L’accident et le Sursaut - La France continue Chapitre 1 – Par miracle ou par hasard 6 au 12...

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Chapitre 1 – Par miracle ou par hasard 6 au 12 juin 1940 La lutte politique L’accident et le Sursaut 6 juin Prélude Onze heures. Au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique à Paris, le bureau du ministre est encombré de cartes et de dépêches qui décrivent toutes une même tragédie. Les Alliés, dépassés sur le plan tactique, sont aussi très inférieurs en nombre depuis les combats de mai, qui ont vu l’encerclement et l’élimination d’une grande partie des armées françaises et du Corps Expéditionnaire Britannique – et l’offensive allemande a repris la veille. Comment arrêter les armées de von Bock (Groupe d’Armées B), qui attaquent sur la Somme et sur l’Ailette ? La Ligne Weygand craque sous les coups des Panzers. Paul Reynaud, Président du Conseil depuis le mois de mars, mais aussi ministre de la Guerre en titre, en est bien conscient : la rupture du front n’est plus qu’une question de jours, d’heures peut-être 1 . Son sous-secrétaire d’État à la Guerre, l’homme qui a imaginé le rôle de l’arme blindée dans la guerre moderne, voit se réaliser le scénario qu’il a prévu, mais c’est son pays qui en est la victime : « Nos forces se comportaient héroïquement, mais elles étaient débordées par le nombre. (…) Je ne pouvais qu’expliquer au Président du Conseil que nous n’avions plus rien à opposer aux divisions blindées allemandes. » Le général de brigade (à titre temporaire) Charles de Gaulle ne fait partie du gouvernement que depuis le remaniement qui a eu lieu quelques heures plus tôt. Comme lui, beaucoup de ministres n’accepteraient jamais de céder à l’Allemagne nazie, à commencer par Reynaud lui- même – mais De Gaulle sait que d’autres, et non des moindres, ont toujours considéré cette guerre comme une erreur lamentable. Premier d’entre eux, le maréchal Pétain est vice- président du Conseil. « Si nos pires craintes pour la bataille en cours devaient se réaliser, demande De Gaulle, ne pensez-vous pas, Monsieur le Président du Conseil, que la présence du Maréchal Pétain au gouvernement pourrait rendre difficile la prise des mesures qui s’imposeraient pour le salut national ? » – Il est vrai que le Maréchal a toujours critiqué notre entrée en guerre et qu’une défaite militaire pourrait lui offrir la possibilité de faire prévaloir ses vues sur la politique française. Mais je pense pourtant qu’il vaut mieux l’avoir dedans que dehors, répond Reynaud. ……… Composition du Gouvernement Paul Reynaud le 6 juin 1940 – Président du conseil : o Paul Reynaud (AD) (également Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre, ainsi que des Affaires Étrangères) – Vice-présidents du conseil : o Camille Chautemps (PRS) o Philippe Pétain – Ministres : o Ministre de l’Intérieur : Georges Mandel o Ministre des Armements : Raoul Dautry o Ministre des Finances : Yves Bouthillier o Ministre du Travail : Charles Pomaret (USR) 1 A ce moment, Reynaud croit encore en la possibilité de constituer un “réduit breton” au cas où la situation continuerait de se dégrader. Mais si Weygand vient de créer la 10 e Région Militaire, confiée au général Guitry et qui comprend toute la Bretagne, c’est sans y croire.

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Chapitre 1 – Par miracle ou par hasard6 au 12 juin 1940

La lutte politiqueL’accident et le Sursaut

6 juinPréludeOnze heures. Au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique à Paris, le bureau du ministreest encombré de cartes et de dépêches qui décrivent toutes une même tragédie. Les Alliés,dépassés sur le plan tactique, sont aussi très inférieurs en nombre depuis les combats de mai,qui ont vu l’encerclement et l’élimination d’une grande partie des armées françaises et duCorps Expéditionnaire Britannique – et l’offensive allemande a repris la veille. Commentarrêter les armées de von Bock (Groupe d’Armées B), qui attaquent sur la Somme et surl’Ailette ? La Ligne Weygand craque sous les coups des Panzers.Paul Reynaud, Président du Conseil depuis le mois de mars, mais aussi ministre de la Guerreen titre, en est bien conscient : la rupture du front n’est plus qu’une question de jours,d’heures peut-être 1. Son sous-secrétaire d’État à la Guerre, l’homme qui a imaginé le rôle del’arme blindée dans la guerre moderne, voit se réaliser le scénario qu’il a prévu, mais c’estson pays qui en est la victime : « Nos forces se comportaient héroïquement, mais elles étaientdébordées par le nombre. (…) Je ne pouvais qu’expliquer au Président du Conseil que nousn’avions plus rien à opposer aux divisions blindées allemandes. »Le général de brigade (à titre temporaire) Charles de Gaulle ne fait partie du gouvernementque depuis le remaniement qui a eu lieu quelques heures plus tôt. Comme lui, beaucoup deministres n’accepteraient jamais de céder à l’Allemagne nazie, à commencer par Reynaud lui-même – mais De Gaulle sait que d’autres, et non des moindres, ont toujours considéré cetteguerre comme une erreur lamentable. Premier d’entre eux, le maréchal Pétain est vice-président du Conseil.« Si nos pires craintes pour la bataille en cours devaient se réaliser, demande De Gaulle, nepensez-vous pas, Monsieur le Président du Conseil, que la présence du Maréchal Pétain augouvernement pourrait rendre difficile la prise des mesures qui s’imposeraient pour le salutnational ? » – Il est vrai que le Maréchal a toujours critiqué notre entrée en guerre et qu’une défaitemilitaire pourrait lui offrir la possibilité de faire prévaloir ses vues sur la politique française.Mais je pense pourtant qu’il vaut mieux l’avoir dedans que dehors, répond Reynaud.………Composition du Gouvernement Paul Reynaud le 6 juin 1940– Président du conseil :o Paul Reynaud (AD) (également Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre, ainsi que des AffairesÉtrangères)– Vice-présidents du conseil :o Camille Chautemps (PRS)o Philippe Pétain– Ministres :o Ministre de l’Intérieur : Georges Mandelo Ministre des Armements : Raoul Dautryo Ministre des Finances : Yves Bouthilliero Ministre du Travail : Charles Pomaret (USR)

1 A ce moment, Reynaud croit encore en la possibilité de constituer un “réduit breton” au cas où la situationcontinuerait de se dégrader. Mais si Weygand vient de créer la 10e Région Militaire, confiée au général Guitry etqui comprend toute la Bretagne, c’est sans y croire.

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o Ministre de la Justice : Albert Sérol (SFIO)o Ministre de la Marine militaire : César Campinchi (PRS)o Ministre de la Marine marchande : Alphonse Rio (USR)o Ministre de l’Air : Laurent Eynac (PRS)o Ministre de l’Éducation nationale : Yvon Delbos (PRS)o Ministre des Anciens combattants et des pensions : Albert Rivière (SFIO)o Ministre de l’Agriculture : Paul Thellier (AD)o Ministre du Ravitaillement : Henri Queuille (PRS)o Ministre des Colonies : Louis Rollino Ministre des Travaux publics : Ludovic-Oscar Frossard (USR)o Ministre de la Santé publique et de la Famille Française : Georges Pernot (FR).o Ministre des Postes, Télégraphe, Téléphone et Transmissions : Alfred Jules-Julien (PRS)o Ministre de l’Information : Jean Prouvosto Ministre du Commerce et de l’Industrie : Albert Chichery (PRS)o Ministre du Blocus : Georges Monnet (SFIO)o Ministres d’État: Louis Marin (FR) et Jean Ybarnegaray (PSF)– Sous-secrétaires d’État :o Sous-secrétaire d’État à la vice-présidence du Conseil [particulièrement chargé du problème des réfugiés] :Robert Schuman (PDP)o Sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale : Charles de Gaulleo Sous-secrétaire d’État aux Travaux Publics : André Février (SFIO)o Sous-secrétaire d’État aux Affaires Etrangères, secrétaire du Comité à la Guerre : Paul Baudouino Sous-secrétaire d’État aux Fabrications de l’Air : Jules Mény

Des ennemis ? Pire, des concurrentsMidi moins cinq – Dans son bureau du ministère de la Guerre, le lieutenant-colonel deVillelume, qui a appris par des échos de couloir l’opposition de De Gaulle à la participationde Pétain au nouveau gouvernement, griffonne quelques notes pour rendre compte à… qui dedroit. Villelume, inamovible conseiller militaire aux Affaires Étrangères et officier de liaisonavec l’état-major depuis le début du conflit, a été promu quelques heures plus tôt secrétaire-adjoint au Comité de Guerre. Comité où il retrouvera, bien malgré lui, le nouveau général debrigade (« à   titre   temporaire » puisque nommé en temps de guerre) De Gaulle, qu’il neconnaît que trop bien… Mais voilà qu’après quelques coups rapides à la porte de son bureau,on y pénètre sans avoir attendu d’y être invité ! Quand on parle du loup…Le général De Gaulle, après les saluts militaires d’usage, déclare d’emblée à Villelumecombien il est « heureux d’avoir un homme de [sa] qualité sous [ses] ordres ».Même s’il se savait à quoi s’attendre, la pilule est dure à avaler pour l’officier, qui rétorqued’un ton glacial : « Vous   faites   erreur,  mon… Monsieur   le   sous-secrétaire  d’État.   Je  nedépends  de  vous  en  aucune   façon.  Si  besoin,  Monsieur   le  Président  du  Conseil   vous   leconfirmera   en   fin   de   journée.   Je   vous   laisse   vous   rendre   au  Quai   d’Orsay   pour   la…mondanité prévue tout à l’heure. »Le regard du Général se fait assassin. S’il savait que ses premiers pas en politique, dans uncontexte aussi dramatique, seraient difficiles, il ne pensait pas avoir à batailler aussi vite !Sèchement, il réplique : « La France vit des heures trop sombres pour que l’on puisse de lasorte  attacher   tant  d’importance  à des  questions  protocolaires. » Sans laisser le temps àVillelume le temps de rouvrir la bouche, De Gaulle claque des talons et quitte le bureau decette vieille connaissance qui ressemble de plus en plus à un antagoniste…………Vieille connaissance en effet : ils se sont rencontrés pour la première fois au Fort IXd’Ingolstadt en 1916. Le cavalier, rescapé de la glorieuse charge de l’escadron de Gironde,croyait bien connaître le fantassin fait prisonnier à Douaumont et ne s’était pas gêné pourraconter l’anecdote du sabre 2. De Villelume ayant réussi à s’évader peu de temps après

2 Cette histoire est volontiers répétée par les anti-gaullistes pour affirmer l’orgueil démesuré de De Gaulle. Alorsqu’il venait d’arriver en captivité, celui-ci avait demandé qu’on lui remette son sabre d’officier, honneur fait à

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l’arrivée de De Gaulle, il n’eut pas l’occasion d’affiner son opinion sur celui qui était de deuxans son aîné. Ils avaient pourtant un ami commun, mais Tchoukatchevski, camarade de cellulede De Gaulle et grand ami de Villelume, fut victime des Purges des années 30.Ce n’est qu’au début de l’année 1940 que les routes des deux principaux conseillers militairesde Paul Reynaud se sont croisées de nouveau. En ce mois de juin 1940, De Gaulle est partisande continuer la lutte, Villelume estime que la guerre a été trop mal engagée pour pouvoir êtregagnée et veut arrêter les frais dès que possible. Et aucun des deux n’est prêt à en démordre. Ilest vrai que l’aristocrate auvergnat peut estimer qu’il a toujours eu raison dans son analyse dela situation internationale ! La France aurait dû se désolidariser de ses alliances orientales, qui ne lui avaient apporté quedes complications et qui avaient permis à l’URSS de se placer en position d’arbitre enEurope… et de se partager la Pologne avec l’Allemagne. Au printemps 1939, il avait informéDaladier que l’armée n’était pas prête à aider à temps la Pologne. En janvier 1940, il s’étaitopposé au plan Dyle-Breda de Daladier et Gamelin. Au même moment, il avait recommandéde profiter de l’hiver pour bombarder les gares et les voies ferrées en Allemagne afin de gênerles mouvements de la Wehrmacht – mais gouvernement et GQG s’étaient renvoyé la ballestérilement tout l’hiver. Il était aussi partisan d’une intervention plus marquée en Norvège eten Finlande (!) pour paralyser l’économie allemande et s’était désolé que Gamelin ne cesse dedire que ces théâtres d’opérations ne l’intéressaient pas. C’est d’ailleurs lui que Reynaud avaitchargé, début mai, de rédiger un véritable acte d’accusation contre Gamelin, afin de leremplacer – mais le déclenchement de l’offensive allemande l’avait empêché.Cependant, Villelume partageait avec De Gaulle le désir d’insuffler au gouvernement et à lapopulation un esprit guerrier. Mais c’est sur la manière de procéder que l’antagonisme entreles deux hommes n’a cessé de se creuser. En janvier, Reynaud lui a demandé son avis sur unenote transmise par le colonel De Gaulle préconisant d’attaquer la ligne Siegfried. Sa réponse aété sans appel : « Quand   bien  même   nous   arriverions   à   pratiquer   une   brèche   dans   lesorganisations ennemies, à quoi cela nous mènerait-il ? A une bataille en rase campagne, ounotre infériorité numérique nous vaudrait une cuisante défaite ! » Mais il a bien senti queReynaud était de plus en plus sensible à influence de De Gaulle. Et de fait, c’est à ce dernierque le nouveau Président du Conseil a demandé de l’aider à rédiger son discours d’investitureau printemps.Le 26 mars, dans le bureau de Leca, directeur de cabinet de Reynaud, l’opposition entre lesdeux hommes est devenue ouverte. Villelume raconte ainsi l’épisode : « Le colonel De Gaullefait un long exposé sur la possibilité de gagner la guerre militairement. Il déplore que nous nesoyons pas  entrés  en Belgique,  même contre  la  volonté  des  Belges.  D’après   lui,   l’arméeallemande   n’est   pas   plus   forte   que   l’armée   française,   les   deux   aviations   se   balancentsensiblement… Je suis stupéfait. Je le croyais beaucoup plus intelligent et averti. Je renonce àinterrompre son long et absurde monologue. Je me borne à le réfuter en quelques mots assezdurs dès qu’il a fini de parler. »………Ce 6 juin, toujours vexé, Villelume décroche son téléphone pour contacter Paul Baudouin,proche de Reynaud, sous-secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, secrétaire du Comité de laGuerre, mais lui aussi opposant à la ligne de guerre à outrance que symbolisent Mandel etMargerie au sein du gouvernement. Ils conviennent d’en discuter dès que la présentationofficielle du nouveau cabinet Reynaud au Quai d’Orsay sera achevée. Baudouin conseillealors à Villelume de saisir n’importe quel prétexte pour s’entretenir avec la comtesse dePortes, maîtresse officielle du Président du Conseil et dont on sait qu’elle a sur lui beaucoup

ceux ayant fait preuve d’une bravoure reconnue par l’ennemi au moment de leur capture. Après vérifications, lesautorités de l’Oflag avaient refusé.

