La voix narrative dans l'histoire de Joseph (Genèse 37-50)...LA VOIX NARRATIVE DANS L'HISTOIRE DE...

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LA VOIX NARRATIVE DANS L'HISTOIRE DE JOSEPH (GENÈSE 37-50) Thèse AI NGUYEN CHI Doctorat en théologie Philosophiæ Doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Ai Nguyen Chi, 2015

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LA VOIX NARRATIVE DANS L'HISTOIRE DE

JOSEPH (GENÈSE 37-50)

Thèse

AI NGUYEN CHI

Doctorat en théologie

Philosophiæ Doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Ai Nguyen Chi, 2015

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iii

Résumé

L’histoire de Joseph, corpus choisi pour notre analyse, a été souvent étudiée d’une

manière qui demeure fragmentaire, au travers de différentes approches : typologique,

mythologique, légendaire, historique, sapientielle, contextuelle… Plus récemment,

l'interprétation historico-critique cherche à discerner comment le texte de Gn 37-50 a été

produit. Cette lecture prend également en compte la question du milieu de production, de

l’auteur réel et de ses destinataires historiques. André Wénin, dans son ouvrage intitulé

Joseph ou l’invention de la fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Gn 37-50, a

fait une brillante analyse narrative de ce texte. L'auteur porte attention à la manière dont le

récit est raconté, et dont le narrateur déploie une stratégie de communication à l'intention du

lecteur. Son souci est de voir comment le texte exerce efficacement une influence sur le

lecteur. Il déplace donc l’intérêt du pôle de l’auteur vers le pôle du lecteur.

En nous situant dans une approche narrative telle que développée par Wénin, nous

cherchons ici à approfondir plus particulièrement la question de la voix narrative du récit

biblique, pris comme tel dans son état final. L'objectif de notre recherche est de répondre à

la question : comment le narrateur parle-t-il dans le récit ? Pour atteindre ce but, nous

établissons un cadre théorique à partir de la proposition de Daniel Marguerat sur la voix

narrative (Pour lire les récits bibliques). Nous nous appuyons aussi sur la théorisation de la

voix narrative réalisée par Gérard Genette (Figure III). Sur ces bases théoriques et en

recourant à certains critiques littéraires tels que Mieke Bal, Lucien Dällebach, Philippe

Hamon, Vincent Jouve, Jean Ricardou, nous cherchons à identifier la « voix » qui raconte

l’histoire et qui guide le lecteur dans le récit. Un narrateur peut commencer son récit en ces

termes : je vais vous raconter l’histoire de Joseph. En ce cas, la voix narrative s’exprime par

le « je » du narrateur, présent dans l’histoire qu’il raconte. Le narrateur peut également

exprimer sa voix via des procédés narratifs et c'est le cas dans l'histoire de Joseph. Dans

cette situation, même si c'est toujours le narrateur qui parle, sa voix n’est perceptible qu'à

travers les dispositifs narratifs. Ceux-ci sont donc des moyens que le narrateur met en

œuvre pour entrer en communication avec le lecteur. Pour notre analyse, nous choisissons

trois procédés littéraires qui nous permettent d'illustrer les trois fonctions les plus

significatives, à notre sens, de la voix narrative : les dispositifs évaluatifs pour la fonction

idéologique, la mise en abyme pour la fonction de régie et la transtextualité pour la fonction

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testimoniale. En exploitant ces dispositifs, nous proposons une lecture renouvelée de

l'histoire de Joseph. Au terme de notre parcours, nous montrons dès lors aussi comment

faire de la théologie, en l'occurrence une théologie de la réconciliation, sur la base de la

méthode narrative.

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Abstract

The Story of Joseph, corpus chosen for our analysis, was often studied in a way that

remains fragmentary, throughout different approaches: typological, mythological,

legendary, historical, sapiential and contextual. More recently, the interpretation of

historical criticism seeks to identify how the text was produced. This reading also takes into

account a question of the means of production, of the real author and of the historical

recipients. André Wénin, in his book entitled “Joseph ou l’invention de la fraternité.

Lecture narrative et anthropologique de Gn 37-50”, made a brillant narrative analysis of

this text. The author pays attention to how the story is related and to the manner with which

the narrator deploys a communication strategy directed towards the reader. His concern is

to see how the text exercises efficiently an influence upon the reader. Thus, he moves the

interest from the point of view of the author to the point of view of the reader.

By situating ourselves in a narrative approach as developed by Wénin, here we seek

to deepen more particularly the question of the narrative voice of the biblical story, taken as

it is in its final state. The object of our search is to answer the question: How does the

narrator speak in the narrative? In order to attain this goal, we establish a theoretical

structure starting from the proposal of Daniel Marguerat on the narrative voice (Pour lire

les récits bibliques). We also emphasize the theorization of the narrative voice realized by

Gérard Genette (Figure III). In these theoretical bases and having recourse to certain

literary critics like Mieke Bal, Lucien Dällebach, Philippe Hamon, Vincent Jouve, Jean

Ricardou, we seek to identify the “voice” that relates the story and which guides the reader

in this story. A narrator can begin his story in this way: I will tell you the Story of Joseph.

In this case, the narrative voice is expressed by the “I” of the narrator, present in the story

that he is relating. The narrator can also express his voice via the narrative devices and this

is the case in the Story of Joseph. In this situation, even if it is always the narrator who is

speaking, his voice is only perceptible through the narrative devices. These devices are the

means by which the narrator uses to enter into communication with the reader. For our

analysis, we chose three literal devices that permit us to illustrate three functions which are

the most significant, in our understanding, of the narrative voice: The evaluated devices for

the ideological function, the “mise en abyme” for the directing function and the

transtextuality for the testimonial function. By exploiting these devices, we propose a

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renewed reading of the Story of Joseph. At the end of our literal journey, we therefore show

how to use theology, in the occurrence of a theology of reconciliation, on the basis of the

narrative method.

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Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. iii

Abstract ................................................................................................................................... v

Table des matières ............................................................................................................... vii

Liste des abréviations .......................................................................................................... xiii

Remerciements ................................................................................................................... xvii

INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................ 1

1. Naissance d'une nouvelle méthode ................................................................................. 1

2. Problématique ................................................................................................................. 6

3. Objectif de la recherche .................................................................................................. 7

4. Cadre théorique ............................................................................................................... 8

5. Plan du travail ............................................................................................................... 16

CHAPITRE I : DIVERSES LECTURES DU RÉCIT .......................................................... 21

1.1 LECTURE TYPOLOGIQUE ..................................................................................... 25

1.2 LECTURE MYTHOLOGIQUE ................................................................................. 30

1.3 LECTURE LÉGENDAIRE ........................................................................................ 34

1.4 LECTURE HISTORIQUE ......................................................................................... 42

1.5 LECTURE SAPIENTIELLE ...................................................................................... 50

1.6 LECTURE CONTEXTUELLE .................................................................................. 58

CHAPITRE II : TRADUCTION LITTÉRALE .................................................................... 61

JOSEPH ET SES FRÈRES (Gn 37) ............................................................................. 62

TAMAR AFFIRME SES DROITS FACE À JUDA (Gn 38) ...................................... 65

JOSEPH EN ÉGYPTE (Gn 39) .................................................................................... 67

JOSEPH ET LES OFFICIERS DE PHARAON (Gn 40) ............................................. 69

JOSEPH ET PHARAON (Gn 41) ................................................................................ 70

PREMIÈRE RENCONTRE ENTRE JOSEPH ET SES FRÈRES (Gn 42).................. 74

SECONDE RENCONTRE ENTRE JOSEPH ET SES FRÈRES (Gn 43) ................... 77

RETOUR INTERROMPU ET INTERVENTION DE JUDA (Gn 44) ........................ 79

JOSEPH SE FAIT CONNAÎTRE (Gn 45) ................................................................... 81

JACOB RETROUVE JOSEPH EN ÉGYPTE (Gn 46) ................................................ 83

INSTALLATION DE LA FAMILLE DE JACOB EN ÉGYPTE (Gn 47) .................. 85

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BÉNÉDICTION DES FILS DE JOSEPH (Gn 48) ...................................................... 87

DERNIERS MOTS DE JACOB (Gn 49) ..................................................................... 89

FUNÉRAILLES DE JACOB (Gn 50) ......................................................................... 92

CHAPITRE III : DISPOSITIFS ÉVALUATIFS ................................................................. 95

INTRODUCTION ............................................................................................................ 96

3.1 JOSEPH ET LES FILS DE SON PÈRE (Gn 37) ................................................. 101

3.1.1 Joseph sous le regard des siens ......................................................................... 102

3.1.2 Parole de songe et de mensonge ........................................................................ 106

3.1.3 Joseph dans le rôle d'intermédiaire entre son père et ses frères ........................ 113

3.1.4 Responsabilité du bien-être de ses frères confiée à Joseph ............................... 116

3.2 L'AVENTURE DE JUDA ET DE TAMAR (Gn 38) .......................................... 119

3.2.1 Juda regarde mais ne voit pas ............................................................................ 120

3.2.2 D'une femme silencieuse, Tamar devient une négociatrice .............................. 122

3.2.3 Parole autoritaire et malicieuse de Juda ............................................................ 126

3.2.4 Onân le tricheur et Juda le juge complexe ........................................................ 130

3.2.5 Le devoir de Juda et d'Onân au-delà de tout plaisir .......................................... 133

3.3 JOSEPH DANS LA MAISON DE POTIPHAR (Gn 39) .................................... 139

3.3.1 Joseph dans le regard de son maître et de sa maîtresse ..................................... 140

3.3.2 Prise de parole audacieuse de Joseph devant sa maîtresse ................................ 142

3.3.3 Joseph entre la réussite, l'amour et la haine ...................................................... 144

3.3.4 Joseph, travailleur efficace face aux Égyptiens ................................................ 148

3.3.5 Victoire du méchant sur le bon ......................................................................... 150

3.4 JOSEPH ET DEUX FONCTIONNAIRES ROYAUX (Gn 40) .......................... 155

3.4.1 Le regard troublé par le songe ........................................................................... 156

3.4.2 Paroles évaluative et interprétative de Joseph ................................................... 158

3.4.3 Les prisonniers dans leur rapport au travail ...................................................... 160

3.4.4 Joseph, interprète juste non récompensé ........................................................... 162

3.5 UN JEUNE HÉBREU AU PALAIS DU ROI ÉGYPTIEN (Gn 41) ................... 163

3.5.1 Le regard troublé de Pharaon devient lucide ..................................................... 164

3.5.2 Par leur parole, Pharaon et Joseph dramatisent la situation .............................. 166

3.5.3 Le Joseph charismatique face aux devins incompétents ................................... 171

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3.5.4 Joseph devient un Égyptien comme tous les autres ........................................... 173

3.6 JOSEPH MÈNE SES FRÈRES FACE À LA VÉRITÉ (Gn 42) .......................... 175

3.6.1 Regard interverti entre le père et ses fils et entre les fils ................................... 175

3.6.2 La parole de vérité se dévoile à travers les mensonges ..................................... 180

3.6.3 Vendeur de vivres en soif de fraternité .............................................................. 194

3.6.4 Norme éthique au service de la vie .................................................................... 195

3.7 FAMINE, FRATERNITÉ ET PATERNITÉ (Gn 43) .......................................... 198

3.7.1 Regard de Joseph sur son frère Benjamin .......................................................... 199

3.7.2 De la gravité de la famine à l'ouverture de la fraternité ..................................... 200

3.7.3 De voyageurs accusés bavards à visiteurs craintifs ........................................... 208

3.7.4 D'une responsabilité paternelle à un accueil fraternel ....................................... 211

3.8 ULTIME TEST DE SOLIDARITÉ ENVERS BENJAMIN (Gn 44) ................... 214

3.8.1 Regard bienveillant de Joseph et de Juda .......................................................... 215

3.8.2 Parole de vérité entre le présent et le passé ....................................................... 216

3.8.3 Le travail est troublé par l'émotion .................................................................... 227

3.8.4 Visée éthique pour assumer le passé .................................................................. 228

3.9 MYSTÈRE DE LA CONDUITE DIVINE (Gn 45) ............................................. 229

3.9.1 Un regard vaut mieux qu'une parole .................................................................. 230

3.9.2 Du silence à la guérison par la parole ................................................................ 233

3.9.3 Dieu est reconnu comme auteur de l'action humaine ........................................ 235

3.9.4 Une générosité au-delà du sens de devoir .......................................................... 238

3.10 FAMILLE DE JACOB EN MARCHE VERS LA VIE (Gn 46) ........................ 239

3.10.1 Joseph se fait voir à son père ........................................................................... 239

3.10.2 D'une parole personnelle à Jacob à une parole efficace de Joseph .................. 240

3.10.3 Jacob comme travailleur dévoué et honnête .................................................... 244

3.10.4 Transformation éthique du mal en bien ........................................................... 244

3.11 BIENVEILLANCE DE JOSEPH ET DE PHARAON (Gn 47) ......................... 245

3.11.1 Faveur aux yeux de Joseph .............................................................................. 246

3.11.2 Parole à double visée de Joseph, de ses frères et de leur père ......................... 247

3.11.3 Réhabilitation du travail de berger ................................................................... 249

2.11.4 Pharaon, bénéficiaire de la bénédiction et de tous les biens ............................ 250

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x

3.12 POURSUITE DE LA PRÉFÉRENCE DE JACOB (Gn 48).............................. 252

3.12.1 Regard neutre ou mécontent devant la préférence paternelle ......................... 253

3.12.2 Accomplissement de la parole divine au-delà de toute attente ....................... 254

3.12.3 Joseph, le bon travailleur récompensé ............................................................. 256

3.12.4 Éthique de la complexité ................................................................................. 257

3.13 AVENIR AU CRIBLE DU PASSÉ (Gn 49) ..................................................... 258

3.13.1 Le regard troublé ou les yeux radieux ............................................................. 259

3.13.2 Parole testamentaire de Jacob ......................................................................... 259

3.13.3 Travailleur royal .............................................................................................. 262

4.13.4 Norme éthique de Jacob dans ses jugements .................................................. 262

3.14 CONFESSION DU CRIME DES FRÈRES DE JOSEPH (Gn 50) ................... 264

3.14.1 Regard de bienveillance, de confiance et d'étonnement .................................. 265

3.14.2 Parole de réconfort de Joseph face à la culpabilité de ses frères ..................... 267

3.14.3 Intervention de Dieu dans l'action humaine .................................................... 270

3.14.4 Éthique de la transformation du mal en bien ................................................... 272

CONCLUSION .............................................................................................................. 274

CHAPITRE IV : LA MISE EN ABYME DE GENÈSE 38 ............................................... 277

INTRODUCTION .......................................................................................................... 278

4.1 TROIS VISIONS DE LA MISE EN ABYME......................................................... 279

4.1.1 Théorie .............................................................................................................. 279

4.1.2 Mise en abyme de Gn 38 ................................................................................... 280

4.1.2.1 Trompeur de père en fils ................................................................................ 281

4.1.2.2 Vêtement ........................................................................................................ 282

4.1.2.3 Animal et formule de reconnaissance ............................................................ 283

4.1.2.4 Préférence pour le cadet ................................................................................. 284

4.1.2.5 Vie à l'étranger ............................................................................................... 285

4.1.2.6 Transformation de Juda .................................................................................. 286

4.1.2.7 La vérité et la vie l'emportent sur le mensonge et la mort ............................. 289

4.2 TROIS TYPES DE MISE EN ABYME .................................................................. 292

4.2.1 Théorie .............................................................................................................. 292

4.2.2 Application à Gn 38 .......................................................................................... 292

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4.2.2.1 Inversion du droit de primogéniture ............................................................... 293

4.2.2.2 Gn 37-50 comme clôture de la Genèse ........................................................... 293

4.2.2.3 Juda et David .................................................................................................. 294

4.2.2.4 Descendants inattendus ................................................................................... 295

4.2.2.5 Vengeance, tromperie et vie ........................................................................... 296

CONCLUSION ............................................................................................................... 298

4.3 SCHÉMA ACTANTIEL .......................................................................................... 299

4.3.1 Théorie ............................................................................................................... 299

4.3.2 Schéma actantiel de Gn 38 ................................................................................. 300

4.3.2.1 Juda comme sujet de recherche d'une progéniture.......................................... 301

4.3.2.2. Changement du rôle de Tamar ....................................................................... 301

4.4 MISE EN ABYME ANTITHÉTIQUE ..................................................................... 304

4.4.1 Théorie ............................................................................................................... 304

4.4.2 Application à Gn 38 ........................................................................................... 305

4.4.2.1 Juda au comportement changeant ................................................................... 305

4.4.2.2 Tamar se comporte avec promptitude et discernement .................................. 306

4.4.2.3 Entre l'ignorance de Juda et la connaissance de Tamar .................................. 307

4.4.2.4 Dilemme de vie ou de mort ............................................................................. 307

4.4.2.5 Rivalité entre frères ......................................................................................... 308

4.4.2.6 Moyen de procréation ..................................................................................... 309

4.5 MISE EN ABYME LITTÉRALE............................................................................. 310

4.5.1 Théorie ............................................................................................................... 310

4.5.2 Application à Gn 38 ........................................................................................... 311

4.5.2.1 Donner ............................................................................................................ 311

4.5.2.2 Venir vers ........................................................................................................ 312

4.5.2.3 Appeler du nom .............................................................................................. 312

4.5.2.4 Enlever ou faire un détour .............................................................................. 313

4.5.2.5 Couvrir ............................................................................................................ 314

4.5.2.6 Se détourner .................................................................................................... 315

4.5.2.7 Vêtement ......................................................................................................... 315

CONCLUSION ............................................................................................................... 317

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CHAPITRE V : TRANSTEXTUALITÉ............................................................................ 319

INTRODUCTION .......................................................................................................... 320

5.1 FAMILLE DE JACOB ET LE DÉBUT DU CONFLIT (Gn 37) ........................ 323

5.2 RENCONTRE PRÈS DES EAUX (Gn 38) ......................................................... 330

5.3 LA CONVOITISE AU FÉMININ (Gn 39).......................................................... 335

5.4 PÉCHÉ COMMIS ET RÊVE ACCOMPLI (Gn 40) ........................................... 339

5.5 INTERPRÉTATION POUR LA PAIX (Gn 41) .................................................. 340

5.6 NOURRITURE ET FRATERNITÉ POUR LA VIE (Gn 42) .............................. 343

5.7 NOURRITURE, VÉRACITÉ ET FIABILITÉ (Gn 43) ....................................... 350

5.8 UNE FOUILLE DANS L'HISTOIRE FAMILIALE (Gn 44) .............................. 360

5.9 RETOUR À LA VIE (Gn 45) ............................................................................. 371

5.10 DÉPART DU PAYS DE LA PROMESSE (Gn 46) .......................................... 375

5.11 BÉNÉDICTION POUR LES NATIONS (Gn 47) ............................................. 377

5.12 LIEN DE JACOB AVEC LA FAMILLE DE JOSEPH (Gn 48) ....................... 380

5.13 PAROLE DU PÈRE À SES ENFANTS (Gn 49) .............................................. 382

5.14 ENTRE PAROLE DU PÈRE ET PAROLE DU FRÈRE (Gn 50) ..................... 386

CONCLUSION .............................................................................................................. 390

CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................ 393

1. Pertinence et efficacité de la méthode ........................................................................ 393

2. Nouvelle manière de faire de la théologie en narrativité ........................................... 399

3. Réconciliation ............................................................................................................. 407

3.1 Justice ................................................................................................................... 407

3.2 Pardon ................................................................................................................... 409

3.3 Fraternité .............................................................................................................. 411

3.4 Vérité .................................................................................................................... 414

3.5 Construction d'un récit commun dans lequel tous se reconnaissent .................... 417

Bibliographie ...................................................................................................................... 419

Annexe ........................................................................................................................... 449

RÉSUMÉ DU TEXTE : LE TITRE ........................................................................... 449

Théorie ....................................................................................................................... 449

Application à Gn 38 ................................................................................................... 449

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Liste des abréviations

AcOr Acta Orientalia

AJSLL The American Journal of Semitic Languages and Literatures

AUSS Andrews University Seminary Studies

BCSBS Bulletin of the Canadian Society of Biblical Studies

BETL Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium

BI Biblical Interpretation

Bib Biblica

BibTod Bible Today

BiViChr Bible et Vie Chrétienne

BN Biblische Notizen

BRev Bible Review

BS Bibliotheca Sacra

BTB Biblical Theology Bulletin

BTS Bible et Terre Sainte

BZ Biblische Zeitschrift

CBAA Catholic Biblical Association of America

CBQ Catholic Biblical Quarterly

CBQMS Catholic Biblical Quarterly Monograph Series

CBP Cahiers de Biblia Patristica

CE Cahiers Évangile

CESup Cahiers Évangile Supplément

CTR Criswell Theological Review

DD Dor le Dor

ET Expository Times

ETR Études théologiques et religieuses

FRLANT Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments

FV Foi et Vie

HTR Harvard Theological Review

HUCA Hebrew Union College Annual

ICC International Critical Commentary

IEJ Israel Exploration Journal

Interpr Interpretation

ITC International Theological Commentary

JA Journal Asiatique

JAAR Journal of the American Academy of Religion

JANES Journal of the Near Eastern Society of Columbia University

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xiv

JBL Journal of Biblical Literature

JEA Journal of Egyptian Archaeology

JEOL Jaarbericht … Ex Oriente Lux

JNOSL Journal of Northwest Semitic Languages

JSJSup Journal for the Study of Judaisme Supplement Series

JSOT Journal for the Study of the Old Testament

JSOTSup Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series

JSP Journal for the Study of Pseudepigrapha

JSS Journal of Semitic Studies

JThS Journal of Theological Studies

LaT Literature and Theology

LTJ Lutheran Theological Journal

LTP Laval théologique et philosophique

LTQ Lexington Theological Quarterly

MiOr Mitteilungen des Instituts für Orientforschung

MQ Mankind Quarterly

Mus Muséon

NICOT The New International Commentary on the Old Testament

OTS Oudtestamentische Studiën

PIBA Proceedings of the Irish Biblical Association

RB Revue biblique

RE Religious Educator

REA Revue des Études Augustiniennes

REJ Revue des études juives

RETMO Revue d'éthique et de théologie morale

RHPhilRel Revue d’histoire et de philosophie religieuses

RHR Revue de l’histoire des religions

Ril Religion in Life

RScR Revue des sciences religieuses

RTL Revue théologique de Louvain

RTPhil Revue de théologie et de philosophie

SB Sémiotique et Bible

ScEs Science et Esprit

SEA Svensk Exegetisk Arsbok

SJOT Scandinavian Journal of the Old Testament

SVT Supplement to Vetus Testamentum

TDOT Theological Dictionary of the Old Testament

ThLZ Theologische Literaturzeitung

VT Vetus Testamentum

VTSup Vetus Testamentum Supplement

WLQ Wisconsin Lutheran Quarterly

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WTJ Westminster Theological Journal

ZAR Zeitschrift für altorientalische und biblische Rechtsgeschichte

ZAW Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft

ZDMG Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft

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xvii

Remerciements

Je voudrais adresser un grand merci à Jacques Nieuviarts pour la relecture du manuscrit et

pour les dialogues entretenus durant la rédaction. Merci aussi à Monique Lortie pour son

aide. Ma gratitude s’oriente également vers ma famille, mes frères assomptionnistes, mes

amis qui m’ont encouragé durant le temps de la recherche. Je remercie Marthe St-Amant

d'avoir fait la dernière lecture.

Notre reconnaissance est grande aussi envers M. Guy Bonneau, professeur à la Faculté de

théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, directeur de ces recherches, pour

son accompagnement tout au long de notre travail.

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xix

À mon cher pays d'origine

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1

INTRODUCTION GÉNÉRALE

L'objet de cette thèse est l'étude, dans le livre de la Genèse, du cycle des récits

concernant Joseph. Si ces textes ont été commentés par plusieurs exégètes, nous nous

proposons de les lire de façon nouvelle, dans le recours à l'analyse narrative. Plus

précisément, nous cherchons à identifier la voix narrative consistant à répondre à la

question : comment le narrateur parle-t-il dans le récit ?

Avant de présenter la problématique, l'objectif de recherche, le cadre théorique et le

plan de notre thèse, nous voudrions préciser le contexte dans lequel l'analyse narrative a vu

le jour. Cette démarche nous permettra de nous situer dans la tradition exégétique, formée

par plusieurs écoles d'interprétation. Elle nous aidera également à poser un regard plus

précis sur la nouveauté de la méthode dont nous nous servirons pour l'étude de l'histoire de

Joseph.

1. Naissance d'une nouvelle méthode

La narratologie est née dans un contexte marqué par la prédominance des sciences du

langage. Se situant dans ce tournant linguistique, la méthode narrative consiste à déplacer le

centre d'intérêt de l'auteur vers le lecteur. Au lieu de se focaliser sur le travail d'écriture et

son histoire, les narratologues portent leur attention sur le travail de lecture. Ces savants en

linguistique et en littérature considèrent que, sans l'acte de lecture, le texte est mort. C'est

seulement grâce à l'opération de lecture, dans laquelle le rôle du lecteur s'avère

indispensable, que le texte reprend vie et produit un véritable monde. Pour reprendre les

mots de Daniel Marguerat et André Wénin, « c'est le lecteur qui construit et habite cet

univers que lui propose le texte. On peut dire que le texte est comme un gisant que la

lecture anime, un cadavre qu'elle réveille. Il a échappé à son auteur et à son lectorat premier

– ceux par qui et pour qui le texte était originellement écrit – pour se présenter désormais à

ceux et celles qui voudront bien le lire1 ». Selon la belle expression de Paul Ricœur, « le

1 D. Marguerat – A. Wénin, Saveurs du récit biblique, Paris – Genève, Bayard – Labor et Fides, 2012, p. 14.

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texte, orphelin de son père, l'auteur, devient l'enfant adoptif de la communauté des

lecteurs2».

Seymour Chatman a été considéré comme le père fondateur de la narratologie. Dans

son ouvrage intitulé Story and Discourse, Chatman distingue la story (histoire) du

discourse (discours), comme Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique moderne, a

séparé le signifié du signifiant3. Selon Chatman, la story représente l'histoire racontée ou le

contenu informatif. Le discourse désigne la mise en récit de cette histoire racontée ou la

manière de raconter cette histoire. En ce sens, la story correspond au signifié, au contenu

narratif et le discourse au signifiant, au mode d'exposition de l'histoire racontée. « L'histoire

est le quoi (ce qui est dépeint dans un récit) ; le discours, le comment... Ce qui est

communiqué, c'est l'histoire, l'élément du récit se rattachant à la forme du contenu ; et cela

se communique par le discours, l'élément correspondant à la forme de l'expression4 ». En

faisant cette distinction, Chatman ouvre une nouvelle voie d'analyse, proposant d'observer

comment le narrateur met en récit l'histoire racontée à l'intention de ses lecteurs. Autrement

dit, cette méthode cherche à repérer la stratégie narrative que le narrateur a déployée pour

développer son histoire et l'effet de sens provoqué chez le lecteur par cette mise en œuvre.

Le principe fondamental de cette analyse se situe donc sur l'axe de la communication.

Pour comprendre l'importance accordée à l'axe de la communication, un détour

théorique s'avère nécessaire. Le linguiste Roman Jakobson estime que toute communication

verbale consiste dans le fait qu'un

destinateur envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message

requiert d'abord un contexte auquel il renvoie [...], contexte saisissable par le

destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d'être verbalisé ; ensuite, le

message requiert un code, commun, en tout ou au moins en partie, au

destinateur et au destinataire [...] ; enfin, le message requiert un contact, un

canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le

2 P. Ricœur, « Éloge de la lecture et de l'écriture », ETR 64 (1989), p. 403. 3 de Saussure considère que le signe linguistique est ce qui unit, non pas une chose et un nom, mais un

signifié et un signifiant. Par signifié, l'auteur entend le contenu sémantique (le concept). Par signifiant, il

désigne l'expression phonique ou textuelle (l'image acoustique). F. de Saussure, Cours de linguistique

générale, Paris, Payot, 1972, p. 97-100. 4 S. Chatman, Story and Discourse. Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca NY, Cornell Unversity Press,

1978, p. 19 et 31, traduit et cité par D. Marguerat – Y. Bourquin, Pour lire les récits bibliques, Paris – Genève,

Cerf – Labor et Fides, 2009, p. 31.

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destinataire, contact qui leur permet d'établir et de maintenir la

communication5.

Jakobson représente ces différents facteurs de la communication verbale par le

schéma que nous reprenons ici avec quelques modifications6 :

Contexte

Contact ↑ Contact

Destinateur → Message → Destinataire

physique ↓ psychologique

Code

Paul Hernadi, professeur d'anglais et de littérature comparée à l'Université d'Iowa, a

transposé ce schéma sur la lecture d'un texte7. Sa reformulation peut être comprise de la

manière suivante : l'auteur cherche à transmettre au lecteur une œuvre littéraire. Cette

œuvre est liée au monde représenté (l'information). Elle est également en rapport étroit avec

les signes verbaux (le langage).

Information

monde représenté

ǀ

Auteur ------- énoncé → Œuvre ------- appel → Lecteur

signes verbaux

ǀ

Langage

5 R. Jakobson, Essais de linguistique générale (Points 17) / trad. par N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 213-

214. 6 Nous avons déplacé le pôle « contact » en y ajoutant deux mentions « physique » et « psychologique »,

selon la définition donnée par l'auteur lui-même, pour créer une symétrie dans le schéma. 7 P. Hernadi, « Literary Theory. A Compass for Crictics », Critical Inquiry 3 (1976), p. 370.

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4

La reformulation de Hernadi permet de voir que la communication textuelle articule

les deux axes. D'un côté, l'axe vertical, c'est-à-dire l'axe mimétique de la représentation,

correspond à la représentation du monde que donne l'œuvre littéraire grâce à l'utilisation du

code linguistique. De l'autre, l'axe horizontal, c'est-à-dire l'axe rhétorique de

communication, renvoie à la relation tissée entre l'auteur et le lecteur à travers l'œuvre

littéraire.

axe rhétorique de communication

─────────────────→

axe mimétique

de représentation

La narratologie s'intéresse donc particulièrement à l'axe de communication. C'est

Robert Alter qui fut l'un des premiers à appliquer la méthode narrative dans les récits

bibliques. En 1981, l'auteur publie un ouvrage dont l'objectif « est de mettre en lumière les

principes distinctifs de l'art du récit dans la Bible8 ». Ce spécialiste de la littérature

romanesque cherche donc à découvrir le rôle de l'art narratif dans la Bible. Il formule les

objectifs de sa recherche, qui sont plus littéraires qu'exégétiques : comment le narrateur

biblique compose-t-il son récit ? Utilise-t-il les scènes-types et les conventions littéraires ?

Quelle est la place du dialogue et de la répétition dans les récits bibliques ? Le narrateur

joue-t-il sur le niveau de la connaissance des personnages et du lecteur ? Quel savoir

communique-t-il au lecteur ? Quel savoir échappe à ce dernier ? Pour répondre à ces

questions, Alter ne s'appuie pas sur les exégètes bibliques, mais sur les grands auteurs

littéraires comme Homère, Shakespeare, Flaubert... Ce faisant, notre auteur présente d'une

manière systématique les caractéristiques de la narration biblique qu'il regroupe sous quatre

catégories : mots, actions, dialogue et narration. À propos des mots, Alter considère que le

choix de certains mots, de certaines expressions, et surtout de mots-clés thématiques

«permet d'énoncer et de développer le sens moral, historique, psychologique ou théologique

d'un récit9 ». Concernant les actions, le critique littéraire estime que les auteurs hébraïques

8 R. Alter, L'art du récit biblique (Le livre et le rouleau 4) / trad. par P. Lebeau – J.-P. Sonnet, Bruxelles,

Lessius, 1999 (anglais 1981), p. 5. 9 Ibid., p. 243.

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ont tendance à éviter explicitement les appréciations morales des personnages et de leurs

actions en jouant sur les phénomènes d'analogie. Le lecteur doit donc être attentif à l'usage

de la répétition de l'action puisqu'il est un moyen que l'auteur utilise pour insérer ses

commentaires. Au sujet du dialogue, le professeur de l'université de Berkeley admet que

«lorsque, dans la Bible, un événement revêt une certaine importance, l'auteur l'évoque

principalement par le truchement d'un dialogue. Il en résulte que les passages du récit au

dialogue, et vice versa, constituent en eux-mêmes des indices implicites de ce que l'auteur

juge essentiel, ou de ce qu'il considère comme subalterne ou secondaire par rapport à

l'action principale10 ». C'est pourquoi le lecteur est appelé à porter une attention particulière

à la manière dont un dialogue s'insère dans le récit, au style du dialogue et à sa

discontinuité. Quant à la narration, le spécialiste de la littérature romanesque considère que

le narrateur biblique conjugue parfaitement son omniscience et sa réserve. D'une part, il est

capable de reproduire à la lettre les paroles divines au moment de la Création, de faire

entrer le lecteur dans le monde intérieur des personnages. D'autre part, il ne communique

au lecteur que de façon intermittente et partielle les motivations, les sentiments de tel ou tel

personnage. L'attitude d'un personnage vis-à-vis d'un autre est parfois énoncée, expliquée,

mais parfois passée sous silence. Étant donné que la réserve du narrateur biblique est

intentionnelle et sélective, Alter invite le lecteur à observer et à évaluer son intervention.

Pour rendre compte de la pertinence et de l'originalité que la narratologie apporte aux

études bibliques, nous devons la comparer aux deux autres méthodes qui l'ont précédée

comme méthodes majeures11. Les méthodes historico-critiques, qui ont dominé l'exégèse

biblique pendant deux siècles, cherchent à reconstruire le passé et l'histoire du texte en

répondant à des questions : que dit le texte ? Qui est son auteur, sur quelles traditions se

base-t-il et à qui destine-t-il son écrit ? Quant à l'analyse structurale (ou sémiotique), elle

consiste à dégager le système de signaux, l'organisation du texte pour saisir son sens. Sa

question est tout à fait différente : comment le texte fait-il sens ? Concernant l'analyse

narrative, elle s'intéresse à la stratégie narrative par laquelle le narrateur construit son

histoire. Ce faisant, elle se focalise sur l'effet que la mise en récit provoque chez le lecteur.

10 Ibid., p. 246. 11 Nous reprenons ici la présentation faite par Marguerat – Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 15-17.

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C'est pourquoi, sa question est formulée comme suit : quel effet le texte exerce-t-il sur le

lecteur ?

Il est à noter que la critique historique se distingue des deux autres méthodes par le

questionnement initial qu'elle pose. En effet, l'exégèse historico-critique, à la suite de

Schleiermacher, de Dilthey et de bien d'autres, prétend que « seule la genèse des textes

donne accès à l'intention de leurs auteurs12 ». Sa question essentielle est donc « pourquoi ».

Afin de parvenir à connaître l'auteur, le milieu de production et les destinataires historiques,

cette méthode cherche à savoir pourquoi le texte est conçu ainsi. Influencés par Hans

Robert Jauss13, les critiques littéraires déplacent l'intérêt du pôle de l'auteur vers celui du

lecteur. Avec ce changement, le texte ne dépend plus de son auteur ni de son milieu de

production. Pris dans son état final, et indépendamment de tout contexte historique, le texte

devient un monument à découvrir aussi bien pour les sémioticiens que les narratologues.

Devant ce monument qui a une valeur autonome, les premiers s'interrogent : comment le

texte s'organise-t-il pour faire sens ? Alors que les derniers posent la question : comment le

récit se construit-il pour provoquer tel ou tel effet chez le lecteur ? Par rapport à l'analyse

historico-critique, l'analyse sémiotique et narrative, opère donc un changement de

paradigme. C'est le glissement de la question du « pourquoi » vers celle du « comment »

qui distingue la première analyse des deux autres.

Le contexte de la naissance de l'analyse narrative et la nouveauté qu'elle apporte aux

études bibliques nous permettent de mieux nous situer dans la riche et longue tradition

d'interprétation. Nous pouvons maintenant formuler la problématique de notre recherche.

2. Problématique

L’histoire de Joseph, corpus choisi pour notre analyse, a été étudiée d’une manière

fragmentaire sous les différentes approches14 : typologique, mythologique, légendaire,

historique, sapientielle, contextuelle… Plus récemment, l'interprétation historico-critique

cherche à discerner comment le texte de Gn 37-50 a été produit. Cette lecture prend

également en compte la question du milieu de production, de l’auteur réel et de ses

12 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 16. 13 H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception (Tel 169) / trad. par C. Maillard, Paris, Gallimard, 1990,

(allemand 1978). 14 R. Lack, Letture strutturaliste dell’antico testamento, Rome, Borla, 1978, p. 78-97.

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destinataires historiques. Pour reprendre les mots de Gérard Billon, les exégètes du XXe

« se sont intéressés à l’historicité des personnages et des faits racontés, aux étapes

supposées de la rédaction de Gn 37-50, à la fonction des caractéristiques littéraires pour

le(s) premier(s) public(s15) ». Wénin, dans son ouvrage intitulé Joseph ou l’invention de la

fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37-50, a fait une brillante

analyse narrative de ce texte. Il s’intéresse particulièrement à une « analyse narrative dont

l’attention est d’abord dirigée sur la manière dont un récit est raconté, sur l’observation de

la façon dont le narrateur déploie une stratégie de communication pour permettre au lecteur

d’entrer dans le monde du récit qui lui est raconté16 ». Son souci est de voir comment le

texte exerce efficacement une influence sur le lecteur. Il déplace donc l’intérêt, comme

nous le disions, du pôle de l’auteur vers le pôle du lecteur. Pour ce faire, Wénin met

l’accent sur la méthode synchronique consistant à étudier le récit tel qu’il se donne et que

nous le recevons, et non pas tel qu’il s’est formé. En nous situant dans une approche

narrative telle que développée par Wénin, nous chercherons plus particulièrement à

approfondir la question de la voix narrative du récit biblique pris comme tel dans son état

final.

3. Objectif de la recherche

C’est à partir de notre projet de recherche sur la voix narrative dans l’histoire de

Joseph que nous formulons la question qui est au cœur de notre recherche de la manière

suivante : comment le narrateur parle-t-il dans le récit ? Cette question en englobe une

multitude d'autres17 : le narrateur intervient-il directement dans le récit pour faire des

commentaires ? Ces commentaires sont-ils explicites ou implicites ? Y-a-t-il des dispositifs

évaluatifs dans le récit ? Comment le narrateur fait-il apparaître le cadre de sa référence,

son idéologie, sa hiérarchie de valeurs, sa vision du monde ? Les valeurs promues par le

texte sont-elles affichées ouvertement ? Le narrateur prononce-t-il un jugement de valeur

sur les personnages ou l'action ? Le narrateur recourt-il à l’intertextualité ? A-t-il recours à

15 G. Billon – G. Dahan – A. Le Boulluec (dir.), Le roman de Joseph (Genèse 37-50) (CESup 130), Paris, Cerf,

2004, p. 127. 16 A. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37-50 (Le

livre et le rouleau 21), Bruxelles, Lessius, 2005, p. 14. 17 Voir Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 201.

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des arguments scripturaires ? En appelle-t-il à la mémoire intertextuelle du lecteur ?

Fournit-il des clefs d'interprétation par le procédé de mise en abyme ? Telles sont les

principales questions sous-jacentes à notre étude, cette liste n'étant pas exhaustive.

4. Cadre théorique

Pour répondre à nos questions ainsi posées, nous avons besoin d’un cadre théorique.

Attentif à la démarche méthodologique, nous établirons ce cadre théorique à partir de la

proposition de Marguerat sur la voix narrative (Pour lire les récits bibliques). Nous nous

appuierons aussi sur la théorisation de la voix narrative réalisée par Gérard Genette (Figure

III). Par voix narrative, Genette désigne « "l’action verbale considérée dans ses rapports

avec le sujet" – ce sujet n’étant pas ici seulement celui qui accomplit ou subit l’action, mais

aussi celui (le même ou un autre) qui la rapporte, et éventuellement tous ceux qui

participent, fût-ce passivement, à cette activité narrative18 ». Par cette définition, Genette

laisse entrevoir la distinction entre les personnes réelles qui participent à la communication

littéraire (l'auteur réel et le lecteur réel) et les instances narratives qui les représentent dans

les textes (le narrateur, le narrataire). Pour saisir les éléments novateurs de cette distinction,

nous devons la situer dans la perspective globale de la narratologie.

En analyse narrative, il est très important de distinguer le narrateur de l'auteur

implicite19. « Le narrateur est une fonction, un rôle, ou plutôt une "voix" pour utiliser le

vocabulaire de Genette qui parle également de "l'instance narrative". Le narrateur est

toujours présent dans le récit ; il fait partie de sa structure même après la mort de l'auteur,

car il est la voix qui raconte l'histoire20 ». Quant à l'auteur implicite, il est le sujet de la

stratégie narrative, repéré grâce à la trace qu'il laisse dans l'écriture du texte. L'auteur est

«"implicite", c'est-à-dire reconstruit par le lecteur à partir du récit. Il n'est pas le narrateur,

mais plutôt le principe qui a inventé le narrateur, ainsi que tous les autres éléments du récit;

c'est lui qui a empilé les cartes de cette façon particulière, qui a voulu que tel événement

18 G. Genette, Figure III, Paris, Seuil, 1972, p. 226. 19 C'est Booth qui propose cette appellation. Cf. W. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago IL, University of

Chicago Press, 1961, p. 71-76. 20 J.-L. Ska, « Nos pères nous ont raconté ». Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament (CE 155)

/ trad. par G. Billon – M. Autané – Cl. Bouleau – A. Faucher, Paris, Cerf, 2011 (anglais 1990), p. 44. C'est

l'auteur qui souligne.

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arrive à tel personnage, dans ces termes ou à travers ces images21 ». La notion d'auteur

implicite fait fortune dans l'exégèse biblique puisqu'elle permet de dépasser la notion de

l'auteur réel – le rédacteur historique du texte – qui est reconstruit seulement par voie

d'hypothèse historique. Au lieu de se concentrer sur les personnalités historiques qui sont

hors d'atteinte du lecteur, les narratologues se contentent donc d'observer l'image de l'auteur

tel qu'il se donne à connaître à travers son œuvre, ou son mode d'être dans le texte. Ce

faisant, ils cherchent à établir la relation entre cet auteur implicite et son lecteur implicite.

À la distinction auteur réel/auteur implicite correspond la distinction lecteur

réel/lecteur implicite. Le lecteur réel est le destinataire contemporain de l'auteur réel à qui

le texte était initialement destiné. Il est également tout « individu fait de chair et d'os qui

tient le livre entre ses mains22 ». Quant au lecteur implicite, il est « une position formelle

destinée à être investie par le lecteur23 ». Autrement dit, il est « le public idéal projeté par

l'auteur implicite, public capable de déchiffrer le message à partir d'indices donnés dans le

texte24 ». Il est à noter que le passage entre lecteur réel et lecteur implicite est toujours

possible. En effet, « le lecteur réel qui accepte le contrat proposé par l'auteur implicite

devient le lecteur implicite. En d'autres termes, le lecteur implicite est moins une personne

qu'un rôle que chaque lecteur concret est invité à jouer durant l'acte de lecture. Chaque

narration invite à partager une certaine expérience, à imaginer et reconstruire un univers, à

entrer en contact avec certaines valeurs, avec des sentiments, des décisions, des conceptions

du monde25 ».

La distinction narrateur/auteur implicite nous conduit à la distinction

narrataire/lecteur implicite. « Comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de la

21 Chatman, Story and Discourse, p. 148, cité et traduit par Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits

bibliques, p. 22. Ces derniers considèrent que lorsque le dédoublement "auteur implicite-narrateur" ne

figure pas dans le texte, « il faut considérer que les deux appellations recouvrent la même entité auctoriale,

mais vue sous deux perspectives différentes. On la désigne comme narrateur lorsqu'on évoque la mise en

œuvre de la stratégie narrative. On la désigne comme auteur implicite lorsqu'on insiste sur la source de la

stratégie d'écriture ». Dans nos analyses du récit biblique, nous emploierons plutôt le terme narrateur. 22 V. Jouve, La lecture (Contours Littéraires), Paris, Hachette, 1993, p. 33. 23 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 23. 24 Ska, « Nos pères nous ont raconté », p. 40. 25 Ska, Ibid., p. 43. C'est l'auteur qui souligne. Le contrat de lecture dont parle Ska est l'ensemble de

conventions qui programme la réception du récit. C'est le « pacte de lecture » qui situe le récit dans un

genre littéraire déterminé et qui indique au lecteur comment le texte doit être lu. Plus de détails à ce

propos, voir Jouve, La lecture, p. 47-50.

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situation narrative, et il se place nécessairement au même niveau diégétique ; c'est-à-dire

qu'il ne se confond pas plus a priori avec le lecteur (même virtuel) que le narrateur ne se

confond nécessairement avec l'auteur26 ». En effet, le narrataire est une « figure du

destinataire telle qu'on peut la reconstruire dans un récit donné à partir des thèmes abordés,

du niveau de langue utilisé, des explications jugées nécessaires ou superflues27 ». Le

narrataire se manifeste sous des visages différents. Il peut être un narrataire-personnage qui

joue un rôle dans l'histoire. Il peut également figurer explicitement dans le récit. En ce cas,

il est qualifié de narrataire invoqué puisqu'il est un narrataire « anonyme, sans identité

véritable, apostrophé par le narrateur dans le cours du récit28 ». Le dernier type de narrataire

est le narrataire effacé qui « n'est ni décrit ni nommé, mais implicitement présent à travers

le savoir et les valeurs que le narrateur suppose chez le destinataire de son texte29 ». Le plus

souvent, dans les récits bibliques, le lecteur implicite se confond avec le narrataire30. Bien

qu'il s'efface derrière le texte, le narrataire y est présent implicitement puisque le narrateur

suppose que son narrataire connaît certaines notions et fait son jugement selon certaines

valeurs.

Nous pouvons récapituler ces distinctions par le tableau suivant :

Rédacteur historique

du texte

Auteur réel

Lecteur réel

Le lecteur historique

et tous les lecteurs

Sujet de la stratégie

narrative

Auteur implicite

Lecteur implicite

Position formelle

destinée à être

investie par le lecteur

Voix qui raconte

l'histoire

Narrateur

Narrataire

Le même que le

lecteur implicite dans

la Bible

26 Genette, Figure III, p. 265. 27 V. Jouve, La poétique du roman (Campus Lettres), Armand Colin, 2001, p. 184. 28 Ibid., p. 181. 29 Ibid. 30 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 24.

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Sur la base de ces distinctions, nous pouvons maintenant développer la théorie de la

voix narrative mise en œuvre par Genette31. Selon cet auteur, il existe trois catégories dans

la voix narrative : l’instance narrative, les niveaux narratifs et les relations entre le narrateur

et ses narrataires.

S'agissant de l’instance narrative, Genette s’intéresse particulièrement au rapport du

narrateur à l’histoire qu’il raconte. Autrement dit, Genette cherche à qualifier la relation du

narrateur par rapport à la diégèse, c'est-à-dire à l'univers spatio-temporel déployé par le

récit. Selon l’auteur, le narrateur peut être totalement présent dans l’histoire racontée (récit

autobiographique) ou il peut s’y effacer complètement (récit descriptif). Dans le premier

cas, il est qualifié d'homodiégétique, dans le deuxième, il est dit hétérodiégétique32.

Quant aux niveaux narratifs, Genette s’attache à voir si le narrateur est à l'intérieur ou

à l'extérieur de l’histoire racontée. S’il est interne à l’histoire racontée, il est qualifié

d'intradiégétique. Par contre, s’il est externe à cette histoire, il est dit extradiégétique.

Voici un tableau comparant l'instance narrative et le niveau narratif :

homodiégétique hétérodiégétique

Relation

Narrateur présent

Narrateur effacé

Niveau Narrateur interne

Narrateur externe

intradiégétique extradiégétique

Dans l'approche des relations entre le narrateur et ses narrataires, Genette distingue

cinq fonctions du narrateur33 : fonction proprement narrative, fonction de régie, fonction de

communication, fonction testimoniale, fonction idéologique. Nous développons ci-dessous

ces fonctions en ajoutant quelques éclairages apportés par Jouve.

1, La fonction proprement narrative : la qualité essentielle qui est attribuée au

narrateur est l'acte de raconter. Le narrateur assume cette fonction d'une manière explicite

31 Pour une lecture critique des distinctions narrateur/auteur implicite, narrataire/lecteur implicite, auteur

implicite/lecteur implicite, voir G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 90-107. 32 Genette, Figure III, p. 252. 33 Ibid., p. 261-263.

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(en figurant dans l'histoire qu'il raconte) ou implicite (en s'effaçant derrière l'histoire qu'il

raconte).

2, La fonction de régie : à la différence de la fonction narrative qui consiste à

raconter, la fonction de régie met l'accent sur l'organisation du récit. Elle se joue donc dans

l’organisation interne du texte narratif comme les articulations, les connexions et les inter-

relations. « C'est elle qui permet les retours en arrière, les sauts en avant, les ellipses, les

oppositions et les symétries34 ». Ainsi, à travers la manière dont il agence le récit, le

narrateur fait savoir au narrataire les valeurs qu'il veut transmettre. « La redondance,

répétition d'informations dont la fonction est de compenser les différents "bruits" qui

viennent perturber la transmission d'un message, est en effet un instrument particulièrement

efficace. Plus une information est répétée, plus elle a de chance d'être reçue. C'est donc en

énonçant à diverses reprises et sous différentes formes le même jugement que le texte

affiche ses options35 ».

3, La fonction de communication : cette fonction est assumée dans la situation

narrative elle-même dans laquelle sont présents le narrataire (présent, absent, virtuel) et le

narrateur. Le narrateur est toujours orienté vers le narrataire et il désire établir ou maintenir

avec lui un contact, un dialogue. « Le narrataire est donc un rôle du récit au même titre que

le narrateur. Il s'agit bien d'un rôle, que le lecteur réel pourra ou non trouver à son goût

mais qui, en tout état de cause, sera un point de passage obligé dans son rapport au texte36».

4, La fonction testimoniale : le narrateur entretient avec l’histoire qu’il raconte un

rapport affectif, moral ou intellectuel. En effet, il peut y laisser un simple témoignage en

indiquant la source de son information (attestation), le niveau de ses souvenirs, les

sentiments qu’il exprime dans une telle période (émotion) ou encore les jugements que lui

inspire un personnage (évaluation).

5, La fonction idéologique : par ses interventions directes ou indirectes, le narrateur

fait apparaître une sorte de commentaire autorisé de l’action. Pour faire entendre des

jugements explicites, le narrateur peut sortir du cadre du récit pour insérer un jugement qu'il

34 Jouve, La poétique du roman, p. 27. 35 V. Jouve, « Voix et valeurs », dans M. Marti (dir.), Nouvelles approches de la voix narrative (Narratologie

5), Paris, Harmattan, 2003, p. 87. 36 Ibid., p. 94. C'est l'auteur qui souligne.

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considère comme valable au-delà de l'univers textuel. Il « peut également recourir aux

énonciations indirectes ou enchâssées du type "il comprit que37" ».

Jouve remarque que les trois premières fonctions de narration, de régie et de

communication correspondent au fonctionnement du récit, tandis que les deux dernières

fonctions réfèrent à l'interprétation de l'histoire. « L'accentuation des unes ou des autres

permet de savoir si les visées du narrateur sont plutôt esthétiques ou plutôt idéologiques38 ».

C’est autour de ces trois catégories relatives à la voix narrative, mises en œuvre par

Genette, que nous établirons, avec Mieke Bal, Lucien Dällebach, Philippe Hamon, Vincent

Jouve, Daniel Marguerat, Jean Ricardou pour ne citer que les auteurs principaux, la grille

de lecture de notre analyse. Grâce à ces théories, nous chercherons à identifier la « voix »

qui raconte l’histoire et qui guide le lecteur dans le récit. Il faut noter ici qu'à la différence

du « mode » narratif qui cherche à répondre à la question : « à travers le regard de qui le

narrateur fait-il voir l’événement39 ? », la « voix » narrative consiste à déterminer le statut

du narrateur en répondant à la question : « comment le narrateur parle-t-il dans le récit40 ? »

Un narrateur peut commencer son récit en ces termes : je vais vous raconter l’histoire de

Joseph. En ce cas, la voix narrative s’exprime par le « je » du narrateur qui est présent dans

l’histoire qu’il raconte. Le narrateur peut également exprimer sa voix via des procédés

narratifs et c'est le cas dans l'histoire de Joseph, corpus choisi pour notre étude. Dans cette

situation, même si c'est toujours le narrateur qui parle, sa voix n’est perceptible qu'à travers

37 Ibid., p. 84. 38 Jouve, La poétique du roman, p. 28. Jouve (Ibid., p. 27) ajoute une sixième fonction à la typologie de

Genette et la classe à la catégorie de l'interprétation de l'histoire. À la suite de plusieurs narratologues,

Jouve considère que cette fonction « consiste, pour le narrateur, à livrer les informations qu'il juge utile à la

compréhension de l'histoire ». 39 « On peut [...] raconter plus ou moins ce que l'on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue ; et

c'est précisément cette capacité, et les modalités de son exercice, que vise notre catégorie du mode narratif:

la "représentation", ou plus exactement l'information narrative a ses degrés ; le récit peut fournir au lecteur

plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi [...] se tenir à plus ou moins

grande distance de ce qu'il raconte ; il peut aussi choisir de régler l'information qu'il livre, non plus par cette

sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de

l'histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d'adopter ce que l'on nomme

couramment la "vision" ou le "point de vue", semblant alors prendre à l'égard de l'histoire [...] telle ou telle

perspective ». Genette, Figures III, p. 183-184. C'est l'auteur qui souligne. 40 Pour un approfondissement de cette distinction, voir M. Bal, Narratologie. Essais sur la signification

narrative dans quatre romans modernes, Utrecht, HES Publishers, 1984, p. 21-58.

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les dispositifs narratifs. Ceux-ci sont donc des moyens que le narrateur met en œuvre pour

entrer en communication avec le lecteur. Pour notre analyse, nous choisissons trois

procédés littéraires qui nous permettent d'illustrer les trois fonctions les plus significatives,

à notre sens, de la voix narrative : les dispositifs évaluatifs pour la fonction idéologique, la

mise en abyme pour la fonction de régie et la transtextualité pour la fonction testimoniale.

Par des dispositifs évaluatifs, le narrateur peut assumer la fonction idéologique. En

effet, le narrateur peut émettre ses jugements en jouant sur le regard, la parole, l'action et

l'éthique de tel ou tel personnage. Selon Hamon sur qui nous reviendrons lors de la

présentation du plan de travail, un même événement peut provoquer plusieurs évaluations

en fonction du regard des personnages. Une même parole peut être évaluée différemment si

elle est mise au compte du narrateur, ou d'un personnage, positif ou négatif. Une action est

jugée tantôt positive, tantôt négative. La conduite sociale d'un personnage est condamnée à

un moment donné, et exaltée à un autre.

La mise en abyme, dans laquelle une reprise miniaturisée condense de manière

saisissante l'œuvre générale, exploite particulièrement la fonction de régie. En effet, en

fonction de la place de ce récit-condensé dans l'ensemble de l'histoire, le narrateur

positionne le lecteur devant un travail de lecture variable. Si le récit spéculaire se trouve au

début du récit, le lecteur avance sur un terrain connu, sans surprise ou presque. Si ce récit

est placé à la fin de l'histoire, le lecteur ne trouve aucun intérêt puisqu'il s'agit alors d'une

répétition de ce qu'il sait déjà. Entre ces deux modalités existe une position intermédiaire

qui conjugue ce que le lecteur sait déjà et ce qu'il a encore à découvrir. Il est question alors

d'un récit spéculaire qui se trouve au milieu de l'ensemble de l'histoire. Ce type de mise en

abyme permet au lecteur de faire des retours en arrière, des sauts en avant s'il veut

comprendre l'ensemble du récit. La façon dont est organisé un tel récit ne peut que

démontrer l'art consommé du narrateur dans la mise en œuvre de la fonction de régie. Il est

à noter que le narrateur peut jouer aussi sur la disposition de la mise en abyme. C'est le cas

en Genèse 38 que nous travaillerons au chapitre quatre. Dans ce récit, la mise en abyme est

située au début de l'histoire de Joseph. Cependant, elle est très discrète, à tel point que le

lecteur doit être particulièrement attentif pour la découvrir.

La transtextualité, expression de la relation de coprésence entre deux ou plusieurs

textes, peut assumer la fonction testimoniale puisque c'est par elle que le narrateur donne

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des informations sur les sources de son récit en laissant comprendre que son texte est réécrit

à partir d'un autre. Par la transtextualité, le narrateur peut également faire savoir les

sentiments qu'un épisode provoque en lui lorsqu'il rappelle la mémoire intertextuelle du

lecteur à ce propos. De la même manière, il peut faire connaître ses appréciations morales

en mettant en œuvre les phénomènes d'analogie41.

Notre thèse sera donc structurée de manière à répondre à la question principale de

recherche : comment le narrateur parle-t-il dans le récit ? En exploitant la fonction

idéologique, le narrateur parle dans le récit en jouant sur le regard, la parole, le travail et

l'éthique du personnage. En assumant la fonction de régie, le narrateur peut parler

également au lecteur par les indications qu'il donne à travers la disposition du récit

spéculaire. Enfin, en développant la fonction testimoniale, le narrateur peut parler en

attirant l'attention du lecteur quand il fait écho d'un texte dans un autre ou en faisant écouter

une autre voix lorsqu'il recourt à un autre texte.

Remarquons qu'à part sa propre fonction, chacun des trois procédés mentionnés ci-

dessus peut assumer les deux autres fonctions dégagées par Genette, à savoir la fonction

narrative et celle de communication. Toutefois, par souci pédagogique, nous nous

concentrerons, au fil de notre analyse, sur la fonction que nous avons désignée pour chaque

dispositif narratif. Notons ici simplement en quoi les dispositifs évaluatifs, la mise en

abyme et la transtextualité peuvent permettre au narrateur d'exploiter la fonction narrative

et celle de communication. Au sujet de la fonction proprement narrative, le narrateur peut, à

l'aide des trois procédés que nous retenons pour notre étude, inviter « le lecteur à tirer les

leçons de l'histoire racontée42 » puisque la « structure de l'histoire est toujours une "forme-

sens43" ». Autrement dit, la manière de raconter une histoire et la façon d'organiser le récit

sont révélatrices du sens. En ce qui concerne la fonction de communication, ces trois

procédures rhétoriques permettent au narrateur d'établir ou de maintenir un contact direct,

un dialogue avec le narrataire qui n'est autre que le lecteur implicite dans les récits

bibliques. Le lecteur réel que nous sommes devient le lecteur implicite dans la mesure où il

41 Cela rejoint la remarque d'Alter que nous avons rapportée à propos des actions des personnages,

consulter p. 4-5. 42 Jouve, « Voix et Valeurs », p. 83. 43 Ibid., p. 85.

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accepte le contrat de lecture proposé par le narrateur44. Ainsi, une fois incarnée l'image

modélisée correspondant au lectorat imaginé par le narrateur, le lecteur réel entre en

communication avec lui.

Les trois procédés narratifs que sont les dispositifs évaluatifs, la transtextualité et la

mise en abyme nous aident donc à mettre en évidence la fonction idéologique, testimoniale

et celle de régie. L'observation de ces trois fonctions nous permet assez bien de voir

comment le narrateur établit et maintient sa relation avec le lecteur. C'est autour de ces

dispositifs que nous structurerons le plan de notre recherche.

5. Plan du travail

Notre travail comportera cinq chapitres de longueur inégale. Cette inégalité, en ce qui

concerne les chapitres trois, quatre et cinq, est liée au fait que les récits bibliques sont

composés indépendamment d'un souci de mise en œuvre systématique de toutes les

méthodes. Chaque question formulée par l'analyse littéraire ne dégage donc pas les mêmes

effets de sens dans un même récit biblique. Dans une approche narrative par exemple, nous

pouvons dire que tel récit est très révélateur du point de vue de la transtextualité, tandis que

tel autre est très parlant au regard de la perspective de la mise en abyme. Au-delà de toutes

les distinctions que nous notons entre ces critères littéraires, le lecteur doit chercher sans

cesse à saisir l'effet de sens inattendu que le récit lui offre.

Le premier chapitre sera consacré aux diverses lectures de l'histoire de Joseph. Ce

retour aux sources de la tradition exégétique nous permettra de mesurer la richesse du récit

biblique que révèle la diversité d'approches. Il nous montrera également que l'analyse

narrative peut y apporter une nouvelle compréhension aussi pertinente qu'originale. Loin de

tomber dans le tourbillon d'hypothèses et contre-hypothèses, nous nous concentrerons sur

les six types de lecture relatifs à l'histoire de Joseph : typologique, mythologique,

légendaire, historique, sapientielle et contextuelle.

Avant d'entrer au cœur de notre étude, au chapitre deux, nous préparons une

traduction littérale du cycle de Joseph. Le contact avec le récit dans la langue d'origine,

nous permettra d'apprécier sa saveur. Il aidera également à être plus attentif à la subtilité

44 Voir note 25.

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des termes utilisés, aux jeux de mots, à la polysémie. En tout cas, ce contact développera

chez le lecteur une certaine familiarité avec le texte.

Dans les trois chapitres qui suivent, nous commencerons toujours par un rappel de la

théorie avant de l'appliquer à l'histoire de Joseph. Sauf au chapitre quatre qui travaille

particulièrement sur Gn 38, les autres chapitres suivent l'ordre de l'ensemble du livre de la

Genèse, du chapitre 37 au chapitre 50.

En dégageant la fonction idéologique du récit, le chapitre trois traitera les dispositifs

évaluatifs dans leurs relations au regard (savoir-voir), à la parole (savoir-dire), au travail

(savoir-faire) et à l'éthique (savoir-vivre) du personnage. En nous appuyant sur la théorie

mise en œuvre par Hamon, nous chercherons à voir comment le narrateur insère ses

évaluations dans le texte en jouant sur le regard, la parole, le travail et l'éthique du

personnage. En effet, pour l’auteur, deux aspects principaux du personnage permettent de

constituer les systèmes normatifs-évaluatifs : être et faire. Ces deux aspects se manifestent

par le regard (compétence du « regardeur », son regard, l'objet regardé), le langage

(compétence langagière, la manière de parler), le travail (compétence pratique), et l’éthique

(compétence éthique) des personnages. Ces quatre personnages types (bavard, «regardeur»,

travailleur, acteur social) peuvent se relayer, se surdéterminer ou se neutraliser l’un l’autre.

En développant la fonction de régie, le chapitre quatre s'intéressera à la mise en

abyme, expression qui désigne le retour de l’œuvre sur elle-même. Nous considérerons que

Gn 38 représente la mise en abyme de toute l'histoire de Joseph. Autrement dit, Gn 38 est

un résumé de l’ensemble du cycle de Joseph. Partant de la théorie élaborée par Dällebach,

en un premier temps, nous dégagerons les trois visions (prospective, rétrospective,

rétroprospective) et les trois types (réduplication simple, réduplication à l’infini et

réduplication aporistique) de la mise en abyme de Gn 38. En un deuxième temps, nous

examinerons, grâce au modèle greimassien sur le schéma actantiel, la structure interne de

l'histoire de Juda et de Tamar. Nous mettrons en évidence la mise en abyme antithétique,

situation d'opposant des protagonistes, à l'intérieur du récit de Gn 38. Nous mentionnerons

également la mise en abyme littérale, c'est-à-dire la disposition de l'espace littéral, de ce

récit.

En mettant en évidence la fonction testimoniale, le chapitre cinq s'attachera au

phénomène de la transtextualité selon la définition qu'en donne Genette, pour saisir le

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mouvement par lequel un texte réécrit un autre texte. L'objectif de notre étude sera

d'identifier dans les récits bibliques les cinq types de transtextualité distingués par Genette :

intertextualité proprement dite (présence effective d’un texte dans un autre par citation,

allusion ou plagiat), paratextualité (accompagnement d’un texte par un titre, un sous-titre,

une préface ou une postface), métatextualité (établissement d’un rapport critique avec un

autre texte en le commentant sans toutefois le nommer), hypertextualité (présence non

effective d'un texte dans un autre soit par transformation [parodie], soit par imitation

[pastiche]), architextualité (relation d'un texte avec un autre du même genre). Nous

chercherons également, à l'aide de Jouve, à déterminer les fonctions de ces renvois

transtextuels.

Tel est mon projet pour une lecture renouvelée du cycle de Joseph dans le livre de la

Genèse. En faisant cette lecture, je me concentrerai sur la thématique de la réconciliation.

En effet, venant d’un pays marqué longtemps par la guerre, puis la division, je suis très

sensible à la question de la réconciliation. Même si la réunification des deux parties du

pays, le Nord et le Sud du Vietnam, a été réalisée en 1975, l’unité du peuple est loin d’être

rétablie. Cette unité sera constituée de l’entente et du malentendu, de dits et de non-dits.

Toujours est-il qu'il reste encore un long chemin à parcourir. Pour engager un processus de

paix véritable, ce peuple a besoin d’une réflexion de fond sur la condition de possibilité de

la réconciliation : pour être réconcilié, faut-il réparer les fautes commises et comment le

faire? Comment peut-on revisiter le passé sans provoquer le sentiment de culpabilité ?

Qu'en est-il de la question du pardon, de la fraternité, de la vérité ? Doit-on construire un

récit commun dans lequel tous les concitoyens, venus de deux pays diamétralement

opposés au point de vue politique, se reconnaissent ?

Ces interrogations m'ont poussé à prendre le thème de réconciliation comme objectif

principal de ma recherche dans le domaine biblique. Pour le mémoire de maîtrise, présenté

à l'Université Laval, j'ai fait une lecture narrative d'Ézéchiel 37,15-28 en dégageant une

notion biblique de réunification et de réconciliation45. D'ailleurs, c'est le désir de travailler

45 A. Nguyen Chi, Lecture narrative d'Ézéchiel 37,15-28. Notion biblique de réunification, de réconciliation et

ses interpellations pour la situation actuelle au Vietnam, Mémoire de maîtrise, Faculté de théologie et de

sciences religieuses, Université Laval, Québec, 2010.

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davantage la notion de réconciliation qui m'a conduit à l'histoire de Joseph46. J'espère, au

terme du parcours, pouvoir montrer comment se fait la théologie de la réconciliation sur la

base de la méthode narrative.

46 L'histoire de Joseph est considérée comme modèle de réconciliation. Sur ce sujet, voir G. Fischer, « Die

Josefsgeschichte als Modell für Versöhnung », dans A. Wénin (dir.), Studies in the Book of Genesis.

Literature, Redaction and History (BETL 155), Leuven – Paris – Sterling VA, Peeters – University Press, 2001,

p. 243-271.

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CHAPITRE I : DIVERSES LECTURES DU RÉCIT

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INTRODUCTION

Avant de procéder à l'analyse de la voix narrative de notre récit, nous voulons

entreprendre un retour aux sources de la tradition exégétique. Nous chercherons ainsi à

revisiter les différentes approches de notre récit, afin de mieux le comprendre. Ces

différentes études qui en ont été faites nous permettront de répondre à ces questions :

comment le texte a-t-il été produit ? De quelles traditions le récit biblique provient-il ?

Comment l'auteur du texte qui nous parvient a-t-il interprété et repris ces traditions ?

L'ensemble de ces questionnements se situent dans une démarche diachronique.

L'analyse historico-critique a réparti le cycle de Joseph entre les sources yahviste et

élohiste :

1. le complot des fils d'Israël (J) ou de Jacob (E) contre Joseph, qui est défendu

par Juda (J) ou Ruben (E), et qui est vendu aux Ismaélites (J) ou enlevé par les

Madianites (E).

2. les débuts de Joseph en Égypte, esclave chez un Égyptien anonyme qui, sur

la dénonciation calomnieuse de sa femme, le fait mettre en prison (J), ou

esclave chez Putiphar, commandant des gardes, qui lui confie le soin des

prisonniers (E).

3. l'élévation de Joseph que le Pharaon établit sur toute l'Égypte (J), ou qu'il

nomme son maître du palais (E).

4. la première venue en Égypte des fils d'Israël (J) ou de Jacob (E), que Joseph

reconnaît, mais fait semblant d'accuser de venir explorer le pays (J), proprement

d'être des espions (E).

5. le retour en Canaan des frères qui trouvent dans leurs sacs, à une étape (J) ou

à l'arrivée (E), l'argent du blé qu'ils avaient acheté.

6. le second voyage en Égypte et la scène de reconnaissance entre Joseph et ses

frères, qui sont invités, par le Pharaon (J) ou par Joseph (E), à venir s'installer

en Égypte avec leur père.

7. la bénédiction d'Éphraïm et de Manassé par Jacob mourant (JE).

8. les funérailles de Jacob (JE)47.

Sans être exhaustive, cette liste indique déjà le caractère complexe et aléatoire de la

«théorie documentaire». Aux dires de certains, il s'agit ici d'un « des cas majeurs dans le

47 R. de Vaux, Histoire ancienne d'Israël. Des origines à l'installation en Canaan, Paris, Gabalda, 1971, p. 278-

279.

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Pentateuque où une critique purement "documentaire" se solde par un échec48 ». Face à ces

difficultés insurmontables, de Vaux considère que l'histoire de Joseph

n'est pas la combinaison pièce à pièce de deux « documents », elle est l'œuvre

d'un seul auteur, travaillant sur des traditions antérieures. On retrouve son

génie, son sens psychologique, son goût de la couleur locale et de l'exotisme,

ses préoccupations de sagesse et son intention religieuse dans les textes qu'on

attribue à E aussi bien que dans ceux que l'on attribue à J. L'effort méritoire qui

a été tenté récemment pour dégager d'un découpage du texte une « théologie »

yahviste et une « théologie » élohiste ne pouvait aboutir qu'à des résultats

arbitraires49.

Mettant en cause la présence simultanée de deux documents J et E dans Gn 37-50,

D.B. Redford considère que l'histoire de Joseph est le résultat de deux versions successives.

Il s'agit de la version « de Ruben » – version originale – et de la version « de Juda » –

expansion de la version originale et totalement dépendante d'elle50. Au sujet de la vente de

Joseph, Redford montre l'existence des deux versions51. Voici la première version dite « de

Ruben » : les frères décident de faire mourir Joseph (Gn 37,18), mais Ruben réussit à les

convaincre de jeter leur frère dans la citerne (v. 22). Pendant que les frères s'éloignent de la

citerne, les Madianites hissent Joseph hors de ce lieu et le descendent en Égypte (v. 28a et

c). Ruben y retourne pour sauver son frère, mais il ne l'y trouve pas (v. 29-30). Quant à la

seconde version, Juda joue le rôle de leader : les frères jettent Joseph dans la citerne et

s'assoient pour manger. Lorsque les Ismaélites apparaissent (v. 25), Juda propose aux frères

de vendre Joseph à ces marchands (v. 26-27) et les frères s'associent à lui. Dans ces deux

versions, la citerne occupe une fonction tout à fait différente. En effet, dans la version « de

Ruben », la citerne est un lieu de sauvetage puisqu'au lieu de tuer Joseph, les frères le

jettent dans ce lieu qui ne contient pas d'eau. Par contre, dans la version « de Juda », la

citerne joue le rôle de confinement temporaire : les frères y jettent Joseph pendant qu'ils

discutent de ce qu'ils vont faire de lui. Redford estime également que dans la version « de

Ruben », la période de vente a lieu dans le désert (v. 22), dans le circuit d'activité des

Madianites (v. 28), pas très loin de la maison pour que les frères puissent y retourner de là

48 Constat fait par de Vaux à la suite de R.N. Whybray, « The Joseph Story and Pentateuchal Criticism », VT

18 (1968), p. 522-528. Cf. de Vaux, Ibid., p. 279-280. 49 de Vaux, Ibid., p. 280. 50 D.B. Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph (Gn 37-50) (SVT 20), Leiden, Brill, 1970, p. 253. 51 Ibid., p. 139-141.

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où ils gardent des troupeaux sans passer beaucoup de temps sur la route (v. 32). Alors que

dans la « version de Juda », cette période se tient près de Dotân, destination de Joseph

lorsqu'il part de Hébron, via Sichem. Cette place doit être bien située pour apercevoir les

Ismaélites arrivant de Galaad52 (v. 25).

C'est dans cette perspective que Redford a repéré plusieurs événements qui sont

racontés selon une double version : les circonstances d'emprisonnement de Joseph (comme

prisonnier à la suite de la fausse accusation de la femme de Potiphar ou comme travailleur

sous les ordres du chef de garde) ; le test de Joseph pour vérifier les paroles des frères (tous

sont retenus en prison et l'un d'eux retourne pour chercher Benjamin [42,15-16] ou l'un

d'eux est maintenu en prison et les autres reviennent au pays pour ramener le frère cadet53

[42,19-20]) ; la découverte de l'argent caché dans le sac (sur le chemin de retour, par un

frère anonyme et à la maison, par tous les frères en présence de leur père) ; la manière par

laquelle Joseph prend des nouvelles de son père (version-Ruben : les frères qui informent

eux-mêmes le gouverneur égyptien [42,11.13] ou version-Juda : les frères répondent à la

question posée par Joseph [43,7 ; 44,19]) ; la manière par laquelle Pharaon apprend que les

frères de Joseph sont venus en Égypte (par la rumeur [45,16] ou par Joseph lui-même

[47,1]) ; la préparation pour le transfert de la famille de Jacob en Égypte (commandée par

Pharaon [45,19] ou par Joseph [45,27]) ; l'objectif de l'arrivée de la famille de Jacob en

Égypte (éviter la famine [45,11.18] ou immigrer avec l'intention de s'y installer [47,1-11]) ;

la demande de Jacob concernant son enterrement (auprès de Joseph [47,30] ou auprès de

Pharaon [50,5]) ; le moment où Joseph pardonne à ses frères (durant la révélation d'identité

[45,5] ou après la mort de Jacob [50,15-21]). Par ces démonstrations, Redford prouve que

l'histoire de Joseph ne connaît pas les documents J et E. Face à une telle affirmation, « les

tenants de l'hypothèse documentaire objecteront à l'auteur que les versions "de Ruben" et

"de Juda" ne se distinguent pas fondamentalement des sources yahviste et élohiste54 ».

Sans entrer dans ce tourbillon d'hypothèses et contre-hypothèses, nous dégagerons,

dans les pages qui suivent, quelques lectures qui nous permettront de comprendre

52 Ibid., p. 143. 53 Le choix de Siméon comme otage suggère que cette sentence appartient à la version « de Ruben »

puisque Siméon est le deuxième fils de Jacob après Ruben. Cf. Redford, Ibid., p. 150. 54 R. Martin-Achard, « Problèmes soulevés par l'étude de l'histoire biblique de Joseph (Genèse 37-50) »,

RTPhil 104 (1972), p. 98. Martin-Achard salue le mérite de Redford « d'avoir rouvert un débat qui semblait

clos » bien qu'aucun de ses arguments ne soit décisif, p. 98.

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davantage la richesse de l'histoire de Joseph dans sa diversité d'approches : typologique,

mythologique, légendaire, historique, sapientielle et contextuelle55. Nous commençons par

la lecture typologique proposée par les Pères de la période patristique.

1.1 LECTURE TYPOLOGIQUE

De la fin du Ier siècle au Ve siècle, plusieurs commentateurs développent une lecture

typologique de l'histoire de Joseph. Ces exégètes patristiques proposent une lecture « selon

laquelle un personnage ou une réalité de l'A.T. sont perçus, non seulement comme un

modèle ou un exemple à suivre, mais comme le "type" – autrement dit, l'image ou la figure

– d'une autre réalité, le plus souvent de caractère messianique, qui appartient à l'histoire du

N.T.56 ». Dans cette perspective, Joseph est considéré comme une préfiguration du Christ

de la Nouvelle Alliance. Martine Dulaey a établi plusieurs correspondances prophétiques

entre la vie du patriarche et celle de Jésus selon la lecture typologique des Pères57.

Concernant la vente de Joseph, Méliton de Sardes et Hippolyte y voient comme une

préfiguration du Christ, lui aussi vendu et trahi par les siens. Tertullien constate le parallèle

suscité par le jeu de l'homonymie entre Juda qui propose à ses frères de vendre Joseph aux

Ismaélites et Judas qui livre Jésus aux Juifs. Ambroise et Chromace développent le thème

de la trahison des siens comme le motif du salut de tous : « Joseph fut rejeté par ses frères

et fut acheté par des Ismaélites ; ainsi, notre Seigneur et sauveur fut-il rejeté par les Juifs et

acheté par les Gentils58 ». Augustin donne une pareille interprétation : « Le Christ a été mis

à mort par les Juifs et livré aux Nations, comme Joseph l'a été aux Égyptiens par ses frères,

à cette fin que le "reste" d'Israël soit sauvé », « ce Joseph spirituel a été vendu par ses frères

55 Ces lectures sont essentiellement proposées par Lack, Letture strutturaliste, p. 78-85. Un résumé de cette

proposition se trouve dans A. Wénin, L'histoire de Joseph (Genèse 37-50). Quelques clefs pour lire le récit (CE

130), Paris, Cerf, 2004, p. 16. 56 J.-N. Guinot, « La typologie comme technique herméneutique », CBP 2, Strasbourg, 1989, p. 2. 57 M. Dulaey, « Joseph le patriarche, figure du Christ », CBP 2, p. 83-105. Nous reprenons ici les grandes

lignes d'une étude systématique et détaillée faite par l'auteure. Afin de ne pas alourdir les notes

infrapaginales, nous renverrons les références des autres auteurs à l'article de Dulaey. On peut consulter

également une très bonne étude sur ce sujet faite par A.W. Argyle, « Joseph the Patriarch in Patristic

Teaching », ET 67 (1956), p. 199-201. 58 Chromace , ser. 24,4, cité par Dulaey, « Joseph le patriarche », p. 86.

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après avoir été transféré de sa patrie chez les Gentils comme dans la terre d'Égypte » ; du

crime des frères, Dieu tire un bien59.

La trahison de Joseph par ses frères préfigure la Passion du Christ. Loin de la

présence paternelle dont l'amour devient un élément protecteur, Joseph est dépouillé de sa

tunique précieuse. Ce vêtement est trempé dans le sang d'un bouc pour annoncer la mort du

fils préféré. Comme Joseph, Jésus-Christ, agneau de Dieu, avant d'être mis à mort, est

dépouillé de sa tunique.

Hippolyte et Ambroise considèrent que l'envoi de Joseph vers ses frères préfigure

l'incarnation. En obéissant à la parole du père, Joseph est parti dans le désert pour assurer la

paix de ses frères et des troupeaux. Jacob, qui confie à Joseph la charge du Pasteur des

pasteurs, représente la figure de Dieu qui envoie son fils bien-aimé dans le monde pour

trouver les brebis perdues de la maison d'Israël. Alors que « Joseph ne trouve pas ses frères,

Jésus peine à chercher les hommes, car dans leur péché, ils se sont éloignés de la face de

Dieu60 ». Pour Ambroise, Isidore et Cyrille d'Alexandrie, le fait que Jacob préfère Joseph à

tous ses fils, parce qu'il est le fils de sa vieillesse, exprime bien l'idée selon laquelle

l'Incarnation a eu lieu aux derniers temps du monde.

En offrant à Joseph une tunique précieuse, Jacob manifeste son amour envers son fils

préféré. Cette tunique préfigure la condition divine de Jésus.

Selon une exégèse origénienne que reprend également Jérôme, Ambroise voit

dans la tunique bariolée de Joseph le symbole des diverses vertus du Christ.

Pour Cyrille d'Alexandrie, suivi par Procope de Gaza, elle évoque la gloire

divine, qui éclate dans les signes opérés par le Fils de l'homme. Une autre

interprétation, plus ancienne, fait du vêtement multicolore la figure du Corps

du Christ, de l'Église dans laquelle se côtoient les nations les plus variées, et où

se déploie toute la gamme des dons de l'Esprit61.

Selon Ambroise, le dépouillement du vêtement paternel chez Joseph renvoie à la

kénose du Christ qui, selon les mêmes mots de l'hymne aux Philippiens, se vide de sa forme

divine.

Une fois dépouillé de sa tunique, Joseph est jeté dans une citerne qui ne contient pas

d'eau. Selon Cyrille d'Alexandrie, cette citerne vide désigne « le gouffre profond et

59 Augustin, quaest. Gen. 148, Ps. 61,5 ; 104,12 ; 80,8, cité par Dulaey, Ibid., p. 86-87. 60 Dulaey, Ibid., p. 88. 61 Dulaey, Ibid., p. 89.

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ténébreux de la mort62 ». Elle symbolise la mort de Jésus. Ainsi, lorsque Joseph est remonté

vivant de cette fosse ténébreuse, il préfigure la résurrection du Christ d'entre les morts. Pour

Jean Chrysostome et Procope de Gaza, la citerne vide entretient une relation de similitude

avec le tombeau neuf dans lequel Jésus est enseveli.

Pour Ambroise, la bête sauvage dont le sang imprègne la tunique de Joseph

symbolise les Juifs qui mettent Jésus à mort. Cette image correspond à la comparaison que

Jésus fait lors qu'il envoie les disciples en mission : je vous envoie comme des brebis parmi

les loups. En regardant le vêtement ensanglanté de son fils préféré, Jacob pense que Joseph

est dévoré par une bête. Jacob croit que son fils est mort alors qu'il est vivant en Égypte.

Jacob préfigure donc ceux qui ne croient pas à la résurrection.

Le séjour de Joseph en Égypte est souvent interprété en lien avec le passage de Jésus

dans le monde. Faussement accusé à cause de sa chasteté, Joseph préfigure le Christ qui est

lui-aussi le juste persécuté. Si Joseph souffre à cause de la calomnie de la femme de son

maître, Jésus est maltraité par la Synagogue qui est le symbole des Juifs qui ne

reconnaissent pas en lui la qualité de Messie. Selon une interprétation encore, la Synagogue

est assimilée à la femme adultère. Grégoire d'Elvire explique sur quoi cette comparaison

s'appuie : au lieu d'être fidèle à Dieu en le considérant toujours comme mari, la Synagogue

cherche sa joie dans les autres dieux en remplaçant la Loi divine par ses propres règles. Ce

faisant, elle commet l'adultère envers Dieu qui, lui, demeure à jamais dans la fidélité.

La comparaison de la Synagogue avec la femme adultère se poursuit par le geste de

saisir le vêtement. Prenant la fuite précipitamment, Joseph laisse dans la main de la femme

de Potiphar son habit, symbole de son corps. Aux dires d'Ambroise, il s'agit ici d'une

première image de la mort et de la résurrection du Christ : « Le vêtement de son corps ayant

été saisi pour ainsi dire par la main adultère de la Synagogue, il se dépouilla de la chair et

monta libéré de la mort ; la courtisane le calomnia, faute d'avoir pu retenir celui que la

prison n'effraya pas et que les Enfers ne retinrent pas63 ». Quant à Astérios le Sophiste, il

établit un parallèle entre la femme de Potiphar et la mort ou le tombeau qui conserve les

linges de l'ensevelissement. Procope de Gaza continue cette comparaison en rapprochant

l'habit de Joseph des bandelettes et du suaire de Jésus abandonnés dans le tombeau.

62 Cyrille d'Alexandrie, in Gen. 6,5, cité par Dulaey, Ibid., p. 90. 63 Ambroise, Ios. 6,31, cité par Dulaey, Ibid., p. 96.

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La prison dans laquelle Joseph est retenu évoque la descente de Jésus aux Enfers :

«Joseph a souffert la peine de la prison et le Seigneur la mort. L'un fut mis en prison, l'autre

est descendu aux Enfers64 ». Quant au pouvoir remis à Joseph sur les autres détenus, il

signifie, selon la pensée de Procope de Gaza, le pouvoir absolu que le Père a confié au

Christ. L'interprétation des songes que Joseph a donnée à deux officiers royaux est

comparée à l'explication de Jésus à propos des passages obscurs de l'Écriture. L'échanson et

le panetier qui se trouvent dans la prison avec Joseph représentent les chrétiens et les Juifs.

Comme l'échanson qui est sauvé de la mort après trois jours selon l'interprétation de

Joseph, les chrétiens sont libérés de l'Enfer grâce à leur foi en la résurrection. À l'instar du

panetier qui est attaché au gibet, les Juifs sont condamnés à la mort par le manque de foi

dans la croix du Christ. Par ailleurs, ces deux fonctionnaires de Pharaon sont considérés

comme les deux larrons qui sont crucifiés avec Jésus, l'un est bon et l'autre est mauvais. La

sortie de prison de Joseph est considérée comme la remontée des Enfers et désigne la

Résurrection du Christ : « Que Joseph soit sorti de prison signifie que le Seigneur remonte

du sépulcre65 ».

Une fois sorti de la prison, Joseph accède au pouvoir royal sur l'Égypte. Cette

ascension est comparée à la puissance du Christ ressuscité. Selon Hippolyte, "le second

trône" du royaume que Joseph reçoit de Pharaon est explicitement lié à la seconde personne

de la Trinité. Pour Astérios le Sophiste, le char royal sur lequel Joseph s'assoit est considéré

comme le char de Dieu, c'est-à-dire les Chérubins. Chez Grégoire d'Elvire, cette marque

d'honneur est le symbole de l'Ascension du Christ : « Il s'est relevé du cachot des Enfers, il

est monté sur le char du Royaume céleste dont David dit : "Le char de Dieu est

myriades66"».

Selon Ambroise, l'anneau royal que Joseph reçoit de la main de Pharaon signifie le

sceau de la foi dont le Christ marque les croyants. Les habits de lin fin de Joseph

représentent la Sagesse, un titre particulier que le Père a accordé au Christ. Le collier d'or

est la marque de l'intelligence tandis que la femme étrangère que Joseph reçoit pour épouse

désigne l'Église. Pour Grégoire d'Elvire, la robe royale de Joseph est la préfiguration de

l'immortalité de la chair du Christ que le Père lui accorde à la Résurrection. Quant au

64 Chromace, ser. 24,5, cité par Dulaey, Ibid., p. 97. 65 Chrysostome latin, ser. 24, cité par Dulaey, Ibid., p. 98. 66 Grégoire II., tract. 5,28, cité par Dulaey, Ibid., p. 100.

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nouveau nom de Joseph, l'évêque d'Elvire le rapproche du « nom qui est au-dessus de tout

nom » donné au Christ par le Père selon l'épître aux Philippiens. Comme Augustin,

Grégoire d'Elvire considère que le nouveau nom égyptien de Joseph signifie « le sauveur du

monde ». Le héraut que Pharaon envoie courir devant le char de Joseph représente les

précurseurs du Christ : le premier en la personne de Jean le Baptiste lors de son Incarnation

et le deuxième revenant sous la figure d'Élie au moment de la Parousie.

Pour Hippolyte, suivi par Augustin, Joseph est le dispensateur de la nourriture à la

manière du Christ. En effet, si le premier a nourri le peuple avec du blé durant la famine, le

deuxième le comble dans sa faim spirituelle par le pain de la parole. Origène remarque que

Joseph est établi comme vizir de Pharaon à l'âge de trente ans, alors que Jésus commence

son ministère d'enseignement au même âge. À la suite de cette idée d'Origène, Césaire

d'Arles écrit : « Joseph descend en Égypte et le Christ dans le monde ; Joseph sauve

l'Égypte de la pénurie de froment, et le Christ libère le monde de la faim de la parole de

Dieu ; si en effet Joseph n'avait été vendu par ses frères, l'Égypte défaillait ; c'est vrai,

frères, si les Juifs n'avaient crucifié le Christ, le monde périssait67 ».

Selon l'évêque d'Elvire, les sept ans de prospérité durant lesquels Joseph ouvre les

greniers pour récolter les vivres représentent les sept dons de l'Esprit préservés dans les

greniers que sont les saints. Quant aux sept années de famine, elles préfigurent l'Antéchrist,

marqué par les sept péchés capitaux. Pour sa part, Tyconius considère qu'il ne faut pas

séparer ces deux périodes. Elles doivent en effet exister ensemble dans le temps de l'Église

durant lequel les croyants sont nourris d'une abondance spirituelle et les autres subissent

une terrible famine.

L'image de Joseph qui distribue les vivres aux Égyptiens et aux peuples avoisinants

renvoie à celle du Christ qui est le dispensateur de la parole au monde entier. Il est à

remarquer que les Pères ne prennent pas les frères de Joseph comme renvoyant aux Juifs.

Chez Origène et chez Grégoire d'Elvire, c'est Jacob qui représente le peuple juif. Quant aux

frères de Joseph, ils préfigurent les « frères » de Jésus, ceux qui sont devenus fils de Dieu

grâce au baptême.

67 Césaire d'Arles, ser. 89,2, cité par Dulaey, Ibid., p. 102-103.

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Selon Origène, suivi par Ambroise, le banquet que Joseph offre à ses frères durant

leur séjour égyptien est comparé au repas eucharistique que le Verbe divin inaugure pour

nourrir toutes les âmes d'une « sobre ivresse ». Pour l'évêque d'Elvire, la terre sur laquelle

Joseph a installé son père, ses frères et leurs familles préfigure le Royaume de Dieu. Quant

à Hippolyte, il voit dans le geste de prosternement des frères devant Joseph l'adoration du

peuple devant le Christ.

La lecture typologique met donc en évidence Joseph comme Christus figuratus.

Plusieurs événements racontés dans le cycle de Joseph tissent une relation de similitude

avec la vie de Jésus parmi les siens. Ainsi, « en regardant Joseph, c'est la vie du Christ

qu'on aperçoit68 ». Cette lecture typologique ouvre un nouvel horizon dans la

compréhension de l'histoire de Joseph. Il faut cependant être très prudent à l'égard de

certaines interprétations, marquées par une mentalité d'antijudaïsme.

1.2 LECTURE MYTHOLOGIQUE

W.F. Albright69 fait une lecture mythologique selon laquelle Joseph joue le rôle du

dieu mythique, Tammuz-Osiris, qui après être descendu aux enfers en remonte, permettant

la fécondité de la terre. Comme ces dieux, Joseph a distribué le blé au peuple égyptien et

aux autres nations durant une grande famine. Ce rôle de distributeur des vivres n'est

accordé qu'à Joseph, après quelques années de souffrance, lorsqu'il est trahi par ses frères,

puis retenu comme esclave et comme prisonnier sur une terre étrangère70.

Selon Albright71, l'histoire de Joseph a été considérée comme une combinaison de

deux cycles mythiques séparés : le premier regroupé autour du sanctuaire du dieu

palestinien de la fécondité, tandis que le deuxième provient d'une source égyptienne

similaire, préservée dans les mythes d'Osiris et de Bata. Joseph y est présenté comme le

68 A. da Silva, Joseph face à ses frères. Un appel à mieux dialoguer aujourd'hui (Parole d'actualité 3),

Montréal, Médiaspaul, 1996, p. 73. 69 W.F. Albright, « Historical and Mythical Elements in the Story of Joseph », JBL 37 (1918), 111-143. 70 Voir, G.R.H. Wright, « Joseph's Grave under the Tree by the Omphalos at Shechem », VT 22 (1972), p. 482. 71 Albright, « Historical and Mythical Elements », p. 115.

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dieu de la fécondité aussi bien dans le monde animal que dans le monde végétal, à la

manière de Tammuz72.

En ce qui concerne les éléments palestiniens du culte et du mythe de Joseph, Albright

estime que Joseph est adoré à Sichem comme le dieu de la fécondité et plus tard comme

l'ancêtre éponyme des tribus d'Éphraïm et de Manassé73. C'est dans les environs de Sichem

que Joseph, trahi par ses frères, est jeté dans le puits. Il y est également enterré sur un

terrain acheté ou acquis par Jacob de la main des Cananéens ou des Amorites74.

À l'instar de Tammuz et de Bata dans les mythes égyptiens, Joseph dont le nom

signifie « Lui qui fait grandir (les troupeaux) » pratique le métier de berger. Comme Attis,

Kombabos et probablement Tammuz, Joseph porte une tunique couvrant jusqu'à la cheville

et jusqu'au poignet. Cette tunique à longues manches peut refléter une coutume selon

laquelle tous les dieux asiatiques de la fécondité ont à leur service des eunuques-prêtres qui

leur sont attachés et portent, tous, des vêtements de femme. Il est à noter que le père de

Joseph lui donne la tunique comme la marque d'une faveur spéciale permettant de le garder

auprès de lui à la maison. Or le principe d'être gardé à côté du père dans la maison

s'applique habituellement aux filles. On trouve un autre exemple de vêtement de femme

donné à un homme dans la légende de Kombabos. Une femme tombe amoureuse de

Kombabos, dont la beauté ne laisse personne indifférent. Apprenant que cet homme beau et

désirable est eunuque, la femme, au comble de la déception, se suicide. En vue d'éviter la

répétition d'une telle tragédie, Kombabos décide de porter des vêtements de femme.

Les deux tribus issues de Joseph et leurs voisins du Sud sont considérés comme les

descendants de Jacob et de la brebis Rachel. Joseph lui-même s'est vu comme « le fils de la

brebis ». Cet élément trouve certaines analogies dans les mythes asiatiques. En effet, dans

les représentations mythiques liées à cette culture, plusieurs dieux ou héros de fécondité

sont nés de mères animales. Gira-Sakan, par exemple, est le fils de Samas et d'une gazelle.

72 May reconstruit l'histoire de Joseph par trois étapes : (1) les mythes des dieux de fécondité ; (2)

l'adaptation de ces mythes en fonction du conflit entre la tribu de Joseph et les autres tribus ; (3) la prise en

compte du séjour des fils d'Israël en Égypte. H.G. May, « The Evolution of the Joseph Story », AJSLL 47

(1931), p. 83-93. 73 On peut consulter G.R.H. Wright, « The Mythology of Pre-Israelite Shechem », VT 20 (1970), p. 75-82. 74 Il est à noter que la tombe de Joseph à Sichem s'abrite sous l'ombre d'un arbre, symbole de la vie et de la

fécondité. Voir Wright, « Joseph's Grave under the Tree », particulièrement p. 485-486.

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Selon une autre tradition, Priapus (Lydian) est le descendant d'Hermès et d'une ânesse.

Quant à Tammuz et à sa mère-sœur-femme Gestinanna, ils sont symbolisés par un jeune

bélier et une brebis. En Deutéronome 33,17, Joseph est comparé à un taureau. Cette

comparaison renvoie clairement à l'histoire des deux frères dans un conte égyptien75. Après

que le pin-parasol soit abattu, Bata meurt puisque son cœur est placé au sommet de la fleur

de cet arbre. Son frère aîné Anoup est à la recherche du cœur de son frère cadet pendant

trois ans. Le deuxième jour de la quatrième année, Anoup trouve une graine qui n'est autre

que le cœur de son frère. Ayant bu un bol d'eau fraîche dans lequel se trouve son cœur,

Bata se transforme en un taureau aux splendides couleurs.

Concernant les songes de Joseph, les gerbes de blé rappellent le songe de la graine-

déesse, alors que le soleil, la lune et les onze étoiles sont à lire à la lumière de l'exaltation

de l'étoile, représentant ici Joseph. L'interprétation de ce deuxième songe varie selon les

auteurs. Winckler fait de Joseph le soleil tandis que Jeremias voit en lui l'incarnation de

tout zodiaque76. Puisque le nombre précis des étoiles n'est pas rapporté dans les mythes et

que le premier songe insiste sur le fait que les autres gerbes se prosternent devant la gerbe

de Joseph, Albright pense qu'il est raisonnable de supposer que le soleil, la lune et les

étoiles s'inclinent devant l'étoile de Joseph, c'est-à-dire un des fils de Jacob. Cette étoile ne

peut qu'être la planète Jupiter car la planète Vénus est toujours mentionnée sous une figure

féminine. De plus, sous le ciel oriental, Jupiter est tellement brillant qu'il projette souvent

une ombre visible. Quoi qu'il en soit, le deuxième songe reflète un mythe astral qui décrit

l'exaltation du berger céleste porté au zénith. Une épopée sumérienne raconte que Vénus

monte au sommet de tous les pouvoirs, au point de supplanter son consort Anu et que le

soleil, la lune et les étoiles sont placés dans sa main. L'hommage que les dieux rendent à

Vénus est semblable à celui des frères envers Joseph.

Comme les autres dieux de fertilité, Joseph est appelé à la mort. Ces dieux en effet,

sont tués par un sanglier (Tammuz, Adonis, Attis) ou sont transformés en arbre toujours

vert après s'être émasculés eux-mêmes (Bata, Attis). Albright suppose que dans le récit

75 Il s'agit ici de la deuxième partie du Conte des deux frères. Cf. G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de

l'époque pharaonique, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1949, p. 149-158. Nous reviendrons sur la première

partie de ce conte. 76 Albright,« Historical and Mythical Elements », p. 118.

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originel Joseph est tué par une bête sauvage à cause de la tromperie de ses frères. Cela

correspond parfaitement à l'histoire d'Arès, qui complote de tuer Adonis à l'aide d'un

sanglier. Une fois mort, Joseph est descendu dans un puits et de là il remonte

triomphalement avec la verdure printanière. Une analogie s'établit ici entre Joseph et Bata :

comme Bata ressuscite au moment où son cœur entre en contact avec l'eau, Joseph, après

s'être immergé dans l'eau du puits, reprend vie. Ces deux héros traversent la mort et

revivent grâce au passage de l'eau. Ils sont donc comparables à des arbres qui vivent

alimentés par l'eau.

La destinée de Joseph a quelque chose en commun avec celle de Bata, si l'on

considère leur place au sein du palais royal. Par peur de la vengeance de son ex-époux

qu'elle a trahi à plusieurs reprises, la favorite de Pharaon lui demande de couper les deux

perséas qui sont une métamorphose de Bata. Tandis que les ouvriers coupent ces deux

arbres, un éclat s'envole et entre dans la bouche de la favorite, qui apparaît

miraculeusement parmi eux. À l'instant même elle devient enceinte et met au monde un fils,

qui n'est autre que son mari. Après avoir vengé son ancienne épouse, Bata accède au trône

royal et règne sur l'Égypte durant trente ans. Quant à Joseph, après avoir connu la trahison

de la part de ses frères et de l'épouse de son maître, il accède à un poste très important en

Égypte, ce qui lui permet de préserver la vie des Égyptiens et celle des autres peuples

durant la famine.

Albright considère que la forme originelle de l'histoire de Joseph a été modifiée par

l'introduction d'éléments mythiques égyptiens77. À l'instar de Bata qui, se transformant en

taureau, quitte le Val du Pin-parasol pour rejoindre le pays de Pharaon, Joseph aurait pu

mourir dans son pays et venir en Égypte en tant que réincarnation de sa propre personne.

En vue d'harmoniser le récit primitif avec les éléments mythiques égyptiens, l'auteur a

transformé la mort du héros en une vente tourmentée, le puits en une citerne vide.

Les recherches d'Albright ont montré que l'histoire de Joseph est tout entière baignée

dans l'univers mythique de la terre palestinienne et de la vallée du Nil. Nous verrons

maintenant comment les contes populaires ont été historicisés dans un long processus de

77 Pour sa part, Hermann Gunkel estime que l'histoire de Joseph contient plusieurs éléments mythiques

égyptiens et qu'elle est originellement racontée en Égypte par un sage égyptien. Voir H. Gunkel, Genesis /

trad. par M.E. Biddle, Macon GA, Mercer University Press, 1997 (allemand 1977), p. 385-386.

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formation et de transformation avant de devenir un roman historique. C'est la lecture

légendaire proposée par Robert Michaud qui attire notre attention78.

1.3 LECTURE LÉGENDAIRE

Utilisant la méthode de l'histoire des traditions, Michaud cherche à dégager les

différentes étapes de composition et de transformation de l'histoire de Joseph :

Au point de départ, dit-il, il y eut un conte anonyme, le conte des cinq frères.

Après l'arrivée en Palestine centrale des groupes de « l'exode-fuite », le conte

des frères a été historicisé pour devenir la légende (Sage) de Joseph. Au Xe

siècle, l'écrivain yahviste a réuni la légende de Joseph à un conte étiologique

égyptien. Les nombreuses additions qui ont suivi la fusion des deux récits ont

donné à l'ensemble littéraire ainsi constitué les caractéristiques et les

dimensions d'un vrai roman historique. Au VIIIe, l'écrivain élohiste, plus au

courant que le Yahviste des traditions du royaume du Nord, a retravaillé l'écrit

yahviste. On peut même affirmer qu'il l'a utilisé de manière à donner une

nouvelle vigueur à la vénération que la « maison de Joseph » vouait à son

ancêtre79.

Michaud considère que le conte initial peut s'intituler « le conte des frères ». Voici les

traits essentiels de ce conte populaire que l'auteur a constitué :

78 Par légende, l'auteur entend « un récit dont le fond historique s'est enrichi au cours du temps d'éléments

plus ou moins mythiques et imaginaires ». R. Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite (Lire la Bible 45),

Paris, Cerf, 1976, p. 79. Cette remarque se situe dans la pensée de Gibert pour qui « la légende n'exclut pas

l'historique ; mais celui-ci s'y combine avec des éléments moins véridiques. Si nous acceptons d'aller plus

loin, la légende nous permet de saisir autre chose que l'histoire : ce qu'un peuple dans sa longue histoire,

dans sa vie quotidienne comme dans sa pensée religieuse et profane a véhiculé et qu'aujourd'hui encore, à

travers elle, il veut nous dire ». P. Gibert, Mythes et légendes dans la Bible (Croire aujourd'hui 15), Paris,

Sénevé, 1972, p. 20-21. Pour Gunkel qui a fait une étude détaillée sur les légendes de la Bible, la « légende

et histoire vont ensemble. Car le narrateur de légendes croit, lui aussi, en ce récit ». Cf. P. Gibert, Une

théorie de la légende. Hermann Gunkel et les légendes de la Bible, Paris, Flammarion, 1979, p. 198. Sur la

difficulté de traduire les mots allemands Sage et Legende en français, voir P. Gibert, « Légende ou Saga », VT

24 (1974), p. 411-420. 79 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 134. O. Kaiser (« Stammesgeschichtliche Hintergründe der

Josephsgeschichte. Erwägungen zur Vor-und Frühgeschichte Israels », VT 10 [1960], p. 1-15) passe en revue

diverses interprétations sur l'origine de la « maison de Joseph » en essayant de démêler ce qui est historique

et ce qui est idéologique. L'auteur part de l'hypothèse d'une double origine possible : l'une présentée par

Rowley pour qui la maison de Joseph proviendrait d'un groupe d'Israélites implantés dans le Sud de la

Palestine, et qui avait des relations de voisinage avec l'Égypte ; l'autre défendue par Noth qui part de la

situation historique des tribus du Nord, souvent en conflit avec les premiers occupants. Kaiser parvient à la

conclusion en disant que si on veut s'en tenir aux données historiques disponibles, on peut se rallier au

jugement d'Eissfeldt : les « Josephites » présentent à l'état primaire les mêmes traits généalogiques que

ceux de l'histoire. Exprimé sommairement, Joseph est allé en Égypte.

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Il était une fois des frères qui s'aimaient beaucoup. Leur plus grand bonheur

consistait à garder les brebis de leurs parents dans les champs [...]. Une nuit, le

plus jeune des frères eut un songe étrange mais tellement merveilleux qu'il ne

put s'empêcher de le raconter à toute la famille. Il avait vu le soleil, la lune et

les étoiles se prosterner devant lui comme devant le roi du ciel [...]. À partir de

ce jour, le plus jeune des frères fut méprisé par le reste de la famille. Par

jalousie, on alla même jusqu'à le vendre comme esclave dans un pays étranger.

Son maître était gardien de prison. Le jeune esclave avait donc l'occasion

d'écouter les prisonniers parler entre eux [...]. Il parvint à découvrir une

conspiration montée contre le roi régnant, à gagner la main de la fille du roi et,

après la mort de son beau-père, à monter sur le trône [...]. Une dure famine

obligeait les frères restés au pays natal à venir acheter de la nourriture dans le

royaume du roi, leur frère, et à lui rendre hommage sans le reconnaître. Mais,

lui, les reconnaissant aussitôt, les accusa d'être des espions et les fit jeter en

prison. Il autorisa cependant l'un d'eux à retourner dans son pays pour en

ramener ses parents. Une fois que ceux-ci, à leur tour, se furent prosternés

devant lui en signe d'hommage, le jeune roi, sa vengeance satisfaite, se fit

reconnaître à toute la famille dans une scène émouvante d'une grande beauté

[...]. Le roi retourna dans son palais. Quant à ses parents et ses frères, ils

revinrent dans leur petit coin de pays chargés de riches présents80.

Il est à remarquer que ce conte n'est pas d'origine israélite puisque le culte des astres

présente un danger pour cette religion, en particulier à l'époque assyrienne. Il appartient

plutôt à un peuple qui regarde les astres comme la personnification des dieux. Dans ce

conte, à aucun moment, le songe des gerbes n'est mentionné. Cela signifie que le passage

du semi-nomadisme au sédentarisme, passage qui marque un niveau plus avancé de la

civilisation81, n'est pas encore opéré.

À partir de ce conte primitif, Michaud cherche à montrer son évolution au long des

siècles. Selon l'auteur, ce conte a connu un changement considérable lorsque le héros du

récit est identifié à Joseph et que les frères du conte anonyme portent les noms de fils de

Jacob : Ruben, Siméon, Lévi et Juda. Cette transformation peut être datée, selon Michaud,

de l'époque des Juges, vers 1200 avant J.-C. Elle se produit en Palestine centrale, dans la

région de Sichem-Dotân, lieu d'où était parti le Joseph historique.

80 Michaud, Ibid., p. 85-86. 81 En ce sens, H. Gressmann, « Ursprung und Entwicklung der Joseph-Sage », FRLANT 19 (1923), p. 13-14.

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Michaud poursuit son argumentation en estimant qu'une fois devenu légende, le conte

des frères se transforme profondément par l'ajout de plusieurs éléments82. D'abord, la

transformation est marquée par l'entrée en scène de Benjamin83. Selon le conte, c'est le

dernier fils qui est le héros de l'histoire. Or Joseph est l'avant-dernier fils de Jacob. Il est

donc nécessaire que ce dernier fils, né de la même mère que Joseph, soit mentionné dans

cette histoire. De plus, du point de vue de l'histoire des tribus, Benjamin, avec Éphraïm et

Manassé, « était l'ancêtre de l'une des trois tribus de la Palestine centrale. Il en occupait la

partie méridionale comme l'indique son nom même qui signifie "fils du sud84" ».

Un autre élément de transformation du conte est la modification des circonstances de

l'emprisonnement des frères. Selon le conte, le roi laisse partir seulement l'un des frères

pour aller chercher les parents, tandis que les autres restent dans la maison de garde. Or

l'entrée en scène de Benjamin change considérablement le déroulement dramatique de

l'histoire. Il faut donc tenir compte de la présence de ce personnage dans la suite du récit.

C'est la raison pour laquelle le lecteur peut constater « une sorte de mise en liberté

progressive des frères de Joseph ; au verset 16 [du chapitre 42], ils sont tous condamnés à

rester emprisonnés, à l'exception d'un seul qui ira chez lui pour en ramener Benjamin ; au

verset 19, au contraire, ils repartent tous à la condition de revenir accompagnés de

Benjamin ; seul Siméon est laissé comme otage85 ».

Une autre transformation est également à signaler concernant le deuxième voyage des

frères. Selon le conte, les fils de Jacob effectuent un seul voyage pour acheter des vivres

étant donné que le deuxième trajet a un autre objectif, à savoir ramener les parents au pays

dont le fils vendu autrefois est devenu roi. Ainsi, « le second voyage des fils de Jacob en

compagnie de Benjamin apparaît clairement comme une extension considérable de l'ancien

82 Pour sa part, H. Gunkel (« Die Komposition der Joseph-Geschichten », ZDMG 76 [1922], p. 69-70) distingue

les quatre niveaux de la formation de l'histoire de Joseph : 1) Écrit d'un seul jeune qui est bon, alors que les

autres sont tous mauvais, appartient à la préhistoire d'Israël ; 2) La répartition entre les douze tribus d'Israël

des membres du groupe remonte elle aussi aux temps primitifs ; 3) La grande composition artistique qui

désigne Benjamin comme le plus jeune de la fratrie ; 4) Enfin, un certain nombre d'indices permettent de

conclure que le récit Yahviste tout comme le récit Élohiste travaillaient sur un récit déjà élaboré. Consulter

également Gunkel, Genesis, p. 383-386. 83 Pour Gressmann (« Ursprung und Entwicklung der Joseph-Sage », p. 11-12), l'histoire de Benjamin est une

insertion tardive. 84 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 90. 85 Ibid., p. 91.

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conte des frères. Il se peut que le voyage de Benjamin ait été vu comme le pendant israélite

du voyage des parents du conte d'origine étrangère86 ».

Il est également à noter qu'initialement le voyage de Jacob en Égypte ne faisait pas

partie de l'histoire de Joseph. En effet, rappelle Michaud, selon les traditions les plus

anciennes du cycle de Jacob, le patriarche est mort en Canaan et non pas en Égypte. Fidèle

à cette tradition, l'Élohiste fait venir Joseph ainsi que ses deux fils d'Égypte en Canaan pour

les faire assister au dernier moment de la vie du patriarche. Par contre, le Yahviste situe la

mort de Jacob en Égypte et par la suite, il fait ramener sa dépouille mortelle au pays de ses

pères87.

Enfin, le récit de l'adoption et de la bénédiction d'Éphraïm et de Manassé constitue un

changement important par rapport au conte initial. Ce récit apparaît comme une légende

étiologique88 avec un double objectif : « expliquer pourquoi les nouvelles tribus joséphites,

Éphraïm et Manassé, devaient être considérées comme tribus israélites de plein droit » et

«expliquer pourquoi Éphraïm, bien que le plus jeune, a supplanté son frère aîné,

Manassé89». La primauté du frère cadet par rapport à son frère aîné dont il est question ici

rappelle sans doute, selon Michaud, l'ancien conte dans lequel le plus jeune de la famille

parvient à la royauté90.

Jusqu'ici, l'auteur a montré comment un conte populaire a été historicisé lorsqu'on

donne les noms des fils de Jacob aux personnages anonymes du récit originaire. De cette

86 Ibid., p. 93. C'est l'auteur qui souligne. Voir aussi Gunkel, Genesis, p. 422. 87 Gressmann (« Ursprung und Entwicklung der Joseph-Sage », p. 5 et suiv.) considère qu'un des motifs du

récit de la mort de Jacob est l'accomplissement de son vœu au sujet de sa sépulture. Ce motif n'est pas

décisif, sinon qu'il a valeur étiologique : il justifierait la présence de sa tombe en Canaan. Sur ce sujet, voir

aussi Gunkel, Genesis, p. 462-463. 88 « Depuis Gunkel, les biblistes appellent "étiologiques" des récits qui expliquent un nom de personne ou de

peuple ou de lieu, un accident de la nature, un monument, un usage, un comportement, un rite qui existent

"jusqu'à ce jour". C'est la réponse à un "pourquoi ?" [...] Quand on parle d'étiologie, on sous-entend

ordinairement que c'est une explication inventée. Mais, à l'origine, la réponse était aussi sérieuse que la

question. Celui qui racontait l'histoire la considérait comme vraie ». de Vaux, Histoire ancienne d'Israël,

p.448-449. Plus de détails, voir Gibert, Une théorie de la légende, particulièrement p. 74-76. 89 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 95-96. 90 « Pourquoi l'auteur a-t-il choisi le nom de Joseph pour son héros ? Une première réponse pragmatique

consiste à dire qu'en utilisant le motif littéraire de l'ascension du jeune/petit contre toute attente, il devait

choisir parmi les cadets de Jacob ». T. Römer, « La narration, une subversion. L’histoire de Joseph (Gn 37-50)

et les romans de la diaspora », dans G.J. Brooke – J.-D. Kaestli (dir.), La narrativité dans la Bible et les textes

apparentés (BETL 149), Leuven, Peeters, 2000, p. 25.

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manière, le conte se transforme progressivement en légende de Joseph, qui devient ainsi le

héros de l'histoire. Cependant, la transformation du conte originel en légende de Joseph ne

fait pas encore de cette histoire un roman historique. Avant de parvenir à cette étape, la

légende de Joseph doit se joindre à un conte étiologique égyptien dont Michaud reconstitue

les éléments fondamentaux :

C'était pendant une période de grande prospérité. La terre, arrosée par les crues

annuelles du Nil, produisait du blé en abondance. Il faisait bon vivre en Égypte.

Rien ne laissait prévoir la fin de cette ère de bonheur.

Cependant, la rumeur se répandit un jour que Pharaon était affligé, à la suite

d'un songe bizarre qu'il avait eu. Malgré les sévères directives qu'ils avaient

reçues, les officiers de la cour royale ne parvenaient pas à faire taire les

sombres prédictions qui commençaient à circuler. On allait même jusqu'à dire

que les interprètes de songes les plus clairvoyants et que les sages les plus

renommés de la Maison de Vie avaient été secrètement appelés auprès de

Pharaon. Peine perdue. Personne ne pouvait interpréter le songe étrange qui

déjà menaçait de changer la face de l'Égypte. Peut-être avait-on fait trop

uniquement appel à la compétence des savants ?

C'est ce que les gens du peuple ne cessaient de répéter. Et la tournure des

événements semblait leur donner raison. On entendait dire maintenant que le

salut était assuré. Un homme avait trouvé la solution de l'énigme. Non

seulement c'était un parfait inconnu des grands de la cour mais, chose

incroyable, on l'avait découvert dans une prison de l'État. Quel crime avait-il

commis ? Comment avait-on pensé à lui ? On ne savait pas, au juste. D'ailleurs,

cela importait peu. L'important, c'est qu'il avait donné sans hésitation à Pharaon

l'interprétation tant désirée du songe : une terrible famine allait s'abattre sur

l'Égypte. Mais, ce n'était pas tout. Du même souffle, l'inconnu avait

recommandé à Pharaon et aux grands de sa cour toute une série de mesures à

prendre pour sauver l'Égypte de la faim.

On n'en finissait pas de s'étonner d'un tel enchaînement de merveilles. Seuls les

prêtres du temple d'Héliopolis ne manifestaient aucune surprise. Et pour cause.

Le prisonnier d'hier, devenu le grand homme du jour, leur était familier. Il était

attaché, comme eux, au service du grand dieu-soleil d'Héliopolis. Dans les

milieux sacerdotaux, il était réputé non pas tant pour sa science que pour sa

sainteté. Il devenait alors évident pour tout le monde, et pour Pharaon le

premier, que c'était le dieu Râ qui avait inspiré l'ex-prisonnier et une fois de

plus sauvé l'Égypte. Comment ne pas se montrer reconnaissant envers le dieu

protecteur de la nation ? Voilà pourquoi on racontait qu'à partir de ce jour les

temples et les prêtres avaient été exemptés des mesures d'austérité qu'avait

nécessitées la lutte contre la famine91.

Selon Michaud, sur la base du conte palestinien déjà historicisé par la mention des

fils de Jacob comme personnages du récit, le Yahviste, au Xe siècle, y introduit les autres

91 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 108-109.

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noms pour compléter la liste des douze tribus d'Israël. Avec cet ajout, le Yahviste

rapproche le récit palestinien du conte égyptien pour en faire une histoire unifiée. Une

grande différence demeure cependant dans le statut du héros dans ces deux récits. Et cette

question doit prioritairement être résolue. En effet, même si le héros de ces deux histoires

parvient au sommet du pouvoir à partir d'une basse condition, il est esclave dans le conte

palestinien et prisonnier dans le conte égyptien. Afin d'obtenir une concordance entre les

deux versions, l'écrivain de Jérusalem fait emprisonner Joseph92.

Une fois réunis les deux contes, le Yahviste commence à rédiger la partie la plus

importante de son roman historique. Pour ce faire, il prépare la rencontre de Joseph et ses

frères en insistant sur l'ampleur de la famine, pas seulement au pays d'Égypte, mais encore

par toute la terre. Étant l'écrivain de la cour royale de Jérusalem, le Yahviste met l'accent

sur la prééminence de Juda, dans la lignée de qui se situe David, fondateur de la dynastie

régnante. À la différence de l'Élohiste pour qui Jacob meurt en Canaan, l'écrivain de

Jérusalem rapporte la descente du patriarche en Égypte. Cet événement reflète une réalité

historique puisque durant « les mille ans qui avaient précédé l'époque du Yahviste (vers

900 avant J.-C.), combien d'individus, de familles ou de clans, même pas encore formés en

tribus, avaient séjourné en Égypte [...]. L'écrivain yahviste a condensé et schématisé mille

ans d'histoire dans les derniers chapitres de la "nouvelle" ou roman de Joseph93 ».

Au VIIIe siècle, l'Élohiste, originaire du royaume du Nord, retravaille l'écrit yahviste

en tenant compte des traditions de son milieu. Le plus important point de cette révision est

la prééminence réservée à Ruben. Contrairement au Yahviste qui accorde à Juda ce

privilège, l'Élohiste considère toujours Ruben comme le fils aîné de Jacob.

Traduite en langage historique, cette prééminence généalogique signifie que la

tribu de Ruben avait été, dans les temps anciens, la plus importante des tribus.

Installée en Transjordanie après la sortie d'Égypte, elle finit par être absorbée

par la tribu de Gad, vers 1050. Au XIIIe siècle, à l'arrivée des Joséphites, Ruben

n'avait pas encore perdu sa supériorité. Parmi les grandes figures du passé,

l'Élohiste ne pouvait mieux choisir. C'est donc à Ruben qu'il confie la tâche de

protéger Benjamin94.

92 L'Élohiste a choisi une autre procédure selon laquelle Joseph est vendu comme esclave au commandant

des gardes. « Ainsi, dans l'écrit élohiste, Joseph connaîtra la prison, non pas comme prisonnier, mais comme

esclave chargé de travailler en prison ». Michaud, Ibid., p. 115. Dans le même sens, voir Gressmann,

«Ursprung und Entwicklung der Joseph-Sage », p. 22-23. 93 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 118. 94 Ibid., p. 122-123.

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De plus, si l'Élohiste met l'accent sur l'importance de Ruben dans la défense de

Benjamin, c'est que sa théologie insiste moins « sur la puissance de l'éloquence humaine

que sur le secours que Dieu procure à ceux qui observent sa Loi95 ».

Voulant honorer les ancêtres, l'Élohiste fait tout pour éviter les mauvaises réputations

à leur sujet. Si l'écrit yahviste raconte que Joseph est vendu par ses frères à des Ismaélites,

l'écrit élohiste rapporte qu'il est jeté dans une citerne vide, qui ne contient pas d'eau. Selon

l'Élohiste, ce sont des marchands madianites qui hissent Joseph hors de la citerne pour le

ramener en Égypte. Ainsi, l'Élohiste cherche à diminuer autant que possible la

responsabilité des frères dans la vente de Joseph, tout en mettant en scène les Madianites

pour conduire Joseph en Égypte. Comme nous l'avons souligné, le récit élohiste évoque la

présence de Joseph en prison comme esclave chargé de travailler, mais non pas comme

prisonnier. Il supprime donc l'épisode de la tentation de Joseph par l'épouse de son maître,

qui est l'œuvre du Yahviste sur la base du conte des deux frères96, puisque Joseph connaît la

prison comme son milieu de travail et non pas comme conséquence de la fausse accusation

de la femme de Potiphar. De plus, toujours selon ce récit, le séjour de la prison n'est qu'une

préparation à la scène de l'interprétation des songes, une étape importante permettant à

Joseph par la suite d'être promu dans la société égyptienne.

Marquée par la transcendance divine, la théologie élohiste ne peut pas négliger le rôle

que jouent les songes dans l'histoire de Joseph. Plusieurs songes y sont répétés : deux

songes de Joseph, deux songes des fonctionnaires de Pharaon, deux songes de Pharaon.

Michaud considère que le dédoublement des récits de songes est l'œuvre de l'Élohiste. En

ce qui concerne les songes de Joseph, « le songe des gerbes ne convient pas au contexte de

Genèse 37. Les frères de Joseph y sont représentés comme des bergers, alors que le songe

des gerbes correspond à un milieu d'agriculteurs. Il devient ainsi évident que le songe des

gerbes est une addition postérieure élohiste, qui venait donner plus d'autorité au songe des

astres du conte initial97 ». Quant aux songes du grand échanson et du grand panetier, ils

sont également l'œuvre de l'Élohiste. Cet ajout a pour objectif d'introduire les songes de

95 Ibid., p. 123. 96 Nous reviendrons sur le contenu de ce conte plus tard. Dans le même sens, Gressmann (« Ursprung und

Entwicklung der Joseph-Sage », p. 23) estime que la version élohiste passe totalement sous silence le rôle de

la séductrice. 97 Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 127. C'est l'auteur qui souligne.

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Pharaon. Concernant ces songes, Michaud estime que le récit du songe des sept vaches est

le récit originel. « L'Élohiste a composé la section 41,1-4 pour préparer le récit proprement

dit du songe des sept vaches (41,17-21) et aussi pour rendre la réalisation plus certaine,

comme il le dit d'ailleurs en 41,3298 ».

Si le Yahviste place la réconciliation finale de Joseph avec ses frères au moment de la

révélation de son identité en Gn 45, l'Élohiste la retarde jusqu'à la fin de l'histoire racontée

en 50,15-26. Devant le doute sur une possible vengeance de sa part sur ses frères, Joseph

cherche à les rassurer en précisant que l'intervention divine dans son destin est inévitable.

«Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce n'est pas tant la méchanceté des frères qui est

opposée ici à la magnanimité de Joseph. Le contraste porte plutôt, d'un côté, sur la menace

de mort que la famine a représentée pour une multitude d'hommes et, de l'autre côté, sur

l'acte sauveur par lequel Dieu a conservé la vie à un nombre incalculable d'hommes. Telle

est, selon l'Élohiste, la signification théologique de Joseph99 ».

En montrant les étapes successives de la composition et de la transformation de Gn

37-50 dont nous reprenons quelques traits caractéristiques, Michaud conclut que « l'histoire

de Joseph est plus qu'une simple légende (Sage). Elle est une légende évoluée,

artistiquement travaillée et conduite à son terme le plus parfait100 ». Cette lecture légendaire

est déjà marquée par plusieurs éléments historiques. Cependant, la dimension historique du

cycle de Joseph doit être développée davantage.

98 Ibid. C'est l'auteur qui souligne. 99 Ibid., p. 129. 100 Ibid., p. 79. Selon Gressmann (« Ursprung und Entwicklung der Joseph-Sage », p. 48 et suiv.), à la

différence d'autres généalogies (Abraham, Jacob), fabriquées à partir d'éléments disparates, d'abord

indépendants, celle de Joseph part de l'unité, pour y intégrer des éléments qui n'ont jamais eu d'existence

indépendante. On a ainsi deux types de légendes, un « cycle de légendes » et des « nouvelles ». La légende

de Joseph, qui relève du deuxième type, n'est pas tombée directement du ciel, mais a été élaborée au fil de

la vie du héros. Trois éléments forment le socle du scénario : la vente comme esclave, l'élévation comme

ministre, la rencontre avec ses frères. Pour sa part, en admettant que les sources les plus anciennes de

l'histoire de Joseph nous sont accessibles oralement par les contes, Gunkel (« Die Komposition der Joseph-

Geschichten », p. 71) parvient à cette conclusion : 1) L'Antiquité ne connaît que des récits isolés, et ceux-ci

sont transmis oralement ; 2) De ce fond, les narrateurs ont tiré des récits en les inscrivant dans le temps ; 3)

Ils ont croisé d'autre récits dont ils ont intégré des éléments significatifs ; 4) Finalement, une bonne partie de

la tradition se trouve dans nos livres actuels, tels que nous les rencontrons dans la Bible.

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1.4 LECTURE HISTORIQUE

Joseph Vergote développe la lecture historique considérant qu'à la base de Genèse 37-

50, il existe des faits historiques101. En étudiant soigneusement les noms propres, le

vocabulaire utilisé, les institutions mentionnées, les événements rapportés, l'auteur estime

que plusieurs détails dans le cycle de Joseph permettent de dire que cette histoire reflète la

vie de la société égyptienne à la période du Nouvel Empire102. Ces études conduisent

Vergote à mettre en cause l'hypothèse selon laquelle, « l'Histoire de Joseph ne présente

qu'une image confuse et mal définie de l'Égypte. Le narrateur connaissait très

imparfaitement la Vallée du Nil et il s'est simplement efforcé de donner une couleur locale

à son récit en choisissant quelques noms et quelques vocables égyptiens103 ». Nous

reprenons ici les éléments essentiels de ses recherches, qui se basent sur la théorie

documentaire.

En ce qui concerne la vente de Joseph en Égypte, Vergote, après avoir montré

l'importance du commerce des gommes et des résines dans la vie économique de l'Égypte

ancienne, considère que

l'arrivée de Joseph dans la Vallée du Nil s'inscrit comme un fait banal dans le

contexte fourni par les sources égyptiennes. Les circonstances mêmes dans

lesquelles elle s'effectua ne trouvent, il est vrai, un parallèle qu'à l'époque

hellénistique. Les archives de Zénon montrent que les agents d'Apollonios, le

diœcète ou ministre de Ptolémée II Philadelphe (284-246 av. J.-C.), vont de

préférence chercher en Palestine leur marchandise humaine ; ils amènent en

même temps des aromates et des esclaves104.

101 J. Vergote, Joseph en Égypte. Genèse chap. 37-50 à la lumière des études égyptologiques récentes

(Orientalia et Biblica Lovaniensia 3), Louvain, Publications Universitaires, 1959. Pour une présentation brève

de ce livre, voir Martin-Achard, « Problèmes soulevés par l'étude de l'histoire biblique de Joseph », p. 94-97.

Contrairement à Vergote, Redford considère que l'auteur de l'histoire de Joseph ne connaît que peu de

chose sur les coutumes égyptiennes. Selon Redford, Gn 37-50 a été écris à l'époque saïte, soit en 650-425

av. J.C. Voir Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 245, 250, 252-253. 102 Cette période se situe entre la 18e (1580-1314), la 19e (1314-1200) et la 20e dynastie (1200-1085). 103 Vergote, Joseph en Égypte, p. 209. 104 Ibid., p. 20. Vergote note que l'emploi des chameaux dans le commerce des résines devait exister à partir

de la 18e dynastie (p. 208).

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Estimant que les femmes égyptiennes jouissent d'une liberté égale à celle de leurs

maris, Vergote rapproche l'épisode de la séduction de l'épouse de Potiphar envers Joseph

d'un texte néo-égyptien. Il s'agit d'un récit intitulé Conte des deux frères105. Dans cette

histoire, par une proposition semblable à celle de la maîtresse de Joseph mentionnée en Gn

39, la belle-sœur de Bata lui fait des avances : « Viens, passons une heure (ensemble),

couchons-nous ». Tout comme Joseph, Bata refuse cette invitation en expliquant qu'il a

envers le frère aîné un devoir de reconnaissance : « ton mari est pour moi un père ; et lui

mon aîné, c'est lui qui m'a élevé106 ». À la différence de Joseph, ce frère ne mentionne pas

Dieu devant qui il commet un péché s'il cède à cette tentation. Devant un tel refus, la

femme d'Anoubis accuse son beau-frère auprès de son mari. Dans le conte, le frère aîné

découvre la vérité et revient à la maison pour tuer sa femme alors que dans l'histoire de

Joseph, aucune lumière n'est faite sur le mensonge de la dame concupiscente. Cependant, le

fait que Potiphar met Joseph dans la maison d'arrêt réservée aux fonctionnaires du roi,

suppose-t-il que le maître de Joseph connaît son innocence ?

En attribuant à Potiphar le titre d'officier de bouche en chef, dont la fonction dépasse

largement le service de table royale, Vergote affirme que Gn 40 reflète une époque qui

«n'est pas antérieure à la 18e, ni même peut-être à la 19e dynastie, étant donné qu'il [ce

récit] fait intervenir les serviteurs du roi dans les affaires publiques. Car c'est un rôle

administratif et juridique qu'assume le premier officier de bouche Potiphar lorsqu'il se voit

confier la garde de deux des ses subalternes107 ». L'auteur souligne également qu'à cette

époque, les grands officiers, tels le grand échanson et le grand panetier, « jouissent du

privilège de la résidence surveillée durant l'instruction de leur procès108 ». La signification

de l'expression hébraïque mismar beth, littéralement « la maison de surveillance ou de

consigne », montre que les deux officiers de Pharaon ne sont pas mis en prison.

Le récit biblique de la Genèse utilise le terme Pharaon pour désigner le roi d'Égypte.

Ce titre royal signifie littéralement « la grande maison ». L'emploi de ce titre sans

105 Sur ce conte, voir Lefebvre, Romans et contes égyptiens, p. 137-158. Ce conte date de 1300 ou 1250

avant notre ère. Cf. J. Lambert, Le Dieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéismes, Paris,

Cerf, 1995, p. 166. 106 Sur le lien entre le conte égyptien et l'histoire de Joseph, on peut consulter C. Westermann, Genesis 37-

50. A Commentary / trad. par J.J. Scullion, Minneapolis MN, Augsburg, 1986 (allemand 1982), p. 65. 107 Vergote, Joseph en Égypte, p. 40. 108 Ibid., p. 206.

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l'adjonction du nom « se rencontre dans les textes des 18e, 19e et 20e dynasties tandis

qu'après cette époque on trouve au contraire ce titre suivi du nom propre, exactement

comme dans les livres contemporains de la Bible, notamment II Rois 23.29 et Jér., 46.2

"Pharaon Néchao, roi d'Égypte", Jér., 44.30 "Pharaon Hophra, roi d'Égypte109" ». Cela

montre que l'utilisation du titre isolé de Pharaon correspond tout à fait à la tradition du

Nouvel Empire.

La croyance égyptienne dans le rêve repose sur une conception selon laquelle le

sommeil met les êtres humains en contact direct et réel avec l'au-delà où se trouvent les

morts et les dieux. Les rêves sont considérés alors comme un don divin. En suivant

l'oniromancie grecque qui distingue les songes théorématiques des songes allégoriques,

Vergote pense que les rêves venant des sources égyptiennes peuvent être classés selon ces

deux catégories. Les songes théorématiques portant sur l'accomplissement des choses telles

qu'on les voit trouvent un bon exemple dans ce rêve « en clair » : « Si un homme se voit en

rêve mangeant ce qu'il déteste – Mauvais : cela signifie qu'il mangera ce qu'il déteste sans

le savoir110 ». Quant aux rêves allégoriques, ils reposent entre autres sur un jeu de mots

caché, tel que : « Si un homme se voit en rêve regardant dans un puits d'eau profond –

Mauvais : il sera mis en prison111 ». Il s'agit dans cet exemple d'un homonyme entre le mot

« prison » (ἰtḥ) et l'idée de « puiser de l'eau » (ἰtḥ). Selon ce critère, le rêve du grand

échanson peut être classé parmi les songes théorématiques et celui du grand panetier les

songes allégoriques. Ce dernier joue sur le parallèle entre la parole du panetier « les

oiseaux... mangeaient... de sur ma tête » et l'interprétation de Joseph « les oiseaux

mangeront... de dessus toi ».

Les songes de Pharaon que relate Gn 41 appartiennent également à la deuxième

catégorie. S'il est vrai qu'on peut trouver un document attestant la famine durant sept ans en

109 Ibid., p. 46. Vergote rapporte ici le constat fait par A.S. Yahuda, Die Sprache des Pentateuch in ihren

Beziehungen zum Ägyptischen, I, Berlin-Leipzig, 1929, p. 44-49. 110 Vergote, Joseph en Égypte, p. 50. 111 Ibid., p. 51.

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Égypte, son authenticité demeure discutable112. Face à cette difficulté, une lecture sur les

valeurs symboliques de ces songes s'avère plus pertinente. En tout cas, on peut dire que «les

songes de Pharaon étaient fondés sur des faits égyptiens. Tandis que dans le premier

l'image des vaches symbolise surtout la crue du Nil et l'abondance, le second met l'accent

sur la disette et sur sa cause, le vent brûlant du sud113 ».

Au moment où Joseph révèle sa véritable identité à ses frères, il se présente comme

«le père de Pharaon, le maître de toute sa maison et le régent de toute la terre d'Égypte »

(45,8). Ce passage, en ce qui concerne les deux dernières fonctions, est à rapprocher de

celui où Pharaon dit à Joseph : « C'est toi qui seras le préposé de ma maison ... Je t'établis

sur toute la terre d'Égypte » (41,40-41). En situant la carrière de Joseph sous la 18e

dynastie, Vergote considère que la première fonction que Pharaon confie à Joseph

correspond à celle d'administrateur des biens de la Couronne, et la deuxième à celle de

«bouche supérieure de tout le pays » ou à celle de vizir. Or à « cette époque la fonction de

"bouche supérieure" se combine [...] volontiers avec celle d'administrateur des biens de la

Couronne114 ». Ainsi, Pharaon peut nommer Joseph comme l'administrateur de ses biens en

lui accordant des pouvoirs spéciaux, tels que le permet la fonction du vizir de toute la terre

d'Égypte. Cette nomination à une double fonction aide donc Joseph à prendre les mesures

nécessaires pour faire face à la famine de grande ampleur qui s'annonce. Quant à la remise

à Joseph de l'anneau de Pharaon, elle peut « constituer le symbole de son installation

112 En 1889, on a découvert une inscription de l'île de Séhel, située entre Éléphantine et la première

cataracte. Il s'agit d'un décret émanant du roi Néterkhet-Djéser, de la 3e dynastie. Cependant, les

spécialistes doutent de l'authenticité de cette stèle à cause du caractère tardif relevé par la particularité

d'orthographe et de vocabulaire. Voici le contenu de ce texte : « Le Nil n'ayant pas fait sa crue pendant sept

années consécutives, une famine se produisit en Égypte. Le roi, instruit sur le rôle de Khnoum, dieu

d'Éléphantine dont dépendait l'inondation, et ayant vu le dieu en songe, fit faire de grands sacrifices en son

honneur. Le fleuve se mit à remonter régulièrement. Le roi, par reconnaissance, fit don au dieu de toute la

région nubienne entre Assouan et Takompso, celle que les Grecs appelèrent le Dodékaschoinos ». Cité par

Vergote, Ibid., p. 53-54. 113 Vergote, Ibid., p. 59. 114 Ibid., p. 107.

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comme administrateur des biens de la Couronne ; elle peut aussi faire partie de son

investiture en tant que vizir115 ».

Revenons maintenant au titre « père de Pharaon » qui est une transposition hébraïque

du titre égyptien « père du dieu », dont les premières apparitions sont constatées sous

l'Ancien et le Moyen Empire116. Étant donné que le mot « dieu » se rapporte au roi, ce titre

«s'applique soit au beau-père soit au père d'un souverain qui n'était pas roi lui-même. Il

existe toutefois aussi des cas où il fut donné à un roi, père de roi117 ». Sous le Nouvel

Empire, ce titre figure dans la titulature de nombreux vizirs et de hauts fonctionnaires.

Reprenant ce qualificatif d'honneur, l'auteur hébreu juge bon « de faire ressortir le sens

propre de l'expression, évitant en même temps le caractère blasphématoire que la traduction

littérale aurait eu pour ses lecteurs118 ».

Le serment « aussi vrai que Pharaon est vivant » que Joseph fait en 42,15-16 n'est pas

une simple formule pour donner une couleur égyptienne au récit. Selon Vergote, « il est

probable que les Égyptiens aient réellement employé, à partir du Nouvel Empire, le type de

serment précité119 ». À la suite de J.A. Wilson qui fait une distinction entre « le serment

"assertoire", confirmant la vérité d'une assertion ou d'une déclaration, et le serment

"promissoire", par lequel on promet, ou s'engage à faire, quelque chose120 », Vergote estime

que Gn 42,15 est un serment promissoire et Gn 42,16 est un serment assertoire. Poursuivant

la subdivision faite par Wilson entre le serment employé dans les actes judiciaires et celui

utilisé dans les autres circonstances, Vergote considère que Gn 42,15 correspond à un

serment promissoire non-juridique et Gn 42,16 à une « assertion affective ». Cette

classification permet à Vergote de trouver une analogie entre Gn 42,15 et des serments du

même type non-juridique que Wilson choisit pour son enquête concernant la période du

115 Ibid., p. 118. L'auteur considère que les habits de lin fin dont Pharaon revêt Joseph est une allusion à un

élément égyptien de l'investiture du vizir, puisque Joseph doit être en tenue vizirale de par sa fonction

(p.121). Faisant également partie de cette cérémonie, la collation d'un collier d'or renvoie le lecteur à la 19e

dynastie (p. 134). 116 La période de l'Ancien Empire correspond à celle entre la 3e et la 5e dynastie (2778-2423) ou (2650-2400).

La période du Moyen Empire se situe entre la 11e et la 14e dynastie (2160-1730). 117 Vergote, Joseph en Égypte, p. 115. 118 Ibid., p. 114. 119 Ibid., p. 163. 120 Ibid.

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Nouvel Empire : « Aussi vrai que je vis (pour moi) ». Elle aide également Vergote à

comparer Gn 42,16 avec un unique exemple du serment égyptien du Nouvel Empire

représentant l' « assertion affective » : « Aussi vrai que le ka du roi Menkhéperre dure ».

Dans l'histoire de Joseph, les paiements en argent sont mentionnés comme un usage

courant d'échange commercial (37,28 ; 43,12.23). Ce mode de paiement s'accorde

parfaitement avec la coutume égyptienne sous le Nouvel Empire. En effet, selon J. Černy, à

partir de la 18e jusqu'au milieu de la 20e dynastie, le prix de certains objets est exprimé en

«pièces», fabriquées de morceaux de cuivre de manière à avoir un poids déterminé. Voici la

description que Černy fait de sa découverte :

Un mot écrit exactement de la même manière que la « pièce » se rencontre

plusieurs fois dans un texte magique de la 18e dynastie, où il semble désigner le

sceau plat de la bague à cachet. Ce fait ainsi que d'autres considérations de

nature trop technique pour être exposées ici font supposer que la « pièce » était

une pièce de métal plate et ronde d'un poids de 1/12 de deben, c.-à-d. d'environ

7,6 gr., portant probablement une inscription qui en indiquait le poids ou bien

l'autorité émettrice. S'il en est ainsi, la « pièce » était pratiquement une

monnaie121.

Certains ont identifié Goshen à un nom égyptien QoSem qui figure dans les listes

géographiques conservées dans le temple d'Edfou et dans celui de Dendera122. D'autres ont

localisé cette ville dans le Ouadi Toumilat qui « appartenant au VIIIe nome de Basse

Égypte, le nome du Harpon oriental, s'accorde très bien avec la description que la Bible

donne du pays de Goshen : région en bordure de l'Égypte, riche en pâturages et non habitée

par les Égyptiens123 ». Quant à la ville de Ramsès, son nom officiel est « domaine de

Ramsès-aimé d'Amon grand de victoire ». Ce nom est abrégé en Ramsès-aimé d'Amon ou

en Ramsès. Au début de son règne, Ramsès II y fait construire une résidence qui se trouve à

l'intérieur du Delta.

La Bible se conformerait donc exactement à cet usage. Ramsès II y fit de

nombreux et de longs séjours. Il serait par conséquent naturel qu'un récit

composé sous son règne mette l'accent sur le Delta, au point de donner au

premier officier de bouche un nom caractéristique de cette région et de faire du

121 J. Černy, « Prices and Wages in Egypt in the Ramesside Period », Cahiers d'histoire mondiale 4 (1954),

p.912. Cité par Vergote, Joseph en Égypte, p. 170. 122 H. Brugsch, Dictionnaire géographique de l'ancienne Égypte, Leipzig, 1879, p. 427. 123 Vergote, Joseph en Égypte, p. 185.

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vizir le gendre d'un prêtre de On-Héliopolis [...]. Il s'ensuit qu'au cas où Joseph

vécut à cette époque, les données précitées pourraient être historiques124.

Le nom que Pharaon donne à Joseph, Çafnath-Panéah, a plusieurs significations : «le

dieu a parlé et il vit125 », « le vivant qui est la nourriture du pays », « l'homme qui sait les

choses ». Si le fait d'imposer un nom égyptien à des étrangers devenant les officiers de la

cour est un usage courant dans la Vallée du Nil, il est difficile d'admettre que le nom

égyptien de Joseph soit né sous le Nouvel Empire. Certains documents attestent l'existence

tardive de ce nom à la Basse Époque (1085-332). Selon Vergote, il est question ici d'un

phénomène que les égyptologues qualifient de démocratisation. « On constate en effet que

certains usages, certains titres et noms, réservés d'abord au roi, sont au cours des siècles

usurpés par les monarques et les autres grands personnages pour passer ensuite dans toutes

les couches de la population126 ». Cela dit, étant membre de la haute société, Joseph reçoit

un nom égyptien de noblesse. Ce nom, dont certains documents attestent l'existence,

devient populaire quelques siècles plus tard.

Les documents sur l'histoire économique de l'Égypte sont vraiment limités. La

politique agraire inventée par Joseph en Genèse, s'avère donc difficilement attestée par

l'histoire. Quelques chercheurs affirment que les prêtres égyptiens étaient effectivement

dispensés d'impôts et de corvées. D'autres admettent, sans pour autant fournir de preuves,

que la situation décrite par la Genèse reflète un fait historique au temps où Ahmose, le

premier roi de la 18e dynastie, a confisqué les terres des familles nobles pour le bien de la

Couronne. Cette confiscation suscite le mécontentement de ces gens riches, qui s'opposent

ouvertement au roi127.

Si la durée de l'embaumement de Jacob (40 jours) ne correspond pas à la coutume

égyptienne128, l'âge de Joseph (110 ans) reflète une tradition de ce pays qui considère cet

124 Ibid., p. 187. 125 « Le nom n'est pas attesté sous cette forme précise dans les textes égyptiens, mais ceux-ci contiennent

fréquemment des noms équivalents contenant le nom d'un dieu particulier : "Isis, ou Amon, ou Osiris, etc. a

dit : Il vivra" ». de Vaux, Histoire ancienne d'Israël, p. 292. 126 Vergote, Joseph en Égypte, p. 205. Quant au nom Potiphar, celui du maître de Joseph et aussi de son

beau-père, il est certainement né sous la 18e dynastie (p. 146). 127 Voir par exemple, J.H. Breasted, A History of Egypt, New York NY, 1906, p. 229 ; G. Steindorff – K.C. Seele,

When Egypt Ruled the East, Chicago IL, University of Chicago Press, 1957, p. 88. 128 Selon l'usage égyptien, la momification dure 70 jours, mais Genèse 50,3 le prend comme le temps du

deuil. de Vaux, Histoire ancienne d'Israël, p. 293-294.

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âge comme l'âge idéal129. À la suite de J.M.A. Janssen qui a rassemblé 27 témoignages où il

est question de l'âge de cent dix ans comme une longévité idéale, Vergote note que « 17 sur

les 27 exemples appartiennent à l'époque ramesside, dont 11 ou 12 à la 19e dynastie. Le fait

en soi ne prouve rien, mais si l'on considère que plusieurs détails de notre Histoire se

situent précisément le mieux dans cette période, il devient hautement probable que la

conception de l'âge idéal fut introduite par l'auteur dans le récit primitif, auquel elle apporte

en même temps un nouvel élément de datation130 ».

Avec tous les éléments que nous venons de mentionner, Vergote affirme que l'histoire

de Joseph reflète la vie de la société égyptienne du Nouvel Empire. Cette certitude n'est pas

l'avis de R. de Vaux pour qui, « les documents extrabibliques rendent vraisemblable la

venue d'un Sémite nommé Joseph qui, d'esclave qu'il était, s'est élevé à de hautes fonctions;

ils rendent également vraisemblable l'installation d'un groupe apparenté de Sémites dans le

Delta, c'est-à-dire l'essentiel de l'histoire de Joseph et de ses frères. Mais ces documents ne

permettent pas de fixer la date de Joseph ni celle de la venue de ses "frères131" ».

Pour sa part, B. Couroyer, après avoir fait un résumé de l'ouvrage et quelques notes

de critique, parvient à la conclusion :

Il y a dans l'Histoire de Joseph une couleur, une « aura » égyptienne

unanimement reconnue, mais elle n'a pas la précision que ne manquerait pas de

présenter un document rédigé à la XIXe dyn., même compte tenu de la durée de

la transmission. Comment expliquer cette Histoire ? On en discutera encore

longtemps. La carrière extrêmement brillante du patriarche Joseph en Égypte

était demeurée proverbiale en Israël. Elle méritait d'être contée aux générations

à qui elle rappellerait sans cesse les desseins miséricordieux de la Providence

divine dans la préparation de son peuple, mais aussi le succès qui récompense

toujours la vertu. Ce pourrait bien être là une histoire de Sagesse132.

C'est justement dans la perspective d'une lecture sapientielle que G. von Rad lit

l'histoire de Joseph.

129 G. Lefebvre, « L'âge de 110 ans et la vieillesse chez les Égyptiens », dans Comptes-rendus de l'Académie

des Inscriptions et Belles-Lettres (1944), p. 106-119. 130 Vergote, Joseph en Égypte, p. 201. 131 de Vaux, Histoire ancienne d'Israël, p. 300. 132 B. Couroyer, Recensions : J. Vergote, Joseph en Égypte. Genèse chap. 37-50 à la lumière des études

égyptologiques récentes, RB 66 (1959), p. 594.

