La visite à l’écrivain (1870-1940) - RERO DOC · L’identification de l’écrivain à un...

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Mémoire de Licence Septembre 2007 Section de Français La visite à l’écrivain (1870-1940) Variations autour de la figure d’auteur sous la Troisième République Marielle Gubelmann Ch. de Cocagne 11 1030 Bussigny 021/702.41.17 [email protected] Sous la direction de : Jérôme Meizoz

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Mémoire de Licence

Septembre 2007

Section de Français

La visite à l’écrivain (1870-1940)

Variations autour de la figure d’auteur

sous la Troisième République

Marielle Gubelmann

Ch. de Cocagne 11

1030 Bussigny

021/702.41.17

[email protected]

Sous la direction de : Jérôme Meizoz

2

Je tiens à exprimer ma reconnaissance

Au professeur Jérôme Meizoz, pour avoir accepté de diriger ce mémoire, pour sa

disponibilité et ses précieux conseils.

Au professeur Noël Cordonnier, responsable du Séminaire d’introduction et

d’accompagnement au mémoire, pour son aide et ses conseils.

A mes parents, Annick et Pierre Gubelmann, pour la relecture.

A Nicolas Descombaz, pour son soutien, le traitement des images et l’impression.

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Résumé

La notoriété acquise par l’homme de lettres pendant les Lumières a poussé un

nombre important de personnalités et autres admirateurs à se rendre chez les

auteurs afin de les voir en chair et en os. Ainsi est né la pratique de "la visite à

l’écrivain". Ces rencontres hors du commun ont fait l’objet de multiples

témoignages au fil des siècles. La présente étude analyse une quinzaine de textes

datant de la Troisième République, corpus mêlant des écrits aux formes

différentes d’expressions (interviews, récits élogieux ou irrévérencieux). Elle

cherche en premier lieu à montrer que la visite forme un récit ritualisé, défini par

un scénario-type et des éléments récurrents. Dans un deuxième temps, elle analyse

la figure du grand auteur, construite à la fois par auto- et hétéroreprésentation.

Cette partie du travail souligne la manifestation de "postures d’auteur" et définit

ce qui, selon nous, caractérise les récits de visites de la Troisième République.

4

Table des matières

Abréviations ............................................................................................................ 5 1. Introduction........................................................................................................ 6 2. Eléments historiques ........................................................................................ 11

2.1 Le XVIIIe siècle : émergence sociale de l’écrivain.................................. 11

2.2 Le XIXe siècle (jusqu’en 1870) : apogée du biographisme ..................... 15

2.3 La Troisième République (1870-1940) : une démocratisation culturelle 18 3. La visite comme récit ritualisé ......................................................................... 22

3.1 Description du corpus .............................................................................. 22

3.2 Scénario et topiques de la visite ............................................................... 28

3.3 Récits irrévérencieux................................................................................ 37

3.4 Objets, manies, voix : l’écrivain en tant que personne ............................ 43

3.5 Stylistique et rhétorique ........................................................................... 50

4. La représentation du grand écrivain................................................................. 58

4.1 La posture d’auteur par autoreprésentation.............................................. 58

4.1.1 Guy de Maupassant ....................................................................... 59

4.1.2 Jules Verne .................................................................................... 60

4.1.3 L.-F. Céline ................................................................................... 62

4.2 Discours du visiteur ou hétéroreprésentation de l’écrivain...................... 67

4.3 La logique maître-disciple........................................................................ 73 5. Conclusion ....................................................................................................... 79 Bibliographie......................................................................................................... 84 Figures : sources et légendes................................................................................. 92

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Abréviations

Buet I Charles Buet, « Paul Féval », in Médaillons et camées

Buet II Charles Buet, « M. François Coppée », in Grands hommes en

robe de chambre

Cravan Arthur Cravan, André Gide

Daudet Léon Daudet, Au temps de Judas

Amicis Edmondo de Amicis, Une visite à Jules Verne

Descaves Max Descaves, interview de Céline en 1932

Huret Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire

Lefèvre Frédéric Lefèvre, « Jean Cocteau », in Une heure avec…

Maupassant Guy de Maupassant, Maison d’artiste (chronique)

Morand Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade

Porquerol Elisabeth Porquerol, notes du 16 février 1933

Sachs Maurice Sachs, « Jean Cocteau », in La décade de l’illusion

Tharaud Jérôme et Jean Tharaud, Mes années chez Barrès

Ces abréviations concernent les récits du corpus et servent à les citer. Dans une série de références

au même texte à l’intérieur d’un paragraphe, seule la première mentionne l’abréviation, les

suivantes indiquent uniquement la pagination.

Les citations tirées des ouvrages et articles critiques mentionnés dans la bibliographie apparaissent

sous la forme : Auteur, année d’édition, page.

Les références complètes se trouvent dans la bibliographie.

6

1. Introduction

A l’aube du XVIIIe siècle, le Régent Philippe d’Orléans répond à Voltaire, venu

se plaindre d’avoir reçu des coups de bâton d’un gentilhomme dont il avait mal

parlé à Versailles : « – Monsieur Arouet, vous êtes poète, et vous avez reçu des

coups de bâton… – Cela est dans l’ordre, et je n’ai rien à vous dire »1. Ces propos

attestent du peu de prestige qui rayonnait autour du métier littéraire dans la

première moitié du siècle des Lumières. Voltaire le dit lui-même: « Trop

d’avilissement est attaché à cet état équivoque […] »2. Le statut d’écrivain reste

ambigu : marginal, légalement indéterminé, condamné à l’humilité3, il n’est pas

encore pleinement reconnu. Or, la célébration de la visite à l’homme de lettres ne

peut exister sans la pleine assimilation de cet état à la dignité sociale et à la

reconnaissance publique.

L’identification de l’écrivain à un artiste au sens moderne du terme fait l’objet

d’une longue évolution. La figure de l’artiste, distincte de celle de l’artisan,

commence à émerger à la Renaissance : le producteur se détache progressivement

du savoir-faire artisanal et devient un créateur recherché par les mécènes,

revendiquant une œuvre imaginative et un mode d’expression de plus en plus

personnel. Mais Nathalie Heinich considère que l’art est encore à ce moment-là

dans un « régime de communauté », jusqu’au milieu du XVIIIe siècle où il passe à

un « régime de singularité » (avènement de la signature, du concept d’authenticité,

de plagiat,…)4. L’évolution sémantique du substantif artiste caractérise une telle

transition. La notion existe depuis le XVe siècle, mais elle est inhabituelle et sa

signification reste floue, « hésitant entre le contexte "libéral" de l’université

médiévale, le cas particulier du métier de chimiste, et celui de l’artisan hautement

qualifié »5. Suite à cette indétermination, le mot artisan prédomine. Ce n’est

1 Souvenirs de Jean Bouhier, Paris, 1866, p. 98. 2 Lettre du 25 juillet 1752 à C.-J.-F. Hénault, in The complete works of Voltaire. Correspondence.

April 1752- May 1753, Genève : Institut et Musée Voltaire, vol. 13, 1971, p. 119. 3 Les écrivains étaient dépendants de mécènes et autres protecteurs. 4 Par l’opposition « régime de communauté » de « régime de singularité », la sociologue

distingue « les normes collectives, caractéristiques du régime pré-moderne de l’art comme métier ou comme profession » de « l’invention individuelle, caractéristique du régime moderne de l’art comme vocation » (Heinich, 1997, p. 156).

5 Heinich, 1990, p. 11.

7

qu’en 1752 qu’artiste affiche le sens moderne que nous lui connaissons, en

rapport avec l’esthétique et comportant une connotation laudative qu’artisan ne

présentait pas: « Personne qui se voue à l’expression du beau, pratique les beaux-

arts, l’art »6. Le substantif réunit l’écrivain, le poète mais également le peintre, le

sculpteur, le graveur,…. La figure mythique de l’écrivain en tant qu’artiste

reconnu ne se réalise donc pleinement que dans la deuxième partie du siècle des

Lumières. Cette mutation culturelle apparaît aussi au niveau du lexique littéraire,

puisqu’à ce moment apparaît la signification contemporaine de la littérature et de

l’écrivain. Celui-ci passe de la simple « personne qui compose des ouvrages

littéraires » (1275) à un « auteur qui se distingue par les qualités de son style »

(1787) 7. Il acquiert alors un nouveau prestige :

Au-delà du « préposé à l’écriture », celui-ci se voit investi d’une véritable fonction sociale. Le terme désigne moins, dès lors, une activité qu’une dignité, moins un emploi qu’une place dans la hiérarchie sociale et une mission créatrice.8

L’analyse lexicologique est ici enrichissante et permet de révéler, à travers

certaines notions-clés, le changement socioculturel ayant eu cours au XVIIIe

siècle – nous y reviendrons dans le chapitre suivant – et qui a permis à l’écrivain

d’atteindre une certaine respectabilité.

La conception de l’art valorisant la singularité participe à la sacralisation et à la

nouvelle notoriété de l’auteur. Les philosophes des Lumières comme J.-J.

Rousseau et Voltaire attirent les foules : les hommes illustres sont visités par de

nombreux individus, qu’ils soient des lettrés, comme en témoigne Rousseau, ou

de simples curieux :

Ceux qui m’étoient venu voir jusqu’alors étoient des gens qui ayant avec moi des rapports de talens, de gouts, de maximes les alleguoient pour cause de leurs visites et me mettoient d’abord sur des matiéres dont je pouvois m’entretenir avec eux. A Motier ce n’étoit plus cela, surtout du coté de France. C’étoient des officiers ou d’autres gens qui n’avoient aucun gout pour la litterature, qui même pour la pluspart n’avoient jamais lû mes ecrits, et qui ne laissoient pas, […] d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour venir voir et admirer l’homme illustre, celebre, très celebre, le grand homme etc.9

6 Deuxième définition du Nouveau Petit Robert, p. 150. 7 Jusqu’au XVIIIe siècle, "écrivain" référait plus à l’activité d’écriture qu’à la responsabilité

d’une œuvre. C’est pourquoi les gens lui préféraient la notion d’"auteur". 8 Dictionnaire des littératures de langue française - Auteurs, article "Ecrivain", p. 771. 9 J.-J. Rousseau, Confessions, livre douzième, in Œuvres complètes, Paris : Gallimard, tome I,

1959, p. 611.

8

Des "pèlerins" venus de toute l’Europe se rendent chez les grands philosophes

qu’il faut avoir vu pour être au goût du jour. Chaque écrivain a une manière

différente de faire face à cette nouvelle célébrité. Rousseau en est vite accablé, au

point de se sentir totalement persécuté. Voltaire, au contraire, s’offre volontiers

aux regards : il reçoit avec hospitalité quantité d’artistes, princes, ambassadeurs,

philosophes, touristes britanniques et autres anonymes dans son château à Ferney,

où il vécut de 1758 à 1778. Il s’était d’ailleurs attribué le surnom

d’ « aubergiste de l’Europe ». Au cours du siècle, Voltaire est donc passé du poète

bâtonné au patriarche vénéré. Sa trajectoire témoigne d’une sacralisation de la

figure d’auteur qui va encore s’accroître sous le romantisme.

Les visites à l’écrivain ont laissé de multiples récits figurant au sein de

mémoires, souvenirs, correspondances, journaux et autres biographies. Le sujet a

été relativement peu traité jusqu’à nos jours. Seul Olivier Nora a écrit une étude

consacrée exclusivement à ces témoignages, article de référence survolant des

textes du XVIIIe au XXe siècle intitulé « La visite au grand écrivain » (1986).

D’autres auteurs y ont consacré un ou plusieurs chapitre(s) d’un ouvrage, mais ils

restent peu nombreux10. Les textes de visites, par leur nombre et leur richesse,

méritent que nous en fassions un sujet d’étude approfondi. Les premiers datent de

la deuxième moitié du XVIIIe siècle : les visiteurs décrivent leur rencontre avec J.-

J. Rousseau, Voltaire et Buffon en particulier11, de façon moindre avec Denis

Diderot qui n’a pas connu de son vivant la gloire de ces derniers12. Ces premiers

récits ont la particularité de présenter des éléments rhétoriques dominant au siècle 10 Citons J.-C. Bonnet et Philippe Roussin.

J.-C. Bonnet, dans les chapitres VIII à XI de la Naissance du Panthéon (1998), parle de la visite aux écrivains sous les Lumières (Rousseau, Voltaire, Diderot, Buffon,…). Il avait déjà évoqué le sujet dans un article du même nom paru en 1978. Philippe Roussin, dans le chapitre I de son ouvrage consacré à L.-F. Céline, Misère de la littérature, terreur de l’histoire (2005), traite du cas particulier de la visite des journalistes au dispensaire du docteur Destouches, alias Céline.

11 Voir, entre autres : J.-J. Rousseau : récits de B. de St-Pierre, du Prince de Ligne, du comte Joseph Teleki et le récit irrévérencieux de Madame de Genlis / Voltaire : récits de Lekain, de Casanova, de Marmontel et le récit irrévérencieux de Madame de Genlis / Buffon : récit irrévérencieux d’H. de Séchelles. (Les références complètes se trouvent dans la bibliographie).

12 J.-C. Bonnet explique, au sujet de Diderot : « […] il était le plus souvent représenté au milieu d’un groupe, comme responsable de l’Encyclopédie. Son image d’écrivain était encore bien peu nette, parce qu’il était impossible à ce moment-là de se faire une idée précise de son œuvre » (Bonnet, 1998, p. 157). Ses écrits majeurs comme Jacques le Fataliste et Le neveu de Rameau n’ont effectivement été publiés qu’après sa mort.

9

des Lumières, comme l’hagiographie et l’éloge académique. Par la suite,

l’effervescence romantique de la première partie du XIXe siècle oriente

l’évocation de la rencontre : les narrateurs s’épanchent largement sur leur état

d’âme, leurs émotions, et l’interprétation des sentiments de l’écrivain à leur

égard13. Dans cette étude, nous chercherons à savoir ce qui caractérise les récits de

la Troisième République (1870-1940), période d’entre-deux-siècles qui, avant le

développement des techniques audiovisuelles, est encore riche en récits de visites.

Hormis le sens commun du terme, la visite comporte des significations

spécialisées qui permettent d’éclairer la nature des textes étudiés. Sur le plan

religieux, elle « s’est dit de l’acte de dévotion accompli dans une église »

(1690)14. Cette signification aujourd’hui vétuste souligne la vénération sacrée

portée à la rencontre avec l’auteur. Les récits de visites célèbrent les hommes

illustres et appartiennent par conséquent au genre de l’éloge. La manifestation

parfois excessive de cette révérence fait émerger en retour des récits persifleurs.

Dans ce cas, la visite se transforme en une véritable inspection, dont le but est

de surprendre l’écrivain « dans un cadre où [le visiteur] quête les signes d’une

infirmation du mythe »15, où il cherche des éléments pouvant jouer en sa défaveur.

Suivant cet ordre d’idée, la visite prend le sens de « recherche, perquisition dans

un lieu »16, employé lorsque une personne se rend dans un endroit pour procéder à

un examen (visite domiciliaire, visite des lieux).

Le mémoire est articulé en trois parties. La première (chapitre 2) présente la

genèse historique de la visite à l’écrivain sous la Troisième République. La

seconde (chapitre 3) porte sur la description du corpus, où nous tâcherons de

démontrer que tous les textes présentent les éléments d’un rituel codé. Il s’agira

alors de relever leurs étapes communes et les différents motifs discursifs utilisés

afin de sacraliser voire démythifier l’écrivain. Nous analyserons finalement

(chapitre 4) la construction de la figure du grand auteur, et émettrons l’hypothèse

13 Voir, entre autres, les récits de Madame Roger des Genettes et de Gustave Rivet, qui sont allés

voir Victor Hugo, ainsi que la visite de Goethe par J. P. Eckermann. (Les références de ces textes figurent dans la bibliographie).

14 Dictionnaire historique de la langue française, article "Visite", tome II, p. 2267. 15 Nora, 1986, p. 572. 16 Le Nouveau Littré, article "Visite", p. 1844.

10

qu’elle se fonde, en dépit de variations manifestes, sur une logique représentative

de type maître-disciple.

Les outils auxquels nous recourrons seront ceux de l’analyse littéraire, et,

d’autre part, du « discours littéraire » - selon la conception qu’en donne

Dominique Maingueneau dans son ouvrage Le discours littéraire. L’interprétation

serait limitée si nous nous focalisions uniquement sur le texte en le coupant de son

contexte. La littérature se doit d’être étudiée comme un discours, dont l’analyse

« met en premier plan l’enveloppement réciproque d’une énonciation et d’un lieu

dans des institutions de parole »17. Les notions primordiales de l’étude du discours

littéraire, lesquelles doivent être envisagées en interaction, sont la

« scénographie » (mise en scène énonciative), le « code langagier », l’« ethos »

(image donnée par le locuteur) et le « positionnement ». Cette approche appelle

une prise en compte de la situation de communication. De plus, le discours

littéraire n’est pas perçu comme un élément isolé : il est en constante interaction

avec d’autres discours. Il participe d’une « aire déterminée de la production

verbale, celle des discours constituants »18, soit la philosophie, la religion, les

sciences,… Il est à situer dans la sphère du « discours social » (Marc Angenot),

qui englobe « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société »19. La littérature

réinvestit en quelque sorte les strates discursives et les modèles imposés par la

société. La méthode du discours littéraire analyse les liens entre la littérature et la

société à travers les formes du langage : elle a alors l’avantage d’articuler la

singularité et le collectif, le texte et son contexte, interaction que l’analyse de texte

traditionnelle tend à masquer.

17 Maingueneau, 2004, p. 40. 18 Ibid., p. 47. 19 Angenot, 1989, p. 13.

11

2. Eléments historiques

Avant d’aborder les textes du corpus, il est important de comprendre dans quel

contexte socio-historique et littéraire "la visite à l’écrivain" a pu se développer et

se perpétuer jusqu’à la Troisième République. Dans ce but, nous allons tracer un

bref historique depuis le mouvement des Lumières, période d’émergence des

récits de rencontres avec l’homme de lettres. Notons bien que présenter plus de

deux cent ans en quelques pages ne saurait être exhaustif. C’est pourquoi, en

appuyant notre propos sur quelques grands travaux, nous soulignerons

uniquement les tendances de chaque siècle. Au risque d’être légèrement

caricatural, ce type d’historique permettra de relever certains traits pertinents qui

orienteront la lecture du corpus.

2.1 Le XVIIIe siècle : émergence sociale de l’écrivain

Le XVIIIe siècle est une période de grands bouleversements, notamment sur les

plans littéraire et culturel. Les écrivains deviennent des "philosophes"20 qui

essaient, par leurs textes, de propager des idées. Une partie d’entre eux souhaitent

instruire la société afin qu’elle soit capable de développer son libre-arbitre : ils se

proposent d’"éclairer" les individus grâce à la culture. Les valeurs que ces

philosophes préconisent sont en premier lieu la liberté et le bonheur. Adoptant une

attitude sceptique et rationaliste, ils tendent à critiquer l’organisation de la société,

qui nuit à ces principes. Ils se proclament contre la monarchie absolue, qui

assujettit les hommes à l’autorité du roi, et contre l’Eglise, qui soumet la raison

aux dogmes et traditions21. Ces textes philosophiques accompagnent un

bouleversement culturel de la nation allant de pair avec l’augmentation de la

20 Avant le XVIIIe siècle, le mot philosophe désignait, selon sa racine étymologique, la personne

qui "aime la sagesse" et la cultive. Au siècle des Lumières, l’appellation change sémantiquement : « Le philosophe incarne le nouvel idéal humain, l’homme éclairé qui se sert de sa propre raison et sait agir en conséquence » (Dictionnaire européen des Lumières, article "Philosophe", p. 851).

21 S’ils rejettent les dogmes chrétiens, la plupart des philosophes ne sont pas athées. Ils admettent généralement la présence d’une divinité, comme étant la cause du monde, et valorisent une religion naturelle. Ils appartiennent alors au déisme ou au théisme (qui admet la révélation surnaturelle, contrairement à la doctrine déiste).

12

production littéraire. En effet, le XVIIIe siècle connaît « la victoire éclatante de

l’imprimé »22. Les entreprises d’éditions s’accroissent et mettent à disposition un

nombre de livres plus élevé qu’auparavant. Par conséquent, ceux-ci touchent une

plus grande partie de la population et rendent possible l’émergence d’un lectorat

féminin. Tout comme le public, l’imprimé lui-même se diversifie : éditions au

format de poche, dictionnaires portatifs, images,… Les premières traductions

apparaissent, en majorité celles d’ouvrages de libres-penseurs anglais. Grâce à

cette diffusion grandissante de l’imprimé, la culture devient plus accessible.

L’intérêt nouveau de la société pour des sujets comme la morale, la politique ou la

religion entraîne la naissance de l’opinion publique. Les lieux où celle-ci

s’exprime, comme la presse et les gazettes, deviennent de plus en plus représentés

sur la scène publique. De nouveaux réseaux de sociabilités littéraires

apparaissent, tels les cafés, les cabinets de lecture et les sociétés. Les salons,

institutions datant du XVIIe siècle, deviennent spécifiquement féminins23. Derrière

ces différents lieux se lit le besoin d’échange entre les membres d’une société

développant des préoccupations intellectuelles communes.

En tant que générateurs de l’opinion, les philosophes des Lumières tiennent un

rôle fondamental dans la société et acquièrent le statut du "grand homme". La

reconnaissance publique de l’écrivain illustre une nouvelle conception de la

gloire, propre au siècle. Incarnée auparavant par la figure du héros guerrier, dont

la valeur dominante était l’honneur, ou par le roi, majesté de naissance, la

grandeur se base, au temps des philosophes, sur la vertu et le mérite personnel24.

L’admiration de ces qualités est rendue officielle en 1758, lorsque les sujets

traditionnels du concours d’éloquence de l’Académie, qui consistaient

généralement à faire le panégyrique du roi, sont remplacés par l’éloge des grands

hommes de la nation. Ce genre laïc, visant à l’édification morale, se différencie du

panégyrique qui repose sur la tradition chrétienne. En imposant ces nouvelles

valeurs au sein de l’institut académique, les hommes de lettres se libèrent

22 Goulemot et Oster, 1992, p. 50. 23 Au XVIIIe siècle, les salons les plus célèbres sont, entre autres, ceux de Madame de Lambert,

Madame de Tencin, Madame de Staël et Madame d’Epinay. 24 J.-J. Rousseau expose ces principes dans son roman de La Nouvelle Héloïse lors du duel évité

entre Milord Edouard et Saint-Preux (lettre LX). Il parle, à ce propos, d’ « héroïsme de la valeur » (inscription de la deuxième estampe).

13

progressivement de la tutelle monarchique25 et traditionnelle. Tel que l’expose

Jean-Claude Bonnet dans son fameux ouvrage sur le culte des grands hommes:

Elle [l’Académie] se transforme en conservatoire de la gloire, et les hommes de lettres, se désignant eux-mêmes comme les seuls guides capables de former l’esprit de la nation, viendront occuper cette nouvelle chaire laïque parfaitement appropriée au messianisme des Lumières.26

Les écrivains ont désormais un lieu où exercer leur ministère. Les éloges

académiques leur permettent d’exposer et de légitimer les principes des Lumières.

Arbitres de l’opinion publique, ils sont « [les] porte-parole d’une classe dirigeante

non encore advenue »27, soit celle de la bourgeoisie émergente28. A la fin du

siècle, les philosophes seront d’ailleurs l’instrument des auteurs de la Révolution,

qui se serviront d’eux pour justifier leur entreprise.

La conquête du pouvoir idéologique par les écrivains au milieu du XVIIIe siècle

vise ainsi à discréditer les pouvoirs traditionnels. Nous venons de voir ce

phénomène avec la perte progressive du contrôle régalien sur l’Académie. Sur le

plan religieux, les croyances sont mises en doute, ce qui entraîne un déclin de la

foi au sein de la société. L’avènement de l’homme de lettres au statut du "grand

homme" entraîne une foi nouvelle, laïque et philosophique. Paul Bénichou

exprime bien cette idée lorsqu’il affirme :

Le philosophe a surgi d’abord […] comme concurrent direct et successeur avoué du théologien : aux vieux dogmes il opposait les articles d’une foi nouvelle, et aux livres saints les siens propres.29

Nous pouvons à juste titre parler d’un « transfert de sacralité »30. Les philosophes

deviennent les nouveaux prêtres d’une société pour qui la raison commence à

surpasser la tradition. La communauté déplace les objets de sa croyance sur la

littérature et l’écrivain, à qui elle voue un véritable culte. En effet, le champ

littéraire s’étant agrandi, les auteurs atteignent une grande renommée par le biais

des concours académiques, de la presse ou des lieux de sociabilité littéraire 25 Depuis sa création en 1635 par Richelieu, l’Académie française était rattachée au pouvoir royal. 26 Bonnet, 1998, p. 66. 27 Bonnet, 1986, p. 221. 28 Les grands philosophes du XVIIIe siècle sont des bourgeois (Voltaire, Diderot, Rousseau,...). 29 Bénichou, 1973, p. 17. 30 Terme emprunté à Mona Ozouf dans La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris : Gallimard, p.

