais

à s'obliger à ne parler touj ours que de ce qui existe, il en résulte un uni­

vers du discours parfaitement policé (regimented), transparent, dépourvu

de noms propres (pour éviter la survenue de licornes et autres êtres de

discours à la Blavatsky, ou à la Meinong) , vide de sens et de surprises,

où l'on sait toujours à l'avance qui est qui et qui fait quoi.

L'univers quinien, d'un calme olympien, détaché, ironique, un peu

ennuyeux mais très digne et fort gentil une fois accomplie l'extermina­

tion des intrus, où prévaut un principe de précaution et de moindre

effort poussé à l'extrême, et dont la Stimmung n'est pas éloignée de celle

qui transparaît dans les Mémoires du logicien (voir plus haut, § 9) , n'a

pas survécu à la trahison de Rorty, infecté par les abstractions inten­

sionnelles les plus échevelées de la French Theory, de la déconstruction,

et même de Heidegger, pourtant cloué au pilori par Carnap, ni surtout

à l'assaut de Kripke, salué par Lacan dès la première publication, en

1 972, des conférences reprises en volume sous le titre Naming and

Necessity. On relèvera une fois de plus que le traducteur de l'ouvrage aux Éditions de Minuit est issu du Séminaire (François Recanati) .

Lacan indique un peu plus loin, p. 1 53, s 'être intéressé à l'énigme. En

effet, un passage de L'Envers de la psychanalyse, p. 39-40, définit l'énigme

par l'énonciation, et lui oppose la citation, définie par l'énoncé.

L'énigme est une énonciation qui s 'en remet à l'auditeur pour qu'elle

devienne un énoncé ; la citation est un énoncé qui bouche l'énigme de

l'énonciation par le nom propre de l'auteur.

Ce couplage est fort éclairant. Il permet par exemple de comprendre

tout de suite pourquoi il est dans l'ordre que ce soit l'auteur (en colla­

boration) d'un Vocabulaire de la psychanalyse, compilation fort bien

ordonnée de citations de Freud, qui ait interpellé Lacan sur le vrai sur

le vrai (voir ici même, p. 1 52, et l'indication que je donne p. 1 08 dans

Des Noms-du-Père, Seuil, 2005) .

Dire le vrai sur le vrai suppose d'éliminer l'énonciation au profit

de l'énoncé (d'un prédicat opératoire « x est vrai ))) . Mais ce vrai, qui est

237

Page 238: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

le vrai intensionnel de la p. 1 52, reste relatif à l'univers du discours considéré, à ses axiomes et procédures de validation. Il demande seule­ment un accord harmonieux des signifiants entre eux. Le signifiant, comme l'âne, se frotte au signifiant, il déploie ses réseaux, méandres et labyrinthes, mais tout cela revient à tourner en rond sur l'anneau du symbolique, autour d'un trou invisible, celui du manque-à-dire. C'est la voie quinienne, non dépourvue de sagesse.

Ou alors, la nécessité paradoxale s'impose, comme dans Le Sinthome, d'inventer et de nommer le réel « nu », distingué du vrai, ex-sitant à 1'« ordre symbolique )> , sans loi, déconnecté, hasardeux.

C'est ici une variation nouvelle et extrême de la formule constante de Lacan : la vérité a structure de fiction ; elle est de part en part fantas­matique, mensonge, songe qui ment ; c'est un semblant ; elle est entre nous et le réel (voir L'Envers de la psychanalyse, p. 202) .

La « note en bas de page » est l'une des incarnations ordinaires du « vrai sur le vrai » . Qu'elle soit de l'auteur ou de son commentateur, qu'elle se place effectivement en bas de page ou se déporte à la fin d'un ouvrage, elle est en position de méta-langage, d'où elle accomplit un semblant de validation (ou d'invalidation) du langage-objet. Il suffit d'avoir médité la leçon d'Anthony Grafton dans son savoureux petit livre, Les Origines tragiques de l 'érudition. Une histoire de la note en bas de page (Seuil, 1 998) , pour saisir les raisons profondes qui avaient pu décider Lacan à proscrire ce procédé de l'édition de son Séminaire, dont l'enjeu est de faire pas­ser à l'écrit une énonciation sans ternir son éclat énigmatique.