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1.5 LECTURE SAPIENTIELLE

G. von Rad considère que l’histoire de Joseph est le récit « yahiste » issu de l’école

de sagesse de la cour de Salomon133. L'auteur propose

de comprendre l'histoire de Joseph comme un chef-d'œuvre littéraire remontant

à l'époque salomonienne et reflétant les idéaux moraux, esthétiques et religieux

des cercles de sages proches de la cour. Le but du récit aurait été de montrer

qu'un jeune homme bien élevé, doué à la fois d'intelligence, de sens moral, de

savoir-vivre et de confiance en Dieu, est capable de survivre aux périls les plus

graves, et qu'il peut même s'élever aux responsabilités les plus importantes. En

conséquence de quoi, l'histoire de Joseph aurait été contée aux jeunes élèves

des fonctionnaires à la cour134.

von Rad estime que la littérature sapientielle appartient au contexte de la cour royale

qui a pour objectif de former des futurs administrateurs. Or Joseph lui-même est un bon

administrateur, capable de discerner ce qu'il faut faire pour préserver l'avenir de l'Égypte. Il

est possible que Joseph prenne place dans l'entourage du roi puisqu'il parvient à donner des

conseils judicieux à Pharaon aux moments décisifs de l'histoire du pays. Ce faisant, il est

comparable à un scribe dont parle le livre des Proverbes 22,29 : « As-tu aperçu quelqu'un

d'habile dans ce qu'il fait ? Il pourra se présenter devant les rois au lieu de rester parmi les

gens obscurs135 ».

Doué de cette sagesse et de cette finesse, Joseph ressemble aux conseillers de la cour

de Salomon. Le parcours d'un jeune homme qui monte rapidement au sommet de la carrière

grâce à sa solide éducation, sa modestie, sa discipline et sa courtoisie est un idéal de la

formation de l'époque salomonienne. À cela s'ajoute la crainte du Seigneur qui est le

fondement de toutes les qualités acquises. Cette crainte que Joseph reconnaît en Gn 42,18

rejoint parfaitement le principe de la sagesse exprimé dans le livre des Proverbes 1,7 : « La

133 G. von Rad, « Josephsgeschichte und ältere Chokma », VTSup 1 (1953), p. 120-127. Une version anglaise

de cet article se trouve en « The Joseph Narrative and Ancient Wisdom », dans J.L. Crenshaw (dir.), Studies in

Ancient Israelite Wisdom (Library of Biblical Studies), New York NY, Ktav, 1976, p. 439-447. 134 T. Römer, « Le cycle de Joseph : Sources, corpus, unité », FV 86 (1987), p. 5. Römer résume ici la lecture

proposée par von Rad. 135 Dans le présent chapitre, nous utilisons la traduction œcuménique de la Bible. von Rad mentionne

également le livre du Siracide 8,8 : « Ne méprise pas les récits des sages, mais consacre-toi à l'étude de leurs

maximes. Car c'est d'eux que tu apprendras l'instruction, et à remplir ton office auprès des grands ».

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crainte du Seigneur est le principe du savoir ; sagesse et éducation, seuls les fous s'en

moquent ».

Étant le fondement de la sagesse, la crainte du Seigneur doit se manifester dans la

manière de se comporter devant les autres. La scène de la tentation de la femme de son

maître confirme que Joseph maîtrise impeccablement sa passion. Face à une multiple

tentative de séduction, Joseph reste calme en expliquant à la femme de Potiphar la raison de

son refus. Il est donc très patient en toutes circonstances comme le dit le livre des Proverbes

14,29 : « Qui est lent à la colère est très raisonnable, l'homme irascible étale sa folie ». Lors

de la rencontre avec ses frères en Égypte, Joseph se montre capable de garder le silence. Il

devient ainsi « l'homme prudent [qui] cache ce qu'il sait » (Pr. 12,23) et « qui réfrène son

langage » (Pr. 5,19).

La primauté de l'intervention divine sur l'agir humain dans l'histoire de Joseph reflète

le principe théologique de la littérature sapientielle selon lequel Dieu contrôle tous les

événements de l'histoire au-delà de ce que font les êtres humains. Bien que discret et caché,

le Dieu de l'histoire de Joseph se préoccupe du sort de Joseph et de sa famille. Devant la

peur des frères que Joseph se venge d'eux, celui-ci les rassure en disant : « Vous avez voulu

me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien » (Gn 50,20). Cette interprétation se situe

dans la même ligne que le livre des Proverbes 19,21 : « Nombreux les projets dans le cœur

humain ! mais seul le dessein du Seigneur tiendra ». Mais si Dieu est totalement libre de

disposer toutes les issues selon sa volonté, quelle est la place de l'agir humain ? Face à une

telle puissance de Dieu, la sagesse des être humains consiste à établir les projets dont rien

n'est contre la volonté divine.

Situant l'histoire de Joseph dans la tradition sapientielle, von Rad reconnaît le héros

de ce récit comme la réalisation parfaite du parcours d'un sage en Israël. L'auteur considère

que cette histoire a été écrite à propos d'un non-Égyptien, par un non-Égyptien bien que

l'influence égyptienne soit très importante dans la formation du cycle de Joseph. Cette

influence joue aussi bien au niveau de l'idéal d'éducation qu'au niveau de la conception

théologique en ce qui concerne le contrôle des événements par Dieu.

La lecture sapientielle faite par von Rad a été mise en cause par J.L. Crenshaw pour

qui l'histoire de Joseph manque d'indications précises permettant de la placer dans la

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tradition sapientielle136. Selon l'auteur, l'influence de la Sagesse ne peut être prouvée que

par une présence évidente de caractéristiques stylistiques et idéologiques de l'œuvre. Or

l'argument de von Rad est plutôt centré sur l'aspect psychologique en ce qui concerne le

jeune Joseph. Ce faisant, il néglige les motifs communs de la littérature sapientielle. De

plus, le fait de regarder la scène de séduction seulement sous l'angle anthropologique peut

trahir le sens général de cet épisode biblique. En effet, le refus de Joseph devant les avances

de la femme de son maître n'est pas seulement raconté pour donner aux autres jeunes

hommes un bon exemple de conduite. Il ne faut pas oublier que le sommet du raisonnement

de Joseph se situe dans son rapport avec Dieu : « Comment pourrais-je commettre un si

grand mal et pécher contre Dieu ? » (Gn 39,9) Crenshaw note également que la providence

divine dont parle l'histoire de Joseph n'est pas une particularité de la Sagesse puisqu'elle se

trouve abondamment dans la littérature de l'Ancien Testament. Ce qui est encore plus

étonnant pour l'auteur, est la présence de thèmes qui n'appartiennent pas à la littérature

sapientielle : intérêt pour la révélation individuelle et la vision théophanique, insistance sur

les rêves et sur la divination comme intermédiaires de l'intention divine, sacrifice,

généalogie, étiologie pour le système de taxes et utilisation de noms hébreux137. L'auteur

remarque aussi qu'il y a moins d'intérêt pour les jeunes de la cour royale à suivre l'exemple

d'un héros qui n'est jamais allé à l'école et qui est choisi comme conseiller de roi en raison

de sa qualification « spirituelle ». Pour ces raisons, Crenshaw conclut que la thèse de von

Rad selon laquelle l'histoire de Joseph manifeste un idéal de sagesse d'éducation et une

théologie de type sapientiel doit être rejetée.

Quant à Redford, il estime que le Sitz im Leben original du récit de Joseph n'est pas la

Sagesse138. En effet, selon l'auteur, le caractère de Joseph contredit l'idéal de la Sagesse,

puisque ce personnage n'est pas stable et manque de contrôle dans son discours. De plus, la

modestie de Joseph que défend von Rad ne correspond pas du tout aux songes

présomptueux qu'il raconte à ses frères. Joseph est-il un modèle de la bonne manière de se

comporter lorsqu'il accuse ses frères d'être espions sans donner les preuves ? Redford

136 J.L. Crenshaw, « Method in Determining Wisdom Influence upon "Historical" Literature », JBL 88 (1969),

spécialement p. 135-137. 137 Ibid., p. 137. 138 Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 103-105.

Page 73: La voix narrative dans l'histoire de Joseph (Genèse 37-50)...LA VOIX NARRATIVE DANS L'HISTOIRE DE JOSEPH (GENÈSE 37-50) Thèse AI NGUYEN CHI Doctorat en théologie Philosophiæ Doctor

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conclut sa critique en admettant que l'histoire de Joseph a pu être retouchée par un ou

plusieurs rédacteurs se situant sous l'influence de l'enseignement de Sagesse.

Pour sa part, Ruppert considère que le caractère sapiential de Gn 37-50 se situe

seulement au niveau de la forme et non pas au niveau du contenu du récit biblique139. Selon

l'auteur,

l'élément sapiential n'explique pas tout le texte biblique. Il faut distinguer entre

le Sitz im Leben du récit de Joseph, qui peut être celui de la sagesse, et le Sitz in

der Rede qui a trait à la lecture yahviste, élohiste ou sacerdotale des données

primitives. La Genèse ne nous présente pas seulement un modèle de vertu et de

piété, elle nous raconte comment Joseph a été entraîné par le Dieu d'Israël dans

une série d'aventures qui se sont révélées finalement bénéfiques pour lui-même

et pour son peuple140.

M. Fox pense que ce qui provoque les réactions des autres auteurs à propos de la

lecture sapientielle proposée par von Rad résulte de nuances dans la compréhension du

concept de la Sagesse. Selon Fox, il faut distinguer la « sagesse » comprise comme faculté

humaine, de la connaissance de la « Sagesse » considérée comme genre littéraire141. De

même, faut-il établir une distinction entre la Sagesse comme genre littéraire et les écoles de

sagesse. Cette dernière distinction permet d'éviter un lien trop rapide entre la littérature de

Sagesse et la cour royale puisque les écoles de sagesse peuvent exister en dehors du

contexte de la formation réservée aux futurs fonctionnaires du roi142. Bien que Joseph soit

sage à plusieurs niveaux, une grande question demeure ouverte : la manifestation de sa

sagesse fait-elle de lui un bon exemple du Bildungsideal de la Sagesse littéraire ? Selon

Fox, un auteur peut utiliser un proverbe sans être nécessairement influencé par la Sagesse

littéraire. Plusieurs commentateurs admettent que le refus de Joseph devant les avances de

la femme de Potiphar est une preuve tangible de l'influence de la Sagesse littéraire143. Or

Fox considère que cette scène ne porte en rien la marque de l'enseignement moral de la

139 L. Ruppert, Die Josephserzählung der Genesis. Ein Beitrag zur Theologie der Pentateuchquellen, München,

Kösel-Verlag, 1965, p. 29-204. Voir la synthèse de lecture faite par Martin-Achard, « Problèmes soulevés par

l'étude de l'histoire biblique de Joseph », p. 100. 140 Le constat fait par Martin-Achard, Ibid. 141 L'auteur attire l'attention du lecteur sur la distinction entre la « Sagesse » en majuscule désignant le

genre littéraire et la « sagesse » en minuscule signifiant la faculté humaine. 142 M.V. Fox, « Wisdom in the Joseph Story », VT 21 (2001), p. 29-30. 143 Bien qu'il ne suive pas la lecture sapientielle de von Rad, Redford concède l'influence de la Sagesse

littéraire sur cette épisode biblique, voir Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 104.

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Sagesse littéraire, puisque le comportement exemplaire de Joseph ne lui apporte aucun

bénéfice. Le fait qu'il soit jeté en prison à cause d'une fausse accusation empêche tout

simplement le processus d'accomplissement de son ascension sociale. Par la suite, si Joseph

est redevenu un homme digne de confiance et capable de prévoir les mesures nécessaires

pour préserver l'avenir de l'Égypte, ce n'est pas en raison de sa vertu en matière sexuelle.

Bien au contraire, l'ascension de Joseph est réalisée indépendamment de sa vertu en cette

matière.

En ce qui concerne le succès de Joseph dans sa carrière, Fox estime que si Joseph

réussit dans sa vie, c'est parce que le Seigneur demeure toujours auprès de lui. Autrement

dit, c'est l'intervention divine qui contribue à la réussite de Joseph et non pas la sagesse

humaine. Certes, Joseph est un sage intendant de Potiphar, mais ce qu'il fait, c'est en raison

de la présence de Dieu lui-même qui agit en lui (Gn 39,3.5). De plus, Joseph ne peut pas

être un bon exemple pour ceux qui veulent réussir professionnellement, puisqu'il n'y a pas

de lien de continuité entre la sagesse de Joseph lorsqu'il est au service de Potiphar et son

ascension au pouvoir chez Pharaon. Dans la perspective de la littérature sapientielle, l'être

humain apprend comment faire pour obtenir la faveur auprès de Dieu et par la suite il

apprend à mener personnellement les choses à terme par sa sagesse. Or l'histoire de Joseph

n'apprend rien du pouvoir de la sagesse, elle expose plutôt les manifestations de la faveur

divine. Elle ne montre même pas comment faire pour recevoir les bénédictions divines.

À propos de l'interprétation des songes, Fox précise que Pharaon ne dit pas que Dieu

a donné à Joseph la capacité d'interpréter les songes, mais plutôt que Dieu l'a informé de

leur signification (Gn 41,39). Or, selon Fox, dans la Sagesse littéraire, la sagesse ne

consiste pas dans le fait que quelqu'un agit sous la mouvance de l'esprit de Dieu. Elle se

situe plutôt dans la capacité d'écouter et de s'approprier la sagesse du passé pour l'appliquer

dans la situation actuelle. Bien que la sagesse ait une origine divine, elle doit être accueillie

activement par les êtres humains. Le fait que Dieu rende quelqu'un plus sage en lui donnant

une sage information n'est pas pensable dans la littérature sapientielle. En tout cas, Joseph

ne peut pas être un modèle de sagesse pour tous ceux qui n'ont pas reçu directement la

communication divine. Quant à la théologie formulée par l'interprétation de Joseph : «Vous

avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien » (Gn 50,20), Fox estime qu'elle

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provient effectivement de la littérature sapientielle. Cependant, cette théologie est présente

partout dans la Bible144.

Au sujet de la manière dont Joseph parvient à trouver sa place dans la cour royale,

Fox refuse catégoriquement l'hypothèse de von Rad. Selon ce dernier, dans la littérature

sapientielle, on apprend au jeune homme comment faire pour accéder au pouvoir et de ce

fait l'histoire de Joseph fournit un modèle de cette ascension sociale. Or, aux dires de Fox,

la littérature sapientielle ne s'intéresse pas tellement à la question du comment faire pour se

promouvoir dans la société, elle s'occupe plutôt de la question du comment bien agir dans

n'importe quelle situation. De plus, l'histoire de Joseph ne présente pas la bonne façon de se

comporter à la cour royale, une question qui s'avère essentielle pour la littérature

sapientielle.

Fox conclut son article en affirmant qu'il s'agit effectivement de sagesse dans

l'histoire de Joseph, mais elle n'appartient pas à la Sagesse littéraire. Bien que Joseph se

montre un bon exemple dans la pratique de quelques vertus enseignées par la littérature

sapientielle, rien ne prouve que son histoire soit formée dans le désir d'enseigner aux jeunes

de la cour royale ces vertus. Fox considère également que la sagesse de Joseph est plus

proche de la sagesse présentée dans le livre de Daniel que de celle du livre des

Proverbes145. Selon l'auteur, à l'instar de l'histoire de Joseph, le livre de Daniel partage

l'idée selon laquelle l'interprétation des songes est une communication venant directement

de Dieu plutôt qu'un apprentissage de la part des être humains146. Cette conclusion met en

cause la lecture de von Rad qui s'appuie essentiellement sur le livre des Proverbes pour

montrer la relation entre l'histoire de Joseph et la littérature sapientielle.

Loin d'être définitivement clos, le débat sur l'influence de la Sagesse dans l'histoire de

Joseph a été rouvert par G.W. Coats qui cherche à réexaminer la relation entre le récit de

144 L'auteur cite quelques exemples : Ps 33,10 ; Mi 4,11-13 ; 2 R 19,23-28 ; Nb 23,7-8, 22,12, 24,1 ; Éz 38,10-

23. Voir Fox, « Wisdom in the Joseph Story », p. 36. 145 Sur la connexion entre l'histoire de Joseph et le livre de Daniel, voir E.W. Heaton, « The Joseph Saga », ET

59 (1948), p. 135. 146 Fox note que dans le livre de Daniel, c'est seulement Dieu qui est capable de décoder son propre

message. Quant à l'homme, il n'est qu'un passif instrument et un docile messager de Dieu. Daniel prie Dieu

pour obtenir l'information nécessaire et il reçoit l'interprétation du rêve dans son rêve lui-même (Dn 2,18-

19). Il a une vision au moment du rêve et c'est un ange qui lui explique le symbolisme de cette vision (Dn

7,15-28). Cf. Fox, « Wisdom in the Joseph Story », p. 39.

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Joseph et la Sagesse ancienne147. Partant de Gn 39-41, particulièrement centré sur le

personnage de Joseph, Coats considère que celui-ci accomplit avec sagesse la tâche qu'on

lui confie, qu'il soit dans la maison de Potiphar, en prison ou devant Pharaon. Il met en

œuvre cette capacité à l'administration dans une totale discrétion. Le sommet de cette

discrétion se fait jour lorsque Joseph s'abstient de récriminer contre le grand échanson qui a

oublié la demande que lui avait faite Joseph de parler en sa faveur devant Pharaon. Les

premières qualités que le narrateur a attribuées à Joseph sont donc la sagesse et la

discrétion. Or, selon Coats, le mot discrétion est employé en parallèle et en tautologie avec

le vocable de sagesse pas seulement dans le livre des Proverbes, mais aussi dans les livres

d'Isaïe, de Jérémie, d'Osée, de 1 Samuel et de 1 Rois148. La discrétion est donc synonyme

de sagesse. À ces deux qualités considérées comme une seule s'attachent les autres :

maîtrise de soi, obéissance, éloquence dans les discours, ouverture pour la correction et

l'instruction, recherche de la connaissance et désir de justice. Joseph a toutes ces qualités. Il

est trop bon pour être vrai. L'auteur note également que le parallèle le plus important du

récit où le discret et sage administrateur est loué se trouve dans le récit du rêve de Salomon

(1 Rois 3,5-28). Au cours de son songe, Salomon demande à Dieu de lui accorder la

discrétion pour gouverner son peuple. Dieu exauce ses vœux en lui donnant et la sagesse et

la discrétion. Avec ces dons, Salomon est capable de gouverner avec justice et justesse, le

peuple qui lui rend hommage comme le font les Égyptiens devant Joseph. Avec cette

démonstration, Coats suggère que Gn 39-41 et le récit du rêve de Salomon appartiennent

tous les deux au genre de légende politique. Contrairement à von Rad qui considère que

l'histoire de Joseph montre un idéal pour les jeunes hommes qui veulent accéder au

pouvoir, Coats estime que le noyau de ce récit, à savoir Gn 39-41, a pour objectif

d'apprendre aux administrateurs déjà en place les bonnes procédures pour mettre en œuvre

le pouvoir. Le Joseph légendaire devient un modèle pour ces fonctionnaires dans la mesure

où ces derniers reconnaissent en lui l'incarnation parfaite de la sagesse et de la discrétion149.

Selon Coats, le genre de la légende politique est parfaitement compréhensible dans le

147 G.W. Coats, « The Joseph Story and Ancient Wisdom. A Reappraisal », CBQ 35 (1973), p. 285-297. Voir

aussi G.W. Coats, From Canaan to Egypt. Structural and Theological Context for the Joseph Story (CBQMS 4),

Washington DC, CBAA, 1976, p. 86-89. 148 Coats, « The Joseph Story and Ancient Wisdom », p. 289. 149 Ibid., p. 290 et p. 292.

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contexte de la cour royale, d'autant plus que la légende est souvent utilisée dans le but de

l'éducation littéraire. À cela s'ajoute l'intérêt pour la politique dans la tradition de Sagesse,

comme pourrait le suggérer le livre des Proverbes 14,28 : « Un peuple nombreux est

l'honneur d'un roi mais la dépopulation est la perte d'un prince ».

La lecture de Coats lui permet d'évaluer quelques interprétations selon lesquelles

l'histoire de Joseph n'appartient pas à la littérature sapientielle. Si Crenshaw insiste sur la

dimension théologique de la réponse de Joseph devant la tentative de la femme de Potiphar

pour nier l'influence de la Sagesse de cet épisode, Coats estime que la référence au péché

contre Dieu ne constitue pas l'argument principal de Joseph. En effet, dans le récit, Joseph

ne dit pas qu'il ne succombe pas à la tentation de la femme parce qu'il ne veut pas pécher

contre Dieu. La raison de son refus consiste plutôt dans la prise en considération de la

responsabilité envers son maître. Ainsi le sens de la responsabilité envers son supérieur ne

serait donc pas une qualité exigée pour les administrateurs de la cour royale ?

En ce qui concerne l'utilisation de l'inspiration divine comme argument contre

l'influence de la Sagesse sur les rêves de Joseph, Coats montre son désaccord avec

Crenshaw et Redford. Selon Coats, Crenshaw et Redford ont négligé le fait que dans

l'histoire de Joseph (Gn 41,8) et dans le livre de Daniel (2,13 ; 4,15), les hommes sages

soient considérés comme d'habiles interprètes des rêves. Le fait que Joseph perçoive en

Dieu l'auteur de son interprétation (Gn 41,16) et que Pharaon reconnaisse Dieu comme

celui qui agit à travers l'interprétation de Joseph (Gn 41,39) ne constitue pas vraiment un

argument contre l'influence de la littérature sapientielle. D'une part, la Sagesse n'est pas du

tout écartée du contexte théologique150. D'autre part, contrairement à ce que pensent

Crenshaw151 et Redford152, la raison principale pour laquelle Pharaon choisit Joseph comme

son conseiller n'est pas directement liée à sa capacité d'interpréter les rêves. Ce choix

repose plutôt sur la compétence de Joseph en tant qu'administrateur. En effet, c'est chez

Joseph que Pharaon a trouvé des qualités acquises selon la description que Joseph lui-même

a faite à propos du futur majordome de la maison royale.

150 Selon le livre des Proverbes 1,7 : « La crainte du Seigneur est le principe du savoir ; sagesse et éducation,

seuls les fous s'en moquent ». 151 Crenshaw, « Method in Determining Wisdom Influence », p. 137. 152 Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 103.

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La lecture sapientielle de l'histoire de Joseph commence donc avec une ingénieuse

hypothèse de von Rad. À la suite de cette étude, plusieurs commentateurs s'intéressent à la

relation entre l'histoire de Joseph et la littérature sapientielle. Quelle que soit l'opinion que

l'on peut avoir, pour ou contre l'intuition de von Rad, l'intérêt particulier qu'on porte à

l'histoire de Joseph mérite d'être souligné.

1.6 LECTURE CONTEXTUELLE

Par une lecture contextuelle, Lothar Rupert153 établit des liens entre l’action de

Joseph et l’aventure de Moïse qui, durant le temps de famine, conduit ses frères vers la vie

en les nourrissant. L'auteur considère qu'il existe des points de ressemblance entre Joseph et

Moïse aussi bien au niveau des personnages qu'au niveau de la mission.

Au point de vue des personnages, ces deux Hébreux sont tous les deux sauvés par des

étrangers d'une situation où le danger de mort est imminent. En effet, si Joseph est hissé de

la citerne par des marchands étrangers, les Madianites (Gn 37,28), Moïse est retiré du Nil

par des étrangères, que représentent la fille de Pharaon et sa servante (Ex 2,5). Dans les

deux cas, le peuple étranger est utilisé comme instrument de la bienveillance divine à

l'égard d'Israël. Bien que la circonstance de l'abandon soit différente – volontaire dans le

cas des fils de Jacob et contrainte dans le cas de la mère de Moïse –, Joseph et Moïse

deviennent plus tard des proches du roi d'Égypte.

Alors que les ennemis de Joseph sont ses propres frères (Gn 37,11), les ennemis de

Moïse sont ses frères hébreux, de même origine que lui (Ex 2,14). Dans les deux cas, le

motif d'inimité est semblable. En effet, Joseph est abandonné par ses frères parce que ceux-

ci comprennent le récit du songe en terme de domination lorsqu'ils lui demandent :

«Voudrais-tu régner sur nous en roi ou nous dominer en maître ? » (Gn 37,8) Quant à

Moïse, il devient objet de l'hostilité de la part d'un Hébreu quand celui-ci l'interroge : «Qui

t'a établi chef et juge sur nous ? » (Ex 2,14)

Il est à noter que ces deux conflits fraternels se situent au début de l'histoire des deux

héros. Par la jalousie de ses frères, Joseph est conduit en Égypte (Gn 37,36), tandis que

Moïse prend la fuite hors de l'Égypte suite à la révélation de son crime par un frère de sa

153 L. Ruppert, Die Josephserzählung der Genesis, p. 219-223. Nous trouvons un résumé de cette lecture dans

Michaud, L'histoire de Joseph le Makirite, p. 130-131.

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race (Ex 2,14). Dans les deux cas, le mépris initial envers ces deux personnages (Gn 37,8 ;

Ex 2,14) est transformé en une confiance étonnante (Gn 42 et suiv. ; Ex 18,13-26). Albright

remarque que les beaux-pères de Joseph et de Moïse sont des prêtres154.

En ce qui concerne la mission, les deux personnages sont envoyés par Dieu pour

sauver son peuple de la famine et de la misère. Si Joseph dit qu'il est envoyé par Dieu (Gn

45,8) pour que « vive un peuple immense » (Gn 50,20), Moïse a reçu la mission de la part

de Dieu de faire sortir les fils d'Israël de leur situation misérable155 (Ex 3,10). En vue de la

réalisation de cette mission, Dieu a promu Joseph Père de Pharaon, maître de sa maison et

régent de toute l'Égypte (Gn 45,8). Le même Dieu a envoyé Moïse vers la maison de

Pharaon pour demander la libération du peuple d'Israël (Ex 3,10). Ainsi, Joseph et Moïse

sont devenus des instruments de la Providence divine qui cherche sans cesse à protéger son

peuple élu.

Alors que Joseph rassure ses frères angoissés par la culpabilité de la faute du passé

(Gn 50,19-20), Moïse cherche à apaiser la peur des Israélites qui sont terrifiés par la

manifestation de Dieu au Sinaï (Ex 20,18-20). Avant de quitter les siens, Joseph dit à ses

frères que Dieu va les faire sortir de l'Égypte pour les installer dans le pays de la promesse

(Gn 50,24). Quant à Moïse, avant sa mort, il s'adresse à tout Israël en disant que c'est Josué

qui entrera avec le peuple au pays promis (Dt 31,1-7).

154 Albright, « Historical and Mythical Elements », p. 140. 155 Dans la Bible, l'expression « Va, je t'envoie vers eux » « n'est adressée qu'à Joseph et à Moïse – il s'agit

d'hommes qui vont à la recherche de leurs frères perdus, dans tous les sens de ce terme, et qui se sentent

responsables de leur destin ». J. Eisenberg – B. Gross, Un Messie nommé Joseph (À Bible ouverte V), Paris,

Albin Michel, 1983, p. 100. Voir aussi da Silva, Joseph face à ses frères, p. 16.

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60

CONCLUSION

En partant de la théorie documentaire, nous avons tracé les grandes lignes des

différentes lectures de Gn 37-50. Quelle que soit la lecture, typologique ou mythologique,

légendaire ou historique, sapientielle ou contextuelle, le lecteur est conduit dans un univers

où la spécificité de chaque méthode ne cesse de l'émerveiller. Loin de préférer une lecture à

une autre, nous considérons que chacune d'elles a sa propre légitimité. Il n'existe donc pas

une lecture que l'on pourrait qualifier de bonne ou de mauvaise. Chaque lecture forge le

questionnement qui est le sien et c'est en fonction de la question initialement posée que le

résultat de la recherche varie156. À une question nouvellement posée, un nouveau résultat

est fourni. Et c'est dans la diversité d'approches que nous trouvons la richesse d'une histoire

qui a surpris des générations de lecteurs et qui est ouverte encore aujourd'hui à une

multitude d'interprétations. Ainsi, le texte résiste-t-il toujours au lecteur, mais c'est dans

cette capacité de résistance du texte que le lecteur puise de nouvelles ressources pour

répondre à ses interrogations actuelles et pour en générer d'autres. Ce faisant, le lecteur est

invité à entrer dans un mouvement dynamique et circulaire de lecture où la satisfaction

d'une méthode devient le point de départ pour une autre.

Le retour aux sources de la tradition exégétique nous permet donc de tracer un

arrière-fond de l'histoire de Joseph et de ses interprétations au cours des siècles. Loin de

tomber dans une répétition stérile, cette démarche nous aide à poser un solide point de

départ qui nous conduira vers un nouvel horizon de compréhension et d'interprétation. La

méthode narrative, en particulier centrée sur la voix narrative, qui est l'objectif principal de

notre recherche dans les pages qui suivent, sera sans aucun doute enrichie par les

interrogations et les résultats de recherche que les autres méthodes avant elle ont fournis.

Écoutons maintenant la voix du narrateur qui, chuchotant à l'oreille de chaque lecteur

attentif, lui raconte la merveilleuse histoire de Joseph.

156 Selon D. Marguerat (Idem [dir.], Quand la Bible se raconte [Lire la Bible 134], Paris, Cerf, 2003, p. 14),

«chaque questionnement a sa légitimité, mais chacun n'apporte pas les mêmes résultats. C'est à la fécondité

de son questionnement et à la performance de ses outils que s'évalue une lecture ».

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CHAPITRE II : TRADUCTION LITTÉRALE

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JOSEPH ET SES FRÈRES157 (Gn 37) 1 Et158 Jacob demeura dans le pays des migrations de son père, dans le pays de Canaan. 2 Et voici les naissances de Jacob :

Joseph, fils de dix-sept ans, menant paître [avec] ses frères [dans] le petit bétail159

et il était un garçon avec les fils de Bilha et les fils de Zilpa, femmes de son père ;

et Joseph faisait venir la rumeur sur eux [comme] méchante auprès de leur père160. 3 Et Israël aimait Joseph plus que tous ses fils car il était un fils de vieillesse pour lui

et il faisait pour lui une tunique à [longues] manches161. 4 Et ses frères virent que c'est lui qu'aimait leur père plus que tous ses frères et ils le haïrent

et ils ne pouvaient pas lui parler pour la paix. 5 Et Joseph rêva un rêve et il le raconta à ses frères et ils le haïrent encore davantage162. 6 Et il leur dit : « Écoutez, je vous prie, ce rêve que j'ai rêvé. 7 Voici que nous gerbions des gerbes163 au milieu des champs et voici que se leva ma gerbe

et même elle se dressa et voici que vos gerbes l'entouraient et elles se prosternèrent devant

ma gerbe. »

157 C'est nous qui donnons le titre de chaque chapitre. Nous préparons cette traduction à partir de Biblia

Hebraica Stuttgartensia, 5. verbesserte Auflage, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1997 en consultant

plusieurs travaux existants : Ancien Testament interlinéaire, hébreu-français avec le texte de la traduction

œcuménique de la Bible et de la Bible en français courant, Villiers-le-Bel, Alliance biblique universelle, 2007 ;

H. Meschonnic, Au commencement. Traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 ; W.D

Reyburn – E. McG. Fry – R. Péter-Contesse, La Genèse. Manuel du traducteur. Commentaire linguistique et

exégétique de la Bible, vol. 2, Villiers-le-Bel, Alliance biblique universelle, 2005. 158 À la différence de la BJ qui traduit la conjonction de coordination par « mais », nous le rendons ici par

«et». Cela nous permet de rattacher le verset 1 et 2a au chapitre 37 et non pas au chapitre 36 puisque ce

dernier ne parle jamais de Jacob, mais d'Ésaü et de ses fils. 159 Deux sens sont possibles : « Joseph [...] menant paître avec ses frères le petit bétail » ou bien « Joseph

[...] menant paître ses frères dans le petit bétail ». En ce sens, voir Wénin, Joseph ou l'invention de la

fraternité, p. 28. 160 Nous suivons la traduction de Wénin pour qui la « rumeur est ici qualifiée de raʿah, "méchante ou

mauvais", dans une construction où l'adjectif fait fonction d'attribut de l'objet direct ». Wénin, Ibid., p. 29. 161 Le mot keṯōneṯ passîm est rare et dont le sens est incertain. Meschonnic (Au commencement, p. 338)

propose de traduire ce terme par « une tunique à longues manches ». Nous suivons le système de

translittération proposé par A. Tichit, Hébreu biblique. Grammaire de base et introduction aux fêtes juives.

Textes expliqués. Exercices et corrigés (Langues et cultures anciennes 3), Bruxelles, Safran, 2007, p. 13-14.

Par contre, nous gardons la translittération faite par l'auteur lorsqu'il s'agit d'une citation. 162 Littéralement : « Et ils ajoutèrent encore à le haïr ». 163 Le même mot est utilisé en verbe et en nom : meʾallemîn ʾălummîn.

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8 Et ses frères lui dirent : « Règneras-tu vraiment sur nous ? Ou domineras-tu vraiment sur

nous164 ? » Et ils le haïrent encore davantage à cause de ses rêves et à cause de ses

paroles165. 9 Et il rêva encore un autre rêve et il le conta à ses frères et il dit : « Voici que j'ai rêvé

encore un rêve et voici que le soleil et la lune et les onze étoiles étaient en train de se

prosterner devant moi. » 10 Et il le conta à son père et à ses frères et son père lui fit des reproches166 et lui dit : « Quel

est ce rêve que tu as rêvé ? Viendrons-nous vraiment, moi et ta mère et tes frères nous

prosterner devant toi à terre ? » 11 Et ses frères le jalousèrent, mais son père garda la parole. 12 Et ses frères allèrent pour faire paître le petit bétail de leur père à Sichem. 13 Et Israël dit à Joseph : « Tes frères ne sont-il pas en train de faire paître à Sichem ? Va, je

t'envoie vers eux. » Et il lui dit : « Me voici ! » 14 Et il lui dit : « Va, s'il te plaît, vois la paix de tes frères et la paix du petit bétail et fais-

moi revenir une parole. » Et il l'envoya de la vallée d'Hébron et il vint à Sichem. 15 Et un homme le trouva et voici qu'il était errant dans les champs et l'homme lui demanda

en disant : « Tu chercheras quoi ? » 16 Et il dit : « Ce sont mes frères que je suis en train de chercher. Raconte-moi, je te prie, où

ils sont en train de faire paître. » 17 Et l'homme dit : « Ils sont partis d'ici car j'ai entendu des [gens] disant167 : "Nous irons à

Dotân" ». Et Joseph alla derrière ses frères et il les trouva à Dotân. 18 Et ils le virent de loin et avant qu'il s'approche d'eux, ils complotèrent entre eux168 contre

lui pour le faire mourir. 19 Et ils dirent chacun à son frère : « Voici le maître des rêves. Celui-ci est en train de venir. 20 Et maintenant, allez, nous le tuerons et nous le jetterons dans un des trous et nous dirons :

"Une bête méchante l'a mangé" et nous verrons ce que seront ses rêves ! » 21 Et Ruben entendit et il le délivra de leur main et il dit : « Ne le frappons pas à l'âme ! » 22 Et Ruben leur dit : « Ne répandez pas de sang. Jetez-le dans ce trou qui est dans le désert,

mais pas une main, vous ne l'envoyez sur lui » afin de le délivrer de leur main en le faisant

revenir vers son père.

164 Les verbes mālakh « régner » et māšal « dominer » sont répétés à l'infinitif absolu. Littéralement : « Est-

ce que régner, tu règneras sur nous ? Ou est-ce que dominer, tu domineras sur nous ? » Nous traduisons ici

par « règneras-tu vraiment sur nous » et « domineras-tu vraiment sur nous » pour souligner l'insistance du

verbe. 165 Le mot ʿal est employé deux fois ici au sens de « à cause de ». 166 Pour Macintosh, le verbe gāʿar exprime un reproche moral très fort à tel point qu'on peut le considérer

comme une menace. Voir A.A. Macintosh, « A Consideration of Hebrew גער », VT 19 (1969), p. 471-479. On

peut consulter également S.C. Reif, « A Note on גער », VT 21 (1971), p. 241-244. 167 Nous suivons ici la traduction de Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 46 et 53) pour qui la

formule hébraïque ne précise pas que ces gens sont les frères de Joseph. 168 Le verbe employé wayyiṯnakklû est au hitpaʿel. À la suite de Meschonnic (Au commencement, p. 338),

nous ajoutons « entre eux » à cause de ce verbe réfléchi.

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23 Et il arriva que lorsque Joseph vint vers ses frères, ils arrachèrent à Joseph sa tunique, la

tunique à [longues] manches qui était sur lui. 24 Et ils le prirent et le jetèrent dans le trou, et le trou était vide, il n'y avait pas d'eau

dedans. 25 Et ils s'assirent pour manger du pain et ils levèrent les yeux169 et ils virent et voici qu'une

caravane d'Ismaélites venant de Galaad et leurs chameaux portant des aromates, du baume

et du ladanum. Ils allaient pour [les] faire descendre en Égypte. 26 Et Juda dit à ses frères : « Quel profit si nous tuons notre frère et nous couvrons son

sang? 27 Allez, que nous le vendions aux Ismaélites, mais que notre main ne soit pas sur lui, car il

est notre frère, notre chair. » Et ses frères écoutèrent. 28 Et des hommes madianites, des marchands, passèrent et ils tirèrent et firent monter

Joseph hors du trou et ils vendirent Joseph aux Ismaélites pour vingt [sicles d']argent et ils

firent venir Joseph en Égypte. 29 Et Ruben revint vers le trou et voici qu'il n'y avait pas Joseph dans le trou et il déchira ses

vêtements. 30 Et il revint vers ses frères et dit : « L'enfant n'est pas là ! Et moi, où je vais, moi ? » 31 Et ils prirent la tunique de Joseph et ils égorgèrent un bouc de caprins et ils trempèrent la

tunique dans le sang. 32 Et ils renvoyèrent la tunique à [longues] manches et ils [la] firent venir vers leur père et

ils dirent : « Nous avons trouvé ceci. Reconnais s'il te plaît : est-ce la tunique de ton fils ou

non?» 33 Et il la reconnut et dit : « La tunique de mon fils. Une bête méchante l'a mangé. Il a été

déchiqueté170, oui171, déchiqueté, Joseph. » 34 Et Jacob déchira ses habits et il mit un sac sur ses hanches et il se mit en deuil de son fils,

de nombreux jours. 35 Et tous ses fils et toutes ses filles se levèrent pour le consoler, mais il refusa de se laisser

consoler et il dit : « Oui ! Je descendrai vers mon fils en deuil au séjour des morts. » Et son

père le pleura. 36 Et les Madianites l'avaient vendu en Égypte à Potiphar, officier de Pharaon, chef des

gardes.

169 Littéralement : « ils levèrent leurs yeux ». 170 Nous traduisons ici et au 44,28 le verbe ṭāraph par « déchiqueter » pour le distinguer de qāraʿ signifiant

«déchirer» au verset 29. 171 Nous ajoutons « oui » pour souligner l'insistance du verbe répété à l'infinitif absolu.

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65

TAMAR AFFIRME SES DROITS FACE À JUDA (Gn 38) 1 Et il arriva qu'en ce temps-là Juda172 descendit de chez ses frères et il se rendit jusqu'à un

homme, un Adoullamite, du nom de Hira. 2 Et là Juda vit la fille d'un homme cananéen, du nom de Shoua173. Et il la prit et vint vers

elle. 3 Et elle fut enceinte et enfanta un fils et il l'appela du nom Er. 4 Et elle fut encore enceinte et enfanta un fils et elle l'appela du nom Onân. 5 Et elle continua encore et enfanta un fils et elle l'appela du nom Shéla et il174 était à Keziv

lorsqu'elle l'enfanta. 6 Et Juda prit une femme pour Er, son premier-né, et son nom était Tamar175. 7 Et Er, premier-né de Juda, fut mauvais aux yeux d'Adonaï176 et Adonaï le fit mourir. 8 Et Juda dit à Onân : « Viens vers la femme de ton frère et agis en beau-frère177 envers elle

et fais lever une descendance178 pour ton frère. » 9 Et Onân savait que la descendance ne serait pas pour lui et il arrivait que179 s'il180 venait

vers la femme de son frère, il détruisait à terre pour ne pas donner une descendance à son

frère. 10 Et ce qu'il fit fut mauvais181 aux yeux d'Adonaï et il le fit mourir lui aussi. 11 Et Juda dit à Tamar sa belle fille : « Demeure veuve dans la maison de ton père jusqu'à ce

qu'ait grandi mon fils Shéla », car il [se] disait : « De peur qu'il ne meure lui aussi comme

ses frères » et Tamar alla et demeura dans la maison de son père. 12 Et les jours furent nombreux et mourut la fille de Shoua, la femme de Juda et Juda se

consola. Et il monta auprès de ceux qui tondaient son petit bétail, lui et Hira son

compagnon l'Adoullamite, vers Timna.

172 Sur la signification du nom de Juda, voir E. Lipiński, « L'éthymologie de "Juda" », VT 23 (1973), p. 380-381. 173 Il s'agit du nom du beau-père Juda. En hébreu, la terminaison est au masculin. 174 Plusieurs commentateurs considèrent que le pronom « il » se réfère à Juda. Cependant, selon C.A. Ben-

Mordecai (« Chezib », JBL 58 [1939], p. 283-286), ce pronom envoie plutôt à Shéla. De plus, pour l'auteur, le

terme Ḵezîḇ peut dénoter le sens « placenta ». C'est pourquoi il propose la traduction suivante : « Et Shéla

était dans le placenta lorsqu'elle l'enfanta ». 175 Le nom de Tamar signifie « palmier dattier ». Meschonnic, Au commencement, p. 340. 176 Le nom divin s'écrit toujours YHWH, mais se lit Adonaï. 177 Il s'agit ici du verbe yāḇam qui signifie « épouser la veuve de son frère ». À la suite de Chouraqui qui

traduit ce verbe par « lévirer », Meschonnic propose celui de « beaufrèrer ». Voir Meschonnic, Au

commencement, p.340. 178 Le terme utilisé zeraʿ signifie « semence ». 179 Le terme wehāyâ a une valeur fréquentative. En ce sens, Meschonnic, Au commencement, p. 340. Voir

aussi Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 173. 180 Au sens « chaque fois que ». Voir Meschonnic, idem., p. 341. 181 Il y a un effet de symétrie entre le début du verset 9 (wayyēḏaʿ : et il savait) et celui du verset 10

(wayyēraʿ : et fut mauvais). Ainsi, Meschonnic, idem.

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13 Et il fut raconté à Tamar en disant : « Voici ton beau-père182 montant vers Timna pour

tondre son petit bétail. » 14 Et elle enleva ses vêtements de veuve de sur elle et elle se couvrit avec un voile183 et elle

s'enveloppa et elle s'assit à l'entrée d'Énaïm184 qui est sur le chemin vers Timna car elle

avait vu que Shéla avait grandi, mais elle ne lui avait pas été donnée pour femme. 15 Et Juda la vit et la prit pour une prostituée185 parce qu'elle avait couvert sa face. 16 Et il se rendit vers elle sur le chemin et dit : « Allons, s'il te plaît, je viendrai vers toi » car

il ne savait pas qu'elle était sa belle-fille et elle dit : « Que me donneras-tu quand tu

viendras vers moi ? » 17 Et il dit : « Moi, j'enverrai un chevreau de caprins du petit bétail. » Et elle dit : « Si tu

donnes un gage jusqu'à ce que tu envoies. » 18 Et il dit : « Quel est le gage que je te donnerai ? » et elle dit : « Ton sceau, ton cordon et

ton bâton qui est dans ta main. » Et il lui donna et vint vers elle et elle fut enceinte de lui /

pour lui186. 19 Et elle se leva et s'en alla et elle enleva son voile de sur elle et revêtit ses vêtements de

veuve. 20 Et Juda envoya le chevreau de caprins par la main de son compagnon l'Adoullamite pour

prendre le gage de la main de la femme, mais il ne la trouva pas. 21 Et il demanda aux hommes de son lieu187 en disant : « Où est la prostituée sacrée, celle

qui était sur le chemin à Énaïm ? » et ils dirent : « Il n'y avait pas par là de prostituée

sacrée. » 22 Et il revint vers Juda et dit : « Je ne l'ai pas trouvée, et même les hommes du lieu ont dit :

"Il n'y avait pas par là de prostituée sacrée". » 23 Et Juda dit : « Qu'elle prenne [le gage] pour elle, de peur que nous soyons méprisés.

Voici que j'ai envoyé ce chevreau et toi, tu ne l'as pas trouvée. » 24 Et il arriva qu'après trois mois, il fut raconté à Tamar en disant : « Elle s'est prostituée,

Tamar, ta belle-fille, et même : voici qu'elle est enceinte de sa prostitution. » Et Juda dit :

«Faites-la sortir et elle sera brûlée. »

182 Le mot beau-père (ḥām) est employé seulement quatre fois dans l'Ancien Testament : Gn 38,13.25 ; 1 S

4,19.21. Il désigne toujours le père du mari, jamais le père de la femme. V.P. Hamilton, The Book of Genesis.

Chapters 18-50 (NICOT), Grand Rapids MI, W.B. Eerdmans, p. 439. 183 Le mot ṣāʿîph, d'une racine qui signifie « plier en double », est utilisé trois fois dans la Bible : Gn 24,65 ;

38,14.19. Voir Meschonnic, Au commencement, p. 309. 184 Le terme ʿênaîm peut être compris comme un nom propre ou « deux sources » ou encore « deux yeux ».

Pour I. Robinson (« bĕpetaḥ ʿênayim IN GENESIS 38:14 », JBL 96 [1977], p. 569), ce verset peut être traduit

comme suit : « Elle s'assoit, d'une manière provocante, à Énaïm, qui est sur le chemin vers Timna ». 185 À la différence des versets 21 et 22 qui utilisent le terme qeḏēšâ pour parler de la prostituée sacrée, le

terme zônâ est employé ici pour désigner la prostituée au sens courant de mot. 186 La préposition utilisée dans le texte nous permet d'avoir cette double compréhension. Voir Wénin,

Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 98 ; P. Joüon, « Locutions hébraïques », Bib 3 (1922), p. 61. 187 Il s'agit ici du lieu où était la femme puisque le suffixe utilisé est au féminin. En ce sens, voir Meschonnic,

Au commencement, p. 341.

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25 Pendant qu'on la faisait sortir, elle envoya dire à son beau-père : « C'est d'un homme à

qui sont ces choses que je suis enceinte. » Et elle dit : « Reconnais, s'il te plaît, à qui sont

ce sceau, ces cordons et ce bâton. » 26 Et Juda reconnut et dit : « Elle est juste, moi pas188, puisque je ne l'ai pas donnée à Shéla

mon fils. » Et il n'a plus continué de la connaître. 27 Et arriva le temps où elle enfanta et voici des jumeaux dans son ventre. 28 Et pendant qu'elle enfanta, l'un donna une main et la sage-femme [la] prit et elle attacha

sur sa main un fil écarlate en disant : « Celui-ci est sorti en premier. » 29 Et comme il ramena sa main et voici que sortit son frère et elle dit : « Comme tu as percé

sur toi une percée ! » Et il l'appela du nom Pèrèç. 30 Et ensuite sortit son frère qui avait sur sa main le fil écarlate. Et il l'appela du nom Zérah.

JOSEPH EN ÉGYPTE (Gn 39) 1 Et Joseph avait été descendu en Égypte et Potiphar, fonctionnaire189 de Pharaon, chef des

gardes, un homme égyptien, l'avait acquis de la main des Ismaélites qui l'avaient fait

descendre là. 2 Et Adonaï fut avec Joseph et il fut un homme qui réussit190 et il fut dans la maison de son

maître égyptien. 3 Et son maître vit qu'Adonaï était avec lui et que tout ce qu'il faisait, Adonaï le faisait

réussir dans sa main. 4 Et Joseph trouva faveur à ses yeux et il fut à son service ; et il le fit intendant sur sa

maison et tout ce qui était à lui, il [le] donna dans sa main. 5 Et dès qu'il le fit intendant dans sa maison et sur tout ce qui était à lui, Adonaï bénit la

maison de l'Égyptien à cause de Joseph et la bénédiction d'Adonaï fut sur tout ce qui était à

lui dans la maison et dans les champs. 6 Et il abandonna tout ce qui était à lui dans la main de Joseph et avec lui, il ne connaissait

rien sinon le pain qu'il mangeait. Et Joseph fut beau de forme et beau à voir191. 7 Et après ces événements, la femme de son maître leva les yeux vers Joseph et elle dit :

«Couche avec moi ! » 8 Et il refusa et dit à la femme de son maître : « Voici qu'avec moi, mon maître ne connaît

rien dans la maison, et tout ce qui est à lui, il l'a donné dans ma main.

188 Nous suivons ici la traduction de Wénin qui considère que dans l'expression ṣāḏeqâ mimmennî, « parfois

traduite "elle est plus juste que moi", la préposition min n'est pas employée pour exprimer le comparatif

relatif ("plus que"), mais le complément de relation ("par rapport à") ». Voir Wénin, « La ruse de Tamar (Gn

38). Une approche narrative », ScEs 51 (1999), p. 274 ; J.P. Fokkelman, « Genesis 37 and 38 at the Interface

of Structural Analysis and Hermeneutics », dans L.J. de Regt – J. de Waard – J.P. Fokkelman (dir.), Literary

Structures and Rhetorical Strategies in the Hebrew Bible, Assen, Van Gorcum – Eisenbrauns, 1996, p. 172. 189 Sur l'identité de Potiphar, voir Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 135-137. 190 Sur l'usage de ce verbe dans la Bible, voir H. Tawil, « Hebrew צלח / הצלח, Akkadian ešēru / šūšuru : A

Lexicographical Note », JBL 95 (1976), p. 405-413. 191 La même expression est utilisée en Gn 29,17 pour décrire la beauté de Rachel, mère de Joseph.

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68

9 Nul n'est plus grand que moi dans cette maison et il n'a rien tenu loin de moi sinon toi

parce que tu es sa femme. Et comment ferai-je ce grand mal et pécherai-je contre Dieu ? » 10 Et comme elle parlait à Joseph jour après jour, il ne l'écouta pas pour coucher à côté

d'elle, pour être avec elle. 11 Et ce jour-là192, il vint à la maison pour faire son ouvrage. Et il n'y avait pas un homme

parmi les hommes de la maison [qui était] là, dans la maison. 12 Alors elle l'agrippa par son vêtement en disant : « Couche avec moi ! » Et il abandonna

son vêtement dans sa main et il s'enfuit et sortit dehors. 13 Comme elle vit qu'il avait abandonné son vêtement dans sa main et s'était enfui dehors, 14 elle appela les hommes de sa maison et leur dit : « Voyez ! il a fait venir vers nous un

homme hébreu pour s'amuser de nous. Il est venu vers moi pour coucher avec moi193 et j'ai

appelé à grande voix. 15 Et comme il a entendu que j'élevais ma voix et que j'appelais, il a abandonné son

vêtement à côté de moi, il s'est enfui et est sorti dehors. » 16 Et elle déposa son vêtement à côté d'elle jusqu'à ce que vienne son maître194 à la maison. 17 Et elle lui parla selon ces paroles en disant : « Il est venu vers moi le serviteur hébreu que

tu as fait venir vers nous pour s'amuser de moi. 18 Et comme j'élevais ma voix et j'appelais, il a abandonné son vêtement à côté de moi et il

s'est enfui dehors. » 19 Et comme son maître entendit les paroles que sa femme lui avait parlée en disant : « C'est

selon ces paroles que m'a fait ton serviteur », et il s'enflamma de colère. 20 Et le maître de Joseph le prit et le mit à la maison de la rotonde195, le lieu où les

prisonniers du roi sont emprisonnés, et il fut là dans la maison de la rotonde. 21 Et Adonaï fut avec Joseph et il étendit sur lui une bonté et il donna sa faveur aux yeux du

chef de la maison de la rotonde. 22 Et le chef de la maison de la rotonde donna dans la main de Joseph tous les prisonniers

qui étaient dans la maison de la rotonde et tout ce qu'ils faisaient là, c'est lui qui le faisait. 23 Le chef de la maison de la rotonde ne voyait rien de tout ce qui était dans sa main parce

qu'Adonaï était avec lui ; et ce qu'il faisait, Adonaï le faisait réussir.

192 Sur cette expression, voir A.M. Honeyman, « The Occasion of Joseph's Temptation », VT 2 (1952), p. 85-

87. 193 Pour une étude détaillée de cette formule, voir H.M. Orlinsky, « Critical Notes on Gen 39:14,17, Jud

11:37», JBL 61 (1942), p. 87-103. 194 Il est question ici du maître de Joseph puisque le suffixe est au masculin. En ce sens, voir Wénin, Joseph

ou l'invention de la fraternité, p. 109. 195 Le mot sōhar exprime l'idée de rondeur. En ce sens, voir Meschonnic, Au commencement, p. 343.

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JOSEPH ET LES OFFICIERS DE PHARAON (Gn 40)

1 Et après ces événements, l'échanson du roi d'Égypte et le panetier commirent une faute

contre leur maître, contre le roi d'Égypte. 2 Et Pharaon se mit en colère contre ses deux officiers, contre le chef des échansons et

contre le chef des panetiers. 3 Et il les mit en garde dans la maison du chef des gardes, à la maison de la rotonde, lieu où

Joseph était emprisonné. 4 Et le chef des gardes préposa Joseph avec eux et il les servit ; et ils furent en garde des

jours durant. 5 Et ils rêvèrent un rêve, tous les deux, chacun son rêve dans une même nuit, chacun selon

l'interprétation de son rêve, l'échanson et le panetier qui étaient au roi d'Égypte, qui étaient

emprisonnés dans la maison de la rotonde. 6 Et Joseph vint vers eux au matin et il les vit, et les voici chagrinés. 7 Et il demanda aux officiers du Pharaon qui étaient avec lui en garde dans la maison de son

maître en disant : « Pourquoi vos visages sont-ils mauvais aujourd'hui ? » 8 Et ils lui dirent : « Nous avons rêvé un rêve et pour l'interpréter196, il n'y a personne. » Et

Joseph leur dit : « N'est-ce pas à Dieu que sont les interprétations ? Racontez-moi, je vous

prie. » 9 Et le chef des échansons raconta son rêve à Joseph et lui dit : « Dans mon rêve, voici une

vigne devant moi, 10 et sur la vigne, trois sarments. Et comme elle commençait à bourgeonner, sa fleur avait

monté et ses grappes faisaient mûrir des raisins197. 11 Et la coupe de Pharaon était dans ma main et j'ai pris les raisins et je les ai pressés198 dans

la coupe de Pharaon et j'ai donné la coupe dans la paume de Pharaon. » 12 Et Joseph lui dit : « Ceci est son interprétation : les trois sarments, ce sont trois jours. 13 Encore trois jours, Pharaon lèvera ta tête et il te fera revenir à ta fonction et tu donneras

la coupe de Pharaon dans sa main, selon le statut initial lorsque tu étais son échanson.

196 Dans l'Ancien Testament, le verbe pāṯar est employé 9 fois dont toutes les occurrences se trouvent en Gn

40 et Gn 41 (40,8.16.22 ; 41,8.12 [deux fois].13.15 [deux fois]). Quant au vocable piṯrôn signifiant

«interprétation», il est utilisé 5 fois dans l'Ancien Testament et ils se trouvent tous en Gn 40 et Gn 41

(40,5.8.12.18 ; 41,11). En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 476. 197 Le verbe bāšal utilisé au factitif est un hapax : « faisaient mûrir les raisins ». Voir Meschonnic, Au

commencement, p. 344. 198 Wāʾeśḥaṭ ʾōṯām est également un hapax. Meschonnic, Ibid.

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14 Si seulement tu te souviens de moi avec toi quand ce sera bien pour toi et tu feras, s'il te

plaît, une bonté envers moi : tu amèneras mon souvenir199 devant Pharaon et tu me feras

sortir hors de cette maison. 15 Car j'ai été volé, oui, volé du pays des Hébreux, et même ici, je n'avais rien fait pour

qu'on me mette dans le trou200. 16 Et le chef des panetiers vit que c'était en bien qu'il interprétait et il dit à Joseph : « Moi

aussi, dans mon rêve, voici trois paniers de pain blanc201 sur ma tête. 17 Et dans le panier le plus haut, de toute nourriture de Pharaon, œuvre du panetier, et

l'oiseau les mange du panier, de sur ma tête. » 18 Et Joseph répondit et dit : « Ceci est son interprétation : les trois paniers, ce sont trois

jours. 19 Encore trois jours, Pharaon lèvera ta tête de sur toi202 et il te pendra sur un arbre et

l'oiseau mangera ta chair de sur toi. » 20 Et il arriva qu'au troisième jour, jour de l'anniversaire de Pharaon, il fit un festin pour

tous ses serviteurs et il leva la tête du chef des échansons et la tête du chef des panetiers

parmi ses serviteurs. 21 Et il fit revenir le chef des échansons à sa fonction d'échanson et il donna la coupe sur la

paume de Pharaon. 22 Mais le chef des panetiers, il [le] pendit, comme avait interprété pour eux Joseph. 23 Mais le chef des échansons ne se souvint pas de Joseph et il l'oublia.

JOSEPH ET PHARAON (Gn 41)

1 Et il arriva qu'au bout de deux années de temps203 Pharaon rêve et voici qu'il se tient près

du Nil204. 2 Et voici que du Nil montent sept vaches belles à voir205 et grasses de chair et elles se

mirent à paître dans les roseaux.

199 Nous suivons ici la traduction de Meschonnic (Idid., p. 191 et 344) pour pouvoir garder le signifiant

«souvenir» dans la racine de verbe et pour éviter les formules ambiguës comme « tu me rappelleras au

souvenir de Pharaon » ou « fais, à Pharaon, souvenance de moi », puisque Pharaon ne connaît pas encore

Joseph. 200 Le même terme bôr est utilisé au 37,20.22.24.28.29. 201 Certains auteurs traduisent ce terme par « trois paniers de gâteaux ». Voir par exemple Marguerat –

Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 180 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 481. 202 Sur l'importance de l'ajout « de sur toi » dans la compréhension de l'expression « Pharaon lèvera ta

tête», voir D. Marcus, « "Lifting Up the Head" : On the Trail of Wordplays in Genesis 40 », Prooftexts 10

(1990), p. 11-27. Pour la BJ, « il y a ici un jeu de mots tragique : la tête de l'échanson sera "élevée", il sera

gracié, v. 13 ; la tête du panetier sera "élevée" aussi : il sera pendu ». 203 Au sens littéral, l'expression est rendue : « au bout de deux années de jours ». Pour Meschonnic (Au

commencement, p. 345), le pluriel yāmîm, « des jours », indique la durée. 204 Littéralement : « sur la grande rivière ». 205 Cette expression renvoie le lecteur à la description de Joseph : beau à voir (Gn 39,6).

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71

3 Et voici que sept autres vaches montent après elles du Nil, mauvaises à voir et maigres de

chair et elles se tinrent à côté des [premières] vaches sur la rive du Nil206. 4 Et les vaches mauvaises à voir et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles à voir

et grasses et Pharaon se réveilla. 5 Et il s'endormit et il rêva une deuxième fois et voici que sept épis, gras et bons, montent

sur une seule tige. 6 Et voici que sept épis maigres et desséchés par le vent d'est germent après eux. 7 Et les épis maigres avalèrent les sept épis gras et pleins ; et Pharaon se réveilla et voilà

c'était un rêve. 8 Et il arriva qu'au matin son souffle fut troublé et il envoya appeler tous les devins de

l'Égypte et tous ses sages et Pharaon leur raconta son rêve, mais personne ne put

l'interpréter pour Pharaon. 9 Et le chef des échansons parla au Pharaon en disant : « Ma faute, moi, je la ramène au

souvenir207 aujourd'hui. 10 Pharaon était en colère contre ses serviteurs et il m'a mis en garde dans la maison du chef

des gardes, moi et le chef des panetiers. 11 Et nous avons rêvé un rêve en une même nuit, moi et lui ; chacun selon l'interprétation de

son rêve, nous avons rêvé. 12 Et là, avec nous, il y avait un jeune homme hébreu, serviteur du chef des gardes ; et nous

lui avons raconté et il a interprété pour nous nos rêves ; chacun selon son rêve, il a

interprété. 13 Et il fut ainsi comme il avait interprété pour nous : moi, il m'a fait revenir dans ma

fonction et lui, il l'a pendu. » 14 Et Pharaon envoya appeler Joseph et ils le firent courir hors du trou ; et il se rasa et il

changea ses habits et il vint vers Pharaon. 15 Et Pharaon dit à Joseph : « J'ai rêvé un rêve, et pour l'interpréter, il n'y a personne. Mais

moi, j'ai entendu dire de toi que tu entends un rêve pour l'interpréter. » 16 Et Joseph répondit au Pharaon en disant : « Cela ne vient pas de moi208 ; Dieu donnera

une réponse qui rassurera Pharaon209 ». 17 Et Pharaon parla à Joseph : « Dans mon rêve, voici que je me tiens sur la rive du Nil. 18 Et voici que du Nil montent sept vaches grasses de chair et belles de forme et elles se

mirent à paître dans les roseaux.

206 Au sens littéral : « sur la lèvre de la grande rivière ». Voir Meschonnic, Au commencement, p. 346. 207 Pour Meschonnic (idem.), le verbe mazkîr n'est « pas la même chose que "je me souviens" [...]. C'est faire

qu'on s'en souvienne ». L'auteur traduit ce verbe par « ramener au souvenir » pour garder le signifiant du

souvenir. 208 G. von Rad (La Genèse, Genève, Labor et Fides, 1968, p. 383) traduit le vocable « bilʿāḏāy » par « rien

quant à moi », c'est-à-dire « je n'entre pas en ligne de compte ». 209 Littéralement : « Dieu répondra la paix de Pharaon ».

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72

19 Et voici que sept autres vaches montent après elles, faibles210 et très mauvaises de forme

et vides de chair. Je n'avais pas vu comme elles dans tout le pays d'Égypte pour la laideur. 20 Et les vaches vides et mauvaises ont mangé les sept premières vaches grasses. 21 Et elles sont entrées à l'intérieur d'elles et il n'était pas connu qu'elles étaient entrées à

l'intérieur d'elles et leur aspect était mauvais comme au début ; et je me suis réveillé. 22 Et j'ai vu dans mon rêve et voici que sept épis, pleins et bons, montent sur une seule tige. 23 Et voici que sept épis durcis211, maigres, desséchés par le vent d'est germent après eux. 24 Et les épis maigres avalèrent les sept bons épis et j'ai dit aux devins, mais personne ne me

raconte [quelque chose]. 25 Et Joseph dit au Pharaon : « Le rêve de Pharaon, c'est un seul ; ce que Dieu fait212, il l'a

raconté au Pharaon. 26 Les sept bonnes vaches, ce sont sept années, et les sept bons épis ce sont sept années ;

c'est un seul rêve. 27 Et les sept vaches maigres et mauvaises, celles qui montent après elles, ce sont sept

années; et les sept épis vides et desséchés par le vent d'est, ce seront sept années de famine. 28 C'est la parole que j'avais à dire au Pharaon : « Ce que Dieu fait, il l'a fait voir au

Pharaon. 29 Voici que sept années qui viennent sont une grande abondance dans tout le pays

d'Égypte. 30 Et se lèveront après elles sept années de famine et sera oubliée toute abondance dans le

pays d'Égypte ; et la famine achèvera le pays. 31 Et l'abondance ne sera pas connue dans le pays à cause de cette famine qui suivra car elle

est très pesante. 32 Et si le rêve s'est répété au Pharaon deux fois, c'est que la parole est affirmée de la part de

Dieu et Dieu se hâte de le faire. 33 Et maintenant, que Pharaon voie un homme avisé et sage et qu'il le place sur le pays

d'Égypte. 34 Et que Pharaon fasse [ceci] et qu'il nomme des inspecteurs sur le pays et il prendra le

cinquième de la terre d'Égypte pendant les sept années d'abondance. 35 Et ils rassembleront toute nourriture de ces bonnes années qui viennent et ils entasseront

du blé sous la main de Pharaon et ils garderont nourriture dans les villes. 36 Et la nourriture deviendra provision pour le pays pour les sept années de famine qui

seront dans le pays d'Égypte et le pays ne sera pas retranché par la famine. 37 Et la parole fut bonne aux yeux de Pharaon et aux yeux de tous ses serviteurs. 38 Et Pharaon dit à ses serviteurs : « Trouverons-nous un homme comme celui-ci en qui est

le souffle de Dieu ? »

210 À la différence des versets 3, 4 et 6 où l'adjectif daq « maigre » est utilisé, ici on trouve l'adjectif dal

«faible». À cela s'ajoute l'adjectif raq « vide ». Voir Meschonnic, Au commencement, p. 347. 211 Cet adjectif est un hapax legomenon. Hamilton, The Book of Genesis, p. 493. 212 Le verbe ʿāśâ est au participe présent.

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39 Et Pharaon dit à Joseph : « Après que Dieu t'a fait connaître tout cela, personne n'est

avisé et sage comme toi. 40 C'est toi qui seras [en charge de] ma maison213 et sur ta bouche nourrira214 tout mon

peuple ; par le trône seulement que je serai plus grand que toi. » 41 Et Pharaon dit à Joseph : « Vois, je t'ai donné tout le pays d'Égypte. » 42 Et Pharaon enleva la bague avec son sceau de sa main et il la donna sur la main de

Joseph ; et il le revêtit de vêtements de lin et il plaça le collier d'or sur son cou. 43 Et il le fit monter dans le second char215 qui était à lui et on criait devant lui : « À

genoux216 ! » et il lui donna [autorité] sur tout le pays d'Égypte. 44 Et Pharaon dit à Joseph : « Moi, je suis Pharaon, mais sans toi, personne ne lèvera sa

main et son pied dans tout le pays d'Égypte. » 45 Et Pharaon appela le nom de Joseph Çafnath-Panéah et il lui donna pour femme Asenath,

fille de Potiphéra, prêtre de One ; et Joseph parcourut le pays d'Égypte217. 46 Et Joseph était fils de trente ans quand il se tint devant Pharaon, roi d'Égypte et Joseph

sortit devant Pharaon et il passa dans tout le pays d'Égypte. 47 Et la terre produisit pendant sept années d'abondance, à poignées218. 48 Et il rassembla toute nourriture de sept années qui se succédèrent dans le pays

d'Égypte219 et il mit de la nourriture dans les villes ; de la nourriture des champs de la ville

qui étaient aux alentours d'elle, il mit au milieu d'elle. 49 Et Joseph entassa du blé comme le sable de la mer, en grande quantité, jusqu'à ce qu'il

cessa de compter, car il n'y avait pas de compte220. 50 Et à Joseph furent enfantés deux fils avant que vienne l'année de famine, des enfants que

lui donna Asenath, fille de Potiphéra, prêtre de One.

213 Littéralement : « C'est toi qui seras sur ma maison ». 214 Le sens du verbe nāšaq est incertain. Il signifie à la fois « embrasser » et « s'équiper ». Nous suivons ici la

traduction proposée par Meschonnic, Au commencement, p. 348. Plus de détails sur ce verbe, voir N.

Adcock, « Genesis 41,40b », ET 67 (1956), p. 383. Voir aussi la critique de F.C. Fensham, « Genesis XLI. 40 »,

ET 68 (1957), p. 284-285. K.A. Kitchen (« The Term Nšq in Genesis 41,40 », ET 69 [1957], p. 30) y voit

l'expression de l'autorité de Joseph : à ton ordre tout mon peuple se soumettra. 215 Le char est mentionné ici pour la première fois dans la Bible. En ce sens, N.M. Sarna, Genesis (The JPS

Torah Commentary), Philadelphia PA, Jewish Publication Society, 1989, p. 287. 216 Le terme ʾaḇrēḵ se traduit par plusieurs manières : « ton cœur à toi », « attention », « prosternez-vous »,

«rendez hommage», « c'est lui l'intendant », « baissez la tête »... Sur cette question, voir J.S. Croatto,

« ʾAbrek "Intendant" dans Gen 41,43 », VT 16 (1966), p. 113-115. 217 Littéralement : « Joseph sortit sur le pays d'Égypte ». Sur la signification du nom de Joseph et de sa

femme, voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 507-508 ; Sarna, Genesis, p. 287-288 ; Westermann, Genesis

37-50, p. 96. 218 Pour Meschonnic (Au commencement, p. 349), « le mot qómets n'apparaît que quatre fois dans la Bible,

et l'expression, au pluriel, signifie exactement "à poignées" ». 219 Au sens littéral : « les sept années qui furent dans le pays d'Égypte ». 220 Le même mot est employé en verbe et en nom : lispōr / mispār. En ce sens, Meschonnic, Au

commencement, p. 349.

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51 Et Joseph appela le nom du premier-né Manassé car Dieu m'a fait oublier toute ma peine

et toute la maison de mon père221. 52 Et il appela le nom du deuxième Éphraïm car Dieu m'a fait porter du fruit dans le pays de

mon affliction. 53 Et s'achevèrent les sept années d'abondance qui furent dans le pays d'Égypte. 54 Et commencèrent les sept années de famine à venir, comme Joseph l'avait dit et il y a eu

la famine dans tous les pays, mais dans tout le pays d'Égypte, il y avait du pain. 55 Et tout le pays d'Égypte fut affamé et le peuple cria vers Pharaon pour du pain ; et

Pharaon dit à toute l'Égypte : « Allez vers Joseph, ce qu'il vous dira, vous ferez. » 56 Et la famine était sur toute la surface du pays et Joseph ouvrit tout ce qu'il y avait

dedans222 et il vendait du grain à l'Égypte et la famine s'aggrava dans le pays d'Égypte. 57 Et [de] toute la terre les gens vinrent en Égypte pour acheter du grain à Joseph car la

famine s'était aggravée sur toute la terre.

PREMIÈRE RENCONTRE ENTRE JOSEPH ET SES FRÈRES (Gn 42)

1 Et Jacob vit qu'il y avait du grain en Égypte et Jacob dit à ses fils : « Pourquoi vous

regardez-vous les uns les autres ? » 2 Et il dit : « Voici que j'ai entendu qu'il y a du grain en Égypte. Descendez là-bas et achetez

du grain pour nous de là, pour que nous vivions et ne mourrions pas. » 3 Et dix des frères de Joseph descendirent pour acheter du blé d'Égypte. 4 Mais Benjamin, le frère de Joseph, Jacob ne l'envoya pas avec ses frères parce qu'il disait :

«De peur que lui arrive un malheur223. » 5 Et les fils d'Israël vinrent acheter du grain au milieu de ceux qui venaient car il y avait la

famine dans le pays de Canaan. 6 Et Joseph, lui, était celui qui gouvernait sur le pays, c'était lui qui vendait du grain à tout

le peuple du pays ; et les frères de Joseph vinrent et ils se prosternèrent devant Joseph, face

contre terre. 7 Et Joseph vit ses frères et il les reconnut, mais il ne se fit pas reconnaître par eux et il

parla avec eux de choses dures et il leur dit : « D'où venez-vous ? » et ils dirent : « Du pays

de Canaan pour acheter de la nourriture. » 8 Et Joseph reconnut ses frères, mais eux, ils ne le reconnurent pas.

221 F. Zimmermann (« Some Textual Studies in Genesis », JBL 73 [1954], p. 101) traduit cette expression par :

«Dieu ôte de ma mémoire toute ma parenté et toute la maison de mon père. » Pour l'auteur, il ne s'agit pas

ici d'un oubli, mais d'une mise en parenthèse de mémoire. Contre cette lecture, voir Hamilton, The Book of

Genesis, p. 512. 222 Littéralement : « tout ce qu'il y a en eux ». 223 « Ce qui est remarquable, c'est que l'accident est le sujet, et l'individu en est l'objet ». Meschonnic, Au

commencement, p. 350. Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 516), le terme « ʾāsôn » peut désigner la

possible mort de Benjamin ou au moins une menace très sérieuse de mort.

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9 Et Joseph se souvint des rêves qu'il avait rêvés pour eux224 et il leur dit : « Vous êtes des

espions225. C'est pour voir la nudité du pays que vous êtes venus. » 10 Et ils lui dirent : « Non, mon seigneur, mais tes serviteurs sont venus pour acheter de la

nourriture. 11 Nous tous, nous sommes fils d'un seul homme, nous, nous sommes honnêtes : tes

serviteurs n'ont pas été des espions. » 12 Et il leur dit : « Non, c'est la nudité du pays que vous êtes venus voir. » 13 Et ils dirent : « Tes serviteurs sont douze, des frères, nous, nous sommes les fils d'un seul

homme dans le pays de Canaan ; et voici que le petit est avec notre père aujourd'hui et l'un

n'est plus. » 14 Et Joseph leur dit : « C'est lui226 dont je vous ai parlé en disant : "vous êtes des espions". 15 En ceci vous serez mis à l'épreuve : par la vie de Pharaon, vous ne sortirez pas d'ici,

sinon lorsque votre petit frère viendra ici. 16 Renvoyez un d'entre vous et qu'il prenne votre frère, mais vous, vous serez emprisonnés

et vos paroles seront mises à l'épreuve si227 la vérité est avec vous, sinon par la vie de

Pharaon, oui, vous êtes des espions. » 17 Et il les rassembla en garde trois jours. 18 Et Joseph leur dit le troisième jour : « Faites ceci et vivez, c'est Dieu que je crains. 19 Si vous êtes honnêtes, que votre frère seul soit emprisonné dans la maison où vous êtes

en garde, mais vous, allez, faites venir du grain pour la famine de vos maisons. 20 Et votre frère, le petit, vous le ferez venir vers moi et vos paroles seront vérifiées et vous

ne mourrez pas » et ils firent ainsi. 21 Et ils dirent chacun à son frère : « C'est vrai, nous sommes coupables envers notre

frère228 dont nous avons vu la détresse de son âme lorsqu'il nous demandait grâce, mais

nous n'avons pas écouté. C'est pourquoi cette détresse nous est venue. » 22 Et Ruben leur répondit en disant : « Ne vous avais-je pas dit en disant : "Ne commettez

pas de faute contre l'enfant", mais vous n'avez pas écouté. Et aussi son sang, voici qu'il est

recherché. »

224 Cela signifie « à leur sujet » ou « à leur propos ». 225 Selon Meschonnic (Au commencement, p. 350), il est question ici du terme « meraglim – étrange mot, qui

vient de réguel, "pied", et qui peut signifier autant "médire" qu'"espionner" ». 226 Le pronom personnel peut être attaché à Joseph, celui que les frères viennent de mentionner en disant :

«l'un n'est plus». En ce sens, R. Pirson, The Lord of the Dreams. A Semantic and Literary Analysis of Genesis

37-50 (JSOTSup 355), Sheffield, Academic Press, 2002, p. 97-98, suivi par Wénin, Joseph ou l'invention de la

fraternité, p. 148. 227 À la suite de Rachi, Meschonnic (Au commencement, p. 351) considère que dans haʾĕmeṯ, l'article ha

équivaut à celui de ʾim. 228 On peut traduire cette expression par « nous payons (ʾăšēmîm) notre faute pour notre frère ». En ce sens,

Sarna, Genesis, p. 295, suivi par Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 157.

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23 Mais eux, ils ne savaient pas que Joseph écoutait car l'interprète229 était entre eux. 24 Et il se détourna d'eux et il pleura ; et il revint vers eux et il leur parla ; et il prit parmi

eux Siméon et il l'emprisonna sous leurs yeux. 25 Et Joseph ordonna – et ils remplissent leurs récipients de blé – de retourner leurs [pièces

d']argent chacun dans son sac et de leur donner des provisions pour la route et il fit pour

eux ainsi. 26 Et ils chargèrent leur grain sur leurs ânes et ils s'en allèrent de là. 27 Et l'un ouvrit son sac pour donner du fourrage à son âne à la halte de nuit et il vit son

argent et voici qu'il est à la bouche de sa besace230. 28 Et il dit à ses frères : « mon argent a été retourné, mais oui, voici qu'il est dans ma

besace» et leur cœur sortit et ils tremblèrent, chacun disant à son frère : « Qu'est-ce que

Dieu nous a fait là ? » 29 Et ils vinrent vers Jacob leur père au pays de Canaan et ils lui racontèrent toutes les

choses qui leur étaient arrivées en disant : 30 « L'homme, le seigneur du pays, nous a parlé de choses dures et il nous a pris pour des

espions du pays. 31 Et nous lui avons dit : "Nous sommes honnêtes, nous ne sommes pas des espions. 32 Nous sommes douze, des frères, fils de notre père, l'un n'est pas et le petit est aujourd'hui

avec notre père dans le pays de Canaan". 33 Et il nous a dit, l'homme, le seigneur du pays : "En ceci je saurai que vous êtes honnêtes :

votre frère, l'un, laissez-le avec moi, et pour la faim de votre maison, prenez et allez. 34 Et faites venir votre petit frère vers moi et je saurai que vous n'êtes pas des espions, mais

que vous êtes honnêtes ; je vous donnerai votre frère et dans le pays, vous pourrez

commercer". » 35 Et tandis qu'ils étaient en train de vider leurs sacs, voici que chacun [trouva] sa bourse

d'argent dans son sac. Et ils virent leurs bourses d'argent, eux et leur père, et ils craignirent. 36 Et Jacob, leur père, leur dit : « Vous m'avez privé d'enfant : Joseph n'est plus, Siméon

n'est plus et Benjamin, vous [le] prendrez, c'est sur moi qu'ont été toutes ces choses. » 37 Et Ruben dit à son père en disant : « Mes deux fils, tu [les] feras mourir si je ne le fais

venir vers toi, donne-le en ma main et moi, je le ferai revenir vers toi. » 38 Et il dit : « Mon fils ne descendra pas avec vous car son frère est mort et lui, lui seul [me]

reste ; s'il lui arrive un malheur sur la route où vous irez, vous ferez descendre ma

chevelure blanche dans le chagrin au séjour des morts. »

229 Selon M.A. Canney (« The Hebrew מליץ », AJSLL 40 [1924], p. 135-137), il s'agit ici d'un intermédiaire. Pour

une étude détaillée de l'utilisation de ce terme dans l'Ancien Testament, voir H.N. Richardson, « Somme

Notes on ליץ and its Derivatives », VT 5 (1955), p. 163-179 et p. 434-436. 230 Ce terme signifie à la fois « étendre » et « apporter ». Voir J.C. Greenfield, « The Etymology of אמתחת

[ʾamtaḥaṯ] », ZAW 77 (1965), p. 90-92.

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SECONDE RENCONTRE ENTRE JOSEPH ET SES FRÈRES (Gn 43)

1 Et la famine était pesante dans le pays. 2 Et il arriva que lorsqu'ils eurent achevé de manger le grain qu'ils avaient fait venir

d'Égypte, leur père leur dit : « Retournez, achetez pour nous un peu de nourriture. » 3 Et Juda lui dit en disant231 : « L'homme a attesté232, oui, attesté contre nous en disant :

"Vous ne verrez pas ma face si votre frère n'est pas avec vous." 4 Si tu envoies notre frère avec nous, nous descendrons et nous achèterons pour toi de la

nourriture. 5 Et si tu n'envoies pas, nous ne descendrons pas car l'homme nous a dit : "Vous ne verrez

pas ma face si votre frère n'est pas avec vous." » 6 Et Israël dit : « Pourquoi m'avez-vous fait du mal en racontant à l'homme que vous aviez

encore un frère ? » 7 Et ils dirent : « L'homme a demandé, oui, demandé sur nous et sur le lieu de notre

naissance en disant : "Votre père est-il encore vivant ? Avez-vous un frère ?" et nous avons

raconté à l'homme en répondant à ces paroles233. Est-ce que nous savions, oui, savions234

qu'il dirait : "Faites descendre votre frère ?" » 8 Et Juda dit à Israël son père : « Envoie le jeune homme avec moi et nous nous lèverons et

nous irons, pour que nous vivions et nous ne mourrions pas, et nous, et toi et nos petits. 9 Et moi, je porterai son gage : de ma main tu le chercheras ; si je ne le fais pas venir vers

toi et ne le ramène pas devant toi, j'aurai commis une faute envers toi tous les jours. 10 Si nous n'avions pas tardé, oui, maintenant, nous serions revenus ici deux fois. » 11 Et Israël leur père leur dit : « S'il en est ainsi, alors faites ceci : prenez du meilleur de la

terre dans vos récipients et faites descendre à l'homme en offrande : un peu de baume et un

peu de miel, aromates et ladanum, pistaches et amandes. 12 Et l'argent en double prenez en votre main et l'argent qui a été retourné à l'ouverture de

vos besaces, vous le ferez retourner en votre main, peut-être cela était une erreur. 13 Et votre frère, prenez et levez-vous, retournez vers l'homme. 14 Que Dieu tout-puissant vous donne des entrailles235 devant l'homme et qu'il vous renvoie

votre autre frère et Benjamin ; et moi, comme j'ai été privé d'enfants, je suis privé

d'enfants.» 15 Et les hommes prirent cette offrande et le double d'argent ils prirent en leur main et

Benjamin ; et ils se levèrent et descendirent en Égypte et se tinrent devant Joseph.

231 Il est question ici d'un « intensif par répétition du même verbe ». Meschonnic, Au commencement, p.352. 232 Pour von Rad (La Genèse, p. 394), le verbe utilisé « a ici le sens d'"avertir", exhorter" ». 233 Le sens littéral de cette expression est : « nous avons raconté à l'homme sur la bouche de ces paroles ». 234 Littéralement : « Est-ce que savoir, nous savions ». 235 Le terme raḥămîn signifie à la fois « entrailles », « compassion », « tendresse », « miséricorde ».

Meschonnic (Au commencement, p. 207) traduit cette expression comme suit : « Et Dieu tout-puissant vous

donnera les tendresses de son ventre devant l'homme ».

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16 Et Joseph vit avec eux Benjamin et il dit à celui qui était [en charge de] sa maison : «Fais

venir les hommes à la maison, abats une bête et fais préparer [le repas236] car c'est avec moi

que les hommes mangeront à midi. » 17 Et l'homme fit ce qu'avait dit Joseph et l'homme fit venir les hommes à la maison de

Joseph. 18 Et les hommes craignirent lorsqu'ils étaient amenés237 à la maison de Joseph et ils dirent :

«C'est à cause de l'argent retourné dans nos besaces au début qu'on nous amène pour se

rouler sur nous et pour se jeter sur nous et pour nous prendre pour esclaves avec nos ânes. » 19 Et ils s'avancèrent vers l'homme qui était [en charge de] la maison de Joseph et ils lui

parlèrent à l'entrée de la maison. 20 Et ils dirent : « Pardon, mon seigneur, nous sommes descendus, oui, descendus au début

pour acheter de la nourriture, 21 et lorsque nous sommes venus à la halte de nuit, nous avons ouvert nos besaces et voici

que l'argent de chacun était à l'ouverture de sa besace, notre argent en son poids et nous le

retournons en notre main. 22 Et d'autre argent nous avons fait descendre en notre main pour acheter de la nourriture.

Nous ne savons pas qui a mis notre argent dans nos besaces. 23 Et il dit : « Paix à vous. Ne craignez pas. C'est votre Dieu, le Dieu de votre Père qui vous

a donné un trésor dans vos besaces. Votre argent m'est venu. » Et il fit sortir vers eux

Siméon. 24 Et l'homme fit venir les hommes à la maison de Joseph et il [leur] donna de l'eau et ils

lavèrent leurs pieds et il donna du fourrage à leurs ânes. 25 Et ils préparèrent l'offrande jusqu'à ce que vienne Joseph à midi car ils avaient entendu

qu'ils mangeraient là [du pain]. 26 Et Joseph vint à la maison et ils firent venir à lui l'offrande qui était en leur main, à la

maison, et ils se prosternèrent devant lui à terre. 27 Et il leur demanda s'ils sont en paix238 et il dit : « Est-ce qu'il est en paix votre vieux père

dont vous aviez parlé ? Est-ce qu'il est encore vivant ? » 28 Et ils dirent : « En paix ton serviteur, notre père, il est encore vivant » et ils s'inclinèrent

et ils se prosternèrent. 29 Et il leva les yeux et il vit Benjamin son frère, fils de sa mère, et il dit : « Est-ce que

celui-ci est votre petit frère dont vous m'aviez parlé ? » et il dit : « Que Dieu te fasse grâce,

mon fils. »

236 Au sens littéral : « abats un abattage et fais préparer ». 237 Pour Meschonnic (Au commencement, p. 353), « le passif fait partie de la peur ». 238 Littéralement : « Et il leur demanda pour la paix ». Sur la difficulté de la traduction de cette expression,

voir E.F. Sutcliffe, « A Note on ͑al, le, and from », VT 5 (1955), p. 436-439.

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30 Et Joseph se hâta car ses entrailles s'échauffèrent à l'égard de son frère239 et il chercha où

pleurer et il vint dans la chambre et là il pleura. 31 Et il se lava son visage et il sortit ; il se contint et il dit : « Mettez le pain. » 32 Et ils mirent pour lui, à lui seul, et pour eux, à eux seuls, et pour les Égyptiens qui

mangeaient avec lui, à eux seuls car les Égyptiens ne peuvent pas manger avec les Hébreux

[du pain] : c'est une abomination pour l'Égypte. 33 Et ils s'assirent devant lui, l'aîné selon son aînesse, le plus jeune selon son jeune âge ; et

les hommes étaient stupéfaits, chacun [se tendant] vers son compagnon. 34 Et il tendit des portions devant lui pour eux, et la portion de Benjamin était abondante,

cinq fois plus que les portions à eux tous ; et ils burent et s'enivrèrent avec lui.

RETOUR INTERROMPU ET INTERVENTION DE JUDA (Gn 44)

1 Et il ordonna à celui qui était [en charge de] sa maison en disant : « Remplis les besaces

des hommes de nourriture autant qu'ils pourront porter et mets l'argent de chacun à

l'ouverture de sa besace. 2 Et ma coupe, la coupe d'argent, tu [la] mettras à l'ouverture de la besace du petit, ainsi que

l'argent de son grain » ; et il fit selon la parole que Joseph avait prononcée. 3 Le matin était lumière240, et les hommes furent renvoyés, eux et leurs ânes. 4 Eux, ils sortirent de la ville, mais ils ne s'étaient pas éloignés, Joseph dit à celui qui était

sur sa maison : « Lève-toi, poursuis [derrière] les hommes et tu les rattraperas et tu leur

diras : "Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien ?" 5 N'est-ce pas dans ceci que mon seigneur boit et qu'il pratique, oui, pratique la divination ?

C'est du mal241 ce que vous avez fait". » 6 Et il les rattrapa et il leur dit ces paroles. 7 Et ils lui dirent : « Pourquoi mon seigneur parle-t-il selon ces paroles ? Profanation pour

tes serviteurs de faire selon cette parole. 8 Voici l'argent que nous avons trouvé à l'ouverture de nos besaces, nous l'avons fait revenir

vers toi du pays de Canaan, et comment aurions-nous volé de la maison de ton seigneur

argent ou or ? 9 Celui de tes serviteurs chez qui [cela] sera trouvé mourra et nous aussi, nous deviendrons

pour mon seigneur des esclaves. » 10 Et il dit : « Aussi maintenant, selon vos paroles, c'est ainsi : "Celui chez qui [cela] sera

trouvé deviendra pour moi esclave, mais vous, vous serez innocents". » 11 Et ils se hâtèrent et firent descendre chacun sa besace à terre et ils ouvrirent chacun sa

besace.

239 Meschonnic (Au commencement, p. 354) traduit cette expression par : « car les tendresses de son ventre

étaient mûres ». L'auteur précise que le verbe kāmar signifie à la fois « devenir chaud », « devenir mûr » et

«être excité». Nous suivons ici la traduction proposée par Reyburn – Fry – Péter-Contesse, La Genèse, p.453. 240 habōqer ʾôr est une formule unique dans la Bible. Voir Meschonnic, Au commencement, p. 354-355. 241 Littéralement : « Vous avez fait le mal ».

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12 Et il fouilla, par le grand il commença et par le petit il acheva et la coupe fut trouvée dans

la besace de Benjamin. 13 Et ils déchirèrent leurs habits et chacun chargea son âne et ils revinrent à la ville. 14 Et Juda vint, [avec] ses frères, à la maison de Joseph et lui, il était encore là ; et ils

tombèrent devant lui à terre. 15 Et Joseph leur dit : « Quelle action avez-vous faite ? Ne savez-vous pas qu'un homme

comme moi pratique, oui, pratique la divination ? 16 Et Juda dit : « Que dirons-nous à mon seigneur ? Que parlerons-nous ? Et que nous

justifierons-nous ? Dieu a trouvé la faute de tes serviteurs, nous voici esclaves242 pour mon

seigneur, nous et aussi celui dans la main de qui a été trouvée la coupe. » 17 Et il dit : « Profanation243 pour moi de faire ceci, l'homme dans la main de qui a été

trouvée la coupe, lui sera pour moi esclave, mais vous, montez en paix vers votre père. » 18 Et Juda s'avança244 vers lui et dit : « Pardon mon seigneur, laisse, je te prie, ton serviteur

prononcer une parole245 aux oreilles de mon seigneur et que ta colère ne s'enflamme pas

contre ton serviteur, car tel tu es, tel est Pharaon. 19 Mon seigneur a demandé à ses serviteurs en disant : "Avez-vous un père ou un frère ?" 20 Et nous avons dit à mon seigneur : "Nous avons un vieux père et un enfant de vieillesse,

un petit ; et son frère est mort et il est resté, lui, lui seul, de sa mère et son père l'aime. 21 Et tu as dit à tes serviteurs : "Faites-le descendre vers moi, que je pose mon regard sur

lui". 22 Et nous avons dit à mon seigneur : "Le jeune homme ne pourra pas abandonner son père,

s'il abandonne son père, il mourra". 23 Et tu as dit à tes serviteurs : "Si votre petit frère ne descend pas avec vous, vous ne

continuez pas de voir ma face". 24 Et lorsque nous sommes montés vers ton serviteur mon père, nous lui avons raconté les

paroles de mon seigneur. 25 Et notre père a dit : "Retournez, achetez pour nous un peu de nourriture". 26 Et nous avons dit : "Nous ne pourrons pas descendre ; si notre petit frère est avec nous,

nous descendrons car nous ne pourrons pas voir la face de l'homme si notre petit frère n'est

pas avec nous". 27 Et ton serviteur mon père nous a dit : "Vous, vous savez que ma femme a enfanté deux

[fils] pour moi.

242 Il s'agit ici du même terme ʿăḇāḏîm, mais nous traduisons l'un par « serviteur », l'autre par « esclave »

pour être précis en français. 243 Pour Joüon (« Locutions hébraïques », p. 60), le terme « profanation » est un vrai substantif. 244 Sur le sens de ce terme, voir Z.W. Falk, « Hebrew Legal Terms », JSS 5 (1960), p. 350-355. 245 Littéralement : « que parle, je te prie, ton serviteur une parole ».

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81

28 Et l'un est sorti de chez moi et j'ai dit : ‘Sûrement246, il a été déchiqueté, oui, déchiqueté,

et je ne l'ai pas vu jusqu'ici’. 29 Et si vous prenez aussi celui-ci loin de ma face et qu'un malheur lui arrive, vous ferez

descendre ma chevelure blanche dans le malheur au séjour des morts." 30 Et maintenant, quand je viendrai vers ton serviteur mon père alors que le jeune homme,

lui, ne sera pas avec nous, et [puisque] son âme est attachée à son âme, 31 quand il verra que le jeune homme ne sera pas, il mourra ; et tes serviteurs auront fait

descendre la chevelure blanche de ton serviteur notre père dans le chagrin au séjour des

morts. 32 Car ton serviteur s'est fait gage du jeune homme auprès de mon père en disant : "Si je ne

le fais pas venir vers toi, j'aurai commis la faute envers mon père tous les jours". 33 Et maintenant247, que ton serviteur demeure, s'il te plaît, à la place du jeune homme,

[comme] esclave pour mon seigneur, et que le jeune homme monte avec ses frères. 34 En effet, comment monterai-je vers mon père si le jeune homme n'est pas avec moi ? Que

je ne voie pas le malheur qui trouvera mon père ! »

JOSEPH SE FAIT CONNAÎTRE (Gn 45)

1 Et Joseph ne put se contenir devant tous ceux qui se tenaient auprès de lui et il cria :

«Faites sortir tout homme tout près de moi » ; et pas un homme ne se tint avec lui lorsque

Joseph se fit reconnaître à ses frères. 2 Et il donna sa voix dans des pleurs et l'Égypte l'entendit et la maison de Pharaon

l'entendit. 3 Et Joseph dit à ses frères : « C'est moi Joseph. Mon père est-il encore vivant ? » Mais ses

frères ne purent lui répondre car ils étaient terrifiés devant lui. 4 Et Joseph dit à ses frères : « Avancez-vous, s'il vous plaît, vers moi » et ils s'avancèrent ;

et il dit : « C'est moi Joseph votre frère, moi que vous avez vendu en Égypte. 5 Mais maintenant, ne soyez pas affligés, que cela ne s'enflamme pas à vos yeux [le fait]

que vous m'avez vendu ici car c'est pour faire vivre248 que Dieu m'a envoyé devant vous. 6 En effet, cela fait deux années que la famine est au cœur du pays249, et pendant cinq

années encore, il n'y aura ni labour ni moisson.

246 Ce terme signifie à la fois « oui et quoi d'autre » et « oui, mais au contraire ». Voir N.H. Snaith, « The

Meaning of the Hebrew אך », VT 14 (1964), p. 221-225. L'auteur ajoute que ce terme introduit une supposée

vérité qui est de fait une information erronée. 247 Il est question ici d'une formule juridique que Juda s'applique à lui-même. Voir A. Laurentin, « Weʿattah –

Kai nun. Formule caractéristique des textes juridiques et liturgiques », Bib 45 (1964), p. 168-197. Pour J.

L'Hour (« L'Alliance à Sichem », RB 69 [1962], p. 26), ce terme « peut très bien se traduire par "donc", "en

conséquence" ». 248 L'expression kî lemiḥyâ est rare. Il ne s'agit pas seulement de faire vivre les frères de Joseph, mais les

humains en général. En ce sens, Meschonnic, Au commencement, p. 356. 249 Littéralement : « au ventre de la terre ». Voir Meschonnic, idem., p. 363.

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82

7 Et Dieu m'a envoyé avant vous afin de placer pour vous un reste250 dans le pays, et pour

vous faire vivre, pour une grande délivrance. 8 Et maintenant, ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici, mais Dieu, et il m'a placé comme

père pour Pharaon et comme seigneur pour toute sa maison, et gouvernant dans tout le pays

d'Égypte. 9 Hâtez-vous et montez vers mon père et vous lui direz : "Ainsi a dit ton fils Joseph : Dieu

m'a placé comme seigneur pour toute l'Égypte, descends vers moi et ne tarde pas. 10 Et tu demeureras dans le pays de Goshèn et tu seras proche de moi, toi et tes fils et les

fils de tes fils, ton petit bétail et ton gros bétail et tout ce qui est à toi. 11 Et je te fournirai251 [des vivres] là, car il y aura encore cinq années de famine, que tu ne

sois pas appauvri, toi et ta maison et tout ce qui est à toi". 12 Et voici que vos yeux voient, et les yeux de mon frère Benjamin, que c'est ma bouche qui

vous parle. 13 Et vous raconterez à mon père tout mon poids252 en Égypte et tout ce que vous avez vu,

et vous vous hâterez et vous ferez descendre mon père ici. » 14 Et il tomba au cou de Benjamin son frère et il pleura ; et Benjamin pleura à son cou. 15 Et il embrassa tous ses frères et il pleura sur eux et après [ainsi] ses frères parlèrent avec

lui. 16 Et la voix fut entendue à la maison de Pharaon en disant : « Les frères de Joseph sont

venus. » Et cela fut bon aux yeux de Pharaon et aux yeux de ses serviteurs. 17 Et Pharaon dit à Joseph : « Dis à tes frères : "Faites ceci : chargez253 vos bêtes et allez,

venez au pays de Canaan, 18 et prenez votre père et vos maisons ; et venez vers moi, et je vous donnerai le meilleur du

pays d'Égypte et mangez la graisse du pays". 19 Et toi, tu reçois cet ordre : "Faites ceci : prenez pour vous du pays d'Égypte des chariots

pour vos petits et pour vos femmes ; et vous porterez votre père et vous viendrez. 20 Et que votre œil n'ait pas de regret sur vos affaires car le meilleur de tout le pays d'Égypte

est à vous". » 21 Et les fils d'Israël firent ainsi et Joseph leur donna des chariots sur l'ordre de Pharaon et il

leur donna des provisions pour la route. 22 Pour eux tous, il donna à chacun des habits de rechange, mais à Benjamin, il donna trois

cents [sicles] d'argent et cinq habits de rechange. 23 Et pour son père, il envoya comme ceci : dix ânes portant le meilleur de l'Égypte et dix

ânesses portant du blé et du pain et du ravitaillement254 pour son père, pour la route.

250 Sur le sens de ce terme, voir E.W. Heaton, « The Root šʾr and the Doctrine of the Remnant », JThS 3

(1952), p. 27-39. 251 Sur les différentes significations de « weḵilkaltî », voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 579. 252 Le terme kāḇôḏ est souvent traduit par « gloire » ou « honneur ». 253 « ṭaʿănû » est un hapax legomenon. Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 582 ; Sarna, Genesis, p. 311. 254 Certaines traductions omettent le terme « ravitaillement ». Voir Eb. Nestle, « Genesis XLV. 23 », ET 22 (1911), p. 526.

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24 Et il laissa partir ses frères et ils s'en allèrent ; et il leur dit : « Ne tremblez pas sur la

route.» 25 Et ils montèrent d'Égypte et ils vinrent au pays de Canaan vers Jacob leur père. 26 Et ils lui racontèrent en disant : « Joseph est encore vivant et il est gouvernant dans tout

le pays d'Égypte » ; mais son cœur resta froid car il ne leur faisait plus confiance. 27 Et ils lui dirent toutes les paroles que Joseph leur avait dites et il vit les chariots que

Joseph avait envoyés pour le porter et le souffle de Jacob leur père fut vivant. 28 Et il dit : « Assez, Joseph mon fils est encore vivant. J'irai et je le verrai avant que je

meure. »

JACOB RETROUVE JOSEPH EN ÉGYPTE (Gn 46)

1 Et Israël décampa [avec] tout ce qui est à lui, et il vint à Béer-Shéva et il offrit des

sacrifices au Dieu de son père Isaac. 2 Et Dieu dit à Israël dans les visions de la nuit et il dit : « Jacob, Jacob », et il dit : « Me

voici». 3 Et il dit : « Je suis El, le Dieu de ton père. Ne crains pas de descendre en Égypte car c'est

une grande nation que je te placerai là. 4 Moi, je descendrai avec toi en Égypte et moi, je te ferai monter, oui monter aussi ; et

Joseph posera sa main sur tes yeux. » 5 Et Jacob se leva de Béer-Shéva ; et les fils d'Israël portèrent Jacob leur père et leurs petits

et leurs femmes sur les chariots que Pharaon avait envoyés pour le porter. 6 Et ils prirent leurs troupeaux et les richesses qu'ils avaient enrichies dans le pays de

Canaan et ils vinrent en Égypte, Jacob et toute sa descendance avec lui. 7 Ses fils et les fils de ses fils avec lui, ses filles et les filles de ses fils et toute sa

descendance, il [les] fit venir avec lui en Égypte. 8 Et ce furent les noms des fils d'Israël qui vinrent en Égypte : Jacob et ses fils ; l'aîné de

Jacob : Ruben. 9 Et les fils de Ruben : Hanok, Pallou, Hèçrôn et Karmi. 10 Et les fils de Siméon : Yemouël, Yamîn, Ohad, Yakîn, Çohar255 et Shaoul, le fils de la

Cananéenne. 11 Et les fils de Lévi : Guershôn, Qehath et Merari256. 12 Et le fils de Juda : Er, Onân, Shéla, Pèrèç et Zérah ; et Er et Onân moururent dans le pays

de Canaan ; et les fils de Pèrèç furent Hèçrôn et Hamoul257. 13 Et les fils d'Issakar : Tola, Poua, Yov et Shimrôn.

255 Pour Meschonnic (Au commencement, p. 358), « le nom de Yemouel aurait trait au serment, celui d'Ohad

à la sympathie, et Tsohar à la blancheur ». 256 Selon Meschonnic (Ibid.), « Merari aurait un rapport avec la force ». 257 Ce nom signifie « aimé ». Voir Meschonnic, Ibid.

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14 Et les fils de Zabulon : Sèred, Elôn et Yahléel258. 15 Ce furent les fils que Léa enfanta pour Jacob dans la plaine d'Aram, et Dina sa fille.

Toutes les âmes de ses fils et de ses filles : trente-trois. 16 Et les fils de Gad : Cifiôn, Haggui259, Shouni, Eçbôn, Eri, Arodi et Aréli. 17 Et les fils d'Asher : Yimna260, Yishwa, Yishwi, Beria et Sèrah leur sœur ; et les fils de

Beria : Héber et Malkiël. 18 Ce furent les fils de Zilpa que Laban avait donnée à Léa sa fille et elle enfanta ceux-là

pour Jacob : seize âmes. 19 Et les fils de Rachel, la femme de Jacob : Joseph et Benjamin. 20 Et furent enfantés à Joseph dans le pays d'Égypte, ceux qu'enfanta pour lui Asenath, fille

de Poti-Phéra, prêtre de One : Manassé et Éphraïm. 21 Et les fils de Benjamin : Bèla, Bèker261, Ashbel, Guéra, Naamân, Ehi, Rosh, Mouppim,

Houppim et Ard. 22 Ce furent les fils que Rachel enfanta pour Jacob, toutes les âmes : quatorze. 23 Et les fils de Dan : Houshim. 24 Et les fils de Nephtali : Yahcéel, Gouni, Yécèr et Shillem. 25 Ce furent les fils de Bilha que Laban avait donnée à Rachel sa fille et elle enfanta ceux-là

pour Jacob, toutes les âmes : sept. 26 Toutes les âmes qui vinrent avec Jacob en Égypte, sortant de sa cuisse, à part les femmes

des fils de Jacob, toutes les âmes : soixante-six. 27 Et les fils de Joseph, ceux qui furent enfantés pour lui en Égypte : deux âmes ; toutes les

âmes de la maison de Jacob qui étaient venues en Égypte : soixante-dix. 28 Et c'est Juda qu'il envoya devant lui vers Joseph pour montrer [le chemin262] devant lui à

Goshèn et ils vinrent au pays de Goshèn. 29 Et Joseph attela son char et il monta à Goshèn pour rencontrer Israël son père ; et il se fit

voir à lui et il tomba à son cou et il pleura à son cou encore263. 30 Et Israël dit à Joseph : « Je peux mourir cette fois, après que j'ai vu ta face, car tu es

encore vivant. » 31 Et Joseph dit à ses frères et à la maison de son père : « Je monterai et je raconterai au

Pharaon et je lui dirai : "Mes frères et la maison de mon père, qui étaient dans le pays de

Canaan, sont venus à moi.

258 Pour Meschonnic (Ibid.), « on a rapproché Elon de l'homonyme désignant le "chêne", et pour la première

partie du nom Yahleël, yaʾhleel, le sens de "douceur" ». 259 Cifiôn signifie peut-être « guetteur », et Haggui « né un jour de fête ». Voir Meschonnic, Ibid., p. 359. 260 Meschonnic (Ibid.) considère que ce nom vient « peut-être de ma même racine que yamin, "droite" ». 261 Selon Meschonnic (Ibid.), « Béla, interprété d'après l'arabe, "qui parle beaucoup" ; et Bekher, "petit

chameau" ». 262 Le verbe yārâ au hiphil signifie « enseigner », « donner des directives ». À la suite de Meschonnic (Ibid.),

nous traduisons ce verbe par « montrer le chemin ». 263 Le terme « ʿôḏ » exprime l'idée de la continuation. Hamilton (The Book of Genesis, p. 601) traduit ce

vocable par « sans interruption (steadily) ».

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32 Et les hommes faisaient paître du petit bétail car ils étaient des hommes de troupeau ; et

leur petit bétail et leur gros bétail et tout ce qui était à eux, ils [les] ont fait venir". 33 Ainsi, lorsque Pharaon vous appellera et il dira : "Vous faites quoi ?" 34 Et vous direz : "Tes serviteurs ont été des hommes de troupeau depuis notre jeunesse

jusqu'à maintenant, nous aussi, nos pères aussi" ; ainsi vous demeurerez dans le pays de

Goshèn car c'est une abomination pour l'Égypte que quiconque fasse paître du petit bétail. »

INSTALLATION DE LA FAMILLE DE JACOB EN ÉGYPTE (Gn 47)

1 Et Joseph vint et il raconta au Pharaon et dit : « Mon père et mes frères et leur petit bétail

et leur gros bétail et tout ce qui était à eux sont venus du pays de Canaan et les voici dans le

pays de Goshèn. » 2 Et dans le groupe de ses frères, il avait pris cinq hommes et il les présenta devant264

Pharaon. 3 Et Pharaon dit à ses frères : « Vous faites quoi ? » et ils dirent au Pharaon : « Tes

serviteurs faisaient paître le petit bétail, nous aussi, nos pères aussi. » 4 Et ils dirent au Pharaon : « C'est pour séjourner dans le pays que nous sommes venus

parce qu'il n'y avait pas de pâturage pour le petit bétail qui était à tes serviteurs et que la

famine était pesante dans le pays de Canaan ; et maintenant, que tes serviteurs demeurent,

s'il te plaît, dans le pays de Goshèn. » 5 Et Pharaon dit à Joseph en disant : « Ton père et tes frères sont venus à toi. 6 Le pays d'Égypte est devant toi, dans le meilleur [endroit] du pays, fais demeurer ton père

et tes frères, qu'ils demeurent dans le pays de Goshèn et si tu sais qu'il y a parmi eux des

hommes de valeur265, tu les placeras [comme] chefs de troupeau qui sont à moi. » 7 Et Joseph fit venir Jacob son père et il le fit se tenir devant Pharaon et Jacob bénit266

Pharaon. 8 Et Pharaon dit à Jacob : « Combien sont les jours des années de ta vie ? » 9 Et Jacob dit au Pharaon : « Les jours des années de mes migrations sont cent et trente

années, peu et mauvais ont été les jours des années de ma vie et ils n'ont pas atteint les jours

des années de la vie de mes pères dans les jours de leurs migrations. » 10 Et Jacob bénit Pharaon et il sortit de devant Pharaon. 11 Et Joseph fit demeurer son père et ses frères et il leur donna une propriété dans le pays

d'Égypte, dans le meilleur [endroit] du pays, dans le pays de Ramsès comme avait ordonné

Pharaon. 12 Et Joseph fournit à son père et à ses frères et à toute la maison de son père du pain selon

la bouche des petits.

264 Le terme « liϼnê » est utilisé dans un contexte d'audience qu'on fait avec son supérieur. Voir M.D. Fowler,

«The Meaning of līpnê in the Old Testament », ZAW 99 (1987), p. 386. 265 Sur le sens de « ʾanšê ḥayil » dans les différents contextes, voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 606. 266 Certains traducteurs rendent ce verbe par « saluer ». Consulter Hamilton, Ibid., p. 610.

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13 Et du pain il n'y en a plus dans tout le pays car la famine était très pesante, et le pays

d'Égypte était épuisé, ainsi que le pays de Canaan, à cause de la famine. 14 Et Joseph ramassa tout l'argent qui se trouvait dans le pays d'Égypte et dans le pays de

Canaan contre le grain qu'ils achetaient et Joseph fit venir l'argent dans la maison de

Pharaon. 15 Et l'argent venant du pays d'Égypte et du pays de Canaan fut écoulé et tous les Égyptiens

vinrent vers Joseph en disant : « Donne-nous du pain. Pourquoi mourrons-nous en face de

toi parce qu'il manque de l'argent ? » 16 Et Joseph dit : « Donnez vos troupeaux et je vous donnerai [du pain] contre vos

troupeaux s'il manque de l'argent. » 17 Et ils firent venir leurs troupeaux vers Joseph et Joseph leur donna du pain contre les

chevaux et contre le troupeau du petit bétail et contre le troupeau du gros bétail et contre les

ânes, et il leur fournit du pain267 contre tous leurs troupeaux cette année-là. 18 Et cette année fut écoulée268 et ils vinrent vers lui à la deuxième année et ils lui dirent :

«Nous ne cacherons pas à mon seigneur que si l'argent est écoulé et le troupeau du bétail est

à mon seigneur, il ne reste rien devant mon seigneur sinon notre corps et notre terre des

hommes269. 19 Pourquoi mourrons-nous sous tes yeux nous aussi, notre terre des hommes aussi ?

Achète-nous et notre terre des hommes contre du pain et nous serons, nous et notre terre

des hommes, esclaves pour Pharaon ; et donne de la semence et nous vivrons et nous ne

mourrons pas et la terre des hommes ne sera pas désertée. » 20 Et Joseph acheta toute la terre des hommes en Égypte pour Pharaon parce que les

Égyptiens vendaient chacun son champ et que la famine pressait sur eux et le pays fut au

Pharaon. 21 Et le peuple, il le fit passer vers les villes, d'une extrémité du territoire de l'Égypte à

l'autre extrémité. 22 Seulement la terre des hommes des prêtres, il ne [les] acheta pas car il y avait une

prescription pour les prêtres venant de Pharaon : ils mangeaient leur portion que leur avait

donnée Pharaon. C'est pourquoi ils ne vendirent pas leur terre des hommes. 23 Et Joseph dit au peuple : « Voici que je vous ai achetés aujourd'hui ainsi que votre terre

des hommes pour Pharaon, voici pour vous de la semence et vous ensemencerez la terre des

hommes.

267 Littéralement : « il les conduisit avec du pain (waynahălēm balleḥem) ». Ainsi, von Rad, La Genèse, p. 417.

Selon E.I. Lowenthal (The Joseph Narrative in Genesis. An Interpretation, New York NY, Ktav, 1973, p. 126), le

verbe « nāhal » connote une sollicitude spéciale. 268 En hébreu: « watitōm haššānâ hahiwʾ ». Le même verbe est utilisé au v. 15 « l'argent fut écoulé

(wayyitōm hakeseph) ». 269 Selon Meschonnic (Au commencement, p. 360-361), le terme « "notre corps", gueviaténou – c'est un

hapax d'emploi, d'habitude, guevía, c'est le cadavre. C'est-à-dire qu'ils n'en sont pas très loin ». L'auteur

traduit le terme weʾaḏmāṯēnû par « et notre terre des hommes » pour mettre en évidence le signifiant de

l'homme (ʾāḏām) dans celui de la terre.

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24 Et lors des récoltes, vous donnerez un cinquième au Pharaon et les quatre parts [autres],

ce sera pour vous : pour la semence des champs, pour votre nourriture et pour ceux qui sont

dans vos maisons et pour la nourriture de vos petits. » 25 Et ils dirent : « Tu nous as fait vivre. Que nous trouvions faveur aux yeux de mon

seigneur270 et nous serons esclaves pour Pharaon. » 26 Et Joseph plaça cela comme prescription271 jusqu'à ce jour272 : sur la terre des hommes

d'Égypte, un cinquième est au Pharaon ; seulement la terre des hommes des prêtres, eux

seuls, n'était pas au Pharaon. 27 Et Israël demeura dans le pays d'Égypte, dans le pays de Goshèn et ils [les Israélites] y

furent propriétaires et ils portèrent du fruit et ils devinrent très nombreux. 28 Et Jacob vécut dans le pays d'Égypte dix-sept années et les jours de Jacob, les années de

sa vie, furent cent quarante-sept années. 29 Et quand les jours de la mort d'Israël s'approchèrent273, il appela son fils Joseph et il lui

dit : «Je te prie, si j'ai trouvé faveur à tes yeux, mets, je te prie, ta main sous ma cuisse et tu

feras avec moi fidélité et vérité : je te prie, que tu ne m'ensevelisses pas en Égypte. 30 Et je me coucherai avec mes pères274 et tu me porteras hors d'Égypte et tu m'enseveliras

dans leur tombeau » ; et il dit : « Moi, je ferai selon ta parole. » 31 Et il dit : « Jure-[le]-moi » et il [le] lui jura et Israël se prosterna sur la tête du lit.

BÉNÉDICTION DES FILS DE JOSEPH (Gn 48)

1 Et après ces évènements, on dit à Joseph : « Voici que ton père s'affaiblit » et il prit ses

deux fils avec lui : Manassé et Éphraïm275. 2 Et on raconta à Jacob et on dit : « Voici que ton fils Joseph est venu à toi » et Israël fit un

effort et il s'assit sur le lit. 3 Et Jacob dit à Joseph : « Le Dieu tout-puissant s'est fait voir à moi à Louz dans le pays de

Canaan et il m'a béni.

270 Pour J.-M. Babut (Les expressions idiomatiques de l'hébreu biblique. Signification et traduction. Un essai

d'analyse componentielle, Paris, Gabalda, 1995, p. 170), cette expression veut dire : « Je te suis redevable et

n'ai pas les moyens de te rendre ton bienfait ». 271 Il s'agit ici d'un privilège dont profitent les prêtres. Voir P. Victor, « A Note on חק in the OT », VT 16

(1966), p. 358-361. 272 Sur l'utilisation de cette formule dans l'Ancien Testament, voir B.S. Childs, « A Study of the Formula "Until

this Day" », JBL 82 (1963), p. 279-292. 273 Cette expression entretient un rapport étroit avec celle « le jour du Seigneur est proche ». En ce sens,

voir J.G. Heintz, « Aux origines d'une expression biblique : ūmūšū qerbū, in A.R.M., X/6,8' ? » VT 21 (1971),

p.528-540, particulièrement p. 534. 274 Cette formule « se rapporte non à l'enterrement, mais à la mort ». B. Alfrink, « L'expression עם אבותיו

.OTS 2 (1943), p. 106-118, citation p. 107 ,«שכב275 Sur l'identité des Éphraïmites, voir F. Willesen, « The אפרתי of the Shibboleth Incident », VT 8 (1958),

p.97-98.

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4 Et il m'a dit : "Voici que je te fais porter du fruit et que je te rendrai nombreux et je te

donnerai d'être une assemblée de peuples et je donnerai ce pays à ta descendance après toi

en propriété de toujours". 5 Et maintenant, tes deux fils, ceux qui furent enfantés pour toi dans le pays d'Égypte

jusqu'à ce que je vienne vers toi en Égypte, c'est à moi qu'ils sont ; Éphraïm et Manassé

comme Ruben et Siméon, ils seront à moi. 6 Mais les descendants que tu as engendrés après eux, c'est à toi qu'ils seront ; sur le nom de

leurs frères, ils seront appelés dans leur héritage. 7 Et moi, c'est en venant de la plaine que Rachel est morte sur moi276 dans le pays de

Canaan, sur la route, encore à une bonne longueur de terre pour venir à Ephrata et je l'ai

ensevelie là, sur la route d'Ephrata, c'est Bethléem. 8 Et Israël vit les fils de Joseph et il dit : « Qui sont ceux-là ? » 9 Et Joseph dit à son père : « Mes fils, ce sont ceux que Dieu m'a donnés ici » et il dit :

«Tiens-les, s'il te plaît, près de moi pour que je les bénisse ». 10 Et les yeux d'Israël étaient pesants à cause de la vieillesse, il ne pouvait plus voir ; et il

[Joseph] les fit avancer vers lui et il [Jacob] les embrassa et il les étreignit. 11 Et Israël dit à Joseph : « Je n'espérais277 plus voir ta face et voici que Dieu m'a fait voir

même ta descendance. » 12 Et Joseph les fit sortir d'entre ses genoux278 et il se prosterna face contre terre. 13 Et Joseph prit eux deux, Éphraïm à sa droite, à gauche d'Israël et Manassé à sa gauche, à

droite d'Israël et il [les] fit avancer vers lui. 14 Et Israël tendit sa main droite279 et [la] posa sur la tête d'Éphraïm, lui, le plus jeune, et sa

main gauche sur la tête de Manassé, il croisa280 ses mains car Manassé était l'aîné. 15 Et il bénit Joseph et dit : « Le Dieu devant qui ont marché mes pères Abraham et Isaac, le

Dieu qui me conduit depuis que j'y suis jusqu'à ce jour,

276 Le terme ʿālay exprime ici le poids de la douleur. En ce sens, Meschonnic, Au commencement, p. 361. Voir

aussi R. Alter, Genesis. Translation and Commentary, New York NY – London, Concordia University Libraries,

1996, p. 288. 277 Pour Meschonnic (Au commencement, p. 362), « le verbe palal joint "prier" et "espérer" ». 278 Selon H. Meschonnic (Ibid.), il s'agit ici d'une « posture symbolique de protection ». 279 Sur l'emploi de l'expression « étendre la main » dans l'Ancien Testament, voir P. Humbert, « "Étendre la

main" », VT 12 (1962), p. 383-395. 280 Meschonnic (Au commencement, p. 362) voit dans cette forme verbale « le jeu entre deux signifiants très

proches. Le verbe sikkel (sin-kaf-lamed) est un hapax. Il signifie "croiser" (les mains). Mais il évoque l'intensif

(piel) de sakhal, "faire avec raison, avoir raison de faire", qui inclut intelligence et piété ». D'où la traduction:

«ce fut avec intention qu'il posa ses mains ainsi » (Segond).

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16 l'envoyé qui me rachète281 de tout mal : qu'il bénisse les garçons et que soit appelé en eux

mon nom et le nom de mes pères Abraham et Isaac ; et qu'ils foisonnent en multitude au

cœur du pays282. » 17 Et Joseph vit que son père était en train de poser283 sa main droite sur la tête d'Éphraïm –

et ce fut mauvais à ses yeux – et il saisit la main de son père pour la détourner de la tête

d'Éphraïm sur la tête de Manassé. 18 Et Joseph dit à son père : « Pas ainsi, mon père, car celui-ci est l'aîné, pose ta main droite

sur sa tête. » 19 Mais son père refusa et il dit : « Je sais, mon fils, je sais que lui aussi deviendra un

peuple, lui aussi sera grand, et pourtant son petit frère sera plus grand que lui et sa

descendance sera la plénitude des nations. » 20 Et il les bénit ce jour-là en disant : « En toi bénira Israël en disant : "Que Dieu te place

comme Éphraïm et comme Manassé". » Et il plaça Éphraïm devant Manassé. 21 Et Israël dit à Joseph : « Voici que je meurs, mais Dieu sera avec vous et il vous fera

revenir vers le pays de vos pères. 22 Et moi, je t'ai donné Sichem, une [part] au-dessus de tes frères, que j'ai pris de la main de

l'Amorite avec mon épée et avec mon arc. »

DERNIERS MOTS DE JACOB (Gn 49)

1 Et Jacob appela ses fils et dit : « Rassemblez-vous et je vous raconterai ce qui vous

arrivera dans la suite des jours. 2 Réunissez-vous et écoutez, fils de Jacob, et écoutez Israël votre père : 3 Ruben, tu es mon aîné, ma force et le commencement de ma vigueur, supériorité

d'honneur et supériorité de puissance, 4 Bouillonnement284 comme l'eau, que tu ne sois pas supérieur car tu es monté sur le lit de

ton père, alors tu as profané ma couche [sur laquelle je suis] monté285.

281 Le verbe gāʾal peut signifier à la fois protéger, couvrir, secourir... En ce sens, voir A.R. Johnson, « The

Primary Meaning of √ גאל », VTSup 1 (1953), p. 67-77. 282 Comme en 45,6, l'expression utilisée ici est : « au ventre de la terre ». 283 Il s'agit ici d'un verbe à l'inaccompli. En ce sens, voir G.J. Spurrell, Notes on the Text of the Book of

Genesis, Oxford, Clarendon Press, 1896, p. 362 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 639. 284 Le terme paḥaz est un hapax. Comme yeṯer (supériorité) au verset 3, ce terme marque un excès chez

Ruben. En ce sens, voir Meschonnic, Au commencement, p. 364. 285 Littéralement : « ma couche il est monté ». Le verbe est à la troisième personne. Avec Spurrell (Notes on

the Text, p. 369), Meschonnic (Ibid., p. 365) considère qu'ici Jacob s'adresse aux frères de Ruben. Sur les

différentes manières de lire ce verbe, voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 645-646.

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5 Siméon et Lévi sont frères, instruments de violence : leurs épées286. 6 Dans leur secret, que ne vienne pas mon âme dans leur assemblée, que ne fasse un avec

eux mon honneur287 car dans leur colère, ils ont tué des hommes et dans leur fureur, ils ont

estropié des taureaux. 7 Maudite soit leur colère car elle est puissante et leur furie car elle est dure, je les répartirai

en Jacob et je les disperserai en Israël. 8 Juda, c'est toi que tes frères célébreront288, ta main sera sur la nuque de tes ennemis, et les

fils de ton père se prosterneront devant toi. 9 [Tu es] un lionceau de lion, Juda, de la proie, mon fils, tu es monté ; il a fléchi le genou, il

s'est couché comme un lion et comme une lionne, qui le fera lever ? 10 Le sceptre ne se détournera pas de Juda ni le bâton de commandement d'entre ses pieds

jusqu'à ce que vienne celui à qui il appartient289 et à lui l'obéissance des peuples290. 11 Il attache à la vigne son âne et au cep les fils de son ânesse ; il a lavé dans le vin son

vêtement et dans le sang des raisins ce qui le couvre. 12 Ses yeux sont plus sombres que le vin291 et ses dents sont plus blanches que le lait292. 13 Zabulon a la demeure au rivage des mers et il a, lui, des bateaux au rivage et ses confins

sont près de Sidon.

286 Selon M. Dahood (« "MKRTYHM" in Genesis 49,5 », CBQ 23 [1961], p. 54-56), l'allusion aux couteaux

dont on se sert pour la circoncision est évidente (Cf. Gn 34). L'auteur considère que la traduction plus juste en français devrait être : « Siméon et Lévi sont frères, leurs couteaux sont des armes de violence ». Pour M. Cohen («MeKĒRŌTĒHEM [Genèse XLIX 5], VT 31 [1981], p. 472-482, citation p. 472), ce terme « constitue à la fois un hapax legomenon et une énigme d'interprétation ». L'auteur propose la traduction suivante (p. 477) : « Siméon et Lévi sont frères ; objets de violence sont leurs biens ». Contre cette lecture, voir O. Margalith, «MeKĒRŌTĒHEM (Genesis XLIX 5) », VT 34 (1984), p. 101-102. Pour une étude approfondie de ce terme, voir J.A. Emerton, « Somme Difficult Words in Genesis 49 », dans P.R. Ackroyd – B. Lindars (dir.) Words and Meanings. Essays Presented to David Winton Thomas, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 81-82. 287 G. Rendsburg (« Double Polysemy in Genesis 49:6 and Job 3:6 », CBQ 44 [1982], p. 48-51) voit dans ce

verset une double polysémie et propose cette traduction : « Que mon âme n'entre pas dans [ne désire pas]

leur conseil ; Que mon esprit ne soit pas unifié avec [ne réjouisse pas dans] leur compagnie ». Voir aussi la

traduction faite par M. Dahood, « A New Translation of Gen 49,6a », Bib 36 (1955), p. 229. 288 En hébreu yôḏûḵā, qui joue avec le nom de yehûḏâ. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 658. 289 Le terme Šilōh est difficile à traduire en français. Selon les différentes vocalisations, on peut y voir le nom

du troisième fils de Juda (Shéla) ou le nom propre d'un sanctuaire (Silo). Plus de détails, voir Emerton,

«Some Difficult Words in Genesis 49 », p. 83-88. Voir aussi Meschonnic, Au commencement, p. 366 ; von

Rad, La Genèse, p. 433-434 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 659-661. 290 B. Margulis (« Gen. 49,10 / Deut. 33,2-3. A New Look at Old Problems », VT 19 [1969], p. 202-205)

propose une autre traduction : « jusqu'à ce que vienne le fils-de-Jessé, pour devenir une communauté des

nations ». M. Treves (« Shiloh [Genesis 49,10] », JBL 85 [1966], p. 353-356) rejette toute tentative de

l'interprétation messianique de ce verset. 291 Selon A. Demsky (« "Dark Wine" From Juda », IEJ 22 [1972], p. 233-234), la racine חכל / כחל désigne la

couleur sombre du vin produit sur les collines de la Judée. 292 La traduction de ce verset rejoint la proposition d'A.S. Kapelrud, « Genesis XLIX 12 », VT 4 (1954), p. 426-

428.

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14 Issakar est un âne osseux293, il couche entre deux enclos294. 15 Et il a vu que le repos était bon et le pays agréable, et il a penché son épaule pour porter

et il était pour la corvée d'esclave. 16 Dan jugera son peuple comme l'une des tribus d'Israël295. 17 Que Dan soit un serpent sur la route, une vipère sur le sentier ; il mord les talons du

cheval et son cavalier tombe en arrière. 18 En ton salut, j'espère, Adonaï. 19 Gad, une troupe s'attroupera contre lui, mais lui, il s'attroupera au talon. 20 Pour Asher296, du gras c'est son pain, et lui, il donnera des délices de roi. 21 Nephtali est une biche messagère, il donne des mots297 de beauté. 22 Fils de celle qui porte du fruit298, Joseph, fils de celle qui porte du fruit près d'une source;

des filles, elles montent sur la muraille299. 23 Et ils l'ont provoqué, ils l'ont tiré et ils lui étaient des adversaires, les maîtres des flèches. 24 Mais son arc restait dans la fermeté et les bras de ses mains étaient agiles ; par les mains

du puissant de Jacob, de là, pasteur, la pierre d'Israël300. 25 Par le Dieu de ton père, qu'il vienne à ton secours et avec le tout-puissant, qu'il te

bénisse301 :

des bénédictions302 des cieux d'en-haut, des bénédictions de l'abîme couchant en-dessous,

des bénédictions des seins et du ventre.

293 Sur les différents sens du terme « gārem », voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 664-665. 294 Une autre traduction possible : « entre son double charge ». En ce sens, voir J.E. Hogg, « The Meaning of

.in Gen. 49:14 and Judg. 5:16 », AJSLL 43 (1927), p. 299-301 המשפתים295 En s'appuyant sur une autre vocalisation du verbe דין , Emerton (« Somme Difficult Words in Genesis 49 »,

p.90-91) propose cette traduction : « Dan – son peuple sera fort, comme une des tribus d'Israël ». On peut

voir ici un jeu de mots entre dān (il a jugé) et yāḏîn (il jugera). 296 Pour une étude approfondie de l'utilisation de ce terme en Ancien Testament, voir W. Janzen, « ʾAšrē in

the OT », HTR 58 (1965), p. 215-226. 297 Certains rendent ce terme par « faons ». Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 676. 298 Sur la difficulté de traduire l'expression bēn pōrāṯ, voir A. Caquot, « Ben Porat (Genèse 49,22) », Semitica

30 (1980), p. 43-56. « Quelles que soient la forme et la fonction de poråt, considère Caquot (p. 46), il est plus

raisonnable d'y voir un nom de la racine pry dénotant la fécondité ». Voir aussi Emerton, « Some Difficult

Words in Genesis 49 », p. 91-93 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 678-679. 299 Caquot (Ibid., p. 52) traduit ce verset comme suit : « Un fils (est) une (plante) féconde, Joseph, une

(plante) féconde auprès d'une source, des filles (sont) une (plante) grimpant sur un mur ». 300 Selon Caquot (Ibid., p. 55), il s'agit ici d'un titre royal. M. Dahood (« Is "Eben Yis’ra’el" a Divine Title? [Gn

49:24] », Bib 40 [1959], p. 1002-1007) y voit un titre divin (le bras d'Israël) lorsqu'il propose de remplacer le

terme « pierre » par celui de « bras ». 301 Sur les différentes utilisations du verbe brk, voir E.J. Bickerman, « Bénédiction et prière », RB 69 (1962),

p.524-532. 302 Seulement aux versets 25-26, le terme « bénédiction » est employé cinq fois. En ce sens, voir I. Sonne,

«Genesis 49:25,26 », JBL 65 (1946), p. 303-306.

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26 Les bénédictions de ton père sont fortes, au-dessus des bénédictions de ceux qui m'ont

conçu jusqu'au désir303 des collines de toujours ; qu'elles soient pour la tête de Joseph et

pour le couronnement304 de celui qui a été séparé305 de ses frères. 27 Benjamin est un loup qui dévore, le matin il mange une proie et le soir il partage un

butin.» 28 Ce sont là toutes les tribus d'Israël : douze, et ce sont ces choses dont leur parle leur père,

et il les bénit, chacun selon sa bénédiction, il les bénit. 29 Et il leur ordonna et dit : « Moi, je suis réuni à mon peuple, ensevelissez-moi auprès de

mes pères, dans la caverne qui est dans le champ d'Éphrôn le Hittite, 30 dans la caverne qui est dans le champ de Makpéla, face à Mamré dans le pays de Canaan,

où Abraham a acquis le champ d'auprès d'Éphrôn le Hittite pour que le tombeau soit sa

propriété. 31 C'est là qu'on a enseveli Abraham et Sara sa femme, c'est là qu'on a enseveli Isaac et

Rébecca sa femme et c'est là que j'ai enseveli Léa. 32 Le champ et la caverne qui est dedans, ont été acquis des fils de Heth. » 33 Et Jacob acheva d'ordonner à ses fils et il rassembla ses pieds vers le lit et il expira et fut

réuni à ses peuples.

FUNÉRAILLES DE JACOB (Gn 50)

1 Et Joseph tomba sur le visage de son père et il pleura sur lui et il l'embrassa. 2 Et Joseph ordonna à ses serviteurs, aux guérisseurs d'embaumer son père et les guérisseurs

embaumèrent Israël. 3 Et furent accomplis pour lui quarante jours car ainsi sont accomplis les jours

d'embaumement et les Égyptiens le pleurèrent soixante-dix jours. 4 Et les jours des pleurs pour lui furent passés et Joseph parla à la maison du Pharaon en

disant : « Je vous prie, si j'ai trouvé faveur à vos yeux306, parlez, je vous prie, aux oreilles

du Pharaon en disant : 5 Mon père m'a fait jurer en disant : "Voici que je meurs dans le tombeau que j'ai creusé

pour moi dans le pays de Canaan, c'est là que tu m'enseveliras." Et maintenant, que je

monte, je te prie, et que j'ensevelisse mon père et je reviendrai. » 6 Et Pharaon dit : « Monte et ensevelis ton père comme il te l'a fait jurer. » 7 Et Joseph monta pour ensevelir son père et montèrent avec lui tous les serviteurs du

Pharaon, les anciens de sa maison et tous les anciens du pays d'Égypte ;

303 Le terme taʾăwaṯ signifie à la fois « désir » et « limite ». Voir Meschonnic, Au commencement, p. 368 ;

Hamilton, The Book of Genesis, p. 683. 304 Littéralement : « et pour le sommet du crâne ». 305 Cette formule peut signifier « le consacré », « l'élu ». Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 683. 306 Cette expression « n'a pas ici la nuance cérémonieuse qu'on a pu déceler par exemple en Gn 33.10 ou [...]

en Gn 18.3. La tournure semble réduite ici à une simple formule de politesse ». Voir Babut, Les expressions

idiomatiques, p. 152.

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8 et toute la maison de Joseph et ses frères et la maison de son père ; ils laissèrent derrière

eux307 seulement leurs enfants et leur petit bétail et leur gros bétail dans le pays de Goshèn. 9 Et il monta avec lui aussi un convoi de chariots, aussi des cavaliers et le camp était très

pesant. 10 Et ils vinrent jusqu'à l'aire de l'Épine qui est de l'autre côté du Jourdain et ils se

lamentèrent là, une lamentation grande et très pesante et il [Joseph] fit pour son père un

deuil de sept jours. 11 Et les habitants du pays, les Cananéens, virent le deuil sur l'aire de l'Épine et dirent :

«C'est un deuil pesant pour l'Égypte. » C'est pourquoi, on appela son nom « Deuil de

l'Égypte » qui est de l'autre côté du Jourdain308. 12 Et ses fils firent pour lui selon ce qu'il leur avait ordonné. 13 Et ses fils le portèrent dans le pays de Canaan et ils l'ensevelirent dans la caverne du

champ de Makpéla qu'Abraham avait acquis pour que le tombeau soit sa propriété, le

champ d'auprès d'Éphrôn le Hittite, face de Mamré. 14 Et Joseph revint en Égypte, lui et ses frères et tous ceux qui étaient montés avec lui pour

ensevelir son père, après qu'il eut enseveli son père. 15 Et les frères de Joseph virent que leur père était mort et ils [se] dirent : « Sûrement309,

Joseph deviendra notre adversaire et il fera revenir, oui, fera revenir sur nous tout le

malheur dont nous l'avons rétribué310. » 16 Et ils ordonnèrent [à quelqu'un d'aller] vers Joseph en disant : « Ton père a ordonné,

avant qu'il meure, en disant : 17 Ainsi vous direz à Joseph : "Je te prie, supporte311, je te prie, la révolte de tes frères et

leur faute car c'est du mal qu'ils t'ont rétribué" et maintenant312, supporte, nous te prions, la

révolte des serviteurs du Dieu de ton père. » Et Joseph pleura lorsqu'ils lui parlaient. 18 Et ses frères allèrent eux-mêmes et ils tombèrent devant lui et ils dirent : « Nous voici

esclaves pour toi. » 19 Et Joseph leur dit : « Ne craignez pas. Suis-je en effet à la place de Dieu, moi ?

307 Le verbe ʿāzaḇ signifie habituellement « abandonner ». Voir Meschonnic, Au commencement, p. 370. 308 Pour une étude détaillée de cette expression, voir B. Gemser, « Beʿēber hajjardēn. In Jordan's

Borderland», VT 2 (1952), p. 352-353. 309 Hamilton (The Book of Genesis, p. 699) suggère le sens affirmatif du terme « lû ». 310 Pour Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 307), le verbe « gāmal » signifiant « compléter »

peut avoir aussi le sens de « rétribuer » lorsqu'il est question de bien et de mal. Voir aussi Hamilton, The

Book of Genesis, p. 699. 311 Nous suivons ici la traduction proposée par Joüon, « Locutions hébraïques », Bib 3 (1922), p. 68. Selon

l'auteur, « on ne peut guère dire d'un homme qui pardonne (p. ex. Gen. 50,17) qu'il enlève la faute de celui

qui l'a offensé. Il semble donc préférable de prendre נשא au sens de supporter. L'offensé (Dieu ou l'homme)

supporte la faute de l'offenseur en patientant, en n'infligeant pas au coupable le châtiment qu'il mérite ». 312 « Les fils de Jacob commencent leur intercession par une captatio benevolentiae, un rappel des

intentions paternelles, puis kai nun laisse éclater leur angoisse en forme de supplique, brève mais efficace,

car "Joseph pleura" ». Laurentin, « Weʿattah – Kai nun », p. 173.

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20 Et vous, vous avez pensé sur moi du malheur, Dieu l'a pensé pour du bien afin de faire

[ceci] en ce jour : faire vivre un peuple nombreux. 21 Mais maintenant, ne craignez pas, moi, je fournirai [la subsistance] à vous et à vos petits»

et il les consola et parla à leur cœur313. 22 Et Joseph demeura en Égypte, lui et la maison de son père, et Joseph vécut cent dix ans. 23 Et Joseph vit des fils d'Éphraïm, à la troisième [génération], aussi les fils de Makir, fils

de Manassé, furent enfantés sur les genoux de Joseph. 24 Et Joseph dit à ses frères : « Moi, je meurs, mais Dieu interviendra, oui, interviendra pour

vous et il vous fera monter hors de ce pays vers le pays qu'il a juré à Abraham, à Isaac et à

Jacob. » 25 Et Joseph fit jurer les fils d'Israël en disant : « Dieu interviendra, oui interviendra pour

vous et vous ferez monter mes os d'ici. » 26 Et Joseph mourut à l'âge de cent dix ans et ils l'embaumèrent et il fut placé dans un coffre

en Égypte.

313 Pour une étude détaillée de l'expression « parler au cœur », voir Babut, Les expressions idiomatiques,

p.69-90.

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CHAPITRE III : DISPOSITIFS ÉVALUATIFS

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INTRODUCTION

Tout au long du récit, le narrateur peut parler au lecteur en créant les dispositifs

évaluatifs sur les personnages. Ce faisant, il émet des jugements de valeur par sa manière

de décrire un personnage dans le rapport à ce qu'il regarde, à ce qu'il parle, à ce qu'il fait et

à ce qu'il vit. Par cette mise en scène du personnage, le narrateur cherche à exploiter la

fonction idéologique du récit, à construire un système de valeurs314. Il transmet donc au

lecteur « une conception du bien et du mal, du licite et de l'interdit, de l'odieux et du

désirable315 ». Au fil du récit, lorsque le lecteur est attentif aux dispositifs évaluatifs que

sont le regard, la parole, le travail et l'éthique du personnage, il peut repérer un univers de

normes qui sont en relation les unes avec les autres316. « Ces systèmes normatifs, qui

pourront venir frapper n'importe quel personnage, apparaîtront sur la scène du texte,

notamment à travers la manifestation d'un lexique et d'oppositions spécialisées : positif-

négatif, bon-mauvais, convenable-inconvenable, correct-incorrect, méchant-gentil,

heureux-malheureux, bien-mal, beau-laid, efficace-inefficace, en excès-en défaut, normal-

anormal, légal-illégal, sain-corrompu, réussi-raté, etc.317» Nous recourons ici à la théorie du

dispositif évaluatif de Philippe Hamon pour mettre en évidence la fonction idéologique

qu'assume le narrateur dans le récit. La théorie élaborée par Hamon permet non seulement

de dégager l'évaluation que le narrateur fait du personnage dans son rapport au regard, à la

parole, au travail et à l'éthique, mais encore d'examiner la relation entre les valeurs que ces

314 Par idéologie, nous entendons un système de normes, un univers de valeurs qui se dégagent à travers le

texte. Selon Jouve (Poétique des valeurs [Écriture], Paris, PUF, 2001, p. 89), « il est nécessaire d'examiner

comment [les valeurs défendues par chacun des acteurs] s'ordonnent les unes par rapport aux autres. Ce

n'est, en effet, que dans la mesure où elles font système, où elles s'organisent selon une échelle ou une

hiérarchie, que les valeurs renvoient à une idéologie ». Pour une brève introduction sur le mot « idéologie »

et sur la lecture idéologique de la Bible, voir D. Jobling, « Lecture idéologique », dans A. Lacocque (dir.),

Guide des nouvelles lectures de la Bible, Paris, Bayard, 2005, p. 222-235. 315 Jouve, Poétique des valeurs, quatrième page de couverture. 316 Nous entendons le terme « travail » dans un sens large, à savoir l'action qu'un personnage mène. C'est

dans ce sens élargi que nous examinerons chaque personnage de l'histoire de Joseph dans le rapport à ce

qu'il fait et à ce qui déclenche son action. 317 Ph. Hamon, Texte et idéologie. Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l'œuvre littéraire, Paris, PUF, 1984,

p. 104-105.

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quatre modalités font ressortir318. C'est ce double intérêt qui constitue l'originalité de la

théorie qu'ébauche Hamon.

Hamon analyse le dispositif évaluatif dans sa triple relation : au regard (savoir-voir),

à la parole (savoir-dire) et au travail (savoir-faire) du personnage319. À propos du regard du

personnage et ce qu'il signifie en termes de dispositif évaluatif, Hamon estime qu’un même

événement peut être regardé par plusieurs personnages et faire l'objet de différentes

évaluations. Le regard d’un personnage sur une même réalité peut donner lieu à une

appréciation contradictoire de l’ordre de l’oxymoron « laid et adorable ». Un regard

évaluant positivement les choses sur le plan esthétique peut être neutralisé par une

évaluation morale négative qui accompagne discrètement le trajet des personnages. Cette

discordance interne au personnage peut se manifester dans des aspects liés à sa physiologie

ou à son habillement. En ce cas, l’observation esthétique est reléguée au regard d’un tiers. Il

est à noter que l'évaluation concerne « aussi bien la compétence du regardeur, que son

regard, que l'objet regardé, ou que le "profit" retiré par le regardeur du spectacle

regardé320».

Quant à la parole du personnage dans son rapport au dispositif évaluatif, l’auteur

considère qu’un personnage, par sa prise ou son abandon de parole, donne des éléments

d'évaluation au cœur même du récit. Cette évaluation (par le moyen d’une parole technique

ou vague, d’une phraséologie verbeuse ou concise, des adjectifs évaluatifs…) est mise au

compte soit du narrateur, soit du locuteur, soit d’un personnage délégué321. L'évaluation de

la parole d’un personnage peut être d’ordre psychologique. En effet, le « vocabulaire

évaluatif peut aussi indirectement s’introduire dans le texte via la mention de l’euphorie ou

de la dysphorie, du plaisir ou de l’ennui des interlocuteurs consécutifs à la parole d’autrui,

c'est-à-dire à travers la référence à un pathétique de l’émission ou de la réception de la

318 Selon Hamon (Ibid., p. 21), « le "point idéologique" d'un texte peut donc être considéré [...] comme une

évaluation, comme une mise en relation ». 319 Ibid., p. 103-217. 320 Hamon, Texte et idéologie, p. 106. 321 « À un moment décisif de l'histoire de la théorie du récit, on a découvert l'importance essentielle de ce

délégué, l'autonomie de celui que l'auteur a délibérément investi de la fonction narrative dans le récit : le

narrateur. À un autre moment, aussi décisif bien que plus récent, on a découvert la présence de celui à qui

ce narrateur délègue, à son tour, une fonction intermédiaire entre lui-même et le personnage : le

focalisateur ». Bal, Narratologie, p. 32. C'est l'auteure qui souligne.

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parole322 ». La thématique de la parole que l’auteur développe ici est différente de celle du

regard. Si cette dernière est syncrétique (A regarde l’objet B), la première exige au moins

deux personnages (1 locuteur et 1 auditeur, sauf dans le cas du monologue-radotage, de la

parole à soi-même). La dimension dialogale permet d’introduire plusieurs points de vue

contradictoires dans la « prise de parole». Elle crée une « polyphonie » axiologique capable

éventuellement de désorienter le système de valeurs de l’œuvre. Le narrateur peut distribuer

en ce sens son évaluation sur la parole d’un personnage en jouant des interprétations

contradictoires faites par les autres personnages. Le narrateur peut également disqualifier

un personnage dans son rapport au langage, soit « en montrant qu’il ne "possède" pas la

parole qu’il parle, qu’il n’en est ni le maître, ni l’origine, qu’il n’en est donc pas le "sujet"

d’énonciation […] ; soit en montrant qu’il ne devrait pas traiter les "sujets" (thèmes

"inconvenants", par exemple) qu’il traite dans son discours323 ».

En ce qui concerne le travail du personnage et ce qu'il signifie en termes de dispositif

évaluatif, Hamon précise que le travail est le lieu où le narrateur (ou un personnage à qui

est déléguée l’évaluation) manifeste sa compétence. Pour lui, « le travail en effet peut être

conforme ou non conforme, approprié ou non approprié, heureux ou malheureux dans ses

résultats, habile ou malhabile, bâclé ou soigné, mécanique ou inventif, réussi ou raté,

créateur ou destructeur, fautif (d’où sanctions) ou heureux (d’où récompenses et résultats),

etc.324 » Pour interpréter le système évaluatif d’un personnage montré dans son travail, il

faut procéder selon la globalité d’un protocole (les buts du travailleur, la destination du

travail achevé…) et au regard de la mise en scène globale du travail de tous les

personnages. De plus, l'évaluation positive ou négative du travail d’un personnage se joue

au cœur du contexte dans lequel il est inséré. Ainsi, l'appréciation du travail d’un

personnage est en fait complexe. Ce travail peut être tantôt jugé comme positif, et tantôt

comme négatif. En effet, un personnage peut être présenté, à un moment donné de

l’histoire, comme un travailleur exemplaire et à un autre moment, comme un mauvais

travailleur.

322 Hamon, Texte et idéologie, p. 133. C'est l'auteur qui souligne. 323 Ibid., p. 144. 324 Ibid., p. 160-161.

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À ces trois types d'évaluation s'ajoute le quatrième qui, selon Hamon, porte sur le

savoir-vivre325. Il s'agit ici de la compétence morale du personnage. L’auteur remarque que

le texte est un lieu par excellence de production d’un « effet de morale », d'un « effet

éthique » et d’un « effet de personne » lorsque l'on considère le personnage comme un

«être social» dans son rapport avec les autres. Par morale ou éthique, Hamon entend une

évaluation de conduites socialisées. À la différence des évaluations esthétique (savoir-voir),

rhétorique (savoir-dire) et pratique (savoir-faire) qui se polarisent sur des « objets »

concrets, l’évaluation morale est difficilement localisable dans un texte. Elle apparaît à

travers un système idéologique le plus totalitaire et le plus abstrait. Si les autres évaluations

peuvent être facilement retranscrites en termes de morale, l’inverse s’avère moins évident.