317.

14

(salons, théâtres, expositions,…). La société se focalise de plus en plus sur ces

hommes qui soulèvent l’opinion. Un véritable fétichisme biographique s’instaure :

les gens veulent tout savoir de leur personne, leur vie, leurs faits et gestes. C’est

la première fois que les écrivains connaissent une telle profusion de discours à

leur sujet (témoignages, éloges, biographies, textes journalistiques, rumeurs

publiques) et de reproductions de leur image (bustes, peintures). Ils deviennent de

véritables célébrités. Dès lors, il ne suffit plus aux individus d’en entendre parler,

il faut également aller les voir, les entendre, les toucher. C’est ainsi que se

développe le rituel de la visite au grand écrivain, pratiqué par différentes classes

sociales, du simple curieux à la personne mondaine.

Cependant, la dignité et la reconnaissance publique que l’écrivain acquiert dans

la moitié du XVIIIe siècle est en contradiction avec sa condition économique. En

effet, peu d’auteurs vivent de leur plume. Cela ne pose pas trop de difficultés pour

ceux qui descendent de bonnes familles ; elles leur assurent l’indépendance

économique31. Par contre, les autres ont généralement recours aux mécènes, qui

les soutiennent financièrement. Mais ces écrivains restent en situation de

dépendance matérielle, à l’instar d’auteurs sans pension qui s’en remettent aux

libraires-éditeurs : au stade de l’imprimerie, ceux-ci se heurtent à la censure royale

et ne sont que très faiblement rémunérés (voire pas du tout). Les libraires sont en

effet devenus très puissants depuis que le pouvoir monarchique leur a attribué le

droit des privilèges. Il manque aux écrivains des Lumières, pour assurer leur

indépendance, l’existence de la propriété littéraire, soit des droits d’auteur. Cette

question est à l’origine de nombreux conflits entre les auteurs et libraires depuis

des décennies, mais ce n’est qu’à la Révolution que les privilèges seront abolis et

le droit d’auteur reconnu juridiquement. Si l’écrivain des Lumières s’est

démarqué socialement en tant que "grand homme" de la nation et a ainsi acquis

une véritable dignité, il est donc encore prisonnier d’ « une société qu’il ne peut

contester qu’en la servant »32, ce qui l’empêche d’acquérir un statut professionnel.

31 C’est le cas de Voltaire, dont le père était notaire, ou de Buffon et Montesquieu, qui descendent

de riches familles de la noblesse de robe. 32 Dictionnaire des littératures de langue française - Auteurs, article "Ecrivain", p. 771.

15

2.2 Le XIXe siècle (jusqu’en 1870) : apogée du biographisme

La condition de l’écrivain du XIXe est bien différente de celle qui prévalait sous

les Lumières. L’application juridique du droit d’auteur entre 1791 et 179333 lui

permet désormais de conserver les privilèges sur son œuvre, même vendue. Grâce

à cette nouvelle législation, l’écrivain peut théoriquement vivre de sa plume et

obtient un statut professionnel digne de ce nom. En 1830, suite à l’abolition de la

censure et à la domination économique de la société par la bourgeoisie, il accède

au marché moderne de la littérature, libre et capitaliste. L’auteur est ainsi

débarrassé de toute emprise mais, confronté au commerce de manière directe, il

doit dorénavant se vendre et recourt aux médias, plus spécifiquement à la presse.

J. M. Goulemot et Daniel Oster écrivent, au sujet de cette dernière:

La presse n’est pas seulement la source quasi unique des subsides, elle est le lieu obligé de la communication, et ce qui s’y médiatise c’est d’abord, ou exclusivement, l’homme de lettres lui-même. A partir de 1830, il faut se faire une tête pour avoir accès aux médias (…), mais il faut aussi se médiatiser pour avoir accès au public.34

La médiatisation apparaît comme la condition nouvelle de la légitimation par

l’opinion. Le XIXe siècle marque l’émergence du journalisme de masse. La

création en 1836 de La Presse d’Emile Girardin, premier quotidien bon marché,

marque le début de la grande presse et de la publicité dans les journaux. Il sera

suivi de près par Le Siècle d’Armand Dutacq, fondé la même année. Ces journaux

font apparaître les premiers romans-feuilletons, récits populaires publiés en

plusieurs épisodes afin de fidéliser le lecteur. Ces quotidiens peu coûteux touchent

une audience large et engendrent de gros tirages, marquant par conséquent le

début de la culture industrielle35. La bourgeoisie tend à délaisser le livre pour le

journal et ses romans-feuilletons. Désormais, la culture passe essentiellement par

33 Dates des décrets de la Révolution fixant le droit d’auteur. En 1791, la loi Le Chapelier

stipule : «La plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain […] il faut que pendant toute une vie et quelques années après leur mort personne ne puisse disposer sans leur consentement du produit de leur génie » (Compagnon, cours de 2002). La durée de la propriété littéraire fut portée à cinq ans après la mort de l’auteur. En 1793, la loi Lakanal la prolongea à dix ans.

34 Goulemot et Oster, 1992, p. 168. 35 Plusieurs querelles dénonceront cette « littérature industrielle » (Sainte-Beuve, 1839),

étroitement liée à l’utilitarisme bourgeois. L’autonomie de la littérature, s’appuyant sur les mouvements comme "l’art pour l’art" ou la bohème, apparaîtra au milieu du siècle en réaction à cette logique productive.

16

les médias et les écrivains utilisent ce moyen pour se faire connaître. En effet, un

article ou un roman-feuilleton dans la grande presse peut avoir beaucoup

d’influence pour le lancement de leur carrière.

Or, pour accéder à la médiatisation, l’écrivain du XIXe siècle doit se montrer, se

« faire une tête », tel que l’attestent les propos de J. M. Goulemot et Daniel Oster.

Il fréquente ainsi les différents lieux culturels (cafés, théâtres, sociétés,

expositions), à la recherche de toute reconnaissance ou relation d’influence.

Comme l’expliquent les deux auteurs cités ci-dessus : Dans la mesure où il se met sous le signe de la confraternité, où il attend tout de son semblable : protection, contrats, réconfort ou articles, l’homme de lettres n’existe que sous le regard de l’autre, dans une double et instable relation de client et d’employeur.36

L’auteur doit veiller à faire publier ses écrits pour accéder à la notoriété. En

affrontant le marché, il participe lui-même à sa consécration car il n’y a plus de

système de mécénat se chargeant de diffuser ses oeuvres.

Dans ses textes, l’homme de lettres parle beaucoup de lui-même, de sa condition

et du champ littéraire37. Le XIXe siècle marque alors l’apogée du culte de la

personnalité de l’auteur. Cette focalisation de l’écrivain sur son individualité est

propre au romantisme :

[…] l’histoire littéraire du XIXe siècle est la première à s’écrire tout entière au présent, dans une sorte de gigantesque précipitation du biographisme. […] le romantisme dans son ensemble et ses avatars sont fondés sur l’exhibition du moi-auteur.38

Mais cette personnalisation de l’auteur vient également des tiers. Le siècle marque

l’âge d’or des biographies, des portraits littéraires, des témoignages ou souvenirs,

des photographies, soit tout genre visant à faire connaître l’écrivain en tant

qu’homme. L’auteur lui-même répond généralement à cette « curiosité

biographique »39 en écrivant son autobiographie ou en acceptant le contact avec

les médiateurs40, ce qui consiste à recevoir les visites, assurer des entretiens, ou

36 Goulemot et Oster, 1992, pp. 167-168. 37 Une illustration parfaite apparaît avec le Journal des frères Goncourt. 38 Goulemot et Oster, 1992, p. 167. 39 Notion empruntée à Philippe Lejeune, 1980, p. 105. 40 Nous entendons par "médiateur" tout biographe, journaliste ou témoin qui, par son écrit, joue le

rôle de messager entre l’écrivain et le public. La notion sera utilisée avec cette signification le long du travail.

17

encore poser pour les photographes. Il participe ainsi à la diffusion de son image

tant convoitée. Le biographisme dominant la création littéraire du XIXe siècle est

lié, d’une part, au mouvement romantique valorisant toute individualisation et,

d’autre part, à l’entrée de la littérature dans le marché libre.

Dès 1829, l’intérêt porté à la personnalité de l’auteur est appliqué en critique

littéraire avec la méthode biographique de C.-A. Sainte-Beuve. Pour ce dernier,

une œuvre ne se comprend qu’en ayant recours à l’écrivain et à son histoire :

La littérature, la production littéraire n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale.41

Comme l’illustre le proverbe utilisé dans cette citation, Sainte-Beuve instaure le

binôme inséparable de l’homme et de l’œuvre. L’écrivain devient le moyen

d’expliquer ses œuvres. Sainte-Beuve est à l’origine de nombreux portraits

littéraires, genre qu’il a codifié. Ceux-ci sont basés sur sa méthode biographique,

qui tient compte du pays natal de l’écrivain, de sa famille, de son groupe littéraire,

de ses premiers essais, etc. De son point de vue, la critique littéraire permet ainsi

de connaître l’homme et relève des sciences humaines. Sa théorie sera critiquée

en 1908 par Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve, posth. 1954)

La célébration romantique de la personnalité entraîne une inexorable

sacralisation de la figure d’auteur et de ses objets. Cette sanctification apparaît

déjà à la fin du XVIIIe siècle lorsque la dépouille des auteurs comme Rousseau et

Voltaire est conduite au Panthéon, sanctuaire des grands hommes de la nation. Ce

transfert occasionne de grands cortèges commémoratifs, considérant le corps de

l’auteur et autres objets symboliques comme des reliques. Le XIXe siècle perpétue

cette sacralisation. Depuis la juridiction sur le droit d’auteur, l’œuvre se

personnalise : elle apparaît désormais comme une émanation de l’auteur. Les

manuscrits deviennent l’objet d’un respect religieux. D’autre part, les pèlerinages

littéraires se multiplient, « pratique qui consiste à aller à la rencontre des écrivains

dans les lieux qu’ils ont eux-mêmes fréquentés ou qu’ils ont évoqués dans leurs

41 C.-A. Sainte-Beuve, Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803, in Pour la critique, Paris :

Gallimard, 1992, pp. 146-147.

18

œuvres »42. Ces attitudes engendrées face à l’œuvre et au cadre de vie entraîne un

certain fétichisme : le public vénère tout ce qui concerne l’auteur et sa personne.

2.3 La Troisième République (1870-1940) : une démocratisation culturelle

La Troisième République, régime politique succédant au Second Empire de

Napoléon III, marque l’adhésion décisive de la France au régime démocratique. Il

n’y aura désormais plus de roi ou d’empereur mais un chef d’Etat, le président,

entouré de ministres et élu pour sept ans par l’Assemblée nationale, responsable

du pouvoir législatif. Cette période est marquée de grandes réformes, notamment

sur le plan éducatif. Jules Ferry, nommé ministre de l’instruction publique de

1879 à 1883, est à l’origine de la nouvelle législation scolaire, postulant la

gratuité, l’obligation et la laïcité de l’enseignement primaire. L’Eglise catholique

exerçait auparavant un pouvoir important sur l’école, particulièrement depuis la

loi Falloux de 1850 qui favorisa cette influence. En imposant une école laïque43,

Ferry veut écarter les religieux de l’enseignement afin d’inculquer des valeurs

républicaines et patriotes aux futurs citoyens :

L’école laïque, obligatoire et gratuite incarne à elle seule la république. Elle mène à une vision unitaire de la nation donnant la prééminence à l’instituteur sur le curé, rejetant l’enseignement religieux hors des locaux scolaires où se diffuse au contraire une morale civique favorable au positivisme.44

La nouvelle scolarisation vise une éducation nationale, accessible et égale pour

tous. Cherchant à éradiquer les différences, elle délaisse l’instruction religieuse au

profit de la morale. Ferry veillera également à ce que les jeunes filles puissent

accéder à l’enseignement secondaire. Cette législation, dont le but est de réduire

au minimum la part de la population échappant à l’école, fera ses preuves. En

effet, les statistiques de l’époque sur l’alphabétisation des Français montrent un

progrès significatif. La création de l’école publique marque ainsi l’émergence

d’une démocratisation culturelle. J.-Y. Mollier parle d’une véritable « culture de

42 Nivet, 2000, p. 69. 43 Le processus de laïcisation instauré par Ferry est une première étape vers la Séparation de

l’Eglise et de l’Etat proclamée en 1905, autre réforme importante de la Troisième République. 44 Birnbaum, 1994, p. 19.

19

masse »45 à la Belle Epoque (1890-1914), occasionnée par la scolarisation, le

développement des événements culturels, la multiplication du tirage des

quotidiens et la création d’une presse spécialisée46.

L’enseignement au niveau supérieur se transforme également sous la Troisième

République. En 1870, il n’y avait qu’un faible nombre d’Universités en France.

Les professeurs et les étudiants étaient peu nombreux. Les premiers se

contentaient de faire passer des examens et de donner des cours publics, suivis

par une audience plutôt bourgeoise qu’estudiantine. Dans ces conditions,

l’instruction supérieure était pour ainsi dire inexistante, mais, dès 1877, l’Etat

réagit. La création de bourses et de cours d’agrégation permet d’attirer les

étudiants et les professeurs, de créer des chaires et de nouvelles Universités, qui

deviennent de véritables lieux d’enseignement (cours fermés) et de recherche.

Le fondement de la nouvelle instruction supérieure revient majoritairement aux

historiens, dont la discipline valorise la méthodologie et l’érudition, et prend de

plus en plus de pouvoir à l’Université. La Troisième République marque

effectivement le triomphe du positivisme. Les littéraires perdent alors leur

influence : la rhétorique et la critique ne sont plus d’actualité. Les réformes se font

en faveur de l’histoire et de la science. Vers 1880, l’école secondaire remplace

l’exercice du discours rhétorique par la dissertation et l’explication de texte,

fondées sur la méthode historique et expérimentale. Les historiens deviennent dès

lors plus aptes à enseigner la littérature que les rhéteurs. A ce moment-là, les

Lettres sont en mauvaise posture. Cependant, dès 1894, Gustave Lanson leur

redonne un nouveau prestige. Il fonde la discipline de l’histoire littéraire, basée

sur une méthode scientifique : la philologie. Or, pour lui, il ne s’agit pas de se

perdre dans la seule érudition. Lanson veut marier l’histoire avec la sociologie et

l’impressionnisme. Antoine Compagnon explique :

Sacrifiant à l’histoire et se délivrant de la critique, du coup de la littérature, les études littéraires n’entendent se couper ni de la sociologie ni de l’esthétique. La sensibilité ou le plaisir du texte, elles le cultivent en leur donnant un rôle au départ, au dénouement de la démarche historique. Et la synthèse de la littérature et de la vie sociale, elles la proposent pour seconde étape de leur développement.47

45 Mollier, 1994, p. 325. 46 Cette période marque aussi le triomphe des revues, destinées à l’élite intellectuelle. 47 Compagnon, 1983, p. 54.

20

Lanson situe donc son approche entre les deux grandes disciplines du siècle,

l’histoire et la sociologie, non sans engendrer quelques paradoxes, mais

permettant de cette manière de la différencier. L’histoire littéraire devient une

matière autonome, possédant une méthode adaptée aux nouvelles valeurs prônées

par l’Université : toutes les conditions sont réunies pour redonner une distinction à

la faculté des Lettres.

L’histoire littéraire de Lanson suit également une ligne républicaine et patriote,

liée au contexte historique. Elle propose en effet une littérature nationale : Jean

Racine, Voltaire, J.-J. Rousseau, Victor Hugo deviennent les "Grands écrivains

français"48 et figurent au programme de tout cours de littérature. Dans le

secondaire, elle est la méthode utilisée pour l’explication de texte49. Selon Lanson,

cet exercice a pour but ultime d’apporter aux élèves une instruction civique. La

formation dans le supérieur d’enseignants coupés de toute rhétorique permet par

conséquent l’initiation à la pédagogie. En adoptant les idéaux de la Troisième

République, Lanson légitime donc sa discipline. Il sera professeur à la Sorbonne

dès 1904 et écrira de grandes études, notamment sur Voltaire et Lamartine, en les

situant dans leur contexte historique et biographique. La méthode de l’histoire

littéraire, qui étudie les relations causales entre la vie d’un auteur et son œuvre, se

rapproche de près du procédé personnaliste de C.-A. Sainte-Beuve. Il existe ainsi

une certaine continuité entre l’analyse littéraire du XIXe siècle et celle de la

Troisième République, bien que la figure du critique soit divergente. Celle-ci

passe du modèle de l’homme de lettres, partisan du goût, à l’érudit universitaire,

plongé dans la recherche des sources.

La genèse de la visite à l’écrivain sous la Troisième République a permis de

mettre en évidence l’évolution sur plus de deux siècles du statut de l’écrivain, de

sa représentation et des tendances littéraires. Le milieu du XVIIIe siècle marque

l’essor de la dignité de l’homme de lettres, qui incarne la figure nouvelle du

philosophe, représentant de l’idéologie des Lumières et de l’opinion publique.

Mais, malgré la renommée qu’il acquiert, l’écrivain reste encore dépendant de la 48 Nom d’une collection émise par Hachette en 1887. Lanson y a fait paraître plusieurs de ses

monographies. 49 Cet exercice est devenu la base de toute instruction littéraire depuis la réforme de 1902, qui a

définitivement fait disparaître la rhétorique du secondaire.

21

société et ne gagnera son autonomie professionnelle qu’au XIXe siècle, après

l’apparition du droit d’auteur et du marché libre de la littérature. Sur le plan social

et littéraire, la reconnaissance publique de l’homme de lettres a développé un

intérêt tout particulier pour sa vie et sa personne. Cette « curiosité biographique »

a permis l’émergence de la visite à l’écrivain et des textes en témoignant. La

personnalisation de l’auteur tend à s’accroître sous le romantisme, alimentée par

la critique littéraire de Sainte-Beuve, et persiste sous la Troisième République

avec l’histoire littéraire de Lanson. La pérennité de cette tradition biographique

contribue à éclairer celle des récits de visites à l’écrivain.

22

3. La visite comme récit ritualisé

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, la visite à l’écrivain apparaît comme une

pratique nouvelle visant à célébrer le grand homme. Elle représente une

expérience unique et de nombreux individus en laissent un témoignage écrit. Ils

cherchent de cette manière à immortaliser leur rencontre avec l’auteur et à

dévoiler son intimité dont le public est friand. Le nombre de ces récits montre à

quel point la visite est une pratique désormais ancrée dans les mœurs de la société.

Les textes adoptent une forme précise, dictée par son déroulement et les

comportements qu’elle occasionne. Dans cette partie, l’analyse des textes du

corpus permettra de décrire le scénario-type de la visite, ses topiques, ses images,

sa rhétorique, soit tout élément contribuant à faire de cette dernière un récit

codifié.

3.1 Description du corpus

Le corpus sur lequel repose l’élaboration de cette étude a la particularité

d’amalgamer des récits de visites très variés. Il faut rappeler que la Troisième

République connaît une grande évolution sur le plan médiatique : la presse se

spécialise, entraînant l’émergence du journalisme littéraire, et les revues

triomphent. Une partie des textes de visites apparaissent dans ces médias et il est

nécessaire d’en tenir compte car ceux-ci présentent des formes distinctes des récits

traditionnels, comme celle de l’interview. Dans le but d’élaborer un corpus

représentatif de la Troisième République, nous avons donc rassemblé des textes

de tout type, médiatique ou pas, et de tout style : récits (élogieux et

irrévérencieux), chroniques littéraires, interviews (sous forme d’enquête et

d’entretien),… Un point particulier de notre corpus réside dans le fait que les

auteurs des récits sont tous connus du monde littéraire de l’époque en tant

qu’écrivains (Charles Buet, Arthur Cravan, Guy de Maupassant, Paul Morand,

23

Maurice Sachs, Jérôme Tharaud, Edmondo de Amicis50) ou que journalistes (Jules

Huret, Frédéric Lefèvre, Max Descaves51), à savoir même les deux (Léon

Daudet52, Elisabeth Porquerol53). Il est en effet étonnant de n’avoir pas trouvé de

texte d’anonyme, profil s’adonnant fréquemment au genre du témoignage. Nous

allons répartir ces récits en deux catégories, définies d’après leur support

matériel : les textes de type médiatique et les textes de type littéraire. Puisque le

sens du discours littéraire varie selon le moyen de transmission utilisé, cette

classification permettra notamment de distinguer les différents buts que peuvent

avoir les récits de visites choisis.

Par textes de type médiatique, nous entendons tout texte ayant paru pour la

première fois dans un imprimé quotidien ou périodique (journal, hebdomadaire,

revue). La majorité des récits du corpus entrant dans cette catégorie ont été

publiés dans la presse quotidienne : le récit de Guy de Maupassant a paru dans Le

Gaulois en 1881, les textes de Jules Huret dans L’Echo de Paris en 1891 (avant

d’être réunis en volume la même année), le texte de Max Descaves dans Paris-

Midi en 1932 et celui d’Elisabeth Porquerol dans Allô Paris en 193454. Quant à

celui de Frédéric Lefèvre, il a été publié dans l’hebdomadaire Les Nouvelles

littéraires en 1923, dans une chronique célèbre que l’auteur a inaugurée en 1922,

intitulée « Une heure avec… ». Les nombreux entretiens que Lefèvre y a fait

paraître ont ensuite été rassemblés en plusieurs ouvrages dès 1924. Finalement, le

récit d’Arthur Cravan est apparu en 1913 dans un des cinq numéros de

Maintenant, une petite revue qu’il a lui-même créée. L’ensemble de ces textes

médiatiques présente des formes différentes : certains adoptent le style de la

narration (récits de visites de Maupassant, Cravan et Porquerol), les autres celui

du dialogue (récits d’Huret, de Descaves et Lefèvre). Ils présentent une forme

50 L’Italien Edmondo de Amicis est le seul auteur du corpus de langue maternelle non française.

Mais il fut, selon Olivier Favier (traducteur d’Una visita a Jules Verne), « un fin connaisseur de la France » (Amicis, commentaires p. 7).

51 Max Descaves était le fils de Lucien Descaves, écrivain et membre de l’Académie Goncourt de 1900 à 1949.

52 Fils d’Alphonse Daudet, Léon était un écrivain et journaliste engagé dans la politique réactionnaire. Il siégea à l’extrême droite en tant que député de Paris de 1919 à 1924.

53 Elisabeth Porquerol était connue en tant que journaliste, mais également en tant que romancière (Nephtali sera canonisé, A toi pour la vie, Solitudes viriles,…) et critique littéraire.

54 A cette date, la journaliste a fait paraître son récit sous forme abrégée. Notre étude se réfère à la version complète publiée ultérieurement dans La Nouvelle Revue Française, en 1961.

24

dominante, mais non exclusive : la narration n’exclut pas la présence de

dialogues, tout comme le discours ne proscrit pas certains passages narrativisés.

Dans les récits de type dialogique, les journalistes ont retranscrit leur

conversation avec l’écrivain de la manière la plus authentique possible, en usant

du discours direct. Ils sont allés visiter le grand homme dans le but de le

questionner et de publier ses paroles, ce qui fait de ces récits des interviews55. Ce

procédé journalistique venu d’Amérique est à ce moment tout nouveau : il a été

introduit en France dans les années 1880. Le premier reporter à s’en servir pour

parler de l’actualité littéraire est le journaliste Jules Huret. En 1891, il entreprend

une Enquête sur l’évolution littéraire de grande ampleur, au cours de laquelle il

interroge soixante-quatre écrivains. Nous avons retenu deux de ses interviews

pour notre étude : celle de Paul Verlaine et de celle de Guy de Maupassant,

laquelle donne une bonne illustration de ce que l’on nomme une "posture

d’auteur". Huret questionne les auteurs sur les perspectives de la littérature suite

au déclin du naturalisme56. Il cherche à éclaircir de cette manière le débat qui se

joue entre les différents acteurs du champ littéraire (les Psychologues, les

Naturalistes, les Symbolistes-Décadents, les Parnassiens, les Indépendants,…57).

Pour le journaliste, le genre de l’enquête consiste à préparer des questions à

l’avance, identiques pour toutes les personnes interrogées. Celles qu’Huret posait

aux différents groupes littéraires sont d’ailleurs présentées dans l’avant-propos de

son ouvrage58. Muni de ces questions, il se rendait chez les écrivains et prenait

note de leurs paroles grâce à la sténographie.

Les autres interviews du corpus – celles de Lefèvre et Descaves – sont plus

tardives (1924 et 1932). Elles sont plus libres que l’enquête et peuvent être

assimilées à l’entretien. Dans ce type de rencontre, le journaliste ne pose pas

uniquement des questions toutes faites mais improvise suivant la tournure que

55 En effet, La Grande Encyclopédie décrit l’interview comme « une entrevue ou une conversation

d’un reporter de journal avec un homme politique ou une notoriété quelconque, dans le but d’en tirer une information ou un sujet d’article » (tome vingtième, p. 911, je souligne).

