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LA VIE URBAINE DANS LE MAGHREB PRÉCOLONIAIJ L'objet de cette note est d'essayer de mettre en lumière les traits structurels spécifiques de la société urbaine dans le Maghreb pré-colonial. Nous considérons cette tentative comme une étape de recherche dans la connaissance de la formation sociale maghrébine d'avant la colonisation. Or il est évident que dans l'état actuel des recherches, nous ne disposons pas d'études systématiques sur cette question. Les rares tentatives d'analyse de la formation sociale du Maghreb pré colonial ont porté presque exclusive- ment sur la société rurale. Elles ont été souvent le fait de géographes et d'historiens de formation marxiste et de tradition académique française. La perspective analytique anthropologique, nécessaire à notre avis pour l'étude des formations sociales pré-capitalistes, leur fait souvent défaut. Aussi ces chercheurs identifient-ils volontiers le Maghreb pré-colonial à l'un ou l'autre des deux modes de production pré capitalistes les plus analysés et les mieux connus sur le double plan sociologique et historique : les modes de production féodal et asiatique. D'où une interprétation fort controversée de la réalité sociale du Maghreb précolonial (1). Nous laisserons de côté cette controverse étant donné que notre travail porte sur la société urbaine. Ce choix est d'autant plus légitime que nous pensons en effet que la connaissance des formations sociales pré coloniales exige non seulement l'étude des relations entre pouvoir central et paysan- nerie, mais devrait aussi intégrer l'analyse des rapports entre société urbaine et pouvoir central d'une part, et relations villes-campagnes d'autre part. C'est pour cette raison que nous pensons que l'analyse de la société urbaine en tant que telle constitue un moment nécessaire pour l'avancement de notre connaissance de la formation sociale maghrébine. Aussi sans préjuger de la nature réelle d'une telle formation sociale et sans chercher au préalable à la qualifier, nous nous limiterons à l'analyse des traits structurels caractéris- tiques de l'espace urbain maghrébin. (1) Voir en particulier les travaux suivants du centre d'études et de recherches marxistes, éditions sociales, Paris : - Sur le mode de production asiatique, publié en 1969 ; - Sur les sociétés précapitalistes, publié en 1970 ; - Sur le féodalisme, publié en 1971. Voir aussi : A. ZGHAL : «La participation de la paysannerie maghrébine à la construction nationale " dans Revue tunisienne des sciences sociales (R.T.S.S.) (22) juillet 1970, pp. 125-162. Et du même auteur : «L'édification nationale au Maghreb >, dans R.T.S.S. (27) décembre 1971. pp. 9-29.

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LA VIE URBAINE

DANS LE MAGHREB PRÉCOLONIAIJ

L'objet de cette note est d'essayer de mettre en lumière les traits structurels spécifiques de la société urbaine dans le Maghreb pré-colonial. Nous considérons cette tentative comme une étape de recherche dans la connaissance de la formation sociale maghrébine d'avant la colonisation.

Or il est évident que dans l'état actuel des recherches, nous ne disposons pas d'études systématiques sur cette question. Les rares tentatives d'analyse de la formation sociale du Maghreb pré colonial ont porté presque exclusive­ment sur la société rurale. Elles ont été souvent le fait de géographes et d'historiens de formation marxiste et de tradition académique française. La perspective analytique anthropologique, nécessaire à notre avis pour l'étude des formations sociales pré-capitalistes, leur fait souvent défaut.

Aussi ces chercheurs identifient-ils volontiers le Maghreb pré-colonial à l'un ou l'autre des deux modes de production pré capitalistes les plus analysés et les mieux connus sur le double plan sociologique et historique : les modes de production féodal et asiatique. D'où une interprétation fort controversée de la réalité sociale du Maghreb précolonial (1).

Nous laisserons de côté cette controverse étant donné que notre travail porte sur la société urbaine. Ce choix est d'autant plus légitime que nous pensons en effet que la connaissance des formations sociales pré coloniales exige non seulement l'étude des relations entre pouvoir central et paysan­nerie, mais devrait aussi intégrer l'analyse des rapports entre société urbaine et pouvoir central d'une part, et relations villes-campagnes d'autre part. C'est pour cette raison que nous pensons que l'analyse de la société urbaine en tant que telle constitue un moment nécessaire pour l'avancement de notre connaissance de la formation sociale maghrébine. Aussi sans préjuger de la nature réelle d'une telle formation sociale et sans chercher au préalable à la qualifier, nous nous limiterons à l'analyse des traits structurels caractéris­tiques de l'espace urbain maghrébin.

(1) Voir en particulier les travaux suivants du centre d'études et de recherches marxistes, éditions sociales, Paris :

- Sur le mode de production asiatique, publié en 1969 ; - Sur les sociétés précapitalistes, publié en 1970 ; - Sur le féodalisme, publié en 1971. Voir aussi : A. ZGHAL : «La participation de la paysannerie maghrébine à la construction

nationale " dans Revue tunisienne des sciences sociales (R.T.S.S.) (22) juillet 1970, pp. 125-162. Et du même auteur : «L'édification nationale au Maghreb >, dans R.T.S.S. (27) décembre 1971. pp. 9-29.

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La principale question à laquelle nous allons essayer de répondre est celle-ci : Quels sont les traits structurels caractéristiques de la vie urbaine dans la société maghrébine précoloniale ? Il s'agit pour nous non pas de faire l'inventaire de tous les traits de la vie urbaine, mais nous voudrions plutôt opérer un choix des traits qui nous semblent les plus pertinents, et surtout essayer de montrer l'articulation de ces traits les uns avec les autres. C'est seulement de cette manière que nous pourrons mettre en lumière des formes structurelles typiques et que nous pourrons éventuellement justifier la spécificité de la société urbaine maghrébine, préalable à toute définition de la formation sociale du maghreb pré colonial.

Les données à notre disposition sont variées et de valeur inégale. Il existe sur les villes du Maghreb un grand nombre de monographies, d'études thématiques et même quelques tentatives de théorisation. Néanmoins les études qui se rapprochent le plus de notre perspective d'analyse sont surtout celles de spécialistes anglo-saxons et ont porté quasi exclusivement sur les villes du Moyen-Orient qui, tout en ayant plusieurs traits communs avec les villes du Maghreb, possèdent néanmoins des traits spécifiques (2).

I. - LA VIE URBAINE AU MAGHREB ENTRE LE M'ZAB ET MOGADOR.

Adoptant une perspective comparative nous commençons tout d'abord par montrer que les traits structurels spécifiques de la société urbaine maghrébine ne coïncident ni avec ceux des villes de la féodalité européenne, ni non plus avec ceux des villes chinoises représentatives du mode de production asiatique.

En effet les éléments structurels de la cité occidentale du moyen-âge (3) peuvent être synthétisés de la manière suivante :

1 - La cité apparaît essentiellement comme une communauté de citadins relativement autonome par rapport au pouvoir central, gérant elle-même ses propres affaires par l'intermédiaire d'une administration dont les autorités sont élues par les citadins.

2 - Une telle communauté possède ses institutions juridiques propres et ses règlementations écrites (chartes).

3 - Un lien institutionnel (serment) lie entre eux tous les membres de la Communauté.

4 - Enfin la communauté urbaine est dotée d'un marché et d'une fortifi­cation. Notons que le marché en particulier tient une place importante dans la définition de la communauté urbaine féodale puisqu'en somme tous les traits caractéristiques de celle-ci visent en dernière instance à sauvegarder

(2) Parmi ces travaux nous citerons surtout : - A.-H. HOURANI et S.M. STERN (edit.) : The is!amic city. Oxford. 1970; - IRA MARVIN LAPIDUS : MusHm cities in the !ater midd!e ages. Cambridge M. 1967; - IRA MARVIN LAPIDUS (edit.) : Midd!e eastern cities. California. 1969. (3) Max WEBER : The city. New York. 1966.

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le fonctionnement du marché (commerce) sous le contrôle et au bénéfice des citadins. .

Nous trouvons l'ensemble de ces traits dans certains cas isolés de communautés urbaines maghrébines, essentiellement les villes du M'zab et à un moindre degré les oasis et les communautés urbaines du Tafilelt.

1 - Les cités mozabites (4) sont des communautés urbaines relativement autonomes vis-à-vis du pouvoir central. Une telle autonomie s'explique d'ailleurs moins par l'appartenance des populations du M'zab à une secte islamique particulière (ibadisme) que par la distance géographique très grande qui les sépare du pouvoir central. On sait que les populations du M'zab gèrent elles-mêmes et de manière collective leurs propres affaires par l'intermédiaire d'une autorité élue (jemaa).

2 - La communauté possède ses propres institutions juridiques et ses réglementations écrites (ittifaqat).

