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LACAN 66

© EPEL, 2016 110, boulevard Raspail, 75006 Paris

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Diffusion ToThèmes Distribution Sodis 3, allée des Genêts, Paris, France 91220 Le Plessis-Pâté 01 60 84 78 01 – 06 15 61 70 24 [email protected]

ISBN : 978-2-35427-173-2 ISSN : 1299-6114

Note sur la présente édition

Les seules interventions effectuées sur les articles ont consisté à corriger les coquilles ortho-typographiques et à homogénéiser la présentation des textes.

L’éditeur se tient à la disposition des auteurs ou ayants droit qui n’ont pas pu être contactés ou identifiés.

En couverture : Jardin du monastère Ryōanji, Kyōto. Photographie Émilie Berrebi

LACAN 66RÉCEPTION DES ÉCRITS

Textes choisis et présentés par

Danielle Arnoux Émilie Berrebi

Monique Boudet Janine Germond

EPEL

Lisetta CARMI

Lisetta Carmi interrompt dans les années 1960 une carrière de pianiste concertiste pour se consacrer à la photographie.En 1964, son enquête approfondie auprès des dockers du port de Gênes aboutit à une exposition mobile qui tourne dans toute l’Italie pour aller ensuite jusqu’en Union soviétique.En 1966 Lisetta Carmi est distinguée par le prix Nicéphore Niepce pour ses portraits d’Ezra Pound.En 1972, elle publie, en collaboration avec Elvio Fachinelli, I travestiti (Essedi Edizioni), qui réunit les photos des travestis qu’elle a réalisées entre 1965 et 1970 dans le quartier Via del Campo de Gênes. « La réception fut effroyable », dit-elle. Les librairies milanaises refusaient de l’exposer. Elle raconte que Cesare Musatti n’accepta pas de présenter le livre en lui disant que pour lui, « c’étaient tous gens à mettre à l’hôpital ».Reconnue comme l’une des plus importantes photographes italiennes et internationales, menant avec passion ses recherches, elle a réalisé des reportages auprès des populations de diverses régions d’Italie, à Paris, en Irlande, en Amérique du Sud, en Inde, ainsi que des portraits d’artistes et d’intellectuels dont celui de Jacques Lacan lors de sa venue à Rome en 1969.Lisetta Carmi se consacre aujourd’hui à l’ashram de Cisternino, qu’elle a fondé à la fin des années 1970.

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Préface

Fin 1966, Jacques Lacan publie Écrits. Ce volume rassemble des textes jusqu’alors épars dont les dates de rédaction s’étagent sur une trentaine d’années ; il comporte plus de neuf cents pages, la réputation de son style, jugé difficile, l’a précédé. Pourtant, cinq mille exemplaires sont déjà écoulés lorsque les comptes rendus commencent à paraître dans la presse : « Satisfaction au Seuil », clame Le Nouvel Observateur1. « Surprise totale » pour Lacan qui dira, encore huit ans plus tard, n’avoir jamais compris comment il s’est fait que ses Écrits se vendent2. Au printemps, Les Mots et les Choses de Michel Foucault s’étaient « vendus comme des petits pains3 ». Est-ce un bruit ? Un écho ? Nul doute qu’un événement – éditorial (mais pas seulement) – s’est produit cette année-là. Le « structuralisme », déjà introduit en France par les travaux de Claude Lévi-Strauss, notamment Les Structures élémentaires de la parenté et Anthropologie structurale, est bientôt promu comme l’étiquette d’un mouvement d’ensemble, une couleur, une mode, si ce n’est l’indice d’une « certaine valeur cotée à la bourse de la cogitation4 ». Cette approximation ne convenant à aucune des disciplines, des travaux et des mises au point vont tenter assez rapidement de préciser la spécificité du rapport de chacune à la notion de structure.

1. Ce n’est qu’un début, plus de trente-six mille volumes de l’édition courante étaient vendus jusqu’en 1984, selon François Dosse, Histoire du structuralisme, t. I, Le Champ du signe, 1945-1966, Paris, La Découverte, 1991, p. 386 ; et plus de cinquante mille au début des années 1990, selon Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 428. Quant aux deux volumes de l’édition de poche publiée en 1970, plus de cent vingt mille exemplaires pour le premier volume, plus de cinquante-cinq mille pour le deuxième (ibid).2. Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, conférence de presse à Rome, 29 novembre 1974, Paris, Seuil, 2005, p. 85.3. Vingt mille exemplaires d’avril à décembre, selon F. Dosse, Le Champ du signe, op. cit.4. J. Lacan, La Logique du fantasme, 15 février 1967, inédit.

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Quels furent alors les articles publiés à propos du premier ouvrage de Lacan dans les quotidiens, les magazines, puis dans des revues plus ou moins savantes ? Qui était à ses côtés ? Quels furent ses premiers lecteurs ? Leur nombre déjà suffirait à indiquer que l’ouvrage ne sombra pas dans l’indifférence.

Et comment la critique le reçut-elle, fut-il même véritablement critiqué par-delà son succès commercial ?

Cinquante ans après, il est temps de constituer, pour les Écrits, le dossier témoin du premier accueil, de la réception que lui firent ses contemporains, comme cela a été fait pour l’ouvrage de Michel Foucault5. Tel est l’objet de ce recueil.

On se souvient…

Pour évoquer un aperçu de l’état du monde de la fin de 1965 au début de 1967, sans préjuger de l’importance des faits, on se souvient :

Que le concile Vatican II se clôturait ; que la minijupe a fait tout juste son apparition en 1965 et que le général de Gaulle a été élu président au suffrage universel en décembre.

1966. En janvier, Indira Gandhi devient premier ministre en Inde ; 1er février, en France, la femme devient l’égale juridique de l’homme et Michel Polnareff est en tête du hit-parade avec La Poupée qui fait non. 16 mars, les Américains réussissent l’arrimage entre la capsule Gemini VIII et la fusée Agena et le 4 avril, la sonde soviétique Luna X devient le premier satellite artificiel de la Lune (pour que l’homme en foule le sol il faudra attendre trois ans). Des communautés hippies se multiplient aux États-Unis qui prônent peace and love et vantent les vertus psychédéliques du LSD ; les Beatles chantent Yellow Submarine et les Kinks, Sunny Afternoon. 5 avril : le Vatican supprime l’index des livres interdits aux croyants. 18 avril : Mao Zedong (Tsé-Toung) lance la « Grande Révolution culturelle prolétarienne ». Avril, Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Mai : le film Un homme et une femme de Claude Lelouch remporte la palme d’or à Cannes, chabadabada…

5. Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Regards critiques 1966-1968, textes choisis et présentés par Philippe Artières, Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Pascal Michon, Mathieu Potte-Bonneville, Judith Revel et Jean-Claude Zancarini, Caen, Presses universitaires de Caen/IMEC, 2009.

Préface9

1er juin : de Gaulle annonce le retrait de toutes les forces françaises de l’OTAN. En août, à Phnom Penh, il condamne l’intervention américaine au Vietnam. En France, Pierre Perret visite Les Jolies Colonies de vacances. Afrique du Sud, 6 septembre, le premier ministre Hendrik Frensch Verwoerd est assassiné, un ségrégationniste lui succède. 8 septembre, au Massachusetts, Edward Brooke est le premier Noir élu au Sénat depuis la guerre de Sécession. 4 novembre, une crue de l’Arno provoque d’énormes dégâts à Florence. 12 novembre à Guitrancourt, mariage de Judith Lacan et de Jacques-Alain Miller. 15 novembre, les Écrits de Jacques Lacan sont en librairie. 16 novembre, première séance du séminaire La Logique du fantasme.

1967. 21 avril, en Grèce, un coup d’État instaure la dictature des colonels. Du 5 au 10 juin, Israël annexe le Sinaï, Gaza, Jérusalem-est, la Cisjordanie, le Golan, c’est la guerre des Six Jours. 4 juillet, la Grande-Bretagne dépénalise l’homosexualité. Juillet : « Vive le Québec libre ! » On se souvient qu’en août, dans La Chinoise de Jean-Luc Godard, les sectateurs du petit livre rouge ont placé Les Mots et les Choses sur le mur des ennemis publics, aux côtés des dits révisionnistes, qui « se font les valets de la pensée réactionnaire ». Octobre, apparition de la carte bleue. 28 décembre, la loi Neuwirth autorise la pilule contraceptive en France.

Ça n’a pas été tout seul

Considérons, autour de la publication des Mots et les choses, puis des Écrits, un événement, salué comme tel, dont le chiffre des ventes ne signale qu’un infime miroitement de l’iceberg. La réception de l’un et l’autre ouvrage manifeste l’extraordinaire vitalité des débats intellectuels de cette période. Au moment même où le « structuralisme » atteint son apogée, les guillemets s’imposent (on aura consacré emphatiquement 1966 « année structurale »), invitant à repenser les sciences dites humaines (conjecturales, dit Lacan) confrontées à la philosophie. Au cours d’un entretien avec Foucault, Madeleine Chapsal constate : « L’existentialisme et la pensée de Sartre […] sont en train de devenir des objets de musée6. » Une polémique s’ensuivra jusqu’en mai 1968. Elle s’amplifie avec un numéro de L’Arc consacré à

6. Michel Foucault, « Entretien avec Madeleine Chapsal », La Quinzaine littéraire, no 5, 16 mai 1966, republié dans Dits et écrits, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, t. I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 513.

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Jean-Paul Sartre. Interrogé par Bernard Pingaud, Sartre « improvise » une critique de l’« idéologie nouvelle », à laquelle participerait Lacan. La revue paraît en octobre, soit un mois avant la parution des Écrits en librairie. N’occupant plus une position centrale, le « sujet » de « Lacan et les psychanalystes qui se réclament de lui, déplore-t-il, pris dans la structure, coincé entre le ça et le sur-moi… est un peu comme de Gaulle entre l’Union soviétique et les États-Unis7 ». Qui plus est, selon lui, la jeune génération « refuse l’histoire ». Lacan va répondre à la charge sartrienne au fil de divers entretiens qui suivent la parution des Écrits. Ce « feuilletage hâtif » ou « ces effets de bruit » se sont produits malgré lui, alors même qu’il avait laissé jusqu’alors ses écrits, dit-il, dans « la dispersion. Celle-ci m’assurait au moins que pour s’y reporter, il fallait être décidé à les lire. C’est aussi pourquoi il m’a bien fallu les réunir maintenant8 ». Ce motif – oxymorique – qui concerne aussi bien la rétention que la nécessité de la publication reviendra à plusieurs reprises.