56 La fin du naturalisme a été annoncé par l’œuvre A Rebours de J.-K. Huysmans (1884), qui rompt avec cette esthétique, par la préface de Guy de Maupassant à Pierre et Jean (1887) et le Manifeste des Cinq, paru dans Le Figaro en réaction au roman La Terre d’Emile Zola (1887).

57 Huret, 1999, p. 13. Sur ce point, Huret a été influencé par la théorie de l’évolution de Darwin. Dans son étude, il conçoit effectivement le champ littéraire comme un espace de lutte entre différents groupes esthétiques.

58 Ibid., pp. 43-45.

25

prend la conversation. La discussion est donc plus naturelle que celle engendrée

par l’enquête. Le genre de l’entretien a été inauguré par James Boswell et J.-P.

Eckermann, confidents de Samuel Johnson et Goethe, qui ont rapporté leurs

conversations avec le grand écrivain dans des ouvrages biographiques intitulés La

vie de Samuel Johnson (1791) et Conversations avec Goethe (1836)59. Mais,

comme le fait remarquer Lejeune, ces oeuvres se rapprochent plus du témoignage

que de l’interview, née avec les médias et qui sous-entend « une publication quasi

immédiate » et une « intention de parler pour un public donné représenté par le

questionneur »60, critères non applicables à ces premiers entretiens de la fin du

XVIIIe et début du XIXe siècle.

Les récits de type médiatique, qu’ils soient narrativisés ou dialogiques, ont été

rédigés et publiés assez rapidement après la rencontre avec l’écrivain. La brièveté

de cette divulgation atteste de la visée immédiate du discours. En effet, tous les

textes de cette catégorie ont des intentions en rapport direct avec l’actualité

littéraire : le récit de Guy de Maupassant apparaît sous forme d’une chronique

littéraire visant à promouvoir l’œuvre d’Edmond de Goncourt intitulée Maison

d’un Artiste au dix-neuvième siècle, les interviews de Jules Huret et de Frédéric

Lefèvre sont des chroniques qui dressent des « portraits d’actualité »61, le récit

ironique d’Arthur Cravan est une réponse à l’affront qu’André Gide a porté à

Oscar Wilde (nous y reviendrons), finalement les textes d’Elisabeth Porquerol et

Max Descaves cherchent à donner une première image de L.-F. Céline au public

suite à la publication de Voyage au bout de la nuit (1932). Les récits de visites de

type médiatique ont donc un but direct, lié à un contexte précis et consistant à

faire connaître au grand public la personnalité d’un écrivain et/ou ses positions

littéraires.

La deuxième catégorie des récits de visites du corpus regroupe les textes de type

littéraire. Cette classe désigne les récits qui ont été publiés sous forme d’ouvrages

littéraires. Ils peuvent être inclus dans une œuvre, ou bien en constituer une à part

entière. Ce dernier cas se présente plus rarement car les textes de visites sont

59 James Boswell et J.-P. Eckermann ont rempli la fonction, sur le long terme, de complice et

secrétaire auprès du grand écrivain. Choisir un témoin privilégié permet à l’auteur de contrôler les écrits qui circuleront sur sa personne.

60 Lejeune, 1980, p. 105. 61 Terme emprunté à Lejeune, ibid., p. 109.

26

généralement assez courts. Parmi les récits de cette catégorie, un seul constitue un

ouvrage complet, à savoir Mes années chez Barrès de Jérôme Tharaud62. Mais, il

s’agit ici d’une visite particulière puisqu’elle se prolonge sur des années. Les

autres récits apparaissent dans des mémoires (Mémoires d’Edmondo de Amicis),

un journal (Journal d’un attaché d’ambassade de Paul Morand), des souvenirs

(Au temps de Judas de Léon Daudet, La décade de l’illusion de Maurice Sachs)

ou des ouvrages taxinomiques (Médaillons et camées et Hommes en robe de

chambre de Charles Buet)63. Ces textes de visites se trouvent dans des œuvres de

genre biographique, propre au témoignage, et le discours qui prévaut est la

narration. Quant à leur finalité, elle diffère de celle des textes médiatiques. En

effet, les écrits biographiques comme les mémoires, les souvenirs ou les journaux

visent généralement à laisser une trace de leur contenu sur le long terme. A ce

titre, le péritexte des ouvrages peut être révélateur, puisqu’il permet d’informer le

lecteur des intentions de l’auteur. La dédicace de Médaillons et camées (« A mon

ami Albert Savine ») confirme cette recherche d’une transmission durable par le

livre :

[…] sous une même couverture, j’ai réuni quelques études jusqu’ici éparses çà et là […]. Il y a, je le crois, un intérêt réel à rassembler ainsi des jugements inspirés par le caprice, l’actualité, la passion, par des colères ou des enthousiasmes dont il ne reste pas trace.64

En réunissant plusieurs de ses écrits dans un volume, Charles Buet cherche à

immortaliser les impressions que les écrivains lui ont laissées. Les auteurs désirent

laisser une trace de leurs souvenirs qui survive à leur personne. Le récit de visite

placé au sein d’un ouvrage est un témoignage sur la personnalité de l’écrivain non

seulement pour le public de l’époque, mais également pour les générations à

venir. Son enjeu reste moins directement lié à l’actualité littéraire que celui

62 Cet écrivain a toujours co-écrit ses livres avec son frère cadet Jean Tharaud. Leurs ouvrages

sont signés de leurs deux prénoms. Jean était responsable du premier jet, Jérôme de la finition. Nous ne mentionnons que Jérôme quand nous nous référons à ce récit, puisque c’est lui qui est allé rendre visite à Maurice Barrès.

63 Ce dernier type d’ouvrage présente plusieurs portraits de grands hommes et, par conséquent, illustre une tendance littéraire propre à la deuxième moitié du XIXe siècle consistant à lister et énumérer les personnalités de la République des lettres (Goulemot et Oster, 1992, p. 170). Les récits de Buet datent justement de 1885 et 1897. En considérant les interviews d’Huret et de Lefèvre réunies après leur publication en volumes littéraires, nous pourrions inclure ces ouvrages à ce type. L’Enquête sur l’évolution littéraire d’Huret est effectivement décrite par J. M. Goulemot et Daniel Oster comme « une sorte de taxinomie des opinions littéraires» (p. 171).

64 Buet I, p. I.

27

imprimé dans les médias. L’intention des textes de type littéraire est donc moins

immédiate, mais aussi moins éphémère que celle des textes médiatiques. Le temps

de rédaction est également plus souple : certains témoins ont rédigé leurs textes

directement après leur rencontre avec l’écrivain, comme l’a fait Paul Morand dans

son journal, d’autres comme Maurice Sachs ont attendu quelques décennies.

La distinction des récits selon le type de support, médiatique ou littéraire, nous a

permis de présenter leurs différentes formes (narration, interview sous forme

d’enquête ou d’entretien) ainsi que la nature plus ou moins immédiate de leur

message. Mais les récits possèdent également une visée de nature argumentative.

Suivant ce point de vue, le corpus présente deux genres de récits : les textes

élogieux et les textes irrévérencieux. Trois récits du corpus démythifient

l’écrivain, à savoir ceux de Léon Daudet, Arthur Cravan et Elisabeth Porquerol.

Ce genre de texte peut alors apparaître dans un ouvrage littéraire comme dans les

médias. Le récit de Porquerol est singulier, car il ne s’agit pas d’une visite à

l’écrivain, mais de l’écrivain : c’est L.-F. Céline qui vient voir la journaliste et

cette mise en scène fait partie intégrante de la déconstruction de la figure du grand

homme. Les autres récits présentent un ton admiratif, bien que celui des

interviews soit moins apparent. Nous aurons par la suite l’occasion d’approfondir

ces deux styles d’écrits.

Les typologies basées sur des critères comme le support matériel ou la visée

argumentative des récits tendent naturellement à être simplificatrices et il ne

faudrait pas négliger le fait que chaque texte, bien qu’il appartienne à une certaine

classe, possède une logique singulière, définie notamment par le profil de l’auteur.

Cet aspect sera abordé plus spécifiquement dans la dernière partie de cette étude,

consacrée aux représentations. Dans la présente section, portant sur la description

des récits de visites, les spécificités ne sont pas oubliées mais restent au second

plan car il s’agit de repérer au préalable les invariants.

28

3.2 Scénario et topiques de la visite

Confronter plusieurs récits de visites, quelles que soient leur visée générique,

leur forme et leur époque, permet de déceler certaines routines, passant par un

scénario analogue et l’existence de lieux communs. La rencontre avec le grand

homme fait l’objet d’un rituel précis et impose une manière traditionnelle de la

retranscrire. Dans ce chapitre, nous allons exposer le scénario et les topiques de la

visite en procédant à l’analyse des textes du corpus. Nous examinerons les points

communs, d’une part au niveau de la structure, d’autre part sur le plan thématique

et rhétorique.

Selon le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, la visite est « l’action

d’aller voir quelqu’un chez lui ; elle se dit surtout d’un déplacement fait de ce

genre, par civilité ou par devoir »65. Cette définition met bien en évidence l’idée

du « déplacement » qu’implique la pratique sociale. La première étape

significative des récits précède la rencontre proprement dite. Elle est marquée par

le cheminement du visiteur jusqu’à l’écrivain, comprenant l’arrivée sur les lieux et

l’entrée dans la maison. Elle laisse notamment place à la description du décor et

aux émotions du sujet.

Dès leur arrivée, plusieurs visiteurs sont frappés par l’isolement de l’habitation.

Edmondo de Amicis décrit le domicile de Jules Verne comme « une bâtisse de

taille modeste, à l’entrée d’une rue solitaire, dans un quartier résidentiel qui

semblait déserté »66 (Amicis, p. 2). De même, la résidence de Maurice Barrès est

« une maison en retrait », « une demeure égarée », « isolée dans son jardin »

(Tharaud, p. 57). Le fait d’habiter dans un endroit reculé caractérise le style de vie

de l’auteur, qui a généralement besoin de calme et de solitude pour travailler. La

marginalisation du lieu vise également à éloigner l’écrivain du monde commun

des hommes et rend cet être à la fois décalé et exceptionnel. Lorsqu’il parle du

domicile de Paul Féval, Charles Buet mêle cette idée du retrait à la sacralisation

de l’écrivain :

65 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, vol. 15, deuxième partie, p. 1117. 66 Je souligne dans cette citation et les suivantes.

29

Loin du bruyant Paris des boulevards, du Paris artiste du parc Monceau, du Paris financier de la Bourse […] – loin du Paris ouvrier, qui travaille, du Paris orphelin et pauvre qui prie, s’élève la montagne des Martyrs, d’où saint Denys aspergea la plaine sillonnée par la Seine, du sang vermeil jaillissant de sa tête fraîchement coupée. C’est au sommet de cette colline chargée de maisons que Paul Féval a choisi son logis.67

La longue énumération des quartiers parisiens accentue la démarcation de

l’habitat de Féval par rapport à la ville. Sa demeure, située sur une colline de

Paris, est effectivement coupée du monde urbain et de son agitation. De plus,

l’allusion descriptive du site vise à sacraliser l’écrivain ; Buet s’étend en

précisions en usant d’une référence hagiographique : il s’agit de la « montagne

des Martyrs » où Saint Denis fut décapité. Buet était catholique et il n’est

désormais pas étonnant qu’il recoure à l’histoire chrétienne du lieu. Cette colline

est précisément la butte Montmartre (étymologiquement Mons Martyrium),

devenue un lieu de pèlerinage depuis que des chrétiens y furent martyrisés. La

référence religieuse utilisée par Buet tend à rapprocher Féval d’une figure sainte.

Les visiteurs viennent célébrer l’écrivain, tout comme les dévots venaient rendre

hommage aux martyrs de ce lieu68. Certains récits s’arrêtent donc sur le lieu

d’habitation de l’écrivain, généralement pour en marquer le retrait ou faire

apparaître certains détails hagiographiques qui placent l’auteur à mi-chemin entre

terre et monde céleste.

Si l’évocation des alentours de la demeure n’apparaît pas dans tous les textes, la

majorité mentionne néanmoins l’entrée dans la maison de l’écrivain. Il est rare

que le visiteur soit reçu directement par son hôte. C’est généralement un

domestique qui vient l’accueillir : « une Bretonne […] vient entr’ouvrir l’huis »

(Buet I, p. 97) ; « C’était le valet de chambre, Cyprien, qui ouvrait la porte »

(Sachs, p. 169) ; « une bonne vint m’ouvrir » (Cravan, p. 3) ; « un domestique, un

larbin plutôt, vient ouvrir » (Huret, p. 203) ; « Céleste69 vient nous ouvrir »

(Morand, p. 103),... La plupart des écrivains sous la Troisième République

67 Buet I, p. 97. 68 Notons que Buet recoure à ce lieu sacré sans mentionner le martyre révolutionnaire qui le

toucha en 1871. En effet, des milliers de Communards y furent massacrés par le gouvernement pendant la Semaine sanglante, qui réprima à sa manière la Commune de Paris, premier pouvoir révolutionnaire populaire (18 mars - 27 mai 1871). L’Eglise et l’Etat firent ensuite construire la Basilique du Sacré-Cœur sur cette butte où les Communards avaient tenté de résister. La réappropriation symbolique de ce lieu par l’Eglise déclencha une grande controverse. L’engagement catholique de Buet explique certainement l’omission de ce massacre.

69 Céleste Albaret était la gouvernante de Marcel Proust.

30

appartiennent à la classe bourgeoise et possèdent un personnel de maison. Le

domestique fait partie de leur entourage et marque l’entrée du visiteur dans la

sphère privée. Après avoir accueilli le nouveau venu, le valet fait office

d’intermédiaire entre le visiteur et le grand homme : il guide l’invité jusqu’à la

pièce où se trouve l’auteur ou indique la place de l’antichambre dans laquelle il

pourra attendre. Ce moment répond à une mise en scène particulière en usage à la

cour. En effet, la façon dont les visiteurs sont reçus évoque la visite faite au

souverain pendant la monarchie. A cette époque, les individus désirant voir le roi

étaient pris en charge par le personnel et devaient "faire antichambre"70 avant

d’être reçus. L’attente pouvait être longue et les visiteurs devaient parfois revenir

le lendemain. La demeure de l’écrivain bourgeois, faite d’un service de maison et

d’une salle d’attente, permet de reproduire le rituel de la cour et associe l’écrivain

à l’image d’un roi.

La rencontre avec l’auteur n’est donc pas immédiate. Dans les récits, ce temps

mort engendre de longues descriptions. En effet, pour le visiteur, c’est l’instant

propice à l’observation du décor. La description de l’espace ne constitue pas une

véritable pause dans le récit puisqu’elle suit le regard même du personnage71.

Nous découvrons le décor en même temps que le narrateur, dont nous adoptons le

point de vue grâce à la focalisation interne. Généralement, le sujet observe

l’espace de manière très attentive, comme l’illustre cet extrait :

Nous entrons dans une ancienne chambre à coucher transformée en salon. Une indienne sur le lit en ébène avec lignes de cuivre, comme tout le mobilier pur style Maréchalat. Des fauteuils en velours vert pois cassés, à franges. A la fenêtre une tapisserie verdure représentant une chasse, vert épinard ; des appliques à gaz transformées pour l’électricité. Le portrait de Proust par J.-E. Blanche, orchidée à la boutonnière. Sur un chevalet, le Dr Proust en robe de la Faculté, […]. Après attente, nous sommes introduits dans la chambre à coucher.72

Paul Morand est attiré par toutes les composantes de la pièce (mobilier, objets,

peintures) et les détaille de manière précise. Les qualificatifs sont nombreux : ils

70

Cette expression existe toujours. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, la notion d’antichambre « s’est spécialisé[e] en parlant des salles d’attente officielles, d’où la locution faire antichambre "attendre" […] » (vol. 1, p. 85).

71 Gérard Genette expose cette idée d’une description incluse dans la temporalité de l’histoire. Cf. Figures III, au sujet de l’œuvre de Marcel Proust : « […] la "description" proustienne est moins une description de l’objet contemplé qu’un récit et qu’une analyse de l’activité perceptive du personnage contemplant […] » (Paris : Seuil, 1972, p. 136).

72 Morand, pp. 103-104.

31

désignent le style (« pur style Maréchalat », « fauteuils à franges »), les matières

(« en ébène », « en velours ») et les couleurs (« cuivre », « verdure », « vert pois

cassés », « vert épinard »). Cette description présente un intérieur luxueux et un

goût pictural propres au mode de vie d’un artiste intégré dans le monde bourgeois.

L’iconographie de l’écrivain est un élément du décor fréquemment admiré par

les visiteurs. François Coppée « a chez lui l’occasion de se contempler en diverses

poses, peint sur toile, taillé en marbre ou coulé en bronze » (Buet II, p. 219),

Maurice Sachs remarque dans l’antichambre « un buste du poète [Jean Cocteau]

par Lipchitz » et un « grand portrait de Cocteau jeune par Jacques-Emile

Blanche » (Sachs, p. 169), Paul Morand « un portrait de Proust par J.-E. Blanche »

(Morand, p. 104) et Jérôme Tharaud voit en montant l’escalier « une toile de

Jacques-Emile Blanche représentant Barrès, jeune dandy habillé de gris, une fleur

à la boutonnière » (Tharaud, p. 60). La mention récurrente des peintures de

Jacques-Emile Blanche témoigne de la réputation de ce portraitiste sous la

Troisième République (figure 1). La reproduction artistique de l’écrivain attire

toute l’attention du visiteur car elle préfigure son aspect physique. A propos du

portrait de Jean Cocteau, Sachs explique que « c’est là d’abord que le visiteur

admire les longues mains de Cocteau » (Sachs, p. 169). Elle précède la présence

réelle et vise à renforcer le mythe de la personnalité au travers d’une posture

prestigieuse qui en magnifie l’image et en donne un caractère presque sacré : « La

halte méditative devant le portrait du maître des lieux est à la majorité des récits

ce que l’agenouillement pieux devant les icônes est à certaines cérémonies

religieuses […] »73. Si l’art tend à magnifier l’image de l’écrivain en

l’immortalisant, l’attitude de piété des visiteurs face à cette représentation

augmente encore la glorification de cette figure.

Le temps précédant la rencontre permet une description des lieux, mais il est

aussi l’occasion d’une présentation de l’état psychique des visiteurs, qui se sentent

approcher du but et ressentent une certaine appréhension à l’idée d’un face-à-face

tant espéré : « Je tremblais au seuil de la porte, pris de cette crainte qui nous saisit

lorsqu’on visite un homme célèbre » (Sachs, pp. 171-172) ; « L’enfant tremblait

d’une émotion inexprimable. Il s’imaginait comparaître devant un dieu […] »

73 Nora, 1986, p. 574.

32

(Buet I, p. 105). Devant l’imminence de cette apparition, ils manifestent des états

d’angoisses proches du trac, à l’image des tremblements saisissant ces deux

auteurs. Ce type d’attitude a aussi une connotation religieuse : il reflète la terreur

sacrée, observée dans l’exaltation du fidèle devant son idole. La description de ces

émotions tend à accentuer l’admiration que les visiteurs portent à leur hôte.

La première étape de la visite, qui occupe généralement une place importante

dans les récits, trace minutieusement le cheminement du visiteur jusqu’au grand

homme (arrivée sur les lieux, accueil, traversée des pièces, attente). S’il engendre

une mise en scène propre aux habitudes de cour, ce parcours rapproche aussi la

visite de la pratique sacrée du pèlerinage. La notion de "cheminement" permet

d’ailleurs de faire des analogies entre ces deux coutumes. Alphonse Dupront

explique que dans de nombreuses cultures, le mot pèlerinage comprend l’élément

significatif de la route à parcourir jusqu’au but ultime74. Le chemin est un passage

obligé et capital dans sa pratique. Avant d’atteindre le lieu sacré, le pèlerin se

trouve confronté à l’espace qu’il doit franchir en plusieurs étapes. Il effectue cette

route dans un état de dévotion et accomplit certains rituels religieux. Citons, par

exemple, le chemin de Croix menant à certains lieux saints ou édifices

catholiques, où les fidèles s’arrêtent à plusieurs stations de prière décrivant toutes

un moment particulier du trajet au Calvaire, du Tribunal au Golgotha, ou encore le

circuit rituel du musulman à la Mecque, passant de la Ka’ba, à Arafa, Nina,

Médine et retour à la Ka’ba (littéralement : cube noir) dont le pratiquant doit faire

sept fois le tour. Le visiteur s’apparente au pèlerin puisqu’avant d’arriver devant

l’écrivain, il franchit comme lui un parcours entrecoupé de comportements

ritualisés, soutenus par l’admiration qu’il porte au grand homme.

Finalement, la description détaillée de ce parcours remplit une fonction

rhétorique dont le but est de retarder l’apparition de l’illustre auteur. Cet effet de

suspens naît des procédés narratifs utilisés, à savoir essentiellement les formes

descriptives et énumératives. La description ambulatoire qui suit est

caractéristique :

74 Encyclopaedia Universalis, article "Pèlerinage", vol. 17, p. 656.

33

On accède à la maisonnette par un perron de quelques marches. […] On vous fait traverser un couloir jadis tendu de vieilles tapisseries, puis un salon jadis de style Louis XIV, orné de deux beaux portraits, puis un petit oratoire, tendu de velours cramoisi, tout illuminé de cires et parfumé de fleurs, et l’on vous introduit enfin dans un vaste cabinet de travail.75

Dans cet extrait, le chemin jusqu’à l’écrivain semble particulièrement long.

Charles Buet énumère chaque élément de sa progression (perron – couloir – salon

– oratoire – cabinet de travail), tout en présentant le décor des pièces parcourues.

L’effet cumulatif de la polysyndète (« puis », « puis », « et… enfin ») accentue

encore la longueur de ce parcours. Cette focalisation sur la description du

cheminement vise à retarder l’apparition. Dans certains récits, la première étape

de la visite occasionne des descriptions particulièrement longues, qui accentuent

d’autant plus cet effet rhétorique et transmettent au lecteur le sentiment

d’impatience que le visiteur a lui-même connu avant de se retrouver face à

l’écrivain.

Après ce riche préambule, les récits de visites relatent l’apparition tant attendue,

moment unique devant l’homme admiré. Jules Huret reste médusé face à Guy de

Maupassant : « Je le regarde curieusement et je demeure stupéfait : Guy de

Maupassant ! Guy de Maupassant ! […] je répète mentalement ce nom et je

regarde le petit homme qui est devant moi, aux épaules médiocres […] » (Huret,

p. 203). La répétition du nom sous forme d’exclamation exprime l’étonnement

extatique du visiteur, qui, comme par magie, peut mettre d’un seul coup un corps

sur le nom de l’auteur. Olivier Nora explique : « Le choc de l’apparition physique

du grand homme est à la mesure de ce qu’elle a d’improbable : c’est le miracle

d’une idée qui se matérialise, d’un concept qui s’incarne, d’une œuvre qui se fait

chair »76. La représentation imaginaire que les visiteurs avaient auparavant pu se

faire de l’écrivain – d’après ses œuvres et ses portraits – se trouve confrontée à

l’image réelle et vivante de sa personne. L’apparition réserve parfois quelques

surprises, comme l’exprime le hiatus entre le nom sacralisé de Maupassant et la

présentation sévère de son corps (« petit homme », « épaules médiocres »).

L’admirateur compare fréquemment l’aspect physique de l’auteur à certains

portraits qui lui sont connus, comme Paul Morand qui décrit Marcel Proust avec 75 Buet I, pp. 97-98. 76 Nora, 1986, p. 575.

34

« des gants gris perle trop étroits, comme dans les tableaux de Manet, qui lui font

des mains en bois » (Morand, p. 104, je souligne). Dans ce cas le visiteur,

d’emblée, « se pose en familier, voire en intime : il reconnaît le romancier »77.

Alors que le cheminement jusqu’à l’écrivain était l’occasion de répertorier le

décor par le détail, l’apparition de l’auteur fait surgir une description physique,

qui tient lieu de photographie. Les portraits sont précis, surtout dans la

présentation des traits physionomiques : « Ils [les cheveux] encadrent un visage

d’une rare finesse ; une vraie tête d’aristocrate de la belle époque et de la

marque » (Maupassant) ; « sa barbe grise encadre les traits accentués, un peu durs,

du type celte, puissant et robuste » (Buet I, p. 106) ; « Proust […] figure fine et

douce, mangée aux tempes par les cheveux noirs, le menton lourd enfoncé dans

son col, les pommettes saillantes, oreilles tourmentées » (Morand, p. 104). Cette

attention particulière au visage est une trace de la physiognomonie de l’époque78,

qui cherche à interpréter le caractère humain par les formes du visage. En effet,

les traits affinés d’Edmond de Goncourt (« visage d’une rare finesse », « tête

d’aristocrate de la belle époque et de la bonne marque ») et de Marcel Proust

(« figure fine et douce ») nous rappellent ceux d’un homme issu de la noblesse

tandis que les traits plutôt durs de Paul Féval, « du type celte », laissent

transparaître une origine terrienne de souche française et profonde, traduisant une

personnalité forte et déterminée.

