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Pour Kathie Caldwell Kuhn, qui ignore les faux-semblants, et ne connaît que les vraissentiments.

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Prologue

Observer Madeline Saga à travers les larges vitrines de sa galerie était devenu une obsession.Madeline avait une obsession, elle aussi : l’art.

Elle passait sa journée dans sa galerie et y retournait même dans la soirée, souvent dans unetenue plus décontractée, ses cheveux noirs et soyeux tirés sans façon en arrière.

Il y avait toujours un moment où le temps semblait suspendu, lorsque Madeline disparaissaitdans le bâtiment et que la porte se refermait derrière elle. Ça durait à peine une minute. Sans doutedisait-elle quelques mots à l’un des gardiens qui se relayaient à ce poste vingt-quatre heures survingt-quatre, avant que sa silhouette menue ne surgisse derrières les baies vitrées de sa galerie.D’abord ombre mouvante, à peine perceptible depuis la rue, Madeline apparaissait bientôt nettement,tandis qu’elle actionnait l’un après l’autre les interrupteurs et que la lumière inondait le vaste espaceaux murs blancs. Elle l’arpentait d’un pas lent, chaloupé, faisant ici et là une halte pour contemplerlonguement un tableau ou une sculpture, comme si elle les voyait pour la première fois.

Elle finissait par disparaître de nouveau, cette fois dans une des pièces du fond. Elle y restaitparfois quelques minutes, parfois des heures entières. L’attente devenait alors une torture qui pouvaits’avérer délicieuse. Quand elle se décidait enfin à quitter la galerie et que l’excitation retombait, ilse formait un grand vide que seule venait remplir une vague tristesse.

Mais Madeline reviendrait vite, et il serait de nouveau possible de l’observer à son insu.

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— J’ai besoin de toi pour une mission, Izzy, a déclaré Mayburn, les traits tendus et les sourcilsfroncés.

— Impossible, ai-je répondu sans même demander de quoi il s’agissait.Je me suis redressée sur la banquette pour permettre au serveur de poser les plats que nous

avions commandés, mais Mayburn a continué à parler comme s’il n’avait pas entendu ma fin de non-recevoir. Et comme si le serveur ne se trouvait pas entre nous.

— C’est un boulot à temps partiel, Izzy. Ça ne te prendra pas longtemps.J’ai attendu que le serveur s’en aille pour répondre.— C’est gentil d’avoir pensé à moi, mais tu sais que j’ai retrouvé du travail. Et avocate

pénaliste, c’est un job à temps plus que complet, tu comprends ?Maggie Bristol, ma patronne et meilleure amie, était enceinte et devait accoucher dans un bon

mois. Elle souhaitait que je prenne davantage de responsabilités en son absence, au cabinet d’avocatsBristol & Associates, ce qui ne me laissait guère de temps pour des activités annexes, et encoremoins pour jouer les détectives privées.

— Il faut que tu le fasses, a insisté Mayburn en croquant dans son sandwich au homard avant debalayer d’un air renfrogné la salle du restaurant de North Sheffield Avenue. Depuis quand est-cequ’on ne peut plus faire trois pas, dans cette ville, sans tomber sur un de ces fichus restaurants quiservent des produits de la mer ?

— Quoi ? Tu n’aimes pas ton sandwich au homard ?En tout cas, mes croquettes de crabe étaient délicieuses.— J’aime bien ce qu’on y mange, mais…De la main qui tenait le sandwich, il a fait un grand mouvement circulaire de la main.— Ce qui m’agace, c’est qu’un resto sur deux ressemble à un hangar à bateaux du Michigan,

depuis quelque temps. Je n’ai rien vu venir, et maintenant il y en a partout ! Sérieusement, Izzy, ça acommencé quand, cette mode ?

J’ai haussé les épaules avec une moue d’ignorance, avant de promener les yeux sur les kayaks,canots et rames accrochés au plafond, le tout agrémenté de cannes à pêche et de filets aux grossesboules orange.

— Enfin, bref, a repris Mayburn en reposant son sandwich sur son assiette, c’est une missionque tu es la seule à pouvoir mener à bien.

— Mets Christopher sur le coup.Christopher McNeil était mon père, et lui aussi travaillait parfois avec Mayburn. Ça me faisait

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un drôle d’effet de songer que mon activité de détective à temps partiel avait fini par devenir uneaffaire de famille.

— Je l’ai déjà mis sur le coup. Enfin, plus ou moins… Il fait des recherches… Mais j’ai besoinde toi en première ligne. C’est… c’est personnel, tu comprends ?

— Pourquoi ? Ça a quelque chose à voir avec Lucy ?Lucy DeSanto, le grand amour de Mayburn, était une femme adorable dont j’appréciais la

compagnie. Sa douceur n’avait d’égal que son dévouement pour les deux enfants qu’elle avait eus deson premier mari.

— Ce n’est pas Lucy, a dit Mayburn.— Alors qui est ton client ?Mayburn a poussé une bouteille de sauce piquante de côté. Il en restait deux devant lui. Il a levé

la première — Mojo Hojo Caliente — à hauteur de ses yeux, puis la seconde, qui répondait au douxnom de Crazy Billy’s Brain Damage. Il a haussé un sourcil dubitatif et les deux bouteilles de saucepiquante sont allées rejoindre la première tout au bord de la table.

Il a planté son regard dans le mien.— C’est la Saga.J’ai ouvert de grands yeux.— Madeline Saga ? Alors c’est pour ça que tu préfères te tenir à distance de la sauce piquante,

ai-je dit avec un sourire. C’est l’inconscient qui parle, hein ? Je crois me rappeler que cette femme aun tempérament de feu…

— Ouais, tu peux le dire.Mayburn m’avait raconté sa relation tumultueuse et hautement sensuelle avec ladite Madeline. Il

avait reconnu sans mal que leurs problèmes de couple étaient surtout venus de lui, de sa peur qu’ellene partage pas ses sentiments passionnés. Il avait même fini par me dire que Madeline n’avait devraie passion que pour l’art et le sexe.

— Elle a toujours sa galerie ? ai-je demandé.Il a hoché la tête.— Elle a quitté le quartier de Bucktown pour des locaux plus vastes dans Michigan Avenue.

Elle était ravie de cette nouvelle adresse, mais maintenant, elle risque de tout perdre.— Pourquoi ?Il a jeté un rapide coup d’œil autour de notre table, comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas

d’oreilles indiscrètes.— Elle a découvert que certains tableaux qu’elle a vendus sont des faux. Pourtant, elle est sûre

qu’ils étaient authentiques lorsqu’elle les a acquis.J’ai reposé ma fourchette sans avoir avalé le morceau de croquette de crabe qui s’y trouvait, et

je me suis renversée sur le dossier de la banquette de bois.— Aïe ! ai-je lâché avec une mimique douloureuse.Inutile d’être une spécialiste de l’art pour comprendre que ça se présentait mal pour l’ex de

Mayburn.— Qu’en pensent les autorités ? ai-je demandé, voyant qu’il se contentait de mâcher son

sandwich d’un air préoccupé.— Elle n’a pas prévenu la police.— Pourquoi ? Elle est bien victime, dans cette affaire, non ? Les tableaux lui ont forcément été

volés avant d’être remplacés par des copies.— C’est juste, mais la police de Chicago n’a pas de département spécialisé dans le vol et le

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trafic de biens culturels. D’ailleurs, ça existe dans très peu de villes. Tu sais que ça peut prendre desdécennies, avant qu’une œuvre volée réapparaisse sur le marché ?

J’ai secoué la tête en signe d’ignorance.— Sans compter que Madeline ne veut surtout pas que cette affaire s’ébruite. Pour une galerie

d’art, une mauvaise réputation est synonyme de clé sous la porte.— Et la surveillance vidéo ? Elle n’a pas de caméras, dans sa galerie ?— Elle n’en avait pas à Bucktown, mais elle en a fait installer dans son nouvel espace. J’ai

analysé les enregistrements pour elle, et je n’ai rien trouvé d’anormal. Juste Madeline qui entre et quisort, des collaborateurs, des artistes et des clients.

Je me suis remise à dévorer mes croquettes de crabe.— Le pire, a poursuivi Mayburn, l’air profondément affecté, c’est que la personne qui lui pique

ses tableaux semble vouloir s’en prendre à elle.— Ah bon ? Elle s’est fait agresser ?— Pas encore, Dieu merci, mais il y a eu récemment une succession d’événements bizarres et

plutôt inquiétants. Par exemple, elle a trouvé des portes ouvertes dans son appartement, alors qu’elleétait certaine de les avoir laissées fermées. Ou bien des objets qui semblent avoir été déplacés dansson bureau, même si elle ne peut pas en être absolument certaine. Et puis, Madeline vit le vol de sestableaux et les atteintes à sa réputation comme de violentes agressions, tu vois… Tous les gens qui laconnaissent savent le mal que ça lui fait.

A entendre Mayburn, on aurait dit que son amie considérait ses tableaux comme ses enfants, oupresque.

— Cette affaire n’a pas l’air simple, ai-je fait remarquer.— Elle ne l’est pas.Quelque chose m’a soudain frappée.— En fait, tu me confies souvent des missions liées à ta vie sentimentale.— Comment ça ?— Eh bien, avant, c’était Lucy que je devais surveiller, et maintenant, tu me demandes d’aider

ton ex.— Tu peux parler, toi ! s’est-il exclamé, visiblement piqué au vif. Qui est venue frapper à ma

porte parce que son fiancé s’était volatilisé dans la nature ? Qui est revenue me voir quelques moisplus tard parce que son nouveau petit ami avait des démêlés avec la justice ?

Touché ! Ce n’était pas faux. L’histoire avec le fiancé — Sam — s’était achevée après quelquessoubresauts et de nombreuses erreurs de part et d’autre. Responsabilités partagées, en somme. Quantà Theo — le « nouveau petit ami » —, ça faisait un bout de temps qu’il s’était envolé pour laThaïlande.

J’ai dû faire une drôle de tête, parce qu’il a maugréé des excuses avant de se remettre à mangerson sandwich.

— Ce n’est rien, ai-je dit en posant ma fourchette. Alors, tu as vraiment besoin de moi pouraider Madeline Saga ?

— Oui, vraiment. Je voudrais que tu deviennes son assistante.— Le monde de l’art m’est totalement étranger, John. Tu es sûr que je suis la bonne personne

pour ce job ?— J’ai besoin d’avoir quelqu’un sur place. Il faut qu’on comprenne qui peut avoir accès aux

tableaux, et qu’on collecte toutes les infos pertinentes sur ces œuvres contrefaites. Et puis, on doittrouver qui pourrait avoir une raison d’en vouloir à Madeline.

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J’ai songé à Maggie. Je pourrais sans doute lui expliquer la situation.— Tu aurais besoin de moi pendant combien de temps ?— Je n’en sais rien… Deux semaines à tout casser.Il a détourné la tête, et son regard a semblé se fixer sur un filet de pêche orné de coquillages.— Je te jure, Izzy, je serais effondré si quelque chose arrivait à Madeline ou à sa galerie.— Tu serais effondré ? ai-je répété d’un ton pour le moins surpris.Il m’a lancé un regard irrité.— Ce n’est pas parce que je ne suis plus amoureux d’elle que je me désintéresse de son sort.Il a croqué dans son sandwich en soufflant fort par le nez.— Ecoute, je veux juste qu’elle soit heureuse, d’accord ? C’est comme… Je ne sais pas. C’est

difficile à expliquer. Tu sais, Madeline puise son incroyable énergie dans les gens qui l’entourent.Vraiment, Izzy. Et même si on ne se voit plus beaucoup depuis quelque temps, elle le sentira, si je lalaisse tomber. Elle est comme ça. Et j’ai besoin de savoir que tout va bien pour elle avant de pouvoirm’investir complètement dans ma relation avec Lucy.

— Décidément, tout ça m’a l’air bien compliqué.— Ça l’est.Il y eut une pause.— C’est pour ça que j’ai besoin de ton aide. Deux semaines à travailler dans la galerie de

Madeline. Tu es partante ?Vu que je le considérais désormais comme un ami et qu’il m’avait tirée plus d’une fois du

pétrin, j’ai acquiescé d’un signe de tête.

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2

Impossible de coiffer de nouveau ma casquette de détective à temps partiel sans en parlerd’abord à Maggie.

Au lendemain de ma conversation avec Mayburn, je me trouvais dans un taxi après avoir renduvisite à un nouveau client — un célèbre psychiatre soupçonné d’avoir délivré des ordonnances decomplaisance pour arrondir ses fins de mois —, quand j’ai appelé Quentin.

— Où est-elle ?— Au tribunal, a-t-il répondu. Le procès Cortadero.Quentin avait été mon assistant à l’époque où je travaillais pour Baltimore & Brown, un grand

cabinet d’avocats spécialisé dans le droit civil. Nous nous connaissions sur le bout des doigts, et çafaisait longtemps que nous avions abandonné les salamalecs au profit d’un ton direct, voire un peuabrupt. Quentin avait rejoint Bristol & Associates en même temps que moi, cette fois avec desfonctions plus étendues.

— Ah ! c’est super pour elle, ça ! me suis-je exclamée avant de faire une pause et un rapideexamen de conscience.

Comment en étais-je arrivée à me réjouir sincèrement que mon amie et patronne défende un grostrafiquant de drogue ? Un gros trafiquant présumé, ai-je aussitôt corrigé pour moi-même.

— C’est le jour des plaidoiries de clôture, a dit Quentin.— Super ! ai-je dit de nouveau.Mais cette fois, j’avais toutes les raisons d’être enthousiaste en songeant à la plaidoirie de

clôture d’une des meilleures avocates de ma connaissance, et qui se trouvait être ma meilleure amie.Je me suis penchée vers le chauffeur de taxi et lui ai demandé de changer de direction. Cap vers « 26e

et Cal ».Le cœur du monde judiciaire de Chicago battait à l’intersection de la 26e Rue et de California

Avenue. Là se dressait le palais de justice pénale le plus surchargé du pays.Le chauffeur de taxi, qui entretenait une conversation téléphonique à l’aide d’une oreillette sans

fil, n’a pas interrompu son bavardage dans une langue inconnue. Il s’est contenté de faire demi-touravec un calme proportionnellement inverse à la frénésie de la circulation, traversant trois des quatrevoies de LaSalle Street. Quelques coups de Klaxon sans conviction ont salué l’audacieusemanœuvre, mais le semblant de réprobation est aussitôt retombé, les automobilistes étantmanifestement plus intéressés par leurs propres conversations téléphoniques ou par les chansons quediffusait la radio. Les habitants de Chicago restaient généralement calmes face aux excités du volant,sans doute conscients que tout le monde faisait de son mieux pour arriver à destination, quitte à

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prendre quelques libertés avec le Code de la route.Le taxi filait maintenant vers l’ouest. Le ciel chargé de janvier laissait entrevoir quelques

morceaux de bleu, comme si la météo hésitait entre tristesse et espoir. Mais à l’approche de 26e etCal, elle a fait le choix d’une humeur résolument froide et sombre, la grisaille aggravant l’atmosphèremaussade de ce quartier déjà peu riant.

La voiture m’a déposée au pied des marches, que j’ai gravies d’un bon pas. A l’intérieur, j’aiprésenté ma carte professionnelle à Tommy, un policier que je commençais à bien connaître. Il m’alaissée passer avec un mot gentil, et quelques secondes plus tard je m’engouffrais dans un ascenseur.Destination : le cinquième étage, où se trouvait la salle d’audience évoquée par Quentin.

Un grand calme régnait derrière la porte massive. La salle était déserte, à l’exception de Maggiequi se tenait derrière la table de la défense et de deux types aux allures de procureurs. On lesreconnaissait à cette sorte d’arrogance bienveillante qui émanait d’eux. Pourquoi se seraient-ilsmontrés humbles, soit dit en passant ? Ici, dans le comté de Cook, l’Etat gagnait la grande majoritédes procès.

Maggie était enceinte de huit mois, mais alors que je m’approchais d’elle, j’ai remarqué qu’ellen’avait vraiment pas l’air d’être sur le point d’accoucher. Si son ventre était bien rebondi, son visageet tout le reste de son corps étaient restés presque aussi minces qu’avant sa grossesse.

— Beau contre-interrogatoire, l’ai-je entendue dire à l’un des deux hommes. Sincèrement, j’aiapprécié. Et le coup avec Cooper, l’agent de police ? Franchement, il fallait oser !

Jamais Maggie n’aurait fait de compliments aux représentants du Ministère public en présencedes jurés, visiblement partis délibérer dans une salle adjacente. J’ai pris une bonne inspiration et j’aicomblé les derniers mètres qui me séparaient d’elle.

Ah ! ce laps de temps béni entre le retrait du jury et son retour avec un verdict… La loi, quidonne un nom à chaque situation — voir dire, res ipsa loquitur, etc. —, n’en avait pas trouvé pourcet étrange moment. Pendant que les jurés étaient réunis dans une pièce étouffante pour décider d’unverdict, les avocats qui avaient tout fait pour les convaincre de l’innocence de leur client se prenaientimmanquablement à espérer. Oui, c’était le temps de l’espoir, le moment où tout était encorepossible.

C’était donc le moment idéal pour demander à ma patronne de m’accorder un peu de temps pourtravailler en dehors du cabinet. Le problème, c’est que je ne pouvais pas vraiment lui expliquer lanature de cet extra. Une des règles d’or de Mayburn était l’interdiction absolue de parler desmissions que j’effectuais pour le compte de sa société d’enquêtes privées, et ça valait aussi pour mesproches. J’avais été forcée de révéler une fois ce pan secret de ma vie à Maggie, mais aujourd’hui,j’avais l’intention de rester dans le flou, de prétendre que je devais faire un petit boulot pourMayburn sans donner d’autres détails. Après ça, il ne me resterait plus qu’à croiser les doigts pourqu’elle n’y voie pas d’objection.

Non seulement elle n’a rien trouvé à redire mais, à ma grande surprise, elle a paru ravie de mademande.

— C’est une excellente idée, Iz, a-t-elle répondu en frappant des mains.Nous nous étions assises derrière la table de la défense après le départ des deux procureurs,

sans doute partis rejoindre leur repaire, à l’autre bout du bâtiment.— Tu as raison de vouloir t’aérer l’esprit en travaillant un peu en dehors du cabinet.— Vraiment ? Tu m’as pourtant dit que je devais prendre plus de responsabilités, et on a déjà

des journées bien remplies…— Oui, oui, je sais, mais je parlais pour plus tard, quand je serai en train de changer les

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couches. A ce moment-là, tu vas avoir beaucoup à faire, crois-moi. Mais en attendant, profite desquelques semaines de relative tranquillité qu’il te reste. Fais-toi plaisir, Iz !

— Ah bon ?Dieu sait que les femmes et les hommes de loi oublient souvent de prendre le temps de vivre, et

j’ai apprécié que Maggie m’encourage à appréhender mon métier autrement.— Absolument, a-t-elle confirmé. Je préfère que tu prennes un peu de temps pour toi maintenant,

parce que quand ce bébé va naître, a-t-elle dit en désignant du doigt son ventre rond, je vais avoirbesoin de toi pour assurer l’intérim à la tête du cabinet. Bien sûr, Marty a l’intention de venirquelques jours pour s’assurer que la transition se passe bien, mais tu sais comme moi qu’il estquasiment à la retraite. Et puis, tu connais mieux les dossiers que lui.

J’ai vivement hoché la tête en tentant de cacher ma nervosité sous un sourire crispé. Je savaisdepuis un moment que j’allais devoir prendre plus de responsabilités chez Bristol & Associates,mais tout à coup, ça devenait beaucoup plus concret.

Le sourire crispé n’a pas trompé Maggie.— Tu es nerveuse, a-t-elle fait remarquer.— Un peu, ai-je concédé. Ça me fait tout drôle de songer que je vais devoir diriger un cabinet

d’avocats. Pour lequel je ne travaille même pas depuis un an, ai-je ajouté en déglutissant. Sanscompter que je viens tout juste de me mettre au droit pénal.

J’ai perçu le ton anxieux qui déformait légèrement ma voix, et j’ai aussitôt essayé de corriger letir pour rassurer Maggie :

— Mais ça me fait vraiment plaisir que tu me fasses confiance, Mags. Et je suis ravie depouvoir t’aider. Tu peux compter sur moi, ai-je conclu d’une voix que j’espérais ferme et déterminée.

Depuis notre rencontre sur les bancs de la faculté de droit, Maggie et moi avions toujours pucompter l’une sur l’autre.

— Merci, Iz. Je sais que tu vas bien t’en sortir. Tu as fait du très bon travail depuis que tu nousas rejoints.

— En revanche, ne compte pas sur moi pour te donner des conseils quand tu auras ton bébé. J’aibien peur d’être tout à fait incompétente en la matière.

En vérité, je n’étais même pas certaine que j’aurais un jour des enfants, ni même que j’étais faitepour la maternité.

Maggie a levé les yeux au ciel.— Tant mieux ! Parce que les conseils pour être la maman parfaite commencent à me courir sur

le haricot ! Je t’assure, Iz… Au début, je trouvais ça sympa, mais c’est fatigant, à la longue.Son ventre était joli, drapé dans le tissu noir d’une robe de grossesse Empire. Elle a posé la

main dessus.— Ça me rassure de savoir que tu vas tenir la boutique en mon absence.— Tu dis ça pour que je me sente mieux ?— Pas du tout. Ton aide m’est vraiment précieuse, Iz. Je ne sais pas comment je faisais quand tu

n’étais pas là.Elle m’a regardée droit dans les yeux.— Alors prends le temps qu’il te faut, d’accord ? a-t-elle ajouté.— D’accord, ai-je dit en hochant lentement la tête. Merci, Maggie.J’ai désigné du menton l’estrade d’où le juge dirigeait les débats.— Comment il était ?— Bien. Mais si on perd, ça va faire mal. Tu sais comment on l’appelle ?

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— Non, comment ?— Père perpète.— De longues années de prison si la culpabilité est reconnue ?— Très longues.Elle a laissé échapper un soupir.— Alors, demanda-t-elle, où pourra-t-on te trouver quand tu ne seras pas au cabinet ?— Quelque part dans Michigan Avenue, c’est tout ce que je peux te dire.— Tu commences quand ?— Ce soir, si tu n’y vois pas d’inconvénient.— Aucun. Vas-y, éclate-toi !

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3

Madeline Saga n’avait jamais vraiment adhéré au procédé qui consistait à inclure des mots dansun tableau. Elle avait toujours considéré ces œuvres avec une certaine distance. Pour elle, les motschoisis ou l’image qu’ils formaient manquaient chaque fois de force. Elle se souvenait d’un tableauqu’elle avait vu dans une galerie de Chelsea : le mot « FEU » était inscrit en haut de la toile. Au-dessous se trouvait plusieurs fois le même mot qui, tourné dans tous les sens, formait une rose couleursang. Madeline pensait comprendre l’intention de l’artiste, cette opposition entre un mot inquiétant etle symbole romantique de la fleur. Une rose rouge faisait penser à la passion, un sentiment où amouret violence se mêlaient intimement. Madeline était bien placée pour savoir que, comme le feu, lapassion réchauffait autant qu’elle brûlait. Pourtant, l’image ne l’avait pas touchée au cœur. Madelineattendait d’une œuvre d’art qu’elle la remue, qu’elle la dérange, qu’elle la bouleverse. Mais cetterose dont les pétales étaient constitués d’un mot répété n’avait pas eu cet effet sur elle. Peut-êtren’était-elle pas une littéraire, songeait-elle parfois. Peut-être n’était-elle pas suffisamment sensibleau pouvoir des mots.

Mais, à présent, assise dans son bureau niché au fond de la galerie, elle ressentait les chosesdifféremment.

Elle avait les yeux rivés sur l’ordinateur où était affiché le site Web de sa propre galerie. Uneimage qu’elle avait elle-même téléchargée occupait toute la surface de l’écran. Il s’agissait d’EightDays, un dessin de Dudlin qu’elle avait vendu après s’être installée dans sa nouvelle galerie.

Eight Days se trouvait dans la section « Archives » du site Web. Elle aimait jeter un œil, detemps à autre, aux œuvres qui lui avaient appartenu autrefois, tout comme elle aimait lire, souschaque image, les commentaires des visiteurs du site. Il était toujours intéressant de savoir ce que lepublic pensait des tableaux qui faisaient ou avaient fait partie de sa collection.

Pourtant, elle ne prenait aucun plaisir à lire ce qui était écrit sous le dessin de Dudlin.D’ailleurs, elle avait lu ces mots tant de fois qu’ils dansaient à présent sur l’écran, illisibles. Enfin,elle parvint à maîtriser le mouvement paniqué de ses yeux pour les lire un par un. Ils étaient alignésen blanc sur fond noir, et elle les vit soudain comme une forme d’art en soi. Peut-être était-elle,finalement, en train de s’ouvrir à la force des mots.

Madeline augmenta la luminosité de l’écran, regardant alternativement l’image d’Eight Days etles commentaires alignés au-dessous. Chacune des lignes était chargée de terrifiantes insinuations.Celles qui visaient l’artiste la mettaient en colère et celles qui visaient la galeriste la remplissaientd’angoisse.

L’écran semblait s’approcher et s’éloigner d’elle comme une poitrine qui se gonfle et se

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dégonfle sous le coup de l’émotion. Finalement, elle cliqua sur l’icône d’impression et attendit queles deux pages sortent de l’imprimante. D’abord le dessin de Dudlin, puis les commentaires quil’accompagnaient.

Elle observa l’imprimante d’un regard soucieux. Ces derniers jours, elle avait trouvé, enarrivant le matin, des pages fraîchement imprimées dans le bac de sortie. Il s’agissait toujoursd’images qu’elle avait consultées la veille sur Internet — des œuvres d’artistes avec qui elle avaittravaillé, des tableaux vendus par d’autres galeries — et qu’elle ne se souvenait pas d’avoirimprimées.

Inquiète. Déboussolée. Voilà comment elle se sentait quand elle découvrait ces images quil’attendaient dans le bac de sortie de l’imprimante. Elle en avait parlé à quelques personnes autourd’elle, qui l’avaient gentiment taquinée en lui suggérant de revoir à la baisse sa consommationd’alcool et de substances illicites. De fait, Madeline appréciait le bon vin, et il lui arrivait des’allumer un joint, mais elle savait rester raisonnable. Il n’y avait qu’au lit qu’elle s’autorisait às’abandonner, à perdre la maîtrise d’elle-même.

Elle se leva brusquement, chassant de ses pensées le mystère de ces pages imprimées en sonabsence. Elle s’empara des deux feuilles qui venaient de glisser dans le bac et retourna dans la salled’exposition. Ses yeux se posèrent aussitôt sur un imposant tableau accroché à l’autre bout de lasalle. On y voyait une femme peinte à deux moments de la journée, mais aussi à deux époques biendistinctes.

Le décor de la partie gauche de l’œuvre ramenait le spectateur cent ans en arrière, dansl’intimité d’une femme en chemise de nuit couleur crème. L’épais tissu du vêtement donnait uneimpression de confort et de sécurité, tandis qu’on apercevait, à travers une fenêtre, les teintes rosepamplemousse d’un matin ensoleillé. Dans l’atmosphère bleu nuit d’une soirée contemporaine, lafemme peinte sur la partie droite de l’œuvre portait un négligé de soie blanc qui mettait en valeur sapeau bronzée. La pointe de ses seins dardait sous le tissu délicat.

Face au grand tableau, placé de manière à donner un recul suffisant pour apprécier l’œuvre, setrouvait un confortable fauteuil design installé là par Madeline. Elle l’avait fait fabriquer ens’inspirant de celui qu’on pouvait apercevoir dans la partie contemporaine du tableau.

Elle s’y assit et concentra son attention sur Eight Days, l’œuvre au fusain qu’elle venaitd’imprimer. Une résine naturelle fixait le dessin, apportant un rendu vibrant qui semblait donner vieaux quatre rues représentées par l’artiste.

Madeline rejeta ses longs cheveux par-dessus son épaule et fit disparaître le dessin sous lafeuille de commentaires qu’elle avait décidé de relire.

Elle savait que certains admirateurs de sir Arthur Dudlin s’étaient montrés critiques envers cetteœuvre, considérant que l’artiste avait fait preuve de paresse en se contentant d’utiliser le fusain avantde recouvrir le dessin d’un fixatif. Ainsi, elle n’avait pas été surprise lorsqu’elle avait lu le premiercommentaire, rédigé plusieurs mois auparavant :

La vieillesse est l’un des plus grands défis qui se présente dans la vie d’un artiste, et cegrand peintre doublé d’un gentleman n’a malheureusement pas su le relever.

— Pauvre Dudlin…, avait-elle murmuré la première fois qu’elle avait lu ce commentaire.Puis elle avait senti l’agacement monter en elle. Madeline avait très bien connu le peintre à la

fin de sa vie, et elle éprouvait pour lui un immense respect. Elle avait même servi de modèle — de« muse », comme disait Dudlin — pour un autre de ses magnifiques dessins au fusain. Elle n’avait

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donc pu s’empêcher de se sentir irritée en découvrant ce commentaire discourtois.Mais ça n’avait été qu’un mouvement d’humeur vite oublié. Rien à voir avec ce commentaire

plus récent qui l’avait profondément ébranlée. Tandis qu’elle le relisait, Madeline sentit une vaguebrûlante de colère crisper tous ses muscles. Elle tenait la feuille de papier d’une main tandis quel’autre agrippait le bras du fauteuil, comme si cette lecture venait de l’embarquer sur des eauxtumultueuses. Des eaux dangereuses. Mais peut-être avait-elle pris ces mots trop à cœur les quelquesfois où elle les avait lus. Au fond d’elle, Madeline ne pouvait s’empêcher d’espérer que sa réactionavait été disproportionnée lors des précédentes lectures, et que celle-ci allait remettre les choses àleur place.

L’auteur avait posté son commentaire sous le pseudonyme d’ArtManners.

A la fin de sa vie, Dudlin a troqué son métier d’artiste peintre pour celui d’hommed’affaires. Il a cessé de créer, se contentant de donner des directives à des assistants quiexécutaient ses dessins au fusain avant de les fixer avec cette résine qui leur donne unaspect brillant. Bien entendu, le maître s’est attribué la paternité de ces œuvres.

Elle serra les doigts plus fort encore sur le bras du fauteuil en prévision de la suite.

Si vous possédez un dessin de cette série au fusain, je ne saurais trop vous conseillerd’en vérifier l’authenticité. Surtout si vous l’avez acheté dans cette galerie.

Il restait encore deux lignes, mais elle ne put se résoudre à les relire.Madeline posa les feuilles imprimées au pied du fauteuil et resta un long moment immobile, les

yeux rivés au plafond.Dieu merci, il n’y avait pas de visiteur dans la galerie.Dieu merci, John Mayburn allait lui envoyer Isabel McNeil.

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4

— Ravie de faire votre connaissance, ai-je dit en serrant la main de Madeline Saga.Elle était telle que Mayburn me l’avait décrite : une jolie femme aux traits asiatiques, menue et

lumineuse, à la peau si blanche et lisse qu’elle semblait presque nacrée. Quelque chose dans sonregard déterminé donnait le sentiment que ses yeux marron avaient aussi le sens du toucher.

— Enchantée moi aussi, Isabel, a-t-elle dit d’une voix à la fois douce et ferme.J’ai promené le regard sur la galerie. Nichée dans un angle du gigantesque Wrigley Building,

elle avait une forme presque triangulaire. Un parquet de bois blond couvrait le sol de la salle auxmurs blancs que traversaient quelques colonnes de la même couleur.

— C’est un très bel espace, ai-je dit.— Merci. Merci beaucoup.A son tour, elle a balayé la salle du regard, comme si elle la découvrait en même temps que moi.— Venez, je vais vous faire visiter.Chaque pas réservait une surprise. Elle m’a d’abord montré un timbre miniature. Décoré d’un

motif vaguement indien, il était perdu au milieu d’un immense passe-partout brun qui couvrait lamoitié du mur. Elle a ensuite tendu le doigt vers une sculpture qui ressemblait à une ribambelle deglaçons garnis de métal argenté. A côté se trouvait un seau rempli de vrais glaçons.

— C’est une installation, a-t-elle dit.— Intéressant, ai-je lâché en observant l’œuvre d’art d’un œil perplexe.— Qu’est-ce qui vous frappe le plus, dans ce travail ?— Je ne sais pas… Sans doute le mélange d’authentique et d’artificiel.— Peut-on jamais être certain de faire la différence entre les deux ? a demandé Madeline d’une

voix songeuse. Tout ou presque peut devenir de l’art, a-t-elle ajouté. La plupart du temps, une œuvred’art propose tout simplement un autre regard sur la réalité.

Elle m’a ensuite montré quelque chose de plus classique, que j’ai aussitôt adoré : un tableaureprésentant une femme saisie par l’artiste à deux époques différentes. Sans doute me suis-jeidentifiée à cette inconnue qui vivait deux vies en même temps — un sentiment que j’avais souventéprouvé au cours des dix-huit derniers mois.

— Et ce fauteuil, là ? ai-je demandé.— Ah ! le fauteuil ! a-t-elle lancé d’un ton plus léger. Qu’est-ce qu’il vous inspire ?Ses questions me faisaient perdre confiance en moi. La vérité, c’est que je craignais de me

ridiculiser. Malgré un cours d’histoire de l’art en faculté de droit et quelques visites aux nombreuxmusées de Chicago, mes connaissances en matière d’art — surtout contemporain — étaient très

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limitées. Et se faire interroger par une femme diplômée de grandes écoles new-yorkaises avait dequoi me rendre nerveuse. Tandis qu’elle scrutait mon visage, montrant un intérêt flatteur pour lecommentaire que je tardais à fournir, je ne pouvais m’empêcher de songer aux paroles de Mayburn :« Madeline ne vit que pour l’art, tu sais. L’art et le sexe. »

— Le fauteuil ressemble beaucoup à celui du tableau avec la femme en négligé de soie, ai-je diten désignant la toile.

Un petit sourire s’est dessiné sur les lèvres prune de Madeline.— Je l’ai fait fabriquer dès que le peintre a accepté que ma galerie le représente. Faire

connaître et vendre les œuvres d’un artiste est une façon de contribuer à son travail, mais j’aimeaussi y contribuer plus directement lorsque l’occasion se présente. Je considère ça comme un grandhonneur.

— Vous savez, Madeline, je n’y connais pas grand-chose en art contemporain, mais j’étais entrain de me dire que votre galerie est pleine de merveilleuses surprises. L’encadrement géant pour letimbre minuscule, les vrais glaçons qui ne fondent pas grâce à je ne sais quel stratagème, le fauteuilqui semble tout droit sorti du tableau qui lui fait face…

— Isabel…, m’a-t-elle gentiment interrompue.Je lui avais dit que tout le monde m’appelait Izzy, mais ça semblait lui être entré par une oreille

et ressorti par l’autre. Si je n’avais pas insisté, c’est qu’« Isabel » sonnait vraiment bien dans sa joliebouche. Avec son gloss couleur prune, elle me faisait penser à une quetsche prête à être cueillie… etdévorée.

— Vous dites que vous ne connaissez pas grand-chose à l’art, mais vous vous y connaissez enamour, n’est-ce pas ? C’est une chose que je devine en vous.

Je n’ai pas répondu tout de suite, une nouvelle fois déstabilisée par sa question. J’étais sur lepoint de lui demander ce qu’elle entendait par là quand j’ai osé exprimer ce que je ressentais au fondde moi.

— Oui, je m’y connais en amour.— Dans ce cas, a repris Madeline en posant une main douce sur le haut de mon bras, vous vous

y connaissez en art.Que répondre à ça ? Je n’étais même pas certaine de ce que j’en pensais. Tout ce dont j’étais

certaine, à cet instant-là, c’est que quelque chose d’électrique transperçait ma veste de tailleur pourme donner la chair de poule. Ou était-ce simplement à cause de ce que Mayburn m’avait dit au sujetde son ex ? Qu’elle puisait son énergie dans les gens qui l’entouraient ?

Nous avons poursuivi la visite de la galerie, le plus souvent en silence, Madeline me laissant letemps de contempler chacune des œuvres exposées. Parfois, elle me demandait mon avis, mais leplus souvent, elle se contentait de cette question : « Qu’est-ce que ça vous inspire, Isabel ? »

Nous nous sommes arrêtées face à une sculpture.— C’est le travail d’un artiste italien, a-t-elle dit. Qu’en pensez-vous ?Il s’agissait d’un petit arbre en fer forgé, haut de cinquante ou soixante centimètres. Il était

magnifique, avec ses branches peintes en noir brillant et ses feuilles aux allures d’émeraudes.— C’est sublime.Elle a hoché brièvement la tête avec un petit sourire satisfait.Tandis qu’elle continuait à me montrer les trésors de sa galerie, j’ai remarqué à quel point son

regard s’allumait dès qu’elle parlait d’art. La passion colorait aussi son visage, qui prenait une teintepêche. Je la trouvais incroyablement sexy et je comprenais mieux, à présent, pourquoi Mayburn avaitété dingue de cette femme.

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Elle s’est immobilisée brusquement.— Je peux vous montrer quelque chose ?Il y avait quelque chose de changé dans le ton de sa voix.— Bien sûr, ai-je répondu en promenant un regard intrigué sur la galerie.Quelle surprise me réservait-elle encore ?Mais Madeline a fait demi-tour et s’est dirigée vers l’arrière de la salle. Elle portait des

chaussures à talons hauts couleur chair, qui piquaient le sol avec un son si délicat que le tap-tap-tapde mes propres talons, quand je lui ai emboîté le pas, m’a paru affreusement lourd et presquegrossier.

La pièce nichée au fond de la galerie avait, elle aussi, des murs blancs et une belle hauteur deplafond. En revanche, elle était aussi petite que la salle d’exposition était vaste. Des tableaux souventdépourvus de cadre étaient alignés sur des étagères en métal. Ainsi pressés les uns contre les autres,ils semblaient perdre de leur force. On aurait dit qu’ils manquaient d’air, d’espace et de lumière pourrespirer comme ils le faisaient si bien dans la grande salle, où les visiteurs pouvaient les admirersous tous les angles.

Les sculptures, posées sur un socle et parfaitement éclairées dans la salle d’exposition, setrouvaient ici rangées au hasard des espaces disponibles : un bronze avait trouvé refuge au sommetd’un classeur à tiroirs, une statuette de bois était couchée sur un réfrigérateur…

Un petit bureau avait été aménagé dans un angle. Madeline m’a fait signe de m’asseoir à la tablede travail où était allumé un ordinateur portable blanc.

J’ai pointé le doigt sur l’écran.— C’est la page d’accueil de votre site, ai-je dit tandis qu’elle approchait sa chaise de la

mienne.— Oui, a-t-elle confirmé. J’y ai mis des photos de presque toutes les œuvres de la galerie, y

compris celles que j’ai déjà vendues. J’ai tenu à ce que mon site soit aussi interactif que possible.Par exemple, tout le monde peut laisser un commentaire sur l’œuvre de son choix.

Elle a fait apparaître une page où se trouvait une série de photos miniatures, puis a cliqué surquatre dessins qui semblaient réunis sur une toile, chacun représentant une rue dans un paysageurbain. L’œuvre avait visiblement été traitée avec une sorte de vernis qui lui donnait un bel aspectbrillant.

— C’est un fusain sur toile de sir Arthur Dudlin, a dit Madeline. Un travail très intéressant dontje pourrais vous parler plus tard si vous le désirez. Mais pour le moment, ce sont les commentairesque j’ai reçus que j’aimerais vous montrer.

J’ai lu le premier, qui disait en gros que le talent du peintre s’était émoussé avec l’âge.J’ai quitté l’écran des yeux pour me tourner vers Madeline.— Vous avez la possibilité de lire les commentaires avant publication, et de les bloquer si vous

les jugez trop négatifs ou injurieux ?Elle a secoué la tête.— Je refuse toute forme de censure. Je crois profondément que la façon dont on réagit à l’art est

aussi importante que l’art en lui-même.Madeline m’a fait lire le second commentaire :

A la fin de sa vie, Dudlin a troqué son métier d’artiste peintre pour celui d’hommed’affaires…Si vous possédez un dessin de cette série au fusain, je ne saurais trop vous conseiller

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d’en vérifier l’authenticité. Surtout si vous l’avez acheté dans cette galerie.

— C’est ce qui vous a fait penser que certaines œuvres de la galerie pouvaient avoir étécontrefaites ?

— Ça a été la première alerte, oui, a répondu Madeline d’une toute petite voix. Mais ce sont lesdernières phrases qui me perturbent le plus.

Je les ai aussitôt lues :

Madeline Saga corrompt tout ce qu’elle touche. Elle anéantit.

— « Elle anéantit », a répété Madeline. Je ne comprends pas pourquoi cette personne a écrit ça.Je m’efforce au contraire de célébrer la vie et le génie humain, en aidant les artistes à faire connaîtreleur travail. Et puis ce verbe, « corrompre », qui veut dire pourrir, dégrader, mais aussi soudoyer…Non, a-t-elle répété en secouant douloureusement la tête, je ne comprends pas.

— Vous ne voyez vraiment pas à quoi ce commentaire peut faire allusion ? ai-je insisté.— Non.Elle semblait accablée. Je me sentais mal pour elle, mais je n’avais aucune idée de la façon dont

on pouvait réconforter Madeline Saga.J’ai relu le commentaire avant de lever les yeux vers elle.— Je comprends votre point de vue sur la censure, Madeline, mais je crois que vous allez

devoir faire une entorse à vos principes. Etant donné la situation, vous devez vous accorder un droitde regard sur les commentaires postés sur votre site.

Il suffisait de voir l’expression de Madeline pour comprendre à quel point cette affairel’affectait.

— Je vais demander l’avis de Mayburn, ai-je dit avant de rectifier. Enfin, je veux dire de John.Allez savoir pourquoi, je n’appelais que rarement mon ami détective par son prénom. Je lui ai

envoyé un SMS pour lui expliquer ma première décision dans cette affaire, et il m’a aussitôt réponduqu’il l’approuvait entièrement.

Mais Madeline n’a pas réagi quand je lui ai lu le message de Mayburn.— Vous voulez que je le fasse pour vous ?Après quelques secondes d’hésitation, elle a fini par acquiescer d’un signe de tête avant de me

fournir ses mots de passe. Puis elle m’a observée en silence tandis que je changeais les paramètresde son site Web afin qu’elle puisse lire — et bloquer, le cas échéant — les commentaires avantpublication.

— J’efface les commentaires sur ce dessin ? ai-je demandé.Nouveau hochement de tête, celui-ci accompagné d’une grimace douloureuse. Pratiquer la

censure semblait lui causer une souffrance quasi physique.J’en avais presque terminé quand le bruit strident d’une sonnette m’a fait sursauter.— C’est juste quelqu’un qui veut entrer dans la galerie, a expliqué Madeline d’une voix douce.

J’ai dû verrouiller la porte.Mais elle est restée immobile au lieu d’aller ouvrir, l’œil rivé à l’espace vide où se trouvait

auparavant le commentaire. Elle le fixait, comme s’il s’agissait d’un long tunnel où elle parvenait àdistinguer beaucoup de choses invisibles au commun des mortels. Des choses qui la perturbaientprofondément.

— Je vais aller ouvrir, ai-je dit, vu qu’elle ne semblait pas décidée à se lever.

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Et puis j’étais impatiente de commencer officiellement mon travail d’assistante.— Merci, a-t-elle répondu gravement, comme si c’était la première fois depuis des lustres qu’on

lui proposait de l’aide. Mais je crois que je vais y aller avec vous. Ah oui ! Isabel… Je ne veuxsurtout pas vous embêter, mais… John m’a laissé entendre que vous aviez eu une vie mouvementée,ces deux dernières années.

Je l’ai regardée en fronçant un peu les sourcils. Où voulait-elle en venir ?— Je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux vous trouver un pseudonyme. Quelque chose

comme Isabel ou Izzy Smith, vous voyez ? Ça m’ennuierait que quelqu’un tape votre nom sur Internetet découvre que vous êtes en réalité une avocate.

— Je n’y vois aucun inconvénient, ai-je répondu en me levant pour la suivre vers la salled’exposition. J’aurais dû y penser moi-même.

Mais Madeline s’est immobilisée après avoir fait quelques pas, avant de se tourner pourregarder une fois de plus l’écran de son ordinateur portable. Je ne saurais dire comment, mais j’ai eula certitude qu’elle ruminait encore le commentaire que je venais de retirer de son site :

Madeline Saga corrompt tout ce qu’elle touche. Elle anéantit.

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5

J’ai ouvert la porte de la galerie, et le vent s’est engouffré dans la salle d’exposition.J’ai croisé machinalement les bras sur la poitrine, mais j’ai remarqué que Madeline faisait

exactement le contraire. Elle se tenait face à la porte dans une position relâchée, les bras le long ducorps, le dos un peu cambré, comme si elle s’ouvrait à tous les possibles que portait le vent.

Une femme élégante à la tête couverte d’un foulard ivoire a pénétré dans la galerie.— Lina ! s’est-elle exclamée en apercevant Madeline.Son manteau couleur pêche semblait si doux qu’on avait envie d’y passer la main. C’était une de

ces femmes — comme Cassandra, l’amie de ma mère — à qui il était impossible de donner un âge.Quarante-cinq ans ou la soixantaine radieuse ?

Madeline a fait les présentations.— Isabel, voici Jacqueline Stoddard… Jacqueline, je vous présente Isabel, ma nouvelle

assistante.— Ah ! une nouvelle assistante… Alors je vous souhaite la bienvenue, Isabel, a dit Jacqueline

en me serrant la main.Elle s’est tournée vers Madeline.— A propos d’assistant, comment va Syd ?— Il va bien, merci pour lui. Je lui dirai que vous avez pris de ses nouvelles.— Oui, dites-lui, s’il vous plaît. Ecoutez, Lina, j’ai fait un saut chez vous parce que je voulais

voir si vous aviez des œuvres de Roberto. J’ai un client qui en cherche.— Attendez-moi là, je vous prie. Je vais aller vérifier tout de suite, a dit Madeline avant de me

faire signe de la suivre.Une fois de retour à l’arrière de la galerie, elle s’est dirigée vers un meuble doté de fins tiroirs.— Vous trouverez ici des œuvres picturales qui ne sont ni montées sur châssis ni encadrées, a-t-

elle expliqué. Jacqueline possède une galerie située de l’autre côté de Michigan Avenue, et ellecherche des toiles de Roberto Politico pour un de ses clients. Son goût est beaucoup plus classiqueque le mien, mais il arrive que nous représentions un même artiste. Elle sait que Roberto préfèretravailler avec moi et qu’il me donne davantage d’œuvres.

Madeline a esquissé un sourire.— Je l’ai sentie mal à l’aise de me demander une toile de Roberto pour la vendre à un de ses

clients. Elle croit sans doute que je risque de mal le prendre.— Mais ce n’est pas le cas ? ai-je demandé en la regardant enfiler une paire de gants en coton

blanc. Ça ne vous dérange pas qu’elle vende une œuvre de cet artiste alors que c’est à vous qu’il l’a

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confiée ?Madeline a ouvert un tiroir très large et très plat, et s’est mise à fouiller dans les toiles qui s’y

trouvaient rangées.— Non, bien sûr que non. Jacqueline a l’esprit de compétition, comme beaucoup de galeristes,

d’ailleurs. Mais je ne vois pas les choses comme eux.— Que voulez-vous dire ?— Je vis ce travail comme une passion, vous comprenez ? Plus que tout, j’aime partager mes

découvertes, faire connaître mes coups de cœur, donner envie aux gens d’avoir un regard neuf sur lemonde. Pour moi, le principal est que ces œuvres soient diffusées. Qu’elles rencontrent leur public etvivent à travers la sensibilité de ceux qui les acquièrent. Que ce soit possible grâce à ma galerie ougrâce à celle d’un confrère est vraiment secondaire.

Nous sommes restées silencieuses pendant quelques secondes. Je l’ai regardée sortir deux toilesdu tiroir ; l’une où dominaient les tons orange, l’autre le jaune moutarde. Toutes deux représentaientune femme de profil. On aurait dit que l’artiste s’était servi d’un couteau pour taillader l’épaissecouche de peinture jusqu’à former un visage.

