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La Yougoslavie de Tito écartelée. 1945-1991 Catherine Lutard-Tavard Éditions L’Harmattan, 2005, 572 p., index, bibliographie, nbr. cartes, 44 C et ouvrage fait le point sur la Yougoslavie titiste, depuis l’arrivée au pouvoir des partisans à l’issue de la deuxième guerre mondiale, en insistant sur les grandes étapes que furent la rupture avec Moscou, l’au- togestion et le non-alignement, jusqu’au renouveau des nationalismes qui s’est accen- tué dans les années 1980 pour aboutir à l’éclatement du pays via des guerres meur- trières. Il s’agit d’un travail important, aux sources nombreuses et sûres, basé sur l’étude d’une documentation abondante et écrit dans une langue accessible au profane. Une bibliographie très complète en français, en anglais et en serbo-croate et un index en font un livre de référence. Catherine Lutard-Tavard donne aux lecteurs de nombreuses clefs pour comprendre sur quelles bases s’est constituée la Yougoslavie. Elle explique aussi comment les germes de la discorde étaient déjà présents, à la naissance même de la première communauté des peuples slaves du sud, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, créé en 1918. L’un des évènements dont l’interprétation sera source de discorde est le rôle qu’en- tendaient jouer les Serbes au sein de la communauté yougoslave. « Entre 1914 et 1918, les armées du royaume de Serbie ayant été les seules dans la région à se battre contre l’empire austro-hongrois disparu à la suite de ce conflit, la Serbie a eu tendance à se présenter comme la libératrice des Slaves qui vivaient jusqu’en 1918 sous la tutelle de l’Autriche et de la Hongrie: habitants de la Croatie (Croates et Serbes), de la Slovénie ainsi que ceux de la Bosnie-Herzégovine […] En 1918, les Serbes ont perçu la forma- tion du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes comme une récompense donnée à un peuple qui s’était sacrifié lourdement face aux Autrichiens alors que Croates et Slovènes étaient du mauvais côté de la barrière […] L’unification des Slaves du sud s’est faite autour de la monarchie serbe avec l’idée pour certains que le peuple serbe majoritaire devait guider, voire diriger les autres peuples ». Dans les chapitres concernant la Seconde guerre mondiale, Catherine Lutard-Tavard met bien évidence que les premiers résistants à l’occupant nazi furent les Tchetniks histoire & liberté 94 PRINTEMPS/ÉTÉ 2006

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La Yougoslavie de Tito écartelée.1945-1991

Catherine Lutard-TavardÉditions L’Harmattan, 2005, 572 p., index, bibliographie,nbr. cartes, 44 €

Cet ouvrage fait le point sur la Yougoslavie titiste,depuis l’arrivée au pouvoir des partisans à l’issue de

la deuxième guerre mondiale, en insistant sur lesgrandes étapes que furent la rupture avec Moscou, l’au-

togestion et le non-alignement, jusqu’au renouveau des nationalismes qui s’est accen-tué dans les années 1980 pour aboutir à l’éclatement du pays via des guerres meur-trières. Il s’agit d’un travail important, aux sources nombreuses et sûres, basé surl’étude d’une documentation abondante et écrit dans une langue accessible au profane.

Une bibliographie très complète en français, en anglais et en serbo-croate et un indexen font un livre de référence.

Catherine Lutard-Tavard donne aux lecteurs de nombreuses clefs pour comprendresur quelles bases s’est constituée la Yougoslavie. Elle explique aussi comment les germesde la discorde étaient déjà présents, à la naissance même de la première communautédes peuples slaves du sud, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, créé en 1918.