Le visiteur s’arrête également sur le regard de l’écrivain, dont la profondeur et la

vivacité sont des éléments récurrents : « Le regard est tantôt vague, profond,

allant "par-delà", – un regard en dedans, – tantôt pétillant de malice »79 (Buet I,

p. 106) ; « ses sourcils touffus et hérissés comme des barbes d’épi couvr[e]nt un

regard vert et profond » (Huret, p. 108). Selon la physiognomonie, les yeux

seraient le lieu de l’intelligence et de l’esprit. La profondeur du regard peut être

interprétée comme un signe d’inspiration et de véracité, et la vivacité comme 77 Seillan, article numérique. 78 Cette science qui permettrait la connaissance de l’homme intérieur par l’observation de

l’homme extérieur trouve ses sources dans l’Antiquité, plus précisément chez Aristote. Elle connaît un grand intérêt au Moyen Age et se renouvelle au XVIIIe siècle grâce à l’œuvre du pasteur suisse J. C. Lavater, considéré comme le théoricien de la physiognomonie moderne. Dès lors, cette discipline influence plusieurs écrivains du XIXe siècle comme Goethe, Senancour, Chateaubriand ou Balzac. Comme l’illustrent les portraits des récits du corpus, ce type de discours semble encore marquer les esprits de la Troisième République.

79 Je souligne dans cette citation et la suivante.

35

l’expression d’une grande intelligence, rappelant celle d’un génie. Finalement, la

description de Paul Verlaine évoque de près une science de même ordre, la

phrénologie de F.-J. Gall80, qui cherche à connaître le caractère d’un sujet à

travers les formes du crâne : « […] son crâne énorme et oblong entièrement

dénudé, tourmenté de bosses énigmatiques, élisent en cette physionomie

l’apparente et bizarre contradiction d’un ascétisme têtu et d’appétits cyclopéens »

(Huret, p. 108). Ainsi, le face-à-face à l’écrivain est un moment privilégié qui

pousse au détail du corps dans un cortège de motifs récurrents propres aux

tonalités discursives de la Troisième République, comme la physiognomonie ou la

phrénologie, théories en vogue qui cherchent à cerner l’âme et le caractère d’une

personne sous l’angle des apparences physiques.

La fréquentation du cabinet de travail de l’écrivain constitue une autre étape

commune aux récits de visites. Cette pièce intrigue tout particulièrement : elle

représente l’espace de la création, l’endroit même où l’œuvre éclôt. Le décor est

constitué d’objets emblématiques, en rapport avec le travail d’écriture : « Les

murs partout sont tapissés de livres »81 (Maupassant) ; « des livres nombreux

garnissent les rayons de deux beaux meubles sculptés » (Buet I, p. 98). Il en est de

même des objets reposant sur le bureau : « Dans un coin, devant une large fenêtre,

se dresse une grande table de travail, recouverte d’un tapis vert, de livres et de

cartes82, disposés de manière symétrique » (Amicis, p. 4) ; « une table énorme

chargée de papiers et de livres, et d’épreuves, et de cartons, et de journaux,

occupe le centre de la pièce » (Buet I, p. 98). Dans ces deux citations, la

disposition des objets reflète des habitudes de travail différentes : la symétrie

relevée par Amicis symbolise l’ordre et une pensée organisée, alors que la

polysyndète utilisée par Buet illustre l’accumulation et le désordre. Certains

écrivains ont effectivement besoin d’ordre pour travailler alors que d’autres

peuvent le faire sur un bureau encombré (figures 2 et 3). Ces différentes

atmosphères de travail participent alors pleinement à la création. François 80 F.-J. Gall était un neurologue viennois. Il a présenté sa théorie dans un ouvrage publié en 1820 à

Paris, intitulé Anatomie et physiologie du système nerveux en général, et du cerveau en particulier.

81 Je souligne dans cette citation et les suivantes. 82 Jules Verne a écrit de nombreux romans d’aventures et de science-fiction touchant à la

thématique du voyage (Cinq semaines en ballon, Voyages extraordinaires, Le tour du monde en quatre-vingts jours,…). Pour cet auteur, la carte géographique constitue donc un outil de travail.

36

Nourissier explique effectivement que « la table […] sa disposition, son

encombrement, les objets qu’on y trouve, la place dont on y dispose […]

constituent une sorte de confort global, sans l’aide duquel l’écrivain se découvrira

incapable de se mettre au travail »83. Le visiteur cherche à percer le mystère de la

création en se focalisant sur les objets fétiches, à tel point qu’il en fait des objets

"magiques", desquels naîtront des chef-d’œuvres. Le texte de Jérôme Tharaud

fournit un exemple caractéristique de cette attention particulière aux choses dans

une description minutieuse de tous les objets, formes d’étayage au génie créateur

(bureau, bibelots, sculptures et peintures)84.

Par la suite, le narrateur relate généralement les propos qu’il a échangés avec

l’auteur. La discussion se poursuit parfois autour d’un repas ou pendant une

promenade. Ce moment permet au visiteur d’observer l’écrivain dans son

quotidien. Les récits du corpus ne présentent pas de repas, mais le texte

d’Edmondo de Amicis relate une promenade qu’il a effectuée avec Jules Verne le

jour de sa visite. Lors de cette sortie, l’écrivain apparaît comme un homme

ordinaire : « […] nous sortîmes tous ensemble, et à partir de cet instant Jules

Verne ne fut plus que le conseiller municipal d’Amiens » (Amicis, p. 6). Pour

Olivier Nora, la promenade tend à affirmer la reconnaissance du grand écrivain :

« Corriger l’image qu’une perception intimiste de l’homme privé eût pu donner

de l’écrivain par une saisie extérieure du citoyen "en situation", […] c’est

finalement confirmer, sous prétexte de promenade-détente, la légitimité du culte

laïque du grand écrivain »85. En effet, lorsque Verne se promène en ville, le

narrateur remarque à quel point les habitants l’apprécient : « […] tous ceux que

nous rencontrions, hommes mûrs et jeunes gens de toute condition, le saluaient

avec respect, bien qu’il y eût peut-être parmi eux plus d’un électeur qui, ce faisant,

distinguait dans sa conscience l’écrivain du conseiller » (Amicis, p. 6). La

présentation de l’écrivain dans sa vie quotidienne, ici de Verne dans son rôle de

conseiller municipal, permet encore d’en magnifier la figure.

83 Nourissier, 1984, p. 92. 84 Tharaud, pp. 87-91. 85 Nora, 1986, p. 576.

37

Comme nous avons pu le démontrer dans ce chapitre, le récit de visite à

l’écrivain a son scénario et ses passages obligés : cheminement jusqu’au grand

auteur – apparition – visite du cabinet de travail – discussions – partage d’un

moment quotidien. Ces étapes occasionnent divers motifs et descriptions

permettant de célébrer le grand homme, comme le fétichisme, les émotions du

visiteur, la présentation d’une physionomie touchant au génie et l’identification de

l’écrivain à un saint (sacralisation) ou à un roi (magnification). Ces lieux

communs contribuent à instaurer une rhétorique de l’éloge dans un rituel codé, qui

voue à l’écrivain une véritable admiration et consécration. Comme l’exprime

Philippe Roussin, les récits de rencontre « appartiennent au langage performatif

[…] Ils font l’écrivain : ils ne signalent pas et ne déclarent pas seulement un

auteur, ils le consacrent publiquement »86. Le cérémonial que nous avons exposé

constitue un modèle-type, mais il ne faudrait pas en déduire que tous les récits du

corpus contiennent l’intégralité des passages ou suivent strictement l’ordre

exposé. Les textes de Frédéric Lefèvre ou de Max Descaves sont loin d’afficher

tous les motifs, mais leurs interviews sont en partie narrativisées et laissent

apparaître quelques marques propres au genre, comme une brève description des

lieux ou la présentation de l’écrivain. Dans les récits de visites d’Arthur Cravan à

André Gide et de Charles Buet à Paul Féval, le portrait n’apparaît qu’en fin de

texte mais contient les caractéristiques physiognomoniques que nous avons

exposées. Si certains récits de visites présentent donc quelques variations dans

leur scénario, ils n’en demeurent pas moins codifiés.

3.3 Récits irrévérencieux

Dès la fin du XVIIIe siècle sont apparus, en réaction au genre élogieux de la

visite, des récits irrévérencieux cherchant à disqualifier le culte rendu au grand

écrivain. Selon J.-C. Bonnet, le renversement du sérieux par la dérision est un

phénomène caractéristique des Lumières : « La force créative des Lumières est

faite assurément de cette indécision, ou de cette pirouette, entre la malice et le

sérieux par quoi une perpétuelle distance critique vient creuser les formations 86 Roussin, 2005, p. 32.

38

positives »87. Depuis cette période, la parodie est restée dans la tradition,

puisqu’elle subsiste sous la Troisième République avec des textes comme ceux de

Léon Daudet, Arthur Cravan et Elisabeth Porquerol. Afin de démythifier la figure

du grand écrivain, ces auteurs usent de motifs-types qu’il nous faut ici présenter.

Le scénario des récits irrévérencieux est semblable à celui que nous avons

exposé précédemment, mais l’éloge de l’écrivain laisse place aux propos

dégradants. Ainsi, les récits d’Arthur Cravan et de Léon Daudet sont provocateurs

et le discours débouche sur un humour noir. L’accueil de Cravan par la

domestique est suivi d’une allusion ironique, touchant au penchant homosexuel de

l’écrivain : « Une bonne vint m’ouvrir (M. Gide n’a pas de laquais) » (Cravan, p.

3). Le visiteur cherche d’entrée à tirer des informations sur la vie privée de

l’écrivain. Le cheminement est l’occasion de regards indiscrets, presque voyeurs :

« En passant, je jetais un œil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre

par avance quelques renseignements sur les chambres d’amis » (idem). Le visiteur

cherche à savoir avec qui André Gide entretient une relation. Les chambres sont

des pièces intimes, et le fait qu’elles attirent le regard davantage qu’une autre

pièce symbolique comme le bureau suggère une certaine perversité. L’admiration

des textes élogieux laisse donc place à une curiosité indiscrète voire malsaine,

touchant de trop près à la sphère personnelle pour pouvoir entretenir le mythe du

grand auteur. Le narrateur cherche à cerner l’homme dans son intimité et non plus

l’écrivain en tant que tel. Par conséquent, la description du décor est accompagnée

d’une évaluation subjective, bien éloignée de l’émerveillement habituel : « Des

vitraux, que je trouvais toc, laissaient tomber le jour sur un écritoire […] »

(Cravan, p. 3, je souligne). En décriant l’aspect artificiel des vitraux, Cravan

critique les goûts personnels de l’auteur. Néanmoins, ces vitrages colorés font

partie intégrante des édifices religieux, et, du fait qu’ils éclairent le matériel

d’écriture, leur présence laisse tout de même insinuer l’idée d’une source

d’inspiration divine. Daudet critique également le décor de la maison d’Emile

Zola :

87 Bonnet, 1978, p. 60.

39

[…] l’auteur de la Débâcle se laissait refiler, par les antiquaires, tous les rossignols de leurs magasins, toutes les tiares de Saïtapharnès, tous les urinaux de Néron, tous les lacrymatoires de Cléopâtre, que vous pouvez imaginer. […] Que c’était laid, bon Dieu, que c’était laid! 88

Dans cet extrait, l’auteur use de l’hyperbole afin de souligner le bric-à-brac et

parodier les goûts de Zola (« urinaux », « lacrymatoires »), qu’il rapproche

visiblement de son esthétique naturaliste. Cette énumération dénonce la nature

archaïque du décor, qui apparaît comme un paradoxe pour un auteur naturaliste.

L’attitude fétichiste du visiteur dans les récits traditionnels a donc bel et bien

disparu : les descriptions reflètent une perception importune et dégradante du

décor.

Cravan pervertit l’étape de la description physique : « […] l’artiste montre un

visage maladif, d’où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus

grandes que des pellicules […] » (Cravan, p. 6). Ce portrait est loin d’être flatteur.

Mais il n’exclut pas totalement la notion de génie, car la description de cette

physionomie rappelle la topique romantique de l’écrivain laid et malade, payant

de sa chair le prix de son inspiration. Daniel Fabre attribue aux grands auteurs un

« corps pathétique », qui « donne à voir tous les effets internes de l’œuvre se

faisant »89. Finalement, le visiteur provoque l’écrivain de manière directe, lors des

discussions : « Monsieur Gide, […] je crois devoir vous déclarer tout de go que je

préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature » (Cravan, p. 4). En

exposant d’emblée des intérêts opposés à ceux de l’écrivain, Cravan paralyse

toute discussion. Il apparaît comme un imposteur, qui visite l’écrivain uniquement

pour s’en moquer. Tous les passages obligés du rituel sont ainsi l’occasion de

démythifier l’écrivain.

La désacralisation du grand homme passe aussi par la dénonciation de ses

défauts moraux. Dès l’apparition de Gide, Cravan mentionne l’impolitesse de son

hôte : « (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c’est qu’il ne m’offrit

absolument rien, si ce n’est une chaise, alors que sur les quatre heures de l’après-

midi une tasse de thé […] ou mieux encore quelques liqueurs et le tabac d’Orient

passent avec raison […]) » (Cravan, p. 4). De même, L.-F. Céline est un invité

encombrant, voire irrespectueux : « Je n’ai pas tiré de cette rencontre tout le 88 Daudet, p. 60, je souligne. 89 Fabre, 1999, pp. 2-3.

40

plaisir que je m’en promettais à cause de cette fatigue, très vite, de sa présence et

de cette crainte de le voir s’incruster » (Porquerol, p. 552). Les écrivains

transgressent ainsi les règles du savoir-vivre : Gide ne sait pas recevoir quelqu’un

dans les convenances et Céline tend à abuser de l’hospitalité d’un hôte. Les deux

narrateurs sont étonnés d’un tel comportement, qui ne coïncide pas avec la

renommée de l’écrivain. Chaque petit travers de conduite est noté, afin de

dévaloriser son exceptionnalité. Dans son récit de visite, Daudet s’attaque au

caractère de Zola : « Le fond du caractère de ce malheureux mégalomane […]

c’était l’envie : une envie tenace, bestiale, mesquine, toujours en éveil, et qui lui

faisait détester cordialement l’ami, le confrère, le concurrent, le voisin beau, riche

ou bien portant […] » (Daudet, p. 57). En attribuant à Zola des vices comme la

jalousie et l’orgueil, le narrateur dessine un portrait moral de nature provocatrice

et diffamatoire. Les redites de l’énumération accentuent d’autant plus sa frénésie.

Bien que son contenu soit totalement gratuit, ce passage relève comme les autres

les défauts de l’homme de lettres dans le but d’infirmer le mythe de l’écrivain

génial, parfait et surhumain. Comme l’exprime parfaitement l’expression

d’Olivier Nora, la satire de la visite cherche à « dégonfler les baudruches »90.

La hiérarchie des rôles entre le visiteur et l’écrivain tend même à s’inverser : le

visiteur prend plus d’importance que l’homme de lettres, qui tombe ainsi de son

piédestal. Un tel renversement a le don de rendre la situation comique. Le début

du récit de Cravan en donne un bon exemple. Avant d’arriver sur les lieux

d’habitation, le narrateur présente un motif spécifique à la visite que nous n’avons

pas eu l’occasion de présenter, à savoir la préparation vestimentaire et mentale du

visiteur. Ce lieu commun est absent des autres récits, mais apparaît dans certains

textes du XVIIIe siècle, comme la visite de Madame de Genlis à Voltaire ou

Hérault de Séchelles à Buffon91. Cravan le réutilise de manière ironique, en

focalisant l’attention sur sa propre personne :

90 Nora, 1986, p. 573. 91 Avant la rencontre, les deux visiteurs se sont habillés en conséquence : « Cherchant, de bonne

foi, quelque moyen de plaire à l’homme célèbre qui voulait bien me recevoir [Voltaire], j’avais mis beaucoup de soin à me parer » (Genlis, 1857, p. 148) ; « […] je m’étois muni, pour m’introduire chez lui [Buffon], d’un habit galonné, avec une veste chargée d’or » (H. de Séchelles, 1890, p. 29). Madame de Genlis se prépare aussi mentalement: « Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j’allais voir ; je répétais des vers de la Henriade et de ses tragédies […] » (Genlis, 1857, p. 148).

41

Il me revient qu’à cette époque je n’avais pas d’habit, et je suis encore à le regretter, car il m’aurait été facile de l’éblouir. Comme j’arrivais près de sa villa, je me récitais les phrases sensationnelles que je devais placer au cours de la conversation.92

Cravan change les rôles : il se définit lui-même comme le grand homme, capable

d’ « éblouir » son hôte et de sortir des « phrases sensationnelles ». Ce n’est donc

plus au visiteur de tomber en admiration, mais à l’auteur de s’émerveiller devant

son invité. Cette rocade permet des moqueries sur l’homosexualité de Gide.

Cravan pousse la provocation encore plus loin lorsqu’il relate sa visite imaginaire

à l’écrivain : « […] Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille,

mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, je

l’avais pour agréable » (Cravan, p. 2). Le narrateur s’amuse de ce penchant

sexuel, tout en bouleversant la hiérarchie relationnelle. L’apparition de Gide

n’occasionne en effet aucune description de ses traits physiques, mais un portrait

narcissique du visiteur. L’orgueil du narrateur, souligné dans cet extrait par

l’occurrence des pronoms à la première personne (« ma », « mes », « moi »,

« je ») fait de l’ombre à l’écrivain, de telle manière que le lecteur ne peut s’en

faire aucune image. Le portrait de Gide n’apparaîtra d’ailleurs qu’à la fin du texte

(p. 6). Ces passages présentent une scénographie du monde à l’envers, où les

petits triomphent des grands. Cet univers, qui s’apparente étroitement à celui du

carnaval sous le Moyen Age, permet de ridiculiser et dévaloriser la figure ou la

notoriété d’un personnage en vue.

Un autre procédé visant à bafouer l’homme de lettres est de le rapprocher de

l’image du clown. Comme l’explique Jean Starobinski93, il s’agit d’une métaphore

dominante depuis le romantisme où de nombreux écrivains se sont identifiés à la

figure marginale du clown. Ceux-ci ont repris l’image négative de l’artiste comme

bouffon du roi, présente jusqu’au XVIIe siècle, pour la rapprocher de leur statut

d’écrivain maudit. Cette métaphore est utilisée de façon humoristique dans les

récits irrévérencieux. Pour Cravan, Gide « pourrait très aisément être pris pour un

cabotin » (Cravan, p. 6) ; quant à Elisabeth Porquerol, elle définit l’attitude de

Céline comme une farce :

92 Cravan, p. 3. 93 Cf. Starobinski, 1970.

42

D’autant plus bête que ses excès sont de la comédie, le malaise qu’il répand vient de ce jeu continuel, de cet artifice, plus fort que lui ; tout avec lui bifurque dans la bouffonnerie, la folie-à-grelots.94

En le qualifiant de cabotin, de bouffon et même de fou (« folie-à-grelots »), le

visiteur fait de l’écrivain un personnage burlesque et irrationnel, voire grotesque.

L’attitude de Céline, qui apparaît comme une pantomime, disqualifie l’image

prestigieuse de l’écrivain sérieux et réfléchi : « […] jamais rencontré quelqu’un

d’aussi fatigant, se levant, s’asseyant, marchant, gesticulant, dansant, pendant

trois heures et demie ! » (Porquerol, p. 552). L’assimilation de l’écrivain à une

figure du monde loufoque le ridiculise pleinement. Le clown illustre l’univers du

spectacle et de l’illusion et cette comparaison est aussi une manière de dénoncer

l’air peu naturel du grand homme lors de la visite. Il est significatif que Porquerol

définisse le comportement de Céline comme un « jeu continuel », un « artifice,

plus fort que lui » : la narratrice émet l’idée d’une attitude préfabriquée. Selon

elle, Céline joue un rôle et masque ainsi sa vraie personnalité. Finalement, ce

motif caricatural pourrait entrer en connivence avec le domaine littéraire. Au

même titre que le clown et son action, la littérature est vue par les protagonistes

comme une activité marginale, peu lucrative, imitant le réel. Cet artiste et l’image

qu’il renvoie reflètent d’une certaine façon le statut de l’écrivain et l’action de la

littérature par rapport au monde réel. La dérision cesserait à ce moment suite à

cette analogie. L’image du cabotin a donc plusieurs significations : elle ridiculise

le grand écrivain, révèle la nature stéréotypée de la rencontre avec le grand

homme qui, sous le regard curieux des visiteurs, se transforme en bête de foire, et

permet d’autre part de refléter le monde littéraire.

Les textes irrévérencieux adoptent le même canevas que les récits de visites

élogieux, mais parodient le rituel en usant de motifs provocateurs (moquerie,

sarcasme, voyeurisme) et ironiques (topos du monde à l’envers, assimilation de

l’écrivain au polichinelle,...). J.-C. Bonnet qualifie à juste titre ces textes d’« anti-

visites »95. La structure du texte ne varie pas (d’où le terme épargné de la visite),

mais le ton élogieux est totalement bouleversé (d’où le préfixe anti-). Cependant,

nous avons vu à quelques reprises que la critique de l’écrivain atteint ses limites. 94 Porquerol, p. 553. 95 Bonnet, 1978, p. 247.

43

Il arrive que la caricature s’efface devant la métaphore qu’elle entraîne avec la

littérature : c’est le cas de l’image du clown, qui, comme nous l’avons montré,

peut être interprété comme un motif métalittéraire. L’irrévérence peut donc être

plus subtile qu’elle ne le paraît de prime abord. D’autre part, certains propos

provocateurs laissent apparaître en filigrane les traces du génie romantique, telles

que l’image de l’écrivain laid et malade, qui se sacrifie au génie de l’art, ou la

source divine de l’inspiration à travers un vitrail désuet. Ces contradictions

reflètent l’ambivalence de l’auteur, qui, d’une part, laisse échapper malgré lui

certains a priori sur l’écrivain en usage dans le matériau discursif de l’époque

(idéologie du génie romantique), mais, d’autre part, y mêle une vénération feinte

et inavouable. L’excès de l’éloge s’équilibre dans la satire et rend l’écrivain, ce

demi-dieu, enfin accessible aux communs des mortels.

3.4 Objets, manies, voix : l’écrivain en tant que personne

Comme nous avons pu le remarquer dans les chapitres précédents, le narrateur

porte un grand intérêt à l’homme de lettres, que ce soit pour en faire l’éloge ou la

critique. Tout élément touchant à la personnalité de l’écrivain intrigue : son

physique, ses goûts, son caractère, sa manière d’être et de vivre,… Dans la partie

historique de ce travail, nous avions souligné la passion que le public a

développée depuis les Lumières pour toute information concernant la vie de

l’auteur et son individualité. Le sujet se focalise pendant la visite sur chaque

donnée permettant d’appréhender l’écrivain en tant que personne, particulièrement

ses objets, ses manies et sa voix.

Lorsqu’il parcourt les pièces de la maison, le visiteur est totalement absorbé par le

décor. Il le dépeint minutieusement, comme si chaque objet permettait de dévoiler

partie de l’écrivain. Olivier Nora explique :

Certaines descriptions des lieux tiennent de l’incantation. Les scrupules de fidélité du peintre ne suffisent plus à motiver de telles évocations. Chaque objet est dépeint comme s’il était doté du pouvoir de révéler l’Illustre. L’espace est comme magnétisé, hanté par l’écrivain.96

96 Nora, 1986, p. 572.

44

La propension des visiteurs à admirer chaque objet illustre un certain fétichisme,

où tout élément matériel appartenant à l’écrivain ou ayant été en contact avec lui,

le plus insignifiant soit-il, est vénéré. Un détail de cette nature apparaît

précisément dans le texte de Maurice Sachs, lorsqu’il évoque la présence

d’admirateurs venant s’asseoir sur les poufs mêmes où Marcel Proust était venu se

reposer (Sachs, pp. 168-169).

Le décor de la maison d’un individu apparaît généralement comme le reflet de

sa personne et les objets qui la composent dévoilent ses intérêts et sa personnalité.

En arrivant dans le cabinet de travail de Paul Féval, Charles Buet remarque :

« Cette pièce révèle aussitôt les goûts et le caractère de celui qui l’habite » (Buet I,

p. 98). De même, Jérôme Tharaud écrit, à propos des objets présents dans le

cabinet de Maurice Barrès :

Il y en avait pourtant quelques-unes, de ces curiosités, dans son cabinet de travail. Mais elles se trouvaient tellement bien à leur place qu’elles cessaient d’être des bibelots et apparaissaient plutôt comme des prolongements de lui-même, des aspects de son esprit.97

Les objets de l’écrivain apparaissent comme une extension métonymique de son

individualité (révélation de son « caractère », « prolongements de lui-même »,

« aspects de son esprit »). Pour le visiteur, ils perdent ainsi leur statut de

« bibelots », pour devenir les symboles de la personnalité de l’auteur. Ils

deviennent, en empruntant l’expression de Nathalie Heinich, des « objets-

personnes ». Elle rassemble sous cette bannière le fétiche, qui « agit comme une

personne », la relique, qui « a appartenu à une personne » et l’œuvre d’art, qui est

« traité[e] comme une personne »98. Nous ajouterions encore l’ "objet-miroir", qui

reflète la nature d’une personne. La minutie avec laquelle les visiteurs décrivent

les objets dans leurs récits est une manière de cerner le caractère de l’écrivain.