On constatera que j 'ai substitué dans cette notice la facétie à la tra­gédie, et l'on jugera si j 'ai réussi à exhiber l'énigme de l'énonciation, dans sa faconde comme dans son arbitraire et son mystère.

§ 1 7. L'Unerkannt

L'adjectif unerkannt, p. 1 49, qui se traduit par « mconnu », « non reconnu », « incognito », figure substantivé dans une phrase célèbre de L'Interprétation des rêves, au chap.VII , consacré à la « Psychologie des pro­cessus du rêve » ( Gesammelte Schriften, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1925, t. Il , p. 446 ; L'Interprétation des rêves, PUF, 1950, p. 433) . Freud note la persistance d' « eine Stelle im Dunkel >> (un point obscur)

238

Page 239: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

dans les rêves les mieux interprétés, et il ajoute : « Dies ist dann der Nabel des Traumes �'ombilic du rêve) , die Stelle, an der er dem Unerkannten auf­sitz �e point où il se rattache au non reconnu] . >>

On a beaucoup élucubré sur ce soi-disant « Inconnu ». Interrogé sur ce point en janvier 1 975, Lacan traduit l' Unerkannt par le « non reconnu ». Il l'identifie à ce que Freud nomme l' Urverdriingt, le refoulé primordial ou originel (cf. notamment les articles de 1 9 15 sur le refou­lement et l'inconscient, ainsi qu'Inhibition, sympt8me, angoisse, PUF, 1 965, chap. Il , p. 1 0) , où il voit « un nœud dans le dicible » comparable au trou dans la pulsion (voir le Séminaire XI) . Il développe à ce propos des consi­dérations hautement originales (son intervention, publiée en son temps dans les Lettres de l'École freudienne de Paris, est destinée à paraître, dans la version établie par mes soins, dans un volume de « Paradoxes ») .

Les pensées du rêve n'aboutissent à rien, note Freud dans le passage de l' Unerkannt, elles se ramifient en tous sens, tout comme les réseaux de l'Esquisse d'une psychologie scientifique dont il s'agit p. 13 1 (traduite en français dans le volume intitulé La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956, p. 307-396 ; les réseaux dont parle Lacan sont représentés p. 365 ; voir également p. 332, 333, 342 et 357) . On ne cesse de trouver, et pour­tant on ne cesse de chercher. Trouver n'est pas le contraire de chercher. La trouvaille n'éteint pas la recherche, mais la relance indéfiniment.

Il en va ainsi dans les remarques de cette « Notice de fil en aiguille » .

§ 1 8. La «jolisophie >>

Lacan reprenait jadis à son compte le superbe énoncé picassien «Je ne cherche pas, je trouve » (p. 91 ; voir le Séminaire XI, p. 12) . Je suis l'auteur de la peu charitable remarque (privée) évoquée p. 91 : << Vous pourriez dire maintenant :je ne trouve pas,je cherche. » Dans le même esprit, voir p. 126.

Que cherchait-il ? Un nœud dont il pourrait faire le support privilé­gié de ses élucubrations, et qui relancerait celles-ci en l'interrogeant, ainsi qu'on le vit faire avec la rotation non permutative de quatre sym­boles bien choisis, d'où il tira ses « quatre discours » .

I l cherchait une aide du même genre dans Joyce. Mais, à la différence de ce dernier, il ne songeait pas à en appeler au père (la dernière phrase

239

Page 240: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

du Portrait, citée p. 69, est traduite dans la « Bibliothèque de la Pléiade », p. 781 , sous la forme : « Antique père, antique artisan, assiste-moi alors et à jamais ») .

Si le nœud comme support du sujet tient, nul besoin de Nom-du­Père : il est superfétatoire. Si le nœud ne tient pas, le Nom fait fonction de sin thome. Dans la psychanalyse, il est instrument à résoudre la jouis­sance par le sens. C'est de la même façon que, dans la « métaphore pater­nelle » , le Nom résout le signifié x du désir maternel, DM, en lui donnant la signification du phallus (É. , p. 557) .