L’un des évènements dont l’interprétation sera source de discorde est le rôle qu’en-tendaient jouer les Serbes au sein de la communauté yougoslave. « Entre 1914 et 1918,les armées du royaume de Serbie ayant été les seules dans la région à se battre contrel’empire austro-hongrois disparu à la suite de ce conflit, la Serbie a eu tendance à seprésenter comme la libératrice des Slaves qui vivaient jusqu’en 1918 sous la tutelle del’Autriche et de la Hongrie: habitants de la Croatie (Croates et Serbes), de la Slovénieainsi que ceux de la Bosnie-Herzégovine […] En 1918, les Serbes ont perçu la forma-tion du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes comme une récompense donnée à unpeuple qui s’était sacrifié lourdement face aux Autrichiens alors que Croates etSlovènes étaient du mauvais côté de la barrière […] L’unification des Slaves du suds’est faite autour de la monarchie serbe avec l’idée pour certains que le peuple serbemajoritaire devait guider, voire diriger les autres peuples ».

Dans les chapitres concernant la Seconde guerre mondiale, Catherine Lutard-Tavardmet bien évidence que les premiers résistants à l’occupant nazi furent les Tchetniks

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royalistes de Draza Mihajlovic, un colonel serbe qui avait refusé la capitulation del’état-major yougoslave et avait pris le maquis en mai 1941. Les partisans communistesde Tito n’ont pas bougé avant l’attaque de l’URSS par l’Allemagne et n’ont commencé lalutte contre les forces allemandes qu’au mois de juillet. Peut-être ce chapitre aurait-ilgagné à être un peu développé, afin de rappeler comment les Alliés ont contribué àl’accession au pouvoir de Tito en abandonnant Draza Mihajlovic, victime notammentd’opérations d’intoxication montées par les Soviétiques à destination des servicessecrets britanniques infiltrés à l’époque par la grande équipe des Burgess, MacLean,Philby et autres agents doubles au profit de Moscou. (cf. par exemple Michael Lees:The rape of Serbia, The British role in Tito’s Grab for Power 1943-1944 – Harcourt BraceJovanovich, New York, 1990).

En évoquant le début de l’après-guerre dans la nouvelle Yougoslavie communiste,l’auteur identifie avec pertinence plusieurs distorsions de l’Histoire qui vont alimenterpendant quelque 30 ans le ressentiment interethnique entre Serbes et Croates et créerun climat d’hostilité diffus mais profond.

« À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, au nom de la solidarité nationale, le sou-tien du peuple croate au gouvernement fasciste d’Ante Pavelic fut volontairementminimisé dans le but d’éviter les divisions au sein d’un pays refondé sur de nouvellesbases […] La spécificité du génocide des juifs fut niée par toute l’Europe communiste,y compris la Yougoslavie qui se garda bien de dénoncer aussi les massacres des popula-tions serbes par les fascistes croates. […] La rhétorique communiste a interdit toutepossibilité d’étudier ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale et de letransmettre. […] Cette attitude a nourri les frustrations et les ressentiments cachés despopulations […] C’est ainsi que se sont développées parallèlement une histoire offi-cielle et une mémoire souterraine. Une situation schizophrène s’est progressivementdéveloppée ».

En Croatie, cette situation schizophrène, pour reprendre l’expression de l’auteur, adonné quelques résultats spectaculaires. Ainsi, le leader nationaliste et futur premierprésident de la Croatie indépendante Franjo Tudjman (ancien général communiste)reconnaissait du bout des lèvres quelque 50000 morts dans les camps de concentrationen Croatie, alors que selon des chiffres du gouvernement américain, 600000 Serbes ontété tués par le régime oustachi pronazi d’Ante Pavelic pendant la guerre. Tudjmanassurait aussi que le chiffre de 6 millions de juifs morts pendant la Seconde Guerremondiale était fantaisiste et reposait sur « des témoignages émotionnellement défor-més ainsi que sur des données unilatérales et exagérées ». (cf. Franjo Tudjman Dérivede la réalité historique – Zagreb 1990).

Les nationalistes serbes qui ont tenté de faire sécession pour ne pas vivre dans une

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Croatie indépendante dirigée par Tudjman pouvaient légitimement s’inquiéter enobservant le regard d’une coupable tolérance porté par les nouveaux dirigeants croatessur l’époque pas si ancienne où la Croatie nazie exterminait Juifs, Serbes et Tziganes.