— Jacqueline Stoddard vous a appelé Lina, n’est-ce pas ?— Oui, elle m’appelle toujours comme ça.Madeline s’est interrompue pour poser les toiles sur une table haute.— Un jour, elle s’est mise à m’appeler Madelina, et ça a fini par se transformer en Lina, a-t-elle

repris avec un petit haussement d’épaules.Le temps de vérifier l’état des toiles et de les saisir pour la seconde fois entre ses doigts gantés,

Madeline m’a de nouveau entraînée vers la salle d’exposition où patientait Jacqueline Stoddard. Unefois les œuvres de ce Roberto Politico étendues sur une table de verre, les deux galeristes se sontmises à débattre de leurs qualités respectives. Bonne occasion d’apprendre, ai-je songé en tendantl’oreille. Elles se sont tout de suite accordées pour dire qu’il existait un dialogue entre les deuxtableaux. Malheureusement, le client de Jacqueline ne souhaitait en acheter qu’un seul. Il avait déjàprévu l’endroit où il comptait le placer ; un espace vide, dans le couloir de sa maison, auxdimensions bien précises. Sans compter, a ajouté Jacqueline, que la toile devait s’accorder avec unvase chinois jaune du XVIIIe siècle. Une fois l’œuvre choisie, une discussion s’est engagée sur sonprix. 78 000 dollars, a fini par dire Madeline. C’était son dernier mot.

Je n’ai pas pu m’empêcher de regarder les deux femmes avec des yeux ronds. 78 000 dollarspour une peinture qui n’était même pas encadrée et qui allait finir sur le mur d’un couloir, à côté d’unvase jaune ?

J’avais manifestement beaucoup à apprendre sur le monde de l’art.— Alors, je compte sur vous pour me dire assez vite si votre client souhaite acquérir cette toile,

Jacqueline, a dit Madeline avant de se tourner vers moi. Quant à vous, Isabel, je vous emmène boireun verre pour fêter notre collaboration, ce soir.

Pas de point d’interrogation pour accompagner cette invitation. Heureusement, mes soiréesétaient loin d’être surchargées, depuis que mon petit ami s’était envolé pour la Thaïlande.

— Avec plaisir, ai-je répondu.Je m’attendais qu’elle invite aussi Jacqueline et, à en croire le sourire qui s’esquissait à peine

sur les lèvres de celle-ci, il m’a semblé qu’elle s’y attendait aussi.Mais Madeline s’est contentée de lui demander une nouvelle fois de la tenir au courant, avant de

la raccompagner jusqu’à la porte de la galerie.

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6

— J’adore l’endroit où nous allons, avait dit Madeline quand nous étions montées dans le taxi.A présent, tandis que nous entrions dans le bar, je comprenais pourquoi. Avec sa salle rose

nacré, on se serait cru dans un coquillage, impression renforcée par un savant éclairage et la douceurdes murs courbes. Tout au fond de la salle, des tabourets hauts en plastique transparent, agrémentésde coussins gris, étaient alignés le long d’un comptoir de verre illuminé de l’intérieur. Cet endroitétait une sorte de grotte, mais au lieu d’être sombre et angoissante, cette grotte-là était douillette etapaisante.

Je me suis tournée vers Madeline.— Je n’avais jamais entendu parler de ce bar. Comment l’as-tu déniché ?Dans le taxi, Madeline avait proposé de nous tutoyer, et j’avais accepté avec plaisir.Elle m’a expliqué que ce bar s’appelait Toi, un mot maori qui faisait référence à l’art aussi bien

qu’à l’inspiration. Il était situé dans une rue étrange, à quelques pâtés de maisons de Fulton Market,qui avait été autrefois le royaume des abattoirs et des boucheries. Aujourd’hui, ce quartiermétamorphosé regorgeait de restaurants gastronomiques, de bars branchés, de boutiques de vêtementset de galeries d’art. Mais ici, à seulement dix ou quinze minutes de marche de ces lieux animés, lesrues qui entouraient Toi avaient des airs de quartier fantôme : terrains vagues, rares maisons lugubreset immeubles monolithiques qui abritaient sans doute des garde-meubles. Visiblement, même les noman’s land de Chicago avaient quelques trésors à offrir. Oui, Toi était vraiment un petit joyau oùcirculait une énergie joyeuse, que ne laissait pas présager l’aspect sinistre de son environnement.

Entre nous et le comptoir de verre où officiait une barmaid aux bras tatoués, des petits nuages deconversations tourbillonnaient dans l’air, éclatant çà et là en rires sonores.

Madeline s’est arrêtée net.— Amaya ?Sa voix trahissait la surprise.— Salut, a répondu une femme aux traits aussi asiatiques que ceux de Madeline.Ses cheveux noirs coupés au carré tombaient juste au-dessus de ses épaules et sa frange droite

lui couvrait les sourcils. Il y avait quelque chose de circonspect dans son regard, comme si ses yeuxnoirs étaient placés un peu en arrière dans leurs orbites afin de pouvoir observer le monde avec ladistance nécessaire.

Madeline a pressé le col en fourrure de sa veste autour de son cou.— Je ne pensais pas te voir avant vendredi, a-t-elle dit avant de se tourner vers moi. Amaya et

moi fréquentons le même atelier de tissage, le vendredi.

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— Oui, a confirmé Amaya. Sauf que je ne suis pas certaine de pouvoir y aller cette semaine.Mon petit garçon est malade, et je doute qu’il soit remis avant vendredi.

Plus menue encore que Madeline, Amaya avait vraiment beaucoup d’allure.— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui a demandé Madeline.— C’est Jasper qui m’a fait découvrir cet endroit. D’ailleurs, je suis venue avec lui, ce soir. Tu

sais que j’ai acheté une autre de ses sculptures…Une pause.— Désolée, Madeline, j’aurais préféré l’acheter chez toi, mais…J’ai remarqué qu’elle roulait un peu les r.— Arrête, voyons, tu n’as pas à t’excuser.— Tu dois être effondrée qu’il ait choisi une autre galerie pour le représenter.— Mais non, pas du tout, a répondu Madeline d’une voix très calme. Jasper n’en reste pas moins

un ami cher.— Mouais…, a dit Amaya avec une moue sceptique. Aussi cher que peut l’être un ami qui vous

a quitté pour quelqu’un d’autre. Bon, il faut que j’y aille. Ma baby-sitter ne peut pas rester tard, cesoir.

Elle est passée entre nous dans un bruissement de cheveux et de vêtements noirs.— Au revoir, Madeline.Une jeune femme blonde est alors venue à la rencontre de Madeline avec un grand sourire.

Après une brève mais chaleureuse embrassade, Madeline s’est tournée vers moi et nous a présentées.Cette beauté spectaculaire s’appelait Muriel. Tandis que je lui serrais la main, j’ai songé que

c’était un prénom un peu démodé pour une femme aussi jeune.— Je suis la directrice de cet établissement, m’a-t-elle dit. En tant qu’amie de Madeline, vous

êtes ici chez vous. N’hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit.Il y avait chez elle une sorte de grâce juvénile qui lui donnait un air adolescent.Je l’ai remerciée, et elle nous a accompagnées jusqu’au fond de la salle. Muriel a retiré la carte

Réservé de la table qu’elle nous destinait, avant d’incliner un peu la tête vers Madeline. Tous lesgens qui gravitaient autour de la galeriste semblaient heureux de contribuer à l’art d’être MadelineSaga, ai-je songé.

— Tu sais, a dit Muriel alors qu’on se glissait sur les banquettes satinées, il y a beaucoup degens qui espéraient ta venue, ce soir.

Madeline a balayé les alentours du regard, saluant quelques personnes d’un sourire parfoisaccompagné d’un petit geste de la main.

— Tout le monde va vouloir venir te dire bonjour, a repris Muriel. Si ça ne t’ennuie pas, biensûr…

— Salue Jasper de ma part, s’il te plaît, mais j’ai besoin d’un peu de tranquillité pour lemoment, a répondu Madeline avant de me désigner de la main. Isabel est ma nouvelle assistante, etnous devons discuter d’un tas de choses.

— Bien sûr, bien sûr. Je vais demander qu’on vous apporte ton cocktail favori. Je m’occupe detout.

Elle est partie sur ces mots avec un dernier sourire.— Cette fille, Amaya, c’est une de tes amies ? ai-je demandé lorsqu’on s’est retrouvées seules.— Je ne dirais pas ça. On s’est rencontrées dans cet atelier de tissage dont je t’ai parlé tout à

l’heure. Après ça, elle est venue à la galerie à plusieurs reprises et elle m’a acheté quelques œuvres.Mais pour une raison ou une autre, elle semble m’en vouloir.

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Elle a ouvert les boutons de sa veste et a rejeté ses longs cheveux noirs par-dessus son épaule.— A moins que ce ne soit moi qui lui en veuille…, a-t-elle curieusement ajouté.— Tu penses qu’elle pourrait être impliquée dans…J’ai rapidement regardé autour de nous, consciente de me trouver au cœur du petit monde que

fréquentait Madeline.— … dans ce qui t’arrive ? ai-je achevé prudemment.Elle a secoué la tête.— Non, ça me paraît impossible.— Et ce Jasper dont vous avez parlé toutes les deux ?Madeline a rejeté le reste de ses cheveux par-dessus son autre épaule, avant de désigner un

groupe d’hommes d’un mouvement de la tête.— Jasper est un artiste de grand talent, et ce qui s’est passé entre nous n’a rien d’inhabituel dans

le monde de l’art. Au bout d’un certain temps, un artiste a souvent besoin de quitter la personne quil’a découvert et fait connaître afin de s’émanciper et de voler vers d’autres horizons. C’est ce qui estarrivé, et quand j’ai compris qu’il était décidé, je n’ai pas cherché à le retenir. Bien sûr, j’ai regrettéson départ, mais j’ai compris sa démarche et je n’ai éprouvé ni amertume ni colère à son égard.

— Et Jasper est à l’aise avec sa décision ?— Oui.— Jasper ou Amaya ont déjà eu les clés de ta galerie ou de ton appartement ?— Non, jamais.— Madeline, il faut que je te demande quelque chose. Si habile que soit le faussaire, contrefaire

un tableau prend forcément du temps. Est-il possible que tu ne t’aperçoives pas de la disparitiond’une œuvre entre le moment où elle est volée et le moment où elle est remplacée par un faux ?

— Tu as vu que j’ai beaucoup de tableaux qui ne sont pas encadrés, à l’arrière de la galerie, etsouvent même de simples toiles en attente d’être tendues sur un châssis. Franchement, si une personnemal intentionnée trouvait le moyen de les faire sortir de la galerie, il faudrait un sacré hasard pourque je m’en rende compte tout de suite. Sans compter que j’en conserve aussi chez moi.

— Quelqu’un possède un double des clés de ton appartement ?— Seulement le concierge, qui a une loge au rez-de-chaussée de l’immeuble. Si quelqu’un a

besoin d’entrer en mon absence, je lui demande de bien vouloir ouvrir.— Mayburn… John m’a dit que tu avais trouvé des portes ouvertes dans ton appartement. Des

portes que tu pensais avoir fermées.— Oui, c’est arrivé à plusieurs reprises. Une fois, c’est la porte de mon atelier que j’ai trouvée

grande ouverte alors que je la ferme systématiquement à cause des produits chimiques. Une autre fois,c’est celle d’un cagibi que je n’utilise que très rarement…

— Tu penses que ça pourrait être le concierge ?— Je me suis renseignée auprès de lui, et il m’a répondu : « Bien sûr que non, madame ! » d’un

ton presque blessé.Elle a haussé les épaules.— Je m’inquiète sûrement pour rien, a-t-elle ajouté.Je l’espérais, moi aussi, mais quelque chose me faisait en douter.A en croire la serveuse venue apporter nos boissons, le cocktail favori de Madeline s’appelait

un martini aux litchis. Deux petits fruits d’aspect gélatineux reposaient au fond du verre conique, dansun liquide trouble et blanchâtre.

J’en ai bu une gorgée et j’ai poussé un grognement de plaisir.

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— Panoplie de merle !A la manière dont elle m’a regardée, j’ai senti que Madeline avait un brusque doute sur ma santé

mentale.— C’est ma façon de dire « saloperie de merde », ai-je expliqué. J’ai une fâcheuse tendance à

proférer des grossièretés à tout bout de champ, et j’essaie de les remplacer par des équivalentsphoniques. Mais, comme aime me le faire remarquer mon amie Maggie, je finis presque toujours parprononcer les véritables jurons.

Cette explication a fait rire Madeline.— Tu n’avais jamais goûté ce cocktail ?J’ai bu une autre gorgée.— Non, et je trouve ça délicieux !J’ai posé le verre sur la table pour m’empêcher de le boire d’un trait.Madeline et moi avons alors entamé une agréable conversation, malgré les sujets parfois

épineux que nous avons dû aborder. Nous avons parlé de ce qu’elle avait ressenti quand elle avaitcompris que des œuvres de sa galerie avaient été volées puis copiées, et elle m’a avoué que, d’unecertaine façon, elle était encore sous le choc. Nous avons également évoqué les commentaires quej’avais retirés de son site Internet.

S’il y avait un blanc dans la conversation, Madeline n’essayait pas de le meubler. D’ailleurs,j’avais le sentiment qu’elle ne voyait pas ça comme un trou à combler, mais plutôt comme un espaceouvert dont elle profitait pour promener un regard serein sur la clientèle du bar, un petit sourire auxlèvres, visiblement ravie de se trouver en ce lieu. Dans ces moments-là, je faisais quelques tentativespour ranimer la flamme, mais, de toute évidence Madeline n’avait guère de goût pour lesconversations triviales. Contrairement à la plupart des habitants de cette ville, même le climat deChicago la laissait indifférente.

— Oui, il fait froid, avait-elle répondu quand j’avais essayé de lancer le sujet.Et elle n’avait pas ajouté un mot.Pour espérer la ramener vers moi, il fallait que le hasard me fasse aborder un sujet qui touchait

quelque chose en elle. Quand c’était le cas, elle était présente à cent pour cent, comme si nous étionsseules dans la salle pourtant bondée.

Sa sérénité avait le pouvoir de m’apaiser, et je me suis mise, moi aussi, à profiter de nossilences pour observer ce qui se passait autour de nous.

Lorsque j’ai repris la parole, j’ai choisi mes mots.— Je suis vraiment heureuse d’avoir fait ta connaissance, Madeline.Elle m’a regardée attentivement, et l’expression de son visage est passée du plaisir à la joie.— Moi aussi, Isabel, moi aussi.Elle m’a pris la main et l’a pressée doucement.— Ça me fait drôle de te connaître en personne, ai-je dit, parce que j’ai beaucoup entendu

parler de toi par May… par John.Ses yeux se sont légèrement plissés.— J’ai remarqué que tu es toujours tentée de l’appeler par son nom de famille.— Oui, c’est vrai. Je l’appelle rarement John, je ne sais pas trop pourquoi.Un petit rire a secoué son corps menu.— Mayburn… Ça fait un peu trop dur à cuire, pour un homme comme lui.J’ai haussé les épaules.— Pour moi, c’est ce qu’il est. C’est quand même pas un grand sensible, si ?

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— Si, a répondu Madeline. John est un amour.J’ai froncé les sourcils.— Un amour ? Ce n’est pas commun de dire ça d’un ex. D’ordinaire, c’est plutôt un mot qu’on

emploie entre frère et sœur.Elle a hoché la tête.— C’est un peu ce qu’on est devenus l’un pour l’autre.Je n’ai pas pu m’empêcher de la regarder avec des yeux ronds. Je savais que Madeline avait été

la grande passion de Mayburn et que seul son amour pour Lucy avait réussi à l’en guérir.Ma surprise ne lui a pas échappé.— En tout cas, c’est ce qu’il est devenu pour moi, a-t-elle précisé.— Comment est-ce que ça se fait ?— En partie parce que je suis fille unique. J’ai été adoptée.— Quand tu étais bébé ?— Oui. Mes parents sont du Wisconsin. Tous les deux blonds comme les blés.A leur évocation, un tendre sourire s’est formé sur ses lèvres.— Mon père a fait de fréquents séjours au Japon pour son travail. C’est là-bas que je suis née.— Tu connais ta famille biologique ?— Non, a-t-elle dit en secouant la tête. Mais ils m’ont fait un cadeau, une fois.Elle a souri.— Je t’en parlerai un de ces jours.— Combien de temps a duré ton histoire avec Mayburn ? Quelques années, c’est ça ?— Six mois.— C’est tout ?Il me semblait qu’il m’avait parlé d’une relation bien plus longue. Mais le temps est parfois une

notion toute relative, et Mayburn croyait peut-être sincèrement que leur liaison avait duré pluslongtemps. Vu l’importance qu’avait eue Madeline dans sa vie, il n’admettait sans doute pas que leurhistoire eût été si brève.

Je me suis brusquement demandé si les hommes qui comptaient dans ma vie — Sam et Theo —me mettaient aussi sur un piédestal, et j’ai eu un accès de tristesse en songeant que ce n’était sûrementpas le cas.

Par exemple, je n’avais plus parlé à Sam depuis des mois. Aux dernières nouvelles, il étaittoujours avec Alyssa, son ancienne petite amie du lycée. Peut-être Sam me considérait-il désormaiscomme un accident de parcours, maintenant qu’il avait retrouvé son premier amour.

Quant à Theo… Notre histoire n’était guère plus longue que celle de Madeline et Mayburn. Pourle moment, m’avait-il expliqué, il lui était impossible de s’investir dans une relation sentimentale.Theo, fils unique, avait vécu une enfance heureuse. Mais, récemment, de douloureux événementsl’avaient amené à tout remettre en question. Et dans ce « tout », il y avait moi. Je comprenais qu’il aitbesoin de faire le point sur sa vie. Je comprenais que Theo ait besoin de se cacher pour panser sesplaies. Qui sait quelles étaient les choses — ou les êtres — qui avaient désormais de l’importance àses yeux ?

— C’est toi qui as demandé de l’aide à Mayburn ?— Je lui ai parlé de ce qui m’arrivait. John fait partie des quelques personnes à qui je peux me

confier quand j’ai un vrai problème.Je me suis demandé, au passage, qui étaient les autres personnes.— C’est lui qui a insisté pour enquêter sur cette affaire, a-t-elle ajouté.

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— Parce qu’il sait à quel point la galerie est importante pour toi.Madeline a hoché la tête.— Ce n’est pas très délicat de ma part de t’expliquer que j’ai des sentiments fraternels pour lui

alors que je sais qu’il n’éprouve pas la même chose à mon égard.— C’est vrai que ça lui a fait mal quand tu l’as quitté.J’ai aussitôt regretté ces paroles. Mayburn me tuerait s’il apprenait que j’avais raconté ça à

Madeline.— Enfin, c’est sans doute exagéré. Disons que ça n’a pas été agréable pour lui.— Oui, je sais…, a-t-elle répondu en secouant la tête avec une moue désolée. Il avait même

acheté une maison dans l’espoir qu’on y vivrait ensemble. Je crois qu’il nous voyait déjà en train defonder une famille.

— La maison de Lincoln Square.— Oui. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’on avait une idée différente sur le genre

d’existence qu’on souhaitait mener. Je ne suis pas du genre à vivre à Lincoln Square.— Je m’en serais doutée.Autrefois majoritairement occupé par une population allemande, l’héritage germanique était

encore présent dans ce quartier, notamment à travers de superbes tavernes comme les très réputéesChicago Brauhaus et Huettenbar. Autour de Lincoln Avenue, l’artère principale, les rues étaientprincipalement bordées de jolies maisons à ossature de bois. Depuis que le quartier attirait unepopulation plus jeune et plus argentée, on voyait fleurir un peu partout des petits cafés, des librairieset des boutiques pleines de charme. Un environnement très agréable, mais pas assez urbain pour unefemme comme Madeline.

— Ça m’a fait un sacré choc quand je me suis rendu compte qu’on n’avait pas du tout les mêmesprojets d’avenir, a-t-elle déclaré. Le coup a été si inattendu, si brutal, que je l’ai quitté comme ça, dujour au lendemain. Et maintenant, j’ai honte d’avoir été aussi cruelle avec lui.

A mon tour de lui presser la main.— Ne t’inquiète pas pour ça. Il s’est remis de votre séparation et il est même retombé amoureux.

Et avec deux enfants, sa maison de Lincoln Square est pleine de vie, maintenant.— John a des enfants ? a-t-elle demandé, stupéfaite. Pourquoi est-ce qu’il ne me l’a pas dit ?— Non, non, ce sont les enfants de la femme qu’il a rencontrée. Elle s’appelle Lucy, et c’est

quelqu’un de très bien. Tu vois, tu n’as pas à t’en faire pour lui.— Ça me soulage de le savoir, m’a assuré Madeline avant de faire un signe à un serveur qui

passait.Il n’a pas tardé à revenir avec deux autres martinis aux litchis, qui ne contenaient d’ailleurs pas

de Martini, mais bien de la vodka, comme me l’a confirmé Madeline.— Parle-moi un peu de toi, Isabel. Comment as-tu connu John ?Je lui ai dit que j’avais fait sa connaissance à l’époque où il travaillait occasionnellement pour

le cabinet d’avocats qui m’employait auparavant, et que j’avais ensuite fait appel à lui lorsque monfiancé de l’époque avait eu quelques « problèmes ». Lui raconter par le menu l’histoire de ladisparition de Sam me semblait un peu trop, pour une première sortie, aussi me suis-je contentée delui offrir la version courte.

— Et on a fini par devenir amis, ai-je conclu.— John est doué pour l’amitié, a déclaré Madeline avant de boire une gorgée de son cocktail.J’ai acquiescé d’un signe de tête.— Et tu habites où, Isabel ?

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— A Old Town, dans Eugenie Street.Je lui ai parlé de la maison en brique divisées en trois appartements où j’avais élu domicile.

J’avais acheté l’appartement du haut, un inconvénient à cause des nombreuses marches qu’il fallaitgrimper, mais aussi un avantage grâce au merveilleux toit-terrasse dont j’avais la jouissanceexclusive.

— Et ici…, a-t-elle dit en embrassant la salle d’un grand mouvement du bras. C’est le genred’endroit où tu irais avec tes amis ?

— Je suis une Chicagoane pur jus, tu sais. J’ai grandi ici, au cœur de la ville. Alors, forcément,j’ai un faible pour ce genre de troquet chic.

— « Troquet » ! J’adore ce mot !Elle avait l’air ravi, comme si je venais de créer une petite œuvre d’art éphémère avec ma

bouche.Nous nous sommes mises à parler de Chicago, de la façon dont la ville avait changé, dont elle

s’était embourgeoisée, et nous sommes convenues qu’elle était malgré tout restée cette villelaborieuse du Midwest qu’elle avait toujours été. Le fait qu’on s’accorde sur cette analyseapparemment contradictoire m’a fait plaisir.

Deux autres cocktails aux litchis sont apparus sur la table.Le visage de Madeline s’est éclairé, et elle a remercié le serveur.— A Chicago ! a-t-elle lancé en levant son verre.J’ai fait de même, et les verres se sont entrechoqués tout doucement pour ne pas renverser le

précieux liquide sur la table ronde.— A Chicago !La vérité, c’est que j’étais un peu ronde moi-même.Nous avons bu une gorgée en même temps, puis Madeline s’est levée avec un mot d’excuse

avant de se diriger vers les toilettes. J’en ai profité pour observer tranquillement ce qui se passaitautour de moi, comme j’avais vu Madeline le faire depuis notre arrivée.

J’admirais sa réaction face aux problèmes dont elle et sa galerie étaient victimes. Je savais queces contrefaçons l’affectaient profondément et, pourtant, elle continuait à profiter de la vie quandl’occasion se présentait.

Après être restée perdue dans mes pensées pendant quelques minutes, je me suis remise àobserver les clients qui se pressaient sur les banquettes satinées. Madeline m’avait dit que Toi étaitfréquenté par les milieux de l’art : marchands, galeristes, agents, collectionneurs, graveurs,sculpteurs, peintres, plasticiens…

Quelques minutes supplémentaires se sont écoulées.La serveuse est passée à ma hauteur, et je lui ai demandé un verre d’eau. J’étais bien, ici,

comme réchauffée intérieurement par cette lumière dont Madeline vous inondait quand elles’intéressait à vous.

La serveuse est revenue avec le verre d’eau. Les minutes ont continué à s’écouler, et toujourspas de Madeline. J’ai vérifié sur mon Smartphone : ni appel ni SMS de sa part.

Je me suis rendue aux toilettes pour m’assurer qu’elle n’était pas malade, mais elle ne s’ytrouvait plus. J’ai alors fait le tour du bar en balayant attentivement la foule du regard. La salle étaitpetite, et j’ai très vite acquis la conviction qu’elle avait quitté les lieux. J’espérais seulement quec’était de son plein gré.

Muriel est venue me voir quand je suis retournée à notre table.— Votre soirée s’est bien passée ?

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— C’était très agréable, ai-je répondu. J’adore cet endroit et son côté un peu secret. SansMadeline, je ne l’aurais sans doute jamais découvert.

— Ah ! Madeline… C’est vraiment un personnage fascinant, vous ne trouvez pas ?J’ai vivement hoché la tête.— Si, si.— Elle a tout réglé, a encore dit Muriel. Alors restez et profitez de votre soirée autant qu’il

vous plaira. Et n’hésitez surtout pas à nous faire signe si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre.Elle s’est éloignée après m’avoir adressé un de ces sourires qu’on ne voit que dans les

publicités pour du dentifrice.Ce n’est qu’alors que j’ai vraiment pris conscience de la réalité de la situation : Madeline

venait de me planter là sans un mot d’explication.

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En quittant le bar, je suis passée entre deux videurs en chapkas et blousons en mouton retourné.— Bonjour, messieurs, ai-je dit avec le sourire dont je me servais pour amadouer les juges les

plus coriaces.Je me sentais toute petite devant les deux mastodontes.— Dites-moi, vous auriez vu sortir une jeune femme, il y a quelques minutes ?— Euh… Ouais, a répondu l’un d’eux. Plusieurs, même.J’ai senti qu’il se retenait de me rire au nez.Muriel m’avait dit ignorer les raisons du départ précipité de Madeline, m’assurant par ailleurs

n’avoir rien noté d’anormal. Madeline lui avait demandé de tout mettre sur sa note avant de luisouhaiter une bonne soirée, voilà tout.

— Elle a les traits asiatiques, ai-je précisé.Les deux videurs sont restés muets.— Elle est vraiment belle, ai-je insisté.Celui qui n’avait encore rien dit m’a déshabillée du regard.— Il y a beaucoup de belles femmes, ici.Je les ai remerciés et je suis partie sans demander mon reste. Au passage du métro aérien qui

transportait ses passagers d’est en ouest, la nuit est brièvement devenue une toile sombre traversée decarrés lumineux. Une fois le train englouti entre deux grands immeubles, le quartier a retrouvé sonaspect fantomatique et vaguement inquiétant. Je croisais très peu de voitures — et encore moinsd’êtres humains — tandis que je marchais aux alentours du bar, scrutant les ruelles mal éclairées.

Et si elle s’était sentie mal et avait voulu prendre l’air ? J’ai rebroussé chemin, passant denouveau devant les videurs avant d’aller explorer l’autre côté de la rue. Bien que soulagée de ne pasl’avoir découverte en train de vomir contre un mur, je continuais à me faire du souci pour elle.

J’ai sorti mon portable de mon sac et je lui ai envoyé un SMS :

Salut, c’est Izzy. Tout va bien ?

J’ai fait les cent pas sur le trottoir en attendant sa réponse. Une voiture est passée. Quelquesflocons étaient tombés pendant que nous étions à l’intérieur, et ses pneus ont envoyé de la neigefondue à mes pieds.

J’ai essayé de joindre Madeline sur son portable, mais la sonnerie a retenti plusieurs fois dansle vide avant l’annonce de sa messagerie vocale.

J’ai réessayé et, cette fois, j’ai laissé un message : « Salut Madeline, c’est Isabel. Muriel m’a

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dit que tu étais partie. Je voulais te remercier pour les cocktails et surtout m’assurer que tu allaisbien. Merci de m’appeler si tu as ce message. »

Je ne cessais de repenser à ce qu’elle m’avait dit des portes ouvertes dans son appartement —de ce sentiment que quelqu’un y avait pénétré en son absence.

J’ai arpenté le trottoir pendant encore cinq bonnes minutes, puis j’ai décidé qu’il était temps derentrer au bercail. Mais trouver un taxi dans ce quartier désert relevait de l’exploit. Je me dirigeaivers le bar pour demander qu’on m’en appelle un quand la nuit s’est brusquement zébrée de bleu etde blanc. Les gyrophares d’une voiture de police.

La portière côté conducteur s’est ouverte, et un homme en est sorti, déployant son épaissesilhouette. Il n’était pas gros, mais il portait un gilet pare-balles sous un bomber gris. A Chicago, cegenre de look était monnaie courante chez les policiers. Une sorte d’uniforme pour ceux qui n’enportaient pas.

Il s’est tourné vers moi, et ce fut comme si les moments les plus désagréables de mon récentpassé m’avaient regardée droit dans les yeux.

Un seul mot est parvenu à passer le seuil de mes lèvres :— Vaughn…

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Madeline et la rousse avaient beau avoir observé à plusieurs reprises ce qui se passait autour deleur table, elles n’avaient rien remarqué. La vérité, c’est qu’elles s’étaient surtout intéressées l’une àl’autre.

Une amitié semblait être née au cours des deux heures où elles étaient restées attablées au fondde la salle, à discuter et à boire le cocktail préféré de Madeline. A travers leur langage corporel, ilétait devenu de plus en plus évident, au fil des minutes, que le courant passait entre les deux femmes.Quand elle le décidait, Madeline avait vraiment un don pour tisser des liens avec les gens qu’ellerencontrait. Quand elle le décidait. C’était comme ça, avec elle. Tout tournait toujours autour d’elle.

A un moment, la rousse était restée seule. Elle avait fini par se lever pour faire le tour de lasalle comme si elle cherchait quelqu’un. Sans doute se demandait-elle où était passée Madeline, quiavait quitté leur table depuis un bon moment déjà. Franchement, ça avait un côté risible de voir uneautre personne se faire traiter par-dessus la jambe par Madeline Saga. Cette façon qu’elle avait devous ignorer brusquement, de vous donner le sentiment que vous n’étiez qu’un être insignifiant…

Comme prévu, ni l’une ni l’autre ne s’était rendu compte qu’on les épiait.Ce qui n’était pas prévu, en revanche, c’était l’arrivée de ce flic. Pour le coup, la surprise avait

été totale. La rousse faisait les cent pas sur le trottoir quand la voiture de patrouille avait déboulé denulle part.

Elle avait discuté un moment avec le flic avant de monter à l’arrière de sa voiture, qui s’étaitéloignée, sirène éteinte mais gyrophares allumés. Qu’avait-elle donc fait pour se faire embarquer ?Cela dit, le flic ne lui avait pas mis les menottes. Se pouvait-il qu’il y ait un rapport avec lesproblèmes que connaissait la galerie de Madeline ?

En l’espace de quelques minutes, l’amusement de voir quelqu’un d’autre se faire maltraiter parMadeline Saga avait cédé la place à l’inquiétude, au sentiment que les choses échappaient à toutcontrôle.

Le simple fait de voir la voiture de patrouille disparaître dans la nuit avait un peu soulagé cetteangoisse.

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— C’est la première fois que je m’assois à l’arrière d’une voiture de police, ai-je dit.Vaughn m’avait proposé de me ramener chez moi. Etant donné la pénurie de taxis dans ce

quartier, j’avais fini par accepter. Mais j’avais dû monter à l’arrière.— C’est la règle, avait-il répondu.A présent, il conduisait avec sa seule main droite, scrutant les rues comme s’il s’attendait à tout

instant à y surprendre quelque méfait.— J’aurais cru que vous aviez l’habitude de monter à l’arrière des bagnoles de flic, l’ai-je

entendu maugréer.— Pardon ? ai-je lancé d’un ton hostile.— Ben ouais, avec tous les ennuis dans lesquels vous vous êtes fourrée…— Pardon ? ai-je répété sur le même ton. Je ne me suis fourrée dans rien du tout. J’ai joué de

malchance, voilà tout.Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je n’étais pas prête à admettre mes erreurs devant

l’inspecteur Damon Vaughn.Cet homme avait fait de ma vie un enfer à deux reprises, d’abord lorsque mon fiancé, Sam, avait

disparu, et surtout lorsqu’il m’avait soupçonnée d’avoir assassiné une de mes amies. Un heureuxhasard — ou peut-être une intervention de mon ange gardien — m’avait donné l’occasion de lui fairesubir un contre-interrogatoire lors d’un récent procès. Disons simplement que j’avais sorti le grandjeu et que j’avais gagné par K-O. Nous avions enterré la hache de guerre après ça, et nous avionsmême bu un verre ensemble en guise de calumet de la paix. Mais il n’en restait pas moins que ce typeavait le don de m’énerver.

— Pourquoi faut-il que vous soyez toujours aussi désagréable ? ai-je demandé. La dernière foisqu’on s’est vus, vous sembliez décidé à faire des efforts…

— Je ne suis pas désagréable. Je ne fais que dire la vérité. Le fait est que vous vous attirez sanscesse des ennuis.

— Oh ! Allez vous faire moudre ! Je n’y suis pour rien, moi, si les ennuis me tombent dessus dèsque je mets le nez dehors !

Là encore, je n’étais pas entièrement honnête. Si certains savaient forcer la chance, moi, c’étaitplutôt à la malchance que je donnais des coups de pouce.

— Et puis ça fait plusieurs mois que je n’en ai pas eu, ai-je ajouté.— Vous étiez sur le point d’avoir des ennuis, dans ce bar, a répliqué Vaughn.— Comment ça ? ai-je demandé à la nuque de Vaughn, tandis qu’il tournait dans Franklin Street.

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Ses cheveux grisonnaient légèrement, mais c’était le genre d’homme qui en avait en masse et quiles garderait sans doute jusqu’à la fin de ses jours.

— Le propriétaire de Toi est un de mes potes, a-t-il expliqué. Il m’appelle directement quand ily a un problème dans son établissement, pour que j’essaie d’y remédier sans déranger la clientèle. Etil avait un problème, ce soir. C’est pour ça que je me suis pointé.

— Quel problème ?— Suspicion de prostitution.— Vraiment ? C’est vrai que pour un bar de nuit, faire entrer des filles qui se font du fric comme

ça est sûrement le meilleur moyen d’écoper d’une fermeture administrative.Vaughn a profité d’un feu rouge pour se tourner vers moi. Il avait un visage buriné par la vie et

des yeux marron qu’il plissait un peu. Un coin de sa bouche s’est relevé.— C’est vous, la fille qu’il soupçonnait de se faire du fric comme ça.— Quoi ? Il m’a prise pour une…— Les videurs l’ont averti qu’une gonzesse arpentait le trottoir devant l’entrée de son bar

comme si elle cherchait un client. En général, c’est le signe qu’on a affaire à une prostituée. C’estpour ça qu’on dit « faire le trottoir », vous voyez ?

— Je ne cherchais pas un client ! me suis-je écriée, outrée à l’idée qu’on m’ait prise pour unefille de joie. Je cherchais une amie qui est partie sans me prévenir. Elle a payé l’addition, mais jen’arrive pas à comprendre pourquoi elle ne m’a pas dit qu’elle s’en allait. Je craignais qu’elle ne soiten train de rendre tripes et boyaux dans une ruelle. Et pour votre information, le feu vient de passerau vert.

Vaughn a haussé les épaules avant de regarder de nouveau devant lui, reprenant la conduite lentedu policier en maraude.

Nous sommes restés silencieux pendant quelques minutes.— Racontez-moi ce qui s’est passé avec votre amie, a finalement dit Vaughn.J’avais beau ne pas porter cet homme dans mon cœur, je me suis sentie soulagée qu’un

professionnel me tende la main. J’ai sorti mon portable tandis que je lui expliquais la situation dansles grandes lignes. Toujours aucune nouvelle de Madeline.

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? ai-je demandé une fois mon explication terminée.Nouveau haussement d’épaules de Vaughn.— Elle est comment, cette Madeline ?— Unique en son genre.Je lui ai raconté ce que je savais de Madeline Saga, une sorte de synthèse entre ce que Mayburn

m’avait dit d’elle et ce que j’avais moi-même appris au contact de la galeriste.— Je ne m’inquiéterais pas trop, à votre place.— Ah bon ?— Elle a dû sentir qu’elle avait trop bu et elle a choisi de s’éclipser. Parfois, on est tellement

bourré qu’on n’est plus en état de dire au revoir. Les gens qui ont un peu de tenue préfèrent tirer leurrévérence avant de se ridiculiser.

— Elle n’était pas bourrée.— Quand êtes-vous censée la revoir ?— Demain.— Appelez-moi si elle ne vient pas.La voiture de police a fini par s’engager dans ma rue. Vaughn l’a garée devant la porte de la

maison et a coupé le contact. Je me suis rendu compte que je ne lui avais donné aucune instruction et

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qu’il avait naturellement pris le chemin le plus court pour se rendre chez moi.— C’est sûr que vous n’avez pas besoin de GPS pour venir jusqu’ici, ai-je dit, notant aussitôt la

bonne part de sarcasme qui accompagnait ces mots.Malgré tous ses efforts pour se faire pardonner l’enfer qu’il m’avait fait vivre, quelque chose

chez Vaughn provoquait chez moi une irritation viscérale.A en croire le rictus qui déformait sa bouche quand il s’est retourné, il en avait autant à mon

endroit.— Ecoutez, McNeil, il se trouve que j’ai dû me rendre récemment chez vous pour une histoire

de cambriolage, vous vous rappelez ? Ah oui ! Et aussi pour un meurtre.Touché. Ma voisine avait été assassinée l’année dernière dans mon propre appartement, et

Vaughn n’avait pas tardé à arriver sur ce qui était alors la scène de crime. Et cette fois, il était venupour m’aider et non pour m’accabler.

— Alors en effet, a-t-il repris quand mon silence s’est prolongé, je connais le chemin. Je ne suispas aussi idiot que vous semblez le penser, vous savez.

Au ton de sa voix, il m’a semblé qu’il était encore plus blessé qu’irrité.— Je n’ai jamais dit que vous étiez idiot. Je suis désolée si je vous ai donné l’impression de

penser ça.Pas de réponse.J’ai ouvert ma portière, mais je ne suis pas sortie tout de suite.— C’est gentil à vous de m’avoir ramenée chez moi.Il a vaguement hoché la tête et, cette fois-ci, je suis sortie. Une fois sur le trottoir, je me suis

penchée vers l’habitacle.— Merci beaucoup, Vaughn.Il a encore attendu deux ou trois secondes avant de répondre :— De rien, McNeil.C’était sans doute ce que l’inspecteur Damon Vaughn et moi pouvions espérer de mieux comme

relation, ai-je songé, alors que j’entendais la voiture démarrer dans mon dos.

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10

La sonnerie de mon téléphone portable m’a réveillée, le lendemain matin. Je ne l’avais paséteint, avec l’espoir que Madeline m’appellerait.

L’écran affichait : Portable Charlie. Mon petit frère.Autrefois, un appel aussi matinal de Charlie m’aurait remplie d’angoisse. Pendant de longues

années, il avait vécu grâce aux indemnités reçues à la suite d’un accident du travail. A cette époque,il n’était pas rare qu’il dorme jusqu’à 14 heures, ce qui lui laissait tout de même trois bonnes heuresavant d’ouvrir une bouteille. Le vin rouge était alors la seule passion capable de concurrencer sonamour de la lecture et du sommeil.

Mais, l’année dernière, une révolution s’était opérée dans sa vie lorsqu’il avait décroché unboulot de stagiaire dans une radio. Contre toute attente, il s’était mis à travailler comme un fou, et ilétait aujourd’hui producteur.

— Ça va, Charlie ? ai-je demandé d’une voix encore un peu pâteuse.— Très bien.Ce n’était pas une surprise. Charlie allait toujours très bien. Il faisait partie de ces gens — à

vrai dire, je n’en avais jamais rencontré d’autres que lui — qui étaient parfaitement satisfaits de leursort.

— En fait, je t’appelle pour papa, m’a-t-il dit.Ce dernier mot a chassé les vestiges du sommeil, et je me suis assise droite dans mon lit. Après

avoir disparu pendant plus de vingt ans, notre père n’était revenu dans nos existences — et dans notreville — que depuis six mois environ. Alors, entendre « papa » dans la bouche de mon frère n’avaitrien de naturel pour moi. Charlie n’avait que six ans et moi huit quand ce mot avait disparu de notrevocabulaire, avec la « mort » de notre père dans un accident d’hélicoptère. Sauf qu’en réalité iln’était pas mort du tout. Il avait mis cet accident en scène et avait mené une vie clandestine pendantplus de deux décennies afin de protéger sa famille. Notre mère s’était remariée, mais nous avionstoujours appelé notre beau-père, Spencer, par son prénom.

Quelque chose d’autre m’a frappée. Curieusement, c’était la première fois que Charlie et moiparlions de notre père seul à seule. C’était comme si chacun avait développé sa propre façon degérer ce que j’appelais : « la résurrection de Christopher McNeil ». Comme si, d’un accord tacite,nous avions décidé de ne pas perturber le processus qui permettait à l’autre de s’habituer à l’étrangeidée de ne plus être orphelin de père.

— Que se passe-t-il, Charlie ?— Il songe à partir.

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— A partir ?— A quitter Chicago, je veux dire.— C’est lui qui t’en a parlé ?— Ouais. On a dîné ensemble, hier soir.Depuis la « résurrection » de notre père, Charlie et moi lui rendions de fréquentes visites, tant

pour renouer un lien distendu par deux décennies d’absence que pour l’aider à s’intégrer à sanouvelle vie à Chicago. Notre mère agissait pareillement, et même Spencer avait tendu une mainbienveillante à notre père. Mais force était de constater que Christopher McNeil n’était pas un êtretrès sociable. Sans doute une conséquence de ses vingt-deux années de vie clandestine. Il avait quittéChicago depuis bien longtemps pour nous mettre à l’abri du danger, et il avait passé tout le temps oùon le croyait mort en Europe, principalement en Italie. Il avait vécu là-bas en marge de la société,sous une fausse identité et sans cesse sur ses gardes. De quoi transformer n’importe qui en loupsolitaire.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit, exactement ? ai-je demandé.— Pas grand-chose. Tu sais comme il est.— Oui, je sais.Solitaire et taiseux, pour dire les choses en deux mots.— J’ai bien essayé d’en savoir plus, mais je me suis heurté à un mur.« Il songe à partir.A quitter Chicago… »Je me suis efforcée de faire voyager ces mots de ma tête vers mon cœur, avant de laisser mon

instinct jouer les juges de paix. Mais trop de sentiments contradictoires se bousculaient en moi pourme permettre d’y voir clair. Ça n’avait pas été simple de faire le deuil de ce père, qui, pendant silongtemps, avait été pour moi un absent aux contours indéterminés. Et maintenant que j’étais adulte etqu’il avait vieilli, il fallait réinventer notre relation, redéfinir tous ces sentiments que j’avais crusfigés à jamais. D’une certaine façon, je n’arrivais toujours pas à me faire à l’idée qu’il était vivant.Du coup, je ne savais que penser de la nouvelle de son départ possible.

Et puis j’avais un problème plus urgent à résoudre. Je devais me rendre à la galerie de Madelineet comprendre pourquoi elle avait disparu sans me prévenir, la veille au soir.

— Je ne sais pas quoi te dire, Charlie… Excuse-moi, mais je dois me préparer pour un rendez-vous. Je vais y réfléchir et on en reparle plus tard, d’accord ?

* * *

Lorsque je suis entrée dans la galerie, une heure plus tard, j’ai été soulagée de voir queMadeline s’y trouvait.

Elle était au fond de la salle, en compagnie d’un homme, visiblement en train de discuter d’unesérie de photographies encadrées au mur. Il s’agissait de couvertures de magazines qui avaient étédétournées pour souligner la manière souvent caricaturale dont la presse représentait la femme, de lamaman à la putain en passant par toutes les variantes qui séparaient ces deux catégories.

J’étais en train d’ôter mon manteau dans la pièce du fond quand j’ai entendu le carillon de laporte d’entrée — sans doute le client qui s’en allait —, puis le délicat tap-tap-tap de talons quivenaient dans ma direction. Madeline.

Je me suis tournée vers elle. Je m’attendais qu’elle s’excuse pour la soirée de la veille, ou aumoins qu’elle me donne une explication.

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— Hier soir…, a-t-elle commencé.J’ai hoché la tête, soulagée qu’elle aborde le sujet et impatiente de savoir ce qui s’était passé.— Tu m’as bien dit que tu souhaitais rencontrer quelqu’un, n’est-ce pas ?Cette femme avait vraiment le chic pour vous prendre au dépourvu.— « Quelqu’un » ? ai-je répété sans comprendre où elle voulait en venir.— Un homme, je veux dire.En effet, me suis-je souvenue, j’avais évoqué ce sujet au cours de notre conversation.— Oui, c’est vrai que j’ai dit que ça me ferait plaisir, mais je t’ai aussi dit que le célibat me

convenait très bien.— Vraiment ? En tout cas, il y a quelqu’un qui va venir pour te rencontrer, a déclaré Madeline,

l’air ravie de son coup.— Pardon ?— Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer, m’a-t-elle assuré avant de m’adresser un petit clin

d’œil complice.Je n’étais pas certaine d’être prête à tourner la page Theo, mais l’incident de la veille occupait

trop mon esprit pour que je m’attarde sur le sujet.J’ai mis les pieds dans le plat :— D’accord, Madeline, d’accord. Mais que s’est-il passé hier soir ?— Qu’est-ce que tu veux dire ?— Tu as disparu.— Qu’est-ce que tu veux dire ? a-t-elle répété.— Je veux dire que tu as quitté la table sans me dire au revoir. Du coup, j’étais certaine que tu

étais allée aux toilettes, mais au lieu de ça — bam ! —, tu t’es volatilisée dans la nature.— « Bam » ? a répété Madeline d’un ton gentiment moqueur.— C’est comme ça que je l’ai ressenti. J’ai eu l’impression d’une brusque disparition.J’ai croisé les bras.— A propos, je te remercie d’avoir réglé l’addition. Et sache aussi que j’ai passé une très

bonne soirée jusqu’à ce que tu partes comme ça. Je ne veux pas avoir l’air d’une ingrate, Madeline,mais avec ce qui se passe dans ta vie, en ce moment, tu dois comprendre que je me suis inquiétée…

— Bien sûr, je comprends.Elle a ouvert un tiroir et s’est mise à fouiller dans les dossiers suspendus.— Il ne faut pas m’en vouloir, Isabel. Je fais ça, parfois.— Tu fais quoi ?— Je m’en vais quand je considère que la soirée est terminée pour moi. Ce n’est pas dirigé

contre toi, pas du tout. C’est une habitude que j’ai prise. Vraiment, je suis désolée de t’avoirinquiétée.

J’ai eu le sentiment que quelque chose sonnait faux dans ces mots, mais ce n’était qu’une vagueimpression.

Madeline a poussé un soupir.— Je n’ai pas de goût pour les au revoir. Pour moi, c’est une de ces conventions sociales

parfaitement inutiles.J’avais envie de lui demander où elle était allée après avoir quitté le bar, et pourquoi elle

n’avait pas répondu à mes messages, mais Madeline a sorti un dossier et l’a posé sur son bureau.Je me suis approchée d’elle alors qu’elle l’ouvrait. A l’intérieur se trouvaient des photos d’une

étrange sculpture, une sorte de bloc de glace rectangulaire sur lequel serpentait une liane en métal

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argenté.Cette image m’a fait penser à une sculpture que Maggie avait achetée l’été précédent à la Foire

aux arts de mon quartier. J’en ai parlé à Madeline et lui ai demandé s’il lui arrivait d’exposer dans cegenre de manifestation.

J’ai vu ses lèvres, couvertes de gloss rose pâle, se pincer brusquement.— Non, a-t-elle répondu, je n’expose pas dans les fêtes de quartier.Le message était clair : il n’y avait aucune chance de voir un jour les œuvres de sa galerie dans

une manifestation aussi populaire que la Foire aux arts d’Old Town.Mon esprit s’est évadé un moment dans les rues de mon quartier, où les innombrables stands

s’alignaient chaque année sous le soleil de juin. Si le centre névralgique de la Foire aux arts se situaità l’ange de North Avenue et de Wells Street, les exposants envahissaient toutes les rues avoisinantesavec une multitude de tableaux, de dessins, de sculptures, de gravures et même de meubles.

— Ce sont essentiellement des artistes locaux qui sont exposés dans ce genre de manifestations,a ajouté Madeline.

— Tu ne représentes aucun artiste de Chicago ?— Si, bien sûr, mais ce sont des artistes d’envergure internationale. Les œuvres qu’on trouve

dans les foires et les salons d’art de quartier sont presque toujours réalisées par des amateurs,contrairement à ceux que défend ma galerie. Même si le travail amateur présente parfois un véritableintérêt, les créations amateur et professionnelle restent deux mondes très différents.

Elle avait prononcés ces mots sans mépris ni suffisance, comme si elle s’était contentéed’énoncer un fait incontestable.

