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229 JUILLET - AOÌT SEPTEMBRE 2020 Revue de L’AMOPA ASSOCIATION DES MEMBRES DE L’ORDRE DES PALMES ACADÉMIQUES RENCONTRE avec ¨ierre ³oulages

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2020 Revue de

L’AMOPAASSOCIATION DES MEMBRES DE L’ORDRE DES PALMES ACADÉMIQUES

RENCONTRE

avec ierre oulages

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Éditorial1 Jean Pierre Polvent

Rencontre avec2 « Pierre Soulages,

par Benoît Decron avec la

collaboration de Michèle Dujany

Arts visuels4 R

par Benoît Decron

Littérature7 André Gide revisited

par Peter Schnyder

Arts visuels14 Henri Winkler par Marie Laure Nicolaon

Littérature et théâtre20

par Maria Tronea

Musique25 … par Thierry Benetoux

Littérature29 de Jean Giono par Katia Thomas-Montésinos

Arts visuels34

au Street Art par Jean Tongio

Littérature39

dans le Surrey, en Angleterre par David King

Musique41

… par François Ragot

Littérature43 par Jean Chalvin

Arts visuels47 par Jean Tongio

Littérature49 R

par Jean Chalvin

Arts et science50

par Jean-Paul Lesueur, en collaboration

avec M. Roger Stanchina et madame Evelyne Dolbet

Langue française52

par Jean Pruvost

Concours nationaux53

par Marie-Hélène Reynaud

54 Le saviez-vous ?

La vie des sections55 par Marie-Hélène Reynaud

57 Visite du président national,

par Robert Lopez

Les partenaires de l’AMOPA

ADOSOM

Sommaire

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Éditorial

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par JEAN PIERRE POLVENTPrésident national de l’Amopa

Les Arts et les Lettres à l’AMOPA

Chers amis,

Pierre Soulages vous accueille en première de couverture de la Revue avec une photographie en noir et blanc naturellement. L’artiste de renommée mondiale s’est prêté à l’entretien qui ouvre les pages de ce numéro. Compte tenu du contexte actuel, l’entretien a pris toutefois un tour particulier avec le relais éclairé d’un homme qui connaît parfaitement le peintre et s’est fait son porte-parole, Benoît Decron, conservateur en chef du musée Soulages de Rodez. Nous les remercions d’avoir accepté spontanément et avec enthousiasme, de s’adresser à nos lecteurs.

Les articles qui suivent sont aussi talentueux. Ils offrent de nouveaux regards sur des hommes de lettres que l’on croit bien connaître : André Gide, Eugène Ionesco, Jean Giono, Émile Zola, Gustave Flaubert et François de la Rochefoucauld. Ils nous emmènent aussi à la découverte d’un sculpteur sur verre, d’une école de peinture, de l’art dans la rue, de l’accordéon. Vous retrouverez comme à l’habitude la chronique toujours attendue de Jean Pruvost.

Trois visites vous sont proposées, le musée Soulages de Rodez, la ferme de la montagne à Liancourt, le carrefour des arts de La Louvesc ainsi qu’une escapade romaine avec Athéna.

Bref, vous avez de quoi faire une belle randonnée à votre rythme. Bien entendu n’oubliez pas de vous arrêter à la page de notre concours national « Plaisir d’écrire ». Vous verrez que le talent n’a pas d’âge et que les jeunes ont toute leur place dans la Revue.

Enfin, il faut souligner par les temps qui courent, la performance de notre équipe de rédaction qui a réussi à sortir sans encombre les trois derniers numéros de la Revue. Cette équipe s’est surpassée, son enthousiasme et son professionnalisme ont permis de surmonter toutes les difficultés.

Seule la place réservée aux manifestations dans les sections n’a pu prendre aujourd’hui toute sa dimension. Chacun comprendra que les exigences sanitaires sont passées par là. Les présidents ont porté toute leur attention aux adhérents avec un soutien pour chacun. Ils ont fait un travail remarquable.

Je vous souhaite une belle lecture.

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Rencontre avec

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Rencontre avec

« Pierre Soulages,une poétique de la lumière »PROPOS RECUEILLIS PAR BENOÎT DECRONConservateur en chef du Musée Soulages de Rodez

AVEC LA COLLABORATION DE MICHÈLE DUJANYSecrétaire générale de l’AMOPA

Benoît Decron, conservateur en chef du Musée Soulages de Rodez, répond, en plein accord avec Pierre Soulages, aux questions qui avaient été envoyées au créateur d’une œuvre immense que l’on ne peut réduire

à la recherche de l’Outrenoir, qui n’a malheureusement pas pu nous recevoir compte tenu du contexte actuel.

Vous êtes mondiale-ment connu et célébré comme le concepteur de l’Outrenoir. Le noir est-il pour vous une couleur ou un concept aux pouvoirs particuliers ? L’abstraction résume-t-elle votre œuvre ?

Pierre Soulages a large-ment utilisé les couleurs comme le jaune, le rouge, le bleu et le vert avant qu’on ne le définisse en 1979 comme le peintre du noir. Pour lui, le noir est une couleur qui peut être vue comme la somme de toutes les couleurs mélan-gées. Chez lui, le noir est monopigmentaire mais pas monochrome. Il n’a aucun caractère de dramatisation mais un rapport particulier avec la lumière et constitue une forme de rigueur. Au fond d’une grotte, la lumière prend toute sa valeur.

Pierre Soulages a toujours affirmé son détachement à l’égard des terminologies. Les

critiques d’art des années 1950 ont pu parler d’œuvres abstraites mais les artistes de l’époque comme lui, évoquent plutôt un art non figuratif, un « art autre ».

Vous avez affirmé : « Lorsque j’ai eu 14 ans, c’est devant l’abbaye de Conques que j’ai décidé que, seul, l’Art m’inté-resserait dans la vie. » Cette  détermination précoce n’a-t-elle jamais vacillé ?

Très tôt, Pierre Soulages a collectionné des manuels scolaires qui proposaient des reproductions d’œuvres d’art moderne. S’il va à Conques, c’est que l’art roman exprime pour lui une forme de modernité de

même que l’art préhistorique, la peinture primitive et les gravures des statues menhirs du Rouergue.

À 14 ans, sa vie bascule vers l’âge adulte et il se convainc qu’il « ne va pas la perdre à la gagner ».

Pierre Soulages, lithographie n°4, 1957. donation ierre et Colette Soulages,

musée Soulages ode . Cliché . stadieu

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Rencontre avec

Ainsi, il a toujours eu le sentiment qu’il n’avait jamais travaillé et que sa passion pour l’Art a rempli sa vie ; elles prendront fin ensemble comme deux élans naturels.

Vous avez dit : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ». Que cherchez-vous ? Que voulez-vous faire partager en exposant vos œuvres ?

On a fait dire à Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Pour cette génération de peintres, l’artiste est un démiurge, un dieu créateur de son œuvre propre ; il n’a pas besoin de sources d’inspiration. Pour Pierre Soulages, la création est liée au hasard, à l’outil, à la main et la part de sérendipité de l’œuvre est source de poésie. Elle ne naît pas d’un travail préparatoire. Le peintre entame directement sa toile.

Pierre Soulages cherche à faire partager son plaisir, la réalisation de l’œuvre et sa poésie. La peinture, c’est toujours la poétisation du monde. Il considère sa peinture comme une interaction entre le peintre, l’œuvre et celui qui la regarde.

Quel regard portez-vous sur l’enseignement artistique tel qu’il est pratiqué en France dans le système scolaire ou dans les Écoles supé-rieures d’art ? Quels conseils donneriez-vous à un jeune de 14 ans qui veut consacrer sa vie à la peinture ?

Pierre Soulages a participé à des entretiens avec des étudiants des Beaux-arts de Montpellier. Mais c’est un maître sans élève et lui-même était sans maître. Plus exactement, c’est un autodi-dacte qui n’a pas suivi une longue formation académique. En 1938, il a brièvement suivi à Paris un apprentissage au professorat de dessin et une préparation au concours national des Beaux-arts puis en 1942 à Montpellier. En fait, il pense que toute formation est sclérosante, ce qui n’exclut pas une grande fascination pour les personnes de vaste culture.

Pierre Soulages est libre, indépendant et autonome. Il aura bientôt 101 ans. À un jeune de 14 ans, il lui dirait certainement : « Fais comme moi, suis ta route. »Pierre Soulages, Brou de noix sur papier 32,3 x 25,6 cm,

1949. Collection musée Soulages ode . onation ierre et Colette Soulages. Cliché C. Bousquet

Pierre Soulages, peinture 202 x 159 cm, 5 juillet 1966. onation ierre et Colette Soulages, musée Soulages ode . hoto . estadieu.

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Le musée Soulages, R  

PAR BENOÎT DECRONConservateur en chef du patrimoine, directeur du musée Soulages, Rodez

En 2005, Pierre et Colette

Soulages ont donné un ensemble majeur d’œuvres du peintre afin de constituer la collection d’un musée en projet à Rodez.

Cette donation sera complétée par deux autres en 2012 et en 2020, cette dernière constituée de 4 grandes toiles emblématiques de 1949 à 2000, d’un ensemble de 18 peintures sur papier (dont les célèbres Brous de noix, dès 1946) et du vase de Sèvres réalisé avec les ateliers de la Manufacture en 2000 : le président Chirac avait demandé à Pierre Soulages de faire un trophée pour le tournoi de sumo de Nagoya. Le peintre y a ajouté last but not least un Outrenoir monumental de 2019 (près de 4 m de haut) ; il n’aura échappé à personne que le 24 décembre 2019 Pierre Soulages atteignait sa centième année et que le musée du Louvre lui réserva une exposition personnelle dans le Salon Carré. C’était la troisième fois qu’il était exposé dans le saint des saints, dans ce musée qu’il a si souvent parcouru.

Sans la générosité du couple Soulages, le musée n’existerait pas, exemple quasi unique en France d’un lieu dédié à un artiste en activité.

Le musée Soulages dispose d’une collection permanente forte de près de 500 pièces, la plus importante au monde sur le peintre. Seuls le musée national d’art moderne, le musée Fabre de Montpellier et la Bibliothèque nationale de France possèdent des ensembles conséquents. À Rodez, le visiteur verra des œuvres de 1934 (huiles figuratives, l’apprentissage) à 2019, des toiles, des peintures sur papier (de 1946 à 2003), l’œuvre gravé (eaux-fortes, lithographies, sérigraphies, papiers formés), des bronzes, de la porcelaine, les cartons préparatoires

© C musée Soulages ode Cliché . era illes

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aux vitraux de Conques, des films, des photogra-phies, des livres…

L’expérience de Conques (1986-1994) a préparé la naissance du musée, car la commande publique des vitraux, au-delà du témoignage du peintre dans son pays natal, favorisera le développement d’un projet ambitieux, brossant un panorama complet de l’œuvre, en parcourant les sentiers de la création donc les choix techniques : la peinture, les outils, les papiers, les pigments, le verre inventé, les matrices en cuivre des eaux-fortes, etc.

Au bord d’un parc arboré, le musée Soulages est un vaisseau allongé sur lequel se dressent des paral-lélépipèdes, ceux-ci bardés de plaques d’acier Corten, couvertes de rouille ; on en a accéléré l’attaque arti-ficiellement pour obtenir comme une moire, du roux au brun, rappelant les effets picturaux des Brous de noix. Des architectes catalans ont été choisis parmi 98 candidats, Pierre et Colette Soulages étant du jury présidé par Paul Chemetov : les RCR arqui-tectes, à savoir Ramon Vilalta, Carme Pigem, Rafael Aranda - Gilles Trégouet qui ont obtenu en 2017 le Pritzer Prize, Prix Nobel de l’architecture contem-poraine. L’extérieur, avec les parois métalliques, les terrasses, l’insertion dans le paysage, se prolonge à l’intérieur par une césure nord/sud : au nord une lumière d’atelier, étale, pour les toiles ; au sud beau-coup plus protégé, une lumière économe (45 lux), pour les papiers, peintures et estampes. La circulation dans le musée s’établit sur la base de passages de la lumière à l’obscurité des salles, comme Soulages le fait dans sa pein-ture quand le noir ne saurait exister sans la lumière qui porte les couleurs. Murs et sols sont constitués de lames et de plaques de métal noirci. Le musée, ses collections permanentes, se conçoivent comme une expo-sition temporaire pouvant sans cesse être modifiée. Pierre Soulages fut consulté, attentif aux côtés de l’équipe lors de l’accrochage et des choix techniques. Le musée Soulages est certes celui d’un artiste, monographique, mais

il dispose aussi d’une vaste salle d’exposition, les expositions temporaires qui vont de Pablo Picasso à Alexander Calder, des Japonais de Gutai à Yves Klein, quatorze expositions depuis 2014. Les valeurs de la connaissance et de l’initiation au goût, en somme la curiosité, ne doivent pas se réduire à Paris et aux métropoles.

Pierre Soulages qui affirmait en 1956 « Je ne crois apprendre ce que je cherche qu’en peignant » aime les courants du hasard, l’art rapproché de la technique, les ondes des œuvres immémoriales et anonymes telles les peintures préhistoriques, les statues de rois en diorite d’Assur ou de Sumer, les fresques romanes. Les musées servent à ça.

Les problèmes de la peinture, et donc les solu-tions, procèdent de l’œuvre elle-même, de son avancement. Le visiteur parcourt les salles du musée, 1 400 mètres carrés, sans l’autorité d’un circuit définitif. « On ne demande rien au spectateur : on lui propose une peinture qu’il voit à la fois en toute liberté et nécessité ». Humanisation et poétisation du monde, telle apparaît sa peinture.

Le musée Soulages, porté avec détermina-tion par la communauté de communes de Rodez, 55 000 habitants, a été inauguré le 30 mai 2014 en présence du président Hollande. En juillet 2019, le musée devient un EPCC établissement public à quatre partenaires, l’État-Ministère de la Culture,

la Région Occitanie, le Département de l’Aveyron et Rodez agglomération, sous la présidence d’Alfred Pacquement, ancien direc-teur du musée national d’art moderne. L’EPCC permet une agilité de fonctionnement, tout en affichant des ambi-tions claires tant en termes culturels – conservation, recherches, enrichissements des collections, expositions – que ceux de l’exploitation économique d’un tel équi-pement : par exemple, 2020 nous a permis d’optimiser notre service aux publics sous la forme de média-tions approfondies, de visites conférences à la carte. Le musée Soulages, a plus de

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55 % d’autofinancement, atteindra son millionième visiteur fin 2020, la fréquentation annuelle se situant autour de 130 000 visiteurs. Le musée abrite le Café Bras fondé dès l’ouverture par le chef étoilé aveyronnais : associer la gastronomie et l’art va de soi.

Pierre Soulages est né à Rodez, préfecture de l’Aveyron, dans la rue Combarel, dédiée aux artisans ; son père Amans fabriquait des véhicules hippomobiles, vans, sulkies… Toujours, l’artiste respectera la science de la main, celle de l’assemblage, l’usage de l’outil. Adolescent, il s’adonnait à la pêche à la ligne, aux fouilles archéologiques, au rugby et… à la peinture. Une visite scolaire dans l’abbatiale de Conques lui fit découvrir l’art roman, l’architecture et la sculpture, décidant alors qu’il serait peintre, « qu’il ne perdrait pas sa vie en la gagnant ». Après une première formation à Paris en 1938 dans l’atelier du sculpteur René Jaudon, il fit deux années de beaux-arts à Montpellier dans des ateliers qu’il fréquentait avec sa future femme Colette Llaurens. Nous pourrions presque ranger Soulages parmi les autodidactes, dans le sens où il ignorait la protection de maîtres. Il lisait ce qu’il pouvait trouver sur l’art et la peinture à Rodez Je définis Pierre Soulages comme un créateur très indépendant, un autonome, un chercheur solitaire qui se soucie peu des écoles, notamment celles des abstractions d’après-guerre, le non-figuratif : il rejetait l’École de Paris, une illusion des marchands.

En 1946, Pierre Soulages dont les critiques, bientôt les directeurs de galerie et les conserva-teurs notent le caractère radical dans sa peinture, monte à Paris. Le premier numéro de son catalogue raisonné concerne une œuvre de 1946… Cela fait donc 74 ans que Soulages peint, ce qui lui confère une place remarquable entre art moderne et art contemporain. Pierre Soulages a fréquenté Hartung De Staël, Poliakoff, Schneider, Atlan, Picabia, Klein… Sa mémoire d’artiste est remarquable, tant à Paris que de par le monde (présent dans une centaine de musées). En 1949, Soulages exposait pour la première fois à New York, en 1958 il était invité au Japon.

Comment définir une œuvre de Soulages ? Impossible de s’en défaire en quelques lignes. Le peintre pense que la toile est le théâtre du sens qu’on lui prête, que le concret n’a rien à voir avec la réalité (la figuration si l’on préfère). Très rapidement, il se débarrasse de tout ce qui définit le peintre

conventionnel : le chevalet, les tubes de peinture, les châssis du commerce, les pinceaux délicats en poil de martre… Il leur préfère les spalters, brosses de peintre en bâtiment, les outils de sa fabrication dont des racles et des peignes, de la peinture en pot (du marchand de couleurs parisien Édouard Adam), des châssis et des toiles qu’il assemble lui-même. Sur des châssis de plus en plus vastes Soulages peint sur le mur, il peint au sol, enjambe. Son acte technique est mesuré, rien de gestuel, de psychologique. Les pigments sont variés, du jaune, du bleu, du vert, du rouge de Mars, mais c’est le noir qui aura de plus en plus sa préférence. Noir tracé en traits épais, comme des poutres occupant l’espace, noir passé en formes incertaines. Certains auteurs évoquent des calligraphies : écritures signifiantes chez les Japonais, ici elles s’enroulent à vide. Le blanc, donc la lumière, surgissant du fond du tableau marque comme une sorte d’équilibre. Soulages sait quand une huile est finie, mais d’aucuns pensent que sa peinture reste fondamentalement dans une pulsion d’inachevé. « Il faut savoir rejeter tout ce qui plaît trop. La vraie peinture c’est de continuellement renoncer » dit-il à son ami le romancier Roger Vailland qui fit un reportage en 1961 sur sa journée de peintre, l’exécution d’une œuvre : Soulages déconcerte car il ajoute, retranche, crée des transparences jusqu’à la clarté de la toile. Dès 1946, il peignait des compositions majeures sur papier au brou de noix, de la mixture d’ébéniste dont il aimait à la fois le velours et l’âpreté. Dès 1951, il défonçait des plaques de cuivre pour réaliser des eaux-fortes sculpturales, gravées « jusqu’à la corde » : du temps confondu à l’espace.

En 1979, Pierre Soulages met au point le style Outrenoir, du pigment noir passé à l’outil et à la brosse, une surface totalement couverte, comme maçonnée, parfois à la limite du bas-relief. Le passage de la lumière sur cette surface monopigmen-taire – différentes variétés et apparences du noir, à ne pas confondre avec le monochrome, une égale couleur partout – lui donne vie. C’est un passage fondamental qui n’a rien à voir avec la surenchère. Un Outrenoir se vit comme une expérience d’au-delà territorial : passant devant l’œuvre, le regardeur éprouve la qualité de la lumière qui glisse et porte différentes couleurs, une présence comme un reflet. Soulages a peint de très grands polyptyques qui sont autant de sentinelles quand ils sont accrochés sur des câbles au milieu des salles d’exposition.

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L’année 2019 a marqué celle du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’André Gide, Prix Nobel de littérature (1947). Les événements et les publications tout au long de cette année confirment la vitalité de l’œuvre et du message gidiens. Gide, avec sept volumes en Pléiade (et un album qui lui est consacré), un grand nombre d’éditions en poche et une centaine de Correspondances publiées, est toujours lu et relu ; son style inimitable, son questionnement sans compromission, sa morale de l’effort et son anticonfor-misme émancipateur peuvent servir d’exemple – même s’il s’éloigne de nous.

Dans les pages qui suivent, nous voudrions revenir brièvement sur les manifestations importantes et présenter succinctement les publications les plus marquantes. Deux lignes de force se cristallisent à nos yeux. D’abord, l’intérêt accru pour l’épistolaire : négligé pendant longtemps, considéré au mieux comme un complément de la biographie, la lettre est aujourd’hui sur le point d’acquérir un statut littéraire propre. Cette valorisation se répercute sur Gide, épistolier infatigable. Il faut signaler la publication (ou la refonte) de deux Correspondances importantes, mais également de deux anthologies de lettres (l’une générale, l’autre avec des peintres connus de Gide). À ces éditions s’ajoutent les actes d’un colloque intitulé André Gide dans ses lettres.

André Gide revisited

A N

PAR PETER SCHNYDER Professeur émérite de l’Université de Haute-Alsace Officier des Palmes académiques Membre de l’association AMOPA de Suisse

«Une pas assez constante pensée de la mort n’a pas donné assez de prix au plus petit instant de la vie. »

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Les Nourritures terrestres, Second livre 1

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Littérature Littérature

L’autre ligne de force, nous la voyons dans une approche critique novatrice proposée par le Groupe de recherche « Gide-Remix » de l’Université de Haute-Alsace. Sans rompre avec les formes orales et visuelles traditionnelles de la critique (colloques, séminaires, expositions…), cette équipe questionne Gide par le recours à d’autres disciplines. Cette entreprise ouvre l’œuvre gidienne à des personnes qui ne la connaissent pas. L’année passée, « Gide-Remix » a ainsi tenté une mise en musique (moderne) de textes choisis, l’adaptation scénique de quelques-uns de ses récits, la mise en image, conjointement à une lecture des Caves du Vatican, des scènes de la farce par un dessinateur. Expérience unique, qui permet de voir différemment le texte original, mais aussi de le découvrir. Un autre « mixage » a donné lieu à l’examen des Nourritures terrestres et Paludes par une botaniste ou encore la préparation, par un cuisinier, de certaines des « nourritures » évoquées dans ce livre. Plus récemment, une exposition, « André Gide et l’Afrique équatoriale », a rappelé la remise en question du pouvoir colonial initiée par l’écrivain. Des « microlectures » ont été tentées, à l’Université de Bâle, cette fois pour « tester » l’actualité de Gide. Une « immersion sonore entre parodie et mise en abyme » de Paludes est également prévue, ensuite un « Gide-Day » (à partir de « La Journée de Michel », avec des lectures plurielles de L’Immoraliste), et un « Quiz du sphinx », autour de l’Œdipe de Gide, ici « en question(s) »...

Expositions, colloques, journée d’études, performances

Il faut saluer l’exposition, organisée par Jean-Pierre Prévost, sur les Mille visages d’André Gide, présentée au musée Georges-Borias d’Uzès en mai-juin 2019. C’est qu’« André Gide a probablement été l’un des écrivains les plus photographiés et les plus portraiturés de son époque 2 ». D’illustres professionnels l’ont ainsi « éternisé » : Germaine Krull, Philippe Halsman, Gisèle Freund. Les portraits ne sont pas en reste, puisqu’il a notamment posé devant Théo van Rysselberghe, Simon Bussy, Maurice Denis, Dunoyer de Segonzac. C’est justement l’exposition organisée par Alban Cerisier à la Galerie Gallimard, André Gide, l’inattendu 3 , qui a offert plusieurs portraits « inattendus » de l’écrivain, en particulier celui de Maurice Denis – peu connu (1892) – ou un instantané surprenant de Raymond Queneau (de 1948). S’y ajoutent des pages de manuscrits pour partie inédites, sur Whitman, Goethe, Nietzsche… L’exposition ne s’est pas limitée aux éditions rares : elle mettait en valeur des vêtements et des objets ayant appartenu à l’écrivain, ainsi que ses masques mortuaires, et ceux de Beethoven, de Leopardi et de Goethe.