Dans certains textes, ce phénomène est explicite. Buet dresse un tableau précis du

cabinet de travail de Féval en associant chaque élément dominant du décor à un

trait de personnalité qu’il symbolise. Les nombreux écussons de familles

bretonnes lui font déduire : « C’est donc un patriote qui habite là » (Buet I, p. 98).

La table de travail et les livres indiquent que « Le patriote est un travailleur »

97 Tharaud, p. 87. 98 Heinich, 1993, p. 27.

45

(idem), les objets d’art, que « le travailleur est un artiste » (p. 99), et enfin les

objets religieux, que « l’artiste est un catholique » (idem). La progression linéaire

de ces déductions et la conclusion à laquelle elles aboutissent (« Ce patriote, ce

travailleur, cet artiste, ce catholique, c’est Paul Féval », idem) font de la

description du décor une démonstration syllogistique des intérêts et croyances de

l’écrivain. Auparavant, nous avions vu que l’iconographie de l’écrivain permettait

au visiteur de se représenter le grand homme physiquement. Dès lors, la

description de Buet montre que les éléments du décor permettent également une

préfiguration de ses valeurs morales (patriotisme, catholicisme,…). Même les

portraits de célébrités que l’écrivain affiche chez lui apparaissent comme le miroir

de son individualité. Ainsi, en parlant d’une gravure du « grand Condé », Tharaud

explique :

[…] la ressemblance avec lui [Maurice Barrès] était tout à fait saisissante. […] Mais il ne venait guère à l’esprit qu’il y eût entre eux un fond d’idées communes, tandis qu’on distinguait aisément, pour peu que l’on connût Barrès, une ressemblance intellectuelle entre lui et le portrait qui surmontait la cheminée.99

Les portraits dont Barrès s’entoure apparaissent comme les doubles de lui-même,

tant d’un point de vue physique que moral. L’écrivain admire ainsi des personnes

avec lesquelles il a des aspects et points communs. Rien n’est laissé au hasard :

tout objet matériel permet de révéler une part du grand homme (œuvres d’art,

bibelots, mobilier). Les descriptions de Buet et Tharaud exposent clairement la

façon dont le visiteur interprète cet espace, alors que celles des autres textes

restent plus implicites : elles n’excluent pas l’idée d’une relation métonymique

entre le décor et l’écrivain, mais laissent au lecteur le soin de l’interprétation.

Dans la majorité des textes, les objets et leur environnement immédiat sont

l’apanage d’un mode de vie luxueux, dans lequel vit la classe bourgeoise100 et

dont font partie les écrivains. Le salon de Féval est « de style Louis XIV, orné de

deux beaux portraits », les sièges du cabinet de travail sont en « velours rouge

qu’encadre richement le vieux chêne sculpté » (Buet I, p. 98, je souligne). Les

œuvres d’art, le style et les matières sont des éléments récurrents et indiquent la

99 Tharaud, pp. 89-90. 100 Réservé auparavant à la noblesse, le luxe s’est étendu à la nouvelle classe bourgeoise dès le

XVIIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, lequel a favorisé le développement de l’économie marchande.

46

richesse des objets et du mobilier. Sous la Troisième République, la plupart des

hommes de lettres occupent des demeures luxueuses, dans lesquelles ils peuvent

consacrer leur temps à l’écriture sans se soucier de devoir subvenir à leurs besoins

en exerçant un autre métier.

Quelques visiteurs tendent cependant à démentir ce goût du faste chez les

auteurs qu’ils rencontrent : « La recherche du luxe extérieur lui [Maurice Barrès]

semblait le signe d’un petit goût » (Tharaud, p. 83) ; « Il règne partout une

élégance sévère et simple, mais en aucun endroit le luxe que pourrait étaler

l’écrivain [Jules Verne] » (Amicis, p. 4) ; « il [François Coppée] sut vivre en

philosophe de goûts modestes, ennemi du faste » (Buet II, p. 214). Ces visiteurs

mettent en évidence l’aversion de ces écrivains pour le luxe et lui opposent le

thème de la modestie (« simple », « philosophe », « goûts modestes », « ennemi

du faste »). Ils les décrivent comme une personne humble et vertueuse, dont les

valeurs morales outrepassent la matérialité de ce monde. Cette figure de saint

homme n’est pas sans rappeler l’image avancée par Buet, celle du « philosophe »,

qui consacre sa vie à la sagesse et considère la pauvreté comme un signe de

dignité. En réalité, ces auteurs sont loin de mener une telle vie : ils habitent tous

dans une belle maison, décorée d’œuvres d’art ou autres objets de valeur101. Les

commentaires des narrateurs apparaissent donc comme des constructions

rhétoriques de type hagiographique, cherchant à sublimer la figure de

l’écrivain102.

Une fois qu’il se trouve en compagnie de l’homme de lettres, le visiteur

examine scrupuleusement chacune de ses manies, autre indice de sa personnalité.

Le sujet se focalise souvent sur les mains de l’écrivain : « j’ai trouvé un jeune

homme [Jean Cocteau] simple, direct, dont les mains dévouées et prodigieuses,

toujours en action, ont tracé autour de moi des arabesques magiques… » (Lefèvre,

p. 103) ; « les longues mains de Cocteau, ces mains qui émerveillent lorsqu’il les

meut et qu’elles accompagnent sa voix, […] nobles et pures » (Sachs, p. 169) ;

101 Voir la description du cabinet de travail de Barrès (Tharaud, pp. 87-93), la bibliothèque de

Verne (Amicis, p. 5) et l’iconographie de Coppée (Buet II, p. 219). Ces intérieurs reflètent un mode de vie bourgeois. Ce n’est pas comme Rousseau qui, à la fin de sa vie, vivait dans un modeste logis rue Plâtrière, à Paris. Les récits de visites témoignant de cette modestie faisaient du philosophe une figure christique (voir notamment le texte de B. de Saint-Pierre).

102 Ce type de rhétorique sera explicité plus en détails au chapitre 3.5.

47

« ses mains pâles, longues, très longues » (p. 172) ; « Il [L.-F. Céline] est debout

au milieu de la pièce, agitant ses longues mains nerveuses (fines) » (Porquerol, p.

552). Les mains de l’écrivain attirent l’attention car elles accompagnent les

paroles. Elles reflètent la passion avec laquelle l’artiste s’exprime. Le visiteur est

généralement envoûté par les gestes de l’auteur (mains « prodigieuses », qui

tracent des « arabesques magiques », « qui émerveillent lorsqu’il les meut »). Les

mains créent donc, à l’instar des paroles, un univers magique et captivant. Elles

exercent une fascination puisqu’elles constituent l’organe de l’écriture grâce

auquel l’œuvre se matérialise. Les visiteurs soulignent souvent leur longueur

(« longues mains », « longues, très longues », « longues mains nerveuses

(fines) »), qui reflète alors la sensibilité de l’artiste. La grandeur des mains de

Cocteau a d’ailleurs captivé plusieurs artistes de son époque, comme la

photographe américaine Berenice Abott ou le sculpteur allemand Arno Breker

(figures 4 et 5). Elles indiquent également le statut social : celles de Cocteau sont

« pâles », « nobles et pures », apanage du monde bourgeois, alors que les mains

bronzées s’identifient à la classe ouvrière. Cravan dévalorise ce motif dans son

récit : « […] ses mains [à André Gide] sont celles d’un fainéant, très blanches, ma

foi ! » (Cravan, p. 6). L’auteur se moque avec ironie de leur couleur virginale en

en faisant un signe d’oisiveté plutôt que de noblesse.

L’écrivain tient parfois à la main une cigarette. C’est le cas de François Coppée,

qui était un gros fumeur. Charles Buet se rappelle parfaitement du rituel de

l’auteur:

Je revois encore […] le maître, en veston rouge, puisant des pincées de tabac dans une jarre du Japon ou une sébille de laque russe, roulant une cigarette, en tirant trois bouffées et recommençant l’exercice, à perpétuité, avec un geste fébrile.103

Pour Coppée, la cigarette agit comme un stimulant physique. En effet, le « geste

fébrile » avec lequel il recommence l’opération de la confection et consommation

du produit est significatif. Il traduit la dépendance au tabac et l’état d’excitation

impatiente que cette substance lui procure. La cigarette a la réputation d’agir

comme un psychotonique : elle permet une stimulation intellectuelle, favorisant

103 Buet II, p. 216.

48

les processus de l’inspiration et de la création104. Le fumeur prend souvent une

posture désinvolte, fréquente chez l’intellectuel. Au cours du XXe siècle, la

cigarette deviendra un "marqueur" littéraire : de nombreux écrivains posent sur les

photos avec une cigarette à la main ou à la bouche.

Les manies dont usent les écrivains pour stimuler leur créativité intriguent les

visiteurs. Si Coppée cherche à activer son imagination par la fumée, d’autres ont

recours à des leviers différents. Buet écrit :

[…] les êtres intelligents n’écrivent pas sottement à l’instar du vulgum pecus. Ils ont leurs manies. A tout cerveau qui produit et crée, il faut un excitant. Paul Féval, dit la légende, se déguisait en paysan breton, perruque sur le chef, sabots aux pieds, quand il écrivait ses jolis récits de la Bretagne bretonnante.105

Avant d’écrire, Paul Féval se met en condition : il se déguise en Breton afin de

s’imprégner de l’atmosphère régnant dans ses récits. Il s’agit d’une manie moins

toxique que celle de Coppée, mais qui garde la même vertu, en agissant comme un

« excitant » intellectuel. Edmond de Goncourt possède dans sa maison un

« cabinet d’excitation cérébrale » (Maupassant), rempli de couleurs. Le

stimulateur est ici d’ordre perceptif. Les hommes de lettres présentent ainsi

diverses habitudes avant de se mettre au travail, qui consistent à stimuler leur

imagination de manière à trouver plus facilement l’inspiration. Elles intéressent

vivement les visiteurs puisqu’elles dévoilent, de manière analogue au cabinet de

travail, une partie minime du mystère de la création.

La présentation de la voix de l’écrivain est un dernier élément qui touche à la

personnalité de l’auteur et qui revient comme un leitmotiv dans les récits de

visites. Lors de la rencontre, la perception du grand homme est double : elle est

visuelle et sonore. Pour le visiteur, entendre la voix de l’écrivain dont il a lu les

œuvres est incroyable. Ce phénomène est presque plus impressionnant que

l’apparition physique. En effet, avant de rencontrer l’auteur, le sujet a pu s’en

faire une représentation visuelle grâce à l’iconographie, ce qui n’est pas le cas

104 Dans son Traité des excitants modernes (1839), Balzac explique que l’homme du XIXe siècle

recourt à différents stimulants nerveux, à savoir le tabac, l’alcool, le café, le thé et le sucre. Lui-même fut un grand consommateur de café, qu’il buvait pour dormir le moins possible et qui fut en quelque sorte le carburant de ses réalisations littéraires.

105 Buet I, pp. 106-107.

49

pour la voix106. Tout comme le portrait physique, la description de la voix est

précise. Lorsque Jérôme Tharaud voit pour la première fois Maurice Barrès, ce

dernier a « une voix rauque, avec ce fort accent lorrain qui traîne sur certaines

syllabes » (Tharaud, p. 12), et quand il va lui rendre visite, il a la même « voix

traînante » (p. 61). Quant à la voix de Jean Cocteau, elle « sonn[e] dure, haute et

précise » (Sachs, p. 172), il a « le rire aigu, la phrase bondissante » (p. 169). Dans

ces citations, les différents qualificatifs transcrivent la tonalité de la voix

(« haute », « aigu[ë] » ou « rauque »), son débit (« bondissante » ou « traînante »)

et même son accent (« lorrain »). Le narrateur cherche de cette manière à fixer

textuellement la sonorité propre à l’auteur pour que le lecteur puisse l’"entendre".

Il essaie de transmettre la voix du grand écrivain qui, à cette époque, n’est pas

encore connue publiquement (cf. note précédente). Dans le récit de Cravan, aucun

motif de la visite n’échappe à la satire, puisque même la voix d’Emile Zola est

disqualifiée : « J’entends encore les zézaiements acerbes de l’auteur de la Débâcle

[…] : "La trahison n’exifte pas, mon bon. C’est une invention des vésuites, un mot

insane. Il n’y a plus de fecret militaire […]" » (Cravan, p. 56). Cravan se moque

donc de la prononciation de Zola en affichant typographiquement son zézaiement.

Tous les moyens sont bons pour s’enquérir de la personnalité de l’auteur et la

transmette aux lecteurs : observer les objets de l’écrivain pour deviner ses goûts,

apercevoir ou chercher à connaître ses manies, décrire le timbre de sa voix,... Tout

ce qui contribue à faire la particularité de l’écrivain est noté dans les détails. Les

récits de visites à l’écrivain sous la Troisième République illustrent parfaitement

le phénomène de la personnalisation de l’auteur instauré depuis les Lumières.

Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, l’article "Interview" décrit

l’attitude du reporter, que nous pouvons aussi considérer comme celle d’un

visiteur quelconque :

106 En effet, le premier entretien radiophonique avec l’écrivain date de 1944 (entretien de Paul

Claudel par Pierre Schaeffer et Jacques Madaule). Les premiers enregistrements ont été effectués au début du XXe siècle, mais ils n’étaient pas diffusés : ils constituaient seulement des archives sonores. Cf. Lejeune, 1980, pp. 110 et suivantes.

50

Il [le reporter] dressera l’inventaire de votre mobilier, s’informera de votre femme et de vos enfants, voudra savoir si vous fumez le cigare, la cigarette ou la pipe, et notera soigneusement si vous portez toute votre barbe ou seulement la moustache.107

Le visiteur ne se contente pas d’arriver chez l’écrivain et de lui poser des

questions sur son statut d’auteur. Il va plus loin, veut tout savoir, et développe de

cette manière une véritable curiosité biographique. Le visiteur admiratif ne serait-

il pas finalement un peu trop curieux ? Traquer la personnalité de l’écrivain jusque

dans les moindres recoins de la maison et vouloir connaître ses petites manies se

rapproche effectivement d’une attitude voyeuriste. Le titre de l’ouvrage dans

lequel se trouve la visite de Charles Buet à François Coppée - Grands Hommes en

robe de chambre - est évocateur : il mêle la grandeur à l’intimité domestique. Le

pas entre le fétichisme et le voyeurisme semble donc vite franchi. Cependant, dans

la mesure où elle ne tend pas à déshonorer l’écrivain, l’attitude du visiteur

admiratif peut être rapprochée d’un voyeurisme qu’Olivier Nora qualifie de

« positif »108. Le voyeurisme des récits irrévérencieux va en revanche trop loin et

devient négatif. Il vise à se moquer de l’écrivain, mais pourrait également être

une façon de parodier la curiosité des visiteurs admiratifs, en la poussant à

l’extrême. Dans ce cas, la satire est double, puisqu’elle réagit à la fois au culte du

grand homme et aux attitudes traditionnelles engendrées par la visite.

3.5 Stylistique et rhétorique

Le style des récits est en partie déterminé par la forme dominante de leur

discours, à savoir le dialogue ou la narration. Dans les interviews, la conversation

entre le journaliste et l’écrivain apparaît en discours direct. La forme dialogique

permet un style plus vivant et authentique que celui des récits narrativisés. Le

discours direct vise à rapporter les propos d’autrui le plus littéralement possible

dans un style oral. Ainsi, les points de suspension sont fréquents dans les

interviews de Jules Huret : ils reflètent les pauses ou les hésitations lors des

discussions. Les propos de Paul Verlaine ou de L.-F. Céline contiennent quant à

107 Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, article «Interview », vol. 17, troisième partie, p.

1438. 108 Nora, 1986, p. 573.

51

eux des expressions familières, d’un parler populaire (« hein ? », « je m’en

fiche », « Eh bien ! mon petit vieux »109). Grâce à l’oralisation du discours, le

lecteur a donc l’impression d’être confronté à l’écrivain de façon immédiate.

L’authenticité est encore plus forte lorsque le narrateur utilise le genre des ana

pour rapporter la conversation de son hôte. On le constate dans l’interview de Jean

Cocteau par Frédéric Lefèvre, où certaines phrases sont en italiques, indiquant

qu’il s’agit des paroles originales (pp. 110-113). Lefèvre a noté certaines propos

mot pour mot, et il aurait même voulu immortaliser le discours véridique dans sa

totalité : « Je me souviens de tout, très nettement, mais comment tout

enregistrer ? » (Lefèvre, p. 108). En 1924, le magnétophone n’existait pas encore.

Mais le journaliste dit bien qu’il a encore toute la conversation en tête (« je me

souviens de tout »)110. Par conséquent, l’immédiateté de la rédaction de

l’interview ajoute encore à l’authenticité du discours. Finalement, le style de

l’interview est plus objectif que celui des récits traditionnels : le journaliste

cherche à retranscrire une conversation de manière fidèle et son engagement est

moins intime et personnel qu’un autre visiteur, qui accorde une place importante à

ses impressions et ses émotions.

Parmi les textes de type narratif, certains adoptent un style télégraphique. C’est

le cas des récits de Paul Morand et Elisabeth Porquerol, où les descriptions et

parfois le discours rapporté se présentent sous forme de phrases nominales.

L’écriture est rapide, prise sur le vif. Porquerol écrit peu de temps après la visite

de Céline : « Je note vite tout ça après avoir mangé (je crevais de faim), il est parti

à une heure et demie ! » (Porquerol, p. 552). De même, dans le journal de Paul

Morand, les événements quotidiens s’appuient sur une narration immédiate. Le

style abrégé de ces récits exprime une spontanéité qui le rapproche de l’écriture

journalistique, bien que le texte de Morand ne soit pas de cette nature. Le

narrateur reproduit en quelque sorte des notes sous forme d’esquisses, analogues à

celles que prend un reporter lors d’une enquête. Le style télégraphique affiche

109 Huret, p. 109 et Descaves, p. 23. 110 Philippe Lejeune explique : « […] de 1884 jusqu’à la commercialisation du magnétophone

(1948), toutes les interviews se sont faites avec du papier et un crayon, mais surtout avec de la mémoire » (Lejeune, 1980, p. 105).

52

ainsi une certaine fidélité discursive, qui reste toutefois moins forte que celle

émanant du style direct des interviews.

Les autres textes narratifs du corpus donnent une idée moins précise de ce que

l’auteur a dit. Ceux-ci contiennent peu ou pas de discours direct. Certains d’entre

eux ont même été rédigés longtemps après la rencontre avec l’écrivain, poussant

fréquemment l’auteur à attester de la sincérité de son récit dans le péritexte. Cette

rhétorique est un lieu commun des préfaces des récits autobiographiques. Charles

Buet écrit dans sa dédicace du 22 décembre 1884: « […] je n’ai dit que ce que j’ai

vu, ou ce que j’ai pensé, loyalement, sans détours » (Buet I, pp. III-IV). L’auteur

atteste de la fidélité de son texte en faisant part de son honnêteté, mais en

soulignant également son statut de témoin : il a « vu » ce qu’il raconte, et parle

ainsi en connaissance de cause. Le fait même de relater des événements vécus

légitime l’écriture. Maurice Sachs recourt à une argumentation du même ordre

lorsqu’il affirme que « l’auteur ne fait pas profession d’écrire et ce ne sont ici que

les notes d’un spectateur » (Sachs, introduction). L’auteur délaisse son statut

d’homme de lettres pour adopter celui du « spectateur », qui écrit pour transmettre

ce qu’il a vu, et non pour faire un chef-d’oeuvre. L’écriture devient une entité

négligeable : ce sont de simples « notes ». Ce terme atteste de l’objectivité des

faits, tout en excluant l’idée de sublimation engendrée par la littérature. En

adoptant le rôle du témoin, Sachs tend à se faire pardonner des « déficiences » et

« redites » de son récit (idem). La rhétorique du témoignage permet d’attester de

la véracité d’une écriture dont le style paraît moins porteur d’authenticité que

d’autres, mais forme également une stratégie d’auteur, cherchant à légitimer

l’œuvre tout en se prémunissant de la critique stylistique.

Les autres éléments rhétoriques des récits de visites, comme l’éloge ou le blâme,

s’éloignent d’une visée métadiscursive pour toucher à la représentation de

l’écrivain. Nous avons qualifié d’"élogieux" tout texte louant le grand homme. Or,

tel qu’il a été repris au siècle des Lumières, l’éloge est un genre "académique". Il

comprend une codification précise, lisible dans les récits de visites du XVIIIe

siècle, mais qui a presque totalement disparu dans ceux de la Troisième

République. Comme l’explique J.-C. Bonnet111, le canon de l’éloge comprend des

111 Cf. Bonnet, 1998, pp. 84-96 et 1978, p. 62.

53

motifs comme la précocité112, la sobriété et la puissance de travail. Parmi ces

éléments, seul le dernier est discernable dans les récits de notre corpus, comme

celui d’Edmondo de Amicis : « Il [Jules Verne] va se coucher presque chaque soir

à huit heures ; le matin, à quatre heures, il est déjà debout, il travaille jusqu’à

midi » (Amicis, p. 3). La présentation des horaires de Verne, lequel se lève très tôt

pour écrire, permet de souligner son assiduité au travail. Ce rituel de vie souligne

l’effort nécessaire à l’écrivain pour créer une oeuvre et, de ce fait, nuance le

mythe romantique de l’inspiration divine. L’éloge rejette ainsi l’idée du

prodige pour rendre hommage au mérite personnel113. Excepté ce motif, les récits

du corpus ne laissent pas d’autres traces du genre. Qualifier les textes de la

Troisième République d’"élogieux" n’est donc, au sens dernier du terme, pas tout

à fait exact. Il faudrait opter pour une désignation plus neutre, telle qu’un récit

"révérencieux", ou considérer l’éloge au sens général du terme, tel que l’entendait

Aristote, c’est-à-dire comme une des fonctions du discours rhétorique épidictique

qui consiste à regrouper tout genre de texte cherchant à louer ou blâmer un

individu. Dans les récits du corpus, la célébration du grand homme passe par des

modèles discursifs qui, contrairement à l’éloge académique, marquent encore

fortement les mentalités de l’époque, comme la physiognomonie114, mais

également l’hagiographie et l’humorisme.

L’hagiographie remonte à l’Antiquité et a atteint son apogée à l’époque

médiévale115. Le genre s’est perpétué jusqu’au XVIIe siècle, moment où il change

de forme pour devenir plus historique. Plus de deux siècles plus tard, ce discours

est toujours prégnant, puisqu’il laisse encore des traces dans les récits de visites.

L’édification est un motif hagiographique qui se retrouve dans plusieurs textes :

Jules Verne est « bon et généreux » (Amicis, p. 6), François Coppée « aimait les

112 Afin de dresser un portrait complet de l’écrivain, certains textes de visites reviennent sur sa

vie, notamment sa jeunesse. Plusieurs récits du XVIIIe siècle soulignent les dispositions intellectuelles précoces du grand homme : « A deux ans et demi il [le père de J.-J. Rousseau] le faisoit lire […] dans la Vie des Hommes Illustres. Dès cet age il s’exprimoit avec sensibilite » (B. de St-Pierre, p. 39), « A vingt ans, il [Buffon] avoit découvert le binôme de Newton, sans savoir qu’il eût été découvert par Newton […] » (H. de Séchelles, pp. 18-19).

113 Au XVIIIe siècle, l’éloge a supplanté l’oraison funèbre, qui descendait de la culture chrétienne et était surtout réservée aux grandes personnes de naissance. L’éloge, quand à elle, est laïque : elle remonte à la tradition antique et vante les mérites d’un individu.

114 Cf. chapitre 3.2. 115 L’exemple le plus fameux est la Légende dorée de Jacques de Voragine, qui date du XVIIIe

siècle et regroupe plus de cent huitante vies de Saints.

54

petits, les humbles et les pauvres » (Buet II, p. 213) et il est considéré comme un

« sage » (p. 217). L’écrivain est présenté comme une personne exemplaire, aux

qualités vertueuses. Son sens du prochain tend particulièrement à le rapprocher

d’une figure sainte, voire christique. Il faut préciser qu’en lui-même, le statut de

d’écrivain suggère déjà une forme de dévouement. Ce dernier consacre en effet

toute sa vie à écrire pour les autres, sans même parfois obtenir de reconnaissance

en retour. Un autre type d’allusion hagiographique apparaît lorsque le visiteur

souligne la présence d’animaux chez l’écrivain :

Des bêtes, il y en avait toujours dans le cabinet de travail : le chat, le caniche, le briard dont la tête ébouriffée ressemblait à un chrysanthème. […] Je dirai même que ce chien suppléait, dans une certaine mesure, à beaucoup de choses que d’ordinaire on demande à la vie sociale […] Les familiers de la maison étaient rares.116

La familiarité de l’homme de lettres avec le monde animal rappelle la relation que

les Saints entretenaient avec les bêtes. Dans la littérature hagiographique,

plusieurs épisodes les montrent en train de parler aux oiseaux, aux poissons ou

autres animaux, qui les écoutent et leur obéissent. Ces individus possédaient le

don de les comprendre. Saint-François d’Assise, créateur de l’ordre des

franciscains, en est l’exemple le plus célèbre. En présentant l’entourage animalier

de Maurice Barrès, Jérôme Tharaud suggère une empathie du même ordre.