— D’ailleurs, je n’ai pas toujours évolué dans le monde où j’évolue maintenant, a-t-ellepoursuivi. J’ai commencé ma carrière en m’occupant de ce qu’on appelle l’art hors-norme ou l’art enmarge. Certains appellent même ça l’art outsider, voire l’art singulier. Ces appellations sont un peudes fourre-tout qui désignent au fond la même chose, à savoir des artistes autodidactes et marginaux,qui travaillent — volontairement ou non — loin de l’influence du milieu artistique dominant. Ontrouve également des sous-catégories comme l’art brut, l’art naïf, le folk art…

Madeline a pris le temps de m’expliquer ces concepts, et j’en ai retenu que ce qui était le plusapprécié, dans ces œuvres marginales, c’était leur spontanéité, leur sincérité et leur naïveté quitouchaient parfois au génie.

Elle semblait d’humeur pensive, et j’ai décidé de rester silencieuse.— J’aimais l’excitation liée à la découverte de ces artistes sortis de nulle part, a-t-elle repris

tandis qu’elle disposait les photos de la sculpture sur la table. J’aimais dénicher un créateur dontpersonne n’avait su voir le talent avant moi. J’ai fini par ouvrir ma première galerie dans le quartierde Bucktown pour y exposer ces œuvres à part. Mais au bout d’un moment, mes goûts ont évolué, etje me suis intéressée aux œuvres du second marché.

— C’est quoi, le second marché ?— Pour faire simple, c’est le marché des reventes qui concerne souvent des artistes morts.Son attrait pour le second marché, m’a-t-elle expliqué, n’était pas motivé par une vision

intellectuelle de ce que devait être l’art, mais plutôt par la fascination que la technique avait fini parexercer sur elle. Désormais, elle se passionnait autant pour des artistes qui avaient perfectionné leurtechnique durant de longues années que pour d’autres, plus rares, qui étaient parvenus à la maîtriseren un temps record. Avec cette fascination pour socle, ses goûts embrassaient un large spectre, etalimentaient sa galerie en œuvres éclectiques dont le dénominateur commun était une technique trèssûre.

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A présent, je comprenais mieux ce que Mayburn voulait dire quand il m’avait expliqué que cettegalerie représentait énormément pour Madeline. Il fallait voir son visage s’éclairer quand elle parlaitd’art. Le débit d’ordinaire si calme de sa voix s’accélérait brusquement, et ses yeux s’agrandissaientcomme ceux d’une fillette émerveillée.

— Quand la virtuosité rencontre la créativité chez un artiste, ça devient magique. Et ça, je ne levoyais pas souvent quand je baignais dans l’art hors-norme.

Il me semblait comprendre ce qu’elle voulait dire. Je lui ai parlé de la sculpture que Maggieavait achetée à la Foire aux arts d’Old Town. Elle était en plastique blanc, de forme arrondie, etl’artiste y avait collé des morceaux d’émail — blancs également —, agencés de manière à créer unmotif abstrait en mosaïque. Si la sculpture s’intégrait parfaitement dans la décoration moderne etépurée de l’appartement de Maggie, l’ambiance risquait de changer, maintenant qu’elle vivait avecBernard, un corniste d’origine philippine dont le goût penchait davantage vers les couleurs vives dustyle asiatique. Je me souvenais de son affolement à l’idée de devoir introduire des meubles laqués etdes dragons rouges dans le blanc immaculé de son intérieur design.

— Cette sculpture lui a coûté environ 150 dollars, ai-je dit à Madeline avant de pointer le doigtsur les photos du bloc de glace enserré dans sa liane argenté. Je suppose qu’on est loin du prix d’uneœuvre comme celle-ci.

— Oui, très loin. Mais l’art peut être apprécié de bien des façons, et je suis certaine qu’on peutavoir autant de plaisir à acheter une œuvre d’art à un prix raisonnable qu’à acheter celle d’un artistedéjà confirmé, forcément beaucoup plus chère.

Elle a levé une des photos à hauteur de son visage.— Le prix n’est qu’un des nombreux facteurs qui entrent en ligne de compte lorsqu’on souhaite

acquérir une œuvre d’art. Et il dépend de beaucoup de paramètres, tangibles et intangibles. Objectifset psychologiques, si tu préfères. Il y a la qualité technique, comme je te l’ai déjà dit, mais aussi lanouveauté du message que véhicule cette technique.

— Donc, un tableau récent qui ressemblerait à un Andy Warhol, par exemple, ne pourrait pasatteindre un prix très élevé, ai-je dit en songeant à une œuvre que j’avais vue en juin à la Foire auxarts d’Old Town.

— Exactement, a répondu Madeline. Il faut aussi compter avec l’attention médiatique dontbénéficie l’artiste, ainsi que sur l’offre et la demande sur lesquelles se greffent parfois un effet demode… Il arrive qu’un artiste suscite le désir du collectionneur, simplement parce qu’il est devenucher ! D’autant que certains achètent également pour investir. Mais attention ! Le marché peut aussibrusquement tourner le dos à un artiste dont il estime la cote artificiellement haute. Tu vois, c’estassez complexe.

— Je comprends… Merci de tes explications, Madeline.— Tout le plaisir est pour moi.Elle est restée silencieuse pendant quelques secondes, avant de prendre ma main. La sienne était

si légère qu’on l’aurait crue remplie d’air. D’ailleurs, c’était tout son être qui avait quelque chosed’aérien.

Nous avons alors entendu le carillon de la porte. Quelqu’un venait d’entrer.— Ça y est, il est là.— Qui est là ?— Allez, viens, a dit Madeline en m’entraînant par la main.

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11

Madeline m’a précédée dans la salle d’exposition. Elle m’a lâché la main pour se diriger versla porte d’entrée, tandis que je m’arrêtais à hauteur des feuilles d’émeraude du petit arbre en ferforgé.

La veille, j’avais qualifié cette sculpture de « sublime », et je ne trouvais pas d’autre adjectifpour décrire l’homme qui venait de poser un baiser sur la joue de Madeline. Sa beauté crevait lesyeux, même s’il se trouvait de profil et à quelques mètres de distance. Et s’il n’y avait riend’extraordinaire dans la façon dont il était vêtu — juste un type normal en jean et veste en velourscôtelé brun foncé —, il dégageait lui aussi quelque chose de singulier, quelque chose de vivant et dejoyeux qui emplissait l’air. Ou était-ce Madeline qui produisait toute cette électricité au contact dunouveau venu ?

Je suis allée à leur rencontre.— Je te présente Isabel Smith, a-t-elle dit avant de désigner l’inconnu de la main. Et voici

Jeremy Breslin.Jeremy Breslin a parcouru d’une foulée tranquille la courte distance qui nous séparait. Mon

regard s’est perdu un instant dans ses yeux bleu marine tandis qu’il me serrait la main. Hypnotisant.Inquiète de dire une sottise si je ne me libérais pas du regard de cet homme, j’ai voulu retirer ma

main. Mais il l’a retenue en la pressant doucement, tandis qu’il continuait à me dévisager aveccuriosité.

Il me regarde entièrement.C’était une drôle de réflexion, mais c’était bien l’effet que ça me faisait. Une fois encore, il m’a

fait penser à Madeline, à l’acuité du regard qu’elle portait sur toute chose.Madeline m’a expliqué que Jeremy s’occupait de fonds spéculatifs, qu’il était originaire de

Boston, et que la famille de sa femme comptait parmi les fidèles clients de la galerie. Je me suisdemandé pourquoi elle voulait me faire rencontrer un homme marié, mais je me suis bien gardée deposer la question.

Jeremy a continué à me tenir la main pendant que Madeline me donnait ces précisions. Il asemblé s’en apercevoir lorsqu’elle s’est tue, et m’a brusquement rendu ma liberté. Ma main m’a parutoute froide, sans la sienne pour la couvrir.

— Je vous prie de m’excuser de vous avoir regardée de façon un peu insistante, a-t-il dit. Mapremière petite amie était rousse, a-t-il ajouté en guise d’explication.

— Vraiment ? Alors vous connaissez sûrement les lois concernant les rousses.Il a souri.

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— J’ai bien peur que non. Auriez-vous la gentillesse d’éclairer ma lanterne ?— Cette première petite amie… Diriez-vous qu’elle était votre premier amour ?Il a hoché la tête.— Oui.— Une des lois intangibles à propos des rousses stipule que si la première personne dont vous

tombez amoureux est une rousse, ou même que vous… comment dire ?… que si vous perdez votrevirginité avec une rousse, eh bien… vous serez attiré toute votre vie par les rousses.

Il a éclaté de rire.— Vous avez raison. J’ai un faible pour les rousses !— Il va falloir vous y habituer, parce que c’est un sort qu’on ne peut pas briser, ai-je dit.— Pourquoi voudrais-je le briser ? a-t-il rétorqué. Je suis heureux de mon sort !Madeline a ri quelques secondes avec nous avant de s’éclaircir la voix.— Donc, Isabel, Jeremy est la personne qui…Elle a promené le regard sur la galerie pour s’assurer que nous étions seuls.— Qui a découvert les…Elle s’est de nouveau éclairci la voix.— Les problèmes avec certaines œuvres.— Ah ! les… ?— Oui, a confirmé Madeline. C’est Jeremy qui s’est aperçu que certaines œuvres achetées dans

ma galerie étaient des copies.— Comment vous en êtes-vous rendu compte ? ai-je demandé.— Je suis en instance de divorce, et nous avons dû faire évaluer tous nos biens. Mon avocat a

trouvé un expert pour notre collection d’œuvres d’art.— Et c’est lui qui a constaté que vous aviez des faux ?— Oui. Sur une première toile, il a d’abord été intrigué par la présence de pigments synthétiques

qu’il ne s’attendait pas à trouver là. Il les a fait analyser, et le résultat a démontré que ces produitsn’existaient pas au moment où le tableau a été peint. Dès lors, il ne faisait plus aucun doute que cetteœuvre était contrefaite.

— Dans votre cas, combien de tableaux sont concernés ?— Deux.— Et vous les avez achetés chez…Il a hoché la tête.— Les deux viennent de chez moi, a confirmé Madeline avant de se tourner vers Jeremy. Isabel

va m’aider à la galerie, et je tiens à ce qu’elle soit au courant de tout.— Ça me paraît tout à fait naturel, a dit Jeremy. Je suis ravi de savoir que vous allez travailler

ici.Ses yeux étaient de nouveau braqués sur moi, et j’ai senti une sorte de courant électrique

parcourir mon dos. J’ai dû faire un effort pour ne pas montrer que je frissonnais. C’était bizarre pourmoi, parce que je n’étais pas le genre de femme à frissonner sous le regard d’un homme.

Jeremy a soutenu mon regard un peu plus longtemps que nécessaire. S’il était furieux d’avoirdécouvert qu’il avait dépensé des sommes folles pour des toiles contrefaites, il cachait bien son jeu.

— Izzy…Une pause.— Vous permettez que je vous appelle Izzy ?J’ai hoché la tête.

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— C’est comme ça que m’appellent la plupart des gens.— Bien qu’« Isabel » soit beaucoup plus élégant, est intervenue Madeline, sourire aux lèvres.— Les deux me plaisent, mais je vais rester sur Izzy, a dit Jeremy avant de porter toute son

attention sur moi.Il a semblé hésiter une seconde avant de se lancer :— Vous allez peut-être trouver ça un peu rapide, mais j’aimerais beaucoup passer un moment

avec vous, un de ces soirs. On pourrait aller boire un verre, non ? Qu’en dites-vous ?— Oh ! Je ne sais pas…Mes yeux ont appelé Madeline à l’aide.— Tu devrais accepter ! s’est-elle écriée. Jeremy est tout sauf ennuyeux. Il a voyagé dans le

monde entier et il a fait tout un tas de choses passionnantes.Elle s’est approchée de lui et a posé une main amicale sur son bras.— Sa conversation est plus qu’agréable, tu verras. On peut parler de tout avec lui.

D’absolument tout.Ce sont ces deux derniers mots, prononcés avec fermeté, qui m’ont fait comprendre que

Madeline tenait vraiment à ce que je passe une soirée en compagnie de Jeremy. Et surtout à ce que jeparle avec lui des tableaux contrefaits.

J’ai posé les yeux sur le beau visage de Jeremy Breslin.— Demain, peut-être ? a-t-il proposé.— Avec plaisir.

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12

La forme particulière de la galerie de Madeline Saga facilitait l’observation extérieure. Grâce àses baies vitrées donnant d’un côté sur Michigan Avenue et de l’autre sur une étroite zone piétonne,on pouvait passer et repasser devant les vitrines pour regarder à loisir les œuvres exposées, maisaussi la propriétaire des lieux.

Passer et repasser… Ces allers-retours fréquents et quelque peu obsessionnels étaient unetentative pour calmer les émotions toujours plus violentes — des émotions haineuses, vénéneuses —liées à Madeline Saga.

Depuis l’intérieur de la galerie, les reflets des nombreux projecteurs sur le verre épais desimmenses vitres empêchaient de bien voir la rue. Dans ces conditions, inutile de se faire très discretpour longer les vitrines, encore et encore. Inutile de se faire très discret pour épier Madeline. Tousceux qui l’avaient fréquentée savaient à quel point elle s’investissait dans son travail. Sa galerie étaitpour elle une sorte d’île isolée du monde. Bien entendu, cette galerie d’art n’était pas un simplegagne-pain, pour Madeline. C’était tout simplement sa vie.

Et, à présent, on pouvait la voir derrière les baies vitrées qui donnaient sur Michigan Avenue,derrière les flocons de neige qui tombaient de moins en moins fort tandis que le soleil se montraitentre deux nuages. Oui, elle était bien là, en train de présenter Jeremy Breslin à sa nouvelleassistante. Jeremy Breslin ! Celui-là même qui avait découvert les contrefaçons.

Quelle effronterie, tout de même ! On aurait dit qu’elle n’éprouvait aucune honte, pas même unpeu de gêne, en présence d’un client à qui elle avait pourtant vendu des faux.

Madeline ne prêtait pas la moindre attention aux gens qui la regardaient, qu’ils se trouventderrière les vitres de sa galerie ou juste devant elle ; qu’ils l’observent avec admiration, avec haine,ou bien par simple curiosité. Elle ne remarquait même pas ces regards, parce qu’ils n’avaient aucuneimportance à ses yeux. Seul l’art comptait, pour Madeline. L’art et sa galerie.

Mais elle allait bientôt devoir dire adieu à l’un comme à l’autre, et cette perte pourrait biensigner la fin de Madeline Saga.

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13

J’ai retrouvé mon père pour le déjeuner. Je voulais discuter avec lui de son envie de quitterChicago, mais aussi de l’affaire Madeline Saga.

Mon père avait développé une sorte de jeu avec la nourriture : chaque fois qu’il allait aurestaurant, il fallait qu’il commande un plat qu’il n’avait encore jamais goûté. J’ignorais commentcette idée lui était venue, mais aujourd’hui, elle me plaisait plus que d’habitude, parce qu’elle medonnait l’impression qu’il aimait ma ville, qu’il ne la quitterait pas, et que, par conséquent, je n’avaispas besoin de décider ce que je pensais de son éventuel départ.

Cette fois, il avait choisi le Bongo Room, un restaurant du quartier de Wicker Park. A présent, ilétait en train d’entamer un dessert qui répondait au doux nom de « crêpe épaisse au cheesecake etgrosses pépites de chocolat, avec sa sauce au potiron épicée ». Et ce n’était pas tout ce qu’il y avait,là-dedans ! J’ai aussi repéré des spéculoos, de la crème mousseline vanillée, et tout un tas d’autrestrucs.

Pour ma part, j’avais fait l’impasse sur le dessert, après une salade au poulet et à l’avocatnappée de provolone fondu. Je n’aurais pas pensé utiliser un jour le mot « voluptueux » pour décrireune salade, mais c’était bien ce qu’elle m’inspirait.

— C’est bon ? ai-je demandé après l’avoir laissé avaler quelques bouchées.— Je n’en sais rien.Il a pris une nouvelle bouchée et l’a mâchée lentement, l’air concentré.— Bizarre, a-t-il fini par décréter.Puisque sa critique gastronomique semblait se résumer à ce simple mot et que je ne me sentais

pas prête à aborder la question de son départ, j’ai décidé que le moment était venu de parler deMadeline Saga.

— Mayburn m’a dit que tu avais fait des recherches sur cette affaire. Tu as trouvé quelque chosed’intéressant ?

— Intéressant, je ne sais pas. Mais démoralisant, sûrement. D’après ce que j’ai pu lire, lesdélits concernant la propriété artistique, que ce soit le vol ou la contrefaçon, restent la plupart dutemps impunis. Tout simplement parce que les affaires sont rarement élucidées. J’ai bien peur queJohn ne t’ait pas fait un cadeau avec cette mission, Izzy. Seuls dix pour cent environ des œuvresdérobées sont retrouvées, et ce pourcentage est encore plus faible pour ce qui concerne les poursuitesjudiciaires.

— Comment est-ce que c’est possible ? Aujourd’hui, n’importe quel collectionneur ou galeristepeut s’équiper en vidéosurveillance et garder un œil sur ses œuvres.

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— C’est vrai pour les tableaux qui restent accrochés sur un mur. Mais dans la réalité, ilsvoyagent souvent, que ce soit pour être restaurés ou exposés ailleurs.

— L’année dernière, Madeline a quitté son ancienne galerie de Bucktown pour venir s’installerdans Michigan Avenue.

— Les vols ont pu être commis à ce moment-là. Avec ce déménagement, ses œuvres ontforcément été vulnérables à plusieurs reprises.

— Comment ça ?— Le processus du déménagement en lui-même comporte plusieurs étapes sensibles, que

j’appelle des « points de vulnérabilité ». D’abord, la manutention. Les œuvres sont manipulées pardes inconnus qui peuvent en subtiliser. Ensuite, elles se retrouvent dans des caisses qui attendentparfois un long moment dans un hangar avant d’être expédiées. Et attente égal danger, d’autant qu’onignore si le hangar est bien sécurisé. Après ça, il y a le chargement dans un camion, puisque lanouvelle galerie de Madeline Saga se trouve dans la même ville que l’ancienne, suivi du trajet où lechauffeur se retrouve seul avec la marchandise. Une fois arrivé à destination, il faut décharger lecamion. Les caisses doivent être de nouveau stockées en attendant qu’on vienne les ouvrir. Etlorsqu’elles sont enfin sorties de leur emballage, les œuvres sont alignées contre un mur avant detrouver leur place dans la nouvelle salle, ce qui ne se fait pas en un jour, j’imagine.

J’ai poussé un long soupir.— Je n’avais pas réalisé…, ai-je murmuré, un peu accablée par l’ampleur de la tâche qui

m’attendait. Il va falloir que je retrouve et que j’interroge tous ceux qui ont participé de près ou deloin au déménagement de ces œuvres.

— Tout juste, a confirmé mon père, qui venait d’avaler la dernière bouchée du dessert« bizarre ». Ça doit faire au bas mot une dizaine de personnes à contacter.

Il m’a demandé si j’avais pu enquêter de mon côté. Je lui ai parlé de mes conversations avecMadeline et des documents auxquels j’avais eu accès dans la galerie. J’avais profité des moments oùil n’y avait pas de client pour compulser les classeurs que Madeline consacrait à chaque artistequ’elle représentait : des sortes de catalogues renfermant une biographie, une liste des expositionspassées, des éléments destinés à la presse, etc. J’y avais aussi trouvé des bordereaux d’expéditionétablis chaque fois qu’une œuvre avait été livrée par transporteur. J’avais étudié les informationsconcernant les deux tableaux contrefaits, avec l’espoir de dénicher des anomalies ou un quelconqueindice, mais je n’avais rien trouvé.

Malgré tout, je n’avais pas le sentiment d’avoir perdu mon temps. Il me semblait mieuxcomprendre, désormais, le monde de l’art et peut-être l’art lui-même.

Mon père m’a écoutée attentivement.— Non seulement tu as appris des choses, a-t-il dit, mais j’ai aussi l’impression que c’est pour

toi le début d’une initiation. Tu te donnes les moyens d’entrer dans un monde nouveau et d’en goûterles délices… qui t’échappaient jusque-là.

— Oui, c’est ce que je ressens ! me suis-je exclamée, ravie de trouver un sujet où j’étais sur lamême longueur d’onde que lui.

Il a hoché la tête, et j’ai cru déceler l’ombre d’un sourire sur son visage si souventimpénétrable.

— Ta tante Elena s’y est mise d’un coup, elle aussi, et il lui a suffi de quelques années pourdevenir une très bonne spécialiste. Tu as peut-être des gènes qui viennent de ma famille, après tout.

Il y avait quelque chose de tellement triste, dans la façon dont il avait prononcé ces mots.Comme s’il avait fini par se résigner, la mort dans l’âme, à l’idée que ses enfants ne lui

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ressemblaient en rien, vu qu’il n’avait pas été là pour les élever.— Evidemment que j’ai des traits de caractère qui me viennent des McNeil, ai-je dit. On a le

même nom de famille, après tout…C’était censé être drôle, mais j’avais déjà eu l’occasion de remarquer que le second degré

n’était pas le fort de mon père.— Merci, a-t-il répondu. Ça me fait plaisir que tu me le rappelles.Je me suis mise à lui parler de la galerie elle-même, un lieu stimulant et plein de vie. C’était un

espace presque triangulaire ouvert sur l’extérieur grâce à deux baies vitrées qui donnaient sur deuxrues différentes. Grâce à la configuration des lieux, une belle lumière mettait en valeur les œuvresexposées, quelle que soit la couleur du ciel.

Lorsqu’il y avait du soleil, cette lumière était filtrée par le verre spécial des baies vitrées — lemême qui équipait les musées —, conçu pour préserver les tableaux de toute décoloration. Aplusieurs reprises, j’avais vu une sorte de halo orangé derrière les vitres, comme si les rayons dusoleil rebondissaient sur le verre anti-UV. Mais chaque fois que je m’approchais de la vitre pourobserver le phénomène de plus près, le halo disparaissait.

Mon père m’a posé d’autres questions sur la galerie, tout en buvant à petites gorgées le café quele serveur venait de lui apporter. A un moment, il y a eu un blanc dans la conversation. Commesouvent, je me suis sentie obligée de le combler.

— J’ai eu des nouvelles de Theo, ai-je dit, passant du coq à l’âne. Il m’a envoyé une cartepostale de Thaïlande.

Mon père a fait la grimace.— Je me demande pourquoi il est parti là-bas. C’est un des pays les plus éprouvants que je

connaisse.— Il avait besoin de s’échapper et de faire le point sur sa vie. Je crois qu’il cherchait un endroit

dépaysant où il pourrait faire du surf.Mimique dubitative de mon père.— Ce n’est pas un pays réputé pour le surf. A part du côté de Phuket.Comment mon père savait-il où on pouvait surfer en Thaïlande ? Y avait-il séjourné à une

époque de sa vie, ou était-ce une nouvelle preuve de son extraordinaire culture générale ?Je me suis souvenue de la légende inscrite au dos de la carte postale.— Phuket… Oui, je crois bien que c’est là qu’il se trouve. Il m’a écrit qu’il faisait aussi

beaucoup de plongée sous-marine et d’escalade.Mon père a hoché la tête, lentement. Il avait retrouvé son air impénétrable.— Il me demande si je sors avec quelqu’un d’autre, ai-je repris.Pourquoi parlais-je de ça à mon père ? Mystère. Mais ça n’avait pas l’air de le mettre mal à

l’aise.— Qu’est-ce que tu comptes lui répondre ?— La vérité, d’autant qu’elle n’est pas trop difficile à dire. Jusqu’à aujourd’hui, je ne me sentais

pas vraiment prête à m’intéresser à un autre que lui.Je me suis interrompue pour voir comment il prenait cette petite révélation intime. Là encore, il

semblait trouver cette discussion tout à fait normale.J’ai songé à Jeremy Breslin et j’ai ajouté :— Mais j’ai l’impression que ça pourrait bientôt changer.Bref hochement de tête de mon père, mais pas de commentaire. C’était le moment de passer au

dernier sujet que je me sentais prête à aborder.

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— Il paraît que tu songes à quitter Chicago.Son regard a plongé dans le mien, comme s’il essayait de deviner ce que je ressentais à l’idée

de son départ. Je lui souhaitais bien du courage pour me percer à jour, parce que je n’en savais rienmoi-même. Mais quand le silence s’est prolongé et que j’ai repris la parole, j’ai découvert laréponse en même temps que lui :

— Je n’ai pas envie que tu t’en ailles.Etait-ce un sourire qui venait de se former sur ses lèvres ? En tout cas, il me semblait bien avoir

vu ses yeux se plisser légèrement sous ses lunettes rondes.— Je peux encore espérer que tu restes à Chicago ? ai-je demandé. Je veux dire… c’est du

domaine du possible ?— Oui, c’est du domaine du possible.— Je ne veux pas que tu t’en ailles, ai-je dit de nouveau.Cette fois-ci, il a vraiment souri.— Merci, Izzy.— Dis donc, tu devrais peut-être faire des rencontres, toi aussi. Je veux parler d’une femme,

bien sûr.Il a poussé un grognement, entre embarras et protestation.— Vraiment, papa. A quand remonte ta dernière relation sentimentale ?J’avais bien dit : « papa » ?— Je me contenterai de répondre que ça fait longtemps.J’ai froncé les sourcils.— Attends, il y a longtemps et longtemps… Tu parles de mois ou d’années, là ?— Ça fait très longtemps.— Alors, l’affaire est close. Ce n’est pas de quitter la ville dont tu as besoin, mais de rencontrer

une femme. Est-ce que tu te sens prêt à sauter le pas, toi aussi ?C’était si rare de le voir rire. Et ça lui allait si bien…— J’ai l’impression que, pour une fois, on est dans le même bateau, Izzy.Une idée qui me plaisait beaucoup.

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14

Jeremy m’a envoyé un SMS pour me proposer de le rejoindre au Girl & the Goat, un desrestaurants les plus courus de Chicago.

Ça risque d’être compliqué de trouver une table, ai-jerépondu.

Dix secondes plus tard, je recevais une réponse à mon message :

J’en fais mon affaire. On se retrouve là-bas à 21 heures ?

Le soir venu, alors que j’étais en route vers le restaurant, j’ai commencé à me tortillernerveusement sur la banquette arrière du taxi. J’étais en train de me rendre compte que j’allais passerla soirée avec un parfait inconnu, ou presque. Lorsque la voiture s’est rangée le long du trottoir, au809 West Randolph Street, je me suis dépêchée de remettre en place mon foulard de soie lavande, etde serrer la ceinture de mon long manteau pied-de-poule.

Les fenêtres de la façade encadraient des dîneurs aux visages détendus. A l’intérieur, des mursen brique s’élevaient entre le parquet et un plafond traversé de larges poutres de bois. D’autrespoutres, celles-ci métalliques, soutenaient la structure tout en lui conférant un petit air industriel. Fixésur un des murs en brique, un étrange tableau représentant une fille et une chèvre renvoyait au drôlede nom du restaurant. Aurais-je seulement remarqué ce tableau, avant de travailler dans la galerie deMadeline ? Peut-être, mais d’un œil distrait, alors que, cette fois, j’avais envie de m’y intéresser deplus près, comme pour tout ce qui avait trait à l’art.

Puisque Jeremy ne semblait pas encore arrivé, j’avais le temps d’examiner cette œuvresingulière. Sous un ciel de feu, une fillette aux grands yeux mélancoliques poursuivait une chèvre auxyeux tout aussi démesurés, mais nettement moins mélancoliques.

J’étais en train de me pencher vers la robe lavande de la fillette quand une main s’est poséedoucement sur mon épaule.

— Qu’est-ce que tu en penses ?J’ai tourné la tête et j’ai souri à Jeremy. Il était toujours aussi beau, et portait aujourd’hui un

jean gris et une veste noire en velours côtelé.J’ai dû faire un effort pour cesser de le contempler et reporter mon attention sur la grande toile.— Je trouve ça un peu dingue, mais j’aime beaucoup. Et toi ? ai-je demandé en le tutoyant à mon

tour.Quand j’ai de nouveau posé les yeux sur lui, un grand sourire dévoilait ses belles dents

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blanches.— C’est exactement ce que je pense. Bizarre, mais excellent.— Tu crois que c’est le tableau qui a inspiré le nom du restaurant, ou le contraire ?J’avais remarqué que Madeline s’intéressait toujours à la genèse d’une création, à l’histoire qui

se cachait derrière l’œuvre d’art.Jeremy a regardé le tableau.— En fait, je l’aime tellement que je n’ai pas envie d’en savoir plus.Un homme qui s’est avéré être le directeur du restaurant est venu nous rejoindre à ce moment-là,

accueillant Jeremy de quelques tapes amicales sur l’épaule.— Dis donc, ça fait un moment que je ne t’ai pas vu, toi ! s’est-il exclamé.Quelques minutes plus tard, la serveuse qui nous a conduits à notre table s’est également

montrée très chaleureuse.— Vous voulez boire un apéritif ? a-t-elle demandé. C’est la maison qui vous l’offre.Jeremy s’est tourné vers moi, et j’ai failli demander une Blue Moon, la bière préférée de Sam.

J’ai aussi songé à la vodka tonic, mais c’était trop associé à Theo. Il fallait que je me trouve quelquechose de nouveau, sans lien avec le passé.

— Un verre de vin rouge, ai-je dit.— Parfait, on va prendre une bouteille, a ajouté Jeremy.Après une brève discussion avec la serveuse, il a porté son choix sur un Domaine Drouhin, un

pinot noir de l’Oregon.— Ça te plaît ? a-t-il demandé une fois le vin dans nos verres.J’ai bu une deuxième gorgée avant de lui répondre.— J’aime bien les arômes de fruits rouges. Et puis ce n’est pas trop acide à la fin.— Moi non plus je n’aime pas les vins qui ont un final trop acide.Jeremy a tourné son vin dans son verre avant d’y plonger le nez pour une profonde inspiration. Il

a fini par le goûter lentement, prenant soin d’inspirer de petites quantités d’air comme le faisait monpère.

— Tu as perçu un autre arôme, en dehors des fruits rouges ?J’ai bu une troisième gorgée, les yeux à demi clos, concentrée, tandis que je faisais voyager le

vin d’un côté à l’autre de ma bouche.— Je sens quelque chose de familier, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.— Tu l’as sur le bout de la langue, c’est ça ? a demandé Jeremy pour plaisanter.— Oui, c’est exactement ça !— Une nuance végétale ? Feuilles mouillées ? Champignon ?Encore une gorgée.— Oui ! me suis-je exclamée. C’est un goût de champignon !Je le percevais bien, à présent.— Fruits rouges avec une nuance de champignon, ai-je murmuré après avoir avalé.— En plein dans le mille, a confirmé Jeremy.Nous étions assis à une table de bois brut, séparés par la flamme dansante d’une bougie.Je lui ai rappelé ce qu’il avait dit sur l’étrange tableau de la fillette et de la chèvre.— Tu n’aimes pas connaître la genèse d’une œuvre d’art ?Il s’est tourné vers la grande toile.— D’ordinaire, si. Mais c’est ma fex qui m’a initié à l’art, et elle disait…— Pardon, Jeremy, mais je dois t’interrompre, là. Tu as bien dit « fexe » ? Comme « sexe »

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mais avec un f au lieu du s ?— Hum… c’est intéressant que tu présentes les choses comme ça.Il a levé les yeux au plafond, comme si une pensée venait de lui traverser l’esprit.— Je n’avais pas vu ça sous cet angle… mais oui, j’ai bien dit « fex », avec un f et sans e. Je

parlais de ma femme, ma future ex, que j’appelle donc ma fex.Je me suis demandé si c’était censé être insultant pour sa femme. Mais les quelques fois où il a

de nouveau mentionné sa « fex » au cours de notre plaisante conversation, il m’a semblé que c’étaittoujours avec respect.

Le restaurant proposait de petites assiettes de dégustation, et je me suis laissé guider avecplaisir par Jeremy, qui a commandé pour nous deux : poivrons grillés au parmesan, galettes de riz aufenouil, risotto à la courge musquée, beignets de pois chiches…

Avec lui, la conversation coulait de source. Elle a fini par traverser nos enfances et tous lesgrands sujets de l’existence. Quand il s’est agi d’évoquer ma vie professionnelle, je suis passéerapidement sur mon prétendu travail d’assistante de Madeline et j’ai réussi à diriger la conversationsur lui. Il était natif de Boston et avait rencontré sa femme à l’université. C’était elle qui l’avaitconvaincu de s’établir à Chicago, où elle était née et où vivait sa famille.

— D’accord, il faut que je te pose une question, a-t-il dit à un moment en se penchant un peuvers moi.

La lumière de la bougie soulignait ses pommettes saillantes et sa mâchoire volontaire.— Quel est l’endroit que tu préfères au monde ? Imagine que tu puisses aller où bon te semble

demain et y rester quelques semaines. Ça serait où ?La réponse n’est pas venue spontanément.— Je suis allée à Rome l’été dernier, ai-je dit après quelques secondes de réflexion, et je n’ai

pas eu le temps de voir tout ce que je voulais.En d’autres circonstances, je lui aurais sans doute donné des détails sur les raisons de ce voyage

en Italie. Mais un premier dîner en tête à tête ne me semblait pas le contexte idéal pour expliquer queje m’étais rendue à Rome avec l’espoir de retrouver un père officiellement mort depuis plus de vingtans.

— Donc, oui… je dirais Rome, ai-je conclu.— J’adore l’Italie, a dit Jeremy.— Et toi, où aimerais-tu le plus aller ?— J’ai beaucoup voyagé et je m’aperçois que ça ne me tente plus autant qu’avant. Quand j’ai

besoin de m’échapper un peu, je vais dans le comté de Door. Ma fex et moi, on y possède une maisondepuis plusieurs années.

— Qui va la conserver après le divorce ? Ne te sens surtout pas obligé de répondre, me suis-jeempressée d’ajouter. C’est peut-être une question indiscrète.

— Non, non, pas du tout. On a décidé de la partager. On y est très attachés l’un comme l’autre,et les enfants l’adorent, eux aussi. On va établir un calendrier et on y aura accès chacun la moitié del’année.

— Ça me paraît une solution civilisée, ai-je dit. Quel âge ont tes enfants ?— Neuf et six ans.D’autres assiettes sont arrivées, garnies de coquilles Saint-Jacques, de ravioles et de moules. La

conversation se poursuivait comme une promenade estivale ; comme si une plage avait déroulé sonsable chaud sous nos pieds au beau milieu de l’hiver.

Lorsque la serveuse est venue apporter la carte des desserts, Jeremy s’est levé de table avec un

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mot d’excuse.— Je te laisse choisir pour moi, a-t-il dit avant de s’éloigner.— Il est cool, pas vrai ? a lancé la serveuse sur un ton amical, quand il a disparu au fond du

restaurant.Elle avait de longs cheveux aussi bouclés que les miens, mais les siens étaient sombres et

maintenus en arrière par un large bandeau orange.— Oui, il est très sympa.— Jeremy est adorable, a confirmé la jeune femme. Et puis il n’est pas du genre radin. Il laisse

vraiment de bons pourboires. Tout le monde l’aime bien, ici, vous savez. Vous le connaissez depuislongtemps, si ce n’est pas indiscret ?

— Non, je viens tout juste de le rencontrer.— Ah ! Alors vous avez évité la période difficile. Je veux parler du divorce.Mes sourcils se sont froncés.— Je pensais que la séparation se passait bien.Elle a ouvert de grands yeux en secouant la tête, puis s’est penchée vers moi après avoir jeté un

bref coup d’œil par-dessus son épaule.— J’ai entendu dire que ça avait été sanglant, a-t-elle dit sur un ton de conspiratrice.Je n’ai su que répondre. D’accord, elle était gentille avec moi, mais il me semblait qu’une

serveuse n’aurait pas dû colporter ce genre de ragots sur un de ses bons clients. L’espace d’uninstant, je me suis demandé si elle n’avait pas un faible pour Jeremy. Peut-être était-ce sa façon dedécourager les femmes qu’il emmenait dîner ici.

Il est revenu avant que je trouve quelque chose à dire, et a échangé quelques mots avec laserveuse au sujet d’un barman de leur connaissance. La jeune femme a fini par s’en aller.

De mon côté, j’étais un peu ébranlée par ce qu’elle venait de me dire au sujet de son divorce.Mais les soupçons qui avaient pu naître de ce bref échange ne m’ont pas empêchée de répondre

au baiser de Jeremy.Son baiser, dans sa voiture, en bas de mon appartement.

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Jeremy a posé doucement ses mains chaudes sur mes joues et m’a attirée à lui. Il m’a embrasséeune fois, puis s’est interrompu pour me regarder, avant de plaquer de nouveau ses lèvresétonnamment douces sur les miennes.

Je ne saurais dire combien de temps a duré ce baiser. J’étais ailleurs, transportée. Quand noslangues ont fini par regagner leurs tanières et que nos bouches se sont séparées, j’ai eu l’impressionde sortir du tambour d’une machine à laver.

Lui aussi semblait presque à bout de souffle.— Eh bien…, a-t-il dit. C’était…— Agréable.— Très agréable.— Permets-moi de surenchérir, ai-je dit. C’était merveilleux.— C’était…Il s’est penché vers moi.— … un putain de baiser !Il m’a adressé le sourire le plus adorable qui soit.— Ça te gêne si je dis des gros mots ?J’ai fermé les yeux, aux anges. Même si — comme je l’avais expliqué à Madeline — je

m’efforçais de ne plus jurer, au fond, j’adorais les gros mots. Je ne portais pas pour autant un regardaussi indulgent sur les écarts de langage des autres, auxquels je ne trouvais souvent aucun charme.Sauf que le mot le plus cru devenait forcément délicieux, dans une bouche aussi belle que celle deJeremy.

J’ai rouvert les yeux.— Non, ça ne me dérange pas.Ça été le signal de départ d’une nouvelle série de baisers. L’atmosphère se réchauffait

sérieusement. N’était-ce pas le moment où j’étais censée l’inviter à monter dans mon appartement ?Pourtant… Quelle était donc cette étrange sensation qui venait gâcher le plaisir des sens ? Il

s’agissait d’une sorte de malaise dont j’ai bientôt compris la nature : mon appartement était l’endroitoù j’avais passé beaucoup de temps avec Sam. L’endroit où Theo avait fini par emménager. D’unecertaine manière, mon appartement était un sanctuaire. L’effraction dont il avait été victime l’annéeprécédente n’avait fait que le rendre plus sacré à mes yeux.

A contrecœur, j’ai décollé mes lèvres de celles de Jeremy.— Je ferais bien d’aller dormir. J’ai un rendez-vous tôt, demain matin.

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— On est samedi, demain.— Je sais, mais je dois quand même aller travailler au…J’ai laissé ma phrase en suspens. J’avais failli dire que je devais travailler au cabinet d’avocats

pour rattraper le temps passé à la galerie. Mais au dernier moment, je me suis souvenue que Jeremyne connaissait pas Izzy McNeil, l’avocate. Il ne connaissait qu’Izzy Smith, l’assistante de Madeline.

Cela pouvait-il changer la perception que Jeremy avait de moi ? Le fait que je travaille pour lagalerie de Madeline Saga lui donnait-il le sentiment d’avoir affaire à une femme créative, un peu horsnorme ? Serait-il plus attiré par moi s’il savait que j’étais avocate ? Cela me rendrait-il plusintelligente à ses yeux ? Serait-il impressionné de savoir qu’il m’arrivait de défendre des criminelsendurcis ?

Il s’est remis à m’embrasser, et ses baisers ont aussitôt noyé mes interrogations dans un océande salive et de désir.

Cette fois-ci, c’est lui qui s’est arrêté.— D’accord, je te laisse partir.Il a posé son front contre le mien.— Mais seulement si tu me promets qu’on va se revoir.— Marché conclu, ai-je répondu.Je l’ai embrassé une dernière fois, et je suis sortie de la voiture.

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16

Tous les vendredis soir, Madeline retrouvait un groupe de femmes d’origine japonaise. C’étaitle seul lien avec son pays natal. Comme elle l’avait dit à Isabel, elle avait été adoptée par desAméricains alors qu’elle était encore un bébé. C’était l’envie d’en savoir plus sur les Japonaises —et donc sur elle-même — qui l’avait amenée à fréquenter cet atelier de teinture et de tissage.

Du réconfort. Voilà ce qu’elle venait chercher ici, auprès de femmes qui avaient beaucoup dechoses en commun avec elle. Et après le courrier qu’elle avait reçu avant de venir ici, elle avaitdésespérément besoin de réconfort.

« Jamais ce que tu as fait ne sera pardonné. » Sans doute aurait-elle pu appeler sa famille, mais elle répugnait à se tourner vers eux pour ce

genre de chose. Certes, elle avait de l’affection pour ses parents adoptifs. Elle les avait toujoursrespectés et même appréciés — à l’exception de ces quelques années d’adolescence où elle s’étaitpersuadée qu’elle les détestait, et les avait traités avec une dureté dont elle avait honte aujourd’hui—, mais elle n’avait cessé d’éprouver une sorte de détachement à leur égard, ainsi que pourl’environnement dans lequel elle avait grandi. Oui, elle s’était toujours sentie comme une étrangèreparmi les champs de maïs et les fermes laitières du Wisconsin, parmi cette population rurale quipourtant l’avait bien traitée durant son enfance, et qui continuait à l’accueillir chaleureusement lorsde ses rares visites à ses parents. En réalité, c’étaient plutôt eux qui se déplaçaient et qui enprofitaient pour faire du tourisme à Chicago. Chaque fois, elle voyait à quel point ils étaient soulagésqu’elle se soit établie ici, pas trop loin de chez eux, et non à New York.

New York où elle avait filé à l’âge de dix-huit ans, follement heureuse d’avoir été acceptéedans une université située au cœur de Manhattan. Là-bas, elle s’était retrouvée dans son élément,plongée dans le creuset social et culturel qui donnait son âme à la ville. Si c’était l’envie des’éloigner de la campagne qui l’avait d’abord conduite à s’immerger dans le monde de l’art, elle s’yétait vite retrouvée comme un poisson dans l’eau. Le sentiment d’avoir enfin trouvé sa place lui avaitdonné force et détermination pour percer dans cet univers singulier. Pourtant, si elle avait peu à peuréussi à creuser son trou, sa réussite n’avait pas été à la hauteur de ses espérances. Occuper le devantde la scène artistique était si difficile, à New York… Et Madeline n’avait pas eu envie de jouer lesseconds rôles.

C’est alors qu’elle avait reçu un héritage inattendu. Une petite fortune versée par une sociétéfiduciaire. Pour en connaître l’origine, les parents de Madeline avaient fait appel aux services d’un

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avocat, lequel avait appris que l’argent avait été donné par l’un de ses parents biologiques ou par unmembre de sa famille japonaise ; dans tous les cas, par quelqu’un qui avait souhaité conserverl’anonymat.

Les parents adoptifs de Madeline avaient très bien réagi. Non seulement ils lui avaient proposéde l’aide pour gérer cette somme, mais ils avaient cherché à savoir ce qu’elle éprouvait face à cegeste de sa famille biologique. Ils s’inquiétaient que cela ne réveille des blessures enfouies.

Elle les avait rassurés : elle s’était au contraire sentie réconfortée par cette preuve qu’elle avaitexisté aux yeux de sa lointaine famille. Oui, ce cadeau l’avait aidée à se réconcilier avec ce passéqu’elle n’avait presque pas connu et qui pourtant la hantait.

Bien entendu, il avait fallu affronter de nombreuses complications juridiques et administrativesavant de toucher cet argent, une situation apparemment normale étant donné la provenance étrangèreet le montant élevé de l’héritage. Mais une fois que tout avait été réglé, et malgré les frais colossaux— impôts et honoraires d’avocat — qui avaient amputé cette somme, Madeline s’était retrouvéedéfinitivement à l’abri du besoin.

Cette spectaculaire amélioration de sa situation financière avait aussi été le déclic pour entamerune nouvelle vie. Lorsqu’une amie lui avait parlé de Chicago en termes élogieux, lui expliquant quela scène artistique y était très vivante et à bien des égards plus tolérante et chaleureuse qu’à NewYork, elle avait senti qu’il était temps de changer de décor. De déployer ses ailes, maintenant qu’elleétait soulagée du poids émotionnel et des contraintes financières qui l’entravaient jusqu’alors.

Et aujourd’hui, une vingtaine d’années plus tard, elle se retrouvait ici, avec d’autres femmes quientretenaient un lien fort avec leur pays natal. Japonaises exilées ou, comme elle, Américainesd’origine japonaise, elles étaient toutes penchées sur une autre sorte de creuset, une véritable cuve oùse fondaient les éléments qui donneraient bientôt une teinture indigo. La vapeur fumante qui s’élevaitet les petites bulles qui se formaient avec un gargouillis lui conféraient des airs de chaudron desorcière.

— Ça devrait prendre une demi-heure, dit une des femmes qui l’entouraient.Il s’agissait d’Amaya, la jeune femme qu’elle avait rencontrée chez Toi, le soir où elle s’y était

rendue avec Isabel.Amaya, qui s’était inscrite à cet atelier à la même époque qu’elle, s’était tout de suite intéressée

à sa galerie d’art, où elle avait même fini par acheter deux sculptures. Pourtant, Madeline n’avait pasnoué de liens d’amitié avec Amaya, sans doute à cause du tempérament pessimiste de la jeune femme.Sans être particulièrement superstitieuse, Madeline en était venue à craindre que le côté négatifd’Amaya ne nuise au travail qu’elles accomplissaient ici. C’était irrationnel, bien sûr, mais il y avaitquelque chose de tellement spirituel dans le travail du tissage, comme dans l’élaboration d’uneteinture… La noirceur d’Amaya semblait aller à l’encontre de ce processus lumineux.

Cet atelier de tissage était l’unique passerelle entre Madeline et son héritage culturel. Pour elle,c’était à la fois une façon de s’échapper et de se retrouver. De s’échapper d’un quotidien parfoisstressant et de retrouver la Japonaise en elle. Et aujourd’hui, après l’e-mail qu’elle avait reçu, elleavait grand besoin de s’échapper.

C’était à présent le moment qu’elle préférait dans le processus de teinture, quand le contenu dela cuve se transformait radicalement et que quelque chose remontait de ses profondeurs, flottant à lasurface avant de…

— Ça va venir, dit-elle en se tournant vers Amaya.Il fallait que ça vienne, ajouta-t-elle pour elle-même.— Pas sûr, répondit Amaya de sa voix douce et chantante.

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Peut-être parce qu’elle la fixait droit dans les yeux, Madeline crut percevoir une provocationdans ces mots, et elle la fusilla du regard. Comme elle l’avait dit à Isabel, une sorte d’antipathietacite semblait s’être installée entre elle et Amaya.

Après l’atelier de la semaine précédente, Madeline avait fait des recherches sur le prénomAmaya. Elle avait appris qu’il signifiait « pluie nocturne », ce qui semblait assez approprié pour unetelle personnalité, même si la réalité était nettement moins poétique.

— Ça y est ! s’écria une des femmes en pointant le doigt sur le contenu de la cuve.Comme toutes les autres, Madeline se pencha pour observer de plus près la pellicule vert-de-

gris qui se formait à la surface.Observer… , songea-t-elle. Etait-elle également observée à son insu ? Les œuvres de la galerie

l’étaient, en tout cas. D’une façon ou d’une autre — elle n’arrivait pas à comprendre comment —, destableaux avaient été dérobés et remplacés par des contrefaçons. Elle avait vendu des faux ! A cettepensée, Madeline fut brusquement submergée par une vague brûlante. Honte, elle avait honte ! Et cete-mail, à présent…

— Ça va, Madeline ? demanda une des femmes.Elle ouvrit les yeux, soudain consciente de les avoir fermés comme si cela pouvait repousser le

déshonneur, la peur, et ce sentiment — vague mais intense — de trahison.Ce qu’elle vit alors lui fit faire un bond en arrière. Elle s’était penchée trop près du contenu de

la cuve sans s’en rendre compte, et l’écume verdâtre, qui emplissait son champ de vision, semblaitsur le point de lui sauter au visage. Elle recula de plusieurs pas jusqu’à ce que ses jambes se heurtentà une chaise sur laquelle elle se laissa tomber.

Tous les visages tournèrent vers elle des expressions inquiètes. Tous, sauf celui d’Amaya quicontinuait à observer le contenu de la cuve comme si de rien n’était, nota Madeline. Elle rassura lesautres femmes, leur affirmant qu’elle allait bien et leur enjoignant de s’occuper de l’indigo. Aprèsquelques questions supplémentaires, elles se résolurent à reporter leur attention sur la cuve.