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d’influence. Il pourrait ainsi lui faire part de « l’ambition effrénée » du nouveau collaborateurde son amant et l’inciter à obtenir son renvoi.

DestinQuinze heures. Le gouvernement est réuni pour la traditionnelle “photo de famille”. Celle-ciest prise, non à l’Hôtel Matignon, mais sur les marches de l’escalier d’honneur du Quaid’Orsay (Reynaud est aussi ministre des Affaires Etrangères). Malgré l’inquiétude quant à lasituation militaire, quelques bouteilles de champagne sont débouchées et Paul Reynaud reçoitles vœux de succès d’Hélène de Portes, sa maîtresse très aimée depuis plusieurs mois. Il adécidé de divorcer pour elle aussitôt que la loi l’y autorisera et la belle Hélène exerce sur luiune influence qui déborde leurs relations personnelles. Quand la jeune femme quitteMatignon, Reynaud lui propose sa voiture, mais le lieutenant-colonel Paul de Villelume, quijoue dans son cabinet un rôle important et assure la liaison avec l’état-major, propose de laraccompagner personnellement. « C’est   très  aimable  à  vous,  Villelume, observe Reynaud,mais n’oubliez pas que nous avons du travail. »– Je conduirai moi-même, répond Villelume, je ne serai pas long.Selon les souvenirs d’un autre collaborateur de Reynaud, Villelume aurait en aparté indiqué àHélène de Portes qu’il souhaitait évoquer avec elle « la personnalité de quelques membres dunouveau gouvernement et notamment d’un certain colonel un peu trop sûr de lui-même… »Comme Charles de Gaulle devait le déclarer par la suite à plusieurs de ses collaborateurs, eten particulier à Geoffroy Chodron de Courcel, Paul de Villelume était un homme certesbrillant, mais irrémédiablement prévenu contre lui. Il n’avait cessé de mener auprès de PaulReynaud une sourde guerre intestine contre ses idées, ainsi que contre la poursuite deshostilités.

Seize heures. La voiture de Villelume file le long du quai d’Orsay et passe à vive allure lepont de l’Alma. Alors que, roulant toujours aussi vite, elle traverse la place de l’Alma endirection de l’avenue George V, son conducteur en perd le contrôle pour une raison inconnue.Bien après la guerre, des témoignages (fort tardifs !) ont prétendu qu’une mystérieuseMercédès, surgie de l’avenue Montaigne, l’aurait percutée à l’arrière avant de disparaître parle quai de l’Alma… Quoi qu’il en soit, l’automobile heurte brutalement un réverbère et versesur le côté. Les secours arrivent très vite et les deux occupants, ensanglantés, sont conduits àl’Hôtel-Dieu. Là, on ne peut que constater qu’Hélène de Portes a été tuée sur le coup.Il est seize heures vingt-cinq. Certains historiens considèrent aujourd’hui que “l’accident de laplace de l’Alma” a eu des conséquences hors de proportion avec son allure de fait divers etqu’à cet instant précis, le destin de la France a basculé.………Mort d’une Comtesse (article paru deux semaines plus tard dans Time [New York])« Les historiens oublient toujours ce que les romanciers n’oublient jamais : les problèmes deshommes d’état ne sont pas exclusivement ceux de l’Etat. C’est ainsi que nous avons appris le7 juin qu’avait eu lieu en France une tragédie privée qui, tout en n’étant rien à côté de latragédie vécue par le pays, n’en est pas moins à signaler.Il y a quelques années, la fille d’un riche négociant du port de Marseille prit dans ses filets unvéritable   Comte,   l’épousa   et   s’installa   à   Paris,   où   elle   se   mit   à   tenir   salon   pour   lesjournalistes et les hommes politiques. Hélène de Portes était petite, brune, nerveuse, jalouseet pas très brillante intellectuellement, mais elle avait apparemment quelque chose capable defaire faire à un Français n’importe quelle folie. Devenue veuve il y a deux ans, elle jeta sondévolu sur un brillant économiste nommé Paul Reynaud. Bientôt Reynaud, qui avait jusque làété un bon père de famille, quitta sa femme. Peu après, la loi sur le divorce fut modifiée etl’économiste put espérer être libre au bout d’un an au lieu de trois.

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Le 21 mars dernier, Paul Reynaud devint Président du Conseil. Il s’adapta bien au pouvoir,mais ce dernier monta à la tête de la Comtesse de Portes. Elle commença à se voir jouer lerôle d’une éminence grise et tandis que la situation de la France devenait catastrophique, savoix   importune   se   faisait   plus   perçante.   Elle   devint   hystérique   quand   elle   sut   que   l’onmurmurait que la fleur de lys française était supplantée par une “fleur de lit” fanée… Débutjuin, elle se mêlait sans cesse des délibérations gouvernementales, qu’elle prétendait chaquesoir ajuster à ses goûts personnels – auxquels la poursuite de la guerre ne convenait pas dutout. C’est alors qu’au coin d’une rue de Paris, les rêves de grandeur de la Comtesse dePortes s’écrasèrent contre un réverbère… »

Dix-sept heures. Reynaud, prévenu, accourt à l’Hôtel-Dieu, accompagné de son directeur decabinet, Dominique Leca. Devant le corps de sa maîtresse, il s’écroule en larmes : « Je nepourrai pas continuer, Dominique. Je vais démissionner… »– Ne faites pas ça, Monsieur le Président du Conseil. La France a besoin de vous ! plaideLeca, qui poursuit (non sans quelque hypocrisie) en désignant la morte : Pensez à elle ! Ellevous aimait, elle se passionnait pour les affaires de l’Etat, elle n’aurait pas souhaité que vousabandonniez votre tâche !L’argument semble toucher Reynaud, qui se tait et médite, silencieux, quelques minutes.C’est alors que surgit Paul de Villelume. Il n’est que légèrement blessé et arbore sur le crâneun volumineux pansement qui lui donne l’air passablement ridicule. « Monsieur le Président,balbutie-t-il, je suis tellement navré, je… »Reynaud l’interrompt et s’exclame, avec des sanglots dans la voix : « Comment osez-vous…Vous   conduisiez,   c’est   de   votre   faute…  Disparaissez,   je   ne   veux   plus   jamais   vous   voir,jamais ! »………Villelume (Paul de) – (…) Après son renvoi par Paul Reynaud à la suite du décès de laComtesse de Portes, il resta en France et offrit en octobre 1940 ses services à Pierre Laval.Celui-ci  finit  par le nommer Ambassadeur de France en Allemagne.  En 1944,  il   tenta depasser   en   Espagne,   mais   n’y   parvint   pas   et   fut   emprisonné.   Condamné   à   mort   pourintelligence avec l’ennemi, il refusa de demander la grâce présidentielle. Il est vrai qu’entretemps, Reynaud était devenu Président de la République et portait toujours, dit-on, le deuild’Hélène de Portes. (Extrait du Grand Larousse de la Seconde Guerre Mondiale, Paris 1965)

Vingt heures – Après discussion avec Dominique Leca, Reynaud décide d’attribuer lesfonctions de Villelume à Roland de Margerie, alors responsable de son cabinet diplomatique.« Les jours qui suivront verront Reynaud, affecté mais “libéré” (selon le mot de De Gaulle),laisser   Roland   de  Margerie   acquérir   une   influence   croissante,   au   point   de   devenir   unPrésident du Conseil bis, au grand dam de la fraction défaitiste du gouvernement. » (JeanLacouture, De Gaulle, t. II – Le Combattant, Paris, 1984).Nous avons récemment appris, grâce aux Mémoires de l’amiral Philippe de Gaulle, combienle Général avait été frappé de la disparition simultanée de la scène de Paul de Villelume et decelle qu’il avait surnommée (en privé) la « mégérie » de Reynaud, compte tenu de sa faroucheopposition à la ligne jusqu’au-boutiste. « Cet événement, raconta-t-il à son fils, m’apparutvéritablement comme un signe de la Providence. Le destin de la France n’était décidémentpas de se laisser aller aux sirènes du désespoir. »

7 juinLa France au bord du gouffre (extrait d’un article de William “Bill” Clifton paru dansle New York Times du 8 juin)

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« Face   aux  Allemands,   sur   tous   les   fronts,   les   troupes   françaises   luttent   désespérément.Cependant, les mouvements de repli s’intensifient sous des cieux contrôlés par la Luftwaffe. Ilest à présent évident que la ligne Weygand craque de toutes parts et que la défaite généralen’est qu’une question de temps. Les Français sont battus. Ils ne s’enfuient pas aux quatrevents,  mais  l’issue de la  bataille  de France est  certaine.  Et,  contrairement  à ce qui  étaitpossible il y a encore vingt-cinq ans, l’armée vaincue ne pourra se rétablir sur le cours d’unerivière. Nous sommes au temps du moteur, du char et de l’avion. Pour les arrêter, il faut unemer ou de grands espaces, dont la France ne dispose pas.Du coup, il  semble que le destin de la France elle-même soit fixé,  que le pays n’ait  plusd’autre issue que le renoncement. Le gouvernement a pourtant signé il y a quelques semainesun accord avec le Royaume Uni, par lequel les deux pays s’interdisaient de cesser séparémentle combat. Et il est avéré que les convictions du Président du Conseil, M. Paul Reynaud, sontsolides : cet homme ne fera pas soumission à l’Allemagne de Hitler. Mais il n’est pas seul.Parmi ses proches, certains vont et viennent en encourageant les rumeurs, en parlant d’uneguerre  « imbécile », d’une défaite  « prévisible et inévitable »  et en affirmant que la raisonimpose de savoir reconnaître un échec. Les voix sont nombreuses qui s’expriment pour qu’àl’échec militaire succède la démission politique. Certains font déjà le portrait du possiblesuccesseur de Paul Reynaud, un portrait qui ressemble à celui d’une gloire nationale, d’ungrand soldat que le pays a connu plus combatif.Alors ?   Que   se   passera-t-il   si  M.   Reynaud   démissionne   et   si   son   successeur   demandel’armistice ?   La  France   vaincue   devra,   c’est   certain,   passer   sous   les   fourches   caudinesimposées   par   l’Allemagne,   qui   ne   ratera   pas   l’occasion   d’abaisser   sans   espoir   derétablissement sa vieille ennemie. Mais que deviendra l’Angleterre, isolée ? Décidera-t-ellede se détourner du continent et des Belges, des Hollandais, des Norvégiens, des Polonais, desTchèques qui veulent continuer le combat ? Laissera-t-elle l’Europe à Adolf Hitler et JosephStaline ?Et que deviendra l’Amérique, qui assiste à ce drame comme s’il ne la concernait pas ? (…) »

Le nouveau sous-secrétaire d’Etat à la GuerreParis – Alors que la presse parisienne, du Populaire à gauche au journal le Jour à droite, enpassant par l’Aube et le   Matin, salue avec chaleur la nomination de De Gaulle augouvernement, celui-ci constitue son propre cabinet. Il se concerte avec Roland de Margerie,dont il constate immédiatement la solidité des convictions jusqu’au-boutistes. Le Généralrencontre ensuite Reynaud, qui le charge de porter un message à Churchill pour demanderl’engagement à grande échelle de la RAF dans la Bataille de France. Avant de se rendre àLondres, le nouveau sous-secrétaire d’État à la Guerre doit consulter Pétain et Weygand.

8 juinUn homme désespéréMontry (GQG de l’Armée française) – De Gaulle, qui n’a pu voir Pétain aux Invalides(sans doute parce que le vieil homme a préféré éviter une rencontre qui lui était désagréable),se rend à Montry pour s’y entretenir avec le général Weygand. La discussion entre les deuxhommes est houleuse. Le chef d’état-major de l’Armée fait un sombre tableau de la situation :« Les hommes sont littéralement épuisés, ils se battent de jour, marchent de nuit et tombentendormis sur leurs nouvelles positions. Nous n’avons plus aucune réserve. La seule chose quipourrait nous sauver, c’est que l’adversaire soit encore plus fatigué et soit amené à s’arrêterfaute de souffle. » Mais il n’y croit visiblement pas. De même, il qualifie « d’enfantillage »tout projet de repli sur l’Afrique du Nord et ses proches collaborateurs ne tiennent pasd’autres propos.