Deux artistes, Juliette Solvès et Pierre Antonelli, ont prolongé l’hommage patrimonial par la présen-tation de leurs œuvres, spécialement conçues

pour cette commémoration, avec le soutien de la Fondation Catherine Gide4 . Dans « Je rêve », Pierre Antonelli (Strasbourg) cherche astucieusement à explorer les images qui se dissimulent dans la langue gidienne. Il demande : « Voit-on “Je rêve’’ comme une image et/ ou un texte transcrit ? » Vaste question, à laquelle répond, d’une manière originale, Juliette Solvès (Angoulême). Elle aspire à rendre visibles, simultanément, toutes les activités gidiennes. Dans « Entrelacs gidiens », elle précise : « Conçue comme un polyptyque, qui dispose préci-sément de parties séparées mais regroupées dans un cadre fédérateur, cette installation souhaite donner à voir l’amplitude des intérêts de Gide dans le champ de l’art en général, où il était à la fois créateur et récepteur (auteur, lecteur, spectateur, musicien, auditeur 5 ) ». Ces œuvres ont permis aux visiteurs de mieux comprendre l’œuvre de Gide, les questions qu’il soulève et les réponses qu’il propose, à partir de son classicisme, qui est pour notre écrivain une éthique de la vérité de l’art adossée à une esthétique de la parcimonie.

Côté colloques et journées d’études, il faut mentionner les traditionnelles « Journées Catherine Gide », organisées pour la sixième année consécutive par Raphaël Dupouy au Lavandou. Les intervenants de ces rencontres autour d’« André Gide et la pein-ture6 » tenues en avril dernier dans l’ancien atelier du peintre Théo van Rysselberghe, à Saint-Clair,

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se sont penchés sur divers aspects des rapports de Gide avec la peinture, étant entendu que l’écrivain a connu dans sa jeunesse des peintres comme Albert Démarest ou Maurice Denis, et qu’il a pu fréquen-ter des familles de peintres grâce à Paul-Albert Laurens ou Eugène Rouart. Plus tard, il a, entre autres, été lié d’amitié avec Jacques-Émile Blanche et Théo van Rysselberghe. Avant d’être connu du grand public il a accepté, à la fois amusé et parfois un peu agacé, d’être portraituré par ses amis peintres. Mais comme pour la musique, il a tout de même préféré s’en tenir à un certain classicisme, saluant les grands maîtres du Louvre et d’autres grands musées, faisant l’éloge de Poussin (plutôt que des grands peintres de son temps) et se disant désarçonné, en 1938, devant « l’abandon du sujet dans les arts plastiques 7 »…

Un colloque international, organisé par Paola Codazzi à Paris, au printemps 2019, a été consacré à André Gide dans ses lettres 8 . Le 22 novembre – jour de l’anniversaire de Gide – une journée d’étude, organisée par Pierre Masson, s’est déroulée à la BnF – François-Mitterrand : « André Gide, un intellectuel engagé pour son temps et le nôtre 9 ». Cette journée a mis en lumière plusieurs facettes de l’engagement de Gide, manifestes dès avant la Deuxième Guerre mondiale par la recherche – avec quelques amis allemands en particulier – d’une « Europe à mesure d’homme ». Fondé sur la vision artistique, le problème de la dissidence gidienne a été discuté en lien avec un individualisme lui permettant de se dépasser et de se montrer généreux pour aider des proches et parfois des inconnus. Aussi Gide n’a-t-il pas craint de se mettre en danger, pendant l’Occupation, pour voler au secours d’amis démunis ou persécutés. Un autre sujet abordé concernait la contingence : Gide en a joué avec ironie, et le prin-cipe d’anarchie à l’œuvre (avec, à son paroxysme, l’« acte gratuit »), montre que rien n’est jamais sûr, même dans ses livres…

Une mise en scène des lettres échangées entre André Gide, Paul Valéry et Pierre Louÿs, préparée par Jean-Pierre Prévost, a clos la série de manifes-tations de ce jubilé – autre hommage à l’épistolaire.

La soirée a permis de saisir la lucidité des trois protagonistes et la différence de leurs caractères, qui se manifeste déjà très clairement dans leurs lettres de jeunesse 1 0 .

Une place de choix incombe aux performances organisées par le Groupe de recherche « Gide-Remix », créé en 2018, qui fait partie de l’Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE EA 4363) de l’Université de Haute-Alsace, sous la direction de Martina Della Casa et Paola Codazzi. Comme on l’a dit, l’équipe se propose, dans un esprit double, de ne rien céder sur la matière gidienne tout en restant à l’écoute des formes les plus diverses pour les confronter à des médiations les plus variées. Il s’agit de ne pas reculer devant le recours à d’autres arts, hybridations de toute sorte – distorsions même. Le but recherché est de mettre entre parenthèses le discours critique classique et d’amalgamer le texte gidien avec d’autres éléments conducteurs, artistiques ou scientifiques (ou encore techniques), afin de réévaluer l’œuvre originale avec, comme constantes, la qualité de son propos, la richesse de ses dires, la maîtrise de son art, toujours en adéquation avec son sujet. Cette entreprise est précieuse car elle porte l’œuvre gidienne vers des milieux qui ne la connaissent pas ou peu 1 1 .

Publications

Si l’on cherche à se faire une idée générale des publications qui ont eu lieu tout au long de 2019, on peut les classer en deux grandes catégories : 1 . Édition de la Correspondances de Gide avec Marcel Drouin et refonte de celle avec Ernst Robert

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Curtius, auxquelles s’ajoutent les deux choix de lettres déjà cités et les actes du colloque sur l’épis-tolaire 1 2 . Signe du temps et moment fort de cet anniversaire : notre époque valorise, on l’a dit, les enjeux de la correspondance gidienne, à la fois moment préparatoire et miroir de son œuvre : « Ensemble vaste et complexe, tout aussi protéiforme que son auteur, le chantier épistolaire demande aujourd’hui à être considéré comme un tout, comme un genre à part entière 1 3 . » Tel est le postulat de Paola Codazzi, éditrice des actes de ce colloque novateur, qui a donné la parole à une vingtaine de spécialistes. Des contributions sur des interlo-cuteurs divers (la mère, Maria van Rysselberghe, Eugène Rouart, Jean Schlumberger, Marc Allégret, les musiciens) alternent avec des ouvertures sur la littérature italienne ou anglaise ou proposent des approches thématiques : « Un jeu de masques » ; « La lettre comme lieu de formation » ; « La Correspondance gidienne ou la vie des idées ».

Ce n’est sans doute pas un hasard si la Fondation des Treilles a créé, en collaboration avec les Éditions Gallimard, une nouvelle collection, fort prometteuse : « Les inédits de la Fondation des Treilles ». Son premier volume offre une belle gerbe de lettres inédites de Gide avec des peintres et des illustrateurs : Odilon Redon, Jacques-Émile Blanche, Walter Sickert, Paul Signac, mais également Louis Jou, Marie Laurencin, Raoul Dufy ou Dunoyer de Segonzac, etc.

Écrivain toujours soucieux d’équilibrer son style, d’harmoniser sa langue, nous rencontrons, à parcourir l’épistolier, un auteur moins pondéré, souvent drôle et volontiers inattendu. Celui qui prend la peine de feuilleter la grande Correspondance avec Marcel Drouin, ami, conseiller, confident et beau-frère de Gide, entre subitement dans ce monde et, sans pour autant devenir un voyeur, assiste aux échanges, d’une richesse et d’une franchise extraordinaires. À ses débuts du moins, le grand contempteur de la famille traditionnelle mène une vie très « familiale », où sa femme et les

sœurs de celle-ci, ainsi que leurs maris, plus tard leurs enfants, sont souvent placés au centre. Nous participons aux tergiversations de l’artiste. Gide y évoque également ses rencontres, ses lectures, ses projets – et il compte beaucoup sur le jugement de son beau-frère qu’il invite à relire ses textes. Comme d’autres grandes correspondances, celle avec Marcel Drouin, édité avec soin par Nicolas Drouin, rend avant tout une certaine atmosphère, un certain rythme de vie. Elle permet de comparer notre vie et notre temps à celui des protagonistes. Bien entendu, la littérature est omniprésente et bien des lettres sont des pages de critique – aux chercheurs à venir de trouver les passages qui ont « migré » vers le Journal, vers telle chronique ou qui se retrouvent, modifiés, dans telle œuvre de fiction :

« Maintenant, je m’empresse de te dire que ce que j’avais dit de L’Éducation [sentimentale], que « c’était très mal écrit » n’était que pour te fâcher un peu. Si tu es déjà de mon avis, cela n’est plus amusant du tout. Oui, les phrases des premiers chapitres sont peut-être un peu embarrassées et d’un classicisme un peu factice. Mais ce qui reste du livre, c’est décidément l’impression d’une œuvre magistrale, et même sans trous ni faiblesses. J’aime que l’impression morale soit donnée (somme toute) par un procédé littéraire : éclairage diffus comme dans Wilhelm Meister, suppressions donc des préférences et des blâmes ; constatations sans plus (le seul coup de pédale où l’émotion se prolonge un peu est, s’il m’en

souvient bien, le chapitre de la dernière rencontre avec Mme Arnoux) ; enfin toutes choses réduites à leur projection en littérature. Quant au caractère de Frédéric, c’est comme dans celui de Bouvard et Pécuchet l’inconsistance de la volonté qui en fait de si désolants cocos. D’ailleurs on peut en parler longuement, c’est la preuve que c’est un bon livre1 4 . »

Nous pénétrons certes dans un milieu privilégié, mais où prédominent le travail, l’effort de dépasser le quotidien, l’idée de faire œuvre durable. Malgré son

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amitié, Gide peut se montrer dur vis-à-vis de Marcel, par exemple quand celui-ci rechigne à livrer sa copie pour telle ou telle revue – car la critique littéraire est aussi une stratégie de promotion – et, ce qui est plus grave, quand il lui prend fantaisie de ne pas poursuivre sa monographie sur Goethe, projet pourtant bien entamé. Car écrire compte aux yeux de Gide – or il faut publier, et des livres s’il vous plaît, pas que des articles ! C’est que publier confère des droits : c’est un levier qui donne du poids. À cogiter.

Il en va de même d’une autre correspondance, franco-allemande cette fois-ci, moins connue en France du fait d’une première publication, en 1980, avec bien des lettres soit inédites soit non traduites de l’un des correspondants, Ernst Robert Curtius. Subtil connaisseur des littératures romanes, traducteur talentueux de Gide, grand érudit, ami authentique, Curtius a été le promoteur infatigable d’un rappro-chement, après 1918, entre la France et l’Allemagne. Il rêvait d’une Europe des Lettres et une fois de plus, la littérature, la réflexion, les échanges d’idées prévalent et nous permettent d’imaginer l’essor de la culture européenne sur un continent qui eût évité la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’Alle-magne largement réactionnaire de 1918 et hostile à tout rapprochement avec « l’ennemi » d’hier, Curtius a pris le parti de présenter à son public de plus en plus intéressé les auteurs français modernes (tels Romain Rolland, Paul Claudel, André Suarès, Charles Péguy, André Gide, et plus tard Paul Valéry). Il n’a craint aucun effort pour tenter de réunir les deux pays à partir de leurs élites culturelles. Il a compris d’emblée l’esprit d’ouverture de Gide et a vu en lui le représen-tant idéal en France pour mettre en œuvre un tel rapprochement. En Allemagne, il était proche de Thomas Mann, et dans les années vingt, cette idée de réconciliation informelle pouvait faire illusion. Malheureusement, les écrivains

sont restés dans leur monde, coupés des réalités politiques et surtout de celui des institutions, tant et si bien que malgré bien des efforts, à Colpach, dans l’entourage du grand industriel Émile Mayrisch, ou lors des « Décades de Pontigny », rien de concret n’a abouti, au grand dam de Curtius. Déçu, il s’est détourné de la France pour s’intéresser de plus en plus à Rome, à la littérature latine et au Moyen Âge européen. Il faut reconnaître que malgré sa bonne volonté, Gide ne s’est jamais senti à l’aise sur les terrains mouvants de la politique (même s’il

a accepté de jouer le jeu pendant son « épisode » communiste). Quand Curtius lui a présenté le projet d’une société européenne réunie autour du nom de Nietzsche, il a aussitôt exigé l’intégration d’autres noms (à commencer par Goethe) pour ne pas limi-ter l’idée d’Europe au philosophe allemand. Cette Correspondance met à nu la complexité de l’époque, elle rappelle les enjeux de la littérature européenne, puisque Curtius traduit non seulement l’Œdipe de Gide ou Thésée – mythes retravaillés et moderni-sés – mais bien des essais. Leurs échanges sur tel ou tel mot, telle ou telle expression reste passionnant, car le lecteur peut saisir la lucidité créatrice de Gide et l’empathie et l’enjouement de Curtius : Gide s’est servi, par exemple, de certaines expressions désuètes dans son Thésée (tel le verbe « bander son arc »). Amusé, il souhaitait que son ami trouve un

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équivalent en allemand ! Ajoutons que Curtius s’est toujours considéré comme un auteur, au grand dam de ses collègues (sûrement jaloux de ses nombreux contacts avec des auteurs européens). S’il a admiré Gide pour l’audace de son cheminement artistique, l’écrivain a trouvé en l’ami allemand un interlocuteur de choix. Après avoir passé quelques jours à Bonn, chez Ilse et Ernst Robert Curtius, il note ceci dans son Journal, résumant cette amitié si riche de plus de trente ans :

« Conversations “infinies” avec Ernst Robert Curtius. Je me sens souvent plus près de lui que peut-être d’aucun autre et non seulement je ne suis pas gêné par notre diversité d’origine, mais ma pensée trouve un encouragement dans cette diversité même. Elle me semble plus authentique, plus valable, lorsqu’au contact de la sienne je me persuade qu’il n’était pas besoin de telle culture particulière pour la produire et que, partis tous deux de lieux si différents, nous nous retrouvons sur tant de points 1 5 . »

Avec la publication des Correspondances Gide-Drouin et la réédition de celle de Gide-Curtius, tous les grands ensembles épistolaires sont dorénavant accessibles tant aux spécialistes qu’aux amateurs. Il ne reste plus que celles avec l’orientaliste russe Fédor Rosenberg (entreprise par Nikol Dziub), ensuite avec Henri Thomas, et quelques rééditions qui vont s’imposer par la suite. Dans son anthologie de lettres de Gide, Pierre Masson rappelle que ce massif, qui va de Pierre Louÿs à Albert Camus, est « le reflet idéal de plus de soixante ans d’histoire littéraire 1 6 ». On l’a dit : nous avons devant nous le laboratoire de l’écrivain, une contrepartie du Journal et une porte dorée vers l’œuvre.

L’année du jubilé a fait converger un nombre non négligeable d’ouvrages, d’études et d’albums. C’est un album somptueusement illustré, préparé

par Jean-Claude Perrier, qui en forme en quelque sorte la clef de voûte : L’Univers d’André Gide1 7 . Frank Lestringant a signé un petit volume attachant, Le Paris de Gide 1 8 . Il y a ensuite deux traductions à mentionner : Arden of Faversham, une tragé-die élisabéthaine publiée anonymement en 1592, traduite par André Gide, et un essai tardif, À Naples, éloge à la ville et à la région que Gide a tant aimées 1 9 .

S’y ajoutent plusieurs volumes d’études ou d’actes de colloques : Patrick Pollard fait le point

sur les accointances gidiennes avec la mythologie dans André Gide et le mythe grec, et Martina Della Casa est parvenue à synthétiser dans les actes d’un colloque qu’elle a organisé à l’Université de Haute-Alsace les enjeux d’André Gide, l’Européen, où figure un texte inédit d’une grande actualité : « La Suisse est une île 2 0 ».

Un autre ouvrage, sous forme d’un album illustré, est issu d’un voyage investigateur sur les traces de l’écrivain, dans une dizaine de pays de par le monde : André Gide autour du monde. Un carnet de voyage gidien 2 1 . Ambre Philippe a mené une enquête qui provoque chez elle une réflexion sur l’impact d’un écrivain au-delà des frontières et, finalement, au-delà des livres : « Et ce travail est l’occasion de montrer que Gide ne conduit pas seulement à lui-même (comme on le voit souvent dans les études qui alimentent Gide par Gide, Gide pour Gide), mais aux autres. » À ce titre, Gide, comme tout grand écrivain est « le créateur de son propre dépassement 2 2 ». On ne saurait mieux dire et c’est au fond le message du film récemment remastérisé de Marc Allégret (1951), Avec André Gide, qui nous montre un Gide très convaincant, notamment lorsqu’il parle de Chopin, malgré ses 81 ans… Augustin Voegele a pris sur lui de jouer plusieurs compositions de Chopin « à la manière » de Gide. Il a suivi les instructions que Gide donne aux pianistes dans les Notes sur Chopin et dans son Journal. Gide se dresse contre les virtuoses, qui « exécutent » Chopin,

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1 . Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, éd. de Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 369.

2 . Les 1 000 visages d’André Gide. Exposition de Jean-Pierre Prévost avec la collaboration de Pierre Masson, Guide de visite, p. 2.

3 . Du 7 juin au 20 août 2019. En partenariat avec la Fonda-tion Catherine Gide, la Fondation des Treilles et le musée Georges-Borias d’Uzès.

4 . La photographe milanaise Ilaria Crosta a exposé dans Omnibus Circus. Galerie nomade (4e édition, décembre 2019 et janvier 2020), son travail photographique autour des Nourritures terrestres.

5 . Texte explicatif. Voir le site « www.fondation-catherine-gide.org » pour les comptes rendus, photos, etc. autour de ces manifestations et les publications récentes ; voir également le site du Centre d’études gidiennes de l’Université de Metz : « www.andre-gide.fr ».

6 . Les actes de cette journée ont été publiés dans le Bulletin des Amis d’André Gide, n° 199, automne 2019.

7 . André Gide, Quelques réflexions sur l’abandon du sujet dans les arts plastiques. Avec un texte explicatif de Pierre Masson, Fontfroide, Fata Morgana, 2011.

8 . Paris, 14-16 mars 2019, aux bibliothèques Sainte-Geneviève et Sainte-Barbe, avec le concours de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Et c’est à la bibliothèque Sainte-Barbe que s’est déroulée, le 21 novembre, une soirée-lecture, organisée par Catherine Naugrette avec ses étudiants (IET, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle).

9 . « André Gide, un intellectuel engagé pour son temps et le nôtre », BnF – François-Mitterrand, 22 novembre 2019. Les exposés ont été enregistrés ; ils seront publiés dans le Bulletin des Amis d’André Gide, courant 2020.

1 0 . Théâtre de La Flèche, 77, rue Charonne, Paris XIe. – Gide continuera à intéresser les spécialistes : en juillet 2020 aura lieu, à la Fondation des Treilles, un colloque sur « La belle époque de la critique. Stratégies d’écriture et positionne-ment dans le champ littéraire entre Barrès et Gide », et en novembre, la Maison de la littérature de Québec organisera un colloque sur « André Gide et les femmes ».

1 1 . Voir le programme sur les sites www.ille.uha.fr / cycle confé-rences, et www.fabula.org / Agenda. – L’équipe prévoit une publication sur ses activités pour 2020.

1 2 . André Gide, Marcel Drouin, Correspondance 1890-1943, éd. de Nicolas Drouin, Paris, Gallimard, 2019 ; André Gide, Ernst Robert Curtius, Correspondance (1920-1950), éd. de Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Classiques Garnier,

2019 ; André Gide, Correspondance 1888-1951, éd. de Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Folio », 2019 ; André Gide et les peintres. Lettres inédites, éd. de Pierre Masson et Olivier Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF / Les inédits de la Fonda-tion des Treilles », t. I, 2019. Ce volume contient des illus-trations ; André Gide dans ses lettres, éd. de Paola Codazzi, Épistolaire, n° 45, Paris, Champion, 2019. Ce volume contient des illustrations.

1 3 . André Gide dans ses lettres, ibid., p. 17.1 4 . André Gide à Marcel Drouin, Caux sur Montreux, Noël 1897,

op. cit., p. 153.1 5 . André Gide, Journal, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de

la Pléiade », 1997, p. 238, « Heidelberg, 12 mai 1927 ».1 6 . André Gide, Correspondance (1888-1951), op. cit., p. 9.1 7 . Jean-Claude Perrier, L’Univers d’André Gide, Paris, Flamma-

rion, 2019.1 8 . Frank Lestringant, Le Paris de Gide, Paris, Alexandrines,

2019.1 9 . Arden of Faversham, trad. de l’anglais par André Gide.

Édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, préface de Jean-Pierre Prévost, Paris, Gallimard, « Le manteau d’Arlequin. Théâtre français et du monde entier », 2019 ; André Gide, A Napoli. Saggio introduttivo, cura e traduzione a fronte di Carmen Saggiomo. Prefazione di Pierre Masson, Caserta, Adhoc Cultura, 2019.

2 0 . Patrick Pollard, Gide et le mythe grec. Suivi de fragments du Traité des Dioscures et autres textes inédits ; Martina Della Casa (dir.), André Gide, l’Européen. Avec un texte inédit d’André Gide. L’un et l’autre de ces ouvrages sont publiés par les Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », en 2019.

2 1 . Ambre Philippe, André Gide autour du monde. Un carnet de voyage gidien, Paris, Orizons, 2019. – Le film qu’elle a réalisé sur le même sujet, Après le livre. Une enquête sur André Gide (2016, 90 min.), est disponible sur Viméo en libre accès : <https://apres-le-livre.fondation-catherine-gide.org/le-film/>.

2 2 . Ambre Philippe, op. cit., p. 16.2 3 . Augustin Voegele, Chopin par André Gide, Augustin Voegele,

Fondation Catherine Gide, 2019. Avec André Gide, un film de Marc Allégret, Doriane Films, 2019, avec un livret illustré de 32 pages (textes de Marc Allégret, André Gide, Jean-Pierre Prévost, Pierre Masson, Garance Fromont et Bernard J. Houssiau).

2 4 . Prospectus qui accompagne le CD, sans pagination.2 5 . Jn, 12, 24c.

selon l’écrivain, étant soucieux avant tout de briller plutôt que de rendre l’essence musicale confiée à la partition 2 3 . Entreprise tentante, car « Gide traite Chopin comme un alter ego2 4 ». Cette consonance entre lui et le compositeur, ne reflète-t-elle pas également le souci majeur de l’écrivain : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit2 5 » ?

« Il n’y a pas de bonheur sans liberté, et pas de liberté sans courage. »

Ce mot de Périclès cité par Thucydide s’applique parfaitement à André Gide. Il est significatif qu’en 2019, un livre se soit attaché à son « Paris » et un autre à son « univers ». Comme nous avons tenté de le montrer, l’œuvre de Gide, malgré son fort ancrage dans les milieux éditoriaux parisiens, malgré ses accointances avec l’es-pace culturel européen, garde une dimension universelle. Ses livres et sa personnalité continuent à interpeller les lecteurs jeunes et moins jeunes.

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Henri WinklerL’ artiste maudit« Tant qu’il restera une pièce gravée par moi

je serai reconnu pour artiste »Henri Winkler 1895

PAR MARIE LAURE NICOLAONMembre sympathisant de la section Paris Ouest de l’AMOPA

Artiste, il l’était. Graveur à la cristallerie de Saint-Louis pendant un demi-siècle, il est le seul à avoir le droit de signer ses œuvres.

Maudit, il l’a été. Après cinquante ans de succès il est renvoyé à la suite d’un scandale sexuel qui n’épargne personne.Inconnu, il le serait resté sans la curiosité artistique de Jean-Louis Dumas, ancien président d’Hermès, qui, après avoir acquis la cristallerie de Saint-Louis, est allé rechercher lui-même, dans les greniers poussiéreux, les œuvres de cet artiste pour les ramener à la lumière.Cette histoire est celle d’Henri Winkler, le graveur maudit de Saint-Louis.

L’apprentissage

Henri Winkler est né en Silésie, au sud de la Pologne. Stendhal, qui participait à la campagne de Russie, se souvient avec horreur de cette région : « Il règne ici des fièvres nerveuses, pernicieuses, singulières qui ont emporté quatre cents personnes depuis quelques mois. J’ai une de ces fièvres… ». C’est justement en cette année troublée que naît le futur graveur. Son père exerce la profession de maître-tailleur de verre, sa mère est polisseuse dans la même industrie. Car, en Silésie, sur les contreforts des montagnes, la terre est pauvre et sablonneuse entre rivières et forêts, exactement ce qu’il faut pour

alimenter des verreries. On en recense près de 200 à proximité du lieu de naissance d’Henri. Le jeune garçon sera donc apprenti verrier.