Pour l'auteur, l'évaluation morale sur le personnage « peut porter, sur le mode positif

comme sur le mode négatif, soit sur l'acte lui-même du personnage, dans son déroulement,

soit sur les résultats et les conséquences psychologiques et matériels de l'acte pour le

personnage, qui en tire soit du plaisir, soit du déplaisir et de l'ennui, soit un bénéfice positif

attendu, soit une perte inattendue326 ». Il est à noter qu'une activité décrite comme

«négative» peut susciter un plaisir chez le personnage alors qu'une activité présentée

comme « positive » peut n'entraîner qu'un déplaisir chez lui.

Les quatre modalités que Hamon retient pour analyser les jugements de valeur de la

part du narrateur nous paraissent pertinentes. Par le regard, la parole, le travail et l'éthique

d'un personnage, le narrateur cherche à établir un monde de valeurs. Ce faisant, il construit

le système idéologique du récit en fixant, grâce aux personnages, sa préférence envers telle

ou telle valeur. Ainsi, par le fait qu'il regarde, parle, travaille ou entre en relation avec

l'autre, un personnage laisse entrevoir les valeurs qui l'habitent. C'est en analysant le

personnage dans son rapport à ces quatre domaines que nous pouvons dégager le système

de valeurs qui le régit.

Il est à rappeler également que le système idéologique d'un récit peut être établi à la

croisée des quatre modalités dont nous venons de parler. Si, par exemple, un personnage

regarde ce qu'il ne devrait pas, mais éprouve quand même un certain plaisir, le lecteur peut

conclure que la norme morale n'est pas très importante pour ce personnage. Le regard, la

325 Pour Hamon (Ibid., p. 25), il est question ici des lignes de conduite qui se joignent aux lignes de mire, de

discours et d'action. 326 Ibid., p. 108. C'est l'auteur qui souligne.

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parole, le travail et l'éthique, pour reprendre les termes de Jouve qui résume l'idée de

Hamon, « instaurant des relations médiatisées entre les acteurs du récit, se réfèrent donc

toujours à des normes327 ».

Il est évident que c'est le narrateur lui-même qui a l'autorité suprême dans la

collaboration des valeurs du récit. Il peut cautionner les valeurs proposées par un

personnage en disant ou en redisant les choses par lui-même. Il peut aussi garder sa

distance en s'arrêtant tout simplement à la vision du personnage. Dans cette perspective,

dans la section consacrée à la parole, nous porterons une attention particulière sur le choix

des mots, les insistances et la syntaxe que fait le narrateur pour observer, d'une manière

plus affinée, la voix narrative. Nous serons donc attentifs aux jeux de mots, aux polysémies

et au vocabulaire qui encode une évaluation explicite du narrateur.

À ce dernier point, il faut préciser que l'évaluation du narrateur à travers la parole se

situe sur deux plans différents. D'un côté, le narrateur peut indiquer au lecteur son

évaluation en jouant sur l'intervention du personnage. De l'autre, il peut exprimer lui-même

son appréciation en employant, lorsqu'il relate l'événement, un vocabulaire qui laisse

entrevoir son évaluation de situation.

Dans les pages qui suivent, en faisant nôtre la théorie de Hamon et en l'adaptant au

besoin, nous examinerons les dispositifs évaluatifs des personnages de l'histoire de Joseph

dans leur rapport au regard, à la parole, au travail et à l'éthique328. À chaque chapitre de

Genèse 37-50, nous commencerons par une étude sur le regard du personnage pour dégager

l'évaluation du narrateur par la manière dont il dispose ce regard. Compte tenu de l'ampleur

du travail, nous limiterons notre analyse aux éléments les plus significatifs du point de vue

des personnages329. Nous poursuivrons notre analyse sur la parole du personnage pour

découvrir l'évaluation du narrateur par la manière dont il organise l'intervention du

personnage. Dans cette partie, nous chercherons également à connaître l'évaluation que le

narrateur fait lorsqu'il utilise un vocabulaire qui exprime une évaluation explicite de sa part.

L'analyse sur la parole sera suivie de l'étude sur le travail du personnage. Cette observation

327 Jouve, Poétique des valeurs, p. 31. 328 Dans notre analyse, nous utiliserons certaines expressions de la classification de Hamon pour rendre

compte de nos observations. 329 Dans notre conclusion générale, nous donnerons des critères théoriques plus approfondis pour la

poursuite de recherche en ce qui concerne le point de vue des personnages.

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nous aidera à repérer l'évaluation du narrateur sur le personnage par rapport à ce qu'il fait.

Nous terminerons notre recherche en nous arrêtant sur l'éthique du personnage. Cette

démarche mettra en évidence l'évaluation du narrateur sur le savoir-vivre du personnage.

Les analyses sur le regard, la parole, le travail et l'éthique du personnage nous

permettront, au fil du récit, de dégager la voix narrative dans sa fonction idéologique.

Autrement dit, ces observations nous aideront à regarder comment les valeurs défendues

par les personnages et revendiquées par le narrateur s'ordonnent les unes par rapport aux

autres pour en faire un système330. Pour nous situer dans l'histoire, nous débuterons chaque

étape de notre étude par un résumé du récit biblique. Afin d'éviter toutes les interprétations

non contrôlées, nous resterons très sobres dans cet exercice en faisant ressortir les éléments

essentiels du récit.

3.1 JOSEPH ET LES FILS DE SON PÈRE (Gn 37)

L'histoire de Joseph s'ouvre par le chapitre 37 où la relation entre le père et ses fils est

relatée en détail. Jacob aime Joseph plus que tous ses fils parce qu'il l'a eu dans sa

vieillesse. Pour marquer son amour préférentiel, Jacob lui fait une tunique de grande valeur.

Les autres fils haïssent Joseph et ils ne parlent plus amicalement avec lui. Celui-ci fait des

rêves dans lesquels il se voit le plus grand parmi ses frères qui le haïssent toujours

davantage. Jacob envoie Joseph vers ses frères qui font paître les troupeaux loin de la

maison. Voyant venir Joseph, les frères ont l'intention de le tuer. À l'intervention de Ruben,

leur aîné, les frères, après avoir enlevé le vêtement de Joseph, le jettent dans une citerne du

désert. Juda propose aux frères de vendre Joseph aux marchands ismaélites et ils y

consentent. Des marchands madianites passent par là et ils font monter Joseph de la citerne

avant de le vendre aux Ismaélites. Une fois que Joseph est vendu, les frères trempent son

vêtement dans le sang du bouc. Ils font apporter ce vêtement à Jacob pour lui faire croire à

la mort de Joseph. Jacob se plonge dans son deuil et refuse d'être consolé.

Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où le conflit

fraternel est poussé jusqu'à l'intention meurtrière ? Nous dégageons ces jugements en

observant les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le travail et l'éthique.

330 « Les foyers idéologiques du texte se signalent donc comme tels à l'attention du lecteur par des procédés

de mise en relief divers ». Hamon, Texte et idéologie, p. 38.

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3.1.1 Joseph sous le regard des siens

Au début du récit, le narrateur souligne que Joseph accompagne les fils de Bilha et les

fils de Zilpa, « femmes de son père » (v. 2). Cela dit, le narrateur présente les concubines de

Jacob à partir de la perspective de Joseph331. Cette manière de présenter permet au lecteur

de faire une évaluation de la situation de Joseph dans son rapport avec Bilha et Zilpa et

avec leurs fils. En effet, en faisant regarder les deux servantes de Léa et de Rachel à travers

l'optique de Joseph, le narrateur cherche à montrer que Joseph les voit comme les femmes

de son père332. Par conséquent, Joseph considère les fils de celles-ci au même titre que les

autres fils de Jacob. Ainsi, par le jeu de regard, le narrateur semble attribuer à Joseph, au

début de son parcours, la vocation de rassembler tous les fils de son père dans une même

fratrie. Comment Joseph parvient-il à accomplir cette mission importante mais difficile ?

Le déroulement de Gn 37-50 nous montrera peu à peu la réalisation de ce dessein qui

suscitera beaucoup de détour. Pour l'instant, nous restons sur la suite immédiate du chapitre

37, précisément sur le vêtement que Jacob offre à Joseph.

En donnant à Joseph une tunique précieuse, Jacob le voit et le montre comme son fils

préféré333. Par contre, en regardant Joseph dans cet habit princier, les frères éprouvent de la

haine envers lui334 (v. 4). Le regard sur le même objet qu'est la tunique de Joseph provoque

ainsi deux réactions diamétralement opposées : un excès d'amour chez Jacob et un excès de

haine chez les frères335. Ce qui est étonnant ici, c'est que le narrateur ne mentionne pas

l'appréciation de Joseph lui-même sur le magnifique vêtement qu'il a reçu de son père. Le

fait que le regard de Joseph n'est pas focalisé sur son propre habit rend problématique les

deux appréciations pour le regard d'un tiers. Il est à noter aussi qu'au début de l'histoire, les

331 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 29. Voir également Coats, From Canaan to

Egypt, p. 11. Sarna note que le nom de Bilha, servante de Rachel, est mentionné avant celui de Zilpa,

servante de Léa. Cela indique que Joseph est plus proche de Bilha. Voir Sarna, Genesis, p. 255. 332 Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 29) remarque que cette considération est tout à fait

différente par rapport à la mention de Bilha avec qui Ruben couche : « concubine de son père » (35,22). 333 Pour H.C. White (Narration et Discourse in the Book of Genesis, Cambridge, University Press, 1991, p.242),

la tunique que Jacob offre à Joseph rend visible son amour démesuré. 334 Ainsi, Gunkel, Genesis, p. 387. 335 Pour Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 32-33), au verset 4, le narrateur fait voir, avec les

yeux des frères, la préférence de Jacob envers Joseph. En nommant Joseph par le pronom et en désignant

les autres non pas comme les fils de Jacob, mais les frères de Joseph, le narrateur lui-même affirme la réalité

de cette préférence paternelle.

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frères haïssent Joseph parce qu'ils le voient comme un frère qui obtient la faveur

paternelle336. Après les songes, ils le haïssent puisqu'ils le regardent comme un individu qui

cherche à les dominer337. Le même Joseph est donc regardé différemment par ses frères

dans les deux contextes. Dans la suite du récit, le regard différentié sur Joseph attire encore

l'attention du lecteur.

Lorsque Joseph vient à la rencontre de ses frères, ceux-ci le voient comme un maître

de songe dont il faut se débarrasser une fois pour toutes338. Quant à Ruben, il voit Joseph

comme quelqu'un qui lui donne une occasion de retrouver l'estime de son père339 (v. 22).

Pour sa part, Juda regarde Joseph comme celui qui apporte du « profit » : « Quel profit si

nous tuons notre frère et nous couvrons son sang ? » (v. 26) Il est à remarquer que

l'organisation de l'espace joue un rôle important dans l'évaluation du regard. Le fait que le

regard se situe devant, derrière, au loin, auprès, à droite, à gauche de l'objet, influence le

lecteur dans son évaluation du personnage340. Dans notre récit, en voyant Joseph de loin, les

frères projettent de le faire mourir (v. 18). Par contre, au moment où Joseph s'approche

d'eux, ils lui enlèvent sa tunique341 (v. 23). Ce faisant, les frères ôtent l'objet qui provoque

336 Pour souligner que Joseph est le bénéficiaire de l'amour paternel, le narrateur place l'objet avant le verbe

: «ʾōṯô ʾāhaḇ ʾăḇîhem » (c'est lui qu'aimait leur père). En ce sens, Sarna, Genesis, p. 256. Voir aussi E.A.

Speiser, Genesis. Introduction, Translation and Notes, New York NY, Doubleday, 1964, p. 290. 337 En ce sens, Redford, A Study of the Biblical Story of Joseph, p. 139. 338 Le lecteur apprendra plus tard que c'est par la tunique d'apparat que les frères reconnaissent Joseph de

loin. En ce sens, H.C. White, « The Joseph Story. A Narrative which "Consumes" its Content », Semeia 31

(1985), p. 62 ; White, Narration and Discourse, p. 248. Voir aussi B. Green, « What Profit for Us ? »

Remembering the Story of Joseph, Lanham MD – New York NY – London, University Press of America, 1996,

p. 58 ; Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 58. 339 Remarquons qu'au moment où Ruben revient à la citerne pour sauver Joseph, le narrateur fait voir la

citerne vide avec les yeux déçus de Ruben : « Ruben revint vers le trou et voici (wehinnēh) qu'il n'y avait pas

Joseph dans le trou » (v. 29). Sur l'utilisation du terme wehinnēh pour exprimer le point de vue, voir J.P.

Fokkelman, Narrative Art in Genesis. Specimens of Stylistic and Structural Analysis (Studia Semitica

Neerlandica 17), Assen, Van Gorcum, 1975, p. 50-51 ; A. Berlin, Poetics and Interpretation of Biblical

Narrative (Bible and Literature Series 9), Sheffield, Almond Press, 1983, p. 62-63 et Alter, L'art du récit

biblique, p. 79. 340 Sur ce sujet, voir Hamon, Texte et idéologie, p. 111-112. 341 Il est à noter que le narrateur utilise le pronom personnel pour décrire la scène où les frères de Joseph le

voient de loin, alors qu'il emploie le prénom « Joseph » et dit « ses frères » quand Joseph vient vers eux : «ils

le (ʾōṯô) virent de loin et avant qu'il s'approche d'eux (ʾălêhem) », v. 18 / « lorsque Joseph (yôsēph) vint vers

ses frères (ʾeḥāyw) », v. 23. Ainsi, dans le premier cas, la relation entre les frères est décrite en des termes

de distance, alors qu'elle est relatée avec un vocabulaire de proximité dans le deuxième cas.

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chez eux la haine. Le geste d'enlever l'habit princier n'est-il pas une manière pour les frères

de regarder Joseph comme un frère et non plus comme quelqu'un qui suscite la jalousie ?

Dans un art consommé du récit, le narrateur fait voir au lecteur la caravane

d'Ismaélites à travers le regard des frères de Joseph342 : « ils levèrent les yeux et ils virent et

voici (wehinnēh) qu'une caravane d'Ismaélites venant de Galaad343 » (v. 25). Par contre, au

moment où les marchands madianites retirent Joseph de la citerne et le vendent aux

Ismaélites (v. 28), c'est plutôt sous l'optique du narrateur que le lecteur regarde l'événement.

Ce jeu de points de vue permet au lecteur d'avoir une évaluation. En effet, si les frères

voient venir les Ismaélites, ils ne voient probablement pas les Madianites retirer Joseph et

le vendre par la suite aux Ismaélites. En ce sens, le cri de Ruben exprime son ignorance de

ce qui s'est passé pour Joseph. Cela dit, même si les frères, en s'associant à la proposition de

Juda, sont coupables d'avoir pensé à vendre leur frère, ils ne sont pas responsables de cette

vente. Ce sont les Madianites qui effectuent la vente et qui en sont bénéficiaires. Ainsi, en

jouant sur le regard, le narrateur indique que les frères sont coupables, mais il ne sont pas

responsables de la vente de Joseph344. La suite du récit peut valider cette lecture345. Lorsque

Joseph, en Égypte, mettra ses frères à la maison d'arrêt durant trois jours, ces derniers

regretteront de ne pas avoir écouté la supplication de leur frère et de ne pas avoir été

sensibles à sa détresse (42,21). À aucun moment, les frères ne se reprocheront d'avoir

vendu Joseph. Quand Joseph révèlera son identité, il dira à ses frères : « C'est moi Joseph

votre frère, moi que vous avez vendu en Égypte » (45,4). Il faut noter ici que Joseph

342 La question « par quel regard le narrateur a-t-il choisi de faire voir l'événement ? » appartient à

proprement parler au mode narratif. Cependant, le choix de faire voir l'événement à travers les regards

différents permet au lecteur d'évaluer le texte. Ce choix contribue donc à discerner la voix narrative. 343 Voir Berlin, Poetics and Interpretation, p. 49 et p. 119. 344 Voir Lowenthal, The Joseph Narrative in Genesis, p. 27-28. Pour Ska, « nul parmi les frères ne sait

exactement ce qui est arrivé à Joseph. Ruben a voulu le sauver et Juda a proposé de le vendre. Tandis que

les frères mangeaient et discutaient, les Madianites sont passés, ont "pris" Joseph et l'ont vendu aux

Ismaélites que Juda et ses frères avaient vu arriver peu auparavant ». J.-L. Ska, Introduction à la lecture du

Pentateuque. Clés pour l'interprétation des cinq premiers livres de la Bible (Le livre et le rouleau 5) / trad. par

Fr. Vermorel, Bruxelles, Lessius, 2000 (italien 1998), p. 99. Longacre soutient l'interprétation classique selon

laquelle les frères ont vendu Joseph. L'auteur considère également que les Madianites et les Ismaélites sont

les deux noms d'un même groupe. Voir R.E. Longacre, « Who Sold Joseph into Egypt ? », dans R.L. Harris –

S.H. Quek – J.R. Vannoy (dir.), Interpretation and History. Essays in Honour of Allan A. MacRae, Singapore,

Christian Life Publishers, 1986, particulièrement p. 87-90. 345 Nous suivons ici l'analyse de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 70-71. On peut consulter

également Green, « What Profit for Us ? », p. 49-50.

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considère qu'il a été vendu par ses frères. Il croit que ses frères l'ont vendu aux Madianites

et que par la suite, ces derniers l'ont cédé aux Ismaélites. Le narrateur, qui est celui qui

garde autorité sur le jugement de valeur du récit, ne confirme jamais cette version des faits.

De même, au moment de l'échange concernant la vente, Joseph est au fond du puits, ce qui

ne lui permet pas de savoir qui a fait quoi. Probablement, Joseph n'est-il pas vraiment sûr

de ce qui lui est arrivé puisque durant son séjour en prison, il dit au chef des échansons qu'il

a été enlevé346 (40,15). Ceci étant dit, si les frères n'ont pas vendu Joseph, ils ne sont pas

totalement innocents. Le fait de jeter, par jalousie, l'un des leurs dans la citerne en plein

désert sans aucune pitié, est déjà un motif suffisant pour avoir des remords. De plus, se

mettre volontairement d'accord pour vendre son frère est une raison sérieuse pour se sentir

coupable. Le lecteur peut encore supposer que les Madianites, après avoir entendu la

proposition de vente de la part des frères, les précèdent dans la réalisation du projet. Ainsi,

les frères sont-ils également coupables d'avoir donné l'idée aux Madianites de vendre leur

frère ?

Si les frères ne sont pas directement responsables de la vente de Joseph, ils sont les

vrais auteurs de la souffrance de Jacob. En effet, une fois Joseph vendu, les frères apportent

le vêtement de Joseph à Jacob pour lui faire croire à sa mort. En regardant la tunique

ensanglantée, Jacob crie dans la douleur : « La tunique de mon fils. Une bête méchante l'a

mangé. Il a été déchiqueté, oui, déchiqueté, Joseph » (v. 33). Ici, le « regardeur » et l'objet

du regard sont frappés d'un signe négatif. En effet, contrairement aux autres personnages et

au lecteur qui voient dans la tunique imprégnée de sang un substitut de Joseph, Jacob la

regarde comme s'il s'agissait de son fils bien-aimé. Ainsi, le fait que le narrateur montre la

scène de reconnaissance à travers le regard de Jacob suscite chez le lecteur une grande

sympathie envers ce personnage qui a perdu successivement son épouse bien-aimée et son

fils préféré347.

Par le jeu de regard, le narrateur fait comprendre que, dès le début du récit, Joseph est

porteur du rôle de rassembleur de tous ses frères dans la fratrie. Mais avant d'accomplir

346 Nous ne suivons pas la lecture de Sarna (Genesis, p. 279) pour qui Joseph utilise le terme « enlever »

parce qu'il a honte de dire à son co-détenu qu'il est vendu par ses propres frères. 347 Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 81) souligne le jeu de mots entre wayyakîrāh (« et il la

reconnu », 37,33) et wayyiqraʿ (« et il déchira », 37,34). Cela suggère que « la reconnaissance elle-même est

déchirante pour Jacob ».

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cette mission, il est lui-même objet de différents regards : regard de jalousie et de haine, de

profit et de souffrance. Les différents regards sur Joseph permettent donc au lecteur de

saisir l'évaluation du narrateur. Cette évaluation sera perçue également dans le rapport du

personnage à la parole ; ce que nous développerons maintenant.

3.1.2 Parole de songe et de mensonge

Le dispositif évaluatif de la parole s'exprime par le vocabulaire que le narrateur

utilise. Il se manifeste également dans la structure du discours et dans la manière à travers

laquelle le personnage prend la parole ou la refuse. En suivant le fil du récit de Gn 37, nous

dégageons ici l'évaluation que le narrateur fait par le choix du vocabulaire et par le jeu sur

l'intervention du personnage.

Pour évoquer l'information que Joseph rapporte à son père au sujet de ses frères, le

narrateur précise que « Joseph faisait venir la rumeur sur eux [comme] méchante auprès de

leur père » (v. 2). Il est question ici du propos que Joseph lui-même invente avec une

méchante intention pour raconter à son père. Il ne s'agit donc pas « de la mauvaise

réputation qui circule sur eux et que Joseph raconterait à leur père348 ». Ainsi, « le texte ne

dit pas que de vilains racontars circulent, qui sont ensuite ramenés à Jacob par un

rapporteur malintentionné. Que le discours sur les frères soit mauvais n'est pas un fait

objectif349 ». Joseph est présenté ici « comme le vilain : il discrédite ses frères auprès de

Jacob350 ». Cette manière de qualifier l'intention de Joseph permet au lecteur de savoir que

la haine des frères envers le fils de Rachel n'est pas sans raison.

À propos de la haine des frères, il faut noter qu'elle est accentuée par l'amour

démesuré de Jacob envers Joseph : « ses frères virent que c'est lui qu'aimait leur père plus

que tous ses frères et ils le haïrent » (v. 4). Le lecteur constate un jeu de mots grâce aux

assonances dans l'expression « c'est lui qu'aimait leur père » (ʾōṯô ʾāhaḇ ʾăḇîhem351). Se

situant au centre de la formule, l'amour du père sépare Joseph de ses frères qui se

représentent respectivement par les pronoms « lui » et « eux », aux deux extrémités. À cela

348 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 30. 349 Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 156, cité et traduit par Wénin, Ibid., p. 30. 350 J.P. Fokkelman, Comment lire le récit biblique. Une introduction pratique (Le livre et le rouleau 13) / trad.

par les Cisterciennes de l'abbaye Notre-Dame de Clairefontaine, Bruxelles, Lessius, 2002 (néerlandais 1995),

p. 80. 351 Nous suivons ici la lecture proposée par Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 32-33.

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s'ajoute la répétition avec une inversion entre l'action d'aimer (ʾhḇ) et [leur] père (ʾḇyh[m]).

Ces jeux de mots suggèrent que, sous le regard des frères, l'amour de Jacob envers Joseph

est une déformation de la paternité352.

Le narrateur ne s'arrête pas seulement à ces jeux de mots pour décrire la haine des

frères, mais il souligne aussi ce sentiment par une répétition de vocabulaire353. En effet,

après l'utilisation du verbe « aimer » dont nous venons de parler, le narrateur emploie, à

trois reprises aux versets 4, 5 et 8, le verbe « haïr » (śnʾ). En outre, la haine répétitive des

frères est culminée par la jalousie, un sentiment que le narrateur exprime par le verbe

«jalouser» (qnʾ) au verset 11354. En jouant sur la synonymie de ces deux verbes, le narrateur

insinue que la haine, devenue de plus en plus grande chez les frères, se mêle maintenant à

la jalousie. La croisée de ces deux sentiments ne peut que pousser la relation fraternelle

dans une situation désastreuse. Plus tard, le lecteur apprendra que les frères trament

l'assassinat de Joseph lorsque celui-ci vient à leur rencontre : « Et ils le virent de loin et

avant qu'il s'approche d'eux, ils complotèrent entre eux (wayyiṯnakklû) contre lui pour le

faire mourir » (v. 18). En utilisant le verbe « comploter », le narrateur suggère que les

sentiments de haine et de jalousie chez les frères atteignent leur paroxysme au point qu'ils

préparent eux-mêmes le projet de tuer leur frère355. C'est ici que la valeur de la vie

sentimentale des frères s'ébranle356. Mais n'anticipons pas trop vite le récit. Revenons à la

réaction des frères après le récit du rêve de Joseph, un récit qui nourrit la haine déjà

présente chez les frères.

Écoutant le premier songe que raconte Joseph, les frères réagissent violemment en lui

demandant : « Règneras-tu vraiment sur nous ? Ou domineras-tu vraiment sur nous357 ? »

352 Selon White (Narration and Discourse, p. 241), l'attachement préférentiel de Jacob envers Joseph

influence le comportement inhabituel de celui-ci envers ses frères même si le lien n'est pas explicitement

signalé par le narrateur. 353 Pour cette remarque, voir Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 157-158. 354 Selon White (Narration and Discourse, p. 246), le narrateur fournit ici une description de la pensée

intérieure du personnage qui est nécessaire pour le développement de l'intrigue. 355 Le narrateur dévoile au lecteur l'intention meurtrière des frères avant que celui-ci ne l'entende

directement de leur bouche. Ainsi, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 58. 356 Voir White, Narration and Discourse, p. 248. 357 En laissant dans la bouche des frères une question rhétorique formée par l'infinitif absolu, le narrateur

insinue un doute de leur part face à la volonté de domination prétendue par Joseph. Voir R.E. Longacre,

Joseph. A Story of Divine Providence. A Text Theoretical and Textlinguistic. Analysis of Genesis 37 and 39-48,

Winona Lake IN,Eisenbrauns, 2003, p. 185.

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(v. 8) Devant une telle question, Joseph ne souffle mot358. Cette « non prise de parole » crée

chez le lecteur un horizon d'attente problématique. En effet, à ce point du récit, le lecteur ne

sait pas si Joseph conçoit un rêve de grandeur comme l'interprètent ses frères. Joseph ne

réagit pas non plus après la réaction de son père à propos du deuxième songe. Cependant, le

fait que le narrateur rapporte aussi bien la réaction des frères et l'attitude de Jacob permet

d'évaluer ce que Joseph raconte dans ce deuxième songe : « ses frères le jalousèrent, mais

son père garda la parole » (v. 11). Si les frères sont jaloux de Joseph à cause d'une parole

dite et que le père la prend au sérieux, cette parole a des chances de se réaliser359.

Arrêtons-nous un moment sur la réaction des frères à la suite de la première « prise de

parole » de Joseph360. Après le récit du premier songe raconté par Joseph, le narrateur décrit

l'attitude de ses frères : « ils le haïrent encore davantage à cause de ses rêves et à cause de

ses paroles361 » (v. 8). Le lecteur constate que les frères se révoltent contre Joseph par un

double ressentiment : « contre le fait que Joseph rêve ; contre le contenu des rêves de

Joseph362 ». Cela dit, la réaction violente des frères n'est pas seulement provoquée par le

rêveur, mais encore par les paroles contenues dans ce rêve. Il est à noter que les réactions

des frères à l'égard de Joseph lorsqu'ils écoutent les deux récits du rêve ne sont pas

identiques. « Après le premier rêve, ils le haïssent ; après le second, nous dit le texte, ils le

jalousent363 ». Ainsi, les récits du rêve de Joseph suscitent d'abord la haine et puis la

jalousie chez ses frères. Or, la haine et la jalousie sont deux sentiments différents. « On hait

358 Green, « What Profit for Us ? », p. 40. Pour White (Narration and Discourse, p. 244), la non-réponse de

Joseph est due au fait que l'image et la signification du rêve ne viennent pas de sa conscience et de sa

connaissance. 359 Plus l'opposition est forte, plus la réalisation de la parole du rêve est probable. Voir White, Ibid., p. 244-

245. 360 Il faut remarquer que la première « prise de parole » de Joseph commence par un verbe à l'impératif

«šimʿû» (écoutez), bien qu'il soit adouci par « -nāʾ » (s'il vous plaît). En ce sens, Longacre, Joseph. A Story of

Divine Providence, p. 185. Ce mot introduit le premier discours direct du récit. Voir White, « The Joseph

Story », p. 66. 361 Soulignons que l'expression « ils le haïrent encore davantage » est littéralement traduite par « ils

ajoutèrent encore à le haïr (wayyôsiϼû ʿôḏ śenōʾ ʾōṯô) ». Cette formule est déjà utilisée au verset 5 pour dire

que les frères détestent Joseph même avant de connaître le contenu du rêve. Il faut noter également le jeu

de mots entre le fait que les frères « ajoutent » à haïr Joseph et le nom de celui-ci dont la signification est

«ajouter». Ainsi, en continuant à haïr Joseph, les frères haïssent le nom même de celui qui fait le rêve. Voir

Hamilton, The Book of Genesis, p. 409-410. 362 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 67, souligné par l'auteur. 363 Ibid., p. 74-75.

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ce que l'autre est ; on est jaloux de ce qu'il a. Jusqu'à présent, les frères n'aimaient pas la

personnalité de Joseph : ils le haïssent. Maintenant, s'ils sont, en plus, jaloux, c'est qu'ils se

rendent compte qu'il va disposer de quelque chose qu'ils n'auront pas : la puissance364 ». En

précisant la nature du sentiment chez les frères face à Joseph et à ses rêves, le narrateur

indique donc que le fils préféré de Jacob est profondément détesté par ses frères.

Il est à noter que la relation de Joseph avec ses frères est toujours conflictuelle, mais

elle ne s'exprime pas de la même manière chez Juda et chez Ruben. Bien que la proposition

de Juda de vendre Joseph révèle une perversité de sa part, sa parole décrit une relation

juste: « il est notre frère, notre chair » (v. 27). Par contre, Ruben, voulant sauver Joseph du

complot meurtrier, le considère toujours comme un enfant. C'est au moment le plus

décevant qu'une parole de vérité sort de sa bouche : « L'enfant n'est pas là ! Et moi, où je

vais, moi ? » (v. 30) Cela dit, Ruben prend toujours Joseph dans un rapport de dépendance,

soit envers son père, soit envers lui-même. Au moment où il demande à ses frères de ne

faire aucun mal à Joseph, il garde l'idée de le rendre à son père. Il fait comme si Joseph était

toujours un enfant attaché à son père365. Lorsqu'il constate la disparition de Joseph de la

citerne, il exprime son sentiment déchirant de perdre un enfant qui est lié à son destin366. La

perte de cet enfant peut aller jusqu'à désorienter son chemin de vie.

À ce point, nous devons nous arrêter sur la dimension rhétorique du discours pour

voir comment le narrateur nous parle. Le discours de Ruben dont la structure est bien

construite, marque un tournant dans notre récit :

Et Ruben entendit

et il le délivra de leur main

et il dit : « Ne le frappons pas à l'âme ! »

Et Ruben leur dit : « Ne répandez pas de sang.

Jetez-le dans ce trou qui est dans le désert,

mais pas une main, vous ne l'envoyez sur lui »

afin de le délivrer de leur main

en le faisant revenir vers son père.

364 Ibid., p. 75. 365 Le terme « hayyeleḏ (l'enfant) » est approprié seulement si on parle de la relation de Jacob envers

Joseph. Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 74. 366 En hébreu, l'interrogation de Ruben est particulièrement dominée par un souci de soi : « waʾănî ʾānâ ʾănî-

ḇāʾ» (Et moi, où je vais, moi ?). Voir Wénin, Ibid., p. 74.

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Pour commencer à décrire l'intervention de Ruben, le narrateur précise que Ruben

entend le projet meurtrier de ses frères. Par cette précision, le narrateur insinue que le fils

aîné de Jacob ne fait pas partie du groupe qui trame l'assassinat de Joseph. Il se désolidarise

donc de ses autres frères367. Dans ce sens, les deux demandes de Ruben sont cohérentes

puisqu'elles s'adressent à ses frères : vous ne répandez pas le sang de Joseph et vous

n'envoyez pas de main sur lui. Par contre, le « nous » que Ruben utilise dans sa première

demande (« ne le frappons pas à l'âme ! ») doit être compris comme un moyen rhétorique

permettant d'attirer l'attention de ses frères368.

Il est à noter que l'expression « wayyōʾmer » (et il dit) est utilisée deux fois dans le

discours de Ruben dans un court espace. Outre la fonction de susciter l'effet de parole de

Ruben chez ses frères369, cette répétition indique que le fils aîné de Jacob avance

progressivement son plan de sauvetage. Ce faisant, Ruben se retire lui-même de la forme

verbale (« Ne le frappons pas à l'âme / Ne répandez pas de sang ») pour renvoyer à ses

frères la pleine responsabilité370. L'intention de Ruben est très claire et c'est le narrateur lui-

même qui la dévoile : délivrer Joseph de la main de ses frères371. Les trois mises en garde

de Ruben (ne pas frapper Joseph à mort, ne pas répandre son sang et ne pas envoyer la main

sur lui) ne servent qu'à réaliser cet objectif372. Ainsi, en remarquant que Ruben insiste sur

les différentes manières pour inviter ses frères à épargner Joseph, le narrateur suggère que

Ruben cherche tous les moyens pour préserver Joseph d'une mort immédiate373.

Il faut remarquer que Ruben n'utilise jamais le même verbe que le narrateur met dans

la bouche des frères lorsqu'ils forment le projet meurtrier : « nous le tuerons

(wenaharǥēhû374) » (v. 20). Le fils aîné de Jacob remplace la formule de ses frères par deux

autres qui sont plus élégantes et moins cruelles : « Ne le frappons (nakennû) pas à l'âme »

367 Ainsi, Wénin, Ibid., p. 61. Selon White (Narration and Discourse, p. 251), le fait que Ruben entend le

complot des frères suppose qu'il reste à une proche distance, mais qu'il ne partage l'idée du groupe. 368 Wénin, Ibid., p. 62. Pour Sarna (Genesis, p. 259), l'utilisation du verbe à la première personne du pluriel a

pour objectif de souligner que la décision est collective. 369 Lowenthal, The Joseph Narrative in Genesis, p. 25. 370 Berlin, Poetics and Interpretation, p. 118. 371 Il est à noter que le terme « main (yāḏ) » est employé, à trois reprises, dans le discours de Ruben. 372 Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 41. 373 Wénin, Joseph ou l'invention de fraternité, p. 62. 374 Pour Berlin (Poetics and Interpretation, p. 150), ce verbe est employé aussi bien dans le cas où l'on fait

mourir un être humain que dans celui où l'on tue un animal. Voir Lv 20,16 ; Es 27,1.

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(v. 21) et « Ne répandez (tišpeḵû) pas de sang375 » (v. 22). Cela dit, par son intervention,

Ruben ne cherche pas seulement à éviter une mort immédiate, mais il souligne aussi

l'immoralité et la cruauté de ses frères.

Soulignons également que le narrateur précise le motif d'action de Ruben en ces

termes : « afin de le [Joseph] délivrer de leur main [de ses frères] en le faisant revenir vers

son père » (v. 22). Le fait que le narrateur termine cette révélation par le mot « son père

(ʾāḇîw) » laisse entendre que l'intervention de Ruben est marquée par le souci de sa relation

avec Jacob376. On peut remarquer que le narrateur attend jusqu'à la fin de l'intervention de

Ruben pour révéler son véritable motif d'action. En effet, si au début du discours, le lecteur

est au courant de l'intention de Ruben (délivrer Joseph de la main de ses frères), il doit

patienter jusqu'à la fin pour savoir pourquoi Ruben a fait cela (ramener Joseph à son père).

Entre ces deux moments, le narrateur met dans la bouche de Ruben un détail qui souligne

son habileté. En effet, à la différence de ses frères qui se proposent de jeter Joseph « dans

un des trous (beʾaḥaḏ habbōrôṯ) » (v. 20), Ruben désigne un endroit précis où les frères

peuvent enfermer le fils préféré de Jacob : « ce trou (habbôr hazzeh) qui est dans le

désert377 » (v. 22). Ce faisant, Ruben peut revenir clandestinement à ce lieu pour tirer

Joseph de là et le ramener à son père378. Étant au courant de la pensée secrète de Ruben, le

lecteur comprend qu'il use de ruses pour désorienter le projet perfide de ses frères. « Ce

sont donc la rupture du pacte fraternel et le mensonge rusé de Ruben qui empêchent que le

déni de fraternité et le mensonge retors des autres réussissent à semer la mort et le malheur.

Tout se passe comme si le salut de la fraternité en péril devait passer par d'autres

désolidarisations, d'autres paroles trompeuses379 ».

Pour former un plan alternatif par rapport à la proposition de Ruben, Juda intervient.

Son discours est également bien structuré :

375 Berlin, Ibid., p. 118. 376 L'expression « son père » désigne à la fois le père de Joseph et le père de Ruben. Ainsi, Wénin, Joseph ou

l'invention de la fraternité, p. 63. 377 En précisant à ses frères que l'endroit où ils peuvent jeter Joseph se situe dans le désert, Ruben cherche à

atteindre un double objectif. D'une part, il persuade ses frères que le lieu est assez loin pour éviter l'appel au

secours de Joseph. D'autre part, il peut réaliser avec succès son plan de sauvetage sans que ses frères le

sachent. Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 419. 378 Hamilton, Ibid., p. 418. 379 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 62-63.

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Et Juda dit à ses frères :

« Quel profit si nous tuons notre frère

et nous couvrons son sang ?

Allez, que nous le vendions aux Ismaélites,

mais que notre main ne soit pas sur lui,

car il est notre frère, notre chair. »

Et ses frères écoutèrent.

Aux deux extrémités de ce discours, le narrateur met en évidence l'efficacité de la

parole de Juda : Juda parle à ses frères et ils l'écoutent380. Quant au contenu, l'intervention

de Juda est marquée par l'idée de la vente de Joseph381. En effet, le premier mot que Juda

adresse à ses frères est celui de « profit382 ». Ce terme est poursuivi par la proposition de

vente qui est au centre du discours383. Bien que le projet de Juda soit perçu comme une

recherche de « profit », la structure du discours que construit le narrateur est dominée par la

fraternité : le mot « ses frères » se trouve dans la description de l'intervention de Juda et

celle du consentement des frères : « wayyōʾmer yehûḏâ ʾel-ʾeḥāyw / wayyišmeʿû ʾeḥāyw ».

En outre, le mot « notre frère » est mis deux fois, avec un effet de symétrie, dans la bouche

de Juda pour désigner Joseph.

Si le discours est un lieu d'émergence de la voix narrative, la reprise d'une parole dans

un autre contexte indique aussi l'intention du narrateur. Ainsi, l'expression « une bête

méchante l'a mangé » est employée deux fois, dans deux contextes différents, pour désigner

la cause de la mort de Joseph. Elle se trouve pour la première fois dans la bouche des frères

de Joseph lorsque ces derniers forment le projet de le tuer en attribuant la responsabilité de

sa mort à une bête sauvage (v. 20). Sans le savoir, Jacob reprend la même formule lorsqu'il

380 La formule « wayyišmeʿû ʾeḥāyw » fait écho à celle « wayyišmaʿ reʾûḇēn ». Dans le premier cas, un frère

entend (שמע) le projet de tous, alors que dans le deuxième, tous les frères écoutent (שמע) la proposition d'un

seul. Ainsi, Berlin, Poetics and Interpretation, p. 119. 381 Par la proposition de vente, Juda cherche à éviter à la fois le crime de sang et la possibilité du retour de

Joseph à la maison. Ainsi, White, Narration and Discourse, p. 251. 382 Le mot beṣaʿ peut signifier un profit acquis par violence ou malhonnêteté. Plus de détails sur l'utilisation

de ce terme dans la Bible, voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 420. 383 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de fraternité, p. 68.

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voit le vêtement ensanglanté que ses fils lui apportent384 (v. 33). Dès lors, une même parole

mise au compte des personnages différents, dans un contexte différent, peut être évaluée

différemment. En effet, tandis que « le choix des mots et leur signification demeurent les

mêmes, le sens et la valeur de l'expression se trouvent habilement transformés et enrichis :

le contexte en a été modifié de façon radicale, le personnage qui prononce la phrase est

autre, et le contenu du mensonge comme de la vérité est déplacé385 ». Ainsi, la même parole

sert d'abord à marquer la responsabilité des frères de Joseph ; ensuite, elle est utilisée pour

exprimer la douleur inconsolable d'un vieux père qui constate la disparition de son fils

préféré.

Par le dispositif évaluatif de la parole, le narrateur nous indique que Joseph,

bénéficiaire d'un amour démesuré de son père, n'est pas innocent dans le conflit fraternel.

Face à cette situation conflictuelle qui est poussée jusqu'à l'intention meurtrière, en passant

par la haine et la jalousie, Ruben doit ruser pour pouvoir sauver le fils préféré de son père.

Bien que le motif de son action soit marqué par un intérêt personnel, l'intervention de

Ruben permet d'éviter le déni de fraternité. Quant à Juda, même si son discours est initié

par la recherche du profit, il laisse entrevoir le désir de fraternité. Ainsi, la fraternité se

construit à travers des intentions qui ne sont pas toujours gratuites.

Le dispositif évaluatif de la parole nous permet donc de relever la voix narrative dans

sa fonction idéologique. La relation du personnage au travail contribue également à faire

émerger cette voix. Examinons maintenant le travail du personnage et son évaluation en Gn

37.

3.1.3 Joseph dans le rôle d'intermédiaire entre son père et ses frères

Gn 37 est particulièrement marqué par l'action que Joseph mène pour assurer le lien

entre son père et ses frères. Au début de l'histoire, Joseph est présenté comme berger de

384 Fokkelman (« Genesis 37-38 », p. 157) remarque le lien entre la rumeur méchante (dibāṯām rāʿâ) que

Joseph rapporte à son père au sujet de ses frères et la bête méchante (ḥayyâ rāʿâ) que les frères imaginent

pour lui attribuer la responsabilité de la mort de Joseph. Ainsi, en évoquant la bête méchante, les frères se

vengent de Joseph de son propos méchant. À cela s'ajoute la correspondance entre le fait que « Joseph

faisait venir (wayyāḇēʾ) la rumeur ... auprès de leur père » (v. 2) et celui que les frères « firent venir

(wayyāḇîʾû) [la tunique trempée de sang] vers leur père » (v. 32). 385 Fokkelman, Comment lire le récit biblique, p. 85.

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troupeaux : « menant paître avec ses frères le petit bétail386 » (v. 2). Il est même considéré

comme un serviteur (naʿar) de ses frères387. Au moment où son père l'envoie en mission,

Joseph n'est plus berger et il n'est plus avec ses frères388 (v. 12-13). Ainsi, en un premier

temps, Joseph était un travailleur parmi ses frères. Mais en un second temps, Joseph devient

envoyé du père pour s'assurer de la paix des travailleurs de ce dernier389. Il est à noter que

le narrateur souligne que les frères de Joseph s'en vont à Sichem pour faire paître les

moutons de leur père (v. 12). Ainsi, au moment de l'envoi de Joseph en mission, ce sont

seulement des frères de Joseph qui travaillent pour leur père en tant que bergers. Quant à

Joseph, il assume plutôt un travail de surveillance de ces pasteurs. Le changement de statut

de Joseph marque donc un progrès dans la confiance de Jacob envers son fils préféré.

À ce point, il faut souligner que le travail de Joseph comme intermédiaire entre son

père et ses frères est tantôt jugé comme négatif, tantôt comme positif. En effet, au début de

l'histoire, Joseph rapporte à Jacob une rumeur sur ses frères avec une mauvaise intention de

sa part : « Joseph faisait venir la rumeur sur eux [comme] méchante auprès de leur père »

(v. 2). Ce travail est donc perçu comme mauvais puisque Joseph invente, comme nous

l'avons souligné, de méchants propos pour discréditer ses frères auprès de leur père. Par

contre, au moment où Jacob envoie Joseph vers ses frères, ce travail est considéré comme

positif : « Va s'il te plaît, vois la paix de tes frères et la paix du petit bétail et fais-moi

revenir une parole » (v. 14). Paradoxalement, la réalisation d'un travail estimé comme

positif, conduit Joseph vers le rejet et puis vers l'esclavage. Tandis qu'à la suite du travail

386 Une autre lecture est possible : Joseph « menant paître ses frères dans le petit bétail ». Cette lecture

permet de percevoir la vocation « pastorale » de Joseph à l'intérieur de sa famille dont le petit bétail est le

symbole. Ce double sens est relevé par D.L. Christensen, « Anticipatory Paronomasia in Jonah 3:7-8 and

Genesis 37:2 », RB 90 (1983), p. 262-263, suivi par Hamilton, The Book of Genesis, p. 406 et par Wénin,

Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 28. 387 Outre le sens habituel « garçon », le terme naʿar peut signifier « serviteur ». Dans ce cas, Joseph est

considéré comme un assistant au second rang par rapport à ses frères. Voir W.L. Humphreys, Joseph and his

Family. A Literary Study (Studies on Personalities in the Old Testament), Columbia SC, University of South

Carolina Press, 1988, p. 34. 388 Sarna, Genesis, p. 257. 389 Est-ce la donation de la tunique à longues manches qui change le statut de Joseph puisque les personnes

qui portent un tel vêtement ne travaillent pas ? Voir Gunkel, Genesis, p. 390.

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considéré comme négatif, bien que le lien ne soit pas direct et que le narrateur ne donne

aucune précision à ce propos, Joseph est récompensé par une tunique de grande valeur390.

Il est à noter qu'en cherchant à rejoindre ses frères, comme son père le lui a demandé,

Joseph s'est égaré. Ce qui est étonnant c'est qu'il ne sait même pas qu'il est perdu : « un

homme le trouva et voici qu'il était errant dans les champs » (v. 15). Le lecteur peut

remarquer le jeu de mots entre ṯōʿeh (errant) et rōʿeh (pasteur), le terme que le narrateur

utilise pour désigner le travail de Joseph au verset deux. À cela s'ajoute la résonnance du

mot rōʿeh avec celui de rāʿâ (mauvaise), l'adjectif qui qualifie la nature de la rumeur que

Joseph apporte à son père à propos de ses frères 391. Ainsi, par ces jeux de mots, le narrateur

insinue que Joseph est un mauvais travailleur, pas seulement au moment où il se perd, mais

peut-être aussi lorsqu'il fait paître le troupeau de son père. Cependant, bien que Joseph soit

considéré comme un mauvais travailleur au moment où il s'égare dans les champs, il

s'avance un peu plus dans la fraternité. En effet, en répondant à la question de l'homme

inconnu (« Tu chercheras quoi ? » [v. 15]), Joseph lui dit : « Ce sont mes frères que je suis

en train de chercher » (v. 16). On peut constater que, dans cette réponse, Joseph déplace

l'intérêt de son interlocuteur. Au lieu de répondre sur le « quoi » de sa recherche, il dit le

«qui» de son enquête : mes frères392. De plus, en disant « ʾānōḵî » pour la première fois

dans le récit, Joseph « se pose en tant que sujet pour formuler un désir qui lui est

propre393». L'intervention inhabituelle de l'homme mystérieux permet donc à Joseph de dire

ce qu'il veut vraiment. Loin de suivre le désir de son père, Joseph commence à prendre la

390 Selon Wénin, « le lecteur peut se demander s'il n'y a pas un lien entre la préférence d'Israël pour Joseph

et les ragots que celui-ci ramène sur ses frères. Jacob pourrait ne pas réagir par faiblesse pour son favori. Ou

encore, percevant le discrédit dont celui-ci est l'objet de la part des fils de Léa et voyant dans ses racontars

une manière maladroite de réagir à cette injustice, il manifesterait par la tunique la pleine dignité du fils de

Rachel. Certes, le narrateur reste muet sur ces points ». Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 32. 391 Les remarques sont proposées par Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 157. 392 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 52-53. Pour Longacre

(Joseph. A Story of Divine Providence, p. 189-190), à la simple question de courtoisie d'un étranger, Joseph

lui dit sa propre préoccupation. On peut noter que c'est la première fois que le terme ʾaḥay (mes frères) est

mis dans la bouche de Joseph. Ce vocable sera repris au moment où Joseph parlera à Pharaon de l'arrivée de

ses frères en Égypte (46,31 ; 47,1). Voir Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 253. 393 Wénin, Ibid., p. 52.

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route qui est la sienne, même si ce faisant il s'égare394. Ainsi, en se détachant du lien

possessif envers son père, Joseph se met à chercher ses frères.

L'action que mène Joseph en Gn 37 permet donc de comprendre qu'il joue le rôle

d'intermédiaire entre son père et ses frères. Que ce travail soit jugé positif ou négatif,

Joseph est conduit progressivement vers la réalisation de sa mission dont la nature sera

encore plus précisée dans notre étude sur l'éthique du personnage.

3.1.4 Responsabilité du bien-être de ses frères confiée à Joseph

Il est important d'examiner chacun des personnages de Gn 37 dans son geste éthique.

Commençons par le personnage principal. Joseph est victime de la jalousie de la part de ses

frères, mais il n'est pas pour autant innocent. Au moment où Jacob offre à son fils préféré

une tunique d'apparat, les frères prennent Joseph en haine et ne lui parlent plus amicalement

(v. 4). Joseph ne fait rien pour apaiser cette atmosphère tendue, au contraire, il suscite

encore plus de haine chez ses frères en racontant le rêve des gerbes (v. 8). De plus, Joseph

ajoute le deuxième songe comme si rien ne s'était passé, ce qui rend les frères encore plus

furieux395 (v. 11). Ainsi, dans le conflit fraternel, Joseph n'est pas tout à fait innocent. La

haine et la jalousie chez ses frères sont principalement causées par ses gestes maladroits.

Quant à Jacob, il a aussi sa part de responsabilité dans ces situations conflictuelles396.

Il est étonnant, en effet, de constater que Jacob, l'homme expérimenté dans les

discordes familiales, soit avec son frère Ésaü, soit avec son oncle Laban, n'intervient pas

dans le conflit fraternel entre ses fils. De plus, le fait qu'il envoie Joseph vers ses frères dans

une situation périlleuse ne correspond pas du tout à la ruse qu'il utilise à plusieurs reprises

394 Soulignons aussi le changement d'attitude chez Joseph. Avant la rencontre avec l'homme, Joseph est

passif (« et un homme le trouva [wayyimṣāʾēhû ʾîš] », v. 15), alors qu'après avoir parlé avec lui, Joseph

devient actif (« et il les [les frères] trouva [wayyimṣāʾēm] », v. 17). Voir Fokkelman, « Genesis 37 and 38 »,

p.160. 395 Une autre lecture est possible : « Joseph a probablement perçu dans ses rêves, et les éléments de

grandeur qu'ils contiennent, la justification de la préférence paternelle. C'est pourquoi il les raconte ».

Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 66. Selon White (Narration and Discourse, p. 244), Joseph

lui-même est séduit par le récit du rêve au point qu'il raconte le deuxième récit de rêve même si ses frères

ont négativement réagi au premier récit. 396 Pour Green (« What Profit for Us ? », p. 53), dans l'histoire de Joseph, tout le monde est responsable de

ce qui arrive. Le seul innocent dans ce récit est la bête qu'on tue.

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durant sa vie397. « Sachant les dispositions de ses autres fils à l'égard de Joseph – et

comment les ignorerait-il ? – le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il prend des risques398!»

Jacob a-t-il changé ? Cherche-t-il à persuader Joseph de devenir celui qui gère directement

les conflits fraternels ? Se montre-t-il dans le rôle du père qui laisse enfin de côté toutes ses

préférences pour que l'unité de la famille soit établie ? Pour répondre à ces questions, il faut

examiner la mission que Jacob confie à Joseph dans un contexte plus large399. Les termes

«paix» et « parole » dans la demande de Jacob (« vois la paix de tes frères et la paix du petit

bétail et fais-moi revenir une parole », v. 14) font écho aux versets 2 et 4 où les conflits

fraternels commencent400. À la différence du verset 2 où Joseph fait venir une rumeur

méchante à propos de ses frères, Jacob demande ici à son fils préféré de lui apporter une

parole. Ainsi, la mission de Joseph consiste à faire revenir à son père une parole et non pas

une rumeur mauvaise401. En outre, contrairement au verset 4 où la paix entre les frères

apparaît impossible, Jacob confie maintenant à Joseph la mission de la gestion de paix, pas

seulement chez les frères, mais aussi chez les troupeaux402. Ce que Jacob attend de Joseph,

c'est donc une parole qui suscite la paix entre ses fils.

La mission de Joseph ne s'inscrit donc pas hors du conflit familial dont Israël et

lui portent en premiers la responsabilité. Au contraire, elle a pour visée

d'inverser la tendance à l'éclatement de la famille et de rendre ses chances au

shalôm. Mais pour atteindre un tel but, n'est-il pas nécessaire que l'on neutralise

le facteur de division et de haine ? Ne faut-il pas dès lors qu'Israël éloigne de lui

son bien-aimé et qu'il l'envoie vers ses frères, dans l'espoir, confus peut-être,

qu'avec eux il constituera une fratrie dont Israël sera le digne père ? Ainsi,

Joseph ne cesse pas d'être l'élu. Au contraire. Mais à partir d'ici, son élection se

trouve investie dans le conflit qu'elle a créé, comme s'il revenait à l'élu de

trouver l'issue, en consentant à se trouver plongé au cœur même de la crise403.

397 Avec raison, Gunkel (Genesis, p. 384) considère que le personnage de Jacob dans l'histoire de Joseph est

tout à fait différent de celui qu'on retrouve dans le Cycle de Jacob. Le lecteur n'entend plus rien de son don

spécial de ruse et de tromperie qui a joué un grand rôle dans les précédents chapitres. 398 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 95. 399 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 49. 400 Par rapport au verset 4, l'ordre des mots parole / paix est renversé au verset 14. Cela indique le caractère

stratégique de la situation (Sarna, Genesis, p. 258) et le renversement du désir de Jacob (Wénin, Ibid., p. 49). 401 Notons le jeu de mots entre « faire venir (ḇwʾ) la rumeur » et « faire revenir (šwḇ) une parole ». S'agit-il

ici d'un renversement dans la mission que Joseph doit accomplir ? 402 La paix chez les hommes dépend du bien-être des troupeaux puisque les animaux font partie de la

prospérité de la communauté. Ainsi, Westermann, Genesis 37-50, p. 39. 403 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 49.

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Si Joseph reste l'élu de son père dans la maison et dans le lieu de mission, quelle est la

place de Ruben, le fils aîné, dans la famille patriarcale ? Dans notre récit, entendant le

projet meurtrier de ses frères, Ruben veut délivrer Joseph de leurs mains pour le ramener à

son père. Il propose donc à ses frères de jeter Joseph dans une fosse en plein désert.

Comment pouvons-nous interpréter sur le plan éthique ce geste de Ruben ? Ce dernier, en

l'absence du père, est responsable du bien-être de ses frères. Or, Ruben est déjà disqualifié

de sa qualité de fils aîné du patriarche, au moins pour deux raisons. Premièrement, le fait

qu'il a couché avec la concubine de son père est une faute pouvant lui enlever

automatiquement ce privilège – le fils aîné peut-il conserver encore la place qui lui revient

du père s'il prenait la place réservée au père ? Deuxièmement, lors de l'envoi de Joseph en

mission, Jacob lui confie la responsabilité du bien-être de tous ses frères. Ainsi, Ruben veut

sauver Joseph en tant que frère aîné, alors qu'il a déjà perdu cette primauté.

Quant à Juda, son projet éthique est prioritairement marqué par le « profit ». En effet,

avant de mentionner Joseph devant ses frères comme l'un des leurs (« il est notre frère,

notre chair », v. 27), Juda met l'accent sur le « profit » qu'il peut en tirer (« Quel profit si

nous tuions notre frère404 », v. 26). Ainsi, « en vendant Joseph, ils (Juda et ses frères)

peuvent tirer profit de la situation tout en atteignant leur but : empêcher les songes de se

réaliser, puisque le prétendu maître sera vendu comme esclave405 ». Bien que l'intention de

Juda vise un profit, il est le premier parmi les frères qui prononce le terme « notre frère »

(ʾāḥînû), à deux reprises, en parlant de Joseph. Ainsi, la fraternité peut frayer son chemin à

travers des motivations bien souvent mêlées406.

Le geste éthique des personnages nous permet de comprendre qu'il faut traverser les

épreuves pour les résoudre. Et en les traversant, même avec un motif confus et par des

gestes maladroits, chaque personnage ouvre un nouvel horizon de la fraternité et du bien-

être de la famille.

L'étude que nous menons sur les dispositifs évaluatifs en Gn 37 nous a aidé à dégager

la fonction idéologique du récit. Par cette fonction, le narrateur nous informe que Joseph

404 Selon White (Narration and Discourse, p. 252), dominé par l'intérêt personnel, Juda, dans son argument,

n'appuie pas sur la noblesse du principe moral. Il manipule ses frères en soulignant le profit qu'ils peuvent

tirer de la vente et en laissant au second plan la question du sauvetage de Joseph. 405 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 68. 406 Wénin, Ibid.

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n'est pas tout à fait innocent dans le conflit fraternel qui commence par l'amour excessif de

Jacob envers son fils préféré. Celui-ci n'a rien fait pour apaiser l'ambiance tendue dans la

famille. Au contraire, ses paroles malintentionnées, ses gestes maladroits ne font que

raviver la haine et la jalousie chez ses frères. Bien que les frères de Joseph soient animés

par une intention meurtrière, ils ne sont pas directement responsables de la vente.

Cependant, ils sont coupables de la vente puisqu'ils se sont associés à la proposition de

Juda. En outre, il est possible que les frères donnent l'idée aux Madianites de vendre

Joseph.

Quelle est la destinée de Joseph une fois qu'il est vendu en Égypte ? Comment réalise-

t-il la mission de paix et du bien-être de la famille que son père lui confie ? Avant de

répondre à ces questions, le lecteur doit porter son regard vers un autre personnage qui sera,

avec Joseph, un protagoniste de la réconciliation entre les frères. Il s'agit de Juda dont la

rencontre avec Tamar transforme profondément la vie.

3.2 L'AVENTURE DE JUDA ET DE TAMAR (Gn 38)

Genèse 38 raconte le séjour de Juda hors de son pays natal. Quittant les siens, Juda

s'allie à un ami étranger. Il choisit une épouse parmi les femmes cananéennes. De l'union

avec cette femme, naissent pour lui trois fils : Er, Onân et Shéla. Juda cherche une femme,

du nom de Tamar, pour son premier fils. Le Seigneur fait mourir l'aîné de Juda car il est

mauvais à ses yeux. Juda demande à Onân d'accomplir son devoir de beau-frère. Onân va

vers la femme de son frère, mais lui refuse sa semence. Cela est mauvais aux yeux du

Seigneur qui fait périr Onân. Ne voulant pas donner Tamar à Shéla comme épouse, Juda

renvoie sa belle-fille chez son père de peur que son fils cadet ne meure lui aussi. Plus tard,

apprenant que son beau-père passe dans la région, Tamar se déguise et l'attend au bord du

chemin. Juda la prend pour une prostituée et demande de coucher avec elle. Tamar satisfait

le désir de Juda seulement après avoir obtenu de lui des gages : son sceau, son cordon et

son bâton. Juda a eu des relations avec sa belle-fille et elle est enceinte de lui. La nouvelle

de la grossesse de Tamar est parvenue à Juda qui la condamne à mort. À l'aide des gages

retenus avec soin, Tamar réussit à faire reconnaître Juda comme géniteur de l'enfant qu'elle

porte. Elle enfante pour Juda deux jumeaux, du nom de Pèrèç et Zérah.

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Comment le narrateur entraîne le lecteur dans le monde du récit pour lui faire

connaître ses jugements à travers cette histoire scabreuse ? Autrement dit, quelles sont les

valeurs que le narrateur veut partager avec son lecteur lorsqu'il met en œuvre ses stratégies

de communication au moyen de regard, de parole, de travail et de l'éthique du personnage ?

C'est ce que nous observerons en suivant le déroulement du récit. Nous commençons par le

regard du personnage et son évaluation.

3.2.1 Juda regarde mais ne voit pas

Après avoir quitté les siens, Juda, au pays d'Adoullam, voit la fille d'un Cananéen

nommé Shoua (v. 2). Le narrateur ne dit pas quelle est l'impression de Juda lorsqu'il voit

cette femme. A-t-elle le regard tendre comme Léa, sa mère, ou est-elle belle à regarder

comme Rachel, la sœur de sa mère (Gn 29,17) ? Le narrateur ne dit rien sur la beauté

féminine ni sur la place que cette femme occupe dans sa famille. Cependant, la description

que le narrateur fait du regard de Juda peut conduire le lecteur à s'interroger : Juda voit-il la

Cananéenne telle qu'elle est ou la voit-il dans son rapport avec la figure de son père ? Juda

regarde-t-il sa future épouse simplement comme quelqu'un par qui il deviendra père à son

tour407 ? L'anonymat de la femme peut laisser supposer que, sous le regard de Juda, elle

s'efface complètement derrière son père dont le nom est mentionné, pour on ne sait quelle

raison. La suite du récit suppose également que Juda voit en cette femme seulement la mère

de ses enfants408. En effet, en trois versets très courts, le narrateur décrit la naissance de

407 D.M. Gunn – D.N. Fewell (Narrative in the Hebrew Bible, New York NY, Oxford University Press, 1993,

p.35) notent que Juda donne seulement le nom à son fils aîné, alors que sa femme nomme les deux autres.

Cela suppose que l'intérêt de Juda à propos de ses fils s'arrête lors qu'il obtient une descendance pour

perpétuer sa lignée et son nom. Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 433), Juda et sa femme sont

racontés uniquement à travers leurs rapports sexuels. Le récit ne dit rien d'autre de la relation entre époux. 408 Sur ce sujet, voir J.W. Tarlin, « Tamar's Veil. Ideology at the Entrance to Enaim », dans G. Aichele (dir.),

Culture, Entertainment and the Bible (JSOTSup 309), Sheffield, Academic Press, 2000, p. 174-181.

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trois enfants de Juda sans parler ni de la peine, ni de la joie de leur mère409. Ainsi, en

faisant regarder la femme à travers l'optique de Juda, le narrateur dévoile la vision de Juda

sur sa femme. Celle-ci n'est que la mère de ses enfants. Le regard de Juda sur sa femme est

donc partiel. Ce regard devient complètement aveuglé à un autre moment du récit. Il s'agit

de la rencontre de Juda avec la prostituée sur la route de Timna.

À la croisée des chemins, Juda voit une femme et il la prend pour une prostituée

(v.15). Ici, le narrateur fait voir Tamar à travers le regard de Juda410. Bien qu'il sache qui est

la femme déguisée sur le chemin, le lecteur est cependant conduit à regarder Tamar selon le

regard de Juda. Qui est-elle cette femme aux yeux de Juda ? Une prostituée411. Par sa

description, le narrateur montre le non-savoir-regarder de Juda412. Il ne s'agit pas ici d'une

prostituée, mais d'une femme qui est faussement soupçonnée d'être la cause de la mort de

ses deux maris et qui est déçue de la fausse promesse de son beau-père.

En faisant voir la fille de Shoua et Tamar sous l'optique de Juda, le narrateur permet

donc au lecteur d'examiner les événements à partir de la perspective de ce personnage.

Ainsi, la version des faits n'est pas relatée de l'extérieur, mais elle se déploie à travers le

regard de Juda. Le regard complexe au moment où Juda perçoit sa femme devient un regard

assoiffé d'un désir sexuel lors de sa rencontre avec Tamar. Cette manière d'exposer les faits

crée une certaine distance entre Juda et le lecteur puisque ce dernier sait que Juda regarde

409 Il est à noter ici que le temps racontant est trop peu par rapport au temps raconté. En trois brefs versets,

le narrateur relate des événements qui durent au moins trois ans. Selon Ska (« Nos pères nous ont raconté »,

p. 12), le « temps raconté (erzählte Zeit) correspond à la durée des actions et des événements dans l'histoire.

Il est mesuré en unités de temps "réel" (secondes, minutes, heures, jours, mois, années, siècles,

millénaires...). Le temps racontant (Erzählzeit) correspond au temps matériel nécessaire pour raconter (ou

parcourir) le discours concret, oral ou écrit. Ici, la durée correspond à la longueur du récit et se mesure en

mots, phrases, lignes, vers, paragraphes, pages, chapitres... ». C'est l'auteur qui souligne. M.E. Shields

(«"More Righteous than I" : The Comeuppance of the Trickster in Genesis 38 », dans A. Brenner [dir.], Are

We Amused ? Humour about Women in the Biblical Words, London – New York NY, T&T Clark International,

2003, p. 36) note que le temps est présenté ici dans une rapide succession sans aucune indication à propos

de la durée qui sépare chaque naissance. 410 Cet élément est souligné par Wénin, « La Ruse de Tamar », p. 271. 411 Notons que sous le regard de Juda, la femme au bord du chemin est perçue comme une prostituée

ordinaire (zônâ), alors que du point de vue de Hira et des gens du quartier, elle est considérée comme une

prostituée sacrée (qeḏēšâ), assumant la fonction religieuse liée au rituel de fécondité. Hamilton, The Book of

Genesis, p. 447. 412 Shields (« "More Righteous than I" », p. 41 et 46) précise qu'une des caractéristiques du personnage Juda

c'est qu'il regarde ce qu'il veut regarder. Pour Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 97), cette

scène évoque « l'aveuglement persistant de l'homme qui persiste à "voir" sans "savoir" ».

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mais ne voit pas. Par contre, lorsque le narrateur fait voir les choses avec les yeux de

Tamar, il cherche à conduire le lecteur dans le camp de celle qui est victime de

l'injustice413. En effet, le narrateur révèle au lecteur le motif de l'action de Tamar quand elle

se déguise pour attendre Juda sur le chemin de Timna : « elle avait vu que Shéla avait

grandi, mais elle ne lui avait pas été donnée pour femme414 » (v. 14). Bref, par le jeu du

regard, le narrateur fait adopter, par le lecteur, le point de vue de Tamar et non pas celui de

Juda. Cela rend Tamar sympathique sous le regard du lecteur, alors que celui-ci pourrait

juger négativement son action415. Cette sympathie envers Tamar accompagne le lecteur

dans la suite du récit.

Nous venons de dégager l'évaluation du narrateur à travers la manière dont il fait voir

les événements. Voyons maintenant comment cette évaluation s'exprime dans le rapport à

la parole dont celui de Tamar est très significatif.

3.2.2 D'une femme silencieuse, Tamar devient une négociatrice

Il est à souligner l'importance de la « prise de parole » chez Tamar sur le chemin de

Timna. Au début de l'histoire, elle demeure silencieuse sur ce qui s'est passé. Aucune parole

de sa part à propos de la mort d'Er n'est mentionnée. Elle ne parle à personne non plus du

geste inapproprié d'Onân. Elle se tait lorsque Juda l'envoie chez son père. C'est seulement

sur le chemin de Timna que Tamar commence à parler. Ces premiers mots se présentent

comme une négociation audacieuse : « Que me donneras-tu quand tu viendras vers moi ? »

(v. 16) Ce moment de la « prise de parole », pour reprendre les mots de Hamon, coïncide

donc avec une « prise de pouvoir416 ». D'une personne à qui on adresse la parole, Tamar

devient une négociatrice417. C'est elle qui mène la discussion418. Et elle obtient tout ce

413 Wénin, « La ruse de Tamar », p. 273. 414 Il est à noter que le nom Timna peut avoir un écho sonore dans la pensée secrète de Tamar (loʾ-nittenâ :

«elle ne lui avait pas été donnée pour femme). Ce jeu de mots crée un « contraste entre les "deux yeux" de

Tamar qui "voit que Shélâ a grandi" (v. 14b), et l'aveuglement dont Juda va faire preuve à cet endroit. Voilée,

Tamar garde les yeux en face des trous, au contraire de son beau-père ! » Wénin, Ibid., p. 279. 415 Wénin, Ibid., p. 273. 416 Voir Hamon, Texte et idéologie, p. 128. 417 Soulignons ici l'alternative entre « et il dit » (wayyōʾmer [trois fois]) et « et elle dit » (watōʾmer [trois fois])

aux versets 16, 17 et 18. 418 Selon Fokkelman (« Genesis 37 and 38 », p. 174), Tamar est devenue maintenant un sujet dans le

meilleur sens du terme.

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qu'elle veut de la part de son partenaire : son sceau, son cordon et son bâton (v. 18). Le

lecteur comprendra plus tard comment Tamar utilise son pouvoir, d'une manière aussi

discrète qu'efficace, en montrant les gages qu'elle a retenus avec soin. Il est étonnant de

constater que Tamar demeure en silence dans la suite du récit. Même au moment de

l'accouchement où son bonheur d'être mère est comblé après des années d'attente, Tamar ne

s'exprime pas. Chose curieuse, c'est la sage-femme qui prend parole pour distinguer le fils

aîné du cadet. L'itinéraire de Tamar va donc, selon l'expression de Hamon, du silence à la

«prise de parole» pour retomber dans le silence final419. Ce parcours lié à la « prise de

parole » chez Tamar permet au lecteur d'évaluer l'action de la femme. En effet, si Tamar

prend la parole, et avec elle le pouvoir, c'est qu'elle s'occupe avant tout du destin de la

famille patriarcale. Une fois la descendance de cette famille assumée, elle retombe dans le

silence et donc dans une situation sans pouvoir. Ainsi, l'action de Tamar, même par un

moyen peu honorable, est justifiable puisqu'elle prend source dans le souci de la survie de

la tribu de Juda et non pas dans son désir personnel.

Le courage de Tamar dans la « prise de parole » dont nous venons de parler, est en

contraste avec la peur de son beau-père dans le silence. En effet, le monologue de Juda

lorsqu'il renvoie Tamar chez son père manifeste l'erreur de son évaluation de la situation à

propos de la mort de ses deux fils. Si Juda était parvenu à dialoguer avec Tamar pour

discerner la vraie cause de ces morts, il aurait compris que Tamar n'en était pas

responsable. Le fait de refuser de discuter avec Tamar sur ce sujet a une grave conséquence

sur le jugement de Juda. En effet, ce refus le conduit à commettre simultanément deux

erreurs : le non-respect de la loi du lévirat et le mensonge sur le motif du renvoi de Tamar.

Ainsi, la « non-prise de parole » chez Juda le disqualifie et l'empêche de bénéficier d'un

regard positif de la part du lecteur. Contrairement à Tamar dont la « prise de parole »

permet de justifier l'action, Juda est jugé négativement par sa « non-prise de parole ».

Il est à souligner qu'une longue durée sépare la « non-prise de parole » de Juda et la

«prise de parole de Tamar». C'est une voix anonyme qui brise le silence lorsqu'elle annonce

à Tamar le passage de Juda à Timna : « Et il fut raconté à Tamar en disant : "Voici ton

beau-père montant vers Timna pour tondre son petit bétail" » (v. 13). Cette parole que le

narrateur met au compte d'un personnage anonyme permet au lecteur de comprendre

419 Hamon, Texte et idéologie, p. 138.

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combien la parole entre Juda et Tamar est interrompue420. Probablement, depuis le départ

de Tamar, aucune parole n'a été échangée, ni aucun contact n'a été pris entre le beau-père et

sa bru. Il faut qu'une voix anonyme annonce la venue de Juda pour que Tamar soit au

courant du passage de son beau-père dans la région. Il est à noter que cette voix anonyme

précise que la personne qui monte à Timna est bel et bien le beau-père de Tamar. Ainsi,

bien que Juda n'ait pas tenu sa promesse envers Tamar, il demeure son beau-père avec le

droit et le devoir que cette charge impose421.

Si le personnage anonyme dont nous venons de parler, aide le lecteur à évaluer le

niveau de la communication entre Juda et Tamar, le personnage collectif que sont les

messieurs du quartier de Timna permet de comprendre que le narrateur veut garder une

certaine distance par rapport au personnage du récit. En effet, à la demande de Juda, son

ami d'Adoullam part à la recherche de la prostituée pour lui remettre son salaire. La réponse

des hommes du lieu à la question posée par cet ami est catégorique : « Il n'y avait pas par là

de prostituée sacrée » (v. 21). À travers cette parole, mise au compte du personnage

collectif, le narrateur, en s'écartant soi-même comme évaluateur des faits, rend

problématique l'évaluation de la situation. En effet, plus que quiconque, ces messieurs du

quartier savent qu'il n'y a aucune prostituée chez eux. Le fait que le narrateur fasse

exprimer le réel par la parole de ce personnage collectif lui permet d'une part, d'affirmer

que ce que disent ces hommes est juste, et d'autre part, de garder sa distance par rapport au

jugement prononcé.

Ainsi la caractérisation de la parole est renvoyée à un super- (ou à un méta-)

commentateur plus ou moins collectif et anonyme doué d'une sorte de

compétence [...] culturelle [...], qui coiffe et dépasse le commentateur lui-

même, comme le parleur, et donc dépossède en quelque sorte ce dernier de sa

parole. Le narrateur, ainsi, se dissout comme instance évaluante unique ; donc

l'évaluation elle-même devient problématique422.

Cela signifie que le lecteur ne peut évaluer l'affirmation des messieurs du quartier

qu'en faisant confiance à leur parole. Mieux que quiconque, ces messieurs peuvent juger

420 Plus tard dans le récit, c'est encore la voix anonyme (wayyugaḏ) qui annonce à Juda que Tamar est

enceinte de sa prostitution (v. 24). 421 En ce sens, voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 25. 422 Hamon, Texte et idéologie, p. 140.

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correctement la situation. Quant au narrateur, il se permet de ne pas être évaluateur de cette

situation.

Le procédé de la distribution de parole au compte d'un autre personnage se poursuit

dans notre récit. Il s'agit cette fois de la parole d'un tiers. En effet, au moment où on la

conduit vers le lieu d'exécution, Tamar envoie discrètement dire à son beau-père : « C'est

d'un homme à qui sont ces choses que je suis enceinte » (v. 25). Le fait que Tamar parle à

Juda à travers la parole d'un tiers permet à son beau-père de choisir librement ce qu'il va

faire de sa bru devenue compromettante. Contrairement aux frères de Joseph qui renvoient

la tunique ensanglantée à leur père pour écarter leur responsabilité dans la disparition de

Joseph (37,31-32), Tamar recourt à un tiers pour laisser une grande part de liberté à son

beau-père. Ce faisant, elle assume toute la responsabilité de ses actes au cas où Juda refuse

de reconnaître les gages. Ainsi, « elle prend le risque de remettre entre les mains de son

beau-père son sort à elle, mais aussi celui de l'enfant à naître qui vient d'être condamné à

mort avec elle423 ». À ce point de l'histoire, le lecteur peut évaluer l'attitude de Tamar en

revenant au parcours de parole qu'elle a fait. Comme nous l'avons mentionné, la « prise de

parole » de Tamar est liée à sa préoccupation de la survie de la tribu de Juda. Une fois cet

objectif atteint, elle retombe dans le silence. Ici, le lecteur est en admiration devant le

courage de Tamar qui, en laissant une grande part de liberté à son beau-père, est prête à

assumer les conséquences de ses actes. Si elle n'invente pas une autre ruse, le lecteur ne

doute pas qu'elle en soit capable, pour obliger son beau-père à reconnaître sa paternité, c'est

qu'elle veut vraiment l'aider à s'engager dans une responsabilité partagée.

Le lecteur continue d'observer le génie du narrateur dans sa manière de distribuer la

parole. La condamnation « Faites-la sortir et elle sera brûlée » (v. 24) est mise au compte de

Juda et non pas du narrateur424. Il en va de même pour l'expression « Elle est juste, moi

pas» (v. 26). Il arrive que le narrateur fasse exprimer le réel par la parole de ses

personnages. Autrement dit, la parole est désoriginée comme parole du narrateur et elle est

attribuée au personnage425. Dès lors la parole exprimée par le narrateur devient celle du

423 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 100. 424 Il est à remarquer que ni le narrateur ni le Seigneur ne condamne l'action de Tamar. En ce sens, voir

Shields, « "More Righteous than I" », p. 35. 425 Hamon, Texte et idéologie, p. 142.

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personnage. Ce faisant, le narrateur garde une certaine distance par rapport à ses

personnages en jouant le rôle d'observateur. Ainsi, sous l'observation du narrateur, la parole

de condamnation faite par Juda est une parole négative qui juge négativement une personne

positive. En effet, au moment où il rend le verdict, Juda n'est pas en conformité avec la loi

du lévirat puisqu'il a renvoyé Tamar avec une fausse promesse, et de plus il s'est impliqué

personnellement dans l'affaire qu'il est en train de juger. Quant à Tamar, elle est vue comme

un personnage positif cherchant par tous les moyens à assurer la continuité de la famille

patriarcale selon l'exigence même de la loi du lévirat. En ce qui concerne la dernière parole

de Juda à propos de sa belle-fille, c'est une parole positive jugée positivement par une

personne qui devient positive après avoir reconnu ses erreurs.

Au fil du récit, le lecteur peut remarquer que la distribution de la parole aux

personnages est un moyen utilisé par le narrateur pour exprimer ses jugements de valeur.

Le parcours de parole assumé par Tamar, nous l'avons montré, a pour objectif de mettre en

valeur la question de la préservation de la vie dans la famille patriarcale. Le fait de recourir

à la parole d'un personnage anonyme est également une intention du narrateur afin d'aider

le lecteur à déterminer les valeurs revendiquées dans le récit. Ainsi, le recours à la parole

d'un tiers par Tamar a pour but de valoriser le respect de la liberté de l'autre et le sens de la

responsabilité partagée. Ces valeurs s'affichent donc dans le récit grâce à la mise en relation

des instances évaluatives que sont le narrateur et les différents personnages.

La distribution de la parole devient ainsi un instrument efficace pour que le narrateur

puisse exploiter la fonction idéologique du récit. Cette fonction peut être aussi examinée

sous un autre angle : le choix du vocabulaire, les jeux de mots... C'est l'objectif de notre

point suivant.

3.2.3 Parole autoritaire et malicieuse de Juda

Loin des siens, Juda s'allie à un ami du pays d'Adoullam dont le nom signifie «refuge,

retraite426». La signification de ce lieu permet au lecteur de comprendre l'état d'âme de Juda

au moment du départ. Protagoniste de la vente de Joseph, Juda semble se réfugier dans un

autre pays pour éviter la dépression inconsolable de son père (37,35). Ainsi, même si le

narrateur ne précise pas le motif du départ de Juda, il laisse entendre, par la signification du

426 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 89.

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lieu, que Juda s'éloigne des siens suite à un événement qui perturbe sa vie. Le nouveau

milieu de vie est donc considéré comme un endroit de refuge. Quelques versets plus loin, le

lecteur découvre aussi le nom très significatif d'une autre place. Il s'agit du verset 5 où le

narrateur précise le lieu où demeure Juda lorsque sa femme donne naissance au troisième

fils : « il était à Keziv lorsqu'elle l'enfanta ». Le nom de ce lieu, apparemment anodin, est

un indice important permettant au lecteur de comprendre par la suite l'attitude de Juda au

sujet du mariage de son fils Shéla. En effet, le substantif Keziv peut être rapproché du verbe

kâzav qui signifie « mentir, tromper427 ». Ainsi, lorsque le lecteur apprendra que Juda

mentit à Tamar en donnant comme motif de son renvoi le jeune âge de Shéla, il saisira le

jeu de mots à propos du nom Keziv. Le jeu de mots ici sert à justifier l'attitude mensongère

de Juda. Il permet aussi d'affirmer que le sujet de cette action est bel et bien Juda et non pas

sa femme428, ni son fils cadet429.

Le choix du vocabulaire est aussi un lieu où émerge la voix narrative. En disant que

Juda choisit une femme pour Er, le narrateur insinue que Juda impose sa volonté à son fils :

«Et Juda prit une femme pour Er, son premier-né » (v. 6). Il est à noter que le narrateur

utilise ici le verbe « prendre » (lāqaḥ), le même verbe qu'il emploie pour signaler que Juda

a choisi pour lui-même une épouse. Ainsi, Juda choisit une femme pour son fils comme s'il

s'agissait de le faire pour lui-même. Le lecteur attentif peut remarquer également que Juda

impose une femme à Er en tant que son premier fils, celui par qui la descendance de la

famille du patriarche est assurée. Cela peut signifier qu'aux yeux de Juda, le mariage et le

bonheur de son fils sont moins importants que la continuation de la lignée.

L'insistance sur Er comme premier fils de Juda n'est pas faite seulement au mariage,

mais encore au moment du décès : « Et Er, premier-né de Juda, fut mauvais aux yeux

d'Adonaï et Adonaï le fit mourir » (v. 7). Cela signifie que le Seigneur fait mourir Er, en

tant que premier fils de Juda430. Pour reprendre les mots de Wénin, Er « n'est pas mauvais,

comme on traduit souvent. Car le narrateur prend la peine de préciser que c'est en tant

qu'aîné de Juda qu'il est "mal" : mal embarqué, mal positionné dans la vie, lui qui va jusqu'à

427 En ce sens, Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 179 ; Wénin, « La ruse de Tamar », p. 276. 428 C'est la lecture adoptée par la LXX. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 430. 429 Lecture proposée par Ben-Mordecai, « Chezib », p. 283-286. 430 Il est question ici de la première personne que le Seigneur lui-même fait mourir (waymiṯēhû). Hamilton,

The Book of Genesis, p. 434.

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laisser son père lui imposer une femme. Voilà pourquoi Dieu le fait mourir431 ». Ainsi, en

précisant qu'Er est l'aîné de Juda à deux reprises, le narrateur dénonce le caractère

autoritaire de Juda dans la gestion de la vie familiale.

Le jeu de mots peut se faire sur les noms propres comme nous l'avons montré ci-

dessus. Il peut se situer aussi à un autre niveau. Soulignons ici le jeu de mots entre ce que

savait Onân (wayyēḏaʿ) et ce qui fut mauvais (wayyēraʿ) : « wayyēḏaʿ ʾônān kî lōʾ lô

yihyeh hazzāraʿ / wayyēraʿ beʿênê yhwh ʾăšer ʿāśâ432 » (v. 9-10). Par cet effet de symétrie

entre le premier mot du verset 9 et celui du verset 10, le narrateur semble suggérer au

lecteur qu'Onân est conscient du mal qu'il fait. Ainsi, la faute qu'Onân commet est grave

puisqu'il agit en connaissance de cause.

Nous venons de voir que l'évaluation du narrateur se dégage par le jeu de mots. Il

peut être fait aussi par une précision qu'un personnage donne pour situer son interlocuteur

par rapport à un autre. Voyons cela dans la parole de Juda. Celui-ci demande à Onân

d'accomplir son devoir de beau-frère envers Tamar en précisant qu'elle est la femme de son

frère : « Viens vers la femme de ton frère (ʾāḥîkā) [...] et fais lever une descendance pour

ton frère (leʾāḥîkā433) » (v. 8). Le fait que Juda ne dit pas, à ces deux endroits, qu'Er est son

fils mais qu'il dit plutôt qu'il est le frère d'Onân, peut susciter la sympathie d'Onân envers

son frère défunt. Par la manière de nommer Er dans le rapport à son frère plutôt qu'à son

père, le narrateur insinue que Juda fait tout ce qui est possible pour atteindre son objectif, à

savoir obtenir une descendance pour son premier fils. Juda s'intéresse donc avant tout à une

progéniture pour son aîné. En ce sens, la femme d'Er est moins importante aux yeux de

Juda. Celui-ci ne nomme jamais sa belle-fille par son prénom. Juda entend ce nom

lorsqu'on lui annonce que Tamar est enceinte d'une prostitution, mais il ne l'utilise même

pas quand il la condamne à mort (v. 24). Outre la mention par la voix anonyme dont nous

venons de parler, le nom de Tamar est prononcé seulement dans la bouche du narrateur

(v.6.11.13.24). En décrivant Onân dans le rapport à son frère et en ne mettant pas le nom de

Tamar dans la bouche de Juda, le narrateur cherche donc à faire valoir son évaluation : Juda

se soucie uniquement à la survie de sa famille. Dans cette perspective, le fils et la belle-fille

431 Wénin, « Des pères et des fils. En traversant le livre de la Genèse », RETMO 225 (2003), p. 29. 432 En ce sens, voir Meschonnic, Au commencement, p. 341. 433 Nous suivons ici la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 435. Voir aussi Berlin, Poetics and

Interpretation, p. 60.

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de Juda ne sont que des instruments qu'il utilise pour réaliser son désir propre. Avec Wénin,

nous pouvons dire que « chaque fois que [Juda] parle, c'est pour donner des ordres, et il ne

semble pas imaginer qu'on puisse les transgresser (v. 8 et 11). Mais ces ordres ne le

concernent jamais lui-même. C'est toujours les autres qu'il cherche à contrôler. En

particulier, il semble disposer de Tamar selon son bon vouloir434 ».

À ce moment de notre étude, nous voulons examiner la demande que Juda adresse à

Onân pour savoir si elle est conforme à la loi du lévirat. Selon le livre de Deutéronome

(25,5-10), après le décès de son mari, la veuve a droit au mariage avec son beau-frère et à

un enfant pour perpétuer le nom de l'époux défunt. Or, dans la demande de Juda, le mariage

n'est pas mentionné. Pour Juda, comme nous venons de le signaler, Tamar demeure

toujours la femme de son fils décédé (v. 8). Tamar a-t-elle saisi cette omission de la part de

son beau-père ? La suite du récit suggère que Tamar comprend très bien quels sont les

droits qu'elle peut avoir dans la famille patriarcale après la mort de son mari. En effet, le

motif qui pousse Tamar à se déguiser pour attendre Juda au bord du chemin est précisé par

le narrateur lui-même : « car elle avait vu que Shéla avait grandi, mais elle ne lui avait pas

été donnée pour femme » (v. 14). C'est donc l'espoir d'être épousée par Shéla qui conduit

Tamar à agir de la sorte. Ainsi, en signalant le motif d'action de Tamar, le narrateur révèle

que Tamar comprend parfaitement son double droit en tant que veuve de la famille

patriarcale435. Cette évaluation nous permet de confirmer l'idée d'Eryl Davies pour qui le

mariage fait partie intégrale de la loi du lévirat436. Contrairement à Coats qui considère que

le mariage entre la veuve et le beau-frère n'est pas un élément nécessaire de la coutume du

lévirat437, Davies pense que cette loi implique nécessairement le mariage.

Tout à l'heure, c'était le verbe « prendre » qui nous indiquait la voix narrative.

Maintenant, c'est le verbe « se consoler » qui permet de percevoir l'évaluation du narrateur.

Lorsque le narrateur signale au lecteur que Juda se console de la mort de sa femme, il

suggère que le patriarche n'est pas vraiment affecté par la mort de son épouse. En effet,

dans sa manière de décrire l'événement, le narrateur ne laisse pas percevoir le temps qui

434 Wénin, « La ruse de Tamar », p. 277. 435 Il n'est pas anodin que Tamar attende son beau-père sur le chemin de Timna. Ce nom « signifie sans

doute la "part" (en lien avec manâ, "compter, attribuer"), cette part à laquelle Tamar a droit ». Wénin, Ibid.,

p. 279. 436 E.W. Davies, « Inheritance Rights and the Hebrew Levirate Marriage (Part 1) », VT 31 (1981), p. 138-144. 437 G.W. Coats, « Widow's Rights. A Crux in the Structure of Gen. 38 », CBQ 34 (1972), p. 461-466.

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sépare la mort de la femme et la période du deuil de Juda : « Et les jours furent nombreux et

mourut la fille de Shoua, la femme de Juda et Juda se consola (wayyinnāḥem438) » (v. 12).

La non-observance du deuil chez Juda est encore plus accentuée si on la compare avec le

long séjour où Tamar attend la réalisation de la promesse de Juda, une durée qui est

mentionnée dans le même verset. Nous pouvons remarquer également qu'avant de signaler

la morte comme étant la femme de Juda, le narrateur la précise comme fille de Shoua.

Ainsi, la défunte est mentionnée dans le rapport à son père plutôt que dans celui à son mari.

Cela nous permet de revenir au regard que Juda porte sur la femme au début du récit. Si à

l'époque, Juda la regardait dans le rapport à son père, elle est maintenant, au moment du

décès, décrite de la même manière. On peut même dire que la femme ne cesse jamais d'être

la fille de Shoua puisqu'elle n'est pas vraiment la femme de Juda. Peut-être le meilleur mot

pour qualifier la relation de la femme avec Juda, est-il qu'elle est la mère de ses enfants.

Le choix de vocabulaire et le jeu de mots en Gn 38, nous permettent de voir comment

le narrateur émet son jugement de valeur sur les personnages dans leur rapport à la parole.

Par le choix du langage, le narrateur dénonce le caractère autoritaire de Juda. Même si son

désir de préserver la vie est légitime, sa manière de le réaliser, à savoir considérer l'autre

comme un simple instrument pour parvenir à sa propre fin, est condamnable.

La distribution de la parole, le choix du langage sont donc des lieux où émerge

l'évaluation du narrateur. Cette évaluation peut être également exprimée dans le travail du

personnage. Examinons maintenant les personnages dans le rapport à l'action qu'ils mènent.

3.2.4 Onân le tricheur et Juda le juge complexe

Comme nous l'avons remarqué, le travail est le lieu où le narrateur fait valoir son

évaluation. Ainsi, c'est à travers les actions menées par les différents personnages que le

lecteur parvient à détecter les valeurs affichées dans le récit. Commençons par les actions

d'Onân.

Ce que fait Onân ne correspond pas à l'objectif de la tâche exigée. En effet, Juda lui

demande d'accomplir son devoir de beau-frère : « Viens vers la femme de ton frère et agis

en beau-frère envers elle et fais lever une descendance pour ton frère » (v. 8). Or, Onân ne

438 Contrairement à son père qui a refusé de se laisser consoler (waymāʾēn lehiṯnaḥēm) de la disparition de

Joseph (37,35), Juda se console facilement de la mort de la femme. Hamilton, The Book of Genesis, p. 432.

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réalise que la première moitié de la demande : il couche avec la femme de son frère mais

sans susciter une descendance pour ce dernier. Onân est donc considéré comme un mauvais

travailleur. C'est Adonaï lui-même qui punit Onân à cause de cette mauvaise action439.

Contrairement à son frère aîné qui déplaît à Adonaï pour des raisons non explicitement

révélées, Onân est détesté par Adonaï justement parce qu'il n'a pas accompli jusqu'au bout

le devoir exigé de lui par la loi du lévirat440. Il est à noter également qu'Onân ne cherche

pas à effectuer la tâche qui lui incombe aux termes de la loi, mais à profiter de sa belle-

sœur. Il se montre conforme à la norme devant son père, mais en détourne l'exigence à son

propre profit. Dans la terminologie de Hamon, nous pouvons dire qu'il est question ici d'un

travail négatif dans ses résultats, effectué de manière négative par un personnage négatif441.

Ainsi, en décrivant la mort d'Onân comme résultat du non-accomplissement de la coutume

du lévirat, le narrateur confirme l'importance de cette loi au cœur d'une famille en deuil.

Le travail d'un personnage peut être compris comme un « travail » sur soi-même par

une transformation liée au changement vestimentaire. Dans notre récit, le « travail » sur

elle-même que fait Tamar, dans son habillement, la transforme en une autre personne au

point que Juda la prend pour une prostituée. À ce point du récit, le travail de Tamar pourrait

être considéré comme positif, car le résultat de ce travail suppose d'être positif. En effet, ce

travail est animé par le désir d'obtenir une descendance pour son mari défunt, un désir

légitimement garanti par la loi du lévirat. Le moyen que Tamar prend pour atteindre son

objectif est-il positif ? La réponse à cette question dépend de Juda qui, d'une part,

s'implique personnellement dans l'affaire, et d'autre part, garde encore une autorité sur sa

belle-fille même s'il l'a renvoyée chez son père. Ainsi, à ce point de l'histoire, le lecteur est

perplexe dans son jugement quant au changement de Tamar lié au déguisement. C'est

439 Pour Grelot, Adonaï a fait mourir Onân « non parce qu'il n'avait pas voulu donner de postérité à son

frère, mais parce que le moyen employé était un acte magique proscrit par le culte du Dieu d'Israël ». Selon

l'auteur, Onân, sachant qu'il est incapable d'obtenir une postérité de Tamar, tente de recourir à une

«pratique archaïque de l'acte magique qui déversait le sperme humain dans la terre pour obtenir la

fécondité ». P. Grelot, « Le péché de ʾÔnan (GN., XXXVIII,9) », VT 49 (1999), p. 154-155. 440 Une autre lecture concernant le péché d'Er est possible : « Le texte ne nous donne aucune précision

quant à la faute d'Er. Mais il nous dit explicitement qu'Onan "corrompt sa semence par terre", c'est-à-dire

qu'il dévie l'acte sexuel de sa voie normale. Dans les deux cas, la punition est énoncée de façon identique :

"Dieu le fit mourir". [Les rabbins] ont conclu de l'identité de la punition à la similitude de la faute ».

Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 198. 441 Hamon, Texte et idéologie, p. 167.

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seulement dans la suite du récit qu'il peut évaluer l'action menée par Tamar pour leurrer son

beau-père.

Il est également possible pour le lecteur d'évaluer l'action menée par un personnage en

observant ce qu'il fait à la suite d'événement. Dans notre récit, après avoir couché avec

Tamar à son insu, Juda envoie son ami d'Adoullam récupérer les gages de la main de la

femme442. Le fait que Juda demande à son ami de faire ce qu'il devrait faire lui-même

indique que Juda n'est pas fier de ses actions. Le travail de Juda est considéré donc comme

mauvais par lui-même. Son ami est-il conscient de ce malaise de Juda ? Cela est possible

puisqu'au lieu de parler d'une prostituée (zônâ), l'Adoullamite interroge les hommes du

quartier sur l'existence d'une prostituée sacrée (qeḏēšâ) dont la fréquentation pourrait être

tolérée surtout en période de fête marquée par la tonte des moutons443. Ainsi, en parlant de

la recherche que Juda délègue à son ami, le narrateur fait connaître au lecteur le jugement

de Juda sur sa propre action.

Si l'évaluation de Juda sur sa propre action s'avère claire, le jugement qu'il porte sur

ce que fait sa belle-fille demeure très complexe. Du point de vue du patriarche, le même

travail de Tamar est considéré tantôt comme mauvais, méritant d'une condamnation (qu'on

la brûle444, v. 24), tantôt comme bon et digne de louange (elle est plus juste que moi, v. 26).

Les choses se compliquent lorsque le lecteur se demande si le travail de Tamar est

objectivement jugé négatif par Juda ou s'il est considéré comme négatif parce que Juda veut

chasser le plus tôt possible de son esprit une fréquentation dont il n'est pas fier. Le narrateur

ne dévoile donc aucune intention de Juda lorsqu'il juge l'action menée par sa belle-fille.

Cela laisse perplexe le lecteur dans son évaluation sur ce que fait Tamar.

Nous venons d'observer le jugement que le narrateur émet lorsqu'il attire l'attention du

lecteur sur les actions menées par les personnages. Ainsi, en mentionnant que c'est le

442 Notons que, selon la parole du narrateur, Hira est envoyé vers la femme (hāʾiššâ) et non pas vers la

prostituée (Cf. Hamilton, The Book of Genesis, p. 446 et Berlin, Poetics and Interpretation, p. 60). Par cette

précision, le narrateur indique au lecteur que Juda et Hira font un faux jugement sur l'identité de la femme

avec qui Juda a eu des relations sexuelles. Cette femme n'est ni une prostituée ni une « hiérodule ». 443 La fréquentation d'une prostituée sacrée est plus acceptable que celle d'une prostituée ordinaire. En ce

sens, voir Westermann, Genesis 37-50, p. 54. 444 Plusieurs commentateurs notent que, selon le Lévitique, cette punition est appliquée seulement à la fille

du prêtre qui se prostitue (Lv 21,9). Dans les autres cas qui concernent les relations sexuelles hors du

mariage, le châtiment sera la mise à mort (Lv 20,10) ou la lapidation (Dt 22,23-24). Voir par exemple

Spurrell, Notes on the Text, p. 314.

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Seigneur lui-même qui fait périr Onân, le narrateur nous indique l'importance de la loi du

lévirat. Bien que certaines évaluations du narrateur sur le travail ne soient pas catégoriques,

le « travail » sur soi de Tamar par le changement vestimentaire, par exemple, elles

permettent au lecteur d'avancer un peu plus dans la compréhension des valeurs du récit. La

connaissance de ces valeurs sera encore enrichie si le lecteur regarde le personnage dans

son rapport à l'éthique. C'est ce que nous développons au point suivant.

3.2.5 Le devoir de Juda et d'Onân au-delà de tout plaisir

Comme nous l'avons souligné, il n'est pas facile d'évaluer la conduite sociale des

personnages dans une histoire. C'est seulement en suivant chaque personnage dans son

rapport avec les autres que nous pouvons dégager, au fil du récit, les évaluations morales

faites par le narrateur.

Dans notre récit, Juda apparaît comme un personnage complexe dans son rapport à la

loi. En effet, lorsqu'il demande à son deuxième fils d'accomplir la loi du lévirat, il se

montre un observateur parfait de la loi. Cependant, il est disqualifié de cette fonction quand

il renvoie Tamar chez son père avec une fausse promesse445 (v. 11). Il est à noter que, dans

le regard de Tamar, Juda est toujours considéré comme « gardien » de la loi du lévirat

jusqu'au jour où elle découvre que Shéla a grandi sans qu'elle lui soit donnée pour femme

(v. 14). Quant au lecteur, grâce à la générosité du narrateur, il connaît déjà la pensée

intérieure de Juda au moment où il renvoie sa belle-fille. Cette connaissance permet au

lecteur de disqualifier immédiatement Juda, qui n'est pas à ses yeux un observateur parfait

de la loi. Ainsi, l'image de Juda comme gardien parfait de la loi ne suivit le lecteur qu'un

instant. Contrairement à Tamar qui, durant les nombreux jours (v. 12), nourrit l'espoir d'être

épousée par Shéla, le lecteur sait, au moment même où Juda renvoie sa belle-fille, que cette

promesse ne sera jamais accomplie.

Nous l'avons dit, l'évaluation morale sur le personnage est une entreprise délicate.

Cette évaluation devient encore plus subtile lorsque nous observons la description de la

sexualité et du corps du personnage. Ce sont ces deux éléments qui permettent au narrateur

d'attirer l'attention du lecteur sur ce qui concerne la question des normes dans ses multiples

445 « Juda condamne Tamar, en attendant un hypothétique remariage, à un veuvage permanent. C'est que,

dans la Loi, la belle-sœur est considérée comme liée à son futur époux : elle est sa fiancée. Sans un acte de

répudiation, elle n'est pas libre de se remarier ». Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 204.

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facettes. Nous recourons ici à la théorie de Hamon sur la sexualité et le corps du

personnage pour dégager certaines valeurs revendiquées dans notre récit.

Selon Hamon,

la sexualité et le corps des personnages sont bien l'endroit du récit où se

surdéterminent, implicitement ou explicitement, une norme hédonique (plaisir

ou déplaisir des partenaires), une norme juridique (relations sexuelles permises

ou prohibées), une norme économique (relations sexuelles profitables ou non

profitables), une norme biologique (relations homo et hétérosexuelles) et une

norme érotique (« figure » sexuelle normale ou anormale446).

À partir de cette remarque pertinente, nous pouvons observer maintenant l'articulation

des différentes normes en Gn 38. Dans notre récit, bien que la relation sexuelle entre Onân

et Tamar corresponde partiellement à la norme juridique447, elle ne répond pas du tout à la

norme économique. En effet, cette relation est permise par la loi du lévirat, mais elle

n'assume pas le lévirat, puisqu'elle n'aboutit pas au résultat prévu par cette même loi, à

savoir avoir une descendance. Cette relation est donc permise, mais elle impose des

obligations, non remplies par Onân. Et cette relation n'est pas profitable au moins si on

parle d'un « profit » du plaisir de la part d'Onân. De plus, l'acte sexuel d'Onân néglige la

norme hédonique dans le sens où il ne permet pas à Tamar d'éprouver jusqu'au bout un tel

plaisir. Ainsi, les relations sexuelles qu'Onân a eues avec sa belle-sœur se situent au

carrefour des normes : juridiquement correctes, ces relations ne sont pas profitables. En

outre, elles ne prennent pas en considération la norme hédonique.

Quant à la relation entre Juda et Tamar, la question de norme se complique. Au point

de vue juridique, la relation sexuelle entre le beau-père et sa bru est prohibée448. Cependant,

ces rapports sont profitables dans la mesure où Tamar obtient deux enfants de cette

rencontre illégitime pour assurer la pérennité de la famille patriarcale. Il est à noter que

cette relation est profitable pour Tamar lorsqu'elle négocie le salaire de son service.

Cependant, elle ne reçoit pas le salaire comme elle l'a demandé à Juda. Serait-ce parce

446 Hamon, Texte et idéologie, p. 210. 447 La norme juridique est partiellement appliquée dans ce cas, puisque, nous l'avons dit, la loi du lévirat

garantit un double droit : un enfant pour perpétuer le nom du mari défunt et un mariage pour la veuve. 448 Shields (« "More Righteous than I" », p. 42) note que la relation sexuelle entre le beau-père et la belle-

fille est interdite par le code de la loi en Lévitique 18,15. Par contre, la fréquentation d'une prostituée est

acceptable dans la culture patriarcale d'autant plus que Juda est veuf en ce moment-là. Voir aussi, Eisenberg

– Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 216.

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qu'elle est déjà récompensée par deux fils qu'elle porte en elle ? En ce qui concerne la

norme érotique, la relation sexuelle entre Juda et Tamar peut être qualifiée d'anormale dans

le sens où l'homme, au moment d'intimité, ne découvre pas le visage de sa partenaire.

Autrement, il aurait pu reconnaître l'identité de la femme avec laquelle il a eu un commerce

charnel. La « figure » érotique que Juda utilise complique donc l'évaluation. N'a-t-il pas

regardé la face de la femme de joie par pudeur ou par non respect envers elle ? N'a-t-il pas

pu découvrir le visage de cette femme parce qu'elle cherchait par tous les moyens à le

cacher pour obtenir ce qu'elle voulait ?

Les différentes normes dans le domaine de sexualité nous permettent donc de

confirmer que la conduite sociale du personnage demeure difficilement repérée. Cela

n'empêche pas pour autant le lecteur de découvrir la fonction idéologique du récit. Cette

fonction se dégage au carrefour des normes selon la définition de Hamon. Au fil de

l'histoire, le lecteur est appelé sans cesse à une confrontation de différentes normes pour

adopter ou pour rejeter certaines valeurs exprimées à travers les activités sexuelles des

personnages.

Si la sexualité du personnage est un lieu déterminant pour les valeurs, le plaisir qu'il

en éprouve devient un élément important dans la compréhension de son savoir-vivre.

Hamon considère que la « notion de "plaisir", en particulier, joue un rôle important dans

l'œuvre. Les personnages souvent ne semblent être redevables d'une positivité en ce

domaine qu'en la payant d'un échec sur un autre plan, et inversement449 ». En Gn 38, Onân

semble avoir du plaisir en couchant avec sa belle-sœur, autrement on a du mal à

comprendre pourquoi il fait un tel geste sans permettre à la femme de son frère d'avoir un

enfant comme l'exige la loi. De plus, Onân ne s'unit pas seulement une fois à sa belle-sœur

puisque le narrateur précise que « chaque fois qu'il s'unissait à la femme de son frère, il la

(la semence) fraudait par terre pour ne pas donner de descendance à son frère450 » (v. 9). En

effet, il s'agit ici d'un récit itératif qui mentionne une seule fois ce qui s'est produit plusieurs

fois dans l'histoire racontée451. Le fait de satisfaire son désir par ce moyen lui coûte la vie.

449 Hamon, Texte et idéologie, p. 211. 450 La traduction est d'Alter, L'art du récit biblique, p. 14. Voir aussi Hamilton, The Book of Genesis, p. 430 et

436. 451 Sur les autres modalités de la correspondance entre l'occurrence de l'événement et l'occurrence

narrative, voir Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 133-137.

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Quant à Juda, à la fin de la période de deuil de sa femme et dans un contexte festif, il se

permet de payer une prostituée pour se procurer du plaisir. Ce moment de faiblesse diminue

considérablement l'image d'un patriarche digne de respect et d'admiration. Il faut noter que,

dans les deux cas, le désir est satisfait dans des circonstances particulières : le détournement

de la loi du lévirat et la fréquentation d'une prostituée. Ainsi, ce n'est pas le plaisir sexuel en

tant que tel qui est condamné dans ce récit. C'est plutôt le contexte dans lequel ce plaisir est

satisfait qui détermine le critère du jugement. Si le lecteur n'accorde pas une attention

particulière à ce critère, il comprend difficilement l'évaluation que le narrateur fait à travers

la manière de se procurer du plaisir chez Juda et chez Onân.

Nous venons de montrer que la manière de satisfaire son désir est déterminante pour

le jugement de l'action. Ce qui s'avère vrai pour Juda et pour Onân l'est aussi pour Tamar.

En effet, bien que la recherche audacieuse d'une descendance pour son mari défunt soit un

désir légitime, la manière dont Tamar se transforme en une prostituée pour tromper son

beau-père n'est pas convenable452. Le fait que Juda la condamne par une sentence sévère

peut en dire long sur le caractère illégitime de cet acte. C'est seulement lorsque Juda

reconnaît sa part de responsabilité dans cette affaire que l'acte commis par Tamar devient

moins condamnable453. Ainsi, à travers la condamnation faite par Juda, le lecteur peut

comprendre que les moyens ne justifient pas toujours la fin et que la reconnaissance d'une

part de responsabilité de celui qui juge peut rendre la faute moins grave.

Toujours sur le plan éthique, nous abordons maintenant le phénomène de remords.

Selon Hamon, « le remords, c'est la désambiguisation ultime du système des valeurs qui

régit le personnage, c'est l'intrusion fracassante, à la fin d'un destin de personnage, de

normes sociales, morales454 ». Autrement dit, le remords du personnage sur l'action qu'il a

menée dans le passé permet de déterminer son point de vue quant aux normes sociales et

452 A. Wildavsky (« Survival Must not be Gained through Sin : The Moral of the Joseph Stories Prefigured

through Judah and Tamar », JSOT 62 [1994], p. 46) note que Tamar atteint un honorable objectif par des

moyens peu honorables. Pour D. Kim (« The Structure of Genesis 38. A Thematic Reading », VT 62 [2012],

p.559), la méthode que Tamar a utilisée pour atteindre son objectif pourrait être évaluée négativement

puisque la fin ne justifie pas toujours les moyens. 453 Le fait que Juda parvient à assumer sa responsabilité personnelle marque un très grand progrès de sa

part. Quelques mois auparavant, Juda, constatant que son ami ne trouve pas la prostituée, renvoie la

responsabilité à celui-ci même s'il ne commet aucune faute : « Voici j'ai envoyé ce chevreau et toi, tu ne l'as

pas trouvée » (v. 23). En ce sens, voir Shields, « "More Righteous than I" », p. 45. 454 Hamon, Texte et idéologie, p. 207.

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morales. Au moment où le personnage commet la faute, le lecteur a l'impression qu'il ne

connaît pas le code moral. C'est seulement lorsque le personnage exprime le regret de ce

qu'il a fait que le lecteur découvre que ce personnage était au courant de la loi, mais qu'il

n'en tenait pas compte. En Gn 38, c'est le non-remords qui aide le lecteur à déterminer la

vision éthique du personnage. En effet, lorsqu'il condamne Tamar à mort, Juda n'a aucun

remords d'avoir commis par le passé les deux fautes. En renvoyant Tamar à la maison de

son père sur un faux motif, Juda commet déjà une faute envers la loi du lévirat, une loi qui

lui tient à cœur au moment où il demande à Onân de l'accomplir. De plus, apprenant que sa

belle-fille est enceinte d'une prostitution, Juda aurait pu le tolérer en pensant qu'il a lui-

même fréquenté quelques mois auparavant une prostituée sur le chemin de Timna.

L'indifférence de Juda sur ses propres fautes et son exigence sur la faute de sa belle-fille en

disent long sur le système de valeurs qui le régit. Ainsi, Juda commet ses erreurs en

connaissance de cause. Et le fait qu'il condamne Tamar sans regarder ses propres fautes

indique que son système de valeurs est complètement mis de côté au moment du verdict.

Son non-remords est donc le signe d'une mise entre parenthèses de toutes normes sociales

et morales.

Parfois le narrateur joue sur la dimension antithétique de la norme morale pour

embrouiller son système de valeurs. « À l'intérieur même du récit, écrit Hamon, des effets

structuraux soulignent souvent le côté "indécidable" de la norme morale. Ainsi de certaines

antithèses entre les personnages, un personnage A "fixé" dans un champ moral, étant

opposé à un personnage B antagoniste, lui aussi "fixé" dans le champ moral

antithétique455». Autrement dit, il arrive qu'un personnage qui est déjà disqualifié dans son

rapport à la norme éthique, condamne un autre qui, étant lui-même disqualifié comme

évaluateur moral, renvoie la sentence à son accusateur. Dans notre récit, Juda, totalement

disqualifié comme « gardien » de la loi lorsqu'il renvoie Tamar chez son père avec une

fausse promesse, condamne Tamar à mort, au nom même de la loi, en apprenant qu'elle est

enceinte après s'être prostituée. En effet, Juda agit en qualité du beau-père de la veuve alors

qu'il n'a aucune intention de l'accorder en mariage à Shéla. Le lecteur se demande si Juda

garde encore le rôle du beau-père de Tamar lorsqu'il la renvoie avec un faux motif et pour

un long séjour. Quant à Tamar, ayant reçu une lourde sentence en raison de son inconduite,

455 Hamon, Texte et idéologie, p. 199.

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elle accuse discrètement son beau-père d'être impliqué personnellement dans cette affaire :

« C'est d'un homme à qui sont ces choses que je suis enceinte » (v. 25). Coupable d'être

enceinte de la prostitution, Tamar cherche à dénoncer le géniteur de son enfant qui n'est

autre que son beau-père. Ainsi, Juda et Tamar se situent déjà du côté du coupable lorsqu'ils

accusent l'autre de coupable. À ce point du récit, le lecteur a du mal à déterminer la

préférence du narrateur à propos de la norme morale. Il ne sait pas qui est le plus coupable

parmi ces deux accusés. C'est la suite du récit qui permet d'en connaître davantage, mais là

encore, le narrateur garde une certaine distance quant au jugement prononcé par ses

personnages.

Après avoir admis ses propres erreurs, Juda déclare la justice de Tamar : « Elle est

juste, moi pas456 » (v. 26). Comme nous l'avons souligné, cette confession est mise au

compte de Juda et non pas à celui du narrateur457. Ainsi, le narrateur garde une certaine

distance avec le personnage Juda en le déléguant pour évaluer la morale du texte. Ce

faisant, il laisse une grande place au jugement du lecteur en ce qui concerne la moralité de

ce personnage. Selon Hamon, le narrateur peut considérer que la morale est « à la fois un

objet d'écriture, un projet des personnages, comme si (hypocritement) elle ne faisait plus

partie du sujet écrivant, le narrateur, par cette délégation et mise à distance, tendant même,

tout en s'effaçant lui-même comme sujet moral, à constituer le lecteur en (seul) juge de la

moralité des personnages, donc en sujet, source et origine de la Morale458 ». Ainsi, par la

délégation et par la mise à distance opérée par le narrateur, le lecteur devient le seul sujet

moral, capable de juger de la moralité de la confession de Juda à l'endroit de Tamar.

L'analyse du chapitre 38 permet donc au lecteur de dégager la fonction idéologique

que le narrateur dévoile tout au long du récit. Bien que la préservation de la vie soit

primordiale aux yeux du narrateur, il ne considère pas qu'on puisse réaliser ce projet à

n'importe quel prix et de n'importe quelle façon. D'une part, il condamne Juda qui prend les

autres comme de simples instruments pour mener à terme son propre désir ; d'autre part, il

frappe fort Onân qui détourne, à son profit personnel, l'exigence de la coutume du lévirat,

une loi qui cherche à garantir la pérennité de la vie. En ce qui concerne Tamar, le narrateur

456 Remarquons que, dans la confession, Juda parle, non pas de lui, mais de Tamar. Hamilton, The Book of

Genesis, p. 450. 457 Contrairement à Gunkel (Genesis, p. 402), nous ne pensons pas qu'il s'agit ici de l'opinion du narrateur. 458 Hamon, Texte et idéologie, p. 188.

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suscite le regard positif du lecteur envers elle, même s'il considère que les moyens ne

justifient pas toujours la fin. C'est la lourde sentence de Juda sur sa belle-fille qui permet au

narrateur, en s'écartant soi-même comme évaluateur des faits, d'exprimer certaines réserves

quant à la justification de l'action de Tamar. En tout cas, en faisant d'elle la porteuse du

désir de la continuation de la lignée patriarcale, le narrateur la montre comme une femme

courageuse qui est capable d'inventer une ruse redoutable pour leurrer son beau-père et qui,

en même temps, n'hésite pas à assumer les conséquences de ses actes. C'est encore elle qui

apprend à Juda à partager avec elle la responsabilité dans une affaire dont elle est

l'initiatrice.

Si la question de la vie est importante en Gn 38, elle est développée sous un autre

aspect en 39. Il s'agit de la vie de Joseph, un autre fils de Jacob, qui vit, lui-aussi, dans un

pays étranger, loin des siens.

3.3 JOSEPH DANS LA MAISON DE POTIPHAR (Gn 39)

Gn 39 relate le séjour de Joseph au pays d'Égypte. Acheté par Potiphar aux

Ismaélites, Joseph gagne rapidement la confiance de son maître égyptien. Celui-ci choisit

Joseph comme majordome de sa maison puisque Joseph est un homme qui réussit bien dans

le travail qu'on lui confie, grâce à la présence du Seigneur. Le maître confie tout ce qui lui

appartient à Joseph et ne s'occupe plus que du pain qu'il mange. Joseph est beau et la

femme de Potiphar lui propose de coucher avec elle. Il refuse de céder à la convoitise de la

femme, qui ne cesse d'exprimer son désir de s'unir à lui. Un jour où il n'y a pas de personnel

dans la maison, la femme saisit le vêtement de Joseph pour faire pression sur lui.

Abandonnant le vêtement aux mains de la femme, Joseph s'enfuit. La femme appelle les

domestiques pour l'accuser devant eux. Elle réitère sa plainte lorsque son mari est de retour

à la maison. Le maître fait alors jeter Joseph dans la prison avec les détenus du roi. La grâce

divine accompagne Joseph et le chef des gardes remet à ses soins la direction de la prison.

Encore une fois, Joseph réussit le travail qu'on lui confie, avec l'aide du Seigneur.

Comment le narrateur assume-t-il la fonction idéologique dans cette histoire aussi

scabreuse que celle de Gn 38 ? Autrement dit, comment le narrateur émet des jugements de

valeur par la mise en œuvre des dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et

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de l'éthique ? C'est ce que nous analysons dans les pages qui viennent. Nous commençons

par le regard du personnage et son évaluation.

3.3.1 Joseph dans le regard de son maître et de sa maîtresse

Durant le séjour chez Potiphar, Joseph gagne sa confiance puisque l'Égyptien voit que

le Seigneur est avec son serviteur et qu'il fait réussir tout ce que Joseph entreprend459 (v. 3).

Aux yeux de son maître, Joseph est un majordome qu'il substitue à lui dans toutes les

affaires de la maison. Par contre, au regard de la femme de Potiphar, Joseph est quelqu'un

qui peut la combler dans son désir dévorant. La manière dont la femme regarde Joseph est

révélatrice : elle « leva les yeux vers Joseph et elle dit : "Couche avec moi460 !" » (v. 7) La

description de ce regard permet au lecteur de constituer le système normatif-évaluatif de la

femme. En effet, bien qu'elle soit maîtresse de la maison, la femme de Potiphar lève les

yeux vers l'esclave devenu assistant de son mari. Le lecteur constate qu'il s'agit ici d'un

renversement de rôle : ce n'est pas l'esclave qui lève les yeux vers sa maîtresse, mais c'est la

maîtresse qui lève les yeux vers son esclave. « Ce qui est curieux dans ce texte, c'est que la

maîtresse qui, socialement, est supérieure à Joseph, lève les yeux sur lui comme si elle était

dans une position inférieure461 ». Ainsi, « au-delà du statut social, elle reconnaît en Joseph

un être supérieur462 ». À travers la description du regard de la femme envers Joseph, le

narrateur renverse donc le système habituel de la valeur sociale, faisant de Joseph, un

esclave devenu assistant du maître, un être social supérieur à la maîtresse de maison. Et ce

qui pousse la femme de Potiphar à agir de la sorte, c'est la beauté de Joseph.

Il est à noter que c'est le narrateur lui-même qui parle de la beauté de Joseph : «Joseph

fut beau de forme et beau à voir463 » (v. 6). Cela dit, ce n'est pas parce que la femme de

459 Il est à noter que le narrateur nous fait voir le succès de Joseph à travers l'optique de Potiphar. Aucune

habileté dans le travail de Joseph n'est mentionnée. Sous le regard du maître égyptien, la réussite de Joseph

est intimement liée à la présence divine. Hamilton, The Book of Genesis, p. 460. 460 La femme de Potiphar regarde Joseph plus qu'elle ne lui parle. En ce sens, voir Hamilton, Ibid., p. 462. 461 A. Wénin, « Joseph et la femme de Putiphar. De la Genèse à la réécriture de Thomas Mann », dans F.

Mies (dir.), Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue (Le livre et le rouleau 6), Bruxelles, Lessius,

1999, p. 140. 462 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 268. 463 Le narrateur utilise le même terme lorsqu'il décrit la beauté de Rachel, sa mère : « Rachel était belle de

forme et belle à voir ». En ce sens, voir J.G. Williams, « Number Symbolisme and Joseph as Symbol of

Completion », JBL 98 (1979), p. 87. Voir aussi Sarna, Genesis, p. 272.

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Potiphar désire Joseph que celui-ci devient beau sous son regard. La beauté de Joseph est

signalée par le narrateur lui-même. Le fait que la femme apprécie cette beauté confirme la

positivité esthétique chez Joseph. Ce qui est problématique ici c'est que, sous le regard de la

dame concupiscente, la positivité esthétique est neutralisée par une négativité morale.

Autrement dit, la beauté de Joseph n'est pas regardée dans sa dimension esthétique, elle est

vue sous l'angle de la volupté qu'elle représente dans la convoitise de cette femme mariée.

Ainsi, en faisant voir la beauté de Joseph par le regard convoitant de la femme, le narrateur

suggère qu'une beauté esthétique peut perdre sa valeur à cause d'une mauvaise intention.

Cette dernière ne traverse pas seulement l'esprit de la femme durant les scènes de séduction,

mais encore au moment où elle est frustrée par le refus de Joseph.

Lorsque la femme voit entre ses mains le vêtement que Joseph lui laisse en prenant la

fuite, elle appelle les domestiques pour accuser Joseph d'une faute qu'il n'a pas commise

(v.13). Ce faisant, elle fait voir la scène de la tentative présumée de viol à partir de son

point de vue. Devant les serviteurs de la maison, la femme se présente comme une femme

autochtone qui est méprisée par un étranger : un homme hébreu (ʾîš ʿiḇrî) est venu vers moi

pour coucher avec moi (v. 14). La suite est également présentée à partir du point de vue de

la femme. En effet, celle-ci se plaint d'avoir été humiliée par un esclave lorsqu'elle raconte

la scène à son mari : le serviteur hébreu (hāʿeḇeḏ hāʿiḇrî) est venu vers moi pour se rire de

moi464 (v. 17). Une même scène est donc vue différemment selon la manière dont la femme

oriente le regard de ses auditeurs.

En jouant sur le regard du personnage, le narrateur fait donc l'éloge de la beauté de

Joseph, signe de la bénédiction divine465. Cette beauté est capable de renverser la position

sociale de la femme égyptienne, faisant d'elle un être inférieur par rapport à l'esclave

hébreu. Cette interversion est encore plus visible dans la parole de séduction de la femme.

Cette parole, parmi d'autres, dévoile l'évaluation du narrateur que nous essayons de dégager

maintenant.

464 Pour plus de détails de cette scène, voir Alter, L'art du récit biblique, p. 149-153. 465 Westermann, Genesis 37-50, p. 64.

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3.3.2 Prise de parole audacieuse de Joseph devant sa maîtresse

En exprimant son désir à Joseph d'une manière aussi directe que brutale (« couche

avec moi ! » [v. 7]), la femme de Potiphar laisse voir et évaluer sa compétence de langage.

Cette femme de haute société égyptienne ne prend pas la peine de soigner son langage pour

dire son désir le plus intime. L'envie que Joseph s'unisse à elle pousse cette femme à

manifester sans détour le désir qu'il éveille en elle. En hébreu, cette proposition est encore

plus brutale puisqu'elle se dit en deux mots : šiḵḇâ ʿimmî466. Il est à remarquer que la

femme répète à plusieurs reprises cette invitation impérative sans que Joseph y donne une

réponse positive467. C'est seulement au moment où la parole de la femme est accompagnée

d'un geste que Joseph prend une décision ferme : s'enfuir de la maison (v.12). Cela dit, la

parole de la femme concupiscente n'est pas efficace. Elle ne réussit pas à faire succomber

Joseph à son désir dévorant. D'une certaine manière, Joseph devient indifférent devant cette

parole qui s'avère fastidieuse : « Comme elle parlait à Joseph jour après jour, il ne l'écouta

pas pour coucher à côté d'elle, pour être avec elle468 » (v. 10). Si Joseph s'enfuit de la

maison, ce n'est pas parce qu'il est sur le point de céder à la parole séductrice de la femme,

mais parce que celle-ci passe à l'acte pour satisfaire son désir le plus profond. Le lecteur

peut imaginer combien ce geste est violent puisqu'il est le résultat d'une longue répétition

de paroles provocatrices sans effet. Ainsi, en soulignant l'invitation, directe et répétitive,

que la femme fait à Joseph, le narrateur la disqualifie dans son rapport au langage. Cette

proposition n'est pas seulement illicite de la part d'une femme mariée, mais elle est encore

fastidieuse pour Joseph qui devient sourd à la parole séductrice.

Face aux avances de la femme, Joseph lui explique le motif de son refus. Il s'agit ici

d'une première « prise de parole » de Joseph en Égypte. Le fait que Joseph entre en

dialogue avec l'épouse de son maître comme sujet parlant à un autre sujet469, indique un

466 Notons également qu'il s'agit ici de la première parole directe de Gn 39. Pour Longacre (Joseph. A Story of

Divine Providence, p. 184), le verbe utilisé est un impératif insistant sans aucune intention de persuasion ou

d'adoucissement. 467 En ce sens, Westermann, Genesis 37-50, p. 66. 468 Il est à souligner que Joseph n'a même pas envie de coucher à côté de la femme. En mentionnant cela

après l'invitation de la femme (« couche avec moi ! »), le narrateur indique que Joseph est très prudent pour

éviter toute situation compromettante. Hamilton, The Book of Genesis, p. 464. 469 Notons que le narrateur précise bien que la femme avec qui Joseph parle est la femme de son maître :

«Et il refusa et dit à la femme de son maître (ʾēšeṯ ʾăḏōnāyw) » (v. 8).

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changement important de son statut. Loin d'être un esclave qui s'adresse timidement à sa

maîtresse, Joseph se considère dignement comme un interlocuteur égal à celle-ci. De plus,

devant la femme, Joseph affirme que son maître n'est pas supérieur à lui : « Nul n'est plus

grand que moi dans cette maison » (v. 9). Par sa « prise de parole », Joseph se déclare donc

égal à son maître et à l'épouse de celui-ci. Cette déclaration est audacieuse de la part du

nouveau majordome qui s'exprime pour la première fois devant la maîtresse de maison470.

Cette « prise de parole » contraste avec le silence de Joseph au moment où la femme

concupiscente passe à l'acte. En effet, lorsque la femme, déçue de sa tentative de viol,

retient le vêtement de Joseph, aucune parole n'est dite de la part de celui-ci. Pourquoi

Joseph ne cherche-t-il pas à raisonner la femme pour qu'elle puisse abandonner ses

intentions ? Sans aucune explication, son départ précipité suscite-il le désir chez la femme

de se venger ? Le lecteur ne trouve pas de réponse à ces questions dans le récit, mais il peut

constater que le fait que Joseph ne prenne pas la parole permet à la femme de l'accuser

faussement. Et par cette accusation, elle réduit Joseph à un statut inférieur par rapport à sa

revendication récente. Dans sa plainte, la femme de son maître considère Joseph comme un

étranger (ʾîš ʿiḇrî) devant les serviteurs de la maison (v. 14) et comme un esclave (hāʿeḇeḏ

hāʿiḇrî) devant son époux (v. 17). Joseph, quant à lui, par sa « prise de parole », se montre

l'égal de son maître et de sa maîtresse, alors qu'il est réduit par la femme au statut d'étranger

et d'esclave pour avoir trahi sa parole. Ainsi, la « prise de parole » de Joseph coïncide avec

la prise en considération de soi.

Qu'en est-il de la « prise de parole » du maître de maison ? Le lecteur remarque que

Potiphar n'intervient jamais directement dans le récit. Le fait que le maître n'intervienne pas

dans le récit peut faire comprendre que l'autorité de sa parole est mise en cause. Même au

moment où il s'enflamme de colère, le maître de Joseph ne s'exprime pas. La « non-prise de

parole » de Potiphar à la scène où sa femme lui fait croire être trompé par son assistant

470 Notre analyse rejoint la remarque d'Alter (L'art du récit biblique, p. 247) qui considère que la « présence

d'un dialogue d'une certaine ampleur constitue [...] un signal pour le lecteur, l'invitant à faire preuve d'une

attention particulière. Mais le lecteur a également à examiner la manière dont un dialogue s'inscrit dans le

récit et s'y développe. S'agit-il de la première prise de parole de l'un (ou des deux) interlocuteur(s) ? Si c'est

le cas, pourquoi l'auteur a-t-il choisi ce point précis de l'histoire pour donner au personnage l'occasion de se

révéler par ses paroles ? Comment la nature du discours assigné au protagoniste – sa syntaxe, sa tonalité,

son recours aux images, sa brièveté ou sa longueur – permet-elle de situer le locuteur, ainsi que sa relation à

son partenaire ? »

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suscite chez le lecteur plusieurs questions sans réponse : le maître a-t-il perdu sa capacité de

se prononcer sur les affaires de sa maison depuis le jour où il a mis la gestion de tous ses

biens entre les mains de Joseph ? Est-ce la sortie de Joseph de sa maison qui l'a troublé au

point qu'il ne maîtrise plus sa parole ? Se met-il en colère contre lui-même parce que, à

cause de son absence dans l'administration de la maison, sa femme s'est approchée de son

majordome ou celui-ci de sa femme sans qu'il soit au courant de rien471 ? Le lecteur peut

prolonger cette liste de questionnements en supposant qu'il est possible que la « non-prise

de parole » de Potiphar soit causée par l'angoisse devant une situation difficile : croire sa

femme et punir son majordome grâce à qui la gestion de la maison est bien assurée

jusqu'alors, ou garder toujours la confiance envers son assistant au risque d'être ridicule au

regard curieux des domestiques de la maison qui ont été informés de la tentative de viol de

Joseph.

Nous venons d'examiner chaque personnage de Gn 39 dans son rapport au langage.

Par sa « prise de parole », Joseph s'estime être égal à son maître, alors que sa « non-prise de

parole » permet à la femme de Potiphar de le réduire au statut d'étranger ou d'esclave.

Quant au maître de maison, le fait qu'il n'intervient jamais directement dans le récit met en

cause l'autorité de sa parole. Ainsi, la « prise ou la non-prise de parole » est une manière

pour le narrateur d'émettre son jugement de valeur. Ce jugement s'exprime également par le

choix du vocabulaire et par l'insistance que le narrateur fait sur telle ou telle description.

3.3.3 Joseph entre la réussite, l'amour et la haine

Dans notre récit, l'insistance du narrateur s'exprime par la répétition aussi bien au

niveau de la description de la scène qu'au niveau du vocabulaire. Les six premiers versets

de Genèse 39 décrivent le cadre de la rencontre entre Joseph et la maîtresse de maison. Par

la répétition au plan du vocabulaire qui est abondamment déployée, le narrateur souligne la

réussite remarquable de Joseph dans la maison du maître égyptien.

Les motifs verbaux qui font l'objet de répétitions fonctionnent à la manière de

thèmes musicaux qui ouvrent le premier mouvement d'une symphonie

classique. Joseph « réussit » [...] et Dieu « le fait réussir » [...]. Le texte stipule à

plusieurs reprises que Dieu « est avec » Joseph – une situation qui est liée à la

471 Bien que l'objet de la colère de Potiphar n'est pas précisé dans le récit (« Et il s'enflamma de colère »,

v.19), Gunkel (Genesis, p. 409) affirme que le maître s'enflamme de colère contre Joseph. Pour Westermann

(Genesis 37-50, p. 67.), si Potiphar est en colère, c'est qu'il se voit plongé dans une pareille situation.

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réussite comme une cause à son effet et qui, à partir de l'homme, s'étend à tout

ce qu'il touche et se manifeste comme bénédiction. Le mot « tout » (kol)

apparaît cinq fois dans ces six versets, ce qui excède manifestement la norme de

la répétition biblique et équivaut à une assertion thématique : la bénédiction et

le succès qu'elle assure à cet homme sont virtuellement illimités. Autour de lui,

tout prospère, et il est naturel que tout lui soit confié. En quelques traits, nous

avons là une confirmation des rêves grandioses du jeune Joseph et une

prémonition de sa gloire future comme grand vizir de l'Égypte472.

En insistant sur la bénédiction du Seigneur comme cause de la réussite de Joseph473,

le narrateur suggère que le Dieu des patriarches, accompagnant l'un des siens, aille jusqu'à

un pays étranger pour faire connaître sa gloire à un peuple qu'il n'a pas choisi.

Outre les multiples reprises que nous venons de signaler, nous constatons encore que

le terme « maison » est utilisé cinq fois dans l'introduction. Il est repris six fois dans la

conclusion pour dire que la logique de bénédiction poursuit la destinée de Joseph. Grâce à

la présence de celui-ci, le Seigneur répand ses bienfaits à l'entourage de Joseph. Il est à

noter que le vocable « maison » est employé trois fois au verset 11 : « Et ce jour-là, il

[Joseph] vint à la maison pour faire son ouvrage. Et il n'y avait pas un homme parmi les

hommes de la maison [qui était] là, dans la maison ». Cet emploi permet de situer le lieu du

drame qui avait pourtant bénéficié de la bénédiction divine474. Ainsi, en insistant sur la

maison qui est à la fois le lieu de bénédiction et de malheur, le narrateur insinue que la

bonté divine ne supprime pas la liberté humaine. Si le Dieu des Hébreux n'hésite pas à

accorder sa bénédiction à une maison égyptienne, il ne peut rien faire pour empêcher une

action qui relève de la liberté de la femme de Potiphar.

Soulignons aussi que l'expression « abandonner... dans la main de » est utilisée au

verset 6 pour parler de la confiance de Potiphar envers Joseph. La même formule est

employée au verset 12 pour exprimer la fidélité de Joseph envers son maître lorsqu'il prend

la fuite pour échapper à la convoitise de la femme475. Ainsi, la reprise de cette formule au

verset 12 laisse percevoir la gratitude de Joseph envers son maître grâce à qui son destin a

472 Alter, L'art du récit biblique, p. 148-149. 473 Pour White (Narration and Discourse, p. 255), la prospérité qu'on peut constater dans la maison de

Potiphar n'est pas le fruit du travail de Joseph lui-même, mais le résultat du travail de Dieu à travers lui. 474 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 115. 475 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 465. La répétition du vocable « main » peut créer un effet ironique chez le lecteur qui passe « d'un contexte de confiance à un contexte de trahison conjugale ». La dernière expression est d'Alter, L'art du récit biblique, p. 150.

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connu un grand tournant476. Par contre, la répétition de cette même expression au verset 13

a pour objectif de souligner la perversité de la femme dont le désir est repoussé. En effet, en

voyant Joseph s'enfuir hors de la maison en laissant dans sa main le vêtement, celle-ci s’en

saisit comme une preuve pour accuser Joseph devant les domestiques (v. 14-15). Témoin de

la scène, le lecteur comprend que l'accusation de la femme ne peut être que pernicieuse,

puisqu'elle est le résultat d'une convoitise qui a échoué et d'un désir de vengeance. Autant

son désir pour Joseph était intense avant, autant sa haine envers lui est forte maintenant. Et

elle va se venger de Joseph en utilisant le vêtement qu'il a abandonné dans ses mains. Ainsi,

en insistant sur le motif de la main au verset 13, le narrateur émet son jugement de valeur :

la blessure d'un amour non réciproque est la cause d'une haine profonde.

On observe une autre répétition dans l'invitation insistante, voire impérieuse de la

femme de Potiphar. En effet, à deux reprises, aux versets 7 et 12, la femme séduit Joseph

par une parole aussi directe que brutale : « Couche avec moi ! » À cela s'ajoute la

description du narrateur qui est une répétition en soi : « Et comme elle parlait à Joseph jour

après jour, il ne l'écouta pas pour coucher à côté d'elle, pour être avec elle » (v. 10). Ainsi,

sans décrire la nature du désir de la femme, le narrateur, par répétition, fait comprendre au

lecteur que le sentiment de la femme envers Joseph est fort et constant. En outre, cette

répétition crée une tension narrative de plus en plus intense chez le lecteur jusqu'au moment

où la femme joint le geste à la parole (v. 12).

Une autre répétition non négligeable est à noter dans notre récit. Déçue dans son désir

ardent, la femme de Potiphar invente habilement deux scènes d'accusation pour tenter de

rendre coupable Joseph de la faute qu'il n'a pas commise. Devant les domestiques de la

maison, elle attire leur attention sur l'homme étranger, devenu rapidement majordome de la

maison, pour susciter la jalousie des serviteurs autochtones (« il a fait venir vers nous un

homme hébreu [ʾîš ʿiḇrî] pour s'amuser de nous. Il est venu vers moi pour coucher avec

moi» [v. 14]). Alors que devant son mari, la femme met en évidence l'honneur d'un

fonctionnaire royal qui est méprisé par son esclave (« Il est venu vers moi le serviteur

hébreu [hāʿeḇeḏ hāʿiḇrî] que tu as fait venir vers nous pour s'amuser de moi » [v. 17]).

476 Il faut noter aussi qu'à la fin du récit, le narrateur précise que le chef de la maison d'arrêt remet entre les

mains de Joseph tous les prisonniers (v. 22). La reprise du vocabulaire de la main au verset 22 permet donc

au narrateur de faire comprendre que partout où Joseph travaille, une confiance totale lui est accordée.

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Ainsi, sans souffler mot de la ruse redoutable de la femme, le narrateur l'exprime en

recourant à la technique de la répétition en des phrases à peine différentes477.

L'insistance du narrateur peut se faire aussi par une précision d'action. Dans notre

récit, devant le départ précipité de Joseph, la femme de Potiphar appelle ses domestiques

pour accuser Joseph : « elle appela les hommes de sa maison » (v. 14). Or, en leur présence,

la femme leur raconte : « j'ai appelé à grande voix (beqôl gāḏôl) » (v. 14) ou « j'élevais ma

voix (hărîmōṯî qôlî) et j'appelais » (v. 15). Elle utilisera la même expression lors du retour

de son mari : « comme j'élevais ma voix (kahărîmî qôlî) et j'appelais » (v. 18). Nous

remarquons que dans toutes les versions des faits, relatées par le narrateur ou par la femme,

le verbe qārāʾ est employé. Bien que ce verbe peut signifier aussi bien « appeler » que

«crier478», le narrateur met toujours dans la bouche de la femme une insistance sur le cri :

«à grande voix», « j'élevais ma voix ». Ce faisant, le narrateur insinue que la femme

cherche à rendre plus crédible sa parole pour faire croire aux serviteurs et à son mari qu'elle

fait tout ce qu'il faut pour échapper à la tentative de viol de Joseph.

Le lecteur attentif peut découvrir dans les deux scènes d'accusation une dernière

répétition qui témoigne de la perversité raffinée de la femme de Potiphar. En effet, devant

les serviteurs de la maison, après avoir dit « il est venu vers moi », l'expression qui désigne

le rapport sexuel, la femme ajoute immédiatement « pour coucher avec moi », autre

formule qui parle de la relation charnelle479. Ce disant, la femme précise d'emblée aux

domestiques que Joseph n'a pas pu réaliser son désir intime puisqu'elle a crié à temps pour

demander du secours. Par contre, devant son mari, la femme répète seulement la phrase « il

est venu vers moi », laissant ainsi le fonctionnaire royal dans l'incertitude, pendant un court

mais tragique moment, quant à la possibilité d'accomplissement du dessein de Joseph.

Potiphar devra attendre jusqu'à la fin de la parole d'accusation pour savoir que Joseph n'a

rien fait à sa femme puisqu'il s'est enfui lorsque la femme a appelé les gens de maison pour

lui venir en aide. Ainsi, en jouant sur une double expression qui parle des relations

sexuelles, le narrateur semble suggérer que la femme cherche à faire souffrir son mari de la

faute qu'elle n'a pu commettre.

477 Nous suivons ici la lecture proposée par Alter, L'art du récit biblique, p. 151-152. 478 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 109. 479 Cette lecture est suggérée par Wénin, Ibid., p. 111-112.

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Ici, il est important de noter que le narrateur utilise l'expression « il s'enflamma de

colère » pour décrire explicitement le sentiment que Potiphar éprouve après avoir écouté la

plainte de sa femme480. Le fait que le narrateur exprime ouvertement l'émotion de Potiphar

insinue que le maître est la personne la plus affectée par ce qui arrive dans sa maison. Cette

description explicite est grandement en contraste avec les autres scènes où le sentiment du

personnage est implicitement mentionné : l'amour transformé en haine de la femme (v. 13

et suiv.), la jalousie des domestiques (v. 14), l'humiliation de Potiphar (v. 17). Ainsi, en

évoquant explicitement la colère de Potiphar, le narrateur laisse entendre que le maître, loin

d'être indifférent, exprime sa déception relative au désordre de sa maison en son absence.

L'analyse sur l'insistance que fait le narrateur au Gn 39 nous permet donc de

connaître ses évaluations. Bénie par Dieu lui-même grâce à la présence de Joseph, la

maison de Potiphar devient un lieu de drame à cause de la concupiscence de sa femme.

Celle-ci, déçue de voir son désir intense repoussé, cherche à transformer sa convoitise

envers Joseph en une haine cordiale. Par une ruse redoutable, elle attire à elle les

domestiques pour accuser Joseph devant son mari qui se sent blessé d'être trompé par un

serviteur en qui il a mis toute sa confiance.

L'évaluation du narrateur se dégage, au fil du récit, grâce à l'étude de la « prise de

parole» et de l'insistance par moyen de la répétition dans ses multiples formes. Cette

évaluation s'exprime aussi à travers l'action que mènent les personnages. Observons

maintenant chaque personnage dans son rapport au travail.

3.3.4 Joseph, travailleur efficace face aux Égyptiens

Partout où il travaille, Joseph se montre responsable, efficace et confiant. Cependant,

la condition dans laquelle il travaille n'est pas toujours la même. Le changement du cadre

de travail n'est pas sans conséquence dans le jugement de valeur. Arrivant à la maison de

Potiphar comme esclave, Joseph connaît une ascension fulgurante en devenant majordome

du fonctionnaire royal481. Jeté ensuite en prison à cause d'une fausse accusation, Joseph y

assume sans tarder la responsabilité des prisonniers. Dans un cas comme dans l'autre,

480 Littéralement, la formule « wayyiḥar ʾapô » peut être traduite : « Et sa narine brûla / devint rouge ».

Hamilton, The Book of Genesis, p. 469. 481 Selon Westermann (Genesis 37-50, p. 63), grâce à l'intervention divine, Joseph, étant un esclave

récemment acheté, n'est pas destiné à travailler dans les champs, mais dans la maison de son maître.

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Joseph, grâce à la présence divine, est grandement estimé par celui qui lui confie une

charge très importante. Toutefois, le cadre dans lequel Joseph travaille est considéré tantôt

comme positif (maison du fonctionnaire royal), et tantôt comme négatif (prison). Qu'il soit

un personnage dans un contexte positif ou négatif, Joseph est toujours bénéficiaire de la

bénédiction divine. Ainsi, en mentionnant que la grâce divine accompagne Joseph jusqu'à

la prison, le narrateur estime que le Seigneur, loin d'épargner à Joseph l'adversité, le

soutient dans celle-ci. La présence divine dans cette situation « caractérise une protection et

une faveur tout à fait réelles dans les circonstances de la vie, non pas une protection contre

la détresse, mais une protection dans la détresse482 ».

Joseph est considéré, nous venons de le montrer, comme un bon travailleur dans

toutes les circonstances, qu'elles soient positives ou négatives. Quant à son maître,

accomplit-il positivement son travail ? Si le fait que Potiphar reconnaisse la présence divine

à travers le travail effectué par Joseph le qualifie comme un personnage positif, l'abandon

de toutes ses affaires entre les mains de Joseph met en doute sa capacité de discernement.

Au moment où Potiphar confie à Joseph la gestion de tous ses biens, le narrateur précise

que ce maître « ne connaissait rien sinon le pain qu'il mangeait » (v. 6). Cette description

fait de Potiphar un mauvais travailleur pour deux raisons. D'une part, Potiphar confie

aveuglement tous ses biens à un esclave étranger devenu rapidement son plénipotentiaire ;

d'autre part, si le pain est un euphémisme pour parler de l'épouse483, Potiphar ne s'occupe

pas très bien de cette nourriture-là ! Le fait que sa femme cherche à séduire Joseph par une

parole aussi directe que brutale peut être l'indice d'une grande insatisfaction dans la relation

conjugale. Ainsi, en montrant Potiphar comme mauvais travailleur, le narrateur semble

suggérer que le fait d'accorder à Joseph une confiance absolue ne justifie pas l'abandon total

du travail dont le maître égyptien est directement responsable.

L'autre Égyptien, le commandant de la forteresse est aussi un mauvais travailleur. En

effet, il a confié à Joseph la responsabilité des autres prisonniers, responsabilité qu'il devrait

assumer lui-même. Comme Potiphar, ce chef de la maison de garde a une confiance

482 von Rad, La Genèse, p. 375. C'est l'auteur qui souligne. En ce sens, voir aussi M.R. Jacobs, « The Conceptual Dynamics of Good and Evil in the Joseph Story. An Exegetical and Hermeneutical Inquiring », JSOT 27 (2003), p. 328. 483 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 105. Voir aussi Sarna, Genesis, p. 272.

L'expression « manger du pain » peut être un euphémisme pour désigner les relations sexuelles. Voir

Westermann, Genesis 37-50, p. 64.

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aveugle envers Joseph : « Le chef de la maison de la rotonde ne voyait rien de tout ce qui

était dans sa main » (v. 23). En décrivant les deux chefs de Joseph comme mauvais

travailleurs, le narrateur a-t-il l'intention de montrer, par un effet de miroir, que Joseph est

un excellent travailleur quel que soit le lieu de son affectation ? « En tout cas, la confiance

que le chef de la maison d'arrêt témoigne à Joseph ressemble fort à un constat d'innocence

et à une réhabilitation, même si elle n'arrache pas Joseph au sort peu enviable qui est le

sien. Malgré cela, celui-ci continue à faire contre mauvaise fortune bon cœur, et il permet à

son nouveau maître de profiter de son savoir-faire et de sa réussite484 ».

En montrant que Joseph, grâce à la bénédiction divine, devient un excellent travailleur

parmi les Égyptiens incompétents, le narrateur insinue que le Dieu des Hébreux prend le

pas sur la divinité de la vallée du Nil485. Ce Dieu a accompagné un des siens jusqu'à la

prison pour le soutenir dans toutes ses épreuves et a fait de lui un homme à qui tout

réussit486. Si le Dieu des Hébreux rejoint un de ses fils jusqu'à une telle condition, il doit

l'influencer dans sa manière d'agir. Examinons maintenant la différence dans la vision

éthique entre Joseph et les autres personnages pour voir le jugement de valeur du narrateur

dans ce domaine.

3.3.5 Victoire du méchant sur le bon

En Gn 39, l'évaluation que le narrateur fait sur les personnages dans leur vie éthique

commence par l'explication de Joseph devant les avances de la femme de son maître. Le

lecteur peut remarquer que le refus de Joseph se base, en premier lieu, sur la norme sociale.

Selon lui, la femme est la seule limite permettant de le distinguer de son maître : « Nul n'est

plus grand que moi dans cette maison et il n'a rien tenu loin de moi sinon toi parce que tu es

sa femme » (v. 9a). C'est seulement en second lieu que Joseph mentionne la norme morale

pour justifier son refus : « Et comment ferai-je ce grand mal et pécherai-je contre Dieu ? »

(v. 9b) Ainsi, pour Joseph, la norme sociale précède la norme morale dans son argument

pour convaincre la femme séductrice. En tout cas, sa

484 Wénin, « Joseph et la femme de Putiphar », p. 130. 485 Soulignons ici le parallèle entre un homme égyptien (ʾîš miṣrî [v.1]) et un homme qui réussit (ʾîš maṣlîḥa

[v.2]). En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 459. 486 Il est à noter que Gn 39 se termine par le terme « maṣlîḥa » (faisant réussir). Ce vocable est déjà employé

aux versets 2 et 3.