Mais Madeline n’allait pas si bien que ça. Elle avait du mal à respirer, et son cœur battaitcomme celui d’un animal acculé.

— Arrêtez.Cette supplication prononcée d’une voix à peine audible s’adressait à la personne qui la

persécutait. Elle qui ne s’était jamais abaissée à implorer quiconque dans sa vie, pas une seule fois,se mit à adresser une prière à son bourreau, à cette présence obscure qu’elle percevait comme uneforce maléfique.

Je vous en prie, cessez de vous en prendre à moi.

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Quand je me suis réveillée, samedi matin, ma première pensée et mon premier sourire de lajournée ont été pour Jeremy. Je suis allée jeter un œil par la fenêtre et j’ai vu la neige qui tombait surChicago. La danse des flocons m’a fait retomber en enfance, quand la ville devenait une boule à neigesecouée par une main géante, et la journée un monde inexploré qui regorgeait de promesses.

Puisque je n’allais pas à la galerie et que je n’avais ni client à recevoir au cabinet ni audienceau tribunal, je ne me suis pas gênée pour enfiler un jean et des bottes fourrées à pompons. J’ai choisiun pull en cachemire marron assorti aux bottes en daim et, après avoir noué mes cheveux avec unfoulard rouge, j’ai mis le cap sur Bristol & Associates, bien décidée à rattraper le retard pris cettesemaine.

Je m’attendais à trouver les bureaux déserts, mais Maggie était là quand je suis arrivée.D’ordinaire, elle n’était jamais en meilleure forme que lors de ces matinées calmes et studieuses duweek-end, mais, cette fois, j’ai tout de suite vu qu’elle n’était pas dans son assiette : dix bonnessecondes à me tenir sur le seuil de son bureau avant qu’elle ne remarque ma présence ! Et mêmequand ses yeux se sont posés sur moi, il lui a visiblement fallu un moment avant que son cerveaun’enregistre l’information.

— Oh ! Salut…Sa voix s’est éteinte, et elle m’a regardée, l’air perdu et les sourcils un peu froncés, comme si

elle avait oublié mon nom.— Izzy McNeil, ai-je dit. Ta meilleure amie, tu te rappelles ?Elle s’est massé le visage.— Désolée, Iz.J’ai éclaté de rire.— Cervelle de grossesse ?C’était à cela que Maggie attribuait toutes ses absences, ces derniers temps. Qu’elle perde un

dossier en chemin vers le tribunal, qu’elle arrive face au juge en ayant oublié notre stratégie dedéfense ou qu’elle ait un trou de mémoire, téléphone en main, au moment de composer le numéro d’unprocureur qu’elle connaissait depuis des années, Maggie tournait vers moi un visage résigné etsoupirait : « Cervelle de grossesse. »

Elle n’a pas répondu, et j’ai posé la question qui me taraudait l’esprit depuis la veille, oùj’avais attendu six heures que le jury délivre son verdict au terme d’une affaire plaidée par Maggie,le juge finissant par autoriser les jurés à regagner leurs chambres d’hôtel pour la nuit.

— Alors, le procès Cortadero ? Tu as le verdict ?

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— Non coupable.J’ai poussé un cri de victoire et je me suis approchée de son bureau pour lui taper dans la main.— Félicitations, Mags !Alors que nous échangions un sourire complice, mon Smartphone a sonné. Madeline Saga, ai-je

lu sur l’écran.J’ai décroché.— Bonjour, Madeline.— Ah ! Isabel…— Comment vas-tu ?— Eh bien…Silence, puis :— Où es-tu, Isabel ?— Chez Bristol & Associates, le cabinet d’avocats pour lequel je travaille, en train de discuter

avec mon amie enceinte.— Oh ! Ça doit être agréable…Madeline parlait d’une voix presque timide, qui ne ressemblait pas à ce que je connaissais

d’elle.— Je m’en veux de te déranger, a-t-elle repris, mais tu penses que tu pourrais faire un saut à la

galerie ? J’aimerais te montrer quelque chose. Enfin… Je devrais plutôt dire que j’ai besoin de temontrer quelque chose.

Je me suis alors rendu compte que ce n’était pas de la timidité que je percevais dans sa voix,mais de la peur.

— J’arrive, Madeline. Je serai là dans une demi-heure.Dehors, les flocons se faisaient moins compacts. Hormis les nombreux chasse-neige et saleuses

qui sillonnaient les rues, Chicago semblait figée comme un paquebot pris dans les glaces. J’ai dûmarcher près d’un quart d’heure avant de dénicher un taxi.

Une fois dans la voiture, j’ai ouvert ma vitre malgré le froid. Depuis quelques jours — depuisma rencontre avec Madeline, sans doute —, je prenais davantage conscience des sons de la ville.Lorsque nous étions allées boire un verre dans ce bar de nuit, Madeline avait dit quelque chose quime revenait constamment à l’esprit : en tant que galeriste et collectionneuse d’art, elle estimait de sondevoir de garder tous ses sens en éveil. Plus tard, elle avait également affirmé que tout pouvaitdevenir de l’art. Que cela dépendait du regard qu’on portait sur les choses. Cette idée fascinanten’avait cessé de faire naître des questions en moi. Un son pouvait-il être de l’art ? Et une odeur ?

Il y avait quelque chose d’étrange et de presque inquiétant à songer que la plupart de ces sonsm’accompagnaient depuis l’enfance, et que j’avais attendu si longtemps pour augmenter le volume dema conscience. Pour leur donner une place dans ma vie.

A présent s’invitaient par la vitre baissée du taxi le roulement métallique du métro aérien, lescrissements aigus des freins d’un chasse-neige, une sirène de police dans le lointain, un bruit sourd— indéfinissable — qui ne cessait de croître et de décliner, de décliner et de croître… Tous ces sonsme faisaient prendre conscience du nombre impressionnant de mondes qui se côtoyaient dans unegrande ville, chacun d’eux renfermant des formes d’art qui lui étaient propres.

Le temps que le taxi se range devant la galerie de Madeline, les flocons s’étaient arrêtés detomber, et le soleil faisait briller de mille feux les trottoirs enneigés de Michigan Avenue.

La conscience que tout cela était éphémère, qu’une bouillasse grisâtre remplacerait bientôt leblanc immaculé et ses reflets étincelants, rendait ce spectacle plus beau encore. Comme attirés par la

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paisible beauté de la ville blanchie et réchauffée par le soleil, des gens sortaient des immeublesd’alentour. Un sentiment d’allégresse flottait dans l’air : c’était samedi, et il faisait beau après unépisode neigeux ; la recette parfaite pour propager la joie de vivre dans une ville comme Chicago.

Je me suis demandé pourquoi Madeline voulait me voir.

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Je l’ai trouvée dans son bureau, niché dans un recoin au fond de la galerie. Ce n’était pasl’endroit où elle m’avait montré les commentaires laissés sur son site Web, et que j’avais alors prispour son bureau. Il s’agissait d’une autre pièce encore plus retranchée, tout aussi exiguë maisbeaucoup plus luxueuse. Madeline m’a fait signe de m’asseoir dans le fauteuil violet placé face àelle, mais j’ai d’abord laissé mon regard vagabonder autour de moi.

Sur un mur, des rideaux bleus tenus par des embrasses métalliques dévoilaient un tableau : unefenêtre ouverte sur une mer turquoise piquée d’îles lointaines.

Sur le mur d’en face se trouvait le portrait d’une femme qui ressemblait beaucoup à Madeline.Alors que je me décidais à m’asseoir, elle a tiré une sorte de plateau dissimulé dans son bureau

en laque noire. J’ai tendu le cou et j’ai vu qu’il s’agissait d’un mince tiroir conçu spécialement pouraccueillir une tablette numérique.

Très James Bond, me suis-je dit.Cet élégant bureau n’était-il pas à l’image de Madeline Saga, personnalité à tiroirs… secrets ?

Une femme qui savait jouir de la vie à travers l’art, l’amour et le sexe, mais qui, me semblait-il,possédait d’autres facettes peut-être plus sombres, moins visibles en tout cas. Oui, il me paraissaitévident que, à l’image des œuvres d’art qu’elle achetait et vendait, la personnalité hors du communde Madeline ne se dévoilait pas entièrement au premier regard. Ni même, sans doute, au second.

Après avoir passé plusieurs fois le doigt sur l’interface tactile de sa tablette, elle l’a sortie deson logement, de manière à me la présenter. Un e-mail ouvert occupait toute la surface de l’écran.

L’adresse électronique de l’expéditeur n’était qu’une suite de chiffres et de lettres dépourvue desens. Quant à l’espace dédié à l’objet du courrier, il était resté vide. J’ai lu le corps du message :

Jamais ce que tu as fait ne sera pardonné. Pour te punir de ta fausseté et de ton égoïsme, ondevrait t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis à la manière d’une toile.

— Eh ben dis donc…C’est tout ce que j’ai réussi à dire.J’ai relu l’e-mail.

… on devrait t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis à la manière d’une toile.

— Eh ben dis donc…, ai-je répété.Il y avait dans ces mots quelque chose de si froid, de si impitoyable, de si… effrayant.

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J’ai levé les yeux vers Madeline. La peur se lisait sur ses traits délicats.— Une idée de l’identité de l’expéditeur ? ai-je demandé.Elle a secoué la tête.— Aucune.— Tu penses que c’est la même personne qui a laissé les commentaires sur Arthur Dudlin, sur le

site Internet de la galerie ?— Je n’en sais rien. Mais j’y ai pensé, bien sûr.— Quand l’auteur parle de « fausseté », tu penses qu’il fait allusion aux contrefaçons ? Je veux

dire qu’il aurait pu choisir un mot plus usuel, comme « duplicité »…— Je ne sais pas, Isabel ! Comment est-ce que quelqu’un peut écrire des horreurs pareilles ? Tu

te rends compte : « On devrait t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis » ! C’est ignoble !Elle a tourné la tablette numérique vers elle afin de relire à son tour l’e-mail menaçant.— Allons voir Mayburn, ai-je dit.— Je ne peux pas quitter la galerie pour le moment.Deux rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, m’a-t-elle expliqué. Le premier avec un

décorateur d’intérieur et ses clients difficiles, un couple qui était déjà venu une dizaine de foisregarder une sculpture. Elle espérait qu’ils allaient enfin se décider à l’acheter. L’autre rendez-vousétait une interview — déjà reportée à deux reprises — pour un magazine d’art.

Madeline a enfoui son visage dans ses mains, et je me suis sentie impuissante, un sentiment queje détestais. Avant que je ne parvienne à trouver des mots de réconfort, elle a relevé la tête et aconsulté sa montre.

— Le décorateur d’intérieur ne va pas tarder à arriver. Il faut que je me ressaisisse.— Tu veux que je te fasse un café ? ai-je proposé.Elle a fait non de la tête.— Je pourrais aller te chercher quelque chose à manger.Encore non de la tête.— Une vodka, peut-être ?Cette suggestion a réussi à la faire rire.— Je vois que tu commences à mieux me cerner.Je lui ai souri.— Je suis désolée que tu traverses un moment aussi difficile, Madeline.— Moi aussi, ça me désole.Elle a laissé échapper un soupir.— Mais je suis heureuse de t’avoir à mes côtés pour le traverser, a-t-elle ajouté.J’ai senti qu’il y avait quelque chose de différent entre nous. C’était comme si l’atmosphère de

la pièce avait changé brusquement, même si je n’aurais su dire, au juste, en quoi elle avait changé.— Moi aussi, ça me fait plaisir, ai-je dit.J’ai essayé de réfléchir à ce que je pouvais faire pour lui redonner un semblant de moral avant

son premier rendez-vous. La faire parler d’art était sans doute la meilleure solution. Ça la mettraitdans de bonnes dispositions pour convaincre les acheteurs difficiles, comme pour répondre auxquestions du journaliste.

J’ai désigné du menton le portrait qui lui ressemblait furieusement.— C’est toi qui as servi de modèle ?Elle a souri.— Non, figure-toi. C’est un artiste japonais — l’un de mes préférés — qui a réalisé cette

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gravure sur bois dans les années cinquante.En l’observant plus attentivement, j’ai vu que la belle Japonaise regardait par la fenêtre. Mais,

au lieu de s’ouvrir sur la mer, comme la fenêtre du tableau encadré de rideaux, celle-ci donnait sur unparterre de fleurs. De magnifiques fleurs rouges à l’intérieur jaune pâle.

— Si mon univers ressemblait à ça, a dit Madeline, moi aussi je passerais mon temps à regarderpar la fenêtre.

Le carillon de la porte d’entrée nous a signalé une nouvelle visite.— Ça ne t’ennuie pas si je reste ici ? ai-je demandé. J’aimerais me servir de ta tablette

numérique pour relire une nouvelle fois cet e-mail et faire quelques recherches.Madeline n’a pas répondu : « Non, pas du tout », ou quoi que ce soit de ce genre. Elle a

simplement fermé les yeux pendant une ou deux secondes avant de les poser sur moi. Une expressiongracieuse baignait ses traits à présent détendus.

— S’il te plaît, a-t-elle dit.Puis, après quelques nouvelles secondes de silence :— Merci.

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J’ai relu l’e-mail menaçant. Plusieurs fois de suite. Qui avait pu écrire une chose pareille ? Si lemot « fausseté » était bien une allusion aux toiles contrefaites, l’auteur de ce courrier était au courantde l’escroquerie qui visait la galerie de Madeline. Selon elle, Jeremy était le seul — avec Mayburnet moi — à connaître la situation. Depuis qu’il l’avait informée des conclusions de son expert,Madeline s’efforçait de déterminer si d’autres clients avaient pu acheter des faux. Mais, pourl’instant, Jeremy était la seule victime identifiée.

Sauf que je voyais mal Jeremy écrire ce genre d’e-mail. D’accord, je n’avais passé qu’unesoirée avec lui, mais ce procédé ne cadrait pas avec ce que je connaissais du personnage.

J’ai relu le courrier pour la énième fois :

… on devrait t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis à la manière d’une toile.

De toute évidence, ces mots contenaient une menace physique qui ne pouvait être prise à lalégère. Pourtant, et même si je la savais ébranlée par cet e-mail, Madeline était en train de charmer ledécorateur d’intérieur et le couple qui venaient d’arriver. Léger comme des bulles de champagne, sonrire me parvenait depuis la salle d’exposition, où elle donnait des précisions sur la sculpture qu’elleespérait vendre. Il y avait de la joie dans sa voix :

— Bien entendu, il se peut que vous voyiez dans cette œuvre autre chose que ce que l’artiste avoulu y mettre, disait-elle. L’art est comme ça, et il faut s’en réjouir.

Son ton a changé tandis qu’elle passait à une autre sculpture. Parce que toute création étaitunique à ses yeux, la passion pour l’œuvre qu’elle défendait colorait sa voix d’une teinte sans cesserenouvelée.

— N’est-ce pas un travail remarquable ? l’entendais-je dire à présent. Sans compter que c’estune pièce rare. D’ordinaire, il ne fait que des nus.

— Mais c’est pourtant vrai ! s’est écrié le décorateur.— A mes yeux, cette sculpture est l’une de ses créations les plus abouties, a déclaré Madeline.

Je la trouve magnifique.— Magnifique, oui… magnifique, a approuvé le décorateur.— Et c’est peut-être une de ses dernières sculptures. Vous savez qu’il compte se consacrer à

d’autres formes d’expression et plus particulièrement à…J’ai cessé de les écouter pour me concentrer sur l’e-mail.

… t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis…

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t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis…… t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis…

J’ai appelé Mayburn et j’ai fait le point sur la situation avec lui.— Envoie-moi cet e-mail, Izzy. Je vais analyser sa formulation.— C’est-à-dire ?— Bien sûr, il serait plus intéressant d’avoir un texte manuscrit, mais même un texte imprimé

peut nous apprendre des choses sur son auteur. La cadence des mots, l’utilisation de tel ou tel terme,la façon de tourner les phrases, les répétitions, etc. Tout ça permet parfois d’esquisser un portraitpsychologique.

Mayburn m’a dit qu’il comparerait également cet e-mail avec les commentaires désobligeantslaissés sur le site Internet de la galerie, cela pour déceler d’éventuelles similitudes entre les deuxmessages.

— Comment va-t-elle ? m’a-t-il demandé alors que je m’apprêtais à mettre un terme à notreconversation.

— Pas facile à dire.J’ai pris le temps de réfléchir à la question.— L’e-mail l’a drôlement secouée, je crois, mais d’un autre côté elle semble bien s’en remettre.

Là, elle est avec des clients. Et, à l’entendre, on dirait bien qu’elle a retrouvé toute son énergie et toutson enthousiasme.

Un soupir est venu mourir dans mon oreille.— Oui, elle est comme ça… Et c’est une bonne chose, tu sais. L’art lui permet de surmonter tous

ses problèmes. Tant qu’elle continue à se passionner pour ses œuvres, ça veut dire qu’elle ne va passi mal.

Un grand silence a suivi cette déclaration, et j’ai su qu’il pensait lui aussi à ces mots horribles— « t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis » —, et que, comme moi, il espérait qu’ilsn’atteindraient pas Madeline trop profondément.

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Une fois les clients de Madeline partis, je lui ai parlé de ma conversation avec Mayburn. Je luiai également fait part du point de vue de mon père sur son déménagement, énumérant les nombreuxmoments où ses œuvres d’art avaient été vulnérables. Elle a ponctué mes explications de petitshochements de tête, visiblement d’accord avec ce que je disais, et j’ai fini par lui demander siJeremy avait acheté les contrefaçons ici ou à l’ancienne adresse.

— Il les a achetées ici, a répondu Madeline, qui s’était rassise derrière son bureau en laquenoire.

Puis elle m’a expliqué que Jeremy et sa femme — sa « fex », n’ai-je pu m’empêcher desonger — avaient repéré ces tableaux dans la galerie de Bucktown, mais qu’ils s’étaient décidés àles acheter quelques mois plus tard, alors qu’elle avait déjà emménagé dans ses nouveaux locaux deMichigan Avenue.

Nous sommes restées un moment silencieuses, à nous demander si cela pouvait signifier quelquechose pour notre enquête.

— A propos de Jeremy, a dit Madeline, comment s’est passée ta soirée avec lui ?— Très bien.J’ai songé aux baisers que nous avions échangés dans sa voiture.— Très très bien.— Qu’est-ce que vous avez fait ?— On est allés dîner au Girl & the Goat.— Cool. Et après ?— Après, il m’a ramenée chez moi, et…S’il s’était agi de Maggie ou de Quentin, assis face à moi, je n’aurais pas hésité à donner des

détails. J’aurais décrit par le menu le délicieux premier baiser de Jeremy. Mais c’était Madeline,déjà plus qu’une simple connaissance, mais pas tout à fait une amie.

— … et il m’a demandé s’il pouvait me revoir.— Excellent, a dit Madeline.Je me rappelais à quel point elle avait semblé tenir à ce que je réponde favorablement à

l’invitation de son ami.— Vous avez évoqué son divorce, quand il est venu à la galerie, ai-je dit. Tu connais bien sa

femme ?— Disons que je l’ai rencontrée à plusieurs reprises. Elle et Jeremy ont non seulement

développé une vraie sensibilité en matière artistique, mais aussi une grande culture.

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Une idée m’a traversé l’esprit.— Jeremy a dit que c’est son avocat qui a trouvé quelqu’un pour expertiser et estimer leurs

œuvres d’art, ce qui a conduit à la découverte des contrefaçons. Est-ce qu’il a informé sa femme duproblème ?

— Je ne crois pas. Il m’a dit qu’il attendrait jusqu’à ce que je… jusqu’à ce que je comprenne cequi s’est passé.

— C’est quel genre de femme ?Une moue incertaine a redessiné un instant la bouche de Madeline.— Difficile à dire… Ce n’est pas quelqu’un vers qui j’irais naturellement. Je la trouve assez

froide, assez distante. On dirait qu’elle porte en permanence une armure invisible.— Vraiment ? Je ne m’attendais pas à ça, vu la personnalité de Jeremy. Il a l’air si ouvert, si

chaleureux…— Ecoute, ce n’est que mon opinion. Apparemment, il y a des gens qui l’apprécient beaucoup.

Et puis, va savoir si elle n’est pas différente avec Jeremy. Certaines personnes sont comme ça : ellesne s’ouvrent vraiment que lorsqu’elles sont en confiance.

— Qu’as-tu entendu dire sur leur divorce ?— Que ça se réglait à l’amiable, entre gens intelligents et de bonne volonté.— J’ai échangé quelques mots à ce sujet avec la serveuse du restaurant, et elle m’a donné un

tout autre son de cloche.Madeline a haussé les sourcils.— Ah bon ? Intéressant… Les serveurs et les serveuses entendent plein de choses pendant qu’ils

se faufilent entre les tables.— Oui, je sais.Un silence pensif s’est abattu pendant quelques instants sur la pièce. J’ai été la première à le

rompre :— Et Jeremy ?— Quoi, Jeremy ?— Tu penses qu’il pourrait avoir écrit cet e-mail ?— Bien sûr que non, voyons ! Quelle idée…— Crois-moi, Madeline, on ne peut jamais être sûr de rien. Moi aussi, j’aime bien Jeremy, et je

serais la première surprise qu’il soit l’auteur de ces horreurs. Mais c’est tout de même lui qui seretrouve avec des faux sur les bras. Va savoir… Peut-être qu’il ne prend pas cette affaire aussi bienqu’il le prétend.

Madeline est restée muette un moment, comme si elle avait besoin de temps pour considérercette possibilité. Elle a fini par secouer la tête.

— Non, vraiment, ça me paraît inconcevable. C’est surtout sa femme qui adorait ces tableaux. Etpuis pourquoi serait-il si furieux ? D’une certaine façon, il va tirer un bénéfice de cette mauvaisesurprise. Puisque c’est lui qui les a achetés, une révision à la baisse de leur valeur réduira égalementle montant de son patrimoine, ce qui…

— Ce qui lui permettra de verser moins d’argent à sa femme, ai-je achevé pour elle avec unregard entendu.

Madeline a pincé les lèvres.— Je vois où tu veux en venir.— Dis-moi, Madeline, tu sais si c’est Jeremy qui rapportait l’argent à la maison ?— Oui, c’était lui. Mais c’était elle qui s’intéressait le plus à leur collection d’œuvres d’art.

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Comme je te l’ai dit, c’est sa femme qui a eu un vrai coup de cœur pour ces deux tableaux.— Si elle les aime tellement et que le divorce se passe aussi mal que le prétend cette serveuse,

Jeremy a pu se venger d’elle en demandant à un faussaire d’en faire des copies.Madeline n’a pas fait de commentaire, mais sa moue dubitative disait clairement qu’elle trouvait

cette théorie tirée par les cheveux.— Et si c’était la femme de Jeremy qui avait écrit cet e-mail ? ai-je suggéré.— Vraiment, Isabel, je suis presque certaine qu’elle n’est pas encore au courant, pour les

contrefaçons. Jeremy m’a promis qu’il n’en parlerait à personne tant qu’on n’aurait pas eu le fin motde l’histoire.

« Le fin mot de l’histoire. » J’ai eu un bref moment de découragement en songeant à la distancequi nous séparait de l’élucidation de cette affaire. Nous avions émis plusieurs suppositions quipouvaient être autant de pistes, mais il fallait regarder les choses en face : nous étions encore loin dedisposer du moindre élément concret.

— En partant du principe qu’il n’est sûrement pas l’auteur de l’e-mail, as-tu l’intention derevoir Jeremy ? m’a demandé Madeline.

— Oui, bien sûr. Et puis, ça me permettra peut-être d’en savoir plus sur son divorce… Mais enattendant, il faut qu’on fasse une liste de toutes les personnes qui ont joué un rôle, si modeste soit-il,dans le déménagement de tes œuvres vers ta nouvelle galerie.

J’avais toujours la tablette numérique de Madeline sous les yeux, et j’ai ouvert le traitement detexte pour créer un nouveau document : une liste des corps de métier intervenus dans ledéménagement. Il ne restait plus qu’à inscrire des noms et des numéros de téléphone devantDéménageurs, Manutentionnaires et autres Chauffeurs. Après une courte discussion avec Madeline,j’ai ajouté Agent immobilier à la liste, celui avec lequel Madeline avait traité pour sa nouvellegalerie ayant eu accès à toutes les pièces, alors que les œuvres d’art s’y trouvaient encore,entreposées sans protection dans l’attente du rangement définitif.

— D’ordinaire, quelle porte utilisaient les différents corps de métier ?— Celle de derrière.— Les enregistrements vidéo dont dispose Mayburn montrent les allées et venues, de ce côté-là

de la galerie ?— Malheureusement, on ne voit pas tous les gens qui entrent et qui sortent. Les précédents

propriétaires avaient installé cette caméra parce qu’ils étaient excédés que des véhicules bloquentsans cesse le passage réservé aux livraisons. Du coup, l’objectif n’est pas braqué sur la porte, maissur la voie. Les enregistrements montrent presque toute la ruelle, mais si quelqu’un marche en rasantle mur, il n’entre pas dans le champ de la caméra.

— Dommage. Qui d’autre peut-on mettre sur cette liste ?Madeline m’a expliqué qu’elle avait fait appel aux services d’une femme spécialisée dans les

déménagements d’œuvres d’art.— C’est elle qui a tout coordonné. Elle a joué le rôle de chef d’orchestre, si tu veux.— Son nom ?— Margie Scott. Elle m’a été chaudement recommandée.J’ai créé une rubrique Divers dans le document et j’y ai inscrit le nom, la fonction et le numéro

de téléphone de Mme Scott.— Et qui te l’a recommandée ? ai-je demandé, le doigt levé sur le clavier virtuel de la tablette

numérique.Mon âme d’enquêtrice commençait à se réveiller. Ou peut-être était-ce mon âme d’avocate,

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établir cette liste me rappelant l’époque où j’exerçais au civil et enregistrais fréquemment desdépositions.

— Jacqueline Stoddard, a répondu Madeline, la galeriste que je t’ai présentée l’autre jour.— Tu as son numéro de téléphone ?Elle me l’a donné.— Et le nom de sa galerie ?— Stoddard Gallery.J’ai aussi tapé ça dans mon document.— Dis-moi, le jour où tu m’as présenté Jacqueline, elle a évoqué un de tes anciens assistants,

non ?— Oui, Sydney Tallon.— Il s’agit d’un homme, n’est-ce pas ?— Oh oui…Mots accompagnés d’un regard rêveur et d’un petit sourire sensuel.— Il a joué un rôle dans le déménagement ?Hochement sec de la tête.— Un grand rôle.J’ai noté son nom sur le document avant de lancer un regard interrogateur à Madeline.— Syd ne me volerait jamais, a-t-elle dit aussitôt. Je le sais au plus profond de moi.— Pardon si j’ai l’air méfiante, mais c’est ce qu’on entend tout le temps dans la bouche des flics

de Chicago. Combien de fois les ai-je vus convaincus d’avoir coincé le coupable, non parce qu’ilsdisposaient de preuves irréfutables, mais parce qu’ils écoutaient leur instinct ! Dans ces cas-là, ils nes’intéressent plus à rien de ce qui pourrait blanchir leur suspect ou en incriminer un autre. Et à la fin,ils se plantent une fois sur deux, pour ne par dire plus. C’est un phénomène bien connu, Madeline. Onappelle ça avoir des œillères.

Je n’ai décelé aucun agacement dans le regard de Madeline. Seulement de la curiosité. Et lasympathie que j’éprouvais pour elle s’en est trouvée renforcée. Oui, j’appréciais son côté ouvert,cette façon d’être toujours à l’affût de nouvelles informations pour enrichir son univers.

Elle a hoché lentement la tête.— D’accord… Je vais réfléchir à ce que tu viens de me dire. Mais je connais très bien Syd et je

maintiens qu’il ne volerait jamais mes œuvres d’art pour en faire des contrefaçons. Non… Sydn’essaierait pas de me mettre à terre comme ça.

— Serait-il capable de copier lui-même ce type de tableaux ?— Oui, a-t-elle répondu sans l’ombre d’une hésitation. C’est un garçon qui possède non

seulement une grande culture artistique, mais aussi une bonne technique picturale. Je ne suis pas laseule à penser que Syd est un peintre prometteur.

— Très bien, ai-je répliqué du ton le plus neutre possible, pour ne pas avoir l’air de triompher.Et il a toujours les clés de la galerie ?

Silence éloquent de Madeline.Un silence qui s’est prolongé durant de longues secondes, comme si elle s’efforçait de prendre

toute la mesure des faits que nous venions de mettre en évidence. Quant à moi, je retenais marespiration, parce que même s’il y avait eu de nombreux « points de vulnérabilité » durant ledéménagement, qui mieux qu’un assistant pouvait avoir accès aux œuvres d’art de la galerie pourlaquelle il travaillait ?

Madeline a sorti son téléphone portable de sa poche avant de reprendre la parole :

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— Il faut que je te dise autre chose sur Syd. On a été amants.Cela ne m’a pas surprise outre mesure. Je m’en étais doutée, à la façon dont elle avait réagi, un

peu plus tôt, quand je lui avais demandé si le prénom Sydney désignait un homme.Sur l’écran de son téléphone, qu’elle me présentait, s’affichait la photo d’un adonis à la peau

sombre. Avec ses yeux noirs envoûtants, ses pommettes saillantes et ses cheveux de jais, il avait l’aird’un prince arabe.

— Quand avez-vous été amants ? ai-je demandé. Avant ou après ton emménagement dans lanouvelle galerie ?

— Avant et pendant. Syd était un assistant vraiment exceptionnel. Il faisait des recherches surchacune des pièces que je projetais d’acquérir et constituait chaque fois un dossier très complet. Ilorganisait des vernissages et des expositions dont il concevait entièrement les catalogues. Il m’aidaità tenir la comptabilité, invitait des groupes scolaires pour des visites guidées, jouait le rôle d’attachéde presse…

Elle a haussé les épaules avant d’ajouter :— Et j’en oublie sûrement.— Combien de temps ça a duré, entre vous ?— Trois ans.J’ai senti que mon visage marquait ma surprise. Le terme qu’elle avait utilisé pour décrire leur

relation — « amants » — m’avait fait penser à une aventure et non à une histoire sérieuse. Et puis jen’imaginais pas Madeline rester si longtemps avec un homme.

— On formait une véritable équipe dans le travail, a-t-elle repris. Et, tout naturellement, on s’estmis à former une équipe dans notre vie privée. On est tombés amoureux.

Un long soupir s’est faufilé entre ses lèvres à peine entrouvertes.— C’était merveilleux.Elle a levé des yeux rêveurs au plafond, comme si elle pouvait y feuilleter les pages de son

histoire avec Sydney Tallon.J’ai songé à ce que m’avait dit Mayburn au sujet de Madeline. Qu’elle ne vivait que pour l’art et

l’amour. N’avait-il pas plutôt dit… l’art et le sexe ?— Alors, c’était le grand amour ?— Tout était parfait, c’est vrai, à une exception près. Syd voulait absolument avoir des enfants,

et moi, je n’en voulais pas. Je n’ai jamais eu la fibre maternelle.— Moi non plus, ai-je avoué.Ce n’était peut-être pas aussi tranché dans mon cas, mais j’avais fini par admettre que je ne

ressentais pas le besoin d’être mère.Madeline m’a dévisagée avec un air de surprise.— Vraiment ?— Oui, vraiment. Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ?Elle a un peu reculé la tête, comme pour mieux me jauger.— Tu n’es pas comme je l’imaginais.— Ah bon ? Et tu m’imaginais comment ?— Plus… typique. La Chicagoane typique, quoi.— La Chicagoane typique n’existe pas, ai-je répliqué. Les femmes de cette ville ont toutes

quelque chose d’unique.Ces mots l’ont fait sourire.— Tu as peut-être raison.

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Son sourire n’est pas resté longtemps accroché sur ses lèvres.— En tout cas, Syd ne pouvait envisager l’avenir sans enfants. Ni, par conséquent, avec une

femme qui n’en voulait pas. Il a donc fallu mettre un terme à notre relation.— Et vous vous êtes séparés combien de temps après le déménagement ?— En fait, la décision a été prise pendant les préparatifs. Mais Syd a décidé de rester pour

m’aider jusqu’à ce que j’ouvre ma nouvelle galerie.— Vous vous êtes séparés d’un commun accord ?— Non, c’est moi qui l’ai quitté.Je n’ai fait aucun commentaire. Les faits parlaient d’eux-mêmes.Madeline a secoué la tête.— Ce n’est pas ce que tu crois, Isabel. Syd a très bien compris ma décision. Il ne m’en a pas

voulu.— S’il n’était pas en colère, comment a-t-il réagi ?— Il était triste, voilà. Je crois que ça a failli le détruire. Mais jamais il ne s’en prendrait à moi

pour se venger.J’ai dû avoir une expression dubitative parce que Madeline, d’ordinaire si calme, a changé de

ton.— Si tu le connaissais, si tu nous avais vus ensemble, tu comprendrais pourquoi je dis ça, a-t-

elle lancé, sur la défensive. Ce n’est pas Syd qui est derrière tout ça.Je l’ai prise au mot.— Dans ce cas, il faudrait peut-être que je le rencontre en ta présence.— Si tu veux.— Quand ?Elle a repris son téléphone pour envoyer un SMS. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour

qu’une petite sonnerie se fasse entendre et qu’elle lise la réponse à son message.— Ce soir, a-t-elle dit.

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Ce soir-là, Madeline m’a emmenée dans un lieu aux allures secrètes.— C’est quoi, cet endroit ? lui ai-je demandé alors que nous descendions du taxi dans un

quartier bizarre, à quelques encablures du poste de police de Belmont.Le bâtiment était tapi entre deux ponts qui enjambaient l’autoroute. Il n’y avait pas la moindre

inscription sur la porte d’entrée ou la façade de l’établissement, et les briques de verre qui lacomposaient en partie avaient été peintes en noir.

— On préfère ne pas lui donner de nom.— « On » ? Qui ça, « on » ?— Un groupe de mes amis en est propriétaire depuis des années, et ils proposent à ceux qui le

souhaitent de s’impliquer dans le concept et la décoration. Parfois, on change quelques détails,parfois on refait tout. Ceux qui viennent ici sont surtout des gens qui évoluent dans le monde de l’art.

— Alors, si je comprends bien, on va entrer dans une sorte d’œuvre d’art collective.J’ai vu dans son sourire qu’elle appréciait ma remarque.— Oui, en quelque sorte. Mais on s’est aperçus que mettre une étiquette sur cet endroit, qu’on

l’appelle un bar alternatif, un bar éphémère, un bar galerie ou…Elle a haussé les épaules.— … ou n’importe quoi d’autre, eh bien, c’est toujours réducteur.— Je comprends. Alors je propose de l’appeler l’Indicible.Nouveau sourire, presque tendre cette fois.— Allez, mon amie, viens avec moi.De simples mots qui m’ont donné le sentiment d’être la bienvenue.A l’intérieur, l’espace était entièrement recouvert de velours froissé. Murs, banquettes,

comptoir, fauteuils et chaises… tout était drapé dans le même tissu noir aux reflets changeants.Le responsable des lieux est venu accueillir Madeline en la serrant brièvement dans ses bras.

Comme chez Toi, l’autre bar de nuit où Madeline m’avait emmenée, une carte Réservé a été retiréede la table où nous nous sommes assises.

— Sydney Tallon va nous rejoindre, a dit Madeline au responsable.Nous avons parlé de tout et de rien en attendant l’ancien amant, amour et assistant de Madeline.

Discuter avec elle avait décidément quelque chose de fascinant. Plus encore que ce qu’elle disait oula façon dont elle s’exprimait, c’était son silence qui rendait l’expérience unique. Sa qualité d’écoute.Je n’en avais pas vraiment pris conscience lors de notre première soirée, mais à présent il mesemblait qu’on ne m’avait jamais si bien écoutée. Quand je parlais, Madeline se penchait un peu vers

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moi et tournait légèrement la tête, présentant son visage de trois quarts à ma bouche, comme pouroffrir aux mots qui en sortaient le plus court chemin jusqu’à son oreille. Etre écoutée ainsi me donnaitle sentiment d’être au centre d’une bulle rassurante. Une bulle qui prenait de l’ampleur quand elleintervenait, souvent d’une phrase : « La vie est faite de nombreuses choses désirables, mais il fautsavoir les choisir une par une pour en jouir pleinement. » Ou encore : « J’aime la façon dont tu disça. » Parfois, elle se contentait de murmurer : « Hum… Oui… Intéressant, intéressant. »

A un moment, j’ai quitté la table pour aller aux toilettes.— Tu seras toujours là quand je reviendrai, j’espère.La question l’a fait rire.— Oui, promis.Les toilettes étaient franchement bizarres. Un revêtement noir qui avait l’aspect du cuir verni

couvrait la pièce du sol au plafond. Quand je suis sortie et que j’ai voulu aller me laver les mains, jeme suis sentie désorientée par ce décor où tous les éléments se fondaient dans un vaste océanuniformément noir. Même le lavabo, la robinetterie et le savon devaient être noirs, parce que jen’arrivais pas à les distinguer !

Une porte s’est ouverte derrière moi.— Ces toilettes sont vraiment déstabilisantes, n’est-ce pas ?Je me suis tournée, surprise.— Oh ! Bonjour. Vous êtes…— Jacqueline Stoddard, a répondu la femme. Nous nous sommes rencontrées à la galerie Saga.

Vous êtes Isabel, c’est bien ça ? a-t-elle ajouté en me tendant la main.— Oui, ai-je dit en la serrant. Je vous en prie, appelez-moi Izzy.— Eh bien, Izzy, laissez-moi vous montrer comment trouver ce fichu lavabo.Elle a pointé le doigt sur ma pochette de soirée.— Je peux vous l’emprunter quelques instants ?Je lui ai donné le petit sac blanc, dont elle s’est saisie avant de marcher, bras tendu, droit devant

elle.— La meilleure façon, c’est d’avancer comme ça, jusqu’à ce que votre main touche le rebord du

lavabo. Voilà, j’y suis.Elle a posé ma pochette et un meuble-vasque est apparu comme par enchantement.— C’est une illusion d’optique, a dit Jacqueline. Chouette, mais casse-bonbons.J’ai ri avant de la remercier.Quand je suis revenue à la table accompagnée de Jacqueline, quelqu’un d’autre s’y trouvait

assis. Syd.Lors du trajet en taxi, Madeline m’avait appris que les parents de son ex étaient pakistanais.

Comme je l’avais remarqué sur la photo qu’elle m’avait montrée, il ressemblait à un prince dequelque lointaine contrée. Réunis en catogan, ses longs cheveux noirs brillaient malgré la lumièretamisée. C’était vraiment un bel homme.

Il s’est levé pour accueillir chaleureusement Jacqueline, puis s’est tourné vers moi pendant queles deux galeristes échangeaient, à propos d’un artiste, quelques mots dans un jargon à peu prèsincompréhensible.

J’allais me présenter quand Jacqueline a fini par s’en aller et que Madeline s’est tournée versSyd.

— Alors, je ne t’ai pas menti, hein ? a-t-elle lancé avec un mouvement de tête dans ma direction.N’est-ce pas qu’Isabel est splendide ?

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— Non, non, tu ne m’as pas menti, a gentiment répondu Syd tandis que nous prenions placeautour de la table.

— Je crois que ce sont les cheveux, a repris Madeline avec un sourire. J’ai souvent rêvé d’êtrerousse.

— Tu te moques de moi, là ? ai-je dit.— Non, non, c’est la pure vérité.— Qu’est-ce que tu racontes, Maddy ? est intervenu Syd sur un ton de reproche amusé. Tes

cheveux sont magnifiques.— Les tiens aussi, a-t-elle répondu avant de se tourner vers moi. Tu sais que Syd et moi, on

s’amusait parfois à se faire la même coupe ?— Comment ça ?— Attends, je vais te montrer…Madeline a cherché des photos dans son portable. Sur les images, on les voyait tous deux avec

leurs cheveux coupés à la même longueur, tombant droit sur leurs épaules ou bien tirés en arrière etréunis en queue-de-cheval. Beau ou perturbant ? Je n’ai pas réussi à trancher.

Alors que je rendais le téléphone à Madeline, j’ai senti sur moi le regard de Syd. Un regardinsistant qui m’a mise un peu mal à l’aise. J’avais le sentiment d’être étudiée comme un spécimende… De quoi, au juste ? Je n’en savais rien. Et ce n’était pas un sentiment agréable.

Madeline a surpris ce regard, elle aussi, et je me suis demandé si elle allait lui en faire lereproche. Mais quand elle s’est adressée à lui, le ton de sa voix n’exprimait qu’un profond intérêt :

— A quoi est-ce que tu penses, Syd ?— Vous avez déjà posé pour un peintre ? m’a-t-il demandé, au lieu de lui répondre.— Non, jamais.— Tu songes à qui pour la peindre ?Syd s’est tourné vers Madeline, un sourire jusqu’aux oreilles.— Alex Tredstone.Madeline a fait une drôle de tête, entre surprise et amusement. Puis elle m’a regardée de la tête

aux pieds avec une petite lueur excitée dans les yeux.— Quoi ? ai-je demandé. J’ai l’impression que quelque chose m’échappe, là.— Alex Tredstone peint les femmes, a précisé Madeline.— Bon, d’accord… Et alors ?— Non, on veut dire qu’il les peint vraiment, a ajouté Syd.— C’est bon, j’ai compris. Ce type peint des portraits de femmes.— Non…, a dit Madeline.Un seul petit mot, mais prononcé lentement, d’une voix si sensuelle et si pleine de mystère que

j’en ai eu un frisson.— Alex peint directement sur le corps de ses modèles, a-t-elle poursuivi. Il les recouvre

entièrement de peinture.— Elle serait parfaite, a fait remarquer Syd. Du moins, c’est mon avis. Pour moi, Isabel est

exactement le genre de femme qui inspire Tredstone.— D’accord avec toi, a reconnu Madeline.— C’est quoi, le genre de femme qui l’inspire ? ai-je demandé, un peu inquiète de la réponse

que j’allais recevoir.Et si c’étaient les rousses écervelées, qui inspiraient ce peintre ?— Les femmes qui ont en elles une part de mystère, a répondu Madeline. Son art l’amène à

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s’interroger sur la nature profonde des femmes qu’il peint. Plus encore qu’à leur personnalité, c’est àleur âme qu’il s’intéresse.

— Il a commencé en peignant sur des supports traditionnels, a complété Syd. Avec le succèsprofessionnel est venu le succès auprès des femmes…

— C’est un coureur de jupons, a dit Madeline d’un ton presque admiratif.Ils ont continué à parler d’Alex Tredstone, retraçant pour moi les grandes étapes de son

parcours artistique. Syd a bientôt cessé de m’étudier comme un objet de curiosité pour concentrer sonattention sur Madeline. Il semblait sous le charme de celle qui avait partagé sa vie durant troisannées. Même quand je parlais, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter d’incessants coups d’œil,comme s’il ne voulait surtout pas manquer la moindre de ses réactions. J’ai même trouvé un parfumde nostalgie, dans le sourire songeur qui se dessinait sur ses lèvres chaque fois qu’elle disait quelquechose de drôle.

— A force de faire des portraits de femmes — et de les mettre dans son lit —, disait Madeline,il a eu le sentiment de mieux les comprendre. Son travail a évolué en même temps que son regard surles femmes. Il est devenu plus abstrait. Audacieux et tranchant par certains côtés, doux et caressantpar d’autres.

A présent, Syd avait les yeux rivés sur Madeline. Ses traits n’exprimaient pas cette curiositéscrutatrice qu’il avait eue pour moi, mais une admiration sans bornes aux frontières de la fascination.

— Tredstone répète à l’envi que les femmes sont merveilleuses, a-t-il dit.De toute évidence, ces mots s’adressaient à moi. Pourtant, c’était encore sur Madeline que son

regard était posé.— Et on sent qu’il le pense sincèrement, a poursuivi Syd. Je l’ai aussi entendu expliquer que

certaines femmes ont quelque chose de plus que les autres. Quelque chose de si impalpable, de siénigmatique, que bien souvent elles-mêmes n’en ont pas conscience.

— Il s’est mis à peindre les corps féminins, est intervenue Madeline.On aurait dit qu’elle ne se rendait pas compte de l’adoration que lui vouait Syd. Ou peut-être y

était-elle simplement habituée.— Et une fois sa muse couverte de peinture, a-t-elle poursuivi, il la photographie.— Ça fait plus de dix ans qu’il essaie de convaincre Maddy de venir se mettre à poil dans son

atelier, a dit Syd.Cette fois-ci, ce n’était plus vraiment de l’admiration que j’ai perçue dans sa voix, mais plutôt

de la jalousie.Je me suis alors tournée vers Madeline.— Pourquoi est-ce que tu refuses ?— Je travaille avec Alex depuis que je suis toute jeune. A l’époque, je débutais dans ce métier.

Nous avons une relation à la fois forte et complexe, tant sur le plan amical que sur le planprofessionnel.

J’ai regardé Syd à la dérobée, et il m’a semblé voir une ombre passer dans ses yeux.— Et j’aime trop cette relation pour prendre le risque de la changer, a continué Madeline. Il y a

entre nous quelque chose de très profond et de très beau. On se connaît sur le bout des doigts, Alex etmoi.

A ces mots, Syd a baissé la tête, comme groggy. Moi, au contraire, j’ai relevé la mienne pourregarder Madeline droit dans les yeux.

— Pourquoi penses-tu que je suis la bonne personne pour me faire peindre le corps par cetartiste ?

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Madeline et Syd se sont mis à me dévisager comme s’ils voyaient en moi quelque chose quim’échappait complètement.

— Quoi ? ai-je demandé avec un brin d’agacement.Syd a haussé les épaules avec un petit sourire.— Le fait que tu poses cette question prouve que tu es la bonne personne pour Alex Tredstone,

a-t-il déclaré.— Absolument, a renchéri Madeline. Je l’appelle dans la semaine.Syd m’a regardée gentiment.— Ça va ? Tu as l’air mal à l’aise.— Non, non, enfin… Oui, peut-être un peu. Je…J’avais failli dire : « Je n’ai jamais rencontré de peintre de ma vie », ce qui aurait amené Syd à

se demander pourquoi Madeline avait engagé quelqu’un d’aussi inexpérimenté.— Je me vois mal me déshabiller entièrement devant un inconnu et le laisser me couvrir de

peinture, ai-je expliqué.— Peut-être devrais-tu d’abord participer à une autre sorte de projet artistique, a fait remarquer

Syd. Quelque chose de plus simple à accepter, histoire de te mettre dans le bain.A croire qu’il avait deviné que mon inexpérience me posait plus de problèmes que ma pudeur.— Je pense à une installation qui pourrait être parfaite pour une première participation à une

œuvre d’art, a suggéré Madeline.Elle s’est tournée vers Syd avant de prononcer un mot mystérieux :— Pyramus.Mystérieux pour moi, mais manifestement pas pour Syd, qui a approuvé avec enthousiasme.— Excellent ! Tu trouves toujours l’idée qui convient, Maddy. Avec qui est-ce que tu mettrais

Isabel ?Madeline a répondu d’une moue d’ignorance.— Pyramus est une gigantesque installation qui prend tout l’espace d’une galerie, a expliqué Syd

à mon intention. En gros, c’est une pyramide dans laquelle se trouve une sorte de cabane juchée enhaut de la structure. Bien entendu, elle a été construite sur place, dans la galerie.

— Et des gens monteront deux par deux s’isoler dans la cabane, a dit Madeline, sa voix sefaisant plus lente, comme souvent quand elle racontait une histoire qu’elle estimait digne d’intérêt. Ilsy passeront tout juste une heure.

— A faire quoi ?— Ils feront ce qu’ils voudront de ces soixante minutes en tête à tête. Toutes sortes d’histoires

pourront naître là-haut. Ce sera une sorte de parenthèse dont il appartiendra à chaque coupled’inventer le contenu. Ça te tente ?

Je n’étais pas certaine d’en avoir envie, mais ça valait toujours mieux que de me retrouver encostume d’Eve devant un type bien décidé à me couvrir de peinture. Et puis, vu que j’étais censéem’immerger dans le monde artistique, autant jouer le jeu jusqu’au bout. Après tout, cela mepermettrait peut-être d’en apprendre plus sur ce concept aux mille visages qu’on appelait l’art.

— Pourquoi pas ? ai-je répondu.— En fait, je pense pouvoir t’obtenir une place dès demain, pour la journée d’ouverture. Et,

après réflexion, je crois avoir trouvé la personne qui va s’isoler là-haut avec toi.— Qui ? avons-nous demandé en chœur.Madeline a désigné son ex.— Toi.

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Quand nous avons quitté les lieux, je me posais toujours pas mal de questions sur ce quim’attendait le lendemain.