3 - Un consensus moral très fort lie entre eux les membres de la communauté.

4 - La communauté possède son marché et la cité est entourée de fortifications.

5 - Une telle communauté a pu donner naissance à une bourgeoisie marchande particulièrement active.

Seulement est-il besoin de souligner que le Maghreb ne connaît qu'exceptionnellement ce type de communauté urbaine. De sorte que le cas des cités mozabites ne peut pas donner lieu à des conclusions représentatives de l'ensemble de la vie urbaine maghrébine. C'est même leur caractère exceptionnel qui nous invite à chercher ailleurs les traits structurels perti­nents de la société urbaine la plus représentative de la formation sociale du Maghreb. La communauté urbaine mozabite constitue l'exemple idéal, le rêve de tous les citadins maghrébins, mais c'est un rêve dont la société maghrébine a favorisé très peu la concrétisation. La prépondérance du rôle du pouvoir central dans la structure globale devait empêcher la réalisation de ce rêve.

Une telle prépondérance du pouvoir central pourrait à présent nous pousser à chercher les traits pertinents de la structure urbaine du maghreb précolonial, dans le modèle des villes chinoises représentatives du mode de production asiatique.

On sait que dans le mode de production asiatique les principaux traits distinctifs de la société urbaine (5) pourraient être résumés ainsi :

1 - La ville apparaît comme la projection dans l'espace d'un projet royal.

(4) Sur les cités du M'zab voir en particulier : E. MASQUERAY : Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie. Paris, 1886. Marcel MERCIER : La civilisation urbaine au M'zab. Geuthner, Paris, 1922.

(5) Sur la structure de la ville chinoise nous renvoyons en partiCUlier à : - Etienne BALAZS : La bureaucratie céleste. Gallimard, Paris, 1968. - J. GERNET : «Note sur les villes chinoises au moment de l'apogée islamique» in

The islamic city, déjà cité, pp. 77-85.

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Elle est construite selon un plan tracé au cordeau et prévoyant un ensemble de quartiers nettement délimités.

2 - Le prince, par l'intermédiaire de sa bureaucratie, contrôle directe­ment l'ensemble des populations urbaines.

3 - Le commerce urbain est directemEi!nt contrôlé par le pouvoir central qui importe parfois des populations, même étrangères (arabes et persanes notamment) pour assurer le succès de cette activité. Les locaux des commerçants sont la propriété du prince et leur sont loués par lui.

4 - Enfin la ville chinoise - du moins jusqu'à la dynastie des Song (XII" siècle) où le modèle est encore parfait - apparaît davantage comme un centre de transactions commerciales contrôlées par le prince et à son bénéfice, plutôt qu'un foyer de création de richesses et un centre de mise en valeur de la région.

Or nous constatons, une fois encore, que tous ces traits qui définissent la ville asiatique, se retrouvent d'une manière quasi parfaite dans une seule ville maghrébine précoloniale Mogador (6).

1 - Mogador est en effet la concrétisation d'un projet royal, une ville créée de toutes pièces selon un plan géométrique en damier et à quartiers bien délimités.

2 - Le sultan par l'intermédiaire de sa bureaucratie contrôle la totalité des activités urbaines.

3 - Le commerce qui constitue l'activité principale de Mogador, est monopolisé par le Sultan qui importe des populations, dont des étrangers (juifs et chrétiens) pour assurer le succès de cette activité. Tous les locaux sont la propriété du Sultan, qui les loue à son tour aux commerçants.

4 - Enfin Mogador apparaît comme un centre de transactions par excellence et non comme un foyer de création de richesses économiques.

Cependant, comme pour les cités du M'zab, Mogador apparaît comme un type urbain exceptionnel, non représentatif de la société urbaine maghrébine. D'ailleurs l'échec rapide de cette expérience souligne bien les limites d'un tel type.

Aussi nous laissons de côté les deux cas limites, celui des cités mozabites et celui de la ville de Mogador, comme étant non représentatifs de la vie urbaine maghrébine. Et il nous faut donc chercher ailleurs que dans les modèles des villes féodales occidentales et asiatiques les traits spécifiques de la cité classique maghrébine.

Avant de poursuivre notre exposé il n'est peut-être pas inutile de tirer une première conclusion. Etant donné la marginalité des deux types urbains que nous venons de décrire, les cités du M'zab et la ville impériale de

(6) Parmi les rares travaux sur Mogador nous renvoyons à : - Henri TERRASSE : Histoire du Maroc. Edit. Atlantide, 1950. Voir. T. II, pp. 290-298; - COLLECTIF : Les vi!Zes. Ecole pratique des hautes études, Paris, 1958, pp. 70-75; - M.E. POBEGUIN : «Notes sur Mogador >, in Documents de Za Mission maritime. Rev.

casette, Paris, 1905.

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Mogador, on peut déjà affirmer que la vie urbaine maghrébine et par conséquent la formation sociale maghrébine pré coloniale ne peuvent être interprétées ni par les caractéristiques structurelles de la féodalité occidentale ni par celles des sociétés représentatives du mode de production asiatique.

On pourrait dire que les villes classiques du Maghreb se situent entre deux modèles extrêmes celui d'une communauté urbaine autonome (commune occidentale médiévale) et d'une ville impériale (ville chinoise). Un tel énoncé cependant ne nous fait pas avancer beaucoup dans la définition du système urbain maghrébin. Seule une analyse des éléments structurels spécifiques et surtout de leurs agencements, peut nous aider à définir ce système.

Notre hypothèse est que la vie urbaine au Maghreb est conditionnée par l'intéraction de trois variables principales : le pouvoir central, les citadins et les bédouins. La relation entre ces variables est celle d'une interdépendance et d'une coexistence plus ou moins pacifique. En effet, et pour caractériser d'une manière sommaire ces relations d'interdépendance, nous constatons que les citadins recherchent la protection du pouvoir central contre les bédouins. Le pouvoir central à son tour est obligé de rechercher l'appui d'une partie des bédouins pour garnir son armée et assurer la protection du commerce. Les bédouins enfin ont besoin des citadins avec lesquels ils entrent en relations d'échanges plus ou moins mouvementées.

De cette trilogie seuls les citadins ne sont pas capables de disposer d'une force militaire autonome et de se défendre par eux-mêmes. Ils sont de ce fait nécessairement obligés d'avoir recours à la protection du pouvoir central. Cependant c'est principalement parmi les citadins que se recrute le corps des oulémas, force de légitimation du pouvoir ainsi que de l'ordre général de la société. Mais la science du livre à elle seule et dans toute sa sacralité ne suffit pas pour protéger les oulèmas et les citadins, continuellement exposés qu'ils sont aux soldats du prince et aux cavaliers nomades.

En tout cas c'est la prise en considération de la combinaison particulière et du jeu dialectique entre pouvoir central - citadins - nomades qui nous aidera à définir les éléments caractéristiques de la société urbaine que nous allons à présent étudier au niveau du fonctionnement des principales institutions urbaines : institutions politico-administratives, institutions écono­miques et enfin institutions religieuses. Il s'agit en fait tout au long de l'analyse qui va suivre, d'essayer de répondre à trois questions relatives à trois instances de la société urbaine :

1 - Quel est le degré d'autonomie des populations urbaines dans la gestion politico-administrative de leur cité.

2 - Quel est le degré d'autonomie dont ces populations disposent dans l'organisation de leurs activités économiques.

3 - Quel est enfin le degré d'autonomie des populations dans la pratique de leurs activités religieuses et culturelles.

Nous terminerons ce travail par une brève analyse des luttes de classes urbaines.

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II. - QUEL EST LE DEGRÉ D'AUTONOMIE DES POPULATIONS URBAINES

DANS LA GESTION POLITICO-ADMINISTRATIVE DE LEUR CITÉ?

Pour répondre à cette question nous avons choisi trois villes représen­tatives de la société urbaine : Fez, Alger et Tunis. Ce sont évidemment trois capitales et nous pensons qu'un tel choix est légitime dans la mesure où toutes les villes d'une certaine importance sont sous contrôle direct du pouvoir central.

L'étude des institutions politico-administratives de ces trois villes nous permettra d'évaluer le degré d'autonomie et la marge de liberté dont disposent les citadins dans l'organisation de leur vie communale. Nous mettrons surtout l'accent sur les relations entre pouvoir central et commu­nauté urbaine.

1" La Kasbah.

Le pouvoir central se caractérise d'abord et essentiellement par une forte extériorité par rapport aux populations citadines. L'origine sociale de ses membres, son caractère militaire ainsi que l'organisation écologique de l'espace où il se situe, soulignent bien l'étrangeté du pouvoir par rapport aux populations urbaines.