Maurice Bellom, professeur à l’École des mines de Paris, après un voyage d’étude en Silésie, écrit « Ce n’est que par un apprentissage commencé dès l’enfance, par une pratique de longues années, que les ouvriers verriers arrivent au degré d’habileté professionnelle qu’exige leur industrie ». C’est à Hirshberg que le jeune garçon apprend, outre le travail du verre, les trois matières obligatoires : la lecture, l’écriture et le dessin.

Photo 1867. rchi es de la amille in ler

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La vallée du cristal

Apprentissage terminé, il part à pied vers la Bohème toute proche. C’est là que tout se passe car les verres de Bohême sont connus du monde entier et les recherches techniques et artistiques s’y multi-plient pour créer les œuvres les plus audacieuses et les plus raffinées.

Henri effectue donc son « tour de Bohême » en tant que compagnon. Si les verreries sont nombreuses, elles ne sont espacées que de quelques heures de marche et chacune excelle dans une spécialité : coloration dans la masse, doublage du verre, inclusion d’émaux, utilisation de métaux (or, argent, cuivre, uranium…).

Henri se fixe enfin à Novy Bor, haut lieu de l’innovation verrière. Dans ce centre collaborent scientifiques et créatifs, maîtres et apprentis. Toutes les initiatives techniques et artistiques coexistent. « Plus de 20 000 ouvriers et 200 artistes 1 » y travaillent en 1845.

Les étrangers affluent pour apprendre, pour acheter, mais, aussi pour recruter des talents. Ils sont éblouis par les formes et les couleurs des verres.

Car cette matière connue improprement sous le nom de cristal de Bohême est un verre 2 . Le sol de cette région, riche en potasse et en quartz, produit des objets clairs et transparents que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

Le voyage de Monsieur Péligot

En mai 1845, la chambre de commerce de Paris demande à Eugène Péligot, professeur de chimie au Conservatoire des arts et métiers, d’effectuer un voyage d’étude en Bohême. Comme il l’écrit lui-même : « Les Bohêmes excellent dans la fabrica-tion des verres colorés dans la masse. Ils excellent surtout pour la gravure sur verre… 3 ». Se joignent à lui les directeurs de la cristallerie de Saint-Louis et de Baccarat qui souhaitent étudier la production d’objets comparables aux verres de Bohême dont le monde entier raffole. Pendant que l’ingénieur tente de percer les secrets des colorations, les directeurs rencontrent les artistes. L’attention d’Adolphe Marcuse, directeur de Saint-Louis et expert en art du verre 4 , est attirée par un jeune graveur :

Henri Winkler. Ce dernier écrira : « Étant, j’ose le dire, un artiste connu et renommé, je fus engagé en Bohême en 1846, avec les promesses de pension, libre logement et 300 francs de gratification par an ». Il a 33 ans, maîtrise parfaitement son art et se lance avec fougue dans l’aventure. Mais… il a une compagne et un enfant. Est-il marié ? Cette vie de Bohème ne choque pas le direc-teur qui tient à son graveur et accepte de les emmener tous les trois.

La cristallerie de Saint-Louis

À son arrivée le couple n’est pas dépaysé tant les vallées vosgiennes ressemblent à s’y méprendre aux monts des géants de la campagne bohémienne. À peine posent-ils le pied sur le sol lorrain qu’il leur est forte-ment conseillé d’officialiser leur relation. Le 15 octobre 1846 ils se marient donc, à la mairie de Saint-Louis, et Henri reconnaît le petit Louis pour son fils.

Installés dans la vallée ils disposent d’un logement proche des ateliers, d’un

Le verre et le cristal

Le verre : connu depuis l’antiquité, il est fabriqué à partir d’un mélange de sable (silice) et d’un oxyde alcalin (soude, potasse, chaux) pour abaisser la température de fusion.

Le cristal de roche : il s’agit de silice pure (SiO2) minéral naturel cristallisé sous forme de quartz,

Le cristal de Venise : terme utilisé par les verriers de Murano, à la fin du XVe siècle, pour caractériser un verre particulièrement fin.

Le cristal : découvert en Angleterre au XVIIe siècle, il s’agit d’un verre auquel on a ajouté de l’oxyde de plomb qui lui confère un éclat et une durée exceptionnels. Pour avoir droit à la dénomination « cristal » le verre doit contenir au moins 24 % d’oxyde de plomb.

Le cristal de Bohême : verre, riche en potasse, dur et éclatant, le cristal de Bohême, qui n’en n’est pas du point de vue juridique, est chimiquement plus proche du cristal de roche que le cristal au plomb.

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jardin, d’un droit de chasse. Un médecin est atta-ché à l’établissement ainsi qu’un maître d’école. Bientôt la cristallerie instaurera un jour de congé dominical, une caisse maladie, une caisse de retraite pour ses 2 000 employés 5 .

La famille d’Henri ira en s’agrandissant avec l’arrivée de six enfants, baptisés dans la chapelle des verriers de Saint-Louis. Tous vont à l’école du village et y apprennent le français et l’allemand, le calcul et l’orthographe jusqu’à l’âge de douze ans. Les fils d’Henri deviennent aussi graveurs mais ils n’auront jamais le talent de leur père.

L’artiste

Un graveur, bien qu’artiste, demeure un employé qui obéit aux lois du marché. Dans son atelier, le numéro 42 à Saint-Louis, il décore les vases, les coupes, les presse-papiers à la demande : armoiries, portraits, mais aussi scènes de chasse, et thèmes empruntés à l’antiquité comme la mode le voulait. Il dessine à la perfection les chevaux fins et racés, le gibier bondissant, les chiens. L’un d’entre eux, plein de vie, qui figure sur divers vases, devait être le sien.

Pour plaire au goût d’exotisme de l’époque il grave aussi des lions et des tigres. Certains félins, ressemblant aux chats sauvages vosgiens, chassent ou se reposent sous les palmiers et… les sapins.

Potiche en cristal clair doublé rouge avec deux médaillons gravés signés H.W. 1860. usée de Saint ouis

Cristal doublé rouge gravé par H. Winkler, 1860.

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Puis il se documente, travaille de plus en plus grand et de plus en plus librement. Il apporte en Lorraine le goût des grands « pokals », récipients de cérémonie, composés d’un pied fixé à une coupe et d’un couvercle surmonté d’un « bouton », le tout en cristal coloré ou avec des médaillons de couleur. Le succès est là mais, bien que certain de son talent, Henri Winkler n’a qu’un but : Il « cherche à s’améliorer » comme il l’écrit lui-même.

Potiche en cristal clair doublé rouge avec deux médaillons gravés signés H.W. 1860.

usée de Saint ouis

Grand vase cristal doublé bleu monté sur bronze gravé par H.W. 1860.

usée de Saint ouis

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Détail d’un des deux médaillons gravés. usée de Saint ouis

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La gloire

En 1855 et en 1867, les exposi-tions universelles qui se tiennent à Paris, mettent en valeur ses œuvres. Le nouveau directeur de la cristalle-rie, le comte Eugène Didierjean, lui rend hommage en mentionnant tout particulièrement : « Henri Winkler, graveur sur cristaux, à qui est due la gravure des deux grandes coupes en cristal et celle de quelques autres objets très riches 6 ». Henri Winkler en garde une fierté évidente mais aussi quelques blessures, il écrit, des années plus tard, à propos d’un grand pokal présenté à l’exposition universelle de 1867, que son poids « avait attaqué mon système nerveux, qu’une maladie en avait été la suite et que, depuis, quelques doigts sont paralysés en partie 7 ». La gravure demande de la force et de la délicatesse. Une critique d’art écrira à propos des vases gravés par Henri Winkler : « …par-dessus tout règne la peur de briser l’œuvre fragile sous la forte pression de la main qui l’appuie contre la molette. Imaginez que la pointe glisse et que le vase se casse ! Des semaines de travail gâchées. Sacré Winkler. Des graveurs de son talent, il en existe un par siècle 8 ».

L’affaire

Le lundi de Pâques 1893, Joséphine Fix, la cuisinière du directeur de la cris-tallerie, revient de la fête de Bitche, ville voisine, à onze heures du soir en compagnie d’Armin, un des fils d’Henri Winkler, la jupe déchirée et le parasol cassé. Le désordre de ses vêtements et le malheur de son ombrelle font immédia-tement le tour de la vallée. Des témoins rapportent même que, au cours de cette journée de fête, ils avaient vu le couple dans plusieurs auberges et entendu le garçon proposer à sa compagne de « prendre une chambre avec un lit pour la faire reposer ».

La taille et la gravure

Outre la peinture sur verre et le dépôt de couches métalliques le verre peut être décoré à froid par diverses méthodes mécaniques et/ou chimiques.

La taille : elle consiste à creuser des décors géométriques sur la pièce en verre. Le tailleur creuse ces motifs à l’aide d’une meule verticale actionnée par le pied de l’ouvrier ou par un moteur extérieur.

La gravure mécanique « à la roue » : développée à Prague à la fin du XVIe siècle, elle constitue la quintessence de la décoration sur verre car elle permet de réaliser des scènes sophistiquées gravées avec une extrême finesse. C’est la technique utilisée par Henri Winkler. Elle demande un sens artistique et une habileté technique affirmés et ne tolère pas la moindre erreur.

Le graveur entaille la pièce à l’aide d’une petite roue mue par une pédale actionnée au pied. L’objet à graver est déplacé à la force des bras devant la roue fixe.

La gravure chimique « à l’acide » : elle consiste à recouvrir le verre d’une couche de bitume sur laquelle on dessine le motif à graver. La pièce est ensuite immergée dans une solution d’acide fluorhydrique qui attaque les surfaces qui ne sont pas protégées par le bitume. Simple à mettre en œuvre elle ne permet pas de maîtriser la profondeur de l’attaque acide de sorte que la gravure obtenue manque de relief.

Détail verre gravé, 1870. Collection ri ée

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1 . Eugène Péligot, Le verre, son histoire, sa fabrication. G. Masson éditeur, 1877.

2 . Pierre Piganiol, Le verre son histoire, sa technique. Hachette, 1965.

3 . Eugène Péligot, Douze leçons sur l’art de la verrerie. Imprimerie P.A. Boudier 1862.

4 . Adolphe Marcuse, Les verreries du comté de Bitche. Berger Levrault, Nancy 1887.

5 . Gérard Ingold, Saint-Louis de l’art du verre à l’art du cristal de 1586 à nos jours. Hermé, 1998.

6 . Eugène Didierjean « Note destinée à l’exposition de l’industrie nationale » 1867, Archives de la cristallerie de Saint-Louis.

7 . Henri Winkler « Lettre à Messieurs les actionnaires de la compagnie de Saint-Louis » 1895.

8 . Laure Colineau, l’Express, 18 juin 2007.9 . Jean Vartier, La vie quotidienne en Lorraine au XIXe siècle,

Hachette littérature, 1974.1 0 . Archives de la cristallerie de Saint-Louis.1 1 . Marie-Louise Reyen, La paraison. Éditions Universitaires,

1986.1 2 . Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre.

Bibliothèque Charpentier. Paris, 1915.1 3 . Marcel Aymé, La jument verte. Gallimard, 1933.

Très choqué par cette inconduite, le Comte Didierjean, somme le jeune homme d’épouser aussitôt la demoiselle ainsi compromise : « C’est le mariage ou la porte » lui fait-il dire.

Le dimanche suivant, à la messe de la chapelle des verriers, du haut de la chaire, le curé accuse nommément, et avec véhémence, Armin d’avoir dévergondé la cuisinière de Monsieur le Comte. En effet, conformément à une habitude fréquente en Lorraine « Du haut de la chaire, les curés dénoncent chaque semaine les manquements de leurs parois-siens 9 ». À quoi le jeune homme répond que « Le Directeur recrute son personnel domestique féminin dans des couvents-orphelinats… Avec quelques de ses domestiques il entretient, depuis des années déjà, des relations adultères et parmi ses domestiques se trouve aussi une certaine Joséphine Fix dont Monsieur le Comte voulait se débarrasser 1 0 ». Il est aussitôt renvoyé pour « négligence et insulte ». Et toute la famille, qui le soutient est licenciée.

S’ensuivront plusieurs procès au cours desquels deux parties vont s’opposer avec violence : celle du directeur, soutenu par le curé comme cela était la tradition à cette époque 1 1 , et la famille Winkler, appuyée par le témoignage des servantes. L’une déclare : « Mon patron se livre sur moi à des privau-tés indécentes ». Une autre avoue : « (…) pendant les 50 jours qu’il a passés à Niderbronn en 1891, il revenait presque tous les jours pour avoir de mauvaises relations ».

Mais le curé suspecte la servante qui « seule avec elle-même, se livre à l’impudicité ». Peut-être pensait-il, comme le dit Octave Mirbeau, que : « Pêcher pour pêcher encore faut-il mieux pêcher avec ses maîtres, quand ce sont des personnes pieuses, que toute seule 1 2 ».

Les amours ancillaires

Ces procès ne sont pas ceux d’un licenciement abusif mais bien la remise en cause des rapports employés et patrons avec pour corollaire les amours ancillaires. Le conflit entre Eugène Didierjean et Henri Winkler figure celui de deux époques, celle de la fin du XIXe siècle face au XXe siècle naissant. Le simple refus d’un employé d’épouser une cuisinière pouvait en effet déclencher un drame qui a bouleversé tout le village de Saint-Louis et brisé la vie de deux familles. Mais la première se battait pour les valeurs d’un siècle passé, la seconde s’inscrivait déjà dans celles du siècle futur.

À cette époque, pour un patron « Ces amours ancillaires lui semblaient, par leur peu d’impor-tance, échapper à toute espèce de reproche 1 3 ». Mais, déjà, pour les employés, apparaissait la possi-bilité de se défendre et Henri Winkler écrit une lettre de dix pages qu’il fait imprimer et qu’il adresse à tous les actionnaires de l’entreprise pour clamer son innocence. Aucun d’entre eux ne se manifestera pour soutenir la direction.

La justice tranchera aux dépens du directeur. Épuisé par ce conflit et par la maladie, il meurt en 1895, mais, auparavant, il fait arracher des archives de Saint-Louis les pages concernant cette affaire et enfermer les œuvres des Winkler dans un grenier.

La famille Winkler, dédommagée et réhabili-tée, s’installera à Strasbourg et la servante recevra 5 000 francs et un aller simple pour l’Amérique.

Pendant plus de cent ans le nom d’Henri Winkler, premier graveur de la cristallerie de Saint-Louis, a été tenu caché pour une sombre histoire d’amours ancillaires. Aujourd’hui ses œuvres sont exposées dans les musées et font l’admiration, chaque année, de dizaines de milliers de visiteurs qui constatent, comme il le disait lui-même avec une certaine fierté : « Tant qu’il restera une pièce gravée par moi je serai reconnu pour artiste ».

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quête de la lumière

chez I onescoPAR MARIA TRONEAProfesseur de Littérature Francophone á Craiova Roumanie Vice-présidente de l’association AMOPA Roumanie

Chute dans le temps et malaise existentiel

Eugène Ionesco, dont l’œuvre si complexe (critique et histoire littéraire, poésie, essai, théâtre, journal, roman) a résisté à l’épreuve du temps, pourrait faire siens les vers de Baudelaire, circonscrits eux aussi à l’intertextualité. « Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur/Condamne à peindre, hélas !/Sur les ténèbres 1 ». Il faut rappeler qu’il préparait, vers 1938, une thèse de doctorat, Le thème de la mort et du péché dans la poésie française depuis Baudelaire, restée inachevée 2 . En Baudelaire, il voit, sans doute, un esprit fin. Mais la source première de sa vision sur le monde est son vécu, selon les aveux qu’il fait dans ses journaux, de même que dans les interviews qu’il donne.

Dans les premières pages du Journal en miettes, Ionesco décrit l’enfance comme l’âge qui ignore la fuite du temps, l’espace d’élection en étant « un nid » à la campagne, la Chapelle-Anthenaise, village de 1 000 habitants en Mayenne, où il habite avec Marie, sa sœur cadette, entre 1917-1918 : « Quand j’étais à la Chapelle-Anthenaise, je me trouvais

hors du temps, donc dans une espèce de paradis. Vers onze ou douze ans, pas avant, j’ai commencé à avoir l’intuition de la fin 3 ».

L’idée de la fin de l’univers et de la vie, figurée par des symboles récurrents chez Ionesco tels « le mur infranchissable » et « le gouffre » (mot-clé chez Baudelaire), marque la fin de son enfance, « l’âge d’or » : « depuis l’âge de quinze ans, c’est-à-dire à partir du moment où ce qui me restait de l’enfance m’a quitté, c’est-à-dire aussi à partir du moment où il n’y a plus eu du présent mais du passé se précipitant dans le futur, c’est-à-dire dans l’abîme, à partir du moment où le présent fut mort et qu’il a

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été remplacé par le temps, depuis que j’ai pris tout à fait conscience du temps, je me suis senti vieux et j’ai voulu vivre 4 ».

La « chute dans le temps » (cf. Cioran) est asso-ciée à l’angoisse de la mort des êtres chers, comme sa mère, tout d’abord, ensuite à l’angoisse de sa propre disparition. De la conscience d’être mortel naît la révolte devant le sort de l’homme : « Mais qu’est-ce que c’est que cette condition de marionnette tirée par des ficelles, de quel droit se moque-t-on de moi ? 5 ». Devant « les ténèbres du néant » il n’y a qu’une seule voie du salut, la quête de la lumière pour assurer la pérennité, solution envisagée par Baudelaire aussi, un autre esprit tourmenté par « l’Angoisse atroce, despotique ». Le motif de la lumière se retrouve d’ailleurs dès les premiers écrits d’Ionesco, dans Elegii pentru fiinţe mici, par exemple, poèmes en roumain, publiés à Bucarest en 1931, qui seront traduits en français (Élégies pour êtres minuscules) par la fille de l’écrivain, Marie-France Ionesco. On peut citer dans ce sens Rugă (Prière) : « Un petit soleil, Seigneur/Pour ma petite âme/Seigneur, je suis une feuille au vent 6 (…) ». Cet appel au salut tient, sans doute, de la métaphysique et ne doit pas être assimilé obligatoirement au mysticisme. Il nous rappelle pourtant la crise spirituelle de Baudelaire, sa postulation entre Dieu et Satan, illustrée par Les Fleurs du mal, et les témoignages de la mère du poète concernant les sympathies religieuses que celui-ci aurait nourries vers la fin de sa vie. L’un des [Aphorismes] de Baudelaire dit : « Si la religion disparaissait du monde, c’est dans le cœur d’un athée qu’on la retrouverait 7 ». Cette pensée de moraliste pourrait être mise en liaison avec l’une des Fusées des Journaux intimes : « Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine 8 ». Au-delà ce problème difficile à trancher, il y a leurs œuvres où le symbolisme tannaïtique et évanescent s’associent pour fournir l’image de la condition humaine, marquée par le spectre de la mort et illuminée par le bonheur fulgurant, qui n’est qu’un leurre. Image dont on trouve le pendant dans Le Blanc et le Noir (1981), livre où le pinceau s’associe à la plume pour surprendre le miracle de la vie et le mystère de l’au-delà, connoté par le silence, métonymie tannaïtique. L’art de peindre, de même que l’art d’écrire sont envisagés par Ionesco en tant que remèdes pour apprivoiser l’angoisse de la mort, ce « vieux capitaine » invoqué par Baudelaire à la fin de ses Fleurs du mal.

Vide ontologique et libération

Le néant de la vie en couple est un thème assez fréquent dans le théâtre de Ionesco, présent déjà dans La Cantatrice chauve où les Smith et les Martin, enlisés dans la routine quotidienne, vivent tels des automates, illustrant la plus parfaite alié-nation. La situation est la même dans Les Chaises, pièce jouée le 22 avril 1952 au théâtre rue de Lancry (aujourd’hui théâtre de la République Paris Xe), dont les protagonistes sont deux vieillards (LE VIEUX et LA VIEILLE) qui vivent claustrés dans un phare, sur une île. Cette « farce tragique » a été associée à une pièce célèbre de Strindberg, La Danse du mort (1900), circonscrite elle aussi au tragique. Les didascalies, qui sont nombreuses chez Ionesco, suggèrent l’existence végétative des personnages enveloppés d’« une lumière verte » (p.142)9 . Les deux êtres robotisés remémorent le bonheur de leur jeunesse, figuré par le jardin d’Eden et « la ville de lumière » (p. 144) qui s’est éteinte (Paris).

Le symbolisme paradisiaque de l’île ne se retrouve pas dans la pièce d’Ionesco où ce topo connote le dernier refuge devant la mort, figurée par plusieurs signes métonymiques : la nuit, la lumière verte, la lumière froide, vide, le grand trou noir, l’eau qui croupit. Une eau suicidaire car le vieux couple y trouve le salut, en se jetant par la fenêtre : « LE VIEUX : …Nos cadavres tomberont loin l’un de l’autre, nous pourriront dans la solitude aquatique… Ne nous plaignons pas trop » (p. 181).

Une autre « farce tragique » ayant comme thème l’échec conjugal est Amédée ou Comment s’en débarrasser, qui aura sa première représenta-tion en avril 1954, au théâtre de Babylone (Paris VIIe). Deux personnages, Amédée, un écrivain

raté et Madeleine, sa femme, s’y confrontent avec cruauté, rappe-lant toujours la pièce de Strindberg, déjà citée. La raison de cette confrontation sans trêve est l’amour qui s’effrite, suite à la monotonie de la vie en commun. Le cadavre caché dans l’ap-partement du couple (l’amant de Madeleine, assassiné par Amédée)

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est, en fait, le symbole de leur amour en agonie, qui se confond avec la fuite du temps, mesurée par la pendule mentionnée à la place d’honneur dans les didascalies : « (…) Il ne doit pas y avoir d’autres meubles au premier acte, sauf une pendule, bien visible, dont on verra tourner les aiguilles » (p. 263). Cela nous rappelle encore les vers de Baudelaire, ceux du poème L’Ennemi, par exemple : « - Ô douleur ! Ô douleur ! Le Temps mange la vie/Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur/Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! 1 0 ».

Le cadavre qui grandit « à vue d’œil » (image du péché et du remords) tout en souffrant plusieurs métamorphoses (l’apparition d’une « grande barbe blanche », par exemple, pour marquer le vieillisse-ment, la mort) presse Amédée de s’en débarrasser. C’est à cause de lui, d’ailleurs, que le couple vit en réclusion depuis quatorze ans. L’intrusion du surréel se manifeste aussi dans l’apparition des sosies des personnages principaux, Amédée II et Madeleine II, en quête de « l’amour fou », associé à la transparence : « AMÉDÉE II : Univers aérien… Liberté… Puissance transparente… Équilibre… Légère plénitude… Le monde n’a pas de poids… » (p. 305).

Un autre élément fantastique est la mystérieuse musique venue de la chambre du mort : « Amédée et Madeleine se taisent. Un certain temps, il n’y a plus que la musique, puis, soudain, la scène, qui était devenue presque complètement obscure, s’éclaire, d’une lumière verte, pas désagréable ; au début, cet éclairage ne porte que sur une partie de la scène, venant de la chambre du mort » (p. 309). Comme dans Les Chaises, on y retrouve le jeu des ténèbres et de la lumière, une lumière verte, tannaïtique, le plus souvent. La chambre à l’aspect macabre des époux (huis clos ténébreux) est mise en antithèse avec un dehors lumineux, de pleine lune, espace infini qui s’ouvre devant les yeux éblouis des protagonistes, par le biais de la fenêtre, comme dans un tableau : « AMÉDÉE : Regarde, Madeleine… tous les acacias brillent. Leurs fleurs explosent. Elles montent. La lune s’est épanouie au milieu du ciel, elle est deve-nue un astre vivant. La Voie lactée, du lait épais, incandescent. Du miel, des nébuleuses à profusion, des chevelures, des routes dans le ciel, des ruisseaux

d’argent liquide, des rivières, des étangs, des fleuves, des lacs, des océans, de la lumière palpable… » (pp. 313-314). Cette lumière de soie du dehors infini annule, en fait, la lumière verte connotant la mort du dedans, envisagé en tant que prison. Un coup de théâtre aidera Amédée à s’en libérer. Poursuivi par les poli-ciers et tirant le corps du cadavre après lui, le protagoniste s’envole vers une sorte de paradis aérien, une fin pour la pièce qu’il écrit lui aussi, une sorte de mise en abyme de l’œuvre : « AMÉDÉE : Oui. Une

pièce dans laquelle je prends le parti des vivants contre les morts… » (p. 323).