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« Le chef des armées françaises était un homme désespéré, écrira De Gaulle. Je jugeai, nonsans tristesse, qu’il fallait sans tarder en tirer toutes les conséquences. »………Paris – Sitôt de retour dans la capitale, De Gaulle se rend à Matignon. Paul Reynaud, qui aassisté le matin même à l’enterrement d’Hélène de Portes, est très déprimé. De Gaulle l’adjurede remplacer Weygand, proposant pour ce poste le général Huntziger. Reynaud hésite :« Vous me demandez de nommer chef  d’état-major général  un homme qui a été   l’un desprincipaux vaincus de l’attaque allemande du 13 mai… »– C’est vrai, mais il est loin de porter toute la responsabilité du désastre. Au moins a-t-ilencore des ressources, de l’énergie, alors que Weygand est à bout de souffle.Finalement, sous l’influence de Margerie, qui assiste à l’entretien, Reynaud accepte l’idée queWeygand pourrait devoir être bientôt remplacé.– En attendant,  demande De Gaulle, acceptez de rassembler tout ce qui reste de nos unitésblindées,  Divisions  Cuirassées  de  Réserve  et  Divisions  Légères  Mécanisées,  en  un  corpsunique. Séparées, elles sont impuissantes. Unies et commandées par un chef capable, ellespeuvent encore faire quelque chose.– Mais quel chef ? demande Reynaud, désabusé.– Le général Delestraint. J’avais déjà fait cette proposition à Weygand le 2, il n’en a pas tenucompte.   Si   vous   ne   souhaitez   pas   renvoyer  Weygand   tout   de   suite,   nommez   du  moinsDelestraint.Margerie approuve et Reynaud accepte cette proposition.En pratique, le Groupement Delestraint ne comprendra que les restes des 2e et 4e DCR (le 8juin, ces divisions ne sont plus sur la Somme, mais se trouvent depuis quelques jours àMarseille-en-Beauvaisis pour récupération et reconstitution), ainsi que certaines CACC(compagnies autonomes de chars de combat). Les DLM reconstituées, dont les restes sontparfois regroupés en Groupements Cuirassés (comme le GC Buisson), devront en effetcontinuer indépendamment de couvrir la retraite.

Les désarrois de la SDNUn asile pour l’OITMinistère du Travail (Paris) – John Winant, le directeur américain du Bureau Internationaldu Travail, vient de clore une réunion somme toute rondement menée, en compagnie de sonsous-directeur français Adrien Tixier et avec le ministre français du Travail Charles Pomaret(représentant le gouvernement), le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux (représentantles travailleurs) et Alfred Lambert-Ribot, membre du Conseil National Économique, vice-président du Comité des Forges et ancien délégué patronal au BIT pendant presque vingt ans(représentant, est-il besoin de le préciser, le patronat). Le sujet de la réunion était ledéménagement (l’expression n’est pas encore connotée) des principaux services del’Organisation Internationale du Travail de Suisse en France – exactement à Vichy. Lespressions des Suisses, désireux d’éviter le courroux de l’Allemagne hitlérienne 3, la crainted’une attaque allemande passant par la Suisse et l’effondrement du front français depuis unmois ont accéléré la mise en œuvre d’un plan élaboré en avril 1939.Respectueuse de ses engagements et déterminée à soutenir des institutions internationales bienmaltraitées ces dernières années 4, la France avait bien évidemment accepté de devenir lerefuge éventuel de la SDN et de l’OIT. Refuge dont il avait été convenu assez vite qu’il neserait que temporaire, sur l’insistance de différentes délégations, dont celle des Pays-Bas,

3 Il est encore à ce jour difficile de faire la part des pressions diplomatiques, des allusions et des rumeurs…4 La Société des Nations plus encore que l’Organisation Internationale du Travail, d’ailleurs. Bien que dépendant– théoriquement – de la SDN, l’OIT comptait plus de membres que cette dernière ! Les États-Unis d’Amériqueen étaient membres, alors qu’ils n’avaient jamais daigné faire partie de la SDN.

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neutres (à l’époque…) et qui ne voulaient pas paraître soutenir un camp dans la guerre quis’annonçait, mais aussi du Royaume-Uni, toujours soucieux de ne pas donner trop d’influenceau pays de Bonaparte. Il avait donc été acté que Vichy ne serait que le « siège de guerre » deces deux institutions internationales.Winant s’inquiète aussi de définir la position de l’OIT dans le conflit en cours, surtout avecl’attaque allemande qui se déchaîne depuis un mois. Pour cela, l’ancien gouverneur du NewHampshire a besoin de s’assurer du soutien des trois principaux membres de l’organisationqu’il dirige depuis un an et demi, à savoir les États-Unis, la France et la Grande Bretagne.Pour l’ancien fonctionnaire de l’administration Roosevelt, l’appui de son pays d’origine nefait guère de doutes, mais il devra probablement être discret jusqu’aux électionsprésidentielles de la fin de l’année. Et comme il a pu le voir, celui de la France, n’a pas ététrès compliqué à obtenir. Reste celui des Anglais.Par ailleurs, le directeur de l’OIT est troublé par la présence de deux observateurs, restés enretrait et presque silencieux (mais visiblement attentifs !) pendant toute la réunion.Le premier n’est autre que le directeur de cabinet du président du Conseil français, Roland deMargerie. Il semble que sa présence, décidée en dernière minute, ait surpris le ministrePomaret ! L’ancien secrétaire d’ambassade à Londres semble presque n’avoir été là que pourreprendre les précautions verbales de Pomaret sur la situation militaire et pour glisser en finde réunion de façon discrète mais assurée, à Tixier et Winant, que la France « saura tenir sonrang ainsi que ses engagements et ce, peu importe les épreuves qu’il faudra endurer jusqu’àla victoire finale ». Assez fin politicien, Winant comprend que Margerie s’est efforcé de fairepasser un message qui lui est aussi destiné, afin qu’il puisse le relayer auprès del’Administration Roosevelt. Une histoire de posture à affirmer en ces temps difficiles ensomme.D’ailleurs, le message paraît aussi destiné à l’autre observateur, qui se trouve être uneobservatrice. Cette dame, envoyée par Londres, s’est contentée de prendre assidûment desnotes tout au long de la réunion. Et quand, peu de temps après le départ des observateurs enquestion, Winant apprend l’identité de l’observatrice, il est conforté dans son analyse. MissMaurice, Nancy de son prénom, est la secrétaire particulière du général Edward Spears depuisl’automne 1919. Et quel meilleur intermédiaire que la fidèle assistante du représentantpersonnel du Prime Minister auprès du Président du Conseil ?Le fait est que Nancy Maurice a consciencieusement noté tous les détails des échanges de lamatinée. Elle est impatiente de les relayer à son cher général Spears, à peine troublée par sonabsence du jour. Tout au plus Miss Maurice espère-t-elle qu’il ne soit pas allé voir ce quedevient l’Ambulance Chirurgicale Légère de Corps d’Armée 282, rattachée à l’UnitéHadfield-Spears, corps médical mixte franco-britannique (les médecins sont français et lesinfirmières anglaises). Il est vrai que le front de Lorraine, dont dépend cette unité, semble plusou moins en déroute ces jours-ci. Et comme Mrs Spears – l’épouse du général… – semble nepas vouloir quitter “son” unité… Réfrénant un sentiment de jalousie malvenu pour une damede son rang (son père est un baronnet, ancien général de l’Armée britannique), NancyMaurice s’est consciencieusement appliquée à sa tâche en attendant d’en savoir plus. De lapatience, elle en a à revendre…

9 juinParis-Londres-ParisÀ l’aube, le général de Gaulle quitte Le Bourget pour Londres, où il rencontre WinstonChurchill en fin de matinée. Le Premier Ministre se refuse à déployer de nouvelles unités dela RAF en France, expliquant que leur utilité et leur efficacité pour la défense de la Grande-Bretagne sont bien plus grandes que celle qui pourrait résulter de leur emploi en France dans

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la confusion actuelle. À la fin de l’entretien, rapporte le général Edward Spears (présent enqualité de représentant de l’état-major britannique auprès des forces françaises), De Gaulledéclare à Churchill : « C’est vous qui avez raison. »En début d’après-midi, la délégation française voit encore Anthony Eden (alors ministre de laGuerre) et Jean Monnet, qui préside la Commission mixte franco-britannique d’achat dematériel de guerre. Alors que la situation militaire se détériore rapidement, De Gaulle estrappelé d’urgence à Paris, où son avion se pose en fin de journée au Bourget au milieu descratères de bombes.………Paul Reynaud et ses conseillers constatent que la victoire allemande sur le continent apparaîtinéluctable. Soutenu par Margerie, De Gaulle plaide pour un repli sur l’Afrique du Nord.Dominique Leca, les appuie fermement. Reynaud est alors convaincu d’opter pour ce qui estqualifié par son directeur de cabinet de « solution hollandaise ». Les troupes qui ne seront pasdestinées à être évacuées devront se battre en Métropole jusqu’à la limite de leurs possibilités,puis elles se rendront. « Cependant, prévient De Gaulle, il faut que vous sachiez, Monsieur lePrésident du Conseil,  que cette solution se heurtera certainement à l’hostilité de certains.Hélas ! Hélas ! Au premier rang de ces hommes, il y aura le chef de notre Armée, le généralWeygand ! »Sur ce, Reynaud signe un document élaboré sur sa demande par De Gaulle. Il définit lanouvelle stratégie de défense nationale du gouvernement (il est intéressant de noter que cedocument était prêt dès la veille, mais, encore sous le coup de la disparition brutale d’Hélènede Portes, Reynaud en avait remis la signature).« I) Dans le cas où la bataille actuellement en cours n’arrêterait pas l’avance allemande, il ya lieu de prévoir que les forces ennemies, après avoir franchi la Basse Seine et occupé Paris,chercheraient   à   réaliser   la   désorganisation   complète   de   la   résistance   nationale,   soit   enenroulant   nos   forces   de   l’est,   soit   en   exploitant   rapidement   en   direction   des   ports   del’Atlantique.En   tout   cas,   la   volonté   du   Gouvernement   est   de   poursuivre   la   lutte   sur   le   territoiremétropolitain   et   éventuellement   en  Afrique  du  Nord,   puis   dans   le   reste   de   l’Empire,   demanière à gagner le temps nécessaire pour que des secours extérieurs nous permettent dereprendre l’initiative.a) Sans préjudice des bretelles ou positions intermédiaires que le commandement jugerait àpropos d’utiliser pour le regroupement des forces, la première position nationale à envisageret à préparer en arrière du champ de bataille a, pour limite avant, la ligne définie commesuit : cours du Couesnon, de l’Ernée, de la Mayenne, de la Loire en aval de Tours, du Cher,Canal du Berry, cours de la Loire en aval de Digoin, canal du Centre, cours du Doubs.b) en arrière seront préparés :- une 2e position de résistance couvrant l’ouest et le sud-ouest de la France, jalonnée par laCharente, la Vienne supérieure, le massif du Puy de Dôme, les monts de la Madeleine, Lyon,le Rhône et reliée avec la 1ère position par une bretelle suivant le cours de la Creuse- un réduit de Bretagne jalonné par le cours du Couesnon, les avancées de Rennes et le coursde la Vilaine.- un réduit  du sud-ouest  dont  le front sera marqué par le canal du Midi,  de Bordeaux àNarbonne.(…)II)  L’expérience  a montré  qu’il  était   très  aléatoire,  étant  donné  les  moyens  dont  disposel’ennemi et la façon dont il les emploie, d’espérer établir à temps une résistance cohérentesur une zone de terrain déterminée si celle-ci n’était pas organisée et occupée à l’avance pard’autres unités que celles qui ont à se battre en avant.En conséquence :

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1) l’organisation du terrain et des positions de résistance définies ci-dessus, et en particulierla préparation des destructions, seront entreprises immédiatement.2) les unités nécessaires pour assurer la sécurité de la première position seront mises enplace dès maintenant.Le plan d’ensemble des travaux à exécuter sera arrêté immédiatement par le sous-secrétaired’Etat à la Défense nationale et à la Guerre.La  désignation  des   unités   à  mettre   en  place   sera   faite   également   par   lui   au  moyen  deprélèvements sur les unités en cours de constitution à l’intérieur.L’exécution   des   travaux   incombe   aux   commandants   de   région   intéressés,   disposant   nonseulement de leurs moyens propres mais de la plus grande quantité possible de main-d’œuvreà fournir par d’autres départements (Intérieur, Travail, Colonies) suivant devis à établir parle sous-secrétaire d’Etat à la Défense et à la Guerre.(…)III)   En   fonction   de   l’organisation   prévue   ci-dessus   pour   la   défense   en   profondeur   duterritoire,   le  personnel   (mobilisables,  affectés  spéciaux,  main d’œuvre etc.)  et   les  moyensindustriels   de   toute   sorte   contribuant   à   la   Défense   nationale,   en   particulier   del’agglomération parisienne, seront repliés d’urgence en arrière de la ligne générale Rennes,Angers, Clermont-Ferrand, Lyon.Tous les arbitrages nécessaires entre les départements ministériels intéressés incombent ausous-secrétaire d’Etat à la Défense nationale et à la guerre.(…)IV) Le repli des administrations et le déplacement éventuel du gouvernement seront réaliséspar échelon. »La veille encore, ce dernier paragraphe se terminait par « étant entendu qu’à la limite, le siègedes pouvoirs pourrait être établi dans la région de Quimper » mais cette ligne est supprimée.Pour organiser l’ultime défense, il est décidé que les autorités politiques et militaires sereplieront vers le sud et, dans un premier temps, sur la Loire.

10 juinL’éviction de WeygandParis, 11h30 – Le général Maxime Weygand rencontre à sa demande Paul Reynaud,Président du Conseil, au ministère de la Guerre. Au grand agacement du chef d’état-major, cedernier est entouré du général de Gaulle, secrétaire d’Etat à la Guerre, et de Roland deMargerie, conseiller militaire. Weygand remet à Reynaud une note dans laquelle il plaide pourun armistice dans les plus brefs délais. En réponse, De Gaulle lui expose la “solutionhollandaise”. Weygand bondit.– Un abandon du territoire métropolitain serait un enfantillage, un enfantillage dangereux !Vous rendez-vous compte que vous laisseriez ainsi les mains libres aux communistes ? DeGaulle, vous êtes un soldat, je ne comprends pas que vous acceptiez une sottise pareille. Cetteprétendue solution est en réalité une manœuvre pour faire porter à l’Armée, par l’inévitablecapitulation   des   unités   restées   en   Métropole,   la   responsabilité   des   fautes   du   pouvoirpolitique ! En tant que chef d’état-major, j’exige un armistice !–  La  question  n’est  pas   ici  de   savoir  qui  porte  quelles   responsabilités, coupe Margerie.Général, nous devons savoir si vous exécuterez les ordres du pouvoir républicain, même sices derniers devaient être contraires à la note que vous venez de nous remettre et à votreopinion !–   Je   suis   un   soldat.   J’exécuterai   tout   ordre   conforme   à   l’honneur   de   l’Armée, répondévasivement Weygand. Mais   la   question   n’est   pas   là !   Ce   sont   les   politiques   qui   ontcommencé cette guerre, c’est à eux d’y mettre fin !