On peut donc se servir du Nom-du-Père tout en se passant d'y croire (ici même, p. 136) . Cette phrase fait le thème du prochain Congrès de l'Association mondiale de psychanalyse, qui se tiendra à Rome en 2006. La référence à Totem et Tabou, p. 1 50, rappelle cursivement la thèse éta­blie et amplement développée dans la seconde partie de L'Envers de la psychanalyse, p. 99-163, intitulée « Au-delà du complexe d'Œdipe ». C'est à cet au-delà (qui est ipso facto un au-delà du Nom-du-Père, et de la femme, version du Père selon A.É. , p. 563) que Lacan fait appel pour restituer à la sexualité féminine sa structure propre, qui avait été indû­ment rabattue par Freud sur les coordonnées mâles (voir « L'étourdit », in A.É. , notamment p. 462 sq . ) .

Mais toute l'aide du monde ne saurait faire taire le « sans espoir » dont le glas sonne dans Le Sinthome comme un « Nevermore » . C'est le sans­espoir de la « méthode » des nœuds (p. 36) . C'est le sans-espoir du rap­port entre les sexes.

Lacan avait commenté Le Banquet de Platon dans son Séminaire du Transfert, dont le chap. VI est consacré au mythe d'Aristophane ; il en avait par la suite donné une version moins optimiste, et d'allure fantas­tique, digne d'un Edgar Poe : le mythe dit de la « lamelle », évoqué p. 40-41 (voir É. , p. 845-847) . On peut reconnaître dans cette lamelle l'être qu'imaginait Freud dans son article de 1 9 1 5 , Trieb und Triebschicksal (commenté dans le Séminaire XI, aux chap. XIII et XIV ; voir aussi « Du "Trieb" de Freud et du désir du pychanalyste », É. , p. 85 1-854) : un <<fast vollig hilflosen, in der Welt noch unorientierten Lebewese, welches Reize in seiner Nervensubstanz auffiingt >> , un organisme vivant à peu près sans défenses et encore sans orientation dans le monde, qui reçoit des sti­mulations dans sa substance nerveuse (Gesammelte Werke, t. 10 , p. 212 ; voir aussi, de James Strachey, la note 1 p. 1 1 9 dans la Standard Edition,

240

Page 241: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

t. XIV) . Lacan en fait la représentation de la libido. Ce serait ici un être supplémentaire, troisième, issu de la fracture de l'œuf initial. C'est une image de l'objet petit a, objet qui lui-même traduit le caractère constant de la pulsion freudienne, sa « konstante Kraft >> .

L'abord de l'énergétique par la constante numérique à obtenir dans un univers clos est signalé p. 1 33-134 du Sinthome. Ce thème fait son apparition dans l'enseignement de Lacan au cours du Séminaire XII , avec référence au Cours de physique de Richard P. Feynman (maintenant en français chez Dunod ; voir également La Nature de la physique, au Seuil) . Il est évoqué notamment dans « Télévision » (A .É. , p. 528) .

Lacan souligne dans Le Sinthome (voir § 1 ) l'« aide contre » , l' ezer kenegdo, qui est celle que Dieu a créée pour l'homme en lui donnant une femme. Le mot kenegdo n'a pas manqué de solliciter l'ingéniosité des exégètes. Le mot est construit : ses racines sont k, « comme », et ngd, « qui est contraire à », « en face de », « face à », « en présence de », « épouse ». Dans le verset concerné, d est écrit avec un point, ce qui lui donne le sens d'« opposé », « contraire » . La traduction littérale serait : « comme une présence de ce qui est contre » .