Guérir de la mort

C’est le désir de Bérenger, le personnage prin-cipal de la pièce Le Piéton de l’air, créée d’abord à Düsseldorf (1962) et ensuite à l’Odéon-Théâtre de France, le 8 février 1963, par Jean-Louis Barrault. Sur la genèse de celle-ci (qui est la transposition d’une nouvelle), Ionesco déclare : « J’ai utilisé un de mes rêves. Le rêve de l’envol 1 1 (…) ». Comme on l’a déjà vu, « l’envol » est envisagé dans son œuvre en tant que libération de la routine quotidienne qui robotise ou de la hantise de la mort : « BÉRENGER : Nous pourrions tout supporter d’ailleurs si nous étions immortels. Je suis paralysé parce que je sais que je vais mourir. Ce n’est pas une vérité qu’on oublie… afin de pouvoir faire quelque chose. Moi, je ne peux plus faire quelque chose, je vais guérir de la mort. Au revoir, monsieur » (p. 673).

Au thème de l’envol paradisiaque, on associe le thème de la lumière : la ville-refuge est « une ville de lumière » et devant les yeux des personnages apparaissent et disparaissent miraculeusement « un arbre en fleurs », « une colonne rose, petite, fleurie » (surgie « du néant »), « un pont d’argent éblouis-sant de lumière qui ressemble à un arche aérien ». Émerveillé par ces apparitions qui tiennent du rêve, Bérenger se sent emporté par la joie : « BÉRENGER : Je me sens soulevé et submergé par la joie » (p. 705). L’envol intérieur se matérialise, et l’on assiste à un miracle : Bérenger s’envole, se métamorphosant en boule lumineuse. Mais le miracle ne dure pas, l’envol

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étant suivi par la chute. Bérenger revient sur la terre, ayant l’air « tout déconfit », fatigué, effrayé. Sur le fond d’une musique foraine, résonne la conclusion d’un homme dégrisé : « BÉRENGER : Rien. Après, il n’y a plus rien, plus rien que les abîmes illimités… que les abîmes » (p. 736). La pièce finit pourtant sous le signe de l’espoir : « …peut-être que… les jardins… les jardins… » (p. 736).

Le roi se meurt

Cette pièce, créée le 15 décembre 1962 par le metteur en scène et acteur français, Jacques Mauclair au théâtre de l’Alliance française, reprend le thème de la mort, thème majeur de l’œuvre ionescienne. Elle porte l’empreinte de l’autofiction, étant inspirée, comme l’auteur l’avoue dans Les Entretiens avec Claude Bonnefoy, par l’angoisse ressentie dans une période de maladie prolongée par la rechute. Dans cette perspective, Bérenger, le roi malade hanté par l’angoisse de la fin, est l’alter ego de l’écrivain, qui envisage sa pièce comme une leçon pour apprendre à mourir. La fin imminente du roi se répercute dans l’univers proche et lointain, par le biais du mécanisme métonymique : la salle du trône est « vaguement délabrée » (p. 739), poussiéreuse, « le radiateur reste froid » (p. 740), « il y a une fissure dans le mur du palais » (p. 741) « qui s’élargit et se propage » (p. 746), des planètes entrent en collision et éclatent, le soleil perd de sa force, « les arbres soupirent et meurent » (p. 746), les terres sont en friche, la chambre à coucher du roi est pleine de toiles d’araignées etc. Toutes ces métonymies spatiales connotant la dégradation et le dérèglement font pendant à l’état du roi, marqué par la déchéance : il apparaît dans la salle du trône les pieds nus et on lui met des pantoufles, il boite, il tombe et perd sa couronne et son sceptre pendant la chute, la pièce prenant l’allure de « guignol tragique ». L’amour de Marie, sa jeune reine, ne peut plus le soutenir. Le verdict est donné par Marguerite, sa

première épouse : « MARGUERITE : Il n’y a plus de temps. Le temps a fondu dans sa main » (p. 757). Elle va lui enseigner la mort qu’il refuse obstinément : « …Il n’est pas naturel de mourir, puisqu’on ne veut pas. Je veux être » (p. 771). « La cérémonie » commence pourtant et assisté par Marguerite, le roi se meurt. Son image se fige comme une statue pour disparaître ensuite. Les didascalies focalisent le symbolisme tannaïtique de la lumière : « Enfin, il n’y a plus que cette lumière grise. La disparition des fenêtres, portes, murs, roi et trône doit se faire lentement, progressivement, très nettement. Le roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume » (p. 796).

Jeux de massacre, « une Danse macabre »

C’est l’image qui s’impose à Cioran à la fin d’une soirée théâtrale Ionesco, décrite dans ses Cahiers 1957 – 1972 (14 sept. 1970) : « Jeux de massacre d’Eugène Ionesco. Je n’ai pas l’impression de sortir d’un spectacle mais d’un lieu où l’on m’a passé à tabac. Pièce puissante et déroutante, une danse macabre où le comique n’est pas assez présent. (…) Dans Le roi se meurt, quelqu’un mourait. Ici, c’est la mort anonyme, impersonnelle, puisque les gens qui y meurent sont des symboles ou des types, qui relèvent en fin de compte de la statistique 1 2 ».

La première création de la pièce (réalisée en février 1970 par le metteur en scène et acteur allemand Karl-Heins Stroux (1908-1995) au Schauspielhaus de Düsseldorf) s’intitulait Triomphe de la mort ou la Grande Comédie du massacre. Pour la création française, confiée au metteur en scène argentin Jorge Lavelli et jouée le 11 septembre 1970 au théâtre Montparnasse, Ionesco choisit un autre titre, circonscrit à la dérision : Jeux de massacre. Comme le titre le montre, il s’agit d’une farce tragique, fragmentée en une suite de tableaux et sous-tableaux qui se succèdent

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à un rythme accéléré, qui donne la sensation de vertige. Les person-nages, très nombreux, sont atteints par une maladie, qui rappelle La Peste, le roman d’Albert Camus. Il n’y a pas d’is-sue, la mort frappe tout le monde, sans choisir, et la peur pousse chacun à des actes témoignant de

la dégradation morale. Le symbolisme de la mort qui inonde la pièce se reflète aussi dans le texte marqué par la prolifération des didascalies, la première scène en étant un exemple : « Au moment de la fin de cette première scène, il s’agit de vraies marionnettes, celles-ci se tourneront, avec un air d’angoisse, immobilisées, face au public ou plutôt les yeux fixés sur le lieu précis de l’événement. S’il s’agit de poupées immobiles ou peintes, elles devront disparaître dans la grisaille (comme il arrivera d’ailleurs, également, avec les vraies marionnettes dont on ne verra plus bouger que les ombres dans le brouillard car une demi-obscurité envahira le plateau à la fin de cette scène) » (p. 961).

Les signes du mal surgissent partout, l’épidémie sévit et les cadavres jonchent le sol. Le ballet tannaï-tique est marqué aussi par les nombreux Moines noirs qui traversent le plateau. La fenêtre-tableau, qui renvoie vers la passion d’Ionesco pour la pein-ture, se circonscrit aussi à la noirceur symbolique de la pièce : « Pendant ce temps-là, on voit par la grande fenêtre un homme en noir qui passe

portant un drapeau noir, suivi par une charrette conduite par des chevaux noirs, un cocher vêtu de noir, un cercueil dans la charrette » (p. 978).

La seule scène lumineuse de la pièce est celle de la promenade du couple, LA VIEILLE et LE VIEUX, encore amoureux en dépit de l’âge. Si l’homme se révolte contre la vie-cauchemar, marquée par l’angoisse de la mort, la femme se place sous le signe d’un émerveillement perpétuel devant la vie-miracle, qui rappelle le conte roumain Jeunesse sans vieillesse et vie sans mort : « LA VIEILLE : Les plantes s’épanouissent dans la lumière. Jamais les feuilles ne se dessèchent. Je caresse du regard tous les visages » (p. 1018).

En guise de conclusion

L’unité de l’œuvre d’Eugène Ionesco, œuvre qui porte l’empreinte de la métaphysique, est donnée par la thématique de la mort. Ce mal incontournable de la condition humaine plonge les personnages dans une angoisse qui renvoie vers le vécu de l’auteur, lui-même tourmenté par l’idée de la fin et en quête de la lumière, du salut, comme il l’avoue dans ses journaux. Au-delà d’une autofiction présumée, il y a un imaginaire bicolore, en noir et blanc. La hantise de la mort, illustrée par une stylistique tannaïtique, a, comme pendant l’émerveillement devant le monde (celui de l’enfance-éden surtout), connoté par le symbolisme de la lumière. Cette œuvre noire et lumineuse à la fois est encore d’actualité, continuant de charmer le lecteur et le spectateur.

1 . Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Paris, 1975, I, p. 38.

2 . Marie-France Ionesco, Portrait de l’écrivain dans le siècle : Eugène Ionesco (1909-1994), « Arcades » Gallimard, Paris, 2004, p. 11.

3 . Eugène Ionesco, Journal en miettes, Gallimard Folio, Paris, 1992, p. 13.

4 . Ibidem, p. 29.5 . Ibidem, p. 35.6 . Cf. Marie-France Ionesco, op. cit., Annexes.

7 . Charles Baudelaire, op. cit., p. 710.8 . Ibidem, p. 650.9 . Les citations sont prises d’Eugène Ionesco, Théâtre complet,

Éditions Gallimard, Paris, 1991. Les références à cette édition sont entre parenthèses dans le texte.

1 0 . Charles Baudelaire, op. cit., p. 16.1 1 . Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Pierre

Belfond, Paris, 1966, p. 74.1 2 . Cioran, Cahiers 1957 - 1972, Éditions Gallimard, Paris, 1997,

p. 836.

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Musique

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L’ Accordéon…PAR THIERRY BENETOUXMembre de la section du Vaucluse de l’AMOPA Auteur conférencier Formateur à l’ITEMM (Institut Technique Européen des Métiers de la Musique)

Avant propos

L’Accordéon « Quand on y pense, c’est le seul instrument que les gens détestent. » Bien que l’accordéon occupe une place centrale dans beaucoup de groupes actuels, il touche par excellence à un symbole de « ringard, franchouil-lard ». Le seul nom de l’accordéon évoque chez la plupart d’entre nous les bals musette, nos parents voire grands-parents qui se rendaient fringués comme Artaban pour voir au plus près de la scène leurs vedettes André Verschuren, Yvette Horner, Jean Ségurel, etc. ; ça « fleure » bon la France, n’oublions pas que notre chère Yvette avec son accordéon était perchée sur la voiture de présentation du célèbre « Tour de France ». Et on a beau chercher, on ne trouve pas d’exemple comparable d’un autre instrument paria connoté aussi péjora-tivement, le saxophone peut-être ? Mais même lui revient en grâce après les années 80. Et puis le saxo a son Stan Getz ! Personne ou presque ne songerait a priori à sauver l’accordéon. En classique ou contemporain, les Français ne sont pas au rendez-vous, malgré les efforts des compositeurs et des musiciens. En musique traditionnelle, il s’impose haut la main dans tous les pays du monde, enfin en Jazz, certains s’y frottent mais mal joué, cela aggraverait plutôt les choses. Quant aux instruments apparentés à l’accordéon, ils ont tous une facette distinguée et bien considérée : Astor Piazzola classe le bandonéon au rang des vrais instruments et les improvisations de Greg Szlapczynski (harmoniciste de Johnny Hallyday) sont seulement sublimes.

A comme Accordéon, pourquoi ce nom ?

Nous pouvons identifier le mot Accord qui précisément est le sens essentiel de l’accordéon, il incarne l’Addition de notes permettant la produc-tion simultanée de plusieurs sons, sa signature en

somme. L’Accordéoniste possède dans la partie Accompagnement de son accordéon, joué par la main gauche, d’un système créant tous les accords majeurs, mineurs, et divers septièmes afférant aux 12 notes des basses fondamentales, soit trente-six ou quarante-huit accords pré-composés. Cela lui

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coûte cher car il devient vite anti-conventionnel aux yeux des conservatoires, car les renversements d’accords mis en place par l’usine, ne sont jamais les bons. Parfois Aigu, Assourdissant pour certains, Aérateur d’Air pour d’autres et j’en passe.

L’accordéon successeur de l’Amusette dans les bals de campagne se verra attribuer divers noms d’Argot. Les plus représentatifs sont : le piano à bretelles, le branle poumon, Boîte à punaises, Bouine, Boutonneux, Soufflet à chagrin, Boîte à frissons, Biniou, et tant d’autres…

« On pense souvent à tort qu’il s’agit d’un instru-ment typiquement français ». Depuis bientôt un siècle, l’accordéon est en effet, l’un des symboles même de la France, au côté de la tour Eiffel et de la baguette, ou du béret. Dans tout blog américain qui se respecte, 9 fois sur 10 un plan de Paris est illustré par un air d’accordéon ! Mais comment expliquer cette représentation dominante ? Pourquoi la France n’aurait-elle pas droit à un truc un peu sympa, comme la bombarde ou la clarinette ? « Dans les années 1950-1960, la chanson française a pas mal rayonné, avec Piaf, Aznavour, Brel, Mouloudji, Reggiani, elle était toujours accompagnée d’ac-cordéon, mais avec un son particulier : le son de Paris, le son musette. Du coup l’accordéon s’est trouvé associé à la France, et à ce son musette », les Artistes vont s’identifier à un son, ainsi qu’à une marque d’accordéon, et l’on va leur proposer les affiches et l’instrument « gratos » (juste retour des choses pour certains), le son quant à lui, peut être différent selon le degré de modulation entre

deux lames de même fréquence, on obtiendra le son dit « américain », ou le son « swing », ou le fameux son « musette », lui se caractérise par un son provenant d’une lame donnant la note juste ex. : diapason 440 Hz, une lame plus aiguë de même hauteur ayant pour fréquence 444 Hz, et une lame plus grave de même hauteur ayant pour fréquence 436 Hz. Ces écarts de justesse représentés en Hertz 436 - 440 - 444 provoquent des dissonances, cela nous donne plus de puissance pour jouer dans la rue, dans les bals, surtout pour avoir une identité, ce qui permettait de repérer l’accordéon dans un groupe. Mais plus les années ont passé, plus le chorus s’est amplifié jusqu’à la limite de la fausseté. C’est pour cela, que l’on a associé l’accordéon à un son gueulard, criard, aigre.

Amaible, Ségurel, Pruvost seront ainsi Adulés.

C comme Clavier, C comme…Là on touche le Graal, à tel point qu’il y a autant

de Claviers que d’origine de provenance et de musiciens. Ancien, moderne, populaire, le mot juste pour qualifier cet instrument est : Couteau suisse. Quelques chiffres, quarante claviers pour les systèmes diatoniques, et dix claviers pour les systèmes Chromatiques. Imaginez un fabricant de piano ayant trente pianos avec des placements de notes toutes différentes (juste impensable). Les Caractéristiques de chacun sont Coûteuses, les Conceptions Complexes, Conclusion par manque de standardisation l’accordéon est un instrument extrê-mement cher à réaliser. Le système Chromatique

apparaît vers 1900, il a le même son en poussé et tiré et possède sa gamme complète de douze notes avec les alté-rations dièses et bémols. On le dit uni-sonore.

Clinquant de ses Chromes il va même se mesurer aux Coupes du Monde de l’ac-cordéon, ou autres attractions tels que le Trophée Mondial de l’Accordéon, pour se hisser à la première place du podium tel un Champion d’athlé-tisme. Il en faut du Courage, du Caractère et surtout une bonne dose de travail pour maîtriser cet accordéon ©

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Musique Musique

constamment en mouvement sur vos genoux, où les interprétations toutes plus difficiles les unes que les autres, doivent être jouées à la perfection, une heure vingt minutes de programme. Actuellement, les enfants ont beaucoup de divertissements qui ne prennent pour certains que peu de temps, mais cela suffira-t-il pour assouvir leurs connaissances ou sommes-nous déjà dans une autre dimension. Bravo à tous ceux qui ont choisi l’art mineur c’est-à-dire la musique, il ouvre parfois ses portes vers une Carrière.

O comme Orchestre, O comme…L’accordéon se suffit à lui-même pour créer une

ambiance idéale pour les fêtes et les rites collectifs. Moderne, inventé à la fin du XIXe siècle seulement, ce « piano du pauvre » fut conçu pour être bon marché et utilisable dans la rue et les bals. Mais ces caractéristiques purement fonctionnelles se sont bientôt avérées difficiles à mettre en œuvre avec l’augmentation des notes dans l’ensemble de ses trois claviers. Ordonner les claviers : la mélodie (dans la partie main droite), les basses et les accords dans la partie main gauche.

L’Organisation est donc le maître mot de la fabrication d’un accordéon.

Quelques chiffres : 106 boutons main droite, avec 120 boutons main gauche, 6 500 pièces d’as-semblage comprenant 828 lames de musiques. Le tout évidemment dans un espace le plus réduit possible. Je vous laisse méditer sur cette réflexion de 828 lames divisées par 12 notes ce qui fait 69 lames de do, 69 lames de ré etc. Pour indication, un piano comportant 88 touches est équipé de 288 cordes, un accordéon comporte 64 notes main droite et 58 notes main gauche, est équipé de 828 lames. Le tout bien évidemment doit loger dans une « boîte à chaussures » !

R comme Respiration, R comme…La Respiration c’est le « plus » de l’accordéon, il

est capable de faire un son en ouvrant le soufflet et un son en re-fermant le soufflet. Essayez seulement de dire bonjour en inspirant de l’air…Le système oblige à doubler l’ensemble des lames afin que l’instrument puisse fonctionner. Le côté Réversible prend énor-mément de place mais l’accordéon Revendique cette particularité, ainsi que le Bandonéon ou l’Harmonica. L’accordéon dans le monde est joué par beaucoup de jeunes, de manière explosive, rythmique, souvent

des petits chromatiques piano ou des diato-niques. Il fait partie de la nuit, de la danse, des jeux. Aux fins fonds des îles Mascareignes, il y a de l’accordéon. C’est l’un des instruments les plus univer-sels qui soit.

À l’île Rodrigues proche de l’île Maurice, il n’est pas Rare de voir des accordéons diatoniques. Pourquoi l’Accordéon ? Et pourquoi pas le Sax, ou le violon ! Les Rodriguais ont réussi à mélanger leurs traditions avec le son de l’accordéon dans leur « Séga » et de ce fait il est devenu l’instrument emblématique de leur culture.

RenouveauUn renouveau salué par Vincent Lhermet :

« Depuis les années 2000 il y a un “boum” de l’accordéon. Les compositeurs ne voient plus de séparation entre le populaire et le savant, souligne le musicien, on voit que les barrières tombent de toute part ». Un des obstacles était l’absence de classes d’accordéon dans les conservatoires natio-naux, obstacle surmonté en 2002 par le CNSMD de Paris (Conservatoire national supérieur de musique et de danse).

D comme Diversité, D comme…L’accordéon possède une Diversité sonore

importante (voir le livre « l’accordéon et sa diver-sité sonore » de Thierry Bénétoux). Sa diversité est aussi présente dans le nombre de modèles existants chez un fabricant, il n’est pas rare de constater 70 produits sur la ligne de fabrication. C’est sûrement l’un des instruments qui possède le plus de Dépôt de Brevet, chacun y va de son idée de génie, afin de marquer l’histoire de l’accordéon en France. La Danse est le facteur Déclencheur de la réussite sociale de l’instrument, certains styles de musique n’ont pas fonctionné auprès du public car la danse n’était pas au programme. La Durabilité de l’accord est exceptionnelle à tel point que l’on peut rencontrer des accordéons qui n’ont jamais été révisés ou accordés dans un état acceptable pour une oreille non avertie !

Le Ronflant engendré par l’accordéon dans son brio noie le poisson dans les notes qui doivent être justes, « Ricanement ».

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L’accordéon Diatonique bi-sonore est basé sur la gamme Diatonique exemple celle de do (do, ré, mi, fa, sol, la si, do), il existe aujourd’hui beaucoup de diatoniques différents presque à la demande des musiciens pour leur confort de jeu. Les tonalités les plus utilisées sont la-ré, et sol-do.

E comme Expressif, E comme…L’E xpression est donnée par l’action d’ouvrir

et de fermer le soufflet qui relie les deux claviers chant et basse. L’É lectronique a fait son apparition dans les années 1975, les premiers accordéons électroniques sont inspirés des synthétiseurs, mais le système électronique prend beaucoup de place à l’intérieur de l’accordéon, les sons ne sont pas expressifs, tout le contraire de l’accordéon avec son soufflet. En 1989 arrive le système M.I.D.I Musical Instrument Digital Interface (protocole de commu-nication qui a été développé au début des années 1980 pour normaliser la communication entre les matériels de musiques informatisées). Il est installé

dans les accordéons acoustiques, ce qui permet à celui-ci de contrôler à nouveau l’expression, ils ne font pas encore l’unanimité, mais ont certainement le mérite d’exister. Depuis le début du XXIe siècle, il s’impose aussi dans le monde de la musique comme un instrument classique à part entière.

N comme naissance, N comme…En 1829, Cyril Demian facteur de piano et

d’orgues à Vienne (Autriche), fabrique un instrument dans la veine de Buschmann et Haeckl, dont il veut déposer le brevet sous le nom d’« Aeolina ». Ce nom étant déjà pris par un modèle Buschmann et ce nouvel instrument étant, contrairement à ses prédécesseurs, voué à l’accompagnement et, en ce sens, n’émettant que des accords, Demian dépose son brevet sous le nom d’« Accordion » ; cet instrument est muni d’un soufflet manié par la main gauche, la main droite se réserve à un clavier dont chacune des cinq touches émet un accord différent en tirant ou en poussant.

E t c’ est ainsi que nous avons défini l’ instrument

ACCO RDÉ O N.

Collaboration ADOSOM-AMOPA

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« I van I vanovitch Kossiak off »de Jean Giono

PAR KATIA THOMAS-MONTÉSINOSProfesseur agrégé de Lettres modernes, en classes préparatoires aux Grandes écoles littéraires, à la Maison d’éducation de la Légion d’honneur (Saint-Denis)

L ’année 2020 commémore le cinquantenaire de la mort du romancier Jean Giono au travers de nombreuses publications, conférences et animations diverses. En avant-première, le MUCEM (Musée des Civilisations

de l’Europe et de la Méditerranée), à Marseille, a consacré à cette œuvre exceptionnelle une exposition rétrospective, avec près de 300 œuvres et documents, jusqu’au 17 février 2020. Que cet événement littéraire et culturel important suscite la (re)lecture de cette œuvre d’une richesse infinie !

L’année de ses dix-neuf ans, Jean Giono partit pour la guerre dans « un vent qui sentait la voile de mer et le pirate », comme il l’écrivit plus tard en épilogue de son récit d’enfance, Jean le Bleu (1932). Il participa à la Première Guerre mondiale, durant plus de trois ans, quarante mois exactement, entrecoupés de cinq courtes permissions seulement. Ce jeune fantassin prit part aux combats à Verdun en juin 1916, à l’attaque en avant de la Batterie de l’Hôpital devant le fort de Vaux en août 1916, au Chemin des Dames en avril-mai 1917, aux assauts du moulin de Laffaux en octobre 1917 et sur le mont Kemmel dans les Flandres en mai 1918 où il fut gazé et eut les paupières brûlées 1 .