L’écrivain s’entend bien avec les animaux, même mieux qu’avec les hommes.

Comme l’explique le romancier François Nourissier117, il est la compagnie idéale

de l’écrivain, lequel a besoin d’une atmosphère calme et réflexive pour travailler.

Le chat assiste songeur au phénomène de la création et remplit ainsi le rôle du

gardien de l’écriture. Le chien est le pendant du chat : plus bruyant et spontané, il

apporte de la vie à la maison. Les animaux de Barrès forment un environnement

"équilibré", qui remplace en quelque sorte la présence humaine. Montrer l’homme

de lettres entouré d’animaux tend une fois de plus à le sacraliser, mais également à

souligner sa marginalité. En effet, à l’image de ses fidèles compagnons et de son

lieu d’habitat, il aime garder une certaine distance avec le monde humain.

Cette attitude peu sociable de l’écrivain s’apparente à l’humeur mélancolique

que les visiteurs ont souvent tendance à lui assigner. Ce tempérament a connu un

116 Tharaud, p. 91. 117 Nourrissier, 1984, pp. 103-105.

55

succès particulier dans l’histoire. Il trouve ses sources dans l’Antiquité, plus

précisément chez Hippocrate, qui a développé la théorie des quatre humeurs –

sang, bile jaune, bile noire, flegme – auxquelles correspondent les tempéraments

sanguin, colérique, mélancolique et flegmatique. Depuis le texte Problème XXX,1

d’Aristote118, la mélancolie fut associée au génie. Elle fut particulièrement

valorisée à la Renaissance, qui hérita de cette représentation, ainsi qu’au XIXe

siècle, dans le contexte du romantisme et de l’exacerbation des sentiments. Les

récits de visites sous la Troisième République démontrent que le schéma humoral

fait toujours partie de la doxa. Jules Huret affirme en effet que Guy de

Maupassant a un « air […] très splénétique » (Huret, p. 203). Le spleen119 est un

terme utilisé par les poètes du XIXe siècle, notamment par Baudelaire, pour

décrire l’état d’âme mélancolique. Il illustre un sentiment de tristesse, de lassitude

et perte de l’élan vital sans cause apparente. Maupassant n’a pas d’avis précis sur

l’évolution littéraire. Représentée par de nombreux points de suspension, sa

manière très lente de parler exprime cet état de désenchantement, de doute de soi-

même, propre aux humeurs noires. Dans une visite à Paul Féval, Charles Buet

écrit que « le maître était là, le visage entre ses deux mains, pâle, fatigué, plongé

dans une méditation douloureuse » (Buet I, p. 101). Cette posture rappelle celle du

mélancolique : l’individu est replié sur lui-même et sa main soutient une tête trop

lourde. Elle est fréquemment illustrée dans les iconographies portant sur la

mélancolie, telle que Melancholia I, la célèbre gravure d’Albrecht Dürer (figure

6). Mais le motif de la main soutenant le visage n’est pas sans rappeler la posture

du penseur, telle qu’elle a été instaurée par la sculpture connue d’Auguste Rodin,

Le Penseur (figure 7). Le fait que Féval tienne sa tête à deux mains est un moyen

d’accentuer son accablement, tout comme la douleur de sa pensée (Buet parle

d’ailleurs d’une « méditation douloureuse »). De même, son visage « pâle » et

« fatigué » peut avoir plusieurs connotations : il illustre d’une part l’insomnie,

symptôme secondaire à la mélancolie, mais également, de façon indirecte, la force

de travail de l’écrivain, qui consacre parfois ses heures nocturnes à l’écriture. La

mélancolie avait la réputation de toucher l’humeur d’hommes hors du commun ;

118 Ce texte est attribué à Aristote, mais il vient sûrement de son disciple Théophraste. 119 Ce terme vient de l’anglais mais sa racine est d’origine grecque, splên, qui signifie "la rate",

organe producteur de la bile noire dans la médecine hippocratique.

56

attribuer ce tempérament à l’écrivain est donc une manière d’attester de son génie,

et par là même de l’honorer. Le récit sarcastique de Léon Daudet bouscule cette

logique car Emile Zola est « le type achevé du bilieux » (Daudet, p. 57). En

faisant référence à la bile jaune, l’auteur attribue à Zola un tempérament colérique

qui entache l’image d’un être d’exception dans l’écriture.

La rhétorique des interviews est moins manifeste que celle des récits de type

narratif, mais pas inexistante. La discussion est souvent assimilée à une narration

de la rencontre, qui laisse apparaître quelques marques d’un discours

révérencieux. Pour le reste, la célébration réside dans la pratique de l’interview,

même si son scénario n’apparaît pas de manière explicite dans le texte. Le

déplacement du journaliste chez l’écrivain suggère déjà une forme de

reconnaissance, qui ne sera plus la même lors de l’entretien radiophonique ou

télévisé, où l’écrivain pénètrera lui-même dans le foyer du public : la visite sera en

quelque sorte « inversée »120. L’attitude du journaliste est aussi significative :

prendre un carnet et un crayon afin d’immortaliser les paroles de l’écrivain est une

façon de lui accorder une grande importance et de l’honorer. La technique de

l’interview suggère donc une célébration du discours oral. Le procédé de Frédéric

Lefèvre y ajoute le culte de l’écrit car, durant son interview, il récite par coeur des

extraits de l’œuvre de Jean Cocteau (Lefèvre, pp. 104-105). Cette manière

d’entretenir la discussion met en évidence le rôle de Lefèvre, c’est-à-dire celui du

critique littéraire, qui connaît parfaitement l’œuvre de l’auteur interrogé afin d’en

donner un portrait approfondi. Mais en réciter de mémoire des extraits souligne

également l’intérêt et le respect que le critique porte à Cocteau. Comme le but

d’un texte journalistique est avant tout informationnel, la célébration du grand

homme est moins explicite que dans les récits narratifs, mais tout geste ou

discours sous-entendu compte.

La figure émergente du reporter sous la Troisième République contribue à la

transformation des récits de visites à l’écrivain. Le contraste entre les interviews et

les récits traditionnels, qui coexistent lors de cette période, est révélateur. La

nouvelle technologie médiatique impose en effet des formes différentes

120 Nora, 1986, p. 581.

57

d’expression, tant au niveau stylistique que rhétorique. Le style est plus

authentique et objectiviste, laissant moins de place au discours rhétorique qui,

dans les récits traditionnels, a pour but de renforcer la célébration déjà instaurée

par le rituel de la visite et les comportements du sujet (émotions, fétichisme,

voyeurisme positif). Mais la révérence se manifeste par certains détails

significatifs, qui découlent la plupart du temps de la mise en scène de l’entretien

et non du discours explicite.

58

4. La représentation du grand écrivain

Après avoir décrit le cérémonial de la visite à l’écrivain, nous entrons dans la

partie analytique du travail, portant sur la représentation du "grand homme".

Pendant la visite, l’écrivain donne une image de lui-même, qui résulte de sa

manière d’être et d’agir. Le visiteur a quant à lui une certaine façon de percevoir

son hôte et de le représenter dans son écrit. La figure d’auteur est donc construite

à travers le double prisme de l’auto- et de l’hétéroreprésentation. Suivant le profil

de l’écrivain et du visiteur, la visite se passe différemment et la figure d’auteur

varie. Bien que les topiques marquent la structure globale, chacun des textes

affiche donc certaines spécificités.

4.1 La posture d’auteur par autoreprésentation

L’image que l’homme de lettres donne de lui-même résulte de deux types de

données : d’une part de ses attitudes non verbales (son habillement, sa gestuelle),

d’autre part de son discours (rapporté en style direct ou indirect). Nous pouvons

parler de « posture d’auteur »121 dans la mesure où l’écrivain tend à renégocier la

position qu’il occupe dans le champ littéraire. L’auteur impose au public une

image de soi qui ne correspond pas toujours à la réalité. Il construit un

« personnage »122, distinct de sa personne123, c’est-à-dire de l’homme civil. La

posture d’auteur ne découle pas uniquement des conduites sociales, mais provient

aussi de ses textes à travers lesquels il donne une représentation de soi que la

rhétorique appelle l’ethos discursif. Les récits de visites ne permettent pas de

distinguer tous clairement une posture d’auteur. Dans le corpus, trois écrivains

121 Cette notion a été utilisée en premier lieu par Pierre Bourdieu. Elle a ensuite été développée par

Alain Viala (1993) et Jérôme Meizoz (2001, 2003). 122 Ce terme a été utilisé par Jean-Benoît Puech pour différencier la vie figurée de la vie réelle de

l’écrivain (2002, p. 45). Jérôme Meizoz s’en est également servi pour illustrer sa définition de la posture (2003, p. 13). L’origine même du terme, du latin persona, inclut l’idée de l’artifice puisqu’elle signifie "le masque".

123 Pour Dominique Maingeneau, l’instance auctoriale inclut trois dimensions : la personne (le sujet civil), l’écrivain (l’acteur du champ littéraire) et l’inscripteur (le sujet d’énonciation). La posture touche donc à la deuxième dimension et se différencie de la première.

59

donnent une représentation originale d’eux-mêmes qui a retenu notre attention :

Guy de Maupassant, Jules Verne et L.-F. Céline.

4.1.1 Guy de Maupassant

Lorsque Jules Huret interroge Guy de Maupassant, ce dernier se montre

récalcitrant à l’idée de parler de littérature : « […] je vous en prie ! ne me parlez

pas littérature !... j’ai des névralgies violentes […] … je suis vraiment très malade

ici… » (Huret, p. 203), « Oh ! littérature ! monsieur, je ne parle jamais. J’écris

quand cela me fait plaisir, mais en parler, non » (idem). Maupassant manifeste une

posture de déni, exprimée à la fois dans son discours et sa façon de parler,

entrecoupée de points de suspension. Cette ponctuation souligne aussi le ton

souffrant de l’auteur, qui affirme être malade. L’attitude de l’"écrivain malade" est

sans doute une forme de protection personnelle adoptée afin d’échapper à la

discussion littéraire. Lorsqu’ Huret insiste pour avoir quelque opinion de sa part, il

va même jusqu’à renier son métier d’écrivain. Il perçoit le travail littéraire comme

un divertissement (« j’écris quand cela me fait plaisir ») et affirme à propos de

Dumas fils : « […] nous ne faisons pas le même métier […] » (p. 204).

Maupassant déconstruit sa position d’homme de lettres, ce qui l’amène à rejeter

tout lien avec le champ littéraire, aussi bien au niveau relationnel (« Je ne connais

plus, d’ailleurs, aucun homme de lettres […] », p. 203) qu’au niveau de la

reconnaissance de son statut légitime (« […] on est venu il n’y a pas si longtemps

m’offrir l’Académie… […] j’ai refusé […] je ne m’intéresse pas… », p. 204). Sa

manière assez orgueilleuse de récuser cet honneur (« m’offrir l’Académie »)

renforce sa réputation d’écrivain snob décrite au début du texte (p. 202).

L’écrivain se désintéresse et se détache totalement du monde des Belles-Lettres,

au point qu’il est licite de se demander si la personne interrogée est bien

Maupassant. En se positionnant ainsi, l’auteur se montre totalement inaccessible.

Son extrême politesse – l’interpellation « monsieur » apparaît quatre fois, le « je

vous en prie » deux fois – renforce cette mise à distance un peu hautaine et froide.

En dépit de ses efforts pour dénicher la personnalité réelle de l’écrivain, Huret

rentre bredouille. Le masque que revêt l’écrivain, en jouant un personnage guindé

et détaché, agit comme une carapace. Vers la fin de sa vie, Maupassant était en

60

effet très solitaire. Il évitait les visiteurs et avait « la réputation d’être l’homme de

Paris le plus difficile à approcher » (p. 202). Sa posture désinvolte est pour lui un

moyen commode de se défiler et d’écourter les entrevues qu’il a acceptées.

L’interview de Maupassant est d’ailleurs la plus courte du recueil de Jules Huret.

4.1.2 Jules Verne

Dans le récit d’Edmondo de Amicis, Jules Verne manifeste une attitude de

nature identique, mais moins explicite. Alors que la posture désinvolte de

Maupassant résulte en grande partie de son discours, celle de Verne découle de

ses comportements. Amicis explique :

[…] amené à parler de ses ouvrages, il le fit d’une façon fort distraite, comme s’il n’en était pas l’auteur, ou mieux comme de choses pour lesquelles son mérite n’entrerait en aucune manière […]. Il chercha plusieurs fois, au début, à détourner aimablement la conversation vers d’autres personnes. […] Il y fut contraint cependant, pour finir, quand on lui demanda abruptement de dire sa façon de concevoir et d’écrire. Il le fit en quelques mots, avec une grande simplicité et une admirable clarté.124

Verne évite de parler de son activité littéraire de deux façons : soit il passe

rapidement sur le sujet, en s’y engageant superficiellement, soit il cherche à

changer de propos. Finalement, devant l’insistance des visiteurs, il fait tomber le

masque, tel que l’illustre le renversement entre le début et la fin de l’extrait : « il

le fit d’une façon fort distraite » - « il le fit avec […] une admirable clarté ».

Verne se met tantôt dans la peau du conseiller municipal d’Amiens, c’est-à-dire

de l’homme civil évitant de parler littérature, tantôt dans son rôle d’écrivain

quand, acculé, il n’a vraiment plus le choix. Amicis note effectivement que

l’écrivain « se montra[i]t presque plus disposé à parler d’administration que de

littérature » (Amicis, p. 3). Cette attitude pourrait suggérer de la modestie, qui se

confirme lorsque le narrateur affirme que l’écrivain se trouvait « presque aussi

inconscient de sa réputation » que sa femme (idem). Il se présente comme un

individu hors du monde littéraire, tout comme Maupassant, mais les deux

écrivains ont une façon totalement divergente d’exprimer cette position : l’attitude

de Maupassant est intransigeante et orgueilleuse, celle de Verne discrète et

modeste.

124 Amicis, p. 2.

61

Cet air indifférent et dégagé ne s’arrête pas aux répercussions immédiates que

nous avons soulignées, à savoir échapper aux médiateurs ou afficher une modeste

humilité face à sa notoriété. Ce comportement d’écrivain est surtout un moyen

d’actualiser sa position dans le champ littéraire. En se présentant comme un

homme coupé du monde des Belles-Lettres, l’auteur se dresse contre la littérature

formaliste. Maupassant et Verne semblent tout particulièrement vouloir se

distancer des poètes qui cultivent l’esthétisme de "l’art pour l’art", comme les

Parnassiens. Telle qu’elle a été instaurée par Théophile Gautier dans sa préface à

Mademoiselle de Maupin, la théorie de "l’art pour l’art" valorise la gratuité de la

beauté : « Il n’y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est

utile est laid […] »125. En récusant l’idée d’utilitarisme, elle rejette l’idéologie

bourgeoise et, par conséquent, « défend l’idée d’une aristocratie de l’esprit »126.

Les Parnassiens, qui ont une telle conception de l’art, écrivent pour une certaine

élite. La littérature de Maupassant et Verne s’adresse, en revanche, à un large

public. La nature même de leurs écrits est significative : Maupassant crée des

romans, des contes et des nouvelles, Verne des romans d’aventures et

d’ « anticipation »127. A l’opposé de la poésie parnassienne, cette littérature à

caractère populaire est destinée à tout type de lecteur. Maupassant cherche à

dépeindre la condition humaine de manière réaliste et plusieurs de ses œuvres ont

été diffusées sous forme de romans-feuilletons. Quant aux fameux romans de la

série des Voyages Extraordinaires de Verne, une partie a d’abord été publiée dans

un bimensuel pour la jeunesse (Magasin d’Education et de Récréation) dirigé par

P.-J. Hetzel128. Dans le récit d’Amicis, Verne explique que ses romans sont avant

tout destinés à un jeune public :

125 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin [1835], in Œuvres complètes, Paris : Gallimard,

tome I, 2002, p. 230. 126 Darcos, 1992, p. 311. 127 Le terme de "science-fiction" n’est apparu qu’en 1926. 128 P.-J. Hetzel fut un grand éditeur. Il publia certains romans d’Honoré de Balzac, de Victor Hugo

et d’Emile Zola. En 1862, Verne lui soumet le manuscrit de Cinq semaines en ballon. Hetzel l’accepte et signe un contrat avec l’écrivain qui l’engage à fournir chaque année trois romans du même genre pendant vingt ans (le renouvellement du contrat en 1871 ramène ce nombre à deux). Verne restera lié à Hetzel jusqu’à la mort de ce dernier en 1886.

62

[…] je me suis toujours fixé, fût-ce au sacrifice de l’art, de ne jamais m’autoriser ni une page ni une phrase que des enfants ne pourraient lire, c’est pour eux que j’écris… ce sont eux que j’aime.129

Verne met en valeur une littérature accessible aux enfants, compréhensible et

didactique. Les considérations de style, cultivées dans le milieu des Belles-

Lettres, cèdent parfois à une écriture vulgarisée. Contrairement aux Parnassiens,

Verne revendique un art utile, permettant de divertir la jeunesse tout en

l’instruisant. Son écriture répond de cette manière aux ambitions éducatives de la

Troisième République, ainsi qu’au but que le périodique d’Hetzel s’était fixé :

proposer « un enseignement sérieux et attrayant à la fois, qui plaise aux parents et

profite aux enfants »130. Dans l’« Avertissement de l’éditeur » des Voyages et

aventures du capitaine Hatteras, Hetzel explique : « […] il faut bien se dire que

l’art pour l’art ne suffit plus à notre époque et que l’heure est venue où la science

a sa place faite dans la littérature »131. En alliant la science et la littérature, Verne

milite pour une littérature nouvelle qui valorise « l’art pour le progrès »132, sans

pour autant oublier la valeur esthétique que doit défendre une œuvre littéraire. En

adoptant une attitude désinvolte, Maupassant et Verne ne renient donc pas

réellement leur statut d’écrivain. Ils cherchent à s’éloigner d’une littérature

formelle et élitiste afin de revendiquer la légitimité d’une littérature "tout public"

et valoriser un art social et utile.

4.1.3 L.-F. Céline

Lorsque L.-F. Céline rencontre pour la première fois des journalistes en 1932133,

il a une façon particulière d’incarner sa position au sein de l’espace littéraire. Son

identité d’écrivain est à ce moment-là toute nouvelle. En recourant au

pseudonyme "Louis-Ferdinand Céline", Louis Destouches a voulu conserver un

certain anonymat, mais ce nom de plume n’a fait qu’amplifier la curiosité du

129 Amicis, pp. 5-6. 130 P.-J. Hetzel, « A nos lecteurs », Magasin d’Education et de Récréation, tome I, 1864, p. 1. 131 Jules Verne, Voyages et aventures du capitaine Hatteras [1867], Paris : Hachette, 1978, pp. 7-

8. 132 Terme utilisé par Victor Hugo dans William Shakespeare (1864) : « L’art pour l’art peut être

beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore » (in Œuvres complètes, Lausanne : Rencontre, vol. 29, 1968, p. 208).

133 Date de la publication du Voyage au bout de la nuit.

63

public. Philippe Roussin considère le pseudonyme comme une stratégie d’auteur :

« Le pseudonyme ne dissimule pas la personne lorsqu’elle est inconnue : il la sort

de l’anonymat et attire sur elle l’attention »134. La véritable identité de Céline ne

tarda effectivement pas à être démasquée : le public apprend par la presse que

l’auteur est en réalité un docteur nommé Louis Destouches, qui exerce dans un

dispensaire de banlieue, à Clichy. A ce moment, Céline ne cherche pas à cacher sa

véritable profession : il l’affiche en plein jour en recevant les journalistes en

blouse blanche dans le cabinet où il consulte. Le décor emblématique de l’habitat

de l’homme de lettres laisse place aux objets médicaux : « Un bureau, […] un

mesureur, un appareil de haute fréquence, et je ne sais quoi encore, composent

l’installation d’une clinique ne laissant rien à désirer […] » (Descaves, p. 24).

Aucun livre ou bibliothèque ne laisse trahir un quelconque intérêt pour la

littérature. Le cadre du dispensaire souligne la distance de l’auteur au monde de

l’art. L’habillement et la mise en scène renforcent cette posture : le docteur revêt

sa « veste blanche » (p. 24) et l’interview dévie en consultation médicale, à

laquelle le journaliste se trouve contraint d’assister (pp. 24-25). En se montrant

dans l’exercice de l’art hippocratique, Céline valorise son statut de médecin au

détriment de celui d’écrivain.

L’affirmation de cette position sociale se lit également dans son discours. Chez

Elisabeth Porquerol, Céline se présente en usant de son nom civil et affirme

volontairement « je suis médecin » (Porquerol, p. 554). D’autre part, lorsque

Descaves parvient enfin à lui faire parler de son livre, il répond: « Eh bien, je l’ai

écrit, voilà tout » (Descaves, p. 24), « Ils [deux membres du jury au prix

Goncourt] m’ont dit que mon livre ne leur déplaisait pas et voilà tout » (p. 26).

Céline évite de s’étendre sur son activité d’auteur. L’expression « voilà tout »

permet de clore rapidement le sujet et illustre clairement le refus de cette identité.

Lors des premiers entretiens accordés à la presse, Céline relègue la littérature au

second plan : sa véritable vocation est la médecine. Comme l’explique Philippe

Roussin, « l’affirmation de l’identité médicale […] faisait que l’entrée dans le

134 Roussin, 2005, p. 24.

64

monde des lettres s’opérait sous le signe de l’écrivain malgré lui »135. Porquerol

accentue cette idée lorsqu’elle se demande :

A t-il vu dans la littérature un moyen de s’en tirer, de faire fortune ? En partie, certainement. Il n’y croit pas, il ne l’aime pas ; il a utilisé ses dons, essayé de voir si ça marcherait. […] Pas d’ « ambitions littéraires », mais d’ambition, oui. D’où la force de ses écrits.136

D’après la journaliste, le choix de Céline repose sur des raisons pécuniaires. La

littérature apparaît comme une activité de substitution, permettant au médecin

d’augmenter son revenu. Son « ambition » a ensuite fait le reste. Le schéma

traditionnel de l’écrivain qui trouve dans la médecine un moyen de subvenir à ses

besoins est inversé. Le désintérêt de Céline pour le monde littéraire (« il n’y croit

pas, il ne l’aime pas ») est une façon de revendiquer son métier d’origine et de

marquer la prééminence de ce statut privilégié suscitant le respect au sein de la

société.

Outre la mise à distance avec le milieu littéraire, la présentation de Céline en

médecin de banlieue permet d’affirmer une posture populaire. Le cadre de cette

visite rapproche l’écrivain des gens, plus exactement des nécessiteux. Descaves

accentue cette connotation lorsqu’il présente ce lieu comme « un dispensaire

municipal de la banlieue ouest, ouvert à la misère et aux souffrances humaines »

(Descaves, p. 23, je souligne). Céline entend lui-même donner l’image du

"médecin des pauvres" quand il s’exclame : « Ah, quel métier ! C’est ici, dans ce

dispensaire, qu’on pratique la vraie médecine, avec les pauvres, les travailleurs ! »

(pp. 23-24). Il paraît donc comme un médecin dévoué, qui consacre l’énergie qui

lui reste à faire du bien aux personnes humbles137. La figure de l’hygiéniste de

banlieue fonctionne ici comme un motif hagiographique, qui confère des vertus

humaines à l’écrivain. La reconnaissance que Descaves perçoit chez les malades

accentue ce mérite :

135 Roussin, 2005, p. 39. 136 Porquerol, p. 554. 137 Avant d’être médecin, Céline fut blessé à la guerre en 1914. Il a été touché par balle au bras et

fut réformé. Céline affirme souvent ce statut de blessé de guerre. Il rapporte à Porquerol les séquelles que lui ont laissées la guerre, qu’elle retranscrit ainsi : « C’est un grand malade, atteint du vertige de Ménière, insomnies et maux de tête, comme un train de marchandises qui lui passe sans arrêt dans l’oreille » (Porquerol, p. 556). Philippe Roussin explique que Céline entretient ainsi l’image du « guérisseur souffrant » (Roussin, 2005, p. 37).