Parmi les expressions que souligne la presse concernant le séisme foucaldien, « la mort de l’homme » provoque maints tremblements. Foucault a déclaré sans ambages :

Le point de rupture [rupture avec la génération de Sartre] s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour l’inconscient nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et dans l’espace, c’était le système. [Un peu plus loin, il précise] L’importance de Lacan vient de ce qu’il a montré comment, à travers le discours du malade et les symptômes de sa névrose, ce sont les structures, le système même du langage – et non pas le sujet – qui parlent9…

Lacan se trouve bel et bien enrôlé aux côtés de Foucault ainsi que de Claude Lévi-Strauss, et de quelques autres. Une autre phrase de Foucault agite les commentateurs : « Le marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme poisson dans l’eau, partout ailleurs il cesse de respirer. » En même temps, Foucault salue « l’effort courageux » de Louis Althusser ; ce dernier

7. « Jean-Paul Sartre répond », L’Arc, no 30, 1966, dans Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Regards critiques, op. cit., p. 82.8. J. Lacan, « Entretien avec Pierre Daix » du 26 novembre 1966, publié dans Les Lettres françaises, no 1159. Cf. http://ecole-lacanienne.net/bibliolacan/pas-tout-lacan/9. M. Foucault, « Entretien avec Madeleine Chapsal », art. cité.

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a initié un « retour à Marx » qui n’est pas sans prêter à quelque parallèle avec le « retour à Freud » prôné par Lacan. Avec ses élèves, Althusser a publié en 1965 Pour Marx ainsi que Lire Le Capital, chez Maspero. La modernité du XXe siècle marche à grands pas. Un cinquième, qu’on ne peut dire « auteur » puisque c’est précisément la notion qui est mise en question, disons protagoniste en vue, est alors Roland Barthes. Critique et vérité, publié au Seuil en 1966, répond à l’offensive de Raymond Picard, le spécialiste de Racine à la Sorbonne. La querelle littéraire prend à ce moment-là une ampleur épique : « Il y en a un pour avoir osé un jour écrire un livre sur Racine. Oh, mais c’est que ça n’a pas été tout seul, car il y avait quelqu’un pour qui, Racine, c’était son cadre réservé10. »

Des structuralistes ?

Une célèbre caricature de Maurice Henry, parue dans La Quinzaine littéraire, met en scène une réunion sur l’herbe de quatre supposés chefs de file du structuralisme. Assis en demi-cercle, costumés en Indiens d’opérette, chacun affublé d’un petit signe emblématique, sous des tropiques pas tristes… Lacan de face, bras et jambes croisés, le dos droit, l’œil vif, lorgne vers Foucault qui parle, souriant, main tendue, tandis que Lévi-Strauss s’absorbe dans la lecture de son carnet de notes et que Barthes, captivé mais dans une posture incommode, fait face à l’orateur11.

S’il ne récuse d’aucune façon, car c’est un fait, avoir été « alloué au baquet dit structuraliste12 » (voilà des gens « qui étaient restés dans des petits coins. Par quels processus, fonctions de résistance, se sont-ils trouvés isolés puis associés, assimilés, agglutinés ? »), Lacan s’en amuse : « J’ai une chance folle d’être compté parmi eux13. » Il aura néanmoins très vite à marquer sa distance avec chacun de ces compagnons. Lors de l’un des premiers entretiens qui suivent la parution des Écrits, dès le 26 novembre, l’amalgame que l’on a voulu faire, dit-il (antisartriste, qui plus est), est frauduleux. Il n’y a pas de « conjuration » structuraliste :

10. J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », avril 1968 à Bordeaux, dans Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 110-111.11. Dessin de Maurice Henry, voir ci-après, p. 157.12. J. Lacan, « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’École freudienne de Paris », Scilicet, no 1, 1968, p. 4.13. J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », art. cité, p. 89.

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Je viens de dire à quelles structures qualifiées et vérifiables se réfère mon structuralisme. Elles ne sont pas sans connexions avec celles qui motivent le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. […] Nous ne sommes pas conjurés pour la raison que nous ne pouvons mutuellement nous apporter aucune aide, hors celle de l’amitié.

Que Michel Foucault, de ces références aux champs dont nous révélons la structure, extraie la philosophie, c’est là une autre opération qu’il poursuit en toute indépendance et qui n’engage pas les précédents, même si l’un d’eux, moi-même, peut dans son séminaire trouver occasion de sa présence à en débattre avec lui.

Qu’Althusser et Roland Barthes y trouvent substance et appareil à éclairer leurs voies propres, c’est là simplement signes de leur ouverture et de leur acuité14.

Lacan prend position. Il n’a pas manqué, ainsi qu’il l’évoque, de faire l’éloge du « brillant bouquin, qui vient de sortir, de notre ami Michel Foucault », sitôt paru, le 27 avril. Il en a prescrit la lecture au « bataillon sacré de son assistance » (à l’auditoire de son séminaire L’Objet de la psychanalyse), surtout du premier chapitre sur « Les Suivantes » – « il suffira que vous ayez lu ce premier chapitre pour, voracement, vous jeter sur tous les autres ». Il aura lui-même ensuite consacré plusieurs séances à l’étude du même tableau de Velázquez Les Ménines. Le 18 mai, Foucault est présent :

C’est de la structure du sujet scopique qu’il s’agit et non pas du champ de la vision. Tout de suite nous voyons là qu’il y a un champ où le sujet est impliqué d’une façon éminente. Car pour nous… quand je dis nous… vous et moi, Michel Foucault, qui nous intéressons au rapport des mots et des choses, car, en fin de compte il ne s’agit que de ça dans la psychanalyse, nous voyons bien tout de suite aussi que ce sujet scopique intéresse éminemment la fonction du signe.

Cette formulation conviendrait-elle aux deux, à ce moment-là ? Lors de l’interview avec Gilles Lapouge qui vient d’évoquer le « bataillon structuraliste sous les ordres de quatre capitaines », Lacan refait un point, si l’on peut dire, ils ne sont pas sur le même bateau et ne tiennent pas le même cap.

Lévi-Strauss, que je connais bien, ne s’intéresse pas tellement à la psychanalyse. J’ai trouvé Althusser très éveillé à mes travaux, très

14. J. Lacan, « Entretien avec Pierre Daix », art. cité.

Préface13

éveilleur autour de lui, je crois qu’on peut tenir pour définitif le découpage qu’il donne de la pensée de Marx, mais qui va croire que nous nous concertions ? Quant à Foucault, il suit ce que je fais et j’aime ses travaux, mais je ne le vois pas très concerné par la position de Freud. Alors entre ces quatre personnes, le lien15 ?

Sur la table du libraire

Dans le foisonnement culturel de 1966 que François Dosse qualifie d’« année lumière du structuralisme », plusieurs autres publications attendues arrivent sur la table du libraire où l’on trouve, notamment, Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale chez Larousse, Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale chez Gallimard, et, au Seuil encore, Tzvetan Todorov qui parle des formalistes russes dans Théorie de la littérature, préfacé par Jakobson, ainsi que Gérard Genette, Figures. Sans parler des publications analytiques du moment (voir l’entretien sur la traduction de Freud avec Marthe Robert dans Le Monde, infra, p. 120). L’effervescence n’est pas moindre en ce qui concerne les revues, chacune suivant sa ligne propre. Notons La Linguistique, Langages, Communications, Tel Quel, La Nouvelle Critique, où Althusser a déjà publié en 1964 un « Freud et Lacan », d’abord refusé par La Pensée. Une belle revanche, si l’on se souvient que La Nouvelle Critique avait publié en 1949 une sévère « autocritique » : « La psychanalyse, idéologie réactionnaire », cosignée par huit médecins des hôpitaux psychiatriques de la Seine16. La revue de Sartre, Les Temps Modernes, tout en critiquant la nouvelle « mode », n’est pas en reste ; on y trouve dans le numéro « Problèmes du structuralisme » dont la parution est contemporaine des Écrits, un article du mathématicien Marc Barbut, recommandé par Lacan, pour faciliter l’abord du groupe de Klein qu’il utilise dans son séminaire17. L’Homme et la Société paraît en

15. J. Lacan, « Interview au Figaro littéraire », par Gilles Lapouge, 29 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.16. Il y est dit en intertitre qu’il s’agit d’une « doctrine mystifiante » et d’une « technique ésotérique ». L’article « Autocritique. La psychanalyse, idéologie réactionnaire » est republié dans La Scission de 1953, la communauté psychanalytique en France I, documents édités par Jacques-Alain Miller, supplément à Ornicar ?, no 7, 1976.17. Marc Barbut, « Sur le sens du mot structure en mathématiques », Les Temps Modernes, « Problèmes du structuralisme », no 246, novembre 1966. J. Lacan, La Logique du fantasme, 14 décembre 1966, op. cit.

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1966 en réaction au structuralisme. Et, tout particulièrement, en 1966, sont créés les Cahiers pour l’analyse dont il sera question plus loin.

À ce moment-là, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm est devenue « l’épicentre de l’idéologie structuraliste18 ». Sous la houlette du philosophe « caïman », Marx y est entré parmi les auteurs étudiés ; Lacan itou, et doublement ! D’abord, Althusser organise un séminaire sur la psychanalyse en 1963, faisant lire des textes de Lacan à ses élèves. Ainsi de septembre à janvier, Jacques-Alain Miller lit-il tous les articles de Lacan antérieurement parus dans les revues diverses, en vue de présenter un exposé au séminaire d’Althusser19 ; lequel « éveillé/éveilleur » introduira Lacan dans l’École, trois mois plus tard. À partir de janvier 1964, Lacan, en effet, va disposer de la salle Dussane de l’ENS, tous les mercredis, pour y tenir son séminaire, au titre de chargé de conférences de l’École pratique des hautes études (VIe section) dont le président est Fernand Braudel. Lacan est à cette date en rupture avec l’institution officielle de l’héritage freudien. Il n’a pas encore fondé son école. L’acte de fondation de l’École française de psychanalyse est daté du 21 juin 1964 – en septembre le nom devient École freudienne de Paris.