C’est de cette expérience terrible, dont ne témoignent explicitement

dans l’œuvre gionienne qu’un court texte, « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », dans le recueil de nouvelles Solitude de la pitié (1932) et le roman de guerre Le Grand Troupeau (1931), que naît la singularité profonde de la création gionienne, une œuvre anti-historique, qui condamne l’His-toire comme imposture mortifère, dénuée de sens. Ce choc originel fut sa matrice littéraire 2 .

Texte de jeunesse, le récit « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » est consi-déré comme la première nouvelle de l’œuvre gionienne. Giono reconnaî-tra, bien plus tard, ne pas se sentir de dispositions naturelles pour cette forme littéraire, comme le suggère la métaphore sportive qu’il emploiera en 1969 dans la réponse qu’il fit au professeur Pierre Citron : « Je n’ai

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jamais été très à mon aise dans la nouvelle. Il me faut courir un peu plus longtemps. Comme coureur, je fais plutôt le 1 500 mètres que le 100 mètres haies 3 ». Le tout jeune écrivain rédige ce texte d’une dizaine de pages, en février-mars 1925, et l’intégrera directement dans le recueil édité en 1932, Solitude de la pitié, sans publication indépendante préalable en revue. « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » est l’un de ses premiers récits « contemporains 4 » puisque c’est un témoignage de la guerre de « 14-18 » telle que Jean Giono l’a vécue. Ce court texte évoque une période de l’expérience personnelle de la Grande Guerre que Jean Giono a connue durant l’automne et l’hiver 1916, environ quatre mois. Appartenant à la 6e compagnie du 140e R.I., le soldat de 2e classe Giono est alors envoyé en mission de liaison avec un régiment russe, au fort de la Pompelle. Construit entre 1880 et 1883, appartenant au système Séré de Rivières, ce fort est situé à 5 km au sud-est de Reims, dont il est l’un des points d’appui de défense, et fut un « haut lieu des combats de Champagne » ; deux brigades russes (1re et 3e) y combattirent 5 .

C’est au cours d’une opération militaire de signalisation optique que Giono rencontre Michel Kossiakoff, un soldat du corps expéditionnaire russe, dont il partagera la chambrée dans une casemate du fort. Les deux hommes sympathisent : « ça a l’air d’un bon gars, Kossiakoff. On a taillé ses traits à coups de serpe dans un vieil ormeau. Mais il a un large sourire qui illumine tout son visage 6 ». Spontanément s’établit entre eux une franche camaraderie. « Avec Kossiakoff, nous tenant par la main, nous courons sur les glacis abrités et quand, essoufflé bientôt je m’arrête, il me lève sur ses bras solides et m’em-porte comme un gosse malgré mes cris ». Un même amour naturel de la vie leur tient lieu de langage, des moments de partage simples, des gestes naïfs tissent entre eux une amitié fraternelle. « Je fume du tabac russe, des cigarettes comme le doigt, roulées dans du papier buvard. Kossiakoff m’a procuré une blouse pareille à la sienne ; il m’appelle Ivan et il tire sur ma pipe sans grande conviction ». Ainsi une photographie7 les montre-t-elle tous deux, portant chacun des éléments de l’uniforme de l’autre. La nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff » se nourrit donc de cette courte période de la vie du soldat Giono et, en cela, est un récit presque entièrement autobiographique, fait rare dans son œuvre.

L’incipit redoublé de la nouvelle (« Faites passer : « Giono au capitaine »), l’omniprésence narrative du

« je », la reprise du surnom qu’avaient réellement donné à Giono ses camarades d’escouade à cause de son nez légèrement dévié (« la gueule en biais 8 »), marquent immédiatement le récit du sceau de l’au-tobiographie. Dans les manuscrits de l’écrivain, dans le dossier intitulé Matériaux divers, qui est relié en chagrin vert et qui regroupe 773 feuillets d’ébauches préparatoires aux œuvres de cette période, des brouillons et des notes autographes, le feuillet 197 cite en une même séquence de souvenir, le nom du lieu, « Le fort de la Pompelle », et celui de ce soldat rencontré par Jean Giono, « Kossiakoff », prouvant en cela le lien puissant, l’association immédiate, entre le toponyme et le patronyme russe qui semble tout cristalliser.

La description topographique de la nouvelle est, d’ailleurs, rigoureusement exacte et conforme à la réalité du terrain. Aux abords du fort de la Pompelle existent bien le moulin et le canal qu’évoque le récit : « Nous allons sur le canal pêcher la carpe à la grenade ; à la coopé du moulin nous achetons des confitures, des provisions et nous les mangeons en route avec notre main comme cuiller 9 ». Il s’agit du moulin de Verzenay et du canal de l’Aisne à la Marne, canal que l’on doit voir des hublots carrés du poste de signalisation placé dans le fort de la Pompelle. Le texte esquisse aussi les pentes du fort de la Pompelle 1 0 , la fente de ses créneaux, ainsi que son orientation sur le théâtre des opérations militaires et l’état de son architecture 1 1 . L’époque – les mois d’automne et d’hiver 1916 – est, elle, suggérée par les conditions climatiques qui animent le paysage et l’environnement, dans lesquels évoluent les personnages : « l’herbe gonflée d’eau 1 2 » par la pluie 1 3 et « le petit vent aux dents aigües 1 4 ».

Dans ce contexte de littérature référentielle, il faut néanmoins noter ce paradoxe étonnant : de toute l’œuvre gionienne, la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », qui est certainement le texte le plus autobiographique de Giono sur la réalité de « 14-18 », est aussi le récit de guerre qui en dit le moins sur les événements historiques. Effectivement, aucune action guerrière de type traditionnel n’est décrite dans la nouvelle, qui évoque un secteur presque « tranquille », même s’il y tombe des obus. Ici nulle évocation de cadavres, ni d’atroce carnage, aucune de ces visions insoutenables qui resurgiront, quelques années plus tard, dans son remarquable roman de guerre, Le Grand Troupeau (1931) 1 5 ,

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que Julien Gracq considérait comme un roman majeur sur 14-18.

En revanche, le récit rend compte de la tâche spécifique du fantassin en mission, ici le jeune Jean Giono. Appartenant à la liaison des Français en réserve, Giono est choisi pour assurer une mission de signalisation optique avec les Russes au fort de la Pompelle, qui s’achèvera en décembre de la même année 1916. En témoignent dans le texte sa connaissance du morse, l’utilisation de son instru-ment de signalisation – la lanterne –, sa maîtrise du protocole de liaison optique qui implique la nécessité du repérage1 6 , la prise de contact avec son inter-locuteur par l’émission de traits de lumière longs et courts qui établissent leur silencieux dialogue ou par l’utilisation du téléphone dans sa boîte de cuir1 7 . En rendent compte aussi les marques de ses ignorances ou de son inexpérience. Ainsi, à l’offi-cier qui lui demande de se rendre à l’observation d’artillerie pour signaler à la batterie russe de ce secteur l’apparition des voitures allemandes et le résultat des coups portés, le soldat Giono répond : « J’y vais aussitôt, Monsieur, mais je n’ai jamais téléphoné à vos batteries et je ne sais pas lire les cotes sur vos cartes 1 8 ».

La nouvelle propose, d’ailleurs, deux retrans-criptions de communication avec l’artillerie dans

des circonstances contraires. L’une est en situation calme : « Artillerie » ?

— Oui. Liaison sept heures matin ; heures soir, code ordinaire.

— Compris… Rien à signaler.— Compris… Fin de transmission 1 9 ». L’autre se déroule sous les obus : « Deuxième

obus, pas loin. Des mottes retombent sur notre toit de planches. (…) Un autre, très près. Un éclat vrombissant passe.

Là-bas, dans les arbres, des lettres lumineuses. Crayon, que se passe-t-il ?

Je réponds : A. S. Attendez ; et je vais sortir pour aller aux renseignements. J’ouvre la porte. Le talus comme un dragon réveillé me souffle une haleine de flamme, de pierres, de terre et de débris de caillebotis. Une pensée éclair : « En plein dans le boyau ». L’essaim d’acier crisse autour de moi « tu vas en avoir ». Je roule au fond de la cagna, sur Kossiakoff. (…) Une boule grise fonce sur nous. C’est l’homme-femme. Il est couvert de poussière.

« L’artillerie me demande ce qu’il y a, Monsieur.— Rien (l’homme-femme sourit), répondez vite

et ne restez pas là. » (…) Ça a l’air de se tasser d’ailleurs (…). Enlevons

les lanternes et rentrons (…) 2 0 ».

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Présente dans le paysage ravagé 2 1 , dans l’espace marqué par le danger de mort2 2 , dans une obscurité trahissant la menace 2 3 , la guerre apparaît aussi en échos sonores : « Les premières lignes sont un peu nerveuses. Ça crapouillote. Dans la cour, sous le poste de signalisation, un brancardier passe en courant. Une batterie du canal se met à péter. Voici la réponse : un faisceau grinçant s’éploie sur notre tête – et s’écrase en flammes et en tonnerres le long du canal. Une à une toutes les batteries françaises et russes s’allument. Vers les abris-métro où ma compagnie est tassée (…). Souffle court et coup de massue. J’ai baissé la tête, petit tremblotis des jambes. Un obus a éclaté sur le parapet en face 2 4 ».

Tout à la fois invisible et omniprésente, la Grande Guerre rythme la nouvelle qu’elle ouvre et ferme, puisqu’elle en déclenche le récit. C’est effectivement sa précédente participation à une action d’infor-mation tactique qui octroie au fantassin Giono sa nouvelle mission au fort de la Pompelle :

« C’est toi qui faisais la liaison avec les Anglais au bois des zouaves ?

— Oui, mon capitaine.— Bon, tu iras au fort de la Pompelle avec les

Russes pour la signalisation 2 5 ». Et c’est aussi en lien avec des événements histo-

riques de la Grande Guerre – les mutineries de 1917 – que s’achève le texte : « Ivan Ivanovitch Kossiakoff a été fusillé au camp de Châlons en juillet 1917 2 6 », même s’il ne faut pas lire la chute sèche et brutale de la nouvelle comme un fait

avéré, de l’aveu même de Giono à l’universitaire Pierre Citron qui l’avait interrogé et auquel il avait répondu « qu’il l’avait entendu dire 2 7 ». Il faudrait plutôt y saisir la transposition romanesque de la révolte qui germait déjà alors en Giono, annonce de ses futures convictions et aspirations pacifistes, et la condamnation de ce qui apparaît au narrataire comme une injustice.

Mais protagoniste de cette petite chronique en temps de guerre, Giono refuse de s’y mettre en scène comme combattant : il se représente surtout comme un jeune Français camarade d’un Russe ; et, même s’il accomplit sa mission, puisqu’il a signalé la présence de soldats ennemis sur lesquels l’artillerie a tiré, le narrateur-personnage revendique sa volonté d’épargner des vies humaines. Pitié ne signifie pas acceptation et le jeune Giono refuse la cruauté de la guerre. Pensons au passage où, dans le poste d’observation du fort de la Pompelle d’où les deux hommes scrutent les alentours depuis le matin et où, à l’aide de sa lanterne de signalisation, Giono communique en morse avec les batteries d’artillerie qui ont pris position de l’autre côté du canal, Giono dissuade Kossiakoff de prévenir l’artillerie française de la présence dans un champ de deux soldats allemands qui se hâtent de faucher la ration de foin nécessaire à leurs chevaux. Malgré la situation d’incommunicabilité entre les deux hommes – puisqu’aucun des deux ne connaît la langue de l’autre, comme le signifie joliment le romancier par cette métaphore, « il y a des steppes

Une image censée montrer une exécution à Verdun qui aurait eu lieu en 1917.

erett Collection. © do e Stoc

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Littérature Littérature

entre nous », – Kossiakoff comprend le regard de Giono, répond à son appel et accepte d’un sourire cet instant de trêve. De la camaraderie à l’amitié et de l’amitié à la charité. Comme l’écrit si bien Sylvie Germain, « [L]a compassion est téméraire, elle prend des risques, les assume, et, face à l’urgence, à l’extrême, elle se fait transgressive – sans mise en scène, sans calcul, sans la moindre publicité de son courage, de son dévouement (…) 2 8 ».

L’ami de Giono, l’artiste Lucien Jacques 2 9 , qui avait insisté pour que figure dans la nouvelle cet épisode que lui avait confié Giono, avait dû être profondément touché par cette scène où l’incitation à épargner deux vies humaines, qui n’en sauront jamais rien, scelle une amitié entre deux hommes dans la vraie générosité et la fraternisation des peuples.

« Ivan Ivanovitch Kossiakoff » illustre bien la vanité des causes guerrières par ce retour à la patrie commune, « l’humaine condition », de deux soldats qui se vivent amis. « Et l’amitié, chaque jour,

me lie plus étroitement à Kossiakoff (…) » On pourrait y lire sans doute l’explication de la modification, dans la nouvelle, du prénom du soldat Michel Kossiakoff que Giono a vraiment connu, en Ivan, qui signifie Jean en russe ; peut-être pour symboliser qu’ils sont tous deux Jean, fils de Jean (Ivanovitch en russe), c’est-à-dire une même humanité exilée, piégée par cette guerre terrible, loin de ceux qu’ils chérissent, comme le représente la scène où les deux

hommes se montrent leur seul et unique trésor, les photographies des visages tant aimés de leur chère famille.

Cet attachement sincère importe tant à Giono qu’il ne souhaite pas être relevé de sa mission, comme prévu, par son camarade français Gunz : « J’ai réfléchi : ici, il y a Kossiakoff

3 0 ». Cette phrase, qui occupe l’exact centre 3 1 du texte, en fait battre le cœur, montrant que la structure narrative de la nouvelle repose sur une vision fraternelle de l’autre. Plus de consigne ici, mais de l’amitié.

1 . Cf. K. T.-M. « Jean Giono et la guerre de 14-18 : une expérience tragique et féconde », Revue Giono 2, 2008, p. 183-208.

2 . Cf. K. T.-M., article « Histoire » du Dictionnaire Giono, Édition Classiques Garnier, 2016.

3 . Pierre Citron, notice de Solitude de la pitié, in Jean Giono Œuvres romanesques complètes I, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), p. 1039.

4 . Pierre Citron, Giono 1895-1970, Seuil, 1990, p. 111.5 . Pierre Montagnon, Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-

1918, Flammarion (« Pygmalion »), 2013. Entrée « Pompelle (fort de la) ».

6 . « Ivan Ivanovitch Kossiakoff », Solitude de la pitié, in Jean Giono Œuvres romanesques complètes I, citations, p. 469, p. 476.

7 . Album Giono, iconographie réunie et commentée par Henri Godard, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1980, p. 51.

8 . Jean Giono Œuvres romanesques complètes I, p. 466.9 . Giono, Œuvres romanesques complètes, p. 476.1 0 . O. r. c. i, p. 476.1 1 . « C’est le côté du fort, face aux tranchées boches ; il est éventré

par les obus », ibid., p. 476.1 2 . Ibid., p. 467.1 3 . « La nuit. La pluie. Toute la compagnie patauge, montant vers

les positions de réserve, de l’autre côté du canal », Ibid., p. 466.1 4 . Ibid., p. 472.1 5 . Lire les excellents articles d’Alain Tissut dans le Dictionnaire

Giono, édition Classiques Garnier, 2016, entrées : « Grand Troupeau (Le) », « Guerre », « Première Guerre mondiale ».

1 6 . « Du doigt Kossiakoff m’indique une branche d’arbre piquée en terre, devant moi. / « Le repérage » », O. r. c. I, p. 469.

1 7 . Ibid., p. 477-478.1 8 . Ibid., p. 477.1 9 . O. r. c. I p. 470.2 0 . Ibid., p. 470-471.2 1 . « Un petit bois de sapins ébranchés », p. 467.2 2 . « Un obus a éventré la tranchée », ibid., p. 467.2 3 . « (…) le fort, des escaliers de terre, puis le fossé (…), un mince

rai de lumière décèle la porte », ibid., p. 467.2 4 . O. r. c. I p. 470.2 5 . Ibid., p. 466.2 6 . Ibid., p. 480.2 7 . Pierre Citron, Giono 1895-1970, Seuil, p. 112.2 8 . Sylvie Germain, « Expressions de la compassion », Etudes,

janvier 2009, p. 86.2 9 . Secrétaire de la danseuse américaine Isadora Duncan et, à

l’occasion, danseur lui-même, Lucien Jacques (1891-1961) fut surtout dessinateur, graveur, aquarelliste, poète et éditeur. Initié à l’univers artistique parisien, il le fera découvrir à son jeune ami Jean qu’il encourage, dès leur rencontre en 1924, dans ses projets littéraires. Lucien Jacques est ainsi l’artisan enthousiaste de l’entrée en littérature de Giono car c’est lui qui envoie à l’éditeur Bernard Grasset le manuscrit du roman, Naissance de l’Odyssée. Ce dernier le refusera, début 1928, au motif qu’il « sent un peu trop le jeu littéraire », mais acceptera, dans la foulée, le deuxième manuscrit, celui du récit poétique, Colline, qui deviendra ainsi, en 1929, le tout premier roman publié de Giono et son premier succès public, lui attirant la reconnaissance de ses pairs.

3 0 . O. r. c. I, p. 473.3 1 . Au premier tiers de la huitième page d’un récit de 15 pages.

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L’ art urbain : du graffiti au Street Art

PAR JEAN TONGIOProfesseur honoraire des Universités, Ucel (Ardèche)

Deux modes d’expression caractérisent l’art urbain : le graffiti et sa forme plus élaborée, plus esthétique, le street art (art de la rue). Ces deux modes de création connaissent un succès retentissant en ce début du XXIe siècle.

Loin des galeries et des institutions, les rues de la ville sont l’espace du quotidien. Comme le dit très bien Banksy : « plutôt dehors que dedans ». Soumise aux intempéries, au vandalisme, à l’incurie des passants, à l’effacement par les autorités, l’œuvre est éphémère ; elle n’est plus destinée à la conservation. Elle permet cependant de solliciter la participation d’un public nouveau : l’homme de la rue.

Le graffiti est aussi vieux que l’espèce humaine. Mais le graffiti tel que nous l’entendons aujourd’hui est né à la fin des années 1960 simultanément dans deux villes de la côte est des États-Unis : New York et Philadelphie. Il court à New York le bruit que dans les années 1970, un jeune coursier d’origine grecque avait pris l’habitude de signaler ses trajets à travers Manhattan par une signature au marqueur, suivie du numéro de sa rue : TAKI 183. Dans son sillage des milliers d’adolescents, de toute condition, se mirent à couvrir la ville d’écritures et de chiffres. Mais il manquait à ces graffitis un style qui fut bien vite acquis.

Le mode d’expression le plus simple est le tag signature monochrome, sommaire ou spectaculaire, souvent difficile à déchiffrer. Furent ensuite utilisées des bombes aérosols de toutes les couleurs. Leur cap (ou embout diffuseur) détermine la largeur du jet : gras (fat) ou maigre (skinny). Les lettres écrites avec ces bombes sont de style variable : buble (en forme de bulle) ; block letters à formes carrées ou rectangulaires, souvent observées le long des autoroutes ou des voies ferrées. Le « wild style » est une construction complexe de formes enchevêtrées, abstraites, peu lisibles. Les trains constituent un terrain de jeu fréquent, avec décoration sur toute la longueur du wagon (end to end) ou sur toute sa hauteur (top to bottom). Si l’extérieur ne suffit pas, l’intérieur du wagon (train ou métro) peut également être « bombé ». Autre technique très employée : le pochoir ou stencil qui consiste à découper le motif dans une feuille de carton, afin de créer un gabarit qui servira à peindre ou « bomber » l’image. C’est l’arme préférée des street artists.

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Les Français furent parmi les premiers

 

E rnest PI GNO N-E RNE ST, dessinateur chevronné, vint à la rue en 1971. Une exposition lui fut consacrée en février 2020 au Palais des Papes à Avignon. Il délaissa rapidement le pochoir pour l’affiche. Ses gisants grandeur nature à l’occasion du centenaire de la Commune sont célèbres. Il réagit, le plus souvent, à des événements ou des faits qui dérangent : mort du jeune Petersen tué à Soweto en Afrique du Sud ; expulsés, lors de démolitions que les promoteurs font subir aux quartiers populaires ; maladies professionnelles ; femmes avortées, mal avortées (débats sur la légalisation de l’avortement) ; à Naples, il réalise des images caravagesques qui soulignent la part ténébreuse de la ville et l’omni-présence de la mort. Autre image très connue : celle de Pier Paolo Pasolini transportant dans ses bras son propre corps suite à son assassinat en novembre 1975 sur la plage d’Ostie (œuvre réalisée dans une rue de la banlieue romaine de Torpignattara).

BLE K LE RAT, de son vrai nom Xavier Prou, a accompli une véritable révolution en inventant le pochoir nature. Il commença modestement avec des rats qu’il « bomba » sous les tunnels du boulevard périphérique. « J’aime le rat, dira-t-il, c’est le seul animal libre dans la ville ». Entre 1980 et 2010, il ne cessa d’intervenir sur les murs du monde et il

peindra aussi des personnages célèbres notamment Lady Di au regard aguicheur, à Londres. À Paris, ce sera Florence Aubenas au moment de sa détention en Irak en 2005.

MI SS TI C dont on ignore le nom exact est née à Paris en 1956. Le pseudonyme qu’elle a choisi est emprunté au personnage de la sorcière railleuse Miss Tick du Journal de Mickey. Elle réalise au pochoir des portraits de femmes, agrémentés d’aphorismes qui consistent moins à exprimer une vérité qu’à contraindre à réfléchir en s’amusant :

– Je prête à rire, mais je donne à penser.

– Mieux que rien, ce n’est pas assez.

– Je ne croyais en rien, mais je n’y crois plus.

– C’est la vie, ça va passer.JE F AE RO SO L, né à Nantes

en 1957, s’appelle en réalité Jean-François Perroy. Ses travaux sont indissociables de sa fameuse flèche rouge, présente sur toutes ses pein-tures à la manière d’une deuxième signature et dont le sens demeure mystérieux. Son personnage le plus connu est un enfant assis qu’il promène un peu partout : au voisi-nage du Mont Saint-Michel, sur la muraille de Chine, en compagnie

MISS TIC

Ernest PIGNON-ERNEST

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d’un panda. En 2011, il a réalisé, place Stravinsky, son plus grand pochoir, d’une superficie de 350 m², intitulé « Chuut », en face de la fameuse fontaine de Tinguely et Nikki de Saint Phalle, à quelques dizaines de mètres du Centre Pompidou.

J.R. Jean René est né à Paris en février 1983. Artiste photographe, il se décrit lui-même comme un photo-graffeur. Il prend des photos de gens ordinaires, les imprime en plusieurs segments pour créer des affiches monochromes absolument gigantesques, telles que ces deux yeux sur le quai de l’Ile Saint Louis. En 2014, durant les travaux de réfection du Panthéon, il recouvre de 4 000 visages la nef et le dôme de cet édifice.

Les street artists étrangers ne sont pas en reste

 

BANKSY On ne sait rien de cet homme sinon qu’il serait né à Bristol au milieu des années 1970. Encensé par les plus hautes sphères du monde de l’art, Banksy est aujourd’hui sans doute le représen-tant le plus influent, le plus provocateur du street

art. Ses œuvres sont des images humoristiques, parfois accompagnées de commentaires. Le message est généralement anti-police, antimilitariste, anti-capitaliste donc plus généralement antisystème. Il n’aime pas la société de consommation. Ainsi, une femme tombe avec son caddie plein de victuailles, avec ce commentaire : « Achète jusqu’à ce que tu tombes ». Cette société de consommation dédaigne le tiers-monde et Banksy fait ce commentaire : « Quand je vois l’état du monde, ça me rend telle-ment malade que je ne peux même pas finir ma tarte aux pommes ». Banksy se fait le défenseur des migrants. Dans une œuvre, des pigeons séden-taires réprimandent l’hirondelle migratrice avec des panneaux hostiles : « Les migrants ne sont pas les bienvenus ; retourne en Afrique. Laisse-nous nos vers de terre ». Il profite ainsi de tous les événements qui le choquent ou l’indisposent pour en faire une illustration commentée. Les derniers en date sont le massacre du Bataclan et les mesures prises pour contrer l’épidémie de la Covid 19.