65

J’ai l’impression que le docteur Céline est fort aimé de sa clientèle de passage, non seulement par la sûreté de son diagnostic, mais pour l’ « amitié » avec laquelle il prodigue ses soins.138

Laisser les journalistes assister aux consultations médicales est un moyen pour

l’écrivain de souligner le contact fraternel qu’il développe avec les classes

populaires. Céline va même jusqu’à s’identifier totalement à ce milieu en

revendiquant une origine populaire, largement inventée139. Mais Porquerol n’est

pas dupe et corrige spontanément les données biographiques que l’auteur

mentionne:

Un peu d’ordre : Céline, le prénom de sa mère, origines bretonnes, né à Courbevoie, pas d’un milieu ouvrier (il n’en a pas l’assurance), non, des petites gens entre deux classes […]. Pas de la misère (pauvreté est un grand mot) […].140

En affichant une origine ouvrière, Céline « exagère la modestie de sa situation »

(Porquerol, p. 554), puisqu’il descend en réalité de la petite bourgeoisie : son père

était employé d’assurances, sa mère commerçante. Il se construit un véritable

mythe biographique. Le leurre va très loin car il a même appris à parler un

langage populaire pour correspondre à l’image qu’il désire donner. La langue

qu’il parle et reproduit dans ses œuvres n’est pas innée : il a discuté avec des

spécialistes de l’argot et l’a apprise dans divers milieux, comme à l’armée ou à

Clichy. Le langage de Céline dans les interviews participe pleinement à la

construction de cette « figure peuple »141 qu’il entend véhiculer. Il est marqué

d’expressions familières et argotiques comme « fringué comme vous l’êtes ! »,

« hein ? », « des mômes », « mon petiot », « vieux stock », « fines gueules »

(Descaves, pp. 23, 25 et 26), « grand braillard » (Porquerol, p. 552), qui

apparaissent au fil des répliques retranscrites en discours direct.

L’image que Céline donne de lui-même n’est pas fortuite. La posture

antilittéraire et populaire est une manière stratégique pour un nouvel auteur de se

positionner dans le champ littéraire et orienter la réception de son œuvre. En se

montrant distant du monde de la culture, Céline s’oppose aux romanciers

bourgeois qui ne travaillent pas et cultivent un style raffiné, tels Georges

138 Descaves, p. 25. 139 Voir à ce propos la thèse de Jérôme Meizoz, 2001, pp. 380-383. 140 Porquerol, p. 553, je souligne. 141 Meizoz, 2000-2001, p. 88.

66

Duhamel, François Mauriac, André Gide ou encore Marcel Proust. C’est cet

univers qu’il rejette quand Porquerol atteste de son « dégoût […] pour "l’esprit",

la conversation, les Belles-Lettres… » (Porquerol, p. 555). Céline reproduit dans

son œuvre le langage du peuple et ignore le bon usage littéraire. Sa posture, qui

supplée l’image du médecin à l’écrivain, est une façon de transmettre au public

que Voyage au bout de la nuit ne doit pas être lu à la lumière des conventions

esthétiques, mais comme un discours de vérité, qui découle d’un individu qui peut

se permettre de dire quelque chose des hommes puisqu’il les a étudiés de près.

Comme l’explique Philippe Roussin, les années 1930 correspondent à une période

antiartistique, qui valorise « l’anti-rhétorique, l’idéologie de l’authentique et du

naturel »142. Après la première guerre mondiale, le public accorde de l’importance

à l’écrivain-témoin, qui a vu ce qu’il raconte et valorise une littérature familière et

prolétarienne, en rupture avec le modèle esthétique proustien. La figure du

médecin de banlieue, blessé de guerre et issu d’un milieu populaire, correspond

parfaitement à cette attente. En remaniant ses origines, Céline tend à se rapprocher

du courant de la littérature populaire, plus précisément des prolétariens, qui

considèrent que seule l’appartenance de l’écrivain à cette classe légitime ce type

de littérature. Céline ne peut pas se présenter comme un lettré qui parle des

pauvres : il doit être inclus à ce milieu. Il construit ainsi un profil qui correspond à

la demande conjoncturelle. Même tardive143, l’entrée de Céline dans le champ

littéraire n’en est pas moins stratégique et réussie. Le pseudonyme, le style

populaire du Voyage au bout de la nuit, la posture d’auteur et les tactiques

commerciales de l’éditeur144 ont permis de sortir de l’ombre cet écrivain dont le

nombre de capitaux de départ était faible voire inexistant145.

142 Roussin, 2000, p. 104, je souligne. 143 En 1932, Céline est âgé de 38 ans. Un de ses premiers textes intitulé L’Eglise fut auparavant

refusé par Gallimard, ainsi que sa thèse de médecine (La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis).

144 Robert Denoël, l’éditeur de Voyage au bout de la nuit, a fait une grande campagne de presse autour de cet ouvrage. Les interviews accordées par Céline appartiennent à cette stratégie publicitaire.

145 Pierre Bourdieu considère quatre type de capitaux, qui constituent l’ensemble des atouts et dispositions permettant à l’individu d’occuper une certaine position sociale : le capital social (relationnel), économique, culturel, et symbolique (degré de reconnaissance). Cf. La Distinction, Paris : Editions de Minuit, 1979. Au début de sa carrière, Céline avait un capital économique modeste, un capital culturel autodidacte, et possédait peu de relations au sein du champ littéraire.

67

En conclusion de ce chapitre, nous pouvons affirmer que les récits de visites

constituent de riches sources d’informations sur les grands écrivains. L’intérêt

biographique des médiateurs permet la présentation de leur demeure, leur

physique, leurs attitudes et discours, éléments permettant alors de refléter l’image

que les hommes de lettres donne consciemment ou non d’eux-mêmes.

L’autoreprésentation relève d’une posture d’auteur quand l’écrivain tente

d’infléchir la perception que le public a de lui. Généralement, la figure construite

consiste à s’opposer ou s’identifier à d’autres groupes du champ littéraire, comme

nous avons pu le voir avec Maupassant, Verne ou Céline. La posture nous informe

des rapports que l’écrivain entretenait avec l’espace social. Comme l’explique

Jérôme Meizoz, cette notion allie la singularité et l’influence de la communauté

littéraire : « Si toute posture […] se donne comme singulière, elle inclut

simultanément en elle l’emprise du collectif »146. Les récits de visites méritent que

nous leur accordions toute notre attention, car ils ne témoignent pas seulement

d’une expérience individuelle : ils constituent une partie des sources attestant des

représentations d’auteur construites au contact de la société.

4.2 Discours du visiteur ou hétéroreprésentation de l’écrivain

Dans les récits de visites, la figure de l’écrivain n’est pas toujours dépeinte de

manière objective. La perception et les intentions du visiteur influencent souvent

l’image donnée du grand auteur. Le profil des "visiteurs-narrateurs" (âge, métier,

attentes, etc.) explique la façon spécifique que chacun a de voir et de représenter

son hôte. Nous nous focaliserons ici sur les récits dont la particularité de

représentation est la plus flagrante.

Lorsque Charles Buet et Maurice Sachs visitent pour la première fois Paul Féval

et Jean Cocteau, ce sont de jeunes gens qui s’intéressent aux lettres (ils ont alors

respectivement dix-huit et quinze ans). L’écrivain novice est le type de visiteur

qui montre le plus d’émotions et de passion : « L’enfant tremblait d’une émotion

146 Meizoz, 2003, p. 15.

68

inexprimable » (Buet I, p. 105) ; « Mon cœur gonflé d’émotion, mon esprit tout

empli des feux nouveaux de l’enthousiasme venaient de m’attacher à lui [Cocteau]

pour toujours » (Sachs, p. 172). Ces réactions émotionnelles témoignent de la

fragilité, mais également de la spontanéité et de l’enthousiasme de la jeunesse.

L’écrivain est le sujet d’une grande admiration et le novice le considère comme

son modèle, son "maître". Il est l’incarnation de la réussite, l’espoir des jeunes.

Sachs écrit :

[…] je n’oublierai jamais ces premières heures, toutes pleines de poésie, de tendresse, de respect […], où je connus d’abord cet homme prodigieux qui dans ce siècle a tant donné à la jeunesse du monde.147

L’enthousiasme du narrateur a tendance à transformer la révérence à l’écrivain en

un éloge dithyrambique. Le grand auteur est représenté comme un maître idolâtré,

qui rassemble les jeunes écrivains comme le Christ rassemblait les foules. Notons

que Sachs n’est pas seulement séduit par l’esprit de Cocteau : il admire également

son aspect physique148 et son penchant homosexuel pourrait être une autre

explication de cette « vénération passionnée » (Sachs, p. 172).

En rendant visite à Maurice Barrès, Jérôme Tharaud, âgé de vingt-sept ans, a

passé le stade du jeune homme passionné : « Ce n’était plus la curiosité naïve,

l’enthousiasme enfantin du lointain jeudi de jeunesse où, pour la première fois, je

l’avais aperçu […] » (Tharaud, p. 41). Depuis la première rencontre, Tharaud a

mûri. L’admiration qu’il porte à son hôte est alors plus discrète que celle de Buet

ou Sachs. De même, l’appréhension ressentie à l’arrivée sur les lieux est d’une

autre nature que celle éprouvée par les jeunes admirateurs. Barrès a invité Tharaud

car il aimerait qu’il devienne son secrétaire. En chemin, ce dernier est déstabilisé

car il redoute que des positions politiques différentes puissent perturber cette

relation149. L’arrêt qu’il effectue devant la demeure (« J’attendis encore un instant

avant de pousser le bouton »150), est plutôt dû à l’hésitation qu’à l’émotion.

Suivant le contexte et le profil du visiteur, les topiques de la visite peuvent donc

avoir une signification différente. Une fois devant Barrès, Tharaud se sent à l’aise

147 Sachs, p. 172. 148 « La grande beauté de ses traits, la vivacité, le scintillement de ses pupilles le marquent d’un

apanage irrésistible » (Sachs, p. 173, je souligne). 149 Barrès est antidreyfusard alors que Tharaud est convaincu de l’innocence de Dreyfus. 150 Tharaud, p. 57.

69

et loue « la bonne grâce de son accueil » et « son ton agréablement familier » (p.

64). L’image du maître vénéré des récits de Buet et Sachs laisse ici place à la

figure de l’écrivain amical, avec qui le visiteur a d’emblée certaines affinités.

Cette rencontre débouchera sur l’engagement de Tharaud comme secrétaire et sur

un lien de proximité entre les deux hommes.

Comme nous l’avons déjà exposé dans cette étude, les interviews sont les textes

qui laissent le moins de traces explicites de la perception et des sentiments du

visiteur. La représentation du grand auteur est essentiellement véhiculée par

l’écrivain lui-même, dont le discours est rapporté en discours direct. Il peut

toutefois arriver que le journaliste, par son rôle de « meneur du jeu »151, influence

indirectement cette représentation. Daniel Grojnowski explique : « L’interview

[…] se présente comme une pratique ambiguë car on ne sait qui, du journaliste ou

de l’écrivain, de l’interrogé ou de l’interrogeant, adoube l’autre »152. Le

journaliste est celui qui dirige l’échange et il peut arriver qu’il prenne l’ascendant

sur l’écrivain. C’est le cas de Jules Huret, dont les questions toutes faites font

tomber sous sa dépendance les personnes qu’il interroge. L’image que les

écrivains donnent d’eux-mêmes dans son enquête est en quelque sorte limitée

puisqu’elle doit répondre à ses attentes et de cette façon refléter la position qu’ils

occupent dans le champ littéraire153. Le journaliste peut donc orienter la

représentation que l’écrivain donne de lui-même. Il arrive également qu’il lui

fasse de l’ombre. L’ambition de Frédéric Lefèvre par exemple va plus loin qu’une

enquête d’actualité. Il cherche à comprendre l’œuvre et l’identité de l’auteur. Le

journaliste occupe dans ce cas le rôle de critique littéraire et « se transforme en

connaisseur d’hommes »154. Ses interventions prennent de l’ampleur, au point de

focaliser l’intérêt des lecteurs sur sa capacité d’analyse et voiler la représentation

du grand écrivain. Pendant l’entretien avec Jean Cocteau, Lefèvre parle

longuement d’un texte de l’auteur sur Maurice Barrès (La Noce massacrée) et

remarque à ce moment que « M. Jean Cocteau s’impatiente » (Lefèvre, p. 105).

151 Notion de Daniel Grojnowski utilisée dans la préface de l’Enquête sur l’évolution littéraire de

Jules Huret, p. 31. 152 P. 37 de cette même préface. 153 Toutefois, la désinvolture de Maupassant montre que le journaliste ne peut toujours arriver à

ses fins. Dans cet interview, l’écrivain parvient à garder un contrôle total de l’échange. 154 Lejeune, 1980, p. 108.

70

Cette attitude peut être interprétée de deux façons : soit Cocteau est pressé de

donner des explications et de se justifier, soit il sent que le journaliste commence

à prendre trop de place, hypothèse qui confirmerait l’idée que nous avons exposée

ci-dessus.

Le profil des visiteurs participe donc pleinement à l’image que les récits

donnent de l’écrivain. L’âge (écrivain jeune/mature), le rôle (journaliste ou pas) et

le contexte déterminent le degré d’intensité de la révérence ainsi que sa nature

(écrivain représenté comme un maître, un familier,…). Il en est de même des

récits irrévéencieux, mais ce sont surtout les dispositions et motivations du

visiteur qui sont à relever pour comprendre la nature plus ou moins sarcastique de

la figure d’auteur construite par hétéroreprésentation.

La représentation d’Emile Zola par Léon Daudet apparaît comme la plus

agressive. Le discours du visiteur est hyperbolique et le ton virulent. Zola est

décrit comme une personne mégalomane et malsaine. Le lexique scatologique est

fréquent : il s’agit d’un « Grand Fécal », un « copromane », qui « se vautr[e] dans

le purin », et dont les œuvres sont des « scatologicons » (Daudet, pp. 59 et 62).

L’écrivain conservateur qu’est Daudet n’apprécie pas l’esthétique de Zola, qu’il

disqualifie pleinement en usant d’un tel vocabulaire. En précisant que

« L’antiquité lui [Zola] était inconnue. Il ne savait pas un mot de grec ni de

latin […] » (p. 61), il défend les humanités et condamne sa formation scientiste.

Daudet prend ainsi position contre le mouvement naturaliste. Mais les raisons de

cette critique virulente ne sont pas seulement littéraires. Daudet est un écrivain et

journaliste polémiste, engagé politiquement. Antidreyfusiste convaincu, il est un

des fondateurs du quotidien nationaliste l’Action française, qui a vu le jour en

1908. Ses convictions politiques alimentent la satire qu’il fait de Zola, qui était un

grand défenseur de Dreyfus155. Il se moque de ses propos concernant l’Affaire, en

les qualifiant de « tranchantes âneries » (p. 56). La lecture de la visite laisse

toutefois suggérer une certaine entente entre les protagonistes : il est noté que

Zola les reçut (Daudet était accompagné d’Hugo) « très gentiment » (p. 60). Au 155 Daudet affirme d’emblée son engagement politique dans la dédicace de son ouvrage : « A

Marthe Daudet, à mon soutien dans la lutte politique, à la clairvoyante royaliste, à ma chère femme ».

71

moment même de la visite, « le lendemain de la publication de la lettre J’accuse »

(p. 59), Daudet ne ressentait pas encore une telle haine envers l’auteur naturaliste.

J.-Y. Mollier et Jocelyne George expliquent qu’à ce moment régnait une

atmosphère détendue entre les intellectuels : « […] on continue à appartenir au

même monde et à se fréquenter sans arrière-pensées »156. Ce n’est que quelques

temps après la publication du célèbre article de Zola que les camps se sont

constitués et que Daudet s’est mis à militer fortement pour le parti antidreyfusard.

Ce dernier a écrit son récit plusieurs années après la visite, quand les clans étaient

bien définis ; ce décalage temporel explique la virulence de son attaque. La

férocité habituelle de ses écrits, sa position littéraire et ses fortes convictions

politiques au moment de la rédaction donnent sens à la violence des propos

représentants.

La satire d’André Gide par Arthur Cravan est moins agressive et insultante que

celle faite par Daudet. L’écrivain est représenté comme une personne maniaque et

manquant de politesse. La prise en compte du contexte permet d’éclairer les

motivations du narrateur : Cravan s’en prend à Gide car il a osé critiquer l’Anglais

Oscar Wilde dans un texte qu’il lui a consacré, en affirmant entre autres que :

« Wilde n’est pas un grand écrivain »157. Ces propos ont outré Cravan, pour qui

Wilde est à la fois son oncle et son grand modèle158. De prime abord, le récit de

visite satirique apparaît comme une vengeance et comporte plusieurs allusions à

l’écrit de Gide sur Wilde, qui en constitue l’intertexte. Cravan affirme notamment

que Gide est « un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers » (Cravan, p. 6).

Cette phrase est une réponse directe à la critique de Wilde par Gide. Mais ce récit

de visite est surtout un moyen pour Cravan d’exercer son art de la provocation,

présente dans tous les numéros de Maintenant et qui fait de ce dernier le

précurseur du mouvement Dada d’avant-garde. Du reste, Gide se rend bien

compte que l’attitude de son visiteur est un jeu : « Je jetais de temps à autre de

discrets et malicieux coups d’œil à mon hôte, qui me récompensait de rires

156 Mollier et George, 1994, p. 211. 157 André Gide, Oscar Wilde [1910], in Œuvres complètes, édition augmentée de textes inédits

établie par L. Martin-Chauffier, Paris : Gallimard, tome III, 1933, p. 474. 158 Cravan n’a jamais pu rencontrer Wilde, contrairement à Gide qui l’a connu et même fréquenté.

Il lui a consacré plusieurs textes dans sa revue Maintenant, dans lesquels transparaît l’admiration qu’il a pour cet homme.

72

étouffés […] » (p. 5). Ce texte satirique est plus une plaisanterie et un exercice de

style que l’expression d’un véritable ressentiment.

Finalement, la critique de Céline par Porquerol apparaît comme la plus légère, la

moins provocatrice. La style ironique de ce récit est motivé par la déception de la

journaliste, qui « n’[a] pas tiré de cette rencontre tout le plaisir [qu’elle s’] en

promettai[t] […] » (Porquerol, p. 552). Elle s’attendait sans doute à voir un

écrivain prestigieux et posé, mais ce ne fut pas le cas. La désillusion qu’elle

ressent la pousse à tourner l’attitude de Céline en dérision, en représentant

l’écrivain en cabotin.

Les motivations d’auteur, qui s’étendent de la simple plaisanterie aux sarcasmes

et autres réglages de comptes, déterminent donc la nature plus ou moins blessante

de la représentation du grand homme.

Les visiteurs présentent dans leurs récits une figure d’écrivain élogieuse ou

démythifiée, nuancée selon leurs attentes, leurs rôles et leurs objectifs. Il est alors

nécessaire de se renseigner sur le contexte et la biographie des médiateurs afin de

se libérer d’une interprétation simpliste (vénération/blâme) et pouvoir comprendre

les spécificités et les motivations de chaque hétéroreprésentation. Au début de

notre travail, nous nous sommes centrés sur la structure des textes et avons

privilégié une vision générale du corpus. Etudier de près la construction de la

figure de l’écrivain nous a ensuite permis de repérer les particularités de

représentation des récits, découlant du profil du visiteur et du visité. L’image de

l’écrivain étant construite à deux, il est enrichissant de différencier l’auto- de

l’hétéroreprésentation. En effet, cette distinction permet de reconstituer l’identité,

les positions et les intentions de chaque protagoniste en constante interaction avec

son partenaire. Les informations recueillies renseignent sur la vie des grands

écrivains et celle des médiateurs : cette dernière n’est pas la moins négligeable,

car la plupart des visiteurs sont eux-mêmes des hommes de lettres connus du

monde littéraire de l’époque.

73

4.3 La logique maître-disciple

Bien que la représentation du grand écrivain s’exprime différemment dans

chaque récit, elle semble s’organiser autour d’une même logique. Les auteurs des

récits du corpus sont tous de jeunes écrivains ou journalistes et la représentation

du grand auteur est généralement construite dans un rapport de type maître-

disciple, qui peut découler de la manière d’être et d’agir de l’écrivain

(autoreprésentation) comme de la perception du visiteur (hétéroreprésentation).

Par la façon dont elle s’exprime dans les textes, la relation maître-disciple répond

à une logique d’ordre paternaliste ou religieuse.

En parlant du cabinet de Maurice Barrès, Jérôme Tharaud relate l’expérience

inoubliable qu’il a vécue pendant les années passées chez lui :

Dans ce cabinet […], j’ai fait une expérience que peu d’écrivains ont connue. Chez les peintres, il est courant de travailler dans l’atelier d’un maître. L’élève y apprend un métier, des procédés, des règles […]. En littérature aussi il y a des techniques, des méthodes, qu’il est utile de connaître et d’apprendre d’autrui […]. Seulement il est très rare que la chance vous mette en état d’assister, comme il m’est arrivé, au travail d’un grand écrivain.159

L’attitude de Barrès cédant un peu de son temps à l’enseignement de sa passion

répond à une dialectique de type maître-disciple. L’analogie que Tharaud fait avec

l’apprentissage de la peinture en atelier est significative : le jeune talent est un

« élève » qui doit apprendre les méthodes artistiques au contact d’un « maître »

expérimenté. Barrès se met dans la peau d’un précepteur qui lègue une partie de

son savoir au jeune novice. Jules Verne dévoile lui aussi la manière dont il conçoit

ses chefs d’œuvres (Amicis, pp. 2-3). La transmission de savoir pendant les visites

les rapproche alors de l’image du père. La perception qu’en ont les visiteurs est

révélatrice : Tharaud et Edmondo de Amicis voient leur hôte comme une personne

familière et bienveillante. Le lexique utilisé par Amicis est même très explicite :

« […] je ne saurais exprimer avec quel accent de bonté ils [Jules Verne et sa

femme] me dirent tout cela : ils ressemblaient à un père et une mère interrogeant

leur fils […] » (Amicis, p. 4, je souligne). Pour J.-C. Bonnet, les images du père et

159 Tharaud, pp. 102-103, je souligne. Par la suite, le narrateur décrit les méthodes que l’écrivain

lui a transmises afin de favoriser l’éclosion d’une œuvre d’art.

74

du grand homme sont « indissociables », car « toute socialisation, tout

apprentissage culturel s’effectuent à travers [eux] »160. Lorsqu’il fait part de son

travail, l’écrivain transmet en quelque sorte le flambeau à la jeune génération,

comme le père lègue à son fils son propre bagage culturel. Il a conscience de ne

pas être immortel et cherche à communiquer une part de son talent à la future

génération.

La filiation que la visite tisse entre l’écrivain et le visiteur ne s’exprime pas

seulement dans la transmission de connaissances en actes ou en discours. Elle

peut se créer de manière plus implicite, lorsque le grand homme se montre âgé et

présente un état de santé instable. Certains écrivains sont souffrants : Marcel

Proust a « l’air plus malade que jamais », il « a essayé de se lever, mais se sent

mal » (Morand, p. 104) ; Jean Cocteau « était malade et était assis dans son lit »

(Sachs, p. 172). Dans ces moments, le visiteur au chevet du maître « devient fils

spirituel, descendant légitime : il assiste le vieillard dans ses derniers

moments »161. Le relais générationnel s’installe symboliquement entre le maître et

le novice, le vieux et le jeune. C’est désormais le visiteur qui prendra la plume et

rendra hommage, par son témoignage, au génie disparu.

La relation maître-disciple établie entre visiteur et visité ne provient pas

seulement de l’attitude du littérateur. Dans certains récits comme ceux de Maurice

Sachs ou Charles Buet, elle émane de la perception du visiteur. Buet définit

clairement les rôles avec une pointe de culpabilité : il est « le petit disciple » qui,

une fois grand, « n’a pas fait grand honneur à son maître » (Buet I, p. 106, je

souligne). De même, Sachs considère Cocteau comme le grand modèle de sa

jeunesse et mentionne :

[…] rien n’étoffe la jeunesse comme d’écouter et de croire avant de prendre le temps de juger. Ceux qui n’ont pas eu de maîtres, un jour, en souffriront toute leur vie. Il n’en est pas d’ailleurs dont on n’abandonne enfin l’enseignement. Cette ingratitude est nécessaire au développement de soi […].162

Parallèlement à Jérôme Tharaud qui juge utile d’apprendre certaines méthodes

venant d’autrui163, Sachs pense que tout jeune écrivain doit se calquer sur l’image

160 Bonnet, 1978, p. 54. 161 Nora, 1986, p. 579. 162 Sachs, p. 176. 163 Voir la citation en bloc de la page précédente.

75

d’un grand auteur. Avoir un maître encourageant et optimiste, passionné dans

l’évocation et la transmission de son art, participe pleinement au développement

de l’enthousiasme et des illusions nécessaires à tout débutant. L’ouvrage de Sachs

ne s’intitule-t-il pas La Décade de l’illusion ? Il retrace les années de sa jeunesse à

Paris et évoque les artistes qu’il admirait et par lesquels il fut "enchanté". Face à

Cocteau, Sachs perçoit le maître comme un détenteur de pouvoirs surnaturels :

« Il semble qu’autour de lui s’éveillent les esprits engourdis, les cœurs qui

sommeillent et jusqu’aux objets, qui sont parés soudainement d’une valeur

magique. Cocteau est un magicien », il effectue « un travail de prestidigitateur »

(Sachs, p. 173 et 177). Sachs ressent le fluide envoûtant émanant de l’écrivain : à

son contact, tout le monde est séduit. Il dégage une « aura »164, un charme

indescriptible. Le mystère de cet attrait suscite même des allusions religieuses :

Comme on comprend bien, près de lui, les dons de ceux qui émerveillent la foule par leurs miracles. […] Ils provoquent la foi. Ainsi fait Cocteau. Il fait croire à la poésie. Il nous personnifie le poète.165

Cocteau convertit la jeunesse à la poésie comme le Christ réveillait la foi en Dieu

grâce à ses actes miraculeux. La rencontre entre le disciple et le maître sous-

entend un rapport d’ordre magique et religieux. Lorsqu’il rend visite à son idole,

le novice espère consciemment ou non que ce fluide surnaturel – en d’autres

termes que le don du génie – devienne contagieux.