On lit dans la traduction française (publiée aux éditions Verdier, comme celles des autres ouvrages cités ici) de l'Aggadoth du Talmud de Babylone, recueil de morceaux choisis du Talmud babylonien (fait à Salonique vers 1 5 1 5) : « Rabbi Éléazar a dit : "Que signifie 'Je lui ferai une aide contre lui' ? S'il le mérite, elle l'aidera ; s'il ne le mérite pas, elle s'opposera à lui [ . . . ] . Pourquoi lit-on kenegdo ['qui lui corresponde'] au lieu de kenagdo ['contre lui'] ? S'il le mérite, elle sera en harmonie avec lui ; sinon, elle le punira [menagadto}" » (p. 606, § 1 7) . Le Midrach Rabba, compilé au ve siècle, énonce que l'aide kenegdo sera « une aide si l'homme est méritant, et contre lui s'il ne l'est pas >> (p. 1 98, § 3) . Les Pirqé de Rabbi Éliézer, commentaires midrachiques composés vers 830, qui ont donné une impulsion décisive à la formation de la Kabbale, et en particulier à la composition du Zohar, exposent ceci : « Rabbi Juda dit : "Ne lis pas 'face à lui' [kenegdo}, mais 'contre lui' [lenagdo] ; si l'homme est méritant, elle sera une aide pour lui ; sinon, elle sera contre lui pour lui faire la guerre" » (p. 78) . Le mot lenagdo est lui aussi construit : l signi­fie « vers » , avec un mouvement, ngd est « contre » . Enfin, le Zohar : « Cette "aide contre lui", c'est la Michna qui est la servante de la Pré­sence. Si Israël [c'est-à-dire l'homme] le mérite, la Michna est une aide

241

Page 242: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

pour lui pendant l' exil, fonctionnant du côté du permis, du pur, du licite. Dans le cas contraire, la Michna est "contre lui", fonctionnant du côté de l'impur, de l'impropre et de l'interdit » (p. 1 57) . La Michna est littéralement « la Répétition », ou « la Seconde » ; écrite entre le Ier et le ne siècle, elle constitue la base de l'enseignement législatif du judaïsme.

Fabre d'Olivet traduit littéralement : «Je ferai à lui une force auxiliaire (un soutien, une aide, une corroboration, une doublure) en reflet lumi­neux de lui . » Tout comme la Blavatsky, ou encore Anne-Catherine Emmerich (« la pieuse béguine », nonne stigmatisée qui ravit Klemens Brentano) , le marquis de Saint-Yves d'Alveydre, qui « possédait la faculté de se dédoubler et de se projeter dans l'astral » et fut le maître à penser de René Guénon, Ferdinand Ossendowski, l'auteur de Bhes, hommes et dieux ( 1 924) , et toute la procession swedenborgienne des derniers siècles, le grand initié kabbaliste mériterait d'être mieux connu ; voir le n° 1 38 de la Revue d'études d'Oc,juin 2004, consacré à « Fabre d'Olivet, poète occitaniste, hébraïsant et théosophe », sous l'égide du CEROC, Université Paris-Sorbonne ; on lira aussi avec profit, de François Brousse, l'éminent et prolifique poète théosophe néo-surréaliste, né à Perpignan en 19 13 et décédé en 1995 à Clamart, Les Secrets kabbalistiques de la Bible, édités par la Licorne ailée.

Y a-t-il de tels secrets dans Le Sinthome ? Il n'est pas impossible de le soutenir. Qui croira par exemple que c'est vraiment par hasard que Sollers écrivit dans la seconde moitié des années 1970, c'est-à-dire précisément durant les dernières années de Lacan, son Paradis (paru en 198 1 , l'année même de la mort du maître) ? Quand on sait que le mot vient de Paradêsha, « la Contrée suprême » en sanscrit, on ne peut s'empêcher de se demander dans quelle mesure le Séminaire, sous les dehors rassurants d'une exploration rationnelle des propriétés du nœud à des fins psy­chanalytiques, n'aurait pas été en fait, mais seulement pour certains ini­tiés, le centre spirituel, invisible au vulgaire, que décrit la tradition sous le nom d'Agarttha, qui est le Paradis du présent cycle ésotérique ? Pour aller à l'essentiel, Sollers ne laisse-t-il pas entendre, dans son si singulier « roman », qu'il reconnaissait dans la personne du « docteur » Lacan nul autre que Melchissédech, mieux dit Melki-Tsedek ?

La question se pose. Que celle-ci soit accueillie d'un rire dont l'intéressé est coutumier, que Lacan ait comme Freud repoussé toute compromission avec l'occultisme, ne sera par personne confondu avec

242

Page 243: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

un démenti sérieux. « Parce que c 'est plus lent [à lire] , paradoxalement,

ça brûle les étapes », explique Sollers de Paradis. Ce paradoxe, dont le

parfum est indiscutablement kabbalistique, est aussi celui du Sinthome, où

le « pouvoir d'illecture » dont se targuait Lacan est porté à son comble.