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retenue éthique rejoint [sa] stratégie minorante. Refuser [la femme de] Potiphar

est un simulacre de sacrifice, car la scène est privée et sans témoin. Mais cela

permet à Joseph de relancer son ascension. Perdant sa position et sa gloire

locales, dans la maison de Potiphar, il va les étendre à toute l'Égypte. La fin de

Genèse 39 l'avoue : sitôt emprisonné, Joseph devient le vicaire du gardien-chef,

qui se remet de nouveau à lui de la gestion des prisonniers487.

Nous venons de souligner que, dans l'explication de Joseph devant la proposition de la

femme, la norme sociale l'emporte sur la norme morale. Et c'est en s'appuyant sur le même

principe que la femme porte plainte contre Joseph lorsqu'elle voit son désir éconduit. En

effet, quand la femme de Potiphar accuse Joseph devant les domestiques de la maison, elle

met moins l'accent sur le Joseph qui tente de l'abuser que sur Joseph l'étranger qui gagne

rapidement la confiance de son maître pour devenir le gestionnaire de tous ses biens : « il488

a fait venir vers nous un homme hébreu (ʾîš ʿiḇrî) pour s'amuser de nous » (v. 14). Cela dit,

par sa ruse redoutable, la maîtresse de maison fait comprendre à ses domestiques qu'avant

d'être un abuseur sexuel, Joseph est un profiteur de la confiance du maître pour accéder à

un poste important dont tout le monde rêve. Ainsi, par ces paroles diaboliques, la dame

laisse entendre que la norme sociale l'emporte sur la norme morale. Ce faisant, elle suscite

la jalousie des autres serviteurs de la maison envers Joseph afin que ces hommes puissent

éventuellement témoigner contre Joseph au cas où sa parole ne serait pas convaincante

devant son époux. De la même façon, devant son mari, cette dame pernicieuse accuse

davantage un esclave qui cherche à bafouer l'honneur et l'autorité de son maître : « Il est

venu vers moi le serviteur hébreu (hāʿeḇeḏ hāʿiḇrî) que tu as fait venir vers nous » (v. 17).

Comme lors de la première séance d'accusation, la femme de Potiphar montre la primauté

de la norme sociale par rapport à la norme morale. Selon les mots de sa plainte, ce qui est

intolérable dans cette faute présumée, c'est le fait qu'un esclave tente de violer l'épouse de

son maître. Plus que quiconque, la femme de Potiphar comprend qu'il est difficile de

diminuer la crédibilité de Joseph en qui son mari a une totale confiance. C'est seulement en

questionnant l'honneur du fonctionnaire royal qu'elle peut espérer une mise en cause de

cette confiance inébranlable. Il est très significatif que la femme de Potiphar mette l'accent

487 J. Lambert, « Les chemises de Joseph ou l’irrésistible ascension du fils de Jacob », FV 86 (1987), p. 88. 488 En nommant Potiphar par le prénom personnel « il », la femme considère son mari comme un complice

de la faute de Joseph. Hamilton, The Book of Genesis, p. 467-468.

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sur la norme sociale et non pas sur la norme morale pour porter plainte contre Joseph. En

effet, en cherchant à abuser celui-ci, la femme est disqualifiée comme personnage

moralement correct. Elle ne peut pas s'appuyer sur la norme morale puisqu'elle ne s'y

conforme plus. La norme sociale devient donc la seule solution qu'elle doit ménager avec

ruse pour accuser Joseph et pour s'innocenter elle-même. Ainsi, la femme, accusant

faussement Joseph, le rejoint dans la manière de persuader l'autre. En effet, Joseph met

l'accent plus sur la norme sociale que sur la norme morale pour justifier son refus devant la

parole séductrice de la femme. De la même manière, la femme de Potiphar insiste plus sur

la norme sociale que sur la norme morale pour accuser Joseph devant les domestiques de la

maison et devant son époux. Par la vision éthique des personnages, le narrateur considère

donc que la norme sociale est plus importante que la norme morale.

Le remords, nous l'avons noté, est aussi un lieu d'où émerge l'évaluation du narrateur.

En Gn 39, la femme de Potiphar n'a aucun remords sur sa tentative de viol. Son système de

valeurs est donc mis en suspens. En outre, une fois son projet échoué, la femme, en tant que

personnage négatif, porte un jugement négatif sur un personnage positif qu'est Joseph. Il est

à noter que l'accusation de la dame concupiscente a pour objectif de changer le jugement

positif de son mari sur Joseph. La dame a-t-elle réussi à manipuler son mari ? Il est difficile

de le savoir, puisque le lecteur n'est pas sûr si le maître s'enflamme de colère contre son

serviteur ou contre sa femme489. Quant aux domestiques, le lecteur ne sait pas quel est leur

jugement sur Joseph avant et après la plainte de la maîtresse. Ils ne s'expriment pas à ce

propos. Ainsi, en soulignant que la femme n'a aucun remords sur sa mauvaise action, le

narrateur la disqualifie dans son rapport à la loi. L'accusation venant d'une telle personne

trouve donc peu d'échos. C'est l'ambiguïté dans la réaction de Potiphar et la non-réaction

des serviteurs de la maison qui expriment le jugement du narrateur sur la plainte de la

femme.

Il est à noter que le jugement de valeur du narrateur peut s'exprimer dans la

distinction entre le personnage « innocent » et le personnage « victime », entre le

personnage « victorieux » et le personnage « coupable ». C'est la théorie de Hamon qui

nous permet d'apercevoir ces différences assez subtiles.

489 En ce sens, D.W. Cotter, Genesis (Berit Olam), Collegeville MN, Liturgical Press, 2003, p. 293. Voir aussi

Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 114.

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Est « innocent », écrit Hamon, celui qui n'est pas coupable, celui qui n'a pas

commis de faute (contre une règle, une morale, un code, une norme), est

«victime» le personnage soumis à un personnage antagoniste plus puissant,

vaincu par un personnage au programme narratif victorieux. L'axe victime-

victorieux est un axe plus proprement narratif (celui qui « réussit », face à celui

qui ne « réussit » pas), l'axe innocent-coupable est un axe plus proprement

normatif, moral. La victime / innocent ne se conçoit donc que couplée

logiquement avec le personnage du bourreau-victorieux / coupable, un signe

positif qui frappe, dans l'axe narratif, le personnage victorieux (il domine, c'est

lui qui « réussit »), et dans l'axe moral le personnage innocent490.

Hamon met donc en évidence la distinction entre le niveau normatif et le niveau

narratif dans l'analyse de l'action que mène un personnage. Lorsque nous considérons qu'un

personnage est innocent ou coupable, nous le jugeons dans son rapport à la norme morale.

Autrement dit, nous cherchons à déterminer s'il a commis ou non une faute contre la loi

morale. Par contre, quand nous déclarons le personnage victorieux ou victime, nous

l'observons au plan narratif. Nous menons donc nos enquêtes pour savoir si ce personnage

réussit ou non son action. Il est important de souligner qu'un personnage peut réussir son

action au plan narratif (victorieux donc), alors qu'il n'agit pas correctement au plan normatif

(coupable). Et inversement, il peut rater son coup du point de vue narratif (victime), même

s'il est en conformité avec la norme morale (innocente). En tout cas, le personnage est

marqué par un signe positif s'il est victorieux au plan narratif et/ou lorsqu'il est innocent du

point de vue moral.

Pour saisir plus clairement ces distinctions, nous reprenons ici le schéma fait par

Hamon lui-même491 :

Compétence narrative

fonctionnelle

Compétence et conformité

morale

Victime − Innocente +

Bourreau-victorieux + Coupable −

Observons comment ces distinctions se déploient en Gn 39. Dans notre récit, Joseph

est accusé d'une faute qu'il n'a pas commise. Il est innocent et donc marqué par un signe

490 Hamon, Texte et idéologie, p. 190. C'est l'auteur qui souligne. 491 Hamon, Ibid., p. 191.

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positif d'un point de vue moral. Cependant, d'un point de vue narratif, il est une victime qui,

à la suite de la tentative de viol de sa maîtresse, ne cherche pas à la raisonner comme il l'a

fait au moment où elle lui adresse des paroles séductrices. Son absence de la scène facilite

l'accusation calomnieuse de la femme. Joseph est donc marqué par un signe négatif du

point de vue narratif, non pas parce qu'il ne réussit pas à résister à la tentation de la femme,

mais parce qu'il ne parvient pas à discuter avec elle lorsqu'elle passe à l'acte dans son désir

dévorant. Quant à la femme, elle est coupable d'une double faute morale : tenter d'abuser

sexuellement Joseph et l'accuser faussement une fois que la tentative a échoué. Elle est

donc marquée par un double signe négatif d'un point de vue moral. Par contre, d'un point de

vue narratif, elle est considérée comme un bourreau-victorieux puisqu'elle réussit à faire

passer ses propos calomnieux. Suite à son accusation, son mari, le seul qui exerce l'autorité

sur Joseph492, est obligé de mettre celui-ci en prison. Bien qu'il s'agisse d'une prison

réservée aux fonctionnaires du roi, Joseph y est vu comme une victime de diffamation.

Dans un cas comme dans l'autre, Joseph se situe du côté de la victime.

Ainsi, pour reprendre les mots de Hamon, hiérarchie morale ne s'identifie pas

nécessairement à hiérarchie fonctionnelle (narrative) : les « bons », les

personnages « sympathiques », ne sont pas forcément les personnages qui

occuperont le poste d'actant-sujet, qui agiront le plus efficacement dans

l'histoire, ou qui auront les actions les plus déterminantes pour les

transformations du récit ; les personnages sympathiques peuvent être

systématiquement mis en échec, ou malheureux ; réciproquement, les

personnages antipathiques, ou amoraux, peuvent triompher493.

En décrivant la victoire du méchant sur le bon, le narrateur montre qu'il n'y pas

de commune mesure entre la positivité narrative et la positivité normative.

Cependant, bien que Joseph ne réussisse pas son action au plan narratif, il suscite la

sympathie du lecteur. Joseph assume ici le même échec du point de vue narratif qu'au

chapitre 37, mais il apparaît plus sympathique aux yeux du lecteur494. En effet, dans

l'échec de Joseph face à ses frères, Joseph lui-même a sa part de responsabilité. Alors

492 Ce n'est pas sans raison que le narrateur précise qu'après avoir accusé Joseph devant les domestiques, la

femme « a déposé son vêtement [de Joseph] à côté d'elle jusqu'à ce que vienne son maître à la maison »

(v.16). Il est question ici du maître de Joseph puisque le suffixe est masculin en hébreu. En ce sens, Wénin,

Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 109. 493 Hamon, Texte et idéologie, p. 46. C'est l'auteur qui souligne. 494 Voir White, Narration and Discourse, p. 256.

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que devant l'accusation de la femme, il demeure un homme innocent. Il s'agit donc ici

d'une transformation de Joseph dans sa vie éthique.

Les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le travail et l'éthique en

Gn 39 nous permettent donc de voir comment le narrateur exploite la fonction

idéologique du récit. Nous reprenons ici quelques grandes lignes pour souligner le

rapport entre la norme sociale et la norme morale. Si la beauté de Joseph est

considérée comme une positivité esthétique, elle peut être neutralisée par le désir

convoité de la femme. Ce désir est tellement fort qu'elle se voit comme un être

socialement inférieur par rapport à Joseph alors qu'elle est l'épouse de son maître.

Pour convaincre la femme d'abandonner son infâme désir, Joseph commence par

évoquer l'importance de la norme sociale avant de mentionner la norme morale.

Étrangement, la femme s'appuie sur le même principe pour accuser Joseph de la faute

qu'il n'a pas commise devant les domestiques de la maison et puis devant son époux.

Bien que Joseph soit victime de l'accusation calomnieuse de la femme au niveau

narratif, il est marqué par un signe positif d'un point de vue normatif puisqu'il est

innocent. Joseph se présente donc comme un personnage sympathique même s'il est

gardé en prison. En outre, la bénédiction divine poursuit Joseph jusqu'à ce lieu

d'enfermement pour le soutenir dans ses épreuves. Qu'est-ce qui arrive à Joseph

durant son séjour en prison ? Comment fait-il pour envisager la sortie de cette

situation peu enviable ? A-t-il réussi tout de suite son plan ? C'est ce que nous

apprendrons au chapitre 40.

3.4 JOSEPH ET DEUX FONCTIONNAIRES ROYAUX (Gn 40)

Gn 40 raconte le séjour de Joseph en prison au moment où l'échanson et le panetier de

Pharaon arrivent. Soupçonnés d'avoir commis une faute contre le roi d'Égypte, ces deux

fonctionnaires sont enfermés dans la maison de garde. Joseph est désigné pour les servir.

Un jour, au matin, Joseph les voit tout moroses. À la question de Joseph sur la raison de

cette tristesse, ils disent que, la veille, ils ont eu chacun un rêve et que personne était

capable de l'interpréter. Les assurant que Dieu est l'auteur de l'interprétation, Joseph leur

demande de lui faire connaître le contenu du rêve. Le chef des échansons raconte qu'il a vu

une vigne aux trois sarments avec des grappes de raisins mûrs. Il a pressé les raisins dans la

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coupe de Pharaon avant de lui remettre. Joseph interprète ce rêve en disant que dans trois

jours, Pharaon va rétablir le chef des échansons dans sa charge. Joseph demande à ce

dernier de parler de lui devant Pharaon lorsqu'il sera bien traité. Voyant que l'interprétation

est positive, le chef des panetiers raconte son rêve dans lequel il voit trois paniers de pain

sur sa tête. Dans le panier le plus haut, il y a la nourriture réservée au Pharaon. Un oiseau

vient en manger. Joseph dit au chef de panetiers que, dans trois jours, il sera pendu sur un

arbre et qu'un oiseau mangera sa chair. Le troisième jour, lors de l'anniversaire de Pharaon,

le chef des échansons est reconduit dans sa fonction et le chef des panetiers est pendu,

conformément à l'interprétation donnée par Joseph. Mais le chef des échansons oublie la

demande de Joseph.

En suivant le récit, nous chercherons à dégager ici la fonction idéologique que le

narrateur assume en mettant en œuvre les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole,

le travail et l'éthique. Nous commençons par le regard du personnage et son évaluation.

3.4.1 Le regard troublé par le songe

Le début du chapitre 40 décrit le cadre de rencontre entre Joseph et les deux

fonctionnaires de Pharaon. Dans la même nuit, ces derniers ont fait chacun un rêve. Au

matin, Joseph les voit moroses (v. 6). Ici, le narrateur fait voir le visage des deux codétenus

de Joseph à travers le regard de celui-ci495. Cette manière de montrer la scène au lecteur à

partir du point de vue de Joseph permet de comprendre que les troubles causés par le rêve

sont très graves496. En effet, ces troubles ne sont pas seulement l'angoisse du monde

intérieur des deux fonctionnaires royaux, mais ils sont aussi visibles aux yeux de Joseph,

l'observateur externe. Ainsi, en faisant voir la triste mine de l'échanson et du panetier dans

l'optique de Joseph, le narrateur cherche à faire comprendre au lecteur que ces deux

prisonniers de marque sont vraiment troublés par leur rêve.

Après avoir regardé les rêveurs avec Joseph, le lecteur s'approche un peu plus de ce

monde mystérieux. Il voit maintenant le rêve à travers le regard du chef des échansons :

495 En ce sens, A. Wénin, « Joseph interprète des rêves en prison (Genèse 40). Quelques fonctions de la

répétition dans le récit biblique », dans P. Abadie (dir.), Mémoires d’Écriture. Hommage à Pierre Gibert s.j.

offert par la Faculté de Théologie de Lyon (Le livre et le rouleau 25), Bruxelles, Lessius, 2006, p. 262. 496 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 476), les deux fonctionnaires de Pharaon sont plus troublés par

leur rêve que par leur emprisonnement.

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«Dans mon rêve, voici (wehinnēh) une vigne devant moi » (v. 9). De la même manière, il

regarde la scène du rêve de panetier dans l'optique de celui-ci : « Moi aussi, dans mon rêve,

voici (wehinnēh) trois paniers de pain blanc » (v.16). Le lecteur voit donc ces scènes avec le

regard de deux personnages. Cependant, différemment d'eux qui renouvellent l'angoisse du

songe nocturne, le lecteur regarde ces scènes en cherchant à comprendre pourquoi les rêves

sont inquiétants pour ces hommes. Ainsi, devant une même scène, les personnages

manifestent la peur de ne pas comprendre le message que le rêve veut dévoiler alors que le

lecteur montre la curiosité de le connaître.

C'est Joseph qui révèle la signification du rêve. À sa demande, le grand échanson

raconte le songe qu'il a eu (v. 9). Joseph donne une interprétation positive de ce songe :

«Encore trois jours, Pharaon lèvera ta tête et il te fera revenir à ta fonction » (v. 13).

Constatant que Joseph fait une interprétation favorable à l'échanson, le panetier raconte son

rêve (v. 16). Il faut noter ici que même si le panetier fait voir le récit du rêve à travers son

propre regard, il suppose déjà que l'interprétation de ce rêve sera positive à la manière de

celle de son collègue. Contrairement à l'échanson qui raconte son rêve sans savoir quelle

sera effectivement sa signification, le panetier espère « une exégèse positive de son

rêve497».

Par le jeu du regard, le narrateur met donc en évidence l'angoisse causée par le rêve

chez les deux fonctionnaires royaux. Il montre également les différentes attentes, entre les

personnages et le lecteur et entre les personnages eux-mêmes, devant une scène donnée.

C'est donc par le regard que le narrateur fait connaître son évaluation. Il le fait aussi à

travers la parole du personnage.

497 Wénin, « Joseph interprète des rêves en prison », p. 264. Voir aussi Hamilton, The Book of Genesis, p.483.

Remarquons que Joseph commence son interprétation pour l'échanson et pour le panetier en des termes

semblables : « zeh piṯrōnô šelōšeṯ haśśāriǥîm šelōšeṯ yāmîm hēm » (v. 12) / « zeh piṯrōnô šelōšeṯ hassallîm

šelōšeṯ yāmîm hēm » (v. 18). Les seuls vocables différents de ces deux versets se rythment très bien :

haśśāriǥîm / hassallîm. Cela crée une attente positive de la part du panetier lorsqu'il écoute l'interprétation

de Joseph.

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3.4.2 Paroles évaluative et interprétative de Joseph

Les deux fonctionnaires de Pharaon se trouvent dans la même maison de détention

que Joseph498. Pour désigner ce lieu, le narrateur utilise le terme « prison (mišmār) » (v. 3

et 4) ou « maison de rotonde (bêṯ hassōhar) » (v. 3 et 5). Par contre, Joseph, en parlant au

chef des échansons, appelle cet endroit le « trou (bôr499) » (v. 15). Nous constatons que le

terme utilisé par Joseph est plutôt négatif alors que les vocables que le narrateur emploie

pour nommer cet endroit sont neutres. Cela semble suggérer que, dans la pensée du

narrateur, la prison n'est pas si négative puisque c'est en ce lieu que Joseph s'approche des

deux fonctionnaires de Pharaon avant d'être convoqué par le roi lui-même. Ainsi, en

mettant dans la bouche de Joseph un terme négatif pour désigner son lieu de détention, le

narrateur lui laisse la tâche d'évaluer la situation, une évaluation qu'il ne partage pas avec

son personnage500.

Avant d'être connu par le roi d'Égypte, Joseph doit passer par plusieurs étapes dont la

première consiste à interpréter les rêves des fonctionnaires royaux. Apprenant la raison de

la triste mine de ses deux codétenus, Joseph les rassure : « N'est-ce pas à Dieu que sont les

interprétations ? » (v. 8) Nous remarquons que, dans cette parole, Joseph attribue à Dieu le

rôle de l'auteur véritable de l'interprétation de rêve501. Or, dans la suite du récit, Joseph ne

mentionnera plus cette référence divine. Le fait qu'il ne revient pas à la présence divine

dans son interprétation insinue que Dieu habite intimement son action au point où il n'a plus

besoin de le signaler. Ainsi, c'est Dieu qui parle à travers la bouche de Joseph lorsque celui-

ci dévoile le message contenu dans le rêve. Cette manière d'évoquer la place de Dieu dans

l'action humaine est spécifique en Gn 37-50. En effet, le Dieu de l'histoire de Joseph est un

Dieu qui accompagne discrètement les humains dans leur projet de vie. Il se rend plus

498 Au verset 3, le narrateur utilise le terme « meqôm » pour insister sur le fait que les deux nouveaux

prisonniers sont gardés dans le même lieu que Joseph : Pharaon « les mit en garde dans la maison du chef

des gardes, à la maison de la rotonde, lieu (meqôm) où Joseph était emprisonné ». Voir Meschonnic, Au

commencement, p. 343. 499 Nous reviendrons, au chapitre consacré à la transtextualité, sur le lien de cette scène avec celle de Gn 37

où le même terme est utilisé pour qualifier le lieu où les frères jettent Joseph. 500 Contrairement au chapitre 37 où le terme « bôr » se trouve aussi bien dans la bouche des personnages

que dans celle du narrateur, il est exprimé ici seulement par Joseph. 501 Hamilton (The Book of Genesis, p. 476) note que le terme « Dieu » précède celui de « l'interprétation »

dans la formule hébraïque : « hălôʾ leʾlōhîm piṯrōnîm ».

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particulièrement présent aux malheureux de la vie pour les soutenir dans les épreuves. Il ne

supprime pas les difficultés, mais il les traverse en cheminant avec les personnes

impliquées. Ce Dieu était avec Joseph au moment où ce dernier était gardé en prison après

avoir été faussement accusé par la femme de son maître (Gn 39). Le même Dieu lui inspire

les paroles nécessaires permettant une juste interprétation à la suite de laquelle Joseph

pourrait avoir une solution pour sortir du lieu de détention.

Si l'interprétation du rêve se présente à Joseph comme une issue à son impasse, il ne

va pas la faire à n'importe quel prix. En effet, au moment où il interprète le rêve du

panetier, il refuse de lui donner une vision positive même si les similitudes avec le rêve de

l'échanson sont très marquantes502. Cela ne l'empêche pas pour autant de jouer sur le double

sens de son explication. En interprétant le rêve de l'échanson, Joseph lui dit : « Encore trois

jours, Pharaon lèvera ta tête et il te fera revenir à ta fonction503 » (v. 13). Au sujet du rêve

du panetier, Joseph commence son interprétation par une expression semblable : « Encore

trois jours, Pharaon lèvera ta tête » (v. 19). Jusqu'ici, le panetier, ayant en tête l'exégèse

positive à propos du rêve de l'échanson, peut être soulagé en pensant qu'il sera rétabli dans

sa charge lui-aussi. La réception de la parole d'interprétation de Joseph suscite donc chez le

panetier un sentiment d'euphorie. Cependant, la suite immédiate de cette parole

interprétative coupe court à l'espoir du panetier : « Pharaon lèvera ta tête de sur toi et il te

pendra sur un arbre » (v. 19). Ainsi, en utilisant la même expression, Joseph crée une sorte

de polyphonie capable de désorienter l'évaluation que le panetier fait par lui-même et sur

lui-même.

Sous sa plume, le narrateur varie donc les expressions pour nommer les choses et

pour décrire les événements. D'un côté, deux ou plusieurs termes différents peuvent être

employés pour désigner le même lieu. De l'autre, la même formule peut être utilisée pour

exprimer les deux réalités tout à fait différentes. Ce faisant, le narrateur entraîne le lecteur

dans le monde du récit pour lui faire connaître ses valeurs : la prison ne se situe pas

toujours dans un contexte défavorable ; la présence divine est intimement liée à l'action

humaine ; la solution à une impasse peut être à la portée d'une personne, mais elle ne peut

pas dire n'importe quoi pour l'obtenir. D'une manière subtile, le narrateur émet son

502 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 120. 503 Sur l'expression « relèvera ta tête », voir M. Cohen, « Étude sémantique des locutions nśʼ roʼš - nśʼ ʼaet-

roʼš et nśʼ ʻawôn - nśʼ ʼaet-ʻawôn en hébreu biblique », ZAW 115 (2003), p. 60-62.

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évaluation en jouant sur la parole. Il continue ce jugement à travers le travail du

personnage.

3.4.3 Les prisonniers dans leur rapport au travail

Au début du récit, il est difficile de discerner parmi les deux fonctionnaires de

Pharaon qui est le bon et qui est le mauvais travailleur. Le narrateur ne précise pas quelle

faute ils ont commise504, ni qui l'a commise. Même au moment où Joseph donne une

interprétation positive du songe de l'échanson et une exégèse négative du rêve du panetier,

le lecteur n'est pas sûr que la parole de Joseph s'accomplira. Au jour de l'anniversaire de

Pharaon, le jour où l'interprétation de Joseph se vérifie, le lecteur est toujours dans le doute,

puisque durant le festin organisé à cette occasion pour tous ses serviteurs, Pharaon « leva la

tête du chef des échansons et la tête du chef des panetiers » (v. 20). À ce point du récit, le

lecteur ne sait pas encore quel est le sens exact de l'expression « il leva la tête » dont il

s'agit ici : soit le rétablissement de la fonction suspendue, soit le relèvement de la tête des

épaules. De plus, il ignore en quel sens cette expression s'applique à l'échanson et au

panetier. Il faut attendre les deux versets suivants505 (v. 21 et 22) pour comprendre que

l'interprétation du rêve faite par Joseph est juste, ce qui permet au lecteur de considérer que

l'échanson est un bon travailleur et le panetier un mauvais travailleur506. Cependant, le

lecteur attentif peut déjà évaluer le travail de ces deux fonctionnaires dans leur récit du

rêve.

Dans celui que l'échanson raconte, la nature et l'homme s'unissent en une

séquence d'actions parfaitement enchaînées bien que le temps y soit comme

télescopé : trois actions de la vigne – bourgeonner, fleurir, fructifier – sont

prolongées par trois autres de l'échanson – prendre, presser, donner. Ainsi, une

sorte d'alliance s'instaure au service de Pharaon (lui aussi nommé trois fois) ;

c'est lui le bénéficiaire final du don, lui qui reçoit « dans sa paume » ce qui est

«dans la main» de l'échanson. L'harmonie règne ainsi dans ce rêve. Tel n'est pas

le cas dans celui du panetier. Celui-ci n'est pas actif, tandis que la nature

504 En ce sens, Sarna, Genesis, p. 277. Voir aussi G.J. Wenham, Genesis 16-50 (Word Biblical Commentary 2),

Dallas TX, Word Books, 1994, p. 381. 505 Soulignons le jeu de mots entre wayyaʿan (et il [Joseph] répondit [au panetier], v. 18) et wayyaʿaś (et il

[Pharaon] fit, v. 20). Ce jeu de mots peut permettre au lecteur d'anticiper sa compréhension : Pharaon fit ce

que Joseph répondit au panetier concernant son rêve. 506 Le lecteur se demande si Pharaon est un bon travailleur ou non. En effet, ce qu'il « n'a pas su faire,

trancher entre les prévenus, Joseph l'ose, et Pharaon pour son anniversaire se contente d'appliquer la

sentence ». Lambert, « Les chemises de Joseph », p. 89.

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féconde est absente. L'homme a beau avoir préparé de la nourriture pour

Pharaon, ce dernier n'en profitera pas, car les oiseaux (une nature hostile) la

mangent sans que le panetier fasse quoi que ce soit pour empêcher que soit volé

ce qui est « sur sa tête507 » (v. 16 et 17).

Ainsi, par le récit du rêve, le lecteur peut qualifier l'échanson de bon travailleur qui se

met activement et efficacement au service de Pharaon. Quant au panetier, il est considéré

comme mauvais travailleur puisqu'il est passif et pas du tout dévoué à la mission qui lui est

confiée508.

Si le travail des deux fonctionnaires royaux peut être évalué à travers le récit du rêve,

le travail de Joseph place le lecteur devant une réelle difficulté. En effet, contrairement à la

fin de Gn 39 où Joseph gère la direction de prison, ici il est désigné pour servir l'échanson

et le panetier509 : « Et le chef des gardes préposa Joseph avec eux et il les servit

(wayšāreṯ510 ʾōṯām) » (v. 4). Joseph est-il déchargé de sa fonction de directeur de prison

pour se mettre au service des autres détenus ? Il existe plusieurs réponses pour expliquer

cette nouvelle condition de vie de Joseph. On peut penser que Joseph est placé dans cette

position, par son maître Potiphar511, pour qu'il puisse être approché des deux fonctionnaires

de Pharaon. Ainsi, par la faveur de ces derniers, le roi connaîtra la situation de Joseph afin

de le libérer. Une autre lecture est possible512. Joseph conserve toujours la même autorité

qu'il a eue au chapitre 39. Cependant, au moment où les deux fonctionnaires royaux entrent

en maison de garde, la responsabilité de Joseph s'élargit incluant le service de ces deux

détenus de marque. Joseph offre donc au chef des échansons et au chef des panetiers le

même service qu'il a rendu à son maître Potiphar.

Sans vouloir favoriser une lecture au détriment d'une autre, nous considérons que

Joseph accomplit parfaitement tous les travaux qu'on lui confie. Qu'il soit majordome dans

la maison de Potiphar, directeur de prison ou serviteur de la maison de garde, Joseph

507 Wénin, « Joseph interprète des rêves en prison », p. 267-268. 508 Alter (Genesis, p. 232) suggère que le panetier est négligent dans son travail puisqu'il arrange

précairement les trois paniers l'un sur l'autre. 509 En ce sens, von Rad, La Genèse, p. 377. Voir aussi Speiser, Genesis, p. 308. 510 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 475), le même verbe est utilisé pour décrire le service que Joseph

rend à Potiphar en Gn 39,4. 511 Hamilton (Idem.) estime que le chef des gardes (śar haṭabāḥîm) dont il est question ici peut être

identique à celui de Gn 39,1 qui est Potiphar lui-même. Voir aussi Alter, Genesis, p. 229. 512 Nous suivons ici la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 475-476.

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demeure toujours un travailleur compétent et dévoué. Ainsi, par la qualité de son service,

Joseph permet à ses deux codétenus de laisser évaluer leur travail à travers le récit du rêve

qui est aussi un récit de vie. Cette évaluation montre le dévouement, l'efficacité et la

dynamique de l'échanson dans le travail. Elle dénonce en même temps l'indifférence et la

paresse dans le travail chez le panetier. Le jugement de valeur, basé ici sur le rapport du

personnage au travail, doit être enrichi par l'évaluation éthique du personnage. Nous

procédons maintenant à cette analyse.

3.4.4 Joseph, interprète juste non récompensé

Dans une vision éthique, il arrive qu'un personnage frappé de nombreux signes

négatifs juge correctement la situation. Joseph, esclave vendu dans un pays étranger, détenu

en prison sur accusation d'avoir abusé de la femme de son maître, est capable d'interpréter

correctement les songes de l'échanson et du panetier. Quant à échanson, le lecteur apprend

par la suite qu'il est innocent, mais il n'est pas apte à déchiffrer correctement la signification

de son rêve. Ce fonctionnaire royal est donc qualifié positivement lui qui, dans le contexte

négatif de la prison, n'arrive pas à interpréter son rêve qui s'avère positif. Il est à noter qu'à

la fin du récit la justesse de l'interprétation de Joseph sera confirmée par Pharaon qui

incarne parfaitement la norme éthique du pays. C'est le jugement de ce chef du pays qui

permet à l'échanson d'être reconnu innocent et de réintégrer sa charge.

Nous venons de voir que la décision finale de Pharaon nous permet d'évaluer la vision

éthique de Joseph dans son ensemble. En soi, la fin du récit est un lieu d'évaluation par

excellence. Selon Hamon, la fin du récit « est le lieu privilégié qui par rétroaction, donne sa

signification, donc sa "valeur", au système entier du texte, le point où se pose finalement

bons et méchants, héros et secondaires, etc., le point où est sanctionné [...] la valeur des

personnages et la réussite ou le ratage de leur action513 ». Dans notre récit, même si

l'interprétation du rêve s'avère juste, Joseph n'est pas récompensé puisque l'échanson a

complètement oublié sa demande de réhabilitation514. Autrement dit, à la fin de ce chapitre,

513 Hamon, Texte et idéologie, p. 205. 514 Il est à remarquer que le narrateur souligne l'oubli de l'échanson par deux verbes : il « ne se souvint

(zāḵar) pas de Joseph et il l'oublia (wayyiškāḥēhû) », v. 23. Cela est en grand contraste avec l'insistance de

Joseph lorsqu'il présente sa demande : « tu te souviens de moi (zeḵartanî) [...] et tu amèneras mon souvenir

(wehizkartanî) devant Pharaon », v. 14. Voir Alter, Genesis, p. 233.

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le méchant est puni, le bon est reconduit dans sa charge. Quant à Joseph, il demeure

toujours en prison bien que sa juste interprétation du rêve mérite une faveur spéciale,

d'autant plus qu'il est innocent comme il l'a exprimé ouvertement à l'échanson515 (v. 15).

Ainsi, parmi les trois possibilités de changement que le récit suppose, seule la position de

Joseph reste statique516. Cette absence d'épilogue positif n'est pas sans conséquence pour le

lecteur dans l'évaluation de la grille de valeurs du texte, mais elle permet de relancer « la

tension en vue de l'épisode suivant (Gn 41) où, après deux ans, le fonctionnaire ingrat se

souviendra de celui qui avait annoncé sa réhabilitation dans l'entourage du roi517 ».

Par l'éthique du personnage, le narrateur nous fait comprendre qu'une personne qui

agit avec justice et justesse n'est pas toujours récompensée immédiatement. Cependant, ce

fond éthique demeure à jamais chez la personne concernée. Il surgit comme une étincelle à

partir des cendres à un moment opportun.

Les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le travail et l'éthique en Gn 40

nous permettent de mettre en évidence la fonction idéologique du récit. Le point culminant

de cette fonction réside dans le fait que Joseph accède à une nouvelle étape dans

l'interprétation du rêve. En effet, contrairement au chapitre 37 où Joseph n'a donné aucune

interprétation à ses propres rêves, ici il incarne parfaitement le rôle d'interprète en jouant

même sur la subtilité des expressions. Bien que son interprétation s'avère juste, sa demande

de réhabilitation demeure en suspens. Cependant, sa compétence sera connue par Pharaon

lui-même lorsque le roi se trouvera à son tour devant les rêves sans explication. Gn 41

racontera la rencontre surprenante entre l'esclave hébreu précipitamment libéré de la prison

et le roi égyptien profondément troublé par ses songes nocturnes.

3.5 UN JEUNE HÉBREU AU PALAIS DU ROI ÉGYPTIEN (Gn 41)

Deux ans après la célébration de l'anniversaire de Pharaon, l'échanson se souvient de

Joseph car le roi a fait des rêves que les devins et les sages du pays sont incapables

d'interpréter. Étant informé de la compétence de Joseph par son fonctionnaire, Pharaon

515 À ce point, le lecteur constate qu'il n'y a pas de lien direct entre l'action vertueuse de Joseph et l'issue

heureuse de son destin. Est-ce une manière pour dire que l'avenir de Joseph est plutôt contrôlé par une

force transcendante ? Voir White, Narration and Discourse, p. 257. 516 En ce sens, Green, « What Profit for Us ? », p. 88. 517 Wénin, « Joseph interprète des rêves en prison », p. 265. Dans le même sens, voir Coats, Genesis, p. 281

et Gunkel, Genesis, p. 415-416.

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demande à ses officiers de le faire sortir de la prison. Sans tarder, Joseph explique au

souverain que les sept bonnes vaches et les sept bons épis qu'il voit dans ses rêves

représentent les sept années d'abondance. Ces années seront suivies de sept années de

disette que signifient les sept vaches maigres et les sept épis vides. En interprétant les rêves

de Pharaon, Joseph lui propose également de trouver un homme sage et avisé pour ramasser

les produits agricoles durant les années de prospérité. Le souverain reconnaît en Joseph

toutes les qualités nécessaires pour mettre en œuvre ce projet. Il choisit Joseph comme son

vizir en lui donnant toute autorité sur le pays et en lui accordant en mariage une femme du

pays. Elle enfante pour Joseph deux fils qu'il appelle Manassé et Éphraïm. Tout se passe

selon l'interprétation de Joseph. Après les sept années de fécondité, la famine commence à

s'aggraver en Égypte et sur toute la terre. De partout, les gens viennent en Égypte pour

acheter des vivres à Joseph.

Comment le narrateur émet son jugement de valeur dans cette histoire qui constitue

un grand tournant dans le destin de Joseph ? En examinant chaque personnage dans son

rapport au regard, à la parole, au travail et à l'éthique, nous dégagerons l'évaluation que fait

le narrateur tout au long de Gn 41 qui « est peut-être le chapitre le plus égyptien518 » de la

Genèse. Commençons par le regard du personnage et son évaluation.

3.5.1 Le regard troublé de Pharaon devient lucide

Au début du récit, le lecteur est d'emblée conduit à voir la scène à travers le regard de

Pharaon : « Pharaon rêve et voici (wehinnēh) qu'il se tient près du Nil. Et voici (wehinnēh)

que du Nil montent sept vaches ... Et voici (wehinnēh) que sept autres vaches montent après

elles » (v. 1-3). En utilisant le présentatif hinnēh, le narrateur déplace son point de vue

omniprésent à la perception directe de Pharaon. Ce faisant, il permet au lecteur de voir la

scène qu'il est en train de décrire dans l'optique de Pharaon lui-même. Ce qui est encore

intéressant est que même si le lecteur voit la même chose que Pharaon, il sait qu'il s'agit

d'un rêve alors que Pharaon regarde cette scène comme si elle avait réellement lieu. Ainsi,

le même regard sur la même scène ne provoque pas la même appréciation chez le lecteur et

chez le souverain. Si le lecteur est curieux de savoir ce que signifie ce rêve, Pharaon est

troublé parce qu'il n'est pas en mesure de comprendre sa signification.

518 Meschonnic, Au commencement, p. 345.

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Il est à noter qu'au moment où Pharaon raconte le récit du rêve à Joseph, le lecteur

continue de voir la scène à travers le regard du souverain : « Dans mon rêve, voici que je

me tiens sur la rive du Nil... Et voici (wehinnēh) que du Nil montent sept vaches ... Et voici

(wehinnēh) que sept autres vaches montent après elles » (v. 17-19). Il bénéficie du même

privilège à la deuxième scène du rêve : « Et j'ai vu dans mon rêve et voici (wehinnēh) que

sept épis, pleins et bons... Et voici (wehinnēh) que sept épis vides » (v. 22-23). Cependant,

contrairement au début du récit où Pharaon ne savait pas encore qu'il était question d'un

rêve, ici Pharaon et le lecteur partagent le même niveau de connaissance. Comme le lecteur,

à ce point du récit, le souverain est conscient que ce qu'il est en train de voir n'est qu'un

songe519. Cette concordance au plan de la connaissance permet au lecteur et à Pharaon

d'orienter le regard vers Joseph, celui qu'on espère être capable d'interpréter le rêve.

N'étant pas satisfait de donner une interprétation au rêve de Pharaon, Joseph lui

propose de prendre les mesures de précaution pour faire face à l'avenir. Il invite le

souverain à regarder lui-même l'homme sur qui il peut compter : « Et maintenant, que

Pharaon voie (yēreʾ) un homme avisé et sage et qu'il le place sur le pays d'Égypte » (v. 33).

Pharaon a-t-il fait ce que Joseph lui suggérait ? Dans la suite du récit, le souverain confie à

Joseph la responsabilité de gouverner le pays en lui disant : « Vois (reʾēh), je t'ai donné tout

le pays d'Égypte » (v. 41). Ainsi, en utilisant le verbe « voir » dans la demande de Joseph et

dans l'offre de Pharaon, le narrateur insinue que Pharaon a saisi l'intention de Joseph520. Le

souverain voit donc clairement celui à qui il peut confier l'autorité sur tout le pays.

Cependant, ce qui est spécial dans le choix de Pharaon, c'est qu'il ne cherche pas à voir plus

loin pour trouver l'homme sage et avisé dont parle Joseph. Cet homme, qui répond

parfaitement aux critères donnés, n'est autre que son interlocuteur.

Par le jeu du regard, le narrateur fait donc comprendre que le roi d'Égypte est d'abord

troublé par ses songes nocturnes. Cette angoisse s'estompe au moment où il raconte ses

rêves à Joseph. Et, à la suite de l'interprétation donnée par celui-ci, le regard de Pharaon

devient assez lucide pour être capable de choisir un homme habité par l'Esprit de Dieu afin

519 Le roi d'Égypte sait assez pour être perturbé par les rêves, mais pas assez pour en être son propre

interprète. Hamilton, The Book of Genesis, p. 488. 520 Est-ce Dieu lui-même qui se révèle à Pharaon pour que celui-ci puisse voir ce qu'il devrait voir (« Ce que

Dieu fait, il l'a fait voir [herʾâ] au Pharaon », v. 28) ?

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de lui confier l'avenir du pays. Le regard est donc un lieu d'où émerge l'évaluation du

narrateur. Ce qui est vrai pour le regard l'est aussi pour la parole.

3.5.2 Par leur parole, Pharaon et Joseph dramatisent la situation

Dans un récit, il arrive qu'une parole, tombée dans l'oubli, devient efficace pour

accomplir la mission qu'on a prévue dès le début. En Gn 41, face au trouble de Pharaon et à

l'incompétence des devins et des sages du pays, l'échanson se souvient de la parole de

Joseph à propos de sa demande de réhabilitation. Le projet d'une parole de sa part est prévu

par Joseph au moment où il interprète le rêve de l'échanson. Mais ce projet est tombé dans

l'oubli pendant deux ans521. Cela dit, il n'a pas une grande conséquence sur le fonctionnaire

royal. Cependant, ce projet redevient efficace lorsque l'échanson le présente à Pharaon522.

Ce qui est étonnant dans l'intervention de l'échanson, c'est qu'il n'hésite pas à présenter

Joseph tel qu'il le perçoit : « un jeune homme hébreu, serviteur du chef des gardes » ( v.12).

Le lecteur se demande comment Pharaon, face à l'incompétence des devins et des sages de

son puissant pays, peut croire à un jeune étranger, retenu en prison. Au delà des signes

négatifs qui marquent le personnage de Joseph, Pharaon envoie sans tarder ses officiers

pour faire « courir [Joseph] hors du trou » (v. 14). Ainsi, le silence de l'échanson à propos

de la demande de Joseph contribue à rendre plus ambigu le personnage de Joseph. Il crée

donc un horizon d'attente problématique pour le lecteur qui se pose ces questions : « quel

sera le destin narratif d'un tel personnage ? Finira-t-il comme héros "positif", ou comme

héros "négatif523" ? » La décision de Pharaon, surprenante pour le lecteur, met fin à cette

attente problématique. Ainsi, avec un art consommé, le narrateur montre l'efficacité de la

parole de Joseph en la laissant tomber dans l'oubli et en la faisant traverser les signes

négatifs du personnage.

521 On ne sait pas si l'échanson a délibérément oublié Joseph et maintenant il saisit l'occasion pour parler de

lui en vue d'obtenir une faveur spéciale auprès de Pharaon ou bien si ce fonctionnaire a oublié tout

simplement Joseph jusqu'au moment où une scène de rêve lui fait penser au codétenu d'autrefois. Voir,

Hamilton, The Book of Genesis, p. 490. Quant à Westermann (Genesis 37-50, p. 88), il considère que la scène

du rêve permet à l'échanson d'avoir une double opportunité : payer la dette de gratitude envers Joseph et

obtenir la faveur auprès de Pharaon. 522 Nous pouvons schématiser le processus de la circulation de cette parole : projet de parole (40,14), non-

parole (40,23) et prise de parole (41,9-13). 523 Hamon, Texte et idéologie, p. 137.

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Nous venons de voir qu'en jouant sur le déploiement du projet de parole de Joseph, le

narrateur fait connaître son évaluation. Il arrive que le narrateur insère l'évaluation dans la

«prise de parole» du personnage. Dans la scène où Pharaon raconte ses propres songes à

Joseph, quelques opinions personnelles du souverain sont ajoutées à son récit. Il s'agit

d'expressions émotionnelles de Pharaon à propos des vaches malingres524 : « Je n'avais pas

vu comme elles dans tout le pays d'Égypte pour la laideur » (v. 19) ; « il n'était pas connu

qu'elles [les vaches grasses] étaient entrées à l'intérieur d'elles [les vaches maigres] et leur

aspect était mauvais comme au début » (v. 21). C'est donc par les évaluations de Pharaon

que le narrateur cherche à dramatiser la scène de rêve. Cette dramatisation se déploie aussi

par un nombre d'adjectifs empruntés pour décrire les objets. En effet, là où le narrateur

utilise deux adjectifs pour décrire les vaches maigres, Pharaon en emploie trois :

Narrateur : « Et voici que sept autres vaches montent après elles du Nil, mauvaises à

voir (raʿôṯ marʾeh) et maigres de chair (weḏaqqôṯ bāśār) » (v. 3) //

Pharaon : « Et voici que sept autres vaches montent après elles, faibles (dallôṯ) et très

mauvaises de forme (werāʿôṯ tōʾar meʾōḏ525) et vides de chair (weraqqôṯ bāśār) » (v. 19).

Là où le narrateur utilise deux adjectifs pour décrire les vaches belles de forme,

Pharaon en emploie seulement un :

Narrateur : « Et les vaches mauvaises à voir et maigres de chair mangèrent les sept

vaches belles à voir (yeϼōṯ hammarʾeh) et grasses (wehabrîʾōṯ) » (v. 4) //

Pharaon : « Et les vaches vides et mauvaises ont mangé les sept premières vaches

grasses (habrîʾōṯ) » (v. 20).

Il en va ainsi pour la description des épis. En effet, dans le récit du narrateur, deux

adjectifs sont utilisés dans la description des mauvais épis et dans celle des bons épis. Par

contre, dans le récit du Pharaon, on trouve trois adjectifs dans la description des mauvais

épis et seulement un dans celle des bon épis526.

524 En ce sens, M. Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and Drama of Reading

(Indiana Literary Biblical Series), Bloomington IN, Indiana University Press, 1985, p. 399. 525 Dans le récit de Pharaon, outre le remplacement du mot tōʾar par celui de marʾeh, nous trouvons

l'adjectif meʾōḏ qui est un ajout par rapport à la version relatée par le narrateur. 526 Il faut noter qu'à la différence du verset 5 où le narrateur souligne que Pharaon rêve pour « une

deuxième fois » (šēnîṯ), ici Pharaon, dans son récit du rêve, omet ce terme. Cela insinue que le roi comprend

déjà qu'il s'agit d'un seul rêve en deux versions. En ce sens, Sarna, Genesis, p. 283.

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Narrateur : « Et voici que sept épis maigres (daqqôṯ) et desséchés (ûšeḏûϼōṯ) » (v. 6) //

Pharaon : « Et voici que sept épis durcis (ṣenumôṯ527), maigres (daqqôṯ), desséchés

(šeḏuϼôṯ)» (v. 23)

Narrateur : « Et les épis maigres avalèrent les sept épis gras (habrîʾōṯ) et pleins

(wehammelēʾôṯ) » (v. 7) //

Pharaon : « Et les épis maigres avalèrent les sept bons (haṭṭōḇôṯ) épis528 » (v. 24).

Cela dit, Pharaon raconte à Joseph le récit du rêve décrit préalablement par le

narrateur en faisant quelques évaluations et en jouant sur le nombre d'adjectifs. Par ces

modifications, le narrateur insinue que Pharaon cherche à justifier son angoisse au

lendemain du rêve (v. 8). En effet, dans son récit, Pharaon a noirci sa vision en rendant plus

maigres les vaches efflanquées, plus durcis les épis grêles. Par contre, il a négligé quelques

adjectifs décrivant les vaches belles de forme et les épis appétissants. Le fait que Pharaon a

accentué différemment la vision rapportée par le narrateur n'est pas insignifiant. En effet, en

mettant dans la bouche de Pharaon une autre vision des rêves, le narrateur veut montrer que

Pharaon fait tout ce qui est possible pour susciter la sympathie de Joseph qui peut être

touché par la gravité de la situation. Devant l'incapacité des devins et des sages du pays,

Pharaon considère que l'aide de Joseph s'avère indispensable puisqu'il s'est montré efficace

dans l'interprétation des rêves de l'échanson et du panetier529.

Il est à noter qu'en interprétant les rêves de Pharaon, Joseph insiste également sur le

caractère dramatique de la situation530. En effet, en évoquant les sept années d'abondance,

Joseph se contente de parler de la signification du chiffre sept sans rien dire autre de

l'apparence physique des objets : « Les sept bonnes vaches, ce sont sept années, et les sept

bons épis ce sont sept années » (v. 26). Par contre, en donnant la signification de sept

années de disette, Joseph met l'accent sur la mauvaise forme des objets en ajoutant des

adverbes qualificatifs : « les sept vaches maigres et mauvaises (wehārāʿōṯ), celles qui

527 Ce mot qui se trouve dans le récit de Pharaon est un hapax legomenon. En ce sens, Hamilton, The Book of

Genesis, p. 493. 528 La remarque sur l'emploi des adjectifs vient de Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 399. Voir

aussi Hamilton, The Book of Genesis, p. 494 ; Humphreys, Joseph and his Family, p. 74 ; Alter, Genesis, p.237. 529 Soulignons que Pharaon ne dit jamais à Joseph que c'est l'échanson qui informe le souverain de la

capacité d'interprétation de l'esclave hébreu. Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 492. 530 Nous suivons ici la lecture de Hamilton, Ibid., p. 496-497.

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montent après elles, ce sont sept années ; et les sept épis vides et desséchés par le vent d'est

(šeḏuϼôṯ haqqāḏîm), ce seront sept années de famine531 » (v. 27). À cela s'ajoute le fait que

Joseph mentionne les années d'abondance en une seule phrase (v. 29), alors qu'il signale les

années de sécheresse par cinq phrases532 (v. 30-31). Ainsi, ce n'est pas seulement Pharaon

qui cherche à montrer l'angoisse évoquée par les rêves. En expliquant cela au roi, Joseph

souligne aussi la dimension catastrophique de la situation. Cependant, il faut noter que la

prise en considération du caractère dramatique par Joseph n'a pas pour objectif de faire peur

au souverain. En effet, le lecteur se souvient encore que Joseph, avant même de connaître le

contenu des rêves, dit à Pharaon que c'est Dieu qui lui donnera une réponse salutaire533

(v.16). Ainsi, la sagesse de Joseph ne consiste-t-elle pas dans le fait de tenir ensemble la

confiance en Dieu et la prise en conscience de la gravité de la situation. Cette sagesse qui

dévoile la profondeur de la pensée de Joseph se manifeste également dans un autre moment

du récit où Joseph suggère à Pharaon de choisir un homme qualifié pour gouverner le pays.

Afin de rassurer Pharaon sur la crédibilité de son interprétation, Joseph attribue à

Dieu l'auteur de son inspiration : « si le rêve s'est répété au Pharaon deux fois, c'est que la

parole est affirmée de la part de Dieu et Dieu se hâte de le faire534 » (v. 32). Immédiatement

après cette explication, Joseph demande à Pharaon de trouver un homme pour envisager

l'avenir du pays en fonction de l'interprétation du rêve : « maintenant, que Pharaon voie un

homme avisé et sage et qu'il le place sur le pays d'Égypte » (v. 33). À la suite de cette

proposition, Pharaon choisit Joseph comme son assistant pour accomplir le projet que ce

dernier établit lui-même. Existe-t-il un lien entre la révélation et la demande que Joseph fait

à Pharaon ? Le lecteur attentif peut remarquer le jeu de mots entre la parole affirmée

531 Bien que Joseph commence à dire, selon l'ordre du récit du rêve de Pharaon, que les sept bonnes vaches

et les sept bons épis représentent les sept années, il ne donne pas encore la signification de ces années au

verset 26. Il faut attendre jusqu'au verset 29 pour savoir que les sept bonnes vaches et les sept bons épis

signifient les sept années d'abondance. Par contre, Joseph précise tout de suite que les sept vaches maigres

et les sept vides épis désignent les sept année de famine. Ainsi, Joseph parle des années de famine avant

celles d'abondance. En ce sens, Sarna, Genesis, p. 284. 532 Ainsi, Westermann, Genesis 37-50, p. 91. 533 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 492. Nous reviendrons sur l'interprétation de ce verset. 534 Joseph utilise le terme « hāʾĕlōhîm » lorsqu'il parle à Pharaon (v. 25, 28, 32 [2 fois]), alors que Pharaon

emploie ce mot sans article défini (ʾĕlōhîm) en parlant à propos de Joseph (v. 38) ou en parlant avec lui

(v.39). Cela signifie que le Dieu à qui Joseph fait référence est un Dieu spécifique, alors que Pharaon a affaire

à un Dieu général. En ce sens, Hamilton, Ibid., p. 496.

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(nāḵôn) et l'homme avisé (nāḇôn). Par ce jeu de mots, nous pouvons comprendre que la

parole que révèle Joseph n'est pas seulement une parole affirmée de la part de Dieu, mais

elle est aussi une parole avisée de l'homme. C'est pourquoi, il n'est pas étonnant que

Pharaon choisisse Joseph, l'homme avisé, pour mettre en œuvre le plan qu'il a envisagé. Le

jeu de mots se poursuit au moment où Pharaon confie à Joseph la mission de gouverner le

pays : Pharaon « lui donna (nāṯôn) [autorité] sur tout le pays d'Égypte » (v. 43). Ainsi, par

ces jeux de mots, le narrateur insinue que le pouvoir que le souverain accorde à Joseph est

le résultat d'une parole affirmée par Dieu et d'un jugement avisé de l'homme.

Nous revenons maintenant à la réception de la parole de Joseph, une parole qui est

marquée par une grande sagesse. En écoutant les rêves de Pharaon, Joseph ne se contente

pas seulement de les interpréter, il conseille également au roi de prendre les mesures

nécessaires pour anticiper les éventuelles conséquences entraînées par la réalisation des

rêves535. La réception du conseil de Joseph est favorable aussi bien pour Pharaon que pour

son entourage : « Et la parole fut bonne aux yeux de Pharaon et aux yeux de tous ses

serviteurs » (v. 37). Cela dit, la parole de Joseph suscite un sentiment de satisfaction chez

ses auditeurs. Pour reprendre les mots de Hamon, ce « signe positif qui frappe alors le

résultat de la parole tend à rejaillir sur la parole elle-même, et donc sur le parleur, donc à

caractériser le personnage à un moment de son histoire, moment qui devient donc, par là

même, marqué comme "positif", ou simplement "important". La parole devient alors un

procédé d'accentuation indirecte du personnage536 ». Il s'agit ici de la première réaction

positive envers l'interprétation du rêve faite par Joseph537. En prison, même si

l'interprétation du rêve de l'échanson et du panetier s'avère juste, aucune réaction de la part

des « rêveurs » n'est mentionnée. L'échanson, dont l'exégèse du rêve faite par Joseph est

favorable, ne réagit même pas à sa parole, pire encore, une fois rétabli dans sa charge

conformément à la vision de Joseph, il oublie sa demande de réhabilitation. Ainsi, en

évoquant la dimension hédonique du résultat de la parole de Joseph, plus précisément le

plaisir suscité par sa parole, le narrateur prévient déjà le lecteur qu'un moment très

535 Sarna, Genesis, p. 285. 536 Hamon, Texte et idéologie, p. 134. 537 Au chapitre 37, même si Joseph ne donne pas l'interprétation de ses rêves, les réactions de ses frères et

de son père sont négatives puisqu'ils lisent dans ces rêves une volonté de domination de la part de Joseph.

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important de la vie de Joseph aura bientôt lieu. La suite immédiate du récit confirmera cette

prévision lorsque Pharaon choisit Joseph comme son majordome (v. 40).

Il est à remarquer que Joseph s'abstient de parler au moment où Pharaon lui confie des

responsabilités importantes. En effet, le narrateur emploie, à trois reprises, l'expression « Et

Pharaon dit à Joseph (wayyōʾmer parʿōh ʾel-yôsēph) » sans mentionner la réaction de celui-

ci538. Cela pourrait suggérer que le roi fait une petite pause après chaque annonce pour

s'assurer que Joseph comprenne vraiment sa décision539. En tout cas, le lecteur remarque le

contraste saisissant entre la « prise de parole » abondante au moment où Joseph interprète

les rêves et son silence absolu au moment où Pharaon lui parle540. Joseph reste-t-il

silencieux parce qu'il obtient tout ce qu'il veut par une suggestion discrète ?

Par des jeux subtils, le narrateur montre donc la performance de la parole de Joseph.

Même si cette parole est tombée dans l'oubli pendant deux ans, elle devient efficace à un

moment crucial de l'histoire. La parole de Joseph est également perspicace par une

suggestion discrète. En tout cas, cette parole marque une grande sagesse qui consiste à faire

cohabiter la confiance absolue en Dieu et la prise en conscience de la gravité de la situation

par l'homme, l'affirmation divine et l'habileté humaine. C'est en tenant ensemble ces

éléments qu'un fils d'Israël accède à un poste important au pays d'Égypte.

Le parcours de la parole du personnage est donc un lieu où le narrateur fait émerger sa

voix. L'action que chaque personnage mène assume également cette fonction. Observons

maintenant l'évaluation que le narrateur fait sur les personnages dans leur rapport au travail.

3.5.3 Le Joseph charismatique face aux devins incompétents

L'évaluation se fait souvent par la mise en corrélation des compétences de différents

personnages. Dans notre récit, troublé par les songes qu'il a eus la veille, Pharaon convoque

tous les devins et tous les sages de l'Égypte pour tenter d'en trouver une interprétation (v.8).

Or, aucun d'eux n'est capable d'interpréter les songes de Pharaon. Il faut noter que ces

conseillers du roi restent bouche bée devant son récit. En effet, le narrateur ne dit pas qu'ils

538 Aux versets 39, 41 et 44. 539 En ce sens, Sarna, Genesis, p. 286. Pour Alter (Genesis, p. 240), Joseph demeure silencieux car il n'est pas

certain de comprendre la proposition de Pharaon. 540 Lorsque Joseph parle, Pharaon reste taciturne, c'est à son tour maintenant de demeurer silencieux. Ainsi,

Hamilton, The Book of Genesis, p. 505.

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font quelque tentative que ce soit en donnant même éventuellement de fausses

interprétations, mais il précise tout simplement que « personne ne put l'interpréter pour

Pharaon » (v. 8). Ainsi, ces professionnels de divination et ces intellectuels du pays

n'arrivent pas du tout à comprendre les songes racontés par leur roi541. Ils apparaissent donc

comme de mauvais travailleurs. L'incompétence de ces personnes que Pharaon a

convoquées pour une consultation spéciale est mise en évidence par l'intervention de

l'échanson, rétabli dans sa fonction deux ans auparavant. Ainsi, une ouverture vers la

solution au problème du roi n'est pas évoquée par des devins et des sages du pays, mais par

un simple fonctionnaire, celui qui tient la coupe du souverain. Réhabilité dans sa charge,

cet échanson continue à être un bon travailleur qui vient en aide à Pharaon au-delà de

l'exigence habituelle de son service. En soulignant la compétence de l'échanson au

détriment des devins et des sages de l'Égypte, le narrateur prépare donc l'entrée en scène de

Joseph qui va réussir là où les autres ont échoué.

Sortant de la prison, Joseph quitte le contexte négatif qu'elle représente, pour s'insérer

dans le contexte positif qu'est la cour royale. Ce changement de contexte est marqué par un

changement extérieur : « il se rasa et il changea ses habits542 » (v. 14). De plus, ce

changement fait de Joseph un personnage positif puisqu'il n'est plus prisonnier, mais il

devient le consulteur du roi. Dans ce sens, l'interprétation qu'il donne à Pharaon apparaît

comme un travail positif dans ses résultats, effectué de manière positive par un personnage

positif. Joseph devient donc un bon travailleur qui réalise positivement son travail dans un

contexte favorable. Il est à noter que Joseph, une fois sorti de prison, ne pense plus à un

éventuel retour dans le cas où son interprétation s'avèrerait fausse. Contrairement au

moment où il demande à l'échanson de parler de lui devant le roi, Joseph s'oublie

complètement lui-même devant le souverain. La première parole qu'il adresse à Pharaon

541 Nous ne suivons pas ici la lecture proposée par Sarna (Genesis, p. 282) pour qui aucune solution avancée

par les prêtres et les sages du pays ne satisfait Pharaon. Dans le même sens, Westermann (Genesis 37-50,

p.88) admet que la vision provoquée par les rêves est tellement négative que personne n'ose dire la vérité à

Pharaon. À ce propos, nous devons noter qu'au verset 24, Pharaon dira à Joseph : « j'ai dit aux devins, mais

personne ne me raconte [quelque chose] (wāʾōmer ʾel-haḥarṭummîm weʾên maggîḏ lî) ». 542 Il est étonnant que le narrateur s'attarde plus sur la description du changement extérieur de Joseph que

sur celle de son sentiment ou de sa pensée en ce moment précis. Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 89.

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vise surtout l'auteur véritable de l'interprétation et l'intérêt du roi lui-même : « Cela ne vient

pas de moi ; Dieu donnera une réponse qui rassurera Pharaon543 » (v. 16).

Joseph traverse donc des conditions défavorables pour parvenir à se présenter devant

Pharaon comme un consulteur compétent. Cette compétence, selon la parole même de

Joseph, est nécessairement liée à l'inspiration de Dieu. Ainsi, en décrivant les personnages

de Gn 41 dans leur rapport au travail, le narrateur cherche à souligner « la différence entre

la divination professionnelle, condamnée à l'échec, et l'illumination charismatique qui n'a

nul besoin d'une technique544 ». Il est à remarquer que le narrateur condamne la pratique

divinatoire des Égyptiens, mais il ne sous-estime pas la divinité de ce pays ni la relation

sociale avec ses habitants. Ces aspects seront montrés dans le rapport du personnage à

l'éthique que nous examinons maintenant.

3.5.4 Joseph devient un Égyptien comme tous les autres

Le nom indique le destin d'une personne545. Le changement du nom de quelqu'un

signifie donc la transformation de sa destinée. Choisissant Joseph comme son majordome,

Pharaon lui donne un nom égyptien Çafnath-Panéah qui se traduit « Dieu parle et il vit546 ».

Il est surprenant que Joseph ne réagisse pas à la volonté du roi qui le place sous la

protection d'une divinité qui est autre que la sienne. La non-réaction de ce fils d'Israël face à

la nouvelle appellation « reflète une époque très ouverte au monde et qui n'a pas encore fait

d'expériences négatives sur le plan de la foi dans sa rencontre avec le paganisme547 ». Ainsi,

en évoquant l'intégration totale de Joseph dans la vie de la cour égyptienne, le narrateur

suggère que la rencontre entre la foi d'Israël et la coutume de l'Égypte se fait dans une

atmosphère de paix et de sérénité. Et c'est seulement dans ce contexte qu'un mariage mixte

est possible.

543 En hébreu, cette phrase se dit : « bilʿāḏāy ʾĕlōhîm yaʿăneh ʾēṯ-šelôm parʿōh ». Selon Hamilton (The Book of

Genesis, p. 492), Joseph a la conviction que Dieu va agir en faveur de la paix de Pharaon même s'il ne sait

pas encore le contenu du rêve. Pour sa part, Sarna (Genesis, p. 283) considère que la sortie de Joseph est

providentiellement liée à la présence de Dieu. C'est en croyant à la présence divine que Joseph est sûr de

l'interprétation qu'il donnera à Pharaon. 544 von Rad, La Genèse, p. 384. 545 L'adage « nomen onem » est connu. Voir L. Alonso Schökel, Manuel de poétique hébraïque (Le livre et le

rouleau 41) / trad. par M. Gilbert, Bruxelles, Lessius, 2013 (castillan 1987), p. 51. 546 von Rad, La Genèse, p. 386. Voir aussi Westermann, Genesis 37-50, p. 96. 547 von Rad, Ibid.

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174

Après avoir donné un nom égyptien à Joseph, Pharaon lui accorde en mariage une

femme du pays. À deux reprises, au moment du mariage (v. 45) et lors de la naissance des

deux fils de Joseph (v. 50), le narrateur souligne le nom de cette femme ainsi que le nom de

son père et le métier de celui-ci : Asenath, fille de Potiphéra, prêtre de Ône. Ce faisant, il

cherche à montrer la différence d'origine et de religion entre Joseph et son épouse.

Cependant, à la grande surprise du lecteur, le narrateur ne parle pas de la difficulté causée

par l'union entre un Hébreu, croyant au Dieu de ses pères et une Égyptienne, attachée à la

religion de son père qui est prêtre548. En tout cas, aucune réaction de la part de Joseph549, ni

de la part du prêtre de Ône n'est mentionnée. De ce mariage mixte naissent pour Joseph

deux fils qu'il nomme respectivement Manassé et Éphraïm550. Ainsi, en décrivant le

mariage de Joseph et d'Asenath sans évoquer le problème que cela pose, le narrateur valide

la légitimité du mariage mixte qui n'était pas encore acceptable par Abraham lors qu'il

s'agissait du mariage d'Isaac551 (Gn 24,3-4).

Par le rapport du personnage à l'éthique, le narrateur souligne donc l'ouverture de

Joseph à la vie de la cour royale et à la vie sociale des Égyptiens. Cette ouverture prépare

discrètement l'accueil que l'Égypte réservera aux fils d'Israël lorsqu'ils viendront habiter

dans ce pays pour éviter les années de famine.

L'étude que nous avons faite sur les personnages de Gn 41 dans leur rapport au

regard, à la parole, au travail et à l'éthique, nous aide à mieux tracer le parcours

exceptionnel d'un fils hébreu qui parvient à accéder au poste du gouverneur de l'Égypte. Par

la fonction idéologique du récit, le narrateur souligne que la réussite de Joseph se réalise

grâce à l'efficacité de sa parole, à sa grande sagesse. Bien que Dieu n'intervienne pas

directement dans ce récit, son inspiration est la source de l'interprétation de Joseph. La

548 Voir Gunkel, Genesis, p. 421. 549 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 507. 550 « La note sur la naissance des deux fils complète le tableau de l'immense changement de destinée

survenu dans la vie de Joseph : grand vizir d'Égypte, marié à la fille du premier prêtre du pays, il a

maintenant deux fils de ce mariage ! » von Rad, La Genèse, p. 387. 551 Pour B. McKenzie (« Jacob's Blessing on Pharaoh : An Interpretation of Gen 46:31-47:26 », WTJ 45 [1983],

p. 390), le fait que Joseph accepte de se marier avec une Égyptienne n'est pas une exception au règlement

matrimonial de la famille patriarcale puisque l'interdiction est seulement appliquée au mariage avec les

Cananéennes.

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justesse dans l'explication de Joseph convainc Pharaon552. Son projet d'avenir porte ses

fruits qui permettront à l'Égypte de surmonter les années de sécheresse. Le secours apporté

par Joseph n'est pas seulement profitable aux Égyptiens, mais aussi aux peuples de la terre

parmi lesquels se trouvent les fils de Jacob553. Comment ces derniers savent-ils qu'il y a des

vivres en Égypte pour s'y rendre? C'est le début de Gn 42 qui nous racontera la préparation

du premier voyage des frères de Joseph en Égypte.

3.6 JOSEPH MÈNE SES FRÈRES FACE À LA VÉRITÉ (Gn 42)

Gn 42 commence par la scène où Jacob entend qu'il y a des vivres en Égypte. Il

demande à ses fils d'aller y acheter un peu de nourriture pour permettre à la famille de

survivre. Les fils de Jacob, sauf Benjamin, descendent dans la vallée du Nil. Joseph

reconnaît ses frères, mais eux, ils ne le reconnaissent pas. Il accuse ses frères d'être des

espions. Se justifiant devant cette plainte, les frères racontent à Joseph certains éléments de

l'histoire de leur famille. Celui-ci les garde d'abord en prison pendant trois jours. Ensuite, il

leur propose d'apporter les vivres nécessaires à la famille affamée en leur demandant de

ramener Benjamin en Égypte. Enfin, Joseph prend Siméon en otage et laisse partir ses

frères. En arrivant au pays natal, les fils de Jacob racontent ce qui s'est passé en Égypte. À

la demande de laisser partir Benjamin, Jacob s'y oppose catégoriquement. Même

l'intervention de Ruben, son fils aîné, ne le fait pas changer d'avis.

Comment le narrateur parle-t-il au lecteur dans cette histoire où la « prise de parole »

des personnages est abondante ? Nous examinons cette question en analysant les

personnages dans leur rapport au regard, à la parole, au travail et à l'éthique. Chemin

faisant, nous mettons en évidence la fonction idéologique du récit.

3.6.1 Regard interverti entre le père et ses fils et entre les fils

En ce qui concerne le regard du personnage et son évaluation, nous pouvons nous

arrêter au tout début de l'histoire. Le narrateur commence le chapitre 42 par ces mots : « Et

552 « Le narrateur ne nous fait pas connaître le critère par lequel, sans rien dire, le Pharaon fait vérifier

l'interprétation ; il suppose manifestement que l'explication contenait une telle part de vérité qu'elle s'est

imposée d'elle-même ». von Rad, La Genèse, p. 385. 553 Au dernier verset de Gn 41, nous ne savons pas comment les autres peuples sont informés du fait que

l'Égypte possède encore du blé. Cette mention permet néanmoins de faire la transition vers Gn 42 où les fils

de Jacob descendent à la vallée du Nil pour acheter des vivres. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 513.

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Jacob vit (wayyarʾ) qu'il y avait du grain en Égypte et Jacob dit à ses fils : "Pourquoi vous

regardez-vous les uns les autres (tiṯrāʾû) ?" Et il dit : "Voici que j'ai entendu qu'il y a du

grain en Égypte. Descendez là-bas et achetez du grain pour nous de là, afin que nous

vivions et ne mourrions pas" » (v. 1-2). Le lecteur constate qu'au lieu de prendre l'initiative

de faire face à la famine qui ne cesse de grandir, les fils de Jacob restent à « se voir », à se

regarder les uns les autres554. Quant à Jacob, même s'il est aveuglé par la douleur de perdre

peut-être son fils préféré, il voit bien ce qu'il faut faire pour la survie de la tribu555. En

opposant le savoir-regarder de Jacob au non-savoir-regarder de ses fils, le narrateur cherche

à évaluer la situation de la famille patriarcale depuis la disparition de Joseph. Par rapport au

chapitre 37, un grand changement s'opère ici :

si actifs et inventifs lorsqu'il s'agissait de tramer le mal (37,18-35), les frères

restent à présent inertes alors que la survie de la famille est en jeu. À l'inverse,

Jacob, qui s'était enfermé dans le deuil et parlait de descendre au shéol vers son

fils disparu, est attentif à la vie des siens et reprend l'initiative. Incapables de

reconstruire une famille sans Joseph parce que le refus de leur père s'y

opposait, les frères semblent paralysés ou aveugles. En tout cas, ils ne voient

pas ce qu'il faut faire. Mais leur père qui songeait à la mort est tenu en éveil par

la volonté de vivre dont il parlera bientôt explicitement556 (42,2).

Le non-savoir-regarder des fils de Jacob les poursuit jusqu'en Égypte. En effet, dès

leur arrivée dans ce pays, le narrateur décrit Joseph à travers le regard de ses frères :

«Joseph, lui, était celui qui gouvernait sur le pays, c'était lui qui vendait du grain à tout le

peuple du pays » (v. 6). Cela dit, aux yeux des frères, celui qui se tient devant eux n'est

autre que le gouverneur égyptien qui, en ce temps de famine, détient le pouvoir de vie ou de

mort sur tout le peuple. Quant à Joseph, il voit très bien que les voyageurs étrangers sont

554 Au lieu de voir qu'il y a des vivres en Égypte, les frères se contentent de se regarder. Ils refusent peut-être

de penser à l'Égypte, en direction de laquelle les marchands ont fait descendre Joseph quelques années plus

tôt. Ainsi, Hamilton, Ibid., p. 515. 555 Le lecteur se demande comment Jacob a-t-il pu voir à distance ? Les rabbins considèrent que « Jacob

était inspiré par l'esprit prophétique et qu'il a, en effet, vu loin : pressenti l'avenir d'Israël en Égypte. Cela eût

pu l'emplir de désespoir : mais il a su voir au-delà du désespoir que la crise impliquait aussi l'espoir et que la

liberté naîtrait de l'esclavage. Il a également pressenti qu'un terme serait mis au deuil dans lequel l'avait

prolongé la disparition de Joseph ». Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 357. C'est l'auteur qui

souligne. 556 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 135.

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ses frères. Ainsi, le non-savoir-regarder des frères s'oppose au savoir-regarder de Joseph557.

Contrairement à ce qui s'est passé à Dotân où les frères voient venir de loin le maître du

songe et perçoivent une caravane d'Ismaélites venant de Galaad, ils semblent aveugles

devant l'apparition de Joseph, celui qui fut vendu quelques années auparavant. Cette

opposition est encore plus visible du point de vue de Joseph. Si, autrefois, Joseph ne voyait

que les ombres de la citerne dans laquelle il fut confiné, aujourd'hui il voit très bien qui sont

ceux qui s'approchent de lui. En jouant sur le savoir-regarder et le non-savoir-regarder de

Joseph et de ses frères, le narrateur évalue la situation de ses personnages558. Cette

évaluation permet au lecteur de constater le changement important opéré depuis la

disparition de Joseph. Ce dernier, qui semblait se regarder seulement lui-même, dans les

songes prétentieux, et qui ne vit plus rien une fois jeté dans le puits, devient quelqu'un dont

la vision sur l'avenir est salutaire pour l'Égypte et les pays avoisinants. De plus, il parvient à

reconnaître en ces voyageurs cananéens ses frères qui ont changé comme lui après vingt ans

de séparation559. Quant à ses frères, très clairvoyants dans le complot contre Joseph, ils

deviennent aveugles devant la survie de la famille et devant l'identité de celui qui peut les

faire sortir de la misère. À ce dernier point, il faut noter le jeu de mots entre l'action de

Joseph de se faire inconnu (wayyiṯnakkēr, 42,7) quand il voit ses frères en Égypte et la

volonté des frères de comploter (wayyiṯnakklû, 37,18) contre Joseph lorsqu'ils l'ont vu venir

à Dotân560. Certains commentateurs voient dans ce jeu de mots l'intention de Joseph de

punir ses frères pour le mal qu'ils lui ont fait561. Pour notre part, nous estimons qu'il y a un

557 Nous pouvons remarquer le contraste entre la capacité de discerner de Joseph (« wayyakkirēm [et il les

reconnut] », v. 7) et le manque de discernement chez les frères (« wehēm lōʾ hikkiruhû [mais eux, ils ne le

reconnurent pas] », v. 8). En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 520. Notons aussi le jeu de mots au

v. 7 entre « wayyakkirēm (et il les reconnut) » et « wayyiṯnakkēr (mais il ne se fit pas reconnaître) ». Pour

Sternberg (The Poetics of Biblical Narrative, p. 288), ce jeu souligne le contraste entre la perception et le

comportement de Joseph. Voir aussi von Rad, La Genèse, p. 391 ; Alter, L'art du récit biblique, p. 221. 558 Le savoir-regarder de Joseph rejoint celui de son père : « wayyarʾ yaʿăqōḇ » (v. 1) / « wayyarʾ yôsēph »

(v.7). 559 Sur le cadre chronologique global de l'histoire de Joseph, voir Wénin, « La temporalité de l'histoire de

Joseph (Genèse 37-50) », dans Marguerat – Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 136-139. 560 Ainsi, Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 288. 561 Sarna (Genesis, p. 292-293) considère que Joseph complote maintenant contre ceux qui ont tramé son

assassinat autrefois. Pour Ackerman, il s'agit ici du principe moral de rétribution. Cf. J.S. Ackerman, « Joseph,

Judah, and Jacob », dans K.R.R Gros Louis – J.S. Ackerman (dir.), Literary Interpretations of Biblical Narratives

II, Nashville TN, Abingdon Press, 1982, p. 90.

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renversement de situation entre Joseph et ses frères, mais que la volonté de Joseph de faire

subir à ses frères le même mal qu'ils lui ont servi, n'est pas clairement exprimée562. Par ce

jeu de mots, le narrateur semble suggérer que Joseph doit se mettre à la place de ses frères,

au moment où ils ont formé le projet meurtrier pour les rendre conscients de leur faute.

Ainsi, Joseph vise à renouer avec eux une relation de fraternité.

Nous pouvons remarquer que Joseph n'invite pas seulement ses frères à reconnaître

leur erreur du passé, il les accuse également de la faute que lui-même a commise envers

eux. En effet, Joseph reproche à ses frères d'être des espions, un rôle qu'autrefois il a joué

entre son père et ses frères563. Avec le jeu de mots que nous venons de montrer, cette

inversion du rôle peut avoir pour objectif de guérir le mal à la racine, aussi bien de la part

des frères que de la part de Joseph. Il est à noter que l'accusation d'espionnage ne sert pas

seulement à ce but, mais qu'elle peut avoir aussi, dans l'intention secrète de l'accusateur,

une signification profonde. C'est que ce nous tentons de dévoiler maintenant.

Sans fournir aucune explication, le gouverneur égyptien accuse les fils de Jacob d'être

des espions : « C'est pour voir la nudité du pays que vous êtes venus564 (v. 9) ». En quoi le

regard des voyageurs cananéens est-il comparé à un regard d'espions ? En un sens de

surface, l'accusation de Joseph est sans fondement. Cependant, dans un sens profond, cette

accusation peut éventuellement se justifier. En effet, voir la nudité d'un pays signifie

explorer ses points faibles ou regarder « ce qui devrait rester caché aux yeux d'un

étranger565 ». Or, dès les premiers moments de la rencontre, le narrateur décrit Joseph à

travers le regard de ses frères qui le voient comme le gouverneur de l'Égypte (v. 6). Ainsi,

les fils de Jacob découvrent-ils déjà les points faibles de l'Égypte lorsqu'ils voient dans le

vendeur du grain le gouverneur du pays566. Le fait qu'un simple berger de Canaan dépasse

562 Nous suivons la lecture de Wénin (Joseph et l'invention de la fraternité, p. 141) qui exprime sa réserve à

l'idée de punition avancée par Sternberg (The Poetics of Biblical Narrative, p. 288). 563 Voir Sternberg, Ibid. et Pirson, The Lord of the Dreams, p. 95. 564 Hamilton (The Book of Genesis, p. 521) constate une légère variété dans l'accusation de Joseph entre le

v.9 (« C'est pour voir la nudité du pays que vous êtes venus ») et le v. 12 (« c'est la nudité du pays que vous

êtes venus voir »). La première accusation met l'accent sur la motivation de la visite des frères alors que la

deuxième souligne l'objet de leur espionnage. 565 Alter, Genesis, p. 246. C'est la traduction de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 144. Voir

aussi Speiser, Genesis, p. 321. 566 Dans un sens figuré, les fils de Jacob sont considérés comme les violeurs du pays d'Égypte. Voir

Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 288.

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l'intelligence de tous les sages du pays pour en devenir le gouverneur n'est-il pas un signe

de faiblesse de toute l'Égypte ?

Quittant le pays où ils sont accusés d'être espions, les fils de Jacob racontent à leur

père, dans leur propre perspective, la rencontre avec le gouverneur égyptien. À leurs yeux,

le majordome de Pharaon devient alors plus bienveillant qu'il n'était lors de l'audience. En

effet, devant leur père, les fils de Jacob cherchent à souligner la qualité humaine du

gouverneur en omettant leur emprisonnement567. Ainsi, le regard que les fils de Jacob

portent sur leur séjour en Égypte est beaucoup plus positif que ce qui s'est réellement passé.

Les épreuves qu'ils y ont subies, la fausse accusation d'espionnage, deviennent une

occasion de négociation pour les prochains échanges commerciaux entre l'Égypte et

Canaan. Cependant, ce regard positif est anéanti par une peur terrible à la fin de leur récit.

En effet, lorsque les fils de Jacob finissent de raconter leur séjour égyptien, ils vident leur

sac. Ce faisant, « ils virent (wayyirʾû) leurs bourses d'argent, eux et leur père, et ils

craignirent (wayyîrāʾû) » (v. 35). En jouant sur les mots « wayyirʾû » et « wayyîrāʾû », le

narrateur souligne que la crainte des fils de Jacob et de leur père vient directement de ce

qu'ils sont en train de regarder568.

L'observation du personnage dans son rapport au regard nous permet de constater les

changements de Jacob et de ses fils. Après la disparition de Joseph à la fin du chapitre 37,

le lecteur ne sait plus rien de ce qui s'est passé dans la famille patriarcale, sauf le départ de

Juda relaté au chapitre 38. Le jeu du regard en Gn 42 montre que Jacob, dépassant la

douleur de perdre son fils préféré, devient très lucide en ce qui concerne la survie de la

tribu. Quant à ses fils, probablement dominés par le sentiment de culpabilité de ce qu'ils ont

fait à Joseph et à leur père, ils se replient sur eux-mêmes. Bien que leur regard soit

transformé par le séjour égyptien lorsqu'ils le racontent à leur père, les fils de Jacob

retombent dans la peur, une peur dans laquelle ils entraînent aussi leur père.

Au sujet de Joseph, nous pouvons noter que son regard auto-suffisant et prétentieux,

au moment où il raconte le récit des rêves à ses frères, cède place à un regard clairvoyant.

Reconnaissant en ses frères des voyageurs étrangers, il ne cherche pas à les punir. Il se situe

simplement dans leur position d'autrefois pour leur faire comprendre le mal qu'ils lui ont

567 Nous développerons davantage la différence entre le récit des fils de Jacob devant le père et ce qui s'est

passé en Égypte dans le rapport du personnage à la parole. 568 Sarna, Genesis, p. 296 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 531.

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servi. Joseph parvient-il à conduire ses frères à reconnaître le malheur du passé ? L'étude du

personnage dans son rapport à la parole nous aidera à en savoir davantage.

3.6.2 La parole de vérité se dévoile à travers les mensonges

Gn 42 est particulièrement marqué par la question de vérité et de mensonge.

Comment le narrateur prend-t-il position sur ces deux questions fondamentales ? Nous

dégagerons le rapport entre la vérité et le mensonge dans ce récit en travaillant sur la

distribution de la parole chez les personnages, sur la subtilité dans l'utilisation du

vocabulaire et sur le jeu de mots.

La première « prise de parole » en Gn 42 vient du chef de tribu. Face à la passivité de

ses fils devant l'enjeu de la survie de la famille, Jacob les interroge en ces termes :

«Pourquoi vous regardez-vous les uns les autres » (v. 1). Les fils ne réagissent même pas au

reproche de leur père. « Il y a comme un hiatus de silence entre les verset 1 et 2, entre

"Jacob dit [...]" et le moment où il reprend la parole – ce qui tend à confirmer le bien-fondé

du reproche adressé par Jacob à ses fils : ils se contentent de se regarder les uns les autres,

alors qu'il faudrait agir de toute urgence569 ». Le fait que les fils de Jacob ne prennent pas la

parole à la suite de l'interrogation de leur père, indique un problème de communication

entre père et fils570. La parole ne circule-t-elle plus dans cette famille ? Est-elle vraiment

malade au point que les fils de Jacob ne peuvent plus parler, au moins pour dire le mal qui

les habite ? En tout cas, la situation actuelle est toute autre que celle dans laquelle les frères

de Joseph n'hésitèrent pas à tromper leur père par une parole aussi ingénieuse

qu'irresponsable : « Nous avons trouvé ceci. Reconnais s'il te plaît : est-ce la tunique de ton

fils ou non ? » (37,32) Ainsi, devant leur père, les fils de Jacob passent d'une parole de trop,

celle du mensonge, à une non-parole.

À la demande de leur père, les fils de Jacob quittent leur pays dans le silence. Ils

prennent parole pour la première fois dans ce récit lorsque Joseph leur pose une question à

propos de leur provenance (v. 7). Joseph échange durement avec eux, probablement parce

569 Alter, L'art du récit biblique, p. 218. L'auteur note également que « lorsqu'un dialogue biblique est

entièrement unilatéral, ou lorsqu'une réponse attendue est passée sous silence, il incombe au lecteur de

tirer les conclusions qui s'imposent, tant en ce qui concerne les personnages qu'à propos de leurs relations

mutuelles ». 570 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 136.

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qu'il cherche à construire la fraternité en la reprenant là où le dialogue d'autrefois a été

bloqué, là où toute parole de paix était impossible571. Joseph les accuse même d'être des

espions, une accusation qu'ils ont du mal à réfuter. Pour répondre à cette accusation

pernicieuse de Joseph, les frères font preuve de sincérité en disant : « Nous tous, nous

sommes fils d'un seul homme, nous, nous sommes honnêtes » (v. 11). Cette affirmation

révèle incidemment une réalité pénétrante de la fratrie : ils sont fils d'un même père, mais

ils ne sont pas vraiment frères les uns envers les autres572. Ainsi, Joseph « crée une fiction,

un mensonge, qui pointe vers la vérité plus profonde ». Quant aux frères, « ils tombent

aveuglément dans son piège, précisément parce qu'ils désirent [...] cacher le mensonge qui

est au centre de leur existence573 ». En constatant que le gouverneur égyptien n'est pas

satisfait de leur réponse puisqu'il ne change pas l'argument d'accusation, les fils de Jacob

avancent, probablement à leur insu, d'un nouveau pas vers la vérité : « Tes serviteurs sont

douze, des frères » (v. 13). Cette affirmation est suivie immédiatement par une parole

pleine de rectitude exprimant une réalité aussi triste que déchirante : « le petit est avec notre

père aujourd'hui574 et l'un n'est plus575 ». Ainsi, par une fausse accusation, au moins dans le

contexte immédiat, Joseph fait parler les frères de la vérité enfouie dans la profondeur de

leur être.

Une fois que la vérité commence à se révéler, Joseph est-il prêt à se faire reconnaître

par ses frères ? Lorsque les frères mentionnent que « l'un n'est plus » (ʾênennû576), Joseph

571 Ainsi, Ackerman, « Joseph, Judah, and Jacob », p. 90. Notons la difficulté dans l'échange de parole entre

les frères dans les deux cas : « ils ne pouvaient pas lui parler pour la paix (welōʾ yāḵelû dabbrô lešālōm) »,

37,4 / « il parla avec eux de choses dures (wayḏabbēr ʾittām qāšôṯ) », 42,7. 572 Nous suivons la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 146-148. 573 White, Narration and Discourse, p. 261, cité et traduit par Wénin, Ibid., p. 146. 574 Pour Sternberg (The Poetics of Biblical Narrative, p. 289), si les frères prennent la peine de préciser que

Benjamin est avec son père, c'est parce que la référence aux deux personnes disparues dans une même

famille peut susciter le soupçon chez le gouverneur de l'Égypte. Le récit des frères, mentionnant la présence

de dix, l'absence de l'un et la disparition de l'autre, semble plus crédible. 575 Selon Hamilton (The Book of Genesis, p. 521-522), les frères disent la vérité lorsqu'ils parlent de Joseph.

Ils ignorent complètement le lieu où demeure Joseph ou même ils ne savent pas s'il est encore vivant.

Évidemment, les frères ne sont pas assez fous pour expliquer à l'Égyptien leur responsabilité dans la

disparition de l'un des leurs. 576 Les mêmes termes se trouvent dans la bouche de Ruben lorsqu'il parle de la disparition de Joseph en

37,30. Pour Alter (L'art du récit biblique, p. 223), l'expression « l'un n'est plus » peut revêtir un double

entendre : soit un euphémisme désignant la mort, soit la simple signification « il n'est pas » ou « il est

absent».

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réplique tout de suite d'une manière véritablement surprenante et révélatrice : « c'est lui577

dont je vous ai parlé » (v. 14). Le lecteur peut supposer que Joseph est sur le point de

dévoiler sa véritable identité à ses frères. Cependant, à sa grande surprise, le lecteur, déçu

dans son attente, doit orienter son regard attentif vers la deuxième moitié de l'affirmation de

Joseph : « vous êtes des espions ». Probablement, Joseph est-il tiraillé entre le vif désir de

se faire connaître et la volonté d'en savoir davantage sur la situation familiale. Puisqu'avant

de parler de Joseph comme l'unique qui n'est plus, les frères nomment son vrai frère

Benjamin, Joseph dirige maintenant son intérêt vers le fils de sa mère. Pour Joseph,

l'arrivée de son petit frère est une preuve tangible de la vérité chez les autres. Joseph est-il

encore méfiant envers ses frères en ce qui concerne la place du fils préféré de son père ?

Veut-il compter sur la présence du dernier fils du patriarche pour refonder une vraie

fraternité ? En attendant les réponses, le lecteur réfléchit avec Joseph qui met ses frères en

prison durant trois jours contrairement à son plan initial, qui était d'envoyer un frère

chercher Benjamin et garder les autres comme prisonniers (v. 16).

Après avoir passé trois jours dans la maison de garde578, les frères de Joseph se

sentent coupables de ne pas avoir écouté le cri de Joseph lorsque celui-ci était maltraité. «Et

ils dirent chacun à son frère : "C'est vrai, nous sommes coupables envers notre frère dont

nous avons vu la détresse (ṣāraṯ) de son âme lorsqu'il nous demandait grâce, mais nous

n'avons pas écouté. C'est pourquoi cette détresse (haṣṣārâ hazzōʾṯ) nous est venue" » (v.21).

Cette « prise de parole » permet au lecteur de constater l'indifférence des frères face à la

détresse de Joseph puisque c'est la première fois que le narrateur mentionne l'angoisse de

Joseph d'être rejeté par ses frères579. Également, en mettant dans la bouche des frères les

mêmes termes « ṣāraṯ » pour désigner l'état d'âme de Joseph autrefois et celui des frères

aujourd'hui, le narrateur insinue que, dans la pensée des frères, il s'agit ici d'une punition de

577 Comme nous l'avons souligné, le pronom personnel peut être attaché à Joseph, celui que les frères

viennent de mentionner en disant : « l'un n'est plus ». En ce sens, Pirson, The Lord of the Dreams, p. 97-98,

suivi par Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 148. 578 Contrairement au Sternberg (The Poetics of Biblical Narrative, p. 290), nous ne pensons pas que les trois

jours de prison des frères, dans la logique de rétribution, correspondent aux trois années de détention de

Joseph, même si la symbolique du chiffre « trois » est à prendre en considération. 579 Selon Alter (L'art du récit biblique, p. 225), « nous apprenons ici seulement que, capturé par ses frères,

Joseph les avait suppliés d'épargner sa vie, et qu'ils avaient fait la sourde oreille à ses appels ».

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leur faute passée580. Cela laisse entendre que la culpabilité des frères, de ce qu'ils ont fait à

Joseph, marque leur vie. Elle revient à la surface lorsqu'une situation analogue se présente

devant eux. À ce point, il faut noter que ce sont des frères qui pensent qu'ils sont châtiés de

leur faute passée. Joseph ne les a jamais obligés, au moins pas directement, d'avouer leur

crime de l'avoir jeté dans la citerne en plein désert et d'avoir été insensibles à ses cris. Ainsi,

le sentiment de culpabilité surgit chez les frères, même s'ils ne sont pas réprimés581. Le

séjour en prison les amène donc à admettre que ce qu'ils subissent est une punition. Cela

change leur cœur et leur donne une chance au pardon. Dans ce sens, « le pardon ne prend

pas place de punition ; mieux, il inclut avec lui l'expérience de "punition582" ». Le lien entre

la faute, la culpabilité, la punition et le pardon dont il est question ici s'avère très riche en

enseignement. Pour que la faute soit pardonnée, il faut que l'offenseur revisite son action du

passé afin d'en connaître la gravité. Ce faisant, il est amené à se sentir coupable du tort qu'il

a commis au détriment d'autrui. Ce sentiment ne cesse de grandir jusqu'au moment où il est

lié au sentiment de punition même si l'offenseur n'est pas vraiment châtié. Ainsi, loin d'être

l'intention de vengeance de l'offensé, l'expérience de punition est profitable pour l'offenseur

dans la mesure où il manifeste son regret d'avoir commis une faute envers l'autre. Cette

expérience l'aide à se préparer à recevoir le pardon.

Il est à souligner aussi que la « prise de parole » des frères pousse Ruben à parler, une

parole qui le disqualifie comme personnage positif. En effet, après la confession des frères

et le reproche de Ruben, Joseph se met à pleurer583. Pourquoi Joseph pleure-t-il ? Le

narrateur n'en précise pas la raison, mais le lecteur est en mesure de dire que c'est le regret

580 En ce sens, Sarna, Genesis, p. 295. Pour Westermann (Genesis 37-50, p. 110), le châtiment que les frères

subissent maintenant correspond au crime qu'ils ont commis autrefois. 581 « C'est davantage l'élément moral dans l'homme qui réagit dans le cœur des frères que la terreur

primitive en face de la divinité qui punit ». von Rad, La Genèse, p. 392. 582 Nous nous inspirons ici de Westermann, Genesis 37-50, p. 114. C'est nous qui traduisons. 583 Le fait que Joseph verse des larmes permet au narrateur d'écarter toute intention possible de vengeance.

Selon Westermann (Ibid. p. 110), c'est une chose que les frères comprennent que ce qui leur arrive est une

punition, c'est autre chose de dire que Joseph cherche à châtier ses frères. Quant à Gunkel (Genesis, p. 426),

il considère que les pleurs de Joseph sont causés à la fois par le souvenir de son passé douloureux et par sa

sympathie envers ses frères.

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des frères, et non pas le renvoi de la responsabilité aux autres de la part de Ruben, qui

touche Joseph à tel point qu'il verse des larmes584.

Revenons à un petit détail que le narrateur prend la peine de noter avant que Joseph

ne fonde en larmes. Au verset 23, le narrateur souligne la présence d'un interprète qui sert

d'intermédiaire entre Joseph et ses frères585. Ainsi, ce que le lecteur a entendu jusqu'ici dans

la bouche de Joseph est exprimé à travers la parole de cet interprète. Cette manière de

distribuer la parole à un autre personnage que Joseph, permet au narrateur de créer une

certaine distance entre la parole que Joseph adresse à ses frères et sa personne elle-

même586. Joseph doit dire ce qu'il a à dire à ses frères, mais ce qu'il dit, il le dit à travers la

parole de son interprète. La mise en place d'un tiers est une excellente procédure permettant

au narrateur d'affirmer que le retour au passé est nécessaire, mais qu'on ne peut pas fixer le

regard sur ce passé puisque les choses et les personnes ont changé depuis. D'une part, ce

que Joseph doit dire à ses frères concerne le passé, autrement l'accusation de Joseph ne

tiendrait pas la route. D'autre part, le Joseph qui parle aujourd'hui n'est plus le Joseph de

Dotân. Ainsi, il est juste de mettre un troisième personnage pour rappeler aux frères leur

faute passée, et en même temps pour leur dire que c'est un autre Joseph qui parle. Les effets

d'une telle procédure sont surprenants. Pour reprendre les mots de Wénin, « ce n'est pas

parce qu'ils se savent démasqués que les frères avouent leur faute : ils le font spontanément,

sincèrement donc, sans que quiconque leur ait arraché cet aveu, mais parce qu'ils ont pris

conscience de leur faute, de ce que leur victime a vécu, de ce qu'ils lui ont infligé587 ».

Ainsi, en vue de faire surgir la vérité, parfois on doit recourir à la dissimulation pour ne pas

écraser les bourreaux de leur propre crime et pour qu'ils confessent, de bonne foi, leur

faute.

584 Notons aussi que Ruben se démarque de ses frères lorsque le gouverneur égyptien mentionne la

possibilité d'en retenir un parmi les acheteurs cananéens dans la maison de garde. Le fils aîné de Jacob

cherche-t-il à éviter d'être pris en otage ? Sur la complexité de cette question, voir Hamilton, The Book of

Genesis, p. 527. 585 À la différence de la scène où Pharaon parle à Abram sans intermédiaire (Gn 12,18-19), ici Joseph

s'adresse à ses frères à travers un interprète. En ce sens, voir Gunkel, Genesis, p. 383. 586 Selon Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 161), lorsque Joseph commence à parler à ses

frères, « cet étranger incarne leur séparation et leur difficulté à communiquer depuis que la haine a rendu

toute parole de paix impossible entre eux (voir 37,2-4) ; mais il incarne aussi paradoxalement la possibilité

d'entamer un échange, bien qu'ils soient devenus des étrangers les uns pour les autres ». 587 Wénin, Ibid.

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En écoutant, à leur insu, les aveux sincères de ses frères, Joseph se détourne d'eux

pour donner libre cours à ses larmes (v. 24). Il revient ensuite vers ses frères et il parle avec

eux (wayḏabbēr ʾălêhem). Le narrateur ne précise pas si Joseph se sert toujours de son

interprète pour communiquer avec ses frères. Il ne dévoile pas non plus le contenu de cette

conversation. Il est possible que ces deux manques d'information permettent au narrateur de

souligner que la circulation de parole entre les frères est maintenant rétablie. À la différence

de la situation en Gn 37 où les frères n'arrivent plus à parler amicalement à Joseph, ici,

après la confession de leur faute, ils se montrent prêts à bâtir une nouvelle relation. C'est à

Joseph maintenant de faire un pas de plus pour se mettre en mouvement de fraternité

déclenché par ses frères. Ainsi, pour renouer une relation de fraternité avec ses frères,

Joseph doit parvenir à leur parler, peu importe le contenu de son message.

Marqués par la transformation durant leur séjour égyptien, les frères retournent à leur

pays. Sans tarder, ils racontent à leur père, précise le narrateur, « toutes les choses qui leur

étaient arrivées (kol-haqqōrōṯ ʾōṯām) » en Égypte (v. 29). Les fils de Jacob sont-ils de

fidèles narrateurs ? Il est à noter qu'en un premier temps, les fils de Jacob relatent à leur

père en une seule fois ce qui s'est passé en deux fois : « une seule accusation, une seule

protestation d'innocence, une seule proposition d'épreuve de vérité588 ». Les deux dialogues

avec le seigneur égyptien se résument donc en une seule entrevue dans la bouche des fils de

Jacob589. Ceux-ci choisissent en même temps le mode du discours rapporté pour donner à

leur père l'impression que la version des faits est objective590. Ainsi, en faisant un rapport

plus succinct sous mode scénique, les fils de Jacob font participer leur père à une rencontre

plutôt paisible entre eux et le gouverneur égyptien. La motivation de cette simplification, en

respectant l'essentiel de l'événement, est sans doute liée à leur peur de bouleverser leur

vieux père. Il s'agit ici donc d'un premier signe du changement des fils de Jacob par rapport

au Gn 37 lorsqu'ils sont rentrés à la maison pour annoncer la mort de Joseph.

La transformation des frères de Joseph ne s'arrête pas là. Le lecteur attentif doit

remarquer que Joseph se voit focalisé autrement dans le discours résumé. En effet, lors de

leur visite en Égypte, les fils de Jacob n'ont vu en Joseph que le potentat du pays et se sont

prosternés devant lui, face contre terre (42,6). Maintenant, devant leur père, ils désignent

588 Wénin, Ibid, p. 171. Nous nous inspirons de l'auteur pour ce qui suit. 589 Voir aussi Green, « What Profit for Us ? », p. 145. 590 Wénin, Joseph ou l'invention de fraternité, p. 170.

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Joseph par la formule : « l'homme, le seigneur du pays ». De plus, cette expression est

utilisée comme incipit du discours que les fils de Jacob lui rapportent591. Ainsi, « avant de

souligner son pouvoir et sa qualité seigneuriale, ils le décrivent d'abord comme un

"homme" : ne serait-ce pas pour insister sur le caractère humain du personnage, avant de le

présenter comme un Égyptien important, dont l'accusation est grave et dont l'exigence s'est

imposée à eux avec autorité ? On les voit surtout adoucir à l'excès la figure de ce seigneur :

visiblement, ils redoutent d'effaroucher le vieux Jacob592 ».

Il est à noter également que les frères

renversent également l'ordre de l'information qu'ils ont donnée à Joseph, en

mentionnant d'abord leur frère qui n'est plus, et ensuite celui qui est à la maison.

Peut-être veulent-ils par là suggérer à leur père qu'ils n'ont divulgué le fait de la

précieuse existence de Benjamin qu'avec réticence, à la fin de leur déclaration

au seigneur de l'Égypte. En toute hypothèse, la phrase « un d'entre eux n'est

plus » est celle qui dut le plus toucher Joseph, tandis que l'affirmation « le plus

jeune est en ce moment auprès de notre père » est cruciale pour Jacob. Ainsi,

dans l'un et l'autre cas, ce qui est susceptible d'émouvoir le plus profondément

l'interlocuteur est exprimé en dernier593.

En ce moment, on peut remarquer que les frères deviennent des conteurs très subtils

dans la manière de rapporter les faits à leur père. Leur voyage en Égypte les transforme

profondément au point où ils sont capables de redire les choses avec une délicatesse

étonnante. Et celle-ci se poursuit dans la suite du récit. Au moment où Joseph fait connaître

à ses frères son intention de tenir l'un des leurs en otage, il utilise cette expression : « que

votre frère seul soit emprisonné (yēʾāsēr) dans la maison où vous êtes en garde » (v. 19). Le

verbe que Joseph emploie pour désigner la détention exprime l'idée « d'être lié » ou « d'être

enchaîné594 ». Alors que devant Jacob, les frères de Joseph rendent cette formule plus douce

(« votre frère, l'un, laissez (hannîḥû)-le avec moi », [v. 33]) puisque le verbe qu'ils utilisent

traduit le fait d'être « déposé, laissé en repos595 ». Ainsi, l'intention d'emprisonnement chez

le gouverneur égyptien devient dans la bouche des fils de Jacob une simple retenue en

attendant l'arrivée de Benjamin.

591 Incipit est un énoncé par lequel commence un texte ou un discours. Sur ce sujet, voir Jouve, La poétique

du roman, p. 18-22. 592 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 171. 593 Alter, L'art du récit biblique, p. 229. 594 Nous reprenons ici l'analyse d'Alter, Ibid. 595 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 172.

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Jusqu'ici, nous repérons les éléments de transformation dans le récit des fils de Jacob

devant leur père. Cette démarche nous permet de détecter les différences pour déterminer la

motivation des frères de Joseph596. À ces changements s'ajoutent des éléments que les

frères passent totalement sous silence. En effet, en relatant leur voyage en Égypte à leur

père, les fils de Jacob omettent de mentionner leur séjour en prison, le fait que Siméon soit

mis en garde « sous leurs yeux » et la découverte de l'argent restitué lors de la halte

nocturne597. Il s'agit ici d'une transformation opérée par les fils de Jacob pour adoucir leur

voyage dans la vallée du Nil. En omettant les épreuves qu'ils ont subies, ils rendent donc

leur séjour égyptien plus agréable au regard de leur père. Ce faisant, ils espèrent que leur

père laisse partir facilement Benjamin selon la demande du seigneur égyptien598. Ainsi, si

les fils de Jacob négligent des informations qui sont de nature à susciter le sentiment de

peur et d'insécurité chez leur père, ils le font avec une bonne intention : obtenir le départ de

Benjamin, sans qui ils ne peuvent pas effectuer un deuxième voyage afin d'acheter des

vivres pour la famille affamée. C'est sans doute avec cette bonne intention qu'ils inventent

une promesse pour rassurer leur père.

La promesse dont il est question ici se trouve à la fin du récit des fils de Jacob. Ceux-

ci terminent leur compte-rendu en mettant dans la bouche de Joseph une parole qu'il n'a

jamais prononcée : « dans le pays, vous pouvez commercer599 » (v. 34). Sous le regard des

frères, cet ajout consiste à justifier l'attitude d'ouverture du seigneur égyptien en ce qui

concerne l'échange économique entre les deux pays dans l'avenir600. Dans la pensée des

frères, il est peut-être logique de commencer leur récit par la mention de la qualité humaine

du gouverneur d'Égypte et de l'achever par celle de son ouverture. Par ce supplément, les

frères ont-ils réussi à convaincre davantage leur père ? Le lecteur peut remarquer que

jusqu'avant la fin du discours, les fils de Jacob font tout ce qui est possible pour édulcorer

les événements. Or, le mot de la fin du discours met en cause leur crédibilité

596 Green, « What Profit for Us ? », p. 144. 597 Sarna, Genesis, p. 296. 598 En ce sens, Sarna, Ibid. 599 Il faut noter aussi que la menace de mort par laquelle Joseph conclut sa déclaration n'est pas mentionnée

dans le récit des fils de Jacob devant celui-ci. Elle est remplacée par cette ouverture commerciale qui s'avère

très positive. En ce sens, Alter, L'art du récit biblique, p. 229-230. 600 Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 173) voit dans cette promesse « une anticipation de ce

qui sera plus tard le fruit effectif de la fraternité ».

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puisqu'immédiatement après, les fils de Jacob commencent à vider leurs sacs qui

contiennent chacun une bourse avec de l'argent601. Et cela se passe sous le regard de Jacob

qui est effrayé autant que ses fils602. Cette découverte peut créer des soupçons chez Jacob

qui suppose que le commerce dont parlent ses fils est peut-être déjà commencé. Ses fils

ont-ils vendu Siméon pour obtenir cette somme d'argent ? Le doute traversera encore

l'esprit de Jacob au moment où il demandera à ses enfants d'apporter une deuxième somme,

en plus de celle qu'ils ont trouvée à l'ouverture des sacs, pour acheter des vivres. Selon lui,

il s'agit peut-être d'une erreur (43,12).

Les efforts rhétoriques que les fils de Jacob font se trouvent enfin anéantis par

l'apparition de l'argent. Au moment où les fils réussissent presque à convaincre leur père,

cet incident coupe court à leur espoir en mettant en cause leur crédibilité603. Toutefois, bien

que la découverte de l'argent restitué réduise l'effet du discours des fils de Jacob, ceux-ci

sont maintenant à l'écoute de leur père dont la souffrance demeure inconsolable604. Avec

ses fils, nous écoutons cette plainte qui marque la blessure profonde de Jacob (v. 36) :

ʾōṯî šikkaltem

yôsēph ʾênennû / wešimʿôn ʾênennû

weʾēṯ-binyāmin tiqqāḥû

ʿālay hāyû ḵullānâ

Par cette intervention, « Jacob s'exprime avec la solennité de vers scandés [...] en se

situant lui-même ainsi que sa souffrance au premier et au dernier vers du poème605 ». Ainsi,

en faisant une « répartition des hémistiches sémantiquement parallèles », le narrateur

suggère que l'élan du discours porte Jacob « à la lisière de la vérité » en reprochant à ses fils

601 Jacob, prenant peut-être un petit moment pour réfléchir, ne réagit pas encore après avoir écouté le récit

de ses fils. L'apparition soudaine de l'argent interrompt la pensée de Jacob, laissant place à la peur et le

doute. Voir Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 297 ; G.W. Savran, Telling and Retelling. Quotation

in Biblical Narrative (Indiana Literary Biblical Series), Bloomington IN, Indiana University Press, 1988, p. 44. 602 En tenant compte de l'effroi des fils de Jacob, nous ne considérons pas qu'ils ont délibérément remis

l'argent dans leur sac, après la découverte lors de la halte nocturne, pour impressionner leur père de la

bienveillance du seigneur égyptien. Alter (Genesis, p. 249) évoque cette possibilité, mais ne la retient pas.

Selon Sarna (Genesis, 296), il s'agit d'un réarrangement des fils de Jacob pour ne pas parler à leur père de la

somme d'argent restitué et pour mettre en scène la découverte de l'argent en sa présence. Selon nous, lors

de l'arrêt en pleine nuit, un seul frère a retrouvé son argent. Cela a provoqué la peur de tous les autres qui

n'ont pas osé ouvrir leur sac. Ce n'est qu'en présence de leur père, que tous les fils de Jacob vident leur sac. 603 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 535. 604 Ainsi, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 176-177. 605 Alter, L'art du récit biblique, p. 190.

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« de l'avoir privé de Joseph et de Simon606 ». À la différence du moment où Jacob a admis

la disparition de Joseph en regardant la tunique ensanglantée sans formuler pour autant une

claire accusation contre ses fils607, ici Jacob, en voyant l'argent remis dans les sacs de ses

fils, les accuse d'être responsables de l'absence de leur deux frères. Il faut également noter

que le narrateur, pour décrire la plainte de Jacob d'être privé de ses deux fils, utilise le verbe

«šāḵōl», un verbe qui réfère souvent au meurtre d'un enfant ou d'une personne. Cela

insinue, une fois de plus, que Jacob accuse tacitement ses fils d'être meurtriers de leur

frères608.

Soulignons aussi que Jacob, pour parler de la disparition de Joseph et de Siméon,

reprend les mêmes termes que ses fils viennent d'utiliser pour désigner l'absence de « l'un

qui n'est pas (ʾênennû609) » (v. 32). Par cette répétition du mot, Jacob laisse entendre que le

destin de Joseph ressemble à celui de Siméon. Sans être au courant de ce qui s'est

réellement passé pour Joseph et pour Siméon, Jacob, peut-être par intuition paternelle,

suppose que Joseph partage le même sort que Siméon. Cette intuition s'avère juste dans la

mesure où ses deux fils, après être séparés de leur frères, demeurent actuellement en

Égypte. En outre, le lien que Jacob fait entre la destinée de Joseph et celle de Siméon après

la découverte de l'argent est très significatif. En effet, la coïncidence entre la disparition de

Siméon et l'apport de l'argent permet à Jacob de présumer que son deuxième fils est vendu.

Or, si Joseph connaît un sort analogue à celui de Siméon, il est vendu lui-aussi610. Par une

déduction erronée, Jacob touche donc du doigt la vérité de la disparition de son fils préféré

puisque celui-ci est vendu à la suite de la proposition de Juda.

606 Ibid. Nous suivons ici la lecture proposée par Alter. 607 Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 176) note « qu'en 37,33-35, Jacob n'est sans doute pas

tout à fait dupe devant la tunique ensanglantée ». Voir aussi White, Narration and Discourse, p. 254. 608 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 531. Voir aussi White, Ibid., p. 254 et 261. 609 Cette lecture est proposée par Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 298 et suivie par Wénin,

Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 176. 610 À cela s'ajoute le verbe « prendre » que Jacob emploie pour désigner la perte éventuelle de Benjamin.

Par cette utilisation, Jacob insinue que ses deux autres fils sont aussi « pris » par leur frères. En ce sens,

Wénin, Ibid. Notons également que si Jacob croit que ses fils sont capables de commettre un crime contre

Siméon et éventuellement contre Benjamin, il admet plus facilement que ses fils ont causé le malheur à

Joseph, qui n'a pas eu une bonne relation avec eux. Voir Sternberg, Ibid., p. 299. Selon Sarna (Genesis,

p.297), au verset 38, pour désigner Benjamin, fils de Rachel comme Joseph, Jacob utilise le terme «mon fils».

Il peut faire allusion à la question de ses fils lorsqu'ils apportent la tunique ensanglantée de Joseph : « est-ce

la tunique de ton fils ou non ? » (37,32)

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À ce point, nous voulons évaluer le changement que les frères ont opéré grâce à la

rencontre avec le gouverneur égyptien. Avec Wénin, nous pouvons dire que, à l'aide de

l'expérience vécue en Égypte, les frères

ont commencé à faire peu à peu la vérité sur leur famille et leur passé. Ils ont

pris conscience de leur insensibilité au malheur d'autrui en étant plongés eux-

mêmes dans l'angoisse. Ils ont alors fait mémoire de leur faute cachée. Dès lors,

une fois rentrés, leur comportement vis-à-vis de leur père n'est plus le même :

fini le cynisme du mensonge. S'ils accommodent la vérité, c'est pour que tout se

passe sans heurt. Mais au vu de l'argent, leur mensonge éclate : ils n'ont

sûrement pas tout dit, et Jacob leur rend pour ainsi dire la monnaie de leur

pièce. Aussi, après avoir été confrontés à leur propre vérité en Égypte, les voilà

brutalement mis devant celle de leur père qui les accuse du mal qu'il subit et se

pose en victime innocente de leurs manigances. Ce n'est donc pas au seul

Joseph qu'ils ont imposé la souffrance, mais aussi à leur père ! Et même si c'est

malgré eux, ils continuent à le faire. Reste que la vérité progresse. Enfin, Jacob

a pu dire comment il vit ce drame ; enfin, les fils ont pu l'entendre et mesurer à

ses paroles les dégâts toujours actuels de leur haine passée. Car non seulement

leur père est accablé. Mais sa réponse risque de bloquer la situation, tant il est

clair qu'à présent les frères pourront difficilement faire ce que leur a demandé le

seigneur égyptien611.

Devant une telle circonstance, qui ose élever la voix pour interpeller le chef de

famille? Ne revient-il pas au fils aîné d'intervenir auprès du père pour se mettre d'accord sur

une solution dont dépend la survie de toute la tribu ? C'est ce que Ruben essaie de faire,

mais son intervention est très maladroite. En effet, lorsque Ruben propose à Jacob de tuer

ses deux fils s'il ne ramène pas Benjamin à la maison, il utilise une parole mal digérée612.

Cette parole, sur laquelle Jacob ne revient même pas613, définit négativement Ruben qui

s'est déjà qualifié comme personnage négatif lors de son intervention en Égypte au sujet du

mal que les frères ont fait à Joseph. Le fils aîné de Jacob est donc disqualifié dans son

rapport au langage puisqu'il a traité un sujet qu'il ne devrait pas traiter614. En effet, devant la

lamentation du père à propos de la perte successive de ses deux fils, Ruben propose la mort

611 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 176-177. 612 Selon Wénin (Ibid., p. 178), « l'intention bonne et généreuse de Ruben ne fait [...] aucun doute. Pourtant,

la matérialité de sa proposition a un aspect extravagant, déplacé ». 613 Après l'intervention de Ruben, Jacob ne parle pas à son fils aîné, mais à tous ses enfants : « Mon fils ne

descendra pas avec vous (ʿimmāḵem) » (v. 38). Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 536. 614 « La meilleure façon de disqualifier un personnage, c'est de le disqualifier dans son rapport au langage

[...] en montrant qu'il ne devrait pas traiter les "sujets" (thèmes "inconvenants", par exemple) qu'il traite

dans son discours ». Hamon, Texte et idéologie, p. 144.

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de ses deux propres fils. À la disparition des deux membres de la famille patriarcale, Ruben

envisage d'en ajouter encore deux autres. Ainsi, au lieu de consoler son père, Ruben, par

cette intervention, l'enfonce dans une douleur encore plus insupportable. Cette « prise de

parole » est tellement maladroite que Ruben est alors disqualifié définitivement dans son

rapport au langage. Dans la suite du récit, Ruben n'interviendra plus directement dans le

récit. L'expérience de Ruben apprend au lecteur qu'une intention généreuse dans une

situation malvenue ne fait qu'aggraver le problème.

Ne quittons pas trop vite cette « prise de parole » du fils aîné de Jacob. Le lecteur

attentif peut découvrir un sens profond dans sa proposition. En effet, face à cette parole, le

lecteur se demande si la proposition du fils aîné de Jacob vise l'échec d'une action à venir

ou si elle veut réparer la faute du passé. Étant l'aîné du groupe, Ruben est supposé être

responsable de la disparition de Joseph puis de Siméon. Étrangement, lorsque Ruben

cherche à montrer son sens de la responsabilité et sa droiture en offrant ses deux fils, il

laisse entrevoir sa culpabilité enfouie envers ses deux frères disparus, considérés comme

ses fils en l'absence de leur père615. Autrement dit, en offrant ses deux fils comme garantie

du retour de Benjamin, Ruben évoque inconsciemment son échec du passé. Ainsi, la parole

de Ruben devant son père vise davantage le passé que le futur. Cette parole permet au

lecteur de considérer le fils aîné du patriarche comme un personnage maladivement attaché

au passé. En effet, « Ruben n'a guère changé depuis le début de cette histoire : sa culpabilité

vis-à-vis de Jacob rend équivoques ses initiatives les plus généreuses, les plus fraternelles –

du désir de sauver Joseph de la haine meurtrière des frères jusqu'à la volonté de récupérer

Siméon et de protéger Benjamin de l'Égyptien qui le réclame616 ».

La proposition impulsive de Ruben ne fait que pousser son père à une attitude de

fermeture. Son refus est clair et net : « Mon fils ne descendra pas avec vous car son frère est

mort et lui, lui seul [me] reste ; s'il lui arrive un malheur sur la route où vous irez, vous

ferez descendre ma chevelure blanche dans le chagrin au séjour des morts » (v. 38). Notons

que, dans son intervention, Jacob désigne d'abord Benjamin comme « son fils ». Ensuite, il

le considère comme « le seul fils qui lui reste » en omettant de préciser « de sa femme

Rachel ». Jacob fait comme si ses vrais fils sont uniquement ceux de son épouse bien-

615 Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 299-300, suivi par Wénin, Joseph ou l'invention de la

fraternité, p. 179. 616 Wénin, Ibid.

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aimée617. Ce déni de paternité est encore renforcé par celui de fraternité puisque Jacob

évoque Joseph, qu'il croit mort618, seulement dans le rapport à Benjamin « son frère619 ». La

raison du refus de Jacob de laisser partir Benjamin se trouve donc dans la relation

privilégiée qu'il entretient avec les fils de Rachel. Le fait qu'il le dise clairement maintenant

permet au lecteur de confirmer ses soupçons quant au motif de Jacob lorsqu'il a envoyé ses

fils en Égypte en retenant Benjamin à la maison620.

Le déni de paternité et de fraternité n'est pas la seule teneur des propos de Jacob. Celui-

ci continue de parler avec ses fils en exprimant sa peur que le malheur arrive à Benjamin

«sur la route». Par ce vocable « baddereḵ », le lecteur comprend une certaine méfiance de

Jacob envers ses fils. En effet, Jacob ne dit pas que le malheur pourrait arriver à son fils

cadet dans le pays d'Égypte, mais en cours de route621. Il a donc un certain doute envers ses

fils qui peuvent faire du mal à Benjamin sur le chemin. Ainsi compris, Jacob met en cause

l'exigence du prétendu seigneur de l'Égypte622. Cette incertitude est compréhensible puisque

Jacob a vu de ses propres yeux l'argent restitué dans chaque sac de ses fils (v. 35). Ces

derniers ont-ils vendu Siméon pour acheter du grain ? Veulent-ils partir avec Benjamin

pour effectuer une même démarche ?

À ce point du récit, deux questions importantes peuvent surgir dans la pensée du

lecteur : marqué par son amour préférentiel pour Benjamin et le mépris envers ses autres

fils, Jacob oublie-t-il son devoir d'assurer la survie de toute la famille ? Sa claire vision au

début de l'histoire est-elle anéantie par la peur de la perte éventuelle de Benjamin ? Pour

répondre à ces questions, le lecteur doit être plus attentif aux verbes que Jacob utilise dans

son discours. Selon l'exigence du gouverneur égyptien transmise par les fils de Jacob, le

refus de laisser partir Benjamin signifie le renoncement de descendre en Égypte pour

acheter les vivres nécessaires. Bien que Jacob ne permette pas le départ de Benjamin, son

617 Alter, L'art du récit biblique, p. 231. 618 « Plus haut dans l'histoire, il avait dit, non sans euphémisme et d'une manière assez vague, que Joseph

n'était plus. À présent, il déclare tout net qu'il est mort ». Alter, Ibid. 619 Hamilton, The Book of Genesis, p. 536. 620 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 180. 621 Ainsi, Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 299. 622 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 180.

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intention de « descendre » n'est pas pour autant absente623. En effet, son discours est

parfaitement structuré par le verbe « descendre624 » : « Mon fils ne descendra (yērēḏ) pas

avec vous [...] vous ferez descendre (wehôraḏtem) ma chevelure blanche dans le chagrin au

séjour des morts ». Ainsi, même si Jacob, par son attachement préférentiel pour le fils de

Rachel qui lui reste, veut le retenir à la maison, son intervention est dominée par un désir

caché de « descendre », sans quoi sa famille ne peut pas survivre. C'est sur cette tension

entre la volonté de garder Benjamin et de le laisser descendre en Égypte que se termine Gn

42. Pour être résolue, elle a besoin d'une intervention plus puissante que le lecteur se hâte

de découvrir au chapitre suivant.

L'analyse du personnage de Gn 42 dans son rapport à la parole nous permet de

percevoir le lien très subtil entre la vérité et le mensonge. Par une fausse accusation, Joseph

aide ses frères à exprimer la vérité profonde de leur relation fraternelle. Ce mensonge est

donc créé en vue de diriger les frères vers la vérité. Pour cela, Joseph mène ses frères face à

leur faute commise dans le passé. Selon lui, le retour au passé est nécessaire, mais il n'y

enferme pas ses frères. En faisant un détour par le passé, Joseph reprend le dialogue là où il

a été bloqué pour qu'il puisse parler librement avec eux, peu importe le contenu du

message. Ce détour par le passé permet aussi aux frères d'avouer sincèrement leur faute

sans être écrasés par son poids. Bien qu'ils admettent leur souffrance présente comme une

punition, ils ne sont pas réprimés. Leur sentiment de culpabilité et de punition leur donne

une chance au pardon dont le chemin est encore long à parcourir. Les leçons données par le

gouverneur égyptien ont transformé les frères qui retournent au pays où ils affronteront leur

père. Devant celui-ci, ils accommodent les événements pour ne pas l'effaroucher. Avec une

bonne intention, ils déplacent ce qui est susceptible d'émouvoir leur vieux père. Leurs

efforts rhétoriques tombent à l'eau à l'apparition de l'argent restitué, mais les fils de Jacob

deviennent capables d'écouter la souffrance de leur père, conséquence de leur haine passée.

Quant à leur père, par une déduction erronée, il touche du doigt la vérité concernant la

623 Selon Hamilton (The Book of Genesis, p. 536), Jacob ne s'oppose pas au retour de ses fils en Égypte. Il

voudrait avoir plus de vivres et récupérer Siméon. Toutefois, il est plus inquiet de la perte éventuelle de

Benjamin et il est moins soucieux de la possible restitution de Siméon. 624 Ainsi, Alter, L'art du récit biblique, p. 231. Selon l'auteur, « Jacob n'a pas cessé d'être un orateur funèbre,

amateur de symétries verbales lorsqu'il exprime sa douleur ».

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disparition de son fils préféré. Un très grand pas vers la vérité se fait pour les membres de

cette famille.

Le rapport du personnage à la parole est donc une manière particulière pour le

narrateur d'exprimer sa voix. En exploitant ce rapport, il parle au lecteur pour l'entraîner

dans sa conception de la vérité et du mensonge et du lien entre eux. Le narrateur peut parler

aussi au lecteur lorsqu'il souligne le rapport du personnage au travail. C'est sur ce point que

nous poursuivons notre analyse.

3.6.3 Vendeur de vivres en soif de fraternité

Il est surprenant de constater que Joseph, gouverneur de l'Égypte, s'occupe

directement de la vente du grain : « Joseph, lui, était celui qui gouvernait sur le pays, c'était

lui qui vendait du grain à tout le peuple du pays625 » (v. 6). Ce travail n'est pas conforme à

la mission que Pharaon lui a confiée : « C'est toi qui seras [en charge de] ma maison et sur

ta bouche nourrira tout mon peuple ; par le trône seulement que je serai plus grand que toi »

(41,40). Le lecteur se demande comment le gouverneur d'un pays respectable travaille

comme vendeur de vivres. Joseph se met-il instantanément à ce travail pour observer de

plus près ses frères ou pour être vu par ces derniers ? Sa soif de fraternité est-elle si intense

qu'il oublie sa position de noblesse pour être à leur contact ? Le narrateur ne donne aucune

précision à ce propos, mais le lecteur peut penser que ce cadre de travail ne lui permet pas

de qualifier Joseph dans son rapport au travail. En effet, pour reprendre les mots de Hamon,

la « positivité ou la négativité d'un travail, et, par conséquent, celle du personnage de

travailleur qui l'assume, varie [...] selon le contexte dans lequel il est enchâssé626 ». Or, le

narrateur ne dit rien sur ce nouveau contexte dans lequel le travailleur Joseph est inséré. Il

est donc impossible pour le lecteur de considérer Joseph comme un mauvais ou un bon

travailleur dans cette circonstance particulière.

Sans tarder, Joseph, au titre de gouverneur d'Égypte, reçoit les acheteurs cananéens.

Durant les interrogatoires, il ne donne pas d'arguments solides pour accuser ses frères.

Devant la résistance de ses frères face à l'accusation de Joseph, celui-ci doit répéter à

625 Gunkel (Genesis, p. 424) estime que le fait qu'un haut fonctionnaire s'occupe en personne de la vente du

grain montre que le récit est influencé par les contes de fées. 626 Hamon, Texte et idéologie, p. 165. C'est l'auteur qui souligne.

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plusieurs reprises l'accusation d'espionnage627 (v. 8.12.14.16) et même la juger au nom de

Pharaon (v. 15 et 16). Ainsi, en tant que gouverneur d'Égypte, Joseph est un mauvais

travailleur puisqu'un tel personnage n'accuse pas les gens sans preuve. Ce n'est pas en

répétant avec force l'accusation ou en jurant par le nom de son supérieur qu'il convainc ses

interlocuteurs étrangers d'accepter des fautes qu'ils n'ont pas commises. Si les frères de

Joseph ne réagissent pas contre cette attitude incohérente, le lecteur sait combien ils ont été

violents dans la ville de Sichem (Cf. Gn. 34), c'est qu'ils pensent surtout à l'avenir de leur

famille restée affamée au pays. Probablement, est-ce la préoccupation de la survie de leur

famille qui traverse l'esprit des fils de Jacob durant l'audience puisqu'ils parlent de leur

famille sans que le gouverneur d'Égypte ne leur demande.

Il est possible que le rapport de Joseph au travail dévoile une tension très forte de sa

vie intérieure lorsqu'il revoit ses frères après une longue séparation. Au début de la

rencontre, Joseph abandonne sa haute fonction de gouverneur pour occuper la tâche de

vendeur. Alors qu'au moment de l'interrogatoire, en tant que gouverneur égyptien dont la

sagesse est reconnue par Pharaon lui-même, il ne montre pas l'habileté rhétorique que

possède une personne nommée à un tel poste. Si cette lecture s'avère juste, nous devons

admettre que les épreuves que Joseph fait subir à ses frères ne sont pas considérées comme

une volonté de punition. En effet, si la rencontre avec ses frères suscite chez Joseph un tel

bouleversement intérieur, il ne peut pas s'agir d'un esprit de vengeance. Toutefois, Joseph

apparaît-il toujours sympathique au regard du lecteur une fois qu'on l'écarte de toute

intention de châtiment envers ses frères ? C'est le rapport du personnage à l'éthique qui

nous aidera à y voir plus clair.

3.6.4 Norme éthique au service de la vie

Dans un récit, nous l'avons souligné, le rapport du personnage à l'éthique n'est pas

facile à déterminer. En effet, la positivité narrative ne va pas toujours de pair avec la

positivité morale628. Lors de l'entretien avec ses frères, Joseph réussit à les accuser

faussement. Il y a donc une positivité narrative dans les actes de Joseph. Ce dernier parvient

à faire ce qu'il veut faire. Mais il n'y a pas une positivité émotive ou morale puisque cette

627 Pour Westermann (Genesis 37-50, p. 108), la constante répétition sert à perturber les accusés afin de

faire tomber leur résistance. 628 En ce sens, Hamon, Texte et idéologie, p. 205.

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accusation n'est éventuellement compréhensible qu'au regard des fautes passées des frères.

Comme les frères de Joseph ignorent totalement l'identité de leur accusateur, la référence à

ce passé est impensable pour eux. Devant une telle scène, il est difficile pour le lecteur de

manifester sa sympathie envers Joseph même si ce dernier réussit le stratagème qu'il a

monté avec beaucoup d'habileté.

Bien que le lecteur ait du mal à être compatissant envers l'attitude de Joseph, il peut

remarquer les changements considérables dans son comportement face à ses frères. En

effet, lors de la première séance d'accusation, Joseph invoque, à deux reprises, Pharaon

comme figure de référence : « par la vie de Pharaon, vous ne sortirez pas d'ici ... par la vie

de Pharaon [...], vous êtes des espions629 » (v. 15-16). Durant l'entretien qui suit l'état

d'arrestation des frères, Joseph parle de Dieu et de la crainte qu'il a envers lui : « Faites ceci

et vivez, c'est Dieu que je crains630 » (v. 18). Le changement de la figure de référence

implique donc le changement de la norme éthique631. En effet, si l'invocation de Pharaon

renvoie les frères au juge suprême du pays dans lequel ils se trouvent, la mention de Dieu

dans le discours de Joseph est liée au désir de la vie, le même désir qui habite Jacob

lorsqu'il renvoie ses fils en Égypte : « afin que nous vivions et ne mourrions pas » (v. 2).

Sans le savoir, Joseph s'associe au même souci que son père, c'est-à-dire à la préoccupation

de la survie de la famille patriarcale. Il est à noter que le changement de la figure de

référence, donc de la norme éthique, se traduit concrètement dans la sentence que Joseph

prononce à l'égard de ses frères. En effet, en faisant référence à Pharaon, Joseph dit à ses

frères : « Renvoyez un d'entre vous et qu'il prenne votre frère, mais vous, vous serez

emprisonnés » (v. 16). Alors qu'au moment où Joseph invoque le nom de Dieu, sa

proposition est beaucoup moins sévère : « que votre frère seul soit emprisonné dans la

maison où vous êtes en garde, mais vous, allez, faites venir du grain pour la famine de vos

maisons » (v. 19). Le changement dans le verdict de Joseph consiste donc dans le nombre

629 Le serment de Joseph accentue la vie de Pharaon dans un contexte de famine et de mort. Ainsi, Hamilton,

The Book of Genesis, p. 522. 630 « En invoquant sa crainte de Dieu (v. 18), Joseph indique qu'ils [ses frères] peuvent se fier à lui. Il ne peut

se permettre de renier sa parole, mais se sait soumis aux commandements divins et c'est pour cela que ses

frères peuvent avoir confiance en lui ». von Rad, La Genèse, p. 391. 631 Selon A. da Silva (La symbolique des rêves et des vêtements dans l'histoire de Joseph et de ses frères

[Héritage et projet 52], Québec, Fides, 1994, p. 155-156), l'expression « je crains Dieu » constitue « la clé du

changement de l'attitude de Joseph vis-à-vis ses frères ».

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des frères renvoyés à la maison. Dans la première proposition, un seul est libre pour revenir

au pays alors que tous les autres sont retenus prisonniers. Par contre, dans la deuxième, tous

sont libres pour rentrer rejoindre leur famille sauf un qui demeure comme prisonnier632.

Ainsi, en changeant la norme éthique, le narrateur précise d'emblée les conséquences que

cela implique.

L'observation sur Joseph dans son rapport à l'éthique nous permet de percevoir le

chemin qu'il emprunte pour conduire ses frères vers la vie. Les fausses accusations qu'il

réussit à faire, replongent ses frères dans un passé qu'ils ignorent. Alors que les

changements qu'il opère dans la sentence orientent ses frères vers la vie au-delà de toute

peur de la mort.

L'étude sur le personnage dans son rapport au regard, à la parole, au travail et à

l'éthique nous aide à évaluer la situation de la famille de Jacob depuis Gn 37 jusqu'à Gn 42.

Autrement dit, en développant la fonction idéologique de Gn 42, le narrateur permet au

lecteur de faire une évaluation de la famille patriarcale depuis le début. En effet, la fin de

Gn 37 laisse les fils de Jacob dans un dilemme où la question de l'unité de la famille

devient un grand défi à relever633. D'un côté, s'ils disent la vérité sur la disparition de

Joseph, leur père les chassera du cercle familial, ou au moins il ne les considérera plus

comme ses fils. En ce cas, l'unité de la famille patriarcale n'est pas possible. De l'autre, et

c'est le choix que les fils de Jacob ont fait, s'ils gardent le silence à ce propos, leur père

refusera d'être consolé, et du coup, renoncera à rétablir l'unité de la famille sans Joseph.

Devant une telle impasse, il faut que Joseph réintègre sa famille sans que ses frères avouent

directement leur faute à leur père. Par un mensonge inventé avec une bonne intention,

Joseph conduit ses frères face au malheur du passé. Sans chercher à les punir, Joseph crée

une situation analogue au passé pour aider ses frères à prendre conscience de la faute qu'ils

ont commise. Ce détour par le passé leur permet de confesser sincèrement leur faute devant

Joseph, leur propre victime. De cette manière, ils sont prêts à recevoir son pardon et à

entrer dans une nouvelle relation de fraternité. Cependant, en constatant l'absence de

632 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 526), le fait de renvoyer les neuf frères en Canaan leur permet de

mieux persuader Jacob de laisser partir Benjamin. En outre, mieux qu'un seul, ces neuf frères peuvent

apporter les vivres nécessaires pour la famille affamée. À cela s'ajoute le choc, chez Jacob, brutalement

provoqué par l'absence de ses neuf fils à la fois. Voir aussi Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p.290. 633 Voir White, Narration and Discourse, p. 254.

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Benjamin, Joseph peut deviner que la relation entre son père et les fils de sa mère ne change

guère. Pire encore, elle se détériore634. Contrairement au passé où son père a eu le courage

de l'envoyer vers ses frères malgré le conflit entre eux, maintenant, il garde frileusement

son frère Benjamin auprès de lui alors qu'il demande à ses autres fils de descendre en

Égypte. C'est la raison pour laquelle, après avoir aidé ses frères, Joseph oriente ses preuves

vers son père. En demandant le départ de Benjamin, il favorise une confrontation directe

entre le père et les fils de cette famille. À l'insu de Joseph, son père, en écoutant ses fils

raconter leur séjour égyptien, saisit leur faute du passé sans que ceux-ci ne l'avouent

directement. Cette connaissance permet la résolution du dilemme qui bloque l'unité de

famille dans la mesure où Jacob admet que ses fils ont commis une faute en le privant de

Joseph, sans pour autant les exclure de la famille. Reste à obtenir le départ de Benjamin qui

aidera Jacob à renoncer à son attachement préférentiel envers les fils de Rachel,

attachement qui est à l'origine de la crise familiale et du conflit fraternel635. C'est Gn 43 qui

montrera comment cela se réalise.

3.7 FAMINE, FRATERNITÉ ET PATERNITÉ (Gn 43)

Face à la famine qui ne cesse de grandir, Jacob demande à ses fils de descendre en

Égypte pour acheter un peu de nourriture. Juda intervient en disant qu'il leur est impossible

de le faire sans Benjamin. Jacob reproche à ses fils d'avoir raconté au gouverneur égyptien

qu'ils ont encore un autre frère. Ils se justifient alors que Juda s'engage personnellement à

prendre soin de Benjamin. Jacob accepte la garantie de Juda en demandant à ses fils de

préparer le cadeau et une double somme d'argent pour le voyage. Il leur confie aussi

Benjamin. Lorsque Joseph voit ses frères avec Benjamin, il ordonne à son majordome de

les conduire dans la maison et de préparer le repas de midi. Croyant qu'ils sont amenés dans

la maison pour être punis d'avoir volé l'argent lors du premier voyage, ils partagent leur

souci avec le majordome. Celui-ci les rassure en leur offrant l'hospitalité. Joseph revient à

la maison en s'informant de la santé de Jacob et en portant une intention particulière à

Benjamin. Il offre un repas festif à ses frères qui se permettent d'être en état d'ébriété.

634 Ainsi, White, Ibid., p. 261. 635 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 181.

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Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où l'enjeu de

survie se mêle à celui de fraternité et de paternité ? C'est en analysant le personnage dans le

rapport au regard, à la parole, au travail et à l'éthique que nous dégageons ce lien étroit.

3.7.1 Regard de Joseph sur son frère Benjamin

Le regard est un lieu d'évaluation. Au chapitre 43, le narrateur, à deux reprises, fait

voir Benjamin à travers le regard de Joseph : « Joseph vit avec eux Benjamin et il dit à celui

qui était [en charge de] sa maison : "Fais venir les hommes à la maison [...], car c'est avec

moi que les hommes mangeront à midi" » (v. 16) ; « Et il leva les yeux et il vit Benjamin

son frère, fils de sa mère, et il dit : "Est-ce que celui-ci est votre petit frère dont vous

m'aviez parlé636 ?" » (v. 29) Les deux regards que Joseph porte sur son frère Benjamin

produisent des effets différents. Lorsque Joseph voit Benjamin pour la première fois, il

comprend que ses frères ne lui mentent pas637. Le fait que Benjamin soit avec eux prouve

qu'ils ne maltraitent pas le fils de Rachel malgré l'amour préférentiel que Jacob lui réserve

après la disparition de Joseph. La crédibilité de la parole des frères lors du premier voyage

est donc vérifiée. Probablement est-ce à cause de cela que Joseph ordonne à son majordome

de faire venir sans tarder ses frères à la maison pour prendre le repas avec lui. La deuxième

fois que Joseph porte son regard sur Benjamin, il est ému jusqu'aux entrailles de telle sorte

qu'il part précipitamment pleurer en privé. À travers ce regard, Joseph voit en Benjamin son

vrai frère, le fils de sa mère. C'est donc la relation tissée entre les deux fils d'une même

mère que fixe le regard de Joseph. Ainsi le même regard sur la même personne provoque-t-

il des réactions tout à fait différentes.

Le regard du personnage avec son appréciation nous ouvre à une autre perspective, à

savoir la parole, celle du personnage et celle du narrateur, un autre lieu d'évaluation.

636 En citant le Zohar, Gross précise que « lors de la première rencontre, Joseph voit Benjamin, tandis que la

seconde fois "il lève les yeux et il voit..." ». Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 388. C'est

l'auteur qui souligne. Notons que dans les deux cas, le fait que Joseph regarde (wayyarʾ) est immédiatement

suivi de sa « prise de parole » (wayyōʾmer). 637 Hamilton (The Book of Genesis, p. 548) note que Joseph voit ses autres frères avant de voir Benjamin.

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3.7.2 De la gravité de la famine à l'ouverture de la fraternité

La première parole de Gn 43 est une parole descriptive du narrateur concernant la

gravité de la famine. Celle-ci devient beaucoup plus pesante par rapport à la fin de Gn 41

où elle est décrite en ces termes : « s'était aggravée la famine (ḥāzaq hārāʿāḇ) » (v. 57). En

effet, le lecteur constate qu'il y a un renversement dans l'ordre des mots au 43,1 : « la

famine était pesante (wehārāʿāḇ kāḇēḏ) ». Ainsi, en mettant le terme « famine » avant

l'adjectif, le narrateur souligne son caractère très sévère638. Pour faire face à ce grave

manque de nourriture, c'est encore Jacob qui prend initiative. Il s'adresse à ses fils lorsqu'ils

finissent la réserve des vivres achetés en Égypte : « Retournez, achetez pour nous un peu de

nourriture » (v. 2). La précision de Jacob (« un peu [meʿaṭ] ») laisse entendre que sa famille

est vraiment affamée639. Ce n'est qu'avec un peu d'alimentation qu'il espère faire survivre

les siens en ce temps de la grande disette.

À l'interpellation assez timide de son père, Juda fait une intervention salutaire640 (v.3-

5) :

« L'homme a attesté, oui, attesté contre nous en disant :

"Vous ne verrez pas ma face si votre frère n'est pas avec vous."

Si tu envoies notre frère avec nous, nous descendrons

et nous achèterons pour toi de la nourriture.

Et si tu n'envoies pas, nous ne descendrons pas

car l'homme nous a dit :

"Vous ne verrez pas ma face si votre frère n'est pas avec vous." »

Le discours de Juda est marqué par une clarté d'esprit. Avec détermination, il cherche

à convaincre son père de laisser partir Benjamin. En utilisant le verbe « attester (ʿwd) »,

suivi d'un infinitif absolu, Juda laisse entendre à son père que le départ de Benjamin est une

condition absolument nécessaire641. Au centre de son intervention, Juda replace la demande

que son père vient d'exprimer en l'interpellant explicitement : « nous achèterons pour toi

(leḵā) de la nourriture642 ». D'une manière très subtile, il enveloppe le souhait de son père

638 Ainsi, Hamilton, Ibid., p. 539. 639 Selon Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 186), en disant « un peu de manger », Jacob

exprime « sa crainte de brusquer les fils ou de voir se réveiller une douloureuse question ». Voir aussi

Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 300. 640 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Ibid., p. 187-188. 641 Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 121. On peut traduire ces deux formes verbales par « déclarer

solennellement ». Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 538. 642 Juda remplace le « pour nous (lānû) » dans la requête de son père au v. 2 par le « pour toi ».

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par le choix qu'il devrait faire lui-même : garder Benjamin ou l'envoyer avec ses autres fils.

C'est la décision exclusive du père qui détermine la descente ou non de ses fils dans la

vallée du Nil643. Toutefois, il faut souligner que Juda, dans son interpellation assez directe

envers son père, ne l'accuse pas. Loin de se plaindre auprès de Jacob qui garde jalousement

Benjamin au risque de faire périr la famille tout entière, Juda lui remet délibérément la

liberté de choisir. Sa manière d'agir correspond parfaitement à celle de Tamar qui lui a

laissé le choix de reconnaître ou pas les gages qu'elle a retenus avec soin (Cf. Gn 37,25).

Ainsi, transformé par la rencontre avec Tamar, Juda comprend qu'il faut dire la vérité avec

franchise en respectant entièrement la liberté de l'autre de reconnaître ou non sa faute.

L'argument de Juda semble convaincre Jacob, mais celui-ci accuse encore une fois ses

fils comme s'il a besoin de redire ses rancunes : « Pourquoi m'avez-vous fait du mal en

racontant à l'homme que vous aviez encore un frère ? » (v. 6) La réprimande de Jacob est-

elle sans fondement ? Dans un sens profond, par une fausse accusation, Jacob touche du

doigt la vérité cachée depuis vingt ans. Ses fils ne font-ils pas du mal à Jacob en racontant

qu'ils ont parlé au gouverneur égyptien de leur frère, non pas de Benjamin, mais de Joseph

dont ils sont responsables de la disparition644 ? En ce moment où les fils de Jacob rentrent à

la maison avec un frère en moins comme autrefois, le fait d'évoquer un frère qui ne forme

pas la fratrie rappelle sans aucun doute la figure de Joseph dont l'absence cause une grande

souffrance chez Jacob. Ainsi, une fausse accusation peut faire surgir la vérité, une vérité qui

mène les coupables face à leur propre responsabilité. C'est ce que les fils de Jacob sont en

train de réaliser sans le savoir.

À la plainte de leur père, pas seulement Juda, mais tous ses fils cherchent à se

justifier: « L'homme a demandé, oui, demandé sur nous et sur le lieu de notre naissance en

disant : "Votre père est-il encore vivant ? Avez-vous un frère ?" et nous avons raconté à

l'homme en répondant à ces paroles. Est-ce que nous savions, oui, savions qu'il dirait :

"Faites descendre votre frère ?" » (v. 7) Bien qu'il s'agisse ici d'une parole que les frères

inventent pour répondre à Jacob645, leur intervention montre qu'ils sont solidaires les uns

643 Hamilton, The Book of Genesis, p. 540-541. 644 Ainsi, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 191. 645 Nous reviendrons sur ce propos au chapitre consacré à la transtextualité.

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des autres devant le reproche de leur père. Cette solidarité leur permet inconsciemment

d'assumer leur responsabilité, quoiqu'indirecte comme nous l'avons souligné au chapitre

37, dans la vente de Joseph. À ce point, il est à noter que l'alternative entre l'intervention de

Juda et celle des frères n'est pas anodine. Si autrefois les frères se sont associés à la

proposition de vente faite par Juda, aujourd'hui ils l'appuient pour répondre à l'accusation

de leur père. Ainsi, en précisant la participation de tous les fils de Jacob dans la réponse

face à la plainte de leur père, le narrateur suggère qu'ils sont en train de réparer la faute

passée.

À la suite de l'intervention spontanée de ses frères, Juda reprend parole dont la teneur

est très profonde. D'une part, le narrateur précise que Juda parle à Israël, son père (v. 8).

Sous le regard de Juda, Jacob, avant d'être son père, est le chef de la tribu d'Israël qui doit

assumer la responsabilité de la survie de toute la famille646. D'autre part, Juda utilise le

terme « le jeune homme (hannaʿar) » pour désigner Benjamin. Ce vocable permet de

rendre Benjamin plus autonome, coupé de toute relation convoitée. Il n'est plus ni le fils du

père, ni le frère des frères647. Il est un être singulier et libre sur qui personne ne peut avoir la

mainmise, mais de qui dépend la vie de tous648. L'intervention de Juda interpelle vivement

Jacob dans son désir possessif d'être père des enfants de Rachel en oubliant qu'il doit

prendre en charge l'avenir de tous les membres de la tribu. Elle permet donc à Jacob d'être

lui-même en tant que patriarche responsable. Elle aide également Benjamin à devenir un

sujet capable d'agir librement. La « prise de parole » de Juda conduit Jacob à comprendre

que pour vivre et pour faire vivre, il faut surmonter courageusement la peur de la mort. Juda

a appris cette audace par Tamar qui l'a fait sortir d'un désir craintif de garder la vie d'un fils

au risque de faire mourir la famille tout entière. Mais la transformation de Juda à travers la

rencontre avec Tamar ne s'arrête pas là. Elle se poursuit dans la manière d'assumer la tâche

qui lui revient.

646 Il est à noter que l'utilisation du nom Israël à la place de celui de Jacob dans cette péricope est très

significative (v. 6.8.11). Pour Longacre (« Who Sold Joseph into Egypt », p. 84-85 et 89), l'alternative du nom

Israël / Jacob est chargée de sens. Si Israël désigne le chef de tribu, Jacob représente plutôt un père avec sa

faiblesse humaine. Voir aussi Longacre, Joseph. A Story of Divine Providence, p. 147. 647 Ainsi, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 193. 648 Il est question ici de la vie de trois générations : Jacob, ses fils et les fils de ses fils. Ainsi, Hamilton, The

Book of Genesis, p. 542.