Chronologie en amont

Comment Lacan en est-il venu à fonder son école ? Répondre précisément à cette question consisterait à raconter l’histoire de la psychanalyse en France20. On se contentera ici d’un survol rapide, en amont de la période qui nous occupe, en vue de situer les travaux – articles, rapports de congrès, communications, conférences, exceptionnellement séminaires – qui font du contenu des Écrits autant de « points de repères […], bornes, mâts […], pylônes21 » marquant non seulement des étapes mais aussi des lieux et des combats pour lesquels ils ont été fourbis, entre 1936 et 1966.

18. F. Dosse, Le Champ du signe, op. cit., p. 351.19. Jacques-Alain Miller, François Ansermet, « Entretien à propos de l’établissement du Séminaire de Jacques Lacan », Le Bloc-notes de la psychanalyse, Genève, no 4, 1984.20. Pour en savoir davantage, consulter notamment É. Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, t. II, Paris, Seuil, 1986 et Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, op. cit. ; La Scission de 1953, op. cit. ; L’Excommunication, la communauté psychanalytique en France II, documents édités par Jacques-Alain Miller, supplément à Ornicar ?, no 8, 1977 ; José Attal, La Non-excommunication de Jacques Lacan – quand la psychanalyse a perdu Spinoza, Cahiers de l’Unebévue, Paris, L’Unebévue éditeur, 2010.21. J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », art. cité, p. 79.

Préface15

Avant la Seconde Guerre mondiale, la signature de Lacan apparaît notamment dans The International Journal of Psychoanalysis, Les Cahiers d’art, L’Évolution psychiatrique. En 1951, membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), il fait un séminaire de lecture des cas de Freud à son domicile avec environ vingt-cinq participants. Il publie alors ses travaux dans La Revue française de psychanalyse.

Un conflit va éclater, à partir de 1952, autour de la création d’un Institut de psychanalyse voué aux questions délicates de la formation des analystes. Une scission de la SPP en 1953 aboutit à la création de la Société française de psychanalyse (SFP). Lacan crée alors la revue La Psychanalyse, où de nombreux travaux, notamment les siens, marquent la pointe avancée des débats soutenus dans la nouvelle Société. Il publie aussi dans Études philosophiques, Bulletin de la Société française de philosophie, etc. Son séminaire dès lors se poursuit à l’hôpital Sainte-Anne où la chaire de clinique des maladies mentales héberge un centre d’enseignement pour la SFP dans le service du professeur Jean Delay. Mais les membres de cette nouvelle société ont perdu, en quittant la SPP, leur qualité de membres de l’Association internationale de psychanalyse (IPA), où Marie Bonaparte jouissait alors des faveurs d’Anna Freud – « Jones trop faible pour maîtriser politiquement l’anafreudisme22 ». Une nouvelle crise, celle-là internationale, va se jouer autour de la demande d’affiliation de la SFP à l’IPA. Pour que le nouveau groupe français se règle au diapason de l’IPA, vingt « recommandations » absurdes lui sont imposées, an congrès d’Édimbourg, en 1961. Leur stricte application sera vérifiée par une Commission d’enquête – le rapport Turquet, archive longtemps tenue secrète23. Des négociations sont menées par trois disciples de Lacan : Serge Leclaire, Wladimir Granoff et François Perrier, à la suite de quoi il s’avère que l’exclusion de Lacan (et de Françoise Dolto) de la liste des didacticiens est devenue l’enjeu majeur, le prix à payer pour l’affiliation des autres membres de la Société française. Le conflit mène à une deuxième scission en 1963. Le 20 novembre 1963, Lacan décide de prononcer son dernier séminaire (sur « Les Noms du père ») à l’hôpital Sainte-Anne. La revue La Psychanalyse s’interrompt. La Société (du moins concernant ceux de ses membres qui rompent avec Lacan) devient l’Association psychanalytique

22. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 721.23. Le Rapport Turquet, préface de José Attal, traduction et notes de Luc Parisel, Cahiers de l’Unebévue, Paris, L’Unebévue éditeur, 2014.

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de France (APF) tandis que Lacan va se trouver en position de fonder sa propre école de psychanalyse, l’École freudienne de Paris.

Rue d’Ulm

Janvier 1964. Lors de la première séance du séminaire, Rue d’Ulm, sur Les Fondements de la psychanalyse, Lévi-Strauss est présent. Il vient au titre de l’amitié, lui qui enseigne également sous l’égide de la VIe section de l’EPHE et qui a installé le 1er janvier 1966 son laboratoire d’anthropologie sociale dans les locaux du Collège de France24. Si Lacan fait alors référence au fonctionnement de la « pensée sauvage » comme d’un inconscient, il le distingue de celui de Freud. Il n’ignore pas que son ami reste à distance d’une quelconque influence proprement intellectuelle qui viendrait de lui. Lévi-Strauss a fait, dans toute son œuvre, une seule mention de Lacan25, il confiera à Didier Eribon que pour « comprendre » Lacan il lui eût fallu cinq ou six lectures : « Nous en parlions parfois Merleau-Ponty et moi, en concluant que le temps nous manquait. » Il aura vu ce jour-là Lacan comme le chaman d’une société exotique : « Ce qui était frappant, c’était cette espèce de rayonnement qui émanait à la fois de la personne physique de Lacan et de sa diction, de ses gestes26. » La solennité de ce moment tournant n’échappe pas à un autre ami de longue date, Henri Ey, venu lui aussi tout spécialement. Lacan se présente à son nouveau public : « Je suis autorisé à parler ici de ce sujet [Les Fondements de la psychanalyse] devant vous, de par l’ouï-dire d’avoir fait dix ans durant ce qu’on appelait un séminaire, qui s’adressait à des psychanalystes. » Il parle d’excommunication pour dénoncer la proscription de son enseignement. Dorénavant, l’attend un « auditoire très accru ». Il essaie, lui annonce-t-il, de faire l’édition d’un certain nombre de ses textes. Sa décision est prise car il va signer un contrat avec le Seuil pour y diriger une collection intitulée « Le Champ freudien », en avril 1964. Son public n’est déjà plus composé des seuls supposés spécialistes, psychiatres, psychanalystes qui l’avaient

24. Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, Paris, Flammarion, 2015. Selon cette biographe, l’amitié, que renforce la bonne entente entre les deux compagnes, date de la rencontre lors d’un dîner organisé par les Koyré en 1949 et aura duré une bonne décennie.25. Souligné par Carina Basualdo, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Lormont, Le Bord de l’eau, 2011.26. Ibid., p. 17.

Préface17

accompagné les dix années précédentes. Il aura là « les petits princes de l’université27 » et d’autres. Il distingue dès lors parmi les participants :

Ceux qui ont, de ma parole, à faire un usage analytique et ceux qui me démontrent qu’on peut très bien la suivre dans toute sa cohérence et sa rigueur jusqu’où elle va ; que, comme de bien entendu, il faut s’y attendre, si la praxis analytique mérite ce nom de praxis elle s’insère dans une structure qui vaut, même au-dehors de sa pratique actuelle28.

Dans le « Résumé rédigé pour l’Annuaire de l’École pratique des hautes études », en 1965, une question cruciale s’énonce : « La psychanalyse est-elle une science ? » et, partant, aussi bien : « Qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? »

L’enjeu de scientificité qui importe à Lacan s’offre à l’épreuve des modernes épistémologues : « Un fait nouveau implique une structure nouvelle. L’inconscient est un fait nouveau, il apporte un démenti à l’ancienne structure sujet-objet29 » ; les normaliens seront supposés aptes à le suivre dans sa rigueur, voire susceptibles d’apporter quelques prolongements épistémologiques à une théorie du discours de la science30… Pour ce qui concerne l’usage analytique à faire de sa parole, un « groupe éprouvé [l’]assiste maintenant31 ». La publication de certains travaux qui ont précédé ce moment, soigneusement rassemblés dans le recueil, marquera ce virage, Lacan est enfin prêt pour la « poubellication ».

Dès la deuxième séance, le 22 janvier 1964, Miller pose à Lacan une question sur son emploi de l’adjectif « ontologique », d’où s’ensuit un petit débat. Mémorable ! Miller : « L’après-midi même, je passe chez Althusser lui raconter l’exploit – et il me surprend en me montrant le mot que lui avait fait passer Lacan [« Plutôt bien, votre gars. Merci. »]. Ici, une étincelle a fixé quelque chose pour moi32. » Il a vingt ans. « Il tombait à point » avec sa question33.

27. Lacan désigne ainsi « les élégants normaliens », le 10 décembre 1969, après son éviction de la Rue d’Ulm, où il est resté cinq ans.28. J. Lacan, L’Objet de la psychanalyse, 8 décembre 1965, inédit, transcription Michel Roussan.29. J. Lacan, « Entretien avec Pierre Daix », art. cité.30. On lit dans l’« avertissement » du numéro 1 des Cahiers pour l’analyse : « L’épistémologie à notre sens se définit histoire et théorie du discours de la science (sa naissance justifie le singulier). »31. Interview de Jacques Lacan à la RTB III, 14 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.32. Louis Althusser, Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, textes réunis et présentés par Olivier Corpet et François Matheron, Stock/IMEC, 1993. Les précisions de Miller sont en note, p. 299.33. Une réponse lui est donnée, à point, au début de la séance suivante. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 31. Dans la « Postface », tout à la fin (p. 254), est-ce à Jacques-Alain Miller que s’adresse le clin d’œil de Lacan : « Toto prend note, l’onto » ?

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Les Cahiers pour l’analyse

Autour d’Althusser sont lancés les Cahiers marxistes-léninistes à la fin de 1965 par l’Union des étudiants communistes.