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Les divergences de vue entre lui et ses interlocuteurs apparaissent définitives. Reynaud décideune courte interruption de séance où il consulte Leca et, par téléphone, Georges Mandel. Puisil revient dans la salle de conférence et, sans même s’asseoir, il tranche : « Général Weygand,j’ai   le   regret   de   vous  dire   que   je   dois   vous   retirer   la   charge  de   chef   d’état-major  desArmées. » Weygand, blême, articule : « Vous   faites  une   folie ! » et sort sans ajouter unesyllabe. Reynaud s’assied lentement et soupire : « Bien, De Gaulle, c’est fait… Voudriez-vousjoindre Huntziger pour lui demander d’accepter le poste, je vous prie… »– Je vais moi-même me rendre à son QG, Monsieur le Président du Conseil.  Mais avant,encore un mot : il faudrait nommer le général de Lattre, qui vient de se distinguer dans ladéfense de Rethel, à la tête du camp retranché de Paris.– Ah pour ça non ! Défendre Paris dans les conditions actuelles provoquerait un nombreconsidérable de victimes civiles. Paris n’a pas de défense propre, nous devons lui donner uncaractère de ville ouverte.Reynaud restera inflexible sur ce point. Dans l’intérêt du maintien de l’ordre et de laprotection de la population, le général Dentz, gouverneur de la place de Paris, donnera l’ordreà tous les services publics de rester sur place.………Arcis-sur-Aube (QG du général Huntziger, GA 4), 14h00 – De Gaulle annonce àHuntziger la destitution de Weygand et lui propose de prendre sa succession. Huntziger est sisurpris qu’il téléphone à Reynaud pour avoir confirmation de ce que lui annonce le sous-secrétaire d’État à la guerre. L’émotion évidente du Président du Conseil le convaincd’accepter, mais il demande à rencontrer Reynaud pour officialiser sa nomination.………Aux Invalides, 17h00 – Dans l’après-midi, Weygand, ulcéré, s’est rendu aux Invalides. Là, ilrencontre Pétain : « Monsieur le Maréchal, il faut agir. Vous seul pouvez mettre fin à cettefolie ! » Pétain, fort mécontent, s’efforce aussitôt de joindre ceux des ministres sur lesquels ilsait pouvoir compter, tels Chautemps ou Ibarnegaray. Mais de ces discussions bilatérales nesort pas un plan d’action immédiat, d’autant que chacun se préoccupe de quitter la capitale.Persuadé que c’est à Georges que va la succession de Weygand, Pétain réussit à lui téléphonerpour lui intimer de refuser et s’énerve devant les dénégations de Georges, qui n’y comprendrien ! Il se décide alors à téléphoner à Reynaud lui-même pour exiger un Conseil desMinistres (il en a le droit, en tant que vice-président du Conseil). À sa grande fureur, il n’a autéléphone que Margerie, qui lui explique très poliment qu’il est impossible de tenir un Conseilce soir-là : « Vous comprenez, Monsieur le Maréchal, le Président Lebrun a quitté Paris vers18h00, il doit s’installer près de Tours, je ne sais pas exactement où. » (C’est faux, Margeriesait que Lebrun se rend à Cangé.) « Demain, alors ! » demande Pétain. « Je crains que ce soitégalement impossible, souvenez-vous que nous devons recevoir M. Churchill et plusieurs deses ministres pour un Conseil Interallié, qui ne peut évidemment être reporté. Je pense qu’unConseil des Ministres pourra être organisé le 12, dans la soirée sans doute. » Ecœuré, Pétainraccroche sans commentaires.………Devant les Invalides, 17h45 – Toujours sur le coup de son éviction dans la matinée par lePrésident du Conseil et son échange avec le maréchal Pétain n’ayant rien donné de concluant,le général Weygand tombe nez à nez avec le député Henri de Kerillis, cavalier devenuaviateur durant l’Autre Guerre. L’un des plus ardents anti-munichois, il est partisan de lapoursuite de la lutte. L’ancien adjoint de Foch décide de passer ses nerfs sur lui. – On me dit beaucoup de mal de vous, mon p’tit Kerillis !– On  me  dit   aussi   beaucoup  de  mal   de   vous  mon  général.  On  me  dit   que   vous   voulezdemander l’armistice.– Qu’est-ce que vous voulez qu’on foute d’autre ?

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– On a promis aux Anglais de ne pas demander un armistice sans eux. Une parole est uneparole.– Vos Anglais sont foutus. Ils en ont pour dix jours, mon ami.– Eh bien, s’ils en ont pour dix jours, il n’y a qu’à tenir dix jours de plus, mon général. Maisaprès tout, vous n’en savez rien et c’est du défaitisme de dire que notre dernier allié, quireprésente notre dernier espoir, est foutu !– On devrait vous fusiller pour parler ainsi ! s’emporte Weygand.– Vous   ne   seriez   pas   fichu   de   commander   le   peloton   d’exécution !   J’espère   que   votreremplaçant fera mieux que vous. J’ai peu de doutes à ce sujet. Mortifié que le tout Paris soit déjà au courant de son éviction et par la flèche du Parthe quifinit de mettre à mal son orgueil de soldat, le général Weygand monte sans mot dire dans savoiture pour se rendre au GQG, où il doit céder la place à son successeur, dont il ne connaîtpas encore l’identité.

La plaidoirie de MargerieParis/Washington, 21h00/16h00 – Pendant qu’Huntziger prend ses nouvelles fonctions,Reynaud télégraphie à Roosevelt pour lui demander de « jeter dans la balance le poids de lapuissance américaine afin de sauver la France, sentinelle avancée de la démocratie. »Roosevelt, très ému, confie alors à ses collaborateurs : « Je n’imaginais pas que la situationfrançaise était si épouvantable. En lisant les premières lignes, j’ai craint que Reynaud nem’annonce   la   capitulation !  Mais   le   pire   est   évité,   la   France   continue   la   guerre. » LePrésident américain se contentera cependant de répondre au message de Reynaud que lesEtats-Unis enverront une plus grande quantité d’armement en France et en Angleterre, maisqu’ils ne sont pas disposés à entrer en guerre.………Paris, 21h30-22h30 – En estimant que le pire est évité, Roosevelt est quelque peu optimiste.Margerie, pressentant une tentative de coup de force politique du camp défaitiste, profited’une petite heure de tête-à-tête avec Reynaud pour plaider le refus de l’armistice. Il raconteraen détails cet entretien dans son journal.« Je repris  aussitôt  auprès  de M. Paul  Reynaud  l’argumentation  que  je  n’avais  cessé uninstant de développer devant lui depuis notre départ et depuis que le hasard avait fait de moison seul compagnon de route pour la journée. Il s’agissait – comme je le faisais valoir depuisplus de trois semaines – de la nécessité de ne pas sacrifier l’Empire colonial français à ladéfaite de la métropole, et de transporter le siège du Gouvernement en Afrique du Nord, pourcontinuer la lutte. Comme c’est sur ce point que se joua le sort du cabinet et que la décisionprise  aura  exercé  une   influence   considérable   sur   la  marche  de   la   guerre,   je   crois  utiled’entrer dans le détail de la conversation que M. P. Reynaud et moi eûmes ce jour-là à cesujet,  car  c’est,   je  crois  bien,  de mes  arguments  que   le  président  du Conseil  a   fait  état.Plusieurs fois déjà depuis quinze jours, la question avait été discutée, mais toujours de façonsuperficielle. Dans l’entourage de M. P. Reynaud, presque tous s’étaient jusqu’alors montréshostiles : le colonel de Villelume, parce qu’il ne croyait pas viable la résistance en Afrique duNord, et aussi parce qu’il était trop désireux de voir rapidement à l’épreuve ses fumeusesconceptions   politiques   de   rapprochement   avec   l’Allemagne   et   l’Italie   au   détriment   del’Angleterre   ;  M.  Baudouin,  parce  qu’il   croyait,   lui  aussi,   urgent  d’arrêter   la   lutte   ;   lacomtesse de Portes, parce qu’elle pensait toujours comme eux. D’autres n’avaient pas dedoctrine   propre,   se   bornant   à   défendre   alternativement   le   pour   et   le   contre,   suivantl’inclination momentanée de leur dialectique, sans conviction profonde. Seuls, le général deGaulle, Dejean et moi-même n’avions jamais cessé de préconiser le départ pour l’Algérie oule Maroc, dont je crois avoir été le premier à parler, comme pourraient le dire les témoins lesplus divers, depuis Winston Churchill jusqu’à Henri de Kérillis.

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Mais le destin avait écarté Mme de Portes et le colonel de Villelume. Je me devais de saisirl’occasion que me donnait ce voyage pour emporter la conviction du président du Conseil.– Le moment est venu, dis-je à M. P. Reynaud,  où vous allez devoir prendre une décision.Vous ne pouvez pas la retarder davantage. Vous avez déclaré publiquement, dans vos discoursà la radio, que vous vous battriez devant Paris, derrière Paris, dans l’Empire, s’il le fallait.Vous l’avez dit aussi aux Anglais. Admettons, comme cela est vraisemblable depuis près detrois semaines, et comme cela paraît certain maintenant, que la bataille de France soit perdue,et que nos armées n’aient plus aujourd’hui le moyen d’empêcher l’ennemi d’occuper latotalité du territoire français. Est-ce une raison pour sacrifier au désastre de la Métropole unEmpire intact, défendu par des armées et une flotte puissantes, et assuré de l’appui étranger ?M. P. Reynaud m’interrompit alors pour me demander de quelles forces exactement nousdisposions en Afrique du Nord. Question surprenante si l’on pense qu’il était alors à la foisministre de la Guerre et de la Défense Nationale : de tels renseignements auraient dû êtreconstamment tenus à sa disposition par le général Decamp ou le colonel de Villelume, seschefs de cabinet pour les deux ministères de la rue Saint-Dominique. Mais une espèce deparalysie   semblait   avoir   frappé   ces   soldats.  Pendant   tout   notre   voyage  depuis  Paris,   lepremier   avait   passé   son   temps  à   surveiller   la   distribution  du  pétrole   par   les   pompes  àessence, métier qui était à peu près de la compétence d’un caporal. Quant au second, avantson renvoi,  le 6,  il  avait  été beaucoup trop occupé à renseigner ou à occuper Hélène dePortes pour avoir encore du temps pour autre chose. L’hostilité que lui marquait le généralWeygand, bien qu’au fond les deux hommes fussent d’accord pour réclamer une capitulationrapide, achevait d’ailleurs de le reléguer dans une passivité à laquelle il inclinait par stérilitécongénitale.Je  répondis  au président  du Conseil  que  mes renseignements   remontaient  à  une note  dugénéral Gamelin,  dont  j’avais eu connaissance pendant  mon séjour au GQG. D’après cedocument, nous possédions en Afrique du Nord 406 000 hommes dont 200 000 recrues, avantle prélèvement de 5 divisions effectué depuis le 10 mai pour combler nos pertes sur le frontoccidental. Il devait donc rester 300 000 hommes environ, dont un tiers bien entraînés, avecun armement assez médiocre.– Mais, ajoutai-je aussitôt,  il faut y ajouter les cadres, les spécialistes, les troupes qu’il doitêtre possible d’y transporter maintenant, à la faveur du ralentissement inévitable de l’avanceallemande. Quand il s’est agi de l’évacuation de Dunkerque, l’amiral Darlan, qui est unhomme très prudent dans ses évaluations, a commencé par nous dire que nous pourrions nousestimer heureux si nous arrivions à embarquer 50 000 hommes. Finalement, il en a étéembarqué 335 000 par les flottes franco-anglaises. Cette fois-ci encore, l’amiral fera mieuxqu’il ne le promettra. Il est donc essentiel que vous ayez un entretien avec lui le plus tôtpossible, car, sans la coopération de la flotte et sans le concours entier de l’amiral, le départpour l’Afrique du Nord deviendrait aléatoire. Quant à la flotte britannique et à ses navires detransport, vous seriez assuré de sa coopération, car les Anglais ont beaucoup trop intérêt ànous voir continuer la lutte dans l’Empire avec le plus de forces possibles pour ne pasmultiplier les efforts.– Mais comment ferait-on, une fois la séparation effectuée entre la Métropole et les colonies,objecta  M.  Paul  Reynaud, pour maintenir, ravitailler, armer ces forces ? On dit que lesapprovisionnements en Afrique du Nord sont médiocres, et que nous manquons de ports pourrecevoir des fournitures de l’étranger.Je rappelai alors au président du Conseil que la Marine possédait l’arsenal de Bizerte, etqu’elle  avait  beaucoup  travaillé,  depuis  quelques  années,  à   l’organisation  de   la  base  deMers-el-Kébir, près d’Oran, où se trouvait, au surplus, déjà concentrée l’escadre principalede   la   Méditerranée.   Quant   à   la   communication   avec   le   monde   extérieur,   c’est-à-direessentiellement avec l’Empire britannique et les Etats-Unis, elle serait maintenue par le port