Revenons au sans-espoir. Il résonne aussi dans la sépulcrale réponse

sur la Chine, p. 1 38 : «J 'attends . Mais je n'espère rien. » Dans son

Séminaire de 1 968-1 969, Lacan faisait l'hypothèse que le président Mao

visait à reconfigurer les rapports du sujet et du savoir (ce qui aurait per­

mis d'ouvrir à la classe ouvrière, ainsi qu'aux paysans pauvres et moyens­

pauvres, le champ de la « subj ectivité créatrice » ; voir plus haut, § 3) .

Mais il ajoutait alors qu'il fallait « attendre pour y voir plus clair » . En

1 976, il s 'agit touj ours d'attendre, mais cette fois sans espoir. Déj à en

1 972, dans une admonestation privée à son gendre, alors militant

« mao », Lacan soutenait que l'argent régnait en maître à Pékin (voir

François Regnault, « Vos paroles m'ont touché . . . », Ornicar ?, Navarin­

Seuil, n° 49, 1 998, p. 5-12) .

Cette absence d'espérance (voir aussi A.É. , p. 542) n'est pas le déses­

poir. Elle ouvre sur une sagesse. Mais laquelle ?

Ce n'est point celle du Livre de la Sagesse (cité p. 1 28) . Parmi les Livres

sapientiaux de la troisième partie de la Bible, Lacan distingue celui-ci

comme fondant la sagesse sur le manque. Ce point est surtout sensible

dans la première partie du Livre, qui énumère les maux dont le juste

peut être affligé sans perdre sa qualité de juste.

Non, la sagesse du sin thome n'est pas la résignation au manque, ni le

retour à zéro, ni l'homéostase de l'existence stable de l'universel sous la

férule du principe du plaisir. Ni le Livre de la Sagesse, ni Hegel, ni

Husserl, ni Quine, mais bien plutôt Joyce, comme l'avait si bien vu le

jeune Derrida. ·

La sagesse j oycienne est bien plutôt une « folisophie » (p. 1 28) . Elle

consiste pour chacun à se servir de son sin thome, de la singularité de son

prétendu « handicap psychique », pour le meilleur et pour le pire, sans

en aplatir le relief sous un common sense.

Même relevé de méréotopologie (Nicholas Asher et Laure Vieu,

« Toward a Geometry ofCommon Sense : A Semantics and a Complete

Axiomatization ofMereotopology », dans C. Mellish (éd. ) , Proceedings cf

the 1 4th ljCAI. San Mateo, Morgan Kaufinann, 1 995, p. 846-852) , le

« sens commun » reste foncièrement écossais. La sagesse sinthomale, elle,

243

Page 244: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

est de souche irlandaise. Rien de plus éloigné de l'école idéologique française, pour laquelle Lacan témoigne constamment d'une profonde aversion (d'où notre allusion à Victor Cousin au § 5) . Cette av:ersion est d'ailleurs souvent réciproque.

L'Idéologie (voir la belle étude de François Picavet, Les Idéologues. Essai sur l 'histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, reli­gieuses, etc. , en France depuis 1 789, Paris , 1 891 ) imprègne encore de nos jours ce que les Français croient être leur « esprit cartésien », bien éloigné de celui de l'aventureux cavalier. Dans la progéniture de l'Idéologie, bien oubliée aujourd'hui à la mesure même de son omni­présence dans la vie intellectuelle nationale, se rencontrent aussi bien les polytechniciens, ceux du moins du XIXe siècle, qui « tiraient orgueil d'avoir des solutions plus précises et plus satisfaisantes que tout autre pour toutes les questions politiques, religieuses et sociales » (Émile Keller) , et qui « se risquaient à créer une religion comme on apprend à l'École à créer un pont ou une route » (Albert Thibaudet ; ces deux dernières citations viennent du chap. 1 1 de EA. Hayek, The Counter­Revolution of Science : Studies on the Abuse of Reason, Liberty Fund, 1952, ré éd. 1 979 ; l'auteur souligne avec réprobation la « propension [des polytechniciens] à devenir socialistes ») , que les ironiques libéraux rena­niens qui se perpétuent aujourd'hui dans le savant cénacle de la revue Commentaire, dont les fleurons humanistes et littéraires sont MM. Marc Fumaroli et François Sureau.