L’objectif de ces jeunes normaliens [ils préparent l’agrégation de philosophie] était d’atteindre dans l’interprétation de Marx la même rigueur scientifique imparable que ce qu’avait réussi Lévi-Strauss avec La Pensée sauvage. Mais il fallait tenir les deux bouts de la chaîne : le combat théorique et le combat politique34.

Les controverses aboutissent à une scission après un numéro 8 consacré aux pouvoirs de la littérature où les tenants du combat politique ne se reconnaissent pas. Une autre rupture affecte en même temps l’Union des étudiants communistes, en novembre 1966. Ces Cahiers vont devenir l’organe théorique et politique de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, prochinoise (UJCML), ils consacreront le numéro 14 à la grande révolution culturelle prolétarienne chinoise. En même temps, sous l’impulsion de Jacques-Alain Miller, Alain Grosrichard, Jean-Claude Milner, François Regnault, dès janvier 1966, sont créés, chez le même éditeur, les Cahiers pour l’analyse publiés par le Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure. Ce Cercle est issu d’un cartel intitulé « Théorie du discours de l’École freudienne », nouvelle née. Les Cahiers pour l’analyse se proposent de « contribuer à la constitution d’une théorie du discours ». Certains de ses fondateurs restent néanmoins membres de l’UJCML. En exergue, figure une citation de Georges Canguilhem35 dont un article « sensationnel […] d’un humour vraiment swiftien36 », datant de 1956, « Qu’est-ce que la psychologie ? », ouvre le numéro 2, qui se supplémente d’une table commentée des graphes de Lacan, par Jacques-Alain Miller, tels qu’ils apparaîtront bientôt dans la seconde édition des Écrits. Lacan publie dans le premier numéro, consacré à la vérité, le texte d’une conférence intitulée « La science et la vérité », lu lors de la première séance de son séminaire L’Objet de la psychanalyse, le 1er décembre 196537.

34. F. Dosse, Le Champ du signe, op. cit., p. 346.35. « Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou, inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme. »36. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 859.37. « Science et vérité » est le titre du dernier chapitre de l’ouvrage de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme, Paris, Payot, 1964.

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Puis il recommande chaleureusement les Cahiers pour l’analyse à son auditoire le 22 décembre. Republié à la fin des Écrits, « La science et la vérité » est donc, dans l’ouvrage, la plus récente élaboration de Lacan, à ce moment décisif de son parcours où il vient de fonder sa propre école.

Le structuralisme […] introduit dans toute « science humaine » entre guillemets qu’il conquiert, un mode très spécial du sujet, celui pour lequel nous ne trouvons d’indice que topologique, mettons le signe générateur de la bande de Mœbius, que nous appelons le huit intérieur38.

Cinq numéros des Cahiers pour l’analyse paraissent au cours de cette année 1966, le troisième porte le même titre que le séminaire de Lacan L’Objet de la psychanalyse. On y trouve des « réponses de Lacan à des étudiants en philosophie » ; il conclut de manière programmatique : « C’est pourquoi la psychanalyse comme science sera structuraliste, jusqu’au point de reconnaître dans la science un refus du sujet. » C’est aussi dans les Cahiers pour l’analyse, numéro 5, « en une zone combien sensible mais de frange », que commence de paraître, en décembre 1966, la première traduction française, par Paul Duquenne, des Mémoires du président Schreber, à quoi Lacan, qui l’attendait depuis dix ans, consacre une « Présentation ». Dans le quatrième numéro (septembre-octobre, peu avant la parution des Écrits), Jacques Derrida, que Lacan n’a pas encore rencontré, éreinte quelque peu Claude Lévi-Strauss ; celui-ci envoie à la rédaction de la revue une lettre, donnant son sentiment sur la lecture du philosophe qui « manie le tiers exclu avec la délicatesse d’un ours39 ». Dans une interview à la radio belge en décembre, Lacan se prononce à demi-mot :

La science de l’impossible […] j’arrive à l’articuler par la fonction du signifiant dans l’inconscient (hum…). Il est clair que la méthode que j’en ordonne résout complètement les objections que, dans les eaux mêmes qui m’abritent, on porte contre la méthode de Claude Lévi-Strauss. Rien n’en chaut au reste à personne qu’à ceux qui, devant l’immense efficacité de son travail, n’aiment pas à être taquinés sur sa légitimité. Claude Lévi-Strauss lui-même s’est passé fort bien apparemment de ces scrupules ; il a filé sa voie comme fit Freud en son temps. Ce que je fais a pourtant la prétention d’opposer un barrage, non pas au Pacifique (hum) mais au guano qui ne peut manquer de

38. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 861.39. Claude Lévi-Strauss, « À propos de Claude Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle », Cahiers pour l’analyse, L’Impensé de Jean-Jacques Rousseau, no 8, octobre 1967.

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recouvrir à brefs délais, comme il se fit toujours, l’écriture fulgurante où la vérité s’origine dans sa structure de fiction40.

Poubellication

Au cours du séminaire de 1965-1966, Lacan fait référence à plusieurs de ses anciens travaux, il les relit « pour des raisons tout à fait contingentes41 », il s’agit alors de les confier à la publication, à un nouveau public.

Écrire et publier ce n’est pas la même chose. Que j’écrive, même quand je parle, n’est pas douteux. Alors pourquoi ne publiez-vous pas plus ? Justement à cause de ce que je viens de dire : on publie quelque part. La conjonction fortuite, inattendue de ce quelque chose qui est l’écrit et qui a ainsi d’étroits rapports avec l’objet (a) donne, à toute conjonction non concertée d’écrits, l’aspect de la poubelle. […] Je crois que si le mot poubelle est venu si exactement se colloquer avec cet ustensile, c’est justement à cause de sa parenté avec la poubellication42.

Lacan a 65 ans, on ne peut pas dire qu’il se soit précipité pour publier le recueil de ses écrits (« retardé le plus longtemps que j’ai pu43 »). Pas non plus pour se faire entendre aux États-Unis où il ira néanmoins deux fois au cours de cette année 1966. Il y fait en mars, organisées par Roman Jakobson, six conférences dans des universités : Chicago (où siège l’IPA), Columbia, MIT, Harvard, Detroit, Ann Arbor… et dit alors son souhait d’en faire un petit recueil44 !

Après quinze ans de son enseignement, voilà quelque chose qui cavale partout, sous le nom plus ou moins approprié, dit-il,

couvert de ces diverses incrustations de coquillages qui revêtent les épaves… le mot de structuralisme. C’est que c’est plutôt là qu’il va s’agir de procéder à un très très sérieux nettoyage pour tout de même dire quel est le nôtre, de structuralisme45.

40. « Interview de Jacques Lacan à la radio télévision belge », le 14 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.41. J. Lacan, L’Objet de la psychanalyse, 8 juin 1966.42. Ibid., 15 décembre 1966.43. J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », art. cité, p. 78.44. « Peut-être qu’après tout, j’en ferai un petit recueil qui ne sera peut-être pas si mal adapté à des oreilles américaines, puisque c’est à des oreilles américaines que je l’ai mesuré. » J. Lacan, L’Objet de la psychanalyse, 23 mars 1966. La transcription de ces conférences n’a jamais été publiée à ce jour, à notre connaissance.45. Ibid.

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Le temps serait ainsi venu et bien venu de se délester ! Les raisons avancées par Lacan, au fur et à mesure des entretiens qui font suite à la parution, en sont diverses, il s’agirait de mises au point, cliniques, épistémologiques, polémiques.

Interrogé sur la question de l’institution, il peut maintenant dire que ces groupes, dits encore sociétés, qui foisonnent dans le monde, affiliés à l’Association internationale, sont dans la « carence la plus patente à définir la psychanalyse dite didactique » et il avance un nouvel argument : « C’est par respect pour cette misère cachée que j’ai mis tant d’obstination à retarder la sortie de mes travaux jusqu’à ce que le rassemblement en fût suffisant46. »

Dans l’entretien avec Gilles Lapouge, il conclut : « L’urgence maintenant, c’est de situer la psychanalyse comme science […]. Il faut qu’elle possède son statut épistémologique. » C’est ce à quoi est censé s’employer le séminaire en cours. Dans le résumé destiné à l’Annuaire de l’EPHE, il précise que son usage de la topologie, inscrite « dans la géométrie projective et les surfaces de l’analysis situs n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud au rang de métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même47 ». Or les Écrits sont en amont, bases, fondements de la construction. Ainsi dans le discours à l’ORTF qui suit la publication :

mes Écrits rassemblent les bases de la structure dans une science qui est à construire – et structure veut dire langage – pour autant que le langage comme réalité fournit ici les fondements. Le structuralisme durera ce que durent les roses, les symbolismes et les Parnasses : une saison littéraire, ce qui ne veut pas dire que celle-ci ne sera pas plus féconde. La structure, elle, n’est pas près de passer parce qu’elle s’inscrit dans le réel, ou plutôt qu’elle nous donne une chance de donner un sens à ce mot de réel, au-delà du réalisme qui, socialiste ou non, n’est toujours qu’un effet de discours.

Le déplacement de Sainte-Anne à l’ENS est concomitant de la décision de cette publication. Georges Bataille et Merleau-Ponty, dit-il à Gilles Lapouge, l’avaient engagé à publier ses leçons, mais c’est bien après qu’ils « nous ont quittés » qu’il s’y résout :

J’ai donc voulu – et c’est la raison de ce livre – marquer les jalons de ce qui, dans mon enseignement, peut être nécessaire. Je me bats

46. « Interview de Jacques Lacan » à la radio télévision belge, le 14 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.47. J. Lacan, Annuaire de l’EPHE. 1966-1967 ; L’Objet de la psychanalyse, 25 mai 1966.

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depuis des années pour interdire qu’on altère le sens de Freud. Et voici que je dois prendre les mêmes précautions pour moi-même. Disons que j’installe des barrières contre les commentaires abusifs. Un exemple : mon travail n’a rien à faire, vraiment rien avec… avec le vrai détournement que certains en ont opéré à des fins « d’herméneutique » religieuse.