En revanche, j’étais certaine de deux choses : la première, c’est que Sydney Tallon étaittoujours très — très — amoureux de Madeline Saga. Et la seconde, c’est que j’allais l’avoir pourmoi toute seule pendant une heure.

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Il y avait de quoi s’étouffer de rage. Qui était cette femme ? Cette femme aux longs cheveux rouxqui semblait monopoliser l’attention de Madeline. Quiconque les aurait vues, l’autre soir, chez Toi,en train de boire des martinis aux litchis, absorbées l’une par l’autre, aurait compris que Madeline luiaccordait une considération à laquelle très peu de gens avaient droit. Et voilà qu’elle la présentait àses relations du monde de l’art. Relations professionnelles ou amis ? Avec elle, les deux seconfondaient souvent. Ce qui était certain, c’est que tous formaient autour d’elle une cour admirativeet dévouée. Madeline, reine du petit monde artistique de Chicago et reine de l’égoïsme…

La rousse était-elle simplement son nouvel animal de compagnie ? La bouffonne de Sa MajestéMadeline ? Ou était-elle davantage ?

C’est cette pensée — l’idée que Madeline puisse s’intéresser à quelqu’un, alors qu’elle faisaitpreuve d’indifférence à l’égard de tant d’autres — qui porta la rage à son paroxysme.

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Cette nuit-là, je n’ai pas réussi à trouver le sommeil. J’ai fini par comprendre que j’étais enmanque. En manque de sexe. J’avais été en couple pendant si longtemps — d’abord avec Sam,ensuite avec Theo — que j’avais oublié à quel point le désir pouvait être pénible quand il n’avait pasd’interlocuteur. Ces palpitations qui refusent de se calmer, ce gouffre qui se creuse plus encore àl’idée qu’on ne pourra le combler. Sauf à se débrouiller seule, ce qui ne me semblait pas unemauvaise solution. Pas du tout, même… Mais au point où j’en étais, il me fallait plus que du faitmaison.

J’ai rejeté la couverture et j’ai allumé la lampe qui se trouvait sur ma table de nuit. Je n’ai paspu m’empêcher de me tourner vers l’autre côté du lit et de regarder avec dépit ces draps lisses,naguère froissés par le corps chaud d’un homme.

J’ai secoué la tête pour chasser cette image. Après avoir enfilé une paire de chaussettesconfortables, mon pantalon de pyjama et une robe de chambre, j’ai mis le cap sur mon bureau. Bristol& Associates m’avait récemment acheté un ordinateur portable connecté au réseau local du cabinetafin que je puisse travailler depuis chez moi. Mais je ne me sentais pas en état de me concentrer surdes dossiers. J’ai allumé le bel appareil d’un blanc immaculé, et j’ai attendu que la page d’accueil demon moteur de recherche préféré s’affiche sur l’écran.

Et maintenant, que faire ? me suis-je demandé. Que faire pour que mes pensées quittent moncorps et réintègrent mon cerveau ? Le mot « corps » s’est détaché — pas étonnant, dans mon état —,et j’ai songé à l’artiste dont Madeline et Syd m’avaient parlé. Celui qui peignait sur le corps desfemmes.

J’ai tapé Alex Tredstone . L’écran s’est immédiatement rempli d’une multitude de photos,principalement de femmes. Magnifiques, chacune à sa façon. Toutes renvoyaient une image à la foispuissante et sexuelle.

La peinture dont étaient couverts leurs corps tissait une combinaison magique qui ouvrait unefenêtre sur l’intérieur de ces femmes. C’était comme si on avait le pouvoir de traverser leur peau duregard pour accéder à l’intimité de leurs émotions.

Une des photos présentait un modèle peint en dégradés de rose, du fuchsia au rose pêche. Desnuages semblaient s’enrouler autour de ses bras. Sur ses seins, l’artiste avait créé l’illusion d’un hautde maillot bandeau avec une attache autour du cou. Mais, en regardant de plus près, on s’apercevaitque la bretelle était en réalité une corde terminée par un nœud coulant.

Sur le torse d’une autre femme, des couleurs s’opposaient sans recherche d’harmonie. Despalmes avaient été dessinées sur ses jambes peintes en bleu, et elle était couchée de côté, de sorte

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qu’on ne voyait pas ses pieds. On aurait dit une sirène des temps modernes.J’ai agrandi encore quelques images avant de les utiliser comme porte d’entrée vers des sites

Web. J’ai trouvé une biographie d’Alex Tredstone, ainsi que plusieurs articles qui lui étaientconsacrés.

Alex Tredstone est né à Munich (Allemagne). Il est venu pour la première fois aux Etats-Unis à l’âge de 18 ans pour suivre les cours de la School of the Arts Institute deChicago, où il a rencontré Jim Nutt et Art Green, eux-mêmes anciens étudiants de cetteprestigieuse école qui a vu naître dans les années 1960 le mouvement imagiste qu’ilsincarnent aujourd’hui. Si les deux artistes le prirent sous leur aile, Alex Tredstone n’apas suivi pour autant le même chemin qu’eux. Très vite, il a posé un œil à la foisadmiratif et analytique sur la gent féminine.Aux premiers portraits de femmes sur toile a vite succédé un procédé plus singulier quiconsistait à découper le sujet peint en plusieurs morceaux, puis à les mélanger pourcomposer une sorte de puzzle dont les éléments n’auraient pas été placés au bon endroit.Sauf pour l’artiste, qui…

Je me suis arrêtée là et j’ai relu le dernier paragraphe. Les mots « découper le sujet » m’ont faitpenser au « on devrait t’écorcher vive » de l’e-mail menaçant reçu par Madeline. Un type quidécoupait les femmes, même s’il ne s’agissait que de leur image, ne devait-il pas être considérécomme suspect ?

En conclusion, le journaliste expliquait que ces portraits découpés et recomposés n’avaient puassouvir la quête de l’artiste — saisir le mystère des femmes — et que son insatisfaction l’avaitpoussé à évoluer vers une nouvelle forme d’expression. C’est alors qu’il s’était mis à peindredirectement sur le corps des femmes, se servant de sa sensibilité à fleur de peau et de son instinctd’artiste pour capturer la part la plus intime et la plus secrète de ses modèles.

Je me suis renversée dans le fauteuil de mon bureau, songeuse. Quelle part de moi AlexTredstone allait-il capturer ?

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Après quelques heures de sommeil, je me suis de nouveau assise devant mon ordinateur, cettefois afin d’abattre du travail pour Bristol & Associates. Après avoir envoyé une longue note àMaggie sur l’avancement de tel et tel dossier, j’ai ouvert l’e-mail que Madeline avait reçu la veille etque j’avais fait suivre à mon adresse électronique.

Jamais ce que tu as fait ne sera pardonné.

Ma rencontre avec Sydney, la veille au soir, m’avait amenée à me demander s’il pouvait êtrel’auteur de ce courrier. Inutile d’être très observatrice pour remarquer qu’il était toujours fou deMadeline. Madeline avait dit que leur séparation avait « failli le détruire ». Etait-ce la vérité ousimplement ce qu’elle s’était imaginée ? Se pouvait-il qu’il se soit senti blessé — humilié, peut-être — au point de vouloir se venger de celle qui l’avait quitté ? Détruire la réputation de la galerieSaga était le plus sûr moyen de détruire Madeline. Qui mieux que lui le savait ?

J’ai griffonné quelques notes au sujet de Sydney Tallon dans un calepin ; quelques questionsauxquelles je voulais apporter des réponses.

J’ai ensuite repensé à ce que Madeline m’avait dit du déménagement de sa galerie.J’ai entré Margie Scott et déménagement d’œuvres d’art dans la fenêtre du moteur de

recherche.Je n’ai pas eu de mal à la trouver. Mme Scott, ai-je appris, possédait une entreprise appelée

Chicago Fine Arts Courier. J’ai lu les informations publiées sur le site Internet de la société :

Le conditionnement, la manutention et le transport des œuvres d’art, qu’il s’agisse detableaux, de sculptures, de pièces archéologiques ou d’antiquités, requiert une attentionde tous les instants. Rien ne doit être laissé au hasard. Les sociétés de déménagementnon spécialisées ne disposent pas des compétences nécessaires à un tel travail. Lesemployés de Chicago Fine Arts Courier sont tous des professionnels confirmés, qui ontune conscience aiguë de l’importance des œuvres qui leur sont confiées. Leur expériencevous garantit délicatesse et précision dans l’accomplissement des gestes techniquesnécessaires au conditionnement de vos œuvres, qui seront transportées dans desvéhicules climatisés.Allié au savoir-faire de nos équipes, notre matériel ultramoderne — camions capitonnés,avec hayon élévateur, à suspension pneumatique ; semi-remorques surbaissés ; plateauavec bras de grue — assurera la sécurité de vos œuvres d’art à chaque étape du

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processus de déménagement.

« A chaque étape. » J’ai songé aux étapes — les fameux « points de vulnérabilité » —énumérées par mon père. Autant d’opportunités pour un employé mal intentionné de Chicago FineArts Courier.

J’ai cliqué sur le lien « Qui sommes-nous ? », puis sur le nom de la propriétaire. Margie Scott,ai-je lu, était diplômée en histoire de l’art, architecte DPLG, et elle-même un sculpteur qui avait sesadmirateurs. C’était d’ailleurs parce que, un jour, le déménagement de ses œuvres avait tourné aucauchemar, qu’elle avait décidé de fonder sa propre société.

Je me suis redressée dans le fauteuil et me suis efforcée d’analyser toutes ces informations. Ensa double qualité d’artiste qui avait vécu une mauvaise expérience et de patronne d’une société dedéménagement spécialisée, Margie Scott connaissait mieux que personne les points faibles duprocessus de transport d’œuvres d’art.

J’ai ouvert le document que j’avais créé pour l’affaire Saga et j’ai mis le nom de Margie Scotten gras. Une idée m’a traversé l’esprit : je pouvais exploiter autrement cet e-mail pour essayer d’entirer des informations. Ou, plutôt, je connaissais quelqu’un qui pouvait l’exploiter autrement :l’inspecteur Vaughn.

J’ai composé le numéro de téléphone de son bureau. Cinq sonneries, puis répondeur. C’étaitdimanche, mais il m’avait dit un jour qu’il travaillait souvent le week-end. J’ai laissé un message oùje lui demandais de me rappeler, ce qu’il a fait presque aussitôt.

— Alors, vous vous planquez derrière votre téléphone ? ai-je demandé sur le ton de laplaisanterie. Pourquoi est-ce que vous n’avez pas décroché tout de suite ?

— Bien sûr que je me planque.Il avait l’air de mauvais poil.— Vous n’imaginez pas le nombre de tarés qui appellent ici, a-t-il ajouté.La conversation ne prenait pas le tour que j’avais espéré.— En fait, je vous appelais juste pour vous remercier de m’avoir ramenée chez moi, l’autre

soir. Je sais que je vous ai agacé, mais je voulais vraiment vous dire merci…Il est resté silencieux pendant un court instant.— Bon, ben… C’est gentil. Vous savez, ça fait partie de mon boulot, hein…— Ah oui ? A propos de votre boulot, j’aurais aimé vous poser une question.Il m’a incitée à continuer d’un grognement qui en aurait découragé d’autres que moi.— Je sais, pour vous avoir affronté dans le prétoire, que vous êtes un inspecteur très

expérimenté qui a élucidé toutes sortes de…— Rangez votre brosse à reluire et allez droit au but, McNeil.— Non, vraiment, Vaughn, je pense ce que je dis. Vous avez bossé sur toutes sortes d’affaires

complexes, y compris des histoires de harcèlement, pas vrai ?— Vous parlez de cyber-harcèlement ou de harcèlement à l’ancienne mode ?J’ai réfléchi à la question.— Un peu des deux. Ecoutez, Vaughn, j’ai besoin que vous me rendiez un autre service…Une grimace anxieuse a crispé mes traits tandis que le silence se prolongeait un peu trop à

l’autre bout du fil. Enfin, il m’a répondu :— Ça concerne votre copine qui a disparu du bar, l’autre soir ?— Oui. En fait, je l’ai retrouvée le lendemain matin. Mais le problème est ailleurs. Elle a reçu

un e-mail très menaçant.

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Je lui ai fourni quelques explications rapides, sans donner de nom ni évoquer la communautéartistique de la ville.

— Transférez-le à mon adresse e-mail si vous voulez que j’y jette un œil. Je peux faire ça toutde suite, au téléphone. Si ça ne fait pas trois pages, bien sûr, a-t-il ajouté en retrouvant son tongrognon.

Il m’a donné son adresse électronique personnelle, ce qui m’a paru étrangement intime.Je lui ai fait suivre l’e-mail et je l’ai écouté respirer doucement dans le combiné pendant qu’il

le lisait.— Je parierais pour une femme, a-t-il dit.— Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?— La façon dont est tournée la phrase la plus menaçante. C’est passif, comme manière de

s’exprimer.— Je ne comprends pas.— Pour moi, un mec n’aurait pas écrit : « On devrait t’écorcher vive », mais : « Je vais

t’écorcher vive et je vais tendre ta peau sur un châssis. » Quand un homme éprouve un sentiment deviolence envers quelqu’un, et en particulier une femme, il se voit en train de se venger, lui. Alorsqu’une femme aura tendance à exprimer son ressentiment et son besoin de vengeance d’une manièremoins directe, moins active. Elle dira, comme dans cet e-mail, qu’un tiers — souvent indéterminé —devrait punir l’objet de sa colère. C’est pour ça que je pense que c’est une femme qui a écrit ça.

— Une autre raison de penser que l’auteur est une femme ?— Non, c’est tout ce que je peux trouver à vous dire pour le moment.— Je ne vais pas aller loin, avec ça.J’ai immédiatement regretté ces mots, d’autant que Vaughn semblait considérer tout ce que je

disais comme une attaque spécialement dirigée contre lui.Sauf cette fois-ci.— Désolé, McNeil.— Qu’est-ce que je peux faire de plus, à votre avis ?Je lui ai expliqué que j’attendais les résultats d’une autre analyse de l’e-mail, sans toutefois

mentionner le nom de Mayburn. Je préférais lui laisser croire qu’il s’agissait d’une affaire dont jem’occupais en tant qu’avocate.

— Vous avez bien bossé, jusqu’à maintenant, a-t-il répondu avant de me donner quelques autresidées à explorer.

Je lui ai demandé si je pouvais le rappeler en cas de besoin, et il a accepté d’un ton bourru. Jel’ai remercié et j’ai raccroché avec une moue pessimiste, à peu près certaine que je n’allais pastarder à composer une nouvelle fois le numéro de Vaughn.

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J’avais promis à ma mère et à Spencer d’aller partager avec eux une « collation dominicale »,formule inventée par mon beau-père pour donner un nom officiel aux occasions d’ouvrir une ou deuxbouteilles de bon vin.

Tandis que je marchais dans North Avenue en direction du lac Michigan, j’ai appelé Mayburn etlui ai demandé de me donner les résultats de son analyse. Il m’a dit être « sûr à quatre-vingt dix pourcent » que l’e-mail et les commentaires postés sur le site Internet de la galerie à propos du dessin deDudlin avaient été rédigés par la même personne.

Je lui ai dit que Vaughn pensait qu’une femme avait écrit ces mots.— Possible.Il y eut une pause.— On peut savoir depuis quand tu demandes de l’aide à ce crétin de Vaughn ?J’ai passé Wells Street en prenant garde à ne pas glisser sur le trottoir verglacé.— Une petite poussée de jalousie professionnelle, peut-être ?— Mais non, a répondu Mayburn d’un ton irrité. C’est juste une grosse poussée d’énervement

quand je pense à la façon dont ce type t’a traitée. Tu as la mémoire courte ou quoi ?— Non, je m’en souviens très bien.D’ailleurs, ces mots ont fait remonter en moi une vague amère, pleine d’un ressentiment dont je

croyais pourtant m’être débarrassée.Mince, il faut encore que je travaille sur moi-même…— Tiens, j’y pense, a dit Mayburn, Lucy m’a demandé de te saluer. Elle aimerait que tu viennes

boire un verre avec nous, un de ces soirs.— Excellente idée. C’est vrai que ça fait un moment que je ne l’ai pas vue. Dis-lui bonjour de

ma part, s’il te plaît.J’ai pris une bonne inspiration.— Et pour ce qui est de Vaughn, crois-moi, je n’ai rien oublié de l’enfer qu’il m’a fait vivre.

Mais il m’a demandé pardon, et je crois que son aide peut nous être utile.— Pas de problème, c’est toi qui vois, a répliqué Mayburn sur un ton conciliant. D’ailleurs, j’ai

conclu moi aussi qu’une femme avait probablement rédigé l’e-mail et les commentaires. Mais cen’est pas une certitude. Il n’empêche qu’on devrait en parler à Madeline et lui demander si elle songeà une femme en particulier, qui aurait pu faire ça…

— Mais ce n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un homme, on est bien d’accord ?— On est bien d’accord.

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Mayburn m’a aussi expliqué que l’auteur de l’e-mail avait vraisemblablement donné de fauxrenseignements pour s’inscrire sur la messagerie Web dont il ou elle s’était servi, et que, de toutefaçon, il était impossible de remonter jusqu’à l’adresse IP d’où était parti le courrier. Selon lui, desmillions de personnes utilisaient la messagerie en question, et la société dont elle dépendait — uncélèbre portail du Web — était réputée pour sa politique de confidentialité très stricte.

J’ai ensuite appelé Madeline sur son portable et lui ai fait un résumé de mes conversations avecMayburn et Vaughn, tandis que je prenais à droite dans State Street où se trouvait la maison de mamère.

— Une femme ? a dit Madeline, qui n’avait manifestement pas envisagé cette possibilité.— Il ne s’agit que de l’opinion de l’inspecteur Vaughn, ai-je précisé, avant de lui expliquer

comment il était parvenu à cette conclusion.J’ai ensuite ajouté que Mayburn penchait aussi pour une femme, même si, pour lui, ça n’avait

rien d’une certitude.— On n’est sûrs de rien, mais je voudrais que tu me dises si tu connais une femme capable

d’écrire des choses pareilles.— Non, a-t-elle répondu sans l’ombre d’une hésitation. Non, vraiment pas. Je n’ai pas beaucoup

d’amies femmes, mais j’ai énormément d’affection pour celles que j’ai. Je ne suis pas une de cesfilles qui ne supportent pas les autres femmes, tu sais.

— Moi non plus.Je lui ai demandé d’établir une liste de toutes les femmes qui avaient travaillé dans sa galerie, et

d’y ajouter ses relations professionnelles qui y passaient fréquemment.Je suis arrivée devant le portail de l’élégante maison en pierre grise de ma mère. Il était temps

de raccrocher.J’ai dit à Madeline que j’avais rendez-vous avec Jeremy le soir même et que nous nous verrions

le lendemain matin à la galerie. Mais notre conversation a continué à me peser alors que je marchaisvers la porte d’entrée. Pour sa sécurité, j’espérais de tout mon cœur que Madeline avait raison. Quela personne qui la menaçait — la personne qui avait volé et contrefait des œuvres de sa galerie —n’était pas quelqu’un qu’elle considérait comme un ou une amie.

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C’était si agréable de me retrouver dans la cuisine de ma mère, à parler de tout et de rien avecelle, confortablement installée sur la banquette du coin-repas avec un plaid sur les cuisses et un verrede vin rouge…

La tête de mon frère, Charlie, un habitué des lieux — il passait souvent sans prévenir —, estapparue dans l’entrebâillement de la porte.

— Coucou !— Bonjour, mon grand, a dit maman.— Salut, Charlie ! lui ai-je lancé.J’ai remarqué que ses cheveux devenaient plus roux avec l’âge, comme s’il était à l’automne de

sa vie. Il a passé le reste de son corps dans la cuisine pour aller embrasser notre mère.— Cassandra va venir ? lui a-t-il demandé avec un petit sourire malicieux.Il s’est tourné vers moi sans attendre sa réponse.— Maman t’a dit qu’elle avait l’intention de caser papa avec Cassandra ?J’ai regardé ma mère avec de grands yeux.— Attends une seconde, là. Est-ce que j’ai bien entendu ? Tu veux…J’ai dû m’interrompre tant ce que je m’apprêtais à dire me semblait énorme.— Tu veux caser ton ex-mari avec ta meilleure amie ?J’entendais moi-même l’incrédulité qui perçait dans ma voix.Maman a lancé un regard irrité à Charlie avant de se tourner vers moi.— Tu trouves vraiment que c’est bizarre ? Honnêtement, j’ai du mal à juger de la justesse de la

situation. Tu sais que d’ordinaire j’essaie de respecter les convenances…Charlie et moi avons acquiescé d’un signe de tête. Notre mère était la reine des convenances, un

titre que nul n’aurait songé à lui contester. Loin d’être snobs ou affectées, ses bonnes manières étaientau contraire pleines de délicatesse. Elle était comme ça, tout simplement.

— Le fait est que…Elle a jeté un coup d’œil vers la porte de la cuisine, puis vers le bow-window qui donnait sur le

jardin, sans doute pour essayer de localiser son second mari.— Parfois, je ne sais pas du tout ce qu’il convient de faire avec votre père.Elle baissé les yeux pour consulter sa montre.— Cassandra avait quelques courses à faire. Elle m’a dit qu’elle passerait peut-être après.Elle nous a regardés alternativement.— Je pense que j’ai bien fait d’arranger cette rencontre. Je vous demande simplement de ne pas

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l’évoquer devant elle, d’accord ? En parler avec vous risque de la mettre un peu mal à l’aise.Nous avons entendu la porte du garage s’ouvrir puis se refermer, et bientôt mon beau-père,

Spencer, est entré en coup de vent dans la cuisine. Il a posé son manteau sur une chaise de bar,dévoilant son uniforme habituel : veste bleu marine et pantalon en coton beige.

Pour Spencer, une réunion de la famille McNeil était un événement à ne surtout pas manquer.— Bonjour, bonjour ! a-t-il dit d’un ton joyeux en traversant la pièce pour aller poser un baiser

sur le front de maman.Il a regardé autour de lui.— Alors, qu’est-ce que vous voulez boire, hein ? Dites-moi ce que vous voulez— On s’est déjà servis, mon chéri, a dit maman qui venait de tendre un verre de vin rouge à

Charlie.— Ah ! très bien, très bien… Du fromage et des olives, alors ?Il a retiré sa veste, remontant les manches de sa chemise tandis qu’il se dirigeait vers le

réfrigérateur.— Et si on demandait à Spencer ce qu’il en pense ? a dit Charlie en s’appuyant sur le comptoir,

la tête tournée vers notre beau-père. Tu ne trouves pas bizarre que maman joue les entremetteusesentre papa et Cassandra ?

Spencer, penché vers l’intérieur du frigo, s’est redressé d’un coup.— Bizarre ? Non, pas du tout ! Je trouve au contraire que c’est une merveilleuse idée ! Comme

tout un chacun, ton père a le droit d’avoir une vie amoureuse.Il avait proféré la dernière phrase comme un acteur sur la scène d’un théâtre. Maman l’a couvé

d’un regard débordant d’amour.— Tu as parfaitement raison, mon chéri, a-t-elle dit avant d’aller l’aider à préparer une assiette

de canapés au fromage.Une voix en provenance du vestibule s’est alors élevée :— Bonjour, il y a quelqu’un ? Vicky, tu es là ? La porte était ouverte et je me suis permis…— Cass ! Viens, on est dans la cuisine ! Viens manger un morceau avec nous !J’adorais voir ma mère se comporter d’une manière aussi décontractée.Cassandra Milton est entrée, un gros sac en papier rouge à la main. Elle était si élégante qu’elle

semblait sortir d’un salon de beauté. Quelqu’un qui n’aurait pas connu son âge lui aurait donné dixans de moins.

— J’ai acheté ces bols dont je t’ai parlé, a-t-elle dit en commençant à en sortir un du sac.Elle a suspendu son mouvement lorsqu’elle s’est aperçue que Charlie et moi étions là. Mais elle

a vite retrouvé sa contenance.— Bonjour, Charlie. Il n’est pas un peu tôt pour te voir réveillé et habillé ? a-t-elle demandé

avec un petit rire.Comme nombre d’amis de maman et de Spencer, elle avait connu mon petit frère durant ses

années d’indolence. Et, même s’il avait beaucoup changé, les gens continuaient à le taquiner sur sonancienne paresse. Bonne pâte, Charlie s’est mis à rire lui aussi. Parvenir à le vexer relevaitquasiment de l’exploit.

Cassandra s’est tournée vers moi.— Et toi, Izzy, comment vas-tu ? Tu sais que je t’ai vue, l’autre jour, dans la galerie de

Madeline Saga ? a-t-elle ajouté sans attendre ma réponse. J’ai frappé contre la vitrine, mais tu nem’as pas entendue.

— Tu connais Madeline ?

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— Tu penses si je la connais ! Ça fait des années que je fréquente sa galerie. Elle était encoreinstallée à Bucktown quand Stan et moi lui avons acheté un tableau pour la première fois.

Stanford, son mari, était mort six ans plus tôt.— Nous avons entretenu des rapports amicaux depuis ce premier achat, a poursuivi Cassandra.

Elle m’envoie des invitations lorsqu’elle organise un vernissage, et il m’arrive de la croiser ici et làlors d’événements culturels. Et puis, je fais un saut à sa galerie de temps à autre pour voir sesnouveautés. J’adore son enthousiasme pour l’art. Mais je dois faire attention quand je passe la voir,parce que sa passion est vraiment très communicative. Une fois sur deux, je repars avec une œuvreque je n’avais pas la moindre intention d’acheter ! a-t-elle conclu dans un grand éclat de rire.

Reportant son attention sur ma mère, Cassandra s’est mise à lui raconter l’achat de ces bols avecson sens habituel de l’exagération. A l’entendre, on aurait cru qu’elle les avait rapportés de quelquecontrée exotique au terme d’une dangereuse expédition. Charlie m’a adressé un sourire compliceavant de quitter la cuisine.

Je suis restée assise sur la banquette à songer à Madeline. Décidément, cette femmem’impressionnait. Son amour de l’art l’amenait à fréquenter des gens si nombreux et si différents !Malheureusement, cela voulait dire qu’il me faudrait encore augmenter la surface du filet que jecomptais déployer pour attraper celle ou celui qui s’en prenait à elle.

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J’avais tout d’abord éprouvé de la satisfaction à taper ces mots empreints de vérité, à partagermon aversion pour Madeline avec les internautes qui fréquentent le site de sa galerie. Oui, j’avaistrouvé ça agréable, de cliquer sur Envoyer d’un coup d’index rageur et libérateur.

Après avoir souffert durant des années de la fréquentation de Madeline Saga, j’ai fini parcomprendre ce que je ne supporte pas chez elle. Sa passion pour l’art et les artistes atteint de telssommets qu’on se sent incapable de s’y hisser. La barre est tout simplement trop haute.

Ainsi, envoyer les commentaires et les e-mails a suffi un temps à calmer la frustration queMadeline faisait naître en moi. Mais quand j’ai compris le vrai problème avec elle — que je nepourrais jamais me mettre à son niveau —, le sentiment de frustration s’est transformé en fureur.

C’est là que j’ai compris que les mots n’étaient plus un moyen assez fort pour véhiculer cettehaine qui m’étouffe.

« On devrait t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis à la manière d’une toile. »J’avoue avoir éprouvé une certaine fierté en écrivant cette phrase, témoin d’une créativité

toujours vivace en moi.Mais cette fierté ne suffira pas longtemps à calmer ma haine. D’autres mesures seront prises.

Espérons qu’en libérant cette haine, en la laissant exploser au grand air, elle deviendra plus facile àporter. Plus facile à supporter.

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Jeremy m’avait donné rendez-vous à la galerie. Sur place au moins une heure avant son arrivée,j’ai fait semblant d’être absorbée par les œuvres d’art qu’en réalité je fixais d’un œil vide, l’espritoccupé par des considérations plus terre à terre. Depuis combien de temps n’avais-je pas eu un vrairendez-vous galant ? Et que dire de deux à la suite, alors ?

J’avais rencontré mon ancien fiancé à une garden-party, et notre histoire avait aussitôtcommencé. A peine nous étions nous dit bonjour que nous avions eu le sentiment de nous connaîtredepuis toujours. Quant à Theo, mon dernier petit ami, la rencontre avait eu lieu dans une boîte de nuitque nous nous étions empressés de quitter pour aller faire l’amour chez moi. Bref, aucune de ces deuxrelations n’avait été précédée du rituel des dîners en tête à tête où on apprend à se connaître.

Voilà pourquoi j’étais un peu nerveuse, un peu excitée aussi, quand le carillon de la ported’entrée à fait entendre ses notes paisibles et qu’une femme a pénétré dans la galerie.

Elle m’a dévisagée avec un brin de surprise dans le regard.— Vous n’êtes pas Madeline.J’ai éclaté de rire.— Zut ! mon déguisement n’a pas fonctionné ! C’est la couleur de mes cheveux qui m’a trahie ?La visiteuse est restée de marbre. De toute évidence, elle ne partageait pas mon sens de

l’humour.— Vous êtes Amaya, n’est-ce pas ? ai-je demandé en marchant vers elle. Je m’appelle Izzy et je

suis la nouvelle assistante de Madeline. On s’est croisées l’autre soir chez Toi, vous vous souvenez ?Elle a vaguement hoché la tête avant de secouer mollement la main que je lui tendais.Madeline est arrivée dans la salle d’exposition. J’ai entendu ses pas s’arrêter net.— Oh ! Amaya…, a-t-elle dit d’une voix dépourvue d’enthousiasme.Elle s’est remise à marcher et les deux femmes se sont donné une sorte d’accolade, leurs corps

prenant soin de se toucher le moins possible.— Je voulais juste voir ce que tu avais de nouveau, a dit Amaya, sa main de poupée dessinant

une courbe dans l’air.— Fais comme chez toi, a répondu Madeline. L’une de nous va venir te donner des précisions

sur les œuvres que j’ai acquises récemment.Elle m’a entraînée vers la pièce du fond.— Tu crois que tu pourrais t’occuper d’elle ? Je suis en train de faire un inventaire pour une

prochaine exposition, et franchement…Elle a jeté un coup d’œil en direction de la salle d’exposition, où Amaya patientait devant une

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sculpture.— Parfois, elle me fatigue un peu, tu comprends ?— Pas de problème, ai-je répondu, ravie d’avoir l’occasion de mettre en pratique les

connaissances que j’avais acquises sur la collection de Madeline.Quelques minutes plus tard, tandis que je parlais avec Amaya, je me suis rendu compte que

j’avais retenu plus de choses que je ne l’aurai cru. Je n’ai eu aucun problème pour alimenter laconversation durant la petite demi-heure qu’elle a passée dans la galerie. Au début, elle ne semblaitpas avoir l’intention d’acheter quoi que ce soit, mais je suis parvenue à l’intéresser à l’installationavec les faux et les vrais glaçons.

J’ai tenté d’aborder des sujets plus personnels, mais elle m’a bien fait comprendre qu’ellen’avait aucune envie de parler d’elle. Aurait-elle réagi de la même manière si elle avait su quej’étais une avocate expérimentée et non l’assistante d’une galeriste ? J’ai remarqué que son regardavait tendance à s’échapper vers la pièce du fond, comme si elle essayait d’apercevoir Madeline.

Amaya a fini par s’en aller, et j’ai trouvé Madeline en train de tourner autour d’une petitesculpture qu’elle regardait sous tous les angles d’un air songeur. Drôle de façon de faire uninventaire.

— Elle est partie ? m’a-t-elle demandé.— Oui. Pourquoi est-ce que tu n’as pas voulu t’occuper d’elle ?J’avais trouvé son attitude un peu grossière, pour dire le fond de ma pensée.— On ne s’aime pas, voilà tout.— N’empêche qu’elle est venue dans ta galerie quand rien ne l’y obligeait. Tu sais quoi ? ai-je

ajouté quand Madeline a gardé le silence. Elle est intéressée par l’installation avec les glaçons.Madeline a cessé de tourner autour de la sculpture.— Vraiment ?Ses yeux se sont posés sur moi, mais j’ai eu le sentiment qu’elle ne me regardait pas vraiment.

Elle a haussé les sourcils, l’air pensif.— C’est sûrement un bon choix pour elle, a-t-elle dit. Elle a une personnalité aussi froide qu’un

glaçon.Elle m’a tourné le dos sur ces mots, visiblement perdue dans ses pensées.Le carillon de l’entrée a alors émis sa douce musique.Un bel homme a pénétré dans la galerie, et c’est moi qu’il venait chercher.

* * *

— Qu’est-ce que tu en penses ? a demandé Jeremy en levant son verre de vin rouge vers ungrand tableau.

Non seulement la femme qu’on y voyait était à quatre pattes, mais elle était dotée d’une paire defesses démesurée par rapport au reste de son corps. Elle regardait par-dessus son épaule, comme sielle attendait… quelque chose.

— Oh ! la vache…Bravo, Iz, tu maîtrises parfaitement le jargon artistique.— C’est sexuel.Pas vraiment mieux.— Et ça te plaît ?Nous nous trouvions au musée d’art contemporain. La soirée était une sorte de vernissage-

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concert, avec un buffet et un bar très bien approvisionnés.— Quoi ? Le tableau ou cette… ou le fait que ce soit sexuel ?J’avais failli dire : « le tableau ou cette position ? », mais, Dieu merci, je n’avais bu qu’un verre

de vin et j’ai réussi à me rattraper in extremis.— Les deux, a dit Jeremy.— J’aime beaucoup l’un des deux.Bon, parfois on ne peut pas lutter contre son humeur. Et, de toute évidence, celle qui semblait

être la mienne ce soir ne déplaisait pas à Jeremy.Un sourire s’est dessiné sur ses lèvres.— Tu peux être plus précise ?J’ai éclaté de rire et je suis passée au tableau suivant, un carré bleu sur fond noir.Jeremy se tenait tout près de moi, me protégeant comme il pouvait de la foule, qui commençait à

nous bousculer de tous côtés.— Tu veux sortir ?— Je te rappelle qu’on est en plein hiver.— Il ne fait pas trop froid, aujourd’hui.Il avait raison. C’était le mois de janvier à Chicago, et la neige tombée récemment commençait

déjà à fondre.— On peut aller sur le balcon-terrasse, si tu veux, a poursuivi Jeremy en désignant une porte

vitrée, à l’arrière du musée. Il a été aménagé pour la soirée et il est chauffé avec des parasolschauffants.

J’ai vu que quelques personnes y avaient déjà trouvé refuge.— D’accord, allons-y.La vérité, c’est que je voulais être seule avec Jeremy Breslin — ou du moins plus seule que

maintenant —, et ce pour deux raisons. D’abord, j’avais envie d’en savoir plus sur son divorce.Fallait-il croire sa version ou celle de la serveuse du Girl & the Goat ? A l’amiable ou « sanglant » ?Plus j’y songeais, plus je me demandais si le besoin d’argent — ou peut-être la haine qu’il éprouvaitpour sa femme — avait pu le conduire à contrefaire ces deux tableaux.

Ensuite, j’avais vraiment envie de l’embrasser.Une fois dehors, Jeremy a eu la galanterie de retirer sa veste en velours chocolat pour m’en

couvrir les épaules. J’ai aimé qu’il le fasse sans me demander si j’en avais besoin. En tant queChicagoane pur jus, je m’enorgueillissais d’être insensible aux aléas climatiques et j’avais tendanceà refuser ce genre de geste prévenant.

Je portais une robe violette — moulante et sexy —, également en velours. Et je me suis sentieencore plus sexy quand la doublure soyeuse de la veste de Jeremy a caressé mes épaules et mes bras.

— Donc…, a-t-il dit.— Donc…Un verre à la main, nous avons marché jusqu’à la balustrade du balcon, ou un parasol chauffant

diffusait sa bienfaisante chaleur.— Tu viens souvent dans ce musée ? ai-je demandé.Je me suis bien gardée de lui avouer que ce n’était que ma seconde visite en ces lieux.— J’y viens régulièrement depuis son ouverture. Ma fex fait partie du conseil d’administration.— Elle est là, ce soir ?— Ça m’étonnerait. Les événements culturels, ce n’est plus trop son truc.— C’est quoi, son truc ?

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— Me piquer autant de fric que possible.Voilà ce que j’appelais entrer dans le vif du sujet.— Je croyais que le divorce se passait bien, ai-je dit. Tu m’avais dit que vous alliez partager la

maison de vacances, établir un calendrier et tout ça…— J’essaie de faire en sorte que ça se passe bien. J’essaie vraiment.Jeremy portait une chemise bleue délicatement striée de blanc, qui a dévoilé le haut de son torse

quand il s’est accoudé à la balustrade. Sa peau était un peu bronzée… Des vacances de Noël auMexique, peut-être ?

— Tu sais, quand on divorce dans l’Illinois, on partage tous les biens acquis durant le mariage.Oh que oui ! je le savais… Mais n’étant pas censée être avocate, je me suis abstenue de le dire.— On s’est mariés alors qu’on venait tout juste de terminer nos études, a poursuivi Jeremy. Du

coup, on doit partager quasiment tout ce qu’on possède.Il a baissé la tête, et ses yeux ont semblé se noyer un instant dans son verre.— C’est comme si on divisait notre univers en deux.Je n’ai plus su que dire, sans doute à cause de l’émotion contenue que j’avais perçue dans sa

voix.— J’ai un ami dont le divorce s’est bien passé et qui affirme que c’est l’une des plus grandes

réussites de sa vie, a repris Jeremy. Je te parle d’un type qui dirige sa propre boîte par ailleursflorissante, qui a joué dans une équipe universitaire de basket, qui s’investit dans plusieursassociations sportives et caritatives, j’en passe et des meilleures. Et pourtant, la chose dont il est leplus fier, c’est la façon dont s’est passé son divorce ! Ses enfants l’ont bien vécu, et sont aujourd’huiéquilibrés et bien dans leur peau. Quant à son ex et à lui-même, ils ont tourné la page sans amertume.

— Ça m’a tout l’air d’une belle réussite, en effet, ai-je fait remarquer avant de boire une gorgéede vin rouge.

— N’est-ce pas ?Jeremy a laissé échapper un soupir.— J’essaie de faire la même chose, mais il faut être deux à vouloir que ça se passe bien. Au

début, on faisait des efforts, elle et moi, mais depuis quelque temps elle semble avoir changé sonfusil d’épaule. On dirait qu’elle fait tout pour m’énerver.

— Pourquoi, à ton avis ?— C’est là toute la question. Je me la suis posée cent fois, et la seule réponse que je trouve,

c’est qu’elle veut plus d’argent. Pourtant, j’ai encore du mal à croire qu’elle me traite aussi mal parcupidité. J’ai toujours tout payé, et je crois pouvoir dire qu’elle avait un train de vie pour le moinsconfortable. Et je ne parle pas des enfants, qui n’ont jamais manqué de rien. Je ne lui demande pas deme remercier, mais de là à vouloir tout me prendre…

Il a bu une longue gorgée de vin.— Je ne sais pas si c’est vraiment ce qu’elle veut, mais en tout cas c’est l’impression que ça

donne.J’en ai été désolée pour lui, et j’ai enfilé mon costume d’avocate, sans toutefois lui révéler que

j’en étais une.— Simple curiosité, Jeremy, qui défend tes intérêts ? Je te demande ça parce que j’ai une amie

avocate et que j’aimerais connaître son avis, me suis-je empressée d’ajouter.Ce n’était pas un mensonge, ai-je songé pour atténuer le sentiment de culpabilité qui m’a envahi.

La vérité, c’était que j’avais beaucoup d’amis avocats. Et que je l’étais moi-même, bien sûr.Le nom que m’a donné Jeremy était celui d’un avocat réputé. Un grand professionnel qui

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chercherait d’abord le compromis et éviterait autant que possible la bagarre, mais qui était aussicapable de sortir ses griffes si nécessaire.

En revanche, quand il a prononcé le nom de l’avocat de sa femme, j’ai dû me retenir de faire lagrimace. Cet homme était connu pour être un chicaneur de première, un type franchement désagréablequi cherchait toujours la petite bête. Devais-je lui dire qu’avec un avocat pareil, leurs disputesn’étaient pas près de s’apaiser, malgré tous les efforts qu’il pourrait faire ?

— Et si on passait à un sujet un peu plus léger ? a lancé Jeremy avant que je me décide.Ses yeux ont souri en même temps que ses lèvres.— Alors, à ce qu’il paraît, Madeline projette de te faire peindre par Alex Tredstone ? a-t-il

demandé avant de faire une mimique lascive et néanmoins charmante.S’il n’avait pas fait aussi sombre sur cette terrasse, il m’aurait vue rougir.— Oui…, ai-je répondu d’un ton mi-figue mi-raisin. L’idée qu’on me couvre de peinture semble

beaucoup l’amuser.— Tu devrais le faire. Combien de personnes ont la chance de servir de modèle à un artiste

reconnu ?— Hum, voyons…, ai-je répondu en me frottant le menton d’un air pénétré. Je dirais entre deux

et trois pour cent de la population.— En comptant large, alors. Et puis, ne nous voilons pas la face…Il a rapproché son visage du mien. Il émanait de lui une odeur qu’on avait rarement l’occasion

de sentir au cœur de l’hiver, surtout en ville. Une odeur chaude… une odeur de soleil.— T’imaginer nue et couverte de peinture… Ai-je besoin de te dire à quel point c’est

troublant ?Le problème, c’est que j’étais toujours en mode avocate, et que je me suis aussitôt demandé si

poser nue était compatible avec mon vrai métier. Ne risquais-je pas d’être rayée de l’ordre desavocats ? D’un autre côté, si j’en croyais ce que j’avais vu des œuvres de Tredstone, je n’aurais pasl’air vraiment nue sur la photo, le but de l’artiste étant précisément de donner le sentiment que sonmodèle était vêtu. Et puis, peut-être pourrais-je convaincre Tredstone de me peindre également levisage, afin qu’on ne puisse pas me reconnaître.

Je me suis imaginée dans une dizaine d’années, résolue à réintégrer un grand cabinet d’avocatscomme Baltimore & Brown, où j’avais entamé ma carrière.

— En effet, dirai-je au cours de l’entretien. Vous êtes bien informé. J’ai servi de support à uneœuvre d’art.

L’associé tournerait alors l’écran de son ordinateur vers moi pour me montrer l’image duscandale, avant de me souhaiter bonne chance pour la suite de mes recherches d’emploi.

En revanche… Certains des clients de Maggie dont je m’occupais en partie… Des criminelspatentés — parmi lesquels de nombreux trafiquants de drogue mexicains — avec qui j’allais devoirtraiter directement pendant que mon amie pouponnerait… Quelle serait leur réaction lorsqu’ilsapprendraient que leur avocate avait posé nue pour un artiste et que la photo était à la disposition detout le monde sur Internet ? J’ai éclaté de rire. Avec ces gros machos, ça nous ramènerait sans douteun nombre incalculable de nouvelles affaires à traiter.

— Qu’est-ce qui te faire rire comme ça ? a demandé Jeremy. Tu es super sexy, tu dois bien lesavoir.

J’ai haussé les épaules. Il ignorait mon vrai métier, et je ne pouvais donc pas lui raconter ce quivenait de me passer par la tête.

— Rien. Ça m’a juste fait penser à une vieille histoire que je te raconterai un jour. Ecoute, je

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vais réfléchir, pour Alex Tredstone… Après tout, on ne sait même pas s’il aura envie de travailleravec moi.

Jeremy s’est approché encore plus près.— Crois-moi, Izzy. En tant qu’amateur d’art et admirateur d’Alex Tredstone, je peux t’affirmer

qu’il sera ravi de t’avoir nue dans son atelier.En une fraction de seconde, l’atmosphère s’est chargée de désir. C’était un de ces moments où

l’on est assez proche de l’autre pour sentir son odeur ; où l’envie de s’embrasser rend l’air pluslourd, plus capiteux, chassant les doutes et les interrogations. Un de ces moments où seuls comptentle présent et la loi des sens. L’unique question était de savoir qui, le premier, pencherait son visagevers l’autre. Et la réponse était simple : ce ne serait pas moi. J’ignore pourquoi, alors que je pouvaisfaire preuve d’une grande impatience dans beaucoup d’autres situations, je savais me montrer d’uneinfinie patience avec les premiers baisers d’une histoire naissante.

Il n’a pas penché son visage vers moi, laissant se prolonger le moment, et j’ai décidé dereprendre la parole :

— En attendant, ils m’ont enrôlée pour participer à une autre œuvre d’art, ai-je dit. Uneinstallation qui s’appelle Pyramus.

— Qui, « ils » ?— Madeline et Syd.— Ah ! Syd…Jeremy a détourné le visage. A peine, mais ça a suffi à mettre un terme à ce moment de trouble.— Pourquoi ce ton quand tu dis son prénom ? C’est quelqu’un que tu n’apprécies pas ?— Non, non, ce n’est pas ça… Il a l’air plutôt sympa, comme mec. C’est juste qu’il a eu du mal

à accepter que Madeline le quitte.— Ah bon ?— Oui. Si j’ai bonne mémoire, il l’a un peu harcelée.J’ai senti que mes sourcils se levaient.— Il l’a harcelée, tu dis ? De quelle manière ?— Oh ! tu vois bien…, a répondu Jeremy en haussant les épaules. Il lui envoyait des e-mails

tordus. Le grand classique, quoi.Pendant qu’il finissait son verre, ça s’est mis à carburer dur sous mon crâne : Syd avait écrit des

e-mails tordus à Madeline ? Pourquoi ne m’en avait-elle jamais parlé ? Elle aurait dû me dire queson ex avait un côté revanchard et agressif, ne serait-ce que par écrit. Cette information le propulsaitbrusquement en tête de ma liste de suspects.

— En tout cas, a repris Jeremy, c’est une super idée de participer à Pyramus. Tu vas faire desjaloux, crois-moi. Si tu savais le nombre de gens qui veulent en être ! Bien sûr, avoir Madeline pouramie facilite grandement les choses.

— J’en suis ravie, mais en fait c’est quoi le principe ? On grimpe en haut de je ne sais quellestructure et puis…

J’ai laissé la phrase en suspens, la bouche tordue par une moue d’ignorance.— Franchement, je n’en ai aucune idée, Izzy. Mais à ta place, je n’hésiterais pas. Parfois, il faut

savoir se lancer sans se poser trop de questions.Il avait l’air content pour moi. Content que j’aie la chance d’être embarquée dans cette aventure

artistique. Et vu sous cet angle, ça me plaisait aussi. Je n’étais jamais insensible à l’appel del’aventure.

J’ai bu une gorgée de vin, lentement, en regardant Jeremy dans les yeux.

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— Revenons à tes œuvres d’art, ai-je dit, bien décidée à aborder un autre aspect de sondivorce. Est-ce que ta femme est au courant, pour les contrefaçons ?

— Je lui ai caché la vérité aussi longtemps que j’ai pu pour protéger Madeline, mais elleattendait des précisions sur la valeur de notre patrimoine… Il a bien fallu que je lui dise que lestableaux n’avaient aucune valeur.

A moins que tu n’aies tenu à ce qu’elle en soit informée, ai-je songé. As-tu trouvé la combineidéale — faire exécuter des copies et conserver les originaux — pour que ta fex ne touche pas unsou sur ces deux tableaux ? Sans compter que tu pourrais bien encaisser une partie de l’argentque Madeline ou son assurance va finir par vous rembourser… Grâce à ces deux tableaux, tuserais gagnant sur les trois plans, pas vrai Jeremy ?

— Comment a-t-elle réagi ? ai-je demandé.— Je dirai qu’elle a fait preuve d’un certain mécontentement.Tout comme le ton de sa voix, son petit sourire indiquait clairement qu’il s’agissait là d’un

euphémisme.— Donc, ta fex l’a très mal pris, ai-je dit, couvrant aussitôt ma bouche de ma main. Excuse-moi,

Jeremy. Quel est son prénom ?— Corine, a-t-il répondu en riant. Ma fex s’appelle Corine.— Et toi ?— Jeremy.A mon tour de rire.— Non, je veux dire : et toi, comment est-ce que tu as réagi quand tu as appris que c’étaient des

faux ?Je l’ai regardé droit dans les yeux.— Honnêtement, ça te fait quoi d’avoir acheté deux tableaux à prix d’or et de te retrouver avec

des copies ?Il n’a pas cherché à éviter mon regard.— Ça ne me fait pas plaisir, bien sûr, mais mon amitié avec Madeline m’importe plus que ces

œuvres. Et puis je lui fais confiance pour arranger tout ça.D’un pas, il a comblé l’espace qui nous séparait. Je pouvais de nouveau sentir son parfum.— Par contre, il y a quelque chose qui me ferait très plaisir, a-t-il dit. Tu veux que je te montre

ce que c’est ?J’ai hoché la tête.Et il m’a embrassée.