En effet les membres de la dynastie sont souvent étrangers à la ville. Ils sont soit d'origine montagnarde ou nomade (Fez) soit d'origine étrangère à la société dans son ensemble (les Turcs à Alger et à Tunis). Les Turcs se distinguent des populations autochtones à la fois par leur langue et par leur rite religieux. Autant de traits qui accentuent la distanciation entre pouvoir central et populations urbaines.

Aussi la force sur laquelle s'appuie le pouvoir est-elle constituée principalement par l'armée qui apparaît ainsi comme étant son trait distinctif et sa base naturelle. L'armée stationne au C-Œur de la cité et la tient sous son contrôle. Elle est composée essentiellement de non citadins, soit de tribus montagnardes et nomades (les fameuses tribus chrarda et oudaya de Fez el Jedid) (7) soit d'un corps spécial d'étrangers spécialement organisés et entraînés au service militaire (cas des janissaires turcs à Alger et à Tunis) (8). Le rôle de l'armée, installée dans la Kasbah, consiste théoriquement à protéger la population citadine des envahisseurs étrangers d'une part, et des incursions des tribus nomades d'autre part. Elle assure de manière plus ou moins efficace cette fonction durant les moments de stabilité politique. Par contre, pendant les moments de crise politique, l'armée se déchaîne sur les populations urbaines et se comporte souvent vis-à-vis d'elles comme en pays conquis. Ces dernières ne disposant d'aucune force militaire autonome,

(7) Roger LETOURNEAU : Fez avant !e protectorat. Edit. Casablanca, 1949. Cf. pp. 80-85. (8) Arthur PELLEGRIN : Histoire iHustrée de Tunis et de sa banlieue. Ed. Saliba, Tunis,

1955, pp. 88-89.

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d'aucune milice pour les protéger, subissent les sévices de l'armée en temps de crise et sont sous son entière dépendance en temps de paix.

Enfin il est intéressant de souligner que même sur le plan de l'espace les signes de distanciation du pouvoir par rapport à la communauté urbaine sont évidents. Il suffit de rappeler que la Kasbah, sorte de complexe politico­militaire et résidentiel, se démarque très nettement du reste de la cité. Situés sur les hauteurs enfermés derrière les fortifications, le siège du gouver­nement, le palais du prince et la caserne militaire constituent une véritable citadelle distincte de la cité et qui la domine. C'est une véritable ville fortifiée au sein de la capitale (9).

2" Les institutions politico-administratives de la ville.

La gestion politico-administrative de la cité est contrôlée entièrement par l'Etat. Les institutions administratives dépendent directement du pouvoir central et les principaux personnages qui administrent la ville sont nommés par le prince et demeurent sous son contrôle direct. En dehors de la vie de quartier où des mécanismes puissants de solidarité entre populations, permet­tent à celles-ci de jouir d'une relative autonomie, il n'existe aucune institution élective qui permette la participation institutionnalisée des citadins aux affaires communales.

La gestion administrative (10) de la ville dans son ensemble est assurée par un gouverneur choisi par le pouvoir, généralement en dehors de la ville. Il n'existe pas d'assemblées représentatives des citadins qui leur permettraient de participer à l'administration effective de leur cité. Seul le gouverneur est responsable devant le pouvoir central de l'organisation de la ville. Il désigne le responsable du maintien de l'ordre (Saheb echourta), et si les citadins participent à cette tâche c'est seulement en tant qu'agents subalternes qu'ils le font. Le contrôle véritable des populations relève du gouverneur et son exécution est assurée par lui à travers saheb echourta.

La participation des citadins dans la collecte des impôts, des taxes et des cadeaux de toutes sortes se fait par l'intermédiaire du cheikh qui est traditionnellement choisi parmi les notables du quartier. Les modalités de la désignation des cheikhs sont floues. Mais ces derniers jouent un rôle stratégique important, car ils assument la jonction entre le pouvoir central et les populations de chaque quartier.

De cet exposé rapide de l'organisation administrative de la cité, il ressort que les populations participent très peu à la gestion administrative de leur ville car les organismes de contrôle et le pouvoir de décision leur

(9) R. LETOURNEAU : Fez avant le protectorat. Ouv. cité, cf. p. 63. (10) Sur la gestion administrative voir notamment : - R. BRUNSHVIG : «Justice religieuse et justice laïque dans la Tunisie des Deys et des

Beys jusqu'au milieu du XIX' siècle> in : Studia islamica, XXIII, 1965 (pp. 27-70). - R. LETOURNEAU : Op. cit. (cf. pp. 211-216). - P. BOYER : Op. cit. (cf. p. 124). (11) R. LETOURNEAU : Op. cit. (cf. pp. 217-231).

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échappent. La ville maghrébine précoloniale n'est pas donc une Commune (12). Néanmoins, un examen de la vie sociale réelle au niveau des quartiers nous permettra de mettre en lumière des mécanismes de solidarité de groupes, un esprit de corps qui caractérise chaque quartier et qui constitue comme un contrepoids au rôle prépondérant du pouvoir central dans l'administration de la cité. C'est finalement au niveau du quartier et non pas sur le plan des institutions administratives elles-mêmes, que les citadins jouissent d'une relative autonomie.

Les quartiers constituent des micro-espaces de vie et de solidarité communautaire. Une telle solidarité est fondée essentiellement sur les liens de parenté et d'appartenance ethnique ou régionale. Mais ces liens de parenté si dominants surtout dans les débuts de la fondation des cités, sont en effet, tempérés par les liens de voisinage (12 bis). La vie commune au niveau du quartier est facilitée par la présence de lieux privilégiés de rencontre, d'échange et de vie sociale intense: la mosquée, la zaouia, l'école coranique, l'échoppe. C'est surtout autour de ces pôles de vie sociale que l'exaltation de la vie commune est entretenue et que la solidarité est renforcée. Aussi le quartier apparaît-il un peu comme la revanche des bases sur une cité administrée autoritairement. On dirait que le quartier est un substitut en miniature de la commune, il constitue le véritable «socle communal du maghreb» (13).

Néanmoins si les quartiers se distinguent par une conscience collective manifeste et par un esprit de corps vivace qui les différencient, plaçant les uns et les autres en relations de compétition ou d'alliance, ils ne se compor­tent nullement comme des «isolats clos» sur leur solidarité ou des ghettos repliés sur leur ethnicité ou leur confessionnalité.

Le cloisonnement confessionnel est quasi inexistant. A part les commu­nautés juives ou chrétiennes, il n'existe pas dans les cités maghrébines de quartiers confessionnels comme il en existe au Moyen-orient. Même les Mozabites n'habitent pas dans les quartiers isolés. D'autre part la différen­ciation ethnique s'observe surtout durant les premiers temps de la fondation des cités, et ne revêt aucun aspect ségrégationniste.

Il faut souligner aussi que la solidarité de quartier n'exclut nullement l'ouverture et l'intégration des habitants à des unités urbaines plus amples : celle du faubourg et même celle de la cité tout entière.

L'identification de la totalité des populations au saint-patron de leur cité, leur permet de communier au rythme de la ville en tant qu'habitants de faubourg d'Alger ou de Tunis.

(12) Nombreux sont les chercheurs qui sont arrivés à la conclusion que la ville islamique n'est pas une commune. Nous citerons en particulier les noms de : Max WEBER, Von GRUNEBAUM, G. MARÇAIS, Claude CAHEN, Bernard LEWIS, A. HOURANI, S.M. STERN, LM. LAPIDus.

(12 bis) Il est intéressant de noter que le droit musulman légitime l'importance des relations de parenté et de voisinage et leur donne une place dominante par rapport aux autres traits de la vie sociale urbaine. Voir dans ce sens : R. BRUNSHVIG : «Urbanisme médiéval et droit musulman» in Rev. des études islamiques, 1947, pp. 128-155.

(13) Jacques BERQUE : «Ville et Université - Aperçu sur l'histoire de l'école de Fez» in Rev. historique de droit français et étranger (1949) pp. 64-114.

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Cette émergence à partir de l'échelle du quartier d'une conscience communale, que tout cependant sur le plan administratif devait décourager, peut déboucher sur une véritable force politique, surtout durant les moments de crise du pouvoir central. Plusieurs fois dans l'histoire du Maghreb, durant les moments de crise grave du pouvoir central la ville se constitue pour un temps, en commune dotée d'un conseil de notables (Majlis shüra) et souvent présidé par le Cadi. Néanmoins cette forme politique de la cité a un caractère essentiellement transitoire et éphémère. Comme nous l'avions déjà signalé, les populations n'ont pas de milice régulière qui pourrait rétablir l'ordre au sein de la ville et surtout la protéger contre les incursions des nomades. De sorte que, la ville maghrébine ne peut pas véritablement se constituer en commune pendant une longue période. L'existence même de la ville dépend en définitive de la présence et de la force du pouvoir central. Lorsque ce dernier demeure longtemps affaibli, la ville entre en situation de décadence, elle est même parfois éliminée. Cette dialectique de la cité maghrébine dans ses relations avec le pouvoir central et les tribus nomades ont été déjà analysées avec beaucoup de précision par Ibn-Khaldoun (14).