« Certains » ? Il s’agit de Paul Ricœur, De l’interprétation, qui vient de paraître au Seuil ; voyant un « détournement de la pensée » dans l’herméneutique de celui qui, quelque temps auparavant, était un auditeur de son séminaire, Lacan en dénonce « l’escroquerie ». Il se réjouit d’un article de Michel Tort qui, dans Les Temps Modernes, donne à cet ouvrage « sa sanction définitive ». Néanmoins, il y fait encore, en 1966, nombre d’allusions sarcastiques « faufilosophe », « flousophie », etc.48.

Dans les entretiens, par lesquels Lacan accompagne la parution des Écrits, reviennent aussi des allusions à un pamphlet adressé aux ignorants, persiflant « à tort et à travers », où Jean-François Revel, entre autres amabilités, qualifiait son style de « mallarméisme de banlieue » ou « d’hermétisme pour femmes du monde fatiguées49 ». Ce qui se dit au séminaire a fini par « courir tout seul hors du champ où on peut le contrôler […]. Il me fallait par ces Écrits mettre une barrière aux convoitises maintenant en route des faussaires toujours de service sous la bannière de l’Esprit50. »

Quant à Sartre, Lacan dit ne rien devoir à sa pensée : « Je ne me suis jamais situé, je ne me situe pas du tout par rapport à lui51. » Il publie un second entretien dans Le Figaro littéraire qui titre : « Sartre contre Lacan, bataille absurde, mais… Jacques Lacan en parle tout de même à Gilles Lapouge » (« tout de même » ?). Avec Pierre Daix, ce n’est rien moins que la « méconnaissance furieuse » du philosophe :

Car j’ai pris beaucoup d’intérêt, un intérêt enraciné dans une séduction véritable, à telle reconstruction que Sartre fait dans L’Être et le Néant du vécu du sado-masochisme. C’est extrêmement instructif, car c’est le développement même de ce qu’imagine celui qui n’a pas la structure perverse pour prendre appui sur le fantasme pervers, s’en délecter pour justifier son propre désir, au point précis où ce désir est floué. En quoi

48. J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 233.49. Jean-François Revel, Pourquoi des philosophes [1957] et La Cabale des dévots [1962], Paris, Robert Laffont, 1971, p. 164.50. J. Lacan, « Discours à l’ORTF », 2 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.51. J. Lacan, « Interview au Figaro littéraire » le 12 décembre 1966, dans Pas-tout Lacan, op. cit.

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quelque chose de clinique est atteint, mais sûrement pas la structure perverse elle-même52.

Chacun son métier, en somme…

Tandis que Marguerite Duras, elle, qui en 1966 publie Le Vice-consul, aura reçu, l’an auparavant, une tout autre appréciation concernant Lol V. Stein.

Il m’a donné rendez-vous un jour, à minuit, dans un bar, Lacan. Il m’a fait peur. Dans un sous-sol. Pour me parler de « Lol V. Stein ». Il m’a dit que c’était un délire cliniquement parfait. Il a commencé à me questionner. Pendant deux heures. Je suis sortie de là un peu chancelante53.

En février 1967, interrogé par François Wahl, son éditeur, lui-même philosophe de formation, Lacan avance que son recueil ne s’adresse pas aux philosophes : « Chacun de ces écrits est fait pour les praticiens de la plus difficile des pratiques. » Néanmoins, l’insistance de Wahl (« Est-ce que d’autres que les analystes ne sont pas, plus que vous ne le dites, concernés par ces Écrits… ») l’oblige à nuancer :

Que les solutions que nous apportons à ces problèmes, les nôtres, reçoivent au niveau d’autres disciplines de singulières applications… Nous avons été amené à publier ce volume, destiné surtout à écarter les malentendus qui s’engendrent d’une diffusion orale dont nous nous sommes trouvé le premier surpris.

L’édition des Écrits

Élisabeth Roudinesco consacre un chapitre entier à la publication des Écrits et tout particulièrement au portrait de l’artisan talentueux de cette édition, François Wahl54, qui avait fait une psychanalyse avec Lacan de 1954 à 1960 et assistait au séminaire encore en 1964. Entré aux éditions du Seuil en 1957, il y resta jusqu’en 1989. Il dit à François Dosse : « Les Écrits ont été publiés parce que c’était moi, pour dire la vérité : je me trouvais de facto dans une position centrale, au sens simplement topographique55. »

52. J. Lacan, « Entretien avec Pierre Daix », art. cité.53. J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein », Cahiers Renaud-Barrault, no 5, décembre 1965. Marguerite Duras, Le Dernier des métiers, Paris, Seuil, 2016, p. 146.54. É. Roudinesco, « Les Écrits : portrait d’un éditeur », Jacques Lacan, op. cit, p. 417-431.55. F. Dosse, Le Champ du signe, op. cit., p. 386.

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Cet interlocuteur aura convaincu Lacan de rassembler certains de ses écrits psychanalytiques pour les publier, il avait son projet d’éditeur. Il y aurait eu d’âpres négociations. Le titre est de lui : « Écrits, au pluriel, car c’est le terme qui me paraissait le plus simple pour désigner ce que j’allais faire56. » Ce Écrits scandalisera une amie japonaise, ce que Lacan mentionne à plusieurs reprises, une telle insurrection contre son titre l’intrigue. Il commente son titre ultérieurement :

On peut écrire des tas de choses sans que cela ne parvienne à aucune oreille, c’est pourtant écrit. C’est même pour cela que mes Écrits, je les ai appelés comme cela […] si je les ai intitulés ainsi, c’est qu’ils représentent une tentative […] d’écrit (17 février 1971).Mes Écrits, un titre plus ironique qu’on ne croit, puisqu’il s’agit en somme soit de rapports qui sont fonction de congrès, soit, disons, j’aimerais bien qu’on les entende comme ça : des lettres ouvertes… (12 mai 1971)

Des textes sont alors écrits pour Écrits, si l’on peut dire, en 1966 ; leur caractère d’aparté est indiqué par la typographie, titrés en italique, dans la table des matières, dans un corps plus petit, ils rythment le mouvement du recueil57. Ils sont adressés au lecteur de 1966, lui procurant en sus quelques clés de lecture ; certains chapeaux précisent le contexte de leur adresse initiale ou de leur première réception. Lacan imposa de placer le « Séminaire sur La Lettre volée » au début, « un article que j’isole en l’extrayant de sa chronologie – la chronologie fait règle – et que là il s’agisse d’un conte, lui-même – il faut le dire – bien particulier de ne pouvoir rentrer dans la liste ordonnée – vous savez qu’on l’a faite – des situations dramatiques58 ». Wahl lui demanda alors d’y ajouter une suite, d’où la « Présentation de la suite » suivie de « Parenthèse des parenthèses ».

Nombre de paragraphes furent réécrits par Lacan, au fur et à mesure de sa relecture en vue de la publication, et beaucoup de notes ajoutées, dûment datées de 1966. Le travail fut, de part et d’autre, plutôt titanesque, François Wahl se retira à Argentière plusieurs mois pour se consacrer entièrement à la tâche et quand le livre fut parti chez l’imprimeur, Lacan voulut un index… Jacques-Alain Miller fut sollicité. Sans doute est-ce lui

56. J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », art. cité, p. 78-79.57. « Ouverture de ce recueil », « Présentation de la suite », « Parenthèse des parenthèses », « De nos antécédents », « Du sujet enfin en question », « D’un dessein », « D’un syllabaire après-coup », « La métaphore du sujet » 2e édition.58. J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 12 mai 1971.

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qui proposa que l’index fût « raisonné » plutôt qu’alphabétique. D’où une remarque facétieuse de Lacan à son séminaire du 19 avril 1967 :

Je dois dire que vous devez uniquement à Jacques-Alain Miller qui a fait de mes Écrits un index raisonné, de n’avoir pas vu l’index alphabétique, dont je m’étais, je dois dire, un tant soit peu mis à jubiler en l’imaginant commencer par le mot abjection.

François Wahl, l’éditeur-philosophe, était en effet dans une position centrale étant donné que parmi les auteurs alors publiés au Seuil se trouvaient notamment Barthes, Genette, Todorov, Derrida, la revue Tel Quel… En 1968, il dirige un ouvrage collectif : Qu’est-ce que le structuralisme ?, confiant à divers spécialistes de sciences humaines de répondre à la question posée dans le titre et écrivant lui-même le chapitre « Philosophie ». Le livre rencontre un tel succès qu’il sera republié en 1973 en une série de petits livres dans la collection « Points » ; Le Structuralisme en psychanalyse a été confié à Moustafa Safouan.

Sachant qu’il n’y a pas de vue d’ensemble possible du structuralisme, Wahl, dans l’introduction générale, dit a minima que « sous le nom de structuralisme se regroupent les sciences du signe, des systèmes de signes ». L’on ne peut plus se contenter d’une formule trop extensive de la structure comme par exemple de « tout ensemble dont un élément ne peut être modifié sans entraîner une modification de tous les autres ». Trente-quatre ans ont passé depuis que Claude Lévi-Strauss, découvrant la linguistique structurale grâce à Jakobson, avait eu l’illumination qui allait lui permettre « de cristalliser en un corps d’idées cohérentes59 » ce qui allait devenir l’œuvre de toute sa vie. « Penser les systèmes de parenté comme un langage… apprécier chaque élément comme un phonème dénué de signification intrinsèque mais dont le sens se dévoile par sa position vis-à-vis des autres éléments constitutifs60. » Cependant Lévi-Strauss poursuit son frayage, à l’écart d’un structuralisme spéculatif ; en 1967, il précise sa définition dans un entretien avec Guy Dumur :

Le structuralisme n’est pas une doctrine philosophique mais une méthode. Il relève les faits sociaux dans l’expérience et les transporte au laboratoire. Là, il s’efforce de les représenter sous forme de modèles,

59. « Préface de Claude Lévi-Strauss » à Roman Jakobson, Six leçons sur le son et le sens, Paris, Minuit, 1976, p. 7.60. E. Loyer, Lévi-Strauss, op. cit., p. 292.

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prenant toujours en considération, non les termes, mais les relations entre les termes61.