§ 19. Hogarth

L'éthique esquissée dans Le Sin thome se complète d'une esthétique. Des spéculations inspirées et des bavochages parfois si laborieux (il est

le premier à le dire) de Lacan devenu vieux, de ses trouées dans les ténèbres et de ses nœuds serpentins qui lui furent supplices et délices, se déprend un étrange effet de be�uté.

Ce n'est pas la paisible beauté fibonaccienne rythmée par le nombre d'or, faite pour s'accorder à l'existence stable dans l'universel, c'est la beauté hasardeuse, sinueuse et variée que Hogarth eut le génie de figu­rer d'une simple ligne aérienne ondulante (voir p. 68-69) . Tel Popilius, il l'enferma, non dans un cercle, mais dans une pyramide translucide.

244

Page 245: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

T H E

A N A L Y S I S 0 F

B E A U T Y. Wrùœo wdl a oicw ol fixing tho fluauaéng h c " o(

T A S T E.

B Y W I L L I A M H O G A R T H.

s. .,'J,6,, � " "" ..,_ Uwur c.rt•J -, • ...,. ......._ .jpt fj'E"Jff. 'f"• '-n lltr �J�.- -

L 0 N D 0 N ' """"' b)o '1· R .l!l! T B S lilt doo A U'l'ltOR,

Alld Sald ., - a: .. Hoaté: ÎD L& J C I U ' t a • r t U DS.

MDCCLIIL

§ 20. Envoi

Ô Lacan, qui n'es plus que le nom de ton désir luciférien - au sens propre : qui porte la lumière dans les ténèbres -, le fidèle Achate qui porte sur son dos le poids de cette lumière invoque ton ombre glo­rieuse pour attester :

« Oui,je suis content - content d'avoir su donner à ta voix l'écrit le plus digne à la porter - content d'avoir égayé ta sombre symphonie dis­sonante de mille airs allègres - content de l'avoir fait sans rien livrer au vulgaire des arcanes intacts de ta lettre voilée. >>

§ 2 1 . << A commodius vicus cif recirculation »

Appuyé sur Jacques-Alain, son bâton d'outre-tombe, le Docteur tient debout. Ainsi jadis le voulait leur cher

Retourner au début

245

Page 246: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

Nota bene

Les Écrits dans l'édition de 1966 sont cités É. ; le volume des Autres écrits, paru en 200 1 , est cité A.É ; les deux ont été édités par Le Seuil, ainsi que tous les Séminaires parus ; les Séminaires à paraître sont cités dans le texte en cours d'établissement.

Philippe Sollers a bien voulu accepter que Navarin éditeur republie son entretien cité § 1 dans un opuscule intitulé Lacan m�me, dont la sor­tie est prévue pour coïncider avec celle du Sinthome (diffusion Seuil) ; l'historien Dominique Colas, auteur du classique Le Léninisme. Philo­sophie et sociologie politique du léninisme (PUF, 1982 et 1998) , sollicité par mon frère Gérard, a retrouvé pour moi les citations de Lénine du § 5 ; le mathématicien M* F* a relu le § 1 1 et m'a appris la remarquable découverte de l'avocat Perko ; l'historienne Élisabeth Roudinesco, dont les ouvrages font partie des références obligées de la période, m'a fourni des dates et des titres dont j 'avais besoin pour le cinquième paragraphe du § 1 5 ; le psychiatre Yves-Claude Stavy m'a livré son savoir sur l'« aide kenegdo » (§ 1 8) ; un complément m'a été apporté par le psychanalyste israélien Marco Mauas ; j 'ai été entouré de l'amitié constante de mes collègues de l'École de la Cause freudienne et de l'Association mondiale de psychanalyse, qui m'ont assisté plus que je ne saurais dire.

Je les prie de recevoir l'expression de mes remerciements pour l'aide qu'ils ont bien voulu m'apporter, « comme est remercié par avance le lecteur qui voudra bien, en m'adressant ses remarques par le canal de l'éditeur, collaborer à la révision d'un texte qui fait l'objet d'un travail permanent » (citation extraite de la « Notice » de L'Éthique de la psycha­nalyse, parue en 1 986, p. 377) .