La difficulté structurelle pour la cité maghrébine pré coloniale de se constituer en commune est accentuée parfois durant les moments de crise politique et de succession dynamique par l'émergence de factions (çoffs) à l'intérieur même de la cité. Précisons que les çoffs constituent des coalitions trans-ethniques et qu'ils transcendent les. différences de profession ou de rite. Ils ne sont pas non plus l'expression d'une lutte de classes ou d'un quelconque conflit entre riches et pauvres par exemple. Les çoffs sont essentiellement l'expression d'une division structurale du type de l'organi­sation segmentaire (15) et qui apparaît lorsque le pouvoir s'affaiblit. La ville prend de ce fait la forme d'une communauté segmentaire.

Cette possibilité qu'ont les populations des quartiers de se coaliser et de s'unir momentanément en dépassant les limites étroites de la parenté, du quartier, de l'ethnie ou de la région pour s'intégrer dans des unités plus vastes et interférer ainsi dans la politique à l'échelle nationale, créant de nouveaux clivages et polarisant la cité en deux ou trois factions (16), limite considérablement la formation d'une conscience communale et diminue les chances que pourraient avoir les populations urbaines de se constituer en communauté autonome.

L'existence des factions au sein des cités maghrébines est l'un de leurs points les plus faibles puisqu'il donne la possibilité au pouvoir central de jouer facilement sur des divisions «artificielles» au sein des populations citadines. Nous utilisons le terme «artificielles» pour insister sur le fait que ces divisions ne sont basées ni sur des différences d'ordre économique ni sur

(14) Ibn KHALDOUN : Discours sur l'histoire universeUe. Trad. Vincent Monteil, Beyrouth, 1968. T. II. Voir chapitre IV : La civilisation sédentaire. villes et cités. pp. 709-779.

(15) Ernest GELLNER : Saints of At!as. London. 1949. Voir chapitre II, pp. 35-70. (16) M.-Ch. NOEL : «Les çoffs de Tunis» in Revue Tunisienne, n° 125. 1918. p. 314.

P. BOYER : La vie quotidienne à Alger. Op. cit., p. 74. Roger LETOURNEAU : Les villes musulmanes d'Afrique du Nord. Alger. 1957. Voir. chap. 1. parag. V.

Des indications précises sont données dans ces 3 ouvrages sur les phénomènes de çoffs respectivement à Tunis. Alger et Fez.

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des différences d'ordre ethnique. Ce sont simplement des quartiers voisins qui se coalisent pour s'opposer à un autre groupement de quartiers.

La conclusion que nous pourrons tirer de tout ce développement est que les citadins ne disposent pa~ d'institutions qui leur assurent le contrôle de la gestion politico-administrative de leur cité. Il reste à vérifier si ces limitations sur le plan politique sont contrebalancées par une autonomie plus grande des populations au niveau de la pratique économique et de la pratique religieuse.

III. - QUEL EST LE DEGRÉ D'AUTONOMIE DES POPULATIONS URBAINES

DANS L'ORGANISATION DE LEURS ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES?

La principale source de richesse des villes maghrébines précoloniales est constituée par le commerce et plus particulièrement le commerce à grande distance. Evidemment une telle activité est subordonnée à la stabilité du pouvoir politique et à sa capacité de contrôler les principaux axes qui lient entre eux les grands centres commerciaux.

Le pouvoir central tire de ce contrôle du commerce une part importante de ses revenus. Il le fait soit sous forme de taxes, de droits de douane et même dans certains cas sous forme de monopoles. Cette source de richesses est importante et semble dépasser les revenus que le pouvoir obtient sur les producteurs locaux comme les artisans ou les paysans.

Néanmoins il ne faut pas exagérer l'étendue de l'intervention directe du pouvoir politique dans l'activité économique. Celle-ci n'atteint jamais le degré de contrôle qu'exerce le pouvoir central sur les cités chinoises par exemple. Et s'il arrive que le pouvoir détienne des monopoles, ils sont généralement peu nombreux et limités, ils prennent parfois quelque extension en cas de crise du commerce à grande distance.

D'autre part dans le domaine de l'activité économique, les populations elles-mêmes jouent un rôle appréciable et arrivent à contrôler une large partie de la production locale, notamment dans le domaine de l'artisanat. Organisés en corporations de métiers, les citadins en tant qu'agents écono­miques arrivent à limiter l'étendue du rôle du pouvoir dans le domaine de la production.

1" Le Pouvoir central et le commerce à grande distance.

Jusqu'au XV' siècle le Maghreb apparaît par sa situation géographique comme l'intermédiaire inévitable entre l'Europe méditerranéenne et l'Afrique noire; il contrôlait le trafic de l'or du Soudan entre les deux régions les plus développées de l'époque: le Moyen-Orient et l'Europe méditerranéenne. Le Maghreb tirait donc des profits très importants de son rôle d'intermédiaire entre des ensembles régionaux n'ayant pas atteint le même stade de déve­loppement technologique et dont le plus faible possédait des richesses très

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demandées: l'or, les épices, l'ivoire et des esclaves, en même temps qu'il était disposé à acheter comme le sel, du drap venant d'Europe, des toiles et des cotonnades venant d'Egypte et de plus en plus des objets de fer notamment des armes (17) .

La puissance des Etats maghrébins était ainsi directement liée aux rôles qu'ils assumaient dans le commerce international, surtout méditerranéen et transsaharien. Le commerce de l'or écrit F. Braudel «fit surgir au Maghreb de nouvelles villes et grandir les centres anciens. L'Afrique du Nord est alors le ravitailleur en métal jaune et le moteur de toute la Méditer­ranée » (18).

Néanmoins dès les débuts du xv" siècle le commerce transsaharien décli­nait. La course dont le XVII' siècle constitue l'apogée est venue prendre la relève. Celle-ci peut être considérée comme un substitut de moindre impor­tance par rapport au grand commerce. Elle devait néanmoins être à l'origine d'importantes fortunes surtout pour des villes comme Alger, Tunis ou Salé. Le pouvoir politique participait directement à cette activité et en tirait d'importants revenus. Les «prodigieuses fortunes d'Alger» dont parle Brau­del provenaient de la course tandis qu'à Tunis la part du beylik en tant qu'armateur dépasse 50 %.

Il est intéressant de souligner enfin que l'extension des monopoles semble coïncider avec le déclin du rôle du Maghreb dans le commerce inter­national et les difficultés rencontrées dans la pratique de la course. On dirait que la pratique du monopole constitue un substitut auquel le pouvoir central a recours en temps d'affaissement de ses revenus. Dès les débuts du XIX·

siècle un certain nombre de secteurs et de produits de l'activité économique sont souvent monopolisés pour une durée plus ou moins longue (19). A Tunis à partir de 1800 étaient monopolisés «la pêche de la goulette, le sel marin, les cuirs, le tabac, la soude, le corail, etc ... » (20). Tandis qu'à «Alger les Deys ont multiplié les monopoles. Le Diwan est le plus gros négociant du pays. Lui seul a le droit de vendre les céréales, les peaux d'ankaux, la cire, la laine, le sel, etc ... » (21).

2°) Les Corporations.

Les corporations constituent l'expression de la part prise par les citadins eux-mêmes dans l'organisation et la gestion de l'activité économique. Aussi serait-il utile de décrire leur organisation, de montrer leurs fonctions et d'évaluer la nature de leurs relations avec le pouvoir central.

(17) Samir AMIN : Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique. Editions de Minuit, Paris, 1973. Voir en particulier pp. 29-48. A. ZGHAL : L'édification nationale au Maghreb, article cité.

(18) F. BRAUDEL: La MéditeTTanée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. A. Colin, 1949. Voir en particulier pp. 364-374.

(19) H. CHERIF : «Expansion européenne et difficultés tunisiennes de 1815 à 1830., dllns Annales, nO 3, 1970, pp. 714-745.

(20) A. PELLEGRIN : Op. cit., p. 101. (21) P. BOYER: La vie quotidienne à Alger. Op. c1t.

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Les corporations étaient très nombreuses dans les villes du Maghreb précolonial, elles couvraient la quasi totalité de l'activité économique et groupaient la majeure partie de la population active (22).

a) Chaque corporation était dotée d'une organisation interne qui distri­buait les travailleurs suivant une hiérarchie tripartite: maître - compagnon -apprenti. Une telle organisation devait non seulement diviser et rationaliser le travail mais surtout garantir aux producteurs un certain monopole de la profession.