Déconstruire ? dit-il

Les Écrits sont sous presse, en octobre 1966, lorsque se tient un symposium international concernant le French Criticism à l’université Johns Hopkins de Baltimore62. Lacan y rencontre pour la première fois Jacques Derrida qu’il aurait pu croiser Rue d’Ulm : « Il fallait donc attendre d’arriver ici, et à l’étranger, pour se rencontrer ! » Lacan lui parle alors de la façon dont il pensait qu’il serait lu, après sa mort… « en particulier par moi », raconte Derrida. Notons que l’inventeur de la déconstruction, qui a déjà fâché Lévi-Strauss, a commencé de lire Lacan63. C’est en sa présence, voire à son adresse, que Lacan se montre – du moins le voit-il ainsi – « soucieux, un peu mécontent de ceux qui au Seuil lui avaient conseillé de tout rassembler dans un volume de plus de neuf cents pages dont la reliure risquait de n’être pas solide et donc de céder : “Vous verrez, me dit-il en faisant un geste des mains, ça ne va pas tenir.” » Derrida prend au pied de la lettre, c’est le cas de le dire, cette « reliure » qui fait tenir les Écrits ensemble au moment de lire et relire. Et tout particulièrement désigne-t-il au « poste de relieur » le « Séminaire sur La Lettre volée ». Le caractère malicieux de cet impromptu64 (théâtral) est confirmé par la dédicace des Écrits reliés que Lacan enverra quelques jours plus tard : « À Jacques Derrida, cet hommage à prendre comme il lui plaira65. »

Dans sa communication du symposium, Lacan, à propos de la structure, thème de la rencontre, prédit qu’il y aura bientôt une sorte de snobisme pour ce mot, mais il y a longtemps, poursuit-il, qu’il serine sa formule pour des psychanalystes : « l’inconscient est structuré comme un langage […]

61. Claude Lévi-Strauss, Le Nouvel Observateur, 25 janvier 1967, p. 32 (cité par F. Dosse, Histoire du structuralisme, t. II, Le Chant du cygne, 1967 à nos jours, Paris, La Découverte, 1992, p. 112).62. Sont également invités notamment Lucien Goldman, Georges Poulet, Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Nicolas Ruwet, Jean-Pierre Vernant. Richard Macksey et Eugenio Donato (sous la dir. de), The Structuralist’s Controversy: The Langages of Criticism and the Sciences of Man, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins Press, 1970.63. Jacques Derrida, « De la grammatologie », Critique, no 223-224, décembre 1965.64. Jean Allouch, Les Impromptus de Lacan, 543 bons mots recueillis par Jean Allouch, Paris, Les Mille et une Nuits, 2009.65. Cette séquence est rapportée par J. Derrida, dans « Pour l’amour de Lacan », Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 406-407.

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c’est une redondance parce que “structuré” et “comme un langage” pour moi cela dit exactement la même chose » et, pour conclure, il glisse sa définition : For the definition of a signifier is that it represents a subject not for another subject but for another signifier66.

Derrida n’est pas le seul à recevoir un exemplaire dédicacé, certains autres destinataires sont connus :

Philippe Sollers : « À P. S., on n’est pas si seuls somme toute. »

Althusser : « Cher Althusser. Nous voilà dans la même charrette ! Tout de même sur la route qu’on a choisie. (C’est encore une chance !) Vôtre J. Lacan le 10 XI 66. »

Ey : « À Renée, à Henri, à cette jeunesse qui nous unit encore. »

Un volume qu’on appelle mes Écrits

Le 16 novembre, le séminaire recommence, Lacan évoque la parution des Écrits (en librairie depuis la veille) en une longue circonlocution :

J’ai cru ne pas pouvoir plus tarder à vous livrer ce que jusqu’ici j’avais cru nécessaire comme pointage minimum de ce parcours, à savoir ce volume que vous vous trouvez avoir à votre portée, ce rapport à l’écrit qu’après tout, d’une certaine façon je m’efforçais jusqu’à présent de retarder.

En décembre, Lacan donne plusieurs entretiens radiophoniques. Le 21 décembre, au séminaire, il constate « la vente assez stupéfiante de ces Écrits ». Et voilà, bien sûr, les détracteurs qui prétendent, dit-il, « me démontrer que je ne sais pas lire Freud, depuis trente ans que je ne fais que ça, que faut-il faire ? Répondre ? Faire répondre ? »

Le 1er février 1967, Roman Jakobson, qui est son hôte, l’accompagne au séminaire. Lacan montre son opération sur la bande de Mœbius : « La structure c’est quelque chose comme ça qui est réel. » Et puisqu’ils ont

66. Maladroitement traduit : « Car la définition d’un signifiant est qu’il [sic] représente le sujet non pour un autre sujet mais pour un autre signifiant », Pas-tout Lacan, op. cit. Et là vient une autre séquence de la rencontre avec Derrida, celle-là rapportée par Lacan, dans laquelle le « garçon plein de talent » lui avait dit alors : « Tout ça c’est très bien ce que vous dites, je le suis […] – mais pourquoi, pourquoi tenez-vous à appeler ça le sujet ? » Et Lacan n’avait trouvé aucune réponse à faire au philosophe, sinon : « Je garde le sujet… pour vous faire parler. » J. Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins », art. cité, p. 110-111.

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en commun le fait que l’enseignement sur le langage a « pour nous » de telles conséquences, Lacan demande à Jakobson si, pour lui aussi, son « enseignement est de nature à exiger un changement de position radical au niveau de ce qui constitue le sujet chez ceux qui le suivent » ; il ajoute qu’en ce qui le concerne, instaurant « une discipline qui est une nouvelle haie dans la pensée », le mot de disciple n’a pas de sens pour lui, Lacan. Jakobson semble d’abord un peu surpris, avant de se déclarer lui-même… disciple de Lacan, qu’il admire. La question de Lacan indique, d’une certaine façon, ce qu’il attend du lecteur des Écrits et de l’auditeur du séminaire. Dosse mentionne deux effets de lecture : Gennie Lemoine quitte la revue Esprit pour adhérer à l’école de Lacan en 1966 et Antoinette Fouque qui faisait une thèse avec Barthes « se convertit », dit-il, à la psychanalyse67, mais en parlant de « conversions au freudisme lacanisé » – trois termes dont aucun ne convient.

Le 7 juin, au séminaire, après parution du deuxième volume des Mythologiques de Lévi-Strauss, Du miel aux cendres, Lacan : « Ce qu’il y a de commun à ce qu’on appelle en dernière heure le structuralisme, c’est de faire dépendre la fonction du sujet de l’articulation signifiante. C’est dire qu’après tout ce signe distinctif peut rester plus ou moins élidé, qu’en un sens il l’est toujours. »

Tu que je cherche

En octobre 1967, Lacan fait une « Proposition sur le psychanalyste de l’école » et crée sa revue, Scilicet. « Tu que je cherche, sache bien que j’ai ma part de rigolade », dit-il à son lecteur bachelier, dans l’introduction du premier numéro. De Scilicet, il attend quelque changement dans le « flot montant » de la production théorique grâce à l’artifice du texte non signé offert à ses élèves. « S’il faut en passer […] par le tout-à-l’égout, qu’on y ait au moins les commodités du radeau. » Son nom seul apparaîtra, les autres seront, à la fin de l’année, mis en liste. L’inspiration lui en est venue comme une conséquence de la publication des Écrits :

Le fait que ce soit signé de moi n’aurait d’intérêt que si j’étais un auteur. Je ne suis pas du tout un auteur. Personne n’y songe quand on lit mes

67. F. Dosse, Le Champ du signe, op. cit., p. 418.

Préface29

Écrits […]. Il est très curieux que du non signé paraisse paradoxal, alors que tout de même, pendant des siècles, tout ce qu’il y a eu d’honnêtes gens a toujours fait au moins comme si on lui avait arraché son manuscrit, qu’on lui avait fait une sale blague. Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui envoie à la sortie des billets de félicitations68.

Sollicité pour parler de ses Écrits, Lacan se déplace beaucoup en 1967. Lyon en avril, Strasbourg en juin69 ; en décembre, il parle à Naples, à Rome, à Milan. Ces conférences en Italie donnent lieu à des textes publiés dans Scilicet 1. Il a déjà pris connaissance de certains des articles suscités par ses Écrits qui font l’objet du présent recueil. Il dit à Naples dans « La méprise du sujet supposé savoir » :

Aucun critique, depuis la parution de mon livre, n’ayant fait son métier qui est de rendre compte, à part un nommé Jean-Marie Auzias, […] cela s’appelle Clefs du structuralisme : le chapitre IX m’est consacré et ma référence est utilisée dans les autres […] Un critique estimable, avis rara.

De là notre choix de republier ce texte de Jean-Marie Auzias, l’« oiseau rare », qui, chez les Latins est augure, au début et comme en amont de l’ensemble du dossier.

À Rome, Lacan intitule la conférence « De Rome 53 à Rome 67 : la psychanalyse. Raison d’un échec ». Au titre de l’échec, le succès de librairie est moins paradoxal qu’il ne semble, ce battage autour du structuralisme, ce bruit autour de son nom… la critique, dit-il alors, n’est plus un métier mais une « crécelle ». Il parle du rapport de la tâche (la psychanalyse) à l’acte (ce par quoi le psychanalyste se commet à en répondre) :

Et c’est ce qui, dans mes Écrits […] retient un public au-delà de toute critique. Il sent que quelque chose s’y joue dont tout le monde aura sa part.[…] Mon discours […] fait balise autrement dans ce flot montant de signifiant, de signifié, de « ça parle », de trace, de gramme, de leurre, de mythe, voire de manque, de la circulation desquels je me suis maintenant dessaisi. Aphrodite de cette écume, en a surgi au dernier temps la différance, avec un a. Ça laisse de l’espoir pour ce que Freud consigne comme le relais du catéchisme.

68. J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, 17 juin 1970, Paris, Seuil, 1991, p. 222.69. À Lyon en octobre 1967, Strasbourg en juin 1967, Bordeaux en avril 1968, ces conférences ont été republiées dans le recueil Mon enseignement, op. cit.