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29

Le lendemain matin, tous les journaux faisaient leur une sur le même thème.« Apocalypse neige ! » titrait l’un d’eux.« Que la neige choisisse une autre ville pour passer l’hiver ! » titrait un autre.J’ai levé les yeux au ciel. N’importe quoi, vraiment… D’accord, les hivers étaient rudes à

Chicago, mais il suffisait de mettre le nez à sa fenêtre pour voir que la neige avait déjà à moitiéfondu. La presse adorait dramatiser dès que la ville devenait blanche, même si, la plupart du temps, ilne se passait rien de bien extraordinaire. Question gros titres avec jeu de mots, j’avais quelquesidées qui me semblaient plus appropriées à la situation. Par exemple : « Hiver à Chicago : ne vouslaissez pas prendre au ma-neige de la presse ! »

Le pire, c’était qu’un grand soleil baignait les rues. J’ai décidé de me rendre à pied à la galerieSaga.

Plus tard, le trajet ne m’a laissé aucun souvenir parce que je n’ai pas cessé un instant — je disbien pas un instant — de penser à Jeremy. Aux baisers que nous avions échangés sur la terrasse dumusée d’art contemporain. Aux baisers que nous avions échangés dans sa voiture. Aux baisers quenous avions échangés devant la porte d’entrée de la maison qui abritait mon appartement. Aux baisersque nous avions échangés dans l’obscurité, juste derrière cette porte.

J’avais quand même trouvé la force de lui dire que je devais aller me coucher. Seule. Que jedevais retrouver Madeline le lendemain matin pour qu’elle m’emmène dans la galerie où se trouvaitPyramus, l’installation dont j’allais être un élément.

— J’ai besoin de mon sommeil de beauté artistique, avais-je même ajouté bêtement.— Comment pourrais-tu être plus belle que maintenant ? avait-il rétorqué.Il avait prononcé ces mots avec une telle conviction que le baiser qui les avait suivis avait failli

me couper les jambes, me faire tomber en pâmoison, me faire perdre toute dignité et m’amener à lesupplier de passer la nuit avec moi. Mais, là encore, quelque chose m’avait empêchée de craquer.Etaient-ce les fantômes de Sam et de Theo ? J’avais examiné cette possibilité pendant quelquessecondes, mais la réponse avait été plus nuancée. Non, ce n’était pas vraiment le souvenir des douxmoments passés chez moi avec Sam, puis avec Theo. La vérité était à la fois plus simple et pluscomplexe : je n’étais pas encore prête à tourner la page.

Je l’avais repoussé doucement.— Le plaisir est dans l’attente, pas vrai ?— Hum…Il s’était éclairci la voix, visiblement pris au dépourvu.

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— Qui trop embrasse mal étreint, avait-il finalement répliqué, secouant l’index comme pour memettre en garde.

Nous nous étions séparés là-dessus, dans un éclat de rire. Une fois dans mon lit, je n’avais pasregretté ma décision.

A présent, alors que je marchais en direction de la galerie de Madeline, je me repassais encoreet encore le film de cette soirée délicieuse, savourant chaque instant comme si je la revivais un peu.

J’étais dans Wells Street quand mon téléphone s’est mis à sonner dans mon sac, gâchant un demes passages préférés. J’ai essayé de me concentrer sur l’image de Jeremy en train de mordiller malèvre inférieure dans l’obscurité du hall d’entrée, mais la sonnerie s’est faite insistante, et j’ai finipar décrocher.

C’était Madeline.— Tu es loin ?— J’en ai encore pour un petit quart d’heure, je pense.— D’accord, a-t-elle dit d’une toute petite voix.— Quelque chose ne va pas, Madeline ?— J’ai reçu un courrier.— Encore un e-mail ?— Non, non, une lettre que j’ai trouvée par terre en entrant ce matin dans la galerie.— Elle était juste derrière la porte, c’est ça ?— Oui, enfin… un peu sur le côté.— Quelqu’un a dû la glisser sous la porte après la fermeture, dans la soirée ou dans la nuit,

voire ce matin avant ton arrivée.— Elle était peut-être déjà là dans la journée d’hier, tu sais… Il se peut que je ne l’aie pas

remarquée.— A ton avis, elle a été écrite par l’auteur de l’e-mail et des commentaires ?— Je n’en sais rien, Isabel.J’ai changé le téléphone d’oreille et j’ai traversé la rue.— Tu penses que ça pourrait venir de Syd ?— Bien sûr que non. Pourquoi dis-tu une chose pareille ?— Jeremy m’a dit que Syd a mal réagi à votre séparation et qu’il t’a bombardée, je cite, d’« e-

mails tordus ».Le souffle qui est venu vibrer à mon oreille exprimait un brin d’agacement.— Syd essayait simplement de me récupérer. Il me disait à quel point je lui manquais ; à quel

point il m’aimait. En fait d’e-mails tordus, il s’agissait plutôt de lettres d’amour. Par contre…Elle a soufflé de nouveau, cette fois-ci comme pour se libérer d’un poids.— … celle que je viens de trouver n’a rien d’une lettre d’amour.J’ai perçu une telle angoisse dans sa voix que j’ai aussitôt hélé un taxi. Cinq minutes plus tard,

j’étais assise dans le fauteuil violet qui faisait face à son bureau, en train de lire la lettre en question.Elle avait été tapée sur un ordinateur, avec une police de caractères qui ressemblait à Times NewRoman. Le texte, en italique, était centré au milieu d’une feuille blanche.

Madeline, je t’ai vue ici et là.

On aurait presque dit un poème pour enfants.

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Je t’ai vue au bar de l’Ambassador East Hotel, à la pharmacie à l’angle de State etDivision Streets, à la soirée d’inauguration de la Galerie Andrew Rafasz…

La longue liste des lieux où l’auteur disait avoir vu Madeline se terminait par ceux où elles’était rendue ces derniers jours.

… chez Henri, au 18 South Michigan Avenue. Tu dînais seule, Madeline, et pourtant tun’as même pas remarqué ma présence. Comme d’habitude.

La lettre se terminait sur ces mots :

Mais moi, je te vois toujours.

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Madeline et moi avons descendu Franklin Street pour rejoindre la galerie qui hébergeaitl’installation Pyramus. Pour être honnête, j’avais un peu de mal à appréhender ce conceptd’« installation » dont se réclamait cette structure pyramidale où j’étais censée grimper en compagniede Syd. Et puis, pour le moment, j’avais l’esprit occupé par la lettre que venait de découvrirMadeline.

— Tu es bien sûre de vouloir faire ça aujourd’hui ? lui ai-je demandé en serrant la ceinture demon manteau pour me protéger du vent, qui devenait franchement hostile. Ne va surtout pas croire queje suis une ingrate, hein ! Je sais que c’est une œuvre qui fait sensation dans le monde de l’art et quebeaucoup de gens aimeraient être à ma place, mais… Tu ne penses pas qu’on devrait remettre ça àplus tard, après ce qui vient de se passer ?

Madeline s’est arrêtée. Avec son manteau en cachemire d’un bleu très pâle, elle avait l’air d’unnuage tombé du ciel.

— Isabel, ça changerait quoi, de différer ta participation à Pyramus ? Pour le moment, on nepeut rien faire de plus au sujet de cette lettre, n’est-ce pas ?

— Eh bien, voyons… On l’a scannée en prenant soin de ne pas effacer d’éventuelles empreintesdigitales, on l’a envoyée à Vaughn et à Mayburn, on l’a lue environ huit cent cinquante fois…

— Et on sait que ce n’est pas Syd.Madeline n’avait cessé de répéter sa conviction que son ex n’avait rien à voir dans tout ça.

Combien de fois avait-elle dit : « Jamais il ne ferait une chose pareille », comme si cette phrasepouvait clore le débat ?

Mais, pour moi, le débat était loin d’être clos, et il n’était pas question de rayer Syd de ma listede suspects. Voilà pourquoi la perspective d’un tête-à-tête d’une heure avec lui, au sommet de cetteinstallation, ne me déplaisait pas. C’était pour Madeline que j’avais parlé de reporter maparticipation à Pyramus. Parce que je craignais qu’elle n’ait pas la tête à ça.

Je me suis contentée de hausser les épaules avec une moue dubitative, au lieu de répondre à cequ’elle venait de dire sur Syd.

— Faisons comme si cette lettre n’existait pas, d’accord ? a-t-elle proposé avec un sourire.— Mais elle existe ! ai-je protesté. Et ça change beaucoup de choses… Il va falloir que

quelqu’un reste avec toi pour te protéger.Elle n’a rien répondu, mais j’ai bien vu qu’elle n’était pas rassurée. Je me suis approchée

d’elle.— On sait maintenant que quelqu’un te suit et t’épie.

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J’ignore pourquoi, mais jusque-là, nous n’avions pas exprimé cette vérité à haute voix.— Oui… j’en ai conscience.— On devrait peut-être demander à Mayburn de venir.Elle a secoué la tête.— John en a fait assez comme ça pour moi en te demandant de jouer à l’assistante. Ta présence

m’est d’un immense réconfort, tu sais.Elle a posé la main sur mon bras.— Izzy…, a-t-elle dit.C’était la première fois qu’elle m’appelait ainsi.— Pour moi, la vie est une œuvre d’art, a-t-elle poursuivi. Plus on la laisse se développer et

s’épanouir naturellement, plus elle devient belle et intéressante.Elle a inspiré profondément, comme si elle avalait autant de vie que possible.— Alors, si tu veux bien, ne cherchons pas à la contraindre avec nos petits soucis.Madeline a enroulé son bras autour du mien, m’entraînant vers la galerie d’art.Vers Pyramus.

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Mon cœur s’est mis à battre de plus en plus vite tandis que je grimpais les marches blanches dela pyramide. Là-haut, j’apercevais la grosse boîte vide qui allait nous accueillir, Syd et moi.

Je m’efforçais de réguler ma respiration, inquiète à l’idée d’être victime d’une de ces crises detranspiration qui m’avaient valu quelques cinglantes humiliations publiques. Après ma petite séancede bécotage de la veille avec Jeremy, ma libido était… disons, en pleine forme. Du coup, je mesentais un peu nerveuse à l’idée de me retrouver coincée dans une espèce de cabane avec un mecaussi beau.

L’installation avait vraiment une forme pyramidale et, comme me l’avait dit Madeline, elleoccupait presque tout l’espace de la grande salle d’exposition. Je m’étais déjà rendue dans cettegalerie quelques années plus tôt, à l’occasion d’une soirée organisée par un ami de Sam. C’était unvaste espace très haut de plafond, qui accueillait d’ordinaire un mélange d’artistes locaux etinternationaux. Mais aujourd’hui, les lieux avaient été entièrement vidés pour laisser place à cettepyramide blanche qui semblait faite de papier mâché.

Nous avions été accueillis par le propriétaire de la galerie, un cinquantenaire au visage mangépar une barbe grisonnante. Il nous avait dit que Syd n’était pas encore là et que nous pouvions nousasseoir à côté du « livre » en attendant son arrivée. Le livre en question, qui devait faire cinq fois lataille d’un livre normal, semblait tout droit sorti d’Alice au pays des merveilles. Au centre de sacouverture, faite d’un tissu de soie noir, se détachaient des lettres blanches : « PROJET PYRAMUS ».

— Vas-y, avait dit Madeline. Ouvre-le.Un peu hésitante, je m’étais penchée vers la table basse où il était posé. J’ignore à quoi je

m’attendais au juste — à voir apparaître un lapin avec une montre à gousset ? —, mais la premièrepage affichait les mêmes mots que la couverture — « PROJET PYRAMUS » —, cette fois en noir surfond blanc immaculé. Les pages suivantes étaient vierges, à l’exception de la dernière où des nomssuivis de la date d’aujourd’hui avaient été inscrits, manifestement par les gens qui venaient de nousprécéder dans la pyramide. Ils avaient également griffonné quelques mots pour commenter leurexpérience :

Surprenant, Sublime, Superbe et plein d’autres Superlatifs qui commencent par un S, disait l’un.Un autre, plus pragmatique :On ne se connaissait pas avant d’être réunis par cette installation. On ne se reverra sans doute

jamais, mais il s’est passé quelque chose durant ce face-à-face d’une heure. Chapeau, l’artiste !Syd était enfin arrivé. A l’instar de Madeline, Sydney Tallon exhalait une énergie qui devenait

palpable dès qu’il s’approchait de vous. Mais ce qu’on sentait — et qu’on voyait — le plus, c’était

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la passion qu’il éprouvait encore pour son ex.Etre le témoin d’une telle adoration m’avait serré le cœur. Moi aussi, j’avais été un objet

d’adoration pour un homme. Pour deux, même. Chacun à sa manière, Sam et Theo avaient été fous demoi, j’en étais soudain convaincue. Et moi aussi j’avais été folle d’eux. Et quand cette sensationd’aimer et d’être aimé n’était plus là, ça laissait un sacré vide dans votre vie.

Et maintenant, je grimpais les marches d’une pyramide en papier mâché.C’était une pensée si étrange que je m’y suis perdue un instant, la tournant et la retournant dans

mon esprit. Je grimpe les marches d’une pyramide en papier mâché.Puis j’ai regardé vers le haut, et je suis vite revenue au présent en apercevant Syd qui montait de

l’autre côté de la structure. Il a tourné la tête vers moi, et nos regards se sont croisés. Je ne saispourquoi, nous avons aussitôt baissé les yeux. L’un comme l’autre. J’éprouvais un sentiment vraimentétrange, comme si j’étais sur le point de faire quelque chose de défendu avec cet homme. Arrivés ausommet, nous nous sommes rejoints face à une sorte de grosse boîte vide. A l’intérieur, une échelledescendait vers un autre cube de bois dans lequel avaient été placés deux fauteuils.

Syd s’est tourné vers moi. Une mèche de cheveux brillants s’était échappée du bandeau qui lesenserrait.

Une pensée m’a traversé l’esprit : combien d’hommes pouvaient se permettre de porter unbandeau autour de la tête sans avoir l’air ridicule ? Syd était le premier que je croisais. Nonseulement il n’était pas ridicule, mais ça lui allait super bien. D’un mouvement de tête, il a libéré sonœil de la mèche qui l’aveuglait.

— Laisse-moi y aller en éclaireur, a-t-il dit.J’ai apprécié sa galanterie.Il a enjambé le bord de la grosse boîte et a descendu l’échelle. Une fois en bas, il m’a fait signe

de me lancer à mon tour, le pouce levé et une mimique rassurante sur le visage.J’ai enjambé la boîte à mon tour en songeant que j’avais bien fait de mettre un jean noir et non

une robe. Mes jambes tremblaient un peu tandis que j’entamais ma descente vers… vers l’inconnu.Quelle sorte d’inconnu m’inquiétait ainsi ? L’expérience artistique ou le tête-à-tête avec Syd ? Et enquoi l’un ou l’autre aurait-il pu être dangereux ? Je n’en savais rien, mais, à en croire la réaction demon corps, quelque chose en moi appréhendait la suite des événements. En bas, Syd tendait les braspour m’attraper, pour le cas où je raterais un des barreaux de l’échelle. J’ignorais s’il s’agissait d’unyacht ou d’une galère, mais nous étions dans le même bateau, lui et moi.

Enfin, j’ai touché terre. J’ai promené le regard autour de moi. Ça ressemblait à l’intérieur d’unecabane perchée dans un arbre ; une cabane construite avec soin, et meublée de deux fauteuils designde bois cintré qui entouraient une table basse d’Isamu Noguchi. Il n’y avait rien d’autre dans la pièce,ni petite note — qu’est-ce que j’espérais ? un mode d’emploi ? — ni caméra ou micro. Ou alors ilsétaient si bien dissimulés qu’on ne pouvait les voir. Nous étions seuls, Syd et moi. Comme me l’avaitdit Madeline avant que je pénètre dans la pyramide : « Là-haut, il n’y aura que vous. »

Je me suis tournée vers Syd.— C’est plutôt bizarre, non ?Il a souri.— C’est exactement le genre d’œuvre qui plaît à Madeline. Quelque chose qui réveille nos sens

et nous permet d’accéder à une autre dimension. Elle aime que les créations nous fassent sortir dumonde sécurisant qu’on se fabrique tous plus ou moins consciemment.

Ses mots avaient un côté à la fois cool et étrange.— Alors, on est dans quelle dimension, au juste ? ai-je demandé.

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Il a haussé les épaules.— A toi de me le dire. Plus que tout, Madeline aime inciter les gens à prendre conscience qu’il

existe d’innombrables façons de regarder le monde.Syd semblait capable de revenir à Madeline quoi que je dise, et je me suis demandé si nous

allions pouvoir parler d’autre chose que de son ex. Si ce n’était pas de l’obsession, ça y ressemblaitbeaucoup. J’ai songé aux mots de Jeremy pour décrire la réaction de Syd après la rupture : « Il l’a unpeu harcelée. »

En tout cas, Madeline s’était peut-être trompée en prétendant qu’il n’y aurait que Syd et moi enhaut de la pyramide. Elle risquait fort d’être là, elle aussi, tout au moins en pensée.

J’ai désigné les fauteuils.— On s’assoit ?Il s’est laissé tomber dans le fauteuil le plus proche de lui, et je l’ai imité. Il a étendu les bras

sur les accoudoirs et a croisé les jambes, posant sur moi un regard patient, comme s’il avait notéquelque chose d’intéressant et qu’il attendait que je le remarque à mon tour. Ou peut-être attendait-ilque je laisse parler ma sensibilité et que je fasse mes propres observations.

Le problème, c’est que je n’étais frappée par rien de particulier.— Je propose qu’on se pose des questions, ai-je suggéré, à défaut de trouver un sujet de

conversation.— D’accord. On va pratiquer l’association libre. Tiens, regarde-moi.J’avais déjà les yeux posés sur lui, mais je me suis concentrée sur son apparence.— De quoi est-ce que j’ai l’air pour toi ? a-t-il demandé. Vas-y, réponds sans réfléchir !— Un psy arabe, ai-je lancé avant d’ouvrir de grands yeux.Est-ce que je viens vraiment de dire ça ? « Un psy arabe ? »Nous nous sommes mis à rire. J’avais le sentiment que ces mots tout juste sortis de ma bouche

ne s’étaient pas formés dans mon cerveau et, pourtant, je devais admettre que Syd avait bien ce côtéouvert, compréhensif, impartial et mystérieux qui correspondait à l’image que je me faisais d’unpsychothérapeute.

— Tu as déjà consulté un psy ? a-t-il demandé.— Jamais seule. J’ai juste fait quelques séances de thérapie de couple. Mais après l’année que

je viens de passer, ai-je ajouté, je crois que ça me ferait le plus grand bien.Peut-être parce qu’on était un peu nerveux, lui et moi, cet aveu nous a encore fait rire.— Attends, attends…, ai-je dit. On doit revenir à ce qu’on a décidé de faire. L’association

libre, tu te rappelles ? A mon tour de te poser une question.J’ai observé une pause de quelques secondes.— Bon, regarde-moi bien, Syd. De quoi ai-je l’air, pour toi ? Allez, allez, réponds !— Tu as l’apparence que devrait avoir Dieu.Au tour de Syd d’avoir l’air stupéfait par les mots qu’il venait de prononcer.— La vache… C’est trop bizarre, d’avoir dit ça ! Désolé, Izzy.— Oui, c’est franchement bizarre, ai-je admis. Mais c’est tout l’intérêt de notre petit jeu, non ?

Et puis c’est une bizarrerie qui me plaît bien. Allez, vas-y, continue.Syd a souri.— Je te trouve incroyablement sexy et… Tu m’inspires autre chose que je n’arrive pas à saisir.

Mais ce qui m’étonne le plus, c’est que je ne pensais pas pouvoir ressentir ce genre d’attrait physiquepour quelqu’un d’autre que Madeline. Au fond, c’est un grand soulagement pour moi.

Madeline avait quitté Syd l’année dernière, juste avant le déménagement de sa galerie vers son

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adresse actuelle. Et pendant tout ce temps, il n’avait été attiré par personne ?— Tu n’as jamais eu envie d’une autre femme depuis votre séparation ? ai-je demandé.Il a secoué la tête.— Non, jamais. Je sais que c’est dingue, mais c’est comme ça.Je n’ai fait aucun commentaire, et il y a eu un court silence avant que je reprenne la parole.— Dis-moi, qu’est-ce que ça signifiait quand tu m’as dit que Dieu devrait avoir mon

apparence ?Il a soufflé fort, la bouche presque fermée.— Ce que ça signifiait ? a-t-il répété à voix basse, comme s’il se posait la question à lui-même.

Je ne suis pas très religieux, mais quand je me représente Dieu, j’imagine quelque chose d’à la foismagique et ardent comme le buisson de la Bible.

— Et c’est comme ça que tu me vois ?Il a hoché la tête.— D’accord, ai-je murmuré, immensément flattée. Sache qu’après ce que tu viens de dire, tu es

assuré de mon éternelle gratitude.S’il avait deviné que j’étais là pour élucider le mystère des courriers menaçants et des tableaux

contrefaits, et qu’il essayait de me faire baisser la garde, il s’y prenait plutôt bien.Syd a éclaté de rire.— Tu crois en Dieu ? ai-je lancé à brûle-pourpoint.Je crois bien que c’était la première fois de ma vie que je demandais ça à quelqu’un, et j’ai été

surprise par mon audace.— Eh bien…Il a semblé réfléchir, comme si ça faisait un certain temps qu’il ne s’était pas sérieusement posé

la question.Le silence s’est prolongé, et j’ai commencé à me sentir un peu mal à l’aise.— Ne te sens pas obligé de répondre, ai-je dit. Je comprendrais très bien que tu me trouves

indiscrète. Et puis c’est un peu vague, comme question. Après tout, chacun a sa propre idée de Dieu,et…

— Est-ce que toi, tu penses que je crois en Dieu ? m’a-t-il interrompu.— Oui.— Comment peux-tu être aussi catégorique ?— Tu sembles être une de ces personnes que le monde émerveille. Et, en général, les gens

comme toi ne peuvent se résoudre à envisager la vie comme une absurdité. Ils y voient l’œuvre d’unepuissance supérieure et bienveillante : une sorte de grand ordonnateur qui serait aussi un grandmagicien.

— Bien vu. Et toi, tu crois en Dieu ?Aucune réponse ne s’est présentée spontanément à mon esprit. Avant la disparition de mon père,

Charlie et moi avions souvent accompagné nos parents à la messe. Mais j’aurais été bien incapablede dire quelle sorte d’église nous avions fréquentée. Il m’arrivait d’envier les gens qui avaient la foi.Des gens comme Maggie, qui assistait à la messe tous les dimanches matin ou presque. D’ailleurs,quand on évoquait le sujet avec n’importe quel membre de la famille Bristol, on sentait qu’ils étaientau clair avec eux-mêmes. Qu’ils savaient de quoi ils parlaient.

— J’ai une fascination pour les saints patrons, ai-je répondu. Mon amie Maggie et sa familles’adressent à eux en toutes circonstances, comme s’ils demandaient un coup de main à un vieil ami.Un petit mot à saint Christophe avant un voyage, un autre à saint Je-ne-sais-plus-qui quand ils perdent

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quelque chose… Chaque situation de la vie à son saint, et je trouve ça formidable.— Je suis issu d’une famille pakistanaise, tu sais, et là-bas la population est majoritairement

musulmane. Pour nous, les saints ne sont pas de simples grigris qui servent à retrouver un objet égaréou à guérir les maux de dents. On les vénère réellement.

— Comment ça ?— Eh bien, les Pakistanais vont souvent se recueillir sur les tombeaux de leurs saints. Ils croient

qu’en se rapprochant physiquement de ces reliques, ils pourront partager un peu de l’âme du saint quia été enterré là.

Il m’a regardée droit dans les yeux.— Il m’est arrivé de penser que Madeline était une sainte ou une sorte de déesse.Syd était encore plus atteint que je ne l’avais cru.— Et maintenant ? ai-je demandé.— Maintenant, j’ai compris qu’elle était tout simplement humaine.— Parce que tu as vu ses faiblesses ?Il a secoué la tête.— Non. Parce que l’amour que j’éprouve pour elle décline enfin. C’était comme un soleil qui

m’aveuglait, tu comprends ?Je me suis contentée de répondre d’une moue indécise, parce que j’avais du mal à le croire.Je lui ai demandé de me parler de son pays d’origine, le Pakistan, et il m’a expliqué qu’il ne s’y

était rendu qu’une seule fois. La culture pakistanaise avait-elle une influence sur son travail depeintre ? Sur son mode de vie ? Syd m’a répondu qu’il considérait sa double culture comme unenrichissement, et qu’il se sentait aussi Américain que Pakistanais.

— Le mélange de mon héritage culturel pakistanais et de mon quotidien américain est un atout,pour moi. Je ne ressens pas ça comme une contradiction, mais comme un cadeau du destin. Ça medonne un regard plus nuancé sur la marche du monde et, bien entendu, ça se retrouve dans montravail.

Il m’a expliqué que Madeline était la première personne qui l’avait aidé à voir une chance dansses origines étrangères. Avant de la rencontrer, il s’était senti entre deux eaux, ni Pakistanais nivraiment Américain, et ce qu’il considérait aujourd’hui comme un atout était alors vécu comme unhandicap. Madeline aussi avait des origines étrangères, a-t-il souligné, et sans doute était-ce encoreplus compliqué pour elle, qui ne connaissait pas ses vrais parents et n’entretenait aucun lien avec safamille biologique.

Madeline, Madeline, Madeline…, ai-je songé, ce soleil qui — affirmait-il — ne l’aveuglaitplus.

Syd a regardé dans le vague, une expression songeuse sur le visage.— J’aimerais tellement emmener Madeline là-bas. Au Pakistan.Décidément, avec cet homme, tous les chemins menaient à Madeline Saga.Nous parlions depuis déjà un moment quand nous avons entendu un petit bruit, comme si

quelqu’un frappait contre l’une des parois de bois. Deux autres coups successifs ont bientôt suivi,plus fermes et plus forts que les précédents.

— Ça fait déjà une heure ? ai-je demandé.Le propriétaire de la galerie nous avait dit qu’il frapperait quelques coups contre la structure

pour nous prévenir quand l’heure serait écoulée.— Non, pas encore, a dit Syd.Un autre coup s’est fait entendre.

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— Si, si, c’est le signal.— Non, a répété Syd d’une voix calme et assurée.Un lourd silence s’est abattu sur la pièce. Un silence soudain angoissant. Un silence… de mort.— Notre heure n’est pas encore écoulée, a fini par dire Syd d’une voix si calme qu’elle m’a

semblé lugubre.Une voix d’outre-tombe, n’ai-je pu m’empêcher de songer.— Mais… euh…, ai-je bredouillé. Qu’est-ce que tu veux dire ?Silence.— Sérieusement, Syd.Je commençais à avoir sérieusement envie de décamper.— Sérieusement, a répété Syd, l’heure n’est pas écoulée. Du moins pas tant que…— Que quoi ?— Que tu n’as pas répondu à la question.— Quelle question ?Il faisait une de ces chaleurs, là-dedans !— La question.J’avais l’impression que les murs de la pièce se refermaient sur moi. Que l’air venait à

manquer. J’ai tendu l’oreille dans l’espoir d’entendre un nouveau coup qui sonnerait l’heure dudépart, mais rien n’est venu.

— Tu crois en Dieu ? a demandé Syd.— Alors, c’est ça, la question ?— Oui, c’est la question.Attendait-il vraiment une réponse ?Il n’a rien ajouté.— Je crois au mystère, ai-je fini par dire. Tu n’as qu’à mettre une majuscule à « Mystère » et la

réponse à ta question est « Oui ».Je me suis levée du fauteuil sur ces mots et je suis partie vers l’échelle. Alors que je posais le

pied sur le premier barreau, j’ai réalisé que mes questions à moi étaient restées sans réponse. Malgréce qu’il m’avait expliqué sur le prétendu déclin de sa passion, je le croyais toujours obsédé parMadeline. Mais cela ne me disait pas si c’était lui qui la harcelait avec ces e-mails, qui avaitcontrefait ses tableaux ou qui venait de lui écrire cette lettre dont l’auteur disait épier ses faits etgestes.

Réponses ou pas, je ne pouvais m’empêcher de grimper à cette échelle. Je n’avais qu’uneenvie : sortir de cette pyramide le plus vite possible.

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Madeline et moi sommes retournées à pied à la galerie de Michigan Avenue, cette foisaccompagnées de Syd. Je ne comprenais pas bien pourquoi elle lui avait proposé de venir avec nous,malgré les soupçons qui pesaient sur lui, mais tandis que nous discutions en marchant, il m’estclairement apparu qu’elle était toujours intimement persuadée de son innocence. Il m’a même sembléque cette lettre, au lieu d’inciter Madeline à maintenir son ex à distance, lui donnait envie de l’avoirauprès d’elle afin de se sentir plus en sécurité.

J’avais retrouvé tous mes moyens, à présent que j’étais sortie de cette étrange pyramide. Nonseulement l’heure passée là-haut avait été éprouvante d’un point de vue psychologique, mais elleavait été intense sur le plan… oui, — osons le mot — sur le plan spirituel.

De retour dans le Wrigley Building, nous avons salué le gardien en faction. Pointant le doigtvers une petite caisse de bois, il a informé Madeline qu’elle venait de recevoir une livraison.

— Ça te paraît un bon moment pour me montrer comment tu déballes les œuvres d’art ? lui ai-jedemandé.

— Bien sûr.— Je suppose que Syd sait aussi comment s’y prendre.— Sans doute même mieux que moi.Le sourire faussement modeste et vraiment ravi de Syd a confirmé ces propos.Intéressant.Une fois à l’arrière de la galerie, Madeline et Syd ont commencé à ouvrir la caisse, l’un et

l’autre m’expliquant comment faire levier avec un tournevis pour soulever la partie supérieure, touten prenant soin de ne rien toucher à l’intérieur.

Une fois le haut de la caisse retiré, Madeline s’est saisie du bordereau de livraison.— Qui est l’expéditeur ? a demandé Syd.— Ce n’est pas indiqué, a-t-elle répondu avec un petit haussement d’épaules.— Ça vient peut-être de Rothkov, a suggéré Syd.Sans doute s’agissait-il d’un des artistes qu’elle représentait.Les mains gantées de Madeline ont disparu dans la caisse. Elle en a fouillé l’intérieur pendant

quelques secondes, les sourcils un peu froncés, avant de remonter quelque chose à l’air libre.— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? me suis-je entendu dire d’une voix haut perchée.Ma paume s’est écrasée sur mes lèvres. Manifestement, mon initiation artistique était loin d’être

terminée, parce qu’à mes yeux ce que Madeline tenait entre ses mains était tout simplement répugnant.Et je ne suis pas femme à utiliser le mot « répugnant » pour un oui ou pour un non.

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Il s’agissait d’une étrange sculpture en plastique fixée sur un socle de bois noir. Ellereprésentait un gros morceau de chair dans lequel un couteau était planté jusqu’à la garde ou presque.Du sang dégoulinait de la plaie.

Madeline l’a posée sur la table haute qui lui servait d’ordinaire à dérouler les toiles en attented’un châssis. Sur son visage, l’horreur avait chassé la curiosité. J’ai observé Syd à la dérobée. Uneexpression soupçonneuse fronçait ses sourcils très noirs. Il s’est approché de Madeline et a regardéla sculpture par-dessus son épaule. Nous nous tenions tous les trois penchés vers la table dans unsilence absolu, comme hypnotisés par ce morceau de chair poignardé. Un vernis pailleté faisaitscintiller la poignée du couteau, ce détail ajoutant du sordide à l’ensemble.

Syd a été le premier à réagir, plongeant les mains dans la caisse à la recherche d’un élément quinous éclairerait sur la provenance de l’objet.

— Il n’y a rien d’autre, là-dedans, a-t-il fait remarquer en levant un visage préoccupé versMadeline.

Il s’est alors emparé du bordereau de livraison.— Je vais appeler la société de transport.Madeline et moi l’avons regardé s’éloigner à l’autre bout de la petite pièce, son portable collé à

l’oreille. J’ai reporté mon attention sur la sculpture sanguinolente, m’efforçant de ne pas analyser ceque je voyais. Si Madeline m’avait appris une chose sur la façon d’appréhender une œuvre d’art,c’était de me débarrasser de toute forme de jugement ou de comparaison avec ce que je connaissais.

« Accepte-la, m’avait-elle dit un jour à propos d’une sculpture qu’elle venait de recevoir.Autorise-toi à ressentir ce que tu ressens. Autorise-toi à être une page blanche. Tu fais partie del’expérience artistique que propose cette œuvre : le regard que tu poses sur elle fait partie del’expérience artistique, tout comme les sentiments qu’elle t’inspire. Essaie de vivre chaque instantcomme l’enfant qui vient de naître, et laisse ce que tu vois nourrir tes autres sens. »

Mais impossible de m’abandonner devant cet objet répugnant. Plus je le regardais, plus lespensées se bousculaient sous mon crâne. Je me suis tournée vers Madeline, qui ne le lâchait pas desyeux, la bouche légèrement entrouverte, comme en proie à une extase morbide.

Syd est revenu auprès de nous.— Pas la moindre info à se mettre sous la dent, a-t-il dit. L’expéditeur a rempli un formulaire

dans une des agences du transporteur. Ils ont bien voulu appeler pour moi les deux numéros detéléphone inscrits sur le formulaire en question, mais c’étaient des numéros bidons. Ils pensent quec’est la même chose pour le nom qu’il a donné.

— Comme avec l’adresse e-mail, a murmuré Madeline d’une voix blanche.— Quel nom a été inscrit sur le formulaire ? ai-je demandé.— En fait, c’est le nom d’une société. Abunai Enterprises.Il l’a épelé pour nous.Je l’ai tapé dans le moteur de recherche de mon Smartphone. Il m’a fallu un petit moment pour

faire le tri dans les résultats et lire ce qui m’intéressait.— Ça veut dire « dangereux » ou « attention », en japonais. Ça dépend si on l’utilise seul ou

avec d’autres mots, mais il y a toujours une notion de mise en garde.— Ah bon ? a dit Madeline. Je parle très mal cette langue.Une idée m’a alors traversé l’esprit.— Et Amaya ? Elle parle japonais ?Amaya était la seule autre personne d’origine japonaise que j’avais rencontrée par

l’intermédiaire de Madeline.

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— Je crois, oui.Je m’attendais qu’elle explore cette piste, mais Madeline a reporté son attention sur la sculpture

sans ajouter un mot.— C’est en bois, a-t-elle dit en désignant le socle. Le reste est en plastique, je pense. Quant au

couteau, on dirait un vrai.— Ça pourrait être un clin d’œil à Connor, qu’est-ce que tu en penses ? a demandé Syd.— Connor ?— Joshua Connor, a expliqué Madeline. C’était un artiste qui utilisait souvent des ciseaux et des

couteaux dans ses sculptures.— Ses œuvres étaient aussi violentes que celle-ci ? ai-je demandé.J’ai songé à l’e-mail reçu par Madeline. « Pour te punir de ta fausseté et ton égoïsme, on devrait

t’écorcher vive et tendre ta peau sur un châssis à la manière d’une toile. » Ce couteau était-il uneallusion à ces mots ?

— Non, a répondu Madeline. En fait, les sculptures de Connor dégageaient plutôt quelque chosede paisible.

— C’est sans doute une sorte de canular, a fait remarquer Syd. Encore un nouvel artiste quicherche à se faire remarquer.

J’ai observé Syd à la dérobée. Faisait-il l’innocent ? Jouait-il à celui qui ignorait la provenancede cette sculpture ? Difficile à dire.

— Pourquoi dis-tu « encore » ? ai-je demandé. Ça arrive souvent, que des trucs comme çasoient livrés à la galerie ?

— Quand je travaillais avec Madeline, on recevait de temps en temps des œuvres trèsspectaculaires et généralement provocantes, et il n’était pas rare qu’elles soient anonymes. Ils’agissait du travail d’artistes qui cherchaient une galerie pour les représenter et qui auraient faitn’importe quoi pour se faire remarquer. Plus tard, ils débarquaient à la galerie et disaient que çavenait d’eux.

— Je ne pense pas que ce soit le cas ici, a dit Madeline.— Alors c’est quoi, selon toi ? a demandé Syd.— La question est plutôt : « C’est qui ? » ai-je fait remarquer.Nous ignorions toujours qui était derrière tout ça, et je commençais à trouver la situation

franchement inquiétante.Madeline a poussé un long soupir avant de s’éloigner de la sculpture. Je l’ai regardée sortir son

téléphone de sa poche, visiblement décidée à se changer les idées. Pourtant, son expression s’estfigée quelques instants plus tard.

Elle a fait volte-face, brandissant l’appareil dans sa main crispée.— J’ai reçu un autre e-mail, a-t-elle dit d’une voix étranglée.Inutile de demander de qui ça venait.— Qu’est-ce que ça dit ?Madeline est restée muette. Elle a pris le temps de relire le message avant de nous tendre le

téléphone.

J’espère que, d’une façon ou d’une autre, tu ressens toi aussi la douleur, le désespoir d’être sisouvent victime de rejets.

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— Ça commence à bien faire ! s’est écrié Mayburn une fois que je lui eus parlé de la sculptureanonyme reçue par Madeline. Il est temps de lui régler son compte, à ce salopard !

— N’oublie pas qu’il s’agit peut-être d’une femme, ai-je objecté.— Tu as raison. Mais homme ou femme, je vais lui faire regretter de s’en être pris à Madeline.Nous étions chez Lucy, une imposante maison en L du quartier de Lincoln Park. Elle tournait le

dos à Bissell Street, l’autre côté donnant sur un jardin un peu nu en cette saison. Des guirlandessolaires accrochées à des pins atténuaient l’austérité hivernale, leurs petites ampoules blanchesdiffusant une lumière à la fois paisible et joyeuse.

Mayburn attendait le retour de Lucy et de ses enfants, qu’il avait proposé de garder pendant queleur mère se rendait à un cours de yoga. J’avais insisté pour venir le voir tout de suite afin de luiexpliquer de vive voix les derniers développements de l’affaire Saga.

— Alors, ai-je dit en me laissant tomber dans un des fauteuils du salon, comment va-t-on luirégler son compte, à ce harceleur qui est peut-être une harceleuse ? En montant une opérationd’infiltration ?

— Ouais, a répondu Mayburn en prenant son air de mauvais garçon.— Oh ! Comme c’est excitant ! me suis-je exclamée en battant des mains.J’en rajoutais un peu, mais au fond j’étais vraiment impatiente de prendre part à une telle

opération. Surtout, j’avais hâte de savoir qui était derrière tout ça. Madeline donnait le change, maisje voyais bien que cette histoire lui pesait énormément. Et puis, on ne savait pas comment elle allaitse terminer. Son ennemi en resterait-il au stade des menaces, ou allait-il un jour passer à l’acte ?

Mayburn s’est laissé tomber à son tour dans un gros fauteuil rembourré, le visage tourné vers lejardin qui s’étendait derrière les portes-fenêtres.

— La personne qui menace Madeline est manifestement au courant de ses moindres faits etgestes, a-t-il dit. On ne peut tout de même pas lui adjoindre un garde du corps qui resterait avec ellevingt-quatre heures sur vingt-quatre. Non… la seule façon de la protéger est de découvrir quis’amuse à la suivre et à la harceler.

— Et pour trouver qui fait ça, il faut d’abord comprendre pourquoi il ou elle fait ça.— Exact. J’imagine que Madeline se rend toujours à une tonne de vernissages, ainsi que dans

les soirées et les bars que fréquente le petit monde de l’art.J’ai acquiescé d’un signe de tête.— Tu sais si elle a un événement de ce genre prévu pour la semaine prochaine ?— Il y a un vernissage dans je ne sais plus quelle galerie, suivi d’une fête dans une boîte de nuit.

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— Quelle boîte ?J’ai essayé de m’en souvenir.— Ça se trouve dans Hubbard Sreet. Tu sais, cette boîte sur deux niveaux…— C’est près de Dearborne Street, non ?J’ai hoché la tête.— Parfait, a dit Mayburn.— Parfait pour quoi ?— Il va falloir que tu laisses Madeline se déplacer dans la boîte, tout en ne la perdant pas de

vue pour découvrir qui l’espionne.— Si je reste suffisamment près d’elle pour la garder en permanence dans mon champ de vision,

la personne qui l’épie va forcément me remarquer. Puisqu’elle semble suivre Madeline du matin ausoir, elle doit connaître mon existence. Et puis, avec ma tignasse rousse, on ne peut pas dire que jesois trop difficile à repérer.

— Ce n’est pas faux, a concédé Mayburn, le front plissé.Nous avons entendu s’ouvrir la porte du garage, et quelques minutes plus tard, Lucy et ses deux

enfants ont fait irruption dans le salon.— John ! se sont écriés Eve et Noah en se ruant vers Mayburn.Sourire aux lèvres, je l’ai regardé serrer Eve dans ses bras avant de chatouiller Noah, les deux

gamins lui sautant dessus avec une joyeuse énergie.Je me suis levée pour embrasser Lucy.— Salut, Iz ! m’a-t-elle lancé avec son joli sourire. Ça fait beaucoup trop longtemps qu’on ne

s’est pas vues.— Toi aussi, tu m’as manqué, Lucy.Nous nous sommes tournées pour regarder Mayburn qui jouait toujours avec les enfants.— Ils l’adorent, hein ? ai-je dit.— Oui. Je dirais même qu’ils l’aiment.— Hé ! Laissez-moi respirer, bande de sauvages ! a protesté Mayburn en riant. Il faut que je

dise bonjour à votre maman.Il semblait sur le point de se dégager quand il s’est figé, les fesses déjà décollées du fauteuil.— J’ai trouvé, a-t-il dit.— Quoi ? ai-je demandé en même temps que Lucy.Il posé son regard sur moi.— Tu sais, le problème dont on vient juste de parler ?J’ai hoché la tête.— Tu as déjà eu envie d’être blonde ?Il n’a pas attendu ma réponse.— Parce que l’heure est venue d’essayer.

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— Alors, papa, comment progressent tes recherches amoureuses ?Nous étions attablés près d’une fenêtre du Café Toast, un établissement réputé pour ses brunchs

et ses petits déjeuners. J’ai regardé mon père envelopper sa tasse fumante des mains, comme pour lesréchauffer au contact de la porcelaine blanche, avant de reculer légèrement la tête avec uneexpression de surprise.

J’étais sur le point de m’excuser d’avoir posé cette question indiscrète quand un grand sourire aéclairé son visage. Il s’est effacé presque aussitôt, comme si mon père s’était senti gêné d’avoiraffiché ses émotions.

— Quoi ? ai-je dit.J’ai eu l’impression qu’il aurait voulu rester aussi impassible qu’à l’ordinaire, mais,

visiblement, c’était plus fort que lui : il a éclaté de rire. Là encore, ça n’a duré qu’un instant.— C’est juste que je trouve ça incroyable, a-t-il fini par dire.— Quoi ? Qu’est-ce qui est incroyable ? Tu as quelqu’un dans ta vie ?J’espérais que ma voix n’avait pas trahi mon étonnement.— Non, non… Enfin, j’ai invité quelques femmes à dîner ou à aller voir une expo, mais…— Mais ? ai-je insisté, le corps penché sur la table.— J’ai l’impression qu’elles attendent que je…Il a regardé autour de lui, les traits crispés par la concentration comme s’il cherchait le mot

juste.— Eh bien, j’ai l’impression qu’elles attendent que je m’ouvre, a-t-il fini par dire au moment

où, n’y tenant plus, j’allais intervenir.— Comment ça ?— Tu sais, elles veulent que je parle de moi, que j’exprime mes sentiments, que je partage avec

elles mon point de vue sur la vie.Il avait dit tout ça avec une petite grimace qui oscillait entre l’incompréhension et une forme de

dégoût.— Et toi, ça ne te plaît pas de partager ce que tu ressens.Ce n’était pas une question.Un grand haussement d’épaules a salué ces mots, et j’ai senti qu’il retenait les amples gestes de

la main que lui dictaient à la fois ses origines — sa mère était italienne — et les nombreuses annéesoù il avait vécu à Rome. Les Italiens sont les rois du grand haussement d’épaules, qui peut servir deréponse à tout.

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— Ecoute, Izzy, quand nous étions jeunes, ta mère et moi, les gens n’avaient pas pour habitudede « s’ouvrir », comme on dit aujourd’hui.

Il avait dessiné les guillemets avec les doigts.— Et après ça, a-t-il terminé, j’ai quitté ce pays.— Dis plutôt que tu as quitté cette vie.Parfois, quand je parlais avec mon père, je lui lançais des répliques acerbes qui semblaient

sortir de ma bouche avant même d’être passées par la case cerveau. C’était comme si ellesattendaient depuis des années dans un coin poussiéreux de ma tête, nourries par un obscurressentiment, et qu’elles jaillissaient hors de moi à la première occasion.

— Excuse-moi, papa…— Ce n’est pas grave, a-t-il répondu d’un ton neutre. D’ailleurs, tu as raison.Il a observé le café qui refroidissait dans sa tasse, l’air détendu, avant de reprendre la parole.

C’était tellement rare qu’il ait envie de parler, de se confier, de… de s’ouvrir.— Je n’ai pas fait que m’expatrier, a-t-il repris. Quand j’ai quitté les Etats-Unis, d’une certaine

façon j’ai aussi quitté cette vie, comme tu viens de le dire. J’ai vécu reclus, dans la clandestinité,sans avoir la moindre vie sociale. Il m’arrivait de passer des semaines sans parler à quiconque, oualors quelques mots, juste « bonjour », « bonsoir », « Un caffè, per favore ». Alors de là àm’ouvrir…

— Il y avait quand même tante Elena, ai-je dit.Elena était sa sœur et elle vivait à Rome.Il a hoché la tête, lentement, lourdement.— C’est vrai, il y avait Elena. Mais elle me cachait beaucoup de choses, n’est-ce pas ? Le

moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’avait pas envie de tout partager avec moi.Ce qui n’était pas étonnant dans la mesure où mon père avait passé sa vie à lutter contre la

Camorra, une organisation mafieuse dont tante Elena s’était avérée être le chef suprême.La serveuse est venue apporter ce que nous avions commandé. Des flocons d’avoine pour moi et

des œufs brouillés au pesto pour mon père.— Tu sais, a-t-il repris quand la jeune femme s’est éloignée, j’ai mis au point un mécanisme

mental pour déterminer les sujets que je peux aborder librement et ceux qui sont classés « topsecret ». Avec un certain nombre de niveaux intermédiaires entre ces deux extrêmes. Quand je discuteavec quelqu’un, ce mécanisme se met automatiquement en marche dans mon cerveau et fait le tri pourmoi.

Il a haussé les épaules avec un petit sourire timide qui ressemblait à un sourire d’excuse.— Plus de vingt ans d’entraînement…, a-t-il dit avant de secouer la tête, comme s’il ne voulait

pas m’ennuyer avec les détails.Je le regardais au moins autant que je l’écoutais, fascinée par cet homme qui était mon père. Par

cet homme qui m’était si proche et pourtant étranger. Une fois tous les trente-six du mois, il melaissait voir ce qui se passait dans les coulisses de Christopher McNeil, et ça me subjuguait.

— Le problème, avec cette manie de partager tout ce qu’on ressent…Il n’a pas terminé sa phrase, levant les yeux au plafond comme s’il espérait y trouver les mots

qui lui manquaient.— Les femmes que tu rencontres veulent que tu t’ouvres à elles, ai-je dit, et elles s’impatientent

quand tu restes fermé, c’est ça ?— Non.Il m’a regardée avec un grand sourire.

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— En fait, même si elles ne l’expriment pas toujours avec les mêmes mots, elles semblent toutespenser que je suis une sorte de handicapé de l’amour. Et elles ont peut-être raison, après tout.

— « Peut-être » ? ai-je dit en forçant sur le ton sarcastique.— D’accord, d’accord, je le suis un peu.Nouveau haussement d’épaules à l’italienne.— Mais tu sais le plus « incroyable » ? a-t-il dit, revenant au mot qu’il avait utilisé au début de

notre conversation. C’est que ça leur plaît !Je me suis mise à rire en le voyant ouvrir de grands yeux étonnés et ravis derrière ses lunettes

rondes. Il a continué à me parler de ses récentes rencontres pendant quelques minutes, puis nous noussommes mis à manger tranquillement, sans nous sentir tenus d’alimenter la conversation. Encore unenouveauté entre mon père et moi.