« Chacun pour se reconstruire, polémique, use et abuse du passé, des dates et des tra-ditions, des chiffres. Afin de comprendre les stratégies politiques liées à la questionnationale dans le passé, dans la Yougoslavie de Tito ou encore dans les revendicationsnationalistes actuelles, il fallait donc que je m’interroge sur l’histoire de chacun pourdissocier les différents éléments qui permettent de construire la conscience nationaleau sein d’une logique identitaire, analysant ainsi les mythes fondateurs de cetteconscience », indique l’auteur qui s’est inspirée des travaux de l’historien médiévisteaméricain Patrick Geary (Quand les nations refont l’Histoire – l’invention des originesmédiévales de l’Europe – Aubier 2004).

Côté serbe, le sentiment général était d’avoir été victime des communistes, ces der-niers étant notamment accusés d’avoir donné un statut de province autonome à deuxrégions de Serbie, la Vojvodine et le Kosovo, et d’avoir ainsi amputé la Serbie d’unebonne partie de son « territoire historique ».

Catherine Lutard-Tavard a, par ailleurs, le mérite de bousculer quelques vachessacrées du panthéon du communisme réformateur comme Milovan Djilas, l’ancienbras droit de Tito. En général, Djilas est uniquement considéré en Occident comme unhomme libre, un esprit critique du socialisme dévoyé et donc un quasi dissident, qui ad’ailleurs payé de nombreuses années de prison son opposition à Tito. L’auteur a le bongoût de rappeler qu’avant de s’opposer au Maréchal, Djilas avait été un chef de l’agit-prop obtus et dogmatique, un petit Souslov yougoslave qui dénonçait toute déviationidéologique (y compris Picasso et Sartre) au nom de la pureté de l’orthodoxie commu-niste stalinienne. Djilas fut aussi un commissaire politique impitoyable qui fit fusillersans état d’âme pendant la guerre civile en Yougoslavie les « ennemis du peuple » ousupposés tels.

L’image de la Yougoslavie titiste a grandement bénéficié de la rupture avec Moscouen 1948, Belgrade y gagnant une réputation de pays libre et frondeur, exemple vivantqu’il était possible de sortir de l’orbite soviétique.

C’est la rupture avec Staline qui a amené la Yougoslavie de Tito à se poser en modèlealternatif pour les pays socialistes, Belgrade affirmant que Moscou ne peut être unmodèle pour tous. Tito a réussi à renverser radicalement la situation et transformerpeu à peu sa position d’exclu du monde communiste en celle de nouveau leader d’unsocialisme à visage plus humain, qui lançait un nouveau concept idéologique (l’auto-gestion) et une nouvelle conception des relations internationales (le non-alignement).

« Il fallait trouver un symbole qui manquait à la neutralité de la Yougoslavie, un sym-

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bole novateur, d’unification et de solidarité, un symbole révolutionnaire »: ce sera lacréation du mouvement des non-alignés qui prône la chute du capitalisme mais aussile renforcement de la paix, le développement du socialisme et la coexistence pacifique.

Un succès marketing indéniable dans le Tiers-monde, qui n’a cependant pas survéculongtemps au Maréchal Tito même si l’Organisation survit officiellement.

L’auteur souligne à juste titre le remarquable pragmatisme dont savait faire preuveTito: « En fonction des opportunités et des nouveaux soutiens, après avoir été exclupar Staline, il n’hésitera pas à exploiter son statut de hors-la-loi aux yeux desOccidentaux, sans pour autant renoncer à revenir dans le giron soviétique. Dans lesannées soixante, la pratique aidant, il savait qu’il avait tout à gagner à coopérer avectous les camps, quels qu’ils soient, et même avec les « capitalistes ». Le rapprochementavec certains pays musulmans non-alignés qui dotaient la Yougoslavie de subsides fortimportants montrera à ceux qui en doutaient encore qu’il s’était à tout jamais débar-rassé des fondements de la théorie marxiste. Au coup par coup, en fonction desgrognes sociales, Tito modifiera sa conception de l’État pour préserver son pouvoirpersonnel ».