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de Casablanca, heureusement construit par des ingénieurs qui avaient vu grand, à l’école dumaréchal   Lyautey.   Enfin,   l’amiral   Darlan   lui-même   m’avait   déclaré,   quelques   joursauparavant, qu’Oran ne cesserait pas d’être utilisé malgré l’entrée en guerre de l’Italie, tantla flotte italienne n’aurait pas les moyens de s’aventurer en Méditerranée occidentale et decouper les communications de la France et de son empire africain.– De plus, ajoutai-je, vous attendez un millier de canons de 75 de la dernière guerre, que leprésident Roosevelt vous accorde sur les stocks de l’armée américaine, et qui sont déjà encours de transport. Si la partie est perdue en France, comme cela semble maintenant certain, ilfaut tout de suite détourner ce matériel vers Casablanca. Si on vous dit que l’industrie nord-africaine ne suffira pas à ravitailler en munitions une flotte puissante et une armée nombreuse,on peut répondre que la mer protège les côtes, et qu’on ne voit pas très bien comment lesAllemands ou les Italiens pourraient franchir cet espace maritime et aborder nos possessionsafricaines. Les premiers, direz-vous, ne feraient qu’une bouchée de Gibraltar avec lacomplicité espagnole, et se serviraient ensuite du Rif comme tête de pont sur le continent noir.Soit. Mais ce sont les escadres franco-anglaises qui tiennent la mer ; la flotte espagnole estnégligeable, et, depuis les pertes qu’elle a subies pendant la première semaine de l’invasion dela Norvège, la flotte allemande ne s’est pas montrée. Sa passivité pendant l’évacuation deDunkerque suffit à montrer combien elle a été atteinte, et c’est en janvier 1941 seulement, enmettant les choses au mieux du point de vue allemand, que leurs cuirassés de 35 000 tonnesentreront en service. A ce moment-là, l’Angleterre aura trois navires similaires à leur opposer,et la France deux. Quant aux munitions, vous savez que le président Roosevelt vous envoie unmillion d’obus avec les mille pièces promises, c’est de quoi tenir un bon moment, étant donnéque selon toute vraisemblance vous ne serez pas attaqué de sitôt, car il serait relativement aiséde mettre la main sur le Rif si les Allemands pénétraient en Espagne. Quant aux Italiens, lesforces dont ils disposent en Libye sont évaluées à 180 000 hommes. Ce n’est pas assez pourprendre l’offensive aussi longtemps que pèse sur eux la double menace venue d’Egypte et deTunisie, d’autant plus qu’avant le 15 octobre, les opérations militaires de grand style sontimpossibles dans le désert à cause de la température. Bien au contraire, si le Gouvernementfrançais arrivait à transporter des renforts en Afrique du Nord tout en s’y rendant lui-même,ce sont les Alliés qui seraient en mesure de prendre bientôt l’offensive contre l’Empireafricain de l’Italie et, selon toute probabilité, d’en achever assez rapidement la conquête. Nouspourrions compter, à cet égard, sur la coopération entière de l’Union sud-africaine, dont leministre me disait il y a encore quelques jours, à Paris, qu’elle était résolue à envoyer auKenya des contingents importants dont le général Smuts lui-même prendrait sans doute lecommandement.– Je vous accorde tout cela,  me répondit M. P. Reynaud,  mais vous faites bon marché del’aviation, où notre infériorité reste entière.– Il ne me semble pas que, jusqu’ici, l’aviation italienne, malgré sa supériorité numérique, sesoit affirmée en Afrique,  objectai-je.  Supposez notre aviation africaine renforcée des 200appareils de chasse et des 600 appareils de bombardement qui nous restent aujourd’hui 5.Ajoutez-y les appareils américains en cours de montage au Maroc, les 300 Curtiss que vousdevez recevoir ces jours-ci des Etats-Unis, les escadrilles qui se trouvent déjà sur les lieux, leshydravions de la marine, les forces anglaises d’Egypte : c’est de quoi tenir assez longtemps,me semble-t-il, avant que l’aviation allemande ne vienne renforcer l’aviation italienne dansses expéditions au-dessus de la Méditerranée. De plus, les Allemands, qui voudront frapperl’Angleterre et défendre les côtes qu’ils occuperont de Tromsoe jusqu’à Hendaye, ne pourrontdistraire qu’une partie de leurs forces aériennes pour les mettre à disposition de M. Mussolini.Je rappelai encore au président du Conseil que, même si l’on ne parvenait à transporter enAfrique en temps voulu que des cadres ou des spécialistes, il resterait toujours, derrière la

5 NDE – Estimation très inférieure à la réalité, par bonheur pour l’Armée de l’Air !

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Tunisie, l’Algérie et le Maroc, le considérable réservoir de forces de l’Afrique Occidentale,de l’Afrique Equatoriale, et de Madagascar, où nous pourrions puiser pour former des unitésnouvelles :   tenant   la  mer,  comme ne cessait  de nous   le  répéter  M. Winston Churchill,   legouvernement français, une fois installé à Alger ou à Casablanca, n’aurait aucune peine àmaintenir   les   communications   toujours   ouvertes   avec   les   différentes   parties   de   l’empirecolonial.– En somme, dans cette hypothèse, observa M. P. Reynaud,  l’on aboutirait à une séparationtemporaire entre la Métropole et ses possessions d’outre-mer. Comment justifier un tel gestevis-à-vis de la population française, et comment abandonner celle-ci à l’occupationallemande, sans lui donner l’impression qu’elle est livrée à son triste sort et que leGouvernement responsable déserte pour se mettre à l’abri ? Il faut bien que les pouvoirspublics restent pour traiter avec l’envahisseur : de plus, si le Gouvernement légal reste à sonposte, de meilleures conditions d’armistice pourront être obtenues d’Hitler, et une partie duterritoire échappera peut-être à l’invasion.– D’abord, répondis-je au Président du Conseil,  dans l’hypothèse que nous envisageons, leGouvernement ne pourrait être accusé de fuir pour se mettre à l’abri, puisque ce serait aucontraire pour continuer la lutte qu’il quitterait le territoire métropolitain. Les dirigeantsfrançais ne feraient rien d’autre que ce qu’ont fait pendant la guerre de 1914-1918 leGouvernement belge et le Gouvernement serbe, d’ailleurs encouragés dans cette voie par lesAlliés. Actuellement, vous avez en France un Gouvernement polonais, reconnu par la Franceet la Grande-Bretagne. Les Gouvernements belge et luxembourgeois se trouvent égalementsur notre territoire. La reine des Pays-Bas et ses ministres se sont réfugiés en Angleterre.Vous-même, vous avez pris part récemment aux demandes effectuées à Tromsoe auprès duroi Haakon, par M. de Dampierre et par son collègue britannique, pour persuader le souverainnorvégien de quitter son pays après l’évacuation de Narvik. Ni les Hollandais, ni les Belges,ni les Polonais, ni les Norvégiens n’ont considéré que leur souverain ou leur Gouvernement“désertaient” alors qu’ils se refusaient à reconnaître en droit une situation de fait, l’occupationde leur pays, et qu’ils se bornaient à suivre l’exemple, unanimement considéré glorieux, du roiAlbert de Belgique et du roi Pierre Ier de Serbie.Quant aux conditions à obtenir des Allemands, si vraiment la débâcle de nos armées est cequ’en disent le général Weygand et le général Georges, il est bien évident que M. Hitleroccupera la totalité du territoire français si cela lui convient sans que nous puissions l’enempêcher, ou sera toujours le maître de le faire le jour où il y verra avantage, quelles quedoivent être les conditions de l’armistice. Il serait puéril de croire qu’il nous laissera une flotteou une armée puissante. Le Gouvernement qui subsisterait dans une France non occupée setrouverait donc à tout instant à sa merci, sans disposer des moyens matériels nécessaires pourrésister à la pression des nazis ou pour s’opposer à la réalisation de leurs plans.Avons-nous le droit, dans ces conditions, de sacrifier notre Empire colonial avec toutes lesforces et toutes les richesses qu’il contient, notre flotte intacte, ce qui reste de nos armées etde notre aviation, à l’effondrement inévitable de la métropole, et comment pourrions-nousjustifier une telle attitude vis-à-vis de nos alliés et de l’Angleterre en particulier, étant donnéles engagements que nous avons pris, que vous avez pris vous-même à Londres le 28 marsdernier ? La Pologne, la Norvège continuent la résistance bien que leur Gouvernement ou leursouverain ne dispose plus d’aucune parcelle du territoire national où se réfugier. LeGouvernement français, au contraire, possède un vaste empire où l’ennemi n’a pas encorepénétré. Bien plus, en Algérie, vous vous trouvez sur le sol de trois départements français quiont leurs représentants au Parlement. Si le président de la République s’y transporte avec ceuxdes deux Chambres, avec le Gouvernement (ou tout au moins ceux de ses membres qui s’ytrouvent disposés), avec le personnel parlementaire et les éléments indispensables dupersonnel administratif, la situation sera entièrement légale, l’Empire tout entier se ralliera, et

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la lutte contre l’Allemagne se poursuivra dans des conditions telles que, pendant de longsmois, en mettant les choses au pire, l’Afrique du Nord restera hors des atteintes de l’ennemi.D’un côté vous avez la capitulation totale, honteuse, en violation des engagements pris, sansaucun avantage à s’en promettre. De l’autre, vous avez un avenir, peut-être limité dans letemps, mais honorable, sans rien à perdre en tout cas. Peut-il y avoir une hésitation ?– Mais qu’adviendrait-il, en pareil cas, de la population française ? ripostait M. P. Reynaud. Ilest impossible de l’abandonner à elle-même, sans personne pour traiter avec l’occupant. Etpuis ceux qui continueront à se battre dans l’Empire ne courront-ils pas le risque de voirexercer de terribles représailles contre leurs familles restées en territoire occupé ?Je fis valoir que dans tous les autres pays déjà occupés par les armées allemandes, c’étaitavec un pouvoir administratif, et non pas avec un pouvoir politique, que le Reich avait traité.A  Oslo,   par   exemple,   il   s’était   constitué  une   commission,   qui   réglait   avec   les   autoritésallemandes toutes les questions relatives à l’occupation. Nous pourrions faire de même, nepas attendre, même, le départ vers l’Afrique du Nord, pour constituer une telle commission,pour   en   désigner   les   membres,   pour   établir,   au   besoin,   une   sorte   de   connivence,   decoopération   secrète,   entre   le   Gouvernement,   désormais   établi   hors   du   territoiremétropolitain, et les hommes choisis pour administrer la France sous l’occupation allemande.– Même, ajoutai-je, si l’entreprise devait échouer, et si, au bout d’un certain nombre de mois,nous succombions en Afrique comme en France, je suis convaincu que notre devoir est detenter cette chance. Le nombre des Français qui se trouvent dans l’Empire ou à l’armée est siélevé qu’il serait pratiquement impossible de soumettre leurs familles à des représaillesparticulières ; autant vaudrait y soumettre la France entière, qui, de toute façon, se trouverasous le talon du vainqueur. Pour que toute la France d’outre-mer échappe, ne fût-ce que pourun temps, à la servitude, il suffirait d’un bref décret en quelques articles, de ce genre :“§ 1 - La Métropole se montrant hors d’état d’assurer la défense de son Empire colonial, laFrance d’outre-mer prend en main sa propre destinée.§ 2 - Le siège du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif est transféré pour la durée de laguerre en Afrique du Nord.§ 3 – Le Gouvernement prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer la continuationdes opérations militaires.”Mettez les choses au pis, et que l’an prochain, la situation étant devenue intenable, vous soyezobligé de déposer les armes, rien n’aura été perdu, qui ne le serait immédiatement par unecapitulation qui engloberait à la fois la France et ses possessions d’outre-mer. De plus, vousaurez sauvé l’honneur. Dans l’histoire de cette guerre, jusqu’ici lamentable et sordided’incompétence et de légèreté, vous aurez inscrit une page qui compensera bien des revers. Lasituation était désespérée aussi en 1870 quand Gambetta se fit l’animateur de la Défensenationale. Sans doute n’eut-il jamais d’espoir, mais qui oserait dire aujourd’hui que son œuvrefut inutile ? Sa résistance désespérée a racheté bien des désastres, elle a légué à la générationsuivante une légende qui a eu sa part dans la victoire de 1918. Et nous ferions moins que lui,alors que nous disposons de toutes les forces de l’Empire, et que la puissance intacte de nosalliés se trouve à nos côtés ? Aujourd’hui, “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où jesuis”. Je ne puis croire, monsieur le Président, que vous acceptiez cette capitulation. Croyez-moi : si, comme tout permet de le penser, M. Roosevelt répond négativement à votre appel,partez pour l’Afrique du Nord, et c’est avec enthousiasme que vous suivront tous ceux quiréussiront à partir avec vous. »

Paris, 23h00 – Juste avant de quitter la capitale, Reynaud va une dernière fois se recueillir surla tombe d’Hélène de Portes, au Père-Lachaise (on sait peu que, retrouvant Paris quatre ansplus tard, c’est là qu’il se fera conduire avant toute autre chose). Puis il prend le chemin de la

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Loire, seul dans sa voiture, où il va tenter de dormir, mais où il va surtout « méditer », selonses Mémoires, où il ne donne pas plus de détails.

Paris, 23h00 – Margerie, toujours inquiet après son entretien avec Reynaud, organise uneréunion privée entre De Gaulle et Léon Blum. Le chef de la SFIO est acquis aux idées de DeGaulle depuis le mémorandum “L’avènement de la force mécanique”, que ce dernier avaitfait circuler le 10 janvier 1940.C’est ensemble que les trois hommes quittent Paris vers minuit, en direction de la Loire. Ilsont été précédés de quelques heures par Georges Mandel, envoyé à Tours pour organiser lerepli du gouvernement et qui, avant de partir, a proposé à Reynaud d’arrêter préventivementun certain nombre de “défaitistes”, comme Clemenceau l’avait fait durant la Première Guerre.Selon les notes de Dominique Leca, le nom de Pierre Laval, qualifié par les RenseignementsGénéraux de « sénateur aux accointances mussoliniennes » aurait été cité.