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Après avoir séparé Benjamin du désir possessif de Jacob, Juda prend maintenant sa

propre responsabilité : « Et moi, je porterai son gage : de ma main tu le chercheras ; si je ne

le fais pas venir vers toi et ne le ramène pas devant toi, j'aurai commis une faute envers toi

tous les jours » (v. 9). En reprenant son intervention par le « moi (ʾānōḵî) », Juda s'engage

personnellement à porter garantie envers Benjamin devant Jacob649. Il utilise également le

verbe « ʿāraḇ (se porter garant) », un verbe qui exprime l'idée de la caution contre tout

risque financier lorsqu'une personne assume la dette d'une autre650. En outre, l'expression

«de ma main tu le chercheras » traduit bien le sens de la responsabilité personnelle651. À la

différence de Ruben qui propose la mort de ses fils en cas d'échec, Juda ne se donne que

lui-même pour rassurer son père652. « Il se met lui-même en jeu, prenant sur lui la faute et

s'interposant en personne pour arrêter enfin ces malheurs en chaîne. Ce faisant, il oblige son

père à lui faire réellement confiance, sans autre garantie que celle de la parole donnée. C'est

qu'une parole vraie reste vaine si elle ne rencontre pas chez autrui la confiance qu'elle

mérite653 ».

La « prise de parole » de Juda devant son père le définit donc positivement654. Elle est

basée sans aucun doute sur l'expérience de sa propre famille : étant père, Juda a appris que

le fait de garder jalousement le fils qu'on aime peut faire périr la famille tout entière. C'est

seulement en risquant de perdre l'être aimé qu'on peut assumer la survie du clan. À l'aide de

l'intervention de Juda, Jacob accepte le départ de Benjamin dont, après la disparition de

Joseph, il ne peut être séparé que par la mort. Ainsi, la parole de Juda est tellement

convaincante que son père laisse Benjamin partir en Égypte. C'est grâce à cette intervention

salutaire que Juda est qualifié de personnage positif qui réussit là où son frère aîné a

échoué.

649 Pour Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 195), le verset 9 est dominé par les « six marques de

première personne ». 650 Hamilton, The Book of Genesis, p. 542. 651 Ibid. 652 Le lecteur peut imaginer que la proposition de Ruben réveille chez Juda un très mauvais souvenir.

Comme père, Juda condamne, sans le savoir, à mort ses deux propres fils. Le même courage qui permettait à

Juda d'admettre ses erreurs pour sauver la vie de ses deux fils le conduit maintenant à prendre lui-même la

responsabilité devant son père. 653 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 195. 654 Comme au chapitre 37, l'intervention de Juda vient après celle de Ruben. Dans les deux cas, sa

proposition est acceptée. Voir Alter, L'art du récit biblique, p. 190 ; Westermann, Genesis 37-50, p. 121.

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Suite à la proposition de Juda, Israël, en tant que chef de famille, demande à tous ses

fils de préparer le deuxième voyage en Égypte655 (v. 11-14). À part les meilleurs produits

du pays de Canaan, il leur suggère de prendre avec eux un double (mišneh) d'argent en

disant qu'il s'agit peut-être d'une « action posée par inadvertance », d'une « méprise656 »

(mišgeh). Avec ce jeu de mots, le narrateur insinue que Jacob considère que l'argent restitué

dans le sac de ses fils est lié à une action soupçonnée dont la nature lui échappe657.

Contrairement au chapitre 42 où Jacob, effrayé autant que ses fils à la vue de l'argent, ne

fait aucun commentaire explicite à ce propos, ici le patriarche exprime plus clairement son

doute. C'est probablement dans cet esprit qu'il sollicite, à deux reprises, ses fils de bien

garder l'argent dans leur main, « comme s'il voulait prévenir toute nouvelle

mésaventure658».

Jusqu'ici, nous constatons que l'engagement de Juda interpelle directement Jacob dans

sa propre responsabilité en le faisant réfléchir sur la confiance qu'il accorde à ses fils.

L'enjeu de cette confiance est énorme puisqu'il s'agit d'une question de vie ou de mort. D'un

côté, si Jacob fait confiance à ses fils en laissant partir Benjamin en Égypte, la famille

vivra. De l'autre, s'il garde son dernier fils, par méfiance envers les autres, la tribu tout

entière périra. Bien que Jacob saisisse cet enjeu en cédant à la demande de Juda, il est

encore marqué par la douleur de la perte de son fils préféré et de la disparition éventuelle de

son cadet qui remplace son frère aîné depuis une vingtaine d'années. À cela s'ajoute

l'incident du montant d'argent découvert lors du retour du premier voyage, incident qui

éveille une certaine méfiance chez le vieux patriarche. Dans cette perspective, le fait que

Jacob prépare soigneusement le deuxième voyage de ses fils donne à penser qu'il est en

train de monter un plan pour éviter le départ de Benjamin659. Si le cadeau a pour objectif

d'amadouer le gouverneur égyptien et le double d'argent permet de prouver l'honnêteté des

fils de Jacob, le voyage de Benjamin ne s'avère plus nécessaire. Mais, à la grande surprise

du lecteur, Jacob termine son conseil en ces termes : « Et votre frère, prenez et levez-vous,

655 Le nom d'Israël est situé entre les fils et leur père : « ʾălêhem yiśrāʾēl ʾăḇîhem ». Cette disposition

symétrique souligne l'élément central. 656 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 197. 657 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 544), l'erreur dont parle Jacob pourrait être à la fois celle de

l'Égyptien et celle de ses fils. 658 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 198. 659 Nous reprenons ici l'analyse de Wénin, Ibid., p. 198-199.

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retournez vers l'homme » (v. 13). Par l'utilisation du troisième impératif « prenez » dans

une courte et rapide succession, Jacob fait comme si c'est dans la douleur qu'il détache

Benjamin de son amour possessif en le laissant partir avec ses frères en Égypte. Ce

détachement affectif n'est possible qu'après une longue séparation du matériel (cadeau et

double somme d'argent) qui est très précieux en ce temps de la grande famine660. Ainsi, en

organisant le discours de Jacob, le narrateur suggère que la décision de Jacob est déchirante

pour lui-même. En même temps, cette décision marque un progrès de sa confiance envers

ses fils puisque, dans la bouche de Jacob, Benjamin, cessant d'être son fils, devient le frère

des autres fils661.

Avec ce nouveau pas de confiance et après avoir adressé une prière au Dieu tout-

puissant, Jacob ajoute un dernier mot avant le départ de ses fils dans la vallée du Nil : « et

moi, comme j'ai été privé d'enfants, je suis privé d'enfants » (v. 14). En commençant sa

phrase avec le « et moi (waʾănî) », Jacob rejoint Juda dans sa manière d'assurer la

responsabilité personnelle (v. 9). En outre, à la différence de l'accusation au 42,36 où les

fils de Jacob sont mentionnés comme le sujet du verbe actif, ici, Jacob assume lui-même

cette fonction662. Le patriarche a-t-il admis sa part de responsabilité dans cette situation ?

Sa lamentation exprime évidemment la douleur d'un vieux père d'être privé de ses enfants

préférés. Toutefois, elle laisse entrevoir en même temps sa prise de conscience d'être

personnellement impliqué dans le malheur qu'il subit maintenant. C'est comme si c'est en

laissant partir Benjamin que Jacob comprend que son amour démesuré envers l'autre enfant

de Rachel est la cause de sa disparition. Si cette intuition s'avère juste, le lecteur peut

espérer une ouverture plus grande vers la fraternité entre les fils de Jacob au moment où

celui-ci renonce à toute préférence qui déforme la paternité. C'est à ses fils maintenant, loin

de leur père et loin de leur pays, de rétablir leur relation de fraternité qui est tout de même

un long chemin à parcourir.

Prenant avec eux le cadeau, la double somme d'argent et leur frère cadet, les fils de

Jacob descendent pour la deuxième fois en Égypte. Lorsque Joseph les a vus avec

660 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 545), le fait que Jacob mentionne la descente de l'argent avant

celle de Benjamin indique le niveau de sa difficulté dans le renoncement. 661 Ainsi, Green, « What Profit for Us ? », p. 142. En désignant Benjamin comme « votre frère » devant ses

fils, Jacob leur confie la responsabilité fraternelle. Voir aussi Alter, Genesis, p. 254. 662 Il s'agit du même verbe « šāḵal », mais en 43,14, il est au Piel. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 544 ;

Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 201.

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Benjamin, il « dit à celui qui était [en charge de] sa maison : "Fais venir les hommes à la

maison", [...] car c'est avec moi que les hommes mangeront à midi » (43,16). Il est

important de noter ici que Joseph parle des hommes (hāʾănāšîm), à deux reprises dans le

même verset, pour désigner ses frères. En apparence, cet appellatif montre une distance,

même une indifférence de Joseph envers ses frères. Cependant, plus profondément, le

lecteur peut comprendre que cette évaluation de Joseph se fait dans son rapport avec

l'intendant et non pas dans sa relation avec des frères663. Joseph dit-il cela pour ne pas

révéler l'identité de ses frères au majordome ? C'est probable, puisqu'en tant que maître,

Joseph peut demander à son fonctionnaire de faire les choses sans en donner

nécessairement la raison.

Il est également à souligner que l'appellation que Joseph fait de ses frères correspond

à la désignation du gouverneur égyptien par laquelle Juda commence le dialogue avec son

père : « L'homme (hāʾîš) a attesté, oui, attesté contre nous664 » (v. 3). Avant que les fils de

Jacob se reconnaissent comme les frères les uns envers les autres, ils sont décrits dans un

rapport neutre, dans une relation d'homme à homme. Cela permet de tracer un chemin de

fraternité en commençant par la mise en valeur de l'autonomie des personnes concernées665.

Ainsi, loin d'être comprise comme une évidence par le fait qu'on est du même père, la

fraternité est à construire à partir des relations humaines.

À l'ordre de Joseph, le majordome conduit sans tarder les fils de Jacob dans la maison

du gouverneur. En constatant un tel geste d'hospitalité, ils se disent entre eux : « C'est à

cause de l'argent retourné dans nos besaces au début qu'on nous amène pour se rouler sur

nous et pour se jeter sur nous et pour nous prendre pour esclaves avec nos ânes » (v. 18).

En mettant dans la bouche des frères ce raisonnement, le narrateur fait savoir au lecteur leur

peur lorsqu'ils sont amenés à la maison de Joseph. Une telle parole révèle effectivement le

sentiment de culpabilité chez les frères. Ce sentiment, ressenti d'une manière explicite dès

leur sortie de prison lors du premier voyage, revient à leur esprit maintenant quand les

frères sont sur le point d'entrer dans la maison du gouverneur. Ainsi, la remise d'argent que

Joseph a faite permet à ses frères d'exprimer le sentiment de culpabilité qui les habite

663 Le fait que les frères sont appelés ici « les hommes » est en accord avec le point de vue du majordome de

Joseph. Longacre, « Who Sold Joseph into Egypt », p. 84. 664 Sarna, Genesis, p. 298. 665 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 207.

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depuis longtemps. Encore une fois, les frères parlent librement sans que personne ne le leur

demande666. Le sentiment qu'ils partagent ne concerne pas seulement la possibilité du vol

de l'argent, mais aussi du vol de Joseph de l'amour paternel667. Dans cette perspective, le

trésor dont parle le majordome peut revêtir un autre sens (v. 23). Il peut signifier « le

"trésor" de la fraternité, déjà découverte en partie par ces hommes mais toujours enfoui là

où se trouve le grain, ce trésor que cache l'argent figurant la dette non payée envers

Joseph668 ». Pour trouver ce trésor, les frères n'ont même pas besoin de faire des fouilles, il

est à l'ouverture des sacs669.

Bien qu'il repose à un endroit facile à découvrir, le trésor de la fraternité exige une

prise de conscience de l'état actuel de la relation entre tous les fils de Jacob. Pour cela, les

frères doivent se rendre compte de la réalité de leur relation avec les fils de Rachel. Après

avoir questionné sur la santé de leur père, Joseph demande à tous ses frères : « Est-ce que

celui-ci est votre petit frère dont vous m'aviez parlé ? » (v. 29) À la question de Joseph, les

frères ne répondent pas670. Le fait que les frères se taisent devant l'interrogation de Joseph

permet au lecteur d'évaluer la relation fraternelle entre les fils de Jacob. En effet, cette «non

prise de parole » « peut être symptomatique de l'état de la relation des frères avec les fils de

Rachel671 ». Le lecteur peut supposer qu'après la disparition de Joseph, Jacob oriente toute

son affection, même un peu plus par rapport à Joseph672, vers le fils qui lui reste de son

épouse bien-aimée. Cet amour possessif ne favorise guère la relation entre ce fils de Rachel

et les autres fils qui, malgré tout, sont appelés à former une fratrie. Le fait que Jacob laisse

partir maintenant Benjamin avec ses autres frères indique sa confiance dans leur capacité de

666 Hamilton, The Book of Genesis, p. 549. 667 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 210. 668 Wénin, Ibid., p. 212. Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 547), le terme « maṭmôn » désigne le «trésor

caché » puisqu'il dérive du verbe « ṭāman » signifiant « cacher », « dissimuler ». 669 Hamilton, Ibid., p. 550. 670 « Dans les dialogues du récit biblique, il arrive souvent que la répétition de l'introduction narrative du

discours ("et il dit") entre deux paroles d'un même personnage signale que le locuteur reprend la parole

après une pause que l'interlocuteur n'a pas mise à profit pour répondre ». Wénin, Joseph ou l'invention de la

fraternité, p. 216. Voir aussi von Rad, La Genèse, p. 397. 671 Wénin, Ibid., p. 216. 672 Au chapitre 42, nous avons montré que l'attachement préférentiel de Jacob envers Benjamin est plus fort

que celui envers Joseph. En effet, au chapitre 37, Jacob envoie Joseph vers ses frères bien qu'ils soient en

conflit. Alors que Jacob ne laisse pas partir Benjamin au moment où il demande à ses fils de descendre en

Égypte.

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fraternité. Toutefois, cette séparation n'est qu'une première étape dans le rétablissement du

lien fraternel. Une fois arraché à l'amour paternel, Benjamin doit réintégrer le groupe des

dix autres fils de Jacob. Les autres frères sont-ils prêts à accepter Benjamin comme leur

frère à part entière, loin de l'amour protecteur de Jacob ? Un autre test s'avère nécessaire

pour vérifier la solidarité des frères envers Benjamin673. C'est effectivement ce que Joseph

va chercher à examiner au prochain chapitre.

L'analyse du dispositif évaluatif de la parole en Gn 43 nous a aidé à voir comment

l'enjeu de la fraternité se dégage au cœur d'une famine qui devient de plus en plus pesante.

Ce n'est pas qu'après avoir résolu une difficulté, que la famille de Jacob passe à une autre.

Mais c'est en abordant un défi qu'elle entrevoit l'issue d'un autre. À travers la recherche

commune pour surmonter le problème créé par la grande disette, Jacob et ses fils

parviennent à entretenir un dialogue de confiance et de franchise en exprimant la peur, le

doute et le sentiment de culpabilité qui les habitent. Ils réussissent aussi à faire le point sur

l'événement du passé en assumant, consciemment ou non, la responsabilité de chacun. En

abandonnant la convoitise sous toutes ses formes, ils admettent l'importance du respect de

l'autre comme un sujet singulier, de sa liberté et de son autonomie. En outre, ils prennent en

considération la nécessité d'être solidaires les uns envers les autres, même d'être solidaires

dans la faute.

Si le rapport du personnage à la parole établit un lien entre la famine et la fraternité,

sa relation au travail indique différents points de vue sur une même action.

3.7.3 De voyageurs accusés bavards à visiteurs craintifs

Le rapport du personnage au travail en Gn 43 est assez complexe. Hésitant à accepter

le départ de Benjamin, Jacob estime que ses fils sont des mauvais travailleurs puisqu'ils ne

se sont pas contentés d'acheter des vivres, mais ils ont raconté encore au gouverneur

d'Égypte qu'ils ont un frère resté à la maison. Du point de vue de Jacob, l'exigence de

l'Égyptien à propos de la venue de son fils cadet dans la vallée du Nil est probablement

venue de ce bavardage inutile. La considération de Jacob est-elle justifiée ? Plus que

quiconque, Jacob connaît l'état de ses fils avant leur départ en Égypte : ils ne faisaient alors

que se regarder les uns les autres et ne répondaient même pas à son reproche. Ainsi, les

673 Voir Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 302.

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frères ne sont pas devenus, du jour au lendemain, bavards au point de raconter en détail à

un étranger l'histoire de leur propre famille. Cette information n'a été fournie que parce

qu'elle servait à justifier le but principal de leur voyage en Égypte. Ainsi, le reproche de

Jacob à propos du mauvais travail de ses fils n'est pas objectivement fondé. Quant au

lecteur, témoin de la scène de la rencontre entre le seigneur égyptien et les fils d'Israël, il

sait bien que ces derniers ne sont pas du tout de mauvais travailleurs. Par une fausse

évaluation de Jacob sur le travail de ses fils, le narrateur indique discrètement que ceux-ci,

à l'insu de leur père, sont transformés par leur voyage. Leur handicap de la parole est

désormais guéri. De personnes qui n'étaient pas capables de réagir au reproche de leur père,

ils parviennent à dialoguer avec le gouverneur égyptien. Ils peuvent même lui raconter

quelques éléments de l'histoire de leur famille, dans sa complexité.

Jacob demeure-t-il toujours dans sa fausse évaluation de situation ? Une fois accepté

le départ de Benjamin, Jacob demande à ses fils de préparer leur voyage. À travers les

conseils que Jacob donne à ses fils, le lecteur peut admirer la prévoyance du vieux

patriarche. En effet, celui-ci commence par mentionner le cadeau que ses fils offriront au

gouverneur d'Égypte674 : « un peu de baume et un peu de miel, aromates et ladanum,

pistaches et amandes675 » (v. 11). Ce sont des spécialités de Canaan qui sont probablement

très recherchées en Égypte puisque les Ismaélites y transportaient trois de ses produits

lorsqu'ils ont acheté Joseph (Cf. Gn 37,25). Ensuite, Jacob demande à ses fils d'apporter

une double somme d'argent, une pour rembourser la dette du premier achat au cas où il

s'agirait d'une erreur et une autre pour effectuer le deuxième achat. Jacob se montre donc un

excellent travailleur qui cherche à adoucir son partenaire commercial en essayant de

devenir plus crédible à ses yeux. Ainsi, même si Jacob fait une fausse évaluation du travail

de ses fils, il devient lui-même un très bon travailleur lorsqu'il est question d'envoyer son

fils préféré avec ses autres fils. Quelle est la raison de ce changement considérable ? Le

lecteur peut se rendre compte que c'est la préférence outrancière de Jacob envers Benjamin

qui conduit le patriarche à une fermeture sans précédent. Une fois qu'il abandonne son

674 Lors de la rencontre avec Ésaü (Gn 33,10), en vue d'être réconcilié avec son frère, Jacob lui présente une

offrande (minḥâ), le même terme que nous retrouvons ici. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 544. 675 En mettant dans la bouche de Jacob une précision, à deux reprises dans une courte phrase, de la

simplicité du cadeau « un peu (meʿaṭ) », le narrateur laisse entendre que Jacob cherche à plaire au seigneur

égyptien bien qu'il n'ait pas beaucoup à lui offrir en ce temps de grande famine.

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amour démesuré envers le fils de Rachel, il est doté d'une prévoyance et d'une habileté

remarquables. Par ce changement de Jacob dans son rapport au travail, le narrateur suggère

que l'attachement excessif de Jacob envers Benjamin ne rend pas seulement impossible sa

relation avec les autres fils, mais elle diminue aussi sa capacité de travailler en tant que

responsable de la tribu qui, plus que jamais, a besoin de lui pour surmonter la crise

alimentaire.

En Gn 43, il y a un autre personnage dont le rapport au travail suscite des évaluations

complexes. Il s'agit de l'assistant de Joseph. Comme l'interprète du chapitre 42, le

majordome qui sert d'intermédiaire entre Joseph et ses frères assume parfaitement son rôle.

Sur l'ordre de Joseph, il introduit les invités cananéens dans sa maison. Devant l'inquiétude

des frères, il cherche à les rassurer en attribuant au Dieu de ses hôtes la cause de la

restitution de l'argent. Il apporte de l'eau pour que ses convives puissent se laver les pieds.

Il nourrit également leurs ânes qui viennent d'effecteur un long voyage676. Du point de vue

du lecteur, ce majordome apparaît comme un bon travailleur. Cependant, c'est justement la

qualité de cet accueil qui inquiète les frères de Joseph677. Ces derniers, ayant été accusés

faussement d'être espions et mis en prison pendant trois jours lors du premier voyage,

regardent ce geste d'hospitalité comme quelque chose de dangereux. La peur qui les habite

au moment où ils sont introduits dans la maison les poursuit probablement dans la suite de

la rencontre. Le seigneur égyptien monte-t-il un nouveau coup pour les accuser faussement

en ne donnant aucun argument ? Joue-t-il sur la gentillesse de son assistant pour les

humilier par la suite ? Cache-t-il une main de fer dans un gant de velours pour gifler plus

fort les coupables présumés ? Ainsi, aux yeux des frères de Joseph, le travail qui est bon en

soi peut être considéré comme la préparation d'un stratagème ingénieux qui ne jouera pas à

leur avantage. Le même travail est donc jugé positif par le lecteur et probablement par

Joseph, le maître de la maison, mais il est jugé comme négatif par les convives cananéens.

676 « Les frères sont bien reçus, selon toutes les règles de l'hospitalité. [En effet,] on apporte de l'eau afin

que les hôtes se lavent les pieds, selon la tradition inaugurée par Abraham [Gn 18,4] ; on donne du fourrage

aux animaux, comme l'avait fait Rébecca, recevant Eliézer [Gn 24,25.32]. La maison de Joseph reste fidèle

aux traditions familiales ». Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 386. 677 C'est possible que l'angoisse influence le comportement des fils de Jacob. Ceux-ci « se conduisent ici

comme de petites gens qui agissent maladroitement et servilement dans un cadre étranger et distingué. Ils

commencent déjà à parler à l'entrée du palais ». von Rad, La Genèse, p. 396.

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Le rapport du personnage au travail nous montre que le sentiment est intimement lié à

la compétence du travailleur et à sa capacité d'évaluation. L'amour possessif de Jacob

envers Benjamin le rend incompétent dans l'évaluation du travail de ses fils alors que

l'abandon de cette préférence lui permet d'être un excellent travailleur. Quant à ses fils,

dominés par la peur, ils ne parviennent pas à évaluer le travail du majordome égyptien qui

leur accorde un chaleureux accueil. La question du sentiment et de l'accueil est traitée d'une

autre manière dans le rapport du personnage à l'éthique que nous abordons maintenant.

3.7.4 D'une responsabilité paternelle à un accueil fraternel

La préférence outrancière de Jacob envers son fils cadet le conduit à une position qui

pourrait mettre en péril la famille tout entière. Devant cet enjeu de vie ou de mort, Juda

interpelle directement son père dans la responsabilité de chef de la tribu : « Envoie le jeune

homme avec moi et nous nous lèverons et nous irons, pour que nous vivions et nous ne

mourrions pas, et nous, et toi et nos petits » (v. 8). Suite à la « prise de parole » de Juda, le

patriarche prend conscience qu'il ne peut plus garder Benjamin au risque de laisser sa

famille mourir de faim. Sans le dire clairement, Juda estime que l'amour possessif de Jacob

envers Benjamin peut conduire la famille tout entière à la mort. Jacob est donc mis devant

un choix difficile : continuer à garder égoïstement le fils cadet et laisser périr la famille ou

l'envoyer avec les autres fils en Égypte pour sauver toute la tribu678. La permission du

départ de Benjamin signifie pour Jacob ce qui peut être considéré comme la fin de toute

affection particulière envers son épouse bien-aimée qui l'a quitté sur la route d'Ephrata (Cf.

Gn 35,19). Cependant, face à la responsabilité que Juda vient d'évoquer, Jacob ne peut pas

faire autrement. Ainsi, dans la décision de Jacob, la responsabilité envers la survie de toute

la tribu l'emporte sur l'attachement personnel.

Ces paroles de Juda « honorent » le père en l'alourdissant avec justesse. D'une

part, en effet, elles mettent clairement Jacob devant ses responsabilités de père,

si pénibles soient-elles ; d'autre part, en les prononçant, Juda croit son père

capable de ne pas faire porter à tous les conséquences de son problème avec ses

678 « De façon tranchante mais sans agressivité, [Juda] met son père devant une alternative et le contraint à

un choix que lui seul peut poser. Il reste discret, même, car en énonçant les termes de l'alternative, il ne va

pas jusqu'à en expliciter les conséquences ultimes que l'on pourrait formuler comme suit : si, en père

confiant, tu laisses venir notre frère Benjamin, nous aurons de la nourriture et tous vivront ; mais si, en père

possessif, tu le gardes avec toi, il n'y aura de pain pour personne, et tous mourront, y compris les femmes et

les enfants ». Wénin, « Des pères et des fils. En traversant le livre de la Genèse », RETMO 225 (2003), p. 31.

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fils, quand la vie de tous est en jeu. Autrement dit, Juda honore son père en lui

enseignant avec respect la voie de la vraie paternité. Car un père digne de ce

nom n'étouffe pas un de ses fils en le tenant captif de son manque et de ses

angoisses, comme Jacob le fait avec Benjamin. Un vrai père fait confiance à la

parole de ses fils et à leur capacité de fraternité – en tout cas, il ne les enferme

pas irrémédiablement dans leurs erreurs passées. Enfin, un père est soucieux de

la vie de chacun, même quand, pour cela, il doit laisser ses fils aller leur

chemin. Bref, Juda honore son père en s'adressant à lui d'adulte à adulte, distant

et proche à la fois ; il indique clairement où est sa responsabilité, tout en

prenant lui-même la sienne puisqu'il s'engage à ramener son frère, se chargeant

ainsi du poids qui lui revient en propre : celui de se montrer frère679.

À l'instar de la fraternité qui se développe au cœur d'une crise alimentaire, la paternité

dont il est question ici, retrouve ses lettres de noblesse lorsqu'elle fait face à la famine.

Après la disparition de Joseph, Jacob oriente vers Benjamin tout l'amour possessif qu'il a

réservé à l'autre fils de Rachel. Comme nous l'avons souligné, cette préférence s'avère

encore plus grande dans la mesure où Jacob n'envoie pas Benjamin avec ses frères en

Égypte, alors qu'il a laissé partir Joseph pour rejoindre ses frères à Sichem bien qu'il n'ait

pas ignoré le conflit fraternel entre eux. Le lecteur peut imaginer la difficulté pour Jacob,

dans un contexte normal, d'abandonner cette préférence singulière qui déforme la paternité.

C'est seulement à l'intérieur d'une crise alimentaire où la question de vie ou de mort se pose

que Jacob, grâce à l'aide apportée par Juda, parvient à renoncer à cette possession

destructive. Ainsi, la recherche pour résoudre le problème suscité par la disette n'est pas

seulement un lieu où la fraternité grandit, mais elle instaure aussi un espace où la paternité

retrouve sa vocation originaire. Une paternité digne de ce nom doit être celle qui assure le

bien-être de tous les enfants. Elle doit aussi accorder une grande confiance à chacun d'eux.

Bénéficiant enfin de la confiance paternelle en leur capacité de fraternité, les frères de

Joseph, avec Benjamin, se mettent en route vers l'Égypte. Durant le séjour égyptien, ils

reçoivent un accueil dont les rites sont très significatifs. La mise en scène de ces rituels

divers permet au lecteur d'évaluer les univers moraux des personnages680. Après avoir

introduit les convives cananéens dans la maison de son maître, le majordome leur apporte

679 Wénin, Ibid. 680 Hamon, Texte et idéologie, p. 202-203.

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de l'eau pour que ceux-ci puissent se laver les pieds681. Cette hospitalité est offerte aux

voyageurs étrangers sans tenir compte de leur provenance. Par contre, au moment du repas,

une interdiction coutumière est soulignée : « car les Égyptiens ne peuvent pas manger avec

les Hébreux [du pain] : c'est une abomination pour l'Égypte » (v. 32). Ainsi, si les fils de

Jacob ne sont pas placés à table avec le gouverneur égyptien ou avec ses commensaux, c'est

que la coutume locale ne le permet pas. Cette disposition n'a rien à voir avec un

manquement à l'hospitalité. Le fait que le majordome apporte de l'eau pour que ses hôtes se

lavent les pieds lors qu'ils franchissent la porte de la maison dément tous les préjugés sur le

non-savoir-accueillir des Égyptiens.

Notons également que l'accueil réservé aux fils de Jacob est marqué à la fois d'un

aspect cérémonieux et d'un caractère familier. D'un côté, comme nous l'avons souligné, la

table est disposée conformément à la coutume locale : « ils mirent pour lui [Joseph], à lui

seul, et pour eux [ses frères], à eux seuls, et pour les Égyptiens qui mangeaient avec lui, à

eux seuls » (v. 32). À cela s'ajoute la désignation de place des convives cananéens selon

l'ordre de naissance, l'aîné à la première place et le plus jeune à la dernière. De l'autre, les

fils de Jacob, dépassant la peur initiale, se permettent de s'enivrer devant le seigneur

égyptien. Ainsi, si au début du repas, l'aspect cérémonieux de l'accueil est respecté, la fin de

ce temps de convivialité est marquée d'une certaine note amicale entre l'Égyptien et ses

hôtes. En ce sens, le repas que Joseph offre à ses frères est pour lui l'occasion d'établir

progressivement une proximité avec eux avant de leur dévoiler sa véritable identité. Cette

proximité diminuera sans aucun doute le terrible choc provoqué par la scène de la

révélation d'identité. Ainsi, le savoir-vivre du gouverneur égyptien est incontestable.

Ici, nous pouvons dire que la confiance de Jacob envers ses fils leur permet de s'ouvrir

à la fraternité. Toutefois, avant que cette fraternité ne s'établisse véritablement, elle doit

passer par les rites divers qui les aident à cultiver le désir de se rencontrer et d'être

ensemble. Une fois ces conditions remplies, le rétablissement de la relation fraternelle entre

Joseph et ses frères devient possible.

L'étude sur les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le travail et l'éthique

en Gn 43 nous permet de dégager la fonction idéologique du récit. Dans sa structure

681 Le terme « raǥlêhem (leur pieds) » rappelle le lecteur l'accusation que le gouverneur a faite à l'endroit

des fils de Jacob : « meraglîm (les espions) » (Cf. Gn 42,9.11.14.16). Ainsi, les pieds de ceux qui sont accusés

d'être des espions sont maintenant lavés. En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 551.

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profonde, cette fonction nous montre comment la fraternité et la paternité se construisent

lorsque Jacob et ses fils cherchent une solution pour faire face à la famine. Le manque de

nourriture les oblige de réfléchir sérieusement sur la vocation filiale et paternelle de la

famille. Afin de surmonter la crise alimentaire, Jacob doit laisser partir Benjamin avec ses

frères en Égypte pour acheter des vivres. La confiance que Jacob accorde à ses fils est liée à

une question de vie ou de mort. En faisant confiance à la capacité de fraternité de ses fils

envers Benjamin, Jacob rend son fils cadet libre de tout lien affectif. Il permet en même

temps à tous ses fils d'établir une fraternité qui ne s'appuie pas exclusivement sur le lien

paternel, mais aussi sur la relation fraternelle et humaine. Ainsi, grâce à l'intervention de

Juda dont la rencontre avec Tamar est formatrice dans son rôle du père, Jacob prend

conscience de sa propre paternité en laissant ses fils aller leur chemin. C'est encore Juda qui

intervient auprès du gouverneur égyptien pour lui montrer sa manière d'être frère envers

Benjamin qui vient d'être séparé de l'amour protecteur de son père. Dans quelle

circonstance Juda assume-t-il la responsabilité qu'il a prise devant son père à l'égard de

Benjamin ? C'est l'objectif du chapitre 44.

3.8 ULTIME TEST DE SOLIDARITÉ ENVERS BENJAMIN (Gn 44)

La veille du départ des fils de Jacob, Joseph ordonne à son majordome de remplir

leurs sacs en mettant la coupe d'argent dans celui de Benjamin. Le lendemain, à l'aube, les

voyageurs cananéens prennent le chemin du retour. À peine sortis de la ville, ils sont

rattrapés par le majordome qui les accuse d'être voleurs de la coupe du gouverneur

égyptien. Convaincus de leur innocence, ils proposent de faire mourir le coupable et de

prendre les autres comme esclaves. La fouille, qui est commencée par le sac de l'aîné et est

achevée par celui de cadet, permet de découvrir la coupe dans le sac de Benjamin. De leur

propre initiative, Juda et ses frères, accompagnant le coupable présumé, retournent à la

ville. À l'accusation du gouverneur en personne, Juda lui demande de retenir comme

esclaves tous les frères. S'opposant à cette offre, l'Égyptien montre son intention de prendre

le coupable comme esclave en ordonnant aux autres de partir en paix chez leur père. Pour

honorer l'engagement qu'il a pris devant son père, Juda, en racontant, de façon émouvante,

certains éléments de l'histoire de la famille patriarcale, s'offre lui-même comme esclave à la

place de Benjamin.

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Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où l'ultime test de

la fraternité se fait à travers une accusation à la fois fausse et vraie en fonction de la

référence temporelle ? C'est en analysant les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole,

du travail et de l'éthique que nous dégageons l'enjeu de la solidarité fraternelle et de la

vérité en Gn 44.

3.8.1 Regard bienveillant de Joseph et de Juda

Devenant le leader du groupe lors du deuxième voyage, Juda ne cesse d'étonner le

lecteur par son courage. Dans son discours de plaidoyer, Juda dit au seigneur égyptien la

raison pour laquelle celui-ci exige la venue de Benjamin en Égypte : « Faites-le descendre

vers moi, que je pose mon regard sur lui » (v. 21). Ici, Juda cite une parole négative en la

transformant en terme positif. En effet, l'exigence de la venue de Benjamin avait pour

objectif, dans la bouche de Joseph, de vérifier la véracité de la parole des frères (42,20).

Cette exigence est également comprise en termes négatifs dans la réaction de Jacob lorsque

ses fils négocient avec lui pour obtenir le départ de Benjamin : « Pourquoi m'avez-vous fait

du mal en racontant à l'homme que vous aviez encore un frère ? » (43,6) Par contre, dans la

bouche de Juda, elle devient une expression de la bienveillance du ministre de Pharaon

envers le cadet de la famille patriarcale682. Juda a donc modifié les propos du gouverneur

pour lui attribuer un regard de tendresse et de compassion. Cette transformation indique

que son propre regard ne demeure pas inchangé à travers les événements.

La dernière parole de la supplique de Juda concerne le regard que celui-ci jette sur la

réaction de son père s'il revient à la maison sans Benjamin : « Que je ne voie pas le malheur

qui trouvera mon père683 ! » (v. 34) Le lecteur peut constater qu'il s'agit ici d'un regard qui

est basé sur l'expérience d'un malheur arrivé dans le passé lorsque les frères sont revenus à

la maison sans Joseph. En effet, la proposition de Juda, « bien qu'elle vise le présent

immédiat, [le] ramène néanmoins plus de vingt ans en arrière, lorsqu'au retour de Dotan, il

682 L'expression « poser le regard sur quelqu'un » signifie prendre cette personne sous la protection. Cf. S.R.

Driver, The Book of Genesis : with Introduction and Notes, London, Methuen, 1943, p. 360. Pour von Rad (La

Genèse, p. 402), cette formule « vient du langage de la cour et signifie : témoigner de la bienveillance

envers». 683 Selon Sternberg (The Poetics of Biblical Narrative, p. 308), le sentiment de Juda est tellement authentique

et profond qu'il passe du langage cérémonial à un cri de cœur.

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a vu son père miné par le chagrin suite à la perte de Joseph684 ». Ainsi, en envisageant un

regard sur le malheur que son père subirait si les frères retournaient au pays sans Benjamin,

Juda mesure la gravité de son acte du passé. Le regard de Juda sur le futur exprime donc

son sincère regret d'avoir proposé de vendre Joseph et d'avoir trompé son père au sujet de la

disparition de son fils préféré. Ce regard traduit parfaitement la transformation de Juda

grâce à l'épreuve imposée par Joseph685.

Juda est le personnage pour qui l'adage « les yeux sont la fenêtre de l'âme » est écrit.

Par son regard, il transforme le passé pour mieux voir le présent. En outre, son regard vers

le futur lui permet d'évaluer la gravité de son acte du passé. Le lien entre le présent et le

passé dont il est question ici sera abondamment exploité dans le dispositif évaluatif de la

parole.

3.8.2 Parole de vérité entre le présent et le passé

La « prise de parole » en Gn 44 se mêle entre le présent et le passé. C'est dans le

croisement de ces deux temps que nous percevons l'horizon de la vérité qui se dégage à

travers de fausses accusations. À peine sortis de la ville, les frères sont rattrapés par

l'intendant de Joseph qui répète la même parole que son maître lui demande : « pourquoi

avez-vous payé le mal à la place du bien ? » (v. 4) Du point de vue des personnages, cette

parole est prise pour accuser faussement les frères. Cependant, du point de vue du lecteur,

elle résonne différemment. En effet, cette parole peut être comprise dans le sens où les

frères ont payé pour le mal commis lorsqu'ils ont abandonné Joseph en plein désert. Et ce

mal engendre le bien puisque Joseph, celui qui a été vendu à la suite de la proposition de

Juda à laquelle tous les frères se sont associés, devient le fournisseur des vivres à la famille

en temps de famine. Ainsi, l'interrogation de Joseph n'est pas une simple parole

d'accusation, mais une invitation à réexaminer les actes que les frères ont commis

684 Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 168. 685 En ce sens, Alter, Genesis, p. 265.

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autrefois686. C'est en reconnaissant le mal qu'ils ont commis, que les frères seront en mesure

de contempler le bien qui sera bientôt dévoilé.

Le rapport entre le présent et le passé se poursuit, d'une manière plus subtile, dans la

parole accusatrice de Joseph par l'intermédiaire de son majordome : « N'est-ce pas dans

ceci que mon seigneur boit et qu'il pratique, oui, pratique la divination ? » (v. 5) En

entendant cette parole, les frères ne cherchent pas à avoir des précisions sur ce pour quoi ils

sont accusés687. Une seule allusion leur fait comprendre qu'il s'agit naturellement du vol

d'objets en matière d'or ou d'argent. Dès lors, les frères font tout ce qui est possible pour

manifester leur honnêteté : « Pourquoi mon seigneur parle-t-il selon ces paroles ?

Profanation pour tes serviteurs de faire selon cette parole. Voici l'argent que nous avons

trouvé à l'ouverture de nos besaces, nous l'avons fait revenir vers toi du pays de Canaan, et

comment aurions-nous volé de la maison de ton seigneur argent ou or ? » (v. 7-8)

Le seul fait de vouloir à toutes forces se dire honnête cache quelquefois un

malaise profond ; c'est alors, on l'a déjà vu, la trace d'une culpabilité latente,

endémique, remontant à une faute refoulée un jour par le sujet, culpabilité

qu'une autre accusation vient comme remuer, surtout, peut-être, si cette dernière

est fausse. Alors, la force que le sujet met à défendre son innocence – réelle, au

regard de la fausse accusation – donne la mesure de la force qu'il a mise un jour

à dénier cette autre faute qu'inconsciemment, il redoute sans cesse de voir

remonter à la surface688.

Il est à noter ici que l'ambiguïté à propos de l'objet du vol que les frères nient sans

trop se poser de questions, les renvoie directement vers un autre vol commis quelques

années auparavant, à savoir le vol de Joseph. En effet, pour montrer leur innocence, les

frères emploient le même verbe, « gānaḇ » signifiant « voler », que Joseph a utilisé en

parlant de son destin à l'échanson de Pharaon : « j'ai été volé, oui, volé du pays des

Hébreux» (40,15). Ainsi, même si l'accusation de Joseph s'avère fausse, l'innocence des

frères n'est pas entièrement prouvée. L'objet que les frères ont volé est plus précieux que

l'or et l'argent, c'est la vie de l'un des leurs, c'est sa propre identité.

686 Selon Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 233), par l'utilisation du verbe conjugué « šillamtem

(vous avez rendu) » au v. 4, le narrateur suggère que « l'accusation porte d'emblée sur un défaut de shalôm

dans l'attitude des frères vis-à-vis de Joseph ». N'est-il pas question ici d'un manque de paix ou de non-

réalisation de la mission que Jacob confie à Joseph lorsqu'il l'envoie vers ses frères pour assurer leur bien-

être ? 687 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Ibid., p. 236-237. 688 Ibid., p. 237.

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À ce moment de notre étude, il faut porter attention sur la manière dont le majordome

reprend la parole de son maître. Au moment où cet assistant arrête les fils de Jacob, le

narrateur écrit : « il les rattrapa et il leur dit ces paroles [de Joseph] » (v. 6). Il est à noter

que le narrateur ne rapporte pas la parole d'accusation prononcée par Joseph en discours

direct en présence de ses frères. Il précise simplement que son assistant la répète

machinalement devant ses frères. Ainsi, en ne mettant pas la parole d'accusation dans la

bouche de l'assistant de Joseph, le narrateur la renvoie directement à son destinateur. Ainsi,

c'est Joseph qui accuse ses frères même s'il est représenté par son majordome. Chose

curieuse, face à la proposition de sentence des frères, l'assistant de Joseph réagit comme s'il

était le véritable juge de cette affaire, bien que Joseph ne lui ait pas confié cette charge :

«Celui chez qui [cela] sera trouvé deviendra pour moi esclave, mais vous, vous serez

innocents » (v. 10). Selon ce verdict, le coupable ne sera pas l'esclave de Joseph, le maître

de maison, mais de son majordome. En jouant sur la distribution de parole d'accusation et

de sentence, le narrateur rend donc complexe la situation des frères. Pensant qu'ils peuvent

enfin partir librement dans leur pays après un séjour marqué par des moments d'inquiétude,

ces derniers sont retenus par l'accusation d'une faute dont ils ne sont pas les auteurs.

L'accusation de la faute est prononcée par le seigneur égyptien, mais c'est son assistant qui

en rend le verdict. Ce dernier point peut mettre fin au soupçon des frères à propos de

l'intérêt particulier que le maître égyptien manifeste à leur égard. En effet, du point de vue

des frères, si le majordome peut ajuster leur proposition de sentence, c'est que le maître de

la maison ne tient pas à avoir le dernier mot sur leur destin. Les frères peuvent supposer

que le majordome applique simplement et purement la loi qui est en vigueur dans le pays,

ce que le maître aurait fait s'il avait été présent en personne. L'impression qu'ils ont eu face

à l'attention spéciale que l'Égyptien leur a portée durant l'audience et le repas devient, en ce

moment précis, une pure illusion.

Quoi qu'il en soit, à l'accusation d'avoir volé la coupe divinatoire du maître égyptien,

les frères proposent une sentence qui exprime leur solidarité dans le châtiment : celui sur

qui on trouvera la coupe sera mis à mort et les autres seront les esclaves (v. 9). Répondant à

cette proposition, le majordome dit : « Aussi maintenant, selon vos paroles, ainsi lui689 ».

Ici, l'intendant de Joseph laisse percer un double sens. En effet, le pronom personnel « lui »

689 Traduction de Wénin, Ibid., p. 239.

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désigne le coupable dont on vient de parler. Quant au terme « ken », il peut signifier «ainsi»

et « honnêtement ». Autrement dit, la formule « ainsi lui » peut être traduite : « il est

honnête, lui690 ». Comme le majordome, le lecteur sait bien que Benjamin est honnête.

Bénéficiant d'une connaissance supérieure par rapport aux frères, le lecteur apprécie la

subtilité du double sens dans la parole de ce fonctionnaire qui est au courant de tout ce qui

s'est passé, puisque c'est lui qui a mis la coupe dans le sac de Benjamin. Ainsi, en jouant sur

le double sens du mot « ken », le narrateur souligne l'innocence de Benjamin bien qu'il soit

accusé d'être voleur. C'est envers ce frère innocent, mais déclaré coupable que les autres

doivent manifester leur solidarité.

Après avoir constaté que la coupe est trouvée dans le sac de Benjamin, tous les fils de

Jacob, sans se plaindre contre leur frère cadet691, rentrent en ville de leur propre

initiative692. Ils expriment donc leur solidarité envers le dernier fils de Rachel. Le narrateur

ne les nomme plus comme « les hommes », mais il emploie la formule « Juda avec ses

frères » (v. 14). Outre le sentiment de solidarité envers Benjamin dont nous venons de

parler693, cette expression attire notre attention sur l'enjeu de la fraternité entre les fils de

Jacob dans la suite du récit. Voyons maintenant comment les frères se montrent solidaires

de Benjamin. Lorsqu'ils arrivent à la maison de l'Égyptien, les frères de Joseph tombent

devant lui694. Au prosternement de ses frères, Joseph leur dit : « Quelle action avez-vous

faite ? Ne savez-vous pas qu'un homme comme moi pratique, oui, pratique la divination ? »

(v. 15) Cette parole de Joseph, qui est l'auteur de l'ingénieux stratagème lui permet de

vérifier à quel point ses frères sont solidaires de Benjamin. En effet, la question de Joseph

ne s'adresse pas seulement à Benjamin, le coupable présumé, mais à tous les membres du

690 En ce sens, Wénin, Ibid. 691 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 564. 692 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 241. Selon Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 250), Juda

et ses frères reviennent ensemble à la maison du gouverneur égyptien bien qu'ils soient libres de partir

selon le verdict du majordome. 693 Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 305. Pour l'auteur, il s'agit ici d'une double solidarité :

envers Juda, le leader du groupe et envers Benjamin, le supposé coupable. 694 Le narrateur décrit le geste des frères en des termes qui sont différents de l'interprétation des rêves en

Gn 37 : « wayyipplû leϼānāyw ʾārṣâ (et ils tombèrent devant lui à terre) » (v. 14). À la suite de Speiser

(Genesis, p. 378) et Westermann (Genesis 37-50, p. 133), Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité,

p.244) considère qu'il s'agit ici d'une « soumission complète ». Et, selon Wénin, « ce qui renforce la

soumission, c'est la conscience de la faute commise ». Voir aussi Hamilton, The Book of Genesis, p. 565.

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groupe. Si les fils de Jacob ne sont pas solidaires de leur frère cadet, ils peuvent maintenant

réclamer leur innocence en s'écartant de lui695. Par contre, aux yeux de ses frères, la parole

de Joseph est une accusation qu'ils entendent de la bouche même du gouverneur égyptien

qui leur parle depuis leur arrestation jusqu'à maintenant à travers son majordome.

Comprenant l'enjeu d'un tel questionnement, Juda, porteur-parole du groupe, intervient en

proposant la sentence : « Nous voici esclaves pour mon seigneur, nous et aussi celui dans la

main de qui a été trouvée la coupe » (v. 16). Par sa « prise de parole », Juda répond

directement à la question de l'Égyptien, telle que la comprennent les frères. À l'accusation

de vol, Juda propose donc une punition pour réparer la faute présumée. Cependant, ce

faisant, Juda touche du doigt l'intention sous-jacente de la question que Joseph a posée. En

effet, devant le majordome, les frères, ne sachant pas encore que la coupe se trouve dans le

sac de Benjamin, proposent une sentence qui sépare le coupable des autres : « Celui de tes

serviteurs chez qui [cela] sera trouvé mourra et nous aussi, nous deviendrons pour mon

seigneur des esclaves » (v. 9). Par contre, devant le gouverneur égyptien, Juda suggère un

verdict qui montre la solidarité de tous les fils de Jacob. Ainsi, par une seule « prise de

parole », Juda répond à un double objectif suscité par l'interrogation du ministre de

Pharaon. N'étant pas d'accord avec la réponse de l'accusé, le gouverneur égyptien fait

connaître sa sentence qui rejoint celle de son majordome : « L'homme dans la main de qui a

été trouvée la coupe, lui sera pour moi esclave, mais vous, montez en paix vers votre père »

(v. 17). Par cette parole, Joseph rend le même verdict que son majordome considérant que

le coupable seul sera retenu comme esclave et que les autres seront acquittés696. Cependant,

le lecteur attentif peut remarquer que Joseph ajoute une mention qui donne à penser : «mais

vous, montez en paix vers votre père ». En utilisant les termes « paix » et « père », Joseph

évoque dans la mémoire des frères une question qu'il leur a posée lorsqu'il les a accueillis

dans la maison : « Est-ce qu'il est en paix votre vieux père dont vous aviez parlé ? » (42,27)

Ces termes raniment le soupçon des frères au sujet de l'intérêt spécial que le gouverneur a

manifesté à leur égard, un soupçon qu'ils ont abandonné lors de la sentence prononcée par

le majordome. Ce soupçon revient lorsque les frères pensent à l'attention particulière que

l'Égyptien porte à Benjamin, qui est maintenant trouvé coupable d'avoir volé la coupe. Ce

695 Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 305. 696 Pour Longacre (Joseph. A Story of Divine Providence, p. 193), cette proposition est exactement ce que les

frères ne veulent pas.

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soupçon traverse sans aucun doute l'esprit des frères lorsqu'ils se présentent devant le

ministre de Pharaon.

Arrêtons-nous maintenant à un autre élément de la réponse de Juda. Lorsqu'il n'arrive

pas à prouver leur innocence par rapport au vol de la coupe divinatoire, Juda explique

désespérément au seigneur égyptien : « Dieu a trouvé (māṣāʾ) la faute de tes serviteurs »

(v.16). De quelle faute s'agit-il ici, la faute présente ou la faute passée ? Étant averti du

piège que Joseph a malicieusement tendu en défaveur de ses frères, le lecteur comprend que

le crime que Dieu a découvert ne peut qu'être le crime du passé. En fait, cette phrase « a

intentionnellement, sous la plume du narrateur, un double sens. Elle a l'air de ne se

rapporter qu'à l'affaire de la coupe ; mais elle concerne beaucoup plus directement la faute

qui pèse sur tous les frères697 ». Il est à noter également que Juda a employé la forme du

pluriel pour désigner les coupables : « tes serviteurs ». Or, le seul coupable du vol de la

coupe est Benjamin. En ce sens, en utilisant cette formule, Juda veut probablement affirmer

la solidarité de tous les frères envers Benjamin. Cependant, le pluriel en question peut

renvoyer aussi aux coupables du crime commis à l'encontre de Joseph dans le passé698. Il

faut mentionner aussi que l'utilisation du verbe « trouver » que fait Juda est très riche en

enseignement. Au verset 9, convaincus de leur innocence, les frères proposent une

sentence: « Celui de tes serviteurs chez qui [cela] sera trouvé (yimmāṣēʾ) mourra et nous

aussi, nous deviendrons pour mon seigneur des esclaves ». Or, après la fouille, ils sont

condamnés de leur propre verdict, puisqu'on a découvert la coupe dans le sac de Benjamin.

Le verbe «trouver» est donc employé dans une situation où l'accusé se prétend innocent,

alors qu'il est coupable. Le fait que Juda reprend maintenant le même verbe pour parler de

la découverte de la faute peut indiquer que, sous l'apparence innocente, il se sent coupable

d'une faute dont il est personnellement responsable699. Ainsi, en remettant le verbe

«trouver» dans la bouche de Juda, le narrateur suggère que ce fils de Jacob est envahi par le

sentiment de culpabilité d'avoir proposé la vente de Joseph. Au seuil de sa conscience, Juda

pense que si lui et ses frères tombent dans la situation d'aujourd'hui, c'est qu'ils ont commis,

697 von Rad, La Genèse, p. 403. Voir aussi Ackerman, « Joseph, Juda, and Jacob », p. 89. 698 Ainsi, F. Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », dans Idem, L'intercession entre les hommes

dans la Bible hébraïque (Orbis Biblicus et Orientalis 152), Fribourg – Göttingen, Universitaires –

Vandenhoeck & Ruprecht, 1996, p. 41-42. 699 Nous nous inspirons ici l'analyse de Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 306-307.

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dans le passé, une faute que seul Dieu peut découvrir. Le fait d'attribuer à Dieu une telle

découverte explique que Juda se situe dans la logique de la rétribution. En outre, d'une

manière inconsciente, la proposition de Juda devant le gouverneur égyptien est une

application de ce principe : « nous voici esclaves pour mon seigneur, nous et aussi celui

dans la main de qui a été trouvée la coupe » (v. 16). En effet, autrefois, à la suite de la

proposition de vente de Juda, Joseph est vendu comme esclave en Égypte. Aujourd'hui, par

une fausse accusation de Joseph, Juda se propose d'être esclave dans le même pays, lui et

ceux qui se sont associés à son idée700. Ainsi, la boucle est bouclée puisque le coupable

devient esclave de sa propre victime701. Par une fausse accusation, Joseph mène donc ses

frères face à la vérité du passé pour avouer la faute commise et pour montrer leur intention

de la réparer en assumant le sort subi par leur victime.

Devant la proposition courageuse de Juda, Joseph revient à son verdict comme s'il

cherchait à vérifier encore la solidarité de ses frères envers Benjamin : « l'homme dans la

main de qui a été trouvée la coupe, lui sera pour moi esclave, mais vous, montez en paix

vers votre père » (v. 17). Par cette intervention, Joseph semble reprendre en main l'affaire

du vol bien que son majordome ait déterminé le vrai coupable. D'un côté, Joseph ne dit pas

que c'est précisément Benjamin qui est retenu en Égypte. Il désigne son frère cadet par un

terme aussi neutre que froid « l'homme702 ». De l'autre, il invite ses frères à partir rejoindre

leur père sans le fils préféré703. Il les renvoie donc à une situation du passé où les frères

retournèrent à la maison sans Joseph. En outre, à la différence de l'emprisonnement de

Siméon où la condition de libération était établie, à savoir l'arrivée de Benjamin, ici, le

gouverneur égyptien suggère une séparation définitive704. Ainsi, par sa réaction à

l'intervention de Juda, Joseph replace ses frères devant un choix décisif : être solidaire de

Benjamin ou l'abandonner comme ils l'ont fait à l'un des fils de Rachel. Il est à noter

qu'aujourd'hui les frères sont dans une situation plus favorable que lorsqu'ils étaient à

Dotân. En effet, Benjamin est découvert comme voleur de la coupe personnelle du

700 Voir Alter, Genesis, p. 263. 701 Sarna, Genesis, p. 307. 702 Alter, Genesis, p. 264. 703 En mentionnant la figure paternelle, Joseph fait savoir à ses frères qu'ils oublient totalement leur père et

les membres de leur famille qui demeurent affamés au pays de Canaan. Voir, Sternberg, The Poetics of

Biblical Narrative, p. 306. 704 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 566.

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gouverneur égyptien alors que Joseph n'avait commis aucune faute grave pour être

abandonné dans le désert.

Nous venons de voir que Joseph conduit ses frères devant une situation où ils doivent

choisir d'être solidaires de Benjamin ou pas. Loin d'abandonner ce fils de Rachel, Juda,

porte-parole du groupe, fait une intervention qui montre un changement considérable par

rapport au passé705. Le lecteur ne cesse de s'étonner du fait que Juda transforme les paroles

pour relater l'histoire de sa famille, même les paroles du gouverneur égyptien en sa

présence. Dans son discours de plaidoyer, Juda met sa propre parole sur le compte du

gouverneur égyptien : « Mon seigneur a demandé à ses serviteurs en disant : "Avez-vous un

père ou un frère ?" » (v. 19) En fait, cette parole est une explication que les fils de Jacob ont

donnée à leur père pour répondre à son reproche d'avoir informé le ministre de Pharaon

qu'ils avaient encore un frère à la maison (43,7). Ainsi, en attribuant cette parole au

seigneur égyptien au risque d'être accusé d'avoir mis à son compte une parole qui n'est pas

la sienne, Juda accentue le discours de plaidoyer sur l'intérêt que le ministre de Pharaon ne

cesse de manifester à l'égard des frères. Juda a sans doute remarqué que l'Égyptien orientait

toujours ses questions autour de la figure du père et de son fils cadet. Quoique l'attribution

de cette parole soit fausse, Juda considère qu'il est essentiel de commencer à mentionner

l'intérêt de son interlocuteur. L'habileté dont Juda fait preuve ici montre qu'il comprend que

le gouverneur égyptien cache quelque chose d'importance.

Juda poursuit son intervention en décrivant la relation particulière entre Jacob et les

fils de Rachel : « Nous avons un vieux père et un enfant de vieillesse, un petit ; et son frère

est mort et il est resté, lui, lui seul, de sa mère et son père l'aime » (v. 20). Juda utilise ici

deux mots que le narrateur a employés pour parler du rapport étroit entre Jacob et Joseph au

chapitre 37 : « enfant » (au lieu de « fils ») de « vieillesse » (zequnîm) et « aimer » (ʾāhaḇ).

En mettant dans la bouche de Juda ces termes d'affection, le narrateur suggère que Juda a

beaucoup changé puisque ce qui était autrefois la cause de la haine devient aujourd'hui la

source d'engagement et de sacrifice706. « Vingt-deux ans plus tôt, Juda avait imaginé de

705 Il est question ici du plus long discours direct dans le livre de la Genèse. Ainsi, Hamilton, Ibid., p. 569 ;

Sarna, Genesis, p. 306 ; Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 250. 706 Ainsi, Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 40, repris par Wénin, Joseph ou l'invention de la

fraternité, p. 264. Selon Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 251), Juda, en s'engageant pour protéger l'autre

fils de Rachel, guérit la blessure de Joseph qui fut abandonné justement à cause de la préférence paternelle.

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vendre Joseph comme esclave. Il est prêt maintenant à se livrer lui-même comme esclave

pour obtenir que l'autre fils de Rachel demeure libre. Vingt-deux ans plus tôt, il était

complice de ses frères, demeurant silencieux lorsque la tunique ensanglantée apportée à

Jacob plongea leur père dans l'angoisse. Et voici qu'il est maintenant disposé à tous les

sacrifices pour ne pas voir son père en proie à pareille souffrance707 ».

C'est dans cet esprit de sacrifice que Juda continue de parler de la relation privilégiée

de Jacob envers Benjamin. Toujours en présence du maître de la maison, Juda met au

compte des frères une parole qu'ils n'ont pas prononcée lors de leur entretien avec le

gouverneur égyptien au cours du premier voyage : « Et nous avons dit à mon seigneur : "Le

jeune homme708 ne pourra pas abandonner son père, s'il abandonne son père, il mourra" »

(v. 22). Cette parole est plutôt un ajout de Juda lié à la réaction de Jacob lorsqu'il a appris

que la présence de Benjamin était indispensable pour le prochain voyage (42,38). Ainsi, en

mettant dans la bouche des frères une parole qui n'était pas la leur, Juda introduit une

dimension de nature hédonique, et plus précisément l'ennui, à la demande exprimée par le

ministre de Pharaon dans son exigence que Benjamin vienne en Égypte. Par cette insertion,

Juda évalue la demande de Joseph en laissant entendre, dans la compréhension qu'en reçoit

le lecteur, que la parole du gouverneur est une parole négative. En effet, la demande du

chef du gouvernement égyptien a provoqué l'ennui et l'épreuve chez le patriarche. Et en

rapportant la réaction négative comme un résultat de cette parole, Juda laisse apparaître en

même temps que l'auteur d'une telle parole est marqué par un signe négatif709. À ce point,

nous devons noter que Juda n'a pas seulement le courage de s'engager lui-même à la place

de Benjamin, mais il a encore l'audace de dire l'effet d'une demande de la part de son

interlocuteur quelle que soit sa position.

Examinons maintenant la dimension rhétorique de la parole que Juda vient de

prononcer. Parlant du lien particulier entre Jacob et Benjamin devant le seigneur égyptien,

il explique que son dernier frère ne peut pas abandonner son père et s'il abandonne son

père, il va mourir (v. 22). L'expression « il mourra » laisse un double entendre : elle désigne

707 Alter, L'art du récit biblique, p. 236-237. 708 En désignant Benjamin comme le jeune homme (hannaʿar), Juda revendique un statut autonome pour

son frère cadet, « comme si, après l'avoir arraché à son père qui l'emprisonnait dans son affection, il ne

voulait pas qu'un autre maître le prive de sa liberté ». Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 268. 709 Hamon, Texte et idéologie, p. 134.

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soit la mort de Jacob, soit celle de Benjamin710. En se souvenant de l'attitude inconsolable

de Jacob au moment de la disparition de Joseph et de sa volonté de rejoindre son fils

préféré jusqu'au shéol, le lecteur peut supposer qu'il s'agit de la mort de Jacob. Cependant, à

ce moment précis du récit, elle s'applique plutôt à la mort de Benjamin puisque ce dernier,

étant reconnu comme coupable du vol de la coupe d'argent, est vraiment en danger de mort.

Plus tard dans le récit, nous apprendrons que l'attachement de Jacob envers son dernier fils

est tellement fort que le narrateur le décrit en ce terme : « Son âme est attachée à son âme »

(v. 30). Devant un tel lien, la mort de l'un provoque la mort de l'autre et réciproquement.

On ne peut donc pas trancher la question « qui va mourir ? » dans ce contexte711. Il est

possible que c'est Juda lui-même qui crée soigneusement cette ambiguïté. Il laisse le

gouverneur égyptien prendre la décision : leur vieux père meurt s'il est séparé de Benjamin

ou bien le fils cadet de la famille ne peut pas survivre sans la protection de son père712.

Bien que la question « qui va mourir ? » demeure ambiguë, la précision « qui est la

femme de Jacob » est très claire. En effet, dans la bouche de Juda, Rachel devient la seule

femme de Jacob713 : « vous savez que ma femme a enfanté deux [fils] pour moi » (v. 27).

Juda parle comme si sa mère Léa n'est pas la femme de son père. Si au verset 20, Juda

manifeste sa volonté d'accepter la préférence outrancière de son père envers les fils de

Rachel, ici, il considère que cette femme est la seule et véritable épouse de son père. Ce

faisant, il montre un plus grand respect envers son père dont l'amour démesuré envers les

fils de son épouse bien-aimée est la cause du conflit fraternel.

Revenons aux deux détails qui montrent que le plaidoyer de Juda est marqué par des

subtilités incroyables. En parlant du destin des deux fils de Rachel, Juda emploie deux

tournures verbales qui suscitent chez le lecteur un double entendre : « jusqu'à présent »

(v.28) et « aussi » (v. 29). Ces deux petits mots ajoutés par Juda aux discours prononcés par

Jacob supposent que celui-ci commence à percevoir la vérité à propos du destin malheureux

de son fils bien-aimé. En effet, « lorsque Juda fait dire à Jacob qu'il n'a plus revu Joseph

"jusqu'à présent", c'est comme s'il laissait entendre que rien n'était définitif à ce sujet et

qu'un espoir de retour était permis ». En plus, lorsque « Juda fait dire à Jacob que ses fils lui

710 Sarna, Genesis, p. 307. 711 Voir Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 307. 712 En ce sens, Alter, Genesis, p. 264. 713 Ibid.

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prennent "aussi" Benjamin loin de sa face, il y a non seulement le rappel du crime des

frères, mais également l'indice que la vérité au sujet de ce crime commence à se faire jour

en Jacob : Joseph a été pris par ses frères loin de la face de son père714 ». Remarquons que

Juda, tout au long de son intervention, déforme certains éléments pour persuader le

gouverneur égyptien de le retenir comme esclave à la place de Benjamin. Bien qu'il ne

reprenne pas les mots exacts pour relater l'événement, il est habité par une bonne volonté

d'assumer la faute passée et l'engagement présent. Avec Wénin, nous pouvons dire que,

dans le fil d'une histoire qui navigue sans cesse dans les eaux troubles d'un

mensonge aux apparences de vérité et d'une vérité masquée sous le mensonge,

est-il vraiment incongru que le vrai commence à se frayer un chemin dans le

clair-obscur d'un discours qui lui-même n'est pas exempt d'inexactitudes ? Les

approximations, demi-vérités et outrances rhétoriques de Juda n'empêchent pas

l'authenticité de son renoncement à la convoitise et du refus décidé de la

jalousie. Du reste, n'est-il pas illusoire de penser qu'une vérité transparente ne

puisse jamais se dire, dans la mesure où – comme ce récit le montre sans cesse

– le sens même de nos paroles nous échappe tandis que leurs inévitables

ambiguïtés tressent en permanence le vrai avec le faux ? [...] Après tout, mieux

en tout cas qu'un discours soucieux de l'exactitude du détail, la parole qui

exprime le changement en lui donnant corps est sans doute plus juste, plus

adéquate. C'est qu'elle témoigne de la vérité qui travaille un homme pour le

rendre nouveau. Certes, Juda n'est pas entré dans la pleine lumière. Ce qu'il dit

de sa faute est incomplet et reste peut-être au seuil de la conscience. Mais cela

importe-t-il vraiment, eu égard à la transformation radicale de son attitude

intérieure ? Celle-ci ne suffit-elle pas à éveiller l'espoir d'une fraternité enfin

possible, guérie de la jalousie et de l'envie715 ?

Le dispositif évaluatif de la parole en Gn 44 nous permet donc de constater que la

vérité peut éclater à partir de la pénombre. Par une fausse accusation, Joseph conduit ses

frères à établir la vérité devant lui. Pris au piège, Juda, porte-parole du groupe, cherche à

assumer son engagement en tombant, sans le savoir, dans la fosse qu'il a creusée lui-même

lorsqu'il a proposé à ses frères de vendre Joseph. S'offrant comme victime de sa propre

victime, Juda trace un chemin qui s'ouvre sur la vérité. Ce chemin est marqué par des

paroles justes qui résonnent faussement et par des paroles fausses qui retentissent avec

justesse. Sur cette route, des formules inexactes ne font pas reculer les marcheurs de la

vérité, les ambiguïtés et les outrances rhétoriques ne les jettent pas hors piste. Au-delà de

toutes les barrières de langage, un nouvel horizon de vérité est pointé. Ce qui compte

714 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 45. 715 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 269.

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vraiment, c'est la transformation intérieure, le désir de s'engager jusqu'au don de soi et

l'attention apportée à la souffrance de l'autre.

Si le dispositif évaluatif de la parole que nous venons d'analyser nous aide à regarder

plus attentivement la question de la vérité, celui du travail nous permet d'exploiter le lien

entre l'action et l'émotion.

3.8.3 Le travail est troublé par l'émotion

Il est difficile de qualifier le travail de Joseph lorsqu'il ordonne à son majordome de

remplir les sacs de ses frères autant qu'ils peuvent en porter et en même temps de mettre sa

coupe d'argent dans le sac de Benjamin716 (v. 1-2). Si l'objectif de Joseph est d'arrêter les

frères aussitôt après leur départ de la ville en fouillant dans leurs sacs pour trouver la

preuve d'accusation, pourquoi précise-t-il à son intendant de remplir les sacs jusqu'au bord?

Bien que la fouille ne prenne guère de temps puisque les objets cachés se trouvent à

l'ouverture du sac, le travail de remplissage, qui semble anodin, est plus long717. De plus, le

travail de Joseph devient une machination lorsqu'il demande de remettre l'argent dans les

sacs des frères. Contrairement au premier voyage où l'argent restitué peut donner à réfléchir

aux fils de Jacob et à leur père, la somme d'argent que Joseph a remise cette fois-ci ne sert à

rien puisque la coupe est le seul objet mentionné comme preuve d'accusation718. La

machination de Joseph est à son comble lorsqu'il précise à son assistant qu'il faut remettre,

avec la coupe, l'argent dans le sac de Benjamin719. Cette précision n'est pas nécessaire

puisque Joseph a déjà demandé à son majordome de restituer « l'argent de chacun à

l'ouverture de sa besace » (v. 1). La machination permet au lecteur d'évaluer le sentiment de

Joseph lorsqu'il met en œuvre son stratagème. Il est possible que le plan prémédité du

gouverneur égyptien, reconnu comme un excellent organisateur et un sage stratège par

Pharaon lui-même, soit mélangé en raison de l'affection qu'il manifeste envers ses frères.

716 Pour von Rad (La Genèse, p. 399), « Joseph a donné des instructions à l'intendant au cours de la nuit.

C'est un jeu risqué, même presque cruel, que Joseph joue avec ses frères ». 717 Selon Gunkel (Genesis, p. 432), cette faveur spéciale de Joseph envers ses frères permettra à ces derniers

de constater, lorsqu'ils seront arrêtés, que leur culpabilité est vraiment grande. 718 Cette remise permet-elle de récompenser les frères de l'angoisse éprouvée lors de la première visite ?

Voir Sarna, Genesis, p. 303. 719 Selon Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 229), l'argent remis dans le sac de Benjamin signifie

que « Joseph estime que son frère a également une dette envers lui ».

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S'il est difficile d'évaluer le travail de Joseph, il n'est pas facile non plus de qualifier

le stratagème qu'il a ingénieusement monté pour accuser ses frères. Ce n'est qu'avec une

analyse de la visée éthique de cette invention que le lecteur comprendra davantage

l'intention de Joseph.

3.8.4 Visée éthique pour assumer le passé

En suivant le déroulement de la machination inventée par Joseph, le lecteur se pose

plusieurs questions : le stratagème est-il un moyen que Joseph a choisi pour faire souffrir

ses frères à cause de la souffrance qu'il a subie autrefois ? En invoquant le souvenir des

événements du passé, Joseph a-t-il l'intention de rouvrir les blessures qui ne sont pas encore

cicatrisées chez ses frères ? En séparant Benjamin de Jacob, Joseph veut-il faire

comprendre à son père que l'amour possessif envers l'un de ses fils ne peut que rendre

difficile la fraternité ? Au fil de sa lecture, le lecteur peut donner une réponse affirmative à

ces questions. Cependant, le discours de Juda, porte-parole de tous les frères, a changé

complètement les présupposés du lecteur. En fin de compte, celui-ci comprend la visée

éthique de Joseph dans ce stratagème, puisque le discours de plaidoyer de Juda

désavoue point par point, moralement et psychologiquement, le comportement

des dix frères dans leurs relations fraternelles et filiales. Un aspect fondamental

des relations humaines et de la relation entre Dieu et l'homme dans la Bible est

que l'amour est imprévisible, arbitraire, voire même apparemment injuste. Et

voici que Juda ratifie ce point, avec toutes les conséquences qui en découlent.

Ainsi qu'il le déclare clairement à Joseph, leur père a favorisé Benjamin d'un

amour singulier, tout comme il avait témoigné une affection semblable à l'autre

fils de Rachel. Contrairement à sa jalousie d'antan vis-à-vis de Joseph, Juda se

trouve à présent réconcilié avec la réalité de cet amour de préférence. Il le fait

par devoir filial et, qui plus est, par amour filial. Son discours est tout entier

imprégné d'une profonde compassion à l'égard de son père, et d'une réelle

compréhension du sens qu'il y a à ce que la vie du vieil homme soit liée à celle

de l'enfant720.

Ainsi, même si la méthode que Joseph a utilisée pour faire parler ses frères du passé

est rude, la visée éthique de son acte est bonne. Joseph a donc ouvert un cadre dans lequel

les frères racontent leur action passée. Et en racontant ce qui s'est passé, les frères montrent

qu'ils sont transformés par les leçons de l'histoire. Également, ils prouvent que maintenant

720 Alter, L'art du récit biblique, p. 236.

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ils sont capables d'assumer leurs actions passées. Une fois assumées les actions passées, les

frères acceptent plus facilement la réalité qui est la leur aujourd'hui.

À travers les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique, le

narrateur, en exploitant la fonction idéologique du récit, nous montre comment Joseph met

en œuvre son stratagème pour tester leur solidarité envers Benjamin une fois qu'il est séparé

de l'amour possessif de son père. En ramenant ses frères à une situation analogue où ils ont

abandonné un autre fils de Rachel, Joseph leur permet d'assumer leur action passée. Ce

retour au passé lui fait comprendre, via l'intervention de Juda qui est leur porte-parole, que

ses frères ont beaucoup changé. La préférence outrancière de Jacob envers les fils de son

épouse bien-aimée, cause du conflit fraternel et même d'abandon, devient aujourd'hui

motivation d'amour filial et fraternel. Une telle transformation est favorable au

rétablissement de la fraternité de tous les fils de Jacob. C'est à Joseph maintenant de décider

s'il dévoile sa véritable identité pour s'intégrer dans la fratrie qui est très fragile depuis son

départ pour l'Égypte. Gn 45 nous parlera de cette scène émouvante.

3.9 MYSTÈRE DE LA CONDUITE DIVINE (Gn 45)

Le discours du plaidoyer de Juda touche profondément Joseph. Celui-ci ne peut plus

se maîtriser. Il demande aux serviteurs de la maison de sortir pour révéler sa véritable

identité à ses frères721. Toutefois, ses sanglots sont tellement forts que tous les Égyptiens, y

compris ceux de la maison de Pharaon, entendent. Joseph console ses frères en leur

expliquant que c'est Dieu qui l'a envoyé en Égypte en vue de sauver son peuple de la

famine. Il les invite à retourner au pays de Canaan pour amener leur père en Égypte.

Pharaon appuie la proposition de Joseph en promettant à la famille patriarcale les meilleurs

produits de la Vallée du Nil. Dès leur retour au pays, les fils de Jacob lui racontent que

Joseph est encore vivant et qu'il règne sur l'Égypte. Leur père ne les croit pas puisqu'il ne

fait plus confiance en leur parole. Cependant, à la vue des chariots envoyés par Joseph,

Jacob reprend vie. Il exprime son désir de revoir Joseph avant de mourir.

Comment le narrateur fait-il connaître des jugements de valeur dans ce récit qui est

dominé par la question du mystère de l'intervention divine dans l'histoire humaine ? C'est

721 Pour Sarna (Genesis, p. 308), Joseph fait sortir ses serviteurs pour éviter qu'ils sachent que leur maître a

été vendu par ses frères. Quant à von Rad (La Genèse, p. 406), il considère que la sortie des serviteurs

permet aux fils de Jacob de vivre un moment d'intimité puisque la révélation ne concerne qu'eux.

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en analysant les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique que

nous cherchons à comprendre, entre autre, ce grand mystère.

3.9.1 Un regard vaut mieux qu'une parole

Le regard occupe une place particulière en Gn 45. Il dévoile avec finesse l'évaluation

du narrateur. En demandant à ses frères de retourner au pays pour convaincre leur père de

partir en Égypte, Joseph s'appuie sur ce qu'ils ont vu : « Voici que vos yeux voient, et les

yeux de mon frère Benjamin, que c'est ma bouche qui vous parle » (v. 12). Pourquoi Joseph

a-t-il mis à part le regard de Benjamin ? Pour Jacob, ce que voit Benjamin sera-t-il plus

crédible que ce que regardent les autres frères ? Du point de vue de Joseph, le regard de

Benjamin peut exprimer une plus grande sincérité devant le patriarche puisqu'il est le seul

vrai frère de Joseph, d'autant plus qu'il est devenu le fils préféré de Jacob après la

disparition de Joseph. Cependant, du point de vue du narrateur, cette distinction du regard a

un sens plus profond que Joseph lui-même n'a pas saisi. En effet, en mettant l'accent sur le

regard de Benjamin, le narrateur cherche probablement à apaiser la peur de Jacob devant la

nouvelle concernant Joseph. Contrairement aux autres, Benjamin était absent de la scène

dans laquelle les frères ont vu avec frayeur l'argent remis à l'ouverture du sac de l'un des

leurs lors de la halte nocturne (42,27-28). Il est possible que Benjamin n'ait pas été présent

au moment où les frères et leur père ont découvert en tremblant l'argent restitué dans

chaque sac (42,35). Ainsi, en soulignant ce que voit Benjamin, le narrateur considère que le

regard du dernier fils de Jacob pourrait calmer l'angoisse du patriarche quand il sera

informé que Joseph est vivant puisque le regard de Benjamin est moins troublant que les

autres. Le lecteur peut également s'interroger sur la raison profonde de l'accentuation du

regard dans cette scène. Pour y apporter un éclairage, il faut se rappeler qu'avant de laisser

partir Benjamin, Jacob a passé des moments de doute qui nourrissaient la méfiance envers

ses fils au point qu'il ne croyait plus à leur parole. L'autorisation du départ de son fils cadet

est évidemment un signe d'ouverture et de confiance. Toutefois, dans une telle circonstance,

le fait d'insister sur une parole à propos de la vie de Joseph ne risque-t-il pas de réveiller la

vieille crise de confiance ? Si les fils de Jacob sont capables de mentir à leur père au sujet

de la disparition de Joseph, pourquoi ne peuvent-ils pas inventer un nouveau mensonge

concernant sa vie dans l'Égypte lointaine ? Ainsi, il semble que, par la focalisation du

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regard, le narrateur crée, via Joseph, une alternative permettant de rétablir la confiance

entre Jacob et ses fils au cas où la parole de ces derniers demeure encore suspecte aux yeux

de leur père. C'est justement ce qui arrive au moment où les fils de Jacob lui annonce la

nouvelle de Joseph.

Demeurant insensible à toutes les paroles de ses fils, Jacob ne croit pas que Joseph est

encore vivant. Un changement considérable s'opère chez le patriarche lorsqu'il voit les

chariots envoyés par Joseph : « Il vit les chariots que Joseph avait envoyés pour le porter et

le souffle de Jacob leur père fut vivant722 » (v. 27). Qu'est ce qu'il y a sur les chariots pour

que Jacob, après les avoir vus, se mette à revivre et à croire que Joseph est encore vivant ?

Le lecteur se rappelle qu'à la demande de Pharaon, Joseph a envoyé « dix ânes portant le

meilleur de l'Égypte et dix ânesses portant du blé et du pain et du ravitaillement pour son

père » (v. 23). En ce temps de famine, ces meilleurs produits de l'Égypte, en grande

quantité, sont un véritable luxe pour le patriarche. Si quelqu'un est capable de les lui

envoyer, il doit très proche de sa famille. En outre, au moment où Joseph prépare l'envoi, le

narrateur précise que c'est pour son père qu'il le fait : « Pour son père (ûleʾāḇîw)... portant

(nōśeʾîm)... portant (nōśeʾōṯ)... pour son père (leʾāḇîw723) » (v. 23). Par cette structure

symétrique, le narrateur suggère que Joseph arrange son chariot pour mettre en évidence le

fait que les produits envoyés sont destinés à Jacob en tant que père. En regardant le chariot,

Jacob peut donc supposer deux choses : le cadeau est envoyé par un proche de sa famille et

ce proche tisse un lien particulier avec son père. Cette personne ne peut être que Joseph

dont l'absence ravive la mémoire de Jacob lorsqu'un moment d'émotion surgit. Ainsi, le

regard de Jacob sur les produits envoyés dans les chariots est un regard qui retrace

longuement les moments de désespoir et aussi d'espoir qui l'ont animé depuis la disparition

de Joseph. Plus que les paroles de ses fils, ce spectacle permet au patriarche de croire à son

propre espoir de retrouver un jour son fils préféré. Le rapport de Jacob au regard dont il est

question ici, apprend au lecteur que, dans les situations où la parole n'est plus crédible, un

signe concret peut aider la personne, qui perd toute confiance en son interlocuteur, à

changer d'avis.

722 Il est à noter ici que le verbe « voir » est précédé par une phrase où l'insistance sur la parole est très

nette : « Et ils lui dirent (wayḏabbrû) toutes les paroles (kol-diḇrê) que Joseph leur avait dites (dibber) et il vit

(wayyarʾ) » (v. 27). 723 En ce sens, Hamilton, The Book of Genesis, p. 585.

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Si le regard de Jacob sur les chariots envoyés par Joseph nous permet de comprendre

sa raison de croire que Joseph est vivant, le regard bienveillant de Pharaon et de ses

serviteurs sur la présence des frères de Joseph en Égypte nous aide à évaluer la relation

entre le gouverneur et les serviteurs de Pharaon. En effet, lorsque la maison de Pharaon

apprend la nouvelle de l'arrivée des frères de Joseph en Égypte, le narrateur précise : « Cela

fut bon aux yeux de Pharaon et aux yeux de ses serviteurs » (v. 16). Le regard positif de

Pharaon et de ses serviteurs sur l'arrivée des frères du gouverneur peut faire comprendre

que Joseph est très apprécié par ces hommes. Il est à remarquer que le regard positif des

serviteurs de Pharaon sur cet événement peut indiquer que Joseph, l'étranger devenu

gouverneur égyptien, n'est pas objet de jalousie chez ceux qui sont sous ses ordres. Cette

appréciation permet au lecteur d'évaluer, dans un regard rétrospectif, la complicité par

laquelle l'épouse de Potiphar a voulu associer les domestiques de sa maison pour accuser

faussement Joseph724 (39,13-15). Le lecteur se souvient qu'après le départ précipité de

Joseph hors de la maison, la femme concupiscente a appelé ses serviteurs pour accuser

Joseph de la faute qu'il n'avait pas commise. Comme nous l'avons souligné, en se plaignant

auprès d'eux, la femme a attiré les serviteurs de son côté en mettant une distinction entre

Joseph, l'étranger devenu rapidement majordome de Potiphar, et les autres hommes

indigènes. Le narrateur ne dit rien sur la réaction de ces serviteurs après la fausse

accusation de l'épouse de Potiphar. Ici, le narrateur laisse entendre que Joseph est apprécié

par les serviteurs de Pharaon. Cela permet au lecteur de supposer que le même Joseph était

estimé par les domestiques de la maison de Potiphar et que la jalousie que la femme du

fonctionnaire royal a voulu susciter chez ces serviteurs n'était qu'une vue de l'esprit de sa

part.

Le regard du personnage en Gn 45 est donc un procédé efficace pour le narrateur

d'exprimer son évaluation. Un regard plus sincère et moins troublant de Benjamin pourrait

calmer l'angoisse de Jacob lorsque ses fils lui annoncent que Joseph est encore vivant.

724 Plusieurs termes que le narrateur utilise au v. 16 renvoient le lecteur à la scène d'accusation de l'épouse

de Potiphar : « Et la voix (wehaqqōl) fut entendue (nišmaʿ) à la maison (bêṯ) de Pharaon en disant : "Les

frères de Joseph sont venus (bāʾû)". Et cela fut bon aux yeux de Pharaon et aux yeux de ses serviteurs ». En

outre, ce verset est la suite logique des versets 1 et 2 où est employée une série du terme semblable à la

plainte de la femme : « Joseph ne put se contenir devant tous ceux qui se tenaient auprès de lui et il cria

(wayyiqrāʾ) : "Faites sortir (hôṣîʾû) tout homme (ʾîš) tout près de moi" [...]. Et il donna sa voix (qōlô) dans des

pleurs et l'Égypte l'entendit (wayyišmeʿû) et la maison (bêṯ) de Pharaon l'entendit (wayyišmaʿ) ».

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233

Quant au patriarche, en regardant les chariots envoyés par son fils préféré, il reprend vie

puisque cet envoi lui permet de croire à son espoir de revoir Joseph. Concernant la relation

entre les serviteurs de Pharaon et le fils hébreu, le lecteur peut l'évaluer par le regard positif

des indigènes sur l'arrivée des frères de Joseph. Plus que les paroles, ces regards du

personnage exploitent les grandes enjeux de confiance et de positive appréciation.

Toutefois, cela ne signifie pas que la « prise de parole » en Gn 45 n'est pas considérée

comme moyen d'évaluation. Voyons comment le dispositif évaluatif de la parole se déploie

dans la scène où Joseph révèle son identité à ses frères.

3.9.2 Du silence à la guérison par la parole

La parole révélant l'identité de Joseph amène le lecteur à dégager les évaluations du

narrateur. Elle se fait en deux étapes différentes : « C'est moi Joseph. Mon père est-il

encore vivant ? » (v. 3) / « C'est moi Joseph votre frère, moi que vous avez vendu en

Égypte » (v. 4). Les frères restent bouche bée devant ces deux paroles révélatrices725. Le

silence des frères est expliqué habituellement par leur stupeur devant un dévoilement

bouleversant726. Cependant, à y regarder de plus près, ce silence permet au lecteur d'évaluer

la parole de Joseph. Sur la première partie de la parole révélatrice concernant l'identité de

Joseph, il n'y pas à discuter. Par contre, la deuxième partie de cette parole ouvre un horizon

d'attente problématique aussi bien pour les frères de Joseph que pour le lecteur. En effet,

dans la deuxième partie de la première parole révélatrice, Joseph demande à ses frères si

son père est encore vivant. Le silence des frères peut indiquer l'incompréhension de leur

part à propos de la méfiance de Joseph envers eux. Si Juda est prêt à prendre la place de

Benjamin, le coupable présumé, comme esclave de la maison du gouverneur égyptien, c'est

qu'il ne veut pas voir le malheur qui en résulterait pour son père si les frères retournaient au

pays sans Benjamin. Plus que quiconque, Joseph sait que ses frères sont innocents dans

l'affaire du vol de la coupe. La décision de Juda ne signifie donc rien d'autre que sa volonté

d'honorer l'engagement personnel qu'il a pris devant son père. Une telle preuve ne suffit-

725 La « non prise de parole » des frères est très visible lorsque le narrateur, aux versets 3 et 4, utilise deux

fois l'expression « Joseph dit à ses frères (wayyōʾmer yôsēph ʾel-ʾeḥāyw) » et une fois « il [Joseph] dit

(wayyōʾmer)». Un renversement de situation s'opère ici puisque le silence des frères correspond à celui de

Joseph au chapitre 37 lorsque ses frères lui parlent. Voir Humphreys, Joseph and his Family, p. 50. 726 Il est étonnant de remarquer que les frères s'approchent de Joseph à son invitation (v. 4).

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234

elle pas à prouver que Jacob est encore vivant727 ? En ce qui concerne la deuxième partie de

la deuxième parole révélatrice, le silence des frères est vraiment significatif. En effet,

Joseph dit qu'il a été vendu par ses frères en Égypte. Cette parole n'est pas tout à fait juste

puisque si les frères se sont associés à la proposition de vente faite par Juda, ce sont des

marchands madianites qui ont conclu l'échange commercial avec les Ismaélites (37,28). À

strictement parler, comme nous l'avons souligné au chapitre 37, Joseph n'a pas été vendu

par ses frères. Le silence des frères devant cette parole est compréhensible dans la mesure

où les frères hésitent à expliquer la complexité de l'histoire de vente, dont ils ne sont pas

directement responsables, mais dont ils ne sont pas non plus innocents puisqu'ils ont

consenti à la proposition de Juda. Ainsi, la non « prise de parole » des frères de Joseph dans

un cas ou dans l'autre permet au lecteur d'évaluer l'enjeu et l'authenticité de la parole de

Joseph.

Bien que l'intervention de Joseph ne suscite pas une réponse immédiate de la part de

ses frères, elle ouvre un espace où le dialogue redevient possible. Après que Joseph ait

parlé, pleuré et embrassé ses frères, le narrateur précise que ceux-ci « parlèrent avec lui »

(v. 15). Le contenu de cette conversation échappe au lecteur728. Cependant, le fait que le

narrateur mentionne que les frères de Joseph parlent avec lui permet d'évaluer la relation

entre eux. En effet, après la donation de la tunique princière, les frères de Joseph ne

pouvaient plus lui parler amicalement (37,4). Les récits de songes que Joseph racontait à

ses frères ne faisaient qu'accentuer le conflit fraternel. Durant l'audience en Égypte, c'est

Joseph qui ne parlait pas amicalement avec ses frères : « Il parla avec eux de choses dures »

(42,7). Ainsi, en précisant que les frères parlent avec Joseph, le narrateur indique que la

parole entre les fils de Jacob est désormais guérie729. Ils sont donc prêts à construire de

nouvelles relations.

727 Voir Humphreys, Joseph and his Family, p. 49, suivi par Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité,

p.275. 728 Hamilton, The Book of Genesis, p. 581. 729 En ce sens, A. Wénin, Pas seulement de pain... Violence et alliance dans la Bible (Lectio divina 171), Paris,

Cerf, 1998, p. 125. Voir aussi Longacre, Joseph. A Story of Divine Providence, p. 187-188 ; Humphreys, Joseph

and his Family, p. 51. White (Narration and Discourse, p. 271) considère que l'absence de la réponse des

frères est un indice de l'absorption de leur propre point de vue dans la perspective divine. Tenant compte du

double sens de « kēn (ainsi / honnêtement) » dans l'expression « weʾaḥărê ḵēn dibbrû ʾeḥāyw ʾittô » (v. 15),

Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 283) estime que « losqu'une relation honnête et juste est

instaurée, la parole authentique est rendue possible ».

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235

Jusqu'ici, nous examinons les deux paroles qui suivent immédiatement la révélation

de l'identité de Joseph. À la suite de ces interventions, Joseph cherche à interpréter les

actions de ses frères comme un moyen dont Dieu se sert pour réaliser son projet de

bienveillance. Cette interprétation relève du rapport du personnage au travail.

3.9.3 Dieu est reconnu comme auteur de l'action humaine

L'interprétation que Joseph donne au sujet de sa vente est marquée par plusieurs

niveaux de compréhension. Bien que Joseph n'ait pas tout à fait raison en attribuant à ses

frères la responsabilité directe de la vente, son jugement sur ce travail est positif. En effet, il

considère Dieu comme l'auteur ultime de la vente et c'est lui qui réalise son projet de

bienveillance à travers les frères de Joseph : « Mais maintenant, ne soyez pas affligés, que

cela ne s'enflamme pas à vos yeux [le fait] que vous m'avez vendu ici car c'est pour faire

vivre que Dieu m'a envoyé devant vous » (v. 5). Il est à noter que c'est Joseph lui-même qui

voit sa vente en Égypte comme le fait de la providence divine730. À aucun moment, Dieu

n'intervient dans le récit pour parler à Joseph à ce sujet. Pour sa part, le narrateur ne

confirme, ni n'infirme cette version des faits731. Il faut également remarquer que Joseph

parle de la responsabilité de ses frères à propos de la vente à deux reprises732 (« moi que

vous avez vendu en Égypte » [v. 4] ; « que cela ne s'enflamme pas à vos yeux [le fait] que

vous m'avez vendu ici » [v. 5]), mais il parle de l'envoi pour la troisième fois (« ce n'est pas

vous qui m'avez envoyé ici, mais Dieu » [v. 8]). Joseph diminue-t-il la responsabilité de ses

frères en remplaçant le mot de « vente » par celui de l'« envoi » puisqu'il note que ses frères

s'étonnent eux-mêmes d'être considérés comme les auteurs réels de la vente ? En tout cas, le

lecteur constate une évolution dans le jugement de Joseph sur la vente. Au début, il dit que

ses frères l'ont vendu, mais qu'ils ne sont qu'un instrument que Dieu a utilisé pour sauver la

famille (v. 5). Ensuite, il parle de sa présence en Égypte comme résultat non pas de la

730 Le mot « ʾĕlōhîm » se trouve quatre fois dans la bouche de Joseph aux versets 5-9. Voir Green, « What

Profit for Us ? », p. 170. Selon Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 252), l'idée de la conduite divine permet

à Joseph de réduire la responsabilité de ses frères. 731 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 575. 732 Selon Westermann (Genesis 37-50, p. 143), si Joseph mentionne le passé ici, c'est pour se présenter lui-

même devant ses frères qui peuvent avoir des doutes sur son identité. Il n'a aucune intention de réveiller le

sentiment de culpabilité chez ses frères.

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vente, mais de l'envoi de ses frères733 (v. 8a). Enfin, il considère Dieu lui-même, et non pas

ses frères, comme l'auteur de l'envoi734 (v. 8b). Ainsi, le même travail de la vente a été jugé

par Joseph, victime de la vente, de plusieurs façons et dans des appréciations différentes. La

lecture que Joseph fait de sa propre vente est un geste théologique très significatif. En effet,

en dévoilant sa véritable identité, Joseph n'attend pas la confession de la faute de ses frères,

il ne leur offre pas non plus le pardon735. Considérant Dieu comme auteur de l'action

humaine, Joseph mène ses frères dans un contexte plus large pour qu'ils puissent trouver un

sens à l'événement du passé. Ce faisant, Joseph invite ses frères à regarder l'action de jadis

à partir de la perspective de la fin. C'est Dieu lui-même qui cherche, par tous les moyens, à

assurer l'avenir de son peuple. Le projet divin se réalise même à travers les incidents des

actions humaines. La présence discrète de Dieu au cours des événements lui permet de

détourner les erreurs humaines au profit de la fin salvifique. Joseph se place donc dans la

vision de Dieu qui envisage un projet de bienveillance et qui le mène à sa fin. À l'instar de

Dieu, Joseph, connaissant le futur, détermine ce qu'il faut faire dans le présent. Il est pour

ainsi dire absorbé dans le « il » divin pour mener le présent à son achèvement. Loin de se

considérer lui-même comme le juste et d'estimer ses frères comme de vrais coupables,

Joseph les conduit dans une nouvelle compréhension où ils sont perçus comme les

participants du projet divin afin de sauver le peuple élu de la grande famine. Ainsi, l'action

considérée comme un crime par ceux qui l'ont commis devient le moyen efficace de la

réalisation du projet divin. L'idée de la providence divine permet donc aux frères de se

réconcilier avec eux-mêmes et avec Joseph736.

Joseph se met à la place du père du Ciel pour interpréter le passé. Il s'attribue

également le rôle du père de Pharaon. En se présentant à ses frères comme le Père de

733 Ainsi, Sarna, Genesis, p. 309. 734 « Après avoir beaucoup parlé des hommes et exclusivement de leurs actions, il est surprenant de voir

Joseph, en deux phrases, désigner Dieu comme le vrai et l'unique sujet de tout ce drame ». von Rad, La

Genèse, p. 406. 735 Nous nous inspirons ici de la lecture de White, Narration and Discourse, p. 269-271. Contre cette lecture,

Westermann (Genesis 37-50, p. 144) considère qu'en situant son envoi en Égypte dans un contexte plus

large, à savoir la préservation de la vie de famille patriarcale, Joseph laisse entendre à ses frères qu'il leur

pardonne. Précisons que la lecture que nous faisons ici n'est pas en contradiction avec celle de Gn 42 (Cf.

§3.6.2). Il s'agit de deux points de vue tout à fait différents, celui des frères et celui de Joseph. 736 Il est à noter que Joseph n'interprète pas sa présence et sa réussite en Égypte comme l'accomplissement

de ses rêves. Il lit seulement les actions de ses frères à la lumière de la perspective divine.

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Pharaon, donc comme celui qui exerce une grande autorité sur le roi d'Égypte, Joseph

disqualifie le chef de ce pays comme bon travailleur. De plus, il disqualifie tous les

travailleurs de la maison royale en revendiquant le rôle de chef du domaine. Il se considère

également comme le meilleur travailleur de toute l'Égypte quand il se dit régent de tout le

pays (v. 8). Les deux dernières qualifications de Joseph s'accordent avec la mission que

Pharaon lui a confiée (41,40-41). Par contre, la vision de Joseph sur son propre travail

comme celui qui garde une autorité sur Pharaon ne correspond pas tout à fait à la mission

reçue. En effet, bien qu'il manifeste une très grande estime à l'égard de Joseph, Pharaon ne

considère jamais Joseph comme son père. En promettant la soumission de tout le peuple

envers son gouverneur, le roi égyptien considère toujours sa position comme supérieure par

rapport à celle de Joseph : « Par le trône seulement que je serai plus grand que toi » (41,40).

C'est donc par le trône que Joseph est inférieur par rapport à Pharaon. Joseph revendique-t-

il ce titre pour encourager ses frères en montrant que l'un des leurs est devenu le plus grand

de la puissante Égypte, qui est capable d'accueillir la famille patriarcale en temps de

famine? Fait-il comprendre à ses frères que tout est possible à Dieu, celui qui peut élever un

simple berger du pays de Canaan pour faire de lui le plus grand du pays de la vallée du Nil?

Le lecteur peut donner une réponse affirmative à ces questions. Toutefois, il doit regarder

cette considération au sujet de la paternité à la lumière de la proposition que Joseph ne tarde

pas à adresser à ses frères, à savoir amener leur père en Égypte737.

Le rapport du personnage au travail en Gn 45 permet donc au lecteur de voir comment

Joseph a fait une relecture du passé à la lumière de la bienveillance divine. Qu'il intervienne

dans le récit ou pas, Dieu demeure présent au cours des événements. Par sa présence, Dieu

ne cesse de transformer les incidents de l'histoire en un moyen efficace pour la réalisation

de son projet : faire vivre son peuple au-delà de toute détresse. Ce projet salvifique de Dieu

n'est pas seulement perçu par les fils d'Israël, mais encore peut-être par Pharaon, qui ne

partage pas la croyance de ce peuple. Dans le rapport du personnage à l'éthique, voyons

comment Pharaon, conscient ou non, participe au dessein de Dieu d'Israël.

737 Joseph se considère comme père de Pharaon en pensant à son père qui demeure avec sa famille affamée

en Canaan. Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 577.

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238

3.9.4 Une générosité au-delà du sens de devoir

La générosité de Pharaon dans sa promesse devant les fils d'Israël est à interpréter

dans sa visée éthique. Apprenant que ces derniers sont venus en Égypte, Pharaon leur

propose de s'installer dans son pays en promettant de leur fournir les meilleurs produits de

la terre. L'offre que le roi d'Égypte fait aux fils d'Israël est un vrai luxe en temps de famine :

« Prenez votre père et vos maisons ; et venez vers moi, et je vous donnerai le meilleur du

pays d'Égypte et mangez la graisse du pays » (v. 18). Cette promesse de Pharaon, qui est en

soi un geste généreux, exprime une imprudence de sa part. En effet, avec la position qui est

la sienne, Pharaon est dans l'obligation de tenir sa promesse, surtout devant un peuple

étranger. Or, selon le calcul de Joseph, la famine en est à la deuxième année et elle durera

encore cinq ans (v. 6). Pharaon, connaissant parfaitement cette crise alimentaire grâce à

l'interprétation du songe faite par Joseph, semble faire une promesse qui va au-delà de sa

capacité. Comment un chef du pays, n'étant pas sûr d'être en mesure de fournir le nécessaire

à son peuple, ose-t-il promettre à une famille étrangère les délices du pays ? Au-delà du

caractère imprudent, la promesse de Pharaon apprend au lecteur que le Dieu des fils d'Israël

ne cesse de veiller sur le bien-être de son peuple. Il peut même faire intervenir un étranger

en leur faveur.

Considérant comme le dénouement de l'histoire de Joseph738, Gn 45, à travers sa

fonction idéologique assumée par le narrateur et repérée grâce au regard, à la parole, au

travail et à l'éthique du personnage, fournit au lecteur la clé de l'interprétation de la

présence de Dieu au cours des événements. C'est Dieu lui-même qui rejoint les hommes

jusqu'à dans leur être profond. Ce faisant, il utilise leurs actions mauvaises pour les

conduire à réaliser son projet de bienveillance. « En mentionnant ainsi le mystère de cette

direction divine, Joseph veut éviter que cette brusque révélation de sa personne excède ce

que les frères pourront supporter et ne les jette dans de nouveaux conflits. Il connaît les

passions qui pourraient s'enflammer sous une nouvelle forme (v. 24) ; mais leur conscience

ne doit pas se tourmenter (v. 5), car la conduite des événements par Dieu éclaire ceux-ci

d'un tout nouveau jour739 ». Une telle compréhension favorise sans doute le départ de Jacob

738 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 272. 739 von Rad, La Genèse, p. 407.

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et de sa famille du pays de la promesse pour rejoindre l'Égypte. Gn 46 nous décrira ce

déplacement.

3.10 FAMILLE DE JACOB EN MARCHE VERS LA VIE (Gn 46)

À l'invitation de Joseph, Jacob est parti en Égypte avec tous ses biens. Il s'arrête à

Béer-Shéva pour présenter des offrandes au Dieu de ses pères. Dans une vision, Dieu

rassure Jacob en lui promettant de l'accompagner durant son séjour égyptien. Jacob est

venu dans le pays de Pharaon avec toute sa descendance. En attelant son char, Joseph va à

la rencontre de son père. Sans tarder, il parle à ses frères du projet de l'installation de la

famille patriarcale à Goshèn.

Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où la famille

patriarcale, pour surmonter la crise alimentaire, doit quitter le pays de la promesse ? C'est

en observant le rapport du personnage au regard, à la parole, au travail et à l'éthique que

nous cherchons à repérer l'évaluation du narrateur. Commençons par le dispositif évaluatif

du regard.

3.10.1 Joseph se fait voir à son père

Lorsque Joseph monte à Goshèn pour rencontrer son père, « il se fit voir (wayyērāʾ) à

lui » (v. 29). En Genèse, cette formule est seulement employée pour introduire l'apparition

de Dieu aux êtres humains740. Or, dans notre récit, cette expression est utilisée pour

désigner la manière dont Joseph se laisse percevoir par son père. Ainsi, en faisant le

rapprochement entre l'apparition de Dieu et celle de Joseph, le narrateur insinue que la

présence de ce fils de Jacob est liée à une manifestation divine741. Étant au courant de

l'action de Dieu dans la vie de Joseph depuis sa disparition de la maison patriarcale, le

lecteur cherche à observer la scène de la rencontre entre Jacob et son fils préféré avec un

regard de foi. Ce niveau de connaissance du lecteur est en grand contraste avec Jacob qui,

ignorant de tout ce qui arrive à Joseph, s'arrête simplement à la dimension humaine de

retrouvailles.

740 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 298. L'auteur signale l'utilisation de cette

expression en Gn 12,7 ; 17,1 ; 18,1 ; 26,2.24 ; 35,1.9 et 48,3. 741 Selon Alter (Genesis, p. 277), il est question ici d'une épiphanie pour Jacob.

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240

Après avoir revu le visage de son fils préféré, Jacob exprime son désir de mourir : «Je

peux mourir cette fois, après que j'ai vu ta face, car tu es encore vivant » (v. 30). Ainsi, le

regard positif de Jacob sur la vie de son fils provoque un regard négatif sur sa propre vie.

Cette manière de voir correspond tout à fait à la vision de Jacob lorsqu'il décide, après un

moment d'hésitation, de descendre en Égypte pour revoir son fils bien-aimé : « Joseph mon

fils est encore vivant. J'irai et je le verrai avant que je meure » (45,28). Dans les deux cas,

Jacob réagit comme si la positivité du regard qu'il porte sur la vie de son fils n'est pas

compatible avec la positivité de son regard sur sa propre vie. Cette négativité est-elle le

résultat d'une longue attente qui est marquée plus par le désespoir que par l'espoir ? Dans la

suite du récit, le lecteur apprendra que Jacob vivra en Égypte pendant 17 ans (47,28), la

même durée que Joseph a vécu chez les siens742 (37,2). Cela suppose que le narrateur

invalidera la négativité du regard de Jacob sur sa propre vie lorsqu'il précisera que le

patriarche a vécu en Égypte le même temps qu'il a vécu auprès de son fils préféré au pays

natal. Ainsi, le bonheur de vivre près de son fils bien-aimé en Canaan sera redoublé par la

durée du séjour égyptien à côté de ce même fils.

Par le dispositif du regard, le narrateur met en évidence deux manières différentes de

compréhension à propos de l'apparition de Joseph. Pour le lecteur, si Joseph peut se

présenter encore aujourd'hui devant son père, c'est grâce à la protection divine. Alors que

pour Jacob, la rencontre avec son fils préféré est dominée par la joie simplement humaine.

Cette allégresse est tellement grande que le patriarche est prêt à mourir après avoir revu

celui qu'il croit mort. Le regard du personnage est donc un lieu d'évaluation. Il en va ainsi

pour la parole, celle que le narrateur utilise pour décrire l'événement et celle qu'il met dans

la bouche du personnage.

3.10.2 D'une parole personnelle à Jacob à une parole efficace de Joseph

Par le choix du vocabulaire, le narrateur peut évaluer la situation de son personnage.

Dans notre récit, il décrit le déplacement du patriarche vers l'Égypte en ces termes :

«wayyissaʿ yiśrāʾēl (Et Israël décampa) » (v. 1). En utilisant ce verbe qui désigne le

mouvement d'un campement à un autre, le narrateur suggère que le séjour égyptien de

Jacob est une continuation du mode de vie de nomade qui caractérise l'existence de ses

742 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 602-603 ; Alter, Genesis, p. 285.

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pères Abraham et Isaac743. Ainsi, la descente de Jacob dans la vallée du Nil est comprise

non comme une immigration à caractère permanent, mais comme une mobilisation

provisoire. Cette vision à propos de la durée limitée en Égypte sera confirmée par Dieu lui-

même lorsqu'il parlera à Jacob : « Moi, je descendrai avec toi en Égypte et moi, je te ferai

monter, oui monter aussi » (v. 4). Il est à noter ici que le narrateur, par une double

utilisation de pronom (Moi [ʾānōḵî] ... et moi [weʾānōḵî]), insiste sur l'accompagnement

personnel de Dieu envers Jacob durant son séjour égyptien. Cette insistance s'avère

importante puisqu'il s'agit ici de quitter le pays de la promesse.

Si par un double emploi du pronom « moi », le narrateur évoque la présence

personnelle de Dieu auprès de Jacob, la mention de Rachel comme la femme de Jacob lui

permet de préciser le statut particulier de la fille cadette de Laban. En effet, à la différence

de sa grande sœur Léa dont le rôle n'est pas précisé, Rachel est mentionnée comme « la

femme de Jacob744 » (v. 19). Il est à noter que c'est le narrateur lui-même qui attribue ce

titre à Rachel. Cette qualification est donc mise sur le compte du narrateur, ce qui lui

confère une fiabilité plus grande. Le lecteur se souvient que ce titre a également été

mentionné par Juda dans sa supplique devant Joseph (44,27). Cependant, dans le contexte

de son discours de plaidoyer, Juda a mis sur les lèvres de son père ce titre qui « ne figur[ait]

pas dans les paroles que Jacob a adressées à ses fils après leur premier voyage en

Égypte745». Ainsi, en prenant à son propre compte cette qualification, le narrateur clarifie le

statut d'épouse de Rachel, la mère de Joseph, grâce à qui la descente en Égypte de la famille

patriarcale apparaît comme une marche vers la vie en temps de crise alimentaire.

Il est important de remarquer ici que ce n'est pas seulement la mère de Joseph qui se

voit accorder un statut spécial. Ses deux fils ont également reçu une mention particulière.

D'une manière étonnante, ils sont comptés parmi les membres de la famille de Jacob

descendus en Égypte. Le lecteur attentif peut constater que le narrateur n'utilise pas la

même formule de présentation. En effet, à la différence des autres petits-enfants de Jacob

qui sont signalés selon la formule « les fils de (ûḇenê) ... », Manassé et Éphraïm sont

présentés comme : « Et furent enfantés à Joseph dans le pays d'Égypte, ceux qu'enfanta

743 Nous reprenons ici la lecture d'Alter, Ibid., p. 273. 744 Voir Sarna, Genesis, p. 315. 745 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 44.

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242

pour lui Asenath, fille de Poti-Phéra, prêtre de One746 » (v. 20). Ainsi, en changeant la

formule de présentation, d'une parole concise à une parole développée, le narrateur veut

souligner le contexte particulier de la naissance des deux fils de Joseph. Bien qu'ils soient

nés en Égypte, ils appartiennent de plein droit à la famille patriarcale.

Nous venons de voir que le narrateur fait une évaluation sur le personnage par le

choix du vocabulaire et par la précision qu'il donne. Il peut exprimer aussi son appréciation

en jouant sur la disposition de la parole du personnage. Dans notre récit, Joseph ne réagit

pas à la parole de son père lorsque celui-ci lui dit : « Je peux mourir cette fois, après que j'ai

vu ta face, car tu es encore vivant » (v. 30). Au moment où Joseph revoit son père après une

vingtaine d'années de séparation, le lecteur attend quelques échanges de paroles entre le

père et son fils préféré qu'on croit mort. À notre surprise, Joseph ne dit rien à son père747.

Sans tarder, il demande à ses frères de se préparer à l'installation de la famille patriarcale à

Goshèn. Par cette disposition de parole, le narrateur insinue que Joseph se soucie avant tout

de l'avenir de sa famille en ce temps de disette dont il connaît, plus que quiconque, la

gravité. Cette préoccupation majeure doit l'emporter sur toute parole qui exprime l'affection

personnelle.

Il est intéressant d'observer ici le chemin à travers lequel Joseph parvient à faire

connaître son projet à Pharaon. En vue d'installer la famille de son père dans la terre de

Goshèn, Joseph prévoit pour ses frères la réponse qu'ils devront donner à Pharaon au sujet

de leur métier : « Et vous direz : "Tes serviteurs ont été des hommes de troupeau depuis

notre jeunesse jusqu'à maintenant, nous aussi, nos pères aussi748" » (v. 34). Cette réponse

prépare les frères à demander à Pharaon la possibilité de vivre dans le meilleur endroit de

l'Égypte. La sollicitation des frères sera exaucée par le roi d'Égypte (47,6). Le projet de

réponse que Joseph fait pour ses frères parvient à l'objectif attendu749. Ainsi, pour reprendre

les termes de Hamon, la parole initiale de Joseph « sera pourvue rétroactivement d'un signe

746 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 597. L'auteur remarque que, dans la généalogie, l'épouse de

Joseph est la seule femme nommée parmi les belles-filles de Jacob. 747 La formule « Et Israël dit (wayyōʾmer) à Joseph (v. 30) » est suivie immédiatement par l'expression « Et

Joseph dit (wayyōʾmer) à ses frères (v. 31) ». Westermann (Genesis 37-50, p. 162) note que la rencontre

entre Jacob et Joseph est seulement décrite par des gestes d'affection. 748 Pour Gunkel (Genesis, p. 441), l'insistance de Joseph sur le métier de ses frères donne l'impression à

Pharaon que ces hommes ne sont pas compétents dans les autres domaines. 749 En ce sens, von Rad, La Genèse, p. 414.

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positif, en tant qu'elle "réussit" [...], donc en tant qu'elle pose une conformité : projet de

parole / parole / résultat de parole750 ». Il est à noter que c'est Pharaon lui-même qui qualifie

cette terre de meilleur endroit du pays. Qui est mieux placé que le roi pour reconnaître une

telle qualité. De plus, le narrateur confirmera cette considération plus tard (47,11). Pour sa

part, Joseph ne dit jamais son intention lorsqu'il prépare ses frères à la requête de la terre de

Goshèn. La manière dont le narrateur a choisi de distribuer la parole à ses personnages est

significative. Si Joseph ne précise pas à ses frères que Goshèn est le meilleur endroit de

l'Égypte, c'est qu'il veut que ceux-ci ne soient pas mal à l'aise en faisant une telle demande.

L'accueil que Pharaon réserve à la famille patriarcale pendant le temps de famine exprime

déjà un grand geste de générosité de la part du chef de l'Égypte. Comment les fils de Jacob

oseraient-ils solliciter encore la meilleure terre du pays après avoir bénéficié d'une telle

hospitalité ? Quoi qu'il en soit, « Joseph ne veut pas formuler devant le Pharaon son désir

de voir les siens installés à Gosen ; mais en insistant sur le métier familial et en

recommandant à ses frères de ne pas cacher leur état, il sait d'avance dans quel sens le

Pharaon prendra sa décision. Et il arrive exactement ce qu'a prévu le roué ministre751 ».

Par le dispositif de la parole, le narrateur cherche donc à montrer comment Jacob

parvient à quitter le pays de la promesse en cette période de grande famine. C'est la

présence personnelle de Dieu qui rassure Jacob devant une telle décision. C'est aussi le

désir du patriarche de revoir son fils préféré qui le conduit à agir de la sorte. Quant à

Joseph, grâce à qui le séjour égyptien de la famille patriarcale se réalise dans la meilleure

condition, il s'occupe plus de l'installation de sa famille en Goshèn que de la conversation

qu'il aurait pu entretenir avec son père après un long temps de séparation. Loin de s'arrêter

sur l'amour préférentiel, qui est la cause du conflit initial de la famille, Joseph se tourne

résolument vers l'avenir.

Nous venons d'observer le dispositif d'évaluation par le moyen de la parole.

Maintenant, regardons le rapport du personnage au travail qui nous montrera que Jacob est

très dévoué et honnête dans ce qu'il fait.

750 Hamon, Texte et idéologie, p. 139. 751 von Rad, La Genèse, p. 412.

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3.10.3 Jacob comme travailleur dévoué et honnête

Malgré la demande de Joseph à propos des objets qu'il faut laisser sans regret, le

patriarche est parti avec tous ses biens752 : « Israël décampa [avec] tout ce qui est à lui

(weḵol-ʾăšer-lô) » (v. 1). Ce départ est décrit en des termes semblables à celui de Jacob,

quittant la maison de Laban, son beau-père après avoir rassemblé toutes ses affaires : Jacob

« s'est enfui avec tout ce qui est à lui (weḵol-ʾăšer-lô) » (31,21). La mise en parallèle de ces

deux départs permet au lecteur d'évaluer Jacob en tant que travailleur. Autrefois, bien qu'il

s'agissait d'une fuite, Jacob est parti uniquement avec tout ce qui lui appartenait. La fouille

inutile de Laban et le discours de justification de Jacob montraient alors que celui-ci était

un travailleur dévoué et honnête au-delà des difficultés rencontrées (31,36-41).

Aujourd'hui, à l'invitation de Pharaon et de son fils qui est devenu gouverneur de l'Égypte,

Jacob se met en route vers ce grand pays avec toutes ses affaires. Malgré le conseil que

Joseph lui transmet par ses fils, Jacob part en Égypte avec tout ce qui est à lui. Avec la

promesse généreuse de Pharaon, Jacob ne doute pas que sa famille sera pourvue de tout ce

qui lui est nécessaire. Si Jacob part avec tout ce qui lui appartient, c'est qu'il ne veut pas être

une charge pour le pays d'accueil et qu'il ne veut pas non plus profiter de la générosité de

Pharaon. Ce faisant, il montre qu'il est, comme autrefois, un travailleur dévoué et honnête,

capable de pourvoir, en temps normal, à la subsistance de sa famille. Les biens matériels

transportés en Égypte sont une preuve tangible des fruits de son travail des années passées.

Le départ en un pays étranger n'est donc pour Jacob qu'une conséquence de la famine qu'il

ne peut pas maîtriser par lui-même.

Parmi les biens que Jacob, travailleur dévoué et honnête, descend en Égypte se

trouvent le petit et le grand bétail (v. 32). C'est en insistant sur le métier des membres de sa

famille que Joseph transforme une conception négative en sa faveur, un principe éthique

qui marque sa vie. C'est le rapport du personnage à l'éthique qui nous permet de

comprendre davantage ce principe.

3.10.4 Transformation éthique du mal en bien

Dans notre récit, Joseph utilise le principe d'abomination des Égyptiens envers les

bergers en vue d'obtenir la meilleure terre dans le pays d'accueil pour la famille de son

752 Voir Green, « What Profit for Us ? », p. 179.

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père753. Ainsi, Joseph se sert d'une conception qui est négative en soi pour la transformer en

sa propre faveur. Cette manière subtile de tourner les choses négatives à son avantage est

l'une des caractéristiques de la sagesse de Joseph. En effet, le séjour en prison après la

fausse accusation de la femme de son maître devint pour lui une étape préparatoire de sa

rencontre avec Pharaon. Les songes qui troublaient le roi d'Égypte et son entourage furent

interprétés par Joseph en termes positifs. À ses yeux, le fait que ses frères l'ont abandonné

est compris aussi comme un envoi préalable à la survie de la famille patriarcale. La

transformation du mal en bien est donc un trait marquant du savoir-vivre de Joseph.

L'évaluation éthique que nous faisons ici sur le geste de Joseph nous permet donc de

revisiter les grands moments de la vie du fils hébreu devenu gouverneur de l'Égypte. Le

principe de transformer le mal en bien sera encore répété au moment où Joseph rassurera

ses frères qui sont tourmentés par le malheur du passé (50,20).

Au fil du récit de Gn 46, par la fonction idéologique du récit, dégagée à travers les

dispositifs évaluatifs, le narrateur indique que la présence de la famille de Jacob en Égypte

est prévue par Dieu lui-même. Grâce à Joseph, celui qui a été abandonné par ses frères

autrefois, la famille patriarcale se prépare à l'installation dans la meilleure terre de l'Égypte.

Ainsi, en quittant le pays de la promesse, Jacob ne s'éloigne pas du tout de la protection

divine. Reprenant le style de vie de nomade de ses pères, il cherche à protéger et à faire

grandir la vie des siens dans un pays étranger où Dieu l'accompagne personnellement.

Comment s'est-elle passée la vie de la famille patriarcale en Égypte au moment où la

grande famine frappe à la porte de toute maison ? Voyons cela en poursuivant notre lecture

de Gn 47.

3.11 BIENVEILLANCE DE JOSEPH ET DE PHARAON (Gn 47)

Amenant cinq hommes parmi ses frères, Joseph vient annoncer au Pharaon l'arrivée

de sa famille en Goshèn. S'adressant aux frères de Joseph, le souverain s'informe de leur

métier. Ils répondent au roi d'Égypte qu'ils sont des bergers de troupeau en lui exprimant

leur désir de demeurer dans le pays de Goshèn. Prenant parole en direction de Joseph,

Pharaon lui dit qu'il peut installer la famille de son père dans la meilleure région du pays.

753 Le terme « ṯôʿăḇaṯ (abomination) » est déjà utilisé comme principe de séparation entre le maître de

maison, les Égyptiens commensaux du maître et les fils de Jacob lors du repas que le gouverneur égyptien

offre aux voyageurs cananéens (43,32). Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 604.

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Joseph le fait ainsi. Il fournit du pain aux membres de la famille patriarcale durant les

périodes de disette. La famine ne cesse de grandir. Les Égyptiens achètent du pain contre

l'argent, les troupeaux, leur corps et leur sol. La terre d'Égypte appartient enfin au Pharaon,

sauf celle des prêtres. Demeurant dans le pays de Goshèn, les enfants d'Israël deviennent

très nombreux. Jacob y a vécut pendant dix-sept ans et il est arrivé à cent quarante-sept ans.

Sur son lit de mort, Jacob fait jurer à Joseph de ne pas l'enterrer en Égypte. Joseph consent.

Comment le narrateur fait-il connaître des jugements de valeur dans ce récit où la

question de bienveillance est particulièrement accentuée ? Nous cherchons à les dégager en

observant les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique. C'est

par le regard bienveillant de Joseph que nous commençons notre analyse.

3.11.1 Faveur aux yeux de Joseph

Dans ce récit, l'expression « trouver faveur à tes yeux » est employée, à deux reprises,

par l'interlocuteur de Joseph. La première fois, la formule est utilisée lorsque le peuple

reconnaît en Joseph celui qui a sauvé leur vie et lui demande la faveur d'être esclave de

Pharaon : « Que nous trouvions faveur aux yeux de mon seigneur (nimṣāʾ-ḥēn beʿênê

ʾăḏōnî) et nous serons esclaves pour Pharaon » (v. 25). La deuxième fois, la formule se

trouve sur les lèvres de Jacob qui, à la fin de sa vie, exprime à Joseph le désir de ne pas être

enterré en Égypte : « si j'ai trouvé faveur à tes yeux (māṣāʾṯî ḥēn beʿênēḵā754), mets, je te

prie, ta main sous ma cuisse et tu feras avec moi fidélité et vérité : je te prie, que tu ne

m'ensevelisses pas en Égypte » (v. 29). Dans un cas comme dans l'autre, l'interlocuteur de

Joseph veut être pris sous le regard bienveillant de Joseph. Cependant, dans le premier cas,

la faveur attendue concerne la vie et ce qu'il faut faire pour continuer à vivre, alors que dans

le deuxième cas, la grâce demandée oriente vers la mort et ce qui la suivra. Ainsi, en

utilisant la même formule à propos du regard bienveillant de Joseph, le narrateur met une

opposition entre les objets demandés : le premier vise la vie et le deuxième pointe vers la

mort.

Par le dispositif du regard, le narrateur fait donc une évaluation sur la demande de

Jacob et des Égyptiens auprès de Joseph. C'est dans le rapport du personnage à la parole

754 Cette formule est employée habituellement par une personne de condition sociale inférieure lorsqu'il

s'adresse à son supérieur. Toutefois, il existe quelques cas exceptionnels. Voir Hamilton, The Book of

Genesis, p. 621.

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qu'il nous montre comment la sollicitation de l'installation de la famille patriarcale à

Goshèn est acceptée.

3.11.2 Parole à double visée de Joseph, de ses frères et de leur père

C'est en laissant une parole dans son ambiguïté que le narrateur peut effectuer son

évaluation. Dans notre récit, après avoir dit à ses frères les paroles qu'ils doivent dire à

Pharaon, Joseph se présente lui-même devant celui-ci pour lui dire : « Mon père et mes

frères et leur petit bétail et leur gros bétail et tout ce qui était à eux sont venus du pays de

Canaan et les voici dans le pays de Goshèn » (v. 1). Quelle est la nature exacte de cette

parole ? Est-elle une information que Joseph fait passer à Pharaon à propos du lieu

d'habitation considéré comme permanent pour la famille patriarcale ? Est-elle une

suggestion de Joseph au sujet de la future demeure de cette famille étant donné que Goshèn

n'est qu'un lieu provisoire755 ? Il est possible que Joseph, par cette communication, vise à

faire émerger à la fois le caractère stable et provisoire du lieu d'installation de la famille de

son père. En parlant ainsi, Joseph laisse entendre à Pharaon, d'une part, que l'idée de la

demande d'habiter, d'une manière permanente, à Goshèn, la meilleure terre du pays, ne

vient pas de lui. D'autre part, le fait que sa famille y habite lui convient puisqu'elle s'y est

déjà installée. Il est à noter également que Joseph demande à ses frères d'insister sur leur

métier de bergers lors de la prochaine audience chez Pharaon alors qu'il laisse entendre déjà

au roi d'Égypte cette préoccupation des frères. En effet, il suffit à Joseph de signaler que

son père et ses frères sont venus avec tout ce qui leur appartient. La mention des moutons et

des bœufs dans son information est donc une allusion au métier de ses frères. C'est en

insistant sur cette carrière que ses frères vont solliciter auprès de Pharaon la terre de

Goshèn comme leur lieu d'installation permanent.

Le caractère à la fois stable et provisoire du lieu où demeure la famille de Jacob

revient dans le dialogue entre Pharaon et les frères de Joseph. À la question du roi sur leur

métier, ils lui répondent : « Tes serviteurs faisaient paître le petit bétail, nous aussi, nos

pères aussi » (v. 3). Sans attendre la réaction de Pharaon, les frères de Joseph

755 Selon von Rad (La Genèse, p. 414), dans la conversation que Joseph entretient avec Pharaon, « le mot

Gosen est prononcé, mais de telle sorte que Joseph ne le mentionne que pour dire que c'est le lieu où

résident provisoirement les siens ».

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poursuivent756 : « C'est pour séjourner dans le pays que nous sommes venus [...] ; et

maintenant, que tes serviteurs demeurent, s'il te plaît, dans le pays de Goshèn » (v. 4). Par

cette intervention, les frères de Joseph précisent deux choses importantes. D'une part, ils

disent au Pharaon qu'ils viennent en Égypte pour séjourner (lāǥûr), donc pour trouver une

résidence temporaire757. D'autre part, ils souhaitent maintenant qu'ils demeurent (yēšeḇû)

d'une manière permanente dans la terre de Goshèn. Ainsi, en adressant une demande auprès

de Pharaon, les frères de Joseph le laissent devant un choix. C'est au chef du pays d'accueil

de trancher.

Le lecteur ne sait pas pour quelle raison Joseph n'amène pas son père et ses frères à la

même audience758. Ce n'est qu'après avoir présenté cinq de ses frères759 au Pharaon que

«Joseph fit venir Jacob son père et il le fit se tenir devant Pharaon » (v. 7). Il est à noter qu'à

la différence de l'audience à laquelle assistent les frères de Joseph où le verbe « présenter

(yāṣaǥ) » est employé (v. 2), ici, le narrateur utilise le verbe « faire se tenir (ʿāmaḏ) » pour

désigner la présence de Jacob devant Pharaon. Ce dernier verbe est souvent employé dans

un contexte sacerdotal où une personne ou un animal est apporté devant Dieu, le prêtre ou

le roi760. Il se peut que cette utilisation soit en rapport avec la bénédiction que Jacob

accorde au Pharaon. Toutefois, il est étonnant que c'est Jacob qui bénit Pharaon et non

l'inverse comme l'attend le lecteur. En tout cas, à la question posée par Pharaon (« Combien

sont les jours des années de ta vie [ḥayyêḵā] ? »), Jacob répond : « Les jours des années de

mes migrations (meǥûray) sont cent et trente années, peu et mauvais ont été les jours des

années de ma vie et ils n'ont pas atteint les jours des années de la vie de mes pères dans les

756 Le narrateur utilise, à deux reprises aux versets 3 et 4, l'expression : « et ils dirent au Pharaon

(wayyōʾmerû ʾel-ϼarʿōh) » sans mentionner l'intervention de Pharaon. 757 En ce sens, Westermann, Genesis 37-50, p. 169 ; Alter, Genesis, 280. Voir aussi Hamilton, The Book of

Genesis, p. 606. Hamilton note que les frères de Joseph ne disent jamais à Pharaon qu'ils sont venus en

Égypte sur l'invitation de Joseph (45,9 et suiv.) ni à la proposition du roi d'Égypte (45,17 et suiv.). Pour eux,

la descente dans la vallée du Nil n'est pas une visite de courtoisie. Il est question de la nécessité face à la

grande famine. 758 Selon Sarna (Genesis, p. 320), Joseph ne présente pas son père à Pharaon en même temps que ses frères

afin d'éviter de conduire son père dans une position de quêteur. 759 Selon Alter (Genesis, p. 279), Joseph prend cinq meilleurs frères pour les présenter à Pharaon puisque le

terme « miqṣēh » que le narrateur utilise au v. 2 peut être traduit par « parmi les meilleurs de ». Cela

suggère que Joseph veut montrer au Pharaon les membres les plus présentables de la famille. Voir aussi

Speiser, Genesis, p. 350. 760 Hamilton, The Book of Genesis, p. 610.

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jours de leurs migrations761 » (v. 9). Notons que Pharaon parle de la vie alors que Jacob

s'exprime en terme de migration762. Par cette réponse, le narrateur laisse entendre que pour

Jacob, sa vie n'est qu'une migration. Son existence est « tournée vers un accomplissement

situé dans l'avenir, celui de la promesse souvent renouvelée de la possession du pays763 ».

En outre, c'est Jacob lui-même qui qualifie sa vie de « mauvaise » et « peu764 ». Cette vie

est marquée, somme toute, par plus de détresse que d'allégresse765.

Quoi qu'il en soit, avec l'accord de Pharaon, la famille de Jacob s'installe

confortablement dans le pays de Goshèn. Pour décrire la possession de la terre en Égypte,

le narrateur utilise le terme « propriété » : Joseph donne à son père et à ses frères une

propriété « ʾăḥuzzâ » (v. 11). Par le choix de ce mot, le narrateur suggère que la promesse

que Dieu a faite à Jacob au moment où il part en Égypte, est en train de s'accomplir766 (Cf.

46,3). Ainsi, une fois devenus propriétaires de la meilleure région de l'Égypte, les enfants

d'Israël constatent la réalisation de la promesse divine au cœur d'un pays étranger : « ils

portèrent du fruit et ils devinrent très nombreux767 » (v. 27).

Par le dispositif de la parole, le narrateur soumet Pharaon aux demandes,

quoiqu'ambiguës, des membres de la famille de Jacob. Le roi d'Égypte apparaît bienveillant

envers les Hébreux. Indirectement, il collabore à la réalisation de la promesse divine faite

au patriarche. Il se montrera encore plus généreux dans le rapport du personnage au travail

sur lequel nous nous arrêtons maintenant.

3.11.3 Réhabilitation du travail de berger

Joseph s'appuie sur le principe d'abomination des Égyptiens envers les bergers pour

demander le meilleur endroit du pays d'accueil pour la famille de son père. Sans refuser

761 Abraham a vécu 175 ans (Gn 25,7) ; Isaac est arrivé à 180 (Gn 35,28). 762 En ce sens, Lowenthal, The Joseph Narrative in Genesis, p. 124 ; Sarna, Genesis, p. 320. 763 von Rad, La Genèse, p. 416. 764 Westermann (Genesis 37-50, p. 170) considère que le terme « peu (meʿaṯ) » ne se réfère pas à la mesure

du temps comme telle, mais à la longue période de souffrance qui raccourcit la vie de Jacob (Cf. 37,35 ;

45,27). 765 Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 612. Alter (Genesis, p. 281) considère que Jacob a obtenu tout ce

qu'il veut dans la vie, mais pas selon la manière qu'il veut. C'est pourquoi il trouve que sa vie a plus de peine

que de joie. 766 En ce sens, Hamilton, Ibid., p. 613. 767 Voir Sarna, Genesis, p. 323.

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cette sollicitation, Pharaon réhabilite le travail de berger lorsqu'il forme ses vœux devant

son ministre : « si tu sais qu'il y a parmi eux des hommes de valeur, tu les placeras [comme]

chefs de troupeau qui sont à moi » (v. 6). Ainsi, le même travail qui est jugé abominable

par les Égyptiens devient acceptable au regard de Pharaon768. Il est à noter que Pharaon

aurait pu refuser le projet d'installation à Goshèn, formé par Joseph et exprimé par ses

frères, en précisant son opinion favorable pour le métier de berger. En effet, pour

convaincre Pharaon, Joseph, par l'intermédiaire de ses frères, montre que les bergers sont

mal vus en Égypte. C'est pourquoi il faut qu'ils évitent le contact avec le peuple local en

demeurant dans la zone frontalière qu'est Goshèn769. Or, cette région est le meilleur endroit

de l'Égypte. La demande de Joseph pourrait donc être refusée si Pharaon s'appuie sur sa

propre considération pour les bergers. Ainsi, le fait que Pharaon accepte cette demande en

manifestant son estime envers les bergers témoigne d'une grande générosité et d'une

ouverture d'esprit de la part du roi d'Égypte.

La valorisation de Pharaon sur le travail de berger et son acceptation d'installer la

famille de Jacob en Goshèn permettent au narrateur de rendre plus sympathique le roi

d'Égypte aux yeux du lecteur. Ce chef du pays manifestera encore sa bonté lorsqu'il recevra

docilement la bénédiction de celui qu'il accueille chez lui. C'est le rapport du personnage à

l'éthique qui nous aidera à remarquer, entre autre, cette amabilité.

2.11.4 Pharaon, bénéficiaire de la bénédiction et de tous les biens

Le narrateur soumet Pharaon lui-même à la bénédiction du patriarche à deux reprises,

au début et à la fin de l'audience (v. 7 et 10). Ce geste est inhabituel puisque le roi d'Égypte

est béni par le père des bergers étrangers qu'il accueille dans son pays en temps de grande

famine770. En faisant venir Jacob en Égypte, Pharaon lui promet les délices du pays. Cette

promesse est l'expression d'une grande générosité qui exige une reconnaissance de la part

768 Selon Hamilton (The Book of Genesis, p. 608), Pharaon s'intéresse ici aux hommes de valeur (ʾanšê ḥayil)

et non pas aux hommes de troupeau (ʾanšê miqneh), le terme que le narrateur met dans la bouche de

Joseph lorsque celui-ci parle de l'abomination des Égyptiens envers ceux qui font paître le bétail (46,34).

Lowenthal (The Joseph Narrative in Genesis, p. 123) considère que la suggestion de Pharaon peut permettre

à quelques frères de Joseph d'être chefs du domaine royal. 769 Voir von Rad, La Genèse, p. 412. 770 Pour Scharbert (« brk », TDOT, vol. 2, p. 291), il est rare de voir un homme de condition inférieure qui

bénit une autre homme de condition supérieure par rapport à lui. Voir aussi Westermann, Genesis 37-50,

p.170.

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du patriarche et de sa famille. Cependant, lorsque le patriarche se présente au roi d'Égypte,

il le bénit sans aucune demande de sa part771. De plus, la bénédiction de Jacob est contraire

à celle qu'Abram a reçue de la main de Melkisédeq, roi de Salem, lorsque celui-ci fournit

au patriarche le pain et le vin (14,18-20). La bénédiction de Jacob est-elle un geste de sa

bienveillance, de sa reconnaissance envers Pharaon ou un signe de son non-savoir-vivre ?

Sans pouvoir trancher cette question, le lecteur se contente de constater l'amabilité du roi

d'Égypte.

Une fois béni Pharaon, Jacob prend congé de lui. Sans tarder, Joseph commence à

réaliser le projet consenti par le roi. Après avoir installé la famille de son père dans la

meilleure terre d'Égypte, Joseph pourvoit à la subsistance de tous ses membres (v. 12). Par

contre, devant la misère du peuple dont il est gouverneur, Joseph cherche à échanger les

vivres contre de l'argent, des troupeaux, de la terre elle-même, et même des personnes

(v.14-20). Le lecteur constate que dans sa négociation avec les Égyptiens, à la différence de

la générosité qu'il manifeste envers la famille de son père, Joseph applique rigoureusement

le principe du donnant-donnant. Le gouverneur égyptien profite-il de la situation misérable

du peuple pour s'enrichir ? Pour répondre adéquatement à cette question, le lecteur doit

remarquer que l'argent que ce gouverneur ramasse en échangeant les vivres est stocké dans

le palais du roi d'Égypte772 (v. 14). Il est à noter aussi que « Joseph prend soin des masses

affamées comme un berger de son troupeau » puisque le verbe nāhal « ne s'emploie que

pour un berger conduisant son troupeau773 » : « il les conduisit avec du pain (waynahălēm

balleḥem774) » (v. 17). Également, Joseph a acheté la terre d'Égypte au compte de Pharaon

et non pas à son propre compte775 (v. 20). De plus, Joseph se montre un homme soucieux

de la loi lorsqu'il respecte un décret de Pharaon au sujet de la terre appartenant aux prêtres

(v. 22). Enfin, en achetant la terre et les hommes au profit de Pharaon, Joseph fournit aux

771 Selon McKenzie (« Blessing's Jacob on Pharaoh », p. 390), les fils de Jacob sont relativement passifs

puisqu'ils ne prennent parole qu'après la demande de Pharaon. Quant à Jacob, il se montre très actif

lorsqu'il prend l'initiative de bénir Pharaon au début et à la fin de l'audience. 772 Selon Sarna (Genesis, p. 321), Joseph ne prend rien pour lui. Voir aussi Westermann, Genesis 37-50,

p.174. 773 von Rad, La Genèse, p. 417. 774 La traduction est de von Rad, Idem. 775 Sur ce point, on peut voir Gunkel, Genesis, p. 443-444. Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 620), le

donateur de terre devient celui qui la reçoit. Il est à noter qu'au verset 20, la mention « pour Pharaon

(leϼarʿōh) » est répétée deux fois.

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Égyptiens la semence pour qu'ils puissent ensemencer la terre. Bien que le cinquième de la

récolte appartienne à Pharaon, les fruits du travail des champs permettent au peuple de se

nourrir (v. 23-24). La réaction du peuple face à ce décret imposant d'un cinquième la terre

d'Égypte au profit de Pharaon témoigne que Joseph est considéré comme le sauveur du

peuple776 : « Tu nous as fait vivre. Que nous trouvions faveur aux yeux de mon seigneur et

nous serons esclaves pour Pharaon » (v. 25). Ainsi, « les mesures économiques instituées

par Joseph étaient vues par les Égyptiens eux-mêmes comme une faveur, et certainement,

comme un acte salutaire » durant le temps de famine777.

Le rapport du personnage à l'éthique montre au lecteur que Pharaon est le bénéficiaire

d'une double action. La bénédiction qu'il reçoit de la main de Jacob suggère une certaine

docilité de sa part. Alors que le fait qu'il soit le destinataire des biens ramassés durant la

famine, permet de justifier l'action de Joseph.

Par les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique en Gn

47, le narrateur, en exploitant la fonction idéologique du récit, présente la bienveillance,

d'une part de Pharaon envers la famille patriarcale, et d'autre part de Joseph envers le

peuple dont il est gouverneur. Bien que les jugements de valeur du narrateur ne soient pas

toujours clairs et nets, le lecteur peut les dégager en étant attentif aux détails et aux nuances

semés tout au long du récit.

À la fin de Gn 47, Jacob, voyant que le jour de sa mort approche, fait jurer à Joseph

de ne pas l'enterrer en Égypte (v. 29-31). La santé du patriarche se détériore de jour en jour.

C'est dans ce contexte que Joseph est appelé à se présenter auprès de son père mourant. Que

s'est-il passé durant cette rencontre ? C'est Gn 48 qui nous informera du contenu de la

conversation entre Jacob et son fils préféré.

3.12 POURSUITE DE LA PRÉFÉRENCE DE JACOB (Gn 48)

Dans l'entretien avec Joseph, Jacob évoque la bénédiction qu'il a reçue de Dieu. Il y

mentionne également son intention d'adopter les fils de Joseph comme ses propres enfants.

Manassé est le fils aîné de Joseph et Éphraïm, son fils cadet. Avant que Jacob ne bénisse

ses fils, Joseph place son aîné à la droite de son père et son cadet à sa gauche. Jacob donne

776 Hamilton, Ibid., p. 618. 777 M. Kleine, « Genesis », dans D. Guthrie – J.A. Motyer – A.M. Stibbs (dir.), The New Bible Commentary.

Revised, Grand Rapids MI, W.B. Eerdmans, 1970, p. 112. C'est notre traduction.

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la bénédiction aux enfants de Joseph en croisant les mains. Joseph proteste contre ce geste

de son père qui refuse d'être corrigé par son fils en lui expliquant que la descendance

d'Éphraïm sera plus grande que celle de Manassé.

Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où resurgit le

thème du renversement du rôle de l'aîné et du cadet ? C'est en analysant les dispositifs

évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique que nous établissons le monde

de valeurs construit par le narrateur dans ce récit.

3.12.1 Regard neutre ou mécontent devant la préférence paternelle

Le dispositif du regard en Gn 48 est accentué sur la préférence particulière de Jacob

envers Joseph et Éphraïm. Au début du récit, un personnage anonyme annonce à Joseph778 :

«Voici (hinnēh) que ton père s'affaiblit » (v. 1). C'est encore un personnage anonyme qui

signale à Jacob l'arrivée de Joseph : « Voici (hinnēh) que ton fils Joseph est venu à toi »

(v.2). Par le dispositif du regard, le narrateur fait voir au lecteur Jacob et Joseph à travers le

regard du personnage anonyme. Dans les deux cas, la relation particulière entre le visiteur

et l'hôte est mentionnée : « ton père », « ton fils ». Cette précision permet au narrateur

d'indiquer que l'attachement singulier entre Jacob et Joseph se poursuit jusqu'au dernier

moment de la vie du patriarche779. En outre, le fait que le narrateur choisisse le regard du

tiers, et non pas celui des frères de Joseph, laisse entendre que ces derniers ne voient plus la

préférence de Jacob envers Joseph comme un obstacle à la fraternité. Cet amour démesuré

devient pour ainsi dire neutre aux yeux des autres.

Si la relation particulière de Jacob envers Joseph ne suscite plus la réaction de ses

frères, la préférence de Jacob envers le fils cadet de Joseph provoque l'ennui de celui-ci.

Bien qu'il sache qu'Éphraïm n'est pas le fils aîné de Joseph, Jacob lui accorde la bénédiction

réservée au premier-né. Ce faisant, le patriarche intervertit l'ordre de naissance des fils de

Joseph malgré la protestation de celui-ci. Pour décrire le mécontentement de Joseph envers

778 Le narrateur ne précise pas qui informe Joseph à propos de l'état de la santé de son père. Toutefois, le

fait qu'un personnage anonyme intervienne en ce moment du récit suppose que Joseph n'habite pas avec

les siens à Goshèn. Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 627-628. 779 La préférence de Jacob envers Joseph est traduite en action lorsque le patriarche entend l'arrivée de son

fils Joseph : « Israël fit un effort et il s'assit sur le lit » (v. 2). En ce sens, voir Sternberg, The Poetics of Biblical

Narrative, p. 351.

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le geste accompli par son père, le narrateur emploie ces termes : « Et ce fut mauvais

(wayyēraʿ) à ses yeux » (v. 17). Le lecteur remarque que ce jugement de valeur trouve écho

à ce que Jacob vient de dire : « l'envoyé qui me rachète de tout mal (rāʿ) » (v.16). Alors que

son père déclare que l'ange le délivre de tout mal, Joseph considère que ce que fait son père

est mal. À la différence de Jacob qui estime que la protection divine envers lui est

omniprésente depuis le sein maternel jusqu'à aujourd'hui (v. 15), Joseph pense qu'il s'agit

ici d'une erreur, donc d'une exception au principe évoqué par son père. La suite du récit

confirmera que Jacob est conscient de ce qu'il fait. Cela suppose que même si Jacob bénit le

fils cadet de Joseph de sa main droite, il est guidé par l'ange de Dieu, celui qui lui garde de

tout mal780. Jacob reviendra vers la fin du récit sur cette présence divine au cœur de son

action : « En toi bénira Israël en disant : "Que Dieu te place comme Éphraïm et comme

Manassé" » (v. 20). Ainsi, même si Jacob reconnaît Manassé comme le fils aîné de Joseph,

il voit en Éphraïm la plénitude des nations lorsqu'il impose sur lui la main droite781 (v. 17-

19). En outre, Jacob considère que son action est dirigée par Dieu lui-même. Quant à

Joseph, il voit dans le geste de son père une simple erreur humaine. Le regard sur la même

personne, sur le même geste peut donc provoquer des appréciations différentes.

Le rapport du personnage au regard en Gn 48 nous permet donc de voir que Jacob est

toujours marqué par un amour démesuré. Bien que sa préférence envers Joseph soit

acceptée par les autres fils, sa relation particulière avec Éphraïm n'est pas appréciée par le

père de celui-ci. Malgré la protestation de Joseph, Jacob continue d'agir selon sa volonté en

attribuant à Dieu l'initiation de son action. Le motif de la présence divine dans la vie du

patriarche se poursuit dans le rapport du personnage à la parole.

3.12.2 Accomplissement de la parole divine au-delà de toute attente

Dans la conversation avec Joseph, Jacob se rappelle la parole que Dieu lui a adressée:

« Voici que je te fais porter du fruit et que je te rendrai nombreux et je te donnerai d'être

une assemblée de peuples et je donnerai ce pays à ta descendance après toi en propriété de

toujours » (v. 4). Ici, le narrateur met dans la bouche de Jacob le terme « propriété

(ʾăḥuzzaṯ) » qu'il a utilisé auparavant pour indiquer l'accomplissement de la promesse que

780 Nous suivons ici la lecture d'Hamilton, The Book of Genesis, p. 640-641. 781 Notons que Jacob bénit les deux fils de Joseph. Le fait qu'Éphraïm reçoit la main droite de Jacob n'annule

pas la nature de la bénédiction accordée à Manassé. Voir Westermann (Genesis 37-50, p. 191).

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Dieu a faite à Jacob avant son départ pour l'Égypte (Cf. 47,11). La reprise de ce vocable

suggère que Jacob considère seulement le pays de Canaan comme sa propriété. Le fait qu'il

ajoute le terme « toujours (ʿôlām) » renforce cette compréhension. Ainsi, au dernier

moment de sa vie, Jacob estime que la propriété perpétuelle de sa famille ne se trouve pas

en Égypte, mais en Canaan. C'est uniquement dans ce pays que la promesse divine

s'accomplit782.

Bien que la promesse de Dieu s'accomplisse pleinement au pays de Canaan, elle

commence déjà à se réaliser en Égypte. En constatant la présence des enfants de Joseph,

Jacob bondit de joie en disant : « Je n'espérais plus voir ta face et voici que Dieu m'a fait

voir même ta descendance » (v. 11). Le lecteur remarque que Jacob reprend ici le terme « ta

descendance (zarʿeḵā) » qu'il a utilisé au verset 4 comme destinataire de la promesse

divine: « à ta descendance (lezarʿăḵā) ». Dans un cas, le vocable désigne la descendance de

Jacob, dans un autre, celle de Joseph. Toutefois, il faut noter que Jacob considère comme

bénédiction divine, non seulement la propriété perpétuelle accordée à sa descendance, mais

aussi le fait qu'il connaisse la descendance de Joseph. À la différence de ses pères, Jacob a

la chance de voir ses petits-fils783. Il est à remarquer également que Jacob rejoint ici la

pensée de Joseph qui estime que la naissance de ses enfants en Égypte est un don de Dieu :

« Mes fils, ce sont ceux que Dieu m'a donnés ici » (v. 9). Ainsi, en manifestant sa joie

devant les fils de Joseph, Jacob se joint à son fils pour louer Dieu par qui l'existence de

Manassé et d'Éphraïm est possible.