La visite représente, au cours de la Troisième République, un lieu de relais

symbolique entre les générations d’écrivains166. Le profil des auteurs du corpus,

tous écrivains ou journalistes, est révélateur. Une transmission plus ou moins

explicite du savoir-faire et du savoir-être s’effectue du vénérable maître au jeune

disciple, en référence à des logiques familiale ou religieuse. La filiation née entre

les deux protagonistes assure alors la continuité de la production littéraire au cours

du temps. La thématique maître-disciple est omniprésente : elle concerne tous les

récits du corpus. Elle est moins flagrante dans les récits que nous n’avons pas

encore mentionnés, mais sans être pour autant inexistante : Paul Morand était le

164 Notion utilisée à deux reprises par Jérôme Tharaud à propos de Maurice Barrès (p. 8 et p. 86). 165 Sachs, p. 173. 166 Notre corpus témoigne de plusieurs relais générationnels : Guy de Maupassant, visiteur

d’Edmond de Goncourt, devient un jour l’écrivain visité par Jules Huret.

76

disciple de Marcel Proust, lui-même admirateur de Robert de Montesquieu, « le

lion de sa jeunesse » (Morand, p. 105) ; Charles Buet explique que de nombreuses

personnes viennent chaque jour chez François Coppée, dont « les poètes qui

venaient saluer l’aîné, les apprentis, rouges d’émotions devant le maître » (Buet

II, p. 215) ; le bureau d’Edmond de Goncourt est décrit comme « le cabinet de

travail du maître » (Maupassant) ; Jules Huret perçoit Maupassant comme « cet

homme qui avait incarné, pour [lui], quand [il] avai[t] vingt ans, l’expression la

plus complète de la vérité » (Huret, p. 202). Quant aux auteurs des récits

irrévérencieux, ils jouent le rôle d’ "anti-disciples". Léon Daudet en reniant Emile

Zola s’oppose au naturalisme et au dreyfusisme. Arthur Cravan en veut à André

Gide, qui a osé blâmer son grand maître Oscar Wilde. Les satires trouvent ainsi

leur source dans les relations d’affinités et d’antipathies parsemant le champ

littéraire. Les interviews ne font pas exception : elles s’organisent autour de la

logique du lien maître-disciple, mais de manière détournée. Quand l’exemple d’un

maître est suivi par plusieurs écrivains, des groupes littéraires se forment: ce sont

les Naturalistes, les Réalistes, les Symbolistes,… En allant interroger les grands

écrivains, le journaliste cherche souvent à définir ces positions, à établir les

filiations et les oppositions, comme le fait Huret dans son enquête. De même, Max

Descaves demande à L.-F. Céline : « -Vous réclamez-vous de la nouvelle école, le

populisme ? » (Descaves, p. 26) et Frédéric Lefèvre s’enquiert du jugement que

Jean Cocteau porte sur des écrivains comme Maurice Barrès, Guillaume

Apollinaire, Marcel Proust et Paul Morand (Lefèvre, pp. 104-108). Le journaliste

n’est donc pas impliqué de manière directe dans ce rapport167 mais il l’entretient

par des questions touchant aux influences littéraires. L’écrivain lui-même est

présenté en temps que suiveur (ou non) d’autres maîtres, maillon d’une chaîne

dans le concept de relais générationnel. C’est aussi le cas des récits où il manifeste

une posture d’auteur dans laquelle il s’identifie ou, au contraire, se distance de

certains mouvements littéraires auxquels il fait front.

167 Excepté Huret, qui, tel que nous l’avons cité ci-dessus, perçoit Maupassant comme l’exemple

de sa jeunesse. D’autres journalistes comme Descaves ou Lefèvre ont eu pour mandat de faire l’interview et sont donc impliqués de manière moins personnelle.

77

Nous avons commencé dans ce travail par définir les caractéristiques de la

visite, puis nous nous sommes penchés sur les spécificités de la représentation du

grand écrivain et, ce faisant, avons dégagé une logique structurant la totalité des

textes. La boucle argumentative a ainsi été fermée, car, après avoir passé du

général au particulier, nous sommes revenus sur une vue d’ensemble du corpus,

permettant alors de déceler ce qui, selon nous, caractérise les récits de visites de la

Troisième République. La représentation du grand écrivain est habituellement

construite autour d’un schéma de type maître-disciple qui découle du profil des

visiteurs, dont la majorité sont des hommes de lettres issus de la nouvelle

génération. La Troisième République est une période qui voit s’affronter un

nombre surprenant de groupes littéraires et d’écoles (romantisme, naturalisme,

réalisme, Parnasse, symbolisme, décadentisme,…). Les écrivains se réunissent

dans des salons ou lors de soirées autour d’écrivains majeurs comme Emile Zola

(le groupe de Médan168) ou Stéphane Mallarmé (les "Mardis" de Mallarmé169).

Dans cette atmosphère d’échanges et d’influences littéraires diverses, le jeune

écrivain a besoin de modèles pour se sentir exister et affirmer son identité même

si, un jour, il pourra s’en éloigner en gagnant une personnalité renouvelée. Il va

visiter l’auteur qu’il admire, afin de le voir en chair et en os, recevoir une part en

héritage – transmission des habitudes et méthodes de travail –et obtenir une

certaine reconnaissance. Le modèle des grands hommes remonte à l’Antiquité,

avec la biographie des grands philosophes. Ce type d’oeuvre s’est

propagé jusqu’au XIXe siècle, où Plutarque (Les Vies des Hommes Illustres) est

encore lu dans toutes les formations de langues classiques. Alors que les hommes

de lettres du XVIIIe siècle se référaient directement aux philosophes antiques170,

les écrivains de la Troisième République, ayant pourtant hérité de la même

168 Le groupe de Médan était composé de six écrivains naturalistes (J.-K. Huysmans, Henry Céard,

Guy de Maupassant, Paul Alexis, Léon Hennique et Emile Zola) qui se réunissaient chez Zola, à Médan. Ils ont fait paraître en 1880 un recueil de nouvelles intitulé Les Soirées de Médan.

169 Dès 1877, de nombreux poètes (Henri de Régnier, Paul Claudel, André Gide, Paul Valéry, Pierre Louÿs,…) se retrouvaient le mardi chez Mallarmé, considéré en ce temps comme le maître du symbolisme.

170 Rousseau, par exemple, admirait Socrate, Caton et Sénèque (cf. Denise Leduc-Fayette, Jean-Jacques Rousseau et le mythe de l’antiquité, Paris : Libraire philosophique J. Vrin, 1974). Il existe moins de récits de visites de jeunes auteurs aux grands écrivains sous les Lumières et au début du XIXe siècle que sous la Troisième République. L’influence des philosophes antiques au XVIIIe siècle et le culte du moi à l’époque romantique expliquent sans doute un besoin moins grand pour les novices d’aller voir l’illustre homme.

78

culture, vont chercher leurs maîtres au sein d’un champ littéraire agité, composé

de divers clans, où le débutant qui suit ses aspirations trouve facilement son

groupe d’influence.

79

5. Conclusion

Nous pouvons affirmer au terme de ce mémoire que les récits de visite à

l’écrivain forment un genre particulier de témoignages. Bien que coexistent sous

la Troisième République différents modes d’expression de la rencontre avec le

grand homme (récits littéraires et entretiens médiatiques), tous les textes

répondent à une codification précise. La visite s’organise en un rituel au cours

duquel l’hôte se trouve magnifié et sacralisé de manière plus ou moins explicite.

Tout ce qui concerne l’auteur (objets, aspect physique, manies) devient signifiant

aux yeux du visiteur. Ce fétichisme biographique s’inscrit dans la tradition

personnaliste des récits. L’intrusion dans la sphère privée de l’auteur et l’intérêt

pour son individualité sont l’aboutissement de la conception que le public a de

l’œuvre comme une émanation de la personnalité de son créateur. Les textes

irrévérencieux présentent les mêmes scénario et topiques littéraires que les récits

élogieux, mais le ton change radicalement. La louange fait place à l’ironie et la

moquerie, le fétichisme au voyeurisme dépréciatif : ces motifs mettent en doute

l’exceptionnalité de l’écrivain qui tombe de son piédestal pour rejoindre le monde

commun des mortels.

La figure de l’écrivain devient nuancée et polymorphe au fil de représentations

prestigieuses ou au contraire humiliantes, à des degrés suivant les intentions et le

profil du visiteur. L’hôte lui-même influence cette représentation par l’attitude

qu’il adopte. Il arrive qu’il manifeste une posture d’auteur qui rejoue la position

prise dans le champ littéraire et oriente l’image qu’il veut donner de lui au public.

Chaque texte donne une représentation spécifique de l’écrivain, pourtant toujours

construite autour d’une thématique maître-disciple, qui se manifeste de manière

directe (relation entre le visiteur et son hôte) ou indirecte (précisions sur les

affiliations/oppositions de l’écrivain avec les autres acteurs du champ littéraire).

Ce schéma figuratif témoigne du besoin, dans la Troisième République, d’affirmer

sa position au sein d’un champ littéraire hétéroclite. La visite s’inscrit donc

comme le lieu où s’affichent les principes du relais générationnel – la période

choisie est celle où nous trouvons le plus de récits écrits par des visiteurs eux-

mêmes hommes de lettres – et des influences littéraires.

80

Les récits de visites, dignes d’intérêt, fournissent des informations

biographiques sur les auteurs de la Troisième République (aspect physique,

attitudes, rituels de vie, discours, positionnement) mais éclairent aussi l’identité et

les affinités des visiteurs. Ils témoignent d’autre part de la répercussion sociale

exercée aussi bien chez le narrateur, dont le récit est marqué par les tonalités

discursives de l’époque (hagiographie, mythe du génie romantique,

physiognomonie, phrénologie, humorisme) que chez l’écrivain lorsqu’il met en

place une stratégie posturale en lien avec les acteurs du champ littéraire. Les récits

de visites apportent donc autant sur le plan individuel que collectif, plaçant la

littérature à l’interface entre la singularité et la socialité. Il est d’ailleurs étonnant

que la critique, excepté quelques cas isolés171, n’ait pas plus tiré profit de ce genre

d’écrits. Il subsiste vraisemblablement des doutes sur la fidélité des sources, qui

restent confinées à leur statut d’anecdotes172. Elles sont, de plus, difficiles à

dénicher, car elles se cachent au sein de toutes sortes d’œuvres biographiques

anciennes. Il reste à découvrir une réserve immense de ces témoignages,

moyennant de laborieuses recherches car le profil des auteurs s’étend du simple

anonyme à la personne reconnue. Mais le fruit d’une telle exploration pourrait être

prometteur…

Dès le milieu du XXe siècle, les récits de visites se font plus rares. Une grande

partie des interviews est désormais diffusée à la radio ou à la télévision173. Olivier

Nora explique : « […] si le son et l’image ont pu avoir pour effet de prolonger la

pratique de la visite, ils en ont court-circuité le compte rendu écrit »174. Grâce à la

nouvelle technique audiovisuelle, la consécration de l’auteur s’effectue de façon

simultanée devant un large public. Ce type de transmission démocratise certes

l’accès à la littérature et à la culture, mais entraîne une banalisation progressive de

171 Citons Jérôme Meizoz (2001) et Philippe Roussin (2005), qui ont construit une partie de leur

étude en utilisant les entretiens de L.-F. Céline des années 1930, regroupés dans les Cahiers Céline 1.

172 L’objectivité de leur contenu peut être attestée lorsque plusieurs récits de visites au même écrivain témoignent de faits identiques. Il y a à ce moment beaucoup à en tirer. Les visites à Voltaire et Rousseau au XVIIIe siècle ou à Céline dans les années 1930 témoignent par exemple de figures d’auteurs significatives.

173 « Lecture pour tous », la première émission littéraire, date de 1953. Elle a été créée et présentée par Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet.

174 Nora, 1986, p. 581.

81

l’auteur. C’est pourquoi « le culte spectaculaire de la personnalité de l’écrivain

coexiste contradictoirement avec l’effacement de sa personne »175. L’idée de la

disparition symbolique de l’auteur est aussi présente en théorie littéraire dans la

nouvelle critique des années 1960-1970, qui, basée sur les courants structuralistes,

met en cause la méthode biographique pour privilégier l’étude formelle des textes.

Des auteurs comme Roland Barthes ou Michel Foucault rejettent le concept

d’intentionnalité, valorisant le langage au détriment du sujet. Il est illusoire pour

eux de croire que l’on est maître de son langage. Barthes décrète « la mort de

l’auteur » et introduit la notion du « scripteur », dont la « main, détachée de toute

voix, […] trace un champ sans origine – ou qui, du moins, n’a d’autre origine que

le langage lui-même »176. La nouvelle critique valorise alors un principe

« opéraliste »177, centré sur l’œuvre en tant qu’objet autonome. Précisons que les

structuralistes français ont répandu une idée qui était déjà présente chez des

auteurs comme Gustave Flaubert, Stéphane Mallarmé (pour lesquels l’auteur

n’avait pas d’importance), Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve) ou les littérateurs

d’avant-garde comme Maurice Blanchot ou Samuel Beckett.

Mais Antoine Compagnon fait remarquer que le régime personnaliste subsiste

hors du clan de la littérature ultra-légitime :

[…] si la disparition de l’auteur est devenue un mot d’ordre dans un "sous-champ de production restreinte"178, l’exploitation commerciale de la figure de l’auteur, avec sa photo en couverture, ses aveux entre les pages, reste la norme dans le champ littéraire dominant.179

Depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, les interviews sont de deux

types. Il y a d’un côté les entretiens apparaissant dans les médias de grand public,

au sein desquels l’image de l’écrivain subsiste (photos, postures,…), de l’autre

côté les entretiens des revues spécialisées, de pôle savant, qui ont tendance à

masquer un peu plus la personnalité de l’auteur.

175 Nora, 1986, p. 582. 176 Barthes, 1968, p. 493. Antoine Compagnon reformule la notion de Barthes en ces termes :

« […] le scripteur n’est jamais qu’un "sujet" au sens grammatical ou linguistique, un être de papier, non une "personne" au sens psychologique […] » (Compagnon, cours de 2002).

177 Nathalie Heinich distingue le principe « opéraliste » qui « privilégi[e] l’excellence de l’œuvre » du principe « personnaliste », qui « privilégi[e] le mérite intrinsèque de l’auteur de l’œuvre » (Heinich, 1997, p. 161).

178 Concept emprunté à Pierre Bourdieu, 1991, p. 7. 179 Compagnon, cours de 2002.

82

Cependant, dès les années 1990, la théorie littéraire tend à réinstaurer la notion

d’auteur180. Cette période marque le retour du discours biographique, qui n’est

désormais plus un sujet tabou. L’intérêt nouveau pour les avant-textes a donné

naissance à la critique génétique, qui s’intéresse au travail du créateur181. L’œuvre

est ainsi remise dans son contexte. Or, du point de vue de la reconnaissance

sociale, nous assistons actuellement à l’affaiblissement du prestige moral de

l’écrivain. La littérature reste importante, mais elle est concurrencée par d’autres

acteurs publics. L’homme de lettres est souvent entouré, sur les plateaux de

télévision, d’autres personnalités appartenant au monde politique, à la chanson ou

au cinéma. La journaliste Raphaëlle Aellig explique : « Sur les plateaux

d’émissions purement littéraires, on retrouve de plus en plus d’hommes et de

femmes politiques, on parle de plus en plus de faits de société ou d’actualité

mondiale […] »182. L’écrivain n’est plus le "mentor intellectuel" qu’il était

auparavant. La conception du "grand homme" s’est déplacée vers d’autres figures.

Olivier Nora mentionne par conséquent que « la visite et son récit dépérissent à la

fois parce que l’écrivain n’est plus un grand homme et parce que le grand homme

n’est plus écrivain ».183

Une forme de sacralisation demeure malgré tout, mais elle s’est tournée vers

l’écrivain à succès commercial. La société valorise de nos jours la réussite

économique de l’auteur plus que son autorité morale. Ainsi, en parlant de

littérature, les médias insistent sur le hit-parade des ventes et les best-sellers du

mois : ce phénomène est une répercussion directe de la logique

cinématographique. Une autre trace du culte rendu à l’écrivain subsiste dans le

tourisme littéraire, mais il s’agit ici d’un hommage porté au génie disparu. La

muséification des maisons d’auteurs suscite chez le visiteur une admiration des

lieux digne des récits étudiés dans ce travail. Je m’en suis rendue compte

lorsqu’en avril 2006, dans le cadre d’un séminaire de Jérôme Meizoz intitulé

« L’auteur : statut, figurations, postures », nous nous sommes rendus à Pully dans

le bureau même de C.-F. Ramuz, gardé intact depuis sa mort par sa fille, Marianne

180 Cf. Bourdieu, 1992 et Maingueneau, 2004. 181 Cf. Louis Hay, La naissance du texte, Paris : J. Corti, 1989 et Almuth Grésillon, Eléments de

critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris : PUF, 1994. 182 Aellig, article numérique. 183 Nora, 1986, p. 583.

83

Olivieri-Ramuz. Tous les objets emblématiques étaient présents : les bustes, les

portraits, le bureau, l’encrier, la plume, les crayons, les lunettes… jusqu’au

dernier mégot et paquet de cigarettes, montrant tous que, si aujourd’hui l’auteur

est appréhendé à la fois par son œuvre et les nombreux discours circulant sur lui,

l’être de chair réveillera toujours en nous une curiosité fétichiste en relation avec

la tradition personnaliste sur laquelle se fonde notre conception du grand écrivain.

________________________

84

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Autres récits de visites consultés

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J.-J. Rousseau [écrit en 1778], édition critique par Maurice Souriau, Paris :

Edouard Cornély, 1907, pp. 31-66. [Visite à Rousseau]

CASANOVA, Giacomo Girolamo, Mémoires [1826], chapitre XXI, Paris :

Gallimard, vol. 2, 1959, pp. 498-525. [Visite à Voltaire]

GENLIS, Félicité de, Mémoires [1825], Paris : Firmin Didot, 1857, pp. 96 à

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HERAULT DE SECHELLES, Marie-Jean, Voyage à Montbard [1829], Paris,

1890. [Visite à Buffon]

LEKAIN, Henri-Louis, « Faits particuliers sur ma première liaison avec M. de

Voltaire », in Mémoires [1801], Paris : Firmin-Didot, 1857, pp. 107-117.

[Visite à Voltaire]

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Lettres et pensées [1809], d’après l’édition de Madame de Staël, Paris :

Tallandier, 1989, pp. 286-290. [Visite à Rousseau]

MARMONTEL, Jean-François, Mémoires d’un père pour servir à

l’instruction de ses enfants [1800], septième livre, Paris : Firmin-Didot, 1857

pp. 278-287. [Visite à Voltaire]

TELEKI, Joseph, La cour de Louis XV. Journal de voyage du comte Joseph

Teleki, publié par Tolnai Gabriel, Budapest : Institut P. Teleki ; Paris : Institut

hongrois, 1943, pp. 118-122. [Visite à Rousseau]

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(Oxford).

Visites du XIXe siècle :

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[1836], trad. de Chuzeville Jean, Paris : Gallimard, 1941, pp. 19-21. [Visite à

Goethe]

RIVET, Gustave, Victor Hugo chez lui, Paris : Maurice Dreyfous, 1878, pp. 7-

20. [Visite à Hugo]

ROGER DES GENETTES, Edma, Lettre du « samedi ou plutôt dimanche 26

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deux mondes, vol. 42, 15 décembre 1937, pp. 870-880. [Visite à Hugo]

Autres textes consultés

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tome II, Paris : Seuil, 1994, pp. 491-495.

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Beuve [1954], Paris : Gallimard, 1978, pp. 219-232.

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Figures : sources et légendes

Figure 1 : Portrait de Marcel Proust par Jacques-Emile Blanche – 1892

Peinture à l’huile. Paris, musée d’Orsay (premier étage - section 57).

http://www.insecula.com/oeuvre/photo_ME0000053540.html

Ce tableau est celui que Paul Morand aperçoit dans le salon de Proust lors de sa

visite en 1916 : « Le portrait de Proust par J.-E. Blanche, orchidée à la

boutonnière » (Morand, p. 104). Blanche (1861-1942) figurait parmi les

portraitistes les plus en vogue du milieu mondain de la Troisième République. Fils

d’Emile Blanche, un célèbre docteur parisien, il reçut son éducation en des lieux

raffinés qui lui permirent de côtoyer les personnalités de son époque. Il

immortalisa de grandes figures, parmi lesquelles Marcel Proust, Maurice Barrès,

André Gide, Paul Valéry, James Joyce ainsi que les musiciens Igor Stravinski et

Claude Debussy.

Figure 2 : Bureau de Saint-John Perse

Photo : Gisèle Freund.

Nourissier, 1984, p. 101.

La table de travail du poète Saint-John Perse (pseudonyme d’Alexis Léger) est

l’exemple d’un bureau d’écrivain ordonné : les piles de manuscrits sont

soigneusement alignées, les stylos rangés. En arrière-fond figure un décor

représentatif des cabinets d’hommes de lettres, composé d’une bibliothèque, de

tableaux et d’un divan, lieu destiné à la sieste et à la méditation184.

Figure 3 : Bureau de Louis-Ferdinand Céline

Photo : Pages-Paris-Match.

Nourissier, 1984, p. 101.

184 Nourissier, 1984, p. 100.

93

A l’opposé du bureau de Perse, celui de Céline est désordonné : les feuilles, les

dossiers, les stylos et les pinces à linge y sont éparpillés. Le perroquet de

l’écrivain, sorti de sa cage, y trouve même sa place. Un bol de café et plusieurs

boîtes à mégots attestent d’une stimulation nécessaire au flux créateur.

Figure 4 : Les mains de Jean Cocteau par Berenice Abott – 1927

Photo : Berenice Abott.

http://www.ithaca.edu/hs/handwerker/g/past_exhibitions/abbott/index.htm

Avant de s’adonner à la photographie, l’Américaine Berenice Abott (1898-1991)

s’est essayée à la peinture et la sculpture. Elle vint à Paris dans les années 1920,

où elle apprit la photographie et ouvrit son propre studio, qui connut un grand

succès. Jean Cocteau, André Gide et James Joyce y ont notamment été

photographiés.

Figure 5 : Les mains de Jean Cocteau par Arno Breker – 1963

Sculpture en bronze.

http://arno.breker.free.fr/bio03e.htm

L’allemand Arno Breker (1900-1991), sculpteur officiel du Troisième Reich, fit la

connaissance de Jean Cocteau dans les années 1920. Pendant l’hiver 1962-1963, il

modela dans son atelier à Paris un buste, une statue ainsi que les mains de son

ami. Il accorda beaucoup d’attention à l’expression des mains du poète ainsi

qu’aux mouvements de ses bras.

Figure 6 : Melancholia I d’Albrecht Dürer – 1514

Gravure sur cuivre.

http://www.upf.edu/huma/doctorat/upf/images/durero-melancolia-big.jpg

En 1514, le peintre, graveur et mathématicien Albrecht Dürer (1471-1528) réalise

une célèbre gravure au titre grec Melancholia (La Mélancolie). Cette œuvre, à la

signification allégorique complexe, a donné lieu à de multiples interprétations.

94

Les symboles y sont nombreux185. Le personnage central représente les aspects

contradictoires de la mélancolie : il exprime à la fois l’accablement (les mains

soutiennent la tête) et l’élévation du génie (ailes et couronne).

Figure 7 : Le Penseur d’Auguste Rodin

Grand modèle en bronze (187 x 98 x 145cm), 1902-1904, fondu par Alexis Rudier. Offert à l’Etat

et inauguré devant le Panthéon en 1906, puis remis au musée Rodin en 1923.

Antoinette Le Normand, Rodin. La Porte de l’Enfer, Paris : musée Rodin, 2002, p. 69.

Auguste Rodin (1840-1917) décrit Le Penseur comme « un homme nu accroupi

sur un roc où ses pieds se crispent. Les poings aux dents, il songe. La pensée

féconde s’élabore lentement de son cerveau. Ce n’est point un rêveur, c’est un

créateur »186. D’abord intitulée le Poète, la figure du Penseur d’Auguste Rodin

devait initialement représenter Dante au centre de La Porte de l’Enfer, portail

monumental commandé par la direction des Beaux-Arts en 1880. Le Penseur

trouve sa forme définitive en 1882. Il est fondu en bronze dans sa taille originale

en 1896 puis agrandi dès 1902.

185 Cf. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris :

Gallimard, 1989, pp. 447-583. 186 Marcel Adam, « Le Penseur », in Gil Blas, 7 juillet 1904.