A la tête de chaque corporation il y avait un chef (amin) élu en principe par ses pairs et proposé à l'agrément du pouvoir central par l'intermédiaire du mohtaseb ou cheikh el médina selon les cas (23). Autour de l'amin les maîtres les plus influents formaient un Conseil chargé de faire respecter les coutumes de la corporation (majlis el orf).

L'amin placé sous l'autorité directe du cheikh el médina ou du mohtaseb, est le seul représentant entre les producteurs et le pouvoir.

b) Structurées et organisées, les corporations remplissaient plusieurs fonctions, non seulement de caractère économique en assurant directement le procès de production, mais aussi des fonctions de régularisation et de con­trôle de la production, des fonctions sociales au bénéfice des travailleurs ainsi que des fonctions culturelles et de loisir en quelque sorte.

En effet, par l'intermédiaire de l'amin qui est aussi et même généralement un maître-artisan la corporation assure le contrôle de la qualité de la pro­duction et protège le quasi-monopole de celle-ci à son profit. L'amin réprime les fraudes et arbitre les litiges éventuels entre acheteurs et producteurs. En cas de difficultés il consulte le majlis qui se transforme en tribunal soucieux de faire respecter la coutume. Enfin l'amin instruit les demandes d'accession à la maîtrise et défend les privilèges de celle-ci.

D'autre part il arrive souvent que la corporation assume des fonctions sociales au profit des travailleurs comme par exemple organiser des collectes ou consentir des prêts en cas d'endettement de mariage ou de décès. Les fonds sont prélevés sur la caisse de secours et de solidarité de la corporation.

Enfin chaque corporation avait souvent son saint-patron. Les producteurs organisent annuellement la fête de leur saint et y participent en masse (24). Ils exaltent ainsi leur solidarité et entretiennent la cohésion de leur groupe, d'autant plus qu'il arrive parfois que le saint fût lui-même un ancien maître-artisan. De plus la totalité des corporations célèbrent la fête annuelle du saint-patron de leur cité, ce qui leur offre une occasion de grandes

(22) La grande enquête d'ensemble sur les corporations de l'Afrique du Nord est celle de Louis MASSIGNON : • Enquête sur les corporations d'artisans et de commerçants au Maroc (1924-1924) • dans Revue du monde musulman, T. LVIII, Paris, 1924, 250 pages.

(23) Pour une description détaillée de l'organisation corporative voir en plus de Louis MASSIGNON, A. ATGER : Les corporations artisanales en Tunisie. Paris, Rousseau, 1909. R. LnouRNEAu : Fez ... déjà cité. P. PENNEC : Les transformations des corps de métiers de Tunis sous l'influence d'une économie externe de type capitaliste. I.S.E.A.-A.N., mars 1964, inédit, pp. 574.

(24) R. LnouRNEAu : Ouvr. cité, voir p. 297. Charles LALLEMAND : Tunis et ses environs. Paris, 1890, voir. pp. 70-71.

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re]ouissances et crée entre tous les gens de métiers, pour un temps, une solidarité transcorporative. Organisées et jouissant d'une autonomie relative dans la production économique et sa gestion, les corporations étaient diffé­renciées et hiérarchisées.

C'est ainsi qu'on observe un clivage et une nette hiérarchie entre métiers considérés comme «nobles:. et rémunérateurs, réservés généralement aux familles de vieille souche citadine (beldis) par opposition aux métiers plus humbles, peu rémunérateurs et dont certains étaient considérés comme vils, réservés généralement aux néo-citadins, aux étrangers et aux noirs.

C'est ainsi que les corporations les plus riches, les plus prestigieuses et celles aussi qui jouissent d'une plus grande autonomie, comme par exemple les gros marchands des souks, les bonnetiers (chaouachia), les marchands de soie (hrairia) étaient entre les mains des vieilles familles beldi et des familles d'origine andalouse. Par contre les corporations plus humbles (porteurs d'eau par exemple) ou considérées comme viles (25) et perçues avec suspicion (jon­gleurs, sorciers, coiffeurs, masseurs) recrutent essentiellement parmi les néo­citadins et les étrangers (les gens du Sous à Fez, ceux des Oasis à Tunis, les Kabyles à Alger ou encore les gardiens marocains à Tunis) (26).

c) Si les corporations jouissent d'une certaine autonomie dans l'organi­sation de la production, les nombreuses faiblesses qui les caractérisent ne les mettent pas totalement à l'abri de la domination du pouvoir central.

Soulignons d'abord que du fait de leur grand nombre, les corporations apparaissent comme trop éparpillées et trop divisées. Il arrive qu'une seule activité soit divisée entre deux ou trois corporations. D'autre part le fait que les corporations n'aient jamais pu constituer une confédération qui regrou­perait tous les gens de métiers et se présenterait comme un groupe de pression organisé, a réduit les chances qu'auraient les corporations de devenir une institution véritablement autonome et indépendante du contrôle du pouvoir central.

Un autre trait de faiblesse de ce système corporatif est fourni par la dichotomie entre corporations «nobles:. et corporations humbles. Une telle dichotomie accroît les divisions et permet au pouvoir politique de jouer sur de telles divisions et de les manipuler à son profit. Les corporations nobles acquièrent en fait une plus grande autonomie. Elles arrivent souvent à élire leurs véritables représentants, à influencer dans une certaine mesure le pouvoir central (cas des chaouachia) et à constituer ainsi un espèce d'esta­blishment corporatif soucieux du maintien du statu quo à son profit.

Néanmoins l'influence des corporations sur le pouvoir reste limitée. En effet on constate que chaque fois que l'un des membres d'une corporation puissante s'enrichit manifestement il s'expose à l'arbitraire du pouvoir qui peut lui confisquer ses biens. Cette tendance à la confiscation a été maintes fois constatée dans les villes du Maghreb précolonial. Elle explique dans une

(25) Georges MARCAIS : «Métiers vils en Islam. dans Studia islamica, XVI. 1962. pp. 41-60.

(26) Gennaine MARTY : «Les allogènes à Tunis. dans revue l.B.L.A. nO' 43-44. 1948 et 1949.

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certaine mesure les difficultés d'accumulation économique qu'éprouvent les producteurs qui n'ont jamais pu se transformer en une véritable bourgeoisie puissante.

En fait les relations corporations - pouvoir central n'étaient pas souvent violentes. Dans les villes maghrébines d'avant la colonisation, les corporations ne se sont jamais transformées - comme dans certaines villes du Moyen­Orient - en organisations de sédition politico-religieuse (du genre qarmate et Futuwwa). Ce qui du même coup les plaçait dans une position favorable vis-à-vis du pouvoir politique, qui encourageait les corporations et favorisait parfois leur création. D'autre part la structure et l'organisation de la corpo­ration elle-même, n'étaient pas favorables à l'émergence d'une conscience communale, comme ce fut le cas dans les cités médiévales de l'Europe.

Pour conclure cet exposé disons que les populations urbaines jouissent dans le cadre des corporations professionnelles, d'une certaine autonomie dans la gestion et l'organisation de la vie économique. Mais ne disposant pas d'institutions économiques autonomes et tenues sous leur seul contrôle, elles demeurent sous la dépendance du pouvoir central et la surveillance de sa bureaucratie.

Curieusement c'est aux habous, une institution religieuse à caractère économique que revient le double rôle: protéger le patrimoine des citadins contre les empiètements du pouvoir central et assurer les fonctions munici­pales. C'est ce que nous allons à présent analyser dans le cadre des institu­tions religieuses.

IV. - QUEL EST LE DEGRÉ D'AUTONOMIE DES POPULATIONS URBAINES

DANS LA PRATIQUE DE LEURS ACTIVITÉS RELIGIEUSES ET CULTURELLES?

Après avoir défini l'étendue et les limites de l'autonomie des citadins au niveau de l'instance politique et de l'instance économique, il s'agit à présent de vérifier leur capacité de manipulation de l'instance juridico-religieuse dans le but de défendre leurs intérêts matériels et moraux et de les protéger des empiètements du pouvoir central et des caprices du prince.

Nous étudierons successivement l'institution des habous, le corps des Oulémas et enfin les confréries religieuses.

1°) L'institution des ha bous.

Les habous qui sont une institution religieuse à caractère économique, ont joué un rôle fondamental dans la protection du patrimoine économique des populations urbaines. Il s'agit d'une fondation pieuse, inaliénable, par laquelle une personne lègue à ses descendants, à d'autres personnes de son choix ou à des œuvres sociales ou culturelles, une partie ou la totalité de ses biens. La destination du habous doit être strictement celle qu'a ordonné le fondateur. Les habous avaient soit un caractère privé (une propriété im-

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mobilière dont l'usufruit est destiné à une famille et à ses descendants), soit un caractère public (des biens destinés à l'entretien d'institutions à caractère social, culturel ou religieux comme par exemple un hôpital, une université ou une mosquée).