Dans cette optique pragmatique, l’autogestion était condamnée dés le départ.Officiellement, l’autogestion devait aboutir au dépérissement de l’État et de son appa-reil. Il y avait là une contradiction fondamentale avec la volonté du parti et de sabureaucratie de rester la force dirigeante du pays.

« Le principe même de la gestion de la production par soi-même (autogestion) estloin d’être appliqué. Le slogan « les usines aux ouvriers » ne reste qu’un slogan. Eneffet, le principe même de l’autogestion, avec son principe de spontanéité (anti-autori-taire) nie le pouvoir des communistes et de l’état. Et les communistes ne pouvaientréellement pas mettre en place un système contrecarrant, voire même détruisant, leurpropre pouvoir. Par conséquent, le fonctionnement d’une administration puissanteempêchait tout processus d’autogestion véritable », écrit Catherine Lutard-Tavard.

Démocratisation, décentralisation et autogestion (l’illusion de l’autogestion a séduitpendant de longues années certaines élites intellectuelles et politiques occidentales,notamment en France les animateurs de la « troisième gauche » qui voulaient se situerentre le PC et le PS) étaient des concepts propres à alimenter le désir de la gauche euro-péenne de croire à un socialisme à visage enfin humain.

Dans le même temps, la Yougoslavie restait un pays où les libertés syndicales étaientréduites à leur plus simple expression, où le parti communiste était parti unique et oùTito, président à vie, faisait l’objet d’un culte de la personnalité à certains égardsdignes de Staline et Ceausescu. Culte de la personnalité et aussi amour immodérépour les décorations qui valut à Tito de partager avec Brejnev le titre non officiel de

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« l’homme le plus décoré au nord de l’Ouganda » (pays dirigé à l’époque par l’inimi-table Idi Amin Dada).

En matière de liberté politique, l’auteur rappelle bien les limites imposées dans laYougoslavie titiste. « Pour eux (les dirigeants), le monopartisme est la condition indis-pensable à la réalisation de la démocratie socialiste yougoslave. Un système pluripartitesignifierait bien évidemment plusieurs programmes, ce qui est incompatible avec laconstruction du socialisme qui exige un programme unique. L’opposition est interdite.Il n’est pas non plus question d’accepter plusieurs tendances au sein même du parti.Toute discussion doctrinale ne pouvait être que le fruit des déviationnistes, des révi-sionnistes du marxisme-léninisme, tous soucieux d’affaiblir le parti ».

Cela dit, la Yougoslavie avait quand même du bon par rapport aux pays du blocsoviétique. Un système répressif nettement moins cruel (si l’on met de côté l’après-guerre puis la lutte contre les Kominformistes après 1948 et des institutions comme lecamp de Goli Otok qui n’avait rien à envier aux camps soviétiques les plus durs), l’ou-verture des frontières (ce qui faisait rêver quelques centaines de millions de personnesentre Varsovie et Vla divostok) et un niveau de vie incomparablement supérieur à celuide n’importe quel pays du Pacte de Varsovie. Certes en bonne partie grâce aux largessesdes bailleurs de fonds occidentaux, mais pourquoi ne pas profiter des bons côtés de laguerre froide?…

Cependant, les bases ethniques, idéologiques et économiques de l’édifice étaient bienfragiles. Après l’adoption de la constitution de 1974, observe l’auteur, « le pays se confé-déralise de plus en plus, et le Parti se divise en huit unités nationales. Pourtant, Titoreste la figure de l’unité fédérale. Symbole d’union, il donne de la cohésion à ce paysqui en perdait de plus en plus. Il était donc logique que sa disparition augure celle dupays: sans lui, les uns et les autres n’avaient plus vraiment de raisons de cohabiter. »

Nicolas Milétitch

Journaliste à l’AFP

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