Excusez les fautes de l'auteur. « Work in progress », dira longtemps Joyce de Finnegans Wllke.

246

Page 247: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

NOTICE DE FIL EN AIGUILLE

Post-scriptum

À peine avais-je fini de corriger le texte de la présente « Notice » que l'on me signalait, dans le magazine Voici de cette semaine (n° 898, 24-30 janvier 2005 , p. 44-45) , un entretien de Philippe Sollers, paru sous le titre « Oui, je suis Dieu ! » .

En fait, le mot est dans la bouche des journalistes : « On dit que vous êtes Dieu dans le milieu littéraire ! » , et Sollers de répondre par un banco : « Eh bien, mes enfants, oui, je suis Dieu ! » La seule existence de cet échange humoristique confirme, si besoin était, mon argument du § 12 .

J'ajoute, dans le même ordre d'idées, que Lacan, pour donner au public une notion approchée de la figure de l'analyste, mobilise la sain­teté et non pas le Dieu unique (A .É. , p. 520) , puisqu'il n'y a pas plus l'Analyste qu'il n'y a la femme (voir § 4, et A.É. , p. 308 : « c'est du pas­tout que relève l'analyste ») .

Si l'analyste est un saint, la question pourrait dès lors se poser de savoir si l'inconscient ne serait pas Dieu (voir l'ouvrage très informé de François Regnault, Dieu est inconscient, Navarin, 1986) . On peut, en tous les cas, être assuré que, s'il l' était, il ne pourrait affirmer, à la différence de Sollers : « Oui, je le suis . »

Il ne saurait pas même qu'il existe.

Ce 27 janvier 2005.

Page 248: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 249: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

INDEX DES NOMS PROPRES

ABRAHAM Karl, 1 6 1 .

ADAM, 1 3 (Adam, Madam) .

ADAMs Robert M . , 65, 67, 69, 70, 1 20.

ANDERSON Chester, 67.

ARISTOTE, 1 4, 1 46.

ATHERTON, 1 65 , 1 68 .

AUBERT Jacques, 12, 1 4, 1 6, 73 , 74 , 75, 76, 77, 79, 80, 1 20, 1 22, 1 26, 1 6 1 , 1 63 , 1 64, 1 66.

BEACH Sylvia, 1 53 .

BLAVATSKY (Mme) , 1 25, 1 68.

BLEPHEN, 70.

BLOCH et VON WARTBURG, 1 62 .

BLOOM, 6 9 , 7 3 , 1 49, 1 67 .

BYRON George, Gordon, Noel, dit lord, 1 48 .

CANTOR Georg , 1 8 .

CAROLL Lewis, 1 65 .

CHÂTELET (Mme du) , 1 23.

CHOMSKY Noam, 31 , 36, 39, 40, 43.

CHOURAQUI André, 1 36.

CHRIST, 80.

Clxous Hélène, 1 05 .

CONOLLY John, 78.

CRANLY, 79.

CRICK Francis Harry Compton, 32.

DALI Salvador, 1 09.

DA Tom Jacopone, 80.

DEDALUS Stephen, 68 (Stephen) , 69 (Stephen) , 71 (Stephen) , 89 (Dedalus) , 1 64, 1 67 .

DERRIDA Jacques, 1 44.

Dora, 1 05, 1 06.

DOSTOiEVSKI Fiodor Mikhai1ovitch, 7 1 .

EINSTEIN Albert, 1 37 .

ELLMANN Richard, 7 8 , 1 47 .

EUCLIDE, 1 8 .

ÈVE, 1 3 (Èvie) , 1 4 (Ève, Èvie) , 1 28 .

FÉVRIER James, 68.

FREUD Sigmund, 1 2, 30, 4 1 , 48, 7 1 , 78, 79, 85, 97, 1 02, 1 05, 1 06, 1 20 (a-Freud, affreux) , 1 24, 1 25 , 1 28 , 1 30, 1 3 1 , 1 32 , 1 34, 1 38, 1 39, 1 45 , 1 48 , 1 49, 1 50, 1 53 , 1 54, 1 64, 1 67 .

FROMM Erich, 30.

GILBERT Stuart, 1 47.