L'existence de ses fils est un don de Dieu pour Joseph. Le fait de voir ses petits-

enfants est une bénédiction pour Jacob. Cependant, Manassé et Éphraïm ne se perçoivent

pas de la même manière chez Jacob et chez Joseph. L'intervention de l'un contredit la

conviction de l'autre. Répondant à la réaction de Joseph qui n'est pas content que son père

pose sa main droite sur la tête d'Éphraïm, et non pas sur celle de Manassé, le fils aîné, Jacob

dit : « Je sais, mon fils, je sais que lui aussi deviendra un peuple, lui aussi sera grand, et

pourtant son petit frère sera plus grand que lui et sa descendance sera la plénitude des

nations » (v. 19). Il est question ici d'une forme de parole marquée par un signe négatif

puisqu'elle disqualifie le fils aîné de Joseph de sa fonction, sans aucun motif. Contrairement

782 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 629. 783 Lecture proposée par Hamilton, Ibid., p. 635.

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à Ruben qui ne bénéfice plus du privilège réservé au fils aîné parce qu'il a monté sur la

couche de son père, Manassé n'a commis aucun tort pour se voir enlever ce rôle784.

Cependant, bien que la forme de cette parole soit marquée d'un signe négatif, le parleur

demeure positif car il ne s'agit d'aucune erreur de sa part malgré l'âge avancé. À la

différence de Joseph qui pense que son père se trompe en essayant de corriger ce geste,

Jacob semble lucide dans son choix785. « Ici, pour reprendre les mots de Hamon, le

narrateur frappe directement la forme de la parole d'un signe négatif, le parleur étant plutôt

positif par sa "lucidité" ainsi que par la pertinence de son argumentation786 ».

Le dispositif évaluatif de la parole nous fait comprendre que, dans la pensée de Jacob,

la propriété perpétuelle de sa famille est à retrouver dans le pays de Canaan. Toutefois,

cette conviction ne l'empêche pas de considérer ce qui se réalise en Égypte comme une

bénédiction de Dieu. Au contraire, c'est à partir de cette terre qu'il faut envisager l'avenir,

un avenir qui marque la lucidité de Jacob bien au-delà de son âge avancé.

Nous venons de voir Jacob et Joseph dans leur rapport au regard et à la parole.

Comment sont-ils perçus dans le rapport au travail ? C'est ce que nous développons

maintenant.

3.12.3 Joseph, le bon travailleur récompensé

Assis sur son lit de mort, Jacob mentionne, en présence de Joseph, la bénédiction

divine qu'il a reçue : « Le Dieu tout-puissant s'est fait voir à moi à Louz dans le pays de

Canaan et il m'a béni. Et il m'a dit : "Voici que je te fais porter du fruit et que je te rendrai

nombreux et je te donnerai d'être une assemblée de peuples" » (v. 3-4). Ce récit montre que

Jacob est un mauvais travailleur. En effet, la promesse divine que Dieu lui adresse ne

s'accomplit qu'avec l'aide de Joseph qui fournit à la famille patriarcale les vivres

nécessaires durant le temps de grande famine. C'est donc Joseph qui maintient la postérité

du peuple à la place de son père et c'est encore lui qui rassemble toutes les tribus d'Israël

lorsqu'il les accueille en Égypte. Ainsi, en répétant la promesse de Dieu envers lui, Jacob se

784 Voir Hamilton, Ibid., p. 636. 785 Pour Hamilton (Ibid., p. 636), Jacob perd la vue mais pas la vision. Soulignons que le verbe conjugué «śikēl

(il croisa [ses mains]) » peut évoquer le verbe « śāḵal » qui signifie « faire avec raison, avoir raison de faire ».

Voir la note de notre traduction de 48,14. 786 Hamon, Texte et idéologie, p. 136-137.

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disqualifie comme bon travailleur puisque l'accomplissement de cette promesse est à

l'œuvre seulement grâce au travail réalisé par Joseph787. Celui qui mène à l'achèvement

d'une telle promesse doit être récompensé. C'est ce que Jacob va faire à la fin de notre récit.

Jacob donne Sichem à Joseph comme une part de plus par rapport à ses frères. Ce

faisant, il réhabilite le travail de Siméon et de Lévi qu'il a considérés comme mauvais

(34,30). Le travail de Siméon et de Lévi était jugé négatif dans le passé mais devient

maintenant positif à tel point que Jacob offre la terre conquise à son fils préféré. Autrement

dit, le fait que Jacob fait donation de cette terre à Joseph est un indice qui permet au lecteur

de comprendre que cette terre n'est plus, au regard de Jacob, le résultat d'une mauvaise

conquête. De plus, Jacob estime que la prise de Sichem est le fruit de son travail personnel

puisque, précise-t-il, c'est lui qui a pris cette terre aux mains de l'Amorite par son épée et

par son arc788 (48,22). Ainsi, la « prise de Sichem par Siméon et Lévi, désapprouvée au

reste par Jacob, est ici formellement attribuée à Jacob lui-même : dès lors, le père de Joseph

peut disposer de son bien en faveur de son fils privilégié789 ».

Le rapport du personnage au travail dont il est question en Gn 48 est donc assez

complexe. Jacob se disqualifie lui-même comme bon travailleur en racontant à Joseph la

promesse divine qu'il a reçue. Alors qu'au moment où il donne à Joseph la terre de Sichem,

Jacob réhabilite le travail de Siméon et de Lévi qu'il a qualifié de mauvais dans le passé. La

complexité du personnage dans son rapport à l'action qu'il mène se poursuit dans son

rapport à l'éthique.

3.12.4 Éthique de la complexité

Comme nous l'avons signalé, le rapport du personnage à l'éthique est le plus

complexe parmi les dispositifs d'évaluation. Dans notre récit, plusieurs questions éthiques

demeurent sans réponse pour le lecteur. Celui-ci ne comprend pas pourquoi Jacob adopte

787 Il est possible que Jacob perçoive son incapacité de réaliser le projet divin au moment où il gronde Joseph

d'avoir raconté son récit du rêve. En effet, en ce moment-là, Jacob « réserve son jugement. Tout en

rabrouant Joseph, dans le but de calmer l'inimitié des frères, peut-être projette-t-il sur soi-même le rêve de

son fils. Ne met-il pas en cause son propre destin ? Que veut-on lui faire savoir ? Que doit-il faire ? »

Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 88-89. 788 Voir Sarna, Genesis, p. 330. 789 L. Gry, « La bénédiction de Joseph (Gen. 49,22-27) », RB 14 (1917), p. 517.

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Éphraïm et Manassé comme ses fils et non pas comme ses petits-fils790. Il est dans

l'incompréhension en constatant que Joseph est mécontent lorsque son père place Éphraïm

avant Manassé qui est son fils aîné791, mais ne réagit pas à la donation de Sichem que son

père lui offre, une part de plus par rapport à ses frères bien qu'il ne soit pas le fils aîné. Ce

double héritage, signe de la primogéniture, distingue Joseph des autres fils du patriarche792.

De plus, en adressant sa bénédiction à Joseph, Jacob invoque les noms de ses pères

Abraham et Isaac comme si Joseph était son fils aîné (v. 15).

Les dispositifs évaluatifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique en Gn 48

permettent au lecteur d'observer encore une fois la préférence de Jacob envers un membre

de sa famille issu de Rachel793. Par la fonction idéologique du récit, le narrateur introduit un

nouvel élément dans cet amour démesuré. Si l'affection particulière de Jacob envers Joseph

ou Benjamin se situait sur le plan humain, son attachement envers Éphraïm est maintenant

protégé par l'action divine. Le Dieu qui est son compagnon de route depuis toujours garde

Jacob de tout mal, y compris dans cette bénédiction apparemment partiale.

Nous venons de regarder la bénédiction que Jacob donne à Joseph, à Éphraïm et à

Manassé. Qu'en est-il des autres fils du patriarche ? Gn 49 nous relatera la sentence que

Jacob prononce sur chacun de ses enfants.

3.13 AVENIR AU CRIBLE DU PASSÉ (Gn 49)

Jacob rassemble tous ses fils pour leur adresser une dernière parole. Il commence à

parler à Ruben, son premier-né. Parmi les autres fils, Juda et Joseph sont les destinataires

d'un long discours. À la fin de son testament, Jacob demande à ses fils de l'enterrer au pays

de Canaan. Après cela, Jacob quitte les siens.

790 En ce sens, H. Seebass, « The Joseph Story. Genesis 48 and the Canonical Process », JSOT 35 (1986), p. 30.

Selon Hamilton (The Book of Genesis, p. 629), pour faire comprendre à Joseph qu'il est conscient de ce qu'il

est en train de faire, Jacob compare Éphraïm et Manassé à Ruben et Siméon, ses deux fils aînés. Notons que

cette comparaison est étonnante dans la mesure où Jacob renverse l'ordre de naissance des fils de Joseph

alors qu'il respecte celui de ses propres enfants. 791 En s'opposant à la manière dont son père impose la main, Joseph s'intéresse uniquement au sort de son

aîné (v. 18). Voir Hamilton, Ibid., p. 641. 792 Ainsi, Seebass, « The Joseph Story », p. 30. 793 Au chapitre consacré à la transtextualité, nous revenons à la raison du souvenir de Rachel chez Jacob

lorsqu'il veut adopter les deux fils de Joseph comme ses propres enfants.

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Quels sont les valeurs que le narrateur fait valoir dans ce récit où Jacob prononce

devant ses fils son discours testamentaire ? C'est en observant les dispositifs évaluatifs du

regard, de la parole, du travail et de l'éthique que nous dégageons les jugements de valeur

du narrateur.

3.13.1 Le regard troublé ou les yeux radieux

Dans sa bénédiction, Jacob décrit en ces termes les yeux de celui qui viendra dans la

descendance de Juda : « Ses yeux sont plus sombres que le vin (ḥaḵlîlî ʿênayim miyyāyin) »

(v. 12). Cette description du regard peut provoquer des appréciations différentes chez le

lecteur. En effet, il peut s'agir ici du « regard troublé ou vitreux de l'homme qui a trop bu ».

Il peut être question également des « yeux brillants, radieux », ou de « l'éclat joyeux d'un

bel œil sombre794 ». Aucune précision dans le récit ne permet au lecteur de trancher cette

ambiguïté. Cependant, cette manière de décrire le regard d'un descendant important issu de

la tribu de Juda peut renvoyer le lecteur à la description de sa mère dont le regard est

«faible, délicat, mais aussi doux, tendre et sensible795 » : weʿênê lēʾâ rakôṯ (29,17). Le

regard de celui qui va venir a donc quelque chose en commun avec celui de Léa. En mettant

dans la bouche de Jacob la description d'un regard qui revêt plusieurs significations comme

le regard de son épouse mal aimée, le narrateur veut-il suggérer que Jacob, à la fin de sa

vie, cherche à la réhabiliter en promettant à son quatrième fils qu'un homme célèbre viendra

de sa lignée796 ?

L'ambiguïté ne se situe pas seulement dans le rapport du personnage au regard, mais

elle se poursuit encore dans le dispositif évaluatif de la parole.

3.13.2 Parole testamentaire de Jacob

Jacob rassemble ses fils pour annoncer ce qui leur arrivera dans l'avenir (v. 1).

Cependant, les paroles de sentence sur chacune des tribus concernent rarement le futur797.

Pour Ruben, tout est centré sur le passé. Il en va ainsi pour Siméon et Lévi, à une exception

794 A. Caquot, « La parole sur Juda dans le testament lyrique de Jacob (Genèse 49,8-12) », Semitica 26

(1976), p. 29. 795 Meschonnic, Au commencement, p. 321. 796 Notons qu'en Gn 48,7, Jacob pense à Rachel et à l'endroit où il l'a enterrée. Ici, vers la fin du récit, Jacob

mentionne le lieu où il a enseveli Léa (v. 31). 797 Caquot, « La parole sur Juda », p. 6.

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près lors de l'annonce de Jacob à propos de la future dispersion de ces deux tribus : « je les

répartirai en Jacob et je les disperserai en Israël » (v. 7). C'est seulement dans le dit de

Jacob sur Juda que nous trouvons les annonces sur l'avenir (v. 8-11). Par contre, la marque

du futur dans les sentences sur Zabulon (v. 13), Dan (v. 16-17), Gad (v. 19) et Asher (v. 20)

est très faible. Cette marque reparaît dans la seconde partie de la sentence au sujet de

Joseph798 (v. 25-26). Ainsi, Jacob qualifie de prophétie son propre discours, mais le contenu

de ses paroles est principalement tourné vers le passé. La marque du temps dans le dit de

Jacob peut évaluer l'histoire en indiquant qu'on ne construit l'avenir qu'à partir du passé.

Nous venons de regarder rapidement le cadre général du discours testamentaire de

Jacob. Observons maintenant le contenu de cette allocution. Nous examinons seulement

quelques cas significatifs qui nous permettent de dégager le rapport du personnage à la

parole. Dans la sentence qu'il prononce envers son fils aîné, Jacob oppose son état à

l'attitude de Ruben. En effet, Jacob considère que son aîné est le fruit de sa vigueur (v. 3). Il

met toute sa fierté en ce premier fils. Toutefois, la force que Jacob transmet à Ruben se

transforme en une déviation de désir qui conduit ce dernier à avoir des rapports intimes

avec la concubine de son père. L'énergie abondante du père (« supériorité de puissance

[yeṯer ʿāz] ») ne fait qu'augmenter l'excès du fils dont le caractère est désigné par le terme

«bouillonnement (paḥaz799) ». Ainsi, la puissance que Jacob veut transférer à Ruben se

tourne contre lui-même800. C'est dans cette déformation de la volonté paternelle que Ruben

doit être jugé sévèrement.

Si le jugement de Jacob sur Ruben est très négatif, celui sur Juda s'avère positif. Nous

ne développons pas ici cette sentence, qui est à lire attentivement à la lumière du passé de

Juda801. Quant au jugement du patriarche sur Joseph, il est marqué par le caractère laudatif.

Parmi les nombreux éléments élogieux dans la bénédiction que Joseph reçoit, nous pouvons

souligner le nom de Dieu qu'évoque Jacob : « Par le Dieu de ton père, qu'il vienne à ton

secours et avec le tout-puissant, qu'il te bénisse » (v. 25). Exception faite de la mention

dans la phrase transitoire (v. 18), le nom de Dieu est trouvé seulement dans cette parole

798 En ce sens, Ibid. 799 Meschonnic, Au commencement, p. 364. 800 Alter, Genesis, p. 293. 801 Good propose une lecture mettant en parallèle deux épisodes dont Juda est l'acteur principal : Gn 38 et

Gn 49,8-12. Voir E.M. Good, « The "Blessing" on Judah, Gen 49,8-12 », JBL 82 (1963), p. 427-432.

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adressée à Joseph. Le fait que Jacob signale le nom de Dieu dans le discours sur Joseph est

très cohérent avec l'ensemble de Gn 37-50 dans le sens où la présence divine est

intimement liée au parcours de vie de Joseph802. Notons également que, dans le discours

testamentaire, c'est uniquement ici que le narrateur met dans la bouche de Jacob le verbe

«bénir» et, à cinq reprises, le substantif « bénédiction ». À cela s'ajoute le vocable « nezîr »

qui distingue Joseph des autres fils de Jacob. Il est « le consacré parmi ses frères ». Ainsi,

ce qui est particulièrement marqué dans la bénédiction faite à Joseph, c'est la précision de la

présence de Dieu qui lui accorde une bénédiction abondante et le statut privilégié qu'il a

parmi ses frères.

Parmi les autres sentences, nous pouvons souligner un cas qui est très significatif pour

le rapport du personnage à la parole. Il s'agit du discours de Jacob sur Nephtali. Cette

parole est composée de deux éléments diamétralement opposés : « Nephtali est une biche

messagère » (v. 21). En effet, cette description « comporte un véritable oxymoron, l'alliance

du nom de la "biche", animal rapide et indomptable, et l'adjectif la qualifiant, šəlȗḥåh, qui

signifie "envoyée" (comme messagère), et non "mise en liberté". Nephtali n'est plus une

tribu libre, il est lui aussi contraint au service803 ». La destinée de Nephtali est donc

caractérisée à la fois par la liberté et la servitude. Chose remarquable, le nom de Nephtali

est expliqué par le mot hébreu pātîl qui signifie « fil entrelacé, lien804 ». Ainsi, en plaçant

deux éléments contradictoires dans la parole de Jacob sur Nephtali, dont le nom signifie

lien, le narrateur peut renvoyer le lecteur au combat entre Léa et Rachel lorsque celle-ci,

toujours stérile, constate que sa sœur aînée enfante pour Jacob quatre fils (Gn 30,1-8). Ces

deux sœurs, épouses d'un seul homme, assument une destinée contradictoire : l'une est mal-

aimée, mais féconde, l'autre est bien-aimée, mais stérile805. De plus, la liberté et la servitude

attribuées à Nephtali ne sont pas sans lien avec le fait que sa mère Bilha est servante et que

c'est elle qui lui donne naissance à la place de sa maîtresse Rachel.

Loin d'être exhaustif, le rapport du personnage à la parole que nous venons d'analyser

nous apprend que l'avenir de chaque fils d'Israël dépend de son passé. Bien que les

802 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 302. 803 Caquot, « La parole sur Juda », p. 13. 804 Note de la TOB à propos de Gn 30,8. 805 Sur la rivalité de ces deux femmes, voir A.-L. Zwilling, Frères et sœurs dans la Bible. Les relations

fraternelles dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament (Lectio divina 238), Paris, Cerf, 2010, p. 47-71. Pour

un regard rapide, consulter la recension de ce livre, A. Nguyen Chi, LTP 68 (2012), p. 514.

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sentences de Jacob soient marquées par des termes à multiple entendre806, elles deviennent

plus claires lorsque le lecteur est attentif au passé du personnage et au trait caractéristique

de sa vie. Si le dispositif de la parole envoie le lecteur au passé du personnage, celui du

travail l'invite à regarder l'avenir.

3.13.3 Travailleur royal

Dans la sentence sur chacune des tribus, Jacob signale Issakar comme travailleur de

corvée (v. 14-15), Dan comme juge (v. 16). Nous nous attardons ici sur le travail d'Asher :

celui qui fournira les délices du roi (v. 20). Bien que le narrateur ne nomme pas le roi au

service duquel Asher se mettra, le lecteur se souvient encore de l'histoire des deux

fonctionnaires de Pharaon qui sont mis en prison lorsque Joseph y est présent. La cause de

cette mise en prison demeure inconnue807, mais ces deux fonctionnaires sont tous au service

de la table royale. Conformément à l'interprétation de Joseph, le panetier est suspendu de sa

fonction tandis que l'échanson est reconduit dans sa charge pour continuer à servir le roi.

Ainsi, le service auprès du roi n'est pas positif, ni négatif en soi. L'accès à ce type de travail

n'est donc pas considéré d'emblée comme une promotion ou une servitude. C'est la qualité

du service qui qualifiera le serviteur de bon ou de mauvais travailleur. Il est possible que le

travail d'Asher soit évalué de cette manière.

Le dispositif du travail nous donne un critère important pour discerner l'action que

mène chaque personnage. C'est donc la qualité du service qui évaluera le travailleur. La

question du critère de discernement revient d'une autre manière dans le rapport du

personnage à l'éthique.

4.13.4 Norme éthique de Jacob dans ses jugements

Le jugement de Jacob sur les actes commis dans le passé par ses fils est inégal808. Le

lecteur a du mal à comprendre les critères éthiques du patriarche dans sa sentence sur les

806 Pour une étude approfondie du vocabulaire utilisé en Gn 49, voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 644-

689. 807 La nature de la faute commise n'est jamais mentionnée dans le récit. En ce sens, voir Eisenberg – Gross,

Un Messie nommé Joseph, p. 289. 808 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 657.

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tribus. En effet, Ruben, le fils aîné de Jacob809, est jugé sévèrement parce qu'il a profané le

lit de son père en couchant avec sa concubine. Siméon et Lévi ne sont jamais pardonnés de

la violence qu'ils ont menée dans la ville de Sichem. Par contre, Juda, loin d'être un homme

parfait, est considéré comme un personnage positif dans la sentence de son père. Il est

possible que Jacob juge positivement Juda parce qu'il ignore que son quatrième fils a

proposé la vente de Joseph aux marchands ismaélites810 (37,27). Le lecteur peut imaginer

que Juda est l'un des protagonistes qui trempa la tunique de Joseph dans le sang du bouc

pour tromper Jacob quand Joseph fut vendu par des marchands madianites aux Ismaélites811

(37,28-31). Le patriarche n'est pas au courant non plus du séjour étranger de Juda

mentionné en Gn 38. Durant ce temps de séparation, Juda a commis au moins deux fautes

majeures : désobéir à la loi du lévirat lorsqu'il renvoie sa belle-fille avec une fausse

promesse (38,11) ; coucher avec une prostituée qui n'est autre que sa bru (38,18). Les fautes

de Juda sont aussi graves que celle de Ruben812 (l'inceste) et celle de Siméon et Lévi (violer

la loi de justice avec une fausse promesse). Au-delà de toutes ses fautes, Juda est donc

considéré comme personnage positif dans le jugement de son père.

Il est à noter que Joseph reçoit beaucoup d'éloges de la part de son père dans le

discours testamentaire. Cependant, ce fils, qui a fait un parcours hors du commun et sans

faute, n'est pas choisi comme l'ancêtre d'une grande descendance. Pire encore,

l'interprétation en termes de domination à propos du songe de Joseph s'applique maintenant

à Juda813 : « Juda, c'est toi que tes frères célébreront, ta main sera sur la nuque de tes

809 Selon Hamilton (Ibid., p. 647), il est significatif d'insister sur le rôle du premier-né (beḵōr) dans un récit

consacré à la bénédiction (berāḵâ). Le renversement des consonnes (bkr / brk) indique-t-il le renversement

du statut de Ruben ? 810 Gunkel (Genesis, p. 439) remarque que les frères de Joseph n'ont jamais raconté à Jacob ce qu'ils ont fait

à son fils préféré. 811 « Pris dans le groupe des dix frères qui haïssent le préféré du père, mais sans doute aussi le père lui-

même (37,4), [Juda] en émerge pour proposer de vendre Joseph aux marchands qui passent (37,26-27). Il

rentre ensuite dans le rang et imagine avec les autres de punir aussi Jacob en lui envoyant la tunique

ensanglantée de Joseph, avec quelques mots insidieux destinés à lui faire croire que son fils préféré a connu

une mort atroce. Puis, avec les autres encore, il cherche, non sans hypocrisie, à consoler le père, espérant

sans doute recoller les morceaux, à présent que le gêneur a disparu ». Wénin, « Des pères et des fils », p. 27. 812 Il est à noter que Jacob utilise le verbe « monter » en parlant à Ruben et à Juda : « [Ruben] tu es monté

(ʿālîṯā) sur le lit de ton père » (v. 4) / « Juda, de la proie, mon fils, tu es monté (ʿālîṯā) » (v. 9). Voir Alter,

Genesis, p. 295. 813 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 658 ; Pirson, The Lord of the Dreams, p. 129.

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ennemis, et les fils de ton père se prosterneront devant toi » (v. 8). Par rapport à Juda,

Joseph est mieux placé pour être le père de la lignée royale et pour être le chef des tribus.

En effet, contrairement à Juda qui succomba facilement au piège tendu par Tamar, Joseph a

réussi à résister à la séduction de la femme de son maître. De plus, c'est grâce à Joseph que

les tribus d'Israël ont été sauvées de la grande famine. La place qu'il occupe au pays de

l'Égypte prive-t-elle Joseph de ce privilège qu'il mérite d'autant plus qu'il est le fils préféré

de Jacob ? Cela est possible, mais n'oublions pas que Joseph est considéré comme « pasteur

(rōʿeh) » de ses frères par son père lui-même (v. 24). Ainsi, dans sa dernière parole, Jacob

confirme la vocation pastorale de Joseph envers ses frères, une mission que le narrateur

annonçait lorsqu'il présentait Joseph au début de notre récit814 (37,2).

Par les dispositifs du regard, de la parole, du travail et de l'éthique de Gn 49, le

narrateur, en développant la fonction idéologique du récit, nous fait comprendre que le

passé joue un rôle important dans le jugement de Jacob. Bien que ses critères éthiques ne

soient pas égaux, il cherche à accorder une place primordiale à Juda, ancêtre de la lignée

royale, et à Joseph, pasteur de ses frères. Il est à noter que le passé ne finit pas avec la mort

de Jacob. Cette question reviendra encore après l'enterrement du patriarche dans le

raisonnement des frères de Joseph. Comment Joseph montrera-t-il son rôle de pasteur

devant le caprice de ses frères sur le passé ? C'est ce que nous verrons en Gn 50.

3.14 CONFESSION DU CRIME DES FRÈRES DE JOSEPH (Gn 50)

Avec la permission de Pharaon, Joseph remonte au pays de Canaan pour enterrer son

père selon la dernière volonté de celui-ci. Le cortège funéraire, composé des fils de Jacob et

des Égyptiens, impressionne les habitants locaux. Après avoir réalisé les vœux de son père,

Joseph descend en Égypte. La mort du père fait surgir chez les frères de Joseph la peur que

leur victime se venge d'eux. Afin d'éviter une punition de la part de Joseph, les frères

envoient quelqu'un dire à celui-ci que son père, avant la mort, lui demande de supporter la

faute qu'ils lui ont fait subir. Rassurant ses frères relativement à leur sentiment de

culpabilité, Joseph leur dit qu'ils n'ont pas à craindre. Le mal qu'ils ont commis à son

endroit, Dieu le transforme en bien en vue de la préservation de la vie de son peuple.

814 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 303.

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Comment le narrateur émet-il des jugements de valeur dans ce récit où Joseph

conduit ses frères dans une nouvelle relation après leur confession explicite de la faute

commise ? C'est en observant les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le

travail et l'éthique que nous cherchons à repérer les valeurs que fait valoir le narrateur.

Nous débutons par le rapport du personnage au regard.

3.14.1 Regard de bienveillance, de confiance et d'étonnement

En vue d'obtenir la permission de Pharaon de quitter l'Égypte pour aller enterrer son

père au pays de Canaan, Joseph se sert d'un intermédiaire815. Il emploie cette expression

pour susciter le regard bienveillant des gens de la maison de Pharaon : « si j'ai trouvé faveur

à vos yeux (ʾim-nāʾ māṣāʾṯî ḥēn beʿênêḵem) » (v. 4). Ici, Joseph prend sur son propre

compte la demande que son père lui a faite sur son lit de mort816 (47,29). Cette formule

trouve également écho dans la sollicitation de la faveur que les Égyptiens ont adressée à

Joseph lorsqu'ils reconnaissent celui-ci comme leur sauveur en s'offrant comme esclaves de

Pharaon (47,25). Ainsi, en faisant sienne la demande de son père et en évoquant la bonté

qu'il manifeste à l'égard des Égyptiens, Joseph est sûr que sa proposition sera acceptée par

Pharaon817. Il est à noter qu'après avoir suscité le regard bienveillant des Égyptiens, Joseph

ne répète pas les mêmes paroles que son père lui avait dites818. D'une part, Joseph omet le

geste de mettre sa main sur la cuisse de son père pour le jurer. Il est possible que ce geste

ne soit pas mentionné puisqu'il s'avère incompréhensible aux yeux du roi égyptien. D'autre

part, Joseph ne réitère pas les formules que son père a utilisées : « que tu ne m'ensevelisses

pas en Égypte » (47,29) ; « tu me porteras hors d'Égypte » (47,30). Cela évite sans doute de

donner une impression négative de Jacob sur son séjour égyptien. En effet, la reprise des

expressions de Jacob dans cette circonstance pourrait insinuer que le patriarche répond à la

générosité de Pharaon par un acte d'ingratitude lorsqu'il forme les vœux de quitter le pays

815 Pour von Rad (La Genèse, p. 439), si Joseph ne se présentait pas personnellement devant Pharaon, c'est

qu'il « devait éviter de se rendre à la cour pendant la durée du cérémonial funéraire ». Voir aussi Sarna,

Genesis, p. 348 ; Lowenthal, The Joseph Narrative in Genesis, p. 148. 816 Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 693. 817 Comme tel, le retour de Joseph au pays de Canaan pour enterrer son père ne pose pas de problème. La

seule difficulté réside dans la peur de Pharaon que son ministre ne reste définitivement dans son pays

d'origine. En ce sens, voir von Rad, La Genèse, p. 439 ; Alter, Genesis, p. 303. 818 Nous reprenons ici la lecture de Savran, Telling and Retelling, p. 43, suivie par Hamilton, The Book of

Genesis, p. 693.

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d'accueil après sa mort. Soulignons également qu'en négligeant la demande de son père

d'être enterré avec ses ancêtres, Joseph dit à Pharaon que le patriarche a exprimé le désir

d'être enseveli dans le tombeau qu'il a lui-même creusé819 au pays de Canaan (v. 5). Cet

ajout laisse entendre que l'idée de préparer un tombeau pour soi-même avant la mort est

plausible, sinon courante, en Égypte. Ainsi, Joseph a modifié intelligemment les données

pour que Pharaon accepte sa demande, d'autant plus qu'il est question ici de la dernière

volonté de Jacob. Il est à noter que dans sa réponse à Joseph, Pharaon demeure très sobre :

« Monte et ensevelis ton père comme il te l'a fait jurer » (v. 6). À la différence de la requête

de Joseph (« que j'ensevelisse mon père et je reviendrai820 », v. 5), le roi ne mentionne pas

la question du retour de Joseph. Cette omission suggère que Pharaon accorde à Joseph une

confiance très grande821. Aux yeux du roi, si son gouverneur monte au pays de Canaan pour

accomplir la promesse faite à son père, il est évident qu'il retournera en Égypte selon le

serment déclaré. Ainsi, en suscitant le regard bienveillant des gens de la maison de

Pharaon, Joseph obtient le regard de confiance du roi lui-même.

Une fois obtenue la permission de Pharaon, Joseph, entouré des serviteurs de Pharaon

et de ses frères, monte au pays de Canaan (v. 7-8). Décrivant l'ampleur des funérailles de

Jacob à partir de son propre point de vue, le narrateur utilise ces termes : « une lamentation

grande et très pesante » (v. 10). Par la suite, le narrateur confirme cette vision en attribuant

la parole aux Cananéens qui observent cet événement : « C'est un deuil pesant pour

l'Égypte » (v. 11). Ainsi, en faisant répéter à ses personnages à peu près les mêmes

appréciations que lui sur l'organisation des funérailles de Jacob, le narrateur montre que la

solennité des funérailles du patriarche est incontestable822. Ce caractère cérémonieux n'est

pas seulement décrit par le narrateur, mais aussi observé par le peuple de Canaan. Il est à

noter que ces Cananéens précisent que c'est un deuil qui est grand pour l'Égypte. Cette

précision ne permet pas seulement au lecteur de comprendre que les funérailles de Jacob

sont marquées par les coutumes des Égyptiens, mais encore de constater combien les

819 Le sens habituel du verbe « kārâ » est « creuser ». Voir Alter, Genesis, p. 303. 820 Joseph est très habile lorsqu'il termine sa demande par la mention « je reviendrai » qui s'avère une

information essentielle aux yeux de Pharaon. Ainsi, Alter, Ibid., p. 303. 821 Hamilton, The Book of Genesis, p. 694. 822 Le terme « kāḇēḏ (pesant) » est utilisé, à trois reprises, en espace de trois versets : « le camp était très

pesant » (v. 9) ; « une lamentation [...] très pesante » (v. 10) ; « un deuil pesant » (v. 11). En ce sens,

Hamilton, Ibid., p. 697.

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membres de la famille patriarcale ont changé à tel point que les gens de leur pays natal

n'arrivent plus à reconnaître qu'il s'agit de la mort de l'un des leurs823. Plus étrange encore,

les gens nomment le lieu des funérailles « Deuil de l'Égypte », un lieu qui se situe au-delà

du Jourdain824 (v. 11).

Par le dispositif du regard, le narrateur fait comprendre au lecteur que Joseph est très

habile dans sa manière de persuader l'autre. Cette habileté lui permet d'obtenir la

permission et la confiance de Pharaon. En outre, Joseph ne parvient pas seulement à

accomplir les derniers vœux de son père, mais encore il réussit à organiser solennellement

les funérailles de celui qu'il aime. Doté d'une telle perspicacité, Joseph trouvera-t-il des

mots convenables pour soulager ses frères de leur peur culpabilisante ? Observons cela

dans le rapport du personnage à la parole.

3.14.2 Parole de réconfort de Joseph face à la culpabilité de ses frères

Revenant du pays de Canaan après les funérailles, les frères de Joseph éprouvent une

très grande angoisse lorsqu'ils pensent au mal commis dans le passé. En effet, ils « virent

(wayyirʾû) que leur père était mort et ils [se] dirent : "Sûrement, Joseph deviendra notre

adversaire et il fera revenir, oui, fera revenir sur nous tout le malheur dont nous l'avons

rétribué" » (v. 15). Le verbe conjugué « wayyirʾû » peut être compris de deux manières très

différentes825. Premièrement, il désigne le fait que les frères de Joseph prennent conscience

de la réalité de la mort de leur père826. Cela ne signifie donc pas que les frères apprennent la

nouvelle du décès de Jacob pour la première fois. Secondairement, le verbe utilisé peut être

traduit par « et ils eurent peur ». De quoi les frères de Joseph ont-ils peur ? Évidemment, de

tout le mal (kol-hārāʿâ) qu'ils ont fait subir au fils préféré de leur père. Une fois leur père

décédé, les frères redoutent que Joseph cherche à se venger d'eux. Dans le raisonnement

qu'ils partagent entre eux, ils sont certains de cette idée de vengeance de Joseph827. Ils

823 Pour Hamilton (Ibid., p. 698), l'identité du défunt sur qui on se lamente demeure inconnue aux yeux des

habitants locaux. 824 Pour Gemser (« Beʿēber hajjardēn », p. 353), ce lieu se trouve «dans la région du Jourdain » et non pas

«au-delà de Jourdain ». Selon Gunkel (Genesis, p. 463-464), il est vraiment difficile de localiser cet endroit. 825 Lecture proposée par Hamilton, The Book of Genesis, p. 699 et 701-702, suivie par Wénin, Joseph ou

l'invention de la fraternité, p. 307. 826 Voir aussi Westermann, Genesis 37-50, p. 204. 827 Hamilton (The Book of Genesis, p. 699) comprend le terme « lû » dans le sens affirmatif « sûrement ».

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anticipent donc leur action pour éviter la punition de leur victime. Pourquoi une telle

pensée surgit-elle chez les frères ? Le lecteur remarque que dans la scène de retrouvailles,

les frères n'ont pas eu l'occasion d'exprimer leur regret d'avoir abandonné Joseph et d'avoir

pensé à le vendre828. La joie de retrouver leur père et la nécessité de porter secours à la

famille affamée ne leur permettaient pas de confesser explicitement leur faute829. Bien

qu'ils aient manifesté leur regret d'être indifférents devant le cri de détresse de Joseph, ils

l'ont fait devant le gouverneur égyptien et non pas devant leur victime830. Comme nous

l'avons montré, après trois jours de prison, les frères ont considéré leur arrestation comme

une punition du mal commis jadis. Toutefois, ce sentiment de culpabilité est demeuré au

seuil de leur conscience puisque les frères de Joseph n'identifient pas encore leur vraie

victime. « Non affrontée comme telle, la culpabilité des frères est restée intacte et, une fois

Jacob disparu, elle ressort, fantôme d'un souvenir enfoui831 ». Même si l'idée de la

vengeance est une imagination de la part des frères de Joseph, elle exprime la logique du

retournement du mal commis832. À la haine initiale (śānēʾ, 37,4.5.8) correspond l'hostilité

finale (śāṭam, 50,15). Une telle pensée est possible chez les frères puisqu'ils n'ont pu rien

dire explicitement du mal qu'ils ont fait à Joseph833. Les paroles réconfortantes de celui-ci

coupent court à la possibilité d'exprimer le mal qui hante leur cœur : « ne soyez pas

affligés, que cela ne s'enflamme pas à vos yeux [le fait] que vous m'avez vendu ici » (45,5).

Une fois partagée entre eux la peur d'être vengés, les frères cherchent un moyen de

communiquer avec Joseph. Comme autrefois devant leur père (37,32), les fils de Jacob, à la

mort de celui-ci, recourent à un intermédiaire pour faire passer leur message : « Et ils

ordonnèrent834 [à quelqu'un d'aller] vers Joseph en disant : “Ton père a ordonné, avant qu'il

meure, en disant : Ainsi vous direz à Joseph : "Je te prie, supporte, je te prie, la révolte de

tes frères et leur faute car c'est du mal qu'ils t'ont rétribué"” » (v. 16-17). Quelle que soit

828 Un grand silence envahit alors la vie des frères, qui depuis dix-sept ans, ne peuvent pas avoir la

conscience tranquille. En ce sens, voir Sarna, Genesis, p. 349. 829 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 307. 830 Ibid., p. 310. 831 Ibid., p. 307. 832 Nous suivons ici la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 702. 833 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 308. 834 En utilisant ce verbe, le narrateur laisse entendre que les frères cherchent à convaincre Joseph en

s'appuyant sur le fait qu'ils ont reçu eux-mêmes cet ordre de la bouche de Jacob avant sa mort. Voir Alter,

Genesis, p. 305.

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l'authenticité de ce message, nous constatons que les frères ont encore du mal à parler

directement à Joseph. Le non-dialogue durant la scène de révélation d'identité ne favorise

guère la circulation de la parole entre frères surtout lorsqu'il est question d'avouer le mal

qu'ils ont fait à l'un des leur. Au demeurant, le discours des frères de Joseph est marqué par

une habileté étonnante. Au lieu d'utiliser le terme « notre père (ʾāḇînû) », ils s'adressent à

Joseph par un vocable plus affectif « ton père (ʾāḇîḵā) » qui encadre leur discours835. Ce

faisant, ils insinuent que la demande vient directement de la volonté paternelle. En outre,

d'une manière très subtile, ils englobent la mention « tes frères » par deux éléments qui les

qualifient de coupables : « révolte » et « faute ». Ainsi, les frères suggèrent à Joseph que

leur père le sollicite de les considérer comme ses frères même s'ils ont commis des fautes

envers lui836.

Après avoir rapporté la soi-disant parole de Jacob, les frères implorent eux-mêmes la

miséricorde de Joseph : « et maintenant, supporte, nous te prions, la révolte des serviteurs

du Dieu de ton père » (v. 17). Remarquons que les frères parlent entre eux du mal (rāʿâ)

qu'ils ont fait à Joseph (v. 15) alors que devant celui-ci, ils évoquent, en attribuant la parole

à leur père, la faute (ḥaṭṭāʾṯ) et la révolte (pešaʿ). Le dernier terme désigne l'action

gravement immorale qu'on peut considérer comme crime. C'est seulement ce dernier

vocable qu'on trouve dans la bouche des frères lorsqu'ils parlent directement à Joseph837.

Ainsi, les frères cherchent à assumer au maximum la responsabilité de leur action passée en

la poussant jusqu'au dernier degré de gravité.

Il est à noter que le verbe « nāśāʾ » est employé deux fois au verset 17 : dans la parole

que les fils de Jacob attribuent à leur père et dans leur propre demande adressée à Joseph.

Ce verbe est mieux rendu par « supporter838 ». En effet, l'être humain ne peut pas, par lui-

même, enlever la faute de son offenseur. Cette tâche est uniquement réservée à Dieu, le seul

qui peut vraiment pardonner839. Ce que l'offensé peut faire, c'est de supporter la faute de

835 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 309. Voir aussi Hamilton, The Book of Genesis, p. 702-703. 836 La lecture de Wénin, Ibid., p. 309-310. 837 Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 704. 838 Nous suivons ici l'explication de P. Joüon, « Locutions hébraïques », Bib 3 (1922), p. 68. 839 En ce sens, da Silva, Joseph face à ses frères, p. 52. Selon von Rad (La Genèse, p. 440), « le vrai pardon

n'est pas une affaire qui se passe uniquement sur le plan humain ; il s'enracine dans la relation de l'homme

avec Dieu ».

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son offenseur en évitant le châtiment qu'il mérite840. Nous trouvons ces éléments dans la

réponse que Joseph adresse à ses frères angoissés : « Ne craignez pas. Suis-je en effet à la

place de Dieu, moi ? » (v. 19) Par cette intervention, Joseph refuse d'être à la place de Dieu,

l'unique qui offre le pardon véritable. La meilleure chose qu'il puisse réaliser c'est de

soutenir ses frères dans leur peine causée par le sentiment de culpabilité. C'est ce que

Joseph va faire sans tarder : « il les consola et parla à leur cœur » (v. 21).

Par le dispositif évaluatif de la parole, le narrateur indique que la peur culpabilisante

des frères de Joseph est liée au fait qu'ils n'ont jamais eu l'occasion de confesser

explicitement leur faute devant leur vraie victime. Si les frères de Joseph recourent à la

parole paternelle, dont l'authenticité demeure à jamais invérifiable, c'est qu'ils sont certains

que Joseph, une fois son père disparu, va se venger d'eux. L'angoisse de cette punition les

conduit à exprimer eux-mêmes leur regret d'avoir commis un tel crime. En réponse à ses

frères, Joseph, écartant tout désir de vengeance de sa part, refuse d'être à la place de Dieu,

le seul qui peut vraiment pardonner. Il cherche à calmer ses frères de leur souci d'être

châtiés en les consolant et en leur parlant à cœur ouvert.

Nous venons de voir que Joseph, dans sa réplique à ses frères, refuse de prendre la

place de Dieu. Toutefois, dans son interprétation de l'action de ses frères dans le passé, il

souligne le rôle de Dieu. Comment Dieu, selon la compréhension de Joseph, intervient-il

dans l'histoire humaine ? Nous répondons à cette question en observant le rapport du

personnage au travail.

3.14.3 Intervention de Dieu dans l'action humaine

L'insistance de Joseph sur l'action de Dieu dans la vie des êtres humains nous invite à

regarder attentivement cet aspect dans l'ensemble du récit. À la fin de notre parcours, il est

bon de retracer les moments où Dieu intervient directement en Gn 37-50. La première

mention explicite de l'action de Dieu est faite en Gn 38,7-10 lorsque les fils de Juda, Er et

Onân, sont frappés de mort à cause de la perversité de leur action. Ensuite, l'intervention

directe de Dieu est signalée lorsqu'il a accompagné Joseph durant les premières années de

sa vie en Égypte (39,2-5.21-23). Enfin, Dieu est apparu à Jacob pour l'encourager à

descendre en Égypte afin d'y devenir une grande nation (46,2-5). Outre ces moments, Dieu

840 Voir aussi Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 257.

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se cache et se tait841. Bien qu'il n'intervienne pas d'une manière tangible dans l'histoire de

Joseph, Dieu demeure très présent dans la relecture de vie que font les personnages. Il brille

pour ainsi dire par son absence. Pharaon admet que Dieu est la source de toute l'intelligence

et la sagesse de Joseph (41,39-40). Les fils de Jacob reconnaissent l'action de Dieu

lorsqu'ils trouvent l'argent remis dans leur sac, bien que ce soit Joseph qui ait mis en œuvre

ce stratagème (42,28). Toujours à la suite du plan caché de Joseph, Juda attribue à Dieu

l'auteur de la découverte de la faute (44,16). Quant à lui, Joseph considère que c'est Dieu

qui l'envoie en Égypte pour conserver la vie de sa famille (45,5-8). Il estime également que

Dieu détourne en bien le mal que ses frères lui ont fait afin de sauver le peuple élu (50,20).

D'une manière étonnante, les frères de Joseph mentionnent Dieu au moment où ils

demandent la faveur de leur frère : « supporte, nous te prions, la révolte des serviteurs du

Dieu de ton père » (50,17). Les frères ont-ils compris la leçon donnée par Joseph à la scène

de révélation d'identité ?

Par sa manière de raconter la présence de Dieu à travers l'action humaine, le narrateur

de Gn 37-50 permet au lecteur de percevoir un Dieu qui ne s'impose pas. Ce Dieu laisse

l'histoire humaine se faire dans son épaisseur charnelle. Il accompagne discrètement les

êtres humains dans la réalisation de leur projet de vie. Loin d'être absent, Dieu se fait

proche des malheureux pour que le mal n'engendre pas un mal plus grand. Par sa présence

discrète, Dieu conduit les êtres humains à revisiter les lieux de leur malheur afin que la

souffrance ne se transforme pas en violence ou en méchanceté842. Pour ne pas laisser les

êtres humains écrasés par le sentiment de culpabilité par rapport au mal commis, Dieu les

dirige vers le chemin de salut où s'accomplit la promesse divine de vie et de prospérité843.

L'interprétation de Joseph sur la présence de Dieu dans sa vie et dans celle de ses

frères propose donc au lecteur de relire l'action des fils de Jacob à la lumière de la

providence divine. Dans cette optique, Dieu devient pour ainsi dire celui qui unifie dans

son projet de bienveillance tous les événements de la vie humaine, aussi bien heureux que

malheureux844. Autrement dit, « dans cette miraculeuse manière de conduire toute l'histoire,

Dieu s'est exprimé lui-même, il a englobé la faute, le mal fait par les frères, dans son œuvre

841 da Silva, Joseph face à ses frères, p. 419. 842 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 337. 843 von Rad, La Genèse, p. 406-407. 844 Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 251.

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272

de salut845 ». Joseph nous impose-t-il cette clé de lecture ? Libre à chacun de le suivre ou

pas. Toutefois, ce que chaque lecteur

doit savoir, c'est que, quand quelqu'un comme Joseph se risque à lire la trace de

Dieu dans sa propre histoire, le narrateur omniscient choisit la discrétion la plus

extrême comme pour suggérer que nul n'aura jamais assez d'autorité pour lui

donner raison ou tort. Car en cette matière, l'être humain reste à jamais livré à la

parole de frères, à leur interprétation croyante. La foi ne prend-elle pas racine

d'abord dans la confiance en la parole d'un autre qui se risque à dire Dieu au

cœur de sa propre existence846 ?

Nous venons d'examiner l'intervention de Dieu dans le rapport du personnage au

travail. Elle peut également être vue sous l'angle de l'éthique.

3.14.4 Éthique de la transformation du mal en bien

Le principe éthique de la transformation du mal en bien annoncé en Gn 45,4-8 est

encore une fois affirmé dans notre récit. Pour rassurer ses frères dans leur sentiment de

culpabilité, Joseph souligne l'intervention de Dieu dans l'histoire humaine : « Vous avez

pensé sur moi du malheur, Dieu l'a pensé pour du bien847 » (v. 20). Il s'agit ici d'une

opposition de valeurs à propos d'une action accomplie dans le passé. Selon les frères, c'est

une action positive dans ses résultats (en fin de compte, les frères ont compris que Joseph a

été envoyé en Égypte pour conserver la vie de la famille patriarcale) effectuée de manière

négative (par la vente : la proposition faite par Juda et les frères s'y associèrent) par des

personnages négatifs (les frères jaloux de Joseph parce que celui-ci, étant le fils préféré de

leur père, leur raconte des songes qu'ils interprètent en termes de domination). Par contre,

Joseph estime qu'il est question d'une action positive dans ses résultats et effectué de

manière positive (grâce à l'intervention divine) par des personnages négatifs. La seule

différence dans ces deux considérations est l'intervention de Dieu au cours de l'histoire

humaine pour transformer le mal en bien.

Il est à noter ici que Joseph, contrairement à sa relecture en Gn 45, ne considère plus

sa venue en Égypte comme un « envoi » divin. En effet, « il s'abstient de reprendre cet

élément et commence plutôt par reconnaître toute sa consistance au mal dont les frères se

845 von Rad, La Genèse, p. 440. 846 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 322. 847 Selon Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 258), ce principe de la transformation du mal en bien constitue

le point culminant de l'histoire de Joseph.

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sont rendus coupables848 ». Autrement dit, à la différence de la scène de la révélation

d'identité où la joie des retrouvailles l'emporte sur la prise de conscience du mal commis

dans le passé, ici Joseph rejoint ses frères dans leur sentiment de culpabilité. Avec eux, il

admet la gravité du mal qu'ils lui ont fait. Toutefois, Joseph les invite en même temps à

reconnaître l'intervention de Dieu au cœur de leur action. « Car si mal et malheur il y a eu,

il n'a pas pu empêcher Dieu de le travailler de l'intérieur pour le faire accoucher d'un bien :

la vie en abondance849 ».

Le principe éthique dont il est question ici invite donc le lecteur à relire l'histoire de

Joseph dans une nouvelle optique. Loin de nier la gravité du mal commis, la prise de

conscience de l'intervention divine permet au coupable d'être libéré du remords de toute

faute. C'est en reconnaissant l'action de Dieu dans sa vie que le coupable peut tourner son

regard vers un avenir où le bien l'emporte sur le mal.

Par les dispositifs évaluatifs que sont le regard, la parole, le travail et l'éthique de Gn

50, le narrateur, en exploitant la fonction idéologique du récit, conduit le lecteur dans un

monde de valeurs où le principe de la transformation du mal en bien change complètement

la compréhension des événements. Cette transformation est possible grâce à la

reconnaissance de la présence de Dieu au cœur de la vie des êtres humains. Quoique

discrète, la présence divine empêche que la souffrance ne se transforme en violence ou en

méchanceté. Au-delà de toute intervention, Dieu demeure celui seul qui peut vraiment

pardonner. Dans la singularité de son expérience avec Dieu, l'offensé est invité à jeter un

regard de foi sur sa propre vie. Il est également appelé à supporter la faute de son offenseur

en évitant le châtiment qu'il mérite. Ce faisant, il entre dans une nouvelle relation avec

l'offenseur, qui a lui-même à exprimer explicitement le mal qu'il a commis. Ainsi, le pardon

accordé par Dieu devient la « guérison mutuelle de l'offenseur et l'offensé850 ». Sur cette

perspective, nous parvenons à la conclusion de ce chapitre consacré aux dispositifs

évaluatifs.

848 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 317. 849 Ibid. 850 P. Beauchamp, « Joseph et ses frères : offense, pardon, réconciliation », SB 105 (2002), p. 9.

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274

CONCLUSION

Au cours de notre analyse, nous avons cherché à relever les évaluations que le

narrateur fait dans l'histoire de Joseph. Ces dispositifs évaluatifs, perceptibles grâce à la

mise en œuvre de quatre personnages types (regardeur, « parleur », travailleur et acteur

social), permettent au lecteur de dégager le système de valeurs du récit. Autrement dit, ces

dispositifs aident le lecteur à comprendre comment les valeurs du récit s'ordonnent les unes

par rapport aux autres pour en faire un système idéologique. Ce système est élaboré grâce à

la discordance d'appréciation que les différents regardeurs font sur le même objet. Il est

également instauré par le jugement différentiel porté sur le « travailleur » et le contexte

dans lequel il s'insère. Il est aussi construit par le savoir-vivre du personnage en tant qu'être

social dans son rapport avec les autres. De même, le système de valeurs est bâti grâce à la

disposition des paroles du personnage dans le déroulement du récit et au choix du

vocabulaire que le narrateur fait pour raconter l'action du personnage ou pour décrire les

événements. Arrêtons-nous un moment sur la disposition des paroles du personnage et sur

le choix du vocabulaire du narrateur puisque ces deux éléments sont particulièrement

pertinents pour la question principale de notre recherche : « comment le narrateur parle-t-il

dans le récit ? »

Tout au long de notre étude, nous avons montré que le fait que le narrateur distribue

la parole en la donnant à un personnage plutôt qu'à un autre n'est jamais neutre. De même,

du point de vue du narrateur, la « prise de parole » du personnage et son abandon laissent

apparaître le système de valeurs qu'il privilégie et offre au lecteur dans son récit. Il est à

noter que le narrateur joue beaucoup sur la distribution de la parole pour hiérarchiser les

valeurs du récit. En effet, la même parole n'a pas la même valeur si elle est mise dans la

bouche d'un personnage négatif ou d'un personnage positif. Une parole négative peut

devenir positive si elle est prononcée par un personnage positif. Plus complexe encore, un

personnage négatif peut avoir une parole positive sur les événements. Au-delà de ce jeu

subtil, le narrateur se considère toujours comme instance évaluante plus autorisée que tous

les personnages. C'est pourquoi, une parole mise au compte d'un personnage, même si

celui-ci est positif, a moins de valeur que lorsqu'elle est assumée par le narrateur lui-même.

Autrement dit, c'est toujours le narrateur qui parle, mais sa parole a une valeur différente

lorsqu'elle est déléguée. Ainsi, le fait que le narrateur fasse endosser le récit par la « prise

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de parole » d'un personnage ou un autre n'est qu'une stratégie lui permettant de garder une

certaine distance à propos du jugement prononcé.

Tenant compte de cette autorité extrême du narrateur dans les jugements de valeur,

nous étions, au fil de notre analyse, attentifs au vocabulaire qu'il choisit pour décrire

l'action du personnage ou pour raconter les événements. L'utilisation d'un mot plutôt qu'un

autre est une manière pour le narrateur d'indiquer son évaluation. Le fait qu'il insiste sur un

aspect particulier d'action ou d'événement permet également de dégager les valeurs qui

l'animent. C'est dans la mesure où les valeurs dégagées par les dispositifs évaluatifs se

combinent avec l'évaluation directe du narrateur que le lecteur parvient à saisir la portée de

la fonction idéologique du récit. Ce processus de combinaison n'est jamais achevé. Le

lecteur doit donc le reprendre à neuf à chaque lecture du récit.

Après ces remarques, la simple question « comment le narrateur parle-t-il dans le

récit ? » devient plus complexe. Le lecteur est donc invité à identifier les multiples facettes

de cette voix narrative s'il veut poursuivre sa découverte de la richesse du récit. Plus le

lecteur entre dans le monde du récit, plus il se rend compte que la voix narrative est subtile

et difficilement saisissable. Malgré cette complexité, le lecteur, à l'écoute attentive de la

voix narrative, est transformé par la lecture et parvient à comprendre que « le réel n’est pas

relevable d’une norme unique, qu’il est fondamentalement carrefour de normes, carrefour

d’univers de valeurs dont les frontières et les compétences ne sont pas forcément, toujours,

parfaitement ajustées, complémentaires ou distinctes. Ces univers de valeurs se

chevauchent, se transforment, se surdéterminent, se transposent851 ». Il faut donc être

attentif à l’écoute du réel comme « polyphonie » de voix normatives, « voix obligeantes (ou

désobligeantes), voix du sang réglementant le corps (hérédité), voix des votes réglementant

le politique, voix (cris) du peuple réglementant le travail, voix de l’opinion, voix des livres,

etc.852 »

L'analyse que nous avons faite dans ce chapitre concerne la fonction idéologique de la

voix narrative. C'est une manière pour le narrateur d'exprimer sa voix. Celui-ci peut

également exploiter la fonction de régie en mettant en œuvre le procédé de la mise en

abyme. C'est ce que nous développerons dans le prochain chapitre.

851 Hamon, Texte et idéologie, p. 220. C'est l'auteur qui souligne. 852 Ibid., p. 221.

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CHAPITRE IV : LA MISE EN ABYME DE GENÈSE 38

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INTRODUCTION

Tout au long de sa lecture, le lecteur peut découvrir que les récits bibliques sont

marqués par les phénomènes de répétition. Cette technique se joue sur plusieurs niveaux :

ressemblance entre les personnages, répétition de la thématique, reprise de certaines

expressions... Loin d'être le fruit du hasard, le mécanisme de répétition devient un trait

caractéristique de la Bible853. La mise en abyme est comptée parmi les procédures les plus

affinées de cette technique littéraire.

La mise en abyme est une « reprise miniaturisée d’un blason au cœur d’un écusson

englobant854 ». Venant de l’héraldique, l'expression désigne le retour de l’œuvre sur elle-

même. André Gide est compté parmi ceux qui ont donné la définition la plus claire de cette

procédure : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle

des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire et n’établit plus sûrement

les proportions de l’ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metsys,

un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l’intérieur de la scène où se joue la

scène peinte855 ». Selon Lucien Dällenbach, « est mise en abyme tout miroir interne

réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse856 ». Mieke

Bal reprend cette définition en ces termes : « est mise en abyme tout signe ayant pour

contenu un aspect pertinent et continu du texte, du récit ou de l’histoire qu’il signifie, au

moyen d’une analogie, une fois ou plusieurs fois857 ». Autrement dit, la mise en abyme est

un récit qui résume l'ensemble de l'histoire dans laquelle il est inséré. En tant que telle, elle

entretient nécessairement « une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient858 ».

Dällenbach mentionne cinq éléments permettant de reconnaître la présence de la mise

en abyme dans une unité narrative :

853 Sur ce sujet, voir Alter, L'art du récit biblique, p. 123-155. 854 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 147-148. 855 A. Gide, Journal 1889-1939 (Pléiade), Paris, Gallimard, p. 41 (journal de 1893). Pour une étude plus

détaillée de cette définition, voir Carl Grimard, La mise en abyme de la représentation. Essai sur l’abîme de

l’œuvre et de l’ipséité, Thèse de doctorat en cotutelle, Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec –

Université Sophia Antipolis, Nice, France, 2011, p. 7-38. 856 L. Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Seuil, Paris, 1977, p. 52. 857 M. Bal, Femmes imaginaires. L’Ancien Testament au risque d’une narratologie critique (Brèches), LaSalle

(Canada), Hurtubise HMH, 1985, p. 174. C'est l'auteure qui souligne. 858 Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 18.

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Les similitudes réalisées par homonymie des protagonistes du récit-cadre et du

récit inséré (a), quasi-homonymie de tel personnage et de l'auteur (b),

homonymie du récit-cadre et du récit inséré (c), répétition d'un décor révélateur

et d'une constellation de personnages (d), reprise textuelle d'une ou de plusieurs

expressions symptomatiques du récit premier à l'intérieur du segment

réflexif859 (e).

Dans ce chapitre, nous appliquerons au récit de Genèse 38 la théorie mise en place

par Dällenbach en ce qui concerne les trois visions (4.1) et les trois types (4.2) de la mise

en abyme860. Nous dégagerons également le schéma actantiel de Gn 38 (4.3), ce qui nous

permettra de montrer sa structure de la mise en abyme antithétique (4.4) et de la mise en

abyme littérale (4.5) selon la théorie de Ricardou. L'ensemble de cette démarche nous

aidera à mettre en évidence la voix narrative dans sa fonction de régie. Autrement dit, au fil

de nos analyses, nous chercherons à dégager la voix narrative à travers la manière dont le

narrateur organise son récit. C'est donc dans la structure même du récit que nous

observerons comment le narrateur fait émerger sa voix. « La façon dont les unités du récit

sont agencées relève en effet de la responsabilité du narrateur, qui assume, à côté de la

fonction "idéologique", une fonction dite "de régie861" ».

4.1 TROIS VISIONS DE LA MISE EN ABYME

4.1.1 Théorie

Dällenbach distingue trois modalités de mise en abyme : prospective, rétrospective,

rétroprospective. La prospective est une vision qui tente de « dévoiler avant terme et avec

trop de clarté le dénouement de l’histoire862 ». Étant averti au début de l’histoire de tout ce

qui va se passer, le lecteur avance sur un terrain connu, sans surprise ou presque. Pour

éviter la monotonie du parcours, il faut alors mettre l’accent sur le processus du

dénouement afin d’éveiller l’intérêt et la curiosité du lecteur averti. Au dire de Dällenbach,

« le seul moyen dont le récit dispose pour retrouver son aplomb consiste à compenser

859 Ibid., p. 65. 860 Pour une version courte de ce chapitre, voir A. Nguyen Chi, « Le récit spéculaire de Genèse 38 :

Découverte du lecteur attentif », dans R. Burnet – D. Luciani – G. Van Oyen (dir.), Le lecteur. Sixième colloque

international du Rrenab, Université catholique de Louvain, 24-26 mai 2012 (BETL 273), Leuven – Paris –

Bristol CT, Peeters, 2015, p. 407-418. 861 Jouve, Poétique des valeurs, p. 95. 862 Bal, Femmes imaginaires, p. 169.

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ultimement la poussée de la réflexion initiale par la contre-poussée d’une réflexion

terminale – mieux, par la reconduction, à l’issue de l’histoire, de la réflexion initiale863 ».

« Si la mise en abyme inaugurale dit tout avant que [le récit] n’ait véritablement pris

son départ, la mise en abyme terminale n’a plus rien à dire hormis la répétition de ce qui est

déjà su864 ». Cette modalité de mise en abyme est appelée rétrospective, car elle réfléchit

après coup l’histoire accomplie. Elle est donc une vision qui « ne risque pas de priver la

diégèse de son intérêt mais de perdre le sien865 ».

Entre la mise en abyme inaugurale et terminale, il existe « une position intermédiaire

entre ce qui est su et ce qui reste à découvrir866 ». Cette modalité est qualifiée de

rétroprospective, ce qui permet que « le lecteur présume à partir de ce qui résume867 ». E.

Lämmert décrit cette vision en d’autres termes : « Le lecteur peut mesurer la portée du

dévoilement à venir au miroir du passé868 ». Cette position médiane, « charnière entre un

déjà et un pas encore869 », maintient l’intérêt et favorise la participation active du lecteur

dans le déroulement du récit. Appliquons maintenant cette théorie élaborée par Dällenbach

au récit de Gn 38.

4.1.2 Mise en abyme de Gn 38

L’histoire de Juda et de Tamar a été considérée, dans une démarche historico-critique,

comme « une unité complètement indépendante, sans aucun rapport avec le drame de

Joseph870 ». La position de cette histoire par rapport à l’ensemble du récit de Joseph a été

décrite en terme d'« interruption », ou comme « sans connexion », « insertion surprise871 ».

Au dire de Brueggemann, « ce chapitre particulier est en fait autonome, sans connexion

863 Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 87. 864 Ibid., p. 87. C’est l’auteur qui souligne. 865 Bal, Femmes imaginaires, p. 169. 866 Ibid. 867 Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 90. C’est l’auteur qui souligne. 868 Cité par Dällenbach, Ibid. 869 Dällenbach, Ibid., p. 89. C’est l’auteur qui souligne. 870 Speiser, Genesis, p. 299. Cité par Alter, L’art du récit biblique, p. 11. Pour approfondir cette question, voir

la bibliographie établie par A. Wénin, « L’aventure de Juda en Genèse 38 et l’histoire de Joseph », RB 111

(2004), p. 6. 871 G.R.H. Wright, « The Positioning of Genesis 38 », ZAW 94 (1982), p. 52. Voir aussi Gunkel, Genesis, p. 395.

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avec ses contextes. En tout cas, il est isolé et assez énigmatique872 ». D’autres recherches,

dans une perspective synchronique, ont consisté à montrer que cette histoire est un «miroir»

de l’ensemble de l’histoire de Joseph873 (Gn 37-50). Nous estimons pour notre part que Gn

38 est la mise en abyme de l’histoire de Joseph874. En vue d'illustrer cette considération,

nous relevons ici les éléments de similitude entre ces deux récits en débutant par le thème

de la tromperie.

4.1.2.1 Trompeur de père en fils

Ces deux récits nous racontent l’histoire dramatique d’une famille où le fils trompe le

père875 (avec ses frères, Juda trompe son père lui faisant croire à la mort de Joseph ; à son

tour, Onân trompe son père en gâchant la semence pour ne pas donner une descendance à

son frère défunt). Dans les deux cas, le motif de la tromperie est la jalousie : les frères sont

jaloux de Joseph parce que leur père le préfère à tous les autres fils (Gn 37,3-4) ; Onân,

sachant que sa descendance ne sera pas la sienne, devient jaloux de son frère défunt et ne

remplit pas vraiment son devoir de beau-frère. Selon Bal, l’action d’Onân « consiste à

refuser : comme le Joseph du chapitre 39, il refuse de faire l’amour avec la femme d’un

autre, avec une femme qui lui est imposée. Son motif est explicite : la jalousie.

Paradoxalement, il est jaloux du frère qui est mort sans avoir engendré. Nous retrouvons ici

la jalousie au motif négatif, comme celle des frères qui, dans 37, étaient jaloux de

l’innocence de leur frère876 ». Il est à noter également que, dans ces deux histoires, Juda

872 W. Brueggemann, Genesis. A Bible Commentary for Teaching and Preaching, Atlanta GA, John Knox Press,

1982, p. 307. C’est nous qui traduisons. 873 Voir D.A. Seybold, « Paradox and Symmetry in the Joseph Narrative », dans K.R. Gros Louis – J.S.

Ackerman – T.S. Warshaw (dir.), Literary Interpretations of Biblical Narratives, Nashville TN, Abingdon Press,

1974, p. 59-73. Voir également Humphreys, Joseph and his Family, p. 37-38. 874 Après avoir terminé nos analyses, nous avons découvert le livre de Bosworth qui propose la même

lecture bien que l'auteur ait suivi une autre procédure. Nous intégrerons quelques éléments de ses études

pour enrichir nos propos. Cf. D.A. Bosworth, The Story within a Story in Biblical Hebrew Narrative (CBQMS

45), Washington DC, CBAA, 2008, p. 37-69. 875 Sur la thématique de la tromperie en Gn 37 et Gn 38, voir Wénin, « L’aventure de Juda », p. 9-12. On peut

consulter également M. Sternberg, La Grande Chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de

l’histoire (Le livre et le rouleau 32) / trad. par Ch. Leroy – J.-P. Sonnet, Bruxelles, Lessius, 2008 (anglais 1990),

p. 85. Voir aussi E.M. Menn, Judah and Tamar (Genesis 38) in Ancient Jewish Exegesis. Studies in Literary

Form and Hermeneutics (JSJSup 51), Leiden – New York NY – Köln, Brill, 1997, p. 38-39. 876 Bal, Femmes imaginaires, p. 153. Voir aussi Gunkel, Genesis, p. 397-398.

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joue le rôle du trompeur qui se repent grâce au stratagème ingénieusement monté par sa

propre victime877. Cette victime n'est autre qu'un membre de sa famille. En effet, à la suite

de la proposition de Juda, Joseph fut vendu en terre étrangère. Par des demi-fausses

accusations qui évoquent le souvenir de la faute du passé, Joseph a réussi à conduire Juda à

prendre sa responsabilité jusqu'à s'offrir lui-même comme esclave du seigneur égyptien.

Quant à Tamar, une fois comprise la tromperie de son beau-père, elle cherche à avoir une

relation illégitime avec lui. Pris dans le jeu de sa propre victime, Juda admet ses erreurs et

reconnaît la justice de celle qu'il a trompée en faisant de fausses promesses.

La tromperie marque donc la vie familiale de Gn 38 et de l'ensemble de l'histoire de

Joseph. Et nous verrons qu'en vue de leurrer l'autre, les personnages se servent du

vêtement.

4.1.2.2 Vêtement

Dans ces deux histoires, le vêtement, objet par excellence permettant d'identifier la

personne concernée ou de la cacher, est utilisé pour tromper l’autre : vêtement trempé du

sang de bouc pour annoncer la mort de Joseph, vêtement que Tamar utilise pour se voiler

en vue de leurrer son beau-père878. Il est à remarquer que dans le passé Jacob a aussi utilisé

le vêtement pour tromper son père Isaac afin de voler la bénédiction destinée à son frère

aîné Ésaü (Gn 27). Ainsi, c’est par un vêtement que le trompeur a trompé l’autre, et c’est

aussi par un vêtement qu’il est trompé. Force est de constater que là où le vêtement n’est

pas employé, la tromperie échoue. Par exemple, Ruben trompe ses frères en leur demandant

de jeter Joseph dans une citerne. Le narrateur nous révèle la véritable intention de Ruben, à

savoir délivrer Joseph et le ramener à son père (Gn 37,22). Or, Joseph a été vendu, ce qui

nous montre que le plan de Ruben ne marche pas. Il en va de même pour la ruse de Juda

concernant le renvoi de Tamar à la maison paternelle. En renvoyant Tamar, Juda donne

comme motif le jeune âge de Shéla. Mais encore une fois, le narrateur nous fait connaître la

877 En ce sens, Bosworth, The Story within a Story, p. 47. 878 da Silva a consacré un excellent ouvrage sur la symbolique des vêtements dans l’histoire de Joseph.

Malheureusement, elle ne travaille pas sur cette dimension en Gn 38. Voir da Silva, La symbolique des rêves

et des vêtements. Green examine le vêtement dans sa fonction textuelle. Selon elle, le vêtement n’est pas

seulement un élément pour l’habillage, mais il fonctionne comme une unité textuelle de la narrativité sur

laquelle les personnages et le lecteur peuvent écrire et lire l’histoire de leur vie. Voir Green, « What Profit

for Us ? », p.73-79.

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véritable motivation de Juda qui a peur que son dernier fils ne meure lui-aussi. Cette ruse

ne réussit pas, car la raison d’agir de Tamar est qu’elle voit bien que Shéla avait grandi et

que Juda ne la lui donne pas pour femme (Gn 38,14). Dans un cas comme dans l’autre,

Ruben et Juda cherchent à sauver la vie de l’un des leurs par la tromperie, mais sans

qu'intervienne l'usage du vêtement ; la ruse alors n’est pas à la hauteur de son efficacité879.

Pour tromper l'autre, les personnages de Gn 38 et de l'histoire de Joseph ne recourent

pas seulement au vêtement, mais ils usent aussi d'un animal et d'une formule identique de

reconnaissance.

4.1.2.3 Animal et formule de reconnaissance

Dans les deux cas, un animal est utilisé pour justifier la tromperie avec une formule

identique « reconnais, s'il te plaît (haker-nāʾ) » (37,32 et 38,25). Il y a plus de quinze cents

ans, les maîtres du Midrash ont déjà relevé les liens entre Gn 37 et Gn 38 à ce propos. « Le

Saint – béni soit-il ! – dit à Juda : "Tu as abusé ton père avec un agneau. Par ta vie, Tamar

t’abusera avec un agneau" […] Le Saint – béni soit-il ! – dit à Juda : "Tu as dit à ton père :

haker-nāʾ. Par ta vie, Tamar te dira : haker-nāʾ880" ». Au dire d'Alter, la « récurrence

précise de ce verbe, employé sous une forme identique, respectivement à la fin de Gn 37 et

de Gn 38, résulte manifestement d’un soigneux assemblage des sources par un rédacteur

maître de son art, et non de l’automatisme d’une interpolation. Dans la première de ces

occurrences, la formule traduit une manœuvre destinée à tromper ; dans le second, un acte

visant à faire éclater la vérité881 ». Cette formulation identique a produit efficacement son

effet dans un cas comme dans l’autre : Jacob reconnaît la tunique de son fils trempée du

sang d’un animal ; Juda, cherchant en vain à rendre le chevreau comme promis, reconnaît

que le sceau, le cordon et le bâton lui appartiennent. La tunique ensanglantée d’un animal

renvoie à une personne considérée comme morte ; le sceau, le cordon et le bâton – donnés

879 « On notera encore que Ruben et Juda cherchent à tromper pour sauver un fils menacé et que, l'un

comme l'autre, ils disent la vérité mais ne disent pas tout ». Wénin, « L'aventure de Juda », p. 11. 880 Bereshit Rabba, 84,11.12. Cité par Alter, L’art du récit biblique, p. 20. 881 Alter, Ibid.

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en gage pour un chevreau – renvoient à une double naissance882. À juste titre, Bosworth

remarque que les échanges entre le trompeur et le trompé de ces deux histoires impliquent

un acte d'envoi, une parole interrogatoire et une reconnaissance concernant l'enfant du

trompé883.

Nous venons de souligner la récurrence du thème de la tromperie et des moyens que

les personnages utilisent en vue de leurrer l'autre. Observons maintenant la préférence que

le père accorde à son fils cadet.

4.1.2.4 Préférence pour le cadet

Gn 38 et l'histoire de Joseph racontent une histoire familiale où le père perd ses deux

fils et veut garder à tout prix le troisième, précisément le fis cadet : Juda perd Er et Onân et

veut garder Shéla (Gn 38,11) ; Jacob perd Joseph et Simon et veut garder Benjamin884 (Gn

42,36-38). Dans les deux cas, le fils cadet ne joue qu’un rôle passif tout au long du récit.

On parle de lui, mais lui ne parle pas. En outre, on décide pour lui. Nous pouvons noter

également que, dans cette famille, le père manifeste plus d’affection aux fils cadets et

témoigne moins de sollicitude envers les autres fils885. En effet, après avoir perdu Joseph,

Jacob, refusant d’être consolé, oriente son affection vers Benjamin. Quant à Juda, il n’est

vraisemblablement pas affecté par la mort de ses deux aînés886. Homme soucieux de la Loi

qu’il était, Juda refuse de donner son fils cadet à Tamar de peur que celui-ci ne meure

comme ses frères. Ainsi gardera-t-il une préférence envers le fils cadet comme son père

Jacob !

La préférence de Jacob envers Joseph est l'origine du conflit fraternel. À la suite de la

proposition de Juda, Joseph fut vendu en Égypte. Pour sa part, Juda, ne supportant plus de

voir son père dans la tristesse, s'éloigne des siens. Son séjour à Adoullam a quelques points

communs avec la vie de Joseph dans la vallée du Nil.

882 Selon Wénin, « dans la scène de la vente de Joseph au chapitre 37, la symbolique animale renvoie

clairement aux acteurs humains du drame : le bouc égorgé représente Joseph, et son sang sur la tunique est

vu par Jacob comme étant celui de son fils. […] Dans cette ligne, le chevreau que Juda s’engage à "donner" à

Tamar pourrait bien figurer l’enfant qu’il va lui donner ». Wénin, « La ruse de Tamar », p. 280. 883 Bosworth, The Story within a Story, p. 46. 884 Sternberg, La Grande Chronologie, p. 98. Voir aussi Wénin, « L'aventure de Juda », p. 24. 885 Voir Green, « What Profit for Us ? », p. 65. 886 Hamilton, The Book of Genesis, p. 432.

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4.1.2.5 Vie à l'étranger

Gn 38 et l’histoire de Joseph nous relatent la vie de deux fils de Jacob qui quittent

leur père et leurs frères pour continuer leur vie à part dans un pays étranger. Le parallèle

entre le premier verset du chapitre 38 et celui du chapitre 39 est saisissant : Juda

« descendit de chez ses frères » // « Joseph avait été descendu en Égypte ». Le verbe

employé pour décrire le déplacement de Juda et de Joseph est de racine identique, même si

ce verbe est au mode actif dans le premier cas et au mode passif dans le deuxième. Cette

différence dans l’utilisation du mode verbal est cohérente avec l’attitude active de Juda

dans la vente de son frère et la situation de Joseph comme victime d’un complot

fraternel887. Quoi qu’il en soit, ces deux fils de Jacob vivent loin de leur pays natal et

s’adaptent bien au pays où ils résident, au risque de perdre leur identité juive. En effet, Juda

est associé à un ami Adullamite, prend pour femme une Cananéenne888, néglige la loi du

lévirat qui est importante dans sa tradition ancestrale889. Quant à Joseph, il devient le gérant

de Potiphar, puis le majordome de Pharaon. Ce dernier lui donne un nom égyptien et lui

accorde une femme d’une religion païenne, car elle est la fille d’un prêtre égyptien890. Il

parle la langue locale, puisqu'il se sert d’un interprète pour communiquer avec ses frères

(Gn 42,43). Il est habillé selon la coutume égyptienne (41,42) et il se met à table

conformément à l’usage du pays (43,32). Joseph a tellement changé que ses frères ne le

reconnaissent plus quand ils viennent en Égypte pour acheter des vivres. Si Juda est capable

de remettre le sceau, le cordon et le bâton – signe de son identité juive – à une prostituée

887 Voir Wénin, « L'aventure de Juda », p. 13. À la suite de Green, Wénin (Ibid., p. 13-14) remarque « les

similitudes de structure entre les deux épisodes : dans l'exposition, les deux frères atteignent une position

favorable, Juda avec une belle famille (38,1-5) et Joseph comme majordome chez Potiphar (39,1-6) ; ensuite,

les avatars de la relation avec une femme astucieuse détériorent gravement cette situation de départ et les

met tous deux en difficulté, voire en position de faiblesse (38,6-26 et 39,7-20) ; enfin, la conclusion rétablit

un certain équilibre, Juda retrouvant deux autres fils et Joseph, un statut similaire au précédent (38,27-30 et

39,21-23) ». 888 Le mariage avec une Cananéenne ne pose pas de problème pour Juda, alors qu’Abraham (Gn 24,2-4) et

Isaac (Gn 28,1-2) ont voulu l’éviter à tout prix. 889 Pour Lambe (« Judah’s Developement. The Pattern of Departure-Transition-Return », JSOT 83 [1999],

p.56), le fait que Juda néglige la loi du lévirat montre qu’il est influencé par la culture cananéenne. 890 J.-L. Ska, Le Livre scellé et le Livre ouvert. Comment lire la Bible aujourd’hui ? / trad. par V. Dutaut,

Montrouge, Bayard, 2011, p. 303.

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étrangère, Joseph a reçu l’anneau de la main de Pharaon, signe de sa nouvelle identité891.

Dans la conversation avec son ami d’Adullam, Juda n’utilise jamais le terme « qeḏēšâ »,

prostituée sacrée, pour désigner la femme avec qui il a eu une relation intime. Il la voit tout

simplement comme une prostituée commune, une « zônâ ». Par contre, le vocable «qeḏēšâ»

a été employé deux fois par Hirah probablement pour sauver l’honneur de son ami juif.

Cela signifie que « Juda agit comme un Cananéen dans sa relation avec Tamar » et il

« participe à une activité rituelle cananéenne caractéristique892 ». Le contact avec un pays

étranger transforme donc profondément Juda et Joseph et leur permet de garder une

certaine distance avec leur tradition familiale. Cette transformation va sans aucun doute

aider Juda et Joseph à être les protagonistes de la réconciliation.

Une fois isolés du reste de la famille, pour reprendre les mots de Wénin, ils

sont mis dans des positions similaires. Non seulement parce que, abusés par

une femme, ils sont l'un et l'autre victime d'un stratagème utilisant une pièce à

conviction qui les accuse. Mais plus profondément, parce que, dans cette

situation, ils font une expérience analogue où ils découvrent, chacun à leur

manière, que les apparences sont trompeuses, et qu'il faut donc s'en méfier : un

innocent présumé peut être le vrai coupable, comme Juda face à Tamar ou

comme la femme de Potiphar devant Joseph, tandis que celui que les évidences

désignent comme coupable peut être innocent, à l'instar de Tamar et de

Joseph893.

Les expériences vécues par Joseph et Juda marquent donc profondément leur

existence. Retraçons maintenant l'itinéraire de Juda pour constater jusqu'à quel point il est

transformé par l'événement.

4.1.2.6 Transformation de Juda

C’est grâce à sa propre expérience au contact de Tamar que Juda, bien qu’il ne soit

pas l’aîné, devient le mieux placé pour intervenir auprès de Jacob pour le deuxième

voyage894 (Gn 43,8-9), pour raconter certains éléments de l’histoire familiale devant

891 Parallèle établi par Lambe, « Judah’s Development », p. 56. 892 S.P. Jeansonne, The Women of Genesis. From Sarah to Potiphar's Wife, Minneapolis MN, Fortress Press,

1990, p. 104. C’est nous qui traduisons. 893 Wénin, « L'aventure de Juda », p. 17. 894 Lambe remarque que Juda, grâce à Tamar, a compris mieux l’intention de la loi du lévirat : préserver à

tout prix la vie de la famille. Cf. Lambe, « Judah’s Development », p. 60.

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Joseph895 (Gn 44,16-34) et pour informer Joseph de l’arrivée de Jacob en Égypte (Gn

46,28). On peut se demander pourquoi Juda a joué un rôle si important dans l’histoire de

Joseph. Au chapitre 37, c’est Juda qui a proposé à ses frères de vendre Joseph aux

Ismaélites896. Cette proposition a déjoué l’intention de Ruben qui veut sauver la vie de

Joseph et le ramener à Jacob897. Nous constatons que derrière les raisons d’agir de ces deux

personnages se cache une intention de grande profondeur. Si Ruben veut rendre Joseph sain

et sauf à Jacob, c’est parce qu’il essaie de regagner la confiance de son père. Le fait qu’il a

couché avec la concubine de son père était une erreur fatale. Cette affaire l’a disqualifié

comme fils héritier. Au moment de la bénédiction, Jacob n’a pas oublié la faute de son

premier fils et la mentionne (Gn 49,4). En ce sens, nous comprenons mieux le cri de Ruben

quand il a vu disparaître Joseph : « L'enfant n'est pas là ! Et moi, où je vais, moi ? » (Gn

37,30) Vraisemblablement, la question de sauver Joseph est intimement liée au destin de

Ruben. Selon Wénin, le « redoublement du prénom "moi" (ʾanî) pourrait en effet indiquer

que Ruben est surtout préoccupé par son sort à lui. Si Joseph est pour lui le moyen de se

réhabiliter auprès de Jacob, sa disparition risque au contraire d'aggraver la situation, et cela,

d'autant plus qu'il est l'aîné898 ». Si Ruben a été disqualifié parce qu’il est monté sur la

couche de son père, ses deux frères Siméon et Lévi ont perdu la confiance de leur père à

cause de la violence qu’ils ont faite à Sichem (Gn 34,30). En constatant que ses trois frères

aînés sont défavorisés aux yeux de leur père, Juda songe à être le fils héritier899. Le

problème c’est que Jacob préfère Joseph à tous ses fils. Selon Rossier,

contrairement à Ruben, Juda n'intervient pas en faveur de Joseph. L'intention de

Ruben est de ramener Joseph à son père (v. 22), alors qu'en proposant de vendre

895 Pour plus de détails, consulter Wénin, « L’aventure de Juda », p. 21-24. On peut voir également Wénin,

« Des pères et des fils », p. 29-33. 896 Fokkelman dégage une structure concentrique de Gn 37. Selon lui, cette structure dont le pivot central

est la proposition de la vente faite par Juda « nous livre l’unique message sur la prééminence de Juda. C’est

à Juda qu’il échoit de parler le plus longuement, et c’est sa proposition qui devient réalité. Très facilement, il

éclipse le premier-né. Ce n’est point là un hasard, comme ne l’est pas non plus la décision abrupte de

l’écrivain de nous engager en Genèse 38 dans un long excursus où il y va, précisément, de Juda ». Voir

Fokkelman, Comment lire le récit biblique, p. 86. 897 Syrén remarque qu’en Genèse le conflit entre Ruben et Juda demeure voilé. Quand l’un apparaît, l’autre

disparaît, quand l’un parle, l’autre reste en silence. Voir R. Syrén, The Forsaken First-Born. A Study of a

Recurrent Motif in the Patriarchal Narratives (JSOTSup 133), Sheffield, JSOT Press, 1993, p. 132-133. 898 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 74. 899 Voir, J. Goldin, « The Youngest Son or Where Does Genesis 38 Belong », JBL 96 (1977), p. 42.

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son frère comme esclave à des étrangers, Juda veut non seulement éloigner

Joseph, mais aussi l'éliminer de manière définitive puisque vendre quelqu'un

comme esclave à des étrangers, c'est l'expulser hors du clan pour qui il n'existera

plus et pour qui il sera comme mort. Ruben veut éviter de répandre du sang, tandis

que Juda vise la mort de Joseph tout en évitant les inconvénients d'un crime de

sang900.

En proposant aux frères de vendre Joseph, Juda est donc plus sûr d’occuper la place

réservée au premier né901. Paradoxalement, la place du fils aîné lui revient grâce à sa propre

famille. En effet, en couchant à son insu avec sa belle-fille, Juda a pris la place de son

dernier fils Shéla qu’il n’a pas donné à Tamar pour assurer une descendance à son fils aîné.

Ce faisant, il agit à la place de son premier fils. Ainsi, en un premier temps, le rêve de Juda

d’être le fils héritier se réalise, mais pas selon la manière qu’il a imaginée. Il est intéressant

de noter aussi que Juda est le dernier fils de Léa dans sa première période de fécondité

avant que les pommes d’amour apportées par Ruben ne soient échangées entre Léa et

Rachel902 (Gn 30,14-21). En un deuxième temps, dans la bénédiction finale, Jacob

attribuera à Juda le pouvoir du fils aîné : « Juda, c'est toi que tes frères célébreront, ta main

sera sur la nuque de tes ennemis, et les fils de ton père se prosterneront devant toi903 » (Gn

49,8). Chose remarquable, l’alternative entre Juda et le fils cadet se joue aussi au moment

où Juda intervient auprès de son père pour le deuxième voyage en Égypte. En s’appuyant

sur l’allusion du verbe « s’engager » (Gn 43,9) qui rappelle le « gage » que Juda a donné à

Tamar (Gn 38,17.18.20), Wénin explicite judicieusement :

Le gage donné à Tamar témoigne de ce que, bien involontairement, Juda

remplace son fils cadet pour accomplir les devoirs léviratiques et réparer la

faute envers une femme qu’il a gravement lésée en la privant injustement de ce

fils – et même de fils tout court, d’ailleurs (cf. 38,26). À présent, face à un père

900 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 22. C'est l'auteur qui souligne. 901 Pour White, la proposition faite par Juda a un double objectif : éviter que Ruben devienne le héros parmi

les frères aux yeux de leur père et épargner le sang d’un innocent. L’auteur remarque que dans les

arguments de Juda, la question de l’intérêt personnel (quel profit y aurait-il à tuer notre frère ?) a été

mentionnée avant l’intention de sauver Joseph (ne portons pas la main sur lui). Voir H.C. White, « Reuben

and Judah. Duplicates or Complements ? », dans J.T. Butler – E.W. Conrad – B.C. Ollenburger (dir.),

Understanding the Word (JSOTSup 37), Sheffield, Academic Press, 1985, p. 92-93. 902 En ce sens, Menn, Judah and Tamar, p. 79. 903 Kim démontre une structure symétrique entre le chapitre 37 et le chapitre 49 à propos de renversement

du rôle du premier-né : 37,21-36, renversement du droit d’aînesse entre Ruben et Juda // 39,1-28,

renversement du droit d’aînesse entre Juda et ses frères aînés. Voir D. Kim, « Genesis 37-50. The Story of

Jacob and his Sons in Light of the Primary Narrative (Genesis – 2 Kings) », ET 123 (2012), p. 429.

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qu’il a injustement privé de fils (cf. 42,36), Juda s’engage volontairement à

remplacer son frère cadet afin de réparer la faute commise envers son père904.

Cet engagement sera honoré quand Juda prendra la parole devant Joseph en se

proposant d’être esclave de celui-ci pour que Benjamin puisse partir rejoindre Jacob (Gn

44, 32). Ainsi, « le frère qui a pris l’initiative de vendre le préféré du patriarche comme

esclave propose maintenant, et même supplie, de prendre, comme esclave, la place d’un

autre préféré de Jacob, Benjamin, né de Rachel, lui aussi905 ». Ému par cet engagement,

Joseph dévoile sa véritable identité (Gn 45,3). Cette révélation met fin à toutes les

angoisses des frères de Joseph, leur permettant ainsi de passer à une nouvelle étape de vie.

4.1.2.7 La vérité et la vie l'emportent sur le mensonge et la mort

Au-delà de toutes ces difficultés rencontrées dans l’histoire de Joseph et celle de

Juda, la vérité éclate, la vie l’emporte sur la mort. Comme Tamar, Joseph entre dans le jeu

de dissimulation pour faire émerger la vérité906. Sans vouloir se venger de son beau-père,

Tamar cache sa véritable identité en cherchant à avoir une relation illégitime avec lui pour

que celui-ci admette son mensonge. La confession de Juda est une belle preuve affirmant

que la vérité a le dernier mot : « Elle est juste, moi pas, puisque je ne l'ai pas donnée à

Shéla mon fils » (Gn 38,26). Pour sa part, Joseph, sous l’apparence d’un vizir égyptien,

amène les frères à faire la vérité sur la faute commise dans le passé et sur leur insensibilité

devant le cri misérable de leur frère (Gn 42,21-22). De la même manière, il conduit ses

frères à être plus solidaires de Benjamin, le fils de sa mère (Gn 44,16.33), en acceptant la

préférence paternelle qui était la cause du complot initial (Gn 37,3). Selon Wénin, « la

stratégie de dissimulation de Joseph pourrait bien être de la même nature que celle de

Tamar : il prend le risque de jouer habilement avec la dissimulation et le mensonge pour

rendre ses chances à la vérité et à la vie907 ».

Si la vérité marque sa victoire dans ces histoires de famille, la vie y trouve ses lettres

de noblesse. À la place de deux fils décédés, Tamar donne deux fils jumeaux à Juda dont le

904 Wénin, « L’aventure de Juda », p. 23. Selon Lambe (« Judah’s Developement », p. 64), alors que l’ancien

Juda a vendu son plus jeune frère comme esclave, le nouveau Juda s’offre lui-même comme sacrifice à la

place de son frère cadet. 905 Sternberg, La Grande Chronologie, p. 96. 906 Voir Wénin, « L’aventure de Juda », p. 19-21. 907 Wénin, Ibid., p. 20.

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cadet sort avant l’aîné (Gn 39,28-30), Joseph donne naissance à deux fils qui reçoivent la

bénédiction de leur grand-père dans un ordre inversé (Gn 48,13-18). Le parallèle de ces

histoires de famille ne s’arrête pas là. En effet, au dire de Wénin, « de même que Juda a

deux fils d’une femme qui l’a trompé, Joseph a lui aussi deux fils d’une femme dont

l’identité rappelle étrangement la femme qui l’a trompé908 ».

Gn 38 est donc un récit qui résume l'ensemble de l'histoire de Joseph909. Cet épisode

se situe tout au début de l’histoire entre la vente de Joseph par ses frères et son apparition

en Égypte. Par conséquent, la vision de la mise en abyme est prospective910. Cependant,

cette vision est bien voilée, comme Tamar par rapport au voile qu'elle porte, à tel point que

le lecteur doit être très attentif tout au long du récit pour le découvrir911. Et c’est vraiment

une découverte du lecteur attentif, car, nous l’avons dit, plusieurs commentaires ont

considéré cette péricope comme un corps étranger greffé sur l’ensemble de l’histoire de

Joseph912. Gn 38 est donc une mise en abyme du cycle de Joseph avec une vision

prospective, mais cette vision ne dévoile pas d'emblée le dénouement du récit porteur913. Il

faut que le lecteur soit vraiment attentif, du début jusqu'à la fin de Gn 37-50, pour

908 Voir Wénin, Ibid., p. 14. Pour Wénin, il n’est pas anodin que le narrateur précise que les fils de Joseph

sont nés d’Asenath, fille de Potiphéra (Cf. Gn 41,45.50). 909 En soulignant le rôle révélateur de la mise en abyme, Jean Ricardou considère qu’il y a trois manières

distinctes de la mise en abyme : souligner le grand récit en le redisant (répétition), le redire autrement d’une

manière plus simple et plus brève (condensation), le précéder (anticipation). Voir J. Ricardou, Le nouveau

roman (Écrivains de toujours 92), Paris, Seuil, 1978, p. 50. 910 Wénin (« L’aventure de Juda », p. 26) considère que « Gn 38 constitue une belle prolepse du

dénouement de la crise familiale par Joseph ». 911 En langage de Ricardou (Le nouveau roman, p. 50), nous disons que c’est un récit-satellite d’anticipation

qui risque de court-circuiter le grand récit. Cependant, avec un art consommé, le narrateur a bien réussi à

éveiller l’intérêt du lecteur tout au long du récit de Joseph même si la révélation de l’histoire de Juda et de

Tamar est tellement active. 912 Cette considération est sans doute liée au caractère très autonome de Gn 38. Nous pouvons dire qu'il

s'agit ici d'un récit-résumé du type digest qui « se présente comme un récit parfaitement autonome, sans

référence à son hypotexte, dont il prend directement l'action en charge. Rien par conséquent ne lui impose

les contraintes d'énonciation du résumé didactique. Il peut à sa guise conserver la situation narrative

(présent ou passé, première ou troisième personne) ou lui en substituer une autre. Bref, le digest raconte à

sa manière, nécessairement plus brève (c'est sa seule contrainte), la même histoire que le récit ou le drame

qu'il résume, mais qu'il ne mentionne et dont il ne s'occupe pas davantage ». Cf. G. Genette, Palimpsestes.

La littérature au second degré, Paris, Seuil, p. 283-284. 913 Nous ne suivons pas du tout la conclusion de Bosworth pour qui la vision de la mise en abyme de Gn 38

est rétroprospective. L'auteur considère que le milieu du récit se situe partout entre la première phrase et la

dernière. Cf. Bosworth, The Story within a Story, p. 159.

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remarquer l'existence et le sens d'un tel procédé littéraire. La manière dont le narrateur

organise cette mise en abyme laisse évidemment une grande place à l’imagination active du

lecteur. Plus il est difficile d’anticiper la suite de l’histoire, plus le lecteur doit y être

attentif. Ce dernier est invité continuellement à prévoir la suite de l’histoire dans son

ensemble, et est en même temps appelé à faire confiance au narrateur qui est toujours fiable

dans les récits bibliques914. Il est à noter que le fait de mettre en œuvre la vision

prospective, sans dévoiler trop tôt et avec trop de clarté le dénouement du récit porteur

permet au narrateur de développer efficacement la compétence du lecteur. En effet, le

narrateur ne compte pas seulement sur la compétence du lecteur pour lire le récit, mais il

forme aussi la compétence du lecteur tout au long du récit par les dispositifs narratifs915. La

disposition de Gn 38 dans l'ensemble de l'histoire de Joseph est instructive pour une telle

formation.

Par la mise en abyme de Gn 38, le narrateur exploite donc la fonction de régie. La

vision prospective du récit spéculaire ne diminue pas l'intérêt ni la curiosité du lecteur. Au

contraire, avec un effet de retard dans le dévoilement du dénouement du récit porteur, le

narrateur permet au lecteur d'être plus attentif et plus compétent au fil de sa lecture. Bien

que la tromperie et les moyens empruntés pour y réussir se trouvent dans une histoire

comme dans une autre, le lecteur peut espérer, grâce à l'indication donnée par le récit

spéculaire dans sa vision prospective, une meilleure issue à l'impasse familiale. En étant

attentif au déroulement effectif du récit, le lecteur peut se dire qu'en fin de compte, c'est la

vérité et la vie qui l'emporteront sur le mensonge et la mort.

Nous venons d'observer comment le narrateur parle au lecteur par la disposition du

récit spéculaire au sein du récit porteur. Le narrateur peut également parler au lecteur par

les degrés d'analogie qui existent entre les récits de différents types de mise en abyme.

Comment la voix narrative s'exprime-t-elle à travers les niveaux de réflexion entre les

divers types de mise en abyme ? Nous répondons à cette question en poursuivant la théorie

élaborée par Dällenbach.

914 Sur ce sujet, voir J.-P. Sonnet, « Y a-t-il un narrateur dans la Bible ? La Genèse et le modèle narratif de la

Bible hébraïque », dans F. Mies (dir.), Bible et littérature. L'homme et Dieu mis en intrigue (Le livre et le

rouleau 6), Bruxelles, Lessius, 1999, p. 15-16. 915 Telle est la thèse formulée par Eco : « Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il

contribue à la produire ». U. Eco, Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs /

trad. par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985 (italien 1979), p. 72.

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4.2 TROIS TYPES DE MISE EN ABYME

4.2.1 Théorie

Dällenbach distingue trois types de mise en abyme : réduplication simple,

réduplication à l’infini et réduplication aporistique. Le passage d’une réduplication à une

autre dépend du « degré d’analogie existant entre la mise en abyme de l’énoncé et l’objet

qu’elle réfléchit916 ». Autrement dit, les types de construction en abyme varient en fonction

de la nature même de la réflexion. L’auteur cherche à savoir d'une part si la mise en abyme

réfléchit une fois ou plusieurs fois et d’autre part, si elle le fait vraiment ou en apparence.

D’un côté, si la mise en abyme réfléchit une fois, elle est qualifiée de réduplication simple

(récit dans le récit) ; si elle réfléchit plusieurs fois, elle est nommée soit réduplication à

l’infini (récit du récit), soit réduplication aporistique (récit du récit du récit). De l’autre, si

elle réfléchit vraiment, elle se situe au niveau de l’identité. C’est une réflexion de la mise en

abyme sur l’œuvre même. Si elle réfléchit en apparence, elle entretient une relation de

similitude ou de mimétisme. L’auteur appelle similitude la relation d’une mise en abyme

qui reflète une même œuvre et mimétisme la relation d’une mise en abyme qui reflète la

même œuvre. Autrement dit, le mimétisme traduit le rapport de la partie au tout, tandis que

la similitude exprime la relation de cette même partie aux autres parties917.

4.2.2 Application à Gn 38

Dans cette perspective, nous considérons que Gn 38 est le récit du récit de Joseph. Le

type de réflexion de ces deux récits est donc qualifié, à juste titre, de réduplication à

l’infini. Pour sa part, l’histoire de Joseph est un récit dans l’ensemble du récit de la Genèse.

Ainsi, Gn 38 devient une réduplication aporistique de l’ensemble de l’histoire familiale de

la Genèse.

Nous présumons également qu'en apparence, Gn 38 reflète la même œuvre du récit de

Joseph. Le premier se situe donc comme la partie du tout du deuxième. C’est la fin du récit

de Gn 38 qui nous permet de valider cette hypothèse. Il s'agit de la scène où Pèrèç

916 Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 142. L’auteur considère que le changement de la réduplication simple à

la réduplication à l’infini s’opère par le passage du semblable au même. 917 Pour approfondir la relation de la partie au tout et de cette même partie aux autres parties, voir Genette,

Figure III, p. 26-28.

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supplante son frère aîné au moment de la naissance. Cette inversion de l'ordre d'aînesse se

situe dans la tradition de la Genèse.

4.2.2.1 Inversion du droit de primogéniture

La Genèse dans son ensemble relate l’histoire de l’élection où le cadet disqualifie son

frère aîné pour s’assurer la succession ou pour recevoir la bénédiction paternelle. Nous y

trouvons des renversements de l’ordre de la naissance aussi tristes que dramatiques.

L’offrande d’Abel est agréable aux yeux du Seigneur, tandis que l’offrande de son frère

aîné Caïn n’attire pas le regard de YHWH (Gn 4,3-5). C’est Isaac qui devient le fils héritier

d’Abraham et non pas son frère aîné Ismaël918 (Gn 21). À l’aide de sa mère Rébecca, Jacob

trompe malicieusement son père Isaac pour recevoir la bénédiction de ce dernier (Gn 27).

Ce faisant, il élimine le droit d’aînesse de son frère Ésaü dont le talon a été agrippé par la

main de son frère cadet au moment de la naissance919 (Gn 25,26). Ce principe ne concerne

pas seulement les hommes, mais il s’applique aussi aux femmes. Jacob préfère Rachel à sa

sœur aînée Léa (Gn 29,22-29). Cette préférence s’oriente vers Joseph, le fils de Rachel

quand celle-ci est décédée.

4.2.2.2 Gn 37-50 comme clôture de la Genèse

Toujours sur la réflexion en apparence, nous estimons que l’histoire de Joseph reflète

une même œuvre de l’histoire de famille en Genèse. En effet, l’histoire de Joseph représente

une partie par rapport aux autres parties des histoires du premier livre de la Bible. Tout en

étant une partie par rapport au reste, cette histoire occupe pourtant une place singulière dans

la Genèse car elle la clôture. Ce récit, qui se termine par l’image du cercueil de Joseph,

918 Sur ce sujet, voir Syrén, The Forsaken Frist-Born, p. 15-65. Il faut noter les exceptions faites à l'endroit de

Sem, fils aîné de Noé (Gn 9) et d'Abraham, premier-né de Tèrah (Gn 12). 919 Sur le parallèle entre les frères jumeaux Ésaü-Jacob et Zérah-Pérèç, voir Menn, Judah and Tamar, p. 90-

91. L’auteure souligne qu’on trouve ici les seules références bibliques à propos des frères jumeaux. Dans les

deux cas, la main est un élément qui détermine l’ordre de naissance : la main de Jacob agrippe le talon de

son frère aîné, la main de Zérah indique qu’il est le premier-né. À cela s'ajoute la place de la couleur

«rouge» qui marque la subalternation : Ésaü est roux et la main de Zérah est attachée par un fil écarlate.

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accompagne le lecteur tout au long de sa lecture du Pentateuque920. À l’instar du peuple

d’Israël qui traverse le désert en suivant l’arche de l’alliance921, le lecteur familier du récit

de Joseph est invité à poursuivre sa lecture en écoutant la voix du narrateur. Cette voix,

claire ou discrète, précède toujours l’acte de lecture.

4.2.2.3 Juda et David

Afin de trouver l’œuvre même de Gn 38, nous devrons dépasser les cycles des récits

patriarcaux en observant la vie du grand roi du peuple d’Israël, descendant de Pèrèç et de

Juda. Il s’agit ici du roi David dans son histoire de famille, histoire aussi dramatique que

celle de Juda. Nous considérons en effet que Gn 38 reflète l’œuvre même de l’histoire de

David racontée dans le deuxième livre de Samuel. Autrement dit, Gn 38 entretient une

relation d’identité avec le récit de David. Le premier reflète vraiment le deuxième.

Gary Rendsburg considère que l’histoire de Juda et de Tamar se réfère davantage à la

famille royale davidique qu’à celle du patriarche922. Selon lui, les personnages en 2 Samuel

ont les mêmes caractéristiques que ceux de Gn 38. Rendsburg identifie les correspondances

remarquables existant entre ces deux récits : Juda = David, Hirah = Hiram, Bath-Shoua =

Bethsabée923, Er = le premier fils décédé de David et de Bethsabée, Onan = Amnon, Shela

= Solomon, Tamar = Tamar924. Pour montrer le bien-fondé de la correspondance entre Juda

et David, Rendsburg explique que David est le plus connu parmi les descendants de Juda.

Ils sont tous les deux bergers dans leur jeunesse. David joue le rôle du pater familias dans 2

Samuel, le même rôle que Juda assume en Gn 38. C’est Juda qui demande à son fils Onân

920 On peut dire que, « sur le plan de l'histoire de la composition du Pentateuque, Genèse 37-50 formant la

charnière entre les récits des Patriarches et le récit de l'Exode ». T. Römer, « Joseph approche. Source du

cycle, corpus, unité », dans O. Abel – Fr. Smyth (dir.), Le livre de traverse. De l’exégèse biblique à

l’anthropologie, Paris, Cerf, 1992, p. 76. 921 Le mot ᾿ârôn « désigne à la fois le caisson (᾿ârôn) contenant le corps de Joseph (Gn 50,26) et le coffret

qu'est l'arche (᾿ârôn) d'alliance dans le Deutéronome ». J.-P. Sonnet, « Un Drame au long cours. Enjeux de la

"lecture continue" dans la Bible hébraïque », RTL 42 (2011), p. 383. 922 Menn (Judah and Tamar, p. 96) affirme que Gn 38 est clairement en connexion avec la lignée davidique.

Voir également D. Kim, « The Structure of Genesis 38. A Thematic Reading », VT 62 (2012), p. 560. 923 En 1 Ch 3,5, le nom de Bethsabée a été écrit Bath-Shoua. 924 G.A. Rendsburg, « David and his Circle in Genesis XXXVIII », VT 36 (1986), p. 441 et suiv. Sur le parallèle

entre les histoires des deux Tamar, voir F. van Dijk-Hemmes, « Tamar and the Limits of Patriarchy. Between

Rape and Seduction (2 Samuel 13 and Genesis 38) », dans M. Bal (dir.), Anti-convenant. Counter-Reading

Women’s Lives in the Hebrew Bible (JSOTSup 81), Sheffield, Almond Press, p. 135-156.

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d’aller vers Tamar pour accomplir son devoir de beau-frère (Gn 38,8), alors que c’est David

qui envoie Tamar visiter son demi-frère Amnon (2 S 13,7). Ces deux personnages ont

commis une grave erreur dans le domaine de la sexualité hors du mariage, mais ils n’ont

pas hésité à reconnaître leur faute : à la demande de Tamar, Juda déclare qu’elle est plus

juste que lui (Gn 38,26) ; après avoir entendu la parabole du prophète Nathan, David

reconnaît qu’il a péché contre le Seigneur (2 S 12,13).

4.2.2.4 Descendants inattendus

Pour sa part, Craig Ho cherche à approfondir la corrélation littéraire de ces deux

histoires925. Selon lui, le lecteur peut y trouver une intrigue miroitante (Juda : mort de deux

fils conduisant à un scandale sexuel // David : scandale sexuel conduisant à la mort des

deux fils926). Ho montre l’évidence de la relation de cause à effet entre la mort d’Er et

d’Onân et la faute commise par Juda. Il en va de même, en une direction opposée, pour la

faute commise par David et la mort d’Amnon et d’Absalom. Il est à remarquer que dans ces

deux histoires le péché sexuel conduit à la mort, sauf le cas de Juda, ancêtre de David et le

cas de David, père de Salomon. Dans les deux cas, la famille est troublée par une relation

sexuelle illicite, avec une femme probablement d’origine non israélite, de laquelle sont nés

de nouveaux membres. Après l’aventure amoureuse, Tamar et Bethsabée ont annoncé à leur

partenaire : « Je suis enceinte » (Tamar : ͗ānōḵî hārâ / hārâ ͗ānōḵî : Bethsabée), une formule

reflétant comme un miroir qu’on trouve seulement à ces endroits dans les récits

bibliques927. Grâce à Tamar qui profite du moment où Juda a été consolé de la mort de sa

femme pour avoir une relation avec lui, Pèrèç, le descendant inattendu de Juda, a vu le jour.

Après avoir consolé Bethsabée de la mort de leur premier enfant conçu dans un acte

d’adultère, David va vers sa femme et couche avec elle. De cette union naît pour David

Salomon qui devient son successeur inattendu. Cela signifie que l’ancêtre et le successeur

925 Noble rejette l’hypothèse de correspondance entre Gn 38 et 2 S. En s’appuyant sur la notion de scène-

type appliquée dans les récits bibliques par Alter (L’art du récit biblique, p. 69-89), Noble considère qu’il y

une scène-type dans ces deux histoires. D’ailleurs, il établit les ressemblances entre Juda et Samson, entre

Juda et Lot. Voir P.R. Noble, « Esau, Tamar, and Joseph. Criteria for Identifying Inner-biblical Allusions », VT

52 (2002), p. 219-252. 926 C.Y.S. Ho, « The Story of the Family Troubles of Judah and David. A Study of their Literary Links », VT 49

(1999), p. 515 et suiv. 927 Ho, Ibid., p. 517. Notons aussi que dans les deux cas, la femme se sert d'un intermédiaire pour annoncer

à son partenaire qu'elle est enceinte (Gn 38,25 ; 2 S 11,5).

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de David sont des personnes inattendues. Dans la famille de Juda, ses trois fils ne jouent

pas leur rôle dans la succession de la tribu : les deux premiers sont morts d’une manière

tragique, le troisième est passif et son père ne veut pas lui donner pour femme celle qui

deviendra sa partenaire sexuelle à son insu. Dans la famille de David, ses trois fils aînés

Amnon, Absalom et Adonias ne sont pas éligibles à monter sur le trône royal : les deux

premiers sont morts d’une manière tragique et le troisième est tué car il veut épouser la

concubine de son père928 (1 R 2,12-25).

4.2.2.5 Vengeance, tromperie et vie

Dans ces deux récits, il est question de vengeance au moment de la tonte du troupeau

(Gn 38,12 ; 2 S 13,23). C’est durant cette période festive que les deux femmes maltraitées

sont justifiées bien que le cas de Tamar, la fille de David, est plus dramatique. La

thématique de la tromperie par le vêtement revient dans l’histoire de David quand une

femme de Teqoa, sur le conseil de Joab, se déguise en veuve endeuillée qui perd un enfant

et qui veut garder le second pour assurer la descendance de son mari929 (2 S 14). Comme

Juda, David est pris dans ce jeu de déguisement qui a pour objectif le bien de sa propre

famille, à savoir le pardon envers son fils Absalom (2 S 14,21). C’est à travers ce pardon

que le fils retrouve sa place, donc sa vie, dans la famille royale. Le vêtement ne sert pas

seulement de moyen de tromperie, il indique aussi le changement du statut dans ces deux

récits. En effet, alors que Tamar a ôté ses vêtements de veuvage pour leurrer Juda en vue de

devenir mère de ses enfants (Gn 38), Tamar, la fille de David, déchire son vêtement

princier, signe de sa virginité, quand son demi-frère Amnon l’a atrocement violée (2 S

13,20). Le changement de statut implique aussi dans ces deux histoires le changement de

résidence. Après avoir été violée par Amnon, Tamar va demeurer chez son frère Absalom

(2 S 13,20). Ayant connu la mort d’Er et d’Onân, Juda demande à Tamar d’aller demeurer

928 Menn (Judah and Tamar, p. 79) remarque que David est le plus jeune fils de la famille, mais seulement les

trois fils aînés de Jessé sont nommés (1 S 17,13). Cela correspond bien à la place que Juda occupe dans sa

famille, le quatrième fils nommé de la lignée patriarcale. 929 Il est à noter qu’en 2 S 13 David est dupé aussi par son fils Amnon qui se fait malade pour que son père lui

envoie sa sœur Tamar. À son tour, ce dernier est trompé par son frère Absalom. Ainsi le thème du trompeur

trompé revient dans cette histoire. De la même manière, en 2 S 15, Absalom a leurré son père David en

disant que pendant le temps d’exil, il a fait un vœu de se rendre à Hébron. Quant à David, au moment d’exil,

il a envoyé un faux conseiller Houshaï pour tromper son fils Absalom. Sur ce sujet, voir D. Marcus, « David

the Deceiver and David the Dupe », Prooftexts 6 (1986), p. 165.

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comme veuve dans la maison de son père (Gn 38,11). Probablement, y retourne-t-elle après

son aventure avec Juda sur le chemin de Timna, puisqu'elle reprend son vêtement de

veuvage (Gn 38,19).

Avec l’observation que nous venons de faire, nous sommes en mesure d’affirmer que

le récit de Gn 38 entretient une relation d’identité avec celui de 2 S. Ainsi, Gn 38, à sa juste

place, aide le lecteur à lire intelligemment l’histoire de la famille royale, une histoire

parfois troublante, mais toujours pleine d’espérance. Loin de se moquer de la famille

royale930, le lecteur, ayant connu le récit de Gn 38, garde une confiance toujours plus

grande dans la destinée de cette famille. Il croit sincèrement que l’amour l’emportera sur la

haine, la vie sur la mort, la confiance sur la peur, la réconciliation sur la division, le dessein

divin bienveillant sur l’erreur humaine.

Remarquons aussi que la connaissance de 2 S aide le lecteur à lire Gn 38 dans une

autre optique. En lisant l'histoire de Juda et de Tamar à la lumière de l'histoire de David, le

lecteur se rend compte que la victoire de la vie sur la mort ne se limite pas à une petite

famille. Elle se répand largement dans la lignée royale. En outre, le lecteur comprend que le

roi David, incarnant les caractéristiques de Juda, est certainement issu d'une tribu

d'Israël931.

La relation d'identité que Gn 38 établit avec 2 S permet donc au narrateur d'exprimer

sa voix. Grâce aux degrés d'analogie entre ces deux récits, le narrateur suscite chez le

lecteur l'espoir d'une fin heureuse au-delà des difficultés rencontrées. Cet espoir ne se

réalise pas seulement dans la famille patriarcale, mais aussi dans la lignée royale.

Avant de parvenir à la conclusion de notre première partie, nous constatons que, dans

le récit de Gn 38, il est question d'une mise en abyme concentrante932. À la différence de la

mise en abyme éclatée qui amène à repérer les éléments de l’histoire-résumé à travers

l’histoire principale, la mise en abyme concentrante se fait en « bloc », c'est-à-dire qu'elle

se trouve dans un micro-récit bien déterminé. Par cette mise en abyme, le narrateur

chuchote aux oreilles du lecteur une histoire très résumée pour le faire entrer vraiment dans

le monde du récit. La manière dont le narrateur organise le récit spéculaire facilite donc la

lecture. Loin de chercher constamment des éléments qui résument le récit porteur, le lecteur

930 Lecture proposée par Rendsburg, « David and his Circle », p. 444. 931 Voir Ho, « The Story of the Family Troubles of Judah and David », p. 529. 932 Pour plus de détails, voir Bal, Narratologie, p. 106-107. Voir aussi Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 82.

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est mis devant un récit-condensé qui reflète l'ensemble de l'histoire globale qu'est Gn 37-50.

Cette mise en abyme en « bloc » aide le lecteur à se concentrer davantage pour la

découverte dont nous avons parlé à propos de la disposition de la vision.

CONCLUSION

« Dans la lecture d'un texte biblique, le point essentiel de l'analyse est de percevoir la

voix du narrateur même si, la plupart du temps, elle reste très discrète. Une fois qu'elle est

perçue, il est plus facile de comprendre les stratégies adoptées par le narrateur et d'apprécier

la structure qu'il donne au texte narratif933 ». La mise en abyme, dont Gn 38 est un

remarquable exemple, se révèle un dispositif narratif que le narrateur utilise pour aider

discrètement le lecteur à découvrir le sens caché du récit. La mise en retrait du « je »

narrateur est une excellente stratégie entièrement au profit du lecteur. Celui-ci est invité à

grandir sans cesse devant le texte. Plus la présence du narrateur est discrète, plus la place du

lecteur dans le monde du récit est grande. Par un art consommé, le narrateur s’efface

derrière le texte pour que son lecteur y soit avantageusement présent. Ainsi, la procédure de

la mise en abyme permet au récit de se tourner entièrement vers le lecteur. Le monde du

récit devient pour ainsi dire le monde du lecteur où tous les « moi » possibles du lecteur se

déploient pour qu’il puisse concrétiser la trame narrative dans sa vie personnelle. Comme

Juda qui s’est approprié la leçon donnée par Tamar pour devenir le protagoniste de la

réconciliation de la famille, chaque lecteur est appelé à faire siennes les valeurs du récit. Ce

faisant, il n'est pas seulement partie prenante du récit, mais il traduit aussi les valeurs du

récit dans ses actions au quotidien. Un monde plus juste, plus vrai et plus fraternel découle

naturellement de l’univers du récit.

Nous venons de situer adéquatement le micro-récit qu’est Genèse 38 dans son

contexte plus large, à savoir le macro-récit que représente Gn 37-50, communément appelé

le cycle de Joseph. Ce macro-récit s’élargit jusqu’à l’ensemble de l’histoire familiale que

trace la Genèse et jusqu'au deuxième livre de Samuel. Ce regard à l’horizon large nous

permet évidement de voir la place singulière que Gn 38 occupe dans cet ensemble. Nous

examinerons maintenant la structure interne de Gn 38 pour voir si ce micro-récit est un récit

unifié ou si éventuellement un autre récit s'y dévoile. Pour ce faire, nous dégagerons le

933 Ska, « Nos pères nous ont raconté », p. 52.

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schéma actantiel qui nous aidera à classer systématiquement les actants de cette magnifique

histoire. Cette démarche nous permettra d'observer la voix narrative dans la fonction de

régie.

4.3 SCHÉMA ACTANTIEL

4.3.1 Théorie

Le récit de Gn 38 se situe subtilement dans un schéma à six postes actantiels934. « Le

modèle actantiel est un dispositif permettant, en principe, d'analyser toute action réelle ou

thématisée [...] en six composantes, nommées actants935 ». Selon ce modèle greimassien, un

sujet court après un objet valorisé. Le destinateur incite le sujet à la recherche de l’objet

jusqu’à ce qu’il le trouve pour le remettre au destinataire. En réalisant cela, le destinateur et

le sujet établissent un lien par contrat d’une manière explicite ou implicite. Dans sa

démarche, le sujet peut être favorisé par un actant (l’adjuvant) ou gêné par un autre

(l’opposant936). Il est important de noter ici que le vocable actant, inventé par Greimas pour

le distinguer du terme d’acteur ou celui de personnage, est employé pour désigner une

fonction narrative essentielle à l’intrigue. Loin de l’idée d’un personnage dans sa coloration

psychologique, ce vocable reste strictement dans la dimension fonctionnelle. La

«conception des actants est fonctionnelle : les personnages se définissent [...] par les

sphères d'action auxquelles ils participent, ces sphères étant constituées par les faisceaux de

fonctions qui leur sont attribués937 ». En ce sens, un poste actantiel peut être assumé par

plusieurs personnages du récit. Alors qu'un seul personnage peut à son tour occuper

plusieurs postes actantiels938. Ce qui est intéressant encore, c’est qu’un objet inanimé

concret, incluant des choses (une épée par exemple) ou un sentiment (l'amour pour les

934 Ce schéma est l'invention de Greimas qui s'inspire du principe des sept personnages classés par V. Propp

(Morphologie du conte). Consulter A.J. Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris,

Librairie Larousse, 1996, p. 172 et suiv. 935 L. Hébert, Dispositifs pour l'analyse des textes et des images, Limoges, Presses de l'Université de Limoges,

2007, p. 87. 936 Pour une présentation plus détaillée, voir Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 89-90. 937 Greimas, Sémantique structurale, p. 174. 938 Hébert « appelle syncrétisme actantiel le fait qu'un même élément, appelé acteur (par exemple, un

personnage au sens classique du mot), "contienne" plusieurs actants de classes différentes (par exemple, s'il

est a la fois sujet et adjuvant) ou de la même classe mais pour des actions distinguées dans l'analyse ». Voir

Hébert, Dispositifs pour l'analyse, p. 91.

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pauvres) peut jouer le rôle d’actant939. De plus, un concept (le courage, la liberté, l'espoir...)

peut être classé parmi les actants. Ce rôle actantiel peut être individuel ou collectif940.

4.3.2 Schéma actantiel de Gn 38

En vue de dégager le schéma actantiel, nous devons préalablement classer les

différents rôles des actants. Le destinateur est celui qui demande que la conjonction entre le

sujet et l’objet soit établie. Dans notre récit, même si l’intervention divine est seulement

mentionnée au moment où la mort frappe les fils de Juda, Dieu est le destinateur du récit.

Nous pouvons dire que le rôle du destinateur dans ce récit est assumé dans sa version

négative. En effet, le Dieu de la Bible et en particulier de la Genèse est le Dieu de la vie. Il

promet à ses enfants une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et le sable de

la mer. Si ce Dieu intervient dans ce récit pour faire mourir Onân, c’est que celui-ci n’a pas

voulu assumer le rôle du beau-frère permettant à son frère défunt d’avoir une

progéniture941. Et si la cause de la mort d’Er n’est pas connue, le lecteur peut supposer que

ce premier fils de Juda a commis une faute contre le principe de la promesse de vie942. En

tout cas, au point de vue actantiel, ni Er ni Onân ne jouent le rôle de sujets dans ce récit.

C’est Juda qui assume ce rôle de sujet pour accomplir la promesse de vie reçue de Dieu.

Quant à l’objet, c’est la réalisation de la promesse de vie et précisément le fait d’avoir une

progéniture. Les destinataires sont ceux pour qui la quête est réalisée : dans notre récit, ce

sont les enfants d’Israël et particulièrement les descendants de la tribu de Juda. Le rôle de

l’opposant, celui qui empêche la réalisation de la promesse de vie, est assumé par Er et par

Onân. Concernant le rôle de l’adjuvant, celui qui aide le sujet à achever son objet, il est

joué par la femme de Juda – dont la passivité ne réduit pas sa capacité d’engendrement –, et

par la loi du lévirat.

939 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 89-90. 940 Hébert, Dispositifs pour l'analyse, p. 91. 941 Selon da Silva (La symbolique des rêves et des vêtements, p. 178), « la mention de yhwh au chapitre 38

est en rapport avec la mort. Pourtant, cette mort est reliée à la vie, puisqu'elle est provoquée par le refus de

donner une descendance ». 942 En suivant certaines interprétations des rabbins juifs, Eisenberg (Un Messie nommé Joseph, p. 200)

conclut : « Il y a donc, pour Er comme pour Onan, refus de l'enfant. C'est ce refus, davantage que la

recherche du plaisir solitaire que la Bible condamne expressément. On pourrait dire : qui refuse la vie n'est

pas digne de vivre ».

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301

4.3.2.1 Juda comme sujet de recherche d'une progéniture

Ce classement des actants nous permet de construire le schéma actantiel que nous

pouvons résumer de la manière suivante943 : fidèle à la promesse de vie de Dieu qui est le

destinateur du récit, Juda en tant que sujet, cherche à fonder une famille et à avoir une

progéniture, l’objet de sa quête944. L'acquisition de cet objet est bien commencée avec la

naissance de trois fils que la fille de Shoua a donnés à Juda. Cependant, la poursuite de

cette quête est empêchée par la mort d’Er qui joue le rôle d’opposant. En vertu de la loi du

lévirat (adjuvant), Juda ordonne à Onân d’accomplir son devoir de beau-frère. Cependant,

le deuxième fils de Juda ne remplit pas vraiment ce devoir, ce qui lui confère le rôle

d’opposant. À cela s’ajoutent la peur de Juda et la passivité de Shéla qui assument

également les rôles d’opposants. Jusqu'à ce point du récit, nous constatons que les

opposants sont plus forts que les adjuvants. L’objet de la recherche de Juda est-il

abandonné en cours de route ?

Destinateur

Dieu

−−−−−−−−→

Objet

Progéniture

−−−−−−−−−−→

Destinataire

Tribu de Juda

Adjuvant

Fécondité de la

fille de Shoua

La loi du lévirat

−−−−−−−−→

Sujet

Juda

←−−−−−−−−−−

Opposant

Mort d'Er et

d'Onân

La peur de Juda

La passivité de

Shéla

4.3.2.2. Changement du rôle de Tamar

En classant les actants, nous ne mentionnons pas encore le rôle que joue Tamar. Dans

la première partie du récit, elle assume le rôle d’adjuvant, car grâce à elle, Er ou Onân

pourraient éventuellement avoir une progéniture. Son rôle a été renversé au moment où

Juda pense qu’elle est la cause de la mort de ses fils et où il la renvoie chez son père. Sous

943 Voir aussi la représentation en carré de ce modèle ci-dessous. 944 Fonder une famille et avoir une progéniture sont les deux actions qui se succèdent dans le temps. Ces

deux actions ne sont pas simultanées l'une par rapport à l'autre. Sur les modalités temporelles (simultanéité

parfaite ou partielle, succession immédiate ou décalée), voir Hébert, Dispositifs pour l'analyse, p. 89.

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le regard de Juda, sa belle-fille a joué le rôle d’opposant dans la quête d'une descendance

pour la tribu. Ce pensant et ce faisant, Juda assume le rôle du sujet observateur

d'assomption. Contrairement au sujet observateur de référence qui est associé à la vérité

ultime du récit, le sujet observateur d'assomption n'est pas le porteur du point de vue du

narrateur. En ce sens, le sujet observateur de référence peut réfuter dans un moment ou

dans un autre le jugement du sujet observateur assomptif. Dans notre récit, le narrateur est

omniscient et c'est lui qui est sujet observateur de référence945. Juda, en tant que sujet

observateur assomptif, croit, à tort selon le narrateur, que Tamar est l'opposant dans une

quête dont Juda est jusqu'alors le sujet. Autrement dit, le point de vue du sujet observateur

d'assomption (Juda) a été considéré comme fautif par le sujet observateur de référence (le

narrateur). Le narrateur sait, et le lecteur avec lui, que Tamar n'est pas un élément opposant

dans la quête de prospérité pour la famille patriarcale. Attribuer ce rôle à Tamar est une

fausse démarche, qui fait d'elle un faux actant. Paradoxalement, en refusant de donner

Shéla à Tamar comme l'exige la loi du lévirat, qui joue le rôle d’adjuvant jusqu’ici, Juda

abandonne son rôle de sujet de la quête pour assumer celui d’opposant946. Bien que Juda ait

donné comme motif le jeune âge de Shéla qui joue ici le rôle d’opposant, il considère que la

présence de Tamar dans sa famille s’oppose à la réalisation de sa quête. Avec le temps947

(de nombreux jours passèrent, v. 12), le rôle d’opposant de Shéla se transforme en vue de

quitter éventuellement son état d'opposition à la quête menée par Juda. Il est à remarquer

que le rôle d'opposant attribué à Shéla prend une multitude de facettes des sous-actants. Au

moment où Juda donne comme explication le jeune âge de Shéla pour renvoyer Tamar, le

troisième fils de Juda assume le rôle d'opposant passif (v. 11). En effet, il est vrai que Shéla

n'a pas encore atteint l'âge du mariage. Nous pouvons parler ici d'opposant possible non

avéré, une forme d'actant possible qui ne deviendra pas factuel948. Par contre, au verset 14,

945 Sur la distinction entre le sujet observateur de référence et celui d'assomption, voir Hébert, Dispositifs

pour l'analyse, p. 92. 946 En ce sens, M. O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gen 38 – Judah and Tamar », PIBA 5 (1981),

p. 76. Pour Eisenberg – Gross (Un Messie nommé Joseph, p. 204-205), Juda « avalise en quelque sorte le

décret du destin [...]. Par sa décision, Juda rejoint le camp de ceux qui ont opté pour la facilité – il

démissionne ». 947 Selon Hébert (Dispositifs pour l'analyse, p. 93), « en fonction du temps, des actants intégreront,

quitteront le modèle actantiel ou y changeront de classe (ou de sous-classes) ». 948 Sur le classement des sous-actants (possible/factuel, actif/passif...), consulter Hébert, Dispositifs pour

l'analyse, p. 95.

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la raison d'agir de Tamar prend source dans le rôle d'opposant qu'assume Shéla, mais cette

fois-ci activement, car elle voit que Shéla devient grand et qu'elle ne lui est pas donnée pour

femme. Shéla joue donc ici le rôle d'opposant actif. En ce qui concerne Tamar, son rôle

d'adjuvant ne lui est pas restitué par Juda. Son geste de se dévoiler pour leurrer son beau-

père permet à Tamar de prendre son rôle d'adjuvant. C'est grâce à elle ou précisément grâce

à sa fécondité que la recherche de progéniture de Juda atteint son objectif. En plus, cet acte

audacieux aide Tamar à prendre le rôle de sujet que Juda a laissé tomber depuis la

disparation de deux éléments opposants, à savoir la mort d’Er et celle d’Onân. Tamar joue

ici impeccablement un double rôle, celui de sujet et celui d'adjuvant.

Il est important de noter ici que Tamar, en tant que sujet de la nouvelle quête, est à la

recherche du même objet, à savoir une progéniture pour la tribu de Juda949. Tamar désire,

pour ainsi dire, le désir de Juda. En effet, « quand elle se voile pour l'attendre aux deux

sources dans l'espoir d'une rencontre, ce n'est pas seulement son propre désir de fécondité

qu'elle cherche à assouvir, c'est aussi le vieux désir de Juda d'avoir une descendance par son

fils aîné (38,8), désir englué dans la peur de la mort et la volonté de sauver la face950 ». En

ce qui concerne le destinateur et le destinataire, ils demeurent les mêmes que dans la quête

réalisée par Juda951. Par contre, Juda joue ici inconsciemment le rôle d’opposant. Tamar

réussit sa quête là où Juda a échoué. Elle prend consciemment son rôle de sujet à l'insu de

Juda qui devrait l'assurer952. Cette belle réussite est aidée efficacement par plusieurs

actants : la voix anonyme annonçant le passage de Juda, le vêtement transformant Tamar en

prostituée, la période de la tonte des moutons rendant Juda si assoiffé d’un plaisir sexuel et

Tamar tellement féconde, le gage permettant d'identifier le père des enfants à venir… Mais

la réussite du projet de Tamar est empêché au moins par un actant : la sentence que Juda a

prononcée sur Tamar. Cependant, cette sentence n'aura pas un très long effet ; elle sera

effectivement remplacée par la confession de Juda qui jouera le rôle d’adjuvant dans la

suite du récit.

949 En ce sens, Kim, « The Structure of Genesis 38 », p. 554. Voir également ci-dessous la représentation en

carré de ce nouveau modèle actantiel. 950 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 98. 951 La chose est bien vue par O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gen 38 », p. 77. 952 Hébert (Dispositifs pour l'analyse, p. 95) parle des actants conscients/inconscients. Selon lui, un « actant

anthropomorphe remplira consciemment ou non son rôle. Ainsi, un personnage peut ne pas savoir qu'il est

adjuvant, destinateur, etc., relativement à telle action ».

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Destinateur

Dieu

−−−−−−−−→

Objet

Progéniture

−−−−−−−−−→

Destinataire

Tribu de Juda

Adjuvant

Tamar

−−−−−−−−→

Sujet

Tamar

←−−−−−−−−−

Opposant

Juda

Par la structure interne de Gn 38, le narrateur exploite la fonction de régie. La

manière dont il organise le récit attire l'attention du lecteur sur le fait qu'un seul objet de

recherche est réalisé par deux sujets différents. Cela souligne l'importance primordiale de la

continuation de vie qui est intimement liée à la recherche d'une progéniture. Quelles que

soient les circonstances, cette quête doit absolument être menée à terme. Ainsi, le

changement du rôle de chaque actant, subtilement dans certains cas, ne sert qu'à atteindre

cet objectif.

4.4 MISE EN ABYME ANTITHÉTIQUE

Le schéma actantiel à deux phases clairement différentes nous aide à reconnaître qu’il

y a deux micro-récits en Gn 38. Même s’ils sont orientés par la recherche d'un même objet,

ces deux récits sont tout à fait en situation d'opposants l’un par rapport à l’autre. Nous

présumons qu’il s’agit en Gn 38 d’une mise en abyme antithétique.

4.4.1 Théorie

Selon Ricardou en effet, une mise en abyme peut contredire « le fonctionnement

global du texte qui la contient953 ». Alors que le texte, pour tendre vers l’unité, propose un

récit unique ou un groupe de récits unifiés, la mise en abyme cherche à diviser cette unité, à

la couper en deux954. « Dans la mesure, fréquente, où elle se multiplie, la mise en abyme

conteste cette unité postulée, en la soumettant à la relance infinie de scissions toujours

953 Ricardou, Le nouveau roman, p. 73. C’est l’auteur qui souligne. 954 Cette idée rejoint celle de Sternberg pour qui, plus « l’unité narrative est petite, plus s’accroît la liberté de

déformer (de soustraire à l’ordre et à la cohérence de la surface) ce qui s’est passé dans l’histoire ; par

contre, plus l’unité est grande, plus minces deviennent les distinctions entre déchronologisation permise et

déchronologisation défendue ». Voir Sternberg, La Grande Chronologie, p. 94.

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nouvelles. Car la mise en abyme ne redouble pas l’unité du texte, comme pourrait le faire

un reflet externe. En tant que miroitement interne, elle ne peut jamais que la dédoubler955 ».

Autrement dit, en tant que reflet externe, la mise en abyme redouble l’unité du texte et en

tant que reflet interne, elle la dédouble956.

4.4.2 Application à Gn 38

Dans sa structure interne, Gn 38 nous raconte deux histoires qui sont en reflet l’une

par rapport à l’autre d’une manière antithétique. Le protagoniste du premier micro-récit

adopte une attitude qui est diamétralement opposée à celle du protagoniste du second.

4.4.2.1 Juda au comportement changeant

Si Juda est présenté comme quelqu’un qui ne maîtrise pas bien sa destinée, Tamar,

elle, prend en main sa destinée957. En effet, à des moments importants de l’histoire, Juda

change facilement d'opinion. Après la mort d’Er et d’Onân, Juda refuse de donner Shéla à

Tamar bien qu’il ait le souci d’accomplir la loi du lévirat. Apprenant que Tamar est

enceinte de sa prostitution, Juda prononce une sentence sévère, mais il retire cette sentence

quand il sait qu’il est le père de l’enfant à venir. De plus, Juda agit rapidement et naïvement

sans trop penser aux conséquences de ses actes. Tout patriarche qu’il soit, il n’hésite pas à

épouser une femme cananéenne958. La formule « Juda vit la fille d'un homme cananéen [...],

il la prit et vint vers elle » (38,2) nous montre que Juda a une attitude étrange par rapport à

ce que nous savons de la recherche beaucoup plus cérémonieuse des femmes pour les

patriarches959. Quand Tamar lui demande le gage pour le payement du service qu’elle lui

rend, il lui donne les insignes traditionnels de sa dignité patriarcale. Même s’il s’agit d’un

955 Ricardou, Le nouveau roman, p. 73. C’est l’auteur qui souligne. 956 Pour Ricardou (Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978, p. 151-152), il y a « deux manières de

rompre intérieurement l'unité du texte. L'une opère par diversification : son agent est la différence, son

effet la disjonction [...]. L'autre manière utilise le partage : son agent est la similitude, son effet la

subdivision». 957 Voir O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gen 38 », p. 77. Consulter également Menn, Judah and

Tamar, p. 39-40. 958 Selon Westermann (Genesis 37-50, p. 51), le narrateur n'est pas embarrassé de raconter que le père de la

tribu de Juda rejoint le peuple cananéen et épouse une fille de ce pays. 959 Voir par exemple Gn 24. Pour Gunn – Fewell (Narrative in the Hebrew Bible, p. 35), cette série de verbe

ressemble à celle que le narrateur a utilisée pour décrire le viol de Dina par Sichem : « Sichem, fils de Hamor

le Hivvite, chef du pays, la vit, l'enleva, coucha avec elle et la viola » (34,2, TOB).

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déshabillage social960, Juda ne va pas personnellement à la recherche de ce gage : il

demande à son ami Hira de le faire à sa place. De plus, tandis que cet ami ne trouve pas la

prostituée, Juda est prêt à oublier ces objets donnés en gage pour ne pas être ridicule aux

yeux des gens.

4.4.2.2 Tamar se comporte avec promptitude et discernement

Tamar elle aussi agit promptement, mais, contrairement à l’attitude de Juda, elle agit

avec discernement. Le silence de Tamar au début de l’histoire l'a probablement aidé à

mieux préparer son ingénieux stratagème. Apprenant que son beau-père monte à Timna,

Tamar « enleva ses vêtements de veuve de sur elle et elle se couvrit avec un châle et elle

s'enveloppa et elle s'assit à l'entrée d'Énaïm » (38,14). L’action de Tamar se précipite. « Le

narrateur joue sur le tempo avec intelligence. Lorsque Tamar prend les choses en main, tout

va vite : la succession précise des verbes est rapide aux v. 14a et 19, signe que la femme a

son plan et que sa détermination est entière961 ». Dans le dialogue avec Juda962, elle prend la

parole la première et c’est elle qui mène la négociation. C’est la première fois dans le récit

qu’elle parle, alors qu’au début elle n’est qu’un objet à qui on adresse la parole. Elle est un

objet que l’on utilise, pire encore, elle est un objet non utilisé pendant plusieurs années de

sa tendre jeunesse ! C’est dans cette « prise de parole » que Tamar aide Juda à changer

considérablement son comportement963. D’une personne qui commande tout, Juda devient

un négociateur. Si au début de l’histoire, il ne donne pas Shéla à Tamar, dans le dialogue

960 Bal, « Femmes imaginaires », p. 151. 961 Wénin, « La ruse de Tamar », p. 268. 962 Wénin (Ibid.) remarque que dans le dialogue entre Juda et Tamar, le « temps racontant » et le « temps

raconté » soient égaux. Le « "temps racontant" est le temps matériel nécessaire à l’acte de raconter

l’histoire, le "temps raconté" correspond à la durée des événements relatés ». 963 Voir Dijk-Hemmes, « Tamar and the Limits of Patriarchy », p. 150. En Gn 38, « l'usage du verbe "donner"

(natan) peut être significatif. Utilisé avec la négation, il caractérise la faute d'Onân qui ne veut pas "donner"

de semence à son frère (v. 9b) et celle de Juda telle qu'elle apparaît à Tamar qui n'a pas été "donnée" à

Shéla (v. 14b). Dès lors, celle-ci demande à Juda ce qu'il lui "donnera" pour ses services (v. 16b) avant

d'exiger qu'il lui "donne" un gage (v. 17b). Ce gage que Juda lui "donne" à sa demande (v. 18, 2 fois) et qu'il

n'arrive pas à re- "prendre" (laqaẖ, v. 20 et 23), Tamar l'exhibera pour inviter son beau-père à reconnaître

qu'il ne l'a pas "donnée" à Shéla (v. 26) ». Cf. J.-L. Ska – J.-P. Sonnet – A. Wénin, L'analyse narrative des récits

de l'Ancien Testament (CE 107), Paris, Cerf, 1999, p. 50.

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ici, il demande à celle-ci ce qu’il peut lui donner964. Le lecteur reconnaît la détermination

de Tamar quand celle-ci montre à Juda les signes de son identité.

4.4.2.3 Entre l'ignorance de Juda et la connaissance de Tamar

Le contraste entre Juda et Tamar est encore plus saisissant au niveau de la

connaissance965. En effet, Juda ignore la raison pour laquelle Er et Onân sont décédés. Il ne

sait pas non plus que la prostituée sur le chemin d’Enaïm est sa belle-fille. Il ne devine pas

que le gage donné à une fille de joie sera une preuve tangible qui se retournera contre son

image d'homme apparemment juste et digne. En condamnant à mort sa belle-fille, Juda

n’est pas conscient qu’il est en train de mettre à mort ses propres fils966. Quant à Tamar,

elle possède une connaissance largement supérieure. Elle sait pourquoi Onân est mort. Elle

est consciente que ce n’est pas à cause d’elle qu’Er est décédé. Elle devine l’intention de

Juda qui ne veut pas lui donner Shéla. Bien que voilée, elle voit très bien la personne avec

qui elle négocie le salaire du service. « Tamar garde les yeux en face des trous et gère

parfaitement la situation à son avantage, au contraire de son beau-père qui, malgré ses yeux

grands ouverts, ne la reconnaît pas et ne se rendra compte de rien jusqu'à la fin, jusqu'à ce

que Tamar l'arrache à son aveuglement967 ». Cette connaissance solide permet à Tamar

d’aller jusqu’au bout de son action même au moment où sa vie et sa mort dépendent de la

parole d’un homme qui a toute autorité sur elle.

4.4.2.4 Dilemme de vie ou de mort

C’est aussi autour de la thématique de la vie et de la mort que nous constatons la

différence de manière d’agir de Juda et de Tamar. Si Juda ne veut pas donner Shéla à

Tamar, ce n’est pas parce qu’il n’a pas souci de la continuation de la famille. Le désir de la

vie est bien présent chez lui, mais ce désir est dépassé par la peur et la méprise. Avec

raison, Wénin considère que « le voile que revêt Tamar n'a pas pour unique but de lui

permettre d'abuser son beau-père. Il vise aussi à l'empêcher de céder à la peur qui lui fait

964 En ce sens, voir Menn, Judah and Tamar, p. 24. 965 Sur les jeux de connaissance, voir J.-L. Ska, « L'ironie de Tamar (Gn 38) », ZAW 100 (1988), p. 261-263. 966 On peut voir aussi le parallèle entre le père du ciel qui condamne à mort les deux fils de Juda et Juda, en

tant que père, condamne à mort aussi ses deux fils quoiqu'à son insu. 967 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 96.

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tenir Shéla loin d'elle, la ruse étant peut-être moins destinée à le tromper, lui, qu'à tromper

sa peur. Elle est le fruit d'un intense désir de vie, ce même désir à présent paralysé chez

Juda968 ». De son propre point de vue, Juda est tombé dans un dilemme : aimer la vie et

garder jalousement son dernier fils signifient la mort de la tribu ; accorder Shéla à Tamar,

unique porteuse de vie dans la famille, mais soupçonnée de la mort de deux fils, annonce

aussi la fin de la lignée. Quant à Tamar, elle se trouve aussi dans un dilemme de vie ou de

mort : ne pas agir signifie la fin de la recherche d’une progéniture pour son mari défunt,

donc pour toute la famille ; profiter du seul moyen qui est possible à ses yeux, à savoir

obtenir un enfant de son beau-père, annonce aussi sa mort au cas où son beau-père ne

reconnaîtrait pas ses actes969. Le génie louable de Tamar consiste dans le fait qu’elle

implique dans son propre dilemme son beau-père, qui, lui-même est dans un dilemme

identique de vie ou de mort. Probablement qu'au moment où Juda doit choisir entre la

reconnaissance de ses objets et le renoncement à leur appartenance, il comprend la leçon

donnée par Tamar : il faut courageusement risquer la vie pour l’obtenir. En fin de compte,

Juda est amené « à reconnaître qu’on ne sauve pas la vie en la protégeant frileusement de

la mort – c’est au contraire le moyen le plus sûr de la perdre –, mais en la risquant avec

audace970 ».

4.4.2.5 Rivalité entre frères

Il est à noter que la rivalité entre les deux frères est un des thèmes principaux de Gn

38. Cette rivalité entre frères ouvre et conclut le récit971. C'est par cette thématique de la

rivalité que l'incipit du récit s'associe à son explicit. En ce sens, nous considérons qu'il s'agit

ici d'une mise en abyme circulaire devant laquelle « il sera toujours possible de "coller",

pour ainsi dire, la fin du texte à son début972 ». Si la rivalité entre Er et Onân conduit à la

mort (la mort de la lignée et la mort tout court), l’antagonisme entre Pèrèç et Zérah marque

le commencement de la vie. Nous pouvons dire en effet que cette double naissance vient se

968 Ibid., p. 98. 969 Voir O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gen 38 », p. 79. 970 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 101. 971 Sur la correspondance entre le début et la fin du récit, voir Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 174. 972 J.-M. Limoges, Entre la croyance et le trouble. Essai sur la mise en abyme et la réflexivité depuis la

littérature jusqu'au cinéma, Thèse de doctorat, Université Laval, 2008, p. 166. C'est l'auteur qui souligne.

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substituer aux deux décès de la famille patriarcale973. Selon Ricardou, « comme chaque

départ suppose une fin semblable et chaque fin un semblable départ, tout événement porteur

de similitude forme un maillon annoncé, annonciateur974 ». Père de trois enfants au début

de l’histoire, Juda est redevenu père des trois fils à la fin du récit. Er, Onân et Pèrèç, Zérah

sont les enfants de Juda, même si les deux derniers pourraient être en fait identifiés de deux

façons différentes. En effet, selon la loi du lévirat, le premier enfant de la veuve perpétue le

nom du défunt (Dt 25,6). Or cette première naissance donne des jumeaux, donc les deux

enfants sont considérés comme fils d’Er. Ainsi, Er est à la fois frère et père de Pèrèç et de

Zérah. Il est par ailleurs intéressant de noter ici que les deux fils de Joseph qui recevront la

bénédiction de leur grand-père dans un ordre inversé et que Jacob considère aussi les fils de

Joseph comme ses propres enfants.

4.4.2.6 Moyen de procréation

Le double mouvement de notre histoire poursuit son chemin en ce qui concerne le

moyen de la procréation. Si au début de l’histoire, Juda a besoin de sa femme comme

instrument de procréation (répétition : « elle fut enceinte et enfanta » [38,3-5]), au milieu

du récit, Tamar considère Juda seulement comme celui qui fournit la semence975. En

s’éloignant de ses frères, Juda veut à tout prix construire sa propre famille. Ce désir

commence à se réaliser, car la fille de Shoua, qui demeure à jamais anonyme, est très

féconde. Juda ne voit en cette femme que la mère de ses enfants. En ce qui concerne Tamar,

étant renvoyée veuve dans la maison de son père avec une fausse promesse, elle voit son

beau-père seulement comme celui qui peut être le père de ses enfants. Il est intéressant de

retracer le chemin que Juda et Tamar ont parcouru pour assumer la continuité de la famille.

Au début de l’histoire, Juda est père, ensuite il devient veuf et enfin redevient père. Quant à

Tamar, elle est deux fois veuve, devient mère et enfin femme qui n’est plus « connue ». Le

statut matrimonial de ces deux personnages est véritablement opposé : Juda (père-veuf-

père) // Tamar (veuve-mère-femme délaissée). Cet antagonisme nous permet, joint aux

973 En ce sens, B. Luther, « The Novella of Judah and Tamar and Other Israelite Novellas », dans D.M. Gunn

(dir.), Narrative and Novella in Samuel. Studies by Hugo Gressmann and Other Scholars 1906-1923 (JSOTSup

116), Sheffield, Almond Press, 1991, p. 116. 974 J. Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Seuil, 1971, p. 160. 975 Gunn – Fewell, Narrative in the Hebrew Bible, p. 45.

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autres classements que nous avons faits jusqu'ici, de récapituler les éléments d'opposition

de Gn 38 dans le tableau ci-dessous.

Ne maîtrise pas sa destinée Maîtriser sa destinée

Ne voit pas, méconnaître Voir tout, connaître

Garder frileusement la vie Juda−−→ ←−−Tamar Risquer sa vie

Père-veuf-père Veuve-mère-femme délaissée

Mort Er et Onân−→ ←−Pèrèç et Zérah Vie

Par la mise en abyme antithétique, le narrateur parle au lecteur au cœur de la structure

d'un récit à double unité diamétralement opposée. À travers cette disposition, le narrateur

souligne de nouveau, grâce à un effet de contraste, la valeur primordiale de la vie. Animée

par une force invincible, la vie jaillit même là où la mort semble dominer, là où le dilemme

de vie ou de mort paraît insurmontable. La gravité d'une situation périlleuse ne pourrait

jamais empêcher le mouvement de la vie. Cette dynamique conduit toutes les personnes qui

aiment la vie à se risquer avec audace pour laisser derrière elles la peur de la mort.