Les désarrois de la SDNUn message pour le Secrétaire généralGQG français (Paris) – Le colonel Robert Bach conclut une journée bien éprouvante ensoignant particulièrement un message important pour le secrétariat général de la SDN, àGenève. Dans la journée, il a vu l’Italie entrer en guerre contre la France – ça, il s’yattendait… – et le généralissime Weygand être remplacé par le général Huntziger – ça, il s’yattendait moins. Huntziger, arrivé en fin de journée, n’a eu que le temps de saluer brièvementses nouveaux collaborateurs, mais le colonel Bach a déduit de tout ça que la situation n’étaitdéfinitivement pas près de s’arranger. Aussi se fend-il d’un message qu’il veut le moinsalarmiste possible, appelant néanmoins le Secrétaire général de la Société des Nations, JosephAvenol, à envisager dès à présent l’évacuation du bureau de liaison parisien et de toutes lesinstitutions présentes dans la capitale française. En effet, cette dernière devrait tomber d’ici lafin de la semaine…Avant de conclure, il se fend d’un énième couplet critiquant les Britanniques, qui, depuis lemois de mai, n’ont fait qu’abandonner l’Armée française.………Bach et Avenol se connaissent bien. En 1937, Avenol avait demandé au ministre de la Guerre,Daladier, de lui recommander un officier supérieur pour collaborer à la section Désarmementdu Secrétariat Général. Le chef d’escadrons d’artillerie Bach, alors en poste au secrétariatgénéral du Conseil supérieur de la Défense nationale, avait été affecté à Genève. Dès ladéclaration de guerre, il avait demandé à revenir à son affectation d’origine ou simplement àservir au front… Mais aucune suite n’avait été donné à sa demande – Genève n’était plus unepréoccupation de Paris. Il avait fini par servir, pourtant, mais à Avenol ! En décembre 1939, ilétait devenu officier de liaison entre le Quai d’Orsay, le ministère de la Défense Nationale, lalégation de Finlande et le Secrétariat de la Société des Nations pour chapeauter l’envoi del’aide matérielle au pauvre petit pays nordique, agressé par l’URSS, récemment exclue de laSDN ! L’affaire traîna en longueur et n’eut aucun effet notable. Le 20 mai 1940, la mission deBach prenait fin et il était réaffecté au Grand Quartier Général, où il lui apparut que lesFrançais se débandaient et que les Britanniques s’enfuyaient.………Son message envoyé, le colonel se lève pour partir quand on toque à sa porte sans cérémonie– mais les plantons se font rares. Un lieutenant de cavalerie de même pas trente ans seprésente, saluant dans les règles. Qu’est-ce qu’un cavalier peut bien avoir à dire à un artilleuren journée dramatique ? – Lieutenant  Chodron   de  Courcel,   officier   d’ordonnance   du   Sous-Secrétaire   d’État   à   laGuerre, mon colonel. Je dois vous parler d’urgence…

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11 juinDiscussion entre alliésLes autorités françaises s’installent sur la Loire : Reynaud au château de Chissay, le Présidentde la République, Albert Lebrun, au château de Cangé (où doivent avoir lieu les Conseils desMinistres), De Gaulle au château de Beauvais et Huntziger au château du Muguet, près deBriare (où doit se réunir le Conseil Interallié). Mandel et le ministère de l’Intérieur s’installentà Tours et les Affaires Étrangères au château de Villandry. Pendant cette installation,Margerie avertit Reynaud que Paul Baudouin (secrétaire au Comité de Guerre) « a pris langueavec Pétain et Weygand. »Dans la journée, respectant les formes en réponse à la déclaration de Mussolini, la France dé-clare la guerre à l’Italie, suivie par la Grande-Bretagne et ses dominions, Australie, Canada,Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud.

Briare (château du Muguet), Conseil Suprême Interallié, 19h00 – Après bien despéripéties, la délégation britannique, annoncée pour 17h00, arrive enfin. Elle est composée deWinston Churchill, Anthony Eden (ministre de la Guerre), les généraux Sir John Dill (chef del’état-major impérial), Ismay (chef d’état-major de l’Armée britannique) et Spears et ducapitaine Berkeley. La délégation française comprend Paul Reynaud, Philippe Pétain (en tantque vice-président du Conseil), Charles de Gaulle, le général Huntziger (à qui Pétainn’adresse pas la parole), le général Georges (convoqué à la demande d’Ismay et Churchill) etRoland de Margerie. Pétain, déjà mécontent d’être privé de Weygand, constate avec humeurl’absence de Villelume.Le début de la réunion est fixé à 22h00, après un dîner où Churchill et De Gaulle ont le loisirde s’entretenir longuement.Dans le même temps, Reynaud s’absente un moment pour rencontrer Baudouin en compagniede Leca et de Margerie. Baudouin, qui avait été chaudement recommandé à Reynaud parHélène de Portes, au point qu’il avait obtenu le poste initialement prévu pour De Gaulle, sentbien qu’en l’absence de sa protectrice et de Villelume, sa position est devenue fragile. Il ne sedérobe pas cependant aux questions que Reynaud et Margerie lui posent quant à ses contactsavec Weygand et Pétain : « Dans la situation actuelle du pays, j’ai souhaité maintenir un lienavec   ces   deux   grands   soldats   pour   éviter   à   la   France   un   désastre   aux   conséquencesincalculables. Tous deux m’ont affirmé que la prolongation des combats était inutile, vu latournure désespérée des opérations. L’obstination ne pourrait que conduire à une paix plusdure, et d’autant plus dure que les combats dureraient. Monsieur le Président du Conseil, jevous en prie,  ne vous enlisez  pas dans une position stérile !  Seule   l’ambition effrénée ducolonel (sic) de Gaulle motive son attitude ! »– Je vous remercie de votre franchise, répond Reynaud, mais ma décision est prise. Voussavez le deuil qui m’affecte ; cependant, je me dois aujourd’hui à la France et à elle seule.Vous comprendrez que, dans ces conditions, je ne puis vous conserver au poste que vousoccupez.Ainsi prend fin le paradoxe qui avait vu Reynaud, choisi pour son intransigeance quant à lapoursuite de la guerre, désigner comme secrétaire du Comité à la Guerre un hommeconvaincu de l’inutilité de cette dernière. Baudouin présente sa démission, qui estimmédiatement acceptée.Le Conseil commence donc à 22h00. Plusieurs sources (dont le procès-verbal rédigé par lecapitaine Roland de Margerie) nous permettent aujourd’hui de décrire son déroulement avecune certaine précision.

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Alors que les deux délégations entrent dans la salle où le Conseil doit se tenir, Margerieannonce au général de Gaulle qu’il hérite sur le champ des attributions de Baudouin. Le sous-secrétaire d’État ne cille point. Churchill, dont l’ouïe savait, quant il le fallait, ne pas êtremauvaise, se tourne vers Edward Spears (son agent de liaison auprès du gouvernementfrançais, qui racontera l’anecdote dans ses Mémoires) et lui dit en français « Voici l’homme dudestin ! » Si De Gaulle entend cette remarque digne des sorcières de Macbeth, il n’en laisserien paraître.Le Conseil commence par un rapport d’Huntziger sur la situation militaire. Le nouveaucommandant en chef des armées françaises, visiblement fatigué (il n’a dormi que deux heuresla nuit précédente) dresse un tableau sombre, mais non désespéré : « Notre renseignement saitque les forces ennemies, si elles restent bien plus puissantes que ce que l’Armée françaisepeut  leur opposer, ont un besoin urgent de se ravitailler  et de combler leurs pertes. Unedéfense en bon ordre, à condition d’être immédiatement décidée et entreprise, permettraitcertainement de… de gagner plusieurs semaines. »– Mais où pourriez-vous les arrêter ? demande Churchill. Sur la Loire ? Ailleurs ?– Je crains, Monsieur le Premier Ministre, précise Huntziger d’une voix assourdie, que nousne puissions les arrêter qu’au bord de la Méditerranée. L’issue des combats en Métropole, jedois l’avouer, ne peut faire de doute.Winston Churchill ne cache pas un étonnement qui est peut-être feint : « Ne pourriez-vousconserver une tête de pont sur l’Atlantique, en Bretagne par exemple ? » Il rappelle qu’auprintemps de 1918, on était revenu d’une situation que tous croyaient perdue, annonce la miseen route de quatre divisions britanniques et affirme : « Si l’Armée française peut tenir, vingt àvingt-cinq divisions britanniques se trouveront à sa disposition au printemps 1941. »Pétain réagit violemment : « La Loire ! La Bretagne ! Ce sont des rêveries dangereuses !  Al’époque à laquelle vous faites allusion, lorsque les forces du maréchal Gough ont été misesen  danger  par   les  Allemands,   j’ai   lancé  quarante   divisions  à   leur   secours. Où   sont   vosquarante divisions aujourd’hui ? »Churchill ne se laisse pas démonter : « S’il  est   impossible  d’établir  une   ligne  de  défenseclassique sur   la  Loire,   la  guérilla  pourrait  ralentir  substantiellement   l’avance  ennemie. »Pétain s’en étouffe presque : « La guérilla ? Vous voulez donc la perte de notre pays ? »– C’en est assez, Monsieur le vice-président du Conseil ! s’exclame De Gaulle. Il est odieuxde vouloir faire porter à nos alliés des responsabilités qui ne sont que trop françaises !– Des responsabilités françaises ? A qui donc croyez-vous faire allusion ? gronde le vieuxmaréchal.– Vous le savez fort bien !L’hostilité entre les deux hommes est violente et réciproque. Sous les yeux médusés de ladélégation britannique, Reynaud doit intervenir pour interrompre l’altercation : « Monsieur leMaréchal, je dois vous demander de songer, quelle que soit votre opinion sur la politique denos alliés, que nous avons signé le 28 mars avec M. Chamberlain un accord proscrivant toutepaix séparée. »– Si   l’Armée   française   se   voyait   forcée   d’interrompre   la   guerre, proclame Churchill,l’Angleterre la poursuivra, espérant qu’Hitler sera ruiné par ses victoires mêmes. Dans tousles   cas,   l’Angleterre   poursuivra   la   lutte,  même   si   elle   est   envahie   et   connaît   toutes   leshorreurs  de   la  guerre  sur   son  territoire.  Avec  son aviation  et   sa   flotte,   l’Empire  pourrarésister des années et imposer à l’Europe le blocus le plus sévère. Ce sera rapidement uneguerre  de  continents.   Il   est  possible  que   les  Nazis  dominent   l’Europe,  mais   ce   sera  uneEurope en révolte, et tout ne peut finir que par la chute d’un régime surtout soutenu par lavictoire de ses machines. Nous espérons seulement que la flotte française restera à nos côtés.– La détermination du gouvernement français n’est pas moindre, affirme Reynaud sur le tonle plus solennel possible (bien que sa voix ne l’aide guère). La France combattra, que ce soit

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en Métropole ou dans l’Empire, et sa flotte continuera à œuvrer en étroite coordination avecla marine britannique.  Quel  que soit   l’aspect  militaire  de  la  question,   le  problème de  lacontinuation de la guerre est d’ordre politique et relève des décisions du gouvernement.La discussion reprend alors sur un ton plus apaisé, même si la tension est toujours forte.De Gaulle demande à Huntziger récupérer les BCC équipés de R-35 du GA 2 pour regrouperles chars en un corps cuirassé, seul capable d’affronter les pointes blindées allemandes.Huntziger en prend note, sans rien garantir.Le général Georges réclame une nouvelle fois l’engagement massif d’une grande quantitéd’avions britanniques en France. Churchill refuse : « Ce serait une faute de disloquer le seulinstrument de combat qui nous reste pour apporter à la bataille de France une contributioninsuffisante à modifier le bilan de la situation. »Huntziger reprend la parole pour exprimer ses doutes quant au “réduit breton”, mais il n’encondamne pas totalement l’idée. Du moins une défense sur la Vilaine permettrait-elle deprocéder à une évacuation en bon ordre des forces situées en Basse-Normandie et enBretagne.Reynaud et De Gaulle interviennent à nouveau pour affirmer leur détermination de tout mettreen œuvre pour permettre le passage en Afrique du Nord du maximum de moyens pourcontinuer la lutte.Churchill assure alors la délégation française de l’engagement total (« total commitment ») dela Royal Navy pour aider à cette évacuation : « Dès   la   fin  du  Conseil,   je  donnerai  auxamiraux  Cunningham   et   Somerville   des   instructions   en   ce   sens.  Par  ailleurs,   les   forcesbritanniques restant en France n’hésiteront pas à se battre avec les forces françaises pourretarder l’avance de l’ennemi. »La séance du Conseil suprême interallié est levée à minuit.

Les désarrois de la SDNSauve qui peut !Secrétariat général de la Société des Nations (Genève) – Quel n’est pas l’étonnement deJoseph Avenol en constatant qu’il a reçu rien moins que deux messages du colonel Bach dansla soirée d’hier. Le premier lui demande d’évacuer les bureaux parisiens de la SDN et desinstitutions liées à elle. Pourtant, Avenol reste convaincu qu’un autre Miracle de la Marnesauvera Paris ! Bach ne semble pas le penser, comme c’est déconcertant… Le secondmessage, transmis à une heure fort tardive, l’assure, « de source sûre », de la détermination dugouvernement français à continuer la guerre « quoi   qu’il   arrive   et   sur   n’importe   quelterrain ». Avenol rajuste sa cravate et déglutit difficilement : la situation serait donc sicatastrophique ? Il faut croire que oui, quand il lit les dernières lignes : « Nous préconisonsl’envoi aussi tôt que possible de la mission de préparation d’évacuation des services de laSDN, comme prévu par le plan de 1939, dans les locaux réservés à Vichy. »Surpris, voire déstabilisé par la nouvelle, Avenol envisage de consulter l’ancien ministre desAffaires Étrangères Bonnet, qui compte parmi ses proches. Dans l’immédiat, il charge MarcVeillet-Lavallée, fonctionnaire de la section d’Hygiène, de prendre la tête d’une missiond’une demi-douzaine de fonctionnaires et de se rendre de Genève à Vichy afin d’y préparerl’éventuelle évacuation de la SDN. Au reste, depuis la fin du mois de mai, les familles dequelques fonctionnaires de la SDN ou de l’OIT séjournent déjà dans des hôtels vichyssois : leQueen’s Hôtel et le Pavillon Sévigné.Dans le même temps, vont commencer à quitter Paris les équipes de l’Institut international deCoopération intellectuelle (vers Guérande), du Bureau du Haut-Commissariat pour lesRéfugiés (vers Pau) et de l’Office international d’Hygiène publique (vers Royan)…