Les biens habous devaient prendre une extension considérable dans la presque totalité des villes du Maghreb. Dans une ville comme Fez on note que «la plus grande partie des besoins municipaux étaient couverts par l'argent recueilli au titre des biens habous» (27). A Alger «les associations habous se trouvent être avec le beylik les principaux propriétaires immobi­liers de la ville» (28). Tandis que «la plus grande partie des boutiques et entrepôts, un nombre important de maisons d'habitation de Tunis sont la propriété du service des biens religieux» (29).

Cette importance du patrimoine urbain protégé par la loi religieuse, permettait le financement d'un grand nombre de fonctions municipales. Il arrive souvent, en effet, que l'éclairage de la ville et son service d'entretien soient assurés par les finances provenant des biens habous. De même l'en­tretien des mosquées, des universités et médersas, des hôpitaux, des institu­tions de bienfaisance, etc ... Il arrive parfois que l'institution religieuse s'occupe de loisirs comme l'exemple de cette maison de Fez où les jeunes mariés indigents viennent passer leur lune de miel (sic).

Cette mobilisation d'une partie importante du patrimoine urbain, sous­traite aux manipulations du prince donne aux populations urbaines les moyens d'assumer sous leur contrôle la quasi totalité des fonctions munici­pales et socio-culturelles de leur ville.

2°) Les oulémas.

Les oulémas forment une élite religieuse, prestigieuse et puissante, qui occupe une position fondamentale dans la vie de la cité. Ce sont eux qui assurent les principales fonctions de la vie communale. C'est parmi eux que se recrutent les juges (cadis), les juristes (muftis), les savants (alims), les professeurs (mudarris), les notaires (oudouls), les mandataires (oukils). C'est parmi eux que se recrute aussi une grande partie de l'élite administrative: trésoriers, inspecteurs de marché, directeurs de douane, gérants de habous, ainsi qu'une multitude d'autres petites fonctions. Les oulémas constituent ainsi l'élite éduquée destinée à assurer les principales fonctions de la bureau­cratie.

Parmi les multiples fonctions des oulémas, celles qui nous paraissent déterminantes sont les fonctions juridiques, culturelles et éducationnelles.

En tant qu'interprètes de la loi religieuse, la sharia, les oulémas ont une

(27) Roger LETOURNEAU : Les vi!!es musulmanes d'Afrique du Nord. Alger, 1957. Voir p. 44. COLLECTIF : Les vi!!es. Ecole pratique des hautes Etudes, Paris, 1958. A la page 62 Jacques BERQuE note que plus d'un tiers des maisons de Fez appartiennent au seul habous de Moulay Idriss.

(28) P. BOYER : La vie quotidienne à Alger. Ouvr. cité, voir p. 48. (29) R. LETOURNEAU : Les villes musulmanes d'AfTique du Nord. Ouvr. cité, voir p. 44.

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position stratégique au sein de la société musulmane. La fonction judiciaire est, en effet, l'une de leurs fonctions privilégiées. C'est le cadi qui administre la justice en vertu d'une délégation permanente du monarque. Le grand cadi de la capitale était nommé par le souverain, chef suprême de la justice. Ce personnage puissant était donc dépendant du prince qui assistait personnel­lement aux délibérations du conseil de justice (Majlis-ech-choraâ) (30) sur­tout en cas d'affaires délicates et importantes. Au cours de telles délibérations la volonté du prince faisait souvent loi.

C'est dans les multiples mosquées et surtout dans la grande mosquée que les oulémas assument leur fonction: culturelle et éducationnelle. La grande mosquée, centre de la cité et symbole de l'unité de la communauté est un lieu privilégié où de multiples fonctions sont remplies. Elle est d'abord et avant tout le lieu par excellence de l'exercice du culte. Deux ou trois imams sont appointés spécialement pour conduire les croyants à la prière.

La prière solennelle du vendredi rompt les clivages entre quartiers et exalte pour un temps la solidarité et l'unité de la population urbaine toute entière qui communie dans l'unité de la foi. Le seul nombre des mosquées de différents statuts ainsi que des zaouias permet de mesurer la densité et la dimension du sacré de la cité maghrébine.

La grande mosquée est aussi un lieu où le savoir est dispensé quotidien­nement. Elle est le siège de l'Université de la ville à côté d'un grand nombre d'autres collèges (médersas) plus ou moins spécialisés. Des universités comme la Zitouna de Tunis ou la Karawiyine de Fez étaient des hauts lieux du savoir et de la culture. La renommée de certains de leurs professeurs dépas­sait les frontières et le nombre de leurs étudiants était important (31).

Mais le fait le plus significatif est que la grande mosquée, haut lieu de l'exercice du culte et de l'acquisition de la science, soit aussi et en même temps un lieu privilégié de mobilisation politique, particulièrement durant les moments de crise, ou en temps d'injustice trop grande et d'arbitraire excessif. Les populations considèrent la grande mosquée comme leur hôtel de ville, s'y réunissent volontiers à l'abri de l'intervention du pouvoir, délibèrent et prennent des décisions. La mosquée est le forum des citadins dans les villes du Maghreb. C'est là en particulier que se fomentent les rébellions, et que «les docteurs et les cheikhs jouent souvent dans cette atmosphère tumultueuse un rôle essentiel ».

Mais les oulémas, corps moral par excellence et pivot de la vie sociale de la cité, ne sont pas les seuls à encadrer les populations urbaines. Les confréries religieuses, qui sont des organisations volontaires, constituent des foyers au sein desquels les populations urbaines jouissent d'une certaine autonomie et d'une marge d'action appréciables.

(30) Robert BRUNSHVIG : «Justice religieuse et justice laïque dans la Tunisie des deys et des beys jusqu'au milieu du XIX' siècle» dans Studia is!amica, XXIII, 1965, pp. 27-70.

(31) L'Université de la Zitouna de Tunis comptait en 1850, 102 professeurs et 800 étudiants, 15 médersas dispensaient de leur côté des COUIS d'enseignement supérieur (rensei­gnements tirés de Ben Dhiaf par L. Carl Brown). Vers la même époque l'Université Karawiyin de Fez compte un millier d'étudiants d'après J. BERQUE dans son article : Ville et Université, art. cité.

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3°) Les confréries religieuses.

Tant par leur style de vie, le raffinement et la délicatesse de leurs manières, leurs relations continues avec le pouvoir et la forme scripturale (32) d'un Islam dont ils sont les principaux dépositaires, les oulémas n'ont pas toujours le contact facile et fréquent avec les masses populaires. Porte­paroles de la «grande culture .. ils sont davantage l'expression de l'esta­blishment urbain que de la masse des petites gens. Les confréries religieuses comblent généralement la distance oulémas - masses populaires et se présen­tent en tant qu'interprètes d'une forme d'islam mystique et extatique, qui serait l'expression de la «petite culture» (33). Sans aucun doute, grâce à un travail d'intégration et de socialisation, les confréries religieuses sont arrivées à contrôler les masses populaires et à les mobiliser à l'intérieur des cadres sociaux dépassant les limites étroites de la famille, du quartier, de la corpo­ration pour atteindre celles de la société et de la communauté des croyants (umma).

a) Il est significatif que les confréries religieuses se soient développées et répandues au Maghreb, surtout à partir du xv" siècle, c'est-à-dire au moment où le pouvoir central était entré dans une crise politique de longue durée et les sociétés exposées à l'agression étrangère, notamment ibérique. C'est donc au cours de cette phase d'insécurité et «d'affaissement de la col­lectivité maghrébine », que les masses populaires inquiètes du devenir de leur identité, se sont tournées vers les confréries comme foyers de refuge de l'identité nationale et milieu favorable pour le combat au service de la foi (Jihad). La petite culture relaie en quelque sorte la grande culture affai­blie et incapable de faire face à la crise. Partout au Maghreb et durant des siècles, les confréries ont joué un rôle politique puissant et rivalisé avec les Etats dans la défense de la souveraineté (34).

b) En plus de cette fonction politique qui dépasse le cadre urbain, les confréries remplissent une importante fonction d'intégration sociale des communautés urbaines.

En effet les nombreuses zaouias confrériques sont des lieux de rencontre des citadins appartenant à toutes les catégories urbaines, quelle que soit leur origine ethnique ou régionale, et quel que soit leur quartier d'habitation ou leur métier. Ces clubs volontaires sont des lieux où solidarité islamique

(32) Cette dichotomie entre Islam scripturaliste et Islam mystique a été maintes fois soulignée notamment dans les travaux d'Ernest GELLNER et Clifford GEERTZ. E. GELLNER : Saints of the Atlas. London, 1969. Clifford GEERTZ : Islam obseTved. Yah university Press, 1968.