4.5 MISE EN ABYME LITTÉRALE

4.5.1 Théorie

Jusqu'ici nous avons dégagé une structure de mise en abyme selon le contenu ou

selon les actants du récit. Il nous faut découvrir maintenant la mise en abyme littérale de

cette histoire. Pour ce faire, nous recourons encore à la théorie élaborée par Ricardou. Selon

l'auteur, « plusieurs similitudes littérales se lisent dans le corps des textes, renforcées

souvent par le voisinage de leurs emplacements976 ». L'auteur considère que des reprises

redondantes du lexique, des similitudes syllabiques, des dispositions syllabiques calculées

font parti du domaine de la similitude littérale. Pour sa part, Dällenbach développe la mise

en abyme textuelle qui réfléchit le texte non plus dans « sa dimension référentielle

d'histoire racontée », mais dans son « aspect littéral d'organisation signifiante977 ».

Comment Gn 38, dans sa manière de disposer son espace littéral, laisse apparaître sa mise

976 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 154-155. 977 Dällenbach, Le récit spéculaire, p. 123.

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en abyme littérale ? En répondant à cette question, nous dégagerons la fonction de régie

qu'exploite le narrateur grâce à ce procédé littéraire particulier.

4.5.2 Application à Gn 38

Nous venons de dire que la mise en abyme littérale s'exprime par les similitudes du

lexique. Par cette disposition de l'espace littéral, le narrateur attire l'attention du lecteur sur

certains aspects du texte. Repérons maintenant quelques termes qui structurent le récit de

Gn 38.

4.5.2.1 Donner

Le verbe נתן « donner » est employé huit fois en Gn 38978. À part la première et la

dernière occurrences (versets 9 et 28), ce verbe est utilisé de façon très claire dans une

structure qui favorise une mise en miroir littérale maximale. La connaissance de Tamar au

verset 14 (« elle avait vu que Shéla avait grandi, mais elle ne lui avait pas été donnée pour

femme ») correspond parfaitement à la confession de Juda au verset 26 (« elle est juste, moi

pas, puisque je ne l'ai pas donnée à Shéla mon fils »). Le verset 16 mentionne la question de

Tamar (« que me donneras-tu quand tu viendras vers moi ? ») et le verset 18b rapporte la

réponse à cette demande (« il lui donna et vint vers elle »). Le verset 17 parle d'une

négociation de la part de Tamar (« si tu donnes un gage jusqu'à ce que tu envoies ») alors

que le verset 18a rapporte la réponse de Juda (« quel est le gage que je te donnerai ? ») La

disposition habile du verbe « donner » nous permet de dégager un schéma miroitant de la

manière suivante :

14 A elle ne lui avait pas été donnée pour femme

16 B que me donneras-tu quand tu viendras vers moi ?

17 C si tu donnes un gage jusqu'à ce que tu envoies

18a C' quel est le gage que je te donnerai ?

18b B' il lui donna et il vint vers elle

26 A' je ne l'ai pas donnée à Shéla mon fils

Par la répartition du verbe « donner », le narrateur fait valoir la fonction de régie en

indiquant au lecteur que l'enjeu principal de Gn 38 tourne autour de la question de

978 Nous servons ici largement de résultat du travail de W. Warning, « Terminological Patterns and Genesis

38 », AUSS 38 (2000), p. 293-305.

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312

donation. Le fait de donner ou de refuser a des conséquences considérables sur la vie du

personnage et de son entourage.

4.5.2.2 Venir vers

À part l'utilisation avec grande finesse du verbe « donner », nous constatons que le

verbe בוא « venir vers », employé dans le sens d'avoir une relation sexuelle, structure

remarquablement le récit. En effet, les versets 2-3 et le verset 18 relatent la même action et

le résultat de cette action. Ainsi, la suite immédiate et évidente de l'action « venir vers » est

le fait pour Tamar d'être enceinte. Alors que le verset 8 rapporte la demande de Juda

s'adressant à son fils Onân, le verset 9 raconte l'exécution, quoiqu'imparfaite, de cet ordre

par Onân. Au verset 16a, Juda s'adresse à Tamar pour savoir s'il peut avoir une relation

avec elle. Quant au verset 16b, Tamar négocie avec Juda le salaire de ce service.

A 2-3 il vint vers elle et elle fut enceinte

B 8 viens vers la femme de ton frère

B' 9 s'il venait vers la femme de son frère

C 16a je viendrai vers toi

C' 16b quand tu viendras vers moi

A' 18 il vint vers elle et elle fut enceinte de lui

Comme la question de donation, celle des relations sexuelles en vue de la procréation

occupe une place primordiale en Gn 38. En organisant l'espace littéral du verbe « venir »

dans le sens d'avoir une relation sexuelle, le narrateur cherche à signaler que la continuation

de la lignée est essentielle pour la famille patriarcale. La mention de conception, encadrant

ce schéma, a sans doute pour objectif de montrer la nécessité d'avoir une progéniture en vue

de perpétuer le nom des patriarches.

4.5.2.3 Appeler du nom

Il est à souligner que l'expression « son nom est » ou « appeler du nom » à la base de

la forme nominale שם est employé huit fois dans le récit. Chose remarquable, le nom de

Pèrèç se trouve en septième position, une position parfaite qui indique déjà l'importance de

ce personnage. Effectivement, Pèrèç sera l'ancêtre de la lignée royale (Ruth 4,18-22).

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313

1 son nom est Hira

2 son nom est Shoua

3 il l'appela du nom Er

4 elle l'appela du nom Onân

5 elle l'appela du nom Shéla

6 son nom est Tamar

29 il l'appela du nom Pèrèç

30 il l'appela du nom Zérah

Selon Ricardou, les domaines de la similitude littérale concernent aussi le domaine

numérique979. La septième position – une place indiquant la perfection – du nom de Pèrèç

peut être merveilleusement classée dans cette catégorie. Ainsi, en employant le verbe

«appeler du nom» pour la septième fois à l'endroit de Pèrèç, le narrateur suggère au lecteur

que le destin de ce fils de Juda sera glorieux.

Il faut noter aussi qu'en Gn 38, certains verbes se trouvent dans cette même position

de plénitude par rapport à l'ensemble du premier livre de la Bible. Cela renforce encore une

fois notre hypothèse selon laquelle Gn 38 n'a pas été inséré au hasard à cet endroit précis de

l'histoire de Joseph. Le récit de Gn 38 dans sa composition actuelle ne peut être que le fruit

d'un art consommé du narrateur.

4.5.2.4 Enlever ou faire un détour

Commençons par le verbe סור, qui signifie « enlever », « faire un détour ». Dans notre

récit, ce verbe est employé pour la septième fois dans la Genèse980. En utilisant ce verbe en

septième position, le narrateur, faisant valoir la fonction de régie du récit, nous renseigne

sur l'importance de l'action de Tamar. En effet, enlever l'habit de son veuvage constitue le

premier geste permettant à Tamar de réaliser efficacement son ingénieux stratagème. Ce

premier geste contribue nécessairement à la réussite de son projet audacieux.

979 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 154. 980 Nous reprenons encore ici le résultat de recherche de Warning, « Terminological Patterns and Genesis

38», p. 300 et suiv.

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314

8,13 Noé enleva la couverture de l'arche

19,2 Loth dit à deux messagers : Faites un détour par la maison de votre serviteur

19,3 ils firent un détour chez lui

30,32 Jacob dit à Laban : J'enlèverai de là tout agneau tacheté et moucheté

30,35 Laban enleva ce jour-là les boucs, les rayés et les mouchetés

35,2 Jacob dit : Enlevez les dieux de l'étranger qui sont parmi vous

38,14 Tamar enleva ses vêtements de veuve

38,19 elle enleva son voile

41,42 Pharaon enleva la bague avec son sceau de sa main

48,17 Joseph saisit la main de son père pour la détourner

49,10 le sceptre ne se détournera pas de Juda

Si le fait d'enlever ses habits de veuvage constitue le premier geste dans l'agir de

Tamar quand elle est informée du passage de Juda dans la région, son action de se couvrir

vient comme une suite naturelle. Ce deuxième geste rend efficace le premier dans le sens

où Tamar doit dissimuler sa véritable identité pour continuer son action. Étonnamment, le

verbe כסה « couvrir », se trouvant au même verset 14 du chapitre 38, est employé aussi ici

pour la septième fois dans la Genèse.

4.5.2.5 Couvrir

Observons la disposition du verbe « couvrir » dans l'ensemble du premier livre de la

Bible.

7,19 toutes les plus hautes montagnes furent couvertes

7,20 et les montagnes furent couvertes

9,23 Sem et Japhet couvrirent la nudité de leur père

18,17 le Seigneur dit : Vais-je couvrir [mon intention] à Abraham ce que je fais ?

24,65 Rébecca prit son voile et se couvrit

37,26 quel profit si nous tuions notre frère et couvrions son sang

38,14 elle se couvrit avec un voile

38,15 elle avait couvert sa face

La ruse de Tamar témoigne de son habileté. Son apparence séduisante capte le regard

de Juda à tel point que celui-ci se détourne complètement de son chemin. Même si Tamar

prend l'initiative de cet ingénieux stratagème, elle attend une participation active de son

beau-père. Il est à noter que Juda se détourne de son chemin pour la première fois quand il

ne supporte plus que son vieux père se lamente inlassablement de la disparition de Joseph.

Le motif de ce détournement, pour s'associer à un étranger, revêt une importance

considérable. Il en va de même pour celui du détournement qui le conduit à entrer en

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contact avec Tamar. L'utilisation du verbe נטה « se détourner vers », « pencher », « dresser

la tente », toujours en un septième emploi ici, dans l'ensemble de Genèse, met en évidence

le caractère sérieux de ce détournement.

4.5.2.6 Se détourner

Voyons comment le narrateur dispose le verbe נטה tout au long de la Genèse.

12,8 Abram dressa sa tente

24,14 penche ta cruche et je boirai

26,25 Isaac dressa là sa tente

33,19 Jacob acquit la portion du champ où il dressa sa tente

35,21 Israël partit et dressa sa tente

38,1 Juda s'est détourné jusqu'à un homme, un Adoullamite

38,16 il s'est détourné vers elle sur le chemin

39,21 Adonaï a penché vers Joseph une bonté

49,15 Issakar a penché son épaule pour porter des fardeaux

Ainsi, en optant pour le verbe נטה en septième position, le narrateur, exploitant la

fonction de régie, attire l'attention du lecteur sur le détournement de Juda. Cette action

constitue un moment crucial du récit.

Nous venons de remarquer qu'en se couvrant, Tamar peut dissimuler sa véritable

identité. Après avoir réussi sa ruse, Tamar reprend son vêtement de veuve. Le vêtement,

comme nous l'avons souligné, joue un rôle considérable dans l'histoire de Joseph.

4.5.2.7 Vêtement

Il est intéressant de constater ici que la forme nominale בגד « vêtement » apparaît en

Gn 38 en un septième emploi, quand Tamar a obtenu tout ce qu'elle voulait, à savoir une

progéniture pour la tribu de Juda. Femme de ses fils, devenue deux fois veuve, promise au

troisième fils, Tamar est partie de la maison de Juda sans savoir quel avenir lui était

réservé. Ayant en elle la semence de Juda, Tamar est plus sûre d'être admise dans la famille

patriarcale avec un nouveau statut. Cette nouvelle identité correspond parfaitement à celle

de Joseph qui reçoit de la main de Pharaon les habits de la dignité royale. Le mot

«vêtement» désignant le changement du statut de Joseph est mentionné, de façon

significative, en une septième utilisation après son emploi concernant Tamar.

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316

24,53 le serviteur d'Abraham sortit des objets d'argent et d'or et des vêtements

27,15 Rébecca prit les vêtements d'Ésaü son fils

27,27 Isaac sentit l'odeur des vêtements d'Ésaü

28,20 si Adonaï me donne du pain à manger et des vêtements à revêtir

37,29 Ruben déchira ses vêtements

38,14 Tamar enleva ses vêtements de veuve

38,19 Tamar revêtit ses vêtements de veuve

39,12a la femme de Potiphar agrippa Joseph par son vêtement

39,12b Joseph abandonna son vêtement

39,13 elle vit qu'il avait abandonné son vêtement dans sa main

39,15 il a abandonné son vêtement

39,16 elle déposa son vêtement à côté d'elle

39,18 il a abandonné son vêtement

41,42 Pharaon revêtit Joseph de vêtements de lin

En utilisant le terme « vêtement » en septième position au sujet de Tamar et de

Joseph, le narrateur souligne le changement de statut de ces deux personnages. Dans un cas

comme dans l'autre, le nouveau statut marque un tournant majeur dans la vie du

personnage.

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de la mise en abyme littérale ? Par

l'organisation de l'espace littéral, le narrateur fait valoir la fonction de régie du récit. À

travers la structure interne de Gn 38, le narrateur attire l'attention du lecteur sur la question

de donation, de la continuation de la lignée patriarcale, du destin glorieux de Pèrèç. Par la

disposition de l'espace littéral entre Gn 38 et l'ensemble de la Genèse, le narrateur montre

d'abord l'importance de l'action de Tamar lorsqu'elle enlève ses vêtements de veuve et se

couvre d'un voile pour dissimuler son identité à Juda. Il signale ensuite l'intérêt du

détournement de Juda quand celui-ci remarque la présence d'une prostituée sur le chemin

de Timna. Il souligne enfin le changement de statut de Tamar et de Joseph, changement lié

à celui du vêtement.

Avant de parvenir à la conclusion du présent chapitre, il faut ajouter que la mise en

abyme littérale nous enseigne une chose importante : la forme joue un rôle considérable

dans la transmission du contenu. C'est à travers elle que le contenu du message circule.

Créant sans cesse le sens, la forme conduit le lecteur à comprendre de plus en plus le récit

avec un regard neuf.

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317

CONCLUSION

Tout au long de notre chapitre sur la mise en abyme, nous avons cherché à exploiter

la richesse de ce dispositif narratif dans tous ses états981. Chemin faisant, nous avons mis en

évidence la fonction de régie du récit. Cette fonction est d'abord assumée par la vision

prospective de la mise en abyme de Gn 38, une vision qui ne dévoile pas trop tôt, ni avec

trop de clarté le dénouement du récit porteur. Ensuite, elle se manifeste par la relation

d'identité entre Gn 38 et 2 S. Grâce aux éléments identiques entre ces deux récits, le lecteur

peut lire une histoire à la lumière de l'autre. Et puis, la fonction de régie s'exprime par la

mise en abyme antithétique par laquelle le narrateur rend encore plus dramatique le

dilemme de la vie ou de la mort afin de souligner la victoire toujours éclatante de la vie sur

la mort. Enfin, cette fonction se déploie par la mise en abyme littérale grâce à laquelle le

narrateur attire l'attention du lecteur sur certains aspects importants de Gn 38. C'est aussi

par ce type de mise en abyme que le narrateur confirme la juste place de Gn 38 dans

l'ensemble de l'histoire de Joseph.

Au fil de nos analyses, nous avons également signalé l'importance de la participation

active et imaginative du lecteur. Nous considérons que la mise en abyme, dans toutes ses

richesses, favorise la formation de la compétence du lecteur pour que celui-ci soit apte à

entrer progressivement dans le monde du récit. Cela ne signifie pas pour autant que le rôle

du narrateur est complètement écarté. Paradoxalement, le narrateur est omniprésent dans le

récit précisément par son absence982. Son retrait volontaire du monde du récit est aussi

interpellant que son omniprésence983. En effet, la procédure de la mise en abyme incite le

lecteur à regarder ce qui se donne à voir dans le texte et en même temps, ce que le texte

reflète. Il en va ainsi pour le retrait du narrateur du monde du récit. Cette sortie volontaire

permet effectivement au narrateur d'entrer triomphalement dans le monde du lecteur. À

981 Sur le procédé littéraire du titre, comme mise en abyme du texte, voir notre annexe. 982 « Le langage de la héraldique, un des langages les plus métaphoriques, identifie "l'abyme" avec "le

cœur", le cœur qui n'est pas le noyau plein autour duquel se développe l'organisme idéal, mais son "vide"

central ». Cf. Rodica Stanciu-Capotă, « Du blason littéraire ou la mise en abyme en littérature », Dialogos 9

(2004), p. 55. 983 Selon da Silva (La symbolique des rêves et des vêtements, p. 180), à part Gn 46,1-5, le silence de Dieu est

absolu dans l'histoire de Joseph. Cependant, « ce silence lui-même ne fera que mieux ressortir l'action de

Dieu puisque les personnages interprètent les événements comme étant son œuvre. Dieu est donc perçu

par eux comme étant au travail en tout temps ».

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l'instar du créateur qui se retire pour que sa créature jouisse pleinement de sa liberté, le

narrateur se contente de tourner le récit entièrement vers le lecteur afin que celui-ci en

profite au maximum. La réflexion entre le monde du narrateur, le monde du récit et le

monde du lecteur serait à prendre en considération, ce qui dépasse toutefois le cadre de

notre travail dans ce chapitre. En tous les cas, retenons que le monde du récit doit redoubler

le monde du lecteur dans un long processus d'éloignement. En s'éloignant du récit dans sa

spécificité textuelle, le monde du récit incarne le monde du lecteur. La ressemblance du

récit avec un autre récit doit aboutir à la ressemblance du récit avec la vie. C'est en cela que

consiste la bonne et joyeuse nouvelle pour le lecteur que nous sommes aujourd'hui. « La

bonne ressemblance est celle qui, astreignant le texte à redoubler la vie, l'identifie à elle et

lui fait perdre sa spécificité de texte ; la mauvaise ressemblance est celle qui, conduisant le

texte à redoubler un texte, l'identifie à lui et souligne sa spécificité de texte984 ».

984 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 141.

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CHAPITRE V : TRANSTEXTUALITÉ

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INTRODUCTION

Dans les deux précédents chapitres, nous avons observé comment le narrateur parle

au lecteur en exploitant la fonction idéologique (dispositifs évaluatifs) et la fonction de

régie (mise en abyme) du récit. La voix narrative peut s'exprimer aussi par la fonction

testimoniale. En effet, lorsque le narrateur recourt à un autre texte, il attire l'attention du

lecteur en faisant écho d'un texte dans un autre ou même en faisant écouter une autre voix

que celle du texte présent. Pour mettre en évidence la fonction testimoniale du récit, nous

analysons ici le phénomène de l'intertextualité dans l'ensemble de Gn 37-50. Nous

commençons par définir l'intertextualité avant de présenter le cadre théorique que nous

choisissons pour notre étude.

Quelle définition pouvons-vous donner à l'intertextualité ? Le travail d’écriture nous

montre que « nul texte ne peut s’écrire indépendamment de ce qui a été déjà écrit et il porte,

de manière plus ou moins visible, la trace et la mémoire d’un héritage et de la tradition985 ».

Dans son utilisation classique, le terme « intertextualité » est défini comme « le mouvement

par lequel un texte récrit un autre texte986 ». Elle exprime la relation de coprésence entre

deux ou plusieurs textes.

Par cette définition, nous comprenons que l'intertextualité est un dispositif pour le

narrateur d'exprimer sa voix. Cette voix peut être identifiée lorsque le lecteur est attentif à

la relation entre les textes. L'intertextualité « peut cependant brouiller le repérage de la voix

énonciative. À travers le texte qu'on a sous les yeux, c'est parfois un autre texte qui se fait

entendre. Il convient donc de s'interroger sur les différents modes de l'intertextualité et sur

les fonctions qu'elle assume987 ».

Marguerat distingue trois statuts possibles du fragment cité : « a) la citation-preuve,

réfute, défend, appuie un argument en raison de son contenu ou de son auteur (argument

d’autorité) ; b) la citation-relique authentifie le discours par un fragment de "discours vrai"

qui lui confère le sceau originel ; c) la citation-culture crée une connivence avec le lecteur

par adhésion à des valeurs communes988 ». Ces trois statuts montrent que le rapport entre le

discours cité et le discours citant est un élément très important dans la compréhension du

985 N. Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 7. 986 Ibid. 987 Jouve, La poétique du roman, p. 80. 988 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 145. C'est l'auteur qui souligne.

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récit. Le lecteur doit donc observer attentivement cette relation s'il veut détecter la voix

narrative. Aux dires de Korthals Altes, il faut examiner le pré-texte cité si nous voulons

comprendre vraiment le texte citant dans son nouveau contexte. En effet, « ce n’est pas tant

le sens du texte citant qui est modifié ou enrichi par les références [...] que le pré-texte cité

lui-même, travaillé jusqu’à dire – et légitimer – le contraire de son message sémantique et

moral original989 ».

L’intertextualité peut être entendue dans un sens plus large, à savoir celui de

transtextualité selon la définition de Genette990. Par transtextualité ou transcendance

textuelle du texte, Genette entend « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète,

avec d'autres textes991 ». L’auteur a distingué cinq types de relations transtextuelles entre un

texte-récepteur et un texte-source : intertextualité proprement dite (présence effective d’un

texte dans un autre par citation, allusion ou plagiat), paratextualité (accompagnement d’un

texte par un titre, un sous-titre, une préface ou une postface), métatextualité (établissement

d’un rapport critique avec un autre texte en le commentant sans toutefois le nommer),

hypertextualité (présence non effective d'un texte dans un autre soit par transformation

[parodie], soit par imitation [pastiche992]), architextualité (relation d'un texte avec un autre

du même genre993). Ces cinq types de relations transtextuelles sont établis « dans un ordre

approximativement croissant d'abstraction, d'implicitation et de globalité994 ».

989 L. Korthals Altes, Le salut par la fiction ? Sens, valeurs et narrativité dans Le Roi des Aulnes de Michel

Tournier, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 168. 990 Pour l'auteur (Palimpsestes, p. 8), l'intertextualité est une relation transtextuelle parmi d'autres. Dans

notre travail, nous utiliserons le terme « intertextualité » seulement lorsqu'il s'agit d'une coprésence

effective de deux textes. Le vocable « transtextualité » sera employé pour désigner les relations implicites

ou explicites entre les deux textes. Par contre, nous gardons les termes « intertexte », « intertextuel »,

«intertextualité» lorsque nous citons les autres auteurs. 991 Genette, Ibid., p. 7. 992 Genette (Ibid., p. 11-12) relève la confusion classique entre l'intertextualité (coprésence de deux textes :

A est présent avec B dans le texte de B) et l'hypertextualité (dérivation d'un texte : B dérive de A, mais A

n'est pas effectivement présent dans B, autrement dit, A est repris et transformé dans B). L'auteur

s'intéresse particulièrement à la relation qui s'établit entre hypertexte (texte dérivé) et hypotexte (texte sur

lequel le texte dérivé se greffe). 993 Genette, Ibid., p. 7-12. 994 Ibid., p. 8.

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322

Selon Jouve, ces cinq types de renvois transtextuels sont au service d’une multitude

de fonctions995 :

− la fonction référentielle (le récit, se référant à un texte connu du lecteur,

donne l'illusion qu'il se reporte à la réalité) ;

− la fonction éthique (le renvoi intertextuel, témoignant de la culture du

narrateur, renforce son ethos, c'est-à-dire sa crédibilité) ;

− la fonction argumentative (la référence à un texte reconnu et faisant autorité

peut servir de justification à un propos ou une attitude) ;

− la fonction herméneutique (le renvoi à un intertexte fait toujours sens et, dès

lors, précise ou complique le sens du texte lu) ;

− la fonction ludique (l'intertexte appelle un jeu de décodage de la part du

lecteur, jeu qui, réussi, suscite une connivence culturelle entre l'auteur et son

public) ;

− la fonction critique (l'intertexte peut être malmené de différentes façons, de la

simple parodie à la condamnation la plus acerbe) ;

− la fonction métadiscursive (le regard du texte sur un autre texte est parfois,

pour le récit, une façon oblique de commenter son propre fonctionnement).

Dans ce chapitre, nous appliquerons à l'ensemble du cycle de Joseph les observations

faites par Genette. Nous nous limitons, dans le champ de notre étude, au livre de la Genèse.

Le lien transtextuel du récit choisi avec les autres livres ne sera donc pas l'objet de notre

recherche996. En mettant en application la théorie de Genette, nous dégagerons en même

temps la fonction de chaque type de transtextualité selon la proposition de Jouve. Cette

démarche nous aidera à déterminer la voix narrative dans sa fonction testimoniale.

Autrement dit, à travers nos analyses du lien transtextuel entre les textes, nous chercherons

à dégager le rapport que le narrateur entretient avec l'histoire qu'il raconte. Cette relation

sera observée sous un triple angle : attestation (indication de la source d'information),

émotion (sentiment exprimé dans une période donnée) et évaluation (jugement sur

personnage ou situation). Avant de débuter notre analyse de Gn 37, il est important de noter

que le narrateur peut assumer la fonction testimoniale du récit en son propre nom. Il peut

également le faire à travers l'intervention du personnage. La particularité du récit biblique

consiste dans le fait que le narrateur délègue assez souvent à ses personnages les fonctions

995 Jouve, La poétique du roman, p. 82-83. C'est l'auteur qui souligne. 996 On peut trouver des relations transtextuelles entre l'histoire de Tamar et de Juda et celle de Ruth (Cf. J.A.

Emerton, « Judah and Tamar », VT 29 [1979], p. 409-411) et avec celle de Tamar, fille de David (A.G. Auld,

«Tamar between David, Judah and Joseph », SEA 65 [2000], p. 94-98). Des liens de transtextualité ont

également établis entre Genèse 39 et 2 Samuel 13 (Cf. Y. Zakovitch, « Through the Looking Glass :

Reflections/Inversions of Genesis Stories in the Bible », BI 1 [1993], p. 149-151).

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narratives. C'est en tenant compte de cette caractéristique que le lecteur peut découvrir la

richesse du récit biblique en se mettant à écouter attentivement la voix narrative.

5.1 FAMILLE DE JACOB ET LE DÉBUT DU CONFLIT (Gn 37)

Gn 37 nous présente la situation de la vie familiale de Jacob et l'origine du conflit

fraternel. Comment le narrateur, par le lien transtextuel, parle-t-il au lecteur ? En suivant le

déroulement du récit, nous observons la voix narrative qui s'exprime à travers la relation

que le texte actuel tisse avec d'autres textes.

Au début de notre récit, en mentionnant que Jacob habite au pays de Canaan (« Jacob

demeura [wayyēšeḇ] dans le pays des migrations [meǥûrê] de son père », v. 1), le narrateur

sollicite la mémoire transtextuelle du lecteur. C'est cette terre que Dieu a promise à

Abraham (12,7). À la suite de son père, Isaac parcourt cette terre promise, mais elle n'est

qu'un lieu de séjour provisoire, un pays de migration997 (37,1). La précision à l'effet que

Jacob demeure dans ce pays suggère l'idée d'une installation durable998. En évoquant le

nom du pays de la promesse sur laquelle Jacob établit sa demeure, le narrateur souligne

donc un progrès de la situation de Jacob par rapport à celle de ses pères. Ainsi, par la

mention du pays où demeure Jacob, le narrateur exploite la fonction ludique faisant du

lecteur un encodeur. En comparant la vie de Jacob avec celle des autres patriarches, le

lecteur remarque une meilleure condition de vie de Jacob. Mais, cette situation durera-t-elle

longtemps ? « Il y a en effet dans ce texte une volonté clairement exprimée d'opposer les

pérégrinations des pères à l'enracinement des fils. Or, que Jacob, une fois installé en Terre

sainte, ne puisse y trouver le repos ; que des dissensions familiales graves le plongent, pour

plus de vingt ans, dans la tristesse et le deuil, voilà qui [...] apparaît profondément

tragique999 ».

Le lien entre Jacob et ses pères est également assumé par l'expression « voici les

tōleḏôṯ ». Celle-ci est employée dans notre récit pour la dixième et dernière fois dans la

997 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 405. 998 « La tradition a cru percevoir dans la volonté "d'installation" de Jacob comme l'arrêt de sa quête. Le texte

fait allusion à cette résignation ; Jacob recherche la tranquillité dans un pays, "megûré aviv" (du radical GUR,

séjourner en étranger) où son père avait vécu en nomade [...]. En fait, les rabbins nous proposent de lire :

"Jacob s'installe là où ses pères n'avaient pas pu s'installer !" » Cf. Eisenberg – Gross, Un Messie nommé

Joseph, p. 29-30, souligné par l'auteur. 999 Ibid., p. 30.

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Genèse1000 (v. 2). Servant à introduire une nouvelle séquence généalogique, cette formule

se trouve pour la première fois dans la Genèse au verset 4 du chapitre deuxième : « Voici

les tōleḏôṯ du ciel et de la terre quand ils furent créés. Le jour où Adonaï a fait la terre et le

ciel1001 ». Les trois références suivantes concernent l'histoire des origines : 6,9 (Noé) ; 10,1

(des fils de Noé) ; 11,10 (Sem). Quant aux cinq autres, elles présentent l'histoire patriarcale:

11,27 (Tèrah) ; 25,12 (Ismaël) ; 25,19 (Isaac) ; 36,1.9 (Ésaü). « Répartie équitablement

tout au long du récit, cinq occurrences dans l'histoire primitive, cinq dans l'histoire

patriarcale, la formule introductive marque l'émergence dans l'histoire, d'étapes

nouvelles1002». S'appuyant sur le lien transtextuel, la reprise de cette expression au verset 2

du chapitre 37 sert à situer Jacob dans la lignée patriarcale. Une telle utilisation aide le

lecteur familier de la Genèse à comprendre que la promesse de vie, commencée par le désir

du créateur depuis le début de la création (Gn 2) et confirmée par le serment fait à Abraham

(Gn 17), continue à se réaliser malgré les difficultés rencontrées.

Il est à noter que la formule « voici les tōleḏôṯ » n'est pas seulement employée pour

confirmer la poursuite de la promesse de vie, mais encore pour indiquer la particularité du

conflit de la famille de Jacob. Si nous considérons cette expression comme un titre, nous

pouvons dire que notre récit entretient une relation paratextuelle avec les récits qui

commencent par la même formule. Chose remarquable, l'accompagnement du présent récit

par un titre a en ce cas un double objectif : situer le récit dans la continuité de la tradition

patriarcale et en même temps opérer un dépassement en y introduisant un élément nouveau.

En effet, immédiatement après ce titre, nous trouvons « le nom de Joseph. Or celui-ci n'est

pas le fils aîné de Jacob, le fils que l'on attendrait juste après une formule qui introduit aussi

des généalogies. Il est seulement l'aîné de Rachel. Et pourtant, il figure d'emblée à l'avant-

plan du récit. C'est précisément cette inversion de primogéniture qui va causer les déboires

1000 Une formule un peu différente se trouve en 5,1 à propos d'Adam. En tout cas, cette formule « introduit à

chaque fois un tournant décisif ». Cf. B. Renaud, « Les généalogies et la structure de l'histoire sacerdotale

dans le livre de la Genèse », RB 97 (1990), p. 7. 1001 Carr souligne que cette formule généalogique prend comme point de départ l'humanité tout entière et

s'achève en focalisant sur les douze fils d'Israël. Cf. D. Carr, « Βίβλος γενέσεως Revisited: A Synchronic

Analysis of Patterns in Genesis as Part of the Torah (Part Two) », ZAW 110 (1998), p. 327. 1002 Renaud, « Les généalogies », p. 27. Selon Ska, cette formule est reconnue par la grande majorité des

exégètes comme l'élément qui structure le livre de la Genèse. Voir Ska, Introduction à la lecture du

Pentateuque, p. 36-45.

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de Jacob et des siens1003 ». Un tel renversement du schéma habituel prévient déjà le lecteur

que l'histoire qui s'ouvre tourne autour de la complexité de la relation entre le père et son

fils préféré et les conséquences qui en découlent. Ce lien paratextuel assume une fonction

herméneutique puisqu'en faisant référence aux textes connus qui commencent par la même

formule, le narrateur complique le sens de la formule utilisée en 37.

Le rapport de continuité et de discontinuité entre Jacob et ses pères se poursuit par le

motif lié à l'âge. En effet, dans le schéma narratif des généalogies, l'âge du patriarche est

mentionné en étroit lien avec l'expression tōleḏôṯ 1004. Dans notre récit, le narrateur ne

précise pas l'âge de Jacob au moment où la formule généalogique est introduite. Par contre,

il donne l'âge de Joseph. En mentionnant l'âge de Joseph à la manière des autres

patriarches, le narrateur veut-il accorder à sa figure un trait caractéristique de ses pères ?

Cette référence permet-elle au lecteur de situer d'emblée Joseph dans la lignée patriarcale ?

Le portrait de Joseph que le narrateur va immédiatement tracer peut orienter le lecteur vers

cette considération. L'utilisation de la formule généalogique avec la précision de l'âge peut

remplir la fonction référentielle puisque par ce lien intertextuel, plus précisément une

allusion, le narrateur fait croire au lecteur que Joseph pourrait être compté parmi les

patriarches. Cependant, le lecteur doit attendre jusqu'au chapitre 49 pour voir si, dans sa

bénédiction finale, Jacob attribue le statut de chef de tribu à Joseph.

En attendant le moment où Jacob bénira ses fils et avant de quitter la formule

généalogique, le lecteur peut observer un phénomène très particulier de la transtextualité. Il

est question ici d'agrammaticalité. La « trace de l'intertexte », pour reprendre les mots de

Piégay-Gros, peut aussi se manifester par

une « agrammaticalité », ainsi définie : « Tout fait textuel qui donne au lecteur

le sentiment qu'une règle est violée, même si la préexistence de la règle

demeure indémontrable » [...]. Cette agrammaticalité peut se situer aux niveaux

lexical, syntaxique ou sémantique ; elle est « toujours sentie comme la

déformation d'une norme ou une incompatibilité par rapport au contexte ». Elle

impose au lecteur la perception de l'intertexte car « elle lui fait sentir qu'à cette

difficulté correspond une solution1005 ».

1003 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 26. 1004 Sur cette question, voir Renaud, « Les généalogies », p. 8-13. 1005 Piégay-Gros (Introduction à l'intertextualité, p. 95) résume le constat fait par M. Riffaterre.

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Dans notre récit, l'expression « voici les tōleḏôṯ de Jacob. Joseph... » est une

agrammaticalité syntaxique. En employant la formule « voici les tōleḏôṯ de Jacob », le

narrateur renvoie le lecteur au personnage principal des chapitres précédents qui se présente

comme un homme rusé et un voyageur infatigable (Gn 27-35). Ce rappel a un double

objectif : raviver l'image d'un protagoniste qui est toujours en mouvement, mais pour le

mettre aussitôt en second plan de l'histoire qui s'ouvre. Désormais, ce n'est plus Jacob qui

est le personnage principal du récit, mais son fils Joseph. Le patriarche sera-t-il oublié

totalement dans l'histoire de Joseph ? Selon Christoph Uehlinger, Jacob

occupe une place importante dans les considérations de ses fils, lorsque

s'engage et progresse le jeu des aller-et-retours entre Canaan et Égypte, la mise

en scène subtilement arrangée des exigences de Joseph qui demandera jusqu'au

renoncement provisoire du patriarche à son fils dernier-né. Le stratagème vise

la réunion, en Égypte et d'abord sans leur père qui doit s'effacer, des douze fils

de Jacob : l'enjeu principal de ces chapitres, c'est l'unité du lien entre Joseph et

tous ses frères ; en ce sens, c'est bel et bien des תלדות יעקוב, mais au sens non-

grammatical de la « progéniture de Jacob » qu'il s'agit dans ces chapitres

mouvementés1006.

Nous venons de voir que Jacob ne joue plus le rôle principal du récit, mais sa place

n'est pas pour autant négligée. C'est lui qui envoie Joseph en mission auprès de ses frères.

Avant de connaître le contenu de la mission que son père va lui confier, Joseph répond

favorablement à cet appel par la formule : « Me voici (hinnēnî) » (v. 13). Cette réponse

renvoie le lecteur à celle d'Abraham lorsque Dieu lui demande d'offrir son fils unique en

sacrifice (Gn 22,1-2). Dans les deux cas, la réponse positive de l'appelé précède le

dévoilement de ce qu'il va accomplir. Par ce lien intertextuel qu'est la citation, le narrateur

exploite la fonction référentielle. En effet, si Abraham, par une telle réponse, est parvenu à

accomplir la mission qui était au-delà de toutes ses attentes, Joseph, selon la compréhension

que le narrateur suggère à son lecteur, assumera la mission que son père lui a confiée quelle

que soit la circonstance.

1006 Ch. Uehlinger, « Fratrie, filiations et paternités dans l'histoire de Joseph (Genèse 37-50) », dans J.-D.

Macchi – T. Römer (dir.), Jacob. Commentaire à plusieurs voix de Gen. 25-36. Mélanges offerts à Albert de

Pury (Le monde de la Bible 44), Genève, Labor et Fides, 2001, p. 304. C'est l'auteur qui souligne. Carr

remarque que plusieurs exégètes ont proposé une traduction du tōleḏôṯ dans un sens non généalogique tels

que "l'histoire", "l'histoire familiale". Cf. D. Carr, « Βίβλος γενέσεως Revisited: A Synchronic Analysis of

Patterns in Genesis as Part of the Torah (Part One) », ZAW 110 (1998), p. 167-168. Pour Renaud, les tōleḏôṯ

des patriarches « ne visent pas les origines de ces personnages mais leur avenir et celui de leur

progéniture». Cf. Renaud, « Les généalogies », p. 16.

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Le plus grand mérite d'Abraham, c'est d'avoir prononcé ce simple mot,

HINENI, qui est bien autre chose qu'une formule de politesse. Il s'agit de

l'affirmation d'une disponibilité totale et inconditionnelle. Ce pourrait être le

mot de la fin, car la mort est présente derrière chaque appel de Dieu. Abraham

sera donc prêt à aller jusqu'au sacrifice de son fils ; gageons que lorsque Joseph

répond à son père : « me voici », il a en mémoire l'attitude de son bisaïeul

Abraham. Et aussi, qu'il sait jusqu'où peut le mener une telle réponse1007.

Répondant positivement à l'appel de son père, Joseph s'en va à Sichem. Un homme le

trouve errant dans le champ. Qui est ce personnage mystérieux ? Le lecteur familier de la

Genèse se rappelle « les hommes » qui rendent visite à Abraham à Mamré (18,1-2) et

«l'homme» qui lutte durant la nuit contre Jacob à Yabboq1008 (32,25). Dans ces deux

scènes, l'homme en question est reconnu comme Dieu, soit par le narrateur lui-même

(18,1), soit par le personnage concerné (32,31). Le fait que ce personnage énigmatique

intervienne dans les moments majeurs de la vie des patriarches permet au lecteur de

supposer que Joseph se situe, lui aussi, à un tournant de son existence. La suite du récit

donnera raison à l'intuition du lecteur. En effet, en répondant à l'interrogation de l'homme

inconnu, Joseph exprime son propre désir : « Ce sont mes frères que je suis en train de

chercher1009 » (v. 16). Au lieu de suivre docilement la volonté paternelle, Joseph, grâce à

l'intervention de l'homme étranger, réalise son propre désir en se mettant à la recherche de

ses frères. Ainsi, en faisant allusion à la présence de l'homme étranger dans le tournant de

la vie d'Abraham et de Jacob, le narrateur met en œuvre la fonction référentielle. Si la

présence d'un tel homme transforme la vie des patriarches, elle change aussi la vie de

Joseph à un moment crucial de sa mission.

À l'indication de l'homme étranger, Joseph prend la route pour rejoindre ses frères à

Dotân. Ces derniers le perçoivent de loin et trament son assassinat : « maintenant, allez,

nous le tuerons » (v. 20). En décrivant le projet meurtrier des frères, le narrateur utilise le

verbe (hrg), le même verbe qu'il emploie en Gn 4,8 : « Caïn se jeta sur son frère Abel et le

1007 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 106. 1008 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 55. 1009 Wénin (Ibid.) remarque que la description de la rencontre de Joseph avec l'homme inconnu ressemble à

celle de Hagar lorsqu'elle fuit sa maîtresse Saraï (16,8). Dans ce dernier cas, le messager divin «la trouve»

quand elle est égarée dans le désert. La question du message permet à Hagar de dire « moi (ʾānōḵî) » et de

trouver le chemin qui est le sien.

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tua1010 ». Ainsi, en reprenant le verbe utilisé en Gn 4,8 pour parler de l'intention perfide des

frères, le narrateur exploite la fonction référentielle en soulignant que la faute voulue par

les frères est très grave puisqu'il s'agit du fratricide. Dans les deux cas, la difficulté de la

fraternité est créée par le fait qu'un frère soit « ajouté ». Pour le cas de Caïn, sa mère

«ajouta à enfanter son frère Abel » (4,2), alors que pour celui de Joseph, son nom signifie

«ajouter1011».

Bien que le projet de fratricide soit formé dans l'intention des frères de Joseph, il n'est

pas exécuté. Cette non-réalisation du meurtre marque la différence avec l'histoire de Caïn et

Abel. Il est à noter que, dans son intervention, Ruben, responsable de ses frères en l'absence

du père, cherche à éviter le crime du sang : « Ne répandez pas de sang (ḏām) » (v. 22).

Cette volonté renvoie encore à l'histoire de Caïn et d'Abel où le Seigneur condamne le

crime du sang1012 (4,10-11). L'allusion dont il est question ici assume la fonction critique

puisque le crime du sang commis autrefois par Caïn, aîné d'Adam, est évité aujourd'hui par

Ruben, aîné de Jacob.

Nous venons de constater que les frères de Joseph trament son assassinat en le voyant

s'approcher d'eux, mais ils ne mettent pas à exécution leur plan initial. Le narrateur donne-t-

il une indication quelconque permettant de prévoir cette non-réalisation du projet

meurtrier? Observons le trajet de l'envoi en mission pour trouver un signe discret de ce

renoncement. Le patriarche pense que ses fils paissent les troupeaux à Sichem et il y envoie

Joseph pour prendre de leurs nouvelles (v. 13-14). Constatant la relation très tendue entre

Joseph et ses frères, le lecteur suppose que les frères vont se débarrasser de Joseph puisque

celui-ci n'est plus sous la protection paternelle. De plus, la ville de Sichem est déjà marquée

par un meurtre dont Siméon et Lévi sont les protagonistes1013 (Gn 34). Dans une telle

situation, le fait d'évoquer le nom de Sichem fait penser au lecteur qu'un complot meurtrier

est probable. L'allusion à cette ville remplit donc la fonction référentielle qui consiste à

faire croire au lecteur que sa vision est correcte. Les frères ont formé ce projet dès qu'ils ont

vu Joseph de loin. Suite à l'intervention de Ruben, Joseph est jeté dans la citerne vide en

plein désert. Et puis, sur la proposition de Juda, Joseph est vendu à une caravane se rendant

1010 En ce sens, Sarna, Genesis, p. 259. 1011 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 27. 1012 Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 418. 1013 Sarna, Genesis, p. 258.

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en Égypte. L'idée de se débarrasser de Joseph se réalise, mais il y a pas de meurtre à

proprement parler. La vision du lecteur est-elle fausse ? Avant de répondre à cette question,

il faut noter qu'un changement de lieu a été effectué. Au lieu de trouver ses frères à Sichem,

Joseph les rejoint à Dotân1014. Il est possible que ce changement du lieu soit un indice que

le narrateur a discrètement donné au lecteur pour le prévenir que quelque chose d'anormal

va se produire. La vision du lecteur n'est donc pas vraiment fausse, mais cette vision ne

prend pas en compte le changement du lieu de rencontre, indice qu'une lecture rapide peut

négliger.

Le projet meurtrier n'est pas exécuté, mais les conséquences sur la vie du vieux

patriarche s'avèrent très lourdes. Pour faire croire à la mort de Joseph, les frères trempent le

vêtement de Joseph dans le sang d'un bouc. En voyant cette tunique ensanglantée, Jacob

plonge dans un deuil lamentable. Face à la souffrance déchirante de leur père, tous ses fils

et toutes ses filles se lèvent pour le consoler (v. 35). Quel est l'effet de la mention des filles

de Jacob dont il n'a jamais été question jusqu'ici ? Le lecteur se souvient encore d'une fille

de Jacob dont l'histoire d'amour avec Sichem, fils de Hamor le Hivvite, ne laisse

qu'amertume (Gn 34). En effet, Dina, fille de Jacob et Léa, est violée par Sichem qui tombe

amoureux d'elle. Suite à la négociation avec les fils de Jacob à propos d'un mariage possible

entre Sichem et Dina, Hamor, Sichem et les gens de la ville sont circoncis. Alors que ces

hommes sont souffrants à cause de la circoncision, Siméon et Lévi entrent dans la ville

pour tuer les mâles de la ville, dont Hamor et Sichem. Ils reprennent Dina et sortent de la

ville. La mention des filles de Jacob parmi les enfants qui viennent le consoler peut

renvoyer le lecteur à cette histoire1015. Cette allusion exploite la fonction argumentative. En

effet, à l'aide de ce recours intertextuel, le lecteur comprend que la douleur de Jacob est

tellement profonde que même la présence de Dina dont l'histoire d'amour finit par un

meurtre, ne peut la diminuer.

1014 Selon Eisenberg – Gross (Un Messie nommé Joseph, p. 123), « les frères ont quitté Sichem ; peut-être les

choses auraient-elles tourné encore plus mal pour Joseph s'ils y étaient restés ». Pour Fokkelman (« Genesis

37 and 38 », p. 160), l'information sur la présence des frères à Dotân est indispensable pour la progression

de l'histoire. 1015 Notons que le narrateur souligne, à plusieurs reprises en Gn 34, le rapport étroit entre Jacob et sa fille

Dina : « Dina, la fille que Léa avait donnée à Jacob » (v. 1) ; « Dina, la fille de Jacob » (v. 2) ; « Jacob... sa fille

Dina » (v. 5) ; « la fille de Jacob » (v. 7.19).

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Par les liens transtextuels que tisse Gn 37 avec les autres textes de la Genèse, le

narrateur parle au lecteur en exploitant la fonction testimoniale du récit. En comparant la

situation de Jacob avec celle de ses pères, le narrateur souligne sa meilleure condition de

vie (évaluation). Par la formule généalogique, le narrateur confirme la poursuite de la

promesse de vie au-delà des difficultés rencontrées (attestation). Il introduit également

Joseph qui devient le personnage principal de l'histoire dont Gn 37 constitue la partie

introductive. En outre, le motif d'âge lié à la formule généalogique met en évidence une

caractéristique de la vie du patriarche chez Joseph (attestation). Comme son arrière-grand-

père, Joseph répond à l'appel de mission par « me voici », un simple mot derrière lequel se

cache l'enjeu de vie ou de mort (attestation). À l'aide de l'homme étranger dont le lecteur

reconnaît la présence divine, Joseph se met à la recherche de ses frères. En le voyant de

loin, les frères de Joseph trament son assassinat. Bien que le projet perfide des frères envers

Joseph ressemble à celui que Caïn forme à l'endroit d'Abel, il n'est pas mis en exécution. À

la différence de Gn 34 où le meurtre était commis, l'assassinat n'a pas eu lieu en Gn 37

(évaluation). Toutefois, Jacob, à la nouvelle de la mort de son fils préféré, se plonge dans

une souffrance plus profonde que celle causée par le viol subi par Dina (émotion).

La fin de Gn 37 mentionne la vente de Joseph en Égypte. Avant de connaître le destin

de ce fils préféré de Jacob, le lecteur est conduit vers une autre histoire, celle de Juda qui

fut protagoniste de la vente.

5.2 RENCONTRE PRÈS DES EAUX (Gn 38)

Comme nous l'avons montré, l'histoire de Juda et de Tamar est considérée comme la

mise en abyme de l'histoire de Joseph. Autrement dit, Gn 38 est un récit qui résume le cycle

de Joseph. Ainsi, les autres récits de ce cycle entretiennent avec Gn 38 une relation de

métatextualité puisqu'ils sont l'auto-commentaire fait par le narrateur lui-même de son

micro-récit qu'est Gn 38. Au chapitre IV de notre étude, nous avons minutieusement

analysé le rapport étroit entre Gn 38 et les autres récits familiaux de l'histoire de Joseph et

de l'ensemble du livre de la Genèse. Ici, nous nous contentons d'étudier le lien architextuel

entre Gn 38 et les autres récits du même genre.

Apprenant le passage de son beau-père sur le chemin de Timna, Tamar, se rendant

méconnaissable, l'attend à l'entrée des deux sources (v. 14). Pour le lecteur de la Genèse, la

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rencontre d'un homme et une femme près des eaux évoque habituellement une alliance

conduisant au mariage et à la fécondité. Le récit décrivant la rencontre entre Juda et Tamar

entretient donc une relation architextuelle avec d'autres récits du même genre : Gn 24,16-

61; 29,1-201016. Selon la convention littéraire de ce genre, un homme quitte son cercle

familial immédiat pour aller chercher une partenaire dans un autre milieu. Autour d'un puits

symbolisant la fécondité et la féminité, une conversation, accompagnée par le geste de

puiser de l'eau, s'établit entre le voyageur étranger et la femme indigène. À la suite des

paroles échangées, la femme se hâte de retourner dans sa famille annonçant l'arrivée de

l'homme en question. L'histoire se termine par un repas convivial et un accord sur les

fiançailles1017.

Selon Alter, ce qui est important « ce n'est pas tant la convention que la manière dont

elle est mise en œuvre en chaque cas particulier, que cette manière soit celle d'une

formulation inédite ou d'une reformulation radicale, en fonction des enjeux du

moment1018». Quelles sont les relations que la scène de la rencontre entre Juda et Tamar

entretient avec une scène du même type ? Quels sont les éléments transformateurs de cette

scène par rapport à la convention littéraire du même genre ? Ces questions sont

déterminantes pour la forme et le contenu du récit, ainsi que pour l'horizon d'attente du

lecteur1019.

Tout d'abord, Juda n'a pas besoin de quitter son pays natal puisque le départ a déjà été

effectué dès le début de ce chapitre. D'ailleurs, ce départ marque la rupture radicale entre

Juda et les siens : « Juda descendit de chez ses frères et il se rendit jusqu'à un homme, un

Adoullamite, du nom de Hira » (v. 1). Cela dit, le cadre de la rencontre n'est pas modifié,

mais ce qui fait la différence avec la scène-type, c'est que l'action est anticipée1020. Juda

n'est pas intentionnellement à la recherche d'une femme, mais il est veuf au moment où il

monte à Timna. Avec le renvoi de Tamar et le décès de sa femme, Juda tombe dans une

1016 Nous nous limitons ici au lien architextuel que Gn 38 tisse avec Gn 24,16-61 et Gn 29,1-20. On peut, par

exemple, exploiter la relation entre Gn 38 et Gn 19,30-38 où une femme approche un homme par ruse pour

avoir des rapports intimes avec lui en vue d'assurer une descendance. 1017 Sur la scène-type des fiançailles dans les récits bibliques, voir les analyses judicieuses d'Alter, L'art du

récit biblique, p. 75-89. 1018 Ibid., p. 76. 1019 Jouve, La poétique du roman, p. 82. 1020 Sur la distinction entre le cadre et l'action, voir Genette, Palimpsestes, p. 342.

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situation familiale où l'absence des femmes devient de plus en plus visible. La période de la

tonte des moutons est le temps où la question de la fécondité du bétail se pose. Ainsi,

marqué par la perte successive des membres de sa famille, Juda est-il parti vers Timna avec

le souci de la fécondité de sa propre famille ? La recherche d'une femme est-elle nécessaire

pour la continuité de la tribu ?

Ensuite, l'échange à l'entrée des deux sources n'est pas accompagné par le geste de

puiser de l'eau. Cette omission a évidemment une explication. En effet, dans la scène

conventionnelle, les deux partenaires sont étrangers jusqu'alors l'un à l'autre. Le geste de

puiser de l'eau est un signe d'accueil envers l'étranger. Alors que dans la rencontre de Juda

et de Tamar, les deux personnes concernées ne sont pas nouvelles l'une pour l'autre. C'est

seulement le changement de l'apparence de Tamar qui l'a rendue étrangère au regard de

Juda. L'omission du geste de puiser de l'eau est donc un indice permettant d'affirmer qu'il

ne s'agit pas ici d'une rencontre entre deux partenaires étrangers.

Il est également à noter que lors de la conversation autour du puits, le serviteur

d'Abraham offre à Rébecca un anneau et deux bracelets d'or (24,22). Quant à Jacob, il n'a

rien à donner en cadeau puisqu'il a quitté précipitamment la famille pour éviter la colère

enflammée de son frère aîné. Cependant, la question du salaire de Jacob a été signalée un

mois après l'arrivée de celui-ci chez son oncle Laban (29,15-18). Le motif de l'échange de

cadeaux et de services survient dans notre récit lorsque Tamar demande à Juda le prix de

son service. Cet échange est mis en valeur puisqu'il s'agit de la première « prise de parole »

de Tamar. Alors qu'avant, elle était un objet à qui on adresse la parole, maintenant, c'est elle

qui commence la conversation et c'est elle qui mène la négociation.

Et puis, bien que Tamar ne se mette pas à annoncer sa rencontre avec un homme, son

déplacement manifeste une rapidité, marquée par une succession de verbes dont deux

désignent l'action : « Elle se leva et s'en alla et elle enleva son voile de sur elle et revêtit ses

vêtements de veuve » (v. 19). Étrangement, c'est Juda qui, par l'intermédiaire de son ami

Hira, semble assumer le rôle d'annonciateur. En effet, après avoir cherché en vain la

femme, l'addulamite interroge les hommes du lieu pour savoir où se trouve la prostituée.

Avec une telle question, le lecteur peut imaginer que Hira amène le chevreau, qu'il le porte

dans les bras ou qu'il l'apporte sur les épaules ; il n'est pas difficile alors pour les indigènes

de deviner le type de rencontre faite par Hira, et donc par Juda lui-même ! Ainsi, la

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rencontre de Juda et de Tamar est indirectement annoncée aux gens d'alentour. Il est à noter

qu'un changement de sexe s'opère ici dans les rôles assumés, et que cette transexuation « est

un élément important de la transposition diégétique1021 ». En effet, selon la scène-type, c'est

la femme qui est chargée d'annoncer la rencontre qu'elle a faite. Par contre, dans notre récit,

c'est l'homme qui, par l'intermédiaire de son ami, s'occupe de cette tâche. Ce changement

n'est pas anodin puisqu'à la différence des autres rencontres qui apportent la grande joie de

retrouvailles à partager, la rencontre entre Juda et Tamar est un peu gênante à annoncer. La

preuve en est que Juda n'ose pas reprendre contact avec la femme par lui-même. La

transexuation dans ce cas, est donc la marque d'un art narratif consommé : « le changement

de sexe suffit à renverser, parfois en la ridiculisant, toute la thématique de l'hypotexte1022 ».

Enfin, l'histoire de l'aventure entre Juda et Tamar n'est pas conclue par un repas

convivial, ni par un accord de fiançailles. Cependant, l'aboutissement d'un mariage se

réalise puisque Tamar a enfin obtenu une progéniture pour son mari défunt. Veuve

soupçonnée de la mort de deux maris, elle devient une femme féconde, mère de deux fils.

La fin inattendue de cette histoire correspond parfaitement à un procédé d'hypertextualité

qui « consiste à retrouver l'aboutissement du texte modèle au terme d'un détour dont on

attendrait logiquement (naïvement) une issue contraire1023 ». Au moment où Tamar est

condamnée à mort, le lecteur suppose que l'heure de son destin a sonné. Juda a plusieurs

raisons de se débarrasser une fois pour toutes de cette femme aussi compromettante

qu'encombrante. D'une part, Juda peut orienter son dernier fils vers un mariage moins

dangereux1024. D'autre part, il éloigne autant que possible l'idée d'une prostitution qui

l'implique personnellement et dont il n'est pas fier. Cependant, grâce à la ruse redoutable de

Tamar et à l'honnêteté courageuse de Juda, ce sommet dramatique s'oriente vers une issue

heureuse au-delà de toute attente du lecteur.

Étant familier avec les récits de rencontre entre un homme et une femme près des

eaux, le lecteur peut, tout au long de sa lecture, anticiper la suite de l'histoire de Juda et de

Tamar. Cependant, son activité prévisionnelle est sans cesse confrontée au déroulement

1021 Genette, Palimpsestes, p. 345. 1022 Ibid., p. 346. Il est utile de rappeler ici que Genette fait distinction entre hypertexte (texte dérivé) et

hypotexte (texte sur lequel le texte dérivé se greffe). 1023 Ibid., p. 228. 1024 En ce sens, Gunn – Fewell, Narrative in the Hebrew Bible, p. 42.

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effectif du récit de Genèse 38 qui l'amène à découvrir des nouveautés surprenantes. En

effet, le narrateur peut répéter un scénario habituel pour susciter une attente chez le lecteur.

Ce faisant, il peut aussi déjouer la prévision du lecteur en introduisant des éléments inédits

par rapport au schéma classique. Cette manière de procéder ne peut qu'augmenter la

compétence du lecteur qui est invité continuellement à jouer avec le narrateur comme deux

habiles partenaires d'échecs.

Pour ce qui est de la comparaison avec les échecs, un texte narratif peut

ressembler aussi bien à un manuel pour enfants qu'à un manuel pour joueurs

experts. Dans le premier cas, on proposera des situations de parties assez

évidentes (selon l'encyclopédie des échecs), afin que l'enfant ait la satisfaction

d'avancer des prévisions couronnées de succès ; dans le second cas, on

présentera des situations de parties où le vainqueur a tenté un coup totalement

inédit qu'aucun scénario n'avait encore enregistré, un coup tel qu'il passera à la

postérité pour sa hardiesse et sa nouveauté, de sorte que le lecteur éprouve le

plaisir de se voir contredit1025.

Ainsi, par un art consommé de narration, le narrateur de Gn 38 incite le lecteur à

profiter au maximum de sa mémoire de lecture. En même temps, il invite son lecteur à

développer sans cesse sa faculté d'anticipation. Le plaisir d'une lecture réside précisément

dans le « va-et-vient continuel entre ce qui est mémorisé et ce qui est envisagé, entre la

rétention (de ce qui s'est passé) et la prédiction (de ce qui va arriver1026) ».

Le lien architextuel que Gn 38 entretient avec les autres récits du même genre permet

au narrateur d'exploiter la fonction testimoniale. Par ce lien, le narrateur confirme que la

recherche d'un enfant pour assumer la continuation de la lignée est nécessaire dans toutes

les circonstances (attestation). Cette préservation de la vie est possible seulement grâce à

l'initiative audacieuse de Tamar lorsqu'elle se déguise pour réaliser le désir de vie qui est

paralysé chez son beau-père (évaluation). Bien qu'il soit placé dans une situation

extrêmement embarrassante qui risque de ridiculiser son image de patriarche, Juda parvient

à admettre ses erreurs en reconnaissant la justice de sa belle-fille (émotion).

Si Gn 38 souligne l'audace d'une femme qui cherche par tous les moyens à obtenir un

enfant pour son mari défunt, Gn 39 mentionne la convoitise d'une autre qui tente de séduire

l'assistant de son époux. Comment Joseph dont le destin est inconnu depuis la fin de Gn 37,

1025 Eco, Lector in fabula, p. 153. 1026 Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 177.

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fait-il pour résister à la séduction de l'épouse de son maître ? Nous poursuivons notre

analyse en nous arrêtant à la nouvelle étape de vie de Joseph en Égypte.

5.3 LA CONVOITISE AU FÉMININ (Gn 39)

Gn 39 est dominé par la scène de la fausse accusation de la femme de Potiphar à

l'endroit de Joseph lorsqu'elle se voit son désir éconduit. Ce récit renvoie le lecteur aux

premières pages de la Genèse en ce qui concerne la convoitise, la tentation et le refus de

responsabilité. Comment le narrateur parle-t-il au lecteur par ces allusions intertextuelles ?

Nous répondons à cette question en commençant par des liens intertextuels qui permettent

au lecteur de deviner déjà l'attitude de Joseph face à la séduction de la femme de son maître

dans un lieu où se réalise la bénédiction divine.

La descente de Joseph en Égypte décrite au premier verset de ce chapitre rappelle au

lecteur celle de Juda mentionnée au chapitre précédent. Bien qu'il s'agisse dans les deux cas

d'une séparation, la descente de Joseph est passive (il avait été descendu [hûraḏ]) alors que

la descente de Juda est active (il descendit [wayyēreḏ1027]). En utilisant le même verbe

(yrd) sous deux formes différentes, le narrateur crée un lien intertextuel qui assume la

fonction argumentative puisqu'il sert à justifier l'attitude de Joseph dans la suite du récit.

Contrairement à Juda qui est actif devant la proposition de Tamar, Joseph sera passif face à

la séduction de l'épouse de son maître.

Bien que Joseph soit passif au moment de la descente en Égypte et au moment de la

séduction de la femme de Potiphar, sa présence dans la maison du fonctionnaire royal est

très active. En effet, au verset 5, le narrateur insiste sur la bénédiction divine qui s'opère

grâce à la présence de Joseph : « Et dès qu'il [Potiphar] le [Joseph] fit intendant dans sa

maison et sur tout ce qui était à lui, Adonaï bénit (wayḇāreḵ) la maison de l'Égyptien à

cause de Joseph et la bénédiction (birkaṯ) d'Adonaï fut sur tout ce qui était à lui dans la

maison et dans les champs ». Cette bénédiction, répétée deux fois dans le même verset, se

répand partout aussi bien dans la maison de l'Égyptien que dans les champs1028. Elle fait

1027 Hamilton, The Book of Genesis, p. 432. Fokkelman (« Genesis 37 and 38 », p. 152) souligne le lien entre le

fait que « Joseph avait été descendu (hûraḏ) en Égypte » et celui que les Ismaélites apportent les

marchandises pour les « faire descendre (lehôrîḏ) en Égypte ». Cela suggère que Joseph avait été descendu

en Égypte comme une marchandise. 1028 En ce sens, Westermann, Genesis 37-50, p. 63.

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allusion à la promesse que Dieu a faite à Abraham lorsqu'il demanda au patriarche de

quitter son pays natal : « Pars de ta terre... vers la terre que je te donnerai à voir... Je bénirai

ceux qui te béniront... Et seront bénies en toi toutes les familles de la terre des hommes1029»

(12,1-3). Ce recours intertextuel exploite la fonction référentielle puisqu'il souligne que la

promesse divine accordée à Abraham est en train de se réaliser grâce à la présence de

Joseph, exilé dans une terre étrangère. « Comme son arrière-grand-père, Joseph après avoir

"quitté sa terre, [le lieu de] son enfantement et la maison de son père", devient bénédiction

pour l'étranger qui le reconnaît. Par ces précisions, le narrateur décrit Joseph comme

l'héritier de l'élection, et de la bénédiction divine qui y est attachée, une position qu'il ne

cessera d'occuper en faveur de l'Égypte1030 ».

Grâce à Joseph, la maison de Potiphar devient donc un lieu de bénédiction. Toutefois,

cet endroit est perturbé par la convoitise de la femme de Potiphar envers Joseph. C'est dans

ce contexte de convoitise que l'intertextualité se manifeste sous la forme d'une allusion. En

effet, la séduction que l'épouse de Potiphar cherche à exercer sur Joseph renvoie à celle

dont le serpent a usé pour tenter la première femme des vivants. Dans un cas comme dans

l'autre, la beauté de l'objet convoité suscitant un désir pour les yeux est mise en évidence :

«La femme a vu que l'arbre est bon à manger et qu'il est un désir des yeux et que l'arbre

donne une convoitise pour avoir la raison » (3,6) // « Joseph fut beau de forme et beau à

voir [...] et la femme de son maître leva ses yeux vers Joseph » (39,6-7). L'allusion à la

tentation à laquelle la première femme de la Bible n'a pas réussi à résister peut désorienter

le lecteur en ce moment précis du récit. Connaissant le destin malheureux de Joseph –

abandonné par les siens, esclave dans un pays étranger –, le lecteur suppose que Joseph

succombera facilement à cette tentation. Il peut se dire qu'enfin le pauvre Joseph a trouvé sa

récompense après tant d'années de misère ! Contrairement à cette attente du lecteur, la suite

du récit confirme que Joseph ne cède pas à la tentation même dans une situation favorable,

à savoir la confiance aveugle du maître qui ne sait plus rien de ce qui se passe dans sa

maison. L'allusion dont il est question ici peut assumer la fonction référentielle qui consiste

à faire croire au lecteur que son imagination, construite grâce à la référence à un récit

connu, peut devenir la réalité. Bien que le déroulement du récit ne se passe pas comme il

1029 Voir McKenzie, « Jacob's Blessing on Pharaoh », p. 388. 1030 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 105.

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l'attend, le lecteur éprouve un certain plaisir de la lecture puisque cette désorientation

maintient sans cesse son attention.

L'allusion du chapitre 39 aux premiers chapitres de la Genèse s'exprime également

par la logique de « tout sauf un ». À la proposition de la femme de coucher avec elle,

Joseph répond en précisant sa relation avec le maître de la maison : « Tout ce qui est à lui,

il l'a donné dans ma main. Nul n'est plus grand que moi dans cette maison et il n'a rien tenu

loin de moi sinon toi parce que tu es sa femme » (v. 8-9). La logique de « tout sauf un »

rappelle au lecteur le contexte du jardin d'Éden où Adonaï permet au premier humain de

manger de tous les arbres sauf de celui de la connaissance du bien et du mal1031 (2,16-17).

De plus, suite à cette explication, Joseph, dans un contexte tout à fait étranger, lié à sa

présence en Égypte, invoque d'emblée la figure de Dieu, garant de toutes les limites qui

permettent à toute chose de trouver sa juste place : « Comment ferai-je ce grand mal et

pécherai-je contre Dieu ? » (v. 9) L'allusion au récit de la création peut aider le lecteur à

construire Joseph comme une figure d'anti-Adam. « À l'instar de ce dernier, en effet, il a

tout reçu en sa main, à l'exception d'une chose "à manger" [...]. Mais à l'inverse de l'humain

de l'Éden, Joseph respecte cette limite qui lui est mise, parce qu'il considère qu'elle est

garantie par Dieu à titre de rempart contre le mal. Il refuse donc de céder à la tentation de la

convoitise à laquelle la femme l'invite1032 ».

L'allusion au récit de la création poursuit son chemin en ce qui concerne le renvoi, par

le coupable, de la responsabilité sur l'autre. Répondant à la question d'Adonaï qui cherche à

savoir s'il a mangé de l'arbre, Adam dit : « La femme que tu as donnée pour être avec moi,

elle m'a donné de l'arbre et j'ai mangé ». Pour sa part, la femme réplique : « c'est le serpent

qui m'a trompée et j'ai mangé » (3,12-13). Il en va de même pour l'épouse de Potiphar qui,

après avoir échoué dans sa propre tentative de viol, renvoie la responsabilité sur l'autre. Sa

1031 Il est à noter que dans les six premiers versets de ce chapitre, le mot « tout » (kol) est employé cinq fois :

« Et Adonaï fut avec Joseph et il fut un homme qui réussit et il fut dans la maison de son maître égyptien

(v.2). Et son maître vit qu'Adonaï était avec lui et que tout (weḵōl) ce qu'il faisait, Adonaï le faisait réussir

dans sa main (v. 3). Et Joseph trouva faveur à ses yeux et il fut à son service ; et il le fit intendant sur sa

maison et tout (weḵol) ce qui était à lui, il [le] donna dans sa main (v. 4). Et dès qu'il le fit intendant dans sa

maison et sur tout (kol) ce qui était à lui, Adonaï bénit la maison de l'Égyptien à cause de Joseph et la

bénédiction d'Adonaï fut sur tout (beḵol) ce qui était à lui dans la maison et dans les champs (v. 5). Et il

abandonna tout (kol) ce qui était à lui dans la main de Joseph et avec lui, il ne connaissait rien sinon le pain

qu'il mangeait (v. 6). En ce sens, Alter, L'art du récit biblique, p. 148. 1032 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 107.

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ruse redoutable permet une double accusation. En effet, la femme laisse une ambigüité

syntaxique dans sa parole accusatrice1033. D'une part, elle accuse son mari d'être

responsable dans cette affaire si l'on suit la syntaxe suivante : « Il est venu vers moi, le

serviteur hébreu que tu as fait venir vers nous pour s'amuser de moi » (39,17). D'autre part,

elle accuse Joseph si l'on suit cette forme syntaxique : « Il est venu vers moi, le serviteur

hébreu que tu as fait venir vers nous, pour s'amuser de moi ». Le double renvoi de la

responsabilité vers l'autre de la femme de Potiphar correspond donc au double renvoi

mentionné dans Genèse 3. Ce lien transtextuel assume une fonction herméneutique, puisque

le renvoi au refus de la responsabilité du premier couple précise et en même temps

complique le sens de l'accusation faite par la femme de Potiphar. Alors que ces accusations

se font dans un contexte conjugal, les deux accusations au jardin d'Éden sont, elles, un

simple refus de responsabilité. Celle de l'épouse de Potiphar, en plus du refus de

responsabilité, est marquée par la haine d'une personne qui se voit éconduite. Une telle

accusation est extrêmement dangereuse.

Par le lien intertextuel de Gn 39 avec les premiers chapitres de la Genèse, le narrateur

parle au lecteur en exploitant la fonction testimoniale. La bénédiction que Dieu a accordée

à Abraham porte maintenant des fruits grâce à la présence de Joseph en terre d'Égypte

(attestation). Dans un contexte de convoitise, Joseph, à la différence de la première femme

de la Bible, ne succombe pas à la tentation bien que la situation lui soit favorable. En outre,

se situant dans la logique « tout sauf un », Joseph, contrairement à Adam, respecte la limite

qui permet à toute chose d'avoir sa juste place (évaluation). Quant à la femme de Potiphar,

une fois échouée sa tentative de viol, elle, à l'instar du premier couple de la Bible, retourne

la responsabilité vers l'autre. Ce refus s'avère très dangereux puisqu'il est animé par la haine

de quelqu'un qui voit son désir éconduit (évaluation).

À la suite de la fausse accusation de la femme de Potiphar, Joseph est gardé en

prison. C'est dans ce lieu de détention que Joseph rencontre le chef des échansons et le chef

des panetiers de Pharaon. Le lien transtextuel que Gn 40 tisse avec les autres récits nous

permet de voir comment le narrateur parle au lecteur par la fonction testimoniale du récit.

Nous commençons par l'allusion que le début de Gn 40 fait au Gn 39.

1033 Pour plus de détails, voir Alter, L'art du récit biblique, p. 151-152.

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5.4 PÉCHÉ COMMIS ET RÊVE ACCOMPLI (Gn 40)

Au début de Gn 40, il nous est raconté que les deux fonctionnaires royaux ont péché

contre leur maître : « ḥāṭeʾû laʾăḏōnêhem » (v. 1). Le verbe « pécher » rappelle au lecteur le

refus de Joseph face à la séduction de la femme de son maître : « pécherai-je contre Dieu

(weḥāṭāʾṯî lēʾlōhîm1034) ? » (39,9) Dans les deux cas, il est question d'une accusation à

l'endroit d'un subordonné, accusation d'une faute commise envers un supérieur. En outre,

l'offense imaginée (Gn 39) ou réelle (Gn 40) conduit les coupables présumés à la prison1035.

Ainsi, en faisant allusion au péché que Joseph cherche à éviter, le narrateur exploite la

fonction herméneutique puisque cette référence précise et complique le sens du texte. Bien

qu'il s'agisse dans les deux cas de la faute contre un être supérieur, le cas de Joseph est une

imagination alors que celui des deux fonctionnaires royaux est bien réel. Ce qui est encore

plus complexe c'est que, plus tard dans le récit, le lecteur apprendra que l'échanson sera

reconnu innocent. Sa situation sera donc semblable à celle de Joseph.

Il est à noter que le récit du rêve que racontent les deux fonctionnaires de Pharaon

entretient avec celui que fait Joseph en Gn 37 une relation d'architextualité puisqu'il s'agit

de deux récits du même genre. Ce lien architextuel assume la fonction ludique faisant du

lecteur un décodeur. À la différence des deux fonctionnaires qui ne sont pas au courant du

récit du rêve raconté en Gn 37, le lecteur, en lisant le récit du rêve de Gn 40, est appelé à

comparer ces deux scènes. Ce faisant, il comprend davantage le récit qu'il est en train de

lire. « En effet, contrairement à Gn 37,5-11 où Joseph raconte ses propres rêves sans avoir

besoin d'une interprétation, ici les rêves sont racontés à Joseph et Joseph en donne

l'interprétation1036 ». En outre, à la différence de Gn 37, ici « le récit de l'accomplissement

(v. 20-22) fait partie intégrante de l'ensemble du récit des rêves1037 ».

Par le lien transtextuel que Gn 40 entretient avec les autres récits, le narrateur parle au

lecteur par la comparaison des fautes accusées à l'endroit de Joseph et de deux

fonctionnaires royaux (évaluation). Il parle aussi au lecteur par la différence entre le récit

du rêve de Joseph et celui de ses deux codétenus (évaluation).

1034 Nous nous inspirons ici de la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 475. 1035 Dans les deux cas, la faute commise par le personnel de la maison déclenche la colère du responsable.

Ainsi, Green, « What Profit for Us ? », p. 95. 1036 da Silva, La symbolique des rêves et des vêtements, p. 95. 1037 Ibid., p. 96.

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À la fin de Gn 40, tout se passe pour le chef des échansons et pour le chef des

panetiers selon l'interprétation donnée par Joseph. L'échanson est rétabli dans sa charge et

le panetier est pendu. Cependant, une fois réhabilité, l'échanson oublie la faveur que Joseph

lui a demandée. C'est seulement au moment où les prêtres et les sages de l'Égypte se

montrent incapables face aux rêves qui troublent Pharaon que l'échanson se souvient de son

bienfaiteur. Comment le fonctionnaire fait-il connaître Joseph à Pharaon ? En répondant à

cette question, nous poursuivons notre analyse.

5.5 INTERPRÉTATION POUR LA PAIX (Gn 41)

Face à l'incompétence des prêtres et des sages du pays dans l'interprétation des rêves,

l'échanson intervient auprès de Pharaon pour raconter une histoire que le narrateur a déjà

racontée au chapitre 40. L'échanson transforme l'histoire relatée auparavant par le narrateur

pour attirer l'attention de Pharaon en lui présentant une solution à la difficulté

rencontrée1038. Alors que le narrateur a mis en évidence le talent d'interprétation de Joseph,

l'échanson parle du fils hébreu comme celui qui est capable de trouver une issue au

problème suscité par les énigmes nocturnes.

En racontant l'histoire, le narrateur prend le temps de faire voir au lecteur

l'intelligence et la sagesse de Joseph. Attentif à autrui et plein de sollicitude,

alors même qu'il connaît un sort injuste (40,7-8, voir v. 15), le jeune homme sait

invoquer Dieu à bon escient (40,8b) et profite de la grâce qui passe pour tenter

de se sortir du trou en sollicitant chez son interlocuteur le sens de la gratitude

tout en suggérant en passant que, bien qu'en prison, il est innocent1039 (40,14-

15).

Lorsqu'il reprend cette histoire devant Pharaon, l'échanson en vise l'essentiel avec une

intelligence remarquable.

Faisant appel à la mémoire du roi pour rendre crédible son récit en le reliant à

quelque chose dont le Pharaon peut se souvenir, l'échanson commence et

termine par un épisode connu de celui-ci : sa colère contre ses deux

fonctionnaires et leur mise en détention, d'une part (41,10), le jugement contrasté

rendu au terme de l'affaire, d'autre part (v. 13b). C'est entre les deux qu'il évoque

Joseph (v. 11-12), en se limitant, après l'avoir présenté, aux rêves et aux

1038 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Marguerat – Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 192-193. 1039 Ibid., p. 192.

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interprétations qu'il a données. Pour ce faire, il utilise six mots de la racine ẖlm

(« rêver ») et quatre de la racine ptr (« interpréter1040 »).

Par la reprise de l'histoire en la faisant assumer par l'échanson, le narrateur exploite

la fonction critique consistant à transformer le récit de manière à convaincre Pharaon. Cette

transformation s'avère très efficace puisque Pharaon, après avoir écouté le récit relaté par

l'échanson, fait sortir promptement Joseph du lieu de détention pour lui parler des rêves qui

troublent le souverain.

À la vue de Joseph, Pharaon lui parle en termes élogieux : « Moi, j'ai entendu dire de

toi que tu entends un rêve pour l'interpréter1041 » (v. 15). En écoutant Pharaon, Joseph lui

répond : « Cela ne vient pas de moi ; Dieu répondra la paix de Pharaon1042 (ʾĕlōhîm yaʿăneh

ʾēṯ-šelôm parʿōh) » (v. 16). La paix dont il est question ici n'est autre chose que

l'apaisement des troubles provoqués par des rêves ininterprétables1043. L'allusion à la figure

divine comme l'auteur de l'interprétation des songes rappelle au lecteur la réponse que

Joseph a donnée au chef des échansons et au chef des panetiers : « N'est-ce pas à Dieu que

sont les interprétations » (40,8). Le lecteur qui connaît déjà le succès de Joseph lorsqu'il a

donné de justes interprétations aux deux fonctionnaires du roi suppose que Joseph, avec

l'aide de Dieu, va réussir là où les prêtres et les sages de l'Égypte ont échoué. Cette allusion

réfère ici à la fonction référentielle qui consiste à faire croire au lecteur que sa vision

deviendra réalité.

Après avoir interprété les songes de Pharaon, Joseph le rassure sur la crédibilité de sa

parole : « Si le rêve s'est répété au Pharaon deux fois, c'est que la parole est affirmée de la

part de Dieu et Dieu se hâte de le faire » (v. 32). En insistant sur l'accomplissement des

rêves de son royal interlocuteur, il est difficile pour Joseph de ne pas faire allusion à ses

propres songes. Comme Pharaon, Joseph a eu deux songes1044 et ces derniers mettent en

évidence le prosternement des autres devant lui. Il est à noter que Joseph n'a jamais donné

1040 Ibid., p. 193. 1041 Il est à noter que Pharaon ne dit pas à Joseph comment le souverain est au courant du talent

d'interprétation du fils hébreu. Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 492. 1042 À la différence de Gn 37, Joseph refuse ici de se mettre au centre. Ce faisant, il retourne à Dieu toutes les

louanges que Pharaon lui attribue. Voir Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 248. 1043 Hamilton (The Book of Genesis, p. 429) remarque que Joseph a la conviction que Dieu agit pour la paix de

Pharaon avant même que celui-ci ne raconte le rêve. 1044 En ce sens, Hamilton, Ibid., p. 486.

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l'interprétation de ses propres rêves. La suggestion de Joseph à Pharaon de trouver un

homme sage et intelligent dans le pays pour anticiper la crise alimentaire peut faire allusion

à sa gerbe qui reste debout et devant qui toutes les autres gerbes se prosternent (37,7). En

effet, dans un contexte de famine, qui est plus sage et plus intelligent que celui dont la

gerbe résiste à toute force envahissante ? Ainsi, en établissant les conditions permettant

l'accomplissement des rêves du roi égyptien, Joseph prévoit en même temps la réalisation

de ses songes1045. La suite du récit validera cette lecture puisqu'au moment où les Égyptiens

réclament du pain à Pharaon, celui-ci leur demande d'aller voir Joseph et de faire tout ce

que Joseph leur dira (v. 55). De plus, lorsque la famine devient rigoureuse sur la terre

entière, tout le monde vient en Égypte pour acheter des vivres à Joseph (v. 57). Grâce à sa

sagesse et sa prévoyance, les greniers de réserve abondants, figurés par la gerbe de Joseph,

demeurent donc très stables durant les moments les plus agités. La parole de Joseph remplit

ici la fonction métadiscursive puisqu'en donnant suite à l'interprétation des rêves de

Pharaon, elle démontre que les rêves de Joseph lui-même s'accomplissent.

Par le lien transtextuel que Gn 41 entretient avec les autres chapitres, le narrateur

parle au lecteur à travers la fonction testimoniale du récit. Par la transformation de l'histoire

que fait l'échanson devant Pharaon, le narrateur évalue l'intelligence du fonctionnaire royal

face à l'incompétence des prêtres et des sages de l'Égypte (évaluation). En mettant dans la

bouche de Joseph la mention de Dieu comme auteur de toute interprétation, il rassure le

lecteur que ce que dit Joseph sera réalisé (attestation). Et l'explication donnée par Joseph au

Pharaon permet au narrateur de prouver que les rêves de Joseph lui-même sont en train de

s'accomplir (attestation).

La fin de Gn 41 décrit la gravité de la crise alimentaire en Égypte et sur toute la terre.

Grâce à la prévoyance de Joseph, le pays de Pharaon est en mesure de fournir de la

nourriture à ses habitants et aux peuples avoisinants. C'est dans ce contexte que les fils de

Jacob descendent dans la vallée du Nil. Comment le narrateur fait-il valoir la fonction

1045 « En révélant un sens du rêve royal, Joseph cache le sens que ce rêve a pour lui. Qui monte en effet

irrésistiblement du Nil depuis le début de l'histoire ? Qui ne cesse de se hisser à la poursuite de grasses

jonchaies ? Qui va dévorer le pouvoir en demeurant aussi vilain qu'avant, de telle sorte qu'on ne se

douterait pas qu'il y soit ? [...] Une vache maigre dévore sous nos yeux la plus grasse des vaches, et nous ne

le voyons pas !... Un discours pour un royaume, avouez que la ruse est belle ». Lambert, « Les chemises de

Joseph », p. 91.

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343

testimoniale grâce aux liens transtextuels que Gn 42 tisse avec les autres récits ? Nous

poursuivons notre lecture en répondant à cette question.

5.6 NOURRITURE ET FRATERNITÉ POUR LA VIE (Gn 42)

Au lieu de prendre initiative pour faire face à cette situation périlleuse causée par la

famine, les fils de Jacob demeurent dans une passivité étonnante : ils se regardent les uns

les autres. Jacob les interpelle en disant : « Voici que j'ai entendu qu'il y a du grain en

Égypte. Descendez là-bas et achetez du grain pour nous de là, pour que nous vivions et ne

mourrions pas » (v. 2). Cet envoi en mission ressemble à celui que Jacob a fait à l'endroit

de Joseph en 37,13-14 :

un constat concernant quelque chose situé au loin (les frères à Sichem ; du grain

en Égypte), la mission de s'y rendre et d'en revenir, dans le but de ramener à

Jacob quelque chose de vital pour la famille (une parole de paix ; de quoi vivre).

Par ailleurs, le lecteur sait déjà que, sans que Jacob en ait conscience, son second

ordre va provoquer ce que le premier avait en vue, à savoir la réunion de la

fratrie en un temps où elle est menacée dans sa vie par un manque essentiel : il y

a vingt ans, lors de l'envoi de Joseph, c'était le shalôm fraternel, aujourd'hui ;

c'est la nourriture. Au demeurant, il s'agira bien pour les frères de rejoindre

Joseph en effectuant le même trajet que lui : descendre en Égypte1046.

Par l'allusion au premier envoi, le narrateur exploite la fonction référentielle en

indiquant au lecteur que la mission que Jacob a confiée à Joseph autrefois reprend un

nouveau départ. Étant au courant de la position de Joseph en Égypte, le lecteur peut espérer

que la descente des frères en Égypte permettra à Joseph de réaliser sa mission initiale.

Il est à noter que l'allusion au premier envoi dont il est question ici assume aussi la

fonction herméneutique consistant à introduire le besoin de la nourriture dans celui de la

fraternité.

Pour désigner la nourriture disponible en Égypte, le narrateur recourt dès le

verset 1 au terme shèvèr, « grain ». Jacob le reprend et donne son ordre en

employant le verbe shavar désignant de façon générique le commerce du grain

(vendre et acheter). Or ce substantif et ce verbe sont homonymes de termes plus

courants : l'un, du nom shèvèr signifiant « cassure, rupture », l'autre, du verbe

correspondant shavar. Pour le lecteur qui le perçoit, ce second sens renvoie à

nouveau aux événements du chapitre 37, à la rupture familiale qui se produit

précisément dans un contexte de vente et d'achat au comptant, et cela même si

les frères ne s'y enrichissent pas. Que va-t-il donc se passer lors de la vente qui

1046 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 136-137.

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ne pourra manquer d'avoir lieu, puisque c'est le frère vendu autrefois qui doit

fournir à ses frères le grain nécessaire à leur vie (41,56-57) ? Ainsi s'amorce un

double niveau de sens : pour « vivre et ne pas mourir » comme Jacob le désire,

la famille a certes besoin du pain nécessaire à la survie. Mais n'a-t-elle pas

besoin également de fraternité1047 ?

C'est donc dans l'intérêt de ce double objectif que le lecteur observe la descente à la

vallée du Nil des frères de Joseph sans que Benjamin ne soit avec eux1048. Au moment où

les fils d'Israël se trouvent en Égypte parmi les gens des autres pays pour acheter les vivres,

le narrateur précise la raison de cette présence : « Car il y avait la famine dans le pays de

Canaan » (v.5). Le lecteur constate qu'une formule semblable est utilisée lors de la descente

d'Abraham en Égypte pour éviter la crise alimentaire1049 (12,10). La reprise de cette

expression assume la fonction argumentative pour souligner que ce passage en Égypte

s'inscrit dans le souci de la survie de la famille patriarcale. Elle justifie donc le départ du

pays d'origine, pays de la promesse divine, pour rejoindre une nation étrangère. Cette

lecture est crédible puisqu'un changement s'opère dans le nom de Jacob au verset 5. Si au

début de ce chapitre, le narrateur utilise le nom de Jacob pour décrire comment il a

reproché à ses fils d'être passifs devant la famine et comment il a gardé Benjamin avec lui

de peur qu'un malheur n'arrive à son dernier fils (v.1-4), il emploie maintenant le nom

d'Israël pour indiquer l'appartenance de ses fils : « Les fils d'Israël vinrent acheter du grain

au milieu de ceux qui venaient » (v. 5). Cela dit, même si Jacob s'occupe des siens en

demandant à ses fils de descendre en Égypte pour se procurer de la nourriture, il agit encore

comme un père de famille dans le sens restreint du terme. Le fait de garder Benjamin avec

lui confirme cette vision. Cependant, une fois en terre d'Égypte, le narrateur précise qu'il

s'agit des fils d'Israël. Cette précision souligne donc que le départ en Égypte est un départ

marqué par la question de survie, pas seulement de la petite famille de Jacob, mais de

toutes les tribus d'Israël, le peuple élu de Dieu.

1047 Ibid., p. 137. 1048 Le lecteur peut remarquer la similitude entre ce départ et celui mentionné en Gn 37. Dans les deux cas, il

est question d'une confrontation entre le père, le fils préféré et les autres fils. Voir Westermann, Genesis 37-

50, p. 105. 1049 À la différence d'Abraham qui descend en Égypte avec sa femme, ici les dix fils de Jacob se mettent

ensemble en route vers la vallée du Nil pour chercher les vivres. Cela montre que la famille de Jacob est

devenue très grande. En ce sens, Westermann, Ibid.

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Après avoir signalé la présence des fils d'Israël en Égypte, le narrateur s'attarde à la

scène des retrouvailles. En décrivant la scène de rencontre entre les frères et le gouverneur

égyptien, il reprend le verbe-clé employé dans la scène des rêves de Joseph : « se

prosterner» (37,7.9). Il réutilise également certains termes de l'interprétation du rêve faite

par Jacob : « venir », « se prosterner », « à terre » (37,10). Ce recours intertextuel donne

l'impression au lecteur que les rêves de Joseph se réalisent par ces gestes. Cependant, selon

le récit, Joseph se souvient de ses rêves seulement lorsqu'il accuse ses frères d'être espions :

« Joseph se souvint des rêves qu'il avait rêvés pour eux et il leur dit : "Vous êtes des

espions. C'est pour voir la nudité du pays que vous êtes venus" » (v. 9). Cette accusation

rappelle au lecteur d'une part, ce que Joseph a fait quand il a rapporté à Jacob les propos de

ses frères avec une mauvaise intention (37,2). Joseph était considéré alors comme un espion

qui surveille les activités de ses frères et en rend compte méchamment à son père1050.

D'autre part, cette accusation renvoie le lecteur au sort de Joseph qui, étant nu ou semi-nu,

s'accroupit au fond de la citerne1051. Cela dit, le lien intertextuel remplit à la fois la fonction

référentielle et herméneutique. D'un côté, en reprenant les termes utilisés au chapitre 37, le

narrateur donne l'illusion que les rêves de Joseph se rapportent à la réalité. C'est sur ce point

que joue la fonction référentielle. D'un autre côté, en faisant référence à Gn 37, le narrateur

complique le sens du texte lu dans la mesure où l'accomplissement des rêves n'est

probablement pas le prosternement des frères devant Joseph1052. C'est en cela que consiste

la fonction herméneutique. Il faut rappeler qu'au chapitre 37 Joseph raconte ses rêves en

demeurant silencieux quant à leur signification. Le rapport dominant-dominé entre Joseph

et ses frères résulte de la compréhension de ces derniers et de l'interprétation de leur père.

Cela dit, l'accomplissement des rêves de Joseph ne consiste pas vraiment dans le fait que

les frères se prosternent devant lui ; les rêves soulignent plutôt, comme nous l'avons dit, que

la gerbe de Joseph, c'est-à-dire les greniers de réserves bien remplis, reste debout et

donnera du grain aux autres gerbes au temps de la crise alimentaire.

Arrêtons-nous maintenant sur un aspect de la plainte du gouverneur égyptien. Joseph

accuse ses frères de venir en Égypte pour voir la nudité du pays (v. 9.12). Cette accusation

n'est pas gratuite puisqu'elle peut faire allusion à la nudité de Joseph lorsque celui-ci s'est

1050 Pirson, The Lord of the Dreams, p. 95. Voir aussi Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 288. 1051 Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 520. 1052 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 143-144.

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vu enlever sa précieuse tunique avant d'être jeté dans la citerne1053. Cette allusion remplit la

fonction ludique car, contrairement aux frères, le lecteur sait que l'interlocuteur égyptien en

question n'est autre que Joseph, celui que les frères ont mis à nu quelques années

auparavant. Ainsi, par ce lien intertextuel, le narrateur fait comprendre au lecteur que

Joseph, à travers une fausse accusation, cherche à réveiller la conscience d'un crime que les

frères ont commis dans le passé. Ne saisissant pas encore cette allusion, les frères sont de

plus en plus angoissés face à une accusation que Joseph a répétée deux fois sans pour

autant avancer la preuve.

Il est à noter que la fausse accusation de Joseph envers ses frères sans leur donner la

possibilité de se justifier, rappelle au lecteur la plainte que la femme de Potiphar a portée

contre le majordome1054. L'allusion dont il est question ici assume la fonction ludique,

puisqu'à la différence du lecteur, les frères ne sont pas au courant du séjour de Joseph chez

le maître égyptien. En rappelant au lecteur l'accusation de l'épouse du fonctionnaire royal,

le narrateur évoque la possibilité d'une issue heureuse, quoique tardive, à cette fausse

plainte. En effet, le séjour en prison permet à Joseph de s'approcher de l'échanson du palais

royal avant d'être convoqué par Pharaon qui nomme l'esclave hébreu au poste de

gouverneur égyptien. La mémoire intertextuelle du lecteur lui permet d'espérer une issue

heureuse à la crise alimentaire et fraternelle. Cependant, comme autrefois, cet espoir n'est

pas immédiatement réalisé. Il faut commencer par le séjour en prison des frères dont la

situation n'est pas communiquée.

Joseph garde ses frères dans la maison d'arrêt et il reprend le dialogue avec eux le

troisième jour. L'expression « le troisième jour » évoque chez le lecteur une situation

semblable où la question de la vie ou de la mort se joue1055. En effet, c'est dans ce même

délai que le panetier et l'échanson sont jugés, conformément à l'interprétation que Joseph a

donnée : l'un est pendu et l'autre est rétabli dans sa fonction (40,21-22). Cette allusion peut

assumer la fonction herméneutique puisqu'elle permet au lecteur de voir, dans la

circonstance présente, l'enjeu profond de la décision de Joseph à la lumière de ce qui est

arrivé aux fonctionnaires de Pharaon. Comme autrefois le destin du panetier et de

l'échanson s'est joué selon la parole prononcée par Joseph, le sort de ses frères et de toute la

1053 Hamilton, The Book of Genesis, p. 520. 1054 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 145. 1055 Ainsi, Wénin, Ibid., p. 151.

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famille repose maintenant sur sa seule décision. Si Joseph, par vengeance, garde les frères

en prison1056 pour longtemps, la famille de son père ne peut plus résister à la famine qui,

Joseph le sait bien, ne fait que commencer. Dans ce cas, la mort de son père et des siens qui

restent au pays est probable. Par contre, en laissant partir les frères avec des provisions, la

famille peut survivre au temps de la détresse.

L'enjeu de vie ou de mort traverse immanquablement l'esprit du lecteur lorsqu'il

observe la parole de Joseph dans la suite du récit. S'adressant à ses frères au moment décisif

(v. 18-20), Joseph exprime le même désir que Jacob quand celui-ci envoie ses fils en

Égypte : « Descendez là-bas et achetez du grain pour nous de là, afin que nous vivions et ne

mourrions pas » (v. 2). En concentrant le désir de vie de toute la famille sur Joseph, le

narrateur, par cette allusion, exploite la fonction ludique puisqu'il crée une connivence entre

lui et le lecteur. En effet, à la différence du lecteur, les frères ne savent pas que le

gouverneur égyptien est Joseph. De plus, ils ne sont pas au courant que leur père a envoyé

Joseph pour assurer leur shalôm, leur bien-être lorsqu'ils faisaient paître les troupeaux loin

de leur père (37,14). Ainsi, la parole de Joseph (« Faites ceci et vivez... et vous ne mourrez

pas ») apparaît chez les frères comme une menace. Par contre, elle résonne chez le lecteur

comme une réalisation de la mission que Joseph a reçue auparavant de son père.

Après trois jours de mise aux arrêts, les frères se parlent entre eux. Pour introduire le

contenu de leur conversation, le narrateur utilise cette expression : « Et ils dirent chacun à

son frère » (v. 21). Le lecteur attentif peut constater que cette même formule a été employée

au moment où les frères complotent pour tuer Joseph1057 (37,19). Ainsi, par cette citation, le

lecteur suppose qu'il va réentendre le dialogue entre les frères au sujet de leur idée

meurtrière et des conséquences qui en découlent. Effectivement, c'est en cela que consiste

leur échange : « C'est vrai, nous sommes coupables envers notre frère dont nous avons vu la

détresse de son âme lorsqu'il nous demandait grâce, mais nous n'avons pas écouté. C'est

pourquoi cette détresse nous est venue » (v. 21). Le recours intertextuel exploite ici la

fonction référentielle. En effet, grâce à la citation qui introduit les aveux, le lecteur est

renvoyé directement sur le terrain du crime commis dans le passé. Il comprend que

l'attitude angoissée des frères vient de la culpabilité enfouie. Le fait d'entendre la

1056 Selon Hamilton (The Book of Genesis, p. 523), le terme « mišmār » est utilisé ici et en 40,3.4.7. 1057 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 158.

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confession de la bouche des frères quelques années après l'événement permet au lecteur de

manifester de la sympathie envers eux qui, durant vingt ans1058, ont des remords d'avoir

maltraité leur frère. Cela dit, la culpabilité travaille longuement la conscience des frères.

Elle refait surface et les submerge lorsqu'une occasion se présente. L'enfermement pendant

trois jours dans la maison de garde, une situation qui rappelle sans doute la détention de

Joseph dans la citerne, est très propice pour un tel aveu.

Au moment où les autres frères se reprochent de ne pas avoir écouté la détresse de

Joseph, Ruben intervient en se montrant innocent dans cette affaire. Revenant à leur

échange d'autrefois, il s'explique : « Ne vous avais-je pas dit en disant : "Ne commettez pas

de faute contre l'enfant", mais vous n'avez pas écouté » (v. 22). Le lecteur peut constater

que la parole de ce fils aîné de Jacob n'est pas du tout crédible. En effet, dans son

accusation, Ruben blâmait ses frères de ne pas l'écouter1059. Or, sa proposition de jeter

Joseph vivant dans la citerne a été acceptée par ses frères. La seule chose que les frères ne

pouvaient entendre de Ruben, c'est son intention secrète de ramener Joseph à son père. Au

moment où les frères avouent sincèrement leur indifférence envers la détresse de Joseph, le

lecteur peut attendre une confession de la part de Ruben à propos de son plan caché.

Cependant, au lieu de faire cet aveu, le frère aîné de la famille patriarcale, en retournant au

passé, s'oriente dans une autre direction pour charger sur les épaules de ses frères toutes les

conséquences de la faute dont il n'est pas tout à fait innocent. Il est question ici d'une

procédure particulière de l'hypertextualité qui consiste à faire en sorte que le récit ne

continue pas « une œuvre pour la mener à son terme, mais au contraire pour la relancer au-

delà de ce qui était initialement considéré comme son terme1060 ». Le lien hypertextuel qui

apparaît dans les paroles de Ruben exploite la fonction argumentative puisqu'en référant à

un texte connu, Ruben cherche à justifier son innocence en se désolidarisant de la fratrie.

Cette volonté de se justifier peut être expliquée par « le mécanisme inconscient de la

1058 « Les retrouvailles [des frères] ont lieu après 20 ans de séparation, comme celles de Jacob et Ésaü en

Canaan (voir Gn 31,38) ». Wénin, Ibid., p. 341. 1059 Ruben remplace la formule « nous n'avons pas écouté (welōʾ šāmāʿenû) » de ses frères par sa propre

expression « vous n'avez pas écouté (welōʾ šemaʿtem) ». Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 527. 1060 Genette, Palimpsestes, p. 229.

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culpabilité qui pousse à charger les autres pour se soulager soi-même d'un poids trop

lourd1061 ».

Par les liens transtextuels que Gn 42 entretient avec les autres récits, le narrateur parle

au lecteur en exploitant la fonction testimoniale. Au chapitre 37, Joseph fut rejeté par ses

frères. Cet abandon brutal coupa court à l'espoir de Joseph quant à la réalisation de la

mission qu'il avait reçue de son père. Par l'allusion au premier envoi que faisait Jacob, le

narrateur indique que la mission initiale de Joseph prend un nouveau départ en incluant une

nouvelle dimension : pour vivre, les membres de la famille patriarcale ont besoin à la fois

de la nourriture et de la fraternité (évaluation). Comme Abraham, les fils d'Israël

descendent en Égypte dans le souci d'assurer la survie du peuple élu (attestation). Faisant

allusion aux récits du rêve relatés en Gn 37, le narrateur signale que l'accomplissement du

songe ne consiste pas vraiment dans la prosternation des frères devant Joseph (évaluation).

Cet accomplissement se réalise plutôt par le fait que la gerbe de Joseph qui, restant debout,

donne du grain aux autres gerbes (attestation). Quant à la fausse accusation de Joseph

envers ses frères, elle rappelle au lecteur la plainte que la femme de Potiphar a portée

contre le majordome. L'allusion à cette plainte permet au narrateur de nourrir chez le

lecteur l'espoir d'une issue heureuse du séjour en prison (attestation). Au troisième jour, le

moment où la question de vie ou de mort se joue, Joseph exprime son désir de faire vivre

ses frères. L'allusion à la mission initiale de Joseph consistant à assurer le bien-être de ses

frères permet au narrateur de revenir, encore une fois, au début de l'histoire de Joseph.

Chemin faisant, le narrateur chuchote à l'oreille du lecteur une leçon importante. Pour que

le désir de vie se réalise, il faut faire tomber ce qui constitue la haine et la jalousie

accumulées dans l'idée meurtrière. Par la confession sincère des frères de Joseph, le

narrateur les montre aptes à assumer les erreurs du passé (évaluation). En même temps, il

suscite la sympathie du lecteur envers les frères alors que le lecteur pourrait avoir un

jugement négatif s'il entendait leur regret sur le terrain du crime1062 (émotion). Toutefois,

un parmi eux, Ruben, s'écartant du groupe, charge sur les épaules des autres le poids de la

faute. Comme autrefois, le fils aîné de Jacob demeure dans l'isolement et dans le secret de

son intention (attestation).

1061 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 160. 1062 Voir Wénin, Ibid., p. 159.

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Le retour du premier voyage est pénible pour les fils de Jacob. Comme autrefois,

après un séjour marqué par des événements troublants, ils rentrent auprès de leur père avec

un frère en moins. Au cours de l'entretien avec le patriarche, ses fils sollicitent le départ de

Benjamin, selon l'exigence du gouverneur égyptien, en vue d'effectuer le deuxième voyage.

Jacob refuse sans appel cette demande. C'est seulement à cause de la gravité de la famine

que le patriarche est obligé de rouvrir le débat. Comment Juda réussit-il à convaincre son

père de laisser partir le fils cadet de la famille ? Dans les pages qui suivent, nous

analyserons l'intervention de Juda et la suite de Gn 43. D'un même élan, nous dégagerons la

fonction testimoniale que le narrateur assume dans ce chapitre.

5.7 NOURRITURE, VÉRACITÉ ET FIABILITÉ (Gn 43)

La famine devient de plus en plus lourde dans le pays de Canaan. Une fois épuisés les

vivres apportés de l'Égypte, Jacob insiste auprès de ses fils pour que ces derniers retournent

au pays de Pharaon. Le refus de Juda est catégorique. Dans un court intervalle, Juda cite, à

deux reprises, la parole du gouverneur égyptien : « L'homme nous a dit : "Vous ne verrez

pas ma face si votre frère n'est pas avec vous" » (v. 3.5). Or, cette parole comme telle n'est

pas prononcée par Joseph1063. Au cours de deux entretiens avec ses frères, Joseph leur

demande d'amener Benjamin en Égypte uniquement pour vérifier si les dires des frères sont

véridiques (42,16.20). Nous constatons qu'il est question ici d'une substitution de motif

auquel on peut donner le nom de transmotivation1064. Ce procédé consiste à créer un double

mouvement de démotivation et de remotivation. Autrement dit, il s'agit du processus

d'effacement d'un motif pour le remplacer par un autre tout en gardant l'exigence initiale.

Pour convaincre son père de laisser partir Benjamin, Juda supprime le motif donné par

Joseph (vérification de la parole des frères) pour en substituer un autre (condition sine qua

non pour être admis en présence de Joseph). Ce recours hypertextuel assume la fonction

argumentative, qui sert à justifier l'attitude intransigeante du seigneur égyptien. Selon la

parole de Juda, il est absolument impossible pour les fils de Jacob de regagner l'Égypte sans

Benjamin puisque sinon, le gouverneur de ce pays ne les admettra pas en sa présence.

Autrement dit, pour Juda, aucune rencontre n'est possible entre l'Égyptien et les fils de

1063 Savran (Telling and Retelling, p. 35) évoque la possibilité que cette parole a été dite par Joseph et que le

lecteur n'y a pas accès. Une telle suggestion dépasse amplement la perspective narrative. 1064 Genette, Palimpsestes, p. 372.

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Jacob en l'absence de Benjamin. Cette vision ne correspond pas tout à fait à la demande de

Joseph, selon qui la présence de Benjamin sert à affirmer que les paroles des frères sont

véridiques. Cette exigence laisse quand même une marge de manœuvre permettant aux

frères de s'exprimer et de trouver une autre explication devant le gouverneur au cas où le

départ de Benjamin serait impossible. L'argument de Juda semble convaincre son père,

mais avant d'admettre le départ de son fils cadet, Jacob revient encore une fois sur le

contenu du dialogue entre ses fils et l'Égyptien1065.

À la question de Jacob cherchant à savoir pourquoi ses fils ont mentionné devant le

gouverneur égyptien le fait qu'ils ont encore un frère, ils se défendent : « L'homme a

demandé, oui, demandé sur nous et sur le lieu de notre naissance en disant : "Votre père est-

il encore vivant ? Avez-vous un frère ?" » (v. 7) Cette justification comporte deux

transformations pragmatiques. D'une part, il est vrai que Joseph a interrogé ses frères sur le

lieu de leur provenance, mais cette interrogation s'est faite dans un contexte où la question à

propos de Jacob et de Benjamin n'est pas mentionnée1066 (42,7). Il s'agit ici de la

transformation pragmatique qui consiste à modifier les épisodes1067. D'autre part, le lecteur

peut remarquer que Joseph n'a jamais posé cette question à ses frères lors de leur première

rencontre. Il retrouve ici plutôt la réponse que les frères ont donnée à Joseph pour le

convaincre qu'ils ne sont pas des espions (42,14). D'ailleurs, c'est par ces mots que les

frères de Joseph ont expliqué à leur père ce qu'ils ont dit pour prouver leur innocence face à

l'accusation d'espionnage de Joseph1068 (42,32). Les frères ont donc mis dans la bouche de

Joseph une parole que celui-ci n'a pas prononcée. Ce faisant, ils ont fourni un commentaire

à propos de l'attitude de Joseph au moment où il a posé cette question : l'homme nous a

interrogé avec insistance (43,7 ). Il s'agit ici d'une transformation pragmatique qui consiste

à attribuer une action à un personnage en fournissant quelques commentaires pour favoriser

une meilleure compréhension à ceux qui n'ont pas assisté à la scène décrite1069. Les deux

transformations pragmatiques exploitent une fonction référentielle qui permet aux fils de

1065 Après avoir entendu Juda, Jacob sait qu'il va laisser faire. Mais le fait qu'il ne permette pas tout de suite

une telle chose est humain. Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 121. 1066 Pour Green (« What Profit for Us ? », p. 146), cette parole est à la fois fausse et vraie puisque les fils de

Jacob donnent une information que le gouverneur égyptien ne leur demande pas directement. 1067 Genette, Palimpsestes, p. 363. 1068 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 192. 1069 Genette, Palimpsestes, p. 363.

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352

Jacob de faire croire à leur père que la demande mentionnée vient véritablement du

gouverneur égyptien. Elles assument également une fonction argumentative servant à

justifier l'innocence des fils de Jacob.

Il est important de noter que cette demande attribuée à Joseph par ses frères deviendra

plus tard l'hypotexte de l'interrogation de Joseph lui-même. En effet, lors de la deuxième

rencontre, après avoir salué ses frères, Joseph se renseigne sur leur père en demandant :

«Est-ce qu'il est encore vivant ? » (v. 27) Une même question sera posée au moment où

Joseph révèle sa véritable identité à ses frères (45,3). Quant à la demande concernant

Benjamin, Joseph la fait lorsqu'il voit celui-ci parmi ses frères : « Est-ce que celui-ci est

votre petit frère dont vous m'aviez parlé ? » (v. 29) Ainsi, en mettant dans la bouche de

Joseph une parole que ses frères lui ont attribuée auparavant, le narrateur exploite la

fonction herméneutique. Cette parole, présentée sous la forme d'une interrogation

inquisitoriale chez les frères, devient une sollicitude que Joseph manifeste envers son père

et le fils de sa mère1070. Ce lien hypertextuel permet donc au narrateur de faire comprendre

à son lecteur qu'une même parole peut avoir une signification différente dans un contexte

autre. Cela dit, le narrateur peut modifier le sens du texte en gardant les mêmes mots1071.

C'est le changement de contexte qui donne au texte une nouvelle signification.

Devant la résistance de son père, Juda avance d'un nouveau pas dans son

argumentation. Au verset 8, il reprend littéralement la formule que Jacob a utilisée lorsqu'il

a envoyé ses fils en Égypte pour la première fois : « pour que nous vivions et ne mourrions

pas » (42,2). Ce recours intertextuel remplit la fonction métadiscursive puisque Juda

reprend la même expression que son père pour renforcer son propre argument. Autrement

dit, la reprise de la parole paternelle ne sert qu'à rendre le discours de Juda plus

convaincant. Le lecteur attentif peut remarquer une allusion dans cette parole à celle que

Joseph a adressée à ses frères au lendemain de leur emprisonnement : « Faites ceci et

vivez... et vous ne mourrez pas1072 » (42,18-20). Il faut rappeler que Joseph a dit cela avec

l'intention de vérifier la véracité de la parole de ses frères. Ce lien intertextuel qu'est

l'allusion assume une fonction herméneutique puisqu'à la différence de Jacob, pour qui cette

formule exprime un désir de vie lié à la possibilité de se procurer de la nourriture, Joseph

1070 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 192. 1071 Genette, Palimpsestes, p. 365. 1072 Ainsi, Green, « What Profit for Us ? », p. 149.

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utilise cette expression dans un contexte où il est question de la fiabilité et de la crédibilité

de la parole1073. L'allusion, dans la parole de Juda, à celle de Joseph, complique donc le

sens de la formule que Jacob a employée. Ainsi, vivre ne suppose pas seulement le manger,

mais aussi le parler vrai, l'être fiable1074. Dans la situation actuelle, la fiabilité et la

crédibilité de la parole de Jacob elle-même sont mises en cause. En effet, s'il est vrai que

c'est par désir de vivre que Jacob a envoyé ses fils en Égypte pour la première fois, le fait

d'empêcher Benjamin de rejoindre ses frères pour le deuxième départ annule de fait ce

désir. Garder jalousement Benjamin à la maison en ce moment précis signifie le refus de le

laisser partir en Égypte et donc le refus de la recherche de nourriture. Ainsi, du point de vue

de Juda, la non fiabilité de la parole de Jacob conduit naturellement sa famille tout entière à

la mort1075.

Il est à noter que le narrateur précise que Juda reprend la formule « pour que nous

vivions et nous ne mourrions pas » lorsqu'il s'adresse à son père Israël1076 (v. 8). Ce faisant,

Juda attire l'attention de son père sur la responsabilité qu'il doit porter en tant que chef de la

tribu. Cette insistance peut faire allusion à la position de Juda qui, étant lui-même

responsable de sa tribu, a dû surmonter une situation familiale semblable dans le passé : la

perte de deux fils conduit le père à garder frileusement le cadet au risque de mettre en

danger la survie de tout le clan1077. Le lecteur qui connaît déjà l'histoire de Juda et Tamar

saisit sans doute cette allusion. Il comprend que plus que tous les autres fils, Juda est la

personne la mieux placée pour convaincre Jacob dans une telle circonstance. L'allusion

dont il est question ici peut assumer la fonction référentielle, puisqu'en faisant le lien avec

le passé de Juda, le lecteur peut supposer que le désir de vie chez Israël l'emportera sur sa

peur de la mort.

L'allusion à l'aventure entre Juda et Tamar se poursuit lorsque Juda s'engage

personnellement à prendre soin de Benjamin et à endosser la responsabilité au cas où le

frère cadet ne reviendrait pas. Le verbe « s'engager » fait écho au « gage » que Juda a remis

1073 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 194. 1074 Ibid. 1075 Dans son discours, Juda précise qu'il s'agit de la mort de Jacob lui-même, de ses enfants et de ses petits

enfants (42,8). 1076 Westermann, Genesis 37-50, p. 121. 1077 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 193.

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dans la main de Tamar1078 (37,17.18.20). Ce lien intertextuel exploite la fonction

référentielle consistant à faire croire au lecteur que Juda, profondément transformé par le

contact avec Tamar, va honorer l'engagement qu'il a pris devant son père. Si Juda n'hésite

pas à reconnaître la paternité de l'enfant que Tamar porte en elle, au risque d'être ridicule au

regard des autres, il réussira à protéger Benjamin quoi qu'il arrive par la même

responsabilité paternelle que son père lui confie.

Convaincu par l'argument et l'engagement de Juda, Jacob laisse ses fils partir en

Égypte pour la deuxième fois. Il leur demande d'apporter comme cadeau au seigneur

égyptien « un peu de baume et un peu de miel, aromates et ladanum, pistaches et amandes »

(v. 11). Parmi ces produits, le lecteur peut en reconnaître trois (aromates, baume et

ladanum) qui se trouvaient dans le convoi ismaélite dans lequel Joseph est descendu en

Égypte1079 (37,25). Cette allusion aux produits de Canaan, probablement recherchés en

Égypte, peut assumer la fonction ludique faisant du lecteur un encodeur. En effet, en

remarquant ces trois spécialités du pays dans un autre convoi qui descend en Égypte1080, le

lecteur suppose que l'espoir de Jacob de retrouver son fils préféré devient possible1081.

À la suite de la demande de Jacob, ses fils prennent l'offrande, le double d'argent pour

partir en Égypte avec Benjamin. Constatant la présence de ses frères avec le fils de sa mère,

Joseph dit à son majordome : « Fais venir les hommes à la maison, abats une bête et fais

préparer [le repas] car c'est avec moi que les hommes mangeront à midi » (v. 16). Plusieurs

détails de cette demande nous font penser à ce qui s'est passé au chapitre 37. La mention du

repas renvoie effectivement à celui que les frères ont pris après avoir jeté Joseph dans la

citerne (v. 25). La bête tuée évoque sans doute le bouc que les frères ont égorgé pour

ensanglanter la tunique de Joseph. Connaissant l'accusation astucieusement inventée à la

première rencontre, le lecteur se demande si Joseph est en train de monter un mauvais coup

contre ses frères. De plus, le fait qu'il désigne ses frères par un terme qui marque la distance

« les hommes » suscite chez le lecteur une peur de vengeance de sa part. Tout se passe

comme si Joseph attendait l'arrivée de Benjamin pour commencer à mettre en œuvre son

idée de punition envers tous ceux, sans aucune exception, qui l'ont maltraité. L'allusion de

1078 Voir Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 169 ou p. 180-181. 1079 Hamilton, The Book of Genesis, p. 544 ; Alter, Genesis, p. 253. 1080 Dans les deux cas, le verbe « yrd » est employé. 1081 Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 85.

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ce passage au chapitre 37 peut exploiter la fonction référentielle en cherchant à évoquer

chez le lecteur les souvenirs du passé pour lui indiquer de fausses pistes. Par ce lien

intertextuel, le lecteur peut être porté à croire qu'une vengeance de la part de Joseph est

possible. Les frères de Joseph partagent-ils cette compréhension du lecteur ? Nous nous

arrêtons un moment sur les différences assez subtiles entre la perception du lecteur et celle

des frères de Joseph.

Contrairement au lecteur, les frères ne savent pas que le gouverneur égyptien est

Joseph, celui qu'ils ont maltraité autrefois. Cependant, comme le lecteur, un sentiment de

peur les habite lorsqu'ils sont introduits dans la maison de Joseph (v. 18). À l'instar du

lecteur, ils supposent qu'une punition va tomber sur leur tête, mais chez eux, la raison de

cette vengeance est la somme d'argent qu'ils ont retrouvée dans leur sac. L'allusion à la

somme d'argent restituée permet aux frères de justifier leur peur. Ce recours intertextuel

joue donc une fonction argumentative. Il est à noter que les frères, au moment où ils

pensent qu'ils sont introduits dans la maison pour être punis d'avoir volé de l'argent,

prévoient déjà le verdict : être traités en esclaves (v. 18). La sentence que les frères

envisagent rejoint effectivement la supposition du lecteur pour qui une vengeance de

Joseph est possible. En effet, si Joseph est devenu esclave en Égypte, c'est parce qu'il a été

maltraité par ses frères. Ainsi, d'une manière inconsciente, les frères s'attribuent la punition

que leur victime a subie pendant plusieurs années. Est-ce le juste retour des choses ?

À leur entrée dans la maison de Joseph, les frères, ayant peur d'être punis à cause de

la somme d'argent restituée, racontent au majordome leur découverte sur le chemin du

retour lors du premier voyage : « Lorsque nous sommes venus à la halte de nuit, nous avons

ouvert nos besaces et voici que l'argent de chacun était à l'ouverture de sa besace » (v. 21).

Nous constatons qu'il y a dans cet aveu une transformation pragmatique consistant à

reprendre deux épisodes pour en faire un seul. En effet, sur le chemin du retour, le narrateur

précise qu'un seul frère a ouvert son sac et que celui-ci y a trouvé une somme d'argent

(42,27). C'est seulement à la maison et en présence de leur père que les dix frères de Joseph

ont vidé chacun leur sac et qu'ils ont fait la même découverte (42,35). Ces deux versets du

chapitre 42 servent donc d'hypotexte au verset 21 du présent chapitre. Le lien hypertextuel

du verset 21 avec les deux autres versets assume la fonction argumentative visant à justifier

l'innocence des frères. En un seul verset, les frères résument les deux épisodes du passé

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pour montrer qu'ils ne sont pas coupables pour la somme d'argent qu'ils ont trouvée dans

leur sac.

Les deux épisodes de découverte de l'argent caché sont donc résumés en un seul qui

s'est déroulé sur le chemin du retour durant la nuit. Vu l'urgence de la situation, un récit

court capable d'affirmer l'innocence des frères convient mieux. Mais pourquoi les frères de

Joseph ne rapportent-ils pas le récit de la découverte en présence de Jacob ce qui, dans le

cas présent, eut pu accorder plus de crédibilité en raison du témoignage du patriarche ? Le

lecteur se souvient encore qu'après la découverte nocturne, les frères ont été terrifiés en se

demandant entre eux : « Qu'est-ce que Dieu nous a fait là ? » (42,28) Le motif de

l'intervention divine dans cette affaire revient dans le présent récit lorsque l'intendant de

Joseph cherche à rassurer les frères face à leur inquiétude en disant : « C'est votre Dieu, le

Dieu de votre Père qui vous a donné un trésor dans vos besaces » (v. 23). Ainsi, en faisant

raconter aux frères de Joseph le récit de ce qui s'est passé à la halte de la nuit plutôt que de

ce qui s'est passé devant Jacob, le narrateur exploite la fonction herméneutique. En effet, en

faisant référence au récit de la nuit, le narrateur cherche à montrer l'innocence des frères et

en même temps souligne l'état d'angoisse des frères, causé par le lien avec la présence

divine dans cette histoire.

Quoi qu'il en soit, les frères sont bien accueillis par le majordome. Ils préparent

l'offrande qu'ils ont apportée en attendant le retour du maître égyptien. Lorsque Joseph

revient à la maison, les frères lui offrent les cadeaux de la part de Jacob et se prosternent à

terre devant lui (v. 26). La mention du cadeau provenant de Jacob et du geste de

prosternement des frères peut faire allusion à deux éléments qui ont provoqué la jalousie et

la haine des frères envers Joseph au début de l'histoire1082. En effet, cette mention rappelle

au lecteur le don de la tunique que Jacob a offert à Joseph comme signe de la préférence

paternelle, et au songe interprété comme la volonté de domination de Joseph sur ses frères.

Par ce lien intertextuel, qui remplit la fonction référentielle, le lecteur peut croire que les

songes de Joseph sont en train de se réaliser. Il est à noter que, dans ce court récit, les frères

se prosternent devant Joseph deux fois : une fois lorsqu'ils lui présentent le cadeau (v. 26) et

1082 Nous suivons ici la lecture de Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 214.

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une fois après la question de Joseph sur la santé de Jacob (v. 28). Cela est conforme aux

deux songes de Joseph dont le second impliquait la présence de Jacob1083 (37,10).

Après le premier prosternement des frères, Joseph leur demande : « Est-ce qu'il est en

paix votre vieux père dont vous aviez parlé ? » (v. 27) La question sur le shalôm de Jacob

peut faire allusion à la mission que celui-ci a confiée à son fils préféré lorsqu'il l'a envoyé à

Sichem (37,14). De plus, en désignant Jacob comme le vieux père, Joseph évoque sa propre

figure puisqu'il est le fils de sa vieillesse1084 (37,3). Cette double allusion peut assumer la

fonction référentielle puisqu'en se désignant comme fils du père qui reçoit la mission

d'apporter la paix à ses frères, Joseph laisse entendre qu'il va accomplir cette tâche malgré

l'écart considérable de temps entre l'envoi et la réalisation de la mission.

Ce n'est qu'après avoir été informé sur la santé de son père que Joseph regarde

Benjamin. À la vue du fils de sa mère, Joseph ne peut plus contrôler ses émotions. Il gagne

un endroit privé et là il pleure (v. 30). Les pleurs de Joseph rappellent au lecteur une

précédente scène où Joseph se détourne de ses frères pour verser des larmes après avoir

entendu leur confession (42,24). À la différence de la dernière fois où l'émotion chez

Joseph était provoquée par la présence de ses frères dont la confession collective sur la

faute du passé ne le laissait pas indifférent, la présente scène met l'accent sur les sentiments

de Joseph envers Benjamin. Est en jeu ici une transfocalisation narrative qui consiste à

modifier le point de vue1085. En effet, contrairement à la première scène où le centre

d'intérêt ne portait sur aucun des frères1086, la présente scène se concentre sur Benjamin.

Ainsi, en parlant des pleurs de Joseph dans un nouveau contexte, le narrateur exploite la

fonction argumentative consistant à justifier l'attachement de Joseph envers son dernier

frère. L'émotion provoquée par cette relation particulière est aussi forte que la confession

sincère de tous les autres sur leur faute du passé. Jusqu'à présent, le lecteur est demeuré

incertain de l'intention de Joseph lorsqu'il exige la venue de Benjamin. Avec le lien

hypertextuel qu'il vient de remarquer, le lecteur est maintenant sûr que Joseph ne veut

aucun mal à son dernier frère. Quant aux frères, ils ignorent encore le lien particulier entre

1083 Wénin, Ibid., p. 216. 1084 En ce sens, Wénin, Ibid., p. 215. 1085 Genette, Palimpsestes, p. 333. 1086 À vrai dire, l'intérêt se portait sur Ruben, mais ce n'était pas du tout son intervention qui émouvait

Joseph.

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le gouverneur égyptien et Benjamin. Sur ce point précis, nous pouvons dire qu'en reprenant

le motif des pleurs de Joseph, le narrateur fait valoir la fonction ludique permettant de créer

une connivence entre lui et le lecteur aux dépens des onze fils de Jacob. Cette position

supérieure de connaissance aidera le lecteur à regarder autrement la suite du récit.

Dans un lieu privé, Joseph laisse libre cours ses larmes. Ensuite, il se lave le visage et

revient vers ses frères en les invitant à table. Le repas que Joseph offre à ses frères fait sans

doute écho à celui que ces derniers ont pris après avoir jeté Joseph dans la citerne (37,25).

Les trois mots en hébreu que le narrateur utilise pour décrire le repas en 37 sont tous repris

ici : « Ils s'assirent (wayyēšeḇû) » (43,33a) « pour manger du pain (leʾĕḵōl leḥem1087) »

(43,32b). De plus, dans ce cadre de partage, le lecteur trouve une analogie importante entre

ce qui s'est passé au début de l'histoire et ce qui se déroule aujourd'hui. Il s'agit dans les

deux cas d'isolement de Joseph par rapport aux autres frères durant le temps du repas : alors

qu'autrefois Joseph était enfermé dans la citerne, aujourd'hui il se met seul à une autre

table1088. L'allusion de cette scène au v. 25 du chapitre 37 peut remplir une fonction

critique. En effet, en reprenant le cadre du repas, le narrateur met les frères devant une

situation inversée. Si autrefois les frères se sont débarrassés de Joseph pour prendre un

repas, ils sont appelés aujourd'hui à le reconnaître dans le cadre d'un repas.

Les liens transtextuels que tisse Gn 43 avec les autres récits permettent au narrateur

d'exploiter la fonction testimoniale. Par le changement de motif dans l'exigence de la venue

de Benjamin, le narrateur laisse assumer à Juda, d'une manière tout à fait différente, la

parole prononcée par le gouverneur égyptien. Si en revenant du premier voyage, Juda et ses

frères ont modifié certains éléments du discours du ministre de Pharaon pour donner une

image agréable de leur séjour à l'étranger, ici, Juda radicalise la demande de l'Égyptien

(évaluation). Quant aux frères, ils rejoignent Juda pour répondre à la question posée par

leur père sur la raison qui les a poussés à mentionner l'existence de Benjamin au sein de la

famille. De cette manière, ils attestent leur innocence en confirmant que l'exigence de la

venue de Benjamin en Égypte vient véritablement du gouverneur égyptien (attestation).

Devant la résistance de Jacob, le narrateur met dans la bouche de Juda une parole qui

exprime le désir de vie, le même désir qui animait Jacob au moment où il envoya ses fils en

1087 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 222. 1088 Green, « What Profit for Us ? », p. 140.

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Égypte pour la première fois (attestation). Ce faisant, le narrateur associe ce désir de vie à

celui que Joseph a exprimé à ses frères lors de leur sortie de prison, pour en donner un

nouveau sens : vivre ne consiste pas seulement à avoir la nourriture, mais aussi à parler vrai

et à être fiable (évaluation). Après quelques moments de lamentation, Jacob autorise le

deuxième voyage de ses fils en préparant l'offrande destinée à l'Égyptien. Parmi les

cadeaux envoyés se trouvent les trois produits qui sont descendus avec Joseph en Égypte.

Cette allusion permet au narrateur d'affirmer au lecteur, à l'insu de Jacob lui-même, que

l'espoir du patriarche de retrouver son fils préféré devient possible (attestation). En voyant

ses frères venir en Égypte avec Benjamin, Joseph demande à son majordome de préparer un

festin. L'allusion au repas et à la bête tuée permet au narrateur de susciter chez le lecteur

une peur de vengeance, sentiment qui domine effectivement les frères bien que sa cause

soit liée plutôt à la somme d'argent restituée (émotion). Cette angoisse devient encore plus

forte lorsque le majordome de Joseph évoque la présence divine dans l'affaire de l'argent

remis (émotion). À l'arrivée de Joseph, les frères se prosternent devant lui. Le geste de

prosternation, accompagné par le cadeau provenant du père, donne à penser au lecteur que

les rêves de Joseph en Gn 37 sont en train de se réaliser (attestation). En fixant son regard

sur Benjamin, Joseph laisse couler des larmes. Ces pleurs, faisant allusion à la scène de

confession lors de la première visite, permettent au narrateur d'écarter toutes les possibilités

de vengeance de la part de Joseph (émotion). Ainsi, l'analogie entre le repas que Joseph

offre à ses frères et celui qu'ils ont pris en Gn 37 ne fait que les inviter à reconnaître la

véritable identité de celui qui est toujours mis à l'écart des autres (évaluation).

Le désir de Joseph d'être reconnu par ses frères n'est pas réalisé au cours du repas

festif. Le lendemain, Joseph ordonne à son majordome de remplir les sacs de ses frères

jusqu'au bord en mettant sa coupe d'argent dans le sac de Benjamin. À peine sortis de la

ville, les frères sont arrêtés par l'assistant de Joseph qui inspecte les sacs. La coupe est

découverte dans le sac de Benjamin. Pour innocenter le frère cadet, Juda a fait une

intervention courageuse qui relate l'histoire de la famille patriarcale surtout en ce qui

concerne la relation singulière entre Jacob et le fils de Rachel. Quels sont les liens

transtextuels que tisse Gn 44 avec les autres récits du livre de la Genèse ? C'est l'objectif de

notre analyse dans les pages qui suivent. En mettant en évidence les rapports de

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transtextualité entre les récits, nous dégageons la voix narrative dans sa fonction

testimoniale.

5.8 UNE FOUILLE DANS L'HISTOIRE FAMILIALE (Gn 44)

Nous considérons que la scène de la fouille du sac réalisée par le majordome de

Joseph entretient une relation intertextuelle avec celle que Laban a faite pour la famille de

Jacob (31,1-35). Il s'agit ici d'intertextualité selon la définition de Genette, ou précisément

d'allusion, reprise d'un autre texte de manière non littérale et non explicite1089. Observons

maintenant les liens intertextuels entre Gn 44 et Gn 31.

Pour pratiquer la divination, la coupe d'argent est utilisée dans le récit de Joseph. Les

idoles occupent la même fonction dans l'histoire de Laban1090. Si la coupe a été mise dans le

sac de Benjamin avant le départ des frères, les idoles sont volées par Rachel avant le départ

de la famille de Jacob pour éviter la poursuite de Laban. Dans un cas comme dans l'autre,

l'absence de l'objet divinatoire n'empêche pas son propriétaire, ou le représentant de celui-

ci, de se mettre à la recherche de ce qui lui appartient. À la rencontre des voleurs présumés,

l'accusateur leur pose une question angoissante : « Pourquoi as-tu volé mes dieux ? »

(31,30) ; « Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien ? » (44,4) Répondant à

l'accusation de Laban à propos du vol des idoles, Jacob dit à son beau-père : « Celui avec

qui tu trouveras tes dieux, il ne vivra pas » (31,32). Cette réponse est semblable à celle des

frères lorsqu'ils sont accusés d'avoir dérobé l'objet en métal précieux : « Celui de tes

serviteurs chez qui [cela] sera trouvé mourra1091 » (44,9). En protestant de son innocence,

Jacob condamne sans le savoir son épouse bien-aimée à mort. De la même manière, en

1089 Bouillaguet définit la référence comme « emprunt non littéral explicite », la citation comme « emprunt

littéral explicite », le plagiat comme « emprunt non littéral explicite » et l'allusion comme « emprunt non

littéral non explicite ». A. Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L'imitation cryptée, Paris,

Honoré Champion, 2000, p. 31. 1090 Nous suivons ici l'analyse de Zakovitch, « Through the Looking of Glass », p. 141-143. À propos de l'usage

des idoles pour les pratiques divinatoires, voir Ézéchiel 21,26 : « Le roi de Babylone se tient à

l'embranchement, à l'entrée des deux chemins, pour chercher les présages. Il secoue les flèches, consulte les

idoles, examine le foie » ; Zacharie 10,2 : « En effet, les idoles ont donné des réponses vides et les devins ont

eu des visions mensongères » (TOB). 1091 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 562.

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s'affirmant non coupables, les frères proposent inconsciemment la mort du fils préféré de

leur père, sans qui il leur est difficile de rentrer au pays1092.

Il est à noter aussi que l'ordre de la fouille des sacs des frères rappelle celui de Laban

à l'égard de la famille de Jacob1093. Il s'agit dans les deux cas de terminer la fouille par le

coupable : Benjamin ici et autrefois Rachel, sa mère1094. Là, Laban commence la fouille par

la tente de Jacob, puis par celle de Léa et puis par celle des deux servantes. Enfin, il entre

dans la tente de Rachel, la coupable1095 (31,33). Ici, le majordome de Joseph commence la

fouille en vidant le sac du plus grand pour achever par celui du plus petit chez qui il trouve

l'objet volé (44,12). Cependant, à la différence de la scène de fouille d'autrefois où le

coupable n'est pas trouvé, la scène de fouille d'aujourd'hui permet de le découvrir. Il est à

remarquer que les deux récits de la fouille se clôturent par une réconciliation mettant fin

aux conflits qui divisent les membres d'une même famille.

L'allusion peut se présenter de manière simple, comme nous venons de le montrer.

Elle peut également s'exprimer dans le jeu des situations. D'une part, elle vise à évoquer

une situation connue, d'autre part, elle opère des changements considérables par rapport à la

situation qu'elle rappelle. En reconnaissant des analogies dans les deux scènes de fouille, le

lecteur s'étonne des renversements de situation. La mère qui vole les idoles n'est pas arrêtée

alors que son fils est arrêté pour la faute qu'il n'a pas commise. Ne sachant pas que son

épouse est coupable du vol, Jacob se plaint du soupçon de son beau-père (31,36-42) alors

que Joseph, montant lui-même le crime, blâme ses frères par fausse accusation (44,15). La

mère, reconnue non coupable, meurt d'une faute qu'elle a commise, en raison de la

prophétie de son mari inconscient, tandis que son fils, reconnu coupable, ne meurt pas d'une

faute dont il n'est pas l'auteur.

1092 Gunkel (Genesis, p. 433) note que si les frères prévoient de s'imposer une lourde sentence, c'est qu'ils se

sentent complètement innocents. 1093 Pour Hamilton (The Book of Genesis, p. 564), dans les deux cas, le verbe « ḥāpaś » est utilisé pour décrire

l'acte de fouiller. 1094 Selon Hamilton (Ibid.), si Laban entre dans la tente de Rachel, au dernier moment, pour chercher l'objet

perdu, c'est qu'elle est moins soupçonnée que les autres. De la même manière, le majordome de Joseph

fouille le sac de Benjamin en dernier lieu parce qu'il veut donner l'impression que le fils cadet de Jacob est le

dernier suspect. 1095 La description de cette scène témoigne de la maestria du narrateur. Voir Fokkelman, Narrative Art in

Genesis, p. 170.

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362

En mettant habilement en œuvre cette allusion, Joseph cherche à évoquer une

situation familiale que les frères connaissent depuis leur enfance. Probablement à cause de

l'angoisse et de la rapidité des événements, les frères n'arrivent pas à faire le lien entre les

deux situations pour enfin découvrir que celui qui est l'auteur de cette ruse redoutable doit

être quelqu'un de la famille. Par ce stratagème ingénieux, Joseph se montre remarquable

pédagogue : il conduit ses interlocuteurs à reconnaître par eux-mêmes, à travers une

situation analogue, leur propre histoire familiale passée.

L'allusion dont il est question ici crée un effet de complicité entre le narrateur et le

lecteur. Elle assume la fonction ludique dont parle Jouve. Par ce jeu de décodage, le

narrateur renvoie le lecteur à une situation qu'il connaît en le conduisant progressivement à

une situation inédite. Le va-et-vient entre le déjà-vu et la nouveauté permet au lecteur de

développer son imagination en s'appuyant sur une connaissance préalablement acquise.

Force est de constater qu'ici le déjà-vu n'est pas une simple répétition, ce qui rendrait la

lecture ennuyeuse, mais la nouveauté n'est pas une réalité complètement autre, ce qui

désoriente complètement le lecteur. Le fait qu'il connaisse le coupable dès le début ne

réduit en rien son attention. Bien au contraire, cette connaissance l'oriente vers la question

de la manière dont la scène de fouille va se terminer. Tout au long de la lecture de cette

histoire, le lecteur fait appel sans cesse à sa mémoire pour confronter le déroulement du

procès d'aujourd'hui à celui d'autrefois. Les éléments connus permettent au lecteur

d'approfondir sa connaissance, en raison des similitudes concernant la scène de vol au sein

de la famille ; les éléments nouveaux l'aident à entrer dans le jeu du narrateur et à évaluer

sa créativité. Sortant d'une telle lecture, le lecteur ne peut qu'être comblé de la connaissance

plus solide qu'il a acquise, comparable à la saveur d'un vieux vin conservé dans une outre

neuve.

Par le lien intertextuel entre Gn 31 et Gn 44, le narrateur assume donc la fonction

testimoniale du récit en faisant entendre sa voix constituée par l'analogie entre deux scènes

de fouille. La comparaison que le lecteur fait entre ces deux récits lui permet de repérer les

éléments connus afin de mettre en évidence la nouveauté (évaluation).

La scène de fouille que nous venons d'observer nous conduit à l'histoire de la famille

de Jacob dans le passé. La suite du récit nous invite également à regarder les paroles et les

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gestes du personnage d'aujourd'hui à la lumière de ce qui s'est passé autrefois.

Commençons par le geste du déchirement de vêtement.

Constatant que la coupe d'argent est retrouvée dans le sac de Benjamin, les frères

déchirent leurs vêtements (v. 13). Ce geste fait allusion à celui de Ruben lorsqu'il découvre

que Joseph n'est plus dans la citerne (37,29) et aussi à celui de Jacob au moment où ses fils

lui apportent la tunique de Joseph, imprégnée du sang du bouc1096 (37,34). En faisant

allusion aux deux gestes accomplis dans le passé, le narrateur montre que les frères

manifestent le même sentiment de compassion devant le risque de perdre l'un des leurs. En

même temps, le narrateur souligne que le geste fait par les frères aujourd'hui peut être le

signe de la culpabilité enfouie d'une faute commise dans le passé. Le lien intertextuel dont

il est question ici remplit la fonction herméneutique, dans le sens où la référence aux gestes

de jadis précise et complique le sens du texte lu, la compassion ayant gagné aujourd'hui le

cœur des frères.

Le lien avec le passé se poursuit dans notre récit par l'intervention de Juda. Ne

pouvant plus se justifier devant l'accusation de la coupe volée, Juda propose lui-même le

verdict pour tous les frères : « Nous voici esclaves pour mon seigneur, nous et aussi celui

dans la main de qui a été trouvée la coupe » (v. 16). Cette auto-sentence rappelle le sort que

Joseph a subi à cause de la proposition de vente faite par Juda. Ce n'est donc pas un hasard

que le même Juda prenne la parole dans la circonstance présente. Face à cette proposition

audacieuse, Joseph réduit la gravité de la sentence : « L'homme dans la main de qui a été

trouvée la coupe, lui sera pour moi esclave, mais vous, montez en paix vers votre père »

(v.17). Par cette contre-proposition, Joseph évoque une situation que les frères ont déjà

connue quelques années auparavant : le retour à la maison sans le fils de Rachel, pris

comme esclave1097. Cette allusion à une situation du passé assume la fonction ludique. En

effet, contrairement aux frères qui ne savent pas que le gouverneur égyptien est Joseph,

celui qui fut vendu comme esclave, le lecteur saisit facilement l'analogie des deux

situations. Par ce lien intertextuel, le narrateur établit une complicité entre lui et le lecteur

aux dépens des onze fils de Jacob.

1096 Ainsi, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 241. Consulter également da Silva, La symbolique

des rêves et des vêtements, p. 158. 1097 Voir Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 249.

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C'est en ignorant la véritable identité de son interlocuteur que Juda intervient auprès

de lui pour demander une faveur spéciale. Dans son discours de plaidoyer, Juda récapitule

les faits, par citation ou par allusion, pour convaincre Joseph de le retenir comme esclave à

la place de Benjamin. Force est de constater que Juda n'est pas toujours un fidèle

narrateur1098. En effet, Juda a modifié certains contextes de paroles citées pour atteindre

l'objectif visé. Il a employé également plusieurs procédés de transtextualité en vue de

montrer le bien-fondé de son discours. Observons tout cela dans les détails.

Après avoir supplié la bienveillance du gouverneur égyptien, Juda lui rapporte un

événement du passé : « Mon seigneur a demandé à ses serviteurs en disant : "Avez-vous un

père ou un frère ?" » (v. 19) Cette version des faits ne correspond pas tout à fait à ce qui

s'est passé lors de la première rencontre entre Joseph et ses frères. Elle répète plutôt

l'explication que les frères de Joseph ont donnée à leur père lorsque ce dernier reprocha à

ses fils d'avoir informé l'intendant de Pharaon qu'ils avaient encore un frère (43,7).

Comment Juda a-t-il osé modifier le contexte de cette parole citée en présence de son

interlocuteur qui, contrairement à Jacob en 43,7, connaît parfaitement l'événement

rapporté? Dans une perspective narrative, ce recours intertextuel avec la modification du

contexte cité peut exprimer la fonction référentielle qui consiste à renvoyer le lecteur au

dialogue entre Jacob et ses fils lors du retour du premier voyage. À la différence de Joseph

qui n'est pas du tout au courant de cette conversation, le lecteur sait que les frères ont décrit

à leur père l'image d'un gouverneur moins sévère qu'il ne paraît. C'est justement dans l'idée

de la bienveillance du seigneur égyptien que Juda poursuit son discours en soulignant la

raison pour laquelle Joseph a exigé la venue de Benjamin : « Faites-le descendre vers moi,

que je pose mon regard sur lui » (v. 21). Bien qu'il soit juste que Joseph ait enjoint ses

frères d'amener Benjamin auprès de lui, l'objectif de cette exigence est profondément

modifié. En effet, l'injonction de Joseph a pour but de vérifier si les paroles des frères sont

véridiques (42,20), alors que cette exigence devient, dans la bouche de Juda, l'expression

d'une bienveillance de la part de Joseph1099. Il s'agit ici d'une procédure d'hypertextualité

que l'on peut qualifier de transvalorisation. Ce procédé consiste à attribuer à un personnage,

«par voie de transformation pragmatique ou psychologique, un rôle plus important et/ou

1098 En ce sens, Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 38. 1099 Voir Gunkel, Genesis, p. 434.

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plus "sympathique", dans le système de valeurs de l'hypertexte, que ne lui en accordait

l'hypotexte1100 ». Ainsi, en répétant les paroles que les frères attribuent à Joseph, Juda a

«complètement laissé de côté [l']accusation d'espionnage. Les paroles de Juda reflètent le

fait que cette accusation n'était qu'un prétexte et que le souci de Joseph était bien Benjamin

et non pas le salut des autres frères1101 ».

Après avoir rappelé à son interlocuteur sa question au sujet de l'existence de Jacob et

de Benjamin, Juda, reprenant la réponse que les frères ont donnée lors du premier voyage,

évoque l'état de son père et la relation particulière que celui-ci entretient avec le dernier fils

de Rachel. Le lecteur constate que le verset 20 du présent chapitre établit un rapport

critique avec le verset 13 du chapitre 42 puisque le premier commente le second.

« Ils dirent : "Tes serviteurs sont douze, des frères, nous, nous sommes les fils d'un

seul homme dans le pays de Canaan ; et voici que le petit est avec notre père aujourd'hui et

l'un n'est plus" » (42,13) //

« Nous avons dit à mon seigneur : "Nous avons un vieux père et un enfant de

vieillesse, un petit ; et son frère est mort et il est resté, lui, lui seul, de sa mère et son père

l'aime" » (44,20).

En effet, en reprenant 42,13, 44,20 précise que le père des frères est vieux et que son

dernier fils est le fils de sa vieillesse. Dans ce même verset, Juda souligne également que

Benjamin est le seul fils qui reste à sa mère et que son père l'aime pour cette raison. Le lien

transtextuel entre ces deux versets peut être qualifié de métatextualité puisque le deuxième

reprend le premier en ajoutant quelques commentaires. Il est à remarquer également que Gn

44,20 entretient avec Gn 37,3-4 une relation d'hypertextualité. En reprenant certains mots

de 37,3 comme « vieillesse », « aimer », Gn 44,20 les utilise dans un autre contexte. En

effet, « en 37,3, le fait que Jacob aime le fils de sa vieillesse va entraîner, en 37,4, la haine

des autres frères à son égard, alors qu'ici, en 44,20, les mêmes circonstances motivent

l'intervention de Juda en faveur du fils préféré pour qui il est prêt, cette fois-ci, à se sacrifier

au lieu de le rejeter hors de la famille1102 ». Qu'il s'agisse de métatextualité ou

d'hypertextualité que Gn 44,20 entretient avec les autres versets du cycle de Joseph, le

narrateur, par ce verset, rend le discours de Juda plus émouvant en vue de susciter la

sympathie de la part de Joseph.

1100 Genette, Palimpsestes, p. 393. 1101 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 40. 1102 Ibid.

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Juda poursuit son discours en rappelant au seigneur égyptien que les frères ont

répondu à son exigence de la venue de Benjamin : « Nous avons dit à mon seigneur : "Le

jeune homme ne pourra pas abandonner son père, s'il abandonne son père, il mourra" »

(v.22). Cette parole ne se trouve pas dans le dialogue entre Joseph et ses frères lors de la

première rencontre. Elle fait allusion plutôt à l'entretien entre Jacob et ses fils lors du retour

du premier voyage (42,36-38). Ce phénomène intertextuel peut explorer la fonction ludique

puisque le narrateur met en œuvre un jeu de décodage qui suscite, sous le regard du lecteur,

la participation de tous les personnages. D'un côté, bien que Joseph ne soit pas au courant

de la conversation entre Jacob et ses fils, il sait que Benjamin a une place singulière dans le

cœur de son père depuis la disparition du fils préféré. L'entretien lors de la première

rencontre entre Joseph et ses frères ne fait que confirmer cette intuition. De l'autre, même si

Juda ne sait pas que le seigneur égyptien est bel et bien Joseph, il devine que ce dernier

peut avoir une relation particulière avec Benjamin. Ainsi, utilisant une parole hors de son

contexte, Juda indique « qu'il a compris les désirs de Joseph. Par cet ajout, il signifie en

effet que Joseph ne pouvait pas et ne peut pas ignorer tout ce que Benjamin représente pour

son père et que, de la sorte, ce n'est pas par hasard que ce même Benjamin soit l'objet des

menaces de Joseph1103 ».

Quittant le dialogue que les fils de Jacob ont eu avec le gouverneur égyptien, Juda

oriente son interlocuteur vers l'échange entre Jacob et ses fils lors du retour du premier

voyage. Au verset 24, Juda résume ce qui s'est passé après la première rencontre : « lorsque

nous sommes montés vers ton serviteur mon père, nous lui avons raconté les paroles de

mon seigneur ». En rapportant ce qu'ont fait les frères lors de leur retour au pays d'origine,

Juda a introduit un nouvel élément qui donne une touche personnelle à son discours. En

effet, Juda présente pour la première fois son père en utilisant un suffixe possessif au

singulier : « mon père ». Ce faisant, il endosse la subjectivité de la lecture, une tâche qui

apparaît avec clarté dans le rapprochement des deux textes1104. Ainsi,

pour Juda, Jacob n'est plus seulement le père de l'ensemble des frères, il est

aussi le sien propre. Le possessif singulier indique que Juda perçoit qu'une

1103 Ibid., p. 41. 1104 À ce propos, nous trouvons une remarque pertinente de Piégay-Gros (Introduction à l'Intertextualité,

p.18-19) : « Définir l'intertexte par un effet de lecture peut aussi signifier revendiquer et assumer la

subjectivité de la lecture ; les rapprochements produits entre les textes ne sont alors ni considérés comme

un passage obligé de la lecture ni même référés à un phénomène d'écriture ».

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relation privilégiée existe aussi entre lui et Jacob. Il n'est pas indifférent que

cette prise de conscience ait lieu au cours d'une intercession qui conduira Juda

à s'offrir en esclavage à la place de Benjamin parce que, précisément, ce

dernier est, depuis la « mort » de Joseph, le fils préféré de Jacob. En

intercédant, Juda non seulement n'éprouve plus à l'égard de l'amour préférentiel

dont Benjamin est l'objet, cette jalousie qui l'a conduit à vendre Joseph en

esclavage, mais il découvre aussi la force de sa propre relation à son père1105.