— Mayburn t’a parlé de son idée de me transformer en blonde ? ai-je demandé.Mon père a hoché la tête.— Je pense que ça vaut le coup d’essayer.— Je me demande si je serai crédible, en blonde.— Seulement si tu y crois toi-même, a-t-il répondu aussitôt. Tu ne peux pas te contenter de jouer

un rôle. Il faut que tu te mettes dans la peau du personnage et que tu y trouves du plaisir, si tu ne veuxpas avoir l’air déguisée.

J’ai senti qu’il parlait d’expérience et je l’ai remercié du conseil. Après quelques nouvellesbouchées, je n’ai pu m’empêcher de revenir sur ses tentatives pour retrouver une vie sentimentale.

— Et Cassandra, l’amie de maman, elle fait partie des femmes qui te trouvent handicapé del’amour ? ai-je demandé.

Il a laissé passer quelques secondes avant de répondre.— Oui, elle en fait partie.— Ça ne te dérange pas que maman ait organisé cette rencontre ?Il a posé sa fourchette, et ses yeux ont cherché les miens.— Non. En fait, ça me convient très bien.— Ah…Mes parents ne cesseraient donc jamais de m’étonner.— Tu sais, papa, la femme qui fera un bout de chemin avec toi aura beaucoup de chance…Pendant un moment, il s’est remis à manger ses œufs brouillés comme si de rien n’était. A son

habitude, il considérait avec curiosité la nourriture piquée au bout de sa fourchette, avant de serésoudre à l’enfourner dans sa bouche. Finalement, il a posé les mains à plat sur la table et m’aregardée droit dans les yeux.

— Merci, a-t-il dit simplement.— Je le pense vraiment, tu sais.Alors que je mélangeais du sucre roux à mes flocons d’avoine, je me suis rendu compte qu’il ne

s’était pas remis à manger. Il restait là, immobile, comme perdu dans ses pensées. J’ai eu envie de luidemander s’il songeait toujours à quitter Chicago, mais je ne voulais pas avoir l’air d’exercer lamoindre pression sur lui.

J’en étais là de mes pensées quand il a repris la parole.— Merci, Isabel, a-t-il dit de nouveau. Merci beaucoup.Et c’était tout ce que j’avais besoin d’entendre pour le moment.

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Quelques jours plus tard, je suis descendue d’un taxi qui venait de se garer dans Hubbard Street,juste derrière un autre taxi dans lequel se trouvait Madeline. J’ai tendu quelques billets au chauffeuren lui disant de garder la monnaie, avant d’ajouter que j’allais rester encore un peu dans sa voiture.J’étais là pour surveiller Madeline de près, et je ne voulais pas entrer dans la boîte de nuit avant elle.

J’avais songé à demander à Jeremy de m’accompagner pour avoir quelqu’un à qui parler. Maisj’avais la nette impression que je n’aurais pas pu m’empêcher de l’embrasser, au risque d’êtredistraite de ma mission.

J’aimais vraiment l’embrasser. Et si je n’étais pas encore prête à aller plus loin avec lui —d’autant que je ne l’avais pas rayé de ma liste de suspects —, ses baisers suffisaient pour l’instant àmon bonheur. De toute façon, Jeremy m’avait dit qu’il devait voir sa fex, ce soir, pour discuter de lagarde des enfants et « d’histoires de fric à la con ». Manifestement, si les négociations relatives audivorce s’étaient bien déroulées dans un premier temps, ce n’était plus le cas aujourd’hui.

Madeline était sans doute en train de régler la course avec sa carte de crédit, parce qu’ellemettait une éternité à sortir de son taxi. Nous venions de passer une bonne heure au vernissage d’unegalerie d’art où je l’avais surveillée à distance, observant les gens autour d’elle tandis qu’ellearpentait la salle d’exposition, contrainte de s’arrêter presque à chaque pas pour saluer sesnombreuses connaissances. Madeline attirait le regard de nombreux invités, mais personne ne m’avaitsemblé l’espionner de façon flagrante.

Le nez collé à la vitre du taxi, j’ai jeté un œil à la boîte de nuit. Sa façade en brique avait étépeinte en noir pour délimiter l’espace qu’elle occupait dans l’immeuble. Les lumières qu’onapercevait derrière les hautes fenêtres de ses deux étages teintaient de rouge et de vert les flocons deneige qui s’étaient mis à tomber. Quand j’ai fini par ouvrir ma portière, j’ai entendu les pulsationsdes basses qui traversaient le verre.

Vêtue d’un manteau en fourrure bleu ouvert sur une robe noire, Madeline marchait vers la ported’entrée. Un type que j’avais vu au vernissage l’a interpellée, et elle s’est arrêtée pour discuter aveclui.

— Vous permettez que je reste encore une minute ? ai-je demandé au chauffeur de taxi.Il a hoché la tête, visiblement satisfait du généreux pourboire que je lui avais laissé.Sans prendre la peine de refermer la portière, je me suis mise à observer Madeline et l’homme

avec qui elle parlait. A première vue, il n’avait rien de menaçant. J’avais moi-même échangéquelques mots avec lui lors du vernissage. Et si ma mémoire était bonne, il était décorateurd’intérieur. Un autre homme s’est arrêté à leur hauteur, et le décorateur lui a présenté Madeline. Tous

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les trois se sont mis à bavarder sous les parasols chauffants installés devant la porte de la boîte denuit. Ils n’avaient pas l’air pressés d’entrer, et je me suis renversée sur la banquette du taxi enespérant que le chauffeur n’allait pas perdre patience. En attendant de pouvoir sortir, je n’ai pum’empêcher de jouer avec mes cheveux. Mes nouveaux cheveux blonds.

J’avais refusé de les couper et de les teindre comme le souhaitait Mayburn.— Tu es malade, ou quoi ? s’était écriée Lucy quand elle l’avait entendu me demander ça. Ce

serait un sacrilège ! Pas question qu’Izzy teigne ses sublimes cheveux roux !Finalement, ma mère m’avait recommandé une coiffeuse qui avait retouché une perruque en

fonction de la forme de ma tête et de la coupe que je désirais. J’étais repartie de son salon avec descheveux blonds platine qui me tombaient à hauteur du menton ; un carré avec une grosse mèchebalayée sur le front.

Pour compléter ma métamorphose en jeune femme qui… eh bien, en jeune femme qui toutsimplement n’était pas moi, j’ai acheté une robe pull jaune avec un grand décolleté en V que jen’aurais jamais portée en tant qu’Izzy McNeil. Je l’ai associée à une paire de bottes en cuir vernicouleur caramel. Ça avait un côté franchement seventies qui me semblait tout à fait convenir à uneblonde.

Madeline avait écarquillé les yeux quand elle m’avait reconnue, au vernissage, et j’avais vu unsourire se former sur ses lèvres au moment où elle détournait la tête pour répondre à une de sesconnaissances. Plus tard, je l’avais surprise deux ou trois fois en train de me regarder, l’air enchantépar ce qu’elle voyait. Je crois que j’étais devenue pour elle une sorte d’installation en mouvement.

Cela dit, il n’avait pas été simple de garder un œil sur elle, parce que la blonde que j’étaisdevenue ne cessait de se faire draguer par des types qui ne m’auraient même pas remarquéeauparavant. Je n’avais aucune idée de l’image que je renvoyais à cette faune branchée — facile, maischère à l’entretien ? —, mais au cours de l’heure passée dans cette galerie, un jeune homme àl’accent français a voulu m’offrir une des sculptures exposées — une main en plomb, noir et argent,aux ongles colorés. Il m’a été facile de refuser, parce que cette grosse paluche métallique ne meplaisait pas beaucoup, mais quand la curiosité m’a poussée à regarder son prix sur la liste, j’ai faillirecracher par le nez le champagne que je venais d’avaler. 13 000 dollars.

— Hé ! Le taxi est libre ?C’était le voiturier de la boîte de nuit. Il a ouvert la portière en grand, m’invitant à descendre

d’un geste impatient de la main.— Non, il n’est pas libre, ai-je répondu d’un ton sec. J’en ai encore pour une minute.Le voiturier — ou était-ce un videur ? en tout cas, il avait la mine plutôt patibulaire — s’est

penché vers l’habitacle.— On y va, ma p’tite dame !— « On y va, ma p’tite dame » ? ai-je répété d’un ton glacial.Il me semblait que ma blondeur m’autorisait une froideur et un culot qui n’étaient pas dans mes

habitudes.— J’ai payé ce monsieur pour pouvoir rester un moment à l’arrêt, ai-je poursuivi en désignant le

chauffeur de la main, lequel a hoché la tête en retenant à peine un sourire.— Un moment, hein ? a dit le voiturier. Alors je compte… Un, voilà. Le moment est passé. J’ai

des clients qui ont besoin d’un taxi, et vous n’utilisez pas celui-ci.— Je suis sur le point d’être une de vos clientes, a dit la blonde qui avait pris possession de

moi.— Ça reste à voir.

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Bien décidée à lui démontrer que je n’étais pas une blonde écervelée, j’ai commencé à lui faireun cours de droit sur le concept de transactions commerciales et la façon dont il s’appliquait àl’utilisation tarifée de ce taxi, quand j’ai vu du coin de l’œil que Madeline n’était plus là.

— Tenez, il est tout à vous, ai-je dit en sortant de la voiture.J’ai pressé le pas vers l’entrée. Pas de Madeline en vue. Il n’y avait personne devant les

ascenseurs, qu’on devait forcément emprunter pour atteindre la véritable entrée de la boîte. Personne,sauf un videur qui m’a réclamé une pièce d’identité. Madeline avait dû monter pendant que je medisputais avec le voiturier, ai-je songé en tendant mon permis de conduire au videur.

— C’est vraiment vous, là-dessus ? a-t-il demandé en fixant ma photo d’un œil suspicieux.— Bien sûr que c’est moi ! me suis-je exclamée, espérant que mon ton désinvolte lui ferait

oublier que la personne photographiée sur le permis avait les cheveux roux flamboyant. Dites-moi,ai-je enchaîné, à quel étage se trouve l’entrée de la boîte ? Au troisième, c’est ça ?

— Troisième ou quatrième, a répondu le videur. Il y a une entrée aux deux étages.— Merde.— Quoi, merde ?— Hein ?— Pourquoi vous avez dit « merde » ?— On est où, là ? A l’église ?Oh oh ! La blonde était une effrontée !— Je parle comme je veux, d’accord ?Le videur a froncé les sourcils, et j’ai senti qu’il hésitait sur l’attitude à adopter. Il a fini par me

tendre, lentement, mon permis de conduire.— Merci, ai-je dit en lui arrachant des mains le rectangle plastifié, avant de m’élancer vers les

ascenseurs.J’étais en train de regarder le petit écran rouge au-dessus du bouton d’appel — pour voir s’il

indiquait le dernier arrêt de la cabine — quand un ding ! a retenti et que les portes se sont ouvertes.Je me suis engouffrée à l’intérieur.

— Hé ! Il y a un droit d’entrée de 15 dollars ! ai-je entendu le videur crier.— Je vous les donnerai quand je redescendrai ! a rétorqué la blonde, juste au moment où les

portes de l’ascenseur se refermaient.

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Je suis sortie de l’ascenseur au troisième étage et, Dieu merci, j’ai tout de suite repéré Madelinedans la foule, toujours en compagnie des deux hommes avec lesquels elle parlait dehors. Galant, ledécorateur d’intérieur l’avait débarrassée de son manteau en fourrure bleu, qu’il tenait à présent aucreux de son bras.

J’ai commandé un Schweppes nature avec une rondelle de citron vert — j’y aurais bien ajoutéun trait de vodka, mais je devais garder les idées claires —, et j’ai commencé à arpenter les lieuxtout en gardant un œil sur Madeline. C’était une grande salle éclairée par une lumière chauded’ampoules qui imitaient la lueur vacillante des bougies. Elles étaient vissées sur d’immenses lustres,ainsi que sur des candélabres installés dans les nombreux coins et recoins où de confortablesbanquettes accueillaient ceux qui souhaitaient un peu d’intimité.

Alors que je m’apprêtais à entamer mon second tour de reconnaissance, un barman m’a faitsigne de venir le voir. Je me suis dirigée vers le comptoir en métal.

— De la part de votre amie, a-t-il dit en poussant un verre à cocktail dans ma direction.J’ai posé le reste de mon Schweppes et j’ai trempé les lèvres dans le breuvage que quelqu’un

venait de m’offrir.— Martini aux litchis ? ai-je demandé.Le barman a hoché la tête.Je me suis retournée et je n’ai pas eu à scruter longtemps la salle du regard. Comme aimantés

par son charisme, mes yeux se sont très vite posés sur Madeline, assise à une table haute en bordurede la piste de danse. Trois autres hommes s’étaient joints aux deux qui ne l’avaient pas lâchée depuisson arrivée. Nos regards se sont croisés, et elle m’a adressé un clin d’œil avant de lancer la tête versla piste de danse, comme pour dire : « Pourquoi ne viendrais-tu pas te déhancher par ici ? »

Dans un coin de mon esprit, j’ai pris des notes sur chacun des types avec qui elle parlait,m’inspirant de la façon dont les suspects étaient décrits dans les rapports de police, qui faisaientdésormais partie de mon quotidien professionnel. Individu de sexe masculin, teint légèrementbasané, yeux marron, cheveux courts, environ trente-cinq ans. Second individu également de sexemasculin, blanc, yeux bleus, et ainsi de suite.

Le martini aux litchis coulait dans ma gorge — tant pis pour les idées claires —, et l’immobilitéde Madeline me permettait de balayer tranquillement la foule du regard, à la recherche de quelqu’unqui se serait un peu trop intéressé à elle. Je n’ai décelé aucun comportement suspect.

J’ai voulu boire une nouvelle gorgée de mon cocktail, mais il n’en restait plus une goutte. J’en aiaussitôt commandé un autre. Armée d’un verre plein, je suis allée me poster au bord de la piste de

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danse, promenant le regard partout autour de moi. Je me suis attardée un instant sur la DJ, puis sur ungroupe de filles qui se trouvaient à présent juste derrière Madeline. Individu de sexe féminin, peaumate, yeux verts, cheveux bruns et longs coiffés en natte. Mais les personnes que j’observaissemblaient surtout s’intéresser à l’instant présent. A leur envie de faire la fête.

Le second martini aux litchis a rapidement disparu au fond de mon gosier, peut-être même unpeu trop rapidement. La blonde a commencé à se trémousser sur la musique, ce qui n’a pas tardé àattirer quelques hommes. La plupart étaient à mon goût, et tous semblaient bien gentils, mais je nevoulais pas entrer dans leur jeu, de crainte de mettre ma mission de surveillance en péril.

Je me suis enfoncée au cœur de la foule des danseurs afin d’être un peu plus tranquille. Là, versle centre de la piste, j’étais encore à bonne distance pour observer Madeline et ceux quil’entouraient. Mes mouvements ont dû manquer de spontanéité quand je me suis remise à danser,parce que Madeline m’a regardée, sourcils froncés, avant d’inspirer et d’expirer avec ostentation,comme pour me dire : « Détends-toi, Isabel, laisse-toi aller. Profite de l’instant. »

C’est ce que j’ai fait. J’ai fermé les yeux et je me suis abandonnée aux pulsations de la musique.J’avais soudain le sentiment qu’elle me happait, qu’elle me roulait comme une vague. J’ai renversé latête en arrière et j’ai vu des points rouges virevolter sous mes paupières closes. C’était comme unespirale lumineuse, faite de petites étoiles qui tournoyaient sur la piste et se désintégraient avantd’avoir pu toucher les danseurs. Elles épargnaient tout le monde, sauf moi. J’étais la seule à sentirleur délicieuse piqûre et leur douce chaleur…

Décidément, j’aimais être blonde. J’aimais la sensation de légèreté que me procuraient mesnouveaux cheveux, cette grosse mèche qui se soulevait et retombait comme une plume, toujours à lamême place. En l’absence de mes lourdes boucles rousses, je me sentais autorisée à ressentir toutplus intensément, une attitude que j’avais adoptée depuis ma rencontre avec Madeline : plusd’émotion, plus de désir… plus de tout.

J’ai senti que la foule s’écartait un peu autour de moi et que j’avais davantage de place pourdanser. J’ai cru entendre de nouveau le message muet de Madeline : « Détends-toi, Isabel, laisse-toialler… », et j’ai continué à suivre son conseil. J’ai laissé pendre les bras le long de mon corps,décontractés, et bientôt ils se sont ouverts comme des ailes tandis que je tournais sur moi-même,libre…

— Ça suffit comme ça.La dureté de ces mots et de la voix qui les portait m’a donné le sentiment de m’écraser en plein

vol.Quand je me suis immobilisée, j’ai senti la mèche me fouetter doucement le front, tandis que

j’ouvrais les yeux pour voir qui me parlait ainsi.J’ai lu de la déception dans son regard. Ou était-ce du dégoût ? Le souffle brûlant de la honte

m’a effleurée, mais je suis parvenue à l’esquiver. Pas question de laisser cet homme me culpabiliser.Oh non !

Je me suis tournée vers Madeline, comme pour lui voler un peu de son assurance.Mais elle n’était plus là.— Laissez-moi deviner, a dit l’inspecteur Vaughn. Vous aviez une amie qui était là il y a une

minute, et voilà qu’elle s’est — encore — volatilisée dans la nature.— Elle est toujours là, ai-je répondu avant de balayer la salle du regard.Pas de Madeline en vue.— J’étais en train de la surveiller, parce qu’on est presque certains qu’elle est suivie par une

personne mal intentionnée, et…

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Malgré moi, j’ai été soulagée de voir que les traits de Vaughn n’exprimaient plus cette espècede dégoût. Mais il s’est mis à froncer les sourcils comme s’il s’apprêtait à me gronder. Qu’est-ce quej’avais encore fait ?

— Dites-moi, McNeil, vous avez payé l’entrée ?— Je suis venue avec une amie.Il a croisé les bras.— Et alors ? Ça ne vous dispense pas d’acquitter un droit d’entrée.— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous faites des extra comme videur, maintenant ?Vaughn a décroisé les bras. Il portait son gros bomber gris et un blue-jean à la place du pantalon

de toile qu’il affectionnait d’ordinaire.— Tournez-vous, a-t-il dit. Mains derrière le dos.— Je vous demande pardon ? ai-je lancé d’un ton outré.— Tournez-vous, mains derrière le dos, a-t-il répété avec le calme et la fermeté du

professionnel aguerri.Je n’arrivais pas à voir s’il était sérieux. Il fronçait encore les sourcils, c’est tout ce que je

parvenais à distinguer dans la lumière tamisée.— D’accord, a-t-il dit. Je vais vous faire une fleur et vous passer les menottes mains devant.J’ai senti quelque chose de froid contre un de mes poignets. J’ai baissé les yeux et j’ai vu un peu

de chrome briller dans l’obscurité tandis qu’une voix en moi disait : Des menottes ? Vraiment ?C’est un peu exagéré, non ?

Mais aucune remarque sarcastique n’a passé le seuil de mes lèvres. D’ailleurs, aucun mot n’aréussi à sortir de ma bouche. C’est donc sans voix que j’ai regardé mes mains tandis qu’il lesemprisonnait l’une — clic — après l’autre — clac. Nous avons relevé la tête en même temps, et nosregards se sont croisés. Il semblait surpris par ce qu’il venait de faire, et peut-être même vaguementpenaud. J’ai cru un instant qu’il allait s’excuser, mais il m’a prise par le bras et m’a entraînée au-dehors.

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La police ?Oui, et même un inspecteur, à en croire l’insigne qu’il venait de sortir pour se frayer un chemin

sur la piste de danse. Et maintenant, c’étaient des menottes qu’il sortait.Tout s’écroulait donc ? Etait-ce déjà la fin ?La vengeance était allée trop loin et, avec ses relations, Madeline avait réussi à convaincre les

autorités de mettre de gros moyens pour… Mais non, le policier fonçait droit sur la rousse qui étaitblonde, ce soir. Et voilà qu’il la menottait ! Qu’il l’entraînait au-dehors.

Mais alors… Oui, quelle excellente nouvelle !Madeline était désormais seule.

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Il avait neigé — de gros flocons tombés en abondance — quand Vaughn et moi avions quitté laboîte de nuit. A présent, tandis que nous roulions dans Western Avenue, Chicago n’était plus qu’unevision blanche aux contours flous, la neige s’accrochant aux vitres de la voiture.

— Il faut absolument que je retrouve Madeline, ai-je dit.Il m’a ignorée.— Vaughn, je suis sérieuse, là. Quelqu’un espionne mon amie, et je m’inquiète pour elle. En tant

que policier, vous êtes censé m’aider.Toujours pas de réponse.— Rendez-moi mon téléphone, ai-je dit.— Pas possible. C’est la procédure.— Arrêtez de vous comporter comme un crétin.Il m’a fusillée du regard par rétroviseur interposé.— Répétez ça, et je vous boucle pour outrage.J’étais sur le point de lui demander ce qui lui prenait de me traiter comme ça, quand des sirènes

hurlantes se sont fait entendre derrière nous. Quelques secondes plus tard, deux ambulancesprécédées d’un chasse-neige nous ont doublés à vive allure.

Menottée à l’arrière d’une voiture de patrouille dans la nuit blanchie de neige, je me sentaisdéboussolée au point de me demander si je n’étais pas en train de rêver. Même si j’avais déjà étéinterrogée par la police et que j’étais récemment montée à l’arrière de ce même véhicule, je n’auraisjamais imaginé me faire arrêter un jour.

Et puis qu’était-il advenu de Madeline ?J’ai cherché le regard de Vaughn dans le rétroviseur central. La blonde avait envie de lui dire sa

façon de penser, mais d’autres sirènes se sont mises à retentir derrière nous, d’autres chasse-neige, etcette fois un camion de pompiers a déboulé sur notre gauche.

Je me suis mordu la lèvre et je suis restée muette, m’efforçant de comprendre ce qui se passait.Vaughn a poussé un juron en frappant son volant du plat de la main.— Qu’est-ce qui vous met dans un état pareil ? ai-je demandé.— Merde, a dit Vaughn.— Pardon ?— Merde.J’ai baissé ma vitre un instant pour faire tomber la neige qui l’obstruait, et j’ai vu que des

congères se formaient le long des trottoirs.

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— Je ne sais pas si on va y arriver, a murmuré Vaughn comme s’il se parlait à lui-même.Il a tourné dans une rue perpendiculaire pour éviter de tamponner les véhicules qui

commençaient à être coincés dans les congères.— Merde, a-t-il répété.— C’est une rue en sens unique, a dit la blonde en moi, incapable de tenir sa langue. Et vous

êtes dans le mauvais sens.Vaughn n’a rien répondu, et il m’a semblé que son stress s’épanchait à travers les petits trous de

la vitre de sécurité qui me séparait de lui. Inutile d’essayer de le convaincre de m’aider à retrouverMadeline tant qu’il n’aurait pas recouvré son sang-froid.

— Vous pensez que ça va tomber comme ça encore longtemps ? ai-je demandé en adoptant unton plus conciliant.

Derrière ma vitre déjà redevenue presque toute blanche, le rideau de neige se faisait de plus enplus épais. C’est à peine si on parvenait à distinguer les maisons alignées le long de la rue.

Vaughn a levé le menton vers le rétroviseur central, et j’ai pu voir son visage furibond.— Vous vous foutez de moi, là ? Il y a une tempête de neige qui s’annonce.— Ah oui ! J’ai lu ça dans les journaux, ai-je répondu d’un ton blasé. « Apocalypse neige », et

tout et tout. Mais dites-moi, Vaughn, si le blizzard fonce droit sur nous, pourquoi êtes-vous venum’arrêter dans cette boîte de nuit ?

— Pourquoi je suis venu vous arrêter ? a-t-il répété, retrouvant pour l’occasion son souriregoguenard. Parce que vous continuez à vous fourrer dans le pétrin. Parce qu’il faut renverser lavapeur et vous remettre sur de bons rails.

— Renverser la vapeur et me remettre sur de bons rails ? ai-je répété d’un ton incrédule. C’estquoi, ces expressions à la noix ? Et puis d’abord, qui vous a nommé cheminot en chef ?

La blonde était de retour.— Vous avez réglé votre droit d’entrée, oui ou non ? a-t-il demandé.— Je suis venue avec une amie, ai-je répliqué. Celle qui a disparu.— Ça ne vous dispense pas de payer.J’avais une sensation de déjà-vu. Ou plutôt de déjà-entendu.— C’est vraiment parce que je n’ai pas payé ces 15 dollars que vous m’avez arrêtée ?Silence derrière la vitre de sécurité.— Et puis qu’est-ce que ça peut bien vous faire, que je ne sois pas sur les bons rails, comme

vous dites ?Toujours pas de réponse.— Alors ? ai-je repris en me penchant vers les trous de la vitre de sécurité. Alors ?J’étais sur le point de lui demander d’arrêter la voiture et de me laisser partir. J’étais sur le

point de plaider l’arrestation abusive et la libération immédiate — j’aurais aussi bien pu défendre lepoint de vue opposé. J’étais sur le point de lui répéter que je devais à tout prix retrouver Madeline.Mais avant que je ne troque ma perruque blonde contre une perruque d’avocat, la voiture s’estimmobilisée.

J’ai regardé à travers le pare-brise. Même s’il n’était pas évident de voir ce qui se passaitdevant nous avec toute cette neige, la situation était assez simple à comprendre.

Nous étions bloqués.

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Plusieurs — très — longues minutes sont passées. Des minutes durant lesquelles j’ai écoutéVaughn beugler des grossièretés — il fallait reconnaître qu’il possédait un répertoire assez étoffé —,avant de le regarder sortir dans la tempête pour essayer de dégager les roues à l’aide d’une petitepelle kaki qui ressemblait à un jouet.

Après avoir remisé l’outil dans la boîte à gants d’où il aurait sûrement mieux fait de ne jamaisle sortir, Vaughn s’est mis à secouer la voiture, à tenter de la pousser… Puis, pour finir, il a donnédes coups de pied rageurs dans les rares morceaux de pneus qui ne disparaissaient pas encore sous laneige. Pour ma part, je restais au chaud dans l’habitacle, à m’inquiéter pour Madeline en me frottantles poignets — mon geôlier ayant eu la décence de me retirer les menottes. Chaque fois que monregard croisait celui de Vaughn, il lançait une nouvelle bordée de jurons.

Il a fini par se rasseoir derrière le volant en maugréant des mots très crus.— Vous qui êtes inspecteur de police dans une ville aussi souvent enneigée, a dit la blonde, je

vous trouve remarquablement mal équipé pour affronter ce genre de situation.Il n’a rien répondu, ce qui a donné encore plus envie à la blonde de l’asticoter.— Sérieusement, ai-je dit, cette petite pelle ridicule… Ne me dites pas que c’est le département

de police qui vous l’a fournie ?— C’était toujours mon équipier qui s’occupait des aléas météorologiques.— Qui, le gros costaud ? Sheffer, ou je ne sais plus quoi ?Je me suis souvenue de la première fois que j’avais rencontré Vaughn dans mon bureau de

Baltimore & Brown, juste après la disparition de Sam. Il était venu flanqué de son équipier, un typeavec des mains grandes comme des poêles à frire.

— Ouais, Schneider.— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?— Compressions budgétaires.— Et malgré le manque de moyens dont souffre la police, vous gâchez de précieuses heures de

travail pour arrêter quelqu’un qui n’a pas réglé le droit d’entrée d’une boîte de nuit ? De précieusesheures que vous auriez pu consacrer à la traque des vrais criminels ?

Manifestement, la discussion était close pour Vaughn. Il a mis le chauffage à fond et s’est frottéles mains devant les grilles d’aération du tableau de bord, avant de ressortir de la voiture.

J’ai collé le front à la vitre et je l’ai observé à travers un petit espace oublié par la neige. Il aencore tenté de dégager les roues, cette fois avec ses mains gantées.

Après quelques minutes de vains efforts, il est rentré dans la voiture en maugréant de plus belle.

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— Rien à faire, on est coincés.— Rendez-moi mon téléphone, ai-je dit.Il a tourné vers moi son visage renfrogné.— Et puis quoi, encore ?— Je veux mon portable, ai-je insisté.— Vous pourrez passer un coup de fil quand on sera au poste.— Sauf que, de toute évidence, vous ne pouvez pas me conduire au poste, ai-je répliqué en

tendant la main. Alors, donnez-moi mon BlackBerry, s’il vous plaît.Il a ouvert la vitre de sécurité avant de sortir mon Smartphone de la poche intérieure de son

bomber et de le fourrer dans ma main.

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Frissonnante, Madeline se glissa sous les couvertures. Où donc était passée Isabel ?La soirée avait pourtant bien commencé. Le vernissage, la boîte de nuit, Isabel en blonde

délicieuse et sexy… Madeline avait bien vu que sa garde du corps prenait sa mission très au sérieux,mais au bout d’un moment, il était devenu évident que personne ne l’épiait dans cette boîte deHubbard Street. Alors Madeline avait commencé à envoyer des signaux à Isabel pour lui fairecomprendre qu’elle pouvait se détendre et profiter de la soirée, elle aussi. Au bout d’un moment, elles’était mise à danser. La voir s’abandonner sur la piste, les bras ouverts et les yeux clos, avait été unvrai bonheur.

Madeline l’avait quittée du regard pendant quelques minutes pour discuter avec ses amis, lecœur léger. Mais quand elle l’avait de nouveau cherchée parmi les danseurs, Isabel semblait avoirdisparu. La première réaction de Madeline avait été de sourire à l’idée de se retrouver dans laposition de l’arroseuse arrosée. Isabel lui rendait sûrement la monnaie de sa pièce pour le soir oùelle avait quitté Toi sans la prévenir. Mais le sourire n’était pas resté longtemps sur ses lèvres. Trèsvite, Madeline s’était mise à douter de cette explication : Isabel aurait-elle vraiment fait une chosepareille alors qu’elle avait promis à John de veiller toute la soirée — toute la nuit, s’il le fallait —sur sa « cliente » ? Non, Isabel McNeil n’était pas du genre à trahir sa parole.

Madeline avait balayé plusieurs fois la salle du regard avant de repérer Isabel près de la portede sortie. Et elle n’en avait pas cru ses yeux. Isabel se trouvait en compagnie d’un type au visagefermé qui la raccompagnait — menottée ! — vers les ascenseurs.

Oui, menottée.Elle avait fendu la foule, mais les portes de l’ascenseur s’étaient refermées sur Isabel avant

qu’elle puisse la rattraper, serait-ce de la voix. Et quand Madeline avait fini par sortir del’immeuble, la voiture de police démarrait, la silhouette d’Isabel blottie sur la banquette arrière.

Madeline était restée un moment sur le trottoir, grelottant sous la neige qui tombait dru, àprésent. Que faire ? Son manteau et son sac se trouvaient toujours dans la boîte de nuit. Après delongues minutes de vaine attente, elle avait fini par comprendre qu’Isabel ne reviendrait pas ce soir.En proie à un terrible sentiment de solitude et de vulnérabilité, elle s’était résolue à retourner dans laboîte, non sans avoir d’abord essayé de joindre sa nouvelle amie sur son portable. Mais ça avaitsonné dans le vide. Une fois de retour dans la salle du troisième étage, elle s’était dépêchée derécupérer ses affaires avant de quitter définitivement les lieux.

Dehors, le vent tourbillonnant et la neige — qui tombait de plus en fort — avaient entamé unedanse menaçante. Il fallait se hâter de rentrer tant que c’était encore possible.

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Elle avait eu la chance de trouver un taxi qui était parvenu à la ramener chez elle. Le chauffeuravait eu droit à un pourboire royal.

A présent pelotonnée dans son lit, elle éprouvait une immense fatigue, derrière laquelle ellecroyait reconnaître l’ombre angoissante de toutes les agressions dont elle avait été victime cesderniers temps : la lettre et les e-mails, les commentaires sur le site Internet de la galerie, cettesculpture d’un couteau planté dans un morceau de chair et, bien entendu, les contrefaçons. Ellen’avait jamais été du genre anxieux. Ou, plutôt, elle n’avait jamais eu auparavant de véritablesraisons de s’inquiéter.

Elle frissonna dans son lit, l’épuisement finissant par noyer ses pensées dans un profondsommeil. Elle fit d’étranges rêves, si étranges qu’elle eut conscience de rêver et chercha à ouvrir lesyeux. En vain.

Dans un rêve, elle était comme sur le tableau exposé au mur de sa galerie : deux versions d’unemême femme, à deux époques différentes. Puis la Madeline d’une autre époque disparut, et elle vit laMadeline contemporaine debout sur le seuil de sa chambre à coucher. Elle chercha le regard de sondouble, qui se mit alors à la dévisager avec une insondable curiosité. Ce face-à-face intime etsilencieux sembla durer une éternité.

Au début, il y avait quelque chose d’agréable dans le regard de son double. Mais le rêve tournabientôt au cauchemar. La colère crispa les traits de l’autre Madeline, dont les yeux se plissèrent defureur.

Terrifiée, elle entendit soudain un son. Un son qui perçait le voile d’irréalité et s’invitait dansson rêve.

Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?Son téléphone portable. Soulagée de se réveiller, elle inspira une goulée d’air, et agrippa

l’appareil qui sonnait sur la table de nuit, comme elle se serait agrippée à une bouée de sauvetage.

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J’ai entendu des bruits confus à l’autre bout du fil, suivis d’un murmure essoufflé :— Allô ?— Madeline, c’est Izzy.Silence.— Madeline, c’est moi, Izzy, ai-je répété d’une voix plus ferme.— Isabel… Oui, bien sûr, je…C’est à peine si je l’entendais tant elle parlait doucement. Mais elle s’est éclairci la voix et a

repris plus fort :— Excuse-moi, Isabel. Je… J’étais en plein dans un rêve.— Oh ! Désolée de te réveiller. Je voulais savoir si tu étais bien rentrée.— Je t’ai vue partir menottée avec ce policier, a-t-elle dit d’une voix qui avait retrouvé une

certaine assurance. C’était affreux… J’ai couru pour te rejoindre, mais la voiture de patrouille adémarré sous mon nez.

J’ai jeté un regard noir à Vaughn. Lui-même jetait un regard noir à la neige qui était en traind’ensevelir sa voiture.

— Tu as pris de l’importance dans ma vie, Izzy, a poursuivi Madeline.C’était la seconde fois qu’elle m’appelait Izzy.— C’est en voyant cette voiture de police t’emporter que je m’en suis vraiment rendu compte.— Merci, Madeline, je…— Merde ! s’est-elle brusquement écriée.Il me semblait bien ne jamais l’avoir entendue jurer auparavant.— Je n’ai plus de batterie, mais avant que ça coupe, je voulais te dire que…La communication a été interrompue. Je suis restée un moment figée, portable collé à l’oreille,

avec le sentiment qu’elle était sur le point de me dire quelque chose d’important. « Je voulais tedire… » Quoi ?

Je l’ai rappelée, mais je suis tombée directement sur la messagerie vocale.— C’est bon, vous avez passé votre appel, maintenant, a lancé Vaughn en se tournant sur son

siège pour me faire face.— J’ai besoin d’en passer un autre.J’ai de nouveau composé le numéro de Madeline, et je suis encore tombée sur sa messagerie

vocale. J’ai recommencé, frappant frénétiquement la touche de rappel, jusqu’à ce que Vaughnm’arrache le téléphone des mains.

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— Hé ! ai-je protesté.Mais Vaughn a rangé l’appareil dans la poche de son bomber sans même me jeter un regard.

Puis il est sorti de la voiture et s’est remis à creuser pour essayer de dégager la voiture.

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Mon Dieu, comme c’est passé près ! Tellement près. Tellement.Trop près ?Non, non, ça ne serait jamais trop près.La sensation qui restait, après l’avoir vue ce soir, était plus puissante qu’aucune autre

auparavant. Il n’existait qu’une chose au monde capable de surpasser cette merveilleuse euphorie.Ouvrir le placard. En sortir le chevalet, la toile, la palette. Enfin, se saisir du Drager. Madeline lepossédait depuis des années, avait-elle confié à un magazine d’art. Et si le prix qu’elle avait fixépour ce tableau était astronomique, c’est qu’au fond elle devait trop l’aimer pour parvenir à s’enséparer.

Etait-ce pour cette raison qu’elle ne l’avait pas exposé dans sa galerie de Michigan Avenue ?Ou parce qu’elle n’avait pas trouvé la place qui l’aurait suffisamment mis en valeur ? En tout cas, ilavait été remisé avec d’autres œuvres en attente de lumière et de gloire. Cela signifiait qu’il y avaitplus de temps pour copier celui-là. Qu’on pouvait apporter plus de soin à sa contrefaçon. Cette fois-ci, il lui serait possible de laisser parler son âme d’artiste, au lieu de devoir exécuter la copie à toutevitesse. Mais ce ne serait pas trop long, malgré tout. Bientôt, la copie serait rendue à Madeline à laplace de l’original, qui resterait ici.

Placer le Drager authentique — un groupe de sœurs préadolescentes — sur un autre chevalet.Avec chaque nouveau coup de pinceau, le faux Drager prenait vie.Avec chaque nouveau coup de pinceau, le plaisir augmentait d’un cran.Copier un tableau comme celui-ci avec une telle habileté — une telle sensibilité — n’était pas à

la portée du premier peintre venu. Et la joie qui accompagnait cet acte de création se mêlait à la joie,plus forte encore, de savoir que cet acte causait du tort à Madeline. Qu’il lui volait quelque chosequ’elle aimait profondément.

Une punition bien méritée.

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Après avoir refusé que j’appelle Mayburn, Vaughn est encore sorti de la voiture de patrouillependant un long moment pour attendre un certain Garcia.

Alors que j’étais restée seule sur l’inconfortable banquette arrière, les pensées se bousculaientdans ma tête. Elles se sont bientôt concentrées sur Madeline, et plus particulièrement sur l’héritagedont elle m’avait parlé récemment.

Une grosse somme reçue d’un parent japonais dont elle ignorait l’identité, et qui lui avait permisd’ouvrir sa première galerie à Bucktown. Même si elle était restée floue sur le montant de cethéritage, j’avais eu la nette impression qu’il aurait pu lui permettre d’ouvrir un certain nombre degaleries d’art à Chicago. Ce qui m’a soudain amenée à me demander si elle n’aurait pas intérêt àcontacter tous ses clients et à leur proposer une expertise, à ses frais, des œuvres qu’elle leur avaitvendues. Une telle démarche lui permettrait non seulement de garantir l’authenticité des œuvresachetées chez elle, mais aussi de déterminer si d’autres contrefaçons étaient sorties de sa galerie.Bien sûr, c’était l’avocate qui parlait et non l’amatrice d’art en herbe. Cette dernière savaitpertinemment que Madeline ne prendrait jamais le risque de nuire gravement à la réputation de sagalerie en reconnaissant avoir vendu des faux. Si elle perdait sa crédibilité dans le monde de l’art,Madeline perdrait bien plus que son travail et sa galerie. Elle perdrait sa raison de vivre.

Ma vessie me demandant avec insistance d’être soulagée du Schweppes et des deux martini auxlitchis que j’y avais entreposés, j’ai frappé des poings contre la vitre pour attirer l’attention deVaughn. Il se tenait vaillamment dans la tourmente, fixant d’un regard pénétré l’arrière de la voiturecomme si la solution à notre problème s’y trouvait. Je me suis tournée sur la banquette pour frappercontre la lunette arrière, mais je me suis aperçue qu’une vitre de sécurité la doublait à l’intérieur duvéhicule.

— Pâté de merle !Non, la situation était trop pénible pour que je me mette, moi aussi, à jouer les faussaires. Seul

l’original pouvait exprimer ce que je ressentais :— Putain de merde !Je me suis rassise dans le bon sens et j’ai essayé de me calmer.Comment pouvais-je améliorer ma situation quand je n’avais d’autre outil que mon cerveau ? Je

me suis souvenue d’une chose que Madeline disait souvent à propos de l’art. Que c’était tout ce quichangeait le regard qu’on porte sur le monde ; tout ce qui modifiait, ne serait-ce que légèrement, notrefaçon de penser. Apprendre à son esprit à faire un pas de côté.

Alors, je me suis demandé : Suis-je capable de modifier ma façon de penser ? D’envisager les

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choses sous un autre angle ? Qu’est-ce qui pourrait me rendre cette situation plus supportable ?La réponse ne s’est pas fait attendre : Tu vivrais mieux ce qui t’arrive si tu parvenais à tedébarrasser de ta colère. C’était bien vrai. L’irritation que je ressentais immanquablement enprésence de Vaughn était comme une substance aigre, que cette arrestation ridicule avait portée àébullition. Et je n’aimais pas du tout la sensation d’être dominée par la colère.

Quel est le contraire de la colère ? ai-je songé. Le rire ? Mais comment ce que je vivais en cemoment — être coincée avec Vaughn dans une tempête de neige, retenue prisonnière sur la banquettearrière recouverte de plastique et très inconfortable d’une voiture de police, avec une affreuse enviede faire pipi, tout ça après avoir été arrêtée pour un motif débile — comment cela pouvait-il prêter àrire ?

J’ai décidé d’illustrer en musique les tentatives pitoyables de Vaughn pour dégager sa voiture, etme suis mise à hurler une chanson dans le style heavy metal.

Vaughn a une petite pelleEt une petite cervelle…Oups ! c’est encore de la colère.J’ai songé à La Vie de Brian des Monty Python, et je me suis mise à fredonner : « Always look

on the bright side of life ». Non, là, c’était un peu trop pour moi. Avec la meilleure volonté du monde,je ne me sentais pas capable d’aller aussi loin.

C’est alors qu’une chanson française entendue dans une boutique de fringues la semaineprécédente m’est revenue à la mémoire. Je n’avais pas compris les paroles, mais la gaieté de lamélodie m’était restée en tête. Je me suis mise à la fredonner.

C’était un air si joyeux que mon humeur, tandis que je regardais Vaughn tourner autour de lavoiture en inspectant les roues d’un air maussade, a commencé à changer. Quand il a fini par serasseoir derrière le volant, frappant ses mains gantées l’une contre l’autre pour les réchauffer, jesouriais sans me forcer.

Il s’est tourné vers moi.— Pourquoi est-ce que vous vous comportez comme une barjot, ces derniers temps ?Ma bonne humeur a fondu… comme neige au soleil.— Une barjot ? ai-je répété d’un ton outré. Pourquoi dites-vous une chose pareille ?— Vous vous foutez de ma gueule, ou quoi ?Il s’est tourné davantage pour me faire face.— Vous venez encore de vous faire embarquer par les flics, McNeil.— Non, mais je rêve ! D’abord les flics, c’est vous et vous seul, Vaughn, et ensuite, je suis

accusée à tort ! Et j’ajouterai que cette arrestation est grotesque.— Par pitié, arrêtez votre petit numéro…, a-t-il soupiré avant de se retourner face à la rue, qui

n’était plus qu’une grosse tache blanche derrière le va-et-vient des essuie-glaces.Je me suis tortillée sur l’épais revêtement de plastique, m’efforçant de croiser les jambes pour

recouvrer un semblant de dignité.— Franchement, a-t-il repris en me regardant dans le rétroviseur central, qu’est-ce qui vous

arrive ? D’abord, je vous trouve au milieu de la nuit en train de faire les cent pas, comme unemichetonneuse, sur le trottoir d’un quartier mal famé… Et quelques jours plus tard, vous vous mettezà dos un voiturier et un videur avant d’entrer sans payer dans la boîte où ils bossent.

— Attendez… Laissez-moi deviner. Vous êtes aussi pote avec le propriétaire de cette boîte,c’est ça ?

— C’est le même gars. Il possède une douzaine d’établissements de nuit à Chicago.

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— Sûrement un type très recommandable, ai-je ironisé.Il n’a rien répondu, et j’ai poussé un gros soupir.— Vraiment, McNeil, j’aimerais comprendre. Qu’est-ce qui cloche dans votre vie, en ce

moment ?Je n’ai pas senti de sarcasme ou d’agressivité dans sa question, mais plutôt une vraie curiosité.

N’empêche que j’en avais franchement marre.— Désolée, mais je n’ai pas le temps de bavarder. Il faut que je rentre chez moi.Il a fait un geste vague en direction de la rue.— Il ne faut pas compter bouger d’ici avant un bon moment.Il parlait à présent d’une voix égale. Avait-il, lui aussi, décidé de changer sa façon de penser ?

Son esprit avait-il fait un pas de côté ?— Bon, d’accord, ai-je répliqué avec un soupir. Qu’est-ce que je peux vous répondre ? Les

problèmes de mon amie me stressent un peu, tout comme les nouvelles responsabilités que je doisbientôt prendre au cabinet. Ah oui ! j’essaie aussi de me remettre d’une séparation…

J’ai considéré que j’en avais assez dit comme ça, et je me suis tue. Même s’il semblait un peumieux luné depuis quelques minutes, Damon Vaughn n’était pas le genre d’homme à qui on avaitenvie de confier ses états d’âme. Sans compter qu’il savait déjà tout de ma vie, ou presque.

Il a quand même réussi à me surprendre.— Ouais…, a-t-il dit, soutenant mon regard dans le rétroviseur. Je sais ce que c’est.Mais ces mots n’ont pas suffi à m’amadouer.— Et si on revenait au fait que vous m’avez traitée de barjot ?Il a poussé un petit grognement.— D’accord, d’accord… Je reconnais que j’aurais pu être un peu plus diplomate.— Et ça donnerait quoi, la version un peu plus diplomate ?Il est resté silencieux, comme s’il prenait le temps de bien peser ses mots.— Vous m’avez semblé assez perdue, les dernières fois où je vous ai vue.— On s’est vus deux fois, et toujours la nuit, ai-je répondu avec un brin d’humeur. Vous savez

comme moi qu’on ne se comporte pas de la même façon en pleine journée et à 1 heure du matin.— Oui, oui, je sais… J’ai juste l’impression que quelqu’un devrait veiller sur vous.Ces mots m’ont tellement prise au dépourvu que je suis restée sans voix, comme sonnée, pendant

de longues secondes.Que répondre à ça ? « Merci, Vaughn… même si ce que vous venez de me dire est carrément

bizarre » ? Ou bien répliquer d’un cinglant : « Je n’ai besoin de personne pour veiller sur moi,d’accord ? J’ai passé l’âge d’être traitée comme une gamine. » ?

Finalement, je me suis contentée de lui demander mon téléphone.— J’ai encore besoin de passer un coup de fil, ai-je dit, comme si le sujet n’était pas clos

depuis un moment. A quelqu’un d’autre, cette fois-ci.Il a lentement secoué la tête. On aurait dit un père qui ne savait plus comment amadouer sa fille.— Vous savez, vous ne me facilitez vraiment pas la tâche, a-t-il fini par grommeler.— La tâche ? Quelle tâche ?— Ce n’est pas simple de vous aider…— M’aider ? ai-je répété en ouvrant des yeux ronds. C’est ça, la tâche dont parlez ? Moi,

j’essaie vraiment de venir en aide à une amie. Une amie qui a peut-être besoin de moi en ce momentmême, et que je ne peux pas secourir parce que vous me retenez prisonnière à l’arrière d’une voiturede police ! Et tout ça pour quoi ? Parce que je n’ai pas réglé un droit d’entrée de 15 malheureux

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dollars ! Alors, inspecteur Vaughn, j’aimerais savoir en quoi vous m’aidez, là !Avec ses lèvres pincées, la bouche de Vaughn n’était plus qu’une ligne mince et tendue.— Franchement, a repris la blonde qui avait toujours envie d’en remettre une couche, c’est ça,

votre définition du verbe « aider » ?— J’essaie de vous faire comprendre que vous devez mettre de l’ordre dans votre vie

bordélique.— Je vous demande pardon ? ai-je lancé d’un ton indigné.— Ecoutez, laissons tomber, d’accord ? a répondu Vaughn d’une voix soudain lasse. Je n’aurais

même pas dû essayer. Votre truc à vous, c’est le chaos, et moi, j’ai décidé de le chasser de ma vie.— Vous avez chassé le chaos de votre vie ? Ça, c’est la meilleure !— Parfaitement. J’en ai ras le bol des drames permanents. Tant pis pour vous si vous ne pouvez

pas comprendre.— Non, je ne peux pas comprendre. Tout ce que vous savez faire, c’est apporter le chaos dans

ma vie ! Vous êtes une publicité vivante pour le chaos !Il m’a regardée d’un air brusquement hargneux. C’était le Vaughn que je connaissais et, d’une

certaine manière, je me sentais plus à l’aise avec cette version de mon ennemi juré. La versionamicale avait tendance à me déconcerter. Il a ouvert la bouche pour me lancer une horreur, j’en étaispersuadée, et je me suis préparée au pire.

Mais il l’a refermée, une sorte de gargouillis se faisant entendre dans sa gorge. Un petit rire quiest vite devenu grand.

— Vraiment ? a-t-il demandé entre deux hoquets hilares. Vous trouvez que je suis une publicitévivante pour le chaos ?