(33) Pour cette typologie : grande culture et petite culture voir Robert REDFIELD : The little Community. University of Chicago press, 1960.

(34) Parmi les nombreux travaux sur les confréries nous renvoyons en particulier à : Louis RINN : MaTabouts et Khouan. Alger, 1886. Octave DEPONT et Xavier COPPOLANI : Les confréries Teligieuses musulmanes. Alger, 1897. Alfred BEL : La Teligion musulmane en BeTbérie. T. J, Paris, 1938. Emile DERMENGHEM : Le culte des saints dans l'Islam maghTébin. Paris, 1954. Jamil M. ABuNNASR : The Tijaniyya. A sufi oTdeT in the modeTn wOTld. Oxford university press. 1965. Voir en particulier chap. IV : The Tijaniyya and Politics ln the Maghrib, pp. 58-99.

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et solidarité urbaine se renforcent mutuellement. Les citadins y viennent exalter leur foi en même temps qu'ils se détendent au rythme des psalmodies (dhikr) et des danses extatiques parfois.

D'autre part, étant donné la variété des groupes urbains, les confréries peuvent être différenciées selon les groupes où elles recrutent davantage. Aussi peut-on distinguer entre confréries où les catégories urbaines privilé­giées tendent à prédominer et celles où les masses populaires urbaines constituent la principale clientèle. C'est ainsi qu'à Fez par exemple l'élite des oulémas, des hauts fonctionnaires du makhzen et des riches marchands des souks s'affilient de préférence aux confréries Tijaniya, Derkaoua, Ketta­niya, Wazzaniya et Nassiriya. Par contre les confréries Issawiya, Hmadcha, Qadiriya recrutaient parmi les populations des faubourgs et des petits arti­sans (35). Dans une ville comme Tunis les deux Tariqa Chadlya et Tija­niya recrutaient parmi les grandes familles bourgeoises comme les Djaït, Lasram, Mohsen, Bairam, ainsi que parmi l'aristocratie politique. La confré­rie qadiriya recrutait parmi les masses urbaines de même que la Rahmaniya d'Alger.

Il ne faut pas cependant imaginer cette hiérarchie des confréries comme rigide ou étanche. Les tariqa «bourgeoises» ne sont pas fermées au peuple et vice versa. D'autre part le projet trans-ethnique des confréries n'implique pas nécessairement que toute différenciation ethnique soit supprimée sur le plan de l'organisation des groupes sociaux au sein de la confrérie. Une seule exception cependant à l'aspect transethnique des tariqa, la confrérie des Gnaoua qui n'admet que des nègres pour membres.

4°) L'élite religieuse et le pouvoir central.

Arrivés à ce stade de l'analyse une question importante s'impose à nous, celle de la nature réelle de la relation entre le corps des oulémas et le pouvoir politique. C'est probablement la question la plus difficile, parce que complexe et ambigue ; et pourtant une question décisive dans une perspective de recherche de la spécificité de la cité maghrébine précoloniale.

Comme nous venons de le montrer les oulémas accomplissent un grand nombre de fonctions importantes dans la vie de la cité. C'est par leur inter­médiaire que les grands actes de la vie sociale des citadins sont accomplis et reçoivent une sanction morale et légale. Etant les principaux interprètes de la sharia, les oulémas apparaissent surtout comme les défenseurs des intérêts matériels et moraux des populations. D'autre part la rectitude et une certaine exemplarité dans leur mode de vie, fait d'eux des modèles avec lesquels les citadins cherchent à s'identifier. D'où leur prestige et leur autorité au sein de la population.

Cette position sociale et morale jointe à l'enracinement des oulémas dans la vie de la cité et aux multiples alliances qu'ils ont avec les autres catégories sociales comme les artisans aisés et les commerçants en particulier, leur

(35) R. LETOURNEAU : ouvr. cité. Voir les confréries. L. MASSIGNON : Voir p. 140. article cité.

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permet de se présenter comme les interprètes des revendications des citadins et comme leurs défenseurs surtout en temps d'injustice trop grande ou d'une politique de taxation excessive. Ils peuvent mobiliser les populations et faire pression sur le pouvoir. On sait qu'une telle mobilisation se fait selon un processus connu, fait de contacts savants entre notables de la cité et leaders des quartiers, imams, cheikhs de confréries, amins de corporations, etc... Au cours d'un tel processus il arrive même que les cadis qui sont nommés par le pouvoir se transforment en leaders populaires et les cheikhs de quartiers en clients de leaders locaux plus qu'en serviteurs du pouvoir. C'est durant de tels moments note Jacques Berque que «défense familiale, défense citadine et défense de l'orthodoxie s'unissent en l'un de ces accords où s'expriment souvent, au cours des siècles le génie politique de la grande ville ~ (36).

Néanmoins une telle forme de contestation du pouvoir politique de la part des oulémas, ne doit pas nous induire en erreur et considérer ces der­niers comme un corps constitué et organisé capable de rébellion contre le pouvoir central. Beaucoup d'indices nous permettent au contraire de montrer qu'au-delà du rôle de défenseurs de la communauté urbaine, rôle qu'ils accomplissent d'une manière intermittente ambiguë et toute en nuance - les oulémas apparaissent surtout comme ceux qui légitiment le pouvoir politique et l'ordre social. Une fonction fondamentalement équivoque, la source de leur force tout autant que de leur faiblesse.

S'il est vrai que le prince sollicite des oulémas qu'ils légitiment son pouvoir et son autorité (pratiques de la beya et de la fetwa) , cette fonction de légitimation n'est en réalité qu'une reconnaissance du fait accompli: le pouvoir du prince acquis par la force. Car il ne faut pas s'imaginer que les oulémas au Maghreb avaient le pouvoir de choisir parmi les prétendants, encore moins d'imposer une quelconque forme de gouvernement ou de con­trôle sur le dernier. En fait ils ne font que ratifier le fait accompli du pouvoir. Leur acte de légitimation n'est autre chose en définitive qu'une ratification morale de la force en tant que fait accompli en dehors de leur contrôle.

Car il ne faut pas perdre de vue que les oulémas sont finalement dans une situation de dépendance vis-à-vis du pouvoir central. Ils dépendent du prince qui les nomme et a la possibilité de les révoquer. De sorte qu'objec­tivement ils sont davantage l'allié du pouvoir que ses ennemis, car seul le prince a la force de maintenir l'ordre au sein de la communauté, ce à quoi les oulémas sont attachés par dessus tout. Donc même si les oulémas en tant que leaders religieux secouent parfois l'autorité royale surtout en temps d'injustice trop grande, ils ne vont jamais jusqu'à mettre en cause le pouvoir, le renverser et prendre sa place. Les oulémas, issus très souvent des popula­tions autochtones, ne sont jamais arrivés au Maghreb à constituer une force organisée, à se considérer comme les véritables leaders du peuple, à proposer une alternative politique et à prendre le pouvoir. C'est surtout la coopération entre ce qu'Ibn Khaldoun appelle les hommes de l'épée et ceux de la plume, qui est la règle.

(36) J. BERQUE Ville et Université.... article cité voir p. 94.

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En définitive oulémas et princes avaient toutes les raisons de s'entendre. Les uns détenaient l'autorité morale, les autres la force violente. Sans oublier les intérêts matériels à protéger et à défendre en commun. Si les oulémas, écrit Ernest Gellner, n'étaient pas très forts pour décider ou choisir entre un prince et un autre, une dynastie et une autre, ils étaient par contre très influents lorsqu'il s'agissait de déterminer la nature générale de l'ordre social (37).

* ** De toutes ces remarques relatives au rôle de l'instance religieuse dans la

vie urbaine au Maghreb nous pouvons tirer la conclusion suivante:

Pour se défendre des redoutables cavaliers nomades et de l'armée plus ou moins disciplinée du pouvoir central les citadins ont trouvé dans «la grande culture islamique» un allié capable de leur fournir un arsenal de réglementations comme par exemple les habous et dans «la petite culture» un type d'institutions (les confréries religieuses) qui leur donne la possibilité de se regrouper dans un cadre qui dépasse les limites étroites de la famille, du quartier et de la corporation.

V. - LA LUTTE DES CLASSES DANS LA SOCIÉTÉ URBAINE

Comme dans toutes les sociétés pré-industrielles le problème des classes urbaines dans le Maghreb pré colonial est l'un des problèmes les plus difficiles à traiter, parce que le moins étudié et le moins connu. Aussi allons-nous, dans les limites de ce travail, proposer moins une analyse des classes sociales en tant que telles qu'une appréciation globale de la stratification sociale en insistant davantage sur la nature des relations entre les différents groupes urbains, faisant ressortir en même temps que les tensions et les conflits, les intérêts communs et les mécanismes de solidarité possibles.