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12 juinIl s’agit de se battreBlois – Alors que Reynaud s’est retiré, épuisé de fatigue et de chagrin, pour tenter de trouverun peu de repos, Margerie organise une rencontre entre Mandel, Blum et De Gaulle, qui sedéroule aux premières lueurs de l’aube. Si Blum a déjà été en relations avec De Gaulle,Mandel connaît peu le nouveau général. Il tient à s’assurer de sa fiabilité : « Nous auronsbesoin de vous au prochain Conseil des Ministres, Général. Vous comprenez qu’il faudra, ànos côtés,  un soldat, un homme qui sache se battre et qui soit  prêt à continuer.  Certainsd’entre nous viennent de formations politiques qui n’ont peut-être pas votre sympathie, maisdevant les périls de l’heure, chacun doit savoir surmonter ses préjugés… » De Gaulle saisitfort bien : « Comme   vous   l’avez   dit,   Monsieur   le   Ministre,   il   s’agit   de   se   battre.   Etaujourd’hui, il n’y a plus de droite ou de gauche, il n’y a plus que ceux qui se couchent etceux qui se battent. J’avais craint que les premiers fussent majoritaires au gouvernement,mais puisque vous vous battez, je serai à vos côtés. »Les quatre hommes décident d’unir leurs efforts pour soutenir la résolution de Paul Reynaudde lutter jusqu’au bout et de tout faire pour déjouer les manœuvres du “parti défaitiste”. Ce“pacte du 12 juin”, qui fut dénoncé par les partisans de l’armistice comme la “conjuration deBlois”, inclut la décision de Blum d’engager officiellement la SFIO au gouvernement, en yparticipant personnellement, si Reynaud en avait besoin 6. Quant à Mandel, il affirme être prêtà « faire arrêter et mettre hors d’état de nuire tous les défaitistes, comme Clemenceau le fit en1918  7. » En attendant, il réussit à joindre Louis Marin (Ministre d’État), Alphonse Rio etCésar Campinchi (Ministres de la Marine Marchande et de la Marine Militaire) et à s’assurerde leur soutien.………Aérodrome de Briare – Châtillon – Avant de prendre son avion, Churchill, craignanttoujours un possible revirement français, échange quelques mots avec l’amiral Darlan :« J’espère que vous ne rendrez jamais la flotte » dit-il. « Il n’en est pas question, ce seraitcontraire à notre tradition navale et à l’honneur » répond Darlan.Ce dernier est décidément un homme très courtisé : la veille, c’est Pétain qui l’a invité àl’accompagner à l’aérodrome pour accueillir les Britanniques. En route, le maréchal lui a sansdétour avoué que, face à l’indécision du gouvernement, l’instauration d’un « consulat » était àses yeux souhaitable et qu’un éventuel premier consul ne pouvait être que Darlan. Ce n’étaitpas la première fois que Pétain sondait les intentions de l’amiral. Le 5 mai, alors qu’il étaittoujours ambassadeur en Espagne, il lui avait rendu visite à son QG de Maintenon et lui avaitexplicitement demandé son soutien pour les épreuves à venir.………Tours – Tandis que De Gaulle part en voiture pour Rennes où, à la demande de Churchill etReynaud, il doit explorer malgré tout les possibilités d’une défense de la Bretagne, Margerie,Blum et Mandel se rendent à Tours. Dans la matinée, ils rencontrent Edouard Herriot(Président de la Chambre) et Jules Jeanneney (Président du Sénat). Les deux hommesacceptent d’adhérer au “Pacte de Blois”, surtout Jeanneney qui, comme Mandel, est un anciencollaborateur de Clemenceau. Herriot est plus hésitant dans son ralliement. Finalement, il serend aux arguments de Blum, qui lui expose que la SFIO, principale formation de la Chambre,est décidément favorable à la poursuite de la guerre et que, si la Chambre votait, ce serait dansce sens.………

6 Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti Socialiste, dont les députés forment le groupe de loin le plus nombreux de l’Assemblée en fonction, élue en 1936.7 Allusion aux procès contre Caillaux et Vigo, mais aussi Bolo-Pacha et Mata-Hari.

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Rennes – De Gaulle, ayant consulté les responsables militaires locaux, constate que l’optiondu “réduit breton” est désormais impraticable. Tout au plus peut-on espérer que Brest tiennejusqu’au 21 ou 22 juin, laissant le temps d’évacuer en bon ordre un nombre considérable detroupes. De Gaulle rentre alors au château de Beauvais (à une vingtaine de kilomètres deTours).………Château de Beauvais – Dès le retour de De Gaulle, une conférence organisée avec le généralDoumenc (pour l’état-major général de la Défense Nationale) et le général Colson (chefd’état-major de l’Armée de l’Intérieur 8), donne un résultat relativement optimiste : avecl’aide britannique et l’engagement total de la flotte, au moins 500 000 hommes pourraient êtreévacués des ports de Méditerranée et de la côte atlantique vers l’Afrique du Nord.Margerie appelle à ce moment pour informer De Gaulle qu’un Conseil des Ministres est prévupour la soirée au château de Cangé, résidence d’Albert Lebrun. « C’est l’instant crucial, monGénéral. Nous allons certainement faire face à une véritable offensive des défaitistes, sous laconduite de Pétain. Nous l’avons privé du soutien de Weygand et il sent que notre positionautour du Président du Conseil est de plus en plus solide. Il va donc tenter de forcer le coursdes événements, en profitant du fait que le général Georges, devant l’avance ennemie, vientd’ordonner la retraite générale pour les forces situées sur la Seine et en Normandie. MM.Herriot et Jeanneney nous ont assurés ce matin de leur soutien, mais comment pourrions-nous renforcer encore la résolution du Président Reynaud ? Sans doute, il est de cœur avecnous,  mais   il   est   épuisé   et   vous   savez   qu’il   a   été   très   affecté…   Je   crains   un  accès   depessimisme… »– Conseillez-lui d’appeler le général Noguès  [résident général au Maroc et commandant enchef des troupes en Afrique du Nord], propose De Gaulle. Je suis convaincu qu’il tiendra lelangage de fermeté qui s’impose.………En fin d’après-midi, avant de partir pour Cangé, Reynaud, en compagnie de Margerie et deLeca, arrive à joindre Noguès, auquel il fait part des pressions des « milieux défaitistes quisouhaitent  un armistice   immédiat. » La réponse de Noguès est en effet des plus fermes :« L’Afrique   du  Nord   tout   entière   est   consternée   par   une   telle   perspective.   Les   troupesdemandent   à   continuer   le   combat. » Vers 19h00, Noguès envoie un câble chiffré où ilconfirme ses dispositions et ajoute qu’elles sont partagées par le résident général en TunisiePeyrouton et le gouverneur général de l’Algérie Le Beau. Dans la nuit arriveront aussi desmessages du Haut-Commissaire en Syrie Puaux et du général Mittelhauser (commandant desforces françaises au Moyen-Orient), allant dans le même sens que le câble de Noguès.A 20h00, au moment de partir pour Cangé, Reynaud reçoit un nouvel appel. C’est Churchill,qui a parlé en fin d’après-midi à De Gaulle : « Un Conseil des Ministres crucial va se tenircette nuit, lui a dit le Général. Le destin de mon pays est en balance. Mais sachez-le, Monsieurle Premier Ministre, quelle que soit l’issue de cette réunion, la France ne vous abandonnerapas,  dussé-je rester son seul porte-drapeau. » Après avoir ressassé deux heures durant lasignification des propos d’un De Gaulle visiblement ému, le Premier Ministre sent qu’il doitfaire quelque chose : « Je voyais   la  France capituler,  dira-t-il à ses collaborateurs,  et  DeGaulle arriver à Londres en disant qu’il continuait la guerre tout seul ! Nous aurions été bienavancés ! » C’est pourquoi Churchill appelle personnellement Paul Reynaud pour l’assurerque la Grande-Bretagne soutiendra « fraternellement » tous les efforts du gouvernementfrançais pour continuer la guerre. « Je dis tous vos efforts, en toutes circonstances ! Je saisque   la   situation   de   votre   pays   est   dramatique,   mais   vous   ne   devez   pas   lâcher   prise !s’exclame-t-il. Monsieur   le  Président  du  Conseil,  hold   firm !  Tenez  bon !   J’en  appelle  à

8 Il commande les unités et sites de l’Armée de Terre dans la zone géographique dite “de l’intérieur” (l’arrière), par opposition à la zone géographique dite “des armées” (le front).

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l’honneur de la France ! » conclut-il, rappelant le mot de Joffre interpellant French au piremoment de l’été 1914. Bien plus tard, Paul Reynaud écrirait dans ses mémoires : « Cet appelme fit une impression profonde. L’épouvantable accent du Premier Ministre anglais donnait àses   propos   dramatiques   une   touche   comique   qui   ne   faisait   que   les   rendre   plusimpressionnants. »C’est donc un Reynaud en deuil mais déterminé qui se rend à Cangé, emmenant dans savoiture Margerie, Leca et Jeanneney. Mandel suit dans son propre véhicule de fonction avecHerriot et Blum, auquel s’est joint Jules Moch. Ce dernier les informe qu’il a pu s’entretenirle 3 juin avec l’amiral Darlan et que ce dernier lui a déclaré : « Si l’on demande un jourl’armistice,   je   finirai   ma   carrière   par   un   splendide   acte   d’indiscipline.   Je   prendrai   lecommandement de la flotte et nous rallierons l’Angleterre ! » Mandel informe alors les autrespassagers qu’il a pris, de concert avec Margerie, les dispositions nécessaires pour que « forcereste à la légalité républicaine. »A Cangé, une collation est servie dans le salon du château. Moch peut répéter à Reynaud cequ’il vient de dire à Blum, Herriot et Mandel. Ce dernier s’assure de son côté de la loyautéd’autres ministres : Pernot, Queuille et Jules-Julien.

Les désarrois de la SDNLa tentation de PrincetonSecrétariat général de la SDN (Genève) – Joseph Avenol est des plus troublés en cette find’après-midi. Il n’a réussi à joindre directement Georges Bonnet, qui a quitté Paris pour unedestination inconnue : Tours ? Bordeaux ? Le flot de rumeurs contradictoires n’aide pas leSecrétaire général à mener une réflexion sereine.La consultation du consul italien à Genève lui a permis de recevoir un message de son bonami le comte Ciano affirmant que la victoire de l’Axe ne saurait tarder : Français puis Anglaiscapituleront et l’Europe sera à reconstruire avec un Ordre Nouveau dont une nouvelle Sociétédes Nations doit profiter ! Avenol sait qu’Hitler n’aime pas l’esprit genevois, mais uneinstitution internationale répondant à son goût ne permettrait-elle pas, à terme, de pouvoiréquilibrer les influences en Europe, avec un Bloc Latin contrebalançant l’Allemagnehitlérienne ? Cela mérite réflexion… Après tout, si les choses vont aussi mal, si la France aperdu la guerre…Doit-il donc décliner cette proposition reçue plus tôt dans la journée de trois institutionsprivées américaines (l’Université de Princeton, l’Institut for Advanced Study et le RockefellerInstitutr for Medical Research) de déménager les services techniques du Secrétariat généralaux Etats-Unis, à l’Université de Princeton ? Indécis, Avenol préfère attendre une invitationofficielle du gouvernement américain. S’il avait de son côté les Etats-Unis, grands absents dela SDN depuis le début, les choses seraient différentes… Sinon, il faudra considérer d’autresoptions.Le Secrétaire général est soudainement tiré de ses réflexions quand le standard lui passe autéléphone le chef de cabinet de la Présidence du Conseil, Roland de Margerie. Quelquesminutes plus tard, il voit la situation différemment. La détermination du brillant diplomate l’aimpressionné. Contrairement à ce qu’il avait pu redouter, le gouvernement français ne semblepas en train de sombrer ! Certes, il n’y a pas eu de Miracle de la Marne, mais un réduit bretonparaît sérieusement à l’ordre du jour, et une mobilisation complète de l’Empire doit mobiliserles forces du monde entier et reconquérir les provinces perdues. Cependant, si la France vatenir, elle va d’abord céder du terrain. Et elle ne pourra plus protéger la SDN et “l’esprit deGenève”. La question du transfert de l’organisation vers un siège de guerre devrait êtresérieusement envisagée. Ainsi, accepter la proposition de Princeton aussi rapidement quepossible permettrait de préserver l’institution genevoise d’une agression allemande ou d’uneexpulsion suisse ! Margerie a touché là une corde sensible : Avenol s’efforce d’arrondir les

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angles avec la Suisse depuis plus d’un an, afin que celle-ci ne mette pas à exécution sesmenaces d’expulsion de Genève.Alors, le Secrétaire général décide enfin de décider !Il fait appliquer la circulaire qu’il avait émise le 15 mai, demandant aux fonctionnaires decatégorie A de la SDN de se rendre, comme prévu, à Vichy afin d’y poursuivre l’activité del’organisation. Cette catégorie A représente 70 fonctionnaires de nationalités diverses, dontcertains n’ont d’ailleurs plus vraiment de pays auquel se rattacher. On compte ainsi 21Français, 15 Britanniques, 4 Indiens, 3 Américains, 3 Danois, 2 Canadiens, 2 Irlandais, 2Lettons, 2 Norvégiens, 2 Néerlandais, 2 Suédois, 2 Suisses et un seul ressortissant d’Australie,de Belgique, du Chili, de Grèce, d’Iran, de Nouvelle-Zélande, de Tchécoslovaquie, deTurquie, de l’Union Sud-Africaine et de Yougoslavie.La catégorie B est composée de 37 personnes, qui seront mises en congé renouvelable avecplein traitement pendant six mois. La catégorie C est composée de 203 fonctionnaires qui,quand ils en auront reçu l’instruction, auront 24 heures pour choisir entre la suspension ou ladémission ! Enfin, la catégorie D est composée de 18 employés subalternes qui resteront àGenève pour entretenir les bâtiments et garder les terrains appartenant à la SDN.