Gloria, 93.

GOODMANN, 40.

GUELB, 68.

GUÉNON René, 1 68 .

HART Clive, 1 43, 1 65 , 1 68 .

HEIDEGGER Martin, 85 .

HEGEL Georg Wilhem Friedrich, 25.

HÉRON, 1 48 .

HOGARTH William, 69.

IBSEN Henrik, 7 1 .

249

Page 250: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

ANNEXES

JONES Ernest, 1 64.

JOYCEJames, 1 1 -17, 19, 22, 37, 38, 64, 68-

72, 74, 75, 77-80, 83, 84 (Joyce, Jim) ,

87, 88, 89, 94-98, 1 1 7, 1 1 8, 1 20 (Joyce,

a-Joyce) , 1 24, 1 25, 1 26, 1 33, 1 37, 1 43,

1 44, 1 46-1 5 1 , 1 52, 1 53, 1 54, 1 6 1 , 1 62-

1 69.

Lucia, 95, 96, 97.

�ora, 70, 78, 83, 84.

JUNG Carl Gustav, 79, 1 25 .

KANT Emmanuel, 84, 1 23.

KENNER Hugues, 1 6 .

KOFMAN Sarah, 48.

LACAN Jacques, 161 (Jacques Lacan, Jules

Lacue,Jacques le Symbole) .

LARBAUD Valery, 1 47.

LÉNINE Vladimir Illich ÜULIANOV, 137.

MILLER Jacques-Alain, 101, 1 26.

MILNOR John Willard, 1 22.

MONNIER Adrienne, 1 62.

�EWTON Isaac, 1 23.

ŒDIPE, 22 (le complexe d'Œdipe) .

PEIRCE Charles Sanders, 1 3 , 1 20.

PICASSO Pablo, 9 1 .

PLATON, 1 8.

POPILIUS, 1 09.

QUINE Willard VAN ÜRMAN, 40.

RABELAIS François, 1 62.

SCHECHNER, 7 1 (Schechner, Checher,

ché-cher) .

SELs �icole, 1 6 .

SHAKESPEARE William, 69.

SHAUN, 1 64 (Shau, Shaunise) .

SHEM, 1 64 (Shem, Shemptôme) .

SOCRATE, 14 .

SOLLERS Philippe, 1 1 , 74, 96.

SOURY Pierre, 24, 46, 49, 52, 75, 82, 1 1 1 ,

1 1 3, 1 1 4, 1 1 9.

STANISLAS (collège) , 1 62.

STUMM, 70.

TÉLÉMAQUE, 1 67.

TENNYSON, 1 48.

THOMAS D'AQUIN (saint), 1 4 (sinthome

madaquin, sinthomadaquin) , 1 6, 1 7

(sinthome madaquin) .

THOMÉ Michel, 46, 49, 52, 75, 82, 1 1 1 ,

1 1 3, 1 1 4, 1 1 9.

TWEEDLEDEE, 79.

TWEEDLEDUM, 79.

WATSON Andrew, 32.

WILDE Oscar, 1 64.

WITTGENSTEIN Ludwig Josef, 48.

Page 251: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

TABLE

Page 252: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome
Page 253: Lacan Seminaire XXIII Le Sinthome

L'ESPRIT DES NŒUDS

1. De l'usage logique du sinthome, ou Freud avec Joyce . . . . . . . . 1 1

II . De ce qui fait trou dans le réel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

III . Du nœud comme support du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

LA PISTE DE JOYCE

IV.Joyce et l'énigme du renard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

V. Joyce était-il fou ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

VI. Joyce et les paroles imposées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 1

L'INVENTION DU RÉEL

VII . D'une fallace témoignant du réel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 05

VIII. Du sens, du sexe et du réel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 9

IX. De l'inconscient au réel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 29

POUR CONCLURE

X. L'écriture de l'ego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

Notice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 57

ANNEXES

Joyce le Symptôme, par Jacques Lacan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 6 1

Exposé au Séminaire de Jacques Lacan, par Jacques Aubert . . . . . . . . . . 1 7 1

Notes de lecture, par Jacques Aubert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 89

Notice de fil en aiguille, par Jacques-Alain Miller . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 99

Index des noms propres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249