Aussi limitons-nous cette partie à un exposé rapide de la manière dont se manifestent les contradictions qui peuvent exister entre les différentes classes urbaines ainsi que les facteurs qui limitent la cristallisation et l'ex­pression sous une forme violente et prolongée de telles contradictions.

Nous distinguons trois classes principales: l'élite du pouvoir (El Khassa) , la classe des notables (El-ayan) et les masses populaires urbaines (El-amma).

1°) L'élite du pouvoir (El Khassa).

La base sociale de cette classe est constituée essentiellement par sa force militaire (tribus montagnardes ou sahariennes à Fez, janissaires turcs

(37) Ernest GELLNER : «Doctor and saint > ln Scholars, Saints and Sufis edited by N.R. Keddie, University of California Press, 1972.

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à Alger et à Tunis). C'est en effet, grâce à l'armée que l'élite du pouvoir au Maghreb arrive à assurer la sécurité des routes de commerce à grande distance, à tirer profit des transactions et à contrôler partiellement la pro­duction locale (perception des impôts sur les tribus).

C'est une classe qui se distingue aussi en plus de son caractère militaire, du fait que ses membres sont généralement étrangers à la ville où ils exercent le pouvoir.

2°) Les notables (El-ayan).

Nous distinguons deux catégories de notables: les oulémas et la catégorie des commerçants riches et des artisans aisés.

a) Les oulémas.

Les oulémas tirent l'essentiel de leur autorité de l'exercice de la fonction religieuse dans ses multiples attributions. Ils constituent un groupe social qui joue le rôle d'intermédiaire entre les populations urbaines qu'ils doivent en principe défendre et le pouvoir central dont ils tiennent par délégation l'exercice de leurs fonctions.

D'autre part les oulémas ont des intérêts économiques réels (38). Ils sont souvent non seulement propriétaires terriens mais aussi parfois commerçants, artisans aisés, directeurs de douane, etc... Dans tous les cas ils ont des alliances familiales réelles avec les riches commerçants et les artisans aisés de la cité. Ils ont avec ces derniers groupes des intérêts objectifs qu'ils doivent défendre contre les confiscations du pouvoir central.

D'où l'ambiguïté de la position et du rôle des oulémas. En tant que représentants du prince dans les fonctions juridico-religieuses ils doivent se soumettre au moins partiellement au pouvoir et lui être loyaux; mais en tant que propriétaires et alliés de propriétaires, les oulémas sont obligés de résister aux tentations fréquentes du pouvoir d'empiéter sur la propriété privée.

Signalons que la catégorie des oulémas n'est ni homogène ni monolithi­que, qu'elle se subdivise en strates dont la plus basse est constituée par ceux qui exercent des fonctions auxiliaires ou subalternes comme les notaires, les huissiers, les maîtres de Kouttab, etc ... C'est la strate la moins privilégiée et il est intéressant de noter que c'est parmi ses membres que se recrutent parfois les meneurs de révoltes urbaines et de protestations diverses.

(38) Des recherches récentes sur le statut et les rôles des oulémas maghrébins soulignent notamment leurs origines sociales, leur pouvoir économique, leur système d'alliances, etc. Nous renvoyons en particulier aux contributions de Léon Carl BROWN : «The religious establishment in Hussainid Tunisia. (pp. 47-91) ; Kenneth BROWN : «Profile of nineteenth century Moroccan Scholar. (pp. 127-148); Edmond BURKE III : «The Moroccan Ularna, 1860-1912 : An introduction. (pp. 93-125).

Toutes ces contributions sont publiées dans le livre édité par Nikki R. Keddie sous le titre : SchotaTs, Saints and Sufis. Mustim Religions institutions rince 1500. University of California Press, 1972.

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b) Commerçants riches et artisans aisés.

Ils constituent les principaux représentants de l'activité urbaine domi­nante. Leur prospérité dépend essentiellement de la stabilité du pouvoir de la classe dirigeante, de la richesse et du prestige de la dynastie. Ibn Khaldoun a bien analysé cette relation, faisant ressortir nettement la corrélation entre civilisation urbaine et pouvoir politique. Il a bien dessiné ce cycle qui fait alterner dynastie puissante et civilisation urbaine florissante d'une part, dynastie déclinante accompagnée d'appauvrissement des populations urbaines et de déclin des cités.

Cette grande dépendance des commerçants et des artisans maghrébins vis-à-vis du pouvoir central s'explique par le fait que, contrairement à la bourgeoisie marchande et artisanale des cités italiennes du moyen-âge par exemple, la bourgeoisie maghrébine n'a pas pu sauvegarder son autonomie et se présenter en redoutable rival du pouvoir central. Tout en contrôlant elle-même ses propres affaires, elle est restée toujours inféodée au pouvoir central dont elle a subi un grand nombre de fois l'arbitraire soit sous forme de confiscations de biens, de taxes excessives ou par l'institution de mono­poles.

N'est-ce pas là une source qui expliquerait l'instabilité du statut du commerçant maghrébin, la difficulté qu'éprouve cette classe dans l'accumu­lation du capital et le fait qu'elle na jamais pu se transformer en une véritable bourgeoisie à l'image des bourgeoisies de l'Europe occidentale.

3°) Les masses populaires urbaines (el amma).

Il s'agit essentiellement de la masse des petits artisans, petits boutiquiers, marchands ambulants et de l'ensemble du monde du travail tel que compa­gnons, apprentis, ouvriers de toutes sortes. C'est le peuple urbain. Les termes de amma et celui sous forme d'onomatopée de ghawgha indiquent bien que cette classe «proto-prolétarienne:. était tenue dans un certain mépris par les Ayan et les Khassa, mais qui ne s'accompagne pas d'un esprit de caste ou d'une quelconque ségrégation systématique.

Le peuple urbain subit une double exploitation: celle d'une part de la classe dirigeante (impôts, cadeaux et corvées de toutes sortes), mais aussi il subit l'exploitation des riches commerçants et des artisans aisés. Aussi les exemples abondent de ces mouvements de protestation urbaine où l'on voit le même peuple guidé soit par des oulémas de rang inférieur, soit par des cheikhs de tariqa ou un saint local, protester contre tel ou tel abus et faire entendre sa voix en dépéchant des délégations ou en provoquant des ferme­tures momentanées de souks. Mais de tels mouvements de protestation ne pouvaient déboucher sur un projet global de remise en cause de la nature du pouvoir central. Ceci s'explique entre autres, par le fait que ni les masses populaires urbaines, ni les notables ne disposaient d'une organisation politique ou professionnelle à l'échelle de la ville entière. Aucune de ces deux classes n'a donc un cadre adéquat pour se mobiliser en vue d'un projet à long terme.

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D'autre part, la dépendance de l'ensemble de la population urbaine du pouvoir central fait que les intérêts contradictoires réels entre les notables et les masses urbaines apparaissent souvent comme étant des contradictions secondaires par rapport à celles qui les opposent au pouvoir central. D'où, naturellement une certaine difficulté pour l'émergence d'une conscience de classe assez nette aussi bien parmi les notables que parmi les masses urbaines.

RÉSUMÉ

Nous avons défini l'objet de cette note comme étant la recherche des traits structurels caractéristiques de la vie urbaine dans la société maghrébine précoloniale.

Nous avons, tout d'abord, montré l'inadéquation à la vie urbaine du Maghreb des deux modèles de villes caractéristiques des deux formations sociales précapitalistes les plus étudiées: les villes de la féodalité occidentale et les villes chinoises représentatives du mode de production asiatique. Notre démarche a été ensuite de poser à la cité maghrébine classique, trois ques­tions relatives au degré d'autonomie des populations urbaines au niveau des instances politique, économique et juridico-religieuse.

Nous avons surtout insisté sur le fait que si les citadins sont dans une relation de dépendance politique vis-à-vis du pouvoir central, ils ont par contre plus d'initiative sur le plan économique et que leur véritable système de défense apparaît comme étant basé essentiellement sur leur capacité de manipulation à leur profit de l'instance juridico-religieuse.

L'ensemble de ces traits a été dégagé de l'étude des rapports sociaux au niveau de la ville. Mais nous avons dès le début de notre exposé insisté sur le fait que la ville ne constitue qu'un élément d'une formation sociale qui englobe l'ensemble des rapports ville-campagne et que la présence des nomades à la périphérie de cette formation sociale est une variable stratégi­que dont on doit tenir compte pour évaluer l'étendue et les limites aussi bien du pouvoir des différentes catégories sociales que celui du pouvoir central lui-même. L'étude de tout ce mécanisme dépasse évidemment le cadre de cette note.

• C.E.R.E.S. Université de Tunis.

F. STAMBOULI,

A. ZGHAL *