NI CK W ALTE R, né à Bristol en 1969, est peut-être l’un des street artists les plus drôles de Grande Bretagne. Il se mit à la technique du pochoir en 1992. Comme il le dit si bien : « J’essaie d’injecter un peu

BANKSY

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Arts visuels Arts visuels

d’humour dans certains tableaux, histoire de déri-der les murs ». Il créa un personnage, Mr. Vandal, parfaite incarnation de l’establishment britannique des années 1950 : complet rayé, chapeau melon, œillet à la boutonnière, chaussures de cuir, parapluie, journal sous le bras. Dans la série « Morning after », ce personnage contemple les bêtises qu’il a faites dans les grandes capitales Londres, Sydney.

PAVE L 1 8 3 ou P. 1 8 3 est né et mort à Moscou (en avril 2013). De son vrai nom PAVEL PUKHOV , il se serait pendu. Ses œuvres sont pleines d’idées, telles ces lunettes dont une branche est repliée et l’autre un poteau élec-trique. D’autres images sont troublantes, comme ces mystérieux regards au ras de l’eau.

NI KI TA NO ME RZ , autre street artist russe, réveille l’âme des lieux assoupis et donne visage et regard aux bâtiments à l’abandon dans et au voisinage de sa ville Nizhny-Novgorod. Il réalise d’étranges et imposants portraits : l’homme-tour ; le feu dans les yeux ; les yeux de la ville.

Certains street artists sont des hommes à fresques.

BLU , italien, né à Bologne, crée des peintures murales à hauteur des bâtiments. On l’a surnommé « le maître de l’horreur sympathique ». En effet la ville mange les arbres, les tuyaux de pompes à essence se transforment en gorgone.

GAÏ A, un New-Yorkais va utiliser l’imagerie animale pour souligner l’intérêt d’amener la nature dans le paysage urbain. À Séoul, ce sera le tigre-la-pin ; à Amsterdam, le serpent.

O S GE ME O S, jumeaux brésiliens, sont en plein délire à Lisbonne, dans une suite immense sur un immeuble.

RO ADS W O RTH, canadien nommé Peter Gibson, voit grand lui aussi, mais à l’horizontale, au pochoir, à même la chaussée. Les passages pour piétons sont transformés en arête de poisson ou en semelle Vibram et les lignes du sol en prises de courant. Sophie Pujas qui a écrit une jolie monographie sur le street art l’appelle « le poète des routes ».

GAÏA

NICK WALTER

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Arts visuels Arts visuels

D’autres street artists utilisent leur art pour défendre une cause.

GRAN FU RY se met au service des malades du sida et lance une campagne d’affichage illégal dont le but est double : dénoncer le silence des autorités (« Le gouvernement a du sang sur les mains ») et mettre le sida au cœur du débat public (« un malade du sida meurt chaque demi-heure »).

GU E RI LLA GI RLS est un groupe d’artistes féministes jalouses de leur anonymat au point de se protéger derrière des masques de gorille (gorilla au lieu de guerilla). Leur affiche la plus célèbre repré-sente la grande Odalisque d’Ingres, affublée d’une tête de gorille, avec les commentaires suivants : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer

au Metropolitan Museum ? » ; « Moins de 4 % des artistes dans les sections d’Art Moderne sont des femmes, mais 76 % des nus sont des femmes ».

Le MU R DE BE RLI N (1961-1989), appelé par les communistes « Mur de protection antifasciste », fut le support de milliers de graffitis et de peintures manifestant contre ce mur de la honte. L’œuvre la plus connue est ce baiser sur la bouche de Brejnev à Honecker, d’une indicible obscénité que le commentaire du bas rend plus tolérable : « Mon Dieu, aide-moi à survivre à cet amour mortel ».

Pour finir dans le domaine de la communication militante, citons ce pochoir de BANKSY « Désolé, le style de vie que vous avez commandé n’est plus en stock ».

, et surtout d’humour parfois ,

, aient déjà accroché leurs œuvres aux cimaises des galeries

, , ,

Le MUR DE BERLINROADS WORTH

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L’ E x il d’ É mile Z ola,

en AngleterrePAR DAVID KING Membre de l’AMOPA

Émile Zola avait pris la défense courageuse du capitaine Dreyfus, avec sa lettre

célèbre J’accuse, dans L’Aurore, le journal de Clemenceau. Le 23 février 1898, l’écrivain fut condamné à un an de prison pour diffamation envers l’armée. Il fit appel. Le 2 avril, la Cour de cassation cassa le jugement du 23 février, cependant que le conseil de guerre, qui avait acquitté Esterhazy, porta plainte à son tour contre Zola.

Cependant, à Versailles, le 18 juillet, le jugement de février fut confirmé par défaut. Désormais, toutes les ressources de la procédure furent épuisées. Zola, qui n’osait rentrer chez lui, se rendit chez son éditeur Charpentier, où il retrouva ses avocats et quelques amis. Bien qu’il se sentît las et désabusé, Clemenceau et Labori le persuadèrent de choisir l’exil plutôt que la prison. Zola, qui d’abord ne voulait rien entendre, se laissa fléchir.

Il envoya chercher sa femme, restée rue de Bruxelles. Alexandrine arriva ; elle n’osa pas prendre une valise, pour ne pas donner l’éveil aux policiers qui avaient entouré le domicile de l’écrivain.

« Le 18 juillet restera dans ma vie la date affreuse, celle où j’ai saigné tout mon sang. C’est le 18 juillet que, cédant à des nécessités de tactique, écoutant les frères d’armes qui menaient avec moi la même bataille pour l’honneur de la France, j’ai dû m’arra-cher à tout ce que j’aimais, à toutes mes habitudes de cœur et d’esprit. » Le soir même du verdict, en

effet, Zola, seul et sombre, prit le train à la gare du Nord. Il voyageait incognito, « n’emportant qu’une chemise de nuit et d’autres menus objets pliés dans un journal ».

Prévenue par Desmoulin, Jeanne Rozerot, sa maîtresse et la mère de ses enfants resta à Verneuil, où elle vivait avec les enfants « Quand j’ai vu, du bateau, s’éteindre les lumières de Calais dans la nuit, mes yeux se sont remplis de larmes. Ah ! L’abominable chose, je dirai un jour tout mon déchirement. Mais il faut que la vérité et la justice triomphent », raconte Zola dans Pages d’Exil.

Au petit matin, Zola descendit du train à la gare de Victoria. Il héla un fiacre pour se faire conduire au Grosvenor Hotel que lui avait indiqué Clemenceau. Le cocher s’étonna ; Zola, qui ne savait pas un mot d’anglais insista ; et l’autre, après avoir haussé les épaules, déposa l’écrivain, cinquante mètres plus loin, à la porte de l’hôtel.

Zola, n’ayant pas de bagages, dut payer une livre d’avance. Il se fit inscrire sous le nom de Monsieur Pascal et y passa les deux premières nuits de son exil. Le 21, il fut hébergé, à Wimbledon, par F. W. Wareham, un juriste qui était l’ami et le voisin d’Ernest Vizetelly, traducteur et éditeur en Angleterre des Rougon-Macquart. Car, à son arrivée, Zola écrit à Vizetelly : « Ne dites à personne au monde et surtout à aucun journal que je suis à Londres. Et ayez l’obligeance de venir me voir demain matin mercredi à onze heures au Grosvenor Hotel. » Au rendez-vous, Zola retrouva à la fois son traducteur et deux amis parisiens, Fernand Desmoulin et Bernard Lazare. Ces derniers lui apportèrent des nouvelles de Paris, où le préfet de police avait lancé ses agents à la recherche du fugitif. Les gares, les ports, les frontières étaient surveillés.

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Zola fut signalé partout : à Lucerne, à Spa, à Anvers, à Hambourg, à La Haye ; on l’aperçut en Suisse, en Norvège, et même à Verneuil.

Monsieur Beauchamp (le nouveau pseudonyme pris par Zola) qui craignait sans cesse d’être reconnu, s’installa dès le 22 juillet à l’hôtel Oatlands Park, à Weybridge, petit village du Surrey, tout près de la Tamise et à une douzaine de miles de la capitale. L’hôtel qui existe toujours est une ancienne résidence royale et est entouré de vastes jardins.

Zola s’y fit inscrire sous un nouveau nom Rogers. « Je vais m’installer quelque part et je ne bougerai plus » annonça-t-il.

Bientôt, l’écrivain trouva à louer, pour quatre semaines et dans le voisinage, une maison meublée et baptisée « Penn ». Il s’y installa le 1er août et, dès le lendemain, il nota : « Première journée dans la petite maison. Le matin, de bonne heure, pendant que le soleil était sur la façade, j’ai pris une vue photographique de celle-ci (Desmoulin lui avait procuré un appareil quelques jours plus tôt). Et, comme je n’étais pas sorti, nous (Desmoulin et lui) sommes allés, vers neuf heures, jusqu’à Walton, par le chemin d’Oatlands… et cela tout le long des belles routes droites, bordées d’arbres géants. Ce sont des parcs sans fin, aux larges pelouses, aux verdures profondes, d’un majestueux silence. » Et, plus loin : « Cette petite maison, avec ses peintures claires, ses meubles de style si spécial, ses bibelots enfantins, ses clairs vitrages, nous dit combien nous sommes loin de la France. »

Ces belles routes droites, Zola, Violette Vizetelly (qui avait seize ans et lui servait d’interprète) les parcourraient bientôt en compagnie de Jacques et Denise. Car le 11 août, Jeanne et les enfants arri-vèrent. Ils restèrent jusqu’à la mi-octobre.

À son tour, Mme Zola vint du 30 octobre au 5 décembre, puis Jeanne quinze jours au printemps. Malgré les visites de sa famille, Zola ne se consola jamais de la mort de son chien Pinpin « J’en ai pleuré comme un enfant… Ces choses-là sont ridicules, je le sais. » Et il essaya de se souvenir si, le matin de son départ pour l’exil, il avait pris dans ses bras son chien « pour le baiser comme à l’habitude. »

Le 27 août, Zola quitta « Penn » pour s’installer à Summerfield (où il passa six semaines) dans une maison plus vaste et entourée d’un grand jardin aux herbes folles, avec une ancienne carrière à sable qu’on avait transformée en parterre. Zola faisait de longues promenades dans les villages voisins,

à Chertsey, à Cobham, à Byfleet, à Shepperton, à Windsor aussi, où il emmena les enfants. Il consigne dans ses notes le temps admirable qu’il faisait, les journées passées dans le jardin, par des soleils si clairs et si doux et les photographies qu’il avait prises un peu partout.

C’est au reste, bien souvent, grâce à ces photos retrouvées (et au verso desquelles figure son écriture aux lettres bien détachées) que l’on peut reconstituer la vie du romancier durant cette période de son exil. Car la présence de Jeanne à ses côtés interrompait pour un temps ses notations.

Après quelques jours passés au Bailey’s Hotel, à South Kensington, Zola s’établit définitivement au Queen’s Hotel, à Upper Norwood, et à peu de distance du célèbre Crystal Palace édifié pour l’Expo-sition Universelle de 1851, reconstruit à Sydenham à la clôture de l’Exposition.

Le quartier est paisible ; on y trouve d’imposantes villas dont on ne voit pour ainsi dire pas les habitants.

Zola s’ennuyait durant ce long hiver : «… Je suis ici au désert. Je ne vois personne, ma vie continue sans distraction, sans un évènement. Je travaille, et c’est tout. » Dans une lettre, il annonce que « sa résolution était prise de ne rien dire à personne et de rentrer un beau matin. Je commence à devenir enragé dans la solitude où je suis. »

Lc 3 juin 1899, la Cour annule à l’unanimité le jugement rendu cinq ans plus tôt contre le capi-taine Dreyfus. Dès le lendemain, Zola s’embarque pour la France. Le surlendemain, il est à Paris : « Depuis onze mois bientôt, j’ai quitté la France. Pendant onze mois, je me suis imposé l’exil le plus total, la retraite la plus ignorée… C’est fini, et je rentre, puisque la vérité éclate, puisque la justice est rendue. »

Le 4 juin Zola rentre à Paris, accompagné des Fasquelle, venus de Paris le chercher.

La maison d’Émile Zola

à Médan.

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Musique

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E nric Casals, Frère de Pau Casals

PAR FRANÇOIS RAGOT, VIOLONCELLISTEChef de l’Orchestre Symphonique de Canet-en-Roussillon, Pyrénées-Orientales Directeur artistique des ensembles « Mare Nostrum Musicae » Professeur au conservatoire Isaac Albeniz de la Diputació de Girona, Catalogne, Espagne

Je pourrais citer beaucoup de compositeurs catalans

de renommée mondiale, mais je voudrais ici rendre hommage à Enric Casals qui a été toute sa vie dans l’ombre d’un géant, celle de son frère Pau Casals de seize ans son aîné. Enric a accepté cette présence tutélaire, tout en étant lui-même un musicien remarquable qui a mené une très belle carrière de violoniste et de chef d’orchestre. Il a écrit et orchestré des œuvres magnifiques pour ensembles de chambre, pour orchestre symphonique et pour « cobla ».

Nous connaissons tous Pau (Pablo) Casals, violoncelliste, humaniste, catalan et irréductible anti-fasciste ; beaucoup moins Enric. J’ai eu le plaisir de rencontrer sa fille Enriqueta Casals et elle m’a parlé de son père. Selon ce dernier, Pau, avant toute

chose, aimait profondément sa famille. Enric et Pau ont toujours entretenu des relations étroites, tant sur le plan émotionnel que professionnel, partageant tous deux passion et dévouement pour la musique.

Pour preuve l’orchestration par Enric de plusieurs œuvres de Pau, comme El Pessebre sur un poème de Joan Alavedra en 1960, la sardane Sant Martí del Canigó et le célèbre El Cant dels Ocells qui deviendra l’Hymne des Nations Unies.

Mais d’où vient cet attachement ? En 1908, à la mort de leur père, Enric, né à Barcelona en 1892, a seize ans. Pau en a trente-deux et devient le chef de

Enric et Pau Casals Prades 1966. Cliché rchi es amiliales

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famille. Il assume ce rôle avec beaucoup d’affection et de dévouement pour ses frères. Il supervise en particulier les études d’Enric notamment quand il part à Prague afin de consolider sa technique de direction d’orchestre.

Enric Casals a commencé à étudier la musique avec son père, puis avec Rafael Galvez. Il se perfectionne ensuite à Bruxelles auprès de Matthieu Crickboom et de Joseph Jongen pour la composition. À son retour en Catalogne, il intègre l’Orchestre du Liceu de Barcelona. Il fut par ailleurs premier violon de plusieurs orchestres catalans et étrangers avec lesquels il a parcouru l’Europe.

Profondément catalan, il est aussi compositeur de sardanes. Sa première sardane « officielle » La nena Galant est composée en 1908 à l’âge de 16 ans. Elle est dédiée à Maria Vidal (de Can Galant) qui deviendra son épouse. La sardane Heroica, une des plus connues en Catalogne, (San Salvador del Vendrell, 1919) est dédiée à son frère Pau.

Il prouve son savoir-faire en compo-sant Tarragona la nuit précédant sa création pour honorer une commande oubliée… Résultat : une de ses meilleures sardanes par la spontanéité et la fraîcheur que l’urgence imposait.

En 1920, naît sa fille Pilar qui deviendra une violoncelliste virtuose qui faisait l’admiration de Pau. Elle fut la seule des trois enfants d’Enric à se faire un nom dans le domaine de la musique bien qu’elle ait subitement écourté sa prometteuse carrière après son mariage. Il est vrai que Pau lui imposait de ne pas jouer dans des pays sous dictature fasciste.

Enric sera nommé sous-directeur de l’Orchestre Pau Casals et du Gran Teatro del Liceu jusqu’à la guerre civile espagnole. Après la guerre, il deviendra le fondateur et le directeur de l’Institut Musical Casals et responsable du Festival de Prades (Prades en Catalogne Nord, côté français, où s’était réfugié Pau Casals pendant la dictature de Franco).

Le Concerto pour violon et orchestre et la Suite en ré mineur pour violoncelle seul composée en hommage à son frère Pau, décédé en 1973, sont des exemples de son extrême exigence en tant que compositeur. Son perfectionnisme et ses occupations parallèles liées pour une grande part à la mémoire

de son frère expliquent qu’il n’ait pas été plus proli-fique. Enric Casals i Defilló meurt à Barcelone le 31 juillet 1986. Parmi ses disciples se trouvent des élèves remarquables comme les frères Gerard et Lluis Claret, Gonçal Comellas et Victoria Fernández.

Récemment, le 23 mai 2019, l’orchestre sympho-nique de la Garde Républicaine jouait aux Invalides à Paris le concerto pour violoncelle d’Enric Casals. Cette œuvre (jouée à Barcelone pour la première fois en 1949 par Pilar la fille d’Enric) était inter-prétée ce soir-là par le violoncelliste Lluis Claret qui fut l’élève du maître. « Une œuvre “difficile”, très instrumentale, virtuose, parfois acrobatique où Enric a pu être reconnu pleinement pour la finesse de ses orchestrations ».

Ces quelques rappels montrent bien qu’à chaque étape de sa vie et de son œuvre on retrouve une grande admiration et d’étroites relations senti-mentales et professionnelles mais aussi l’écrasante présence de Pau Casals dont on peut espérer qu’Enric n’a pas souffert. C’est à nous, musiciens et auditeurs, de mieux le connaître et de faire en sorte qu’il ne soit pas éclipsé par le « géant » Pau Casals. Lequel n‘a sûrement jamais souhaité qu’il en soit ainsi.

1940, Enric Casals et ses filles. Cliché rchi es amiliales

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Littérature

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Flaubert

Commentaire d’un extrait de L’Éducation sentimentale

PAR JEAN CHALVINSecrétaire adjoint de la section de l’Oise de l’AMOPA

Bâti sur les vestiges du château de Creil, qui a été

construit au XIIIe siècle par les comtes de Clermont et qui était un fleuron de l’architecture moyenâgeuse (il n’a pas été détruit par les guerres mais par les princes de Condé, par pure jalousie), le site remarquable, classé aujourd’hui monument historique, regroupe au bord de l’Oise deux maisons-musées : la maison Gallé-Juillet et la maison de la Faïence. Citée par Gustave Flaubert dans tout un chapitre de L’Éducation sentimentale, la faïencerie de Creil produisit des objets décoratifs et utilitaires d’une grande variété dès la fin du XVIIIe siècle (elle fut créée en 1797 par un certain O’Reilly) jusqu’au milieu du XXe siècle (un grave incendie l’endommagea et arrêta la production en 1955). Elle obtint deux médailles d’or lors des expositions universelles de 1834 et 1839. En 1840, elle fusionna avec la manufacture de Montereau

et sa réputation ne cessa alors de croître, ce dont témoigne le vif succès que connut le décor Flora, qui fut créé en 1855 et fut commercialisé jusqu’en 1886. L’écrivain a dépeint également avec précision la maison attenante des propriétaires de la faïencerie, les Gallé-Juillet, cousins du célèbre artiste Émile

Gallé, fondateur de l’École de Nancy, héraut de l’Art Nouveau.

Contrairement à l’image de reclus qu’il a pu donner, Flaubert, lors de la préparation de ses romans, effectuait, par souci de véracité, de nombreuses recherches qui l’amenaient à voyager ; il entassait sur son bureau de travail des liasses de documents soigneusement classés, qu’il consultait debout dans son « gueuloir » lorsqu’il se mettait à écrire. C’est ainsi que nous savons, en lisant sa volumineuse correspondance, qu’il s’est rendu trois fois dans l’Oise pour visiter la faïencerie de Creil (et celle de Montataire aussi). C’est une lettre qu’il écrivit à sa nièce le 13 mai 1867 qui nous le révèle : « J’arrive à l’instant de Creil et de Montataire où j’ai

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pris des notes sous la pluie pendant deux heures ; c’est la troisième fois que je fais le voyage ! ». Il a omis de dire qu’il était invité lors de chaque séjour par la famille Juillet qui l’accueillait à sa table. À cette époque, c’était Jules Juillet qui était proprié-taire de la faïencerie ; il l’est resté jusqu’à sa mort, l’année suivante, en 1868. Il avait été maire de Creil pendant 22 ans ; il était donc à la fois une notabilité politique et un industriel d’envergure.

La description que Flaubert nous fait dans son roman de la ville de Creil tient en peu de lignes et ne semble pas l’avoir particulièrement motivé. « C’était Creil. La ville, construite au versant de deux collines basses (dont la première est nue et la seconde couronnée d’un bois), avec la tour de son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait avoir quelque chose de gai, de discret et de bon », qualificatifs qui nous paraissent pour le moins diffus et controuvés. D’évidence, l’essentiel pour lui est ailleurs. Il dit toutefois un mot de la circulation fluviale sur l’Oise : « Un grand bateau plat descendait au fil de l’eau, qui clapotait fouettée par le vent ». La ville paraît bien déserte (il est vrai qu’il se plaint de la pluie dans la lettre que nous avons consultée…) : « Des poules, au pied du calvaire, picoraient dans la paille ; une femme passa, portant du linge mouillé sur la tête ». C’est à peu près tout. Ce qui l’intéresse, c’est la manu-facture ; il en plante ainsi le décor : « Un moulin tournait, barrait dans toute sa largeur le second

bras de l’Oise, que surplombe la manufacture. L’importance de cette construction étonna gran-dement Frédéric ».

Étant reçu comme un hôte de marque par les Juillet, Flaubert s’attarde sur la maison patricienne. « La maison de maître, entourée d’un jardin, se distinguait par un perron orné de quatre vases où se hérissaient des cactus ». Aujourd’hui, il n’y a plus de cactus mais le perron accueille toujours le visiteur. Et Flaubert suit son amphitryon, comme de nos jours le touriste suit le guide. Rien n’a vrai-ment changé. « Elle lui fit voir l’espèce de musée qui décorait l’escalier. Les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les engouements successifs d’Arnoux ». Les propriétaires, fiers de l’essor de leur entreprise, étalaient leur richesse et montraient leur produc-tion qui variait au hasard des commandes et au gré des modes. « Aussi remarquait-on de gros vases couverts de mandarins, des écuelles d’un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d’écritures arabes et de larges assiettes avec deux personnages qui étaient dessinés à la sanguine, d’une façon mignarde et vaporeuse ». Les responsables du musée actuel n’ont pas eu de peine à exposer les objets de faïence, puisqu’ils étaient déjà bien en vue à l’époque chez ces grands bourgeois qui avaient rapidement fait fortune. Les hôtes de la maisonnée devaient sans doute feuilleter le livre d’architecture ayant appar-tenu à Catherine de Médicis, que les Gallé-Juillet

Assiette au décor imprimé et peint « Le faïencier ». Porcelaine opaque, entre 1844 et 1849. Faïenceries de Creil & Montereau, musée Gallé-Juillet. Co right © usée alléuillet, ille de Creil

Corbeille et son plateau au décor imprimé de putti. Terre de pipe, entre 1808 et 1818. Faïencerie de Creil, décor de Stone, Coquerel et

Legros d’Anizy à Paris, Musée Gallé-Juillet. Co right © usée allé uillet, ille de Creil

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avaient acquis en déboursant une belle somme et se réjouir de boire un chocolat chaud (boisson terriblement à la mode) dans le service à thé de la princesse de Lamballe, la grande amie de la reine Marie-Antoinette. Le père de Jules Juillet, Martin Juillet, avait été officier de bouche de la princesse de Lamballe.