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Tout de même tout n’est pas passé à l’égout. L’objet (a) n’y nage pas encore, ni l’Autre avec grand A. Et même l’i(a), image du petit autre spéculaire, ni la fin du moi qui ne frappe personne, ni la suspicion narcissique portée sur l’amour ne sont encore du tout-venant70.

À Bordeaux en avril 1968, nouveau constat…

[…] que ces Écrits, pris par un autre bout, on peut s’accorder à considérer comme illisibles, les gens font au moins semblant de les lire, ou de les avoir lus. Naturellement pas les gens dont ce serait le métier, c’est-à-dire les critiques […].

Comme vous pouvez le remarquer, ce livre n’a pas été très critiqué. Sans doute est-il très épais, difficile à lire, obscur. Ce n’est pas du tout fait pour la consommation courante.

Quand Robert Georgin vient questionner Lacan pour la radio belge, lui prouvant l’avoir lu, Lacan est reconnaissant, « plutôt flatté », et cela donne un nouveau texte (publié dans Scilicet 2/3) ; Lacan l’a écrit, puis lu, Radiophonie (1970).

Dans la « postface » au séminaire XI (le premier publié, en 1973), nouveau pas dans le consentement à la poubellication : « En écrivant Écrits sur l’enveloppe du recueil, c’est ce que j’entendais moi-même m’en promettre : un écrit, à mon sens, est fait pour ne pas se lire. C’est que ça dit autre chose. » Et, la même année, dans le séminaire Encore, il propose d’ajouter Les Écrits de Lacan (sic), en note de bas de page, aux jaculations mystiques de Hadewijch d’Anvers.

Plus tard (1974) à l’adresse d’un journaliste italien qui le questionne sans l’avoir lu : « Mes Écrits, je ne les ai pas écrits pour qu’on les comprenne mais pour qu’on les lise. Ce n’est pas du tout pareil. » Et vient la comparaison avec les fleurs japonaises, qu’il faut mettre dans l’eau pour les voir se déplier. À des étudiants qui l’avaient amusé, il avait dit : « Mettez-les dans l’eau de votre vie de tous les jours. » Au journaliste italien : dans dix ans, « ils vous paraîtront des lieux communs, de la petite bière71 ». Puis arrive ce qui devait arriver (1977) : « Me voilà sujet de thèse par mes Écrits. » Lacan accepte de faire une préface où il déclare que ses Écrits sont « impropres à la thèse universitaire ». Ni thèse, ni synthèse. Qui espère

70. Naples 14 décembre 1967 : « La méprise du sujet supposé savoir », Scilicet 1, 1968, p. 41. Rome 15 décembre : « Raison d’un échec », ibid. p. 45-47.71. J. Lacan, Le Triomphe de la religion, op. cit., p. 86.

Préface31

faire une synthèse des propos de Lacan a droit à son ironie : « Vous en avez de la chance ! » En 1970, il a déjà eu l’occasion de dire qu’une thèse fait le poids du nom, fait du nom un signifiant-maître :

Vous êtes absolument obligé de penser que ça a été une tête pensante. Avec ça vous êtes foutu pour longtemps […]. Pour tout vous dire, pour me dédouaner moi-même, ce qui sauve les Écrits de l’accident qui leur est arrivé, à savoir qu’on les ait lus tout de suite, c’est que c’est tout de même un worst-seller72.

À Naples, en 1967 pour parler « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » Lacan eut cette formule : « Les psychanalystes sont les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir. »

À Tokyo, dans les locaux de l’éditeur Kobundo qui a publié la traduction japonaise des Écrits, le 21 avril 1971, Lacan rencontre l’équipe des traducteurs et développe une métaphore à leur usage :

Chacun de ces écrits semble comme les petits rochers que l’on voit dans les jardins zen. Ça représente ça. Moi, j’ai ratissé autour et puis il s’est trouvé que ce quelque chose se présentait comme un rocher. Un rocher très composite mais dont la principale chose est que j’avais affaire à énormément de bêtise et d’inertie. C’est la définition de l’être humain, c’est un chou-fleur de la bêtise. Mais ce n’est qu’un aspect de la question. L’autre aspect c’est que c’est aussi un certain roc qui a les plus grandes choses à faire avec le discours. Quelque chose que le discours en ratissant peut arriver à cerner. Ce que j’appelais tout à l’heure l’impossible à dire, c’est en fin de compte ce que nous cherchons toujours à dire. Il s’agit de ne pas se tromper. Il y a un piège là. C’est de croire que ce roc s’adresse à quelqu’un […]. C’est précisément ce qui fait la beauté de ces jardins, c’est précisément qu’ils ne s’adressent à personne. […] Par contre le ratissage lui, c’est-à-dire le discours, il s’adresse à quelqu’un que j’appelle le grand Autre73.

Tout au long de cette préface, mais on le constatera également au fil des articles qui vont suivre, une sorte de flottement subsiste dans la désignation de Écrits ou des Écrits, des écrits de Lacan, les Écrits, de ses écrits ou de ses Écrits, Les Écrits de Lacan, lui-même disant à l’occasion, « un volume qu’on appelle mes Écrits ». Voilà une façon de faire choir le titre. Dans le discours de Tokyo, où Lacan convoque les petits rochers des jardins zen, il

72. J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, 17 juin 1970, op. cit., p. 222.73. J. Lacan, « Discours de Tokyo », 21 avril 1971, dans Pas-tout Lacan, op. cit.

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précise qu’ils n’étaient pas faits pour venir s’inscrire dans un livre. Chacun répondait à une conjoncture singulière. Énoncer certaines choses sur le discours sans oublier qu’il n’y a pas de métalangage, d’une certaine façon, c’est « impossible à dire ».

!Les auteurs qui se sont avancés pour rendre compte de ces Écrits, au moment de leur parution, relevaient un extraordinaire défi – le sachant ou pas. Lacan a noté à plusieurs reprises que ses élèves arrivaient à comprendre ce qu’il avait écrit une dizaine d’années plus tard. Il conseille la méthode à un journaliste (« dans cinq ans, vous allez vous en pourlécher les babines »). Or, en 1966, l’exercice de lecture, si ce n’est de compréhension et d’écriture, était requis dans la suite immédiate de la parution. Comment ont-ils répondu (ou pas), chacun des tout premiers lecteurs, à l’invitation de Lacan à « y mettre du sien », à se laisser prendre par ses Écrits ou à les laisser ?

Ce recueil a été constitué à partir de limites chronologiques assez strictes, de novembre 1966 à mai 1968. Une exception concerne un article de mars 1969, retenu parce qu’il provient du Canada.

Dans une première série, on trouvera seize articles publiés dans la presse quotidienne ou hebdomadaire, les suppléments littéraires, les magazines. Cela va de l’entrefilet (Le Nouvel Observateur) au débat pour et contre (Le Monde) ou au dossier (La Quinzaine littéraire). Les journaux ayant fait appel, non seulement à leurs collaborateurs mais aussi à des plumes célèbres.

Une seconde partie concerne quinze articles parus dans des revues. Certains écrits par des élèves de Lacan, auditeurs de son séminaire, membres de son école ; d’autres par des « profanes » : nombre de protagonistes des débats philosophiques, littéraires, psychanalytiques, de l’époque, plus ou moins engagés dans l’intention militante de la revue qui les accueille. Revues catholiques, communistes, philosophiques et autres publications savantes, mais… pas de revues psychanalytiques à notre connaissance. Sur les trente-deux textes proposés, deux seulement sont signés par des femmes, deux normaliennes.

Tous les auteurs qui ont pu être joints ont accepté généreusement le nouveau défi qui consistait à (re)publier leur article cinquante ans après

Préface33

dans ce nouveau contexte. Les ayants droit de ceux qui ne sont plus là n’ont pas été moins enthousiastes.

De courtes présentations des auteurs et des revues proposent quelques repères autour de cette première lecture des Écrits. Concernant les revues, il s’agissait d’esquisser une ligne, assortie parfois de quelques dates et de noms propres. Mais une vie, pas plus qu’une œuvre, ne se dit en quelques mots, ni en quelques anecdotes.

Lacan, cela a déjà été noté, s’est beaucoup exprimé durant cette période. On trouvera, en annexe, une bibliographie succincte de ses interventions, circonscrite à ce moment de la réception des Écrits. Ces textes publiés ici ou là, et pour certains déjà republiés, sont accessibles sur le site de l’ELP (http://ecole-lacanienne.net/bibliolacan/pas-tout lacan/).

Jean-Marie AUZIAS

« Jacques Lacan »Clefs pour le structuralisme, Paris, Seghers, 1968, chapitre IX, p. 146-77.

Jean-Marie (Joan-Maria) Auzias (1927-2004), poète, philosophe, anthropologue, traducteur, amoureux des langues et des cultures, engagé dans la Renaissance d’Oc, revendiquera toujours son origine provençale.En 1945, il entre en hypokhâgne au lycée du Parc à Lyon et rejoint la Jeunesse étudiante chrétienne. Il adhère au Parti communiste en 1952 et en est exclu en 1962 pour son soutien au FLN. Au milieu des années 1980, il entre au Grand Orient de France.Professeur agrégé de lettres modernes, il enseigne la philosophie au lycée de la Martinière à Lyon, puis de 1966 à 1992, l’anthropologie au Centre des humanités de l’Institut national des sciences. Son Clefs pour le structuralisme publié par Seghers en 1967, trois fois réédité (en 1968, 1971 et 1974), fait autorité. Lacan le remarque et lui écrit une lettre de remerciements, aujourd’hui perdue.Parmi ses nombreuses publications, on note La Philosophie et la Technique (1965), Clefs pour la technique (1966), Anthropologie contemporaine (1976), Michel Foucault (1986).