Il est à noter qu'en rapportant la parole de son père à propos du destin de Joseph, Juda

dit : « Sûrement, il a été déchiqueté, oui, déchiqueté, et je ne l'ai pas vu jusqu'ici » (v. 28).

Cette supposition de Jacob après la disparition de Joseph ne figure pas dans les paroles qu'il

a adressées à ses fils au retour du premier voyage. Il s'agit plutôt de la reprise du constat de

Jacob lorsqu'il a vu la tunique ensanglantée de Joseph que les frères lui ont apportée

(37,33). Il est important de remarquer ici qu'en rapportant la parole de son père, Juda ajoute

au moins deux mots : « sûrement » et « jusqu'ici ». Ces petits mots sont un commentaire de

Juda. Ainsi, ce verset entretient avec 37,33 une relation de métatextualité puisque le

premier établit un rapport critique avec le deuxième en le commentant. La fonction de ce

lien métatextuel peut être herméneutique car en faisant référence au v. 33 du chapitre 37,

Juda précise l'attitude de Jacob en ce qui concerne le sort de Joseph. Bien que Jacob

imagine que son fils préféré a été mis en pièce par une bête sauvage, il est toujours dans

l'incertitude : il ne l'a pas vu jusqu'à présent.

Au verset 29, Juda continue de rapporter la parole de son père en ce qui concerne le

sort de Benjamin : « Vous prenez aussi celui-ci loin de ma face ». Cette phrase est une

reprise partielle de la parole de Jacob adressée à ses fils au retour du premier voyage :

«Vous m'avez privé d'enfant : Joseph n'est plus, Siméon n'est plus et Benjamin, vous [le]

prendrez » (42,36). Comme au verset précédent, Juda ajoute ici un adverbe qui est très

signifiant : « aussi ». Cet ajout adverbial, assumant la même fonction qu'au verset 28,

rapproche le destin de Joseph de celui de Benjamin, fils de sa mère. En ajoutant cela, Juda

suppose que Jacob commence à percevoir que ce sont les frères qui ont pris Joseph loin de

la face de leur père1106.

Comme nous l'avons souligné, le contexte du texte cité est déterminant dans le

processus d'élaboration de sens du texte citant dans sa nouvelle insertion. Le discours de

1105 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 43. 1106 Voir Rossier, Ibid., p. 45 ; Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 266.

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Jacob que Juda rapporte devant Joseph s'achève en ces termes : Si « un malheur lui (à

Benjamin) arrive, vous ferez descendre ma chevelure blanche dans le malheur au séjour des

morts » (v. 29). Cette conclusion du discours rapporté est vraiment troublante pour Joseph.

En effet, selon les dires de Juda, Jacob, jusqu'au dernier moment de son discours, veut

garder à tout prix Benjamin avec lui. Or, Joseph constate que Benjamin est venu avec ses

frères en Égypte. Cela suppose qu'il y a quelque chose de très grave qui est arrivé à Jacob.

Est-il vraiment malade au point de ne pas remarquer le départ de Benjamin ? Est-il décédé

en raison du chagrin pour son fils disparu, un chagrin qui ne cesse de grandir devant la

demande d'une semblable séparation d'avec l'autre fils de son épouse bien-aimée ? Les

frères ont-ils trompé leur père pour partir avec le dernier frère ? Ont-ils utilisé la même

stratégie de violence pour isoler leur père, comme ils l'ont fait autrefois à l'égard de Joseph,

pour obtenir le départ de Benjamin ? Ces questionnements sont légitimes chez Joseph

puisque jusqu'à maintenant il n'est pas au courant de tout ce qui s'est réellement passé dans

la maison de son père avant le deuxième voyage. Contrairement à Joseph, le lecteur sait que

cette parole conclusive dans le discours rapporté par Juda est simplement la reprise de la

réaction de Jacob suite à la proposition maladroite de Ruben (42,38). De plus, le lecteur

apprend déjà qu'un événement décisif s'est produit lors de l'intervention salutaire de Juda.

La suite du plaidoyer de Juda va mentionner cet élément de suspense, non pas comme une

récapitulation du passé, mais comme une perspective d'avenir qui commence par une

expression hypothétique : « et maintenant, si j'arrive chez ton serviteur mon père » (v. 30).

Continuant son discours de plaidoyer, Juda, au verset 31, s'approprie les conclusions

que Jacob lui-même envisageait en 42,38 et 44,29 : « Quand il verra que le jeune homme ne

sera pas, il mourra ; et tes serviteurs auront fait descendre la chevelure blanche de ton

serviteur notre père dans le chagrin au séjour des morts ».

Les mots mêmes employés par Jacob deviennent siens : le verbe ירד au hifil,

«faire descendre » et les substantifs שיבת, « cheveux blancs », et שאלה « au

Shéol ». Le complément ביגון, « dans l'affliction », est le terme exact employé

par Jacob en 42,38 et non pas celui, équivalent, que Juda place dans la bouche

de son père en 44,29 [ברעה, « dans le malheur »] : Juda identifie désormais son

langage le plus fidèlement possible à celui de Jacob1107.

1107 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 47.

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Il est ici question d'un changement de voix narrative que l'on peut qualifier également

de transvocalisation1108. Autrement dit, la parole de Jacob autrefois est adoptée maintenant

par Juda lui-même. Par ce lien hypertextuel, le narrateur exploite la fonction argumentative

puisqu'en faisant répéter mot pour mot la parole de Jacob par Juda, il attribue à ce dernier

une grande autorité venant directement de son père. Juda devient pour ainsi dire le

représentant officiel de son père devant le gouverneur égyptien. Cela s'avère évident pour le

lecteur qui en sait la raison, mais pour Joseph rien n'est clair sur ce point parce qu'il sait que

Juda n'est pas le fils aîné de Jacob1109. Une telle autorité revient naturellement à Ruben en

absence du père. Juda se dépêche d'expliquer à Joseph le motif de ce changement au verset

suivant.

Quoique succincte, l'explication que Juda donne au verset 32 est une reprise fidèle de

l'engagement qu'il a pris devant son père en 43,9 pour garantir le retour de Benjamin :

« Et moi, je porterai son gage (ʾeʿerḇennû) : de ma main tu le chercheras ; si je ne le

fais pas venir vers toi et ne le ramène pas devant toi, j'aurai commis une faute (weḥāṭāʾṯî)

envers toi tous les jours » (43,9) //

« Car ton serviteur s'est fait gage (ʿāraḇ) du jeune homme auprès de mon père en

disant : "Si je ne le fais pas venir vers toi, j'aurai commis la faute (weḥāṭāʾtî) envers mon

père tous les jours" » (44,32).

Dans les deux versions,

les mots-clés ערב, « se porter garant » et חטא, « pécher, être coupable » y

figurent. Le verbe חטא est à la même forme aux deux endroits : וחטאתי, « je

serai coupable ». Le verbe ערב connaît, lui, une variation dans la forme : en

43,9, on a אערבנו, « je me porterai garant de lui », tandis qu'en 44,32, on a ערב,

« (ton serviteur) s'est porté garant (du garçon) ». Dans le premier cas la

garantie est une promesse, dans le second cas, elle est un fait accompli1110.

Ce recours intertextuel par le moyen de la citation en sa version abrégée,

probablement à cause de l'urgence de la situation, peut assumer la fonction référentielle. En

effet, en faisant référence à un verset que le lecteur a déjà rencontré, le narrateur lui indique

que la promesse que Juda a faite à son père est en train de se réaliser. De quelle manière

Juda va-t-il accomplir sa promesse ? Avant de continuer la lecture pour chercher une

réponse à cette question, le lecteur peut s'arrêter un petit moment pour découvrir le génie du

1108 Genette, Palimpsestes, p. 335-339. 1109 En ce sens, voir Sarna, Genesis, p. 307. 1110 Rossier, « L’intercession de Juda : Gn 44,18-34 », p. 47-48.

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narrateur lorsqu'il garde la même forme du verbe חטא, mais une autre pour le verbe ערב. Par

cette manière d'utiliser la forme verbale, le narrateur laisse entendre une chose importante :

quelle que soit la forme de l'engagement que Juda va prendre, il sera à jamais coupable

envers son père en cas de faillite1111. Face à une pareille situation, quelle est la proposition

de Juda ?

Après un moment de suspens pour retarder le dévoilement de la manière dont Juda va

s'engager pour honorer sa promesse envers son père, le narrateur fait connaître au lecteur la

proposition de Juda : « Maintenant, que ton serviteur demeure, s'il te plaît, à la place du

jeune homme, [comme] esclave pour mon seigneur, et que le jeune homme monte avec ses

frères » (v. 33). Du point de vue de Juda, qui ne sait pas encore que le gouverneur égyptien

est Joseph, cet engagement est une manière radicale de tenir jusqu'au bout la promesse qu'il

a prononcée solennellement devant son père. Dans le regard du lecteur qui connaît la

destinée de Joseph, le terme « esclave » peut faire allusion au sort que Joseph lui-même a

subi au cours des premières années de son séjour égyptien. Quelle que soit la manière dont

Joseph fut vendu, la proposition de vente de Juda fait de lui le premier responsable de la

disparition de Joseph. Ainsi, le lecteur peut comprendre que Juda, en s'offrant lui-même à la

place de Benjamin, reconnaît le crime qu'il a commis autrefois. Le lien intertextuel opéré

par l'allusion que le narrateur utilise ici peut remplir une fonction ludique. En effet, par

cette procédure littéraire, le narrateur établit une complicité certaine entre lui et le lecteur,

aux dépens des personnages que sont Juda et ses dix autres frères. Comme ces derniers, le

lecteur suppose qu'il va voir se produire un événement décisif à la suite de la proposition

courageuse de Juda. Mais, à la différence des frères qui attendent le verdict du gouverneur

égyptien avec beaucoup d'angoisse, le lecteur peut espérer un happy end puisqu'il sait que

le coupable d'autrefois, en se proposant pour être esclave, accepte déjà pleinement sa

responsabilité. Le dénouement de cette situation va sans tarder être dévoilé.

Par les liens transtextuels de Gn 44 avec les autres récits, le narrateur exploite donc la

fonction testimoniale du récit. À la lumière du geste accompli par Ruben et par Jacob, le

déchirement de vêtement fait par les frères lorsque Benjamin est découvert coupable, a pour

objectif de souligner la compassion devant le risque de perdre un être cher (émotion). Par la

proposition de Juda d'être retenu en Égypte à la place de Benjamin, le narrateur évoque la

1111 Ainsi, Rossier, Ibid., p. 48.

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situation d'autrefois où les fils de Jacob rentrent à la maison sans le fils préféré de leur père.

Toutefois, à la différence de la situation de jadis, Juda est prêt maintenant à assumer le sort

de sa victime (évaluation). En faisant modifier, par Juda, le motif de l'exigence de la venue

de Benjamin en Égypte, le narrateur rend Joseph plus sympathique par rapport à la

rencontre lors du premier voyage (évaluation). Mettant dans la bouche de Juda quelques

précisions à propos du lien particulier entre Jacob et Benjamin, le narrateur souligne que

l'amour démesuré du patriarche envers le fils de Rachel est maintenant accepté par les

autres fils puisque Juda, leur porte-parole, est prêt à se sacrifier lui-même pour protéger ce

lien affectif (évaluation). À travers cet engagement, Juda est allé jusqu'à mettre en évidence

sa relation privilégiée avec Jacob en utilisant un suffixe possessif au singulier : « mon

père». C'est dans ce lien particulier que Juda évoque, au moyen de mot « jusqu'ici »,

l'incertitude de Jacob de ce qui est réellement arrivé à Joseph. De la même manière, par

l'ajout de l'adverbe « aussi », Juda laisse entendre que son père commence à percevoir la

responsabilité de ses fils dans la disparition de Joseph (évaluation). Quoiqu'il en soit, Juda

parvient à s'approprier la parole de son père en se considérant comme représentant officiel

du patriarche (attestation). C'est dans cette position que Juda considère l'engagement pris

devant son père, non comme une promesse, mais comme un fait accompli (évaluation).

Quelle que soit la forme d'engagement qu'il assume, il se sent coupable envers son père en

cas d'échec (attestation). Avec une telle conviction, et le lecteur sait que Juda est en train de

réparer la faute du passé en s'offrant comme esclave à la place de Benjamin, la situation des

fils de Jacob doit aboutir à un tournant majeur (évaluation).

5.9 RETOUR À LA VIE (Gn 45)

L'engagement audacieux de Juda conduit Joseph à se révéler à ses frères. Cette scène

de révélation, intimement liée à la question du retour à la vie, peut être comptée parmi les

péricopes les plus émouvantes de l'histoire de Joseph. Quels sont les liens transtextuels que

tisse Gn 45 avec les autres récits ? En dégageant ces liens, nous nous mettons à l'écoute de

la voix narrative dans sa fonction testimoniale.

Ne pouvant plus se contrôler, Joseph, avec beaucoup d'émotion, révèle sa véritable

identité à ses frères : « C'est moi Joseph. Mon père est-il encore vivant ? » (v. 3) Loin d'être

une simple répétition de la demande de Joseph à propos de son père (43,27), une question à

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laquelle il a déjà reçu la réponse par ses frères1112 (43,28), la référence à la figure paternelle

au moment du dévoilement de la personne de Joseph semble revêtir une signification

profonde. En effet, l'argument de Juda pour convaincre Joseph de le retenir à la place de

son dernier frère tourne autour de l'attachement entre Jacob et Benjamin au point où la mort

de l'un peut provoquer le décès de l'autre (44,30-31). Or, cette relation particulière s'est

tissée seulement à la suite de la disparition de Joseph, le fils préféré de Jacob. Ainsi, la mort

supposée de Joseph entraîne l'attachement entre Jacob et Benjamin, une relation dans

laquelle la mort de l'un peut entraîner la mort de l'autre. Au moment où Joseph se révèle

comme vivant à ceux qui le croient mort, la question de la vie de son père doit donc

nécessairement être mentionnée. Autrement dit, à la différence du schéma qui évoque la

mort éventuelle de trois membres d'une famille, la révélation de Joseph rétablit sa propre

vie au sein de la fratrie et immédiatement la vie de son père. Quant à Benjamin, la question

de sa vie n'est pas explicitement posée puisque désormais la relation se joue plutôt entre

Jacob et Joseph. L'affirmation de Jacob au moment où il apprend que Joseph est encore en

vie va dans ce sens : « Joseph mon fils est encore vivant. J'irai et je le verrai avant que je

meure » (v. 28). Il est à noter que même si la question de la vie de Benjamin n'est pas

évoquée – d'autant plus qu'il est présent en chair et en os devant Joseph –, il occupe une

place importante dans le discours de Joseph. Il est la seule personne dont Joseph mentionne

le nom dans son discours (v. 12). De plus, le narrateur a pris la peine de focaliser le récit de

la rencontre entre Joseph et Benjamin avant de montrer l'ensemble de la scène : « Il

(Joseph) tomba au cou de Benjamin son frère et il pleura ; et Benjamin pleura à son cou. Et

il embrassa tous ses frères et il pleura sur eux » (v. 14-15). Enfin, Benjamin reçoit trois

cents sicles d'argent et cinq vêtements de rechange – signe du retour à la vie et du

rétablissement d'une relation1113 –, un cadeau qui est beaucoup plus grand que celui des

autres frères (v. 22).

L'analyse que nous venons de faire nous permet de dire que la question de Joseph à

ses frères au sujet de la vie de son père n'est pas à proprement dit une citation d'une phrase

1112 Avec une longue conversation entre Joseph et ses frères où la figure de Jacob est au centre de toute

préoccupation, il est difficile de penser que Joseph ne croit pas à la réponse de ses frères. En ce sens, voir

Humphreys, Joseph and his Family, p. 49. 1113 Pour da Silva (La symbolique des rêves et des vêtements, p. 163), « le don d'un vêtement est souvent mis

en relation avec la fête, l'amitié et l'engagement dans une relation durable ».

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mentionnée en 43,27. Elle est plutôt une allusion à la relation particulière de Jacob envers

les enfants de Rachel. Ce recours intertextuel exploite la fonction métadiscursive puisque la

question de la vie de Jacob n'est pas vraiment liée à un contexte antérieur, mais elle sert à

éclairer l'enjeu profond de la révélation d'identité de Joseph dans la situation actuelle.

Autrement dit, le clin d'œil malicieux du narrateur à propos de la vie de Jacob, celui qui est

vivant mais que l'on suppose mort si Benjamin ne revient pas, n'a qu'un seul objectif :

mieux situer le retour à la vie de Joseph, celui que Jacob croit mort.

Au retour au pays de Canaan après le deuxième voyage, le premier mot que les frères

adressent à leur père concerne précisément la vie de Joseph : « Joseph est encore vivant »

(v. 26). Cette annonce est donc une reprise de la première parole de révélation de Joseph

avec cependant deux transformations. La première consiste dans le changement du sujet :

Joseph au lieu de Jacob. Quant à la deuxième, c'est le changement de la phrase interrogative

à une forme affirmative. Cette deuxième transformation n'aurait pas lieu si nous traduisions

la parole de Joseph par une affirmation exclamative : « Mon père est donc encore

vivant1114! » Si c'est le cas, il est question ici d'une hypertexualité qui se joue dans la

relation de dérivation d'un texte à un autre. La modification du sujet en conservant le même

style – on qualifie ce type de transformation de parodie –, ne produit cependant pas le

même effet chez l'auditeur. En écoutant la parole révélatrice de Joseph, les frères ne

peuvent rien lui répondre puisqu'ils tremblent devant lui (v. 3). Quant à Jacob, il demeure

insensible à l'annonce de ses fils, parce qu'il ne les croit pas (v. 26). Les réactions

différentes face à l'annonce de la vie sont probablement liées au statut de l'auditeur. En

effet, si les frères sont responsables de la disparition de Joseph, Jacob en est une victime.

Ainsi, en mettant la parole révélatrice de Joseph dans la bouche des frères, le narrateur

exploite la fonction argumentative consistant à justifier les différentes attitudes de Jacob et

de ses fils à propos de l'annonce du retour à la vie de Joseph.

Revenons à la scène de révélation de l'identité de Joseph face à laquelle les frères

tremblent en restant silencieux. Cette attitude est compréhensible dans la mesure où les

frères, ayant subi quelques fausses accusations, peuvent penser que le gouverneur égyptien

est en train d'inventer un autre ingénieux stratagème. Pour rassurer ses frères, Joseph leur

dit : « C'est moi Joseph votre frère, moi que vous avez vendu en Égypte » (v. 4). L'allusion

1114 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 276.

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à la vente permet aux frères de reconnaître Joseph en la personne de l'intentant de Pharaon.

Cependant cette reconnaissance ne diminue pas l'angoisse des frères. En effet, faisant

référence à la vente, Joseph précise qu'il a été vendu par ses frères. Par cette précision,

Joseph se met effectivement dans la position de victime de ses frères. Du point de vue de

ces derniers, s'il est vrai que le ministre égyptien est Joseph qui fut vendu par ses frères, les

menaces dont ils font l'objet jusqu'à maintenant ne sont qu'un début. Le recours intertextuel

dont il est question ici remplit la fonction herméneutique. En effet, en revenant à un épisode

du passé, le seigneur égyptien précise que c'est bien lui, Joseph. Mais cette précision

complique le sens de la scène de vente en attribuant aux frères la responsabilité directe de

l'échange commercial. Or, le lecteur sait bien que si les frères se sont associés à la

proposition de vente faite par Juda, rien ne confirme qu'ils soient passés à l'acte1115.

Saisissant probablement la peur qui ne cesse d'augmenter chez ses frères, Joseph

continue à les consoler : « Mais maintenant, ne soyez pas affligés, que cela ne s'enflamme

pas à vos yeux [le fait] que vous m'avez vendu ici car c'est pour faire vivre que Dieu m'a

envoyé devant vous » (v. 5). Il est à noter que Joseph, pour calmer l'inquiétude de ses

frères, attribue à Dieu la responsabilité principale de la vente en Égypte. Cependant, le fait

d'évoquer la figure de Dieu rappelle sans doute aux frères la scène de découverte de l'argent

remis lors de la halte nocturne sur le chemin de retour du premier voyage. En effet, c'est

durant cette découverte angoissante que les frères invoquent le nom de Dieu : « Qu'est-ce

que Dieu nous a fait là ? » (42,28) Ainsi, en cherchant à rassurer ses frères ébahis, Joseph

les pousse inconsciemment vers une inquiétude toujours plus grande. Il est possible que

c'est à cause de cela que les frères écoutent passivement l'instruction que Joseph leur donne,

aussi bien au sujet de la relecture du passé qu'à propos de la projection d'avenir.

L'insistance de Joseph au verset 12 va dans ce sens : « Et voici que vos yeux voient, et les

yeux de mon frère Benjamin, que c'est ma bouche qui vous parle ». L'allusion à

l'intervention divine appuie ici la fonction argumentative consistant à justifier l'attitude

angoissante des frères de Joseph.

Après avoir parlé à ses frères du projet de l'installation de toute la famille en Égypte,

Joseph leur demande : « Vous raconterez à mon père tout mon poids en Égypte et tout ce

que vous avez vu » (v. 13). Cette demande peut faire allusion à la mission que Jacob a

1115 Sur la responsabilité des frères dans la vente de Joseph, voir notre chapitre sur les dispositifs évaluatifs.

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confiée à Joseph quelques années auparavant lorsqu'il dit à son fils préféré : « Va, s'il te

plaît, vois la paix de tes frères et la paix du petit bétail et fais-moi revenir une parole1116 »

(37,14). Ce lien intertextuel qu'est l'allusion fait valoir la fonction référentielle. En effet,

après avoir adressé à ses frères les paroles de paix en les rassurant de leur inquiétude sur

leur faute passée et du souci de l'avenir, Joseph demande à ses frères de raconter à leur père

toute sa gloire en Égypte. Ce faisant, Joseph commence à réaliser la mission qu'il a reçue de

son père : faire venir une parole vers son père.

Par les liens transtextuels entre Gn 45 et les autres récits de l'histoire de Joseph, le

narrateur parle au lecteur en exploitant la fonction testimoniale. Faisant le lien entre le

retour à la vie de Joseph et la question de la vie de Jacob, le narrateur affirme la relation

particulière entre le patriarche et les fils de Rachel (attestation). En évoquant les réactions

différentes au sujet de l'annonce du retour à la vie de Joseph, le narrateur évalue le degré

d'implication de chaque personnage dans la disparition de Joseph (évaluation). En mettant

dans la bouche de Joseph l'explication de la responsabilité directe des frères dans la vente,

le narrateur souligne leur angoisse, un sentiment qui devient encore plus fort par le motif de

l'action divine dans l'événement de la vie des frères (émotion). Toutefois, au-delà de tout

incident de l'histoire, Joseph parvient à réaliser la mission que son père lui a confiée :

assurer la paix de ses frères et faire revenir une parole vers son père (attestation).

La mission que Joseph a reçue de son père s'accomplit au moment où les frères

annoncent à leur père le retour à la vie de Joseph. Une fois réalisée, cette mission s'ouvre à

un deuxième volet qui est le départ de la famille patriarcale du pays de la promesse.

Comment le narrateur parle-t-il au lecteur dans le récit qui décrit le déplacement important

du peuple d'Israël vers le pays d'Égypte ? C'est l'objectif de notre prochaine étude.

5.10 DÉPART DU PAYS DE LA PROMESSE (Gn 46)

Apprenant la bonne nouvelle concernant son fils préféré, Israël, en tant que chef de

tribu, a rassemblé tous ses biens pour se mettre en route vers l'Égypte. Au cours de son

déplacement, il s'est arrêté à Béer-Shéva afin d'offrir des sacrifices au Dieu de son père

1116 Voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 283-284.

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Isaac1117 (v. 1). Le fait de faire référence à ce lieu en précisant qu'Israël y apporte une

offrande au Dieu de son père Isaac peut réveiller la mémoire intertextuelle du lecteur. En

effet, c'est sur ce même lieu qu'Isaac est demeuré après avoir été empêché par Dieu de

descendre en Égypte pour éviter la famine (26,23.33). Devant le même contexte de famine

et dans le même lieu, le lecteur peut supposer que la descente en Égypte sera interdite par

Dieu lui-même1118. La suite du récit confirme le contraire, puisque Dieu encourage Jacob à

y descendre en promettant d'être avec lui là où il sera1119 (v. 3-4). Cela dit, en sollicitant la

mémoire intertextuelle du lecteur, le narrateur a créé une nouvelle situation qui surprend le

lecteur dans son attente. C'est là où réside le plaisir de la lecture.

En assurant Jacob de son départ pour l'Égypte, Dieu lui fait cette promesse : « C'est

une grande nation que je te placerai là » (v. 3). Par cette garantie, le voyage de Jacob n'est

pas perçu comme une excursion1120. Jacob ne deviendra pas un visiteur dans le pays

d'Égypte, mais un immigrant. Il établira sa demeure dans un pays lointain. La promesse de

devenir une grande nation des fils d'Israël est appliquée pour la première fois en dehors du

pays de Canaan1121. Par l'allusion à la promesse divine au sujet de la grande nation, le

narrateur exploite la fonction herméneutique. En effet, le narrateur situe la promesse faite à

Jacob dans la tradition patriarcale pour dire qu'elle sera réalisée en Égypte.

Avec l'accompagnement de Dieu, Jacob et sa famille descendent dans la vallée du

Nil. C'est Joseph qui vient à la rencontre de son père. La première parole de Jacob lorsqu'il

a vu Joseph après vingt ans de séparation1122 est une reprise de son souhait avant le départ

en Égypte :

« Joseph mon fils est encore vivant. J'irai et je le verrai avant que je meure » (45,28)//

« Je peux mourir cette fois, après que j'ai vu ta face, car tu es encore vivant » (46,30).

Nous constatons que Jacob reprend dans un ordre inversé les paroles qu'il a

prononcées avant de quitter son pays natal. Ce faisant, il semble dire à Joseph que sa

1117 Sur le chemin d'aller voir son fils, un père s'arrête pour présenter l'offrande au Dieu de son propre père.

Ainsi, Hamilton, The Book of Genesis, p. 589. 1118 Ackerman, « Joseph, Judah, and Jacob », p. 108. 1119 Voir Gunkel, Genesis, p. 439 ; Hamilton, The Book of Genesis, p. 590. 1120 Nous nous inspirons ici de la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 591. Voir aussi Westermann,

Genesis 37-50, p. 156. 1121 Voir Gn 17,20 ; 18,19 ; 21,13.18. 1122 Sur la chronologie de l'histoire de Joseph, voir Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 341.

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dernière volonté est en train de s'accomplir. Si les premières paroles sont considérées

comme un souhait, les deuxièmes s'avèrent comme une réalisation. Cependant, dans la suite

du récit, le désir de mourir de Jacob ne sera plus mentionné. Ainsi, par ce lien intertextuel,

le narrateur exploite la fonction herméneutique consistant d'une part à préciser

l'attachement de Jacob envers Joseph. Mais le narrateur souligne aussi que le désir de

mourir est lié à un désespoir inconsolable devant la disparition d'un être aimé. Dès le retour

de cette personne, c'est le désir de la vie qui l'emporte sur le désir de la mort. La reprise de

parole chez Jacob sert donc de double objectif. D'un côté, elle précise que Jacob est

tellement attaché à Joseph qu'il est prêt à accepter la mort à cause de lui. De l'autre, elle

souligne que malgré cet attachement, c'est toujours le désir de la vie qui l'emporte.

En mentionnant l'intervention de Dieu à Béer-Shéva, le narrateur, par la fonction

testimoniale du récit, confirme l'accompagnement divin auprès de la famille patriarcale

dans sa marche vers le pays d'Égypte (attestation). C'est sur cette terre étrangère où, pour la

première fois, la promesse de devenir une grande nation se réalise en dehors du pays de

Canaan (évaluation). Le narrateur certifie également que Jacob renoue avec Joseph son

attachement en laissant le désir de la vie l'emporter sur celui de la mort (attestation).

C'est donc en terre égyptienne que Jacob revit son affection particulière avec Joseph.

Comment cette relation se développe-t-elle dans la suite du récit ? En répondant à cette

question, nous poursuivons notre lecture pour détecter la voix narrative dans sa fonction

testimoniale.

5.11 BÉNÉDICTION POUR LES NATIONS (Gn 47)

Avant de développer le lien étroit entre Jacob et Joseph, nous nous arrêtons sur la

scène de la bénédiction que le patriarche accorde au souverain égyptien. Comme nous

l'avons démontré au chapitre sur les dispositifs évaluatifs, Jacob, à deux reprises, bénit

Pharaon sans que celui-ci ne lui demande. Il est pertinent de comparer ici la présence de

Jacob en Égypte à celle d'Abraham racontée au chapitre douzième de la Genèse1123.

Comme son grand-père, Jacob descend dans la vallée du Nil pour échapper à la famine.

Afin de se sauver lui-même et pour être bien traité, Abraham invente un mensonge faisant

croire aux Égyptiens que sa femme est sa sœur. Tandis que Jacob, lui, pour sauver sa

1123 Nous nous inspirons ici de la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 613.

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famille, bénit le chef du pays d'accueil. Contrairement à Abraham qui apporte le malheur au

peuple égyptien, Jacob lui accorde sa bénédiction1124. C'est la raison pour laquelle Abraham

était obligé de quitter l'Égypte, alors que Jacob est invité à y demeurer. Le rapprochement

entre le séjour égyptien de Jacob et celui d'Abraham exploite la fonction critique. En effet,

bien que les deux voyages ont un objectif commun, à savoir le refuge des membres de la

famille patriarcale durant la famine, chacun d'eux est marqué par des caractéristiques

diamétralement opposées. À travers la présence de Jacob en Égypte, la bénédiction divine

se répand partout dans ce pays qui accueille, durant la période de famine, les peuples de la

terre. Ainsi, la promesse que Dieu a adressée à Abraham (« en toi seront bénies toutes les

familles de la terre », [12,3]) s'accomplit grâce à Jacob1125.

Il est à noter que la bénédiction divine n'est pas seulement accordée au pays d'Égypte,

elle se manifeste aussi au sein de la famille patriarcale. En effet, au verset 27, le narrateur

décrit le succès des enfants d'Israël en ces termes : « Israël demeura dans le pays d'Égypte,

dans le pays de Goshèn et ils [les Israélites] y furent propriétaires et ils portèrent du fruit et

ils devinrent très nombreux ». Cette réussite fait écho à la bénédiction que le créateur a

adressée aux êtres humains1126 (Cf. Gn 1,28). En faisant allusion à la bénédiction divine au

début du livre de la Genèse lorsqu'il décrit la postérité de la famille de Jacob, le narrateur

utilise la fonction référentielle consistant à montrer au lecteur que cette promesse est

finalement réalisée.

Nous venons de voir comment la bénédiction divine se répand en Égypte grâce à la

présence de Jacob et de sa famille. Observons maintenant, au cœur du pays d'accueil, la

relation particulière qui se développe entre le patriarche et son fils préféré. Au verset 28, le

narrateur précise que la durée du séjour égyptien de Jacob fut de dix-sept ans. Le chiffre

dix-sept rappelle au lecteur l'âge de Joseph lorsqu'il est présenté en 37,2. Le lecteur se

souvient encore que Joseph y fut mentionné dans un rapport étroit avec son père : « Voici

les tōleḏôṯ de Jacob. Joseph, fils de dix-sept ans ». Ainsi, en retrouvant le chiffre dix-sept, le

lecteur peut penser à la relation particulière entre Jacob et Joseph. La suite immédiate du

1124 Le dialogue respectueux, l'esprit d'ouverture et la bénédiction de Jacob peuvent être considérés comme

une réparation de l'injustice commise autrefois par Abraham. En ce sens, Fischer, « Die Josefsgeschichte »,

p. 254. 1125 Voir Westermann, Genesis 37-50, p. 171-171 ; Fischer, Ibid. 1126 En ce sens, Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 300.

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récit confirmera cette intuition puisque c'est Jacob qui, par un geste très intime, demandera

à Joseph de l'enterrer en Égypte (v. 29). L'évocation du chiffre dix-sept peut donc remplir la

fonction référentielle en renvoyant le lecteur à l'attachement entre Jacob et Joseph. Si

auparavant Joseph a vécu avec son père pendant dix-sept ans avant d'être considéré comme

mort, Jacob se prépare à sa propre mort après avoir vécu en Égypte, grâce à Joseph,

pendant la même durée1127.

C'est en envisageant son enterrement que Jacob, par une promesse solennelle,

exprime à son fils préféré sa dernière volonté. Le geste de mettre la main sous la cuisse de

quelqu'un pour prêter serment est mentionné seulement deux fois dans la Genèse, et ne se

répètera pas dans les autres récits bibliques. La première fois, il s'agissait d'Abraham qui

demande à son serviteur d'aller chercher une épouse pour son fils Isaac dans le pays de sa

naissance1128 (24,1-4). Par la reprise littérale de cette expression dans l'entretien entre Jacob

et Joseph (47,29), le narrateur veut accorder une crédibilité à la promesse de Joseph. En

effet, si le lecteur sait bien que le serviteur d'Abraham, après lui avoir prêté serment, a

réussi à faire ce que demande son maître, il suppose que Joseph, par une démarche

semblable, va mener à terme l'engagement qu'il a pris devant son père. La suite du récit

confirmera que Joseph tiendra sa parole d'honneur (50,4-8). Cette intertextualité assume

donc la fonction éthique qui consiste à renforcer un ethos du narrateur par le fait qu'il fait

référence à un geste parfaitement accompli dans le passé. Il est à remarquer que ces deux

serments sont prêtés dans un contexte relativement analogue : dans un pays étranger,

Abraham et Jacob dont la vue est alourdie à cause de l'âge, orientent leur regard vers leur

pays natal afin d'envisager une perspective d'avenir. En ce qui concerne le premier, il est

question de chercher une épouse pour son fils qui n'est autre que le père de Jacob, alors que

pour le second, il s'agit de réaliser le désir de reposer auprès de ses pères, soit Abraham et

Isaac. Ainsi, le geste de prêter serment en mettant la main sous la cuisse se rapporte d'une

manière ou d'une autre aux trois patriarches du peuple d'Israël.

Par les liens transtextuels entre Gn 47 et les autres récits de la Genèse, le narrateur

parle au lecteur en exploitant la fonction testimoniale. En faisant allusion au séjour

égyptien d'Abraham, le narrateur indique que la présence en Égypte de Jacob,

1127 Sarna, Genesis, p. 324. 1128 Westermann, Genesis 37-50, p. 183.

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contrairement à celle de son grand-père, est source de bénédiction (évaluation). Bien qu'elle

demeure dans un pays étranger après une période de grande disette, la famille de Jacob

devient de plus en plus nombreuse, réalisant ainsi la promesse que Dieu a faite au premier

couple de vivants (attestation). Par la précision de la durée du séjour égyptien de Jacob, le

narrateur confirme l'attachement de Jacob envers Joseph (attestation). En évoquant le geste

de Joseph mettant la main sous la cuisse de son père pour lui prêter serment, le narrateur

certifie que la dernière volonté de Jacob sera réalisée (attestation).

L'attachement de Jacob envers Joseph n'est pas seulement lié au serment concernant

la volonté du patriarche d'être enterré auprès des siens ; il se poursuit également dans la

bénédiction que Jacob accorde aux fils de Joseph et dans la donation que le patriarche fait à

son fils préféré. Nous observons cette relation particulière au chapitre 48 en étant attentifs à

la voix narrative dans sa fonction testimoniale.

5.12 LIEN DE JACOB AVEC LA FAMILLE DE JOSEPH (Gn 48)

On informe Joseph que Jacob est gravement malade. Joseph rend visite à son père en

amenant avec lui Manassé et Éphraïm. Apprenant la présence de ses petits-fils, le patriarche

exprime son désir de les bénir. La bénédiction de Jacob envers les deux fils de Joseph

rappelle au lecteur la scène de la bénédiction d'Isaac1129 (27,1-40). Dans les deux cas, le

père de famille, étant en état de cécité, procède à la bénédiction. L'allusion à la bénédiction

d'Isaac rappelle au lecteur une scène connue, mais c'est pour le surprendre. En effet, bien

que les deux patriarches ne voient pas très bien à cause de l'âge avancé, Jacob est conscient

de ce qu'il fait, contrairement à son père qui fut dupé par son fils cadet avec l'aide de sa

mère. Comme Joseph qui est témoin de la scène, le lecteur pense qu'il s'agit ici de l'erreur

d'un homme qui devient gâteux à la fin de sa vie. Cette supposition est à l'esprit du lecteur

durant la bénédiction. Cependant, la réponse de Jacob à Joseph met fin à toute hypothèse

chez le lecteur : « Je sais, mon fils, je sais que lui aussi deviendra un peuple, lui aussi sera

grand, et pourtant son petit frère sera plus grand que lui » (v. 19). Cela dit, le narrateur

décrit une scène qui est relativement analogue à celle d'une bénédiction de jadis pour

réveiller la mémoire du lecteur. Ce faisant, il suscite une attente de la part du lecteur. Cette

1129 Pour une analyse détaillée de ces deux scènes, voir Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, p. 352-

353.

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attente sera comblée puisque dans les deux scènes de bénédictions, le cadet supplante son

frère aîné. Mais le génie du narrateur consiste dans le fait qu'il introduit un nouvel élément

au schéma habituel, à savoir une conscience parfaite de celui qui donne la bénédiction.

Notons aussi une autre nouveauté qui est insérée dans la bénédiction relatée en Gn

48. En effet, à la différence de Gn 27, ici, les deux enfants font ensemble l'expérience d'une

proximité humaine et sont bénis ensemble1130. Bien que Jacob accorde sa préférence au fils

cadet de Joseph, il associe l'aîné à sa bénédiction. Autrement dit, Manassé reçoit sa part

dans la bénédiction de Jacob même si celui-ci préfère Éphraïm. « De cette façon, Jacob

surmonte cette ancienne rivalité vécue par lui-même comme douloureuse et lourde de

conséquence. La bénédiction ouverte et commune pour les deux enfants empêche la

scission de la famille, la confrontation destructrice et les cachotteries, sans nier les

véritables préséances existantes1131 ».

Jacob ne manifeste pas seulement une affection particulière envers les fils de Joseph,

il lui fait aussi un cadeau spécial. En évoquant Sichem comme la terre de donation que

Jacob offre à Joseph, le narrateur fait appel à la mémoire transtextuelle du lecteur. Ce lien

transtextuel assume la fonction ludique créant une connivence entre le narrateur et le

lecteur aux dépens du personnage Jacob. En effet, à la différence de Jacob qui n'est pas au

courant de la tentative du viol de Joseph par l'épouse de son maître, le lecteur, témoin de

cette scène, ne cesse de penser à la résistance de Joseph devant les avances faites par cette

femme. Aux yeux du lecteur, ce don est une grande récompense pour couronner le mérite

de Joseph qui a réussi là où les acteurs de l'affaire de Sichem ont échoué1132 (Gn 34).

Contrairement à Sichem qui n'arrive pas à contrôler ses sentiments envers Dina au point de

la violer, Joseph se maîtrise parfaitement devant les paroles séductrices de la dame

concupiscente. De plus, Joseph, contrairement à ses frères qui ont utilisé la violence pour

sauver l'honneur de leur sœur, demeure silencieux devant l'accusation injuste de la femme

lascive probablement pour sauver l'honneur de son maître. Ainsi, en accordant à Joseph la

terre de Sichem, Jacob couronne le mérite de son fils préféré sans connaître explicitement

le motif de cette donation.

1130 Nous suivons ici la lecture de Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 256. 1131 Fischer, Ibid. C'est nous qui traduisons. 1132 Pour Gry (« La bénédiction de Joseph », p. 517), l'allusion dans la donation de Jacob à l'aventure de Dina

est évidente. Contre cette lecture, voir von Rad, La Genèse, p. 427.

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Par le lien transtextuel de Gn 48 avec Gn 27, le narrateur parle au lecteur en indiquant

que Jacob, contrairement à son père, est conscient de ce qu'il fait lorsqu'il accorde sa

bénédiction à Éphraïm et à Manassé (évaluation). En outre, en exprimant ouvertement sa

préférence pour le cadet Éphraïm sans pour autant exclure Manassé de sa bénédiction,

Jacob surmonte la rivalité fraternelle qui pèse lourdement sa conscience depuis la jeunesse

(évaluation). Quant au lien du présent chapitre avec le chapitre 34, il permet au narrateur de

faire resurgir chez le lecteur le sentiment de sympathie envers Joseph qui est parvenu à se

maîtriser face à la séduction et à la fausse accusation de la femme de son maître (émotion).

La bénédiction dont il est question au chapitre 48 est seulement limitée à la famille de

Joseph. Comment cette bénédiction s'adresse-t-elle aux autres fils de Jacob ? Nous

regardons cela au chapitre 49 en écoutant la voix narrative dans sa fonction testimoniale.

5.13 PAROLE DU PÈRE À SES ENFANTS (Gn 49)

Jacob commence son discours en s'adressant à Ruben. Il évoque le fait que son

premier-né a profané son lit en couchant avec sa concubine. L'allusion à l'inceste commis

par Ruben permet au lecteur de comprendre davantage les paroles que Jacob a prononcées à

l'endroit de son fils aîné. En effet, la sentence de Jacob sur Ruben laisse le lecteur dans une

situation d'ambiguïté en ce qui concerne la signification de l'expression : « supériorité

d'honneur et supériorité de puissance » (v. 3). Le terme yeṯer « peut être lu soit

adverbialement "excessivement" ou "surabondamment", soit dans un sens nominal de

"excessif en", "prééminent en" ou "supérieur en1133" ». Autrement dit, ce vocable peut être

entendu aussi bien dans le sens négatif que positif. Ainsi, en faisant allusion à l'épisode de

l'inceste raconté en 35,21-22, Jacob veut souligner le « caractère violent et incontrôlé de

Ruben1134 ». La fonction de ce recours intertextuel peut être qualifié d'herméneutique

puisque la référence à Gn 35,21-22 permet au lecteur de préciser le sens de Gn 49,3-4. Il est

intéressant de noter ici que l'allusion à Gn 35,21-22 dans le contexte de la sentence tribale a

également pour objectif de faire comprendre au lecteur l'attitude de Jacob à propos de la

déviance sexuelle de Ruben. En effet, le narrateur ne décrit pas la réaction de Jacob lorsque

celui-ci a appris ce que son fils aîné lui a fait. Par contre, la sentence que Jacob a prononcée

1133 Macchi, Israël et ses tribus selon Genèse 49, p. 42. 1134 Ibid., p. 49.

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en Gn 49,3-4 en dit long sur le sentiment qui l'habite au moment où on lui a raconté

l'affaire.

Qu'en est-il de Siméon et Lévi dans la pensée du patriarche ? En les désignant comme

des frères, Jacob ne vise pas seulement à souligner leur proximité1135, il rappelle surtout

leur collaboration dans le massacre des Sichémites raconté en Gn 341136. La thématique de

la violence ne fait que confirmer le lien étroit entre Gn 49,5-7 et Gn 34. Le recours

intertextuel de Gn 49,5-7 à Gn 34 peut assumer la fonction herméneutique consistant à

condamner clairement l'acte d'atrocité dont Siméon et Lévi furent les protagonistes. En

effet,

en Gn 49, la violence de Siméon et de Lévi est jugée de manière totalement

négative et conduit à la condamnation de 49,7, alors que le texte de Gn 34 sous

sa forme actuelle, et en dépit d'un fil narratif qui devrait conduire logiquement à

une telle condamnation, n'a de cesse de rendre acceptable le massacre des

Sichémites. On trouve en effet, explicitement justifiés à la fois le mensonge et

le massacre par une formule insistant sur l'impureté (טמא Pi‘el) subie par Dina

«leur sœur» (versets 5aα, 13b et 27b). Le verset 7b insiste lourdement sur le

caractère illicite de l'acte de Sichem. Le verset 31 laisse le dernier mot à l'auto-

justification de Siméon et Lévi. En outre, 35,2.4 semble vouloir inscrire le récit

du chapitre 34 dans le cadre de la lutte contre les idoles et finalement, en 35,5,

c'est Dieu lui-même qui va protéger les fils de Jacob des conséquences néfastes

envisagées par 34,301137.

Par les paroles adressées à Siméon et à Lévi, Jacob les condamne donc d'avoir

commis une faute très grave à Sichem. Par contre, Juda, qui n'est pas pour autant innocent,

bénéficie de la louange du patriarche. En bénissant Juda, Jacob lui accorde une domination

sur ses frères : « Juda, c'est toi que tes frères célébreront » (v. 8). Cette position supérieure

de Juda par rapport à ses frères rappelle au lecteur la bénédiction qu'Isaac a accordée à

Jacob : « Les fils de ta mère se prosterneront devant toi » (Gn 27,29). Nous pouvons

considérer cette reprise comme une référence au sens où il s'agit ici d'un emprunt non

littéral explicite. La fonction référentielle de cette reprise a pour objectif de confirmer que

la bénédiction de Jacob découle naturellement de la tradition patriarcale. De ce fait, en

1135 Ainsi, Ibid., p. 54. 1136 Selon A. Caquot (« "Siméon et Lévi sont frères..." [Genèse 49,5] », dans J. Doré – P. Grelot – M. Carrez

[dir.], De la Tôra au Messie. Études d'exégèse et d'herméneutique biblique, Paris, Desclée, 1981, p. 113), les

«commentaires rabbiniques [...] n'ont pas tort de voir dans cette fraternité une complicité ». 1137 J.-D. Macchi, Israël et ses tribus selon Genèse 49 (Orbis Biblicus et Orientalis 171), Fribourg – Göttingen,

Universitaires – Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 60.

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384

«reprenant le thème de la domination du patriarche sur son frère, Gn 49,8 inscrit Juda dans

la ligne des trois patriarches1138 ».

Dans sa bénédiction, Jacob compare Juda à un lion. Le lecteur peut y trouver une

allusion à la tromperie au sujet de la disparition de Joseph dont Juda est le premier

responsable. L'image du lion ne fait que rappeler la réaction de Jacob lorsqu'il voit la

tunique ensanglantée de Joseph : une bête féroce l'a mangé1139. Cette allusion assume la

fonction ludique puisque le narrateur suscite ici une connivence entre lui et le lecteur aux

dépens de Jacob. En effet, Jacob n'a jamais su que Juda fut le premier responsable de la

vente de Joseph. D'ailleurs, il n'est pas au courant que ses fils ont vendu Joseph ou au

moins furent associés à la proposition de vente faite par Juda.

Comme Juda, Joseph reçoit l'éloge du patriarche. Il existe une autre interprétation

concernant la parole de Jacob sur Joseph. Ce dernier y est comparé à un « fils des vaches » :

« Joseph est un fils des vaches (a), un fils de vaches près d'une source (α). Les filles (de

vaches) ont marché vers le taureau1140 (b) » (v. 22). L'image bovine peut être une allusion à

l'interprétation de Joseph à propos du songe de Pharaon1141. En effet,

1138 Ibid., p. 84. 1139 En ce sens, Good, « The "Blessing" on Judah », p. 429. 1140 La traduction est de Macchi, Israël et ses tribus selon Genèse 49, p. 185. L'auteur (Ibid., p. 188-189)

considère qu'une lecture végétale du verset 22b est invraisemblable. « D'une part, il est difficile d'admettre

que בנות [bānôṯ] puisse décrire des éléments d'une plante, car en hébreu biblique בן [bēn] et בת [baṯ] se

rapportent toujours à des êtres vivants appartenant au monde divin, humain ou animal. La vie végétale était

probablement perçue de manière trop différente pour que des termes comme fils ou filles lui soient

appliqués. D'autre part, la lecture de la racine צעד pour la croissance végétale est elle aussi invraisemblable.

En effet, les usages de ce verbe en hébreu montrent qu'il ne décrit pas de manière générale un mouvement

mais qu'il est lié au fait de marcher, c'est-à-dire de faire des pas (צעדה – צעד [ṣaʿaḏ – ṣeʿāḏâ]), un mode de

déplacement peu coutumier du monde de la flore [...]. Il faut encore ajouter aux éléments vus

précédemment le fait qu'une métaphore végétale est assez surprenante en Gn 49. Ni dans ce chapitre, ni

dans les autres collections de sentences tribales, on ne trouve la comparaison d'une tribu d'Israël avec une

plante. Bien que cet argument se développe par la négative, il permet d'appuyer les remarques

philologiques sur l'impossibilité de traduire בנות צעדה [bānôt ṣāʿӑḏâ] par une métaphore végétale et nous

conduit à abandonner une telle interprétation de Gn 49,22. Dès lors, l'option la plus vraisemblable consiste à

voir plutôt dans ce verset 22 une métaphore animale ». « Dans cette optique, poursuit Macchi (Ibid., p. 190-

191), les formes פרת [pōrāṯ] de 22a doivent être rapprochées du terme פרה [pārâ] "vache". Il n'est pas

nécessaire pour autant de corriger le TM puisque l'existence d'une forme de ce vocable avec une

terminaison féminine ת ̞ – exceptionnelle – ne peut être exclue surtout en contexte poétique ».

1141 Macchi (Ibid., p. 195) a remarqué encore deux autres allusions de Gn 49,22 au cycle de Joseph : « La

mention de la source עין fait penser au renversement de destin qui finalement fait émerger Joseph de la

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cette lecture de פרת comme un pluriel qui invite à lire Gn 49,22a comme une

allusion au cycle de Joseph permet de comprendre ce verset de la manière

suivante. Au sens obvie, Joseph y est décrit comme un « fils de vaches » – ce

qui est une désignation classique pour le nord éphraimite – mais simultanément

l'usage de cette tournure rappelle l'épisode de Gn 41, où en interprétant

correctement le rêve bovin du Pharaon, Joseph accède à son statut définitif de

gouverneur d'Égypte. En ce sens, il peut donc être considéré comme celui qui

émerge grâce aux vaches du rêve du Pharaon et donc symboliquement être

traité de fils de vaches1142.

Le narrateur exploite ici la fonction ludique de l'intertextualité. En faisant un clin

d'œil à son lecteur à propos de la manière dont se fit l'ascension sociale de Joseph en

Égypte, le narrateur veut créer une complicité entre lui et le lecteur aux dépens des

personnages du récit. En effet, Jacob ne sait pas comment Joseph a accédé à la plus haute

fonction du gouvernement égyptien. La grande préoccupation de Jacob au moment où il

apprend les nouvelles concernant Joseph, est d'aller voir celui qu'il croit mort. Les frères de

Joseph ne sont pas non plus au courant de l'interprétation par Joseph du songe bovin du

Pharaon. Pour expliquer à ses frères sa présence dans la cour de Pharaon, Joseph utilise le

motif de la providence divine : « Ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici, mais Dieu, et il

m'a placé comme père pour Pharaon et comme seigneur pour toute sa maison, et

gouvernant dans tout le pays d'Égypte » (45,8). Cela dit, grâce au talent du narrateur, le

lecteur peut saisir l'allusion de Gn 49,22 à Gn 44, une allusion que même Jacob, auteur de

la sentence, ne perçoit pas.

Si le discours de Jacob sur Joseph, dont un seul élément est traité ici, s'avère assez

long, sa sentence sur l'autre fils de Rachel est très courte : « Benjamin est un loup qui

dévore, le matin il mange une proie et le soir il partage un butin » (v. 27). Si la métaphore

du loup ne fait aucune référence au contexte immédiat du cycle de Joseph, le motif du repas

abondant mérite d'être souligné. « En effet, tout au long de Gn 37-45 le personnage de

Benjamin est une figure entièrement passive, réduite au rôle de jouet du conflit entre Joseph

et ses frères. Or, la seule action spécifique du personnage de Benjamin est précisément liée

au repas, durant lequel (Gn 43,34) il mange cinq fois plus que les autres1143 ». En faisant

fosse vide où l'avaient mis ses frères. De plus les filles marchant vers le taureau font également référence à

la fécondité du mariage de Joseph, voire à sa conquête féminine en Gn 39 ». 1142 Ibid., p. 191-192. 1143 Ibid., p. 249.

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allusion au repas pris ensemble entre les douze frères, le narrateur veut-il terminer les

sentences tribales prononcées par le patriarche mourant dans un esprit d'unité et de

fraternité ? Si c'est le cas, ce lien intertextuel peut être qualifié de référentiel. Ainsi, en

référant à un texte connu, le narrateur cherche à rassurer le lecteur à l'effet que l'unité et la

fraternité entre les fils de Jacob sont toujours possibles bien que les discours paternels les

mettent dans différentes situations.

Les liens transtextuels que Gn 49 tisse avec les autres récits permettent au narrateur

d'exploiter la fonction testimoniale. Par l'allusion à la scène où Ruben a eu des rapports

intimes avec la concubine de son père, le narrateur exprime le sentiment du patriarche face

à l'inceste commis par son fils aîné (émotion). En soulignant la proximité entre Siméon et

Lévi, le narrateur met en évidence la condamnation que Jacob fait à l'endroit de ses deux

fils. À la différence de Gn 34 où Jacob garde le silence suite à l'acte d'atrocité de ses

enfants, ici, il les condamne clairement (évaluation). En faisant référence à la bénédiction

que Jacob lui-même a reçue de son père, le narrateur indique que la bénédiction réservée à

Juda découle naturellement de la tradition patriarcale (attestation). Par l'allusion à l'image

bovine dans le discours de Jacob, le narrateur confirme au lecteur l'importance de

l'ascension sociale de Joseph grâce à qui la famille patriarcale est sauvée et prospère

(attestation).

Les paroles de Jacob que nous venons d'évoquer sont relatées par le narrateur lui-

même. À la mort du patriarche, les frères de Joseph attribuent à leur père une parole dont

l'authenticité est invérifiable. Comment le narrateur parle-t-il au lecteur à travers cette

parole et celle que Joseph utilise pour calmer l'angoisse de ses frères ? Nous poursuivons

notre lecture en portant une attention particulière à la voix narrative dans sa fonction

testimoniale.

5.14 ENTRE PAROLE DU PÈRE ET PAROLE DU FRÈRE (Gn 50)

Après la mort de leur père, les frères de Joseph ont peur que ce dernier ne se venge

d'eux. Cette idée de représailles après la mort du père rappelle au lecteur l'attitude d'Ésaü

qui attend la mort d'Isaac pour se venger de Jacob1144 (27,41). Sur ce point précis du récit,

1144 En ce sens, Carr, « Βίβλος γενέσεως Revisited (Part Two) », p. 339. Consulter également P.D. Miscall,

«The Jacob and Joseph Stories as Analogies », JSOT 6 (1978), p. 36-38.

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le lecteur peut garder l'espoir que le châtiment n'aura pas lieu. Il suppose qu'à l'instar

d'Ésaü, Joseph ne va pas se venger de ses frères.

En vue d'éviter la punition de Joseph, les frères demandent à un intermédiaire de

transmettre le message de leur père. Chose curieuse, la parole de Jacob que les frères ont

rapportée à Joseph n'est jamais mentionnée auparavant : « Ton père a ordonné, avant qu'il

meure, en disant : Ainsi vous direz à Joseph : "Je te prie, supporte, je te prie, la révolte de

tes frères et leur faute1145" » (v. 16-17). Il s'agit ici d'un phénomène transtextuel assez rare

que Genette nomme hypertexte inqualifiable. Selon l'auteur, il existe « des œuvres dont

nous savons ou soupçonnons l'hypertextualité, mais dont l'hypotexte, provisoirement ou

non, nous fait défaut [...]. Nous sommes là, très vraisemblablement, en présence

d'hypertextes à hypotexte inconnu, dont l'hypertextualité nous est presque certaine, mais

nous reste indescriptible et donc indéfinissable1146 ». Devant un tel recours hypertextuel, le

narrateur compte sur la compétence et l'imagination du lecteur pour mesurer la distance et

évaluer la transformation. « Le lecteur curieux, et toujours déçu, est ici comme un

paléographe qui sait déjà que son texte en cache un autre, mais ne sait pas encore lequel.

C'est là le palimpseste le plus irritant, qui réduit [le lecteur] au soupçon, et aux

interrogations1147 ». Quels sont les éléments de continuation et de transformation entre la

parole de Jacob et la parole rapportée par les frères ? « Dans la continuation, quel degré de

fidélité stylistique ? [...] Dans la transformation, quelle part au style (idem), quelle au

temps, au mode, à la voix, aux actions, aux motifs, quelles valeurs ajoutées, quelles

retranchées1148 ? » Le lecteur peut prolonger la liste des questionnements en sachant qu'il

est devant une énigme indécidable et inqualifiable1149.

1145 Pour Gunkel (Genesis, p. 464), cette parole n'est pas considérée comme un mensonge de la part des

frères, mais comme une information supplémentaire. Voir aussi von Rad, La Genèse, p. 440. De toute façon,

le narrateur ne mentionne jamais cet ordre de la part de Jacob. « Aussi le lecteur est-il en droit de se poser

la question de savoir si Jacob l'a jamais donné, et donc si les frères ne sont pas en train de ruser avec Joseph,

pour se couvrir ». Cf. Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 308. Selon Sternberg (The Poetics of

Biblical Narrative, p. 379), il est question ici d'une parole inventée de toutes pièces puisque Jacob n'était

même pas au courant de la responsabilité de ses fils dans la disparition de Joseph. 1146 Genette, Palimpsestes, p. 433. 1147 Ibid., p. 435. 1148 Ibid. 1149 Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 703. Selon Savran (Telling and Retelling, p. 82), cette énigme est

invérifiable, mais crédible.

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Quelle que soit la nature de la parole paternelle, les frères se sentent coupables envers

Joseph. Ils se disent serviteurs du Dieu de Joseph (v. 17) puis s'offrent comme serviteurs de

Joseph lui-même (v. 18). Ce faisant, les frères de Joseph lui suggèrent qu'il peut devenir

l'égal de Dieu en prenant pour lui des serviteurs qui sont ceux de Dieu1150. Répondant à

cette « tentation », Joseph utilise la même formule que son père lorsque celui-ci s'adresse à

sa femme bien-aimée qui est jalouse de la fécondité de sa sœur aînée : « Suis-je à la place

de Dieu, moi ? » (30,2 ; 50,19) Cette reprise de parole que l'on peut qualifier de citation,

aide le lecteur à comprendre que Joseph a réussi à établir la réconciliation dans la famille là

où Jacob a échoué1151. En outre, cette formule fait écho à la tentation du serpent envers Ève:

« Vous serez comme Dieu » (3,5). À la différence du premier couple de la Genèse qui

cherche à être comme Dieu, à prendre sa place, le dernier homme de la Genèse refuse d'être

à sa place1152. Autrement dit, si Ève et Adam tentent d'effacer la légitime limite entre Dieu

et l'être humain, Joseph montre son plus grand respect envers cette séparation

fondamentale. Ce faisant, Joseph reconnaît son rôle d'instrument de Dieu et non pas celui

de substitut1153. En faisant la comparaison entre Joseph et le premier couple des vivants, le

narrateur exploite la fonction critique consistant à faire de Joseph une figure anti-Ève et

anti-Adam.

Refusant de prendre la place de Dieu, Joseph console ses frères de leur angoisse

(v.21). Le réconfort dont il est question ici rappelle au lecteur la scène où les fils de Jacob,

à la disparition de Joseph, cherchèrent à « consoler » leur père qui refusa de « se laisser

consoler1154 » (37,35). Par cette allusion, le narrateur assume la fonction critique. En effet,

si autrefois, Jacob, à la disparition de Joseph, ne se laissa pas consoler par ses fils,

aujourd'hui, Joseph, à la mort son père, s'efforce de soulager les peurs de ses frères. Ainsi,

la paix familiale troublée par la disparition de Joseph retrouve son état normal grâce à

l'intervention de Joseph lui-même.

C'est en réconfortant ses frères que Joseph parle « à leur cœur » (v. 21). La « prise de

parole » de Joseph à ce moment du récit est très significative. Au début du récit, l'échange

1150 Je remercie André Wénin d'avoir fait ces remarques. 1151 Ainsi, Carr, « Βίβλος γενέσεως Revisited (Part Two) », p. 327. 1152 Nous suivons ici la lecture de Hamilton, The Book of Genesis, p. 705. 1153 Lowenthal, Joseph Narrative in Genesis, p. 156. 1154 Voir Wénin, Joseph ou l'intervention de la fraternité, p. 323.

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de parole entre les frères et Joseph se posa comme un problème à résoudre : « ils ne

pouvaient pas lui parler pour la paix1155 » (37,4). Au moment où Joseph révéla sa véritable

identité à ses frères, ceux-ci « parlèrent avec lui » (45,15). Le fait que les frères reprennent

le dialogue indique qu'ils ont résolu le problème initial. Toutefois, ce n'est qu'après la mort

de son père que Joseph, à la suite de la supplication de ses frères, confirme la guérison

totale de la parole dans la famille patriarcale1156. Par allusion à l'enjeu de la communication

entre Joseph et ses frères à deux moments importants du récit, le narrateur, à la fin de

l'histoire de Joseph, cherche à certifier la résolution dans l'échange de parole entre les fils

de Jacob. Ainsi, la parole est désormais guérie de tous ses handicaps.

Une fois la parole guérie, Joseph peut faire confiance à ses frères. Avant de mourir,

Joseph leur dit : « Dieu interviendra, oui, interviendra pour vous et il vous fera monter hors

de ce pays vers le pays qu'il a juré à Abraham, à Isaac et à Jacob » (v. 24). Il s'agit ici

d'intertextualité, plus précisément d'une allusion1157. Sa fonction est référentielle puisqu'en

référant aux serments que Dieu a faits aux trois patriarches1158, Joseph assure ses frères que

le retour au pays de la promesse sera certainement réalisé1159. Ce retour vers la terre

promise est essentiel dans l'itinéraire des patriarches.

L'intérêt pour la « terre » constitue un fil important de cette trame. YHWH la

fait voir à Abraham, la promet de nouveau à Isaac, y fait revenir Jacob après

son « exil » auprès de son oncle Laban et promet d'y faire revenir ses

descendants quand il descendra en Égypte. Joseph répète cette pensée dans la

conclusion du livre de la Genèse. De cette façon, l'histoire patriarcale est en

grande partie, mais non exclusivement, un récit centré sur l'itinéraire des

patriarches et cet aspect est un des éléments qui lient le plus fortement entre eux

ces chapitres à l'intérieur du livre de la Genèse. Bien que cela soit plus évident

dans le cas de Jacob que dans celui d'Abraham ou celui d'Isaac, le message de

ces discours est évident : la terre promise à Israël est la terre de Canaan. Pour

cela ces discours interprètent la vie d'Abraham comme un départ et une

exploitation de la terre promise. La vie de Jacob constitue un itinéraire

circulaire puisqu'il quitte le pays pour y revenir avec toute sa famille. L'histoire

de Joseph, en ce contexte, explique pourquoi Israël ne s'est établi en Égypte que

1155 Nous suivons ici la lecture proposée par White, « The Joseph Story », p. 58. 1156 White (Ibid.) résume le parcours de la parole entre Joseph et ses frères : problème à résoudre (37,4) –

résolution du problème (45,15) – résolution confirmée (50,21). 1157 En ce sens, Gunkel, Genesis, p. 465. 1158 Cf. 15,18 ; 26,3 ; 28,15. 1159 Il s'agit ici de la première fois où la promesse ne se transmet pas du père au fils, mais d'un frère aux

autres. En ce sens, voir White, « The Joseph Story », p. 58.

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provisoirement. Les discours de 46,1-5a et 50,24 mettent l'accent sur l'aspect

provisoire de ce séjour en terre étrangère1160.

Par les liens transtextuels de Gn 50 avec les récits qui le précèdent, le narrateur parle

au lecteur en exploitant la fonction testimoniale. En reprenant le motif de vengeance après

le décès du père, le narrateur cherche à assurer le lecteur que l'idée meurtrière sera évitée

(attestation). En mettant dans la bouche de Joseph une parole concernant sa place vis-à-vis

de Dieu, le narrateur indique que Joseph, contrairement à son père, parvient à établir la

réconciliation dans la famille (évaluation). Cette parole permet également au narrateur de

marquer la différence entre Joseph et le premier couple de la Bible, soulignant le respect de

Joseph envers la limite fondamentale voulue par le Créateur (évaluation). Par le réconfort

qu'apporte Joseph à ses frères, le narrateur signale que la famille patriarcale, à la différence

du moment où la disparation de Joseph est annoncée, retrouve enfin sa paix (évaluation).

Avec le retour à la paix, la parole entre les membres de cette famille est désormais guérie

(évaluation). Dès lors, la montée vers la terre promise, annoncée par Joseph qui s'appuie sur

les serments que Dieu a faits à ses pères, sera certainement effectuée (attestation).

CONCLUSION

Tout au long de ce chapitre, nous avons appliqué sur l'ensemble du cycle de Joseph la

théorie de la transtextualité, mise en œuvre par Genette, en dégageant les fonctions

associées à ce phénomène proposées par Jouve. Cette démarche nous a permis de mettre en

évidence la voix narrative dans sa fonction testimoniale. Elle nous a aidés donc à découvrir

le rapport que le narrateur entretient avec le récit qu'il relate. Par une triple relation qu'il

tisse avec son récit (attestation, émotion et évaluation), le narrateur laisse percevoir la voix

narrative, qu'il met sur son propre compte ou qu'il fait assumer par les personnages. En

repérant les traces de transtextualité et ses fonctions, le lecteur est invité à écouter

attentivement la voix narrative du récit et parfois à écouter une autre voix que celle qui

parle. Effectivement, une fois détaché de son contexte original, un texte peut parler

semblablement d'autre chose ou parler autrement d'une chose semblable. La voix narrative

d'un texte est donc à entendre en lien avec le contexte dont il a été extrait et en rapport avec

la signification qui émerge de son insertion dans le nouveau contexte. En tout cas, la voix

1160 Ska, Introduction à la lecture du Pentateuque, p. 41-42.

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narrative enrichie et diversifiée par la citation ou l'allusion met toujours en mouvement le

texte, comme l'indique la signification du mot latin citare (mettre en mouvement) qui a

donné le mot citation.

Notre lecture au fil de ce chapitre nous permet également d'affirmer que la

transtextualité favorise une grande participation du lecteur. En effet,

la lecture de l'intertexte ne se limite pas à un repérage des traces qu'il aura

laissées : il s'agit aussi, pour le lecteur, de jouer le rôle que le texte lui assigne.

Il peut être le complice du narrateur ou de l'auteur, être convoqué en tant

qu'interprète capable de percevoir ce qui n'est dit qu'à mots couverts et de

comprendre la parole oblique qui use de l'intertexte comme d'un masque à lever

ou d'un code à décrypter1161.

Cela dit, pour que le texte soit vraiment lu et compris dans sa richesse transtextuelle,

le lecteur doit assurer le rôle de décrypteur que le texte lui délègue. Il est alors considéré

comme le dernier énonciateur d'un long parcours d'énonciation dont le narrateur est le

pionnier :

un auteur ou un énonciateur recueille un énoncé antérieur, marqué des traces et

des obligations (contextuelles) de sa première énonciation. Cet énoncé entre

dans un nouvel énoncé dans lequel il s'inscrit, il s'y conjugue ou s'y trame avec

d'autres éléments, créant un nouveau texte. Le parcours n'est cependant achevé

que lorsque le lecteur, dernier énonciateur dans cette chaîne, a reçu, dans son

acte de lecture, l'ensemble de cette texture qui fait l'épaisseur du discours qui lui

est confié1162.

1161 Piégay-Gros, Introduction à l'intertextualité, p. 94. 1162 J. Nieuviarts, L'entrée de Jésus à Jérusalem (Mt 21,1-17). Messianisme et accomplissement des Écritures

en Matthieu (Lectio divina 176), Paris, Cerf, 1999, p. 30.

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393

CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de notre travail, nous voudrions en un premier temps revenir sur la méthode

que nous avons adoptée, afin d'en vérifier l'efficacité et la pertinence. Nous ouvrirons en

même temps quelques pistes de réflexion concernant les recherches antérieures. Puis, nous

regarderons comment faire de la théologie sur la base de la méthode narrative. Enfin, nous

récapitulerons les acquis de notre travail sur le thème de la réconciliation, puisque ce thème

« occupe une place importante dans l'histoire de Joseph1163 ».

1. Pertinence et efficacité de la méthode

Au regard de la méthode utilisée, en nous appuyant sur la théorie de Genette

concernant la voix narrative, nous avons affiné les grilles de lecture proposées par

Marguerat en recourant à certains critiques littéraires. Ces auteurs nous ont aidés à poser un

regard neuf sur un récit très connu, pas seulement dans les études exégétiques ou dans

l'enseignement catéchétique, mais encore dans d'autres domaines comme la littérature, la

musique et l'art1164. Les nouveaux questionnements que nous avons formulés permettent

d'exploiter la richesse de l'histoire de Joseph, prise comme telle dans son état final, à partir

d'un point de vue narratif.

Tout au long de notre recherche, nous avons favorisé une lecture cherchant à montrer

l'unité interne du récit biblique. Suivant une autre voie que la théorie documentaire, qui

répartit l'histoire de Joseph entre les sources yahviste et élohiste, ou entre les versions de

Ruben et de Juda, nous avons concentré nos efforts sur la voix narrative qui s'exprime dans

ce récit tel qu'il se donne à lire. Cette approche synchronique apporte de nouveaux

éclairages dans la compréhension de l'histoire de Joseph, une histoire qui a été interprétée

de différentes façons par les exégètes. Au fil de notre analyse, nous avons perçu beaucoup

plus nettement l'unité du cycle de Joseph dans sa structure profonde, notamment dans

l'observance du dispositif de la mise en abyme de Gn 38. Portant attention à la

1163 A. Schenker, Chemins bibliques de la non-violence, Chambéry, C.L.D., 1987, p. 13. 1164 Sur ce sujet, consulter Billon – Dahan – Le Boulluec (dir.), Le roman de Joseph.

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transtextualité, nous avons remarqué également les liens féconds que l'histoire de Joseph

tisse avec les autres récits de la Genèse.

Les procédures rhétoriques observées dans notre analyse nous ont permis d'identifier

la voix narrative qui guide la lecture. Cette voix, claire ou discrète, est toujours à l'adresse

du lecteur. En s'y rendant attentif, celui-ci devient capable de déchiffrer les signaux qui

programment la lecture du récit. Cette voix attire l'attention du lecteur sur des détails

apparemment anodins, mais qui sont de fait porteurs et riches de signification. Attentifs à

ces procédures littéraires, nous comprenons que l'acte de lecture est une interaction entre le

narrateur, le lecteur et le texte. Le narrateur ne compte pas seulement sur la compétence du

lecteur pour lire le texte, mais il forme aussi cette compétence en mettant en œuvre des

procédés littéraires tels que, pour ce qui nous concerne, la mise en abyme. Le lecteur, pour

sa part, fait vivre et grandir le texte1165 et par là complète et accroît ce que le narrateur a mis

en œuvre. Sans le lecteur, le « texte est un mécanisme paresseux1166 » condamné à la mort.

Grâce à lui, le texte peut de plus en plus être compris dans toutes ses richesses. En retour, le

lecteur peut faire entrer la trame narrative dans la trame personnelle de sa vie. La relation

entre ce que raconte le récit et ce que vit le lecteur, relation sur laquelle nous reviendrons,

permet au lecteur de grandir, de croître devant le texte.

Les questionnements que nous avons formulés à partir de l'expérience vécue nous

rendent plus proches du récit, malgré la distance qui sépare le monde du récit et le monde

du lecteur, le nôtre1167. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, nous devenons

plus familiers avec lui. Nous devenons pour ainsi dire ses contemporains. Le monde du

récit devient notre monde. Ces deux mondes coïncident l’un avec l’autre grâce à l’acte de

lecture. Celle-ci est un lieu privilégié de rencontre où tous les « moi » possibles du lecteur

se déploient. Elle devient ainsi un lieu d’incarnation. À l’instar de la logique de

l’incarnation, le monde du récit habite le monde du lecteur au point de devenir le premier,

1165 « Le texte grandit avec son lecteur » est une formule de Grégoire le Grand. Pour une étude détaillée de

cette formule, voir A.-M. Pelletier, D'âge en âge les Écritures. La Bible et l'herméneutique contemporaine (Le

livre et le rouleau 18), Bruxelles, Lessius, 2004, p. 155-159. 1166 Eco, Lector in fabula, p. 66. 1167 « Recomposant l'événement par la mémoire, il (le récit) rend présent l'absent. Il nous fait participer, à

distance, à une histoire qui n'est pas la nôtre, mais dont nous nous apercevrons peut-être qu'elle nous

concerne ». D. Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens (Essais bibliques 16), Genève, Labor et Fides, 2011,

p. 71. C'est l'auteur qui souligne.

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l’intrigue du récit prenant chair dans l'intrigue personnelle du lecteur, c'est-à-dire dans le fil

de son histoire. Le lecteur est ainsi implicitement invité à concrétiser cette intrigue dans le

quotidien de son existence.

La question principale de notre recherche (comment le narrateur parle-t-il dans le

récit ?) nous a permis de qualifier le statut que se donne le narrateur dans le rapport qu'il

entretient avec l'histoire qu'il raconte. Bien que le narrateur ne s'exprime pas en « je » dans

le récit, sa « voix » est perceptible à travers les dispositifs narratifs que nous avons

identifiés. Il est étonnant de remarquer que plus la voix du narrateur est discrète, plus la

participation du lecteur doit être active dans l'acte de lecture. Par les différents dispositifs

narratifs qu'il utilise, le narrateur se contente de tourner le récit entièrement vers le lecteur

afin que celui-ci en profite au maximum. Le narrateur s'efface donc derrière le texte pour

que son lecteur y soit avantageusement présent. Bénéficiaire d'une telle générosité, le

lecteur ne cesse d'entrer dans une compréhension toujours plus grande du récit, qui

l'entraîne en quelque sorte dans sa lecture.

Afin de discerner la voix narrative, nous avons cherché à mettre en évidence les trois

fonctions du récit. La fonction idéologique s'exprime dans les dispositifs évaluatifs, par

lesquels le narrateur oriente le lecteur dans le monde des valeurs. Il indique celles qu'il

préfère, en invitant le lecteur à les adopter. Dans la dernière partie de notre conclusion,

nous rassemblerons les valeurs affichées dans le récit autour de la thématique de la

réconciliation. En mettant en place le récit spéculaire de Gn 38, le narrateur exploite la

fonction de régie. Ce faisant, il attire l'attention du lecteur sur l'importance de la

continuation de la lignée, sur la victoire de la vie et de la vérité sur la mort et le mensonge.

À travers la transtextualité, le narrateur met en œuvre la fonction testimoniale, en parlant au

lecteur par l'écho qu'il instaure entre plusieurs textes. Attentif aux liens transtextuels, le

lecteur se met à entendre plus clairement la voix narrative, celle du récit en écho avec celle

émanant des autres récits.

L'analyse de la voix narrative dans l'histoire de Joseph nous a aidés à entrer

profondément dans le monde du récit et à l'habiter. Et les grilles de lecture dont nous nous

sommes servis pour cette étude peuvent être utilisées pour les autres récits bibliques. La

théorie de Dällenbach sur la mise en abyme peut ainsi être appliquée fructueusement à

d'autres récits bibliques tels que 2 S 12,1-4 ; Jr 36 ; 1 R 13 ; Mt 12,14-21 ; Mc 14,8-9 ; Lc

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4,16-30 ; Ac 10,37-38. Ces grilles de lecture sont un instrument efficace pour une lecture

approfondie des récits de l'un et de l'autre Testament. Elles permettent sans aucun doute de

renouveler notre lecture habituelle en nous ouvrant de nouvelles avenues de sens cachés

dans le texte. Elles conduisent incontestablement le lecteur à se méfier des autoroutes du

sens en lui faisant comprendre que le récit peut lui parler autrement.

Il est à noter que la narratologie, avec ses différentes grilles d'analyse, ne prétend pas

épuiser tous les sens cachés derrière le récit. Elle veut simplement laisser entrevoir de

nouvelles possibilités de compréhension susceptibles de surgir à chaque lecture. Tous les

critères théoriques ne peuvent pas être appliqués à tous les récits, car ceux-ci sont toujours

plus riches que ce qu'en montrent les différentes méthodes de lecture. Les récits ne peuvent

pas être encadrés par ces critères, si efficaces soient-ils. Ils résistent toujours au lecteur,

mais c’est dans cette capacité de résistance que le lecteur peut puiser le sens pour lui

aujourd’hui. Ils sont donc à interpréter sans cesse au profit du lecteur. Mieux encore, ils

sont interprétants pour tous les lecteurs – quelle que soit l'époque –, en ce sens qu'ils

déploient le récit et ses multiples potentialités. Les outils mis en œuvre par la méthode

narrative aident le lecteur à se laisser toujours surprendre devant des récits même connus et

familiers. Ils lui fournissent une multitude de chemins pour accéder à la profondeur des

significations du récit.

En guise d'ouverture, au regard des recherches antérieures, nous considérons que

l'histoire de Joseph se prête encore à d'autres lectures d'un point de vue narratif. Il serait

possible, par exemple, d'étudier le mode narratif de l'histoire de Joseph en se posant la

question : à travers quel regard le narrateur fait-il voir l’événement ? « La distinction entre

"qui voit" et "qui parle", est [en effet] essentielle, et elle fait avancer très réellement la

théorie narratologique, ainsi que la pratique de l'analyse textuelle1168 ». Pour réaliser une

telle étude, nous pouvons nous appuyer sur la théorie de Genette relative au mode

narratif1169. L'auteur distingue trois visions possibles à travers lesquelles les événements

sont perçus. Il s'agit d'abord de la « vision avec » que l'on peut nommer aussi la focalisation

interne. Dans cette perspective narrative, le narrateur ne montre que ce que sait tel ou tel

1168 Bal, Narratologie, p. 25. Notons ici que la voix narrative peut être encore approfondie sous un autre

angle. Nous pouvons étudier le rôle du lecteur dans la construction de la voix narrative en analysant trois

procédés littéraires tels que l'ironie, le paradoxe et le symbolisme. 1169 Genette, Figure III, p. 206-211.

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personnage. Ce peut être aussi la « vision du dehors », c'est-à-dire la focalisation externe.

Dans ce cas, le narrateur en dit moins que ce que sait un personnage. Enfin, la « vision par

derrière » qui est connue sous le nom de focalisation zéro. Dans cette vision, ce que le

narrateur communique au lecteur dépasse la connaissance des personnages. Nous pouvons

compléter la théorie de Genette par celle de Bal qui a distingué le sujet de la focalisation

(focalisateur) de son objet (focalisé1170). L'auteure fait également une autre distinction au

niveau du focalisé. Selon elle, le focalisé peut être perceptible comme une présentation d'un

focalisé externe. Il peut aussi être imperceptible, c'est-à-dire « perçu uniquement de

l'intérieur, comme une donnée psychologique1171 ». Un excellent exemple de cette

distinction se trouve en Gn 38,11 : « Juda dit à Tamar sa belle fille : "Demeure veuve dans

la maison de ton père jusqu'à ce qu'ait grandi mon fils Shéla" (focalisé externe), car il [se]

disait : "De peur qu'il ne meure lui aussi comme ses frères" (focalisé interne) ».

La recherche sur la voix narrative peut encore nous conduire à un autre type d'étude

sur des lieux d'indétermination du récit. Il s'agit ici de la question des non-dits du texte1172.

En effet, le texte parle autant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas. La question

principale de cette recherche peut être formulée comme suit : comment les non-dits du texte

nous parlent-ils de fait ? Cette question peut être démultipliée en plusieurs autres :

comment l’angle invisible du texte révèle sa face visible ? Comment les blancs du texte

favorisent-ils la participation active et imaginative du lecteur ? Comment l’omission de

certains éléments constitutifs du récit permettent-ils au lecteur de construire son horizon

d’attente ? Comment les espaces vides du texte suscitent-ils l’attente du lecteur ? Comment

les lieux d’incertitude deviennent-ils un instrument efficace de communication ? Comment

les espaces d’indétermination du récit créent-ils des relations entre le lecteur et les

personnages de l’histoire racontée ? Comment l’effet de creux agit-il dans le vécu du

lecteur ? Comment la négativité médiatise-t-elle la présentation de l’expérience du lecteur

et la réception du texte ? Comment ce qui n’est pas dit dans le texte relève-t-il de façon

dialectique ce qui y est dit ? Comment le cadre non verbal de l’action devient-il une matrice

d'énonciation ?

1170 Bal, Narratologie, p. 33. 1171 Ibid., p. 38. 1172 Cette question était formulée dans le projet initial de notre recherche, mais elle dépasse largement le

cadre d'étude.

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Pour répondre à ces questions, nous pouvons reprendre la théorie sur le blanc du texte

que Wolfgag Iser a développée1173. Selon lui, le blanc du texte permet au lecteur de

participer activement au déroulement du récit. En effet, dans « la mesure où les blancs

signalent l’omission d’une relation, ils permettent au lecteur de se la représenter librement

et "disparaissent" aussitôt qu’elle est établie1174 ». En retenant certaines informations, le

blanc du texte contribue à renverser les attentes habituelles du lecteur. De plus, ce manque

d’information aide le lecteur à partager « l’incertitude des personnages quant à leur

destinée, et cet horizon vide, commun aux personnages et aux lecteurs, lie le lecteur au sort

des personnages1175 ». Une fonction importante du blanc du texte est de structurer la

communication. Au fil de la lecture, le lecteur perçoit les changements de perspectives.

Quand une thématique perd sa valeur, une autre prend le relais. Cependant, cela ne veut pas

dire qu’une thématique dépréciée est rejetée totalement. Paradoxalement, elle devient

l’horizon de perception qui contribue à la compréhension de la thématique suivante. Cet

enchaînement se poursuit dans la mesure où les points de vue du narrateur et du lecteur se

croisent et s’enrichissent mutuellement et jusqu’au moment où la plus grande partie du

message est communiquée. Compris ainsi, le point de vue du lecteur, en ce qui concerne la

compréhension des thématiques, n’est jamais arbitraire. Le lecteur est invité

continuellement à comprendre la nouvelle thématique sous l’horizon de l’ancienne qu’il

vient de traverser.

Il existe sans aucun doute bien d'autres questions possibles au regard de l'analyse

narrative de la magnifique histoire de Joseph. Ce récit demeure et demeurera un trésor

inépuisable de l'art millénaire du « raconter ». Nous nous attacherons maintenant à voir

comment faire de la théologie en narrativité.

1173 W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (Philosophie et langage) / trad. par E. Sznycer,

Bruxelles, Mardaga, 1985 (allemand 1976). On peut consulter également Ska, « Nos pères nous ont raconté»,

p. 13-14. 1174 Iser, Ibid., p. 319. 1175 Ibid., p. 333.

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2. Nouvelle manière de faire de la théologie en narrativité

La narratologie fournit un instrument non négligeable pour la construction d’un

discours théologique. En effet, cette discipline essaie de dégager le sens théologique qui de

fait se donne à travers la construction d’un réseau de personnages, d’une intrigue, de la

temporalité, d’un cadre géographique et social… D'une manière particulière, la narratologie

est attentive à l'intention théologique qui s'exprime par le biais de la voix narrative que

nous avons étudiée tout au long de notre travail. Le récit, dans sa structure interne,

n’impose pas de vision du monde, de système de valeurs1176, mais il les expose à travers

des différents dispositifs narratifs, pour que le lecteur puisse librement les adopter, les

valider ou non.

Le récit construit un monde où le lecteur peut vivre avec les personnages, manifester

à leur égard un sentiment d'empathie, de sympathie ou d'antipathie et interagir avec eux1177.

En effet,

le lecteur ne demeure pas longtemps étranger au monde que le narrateur

construit sous ses yeux ; au fur et à mesure qu'avance le récit, il s'enfonce dans

l'univers qui lui est proposé, et dans cette opération, le réseau des personnages

constitue autant de portes d'entrée, ou si l'on veut, autant de plages

d'identification ouvertes au lecteur. La relation du lecteur au récit vit en effet de

cette offre narrative d'identification, que vient favoriser et nourrir la

transparence des personnages : le narrateur nous associe à leur vie intérieure, à

leurs sentiments, à leurs réflexions1178.

1176 « Le récit n’est-il pas la langue qui brise les systèmes – donc la langue de tout ce qui échappe à la saisie

et à l’explication par nos systèmes de connaissance (si complexes et si métathéoriques soient-ils) ? Ne faut-il

pas voir dans le christianisme, en fin de compte un unique refus du système, et ne demeure-t-il pas

"subversif" en ce sens par rapport à tous les modèles de compréhension et tous les systèmes

d’interprétation qu’on lui propose ou qu’on lui impose ? Et si cette subversion refuse de sombrer dans le

mutisme ou l’arbitraire, ne doit-elle pas nécessairement s’articuler dans des récits ? » J.B. Metz, La foi dans

l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique (Cogitation fidei 99) / trad. par P.

Corset – J.-L. Schlegel, Paris, Cerf, 1979 (allemand 1977), p. 243. 1177 « Le lecteur peut éprouver un sentiment d'empathie pour ceux qui lui sont semblables, qui l'émeuvent

ou qui représentent pour lui un idéal. Le sentiment de sympathie, qui suppose une identification moins

intense, est moins fort, notamment dans les cas où le système de valeurs du personnage et du lecteur ne

coïncident pas. Par contre, l'antipathie se déclare quand un personnage contredit le système de valeurs du

lecteur (ou du récit approuvé par le lecteur), ou quand ce personnage s'oppose au bénéficiaire de l'empathie

du lecteur ». Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 96. C'est l'auteur qui souligne. 1178 Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, p. 71.

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À travers la mise en récit, le narrateur conte au lecteur « des histoires qui "donnent un

bon conseil", qui contiennent un sens de liberté et incitent à "faire de même1179" ». En

écoutant ces histoires, le lecteur a « le sentiment d'être concerné » et devient « acteur de la

Parole1180 ». Le récit devient donc le lieu privilégié où le narrateur transmet au lecteur des

expériences qu'il rassemble.

L'orientation vers l'intérêt pratique est un trait caractéristique chez de nombreux

conteurs nés... Tout cela indique ce qu'il en est en tout véritable récit.

Ouvertement ou d'une manière cachée, il porte avec lui son utilité. Cette utilité

peut consister une fois dans une morale, une autre fois dans une consigne

pratique, une troisième fois dans un proverbe ou dans une règle de vie – en tout

cas le conteur est un homme qui donne un conseil à l'auditeur. Le conteur tire

ce qu'il raconte de l'expérience : de la sienne ou de l'expérience rapportée par un

autre. Et il en fait de nouveau l'expérience de ceux qui écoutent son histoire1181.

Une autre réflexion, de Martin Buber, sur l'acte de raconter, pourrait faire changer

d'avis ceux qui doutent encore de l'efficacité du récit en tant qu'expérience reçue et

transmise.

Le récit est lui-même événement, il a la consécration d'une action sainte. Le

récit fait plus que refléter autre chose : l'essence sainte qui est attestée en lui

continue de vivre en lui. Le miracle qu'on raconte est de nouveau puissant... On

demanda à un rabbin dont le grand-père avait été un disciple de Baalschem, de

raconter une histoire. « Une histoire », dit-il, « on doit la raconter de telle sorte

qu'elle soit elle-même une aide ». Et il raconta : « Mon grand-père était

paralysé. Un jour, on le pria de raconter une histoire sur son maître. Alors il

raconta comment le saint Baalschem avait l'habitude, en priant, de sauter et de

danser. Mon grand-père se leva et raconta, et le fait de raconter l'enleva de telle

sorte qu'il dut, en sautant et en dansant, montrer comment le maître avait fait.

Dès cette heure, il fut guéri. C'est ainsi qu'on doit raconter des histoires1182 ».

1179 J.B. Metz, « Petite apologie du récit », Concilium 85 (1973), p. 62. 1180 H. Weinrich, « Théologie narrative », Concilium 85 (1973), p. 55. 1181 W. Benjamin, « Der Erzähler », dans Illuminationen, Francfort, 1961, p. 412-413 ; cité par Metz, « Petite

apologie du récit », p. 59. Eberhard Jungle (Dieu mystère du monde, 2, p. 136) ne partage pas tout à fait

cette opinion. Selon lui, « [l]’intérêt pratique du narrateur n’est pas dirigé directement vers l’agir ; il veut

bien plutôt rendre expérimentable ce qui, sans la parole narrative ne va pas de soi […], mais à partir de la

parole narrative apparaît comme le plus évident du monde. Ce n’est pas la raison pratique, mais la faculté

de juger que l’on provoque en premier lieu ». 1182 M. Buber, Werke, III, Munich, 1963, p. 71 ; cité par Metz, « Petite apologie du récit », p. 60.

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Par l'acte de lecture, le lecteur est donc invité à établir la relation entre ce que raconte

le récit et ce qu'il vit1183. Pour théoriser ce rapport, Paul Ricœur utilise le terme mimesis,

emprunté à Aristote1184. Raconter, c’est montrer les capacités de mimesis, c’est représenter

l’action par le discours. Un récit est donc une imitation créatrice, la présentation d’un

processus dynamique de configuration à une expérience du monde. En ce sens, le récit se

situe au croisement de deux mondes : celui que l’auteur a expérimenté et celui où vit le

lecteur. L’acte de lecture a pour objectif de rechercher l’expérience à partir de laquelle le

récit a été construit pour susciter des effets sur le lecteur. Pour réaliser cette recherche, il

faut remonter vers le monde du récit pour voir en quoi l’expérience du monde qu'il met en

œuvre rejoint celle du lecteur d’aujourd’hui. Reprenant la trilogie classique production-

texte-interprétation, Ricœur l’a reformulée d’une manière originale : mimesis I (amont du

récit), mimesis II (récit), mimesis III (aval du récit). Nous pouvons représenter ces trois

moments par le schéma suivant1185 :

Mimesis I monde auquel se réfère le récit préfiguration

Mimesis II monde du récit configuration

Mimesis III monde du lecteur refiguration

Par Mimesis I , Ricœur entend le monde auquel réfère le récit. Autrement dit, ce

moment préfigure le monde narratif à partir duquel l'auteur va développer la mise en récit.

C’est pourquoi, la perception de ce moment aide le lecteur à reconstruire l’histoire

racontée.

Par Mimesis II, le philosophe désigne le monde du récit qui est exclu de l’expérience

immédiate. C’est le moment de la configuration narrative où l’auteur met en place une

intrigue avec un réseau de personnages. Prenant en compte en particulier la temporalité,

l’auteur utilise un ensemble d’événements pour en faire une unité. Pour reprendre les mots

1183 « Le passage du monde du récit au monde du lecteur est un travail d'interprétation. En son stade ultime,

la lecture conduit les lecteurs, les lectrices devant un monde à façonner, des intrigues à construire autour

d'eux, des personnes à découvrir, l'empreinte de Dieu à percevoir. La lecture, corps-à-corps du lecteur avec

le texte, devient le lieu où du texte se lève une Parole ». Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques,

p. 198. 1184 P. Ricœur, Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, p. 85-129. 1185 Nous reprenons ici le schéma fait par Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 188.

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de Ricœur, « cet acte configurant consiste à "prendre-ensemble" les actions de détail ou ce

que nous avons appelé les incidents de l'histoire ; de ce divers d'événements, il tire l'unité

d'une totalité temporelle1186 ».

Quant au Mimesis III, il correspond au moment de l’appropriation, de l'accueil du

récit par le lecteur et donc dans le monde où vit le lecteur. Le lecteur enregistre le monde

du récit avec son système de valeurs, son programme de vie et voit en quoi cette vision du

monde peut avoir une influence sur la sienne. Devant cette « proposition de monde1187 »

suscitée par le texte, le lecteur est invité à l’habiter pour y contribuer par l'engagement de

ce qui est lui est propre. Ce moment correspond à celui de l’interprétation. Cette démarche

que Ricœur nomme « refiguration » opère le passage du monde de l’œuvre au monde du

lecteur. Ce moment mimétique de la narration invite le lecteur que nous sommes à

appliquer la vision du réel proposée par le récit dans notre propre monde. En lisant le récit,

le lecteur a vocation de l’actualiser. Cependant, il demeurera toujours une nécessaire

distance entre le monde du récit et le monde du lecteur. Plus la distance est grande entre ces

deux mondes, plus la lecture devient féconde pour le lecteur. Grâce à sa distance historique

et culturelle, le texte résiste à son lecteur, mais dans cette résistance ce dernier découvre

une richesse infinie, au sein même de sa quête de sens. L’altérité dans le rapport du texte à

son lecteur demeure une expérience productrice de signification pour ce dernier. Face à

l’étrangeté du texte, le lecteur est contraint à une opération de décontextualisation, à se

détacher du contexte historique auquel le récit réfère, pour le situer dans son monde actuel

par la démarche de recontextualisation.

Les trois moments de la Mimesis, dégagés par Ricœur, permettent donc au lecteur de

trouver une juste manière pour habiter le monde proposé par le texte. Quelle est la place de

Dieu dans ce monde ? Pour répondre à cette question, il faut remarquer que les auteurs

bibliques ont fait le choix de raconter Dieu et non pas de discourir à son sujet. Le Dieu de

la Bible est le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et de Joseph. Il est un Dieu raconté1188.

Loin d’être un Dieu définissable par des concepts si magnifiques soient-ils, le Dieu du récit

est d’abord et avant tout un Dieu qui advient par et dans l’histoire. « Il devient ce qu'il

devient, sans qu'on puisse prédire son devenir ou le comprendre. Mais on peut le raconter

1186 Ricœur, Temps et récit I, p. 103. 1187 P. Ricœur, Du texte à l’action (Essais d’herméneutique 2), Paris, Seuil, 1986, p. 115. 1188 Weinrich, « Théologie narrative », p. 51.

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car il est historique et énarrable... on ne dit Dieu qu'en le racontant, qu'en faisant une

histoire ou l'histoire1189 ». Ce Dieu n’est pas dans des histoires, mais il est l’histoire1190. Il

est donc racontable.

Il faut noter que, sauf en Gn 38,7-10, en Gn 39,2-5.21-23 et en Gn 46,2-5, Dieu

n'intervient pas directement dans l'histoire de Joseph1191. Cependant, ce Dieu brille

précisément par son absence. En effet, même si Dieu n'intervient pas d'une manière tangible

dans l'histoire de Joseph, celui-ci relit l'histoire de sa vie comme une réalisation du projet

bienveillant de Dieu1192, ce qui amène le lecteur à faire la même démarche en ce qui

concerne l'histoire de sa vie. Il est à remarquer que Potiphar reconnaît l'action divine qui se

réalise à travers la personne de Joseph. Et pour sa part, Pharaon n'hésite pas à admettre que

c'est Dieu qui est la source de toute l'intelligence et la sagesse de Joseph1193.

Genèse 37-50 nous présente un Dieu qui se cache et qui se tait, mais dont le

silence est aussi éloquent que la parole. D'ailleurs, ce silence lui-même ne fera

que mieux ressortir l'action de Dieu puisque les personnages interprètent les

événements comme étant son œuvre. Cette interprétation rend ainsi visible ce

qui était caché. Autrement dit, l'explication que les personnages donnent des

faits dévoile une action continue de Dieu puisqu'il est au travail en tout

temps1194.

Dieu est racontable et la manière de le raconter indique nécessairement l'intention

théologique. Loin d'être une simple opération littéraire, la mise en récit permet au lecteur de

la saisir. De ce point de vue, la manière de raconter l'histoire est aussi importante, sinon

1189 A. LaCocque, « La conception hébraïque du Temps », Bulletin du Centre Protestant d'Études 36 (1984),

p.56 ; cité par Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, p. 69. 1190 C. Theobald, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, Paris,

Cerf, 2007, p. 475. 1191 « Jamais Dieu n'intervient directement dans le cours de sa vie : ce sont les personnages du récit qui

déclarent y reconnaître sa main et voient dans l'interprétation des songes un don que ce Dieu accorde à

Joseph ». P. Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 53. 1192 « Dieu et l'homme ne dirigent pas chacun 50 % d'un événement. Dieu l'accomplit à 100 % et l'homme à

100 %, mais de telle sorte que le dessein souverain de Dieu l'emporte et donne à l'ensemble sa figure

définitive, alors que les visées humaines servent d'instruments pour sa réalisation. C'est ainsi que Joseph

peut finalement reconnaître et proclamer dans l'œuvre achevée le filigrane divin. L'intention de l'histoire de

Joseph est précisément de montrer cette conduite des destins par Dieu ». Schenker, Chemins bibliques de la

non-violence, p. 16. 1193 Voir Gunkel, Genesis, p. 419. 1194 da Silva, Joseph face à ses frères, p. 68.

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plus, que les événements relatés. Ainsi, nous l'avons vu, « la performance narrative de

rendre présent l'événement raconté doit être appréciée théologiquement1195 ».

Par sa mise en récit, le narrateur de l'histoire de Joseph fait apparaître un Dieu qui ne

s’impose pas, mais laisse l’histoire se faire, sans pour autant en être absent. Un Dieu qui

déploie son projet de vie au sein de l’histoire racontée et de ses « méandres ». Un Dieu qui

réalise son dessein même à travers les incidents des actions humaines. Un Dieu qui, par sa

présence discrète au cœur de l'histoire, détourne les erreurs humaines au profit de la fin

salvifique. Un Dieu qui unifie tous les événements de la vie humaine, aussi bien heureux

que malheureux, dans son projet de bienveillance. Un Dieu qui remet, en toute confiance,

entre les mains des humains, le projet de sa bénédiction, sans pour autant cesser de s'en

préoccuper. Un Dieu qui cherche, par tous les moyens, à assurer l'avenir de son peuple. Un

Dieu qui intervient sur les événements en laissant les êtres humains résoudre leurs conflits

par eux-mêmes. Un Dieu qui travaille le mal de l'intérieur pour faire jaillir la vie. Un Dieu

qui, loin d'épargner à l'être humain l'adversité, le soutient dans celle-ci. Un Dieu qui se fait

proche des malheureux pour qu'un nouveau mal ne puisse pas être généré. Un Dieu qui ne

se

pose pas face au mal qui inflige à tous du malheur ; il ne s'oppose pas à lui pour

le supprimer, n'intervient pas non plus pour mettre au pas les coupables. Le

narrateur le montre plutôt visitant ces lieux de malheur où la violence et la

méchanceté humaines engendrent de la souffrance. Telle est peut-être une des

significations de la présence furtive de l'homme dans les environs de Sichem en

37,15-17. Certes, il ne fait rien pour empêcher le malheur. Mais par sa

proximité discrète auprès de Joseph, ne travaille-t-il pas à la justice ? En

rejoignant le jeune homme errant dans ses contradictions, en le séparant du

vouloir de son père et en lui offrant de dire son désir et de prendre sa juste place

par rapport à ses frères, n'en fait-il pas davantage pour la réconciliation que s'il

intervenait d'autorité ? Et la présence discrète d'Adonaï au côté de l'esclave

hébreu puis du prisonnier injustement accusé (39,2-5 et 21-23) est sans doute

du même ordre. Et l'on a vu quelle importance cela a dans le devenir de Joseph

et dans le sens qu'il reconnaît à toute son aventure, une fois arrivé au terme1196.

La mise en récit voulue par le narrateur indique donc la manière dont le lecteur est

invité à se situer. C’est une rhétorique de l’invitation, de proposition, que le narrateur

1195 Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, p. 72. 1196 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 337.

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déploie. Cette forme de rhétorique est à développer davantage dans la théologie

aujourd’hui. En effet, le récit, en particulier le récit biblique, est à comprendre

comme proposition faite à l’imagination du triomphe de la concordance sur

la discordance. Que, aujourd’hui, cette proposition suppose plus que jamais

un contrat de confiance entre narrateur et narrataire, cela a été suffisamment

souligné. Seule une dogmatique narrative, attentive à la concordance entre

forme et contenu du discours biblique dans l’existence des témoins, est

capable de scruter les dimensions ultimes de cette confiance : l’imminente

sainteté de Dieu en train de se rendre immanente à notre histoire multiforme

et bigarrée1197.

La forme littéraire ne s'oppose donc pas au contenu théologique. Bien au contraire,

comme nous l'avons démontré au sujet de la mise en abyme littérale, c'est à travers la forme

que le message du salut circule. La forme devient ainsi le critère essentiel permettant de

trouver la cohérence du message transmis. La forme communique le contenu1198.

La narrativité n'est donc pas que l'enveloppe d'un message dont on pourrait

extraire le contenu « pur ». Si les juifs et les chrétiens racontent des histoires,

c'est parce qu'ils croient en un Dieu qui se révèle dans l'histoire. Raconter des

histoires – même en recourant aux stratagèmes de la fiction –, c'est faire

mémoire de ce qui est advenu dans l'histoire en signifiant, dans la manière

même de le relater, comment ce passé fait sens. Le récit est ainsi le témoin

obligé d'un Dieu qui se donne à connaître dans l'épaisseur d'une histoire

d'hommes et de femmes « en chair et en os », une histoire vécue, dont le sens

est toujours plurivoque et l'horizon jamais entièrement clos. Voilà pourquoi le

salut se dit dans un récit : le récit est le véhicule privilégié de l'incarnation et, ce

faisant, aussi le récit de notre histoire. Dire Dieu dans une histoire racontée,

c'est dire le Dieu qui s'incarne dans l'histoire humaine, et potentiellement dans

toute histoire personnelle1199.

Lorsque l'on perçoit une telle richesse et tant de possibilités dans le récit, on ne peut

que opter pour cette forme, à travers laquelle les sens théologique et spirituel s’expriment,

1197 Theobald, Le christianisme comme style, p. 481, inspiration de Ricœur. L’hypothèse de Theobald (p. 472):

« il y a théologie, et théologie narrative en particulier, quand son contenu et sa forme concordent

absolument. On pourrait donc dire que la dogmatique narrative est vraiment à la hauteur de son

programme si, dans un même mouvement de pensée, la forme de sa mémoire faite de récits, de débats et

de structures régulatrices est l’expression parfaite du contenu théologal de cette mémoire, dessein de Dieu

"structuré" par sa façon unique de se livrer à nos récits et à nos débats. » C’est aussi dans une rhétorique

d’invitation et de proposition avec la concordance entre le contenu de la foi et la forme à travers laquelle

cette foi s’exprime que les recherches actuelles sur la réception de Vatican II s’orientent. Sur ce sujet, voir

par exemple J.W. O’Malley, « Vatican II : Did Anything Happen ? », Theological Studies 67 (2006), p. 26-27. 1198 O'Malley, Ibid., p. 30. 1199 Marguerat – Wénin, Saveurs du récit biblique, p. 28-29. C'est l'auteur qui souligne.

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plutôt que pour un discours théologique à la formulation doctrinale rigide et purement

argumentative1200. En effet, « le récit est immanent à toute l'argumentation critique de la

théologie, en tant qu'élément médiateur entre les données théologiques1201 ». En ce sens, «le

christianisme n'est pas d'abord une communauté d'argumentation et d'interprétation, mais

une communauté narrative1202 ». De plus, « l'échange de l'expérience de foi comme toute

expérience "nouvelle" originelle n'a pas la forme d'une argumentation logique, mais du

récit1203 ». Il ne s'agit évidemment pas ici de favoriser une sorte de théologie « naïve »,

réservée aux enfants et aux vieillards, mais une théologie qui prend au sérieux la souffrance

humaine, causée par la perte d'un être cher, la jalousie, la convoitise, l'intention meurtrière,

le désir de vengeance dont témoigne l'histoire de Joseph. Face à ces souffrances qui

traversent l'existence humaine, la théologie « ne peut pas être développée seulement avec

des arguments, elle doit toujours l'être d'une manière narrative ; foncièrement elle est une

théologie commémorative et narrative1204 ». Ainsi, une

théologie purement argumentative qui se dissimule l'origine qu'elle a dans le

souvenir narratif et ne l'actualise pas constamment, mène, en présence de

l'histoire de la souffrance humaine, à ces mille modifications de son

argumentation, sous lesquelles, à l'improviste, s'évanouit tout contenu

identifiable du salut chrétien. Cela ne va nullement contre l'argumentation en

théologie. Le point de vue : « souvenir narratif opposé à l'argumentation » serait

en fait un point de vue purement régressif et supprimant les différences. Nous

cherchons plutôt à relativiser corrélativement la théologie argumentative. Celle-

ci a d'abord pour fonction de protéger le souvenir narratif dans notre monde

scientifique, de le mettre en jeu par la réflexion critique dans l'intervalle

argumentatif et pourtant de le conduire sans cesse à un récit sans lequel

l'expérience du salut resterait muette1205.

1200 « Le discours prétend transcender l'histoire en statuant ce qui est valable pour tous et partout ; il

s'inscrit dans le registre de l'universel. Le récit, lui, vit du temps et renvoie au temps. Il dit une histoire tissée

de contingences. Il offre au lecteur une identité plutôt qu'une conduite, identité qu'il devra en retour

investir dans une histoire, la sienne, faite de multiples et irréductibles particularités ». Marguerat, Le Dieu

des premiers chrétiens, p. 73. 1201 Metz, « Petite apologie du récit », p. 66. 1202 Ibid., p. 61. 1203 Ibid. 1204 Ibid., p. 66. 1205 Ibid., p. 66-67.

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Pour montrer la fécondité de la théologie narrative, nous récapitulons ici le résultat de

notre analyse autour de la thématique de la réconciliation1206. Ce thème interpelle vivement

le peuple vietnamien qui, comme une famille, a vécu des ruptures profondes. La guerre

entre les pays du Nord et du Sud, une guerre qui s'achève en 1975, peut être considérée

comme un combat entre le peuple du Nord, guidé par les communistes et celui du Sud,

soutenu par la force américaine. Ces deux pays ont été réunifiés et vivent désormais comme

une unique famille, mais la guérison mutuelle et authentique reste encore à faire. Quelques

réflexions ci-dessous contribuent modestement au processus de réconciliation entre les

citoyens de ce pays marqué par la guerre et la division. À l'instar de la voix narrative qui

guide le lecteur dans le monde du récit, ces pensées résonnent comme une voix prophétique

qui appelle le peuple vietnamien à reconstruire un monde plus juste, plus vrai et plus

fraternel.

3. Réconciliation

Le thème de la réconciliation que nous abordons ici englobe la question de la justice,

du pardon, de la fraternité et de la vérité. Nous évoquons également la question de la

construction d’un récit commun où l'ensemble des protagonistes peut se reconnaître. La

lecture que nous avons faite de Gn 37-50, laisse apparaître que la justice est la condition de

possibilité de la réconciliation. Pour rétablir la justice, il faut prendre conscience de la

gravité des fautes commises et les confesser explicitement. Cette démarche permet à

l'offenseur et à l'offensé de devenir capables de renouer la relation fraternelle jusqu'alors

rompue. Étant une guérison mutuelle, elle les aide également à vivre dans la vérité tout en

respectant la vérité de l'autre. Ce cheminement qui consiste à faire la vérité sur soi et sur

l'autre conduit chacun à écrire sa page d'histoire dans la construction d'un récit commun.

3.1 Justice

Pour s’engager sur le chemin de la réconciliation, il faut en effet, d'abord et avant tout

réparer les fautes commises. C’est ce que laisse entendre le récit que nous avons lu. En

accusant faussement ses frères, Joseph les envoie à leur faute commise dans le passé.

1206 Comme tel, le mot « réconciliation » ne figure pas dans l'histoire de Joseph. Toutefois, le lecteur y trouve

des faits semblables au processus de la réconciliation selon la compréhension moderne. Voir Fischer, « Die

Josefsgeschichte », p. 259.

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Notons que Joseph ne nourrit aucun désir de vengeance. L'émotion qui le saisit au point de

se retirer pour pleurer manifeste que Joseph ne cherche pas à faire souffrir ses frères. Le

stratagème ingénieux que Joseph a monté peut être compris « comme une sorte d'itinéraire

vers la subversion du mal1207 ». En effet, on pourrait imaginer que Joseph, comme toutes

les victimes, est accablé par l'injustice subie en raison de la jalousie de ses frères, une

injustice encore accentuée par la fausse accusation de la femme de son maître. Cependant,

ce qui domine chez Joseph au moment où il rencontre ses frères, ce n'est pas la haine à leur

égard. C'est plutôt le désir de les inciter à affronter le mal du passé afin d'assumer leur

responsabilité. Après avoir reconnu ces faits, en les exprimant honnêtement (42,21), l'espoir

d'un retour du bien devient possible.

Cet itinéraire ne consiste pas à s'éloigner du mal, à le fuir pour tenter de trouver

des lieux qu'il n'habiterait pas. « Si le mal est effacé, il ne l'est que par un tracé

qui a repassé sur celui du mal », écrit Paul Beauchamp. L'itinéraire du récit de

Joseph conduit donc plutôt à revisiter le malheur et le mal qui l'a produit, à

repasser là où « cela a fait mal », là où du bien – du moins « quelque chose qui

fait du bien » – a donné force à un mal. Un peu comme s'il importait de

retourner là, pour permettre au bien de reprendre au mal la force dont ce dernier

l'a privé en la détournant à son profit1208.

Le chemin que Joseph a emprunté pour conduire ses frères à revisiter le mal

ressemble à celui que Dieu a choisi pour réagir face à la violence et au mal.

Le Dieu de l'histoire de Joseph semble choisir de visiter la violence et le mal, de

se tenir discrètement au côté de la victime, même si elle n'est pas complètement

innocente, de telle sorte qu'elle puisse inventer une voie de réconciliation qui

transforme l'énergie de la violence et de la méchanceté en dynamisme de vie et

de paix. C'est ainsi que Dieu, comme le dit Joseph, travaille le mal de sorte qu'il

puisse accoucher d'un bien ; c'est ainsi qu'il visite la haine et la mort dans

l'espoir qu'elles donnent naissance à l'amour et à la vie. Mais c'est ainsi aussi

qu'il tient le pari de l'homme et de sa liberté, s'en remettant à lui pour que le mal

n'ait pas le dernier mot1209.

1207 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 330. 1208 Ibid. 1209 Ibid., p. 338. Pour sa part, Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 265) considère que, dans l'histoire de

Joseph, Dieu intervient sur des événements, mais jamais sur les conflits entre les frères.

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En s'inspirant de la pédagogie divine, Joseph ne cherche pas la vengeance consistant à

faire souffrir ses frères à leur tour1210. Ce qu'il essaie de faire, c'est de réveiller en eux la

conscience de la faute commise jadis, pour mettre fin à cette oppression. Son stratagème se

situe plus du côté éducatif ou en quelque sorte d'une maïeutique de la justice et de la vérité.

Loin de figer ses frères dans le souvenir de la faute commise contre lui, Joseph établit une

situation analogue entre le présent et le passé pour que ses frères puissent reconnaître le mal

qu'ils ont fait. C'est dans cette reconnaissance du mal commis que les frères peuvent rétablir

la justice. Sans vouloir réduire ses frères à ce qu'ils ont fait dans le passé, Joseph les rend

responsables de leurs actes. En assumant cette responsabilité, les frères seront aptes à

réparer leur erreur. Joseph ne conduit donc pas ses frères dans un nouveau cycle de haine et

de violence. Au contraire, il leur offre une occasion susceptible de rétablir la relation

rompue.

3.2 Pardon

Notre étude a montré le lien entre la faute, la culpabilité, la punition et le pardon.

Pour que la faute soit pardonnée, l'offenseur est appelé à revisiter son action du passé afin

de mesurer la gravité du mal commis. En entreprenant cette démarche, il est conduit à se

sentir coupable du tort qu'il a fait aux autres. Ce sentiment de culpabilité continue de

grandir jusqu'au moment où l'offenseur fait face à la perception d'une possible punition,

même s'il n'est pas vraiment châtié. Ainsi, l'expérience de la punition ou de sa possibilité,

peut être vécue par l'offenseur en dehors de toute intention de vengeance de la part de

l'offensé. Elle est une invitation adressée à l'offenseur pour qu'il regrette la faute commise.

Cette expérience l'aide à se préparer à recevoir le pardon.

Notre analyse nous a permis également de comprendre la nécessité de l'aveu de la

faute commise. En effet, si les frères, après la mort de Jacob, ont eu peur de Joseph, c'est

parce qu'ils n'ont jamais confessé explicitement leur faute devant leur vraie victime. En

recourant à la parole paternelle, les frères anticipent une solution évitant une éventuelle

vengeance de Joseph. C'est donc la perspective d'être châtiés qui pousse les frères de Joseph

1210 Pour Schenker (Chemins bibliques de la non-violence, p. 25), Joseph n'a pas « l'intention de se venger en

infligeant à ses frères des tourments identiques à ceux qu'ils lui ont fait subir. Il leur indique d'ailleurs à mots

couverts que telle n'est point son intention en leur disant qu'il craint Dieu. Contrairement à eux, il n'oublie

pas qu'il doit rendre compte à Dieu de ses actes ».

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à exprimer eux-mêmes leur regret d'avoir commis un tel crime. Cette reconnaissance de la

faute leur permet de se libérer du remords qui pèse lourdement sur leur conscience depuis

la disparition de Joseph.

Il faut observer, concernant le pardon, que le verbe « nāśāʾ », employé deux fois en

Gn 50,17 par les frères de Joseph, est mieux rendu par « supporter ». L'être humain ne peut

pas, par lui-même, enlever la faute de son offenseur. Cette tâche est uniquement réservée à

Dieu, le seul à pouvoir accorder un véritable pardon. Ce que l'offensé peut faire, c'est de

supporter la faute de son offenseur en écartant ou refusant le châtiment qu'il mérite.

Dans cette perspective, Joseph peut être considéré comme celui qui comprend

parfaitement le sens du pardon. Après avoir aidé ses frères à reconnaître leur faute passée et

en leur dévoilant sa véritable identité, il leur dit ainsi que sa présence en Égypte est liée au

projet bienveillant de Dieu qui l'a envoyé préparer la venue de la famille patriarcale en ce

lieu pour éviter la famine. En disant cela, Joseph considère que sa vente qui le mena en

Égypte est une réalisation du dessein divin. Il écarte en même temps la responsabilité de ses

frères dans cette transaction. Ainsi, Joseph ne se présente pas comme quelqu'un qui est bon

et qui pardonne les fautes de ses frères. Il n'écrase pas ses frères sous son image de juste1211.

Il se montre simplement comme l'instrument de Dieu à travers lequel la famille de son père

est sauvée de la disette. Après la mort de leur père, les frères viennent confesser

explicitement leur faute en demandant à Joseph de les retenir comme esclaves. Là encore,

Joseph, rejoignant ses frères dans leur sentiment de culpabilité et admettant la gravité du

mal qu'ils lui ont fait, refuse de prendre la place de Dieu, mais lui attribue la cause de la

transformation du mal en bien. En aucun cas, Joseph ne se manifeste comme un juste qui

pardonne à ses frères leur faute.

L'acte de pardonner peut créer très facilement une situation de supériorité. Il

peut placer celui qui pardonne plus haut que celui qui est pardonné.

Précisément, c'est l'égalité qui est mise en cause dès le début de cette histoire.

La rencontre ne pouvait pas se faire si Joseph accordait solennellement le

pardon aux frères, créant de la sorte une nouvelle dépendance. Or, l'expérience

du pardon est une expérience de liberté. Les frères s'affirment esclaves de

Joseph : « voici que nous sommes tes esclaves ! » (50,18), Joseph les rend

libres. Pardonner c'est le pouvoir d'exister, d'être autonome. C'est le pouvoir de

se souvenir du passé pour l'assimiler et en faire un élément de notre histoire. En

1211 Beauchamp (Cinquante portraits bibliques, p. 56) s'interroge : « à quoi bon un pardonneur qui ne ferait

qu'écraser l'offensé sous son image de juste ? »

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ce sens, le pardon est créateur. L'histoire de Joseph et de ses frères l'affirme

d'une façon admirable. Non, Joseph n'est pas à la place de Dieu, l'Unique qui

peut vraiment pardonner, c'est-à-dire créer du neuf. Joseph s'est limité tout

simplement à consoler ses frères et à parler à leur cœur1212.

Il est important d'observer aussi le lien entre le pardon et le souvenir de la faute.

Supporter la faute de quelqu’un et se réconcilier avec lui ne signifie pas oublier totalement

ce qui est arrivé1213. La faute est toujours là pour rappeler qu’on ne peut plus répéter les

erreurs du passé1214. En ce sens, faire mémoire des événements malheureux du passé a un

effet subversif. On se souvient de la faute commise ou subie, on la formule dans un langage

exprimable et on la raconte pour l’éviter à l'avenir autant que possible. L'histoire de Joseph

a été racontée de génération en génération. Au récit de cette histoire dans laquelle

l'intention meurtrière, la jalousie, le mensonge sont au rendez-vous, les lecteurs de tous les

temps sont appelés à éviter eux aussi ce qui les empêche d'être humains à l'égard de leur

prochain, afin d'être plutôt des frères, des sœurs pour les autres.

3.3 Fraternité

La fraternité est un long chemin à parcourir. Elle « se donne comme une relation à

construire » puisque rien n'est offert « d’avance dans la fraternité, si ce n’est le même sang

et les mêmes parents1215 ». Autrement dit, la fraternité, depuis le meurtre d’Abel, n’est plus

une simple donnée de la nature, elle est un projet éthique1216. Elle n'est donc pas innée, elle

s'apprend1217. Elle s'établit au sein des relations humaines. Elle se construit parfois à travers

des intentions qui ne sont pas gratuites. Elle passe par des moments de désolidarisations,

des motivations parfois obscures. Elle ouvre un nouvel horizon de relation, même avec des

motivations confuses ou en des gestes maladroits. Elle fraie son chemin lorsque les acteurs

1212 da Silva, Joseph face à ses frères, p. 51-52. 1213 « Le pardon n'est pas, selon une expression typique, "oublier". Pardonner est plutôt être libéré de la

colère intérieure, du ressentiment et du désir de vengeance ». da Silva, Joseph face à ses frères, p. 47. Ainsi,

«l'oubli est inhumain parce que ce qui est oublié, c'est la souffrance accumulée ; car la trace historique dans

les choses, les paroles, les couleurs et les sons, c'est toujours la trace de la souffrance passée ». Th.W.

Adorno, « Thesen über Tradition », dans Ohne Leitbild, Francfort, 1967, p. 34, cité par Metz, « Petite

apologie du récit », p. 68. 1214 Toutefois, il faut éviter que le souvenir de la faute devienne l'occasion d'une nouvelle accusation. En ce

sens, voir Fischer, « Die Josefsgeschichte », p. 252. 1215 Wénin, Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 12. 1216 P. Ricœur, « Le paradigme de la traduction », Esprit (1999), p. 13. 1217 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 64.

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cherchent ensemble des solutions pour faire face aux problèmes rencontrés. Si le récit

biblique que nous avons analysé raconte le long parcours de Joseph, tissé d'échecs et de

réussites, c'est qu'il nous invite secrètement à faire la même démarche. Il faut que Joseph

séjourne dans un pays étranger, loin de ses frères, pour ouvrir une possibilité au

rétablissement de la fraternité. Il lui faut également abandonner l'idée de domination envers

ses frères pour donner sa chance à la fraternité. En ce sens, la séduction de la femme de

Potiphar permet à Joseph de renoncer à la première place, celle de son maître. C'est

seulement en refusant de prendre la première place que Joseph peut commencer à renouer

des relations fraternelles avec ses frères. Il est à remarquer que le renoncement à la

première place est déjà fait par Joseph au moment où il rencontre l'homme inconnu dans les

champs. En effet, en suivant l'indication de cet homme, Joseph se met à sa juste place dans

la fratrie. Il prend la place du jeune puisqu'il « va derrière » ses frères plus âgés : « Joseph

alla derrière ses frères et il les trouva à Dotân » (37,17). Ainsi, grâce à l'homme qu'il a

rencontré sur sa route, Joseph réalise son chemin de fraternité en se mettant à la place qui

est la sienne.

Il faut noter que si la fraternité ne se construit pas exclusivement autour du lien

paternel, elle doit s'appuyer sur la filiation commune. Si les êtres humains sont frères c'est

parce qu'ils ont un père en commun. C'est pourquoi « retrouver la fraternité, c'est avant tout

participer à nouveau à une filiation commune1218 ». L'insistance de Joseph sur la figure

paternelle durant l'audience avec ses frères en Égypte ne fait que rendre visible cette

filiation. En effet, « une fraternité qui n'est pas fondée sur la reconnaissance du principe

paternel, se referme sur elle-même et engendre, à terme, un régime de violence et

d'opposition. Il est bien évident qu'un refus du père doit provoquer la destruction et la

dissolution du lien fraternel : pourquoi avouerais-je ma dépendance envers le frère, si je nie

ma dette envers le père1219 ? » En ce sens, ce n'est pas anodin que Juda s'appuie sur l'amour

envers son père pour témoigner de sa fraternité envers Benjamin.

La fraternité n'est pas seulement une relation tissée entre les membres d'une famille,

d'une tribu. Elle est à construire entre les peuples de la terre. Le fait que Joseph vit dans un

pays étranger et rétablit la fraternité avec ses frères au cœur de cette nation est une

1218 da Silva, La symbolique des rêves et des vêtements, p. 161. 1219 Eisenberg – Gross, Un Messie nommé Joseph, p. 122.

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ouverture possible vers la fraternité universelle. De plus, le moment où Joseph se dévoile

comme frère de ses frères coïncide avec celui où tous les peuples de la terre convergent

vers l'Égypte pour chercher les vivres. La descente de Joseph et de sa famille en Égypte ne

signifie pas seulement la descente d'un peuple qui adore le Dieu unique au milieu des

peuples qui vénèrent plusieurs dieux, mais aussi la descente d'une tribu qui cherche à établir

la fraternité avec les autres peuples. La participation à la filiation commune, comme nous

l'avons souligné, est indispensable pour le rétablissement de la fraternité. En ce sens, la

fraternité universelle n'est possible que dans la mesure où tous les humains se reconnaissent

un père commun, et ultimement, Dieu comme père de tous. Si nous reconnaissons les autres

comme frères et sœurs, nous devons admettre que tous ont un père en commun1220.

Il est important de constater que la fraternité est en péril lorsque la parole ne circule

plus. Par conséquent, le rétablissement de la fraternité coïncide avec celui de la parole. En

ce sens, le parcours de la parole entre Joseph et ses frères est très significatif. Cet itinéraire

se déploie en trois phases : problème à résoudre (37,4) – résolution du problème (45,15) –

résolution confirmée (50,21). Au début de l'histoire de Joseph, la parole est malade et la

fraternité est rompue. Le conflit s'installe au sein de la famille puisque les frères ne se

parlent plus amicalement. La suite attendue de ce récit est de guérir la parole pour renouer

la relation fraternelle. Il n'est donc pas anodin que Joseph, lors du premier entretien avec

ses frères en Égypte, échange durement avec eux. Cela s'avère important dans la mesure où

Joseph cherche à rétablir la fraternité en la reprenant là où le dialogue d'autrefois a été

bloqué, là où toute parole de paix était impossible. Il est à noter aussi qu'au moment où

Joseph se révèle comme frère de ses frères, ces derniers parlent avec lui. Bien que le

narrateur ne dise pas quel est le contenu de cette conversation, le lecteur comprend que le

conflit initial est désormais résolu. Cependant, ce n'est qu'après le décès de Jacob que

1220 En revisitant la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), M. Balmary (Abel ou la traversée

de l'Éden, Paris, Grasset, 1999, p. 17-55) a fait une découverte pertinente à ce sujet. Selon elle, dans cette

Déclaration, le devoir de fraternité, seul devoir parmi les droits (liberté et égalité en dignité et en droit…),

nous montre qu’il y a « une fondation de l’homme en amont des droits de l’homme ; un mythe, une loi où se

trouverait fondée la fraternité des hommes » (p. 45). Si le préambule de cette Déclaration prétend que

« l’humanité n’a ni origine ni fin, n’est engendrée par personne, n’a reçu aucune loi antérieure et n’a aucun

compte à rendre » (p. 45), son premier article fait connaître un devoir inattendu, à savoir la fraternité, pour

indiquer un passage exprimant un désir au-delà de l’origine de l’être humain et de sa condition. En un mot,

le devoir de fraternité nous rappelle qu’avant la naissance de chacun, il y a une autre naissance par laquelle

nous devenons frères et sœurs, c'est-à-dire enfants d’un même père.

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Joseph, à la suite de la supplication de ses frères, confirme la guérison totale de la parole

entre eux. Dès lors, la fraternité devient possible puisque la parole connaît la guérison. La

fraternité se voit donc liée intimement à la parole, au dialogue. Être frère avec l'autre

signifie parler avec lui fraternellement et en toute vérité.

3.4 Vérité

Au fil de notre analyse, nous avons dégagé les deux thématiques diamétralement

opposées de l'histoire de Joseph : mensonge et vérité. Plus nous entrons dans le monde du

récit, plus nous percevons que le mensonge et la vérité sont mêlés l'un à l'autre. Comme le

monde et l'histoire qui sont faits de bon grain et d'ivraie, la vérité se dévoile à travers un

long processus de dissimulation, de fausseté et de mensonge. Une démarche vers la vérité

peut tomber dans le mensonge, tandis qu'une parole mensongère peut faire éclater la vérité.

La dissimulation peut avoir une double face : se cacher pour mentir ou se déguiser pour

faire parler la vérité. Ainsi, en vue de faire jaillir la vérité, on doit parfois recourir à la

dissimulation pour ne pas accabler les bourreaux de leur propre crime et pour qu'ils

avouent, de bonne foi, leur faute. On doit également accommoder la vérité afin de ne pas

heurter la souffrance de l'autre. Ce qui compte vraiment dans la recherche de la vérité, c'est

la transformation intérieure et l'attention apportée à la souffrance de l'autre. Dès lors, la

vérité s'avance au cœur d'échanges marqués encore par le mensonge et l'accommodement.

Cela signifie que le lien entre la vérité et le mensonge est très subtil. Par une fausse

accusation, Joseph permet à ses frères d'exprimer la vérité profonde de leur relation

fraternelle. Ce mensonge est donc créé en vue de conduire les frères vers la vérité. Pour

cela, Joseph mène ses frères face à la faute qu'ils ont commise dans le passé. Bien que le

retour au passé s'avère nécessaire, Joseph n'y enferme pas ses frères. Ce retour a pour

objectif de préparer les frères de Joseph à entrer dans la lumière de la vérité.

Transformés par le dialogue avec le gouverneur égyptien, les fils de Jacob retournent

au pays de Canaan pour convaincre leur père de laisser partir Benjamin. Devant Jacob, ses

fils ajustent le récit des événements afin d'éviter de le troubler. Avec une bonne intention,

ils construisent leur discours en manipulant les éléments qui sont susceptibles d'émouvoir

leur vieux père. Leurs efforts rhétoriques sont réduits à néant lorsque leur père constate la

somme d'argent présente dans leurs sacs. Cependant, à travers ces efforts, les fils de Jacob

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sont enfin capables d'écouter la souffrance de leur père, conséquence de leur haine passée.

Quant à Jacob, par une déduction erronée, il commence à percevoir la vérité concernant la

disparition de son fils préféré. Un très grand pas vers la vérité est ainsi ouvert aux membres

de la famille patriarcale. Dès lors la confiance de Jacob en la capacité de fraternité de ses

fils s'avère très importante. En effet, une parole vraie demeure inféconde si la confiance ne

s'installe pas entre les interlocuteurs. Et la confiance atteint son niveau le plus élevé

lorsqu'elle est liée à une question de vie ou de mort.

Comme la dissimulation que nous venons de mentionner, la ruse a aussi une double

face. Si elle est faite dans une visée égoïste, elle peut devenir destructrice (la ruse de la

femme de Potiphar). Mais si elle a pour objectif d'accomplir le désir de vie, de soi-même ou

de l'autre, elle devient salutaire (la ruse de Tamar1221). Ainsi, l'autre a une part importante

dans la recherche de la vérité. On ne peut pas posséder la vérité par soi-même, on a besoin

de l'autre pour s'en approcher. Comme Tamar, le lecteur comprend qu'il faut dire la vérité

avec franchise en respectant entièrement la liberté de l'autre de reconnaître ou non sa faute.

Le langage joue un rôle considérable pour dénoncer le mensonge et pour annoncer la

vérité. Cependant, la parole juste peut résonner faussement et la parole maladroite peut

transformer la vérité. Sur ce chemin, des formules inexactes ne font pas reculer les

chercheurs de vérité, les ambiguïtés et les outrances rhétoriques ne les jettent pas hors piste.

Ainsi, la vérité échappe infiniment à toutes les structures langagières, à toute pensée

humaine. Le langage pointe vers la direction où nous pouvons trouver la vérité, mais celle-

ci dépasse tous les cadres langagiers. En ce sens, la vérité n'est pas quelque chose à

posséder (habemus veritatem). « Nous n'avons jamais la vérité, dans le meilleur des cas,

c'est elle qui nous a1222 ». Loin de chercher la vérité à l'état pur, le lecteur est invité à

discerner pour savoir par quels chemins il peut la découvrir. Il doit également admettre qu'il

1221 Pour Wénin (L'histoire de Joseph [CE 130], p. 47), « Tamar agit pour faire valoir son droit bafoué, et sa

séduction, plutôt passive, laisse à Juda une grande marge de liberté (38,14-16). La femme de Putiphar en

revanche est mue par sa seule envie ; c'est elle qui mène l'action, ne laissant guère à Joseph que le choix de

lui opposer un refus en parole et en acte. Elle ment pour se protéger, et sa supercherie vise à mystifier les

autres pour mieux les pousser à l'injustice, mettant son culot au service de sa vengeance. Tamar, au

contraire, se dissimule pour tromper les craintes de Juda, et sa duperie vise le rétablissement de la vérité,

son audace étant au service de la vie ». 1222 Benoît XVI, Lumière du monde. Le pape, l'Église et les signes des temps. Un entretien avec Peter Seewald

/ trad. par N. Casanova – O. Mannoni, Montréal, Novalis, 2011 (allemand 2010), p. 75.

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y a plusieurs possibilités pour accéder à la vérité. À l'instar de Joseph qui invente un nouvel

espace de dialogue permettant à ses frères de revisiter les erreurs du passé pour entrer

progressivement dans la vérité, le lecteur de Gn 37-50 est appelé à cheminer avec les autres

sur les routes des hommes où il peut faire tomber les masques qui dévoilent son vrai visage.

Ce visage d'homme, vulnérable dans sa nudité, le renvoie à la solidarité, y compris la

solidarité dans la faute comme c'est le cas pour les frères de Joseph lorsqu'ils sont accusés.

Ainsi, la vulnérabilité devient un des lieux privilégiés pour découvrir la vérité.

La pédagogie élaborée par Joseph durant les conversations avec ses frères aide le

lecteur à comprendre que la vérité est à construire entre les personnes concernées, entre les

sujets qui partagent le même projet commun. Cette construction repose nécessairement sur

la sincérité et la fiabilité du locuteur : celui qui est en face de moi, est-il de bonne foi ou

veut-il me tromper ? Par une série de questions, Joseph cherche à jauger la sincérité et

l'honnêteté de ses frères. Bien qu'il les accuse parfois faussement, la vérité demeure

l'horizon de son discours. Et en inventant d'ingénieux stratagèmes, Joseph convie ses frères

à participer à un horizon commun qu'est la vérité. Une fois cette commune appartenance

établie, l'avènement de la vérité devient possible.

Nos analyses nous ont aidés également à comprendre l'importance de la

communication. Comment peut-on dire la vérité sans écraser l'autre dans sa faute ? Par quel

moyen peut-on parvenir à aider l'autre à faire la vérité sur sa vie ? Par quel critère peut-on

reconnaître la vérité sur sa vie et sur la vie des autres ? La vérité se dévoile-t-elle sous son

versant négatif en commençant par la réfutation des erreurs, des illusions ? Comment faire

pour éviter d'imposer à l'autre notre manière de percevoir la vérité ? La vérité que l'on veut

communiquer à l'autre est-elle singulière ou plurielle ? Peut-on établir une hiérarchie des

vérités ? La vérité se donne-t-elle d'emblée ou reste-elle à construire au jour le jour ? Le

messager de la vérité fait-il partie de son message ? La bonne distance dans le temps et

l'espace permet-elle de rendre la vérité plus accueillante ? La vérité circule-t-elle plus

facilement dans une relation1223 ? La vérité se donne-t-elle favorablement dans un cadre de

charité ?

1223 Pour Wénin (Joseph ou l'invention de la fraternité, p. 339), la vérité « naît au cœur de relations à mesure

que l'un apprend à s'ajuster à l'autre ».

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Loin d'être un concept abstrait, la vérité que le récit de Joseph dévoile nous est

présentée comme une histoire aussi bien au niveau personnel qu'au niveau familial. Elle

n'est pas d'abord un déchiffrement intellectuel, mais un engagement existentiel qu'elle porte

en elle-même, puisqu'elle fait vivre. Elle dépasse la vie, mais en même temps, elle passe par

la vie dans ses épaisseurs historiques et profanes. Elle se donne vraiment sans se dévoiler

entièrement. Elle se renouvelle sans cesse dans un long processus de révélation. Elle est

toujours en mouvement et elle se laisse découvrir graduellement. Et elle nous parvient

étonnamment sous le mode du récit. En racontant l'histoire de notre vie, nous, en tant que

sujets libres et responsables, assumons la vérité de notre vie et faisons participer les autres à

la vérité sur notre vie. L'autre est donc partie prenante de la vérité en nous et sur nous.

L'autre devient le sujet qui construit avec moi la vérité de ma vie.

3.5 Construction d'un récit commun dans lequel tous se reconnaissent

Si les autres font partie de la vérité sur notre vie, la réconciliation se construit

nécessairement sur la base d’un récit commun. Pour favoriser la démarche de la

réconciliation, il est important de mettre en évidence les éléments communs au niveau de la

culture, de la tradition et des références communes, qui peuvent être familiales, claniques,

religieuses1224… C’est en ce sens que le concept de l’identité narrative de Ricœur nous aide

à construire un récit commun où chacun se trouve chez soi. En effet, selon Ricœur,

l’identité elle-même se construit sur le mode du récit. Ainsi, grâce à la médiation du texte,

le lecteur apprend à se comprendre. En même temps, le contact avec le récit permet au

lecteur d’organiser le soi en un tout cohérent. Grâce à l’acte de lecture et à la réception du

récit, le sujet construit sa propre identité en intégrant continuellement les nouveaux

éléments de son récit de vie à la vie de sa communauté1225. Ainsi, ce récit devient-il le livre

de sa communauté, reconnu et reçu comme tel.

Le stratagème que Joseph a habilement monté exprime la manière qu'il choisit pour

construire un récit qui renvoie à l'histoire commune entre lui et ses frères. En faisant

1224 Cette remarque s'avère très pertinente pour le peuple vietnamien dans sa démarche de réconciliation.

En effet, il est beaucoup plus facile pour les citoyens de ce pays d'entrer dans un dialogue fécond s'ils

prennent en considération les valeurs culturelles communes à tous, aussi bien pour les communistes

vietnamiens que pour les personnes qui appartenaient à l'ancien régime du Sud du Vietnam. 1225 P. Ricœur, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 75-77. Pour plus de détails,

voir P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 137-198.

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revisiter l'histoire de la famille, Joseph parvient à y intégrer ses frères comme sujets

impliqués. En effet, lorsque Joseph accuse ses frères d'être des espions, il leur rappelle qu'il

a été considéré comme espion lui-même quand il a rapporté, avec une mauvaise intention, à

son père les propos à leur sujet. En laissant partir ses frères sans Siméon, Joseph les met

dans une situation analogue au passé, où ils sont revenus à la maison avec un frère en

moins. En mettant dans le sac de Benjamin sa coupe personnelle avant de faire opérer une

fouille sur le chemin de retour, Joseph réveille chez ses frères l'histoire de leur propre

famille, à savoir la fouille réalisée par Laban quand Jacob retourna dans son pays.

Joseph a donc reconstruit un récit sur la base d'un passé commun pour y faire

participer ses frères. Le lecteur – quelle que soit l'époque –, en lisant ou en racontant

l'histoire de Joseph, structure sa vie implicitement et même sans en avoir pleine conscience,

sur le modèle de la fraternité et du pardon que montre ce récit1226. Il est appelé également à

intégrer les éléments de sa vie dans cette histoire où la réconciliation triomphe sur la

division, la haine, l'injustice, la vengeance et le mensonge. Ce faisant, il contribue à faire

circuler cette histoire de réconciliation de génération en génération. Chaque fois que cette

histoire est racontée, elle prend une autre couleur marquée par la vie du lecteur ou du

groupe lecteur. « La réconciliation est une histoire. Qui veut la connaître, doit la connaître

comme une histoire. Qui veut y réfléchir, doit y réfléchir comme à une histoire. Qui veut en

parler, doit la raconter comme une histoire1227 ».

Ainsi se révèle Dieu dans l'histoire...

1226 Selon Fischer (« Die Josefsgeschichte », p. 264), plusieurs personnes reconnaissent leur vécu et leur

cheminement dans l'histoire de Joseph. 1227 K. Barth, Dogmatique (1953), IV : La Doctrine de la réconciliation, 1 (1953), Genève, Labor et Fides, 1966,

p. 164, cité par C. Theobald, Le christianisme comme style, p. 459.

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Annexe

RÉSUMÉ DU TEXTE : LE TITRE

Théorie

Bien que le titre soit un outil éditorial des Bibles modernes et en tant que tel il ne fait pas

partie du récit biblique, il nous aide à comprendre davantage la richesse de la mise en abyme.

« Le titre, en effet, jouit d’un statut particulier. Même s’il en provenait, le titre n’est pas un autre

texte : comme tel, il est sans autonomie. Même s’il en est extrait, le titre n’est pas le texte même :

comme tel, il s’en distingue1228 ». Autrement dit, ni « autre texte, ni même texte, le titre est un

onomatexte : il forme le nom du texte1229 ».

Application à Gn 38

Le titre donné à Gn 38 varie selon les éditeurs : Histoire de Juda et de Tamar (BJ), Juda et

ses fils (TOB), Tamar affirme ses droits face à Juda (Parole de Vie, Société biblique canadienne),

Juda et Tamar (Bible Osty, Bible Chouraqui)... Si le titre « histoire de Juda et de Tamar » (ou

«Juda et Tamar») n'indique pas immédiatement la tension entre Juda et Tamar tout au long du

récit, le titre « Juda et ses fils » la gomme complètement. Par contre, le titre «Tamar affirme ses

droits face à Juda » exprime mieux la quête d'un seul et même objet qu'est la progéniture de ces

deux protagonistes. Ces trois titres1230 correspondent respectivement aux trois schémas dégagés

par Ricardou :

(1) (2) (3)

épitexte épitexte épitexte

- - - - + +

- + +

t1 intratexte t2 t1 intratexte t2 t1 intratexte t2

texte texte texte

Avant d'expliquer la relation entre l'épitexte, dans notre cas le titre, et le texte, il est

important de souligner que ce rapport peut être celui d'une différence (-) ou celui d'une similitude

1228 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 143. 1229 Ibid. C'est l'auteur qui souligne. 1230 Le titre fait partie de l'épitexte qui selon Genette prépare et gouverne la lecture. Il est à distinguer du péritexte

comprenant ce qui entoure le texte comme les préface, introduction, avant-propos...

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(+). Il en va ainsi pour le rapport entre le texte t1 et le texte t2. S'ils entretiennent un rapport de

différence, la case de figure est marquée du signe (-). Par contre, s'ils tissent un lien de similitude,

la case de figure est marquée du signe (+).

Avec la première figure qui correspond au titre « histoire de Juda et de Tamar », « on

multiplie les séquences qui entretiennent entre elles une différence dans un ensemble lui-même

non conforme aux directives données par l'épitexte1231 ». En effet, comme nous l'avons montré

dans la partie consacrée à la mise en abyme antithétique, Gn 38 contient deux micro-récits qui

sont diamétralement opposés quant au protagoniste de l'histoire. Ces deux micro-récits forment

deux séquences narratives divergentes qui ne sont pas en conformité avec le titre « histoire de

Juda et de Tamar ». C'est le « et » comme conjonction de coordination qui rend impossible la

conformité du titre et du texte de ce passage biblique. Pour combler cet écart qualitatif entre le

titre et le texte, il faut absolument supprimer la conjonction de coordination en le remplaçant par

exemple par une préposition à fonction disjonctive : histoire de Juda versus histoire de Tamar1232.

Avec la deuxième figure, la plus osée, qui va de pair avec le titre « Juda et ses fils », «on

multiplie les séquences qui entretiennent entre elles une similitude non conforme aux directives

données par l'épitexte1233 ». En Gn 38, nous trouvons une certaine similitude entre Juda et ses fils.

Comme nous l'avons souligné, Juda ressemble à Onân qui bafoue l'autorité paternelle. Avec ses

frères, Juda leurre son père à propos de la disparition de Joseph. Pour sa part, Onân fait semblant

d'obéir à son père en allant vers Tamar, mais il n'accomplit pas vraiment le devoir du beau-frère.

En plus, Juda commet la même faute que son fils Onân lorsqu'il refuse d'accorder Tamar à Shéla

en mariage : il s'agit dans les deux cas de condamner Tamar à demeurer veuve sans enfant1234.

Juda est semblable aussi à son dernier fils Shéla qui, après la mort d'Er et d'Onân, est la seule

personne capable de susciter une descendance pour la tribu. Juda occupe également la même

place que son fils Pèrèç, celle de quatrième enfant dans la famille patriarcale. Nous pouvons

prolonger la liste des similitudes entre Juda et ses fils, mais nous ne pouvons pas attribuer le titre

« Juda et ses fils » à notre récit. En effet, Gn 38 parle moins des fils de Juda que du désir du

patriarche qui veut (re)faire sa vie loin de chez lui. Après une histoire douloureuse de famille où

1231 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 168. 1232 Cette proposition a été inspirée du titre d'un article de N. Furman, « His Story versus her Story. Male Genealogy

and Female Strategy in the Jacob Cycle », dans A. Bach (dir.), Women in the Hebrew Bible. A Reader, New York –

London, 1999. 1233 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 168. 1234 En ce sens, Bosworth, The Story within a Story, p. 54.

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le père n'arrive pas à contrôler ses fils, Juda quitte les siens avec une seule intention : fonder une

famille et avoir la mainmise sur tous ses membres. C'est grâce à Tamar que Juda comprend qu'il

peut construire une vraie famille digne de ce nom sans que le mot « contrôle » en soit la règle

d'or.

Avec la troisième figure qui s'accorde avec le titre « Tamar affirme ses droits face à Juda »,

« on multiplie les séquences qui entretiennent entre elles une similitude conforme aux directives

données à l'ensemble du texte par l'épitexte1235 ». Comme nous l'avons montré dans le schéma

actantiel, Juda et Tamar sont à la recherche d'un seul et même objet, à savoir la progéniture pour

la tribu. Évidemment, cette quête n'est pas simultanée, mais décalée. Autrement dit, Juda et

Tamar poursuivent le même objet, mais en deux temps différents. Tamar commence sa quête là

où Juda l'abandonne. Tamar se montre remarquablement persévérante, car c'est son droit de

donner une descendance pour la famille patriarcale. Ce droit au singulier est lié intimement à

celui d'être membre à part entière de cette lignée. En ce sens, à travers ses actions, Tamar

n'affirme pas seulement son droit d'avoir un enfant, mais elle veut revendiquer aussi son droit

d'être comptée parmi les gens de la famille de Juda. À notre avis, le titre « Tamar affirme ses

droits face à Juda » est le mieux apte à résumer le récit de Gn 38. En effet, les deux protagonistes

de l'histoire s'y trouvent aux deux extrémités du titre. Cette manière de résumer le récit annonce

d'emblée la tension entre ces deux personnages. À cela s'ajoute la locution prépositive « face à »

qui sensibilise davantage au conflit entre ces deux acteurs. De plus, le fait que le nom de Tamar

apparaisse avant celui de Juda prévient le lecteur du rôle prépondérant que cette femme va jouer

tout au long du récit.

Pour mettre en évidence la subversion du titre par rapport au texte, Ricardou parle du titre

en hyperbole ou de litote. Alors qu'avec le titre en hyperbole, « le livre promet, sur tel aspect,

davantage qu'il ne tient1236 », avec le titre en litote il « tient davantage qu'il promet1237 ». En ce

sens, le titre « Juda et ses fils » est un titre en hyperbole. En effet, bien que les fils de Juda soient

nommés à plusieurs reprises dans le récit, aucun d'entre eux n'en est le protagoniste. Nommer les

fils de Juda dans le titre est une manière explicite d'écarter le rôle primordial de Tamar dans cette

histoire. Par contre, le titre « histoire de Juda et de Tamar » est un titre en litote, car ce titre ne dit

rien de la complexité de la relation entre ces deux personnages principaux du récit. Le va-et-vient

1235 Ricardou, Nouveaux problèmes, p. 168. 1236 Ibid., p. 147. 1237 Ibid., p. 148.

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entre le titre et le texte nous conduit donc à nous poser cette question : le titre qui dispose d'un

bien moindre nombre de mots que son texte est-il le résumé du texte ? La réponse à cette difficile

question dépendra d'une analyse détaillée de chaque titre dans son rapport complexe avec le texte

qui le contient en prenant en compte ce principe : « Si le titre tend à unifier le texte, le texte doit

tendre à diversifier le titre : à le faire exploser en le soumettant à une multitude de

définitions1238 ».

1238 Ibid., p. 146.