Ne perdons pas de vue que Flaubert séjourna à Creil pour se documenter sur la fabrication de la faïence. Il en transcrivit chaque étape avec une rigueur toute pédagogique. Il n’avait pas manqué de remarquer au dehors « des amas de terre blanche qui séchaient sous les hangars », vraisemblablement du kaolin, que l’on faisait venir de Limoges, de Saint-Yrieix et même de Cornouailles. « L’important, c’est la préparation des pâtes », et Flaubert, avec méthode, nous convie à un cours de travaux pratiques. « Elle l’introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de bras horizontaux. Ce sont des patouillards, dit-elle ». Pas à pas, Flaubert, en bon maître, fait progresser le lecteur dans l’élaboration des objets. « Ils entrèrent dans l’atelier des ébauchages ; des hommes posaient devant eux une masse de pâte, leur main gauche en raclait l’intérieur, leur droite en caressait la surface et l’on voyait s’élever des vases, comme des fleurs qui s’épanouissent ».

La manufacture de Creil, à cette époque-là, comptait près de 600 employés, logés dans des cités ouvrières. Flaubert s’intéresse de près à eux, en les voyant s’affairer à des travaux bien précis et il s’étonne alors du moindre détail « L’on bouchait

avec du plâtre les petits trous que les opérations précédentes avaient laissés », observation aussi minutieuse que celle que doit avoir un maître verrier. Devant les fours, on le sent impressionné ; il s’étour-dit alors de termes abscons « …les pyroscopes, les alandiers, les englobes,… le chlorure, sulfure, borax, carbonate… », pour conclure d’un : « Frédéric n’y comprenait rien ! », belle humilité de l’écrivain, qui ne peut toutefois s’empêcher de se gargariser de ce jargon de spécialiste en chimie voire… en alchimie. Il est émerveillé par la magie qui peut naître de cette fournaise.

Les relations tendues qu’il perçoit entre ouvriers, contremaîtres et patron sont rapportées avec beaucoup de réalisme ; les dialogues que l’écrivain échafaude sont symptomatiques de l’état d’esprit de la société d’alors. « Monsieur le sous-directeur, dès le seuil, s’aperçut d’une infraction au règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines ; on était au samedi et, comme les ouvriers n’en avaient rien fait, il leur déclara qu’ils auraient à rester une heure de plus : « Tant pis pour vous ! ». En une interjection, Flaubert éclaire l’atmosphère qui régnait dans les ateliers. Tant pis pour vous !…Les ouvriers n’avaient qu’à se taire et à obéir. « Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans marmonner ; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine ». L’auteur prend parti et au détour d’une phrase fustige l’hypocrisie de tout un système : « Hommes de théories, les républicains ne consi-dèrent que les masses et se montrent impitoyables pour les individus ». Voilà bien une assertion réac-

tionnaire, qui reflète les propos de salon sous le Second Empire !

Dans la finition des objets, ce sont les femmes qui sont à l’œuvre dans les ateliers. « Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, des plaques de verre ; un poêle de fonte exhalait une odeur écœurante où se mêlait l’odeur de la téré-benthine ». Peu importait qu’elles fussent

Soupière au décor peint de laurier stylisé.Terre de pipe, 1er quart du XIXe siècle. Faïencerie de Creil, musée Gallé-Juillet.Co right © usée allé uillet, ille de Creil

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elles aussi exposées au manque d’hygiène ; confinées à leur place, elles n’en bougeaient pas de toute la journée de travail. « Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides ». Le souci du patron n’était pas de leur fournir un habillement approprié. Flaubert, malicieusement, manie le paradoxe en notant que le règlement, qui n’était composé que de brimades, avait justement pour finalité de maintenir dans le cadre de la manufacture une certaine hygiène de vie… « Le règlement inté-rieur interdisait de manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne, et d’hygiène pour les travailleurs ».

Le contremaître, petit chef obtus et tyrannique, confortait son pouvoir par la répression. « — C’est 3 francs d’amende que vous paie-rez ! À côté d’elle traînaient une bouteille de vin et de la charcuterie ». L’ouvrière se défend farouchement, en s’appuyant sur l’esprit compré-hensif et paternaliste du patron :

« — Qu’est-ce que ça me fait ! Le patron, à son retour, la lèvera, votre amende ! » Le contremaître aboie : « Article 13, insubordinations 10 francs ! » L’ouvrière plie sous la férule de celui qui la fait vivre et a le pouvoir de la congédier. On imagine, dans le comportement irrespectueux du chef d’atelier, tout ce que cela pouvait impliquer dans les relations qu’il établis-sait avec ces femmes… Et Flaubert s’engage philosophiquement dans un débat d’idées, tout en encourageant le lecteur à une forme de relativisme :

« — Ah pour un démocrate, vous êtes bien dur ! - La Démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme mais la répartition du travail, l’ordre ! »

…Pour faire dire, en conclusion, au person-nage principal : « — Vous oubliez l’humanité, dit Frédéric ». Les personnages que crée Flaubert aiment se laisser porter par l’air du temps, par la fatalité. Ils adhèrent avec résignation à la marche du monde, aussi injuste ou brutale soit-elle. Leur

passivité est leur grande force, pourrait-on dire : elle les mène là où ils n’auraient jamais pensé aller…

Ainsi, le récit, au départ empreint d’une neutre platitude, devient vivant et passionnant au fil de la visite à laquelle l’écrivain nous entraîne. Par petites touches, Gustave Flaubert nous explique le processus de la fabrication de la faïence, d’une plume trempée dans une encre fort réaliste. Par des dialogues vifs et incisifs, il nous permet de nous situer de plain-pied dans l’atmosphère étouffante et délétère à laquelle on soumettait les ouvriers dans les manufactures.

Exemple frappant de l’engagement naturaliste de l’écrivain.

L’Éducation sentimentale, F É F

Le musée Gallé-Juillet, aujourd’hui. Cliché . r , s m athisant de la section de l de l ise

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Arts visuels

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Le pointillismePAR JEAN TONGIO Professeur honoraire des Universités - Ucel (Ardèche)

Dans l’entrée du Art Institute de Chicago, le regard est attiré par un immense tableau de 2 mètres sur 3 : Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte.

Ce tableau, véritable manifeste du pointillisme, deviendra l’icône de l’art du XIXe siècle. Son auteur, Georges Seurat, jeune peintre âgé de 27 ans, fait sensation, en 1886, lors de la dernière exposition du groupe impressionniste. Georges Seurat a couvert sa toile de points et de petits traits de couleur pure, régulièrement disposés selon la technique du divi-sionnisme. On constate, en effet, en se rapprochant, que le tableau est fait de multiples petits points ou traits de couleurs différentes. La technique de Seurat peut se résumer ainsi : division de la couleur et pointillisme de la touche. À distance, seule l’har-monie de la couleur ressortira, le spectateur ne percevant que les nuances et les contrastes, sans

distinguer la couleur de chaque touche. À partir de deux touches de couleurs différentes, l’œil opère ce que l’on appelle « le mélange optique » c’est-à-dire que ces deux couleurs distinctes sont perçues simul-tanément comme une combinaison en une seule couleur. Ainsi, au lieu d’utiliser un vert mélangé sur la palette, on applique sur la toile une touche de jaune juxtaposée à une touche de bleu, de façon que la couleur verte s’obtienne par simple perception visuelle, sans que l’œil ne soit capable d’identifier individuellement le jaune et le bleu. Cette technique du « mélange optique » des couleurs donne des résultats plus lumineux, plus purs et permet l’accès à une gamme chromatique plus étendue.

Georges Seurat

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Arts visuels Arts visuels

Comme le dit Françoise Cachin, Seurat a fait le rêve de « l’Art Science ».

Cependant la réalisation de cette technique est longue et difficile et le point ne peut donner naissance à un grand style qu’à la condition d’être manié par un artiste d’une puissance de conception exceptionnelle qui possède en peinture ce que l’on appelle en musique « l’oreille absolue ».

Les grandes compositions de Georges Seurat seront : les Poseuses (où il peint un nu divisionniste), Une baignade, Asnières, Le Chahut (apothéose tapageuse du french cancan), La Tour Eiffel (dont G. Seurat fut le premier portraitiste). Tous ces tableaux se trouvent dans des musées étrangers à l’exception de Le cirque que l’on peut voir au Musée d’Orsay après qu’il eut été légué à la France par un américain.

Georges Seurat meurt à l’âge de 31 ans, emporté par une angine diphtérique en laissant une œuvre inachevée et de nombreux adeptes.

Paul Signac, subjugué par les œuvres de son aîné, Seurat, adopta le pointillisme. Les tableaux de cet autodidacte, furent d’emblée magnifiques. Par la suite, Paul Signac fit évoluer la touche pointilliste stricte de Georges Seurat vers une technique faite de points plus larges. Sa description de la banlieue parisienne est si lumineuse que Huysmans dira : « Paul Signac emmarseille Asnières ; il voit les banlieues gaies, met un Midi redondant dans les voies suburbaines ». Installé en 1892 à Saint-Tropez, Paul Signac va peindre et repeindre des paysages de Méditerranée où Saint-Tropez occupe une place

prépondérante. Il nous a aussi laissé des tableaux d’Avignon, de Rochemaure, Viviers et Bourg-Saint-Andéol de même que de nombreuses aquarelles et notamment une série sur les ports de France.

Henri-Edmond Cross fut, lui, impressionné par Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte. Il peindra en utilisant une touche ronde, dont il module la taille et l’espacement afin de créer une légère perspective. Dans son tableau du Musée d’Orsay Les Vendanges, il utilise toutes les techniques de pointillisme (usage des couleurs pures, petite touche régulière et ronde ainsi que mélange optique).

D’autres peintres français se sont intéressés au pointillisme dont Charles Angrand, Albert Dubois-Pillet, Maximilien Luce.

Les peintres étrangers les plus marquants furent belges tels que Théo Van Rysselberghe qui passa du pointillisme à une composition à larges touches allongées, ou encore Willy Finch, formé aux Beaux-Arts à Bruxelles.

Au début du XXe siècle, le pointillisme s’épuise. Georges Seurat n’a pas fait école. Mais voilà que surgissent aux États-Unis des pointillistes originaux et saugrenus.

Le plus célèbre sera Roy Lichtenstein qui utilise la trame des points dans des impressions offset de bandes dessinées, avec des points de couleurs primaires dont les appariements peuvent donner des nuances.

Paul Signac

Michel LechevalierResponsable du site

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Littérature

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La Rochefoucault

PAR JEAN CHALVINsecrétaire adjoint de la section de l’Oise de l’AMOPA

M ilitaire, homme politique, scientifique

et philanthrope, François (douzième de la lignée), Alexandre, Frédéric de La Rochefoucauld, duc de Liancourt, fit preuve tout au long de sa vie d’éclectisme en épousant l’esprit des Lumières de son temps.

C’est lui qui, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789, avec clairvoyance, rétorqua au roi désemparé qui l’interpellait sur les événements de la veille : « – Dites-moi, La Rochefoucauld, c’est donc bien une révolte ? » « – Non, Sire, c’est une révolution ! »

Malgré les soubresauts politiques de l’époque qui le contraignirent à s’exiler, il resta toute sa vie attaché à l’idée de monarchie constitutionnelle et s’honora d’avoir sans nulle cesse plaidé pour la liberté de conscience et pour l’abolition de la torture.

Au cours de ses pérégrinations en Amérique, il rédigea des dizaines de carnets sur les expériences qu’il y aura vécues et qu’il continuera d’annoter jusqu’au dernier jour de sa vie dans un souci méti-culeux de perfectionnisme. Il publia un Almanach à l’usage de tout le monde (sic). C’est de cette lointaine

contrée qu’il importa la vacci-nation qui servit à prévenir de la variole. Il fut membre de l’Académie des sciences. Nous pouvons d’ailleurs nous demander pourquoi il ne fut pas élu à l’Académie fran-çaise. (Son lointain ancêtre François, sixième de la lignée, plutôt frondeur dans sa vie et dans ses célèbres Maximes, – « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices dégui-sés » – ne l’a pas été non plus un siècle auparavant…).

Quelque dix ans avant sa mort, il créa la Caisse d’Épargne et de Prévoyance de Paris ; c’est dire combien

son esprit resta jusqu’au bout en recherche d’ini-tiative novatrice. Le goût des belles-lettres ne le quitta jamais. Sa riche bibliothèque est conservée précieusement dans une tour du château familial en Charente.

Et l’ami Jean-Paul Lesueur a raison lui aussi de se demander malicieusement pourquoi il ne fut pas décoré de l’ordre des Palmes académiques… Car il fonda une école pour une trentaine de fils de soldats de son régiment de cavalerie, afin que ceux-ci devinssent dans l’armée de bons ouvriers et des sous-officiers instruits. C’est ainsi que, par la volonté du duc, débuta l’histoire de ce qui allait devenir plus tard l’École nationale supérieure des Arts et Métiers (ENSAM).

© ondation rts et étiers

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SArts et Sciences

La ferme de la montagne

É A

PAR JEAN-PAUL LESUEURmembre du conseil consultatif de la section de l’Oise de l’AMOPA

EN COLLABORATION AVEC M. ROGER STANCHINAprésident de la Fondation Arts

ET MADAME EVELYNE DOLBETFondation Arts et Métiers régisseure de La Ferme de la Montagne

Comme le célèbre auteur des Maximes, il se prénommait François, comme aussi tous les fils aînés des La Rochefoucauld après que le prénom du premier François de la famille eut été attribué à l’enfant royal qu’il tenait

sur les fonts baptismaux, le futur roi… François 1er.

Pour faire court, François XII de La Rochefoucauld (1747-1827) – pour être clair, La Rochefoucauld-Liancourt, puisqu’il était duc de Liancourt – n’eut pas l’honneur de recevoir les Palmes académiques que Napoléon 1er institua en 1808. Pourtant ne les méritait-il pas ?

En effet, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt décida de créer une école pour les jeunes orphelins et les fils de soldats de son régiment de dragons. Cette école, il l’ouvrit en 1780 dans sa Ferme de la Montagne, à Liancourt. Ce toponyme peut étonner mais dans la région on appelle « montagne » les plateaux qui dominent la vallée de la Brèche et la ville de Liancourt. À la Ferme de la Montagne, les enfants recevaient une formation manuelle : maré-chal-ferrant, armurier, tailleur, cordonnier, tous métiers utiles à l’armée, mais aussi une instruction générale : écriture, lecture, calcul.

Les déménagements successifs

La Révolution oblige le duc à émigrer mais l’école de Liancourt perdure sous le nom d’École des enfants de l’armée, devient École Nationale de Liancourt agrandie et déplacée de la Ferme au château de Liancourt devenu disponible. Cette situation durera jusqu’en 1800. Napoléon Bonaparte la transfère au château de Compiègne avant de la baptiser École des Arts et Métiers en 1803.

En septembre 1806, Napoléon 1er décide de faire à nouveau déménager l’école, en l’envoyant à Châlons-sur-Marne. Le déménagement, hélas, ne peut s’effectuer avant décembre ; il se déroule par un froid glacial, les élèves parcourant à pied, via Soissons, Fismes, Reims et Petites-Loges, les quelque 130 kilomètres qui séparent Compiègne de Châlons. Vingt-huit élèves trouveront la mort au cours du

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SArts et Sciences

voyage1 . Bien qu’effectuant lui aussi le trajet à pied, le plus jeune élève transféré, un certain Joseph Lesueur âgé de cinq ans, parvint à gagner Châlons où il fut scolarisé pendant dix-sept ans ! À Châlons-sur-Marne, les survivants et leurs successeurs ne seront plus seulement destinés à l’armée mais aussi à l’industrie naissante. Le duc de Liancourt, rentré en France, deviendra le premier inspecteur général de l’enseignement technique.

Les Gadz’Arts

De 1806 à 1997 l’école de Châlons-sur-Marne fera des émules à Angers, Aix-en-Provence, Cluny, Lille, Paris, Bordeaux et enfin le centre franco-allemand de Metz-Karlsruhe. Entre-temps une association des ingénieurs Arts et Métiers aura vu le jour en 1847. Lorsqu’en 1973 quelques anciens élèves viennent découvrir la Ferme de la Montagne, ils la trouvent dans un état lamentable. Elle a été vendue en 1880 et n’est plus entretenue. Leur indi-gnation conduira au lancement auprès des anciens élèves d’une souscription pour d’abord racheter la ferme puis, progressivement, la restaurer. Et c’est ainsi qu’en 1980, les Gadzarts pourront célébrer in situ le bicentenaire de leur école. « Gadzarts » ou « Gadz’Arts », contraction de « Gars des Arts » (malgré le nombre croissant de Gadzarettes, le

masculin reste de rigueur !), désigne les élèves et anciens élèves ingénieurs de ce que l’on appela École nationale supérieure des Arts et Métiers (ENSAM), que l’on appelle aujourd’hui Arts et Métiers Paris Tech 2 ; prière de ne pas confondre avec Quat’z’Arts !

La ferme restaurée est aménagée en salles de réunion et de réception, musée et centre d’archives ; elle a été complétée par des salles de formation technique : les ateliers pédagogiques 3 du « Fer au Savoir » recevant des scolaires et l’atelier de fabri-cation « FabLAB » ouvert à tous ; un juste retour des choses…

Les clefs

La Ferme de la Montagne étonne le visiteur par ses nombreuses clefs géantes accrochées aux murs et dont on se demande naïvement à quelles serrures elles sont destinées. En fait, chaque clef est emblématique d’une promotion de Gadz’Arts. À l’issue des trois années d’études, la clé sert à fermer symboliquement le portail de l’école et à ouvrir celui de la vie active. Traditionnellement chaque tête de clé est ornée des initiales A et M tandis que le panneton porte l’abréviation Ex (pour exunt : « ils sortent ») ; souvent le fût porte également les noms des élèves et les années de la promotion. Contrairement aux autres grandes écoles, l’année de promotion des Gadz’Arts est l’année d’entrée.

Chacune de ces clés est un petit chef-d’œuvre (exception faite de celle qui fut sabotée en signe de protestation !) et témoigne tant d’extraordinaires qualités d’imagination que d’extraordinaires capa-cités manuelles.

Le musée de la Ferme de la Montagne expose nombre de clefs mais aussi d’objets et de souvenirs liés à l’École des Arts et Métiers et à ses élèves les plus connus, créateurs et innovateurs qui ont concouru à guider la France vers le monde de demain, celui de nos enfants. Rappelons que les ateliers péda-gogiques animés par des bénévoles ayant à cœur d’initier les jeunes à la science sont à la disposition des professeurs et de leurs élèves. Qui sait quelles vocations naîtront des expériences réalisées ?

Clé. © ondation rts et étiers

1 . Des recherches récentes de la Fondation des Arts et Métiers ont remis en cause les conséquences dramatiques de ce trajet hivernal, les décès ayant eu lieu plus de 6 mois après ce voyage suite à une grave épidémie sanitaire touchant la ville de Châlons, dont l’École. (Vois A&M magazine oct. 2019).

2 . Et depuis peu « Arts et Métiers Sciences et Technologies ».3 . Présentés dans le n° 228.

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Amopa n° 229

PAR JEAN PRUVOSTProfesseur émérite de l’université de Cergy-Pontoise

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Langue française Langue française

Directrice, directeur d’école si créditeurs !« Alors que c’était grammaire, le directeur a frappé

à la porte de l’espace-classe. Debout a dit la profes-seure des écoles. Assis a dit le directeur. Mes chers apprenants, a dit le directeur, j’ai le plaisir de vous informer que le lieu interdisciplinaire a été retenu pour tester vos compétences transversales, qu’est-ce que c’est me demanderez-vous ? » Ainsi, en 2012, dans un pastiche du Petit Nicolas à l’école, Philippe Meirieu illustre-t-il la rude mission d’une direction d’école : s’adapter au contexte de chaque époque. Gageons cependant qu’il aura su quitter ce discours à la mode d’une époque pour offrir les explications adéquates aux camarades du Petit Nicolas, avec le bon sens qui caractérise la profession. Une profession dont la désignation relève d’une longue étymologie !

Le « director », dans le bon sensDe la même famille que le latin directus, « en

ligne droite », c’est au verbe latin dirigere, « aligner, ordonner », qu’on doit le verbe « diriger », attesté à la fin du XIVe siècle. Il fut tout d’abord synonyme de « faire aller dans un certain sens », au propre comme au figuré. Et en 1495, « diriger » signifie déjà conduire quelque établissement. En parallèle, existait le latin director qui prit en français au XVe siècle le sens actuel, le « directeur », la personne qui « dirige ». Ainsi, lorsqu’en 1680 Richelet définit ce dernier mot dans son Dictionnaire françois, il le présente comme tel mais avec un sens spécifique, en l’occur-rence l’« administrateur laïque qui a soin des biens de quelque hospital, etc. » Les mots ne trompent pas : une directrice ou un directeur d’école est bien responsable de la marche de l’établissement qui lui est confié, dans le bon sens, cela va sans dire.

Du couvent à la conscience…Richelet consacre aussi un article à la « Directrice »,

définie alors comme celle « qui gouverne une maison religieuse », un couvent. Un type particulier de « directeur » fait aussi son entrée et se démarque par son autorité au Grand Siècle : le « directeur de conscience », dirigeant les personnes se fiant à lui en matière de morale et de religion. De fait, les mots de « directrice » et « directeur » ont longtemps été

chargés de sens religieux, ce qui explique que ni Littré ni Larousse – qui fut pourtant directeur d’une école primaire – ne signalent la formule « directeur d’école », attestée cependant dès 1833, la loi Guizot imposant une école par commune.

Du pensionnat à la « maison d’éducation »Il n’en reste pas moins que dans son Grand

Dictionnaire universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, après avoir offert la définition générale du directeur ou de la directrice, « personne qui dirige, qui administre, qui régit une entreprise quelconque » donne pour exemple le « directeur de la Banque », « le directeur d’un théâtre », d’une usine, de la compagnie des Indes et enfin « la directrice d’un pensionnat ».

De son côté Littré évoque les mêmes responsa-bilités, citant entre autres la « Directrice de poste » et enfin parmi les différentes acceptions le « titre des chefs de certains collèges », qu’il fait suivre du « directeur d’une maison d’éducation ». Il faudra en fait attendre les dictionnaires du XXe siècle pour voir apparaître nommément les « directeurs d’école », un titre officiel pour une fonction précise et légiférée.

Le dirlo et la dirlote…Vers 1926, le « dirlo » et le « dirloche » font leur

apparition, tout comme la « dirlote », ou encore la « dirlingue », en usage à l’École centrale de TSF en 1935. L’argot a assurément un faible pour ces dimi-nutifs… Renaud, dans la chanson Salut manouche, un succès de l’album « Ma Gonzesse » sorti en 1979, met encore en scène ce mot dont l’usage se perd un peu à l’aube du XXIe siècle : « J’me suis fait percer l’oreille par un copain mais ça plaisait pas au dirlo. » D’ailleurs, peut-être pas plus aux parents…

La belle anagrammeQuelle est l’anagramme du mot « directeur » ?

« Créditeur », la personne qui fait crédit, du latin credere, avoir confiance. L’anagramme sonne juste car, assurément, on peut compter pleinement sur une directrice ou un directeur pour faire crédit à leurs élèves, en leur offrant le meilleur pour leur formation. Oreille percée ou non !

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Concours nationaux

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Plaisir d’ écrire,

PAR MARIE-HÉLÈNE REYNAUDVice-présidente nationale de l’AMOPA en charge des concours et prix Présidente d’honneur de la section de l’Ardèche

et internet

Messire loup avait grand faimIl cherchait un moyen d’arriver à ses fins

Il voulait manger un moutonPeut-être même l’avaler tout rond

Mais voilà, il était connuCar ce loup avait déjà bien vécu.

Plus personne ne l’approchaitDe peur de se faire croquer.

Il se dit « ma foi, faisons place nette,Mettons une annonce sur internet ! »

Il existe maintenant « Meetic »Cela sera bien pratique

Sur le site, il se fit passer pour un agneau,Mentit et changea sa photoIl se disait gentil et doux,Câlin comme un toutou.

Madame Brebis voulut aussitôtLe connaître tant il était beauNe voyant pas le maquillage

Ils parlèrent bientôt de mariage.Voulant mieux connaître ses traits

Elle proposa de le rencontrerIl lui donna rendez-vous

Dans un lieu éloigné de toutLa brebis crut être arrivée la première

Mais le loup se cachait derrièreIl lui sauta dessus

Et la mangea sans même avoir bu.