Nuit du 12 au 13 juinLe grand tournantTours – Château de Cangé – Le Conseil des Ministres s’ouvre à 22h00 dans une ambianceélectrique, en présence d’Albert Lebrun.Pétain demande la parole et lit une longue déclaration. Il critique d’abord les conditions de ladéclaration de guerre (pénurie de matériel, faiblesse de l’aviation française) puis attaque avecviolence les jusqu’au-boutistes, De Gaulle au premier rang, avant de réclamer un armistice :« La   folie   ambitieuse   de   quelques   arrivistes,   profitant   de   l’affaiblissement   du   pouvoirpolitique,   a   obtenu  de   ce  dernier   une  décision   inconsidérée   et  malavisée :   le   départ   dugénéral Weygand, chef de grand talent, soldat exemplaire, dont le retour immédiat est unenécessité   absolue.   Ces   inconscients   ont   ainsi   détourné   le   gouvernement   de   l’urgenceactuelle : demander au plus tôt aux autorités allemandes un armistice dans l’honneur. Eneffet, c’est le cœur serré que je vous l’affirme, mais il serait pire de se leurrer : la France aperdu cette guerre et il faut cesser le combat. Seule la cessation des hostilités pourrait sauverde l’invasion une partie importante du territoire national et maintenir l’ordre et la cohésiondans les troupes décimées et harassées.  Il est clair aujourd’hui que la poursuite du conflitserait fatale au pays. »Ces déclarations provoquent un choc frontal avec Reynaud : « C’est en ma double qualité dePrésident  du Conseil  et  de Ministre  de  la  Guerre que  j’ai  décidé   librement   le  renvoi  dugénéral  Weygand et  c’est  en  cette  double  qualité  que   je   l’assume aujourd’hui !  Quant  àdemander  un  armistice   alors   que   la  France   est   engagée  dans  une   lutte   qui  met   en   jeul’essence même de notre civilisation, il s’agirait bel et bien d’une forfaiture et je m’y refuseavec   la   dernière   énergie.   Je   suis   scandalisé   et   profondément   attristé   d’entendre   un   teldiscours dans la bouche du vainqueur de Verdun, et seul le poids de l’âge peut expliquer untel défaitisme ! La France est un Empire. Si la Métropole est perdue, l’Empire la sauvera. LesArmées  de mer et  de  l’air  combattront aux côtés  des  forces britanniques.  Les Etats-Unisenverront chars et avions. Le gouvernement gagnera l’Afrique du Nord et même l’AfriqueNoire pour y attendre les concours qui donneront la victoire. »– Taisez-vous, crache Pétain, vous n’êtes qu’un civil et vous n’y connaissez rien ! »De Gaulle se lève brusquement et se dresse de toute sa haute taille : « Monsieur le Vice-Président  du  Conseil, dit-il, évitant avec soin de donner à Pétain son titre de Maréchal,comment prétendez-vous vous y connaître vous-même ? Depuis des années, vous n’avez rien

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fait pour moderniser notre Armée, vous avez tué dans l’œuf toutes les tentatives de développerune doctrine d’utilisation efficace de nos forces dans une guerre moderne ! Le désastre quinous frappe aujourd’hui, c’est vous et vos affidés qui l’avez préparé ! »– Jeune   insolent !  répond Pétain. Je   vous   connais   depuis   longtemps !   Je   connais   votreambition effrénée et je sais que vous prenez vos lubies pour la réalité.– Je sais au moins ce qu’est la parole donnée, répond De Gaulle, et je sais que demanderl’armistice serait une trahison de notre allié, à qui la France a donné sa parole il y a moinsde trois mois ! [Il fait référence à l’accord Reynaud-Chamberlain du 28 mars.]–   Les   Anglais   ont   commis   bien   d’autres   perfidies ! proclame le ministre d’Etat JeanYbarnegaray. Plutôt être une province de l’Allemagne que les esclaves de l’Angleterre !– Une province de l’Allemagne ! C’est là votre idéal ! grince De Gaulle. Est-ce aussi le vôtre,Monsieur Philippe Pétain ?Pétain : « Sachez à qui vous parlez, Colonel, je suis Maréchal de France, non “Monsieur” ! »De Gaulle : « Le Maréchal Pétain est mort en 1925 ! » 9

Le brouhaha est indescriptible. Camille Chautemps (second vice-président du Conseil) donnede la voix pour soutenir Pétain, avant qu’Albert Lebrun ne parvienne à ramener un peu decalme.– Monsieur le Président, demande alors Reynaud, il  me semble nécessaire, en ces heuresdifficiles,   d’entendre   la   voix   du   Parlement.  MM.  Herriot,   président   de   la   Chambre,   etJeanneney, président du Sénat, sont ici, peuvent-ils entrer nous donner leur sentiment ?Lebrun y consent et les présidents des deux chambres, devant un Pétain et un Chautempsmédusés, viennent affirmer le soutien du Parlement à Paul Reynaud. Chautemps est le premierà se ressaisir : « Je proteste contre cette mascarade ! Ces messieurs ne représentent qu’eux-mêmes. Souvenez-vous, Monsieur le Président, que M. Paul Reynaud n’a obtenu l’investitureque d’une seule voix le 22 mars dernier ! »–   Il  est  vrai,  riposte Reynaud, que  le   soutien  du  groupe  socialiste,   le  plus   important  del’Assemblée, m’avait alors manqué. Mais les choses ont changé. M. Léon Blum vous le diralui-même, il n’est pas loin.Lebrun, surpris, hoche à peine la tête et Georges Mandel bondit pour introduire Blum :« Monsieur le Président,  explique celui-ci, je suis venu vous assurer que, dans les tragiquescirconstances actuelles, les socialistes, tout comme en 1914, feront leur devoir et prendrontleurs responsabilités pour la poursuite de la guerre. Vive la France ! » Selon ses biographes,ce « Vive la France ! » marquait sa revanche sur tous ceux qui l’avaient depuis des annéestraité de “sale juif cosmopolite”. Quoi qu’il en soit, cette exclamation est reprise par la grandemajorité des membres du Conseil : « Vive la France ! ».Alors que Blum, Herriot et Jeanneney sont ressortis, la séance reprend. Camille Chautempstente de finasser : « Dans   la   situation   actuelle,   il   conviendrait   néanmoins   de   s’enquérirauprès de l’ennemi des conditions d’un armistice, quitte à le rejeter si ses conditions étaientinacceptables. »Pétain reprend la parole : « Nous venons enfin d’entendre une parole de sagesse, mais je nepuis oublier l’insulte faite à ma personne. J’exige des excuses publiques et la démission ou ladestitution de l’insulteur. De plus, encore une fois, c’est folie que de priver le pays du généralWeygand. Il faut le rappeler sur l’heure. »– Qu’il s’agisse du renvoi d’un membre du gouvernement ou de la nomination du chef d’état-major,   de   telles   décisions   n’appartiennent   qu’à   moi, réplique Reynaud. Monsieur   leMaréchal, le gouvernement accepte votre démission de vos fonctions ministérielles.Alors Pétain : « C’est ridicule ! Vous et vos amis êtes disqualifiés pour conduire le pays. Seulun soldat tel que moi peut encore empêcher un désastre total et obtenir de l’ennemi une paix

9 Référence à l’intervention de Pétain au Maroc, lors de la révolte d’Abd-El-Krim, où il déposséda de fait leMaréchal Lyautey de ses pouvoirs et provoqua son rappel par le gouvernement.

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dans   l’honneur.   Je   suis   prêt   à   faire   don   de  ma   personne   à   la  France  pour  mener   cesnégociations, puis pour relever notre malheureux pays. Je me propose, Monsieur le Président[il se tourne vers Lebrun], avec votre autorisation, de me mettre à la tâche dès demain. »« C’est l’instant décisif,   le point de rupture. Georges Mandel l’a bien compris. Avant quequiconque ait pu réagir, il se dresse : « Ce discours relève de la haute trahison ! Monsieur lePrésident du Conseil, il faut agir. Le destin du pays, le destin de la France est entre vosmains ! » Lentement, Reynaud se lève à son tour : « Ce que nous venons d’entendre de votrebouche, Monsieur Pétain, ne peut être qualifié autrement que de haute trahison. Vous enrendrez raison sur le champ. » Un profond silence s’abat sur la salle du Conseil. Cependant,Georges Mandel fait entrer deux policiers.– Philippe Pétain, déclare Mandel avec froideur, je vous accuse de forfaiture, conspiration ethaute trahison. Messieurs, arrêtez cet homme.C’est   un   vieillard   affolé   qui   est   emmené,   balbutiant  « Comment osez-vous… » 10  Serasseyant, Mandel annonce d’une voix calme que ses services arrêteront tous ceux qui serendront   coupables  de  défaitisme. » (Nicolas Sarkozy, Georges  Mandel,  Le  Moine  de   laPolitique, Paris, 1994)Il est 00h35, le 13 juin.Reynaud demande à Lebrun une suspension de séance, pendant laquelle il lui soumet, avecl’approbation de Jeanneney, la liste d’un gouvernement remanié. Lebrun, très choqué par cequi vient de se passer mais « heureux de voir que les deux chambres soutiennent largement lechef du gouvernement », accepte. Reynaud annonce alors personnellement à Chautemps qu’ilne fait plus partie du gouvernement, au moins temporairement. Celui-ci subit le coup sans motdire – sans doute craignait-il une sanction plus sévère.La séance reprend à 01h05.Reynaud annonce d’abord le remaniement gouvernemental. Outre l’arrestation de Pétain et ladémission de Baudouin, Chautemps (vice-président du Conseil), Pomaret (Travail), Prouvost(Information) et Ybarnegaray (ministre d’Etat sans portefeuille) s’en vont. Entrent augouvernement Léon Blum, Jules Moch, Jean Zay, Roland de Margerie et Philippe Serre.Mandel et Blum sont nommés vice-présidents du Conseil et ministres d’État. Charles deGaulle devient ministre de la Guerre (fonction que Reynaud cumulait avec celle de Présidentdu Conseil). Jules Moch devient ministre du Travail, Jean Zay remplace Prouvost àl’Information et Philippe Serre devient sous-secrétaire à la Guerre, secrétaire du Comité à laGuerre (fonction que De Gaulle ne peut occuper, devenant ministre en titre), tandis queMargerie remplace Baudouin comme sous-secrétaire d’État aux Affaires Etrangères.Reynaud lit ensuite une courte déclaration, rédigée par Margerie : « (…) Nous ne pouvons pascapituler.  Les   raisons  qui  nous   l’interdisent   sont  nombreuses.   (…)  Enfin,   la  France  doithonorer   sa parole  envers   ses  alliés,  à  commencer  par   le  Royaume-Uni.   Il   en  va de  sonhonneur. La guerre peut et doit continuer, si nécessaire à partir de notre Empire, avec lesoutien fraternel de nos alliés ! Elle continuera jusqu’à la victoire. »

10 De nombreux historiens se sont demandé comment Mandel avait pu trouver des policiers qui ne fussent passusceptibles d’hésiter au moment d’arrêter une Gloire Nationale telle que Pétain. Une hypothèse souventévoquée est exacte : Mandel avait pris contact avec le Grand Orient de France, et les deux policiers étaientfrancs-maçons. En juin 2000, une “tenue blanche” du Grand Orient ouverte au public, organisée à l’occasion du60e anniversaire de l’événement, a présenté des témoignages de première main qui ne laissent aucun doute,précisant même que ces policiers, repliés sur la Loire avec le personnel du ministère de l’Intérieur, étaientmembres de la loge parisienne La   Philosophie   Positive. Sans doute certains francs-maçons (tel CamilleChautemps) étaient-ils favorables à l’arrêt des combats et soutenaient-ils Pétain. Mais la grande majorité des“frères” étaient opposés à la capitulation devant les nazis. Certains se souvenaient aussi que Pétain avait dit : « Jen’aime guère les Juifs, mais enfin, ils sont nés comme ça, ils n’y peuvent rien. Les francs-maçons sont pires,parce qu’ils l’ont fait exprès ! »

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Après un instant de silence inquiet, Yves Bouthillier demande la parole : « En   tant  queministre des Finances, je ne saurais soutenir le gouvernement sur la voie d’une lutte menéedepuis l’Empire. Les ressources financières de l’Empire sont loin d’être à la mesure de latâche   immense   qui   serait   la   nôtre   si   nous   devions   quitter   le   territoire   métropolitain.L’endettement auprès de nos alliés et des neutres placerait alors la France dans un état desujétion qui ne serait pas différent de celui que les armes seules pourraient nous imposer. »Sans avoir demandé la parole, De Gaulle lance alors d’un ton sec : « L’honneur, la grandeuret l’avenir de la France ne se mesurent pas à l’aune d’un comptable. » Après un dernierregard à Reynaud, dont il fut un fidèle collaborateur, Bouthillier comprend qu’il ne trouveraaucun appui. Il présente sa démission et son poste est rattaché, provisoirement, à la Présidencedu Conseil.Le Conseil se sépare à 01h35, après que Reynaud ait indiqué qu’un nouveau Conseil suprêmeinterallié se tiendrait dans la journée, à Tours.

Le gouvernement Reynaud du 13 juin 1940Président du conseil :o Paul Reynaud (AD) (Ministre des Affaires Étrangères et, provisoirement, Ministre des Finances)Vice-présidents du conseil :o Léon Blum (SFIO)o Georges Mandel (Ministre de l’Intérieur)Ministres :o Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre : Charles de Gaulleo Ministre des Armements : Raoul Dautryo Ministre du Travail : Jules Moch (SFIO)o Ministre de la Justice : Albert Sérol (SFIO)o Ministre de la Marine militaire : César Campinchi (PRS)o Ministre de la Marine marchande : Alphonse Rio (USR)o Ministre de l’Air : Laurent Eynac (PRS)o Ministre de l’Éducation nationale : Yvon Delbos (PRS)o Ministre des Anciens combattants et des pensions : Albert Rivière (SFIO)o Ministre de l’Agriculture : Paul Thellier (AD)o Ministre du Ravitaillement : Henri Queuille (PRS)o Ministre des Colonies : Louis Rollino Ministre des Travaux publics : Ludovic-Oscar Frossard (USR)o Ministre de la Santé publique et de la Famille Française : Georges Pernot (FR).o Ministre des Postes, Télégraphe, Téléphone et Transmissions : Alfred Jules-Julien (PRS)o Ministre de l’Information : Jean Zay (SFIO)o Ministre du Commerce et de l’Industrie : Albert Chichery (PRS)o Ministre du Blocus : Georges Monnet (SFIO)o Ministre d’État : Louis Marin (FR)Sous-secrétaires d’État :o Sous-secrétaire d’État à la vice présidence du Conseil : Robert Schuman (PDP)o Sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale : Philippe Serre (PDP)o Sous-secrétaire d’État aux Travaux Publics : André Février (SFIO)o Sous-secrétaire d’État aux Affaires Etrangères : Roland de Margerieo Sous-secrétaire d’État aux Fabrications de l’Air : Jules Mény