Clefs pour le structuralismeJacques Lacan

Jean-Marie Auzias

Première observation

Jacques Lacan n’est pas structuraliste comme on est de l’« École de Paris » en peinture. Jacques Lacan est un psychanalyste freudien qui se veut de stricte obédience. Et ses recherches ont rencontré celles de Lévi-Strauss qu’il mentionne à plusieurs reprises. C’est parce qu’il passe ainsi dans le champ optique, voire dans le champ magnétique du structuralisme, que nous étudierons ici sa pensée. Le structuralisme vit de rencontres, non d’annexions. Jacques Lacan rencontre Lévi-Strauss comme il rencontre Hegel ou Marx. Rencontrer n’est pas se soumettre à, ni coïncider, ni entrer dans des cadres.

Deuxième observation

Pendant longtemps Jacques Lacan était ignoré du grand public, non des spécialistes. Ses Écrits ne contiennent rien qui n’ait été publié ailleurs, sauf quelques « chapeaux » ou réflexions qui établissent des liens, prospectent, racontent le dialogue d’un auteur avec sa pensée. Nous nous tiendrons au texte publié au Seuil sous le titre « Écrits ».

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Troisième observation

L’œuvre est donc une parole délivrée dans un écrit. Elle suppose une relation particulière, qui s’exprime dans la primauté primesautière ou lourdement appuyée d’un style. L’œuvre lacanien est une irruption, la première, de la psychanalyse dans la littérature. Loin de parler de mode, comme le fait François Châtelet1, nous soulignerons plutôt le fait qu’enfin dans cet univers langagier où se meut la culture contemporaine, Lacan autorise, au-delà du dialogue de la parole et du langage qui est proprement celui du psychanalyste et du psychanalysé, un dialogue de la parole et de l’écriture.

Jean Lacroix2 a fortement souligné cela, reprenant Lacan : « Freud montre que l’inconscient parle partout et nous apprend à déchiffrer son langage dans le rêve qui est un rébus, dans les névroses où le symptôme est le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience, dans la folie, cette parole qui a renoncé à se faire connaître, ce discours sans sujet. »

Le langage parle à travers moi, mais ce langage exprime le désir. Or, on désire l’autre. Il faut retrouver le langage du début, « structure première de l’inconscient » (Jean Lacroix). Et je parle par symboles. Mon désir rencontre le langage – tel est le symbole – je déchiffrerai mon inconscient pour récupérer à travers mes symboles mon histoire inconsciente encore en blanc. Encore faut-il que l’analyste m’aide sans rien m’imposer. D’où la force de l’aveu qui mord sur le futur du sujet. Pourtant mon futur n’est pas un hypothétique retour à l’homme naturel qui est l’enfant (l’enfant en latin c’est celui qui ne parle pas). En libérant ma parole l’analyste me relie à une culture. Lacan pense que l’analyse aboutit ainsi à une communication entre les sujets telle qu’elle réalise le projet marxien et le projet freudien. Peut-être alors la souffrance humaine se mettra à parler contre toute attente : liberté qui devra à la folie d’avoir connu ses limites. Le projet final de Lacan est donc, par la psychanalyse, de retrouver dans le sujet les trois sources – non psychologiques – de l’humanité individuelle : bonheur, liberté, vérité.

1. François Châtelet, « Rendez-vous dans deux ans », Le Nouvel Observateur, 11 janvier 1967.2. Jean Lacroix, « Les Écrits de Lacan ou retour à Freud », Le Monde, 24 décembre 1966.

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Quatrième observation

Le structuralisme de Lacan est bien réel. André Robinet3 en rend compte de la manière suivante : « La psychanalyse s’entrouvre suivant les deux battants des portes de la guerre. D’un côté les « réalistes » estiment qu’ils œuvrent dans la nature d’une conscience ; de l’autre les « structuralistes » ne parlent qu’en termes saisissant l’expérience analytique au niveau linguistique où elle se manifeste et l’y dénouent ». On ne saurait mieux dire que Lacan interprète la psychanalyse en termes de culture, et non de nature, sans se situer, comme eût fait un existentialiste, du côté de la « situation analytique », notion assez confuse. Lacan l’abandonnerait volontiers à Ricœur, à ses yeux « ventriloque métaphysique », théoricien de l’Interprétation, pour qui la psychanalyse porte à une limite, autrement dit est une série symbolique à interpréter comme signe d’un au-delà de la parole qui est la (divine) Parole.

Toute la tentative de Lacan, que nous allons maintenant suivre de près, est subordonnée à cette urgence : retrouver les structures pour donner à la psychanalyse un statut scientifique. Par où précisément, Lacan retrouve une visée analogue à celle d’Althusser et de Lévi-Strauss. Ce retour à la science ne recule même pas devant l’accusation de scientisme.

Mais la science est toujours une mise en cause. Jacques Lacan confie à Pierre Daix4 que l’inconscient reste une notion neuve, car les thérapeutes continuent à « refiler la fausse monnaie » des interprétations anciennes.

Ayant donc pris la précaution de ne parler des notions freudiennes que dans leur acception rigoureuse, évitant d’autre part de trop parler de l’homme en général, refusant, pour ne pas tomber dans l’erreur, d’identifier structures de l’inconscient et couches de l’être, nous essaierons de pénétrer plus avant, à l’intérieur même du texte.

3. André Robinet, « Lacan Roi », Les Nouvelles littéraires, 9 février 1967.4. Entretien avec Jacques Lacan, Les Lettres françaises, 1er-7 décembre 1966.

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Lecture de Lacan

Lacan n’inaugure pas, il parachève le soupçon. La vérité se cache, mais où ?

Quelles sont les structures de la vérité ?

Celle-ci est un jeu organisé comme la recherche de cette lettre volée5 sur quoi Jacques Lacan fait un séminaire.

La vérité est dans un va-et-vient entre ceux qui la disent (alternance intersubjective). Dans ce va-et-vient, la vérité qui se cache, bute et revient en arrière, comme un wagon lancé sur une voie, et qui repart.

Le jeu est donc le suivant : quand je dis la vérité, je mens, car la vérité n’a pas été mise à l’épreuve, elle est une « fausse vérité ». Il faut soupçonner toute vérité qui se cache sous les trompeuses apparences de l’évidence et du discours vrai. Ne pas s’y fier : vérité policière, chère aux chercheurs d’énigmes. Il y a des choses qui se cachent avec évidence : les tiroirs secrets de la connaissance sont toujours vides, mais, sous nos yeux, les vérités offertes portent leur mensonge. « Je ne suis pas ce que vous croyez », dit une dame publique pour nous dépister. N’est-ce pas singulier ?

Nous tenons ici une structure du vrai. Le « vrai véritable » se reconnaît à de certains indices bizarres, curieux, singuliers, voire extravagants. C’est une espèce de signe irréductible, que nous ne pouvons diviser, ou rapporter à un autre, comme un clin d’œil que nous fait l’inconditionnel, le non-hypothétique à travers l’épaisseur de nos soupçons. Dans ces bizarreries, il n’y a pas du vrai, mais le vrai.

Le vrai a la présence de déchets que l’on ne veut pas connaître. Les reconnaître, telle est la méthode du soupçon. On ne s’interroge pas tellement sur les contenus des messages que sur les significations et leur circulation entre les êtres. Mais entre les êtres, circule quoi ? Les mots, et les écrits. Dans la recherche où intervient la parole, l’objet de la recherche n’est pas dévoilé comme la démarche phénoménologique. Elle joue avec chaque participant et se transforme avec lui. Quand nous parlons, ce n’est pas tellement le contenu qui compte c’est l’intention. Par exemple, phonétiquement la différence entre mal et mâle, entre mer et mère (surtout

5. Cf. Edgar Poe, Histoires extraordinaires.

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si on les prononce à la parisienne), voisine avec zéro. C’est le parleur ou locuteur qui indique le sens. C’est plus important pour Lacan, que les contenus phonétiques dont les variations différentielles sont quasi nulles.

Alors apparaît provisoirement l’essentiel : les signifiants se déplacent comme dans les bandes publicitaires lumineuses, quittant leur place pour y revenir circulairement. Et tout le monde suit. Dans une assemblée je dis « ta mère » et chacun déplace les signaux symboliques jusqu’à ce que le signal me revienne. Pendant ce temps, chacun aura pris place par rapport à mon signal, jouant un rôle.

Mais ce rôle m’enlève le mien, et au sortir des mains d’autrui, mon mot est vidé de mes intentions. Qui le recueillera ? Son destinataire. Tel est le sens de La Lettre volée d’Edgar Poe selon Jacques Lacan.

Il faut se répéter pour se faire entendre. Mais la bande lumineuse pendant ce temps avance. Si la compagnie répète le mot de « ta mère » que j’ai prononcé, elle cherche à redire quelque chose, et en le redisant, reprend la recherche de quelque chose qui n’était pas (dans mon esprit). Si je me répétais strictement, je mourrais. Tel est en moi l’instinct de mort. Nous voyons resurgir ici un des problèmes fondamentaux du structuralisme : la structure est répétitive. Or la répétition, c’est la menace sclérosante de la mort. La structure peut donc être un automatisme de répétition ! ô mes bons maîtres qui disiez : « la répétition est l’âme de la pédagogie », ô chers critiques amateurs de « répétitions générales », vous aimez, vous aimiez donc à ce point la mort ?

Lacan saisit admirablement ce point central dans l’œuvre du jeune Freud et trouve en Kierkegaard l’initiateur de cette problématique de la répétition.

Qui est-ce qui, dans la répétition, répète ? Jusqu’à Freud on disait, de peur de tomber dans le thème antique de la fatalité : « Mais voyons, c’est la conscience de l’homme qui recommence les mêmes choses ! » Freud et Lacan nous invitent à voir les choses de plus près, et nous renvoyons le lecteur aux ouvrages qui l’exposent6.

La conclusion seule de Lacan nous importe ici et elle s’apparente à certaines perspectives de Michel Foucault : « L’ordre du symbole ne peut plus être

6. On lira donc : a) Freud, « Esquisse d’une philosophie scientifique », dans La Naissance de la psychanalyse, PUF, p. 309 sq. ; b) Freud, « Au-delà du principe du plaisir », dans Essais de psychanalyse, Payot ; c) Lacan, Écrits, p. 44 sq. et, pour un autre son de cloche : Ricœur, De l’interprétation, Seuil, p. 277 sq.