Avec internet, les amis soyez prudentsN’importe qui peut se cacher dedans.

Isidore Vasseur,6ème, Collège Gaspard

Malo, Dunkerque

1er prix de Poésie

L ’AMOPA n’est pas un simple regroupement amical de personnes titulaires des Palmes académiques, c’est aussi, et avant tout, une association qui stipule dans ses

statuts qu’elle a pour but : « de contribuer au développement d’actions éducatives en faveur de la jeunesse ; de défendre et de promouvoir la langue et la culture françaises en France et à l’étranger ».

Chaque année, l’AMOPA propose des concours qui mettent en valeur la langue française et les talents des jeunes, de l’école élémentaire à l’université. Écrire doit être un plaisir que ce soit dans le cadre de l’expression écrite, de la poésie ou de la Nouvelle.

Malgré la longue période de confinement, et grâce à l’investissement sans faille des sections françaises et des associations de l’étranger, les concours ont été mis en œuvre et ce sont plus de 6 000 participations qui ont été enregistrées dans 72 sections et 13 pays étrangers. Les jurys nationaux ont dû départager 1 048 copies avec, cette année, de nombreux poèmes. La tâche ne fut pas aisée face à cet afflux de talents ; que chaque jeune soit félicité pour le plaisir qu’il nous a fait partager. Même si les règles sanitaires n’ont pas permis une remise solennelle de prix en Sorbonne, les lauréats ont reçu diplôme et dotation.

Un regret demeurera, la finale du concours Plaisir de dire n’a pu être organisée du fait de la fermeture des établissements scolaires alors que les sélections départementales avaient révélé des talents d’orateur. Le but de l’AMOPA n’est pas de récompenser l’éloquence mais de favoriser l’expression orale indispensable lors des examens ou de la recherche d’un emploi ; les difficultés d’expression sont souvent un obstacle pour construire un avenir professionnel.

L’édition 2020-2021 des concours de français, de mathéma-tiques, de Nous l’Europe mais également des Prix d’histoire, de géographie, de l’AFDET-AMOPA est déjà lancée ; gageons qu’elle ne sera pas perturbée par une nouvelle vague épidémique.

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C C

A Que se passe-t-il sur la terre ?

Il n’y a plus de saisonsLa météo s’affole

Fini le printemps, fini l’automneIl n’y a que l’été et l’hiver.

Le ciel a changé de couleurLa mer s’étouffe

Ses larmes, ses propres larmes sont amères.

Des arbres sans fruitsDes fleurs sans couleurs

Des rivières sans eauDes villes grises sans verdure

Des gens sans cœurDes oiseaux sans ailes.

Où vas-tu ma belle terre ?Quel monstre impitoyable t’a avalée ?

Homme ! Honte à toi !Tu détruis froidement tout

ce qui te donne de la vieTu épuises sans pitié toutes les ressources

Homme ! Réveille-toi !Arrête avant qu’il soit trop tard !

Prends la chose en main !Sauve la planète !

Engage-toi !

Fais que le vent d’espoir souffle de nouveau…

Efstathiou Panayiota,1ère, Lycée Laniteio, Limassol, Chypre

1er prix de Poésie

Dans mon livre de français,Il y a des rêves, des pensées,

Des couleurs claires et foncées,Qui partent pour une odyssée.

Dans mon livre de français,On a peur de s’y égarer,

Des exercices, des mots ensorcelésQui ont envie de tout raconter.

Dans mon livre de français,Les dialogues savent danser,

Le lexique veut toujours chanterDes messages secrets ou déguisés.

Dans mon livre de français,Son langage vif et adoré,

Sa force et sa volontéDe m’éclairer, de m’enseigner.

Nicoleta Sava,6ÈME, Ecole Emil Atanasiu, Garoafa, Vrancea, Roumanie,

1er prix de Poésie

1 Pourquoi les élèves du lycée parisien Louis-Le-Grand (ancien Collège de Clermont) sont appelés « magnoludoviciens » ?

Le saviez-vous ?

2 Que fait un phalériste ? - il élève des petits marsupiaux - il collectionne des papillons

- il élève des oiseaux limicoles - il collectionne des décorations

3 Quand utiliser le mot « emmener » ? Quand utiliser le mot « amener » ?

4 Qui a écrit : « l’éducation est à l’âme ce que la sculpture est au bloc de marbre » ?

Au cours du 3e trimestre sont commémorés les anni ersaires de décès de : — Erasme (12 juillet 1536)— Guy de Maupassant (6 juillet 1893)— Louis Jouvet (16 août 1951)— Colette (3 août 1954)— Blaise Pascal (19 août 1662)— Émile Zola (29 septembre 1902)

PAR FRANÇOISE DELHOUGNE

a Retrouvez les réponses p. 56 Z

9

?

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La vie des sections

Le Carrefour des arts

PAR MARIE-HÉLÈNE REYNAUDVice-présidente nationale de l’AMOPA, Présidente d’honneur de la section de l’Ardèche

La Louvesc, petit village du nord de l’Ardèche

à 1 082 mètres d’altitude, de moins de 400 habitants, alors qu’il en comptait 1  100 au début du XXe siècle, brille par ses initiatives culturelles.

En 1989, une association de bénévoles crée le Carrefour des arts, de la première semaine de juillet à fin août. Amoureux des arts et désireux de faire partager leur passion à un large public, ils s’engagent pour promouvoir l’expression artistique sous toutes ses formes dans le cadre d’une démarche de développement de territoires ruraux éloignés des grands centres culturels urbains.

Ils souhaitent mettre en valeur la qualité et la diversité de l’offre culturelle tout en favorisant le rapprochement direct entre les artistes et leur public.

L’esprit du Carrefour des arts vise à présenter une exposition artistique qui saura attirer le public local, qui ne fréquente pas les expositions des métro-poles régionales, et les touristes ou villégiateurs qui ne manquent plus ce rendez-vous annuel.

Après 31 Carrefours ayant accueilli plus de 250 artistes français et internationaux et près de 9 000 visiteurs chaque année, en 2020, la

Rose du désert ki Princesses des fleurs

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La vie des sectionsLa vie des sections

32e édition est fidèle à ses buts. On aborde les 750 m2 d’exposition par les œuvres d’Ewa Karpinska. Née en Pologne et installée en région parisienne, Ewa Karpinska est une des pionnières du renouveau de l’aquarelle :

« Le rapport au liquide est dans ma peinture essentiel. Il m’importe d’accueillir et laisser partir, comme la marée ; l’énergie, l’eau entraînant les couleurs, les sensations ; il m’importe de parler de forces invisibles qui unissent de manière cyclique l’Humain à l’Univers…

J’écris sur la surface de l’eau. J’enchaîne les signes, ils constituent mon écriture picturale… Le papier est né de l’eau… De cette genèse lui vient une grande parenté avec ce liquide vital. Il vit secrètement, respire, s’étire, ploie, parle. Je l’écoute. Je le colore, déchire, colle, gaufre, cire, recouvre, gratte, imprègne. Je le transforme et lui, transforme mon œuvre ».

Venir à La Louvesc était aussi pour Ewa Karpinska l’occasion de se rapprocher des Papeteries Canson qui, à quelques kilomètres, fabriquent le papier qu’elle sublime.

Au fil des salles, on se laisse impressionner par les œuvres monumentales en marbre cristallin et en schiste de Gilbert Frizon, les sculptures d’une grande finesse d’Alain Mailland, jaillies de bois précieux aux couleurs extraordinaires, les œuvres en pâte de verre d’Antoine Rault ou les peintures flamboyantes de Florence V Henric qui n’utilise pas le pinceau mais peint du bout des doigts : « Directement du cœur aux doigts, à la toile, sans couteau ni palette, je laisse l’imaginaire ré-enchanter la vie… ».

S ,   ,

un détour par le Carrefour des arts.

Ewa Karpinska. Julien Besset, président du Carrefour des arts devant les œuvres de Gilbert Frizon et Marie-Hélène Reynaud, vice-présidente nationale de l’AMOPA.

1. Fondé en 1560 par les Jésuites, le collège de Clermont obtient, en 1682, le patronage officiel du Roi Soleil et est rebaptisé Collège Ludovici Magni (Louis-le-Grand) avant de devenir le premier lycée parisien en 1802.

2. Il collectionne les décorations : les phalères étaient des plaques de métal brillant servant de décorations pour les légionnaires romains. (Le petit marsupial se nomme phalanger, un

papillon se nomme phalène, l’oiseau limicole se nomme phalarope).

3. Emmener : quitter un lieu en menant quelqu’un avec soi de l’endroit où l’on se trouve vers un autre endroit.

Amener : conduire quelqu’un quelque part.4. Joseph Addison, homme d’État, poète et

écrivain anglais (1672-1719).

Z RÉPONSES Le saviez-vous ?

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La vie des sectionsLa vie des sections

V Pyrénées-O rientales

PAR ROBERT LOPEZPrésident de la section des Pyrénées-Orientales de l’AMOPA

I nitialement prévu au mois d’avril, le séjour devait permettre au président Jean Pierre Polvent

d’assister à l’Assemblée générale de la section, de visiter le Centre d’Ethno-logie de Tautavel et de remettre la décoration au préfet du département, M. Philippe Chopin, nommé chevalier dans l’ordre des Palmes académiques dans le contingent du 1er janvier 2020. En raison des contraintes sanitaires, cette cérémonie a dû être reportée au 10 juillet et s’est déroulée dans un contexte privé. La visite du président, accompagné de son épouse Noëlle, a donc été écourtée.

La remise de décoration au préfet Philippe Chopin a donc eu lieu en présence notamment de représen-tants de l’AMOPA (M. Polvent, président national et son épouse, de M. Lopez, président de la section du département, de Mme Brennan-Sardou, chargée du programme culturel de la visite, de M. Fulgence, IA-DASEN des Pyrénées-Orientales et membre de l’AMOPA), du représentant de la SMLH (M. Blanc), et de l’ONM (M. Isern).

Après quelques mots d’accueil du préfet puis du président départemental de l’AMOPA, Jean Pierre Polvent, président national, présenta l’ordre des Palmes académiques puis, en tant que parrain du décoré, il rappela la carrière du préfet Philippe Chopin jusqu’à son arrivée dans le département. Le président départemental de l’AMOPA, M. Robert Lopez, poursuivit ce discours en évoquant le parcours du préfet depuis son arrivée dans les Pyrénées-Orientales. Il s’attacha à faire apparaître que derrière l’uniforme, se tenait un homme de devoir et de cœur, unanimement apprécié dans le département pour sa

disponibilité et sa facilité à entretenir des relations suivies, en plus de ses fonctions régaliennes, avec les différents milieux associatifs, en particulier avec l’AMOPA. Si bien que, sans savoir qu’une mutation proche allait intervenir, déjà se murmurait dans les différents cantons combien il serait regretté à son départ.

Pour terminer la cérémonie le Président, Jean Pierre Polvent, décora le préfet dans l’ordre des Palmes académiques puis lui remit ensuite la médaille de l’AMOPA.

Le lendemain de la cérémonie, le Président Polvent et son épouse ont tenu à se rendre au rond-point dédié à l’ordre des Palmes académiques à Perpignan, en compagnie de M. Robert Lopez, de Mme Brenan-Sardou et de M. Henri Capell, artiste créateur du double motif en céramique et secrétaire adjoint de la section.

Présentation du rond-point des Palmes académiques à Perpignan. De gauche à droite : M. Jean-Pierre Polvent et son épouse Noëlle, Mme Cécile Brenan-Sardou, M. Robert Lopez, M. Henri Capell, accroupi.

Remise des Palmes académiques à M. Philippe Chopin, préfet des Pyrénées-Orientales.De gauche à droite : M. Frédéric Fulgence, M. Jean-Pierre Polvent, M. Robert Lopez, M. Philippe Chopin.

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Partenaire de l’AMOPA

Amopa n° 229

Athéna

Rome 1 8 7 1 -1 9 1 5

PAR BERNARD DIETTEAgrégé de Lettres Classiques, animateur culturel-conférencier de l’Association Athéna membre de la section des Hauts-de-Seine de l’AMOPA

P rofitant du retrait des troupes françaises et de la défaite de Sedan le 2 septembre 1870, l’armée italienne de Raffaele Cadorna s’em-

pare de Rome le 20 septembre et met définitivement fin aux « États de l’Église ». La capitale du royaume d’Italie est transférée de Florence dans la glorieuse cité antique.

Une ville nouvelle, qui se veut moderne et laïque, se superpose à la vénérable cité pontificale, médiévale et baroque, non sans destructions : sécularisation et annexions de couvents et de bâtiments religieux

pour les affecter à l’administration, bouleversement parfois brutal du tissu urbain par le percement d’artères d’inspiration haussmannienne, quartiers nouveaux implantés dans une partie des grands parcs aristocratiques, ou débordant déjà de l’antique muraille aurélienne du IIIe siècle, édification de bâtiments officiels immenses et prestigieux, enser-rement du Tibre, trop prompt à des débordements catastrophiques, entre deux hautes digues.

Cette Rome des années 1871-1915 est peu connue : on n’a d’yeux que pour les restes antiques, les édifices de la première Rome chrétienne, les églises, les palais et les places baroques. Pourtant, la nouvelle cité mérite qu’on la voie, qu’on la regarde, qu’on la comprenne et l’apprécie.

Rarement sans doute urbanisme et architecture ont affirmé et déclamé si théâtralement une ère nouvelle : l’unité d’un pays qui se nourrit à la fois

La statue de Giuseppe Garibaldi, du haut du Janicule, tournant le dos à la colline du Vatican, contemple Rome : dramatique sérénité visionnaire, portant haut le chant funeste des terribles et vains combats de juin 1848 contre l’armée française d’Oudinot, et méditant sur le destin mythique de l’Italie enfin rassemblée vingt-deux ans plus tard autour de la Rome plurimillénaire.

Le personnage principal de cet opéra de la Rome Nouvelle : Victor-Emmanuel, sur le Victoriano, au sommet du Capitole. Une des plus grandes statues équestres qui soient : 50 tonnes de bronze, 10 mètres de long, 12 de haut. Enrico Chiaradia l’a faite en 1889. Le cheval royal foule superbement du pied la coupole de Saint-André, à défaut de celle de Saint-Pierre, plus à droite sur la photo, qu’il se contente de défier.

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Athéna

du souvenir de l’empire antique et de l’ambition d’être une grande nation moderne, tout en tentant de rabaisser l’éclat des siècles pontificaux.

Nous ne présentons ici que quelques exemples d’une immense richesse urbanistique et architec-turale, aussi significative d’un moment historique,

aussi magnifique que méconnue ou même parfois décriée.

L’ association Athéna proposera bientô t un parcours original, attentif à cette nouvelle Rome, née il y a un siècle et demi.

La Piazza Vittorio, sur l’EsquilinElle a été conçue dès 1871 par le plus important urbaniste et architecte de cette époque, Gaetano Koch. C’est la plus grande place de Rome : 316 m sur 174 m, soit 55 000 m² et 10 000 m² de plus que la place Saint-Pierre, ce qui était l’intention manifeste ! Les très beaux portiques à colonnes monolithiques, toscanes ou ioniques, qui la bordent, rappellent bien sûr Turin, la première capitale du royaume d’Italie, tout en s’inscrivant dans l’héritage antique et classique. L’homogénéité de la place exclut la monotonie par les différences de matériaux, les chaînages de pierre et les avancées, ainsi que par les différences d’un bâtiment à l’autre. Koch s’inspire ainsi des « cités idéales » rationnelles dont rêvait la Renaissance.

La place Cavour et le palais de justicePrès du Tibre, gouvernant le quartier neuf et méthodique des Prati, la vaste place Cavour est dominée par l’immense palais de justice, édifié de 1888 à 1911 par Guglielmo Calderini qui combine les contraires avec un rare talent : la lourde puissance des lignes horizontales et la vigueur du redresse-ment vertical des colonnades, la multiplication des éléments formels et la clarté lumineuse du dessin d’ensemble.C’est une étonnante traduction en pierre de l’habileté et de la détermination du ministre piémontais qui fut l’âme et l’énergie de l’Unité, et dont le monument se dresse au centre de la place : Camillo Cavour.

La Piazza Repubblica (1887-1898)Semi-circulaire, elle occupe l’emplacement d’une immense exèdre des thermes de Dioclétien (fin IIIe s.). Les deux majestueux palais en travertin, aux façades montées sur portiques, parfaitement et harmonieusement rythmées par les pilastres plats, sont aussi l’œuvre de Gaetano Koch, qui reprend les grandes leçons des maîtres des XVIe et XVIIe siècles. Ils s’ouvrent, tels des propylées gigantesques, non pas comme les deux courbes de la place Saint-Pierre sur une façade et un lieu saint, mais sur une artère, la via Nazionale, vouée au commerce et à la banque, pour conduire à la gloire humaine du Capitole.

Le pont Victor-EmmanuelEnjambant le Tibre dompté entre ses hautes digues, le pont Victor-Emmanuel, tout rayonnant de blancheur, comme le palais de Justice au fond, masque le vieux pont Saint-Ange dont on ne voit que le reflet soumis au plus profond du fleuve, tandis que le château fort pontifical, réduit à un élément pittoresque, semble ainsi rendu à ses origines : le mausolée du plus accompli des Césars, Hadrien.

Association Athéna - www.athenavoyages.com - 274 rue de Créqui - 69007 Lyon Tél. : 04 78 16 04 43 - [email protected]

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LA STORY DE LA LANGUE FRANÇAISEde Jean Pruvost

Vient d’ ê tre publié en k iosque et aux points presse « L’ Histoire de la langue française, un vrai roman » dans la collection Mots et caetera, diffusée par le Figaro Littéraire, et paraî tra le 2 6 septembre 2 0 2 0 aux É ditions Tallandier : « La story de la langue française, ce que le français doit à l’ anglais et vice versa » , une histoire mê lée des deux langues assortie d’ une critique sévère de l’ anglicisation prétentieuse…

À PARAÎTRE LE 26 SEPTEMBRE 2020

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UREAU NATIONAL

Président : M. Jean Pierre Polvent

Vice-présidents : Mme Marie-Hélène Reynaud, M. Daniel Tran, M. Alain Dorato

Secrétaire générale : Mme Michèle Dujany

Secrétaire général adjoint : M. Jean-Marie Lefrançois

Trésorier national : M. Alain Célérier

Trésorière nationale adjointe : Mme Monique Martin

MEM RES DU CONSEIL D’ADMINISTRATIONM. Yves Bonnel, directeur de CDDP (H),

président honoraire de la section de la SavoieM. Alain Célérier, principal (H)M. Alain Dorato, conseiller principal d’éducation

(H), président de la section de MonacoMme Michèle Dujany, professeur agrégé

d’histoire (H),Mme Martine Fondeur, professeur agrégé

de mathématiques (H), présidente de la section de l’Oise

M. Bernard Gomel, président de la section de Paris XIIIe, responsable du Don du Livre

Mme Christine Kaiser, conseillère juridique au sein du Parlement allemand, présidente de la section d’Allemagne du Nord

M. Michel Lechevalier, agrégé d’histoire-géographie, président de la section de Paris-Centre

M. Jean-Marie Lefrançois, professeur de lettres, président de la section des Hautes-Pyrénées

M. Jean-Michel Legras, principal (H),Mme Monique Martin, chef des travaux (H),

présidente de la section du DoubsM. Aldo Massa, ingénieur général des Ponts,

des Eaux et des ForêtsMme Josiane Mauchauffée, proviseur (H),

présidente de la section du Val-de-MarneMme Geneviève Neubig, professeur de classes

préparatoires (H), présidente de la section de la Seine-Saint-Denis

Mme Chantal Pelletier, chef de bureau au ministère de l’Éducation nationale (H), présidente de la section de l’Essonne

M. Jean-Pierre Polvent, inspecteur d’académie (H), président de la section du Nord

M. Yves Quinteau, directeur général des services d’établissement public d’enseignement supérieur, président de la section du Rhône

Mme Marie-Hélène Reynaud, professeur, présidente honoraire de la section de l’Ardèche

M. Michel Sabatier, principal (H), président (H), vice-président (H) de la section de la Haute-Saône

M. Camille Salètes, principal (H), secrétaire de la section de Charente-Maritime

Mme Dorothée Soret, professeur agrégée (H), présidente de la section de Paris-ouest

Mme Danielle Thouin, proviseur (H)M. Daniel Tran, proviseur (H),

président honoraire de la section de la VendéeMme Catherine Vidal, directrice d’école

Mme Claude Anttila, présidente de l’association AMOPA de Finlande et M. Éric Nachtergaele, président de l’association AMOPA de Belgique, administrateurs délégués, pour les associations AMOPA de l’étranger conventionnées, à la gestion du fonds de mutualisation en faveur de la jeunesse.

Le Conseil d’administration de l’AMOPA élu le 26 mai 2019 :

1) Jean-Marie Lefrançois,2) Catherine Vidal,3) Camille Salètes, 4) Bernard Gomel,5) Michel Sabatier,6) Dorothée Soret,7) Aldo Massa,8) Chantal Pelletier,9) Monique Martin,10) Michèle Dujany,11) Josiane Mauchauffée,12) Yves Quinteau,13) Alain Célérier,14) Michel Lechevalier,15) Yves Bonnel,16) Geneviève Neubig,17) Jean-Michel Legras,18) Marie-Hélène Reynaud,19) Jean Pierre Polvent,20) Daniel Tran,21) Alain Dorato,22) Martine Fondeur,23) Christine Kaiser,24) Danielle Thouin.

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REVUE DE L’AMOPAN° 229 juillet, août, sept. 2020 Trimestriel - 6 €

L’Association des Membres de l’Ordre des Palmes Académiques, créée le 30 octobre 1962, a été déclarée à la préfecture de police le 6 novembre 1962 (J.O. du 11 novembre 1962). Elle a été reconnue d’utilité publique par décret du 26 septembre 1968.

Siège social : Ministère de l’Éducation nationale110 rue de Grenelle - 75007 Paris

Secrétariat national :30 avenue Félix-Faure 75015 ParisMétro : Félix-FaureTél. : 01 45 54 50 82Ouvert du lundi au jeudi de 9 h à 12 h et de 14 h à 17 hCCP : AMOPA 19641-94 Z Paris

Directeur de la publication : M. Jean Pierre Polvent

Conseillère éditoriale : Mme Françoise Delhougne

Rédacteurs : Mme Chantal Pelletier, M. Régis Singer

Comité de rédaction/lecture : Mmes Michèle Blanc-Brude,Suzanne Faure, Martine Fondeur,Josiane Mauchauffée, Geneviève Neubig, Huguette Peirs, Danielle Thouin, Evelyne Thouvenot, M. Jean-Noël Cordier,M. Aldo Massa

Création et réalisation : Gap éditions : gap gap-editions.fr

Impression : Imprimerie Chirat (Saint-Just-La-Pendue, Loire)

Commission paritaire : n° 0421 G 84398 Tirage : 5 500 exemplaires ISSN : 2554-9987

[email protected] www.amopa.asso.fr

Reproduction strictement interdite pour quelque

raison, sous quelque forme que ce soit de tout ou

partie de cette revue, des photos, des illustrations, de

la mise en page, des titrages sans l’accord écrit des

différents acteurs concernés (auteurs, graphistes,

illustrateurs, photographes) conformément au Code

de la propriété intellectuelle et particulièrement à

l’article L.111-1.

Président fondateur  M. César Santelli (1962-1971)

Présidents de l’AMOPA M. Émile Prigent (1971-1973)

M. Jacques Treffel (1973-2008) Mme M.-M. Treffel (2009-2010)

M. Michel Berthet (2011-2019)Dons et legs à l’AMOPA  Mme Monique Amion Mlle Alberte Bataille

M. Raymond Berthier M. Edmond Laznikas

Mlle Léona Quiquempois M. Jean-Claude Fortuit

M. Jean Sarraméa Mme Alice Sarraméa-Griotier M. Gaston Vignot Alice et Michel Berthet

et leurs amis

Portrait de Pierre Soulages. Cliché © Christian Bousquet. musée Soulages, don des amis du musee Soulages

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