Il semblait ne pas en revenir.Je n’ai pu m’empêcher de sourire.— Ben… J’ai exagéré, c’est ça ?— Juste un peu.Je me suis mise à rire, moi aussi.— C’est juste que vous avez un côté brutal, vous voyez ? Vous déboulez dans une situation à peu

près normale, et vous la transformez en drame.Il a cessé de rire.— C’est comme ça que vous me voyez ? Comme un type brutal ?— Oui, bien sûr. Pour moi, vous…Je n’ai pas terminé ma phrase. Sans doute m’était-il arrivé de voir en lui autre chose qu’une

brute… Non ?Il m’a tourné le dos, et un silence glacial s’est installé dans l’habitacle. Une nouvelle fois, j’ai

essayé de regarder les choses sous un autre angle. De le regarder sous un autre angle.— Ecoutez, je ne pense pas que des choses négatives sur votre compte, vous savez. Par

exemple, je suis certaine que vous êtes un policier consciencieux.Pas de réponse. Pourquoi tenais-je tant à le réconforter, après tout ce qu’il m’avait fait subir ?— Et puis, vous aimez votre boulot, pas vrai ? C’est formidable d’aimer son travail et d’être

entièrement dévoué à la protection de ses concitoyens. C’est parce que vous aimez ce job que vous lefaites si bien et que…

Il s’est tourné vers moi, et le vide que j’ai vu dans ses yeux m’a coupé le sifflet.— Je n’aime pas mon travail, McNeil. Si je continue, c’est qu’il faut bien payer mon divorce,

qui me coûte la peau des fesses, sans compter les frais de scolarité astronomiques pour mon gamin

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qui va entrer à l’université.— Un enfant, vous ?— Oui, moi ! Pourquoi est-ce que vous dites ça comme ça ? a-t-il lancé avec un agacement

palpable.— Je ne vous imaginais pas en père, voilà tout.Lourd silence. J’ai cru qu’il allait montrer les dents.— Même si je suis certaine que vous avez toutes les qualités requises pour vous occuper d’un

enfant, me suis-je empressée d’ajouter.Nouveau silence.— D’ailleurs, je ne serais pas étonnée que vous soyez un très bon père, ai-je encore déclaré.A ma grande surprise, j’ai eu le sentiment de dire la vérité. Avoir affaire à Vaughn n’avait rien

d’une sinécure pour moi, mais un enfant pouvait sans doute se sentir rassuré d’avoir un père commelui.

Il a sorti son téléphone portable de la poche de son bomber gris, et a essayé plusieurs numérosavant d’avoir enfin quelqu’un en ligne.

— Garcia, c’est pas trop tôt ! Où est-ce que tu étais passé, bordel ?Il a écouté en silence pendant quelques secondes.— Ouais, eh ben, j’en ai rien à battre, moi… Je suis coincé dans cette foutue neige.Il m’a jeté un coup d’œil.— Et je suis avec un individu en état d’arrestation.Et c’est reparti pour un tour, ai-je songé avec résignation.— D’accord, a dit Vaughn dans l’appareil.Une pause.— Non, ça fait déjà des plombes que je poireaute ! s’est-il exclamé.Il a expliqué au dénommé Garcia où nous nous trouvions.— Pas plus d’un quart d’heure, hein ? a-t-il lancé avant d’écouter la réponse en hochant la tête.

OK, à tout de suite.Il a raccroché sur ces mots et a ouvert la boîte à gants dont il a tiré plusieurs formulaires

administratifs.Je l’ai regardé un moment les passer en revue avant d’intervenir.— Ça y est ? ai-je demandé. La conversation est terminée ?— Oui. Terminée de chez terminée.

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Une fois que le téléphone se fut éteint, faute de batterie, elle avait encore cru voir des fantômes.Non, ce n’était pas tout à fait vrai. Elle les avait sentis. Alors, tandis que le vent hurlait contre lesfenêtres à guillotine de son appartement, Madeline Saga avait enfilé des vêtements chauds et desbottes fourrées.

Emmitouflée dans un épais manteau et coiffée d’un bonnet, elle s’était glissée hors del’immeuble et avait plongé dans la nuit toujours plus blanche, le vent gorgé de flocons lui fouettant levisage.

Les trottoirs n’avaient pas encore été dégagés, et la neige lui arrivait presque aux genoux. Laprogression était difficile, mais elle n’allait pas loin, juste de l’autre côté de LaSalle Street. Restait àvoir si elle y parviendrait.

Elle promena le regard autour d’elle. Bien entendu, par un temps pareil, il n’y avait pas un chatdans les rues. Pourtant, elle avait l’impression d’être suivie. C’était sûrement à cause de cette lettrequ’elle avait reçue, parce qu’elle venait de regarder de nouveau par-dessus son épaule et que,décidément, elle était seule à s’être risquée dans le blizzard. Alors pourquoi l’impression d’êtresuivie persistait-elle ? Elle lui donnait le sentiment de sombrer dans la folie.

L’angoisse accélérait à présent les battements de son cœur et lui broyait l’estomac. L’angoissequi ramenait les fantômes autour d’elle. Sans doute aurait-elle dû s’attendre à ressentir ce genre dechoses à un moment ou à un autre de sa vie. Cette sensation d’être hantée comme une maison battuepar les vents. Etre une enfant adoptée l’avait sans doute conduite plus qu’une autre sur le chemin del’introspection. Elle réalisa brusquement que, à l’instar de nombreux artistes qu’elle représentait, elleavait ses démons, elle aussi. Des démons qui devaient sommeiller en elle depuis longtemps, et queses récents ennuis semblaient avoir réveillés.

Un avertisseur sonore résonna violemment dans la nuit, comme une corne de brume. Madelines’immobilisa, pantelante, une main sur le cœur.

Un chasse-neige passa à moins d’un mètre d’elle, le chauffeur klaxonnant sans interruption.Comment ne l’avait-elle pas entendu arriver ?

Toujours hors d’haleine, elle regarda derrière elle. La neige semblait de plus en plus épaisse, etla visibilité de plus en plus réduite.

Elle ne voyait personne. Mais elle sentait une présence.Elle glissa la main dans sa poche, à la recherche de son téléphone, pour appeler Izzy ou du

moins lui envoyer un SMS. On ne savait jamais… Mieux valait lui dire où elle se trouvait.Mais dans sa hâte de quitter son appartement, Madeline avait oublié son portable. De toute

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façon, se souvint-elle, la batterie était entièrement déchargée.Eloigne-toi des fantômes.Madeline souhaitait simplement un peu de réconfort, après cette soirée presque aussi perturbante

que les rêves qui l’avaient suivie. Et lorsque la communication avec Izzy avait été brutalementinterrompue, elle avait éprouvé un immense besoin de chaleur humaine.

Elle traversa la rue aussi vite que le permettait la couche de neige, bras croisés sur sa poitrine,comme pour protéger son cœur contre… contre quoi ? Elle l’ignorait.

* * *

Il ouvrit la porte, vêtu d’un T-shirt noir et d’un pantalon de pyjama en flanelle blanche. Il avaitles cheveux en bataille et semblait avoir du mal à ouvrir grands les yeux. Après les avoir frottés, ilsembla sortir du sommeil qui chiffonnait son visage.

— Ça va, Madeline ?Elle secoua la tête.— Non.Il fit un pas vers elle et la prit dans ses bras. Ceux de Madeline se refermèrent sur sa taille.Pouvoir se confier à Isabel, qu’elle appréciait énormément et qui était au courant de la situation,

avait été d’un grand réconfort.Mais lui pourrait faire quelque chose de plus. Au-delà de la compassion, il pourrait comprendre

dans toute sa dimension le drame qu’elle vivait.Alors, elle décida de tout lui raconter. Et quand elle parvint à la fin de son récit — lui

expliquant que quelqu’un semblait épier ses faits et gestes ; que John avait imaginé un piège pourdémasquer le corbeau, mais qu’Isabel n’avait pu accomplir sa mission jusqu’au bout ; qu’elle venaitde faire des rêves étranges et qu’elle se sentait déboussolée et vulnérable ; qu’elle avait l’impressiond’être suivie par des fantômes —, il lui prit les mains et la regarda un moment avant de déclarer :

— Tu te sens comme brisée en deux.Elle hocha la tête. Il l’avait comprise.Les larmes jaillirent des yeux de Madeline, et il la serra contre lui.

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Je me suis réveillée avec l’impression d’avoir du sable dans les yeux. Je les ai frottés avant deles poser sur Vaughn, qui mâchait un chewing-gum avec des bruits mouillés.

Un peu plus tôt, il avait fini par me laisser sortir pour que je puisse me soulager. Avec maperruque blonde, je m’étais sentie comme un golden retriever en train de lever la patte dans la neige.Une fois de retour dans l’habitacle, Vaughn avait mis le chauffage à fond et, contre toute attente, jem’étais endormie comme un bébé.

Je me suis redressée sur la banquette et j’ai jeté un coup d’œil par la vitre de ma portière. Grâceà la lumière des réverbères et à ce qui m’avait tout l’air d’une accalmie, j’ai vu que mon geôlieravait fait une nouvelle tentative pour dégager les roues pendant mon sommeil.

— On est toujours bloqués ? ai-je demandé.— Ouais, et la batterie vient de nous lâcher, a-t-il répondu d’un ton maussade. Il faudrait arrêter

de nous filer du matériel pourri, avant de nous demander d’augmenter le taux d’élucidation !Je me disais bien qu’il commençait à faire froid. C’était sans doute ce qui m’avait réveillée.— J’ai dormi longtemps ?Haussement d’épaules.— Vingt bonnes minutes, je pense.A vue de nez, ça devait faire au moins deux heures que nous étions coincés dans cette voiture à

l’arrêt.Je me suis un peu décalée sur la banquette pour voir si son visage présentait des signes

d’agacement, voire de colère, mais… non, il avait l’air plutôt calme. Ce qui n’aurait pas dû mesurprendre. Après tout, un inspecteur de police était censé savoir conserver son sang-froid en toutecirconstance. Ce devait être moi qui lui tapais sur les nerfs.

J’ai vu qu’il écoutait quelque chose à l’aide d’une oreillette.— Vous avez des infos sur la tempête ? ai-je demandé au bout d’un moment.Il a levé une main autoritaire, sourcils froncés, et j’ai attendu qu’il daigne me répondre.— La ville est paralysée. On ne peut plus rouler sur Lake Shore Drive. Complètement

verglacée.Lake Shore Drive était l’autoroute qui longeait le lac Michigan.— Je ne vous crois pas.— Je vous jure.— Non, ce n’est pas possible.Il s’est tourné pour me fusiller du regard.

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— Si je vous le dis ! Il y a des centaines de voitures bloquées sur Lake Shore Drive, et je nepeux même pas être là pour aider. Je ne peux même pas faire mon boulot !

Le silence s’est installé entre nous… jusqu’à ce qu’une pensée me traverse l’esprit.J’ai ouvert la bouche et je l’ai refermée. Devais-je exprimer à haute voix ce qui venait de me

passer par la tête ? Et s’il réagissait mal ? Avec Vaughn, on ne savait jamais sur quel pied danser.Et pourquoi ne pas le dire ? s’est insurgée la blonde en moi. Apparemment, elle venait de faire

son grand retour.— C’est plutôt une bonne chose, non ? ai-je dit.Pas de réponse.Autant aller au bout de ma pensée, maintenant que j’ai commencé.— Vous m’avez dit que vous n’aimez pas votre travail, ai-je repris. Alors tant mieux si vous ne

pouvez pas le faire. C’est pour ça que je dis que c’est plutôt une bonne chose, quand on y réfléchit.Vaughn m’a dévisagée. La blonde et moi nous sommes prudemment reculées contre le dossier de

la banquette, incertaines du tour qu’allait prendre cette conversation.— Vous avez raison. D’ailleurs, c’est ce que j’étais en train de me dire.— Je vois qu’il vous reste quelques tablettes de chewing-gum. Je peux en avoir une ?— Oui, bien sûr, a-t-il dit avant de m’en tendre une. C’est ce que je fais toujours quand je

cogite. Je mâche du chewing-gum en marchant de long en large dans mon bureau.Il a désigné du menton la rue enneigée.— Mais là, je vais me contenter de mastiquer.Comme pour illustrer ce propos, il a produit de nouveaux bruits répétitifs et mouillés.— Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup réfléchi pendant que vous dormiez.— A quoi ?Et là, les vannes se sont ouvertes.Jusqu’alors, je ne l’avais pas entendu prononcer plus d’une ou deux phrases d’affilée, y compris

à la barre des témoins, et voilà qu’il se mettait à tout me déballer. La façon dont se déroulaient sesjournées de travail, ce qui l’avait amené à s’engager dans la police, ce qui lui plaisait et ce qui ne luiplaisait pas. Cette dernière catégorie remportait, et de loin, la majorité de ses suffrages. Au sommetde sa liste noire se trouvait la paperasserie qui, à l’en croire, était en train de transformer lespoliciers de terrain en gratte-papier.

— Quatre-vingt-dix pour cent des pistes qu’on explore ne débouchent sur rien, m’a-t-il expliqué.Et ça prend des heures pour obtenir le moindre renseignement ! C’est pour ça que j’ai acheté cesjoujoux, a-t-il ajouté en me montrant son tableau de bord, équipé d’une tablette tactile et d’un GPSdernier cri.

Il m’a appris qu’il devait y aller de sa poche pour pallier les insuffisances du département depolice, et qu’il retirait son matériel de la voiture une fois sa journée terminée. D’après ce qu’il avaitentendu dire, le nouveau chef de la police projetait d’interdire l’apport de matériel privé dans lesvoitures de patrouille, une décision que Vaughn a qualifiée de « débile » et qui, m’a-t-il confié avecune moue dégoûtée, ne faisait qu’ajouter au ras-le-bol qu’il éprouvait vis-à-vis de son métier.

Alors qu’il levait les bras au ciel dans un geste de dépit, j’ai vu la crosse de son pistoletémerger de sous son bomber.

— Ça vous plaît de vous trimballer avec un flingue ? ai-je demandé.— Ouais, j’aime bien. Au moins, il y en a certains que ça impressionne.— Comment ça, certains ? Vous voulez dire que ça ne dissuade pas tout le monde de s’en

prendre à vous ?

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— Ce n’est pas avec un pistolet que vous allez faire peur aux membres des gangs. Ces gars-làont vu et vécu des trucs que vous et moi ne pouvons même pas imaginer.

— Alors comment faites-vous pour affronter ce genre de population ?Il a haussé les épaules.— J’essaie de les traiter avec respect. Tant qu’ils ne sont pas reconnus coupables d’un crime ou

d’un délit, j’estime qu’ils y ont droit comme tout le monde.— Vraiment ?Je n’avais pas pu m’empêcher de mettre une bonne dose de sarcasme dans la façon dont j’avais

formulé cette question.— Quoi ? a dit Vaughn, sur la défensive.— Vous ne m’avez pas témoigné beaucoup de respect, quand vous êtes venu m’interroger, la

première fois.— Vous n’êtes pas membre d’un gang, que je sache !— Ah ! parce qu’il faut faire partie d’un gang pour être bien traité par la police, maintenant ? Et

puis, vous avez dit : « J’estime qu’ils y ont droit comme tout le monde. »— Oh ! Laissez tomber, a-t-il bougonné en me tournant une nouvelle fois le dos.J’ai vu ses épaules se soulever et retomber lourdement tandis qu’il poussait un soupir qui

semblait contenir toute la lassitude du monde, toutes les frustrations de sa vie professionnelle, et toutela tristesse qu’il éprouvait sans doute du fait de son divorce.

— J’aurais dû me reconvertir dans votre branche, a-t-il dit, le regard perdu dans l’épaissecouche de neige qui recouvrait à présent le pare-brise. Avec toute l’expérience que j’ai accumulée,j’aurais pu faire un bon avocat.

— Vous croyez ? ai-je demandé en m’efforçant de ne pas paraître sceptique.— Je suis souvent convoqué au tribunal pour témoigner, et je me débrouille bien.— N’empêche que j’ai réussi à vous…— Oui, oui, je sais. Quand vous m’avez interrogé, ce jour-là, vous êtes parvenue à me faire

admettre certaines choses. Apparemment, c’est votre grand titre de gloire, ce qui prouve que je nesuis pas si simple à manœuvrer. La vérité, c’est que je sais ce que je peux admettre et ce qu’on ne mefera jamais dire dans une salle d’audience. Si on était dans le même camp et que vous me donniezquelque chose — n’importe quoi — en me demandant d’en faire une preuve, je me débrouilleraispour y parvenir.

— Il est encore temps pour une reconversion professionnelle. Vous devriez vous inscrire en facde droit.

— Non…— Pourquoi pas ? Vous êtes encore assez jeune pour un changement de carrière.— Ce n’est pas une question d’âge. Comme je vous l’ai dit, mon divorce me coûte les yeux de la

tête, et mon fils commence l’université en septembre. Il faut que l’argent rentre.J’ai réfléchi un moment.— Vous avez raison, ai-je dit. Vous feriez sûrement un bon avocat.Il ne s’est pas tourné vers moi, mais j’ai senti qu’il se détendait. Quand il a fini par reprendre la

parole, le timbre de sa voix était différent. Plus léger, avec une pointe de curiosité et peut-être mêmede timidité.

— Vraiment ? a-t-il demandé.— Oui, vraiment.— Merci.

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Quelqu’un a frappé contre sa vitre. Elle était embuée et couverte de neige, et il a dû la baisserpour voir qui était là.

— Garcia ! C’est pas trop tôt !A mon grand étonnement, j’ai éprouvé une légère déception à l’idée de ne plus être seule avec

Vaughn. Au fond, cette discussion me plaisait bien.Mais la petite déception s’est vite transformée en un sentiment beaucoup plus lourd lorsque la

réalité de ma situation s’est imposée à moi.Au lieu de veiller sur Madeline, comme j’étais censée le faire, j’allais passer la nuit au poste de

police.

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En émergeant du sommeil, le lendemain matin, je me suis tout de suite souvenue de Vaughn et dublizzard, ce qui ne m’a pas donné envie d’ouvrir les yeux. Je me suis palpée pour voir ce que jeportais et j’ai senti sous mes doigts la texture de la robe pull jaune. Comme je le craignais, je portaisles vêtements que j’avais enfilés la veille au soir pour sortir. Et ça, ce n’était pas une bonne nouvelle.

J’ai inspiré quelques bonnes goulées d’air, peu pressée d’entamer la journée de façon aussidéprimante, c’est-à-dire en prison. J’ai eu le sentiment d’être le loup-garou des prétoires ; aux côtésdes prisonniers dont j’assurais la défense le jour, et me transformant en détenue à la nuit tombée.

L’angoisse montait en moi, une sensation qui me déplaisait au plus haut point. La seule façon d’ymettre un terme était d’ouvrir les yeux et de faire face à la réalité.

C’est ce que j’ai fait.Vaughn…J’ai grogné, refermant aussitôt les yeux avant de rassembler mon courage et de les rouvrir, en

grand cette fois-ci.Vaughn, en effet, mais Vaughn dans… L’inspecteur Vaughn dans mon appartement ? Il était

affalé dans mon fauteuil préféré, une bergère à oreilles recouverte d’un tissu jaune.Je l’ai fixé un moment, hébétée, pendant que mon cerveau bâillait et s’étirait paresseusement. Je

me souvenais que Vaughn m’avait arrêtée, qu’on était restés bloqués dans la tempête de neige, puisque le dénommé Garcia était venu à la rescousse avec un chasse-neige, et qu’ensuite…

Tout m’est brusquement revenu avec un violent sentiment de soulagement.Après s’être renseigné sur le crime dont je m’étais rendue coupable, Garcia, un policier trapu et

débonnaire, avait convaincu Vaughn que mon cas ne relevait pas de l’urgence absolue, contrairementaux innombrables problèmes causés par le blizzard. Vaughn, avait-il dit en substance, ferait mieux deme reconduire chez moi et de « ramener son cul au poste ».

J’avais été pour le moins surprise d’entendre quelqu’un lui parler ainsi, et je m’étais attendue àune réaction virulente. Mais notre discussion semblait l’avoir mis dans de bonnes dispositions, et ils’était contenté d’acquiescer d’un air distrait. Une fois les roues dégagées et la batterie rechargée,nous avions roulé à faible allure jusqu’à mon appartement.

J’avais trouvé étrange de voir la ville désertée de ses habitants et de ses véhicules, celui deVaughn étant l’un des seuls à circuler encore. La tempête avait vidé les rues ainsi que les étals desépiceries ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, toujours prises d’assaut quand les conditionsmétéorologiques devenaient franchement hostiles. La plupart des bars et des restaurants de nuitavaient baissé le rideau. Des voitures étaient immobilisées de travers au milieu des rues, tandis que

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d’impressionnantes congères balisaient les trottoirs d’un blanc immaculé. Et au-dessus de cespectacle qu’on hésitait à qualifier de féerique ou de lugubre, régnait la face ronde et placide de lalune.

Garcia et le conducteur du chasse-neige avaient proposé de nous ouvrir la voie jusqu’à monappartement, puis jusqu’au poste de police. Mais Vaughn leur avait dit qu’il ne voulait pasmonopoliser un chasse-neige alors que des milliers d’automobilistes attendaient d’être secourus. Lesdeux hommes avaient dû sentir qu’il mijotait quelque chose, parce qu’ils m’avaient sondée du regard,l’air un peu préoccupé, comme pour me demander : « Vous ne voyez pas d’inconvénient à resterseule avec lui ? »

Je les avais rassurés d’un petit sourire et d’un hochement de tête. Je savais que Vaughn n’avaitpas de mauvaises intentions. S’il voulait rester seul avec moi, c’était pour se débarrasser de sescollègues et surtout pour ne pas retourner au travail. Il était comme un lycéen décidé à sécher lescours.

Il m’avait raccompagnée jusqu’à la porte de mon appartement. Au moment d’y entrer, je m’étaisretournée et j’avais commencé à le remercier comme si on avait passé une bonne soirée ensemble,alors qu’en réalité il m’avait arrêtée.

Il avait dû voir tout ça dans mon regard, parce que les mots s’étaient pressés dans sa bouche :— Je suis vraiment désolé, Izzy. Je veux dire, du point de vue de la loi, ne pas payer l’entrée

d’un night-club est un délit, et j’étais en droit de vous arrêter, mais…— Je vois, l’avais-je interrompu. Et c’est ce que vous faites chaque fois que votre copain, le

propriétaire de cette boîte, vous appelle pour ce genre de problème ? Vous arrêtez le resquilleur sansautre forme de procès ? Sans essayer de régler le problème à l’amiable ? D’ailleurs, ce n’est pasplutôt le videur qui s’occupe des fraudeurs, d’ordinaire ?

Silence penaud.— Alors ? avais-je demandé d’une voix autoritaire, avant d’ouvrir la porte en grand et de me

tourner vers lui, bloquant le passage avec mon corps.— Je m’en veux, je vous assure. Je ne sais pas pourquoi je fais ça… pourquoi je continue à

vous faire ça.Il avait secoué la tête d’un air morose.— Je ne sais pas ce qui cloche chez moi.J’avais eu de la peine pour lui. Il semblait regretter sincèrement d’avoir agi ainsi et, surtout, il

semblait déprimé au possible. Alors, mon bon cœur avait parlé à la place de ma tête, et je l’avaisinvité à boire une tasse de thé.

Très vite, je m’étais rendormie sur le canapé. Je n’avais pas voulu aller dans ma chambre et lelaisser seul dans le salon. Et puis ça ne m’avait pas paru si désagréable d’avoir un policier à portéede main, une sorte de rempart contre la peur que les problèmes de Madeline avaient réveillée en moi.Tout comme elle, j’avais été suivie et espionnée, dans mon passé récent. Je savais très bien ce qu’onressentait dans ces moments-là, et cette angoisse semblait vouloir reprendre du service. Etait-ce del’empathie pour la souffrance de Madeline ?

Madeline !J’ai sauté du canapé pour aller chercher mon téléphone sans fil. Je l’ai emporté dans ma

chambre pour laisser Vaughn dormir. Les rideaux n’étaient pas tirés, et avec la réverbération dusoleil sur la neige, la pièce était baignée d’une lumière presque trop vive pour mes yeux encoreensommeillés. J’ai appelé Madeline mais, comme la veille au soir, je suis tombée directement sur samessagerie vocale.

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Quelques minutes plus tard, alors que j’étais accoudée au comptoir de ma cuisine ouverte, entrain d’observer Vaughn qui dormait, ses longues jambes croisées et ses chaussures posées l’une surl’autre, mon téléphone s’est mis à sonner. Il était posé sur la table basse, tout près de la bergère àoreilles, et la sonnerie a réveillé mon hôte en sursaut.

Vaughn a bondi, littéralement. En l’espace d’une ou deux secondes, il est passé d’un profondsommeil, avachi dans le fauteuil et la joue écrasée contre l’épaule, à la position debout.

Immobile et les traits concentrés, il a semblé évaluer la situation. Puis son corps s’est détendu etson visage a perdu son air de félin aux aguets. Il a ramassé mon Smartphone sur la table basse et mel’a tendu.

Je n’ai pas reconnu le numéro qui s’affichait sur l’écran.— Allô ?— Coucou, Isabel, c’est Madeline.— Madeline ! Où es-tu ?— Pas très loin de chez toi, je crois.Elle m’a donné une adresse dans Goethe Street.— Oui, c’est à seulement quatre pâtés de maisons de mon appartement.— Je peux venir te voir ?— Comment comptes-tu venir, avec toute cette neige ? Les services de la ville ont commencé à

nettoyer les rues ?— Oui, oui, les chasse-neige sont en plein travail…— Je ne t’ai même pas demandé si tu allais bien.— Je vais on ne peut mieux, merci.Elle s’est mise à rire doucement. Un petit son inattendu et parfaitement délicieux.— Et ne t’inquiète pas pour moi, a-t-elle ajouté, j’ai trouvé un moyen de transport jusque chez

toi.— D’accord. Alors, je t’attends.— Super. J’ai quelque chose à te dire.

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— Ne me dis pas que tu as tout raconté à Syd ? ai-je demandé.C’était après le départ de Vaughn et l’arrivée de Madeline, avec qui je venais de passer en

revue les événements de la nuit.J’avais retracé pour elle les grands moments de mon arrestation, et elle m’avait dit qu’elle avait

eu la chance de trouver un taxi, après m’avoir vue partir dans la voiture de police. Elle avait évoquéses rêves étranges, le trajet à pied jusque chez Syd dans les rues enneigées et désertes, le sentimentd’une présence fantomatique, la nuit avec son ex…

Et c’est là que j’ai posé ma question.— Si, Isabel, je lui ai tout raconté.Elle m’a expliqué comment elle en était venue à se confier à lui, à lui révéler que quelqu’un la

harcelait et que des tableaux avaient été volés dans sa galerie, puis remplacés par des faux. Qu’elleavait vendu ces tableaux contrefaits et que sa réputation et celle de sa galerie ne tenaient plus qu’à unfil. Un fil que l’auteur des courriers anonymes avait sans doute le pouvoir de couper quand bon luisemblerait.

Elle parlait vite, presque sans reprendre sa respiration, et j’ai dû l’interrompre pour clarifier leschoses :

— Attends, attends… Revenons au moment où on s’est brièvement parlé au téléphone, hier soir.Ton portable n’avait plus de batterie et ça a coupé. J’ai essayé plusieurs fois de te rappeler, mais tune répondais plus. Tu n’as pas trouvé ton chargeur ?

— Non, ce n’est pas ça. Mais j’ai soudain éprouvé un besoin impérieux de sortir de chez moi.Et, une fois dehors, je me suis aperçue que j’avais oublié mon portable et mon chargeur alors quej’étais déjà trop loin pour faire demi-tour, surtout avec cette neige.

Elle m’a expliqué à quel point le fait de parler des contrefaçons à Syd avait été réconfortantpour elle. Qui, mieux que lui, pouvait comprendre ce qu’elle ressentait face à cette agression quiciblait ce qu’elle avait de plus précieux sur terre ? Ce matin, m’a-t-elle dit, c’était Syd qui l’avaitconduite jusque chez moi.

— Il a vu un gars avec une luge et il lui a proposé 100 dollars pour qu’il nous la cède. Le type aaccepté, et Syd m’a tirée jusqu’à ton appartement. C’est dingue, non ?

— Celui qui est dingue, c’est Syd, ai-je répliqué. Dingue de toi.A en croire son petit haussement d’épaules, cette pensée ne lui faisait ni chaud ni froid. Je l’ai

observée tandis qu’elle changeait de position sur le tabouret de bar. Comparée à moi qui me sentaissale et épuisée, Madeline avait l’air en pleine forme. Fraîche comme une rose et parfaitement

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détendue. A croire que le fait de s’être confiée à Syd l’avait soulagée d’un grand poids.— Je n’en reviens pas que tu lui aies tout raconté, ai-je ajouté malgré moi.— C’est un de mes meilleurs amis, Isabel.— Je sais, Madeline, mais Mayburn et moi t’avions demandé de n’en parler à aucune des

personnes qui se trouvent encore sur notre liste de suspects.— Tu es en train de me dire que Syd n’est pas encore rayé de cette liste ?Une pensée m’a traversé l’esprit.— Il faut que je te pose une question. Tu lui as dit que je n’étais pas vraiment ton assistante ?

Que j’étais là pour t’aider à démasquer celle ou celui qui te fait du tort ?Silence, suivi d’un hochement de tête.— Donc, si c’est lui qui est derrière tout ça, tu viens de lui faciliter la tâche.Elle a inspiré profondément, l’air ennuyée.— Je n’avais pas vu les choses sous cet angle.Nouvelle inspiration, cette fois suivie d’un sourire.— Mais je ne suis pas inquiète. Tu sais, Isabel, j’ai toute confiance en Syd.— Toi, peut-être, mais pas moi.J’ai observé une courte pause avant de reprendre sur un ton plus doux :— Je ne peux pas me permettre de lui faire confiance, tu comprends ? Pour moi, il est encore

trop tôt pour le rayer de la liste des suspects.Je me suis brusquement demandé si Madeline n’avait pas choisi Syd pour m’accompagner au

sommet de la pyramide avec l’espoir qu’il réussirait à me convaincre de son innocence.— Es-tu en train de me dire que vous avez parlé des contrefaçons, quand vous vous êtes

retrouvés seuls là-haut ? m’a-t-elle demandé quand je lui ai posé la question.— Non, ai-je répondu. Bien sûr que non.Elle m’a dévisagée, et j’ai eu le sentiment qu’elle cherchait à déterminer si je lui disais la

vérité.— Je t’assure, Madeline, ai-je insisté. Je ne lui ai pas parlé de ça.— Et moi, je t’assure que je n’ai eu aucune arrière-pensée en t’associant à Syd, si ce n’est celle

de mettre en présence deux personnes tout aussi merveilleuses et passionnantes l’une que l’autre.J’ai souri. Sans enthousiasme.— Merci, Madeline.Pourtant, il m’a semblé que quelque chose de désagréable s’était glissé entre nous. Quelque

chose qui ressemblait à de la défiance.Comme si elle sentait les questions que je me posais à son sujet, elle est passée à autre chose.— Au fait, j’ai parlé de toi à Alex Tredstone. Je lui ai fait parvenir une photo que j’ai trouvée

sur le site de ton cabinet d’avocats, et il m’a dit qu’il aimerait te rencontrer. Si tu lui plais, il tepeindra le jour même.

— Vraiment ?— Bien sûr. Je suis impatiente de voir le résultat. Tu seras magnifique, j’en suis certaine.Elle a changé de position sur le tabouret haut, pour se placer bien en face de moi.— Alors, tu as aimé te transformer en blonde ? a-t-elle demandé avec un sourire.J’ai posé la main sur le sommet de mon crâne pour tâter mes boucles rousses. Ma perruque avait

fini par me peser et me gratter, et je l’avais retirée dans la voiture de Vaughn.Pourtant, je devais admettre que j’avais beaucoup aimé devenir blonde. Même si je ne me

voyais pas renouveler régulièrement l’expérience, j’avais goûté la sensation de légèreté qu’elle

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m’avait procurée, comme si j’avais pris congé de moi pendant quelques heures.— Tu crois que j’éprouverai autant de plaisir à être peinte par Alex Tredstone ? ai-je demandé

à Madeline, après lui avoir expliqué ce que j’avais ressenti en blonde.— Oh non ! Plus. Beaucoup plus. Tu vas être sa toile, sa page blanche.Elle a consulté sa montre.— Izzy, tu veux bien m’accompagner à la galerie, aujourd’hui ?« Isabel » semblait perdre du terrain face à « Izzy ».— Seulement si Syd m’y amène en luge.Cette hypothèse l’a fait rire.— Syd est reparti. Il avait un rendez-vous.Je me suis tournée pour regarder par la fenêtre placée au-dessus de l’évier.— Je vois que les taxis ont repris le travail.Je voyais aussi des gens qui dégageaient et salaient les trottoirs, ainsi qu’une bande d’enfants en

pleine bataille de boules de neige.J’ai reporté mon attention sur Madeline.— Je pensais que tu laisserais la galerie fermée, après cette tempête de neige.— Sûrement pas, a-t-elle répondu. S’il y a bien un jour où on doit ouvrir, c’est aujourd’hui !J’aimais bien qu’elle dise « on ».— Les hôtels affichent complet parce que les gens n’ont pas pu prendre leur voiture et que les

avions sont restés cloués au sol. Et comme on est vendredi, certains vont sûrement décider de passerle week-end à Chicago, d’autant qu’il va falloir un moment pour que le trafic aérien revienne à lanormale. Le mauvais côté des choses, c’est qu’il risque d’y avoir beaucoup de circulation jusqu’à lagalerie.

— Bon, d’accord, ai-je répliqué sans enthousiasme. Je suis crevée, après ma nuit passée surcette banquette arrière couverte de plastique, mais j’aimerais consulter de nouveau les documentsd’expédition.

J’ai grogné.— Ce Vaughn… Quel cornac, quand même.Madeline a levé un sourcil intrigué en entendant ce mot.— Tu sais quoi ? ai-je repris. On va y aller franchement et dire ce qu’il est vraiment. Vaughn est

un connard. Un vrai connard.Une moue incertaine a plissé son visage.— Vaughn, c’est…— C’est le flic qui m’a arrêtée hier soir. Désolée, je m’adressais surtout à moi-même.— Oui, a-t-elle dit d’un ton légèrement amusé. C’est ce qu’il me semblait.— Quoi ? Que je m’adressais surtout à moi-même ?— Non, que tu parlais de l’inspecteur qui t’a passé les menottes hier soir, a-t-elle répondu en

esquissant un sourire.Elle s’est levée sur ces mots.— On y va ?J’ai baissé les yeux vers ma robe pull. Grâce à sa texture extensible, elle n’avait pas trop

souffert de ma nuit presque blanche.— Madeline…, ai-je dit en me levant à mon tour. Je voudrais que tu gardes deux ou trois choses

à l’esprit en ce qui concerne Syd. Et peut-être même plus que deux ou trois.Je me suis mise à compter sur mes doigts.

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— Premièrement, il possède un jeu de clés de ta galerie de Michigan Avenue, où les tableauxcontrefaits t’ont sans doute été volés. A moins qu’il ne te les ait rendues hier soir ?

Elle a secoué la tête. Non, manifestement, elle n’avait pas récupéré les clés. J’ai étudié sonvisage à la recherche de signes d’agacement, et je n’en ai trouvé aucun.

— Deuxièmement, ai-je poursuivi en levant l’index, le nom de Syd se trouve sur la plupart deces fameux documents d’expédition. Il a eu accès à presque tous les « points de vulnérabilité » dontje t’ai parlé : l’emballage, le stockage des caisses dans…

Madeline a levé sa main menue pour m’interrompre. J’ai été frappée de noter que ses onglesétaient parfaitement vernis — une teinte bleu lavande —, comme si elle sortait de chez la manucure.

— C’est bon, j’ai compris, a-t-elle dit.Elle m’a regardée droit dans les yeux, et j’ai eu le sentiment de faire le plein de l’énergie

estampillée Madeline Saga.Je suis allée prendre mon manteau sur la patère fixée derrière la porte d’entrée.— D’accord, alors on y va, ai-je lancé en croisant les doigts pour que Syd n’ait rien à voir avec

tout ça.Pour ne pas devoir lui lancer plus tard : « Tu vois, Madeline, je te l’avais bien dit ! »

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Madeline avait eu raison de dire qu’il ne fallait surtout pas fermer après une tempête de neige.La journée entière, sa galerie avait été le théâtre d’un incessant ballet de visiteurs. Avec toute cetteneige frappée de soleil, la réverbération nous obligeait à plisser les yeux et à déplacer les œuvrespour qu’elles ne souffrent pas d’un excès de luminosité. Une fois encore, j’ai remarqué à plusieursreprises le halo orangé qui se formait derrière le verre anti-UV des baies vitrées.

Profitant d’un moment de calme — l’heure de la fermeture approchait —, nous avons cherchéune autre place pour une sculpture qui s’accommodait mal d’une lumière trop vive. Après quelquesessais infructueux, Madeline a décidé de la remiser provisoirement dans la salle du fond. Alors quenous la posions toutes les deux près d’un classeur à tiroirs, le carillon de la porte a annoncé unevisite.

— Je m’en occupe, ai-je dit à Madeline.Depuis que j’avais entamé cette mission pour Mayburn, je m’étais efforcée, quand l’occasion

m’était donnée, d’assumer les tâches qu’aurait accomplies une véritable assistante. Et, à présent queMadeline avait tout raconté à l’un de nos principaux suspects, je devais m’immerger encore plus dansle monde de l’art pour mettre toutes les chances de mon côté. Pour démasquer celui ou celle qui envoulait tellement à Madeline.

La personne qui venait d’entrer était une femme menue aux longs cheveux soyeux, brun clair, quilui tombaient sur les épaules. Elle portait des bottes tout simplement fabuleuses et un long manteaublanc cassé. Bref, elle était magnifique.

Elle s’est figée en me voyant arriver.— Ah ! Vous devez être Izzy Smith.J’ai traversé la salle d’exposition, main tendue.— C’est bien moi. Bienvenue à la galerie Saga.Elle a regardé ma main sans la prendre, puis ses yeux sont remontés lentement vers mon visage.— Je m’appelle Corine.— Ravie de faire votre connaissance.Elle a continué à ignorer ma main toujours tendue, que j’ai fini par rétracter.— C’est tout ce que vous avez à me dire ?Elle avait posé cette question d’un ton incrédule, et avec une certaine dureté dans la voix.

Comme Madeline, c’était un petit bout de femme avec une forte présence.— Euh…Qu’est-ce qu’elle me voulait donc ?

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— Vous vous fichez de moi, c’est ça ? a-t-elle lancé, une main sur la hanche, son joli visagecrispé en une grimace hostile.

— Vous souhaitez voir quelque chose en particulier, ou vous venez simplement jeter un coupd’œil à notre collection ?

Mon plan était de noyer le poisson en attendant que Madeline arrive à la rescousse ou que je medébrouille pour qu’elle accoure. Après tout, si cette femme connaissait mon nom d’emprunt — IzzySmith —, c’est qu’elle devait être une cliente régulière. Il fallait que je trouve le moyen dem’éclipser un moment dans la pièce du fond, pour que Madeline m’en dise davantage sur cetteétrange visiteuse.

Mais apparemment, l’inconnue avait l’intention de s’en charger elle-même.— Vous savez qui je suis ?— Ma foi… euh…— Je m’appelle Corine Breslin.Elle avait articulé son nom, séparant bien les deux syllabes.Et là, j’ai compris à qui j’avais affaire.La fex venait de débarquer !— Ravie de faire votre connaissance, ai-je dit pour la seconde fois. Vous connaissez la

galerie ?Je préférais feindre l’ignorance en attendant de trouver la bonne façon d’affronter le problème.

Car il s’agissait sans nul doute d’un problème.— Quelque chose vous intéresse en particulier ?Je me faisais l’effet d’être un robot programmé pour prononcer toujours les deux mêmes

phrases.— J’ai déjà acheté beaucoup — beaucoup — d’œuvres d’art dans cette galerie, a-t-elle répondu

d’un ton cinglant.— Oh ! Vraiment ? Eh bien, c’est formidable, dites-moi…J’ai frappé mes mains l’une contre l’autre, joignant un geste idiot à des paroles stupides.J’avais très peu d’expérience en matière d’hommes mariés et de femmes bafouées, et j’ai décidé

sur-le-champ que je n’aimais pas ça. L’énergie que dégageait la fex ressemblait à s’y méprendre à dela fureur. Une fureur palpable et, pour tout dire, un peu effrayante.

Aussi ai-je été soulagée d’entendre le délicat tap-tap-tap des talons de Madeline quis’approchait de nous.

— Ah ! Madeline ! s’est exclamée la fex. Vous tombez bien.Corine Breslin a fait quelques pas vers Madeline et moi, de sorte que nous formions désormais

les trois points d’un triangle au milieu d’un espace déjà triangulaire.— Madeline…, a-t-elle repris d’un ton un peu théâtral. Madeline, la femme qui a joué les

entremetteuses entre mon mari — oui, Jeremy est toujours mon mari — et ça.Elle m’a désignée d’un geste dédaigneux de la main.— Ce n’est pas vous qui avez demandé le divorce ? a demandé Madeline d’une voix calme.Hum…, ai-je songé, Madeline n’a pas eu droit à un round d’observation, elle non plus.— Si, a répondu la fex. C’est moi qui ai fait la demande officielle. Mais ça ne change rien.Elles se sont défiées du regard, même si celui de Madeline semblait plus curieux qu’hostile. Un

regard calme et fort, tandis que celui de la fex lançait des flammes.Madeline a alors fait un pas en avant. L’instant d’après, sa main se posait délicatement sur le

bras de Corine Breslin. C’était un geste d’apaisement, mais je m’attendais que la femme de Jeremy

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dégage aussitôt son bras. Elle n’en a rien fait, se contentant d’inspirer profondément avant de semblerrevenir à de meilleures dispositions. Apparemment, le côté envoûtant de Madeline avait aussi despropriétés calmantes.

Le téléphone de Madeline s’est alors mis à sonner. Elle a enfoncé la main dans une poche de sajupe noire et en a ressorti l’appareil. Elle a décroché après avoir jeté un bref coup d’œil sur l’écran.

— Alex, comment vas-tu ?Elle s’est tournée vers moi et a soutenu mon regard, ce qui a conduit Corine Breslin à me

dévisager avec curiosité.— Demain ? a dit Madeline dans l’appareil. Ah oui ! c’est vrai… J’avais oublié que tu allais au

Los Angeles Art Show, dimanche.Elle a écouté un moment son interlocuteur, hochant la tête de temps à autre, avant de dire :— Je te rappelle dans l’heure.Elle a remis le téléphone dans la poche de sa jupe avant de me regarder avec un grand sourire.— Alex Tredstone veut te rencontrer. Demain.— Demain ?— Il sera sur la côte Ouest la semaine prochaine, et après ça, il s’envole pour l’Allemagne. Il ne

reviendra pas à Chicago avant plusieurs mois. Et qui sait où on sera tous…Je l’ai vue déglutir avant de reprendre :— Où on sera tous dans quelques mois.Madeline ne semblait pas femme à se projeter fréquemment dans l’avenir. Elle était plutôt du

genre à vivre l’instant comme si le lendemain n’existait pas. Mais elle venait de jeter un œil du côtédu futur, et ce qu’elle y avait vu l’avait manifestement effrayée. Je n’avais aucun mal à imaginer cedont il s’agissait. Si on ne découvrait pas qui l’espionnait et troquait ses tableaux contre des copies,la galerie Saga avait de bonnes chances de mettre la clé sous la porte d’ici quelques mois.

Corine Breslin a fait un pas en arrière avant de me regarder de la tête aux pieds.— Alex Tredstone veut vous peindre ?— Je dirais même qu’il piaffe d’impatience, a répondu Madeline avant que je puisse le faire.La fex ne me quittait plus du regard.— Jeremy m’a dit que vous aviez participé à Pyramus. C’est vrai ?— Oui, ai-je répondu. Avec Syd.D’après ce que Madeline m’avait dit, Syd était très apprécié dans le petit monde de l’art de

Chicago. Dans ces conditions, pourquoi ne pas me servir de son nom pour rabattre le caquet de lafex ?

Corine s’est tournée vers Madeline, visiblement impressionnée.— C’est bien de votre ancien assistant dont on parle, là ?Madeline a acquiescé d’un signe de tête.Corine a reporté son attention sur moi, une expression pensive sur le visage.— Je suis étonnée qu’il ne m’ait pas parlé de vous.— Vous vous connaissez bien ?— Syd est un ami très cher.Tiens donc…Pour moi, ces quelques mots mettaient au jour un nouveau réseau de suspects. Corine et Syd

avaient tous deux des raisons d’avoir volé et contrefait ces deux tableaux. Corine afin de conserverles originaux et d’arnaquer son mari, avec qui les rapports ne semblaient pas apaisés, loin s’enfallait. Syd pour se venger de Madeline parce qu’il n’avait pas digéré leur séparation. Même si leurs

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rapports semblaient avoir connu un réchauffement certain pendant que Chicago disparaissait sous laneige, Syd me semblait suffisamment obsédé par Madeline pour la suivre et l’observer à son insu. Siles courriers menaçant cessaient, maintenant qu’ils avaient recouché ensemble, faudrait-il en conclureque Syd en était l’auteur ?

— Je dirais, a poursuivi la fex, — et je ne parle pas nécessairement de vous — que Syd et monex-mari ont tous les deux un goût très sûr.

Devais-je ou ne devais-je pas souligner qu’elle venait de parler de Jeremy comme d’un ex ? Lablonde, qui ne m’avait pas tout à fait quittée — blonde, sors de ce corps ! —, a décidé de se lancer.

— Vous venez juste de dire « ex-mari » en parlant de Jeremy.Ma remarque a fait un flop. En tout cas, ni la fex ni Madeline n’ont répondu. Je les ai regardées

alternativement. Elles étaient aussi muettes et figées l’une que l’autre, et l’espace d’un instant j’ai eul’impression de participer à une autre installation.

Quelque chose a changé sur le visage de Corine Breslin. D’abord un léger plissement des yeux,puis ses lèvres ont dessiné le début d’un sourire… et, soudain, elle a éclaté de rire.

— Oh ! Mon Dieu… Vous avez raison ! s’est-elle exclamée.Elle m’a souri. Son attitude envers moi avait changé du tout au tout, et je n’ai pu m’empêcher

d’éprouver un commencement de sympathie pour la fex.Le téléphone a alors sonné dans le bureau de Madeline.— Excusez-moi, a-t-elle dit, je dois aller répondre.Elle s’est tournée vers moi, comme pour me demander si je me sentais capable d’affronter la

situation. Rassurée par mon hochement de tête, elle s’est éloignée vers la pièce du fond.— Je vous prie de m’excuser pour tout à l’heure, m’a dit Corine. Je me suis un peu laissé

emporter. Effaçons cette mauvaise entrée en matière et repartons de zéro, voulez-vous ?Elle a promené le regard sur la salle d’exposition.— Alors, qu’est-ce qu’il y a de nouveau, ici ?— Eh bien, nous venons de recevoir cette sculpture… Par ici, s’il vous plaît.La sculpture se dressait devant une des baies vitrées. Contrairement à celle que nous venions de

déplacer dans la pièce du fond, celle-ci s’accommodait très bien d’une puissante luminosité. SiMadeline l’avait mise là, c’était précisément pour que les rayons du soleil frappent les carreaux enpâte de verre dont elle était faite.

Alors que nous nous approchions de l’œuvre, j’ai encore vu ce halo orangé derrière la grandevitre. Et si ce n’était pas le soleil qui produisait cet effet ? Peut-être étaient-ce les vêtements d’unvigile qui gardait un des bâtiments adjacents. L’orange était la couleur des Chicago Bears, l’équipede football de la ville, et il n’était pas rare de voir des gens porter des écharpes ou des bonnets auxcouleurs de leur équipe préférée.

J’ai expliqué à Corine ce que je savais de cette sculpture. Les petits carreaux jaunes en pâte deverre avaient été disposés selon un ordre bien précis, afin de composer la représentation visuelled’une idée scientifique. Je lui ai également parlé de l’artiste et de son expérience professionnelledans le domaine de la génétique.

— L’artiste a voulu que la lumière circule librement à travers les carreaux qui forment un murcellulaire.

— Je vois…, a dit Corine. Et ce jaune vif évoque pour moi l’enfance et la jeunesse.Nous avons discuté encore un moment de cette œuvre, et j’ai dû admettre que l’embryon de

sympathie que j’éprouvais pour la fex était en train de se transformer en beau bébé.Vingt minutes plus tard, Madeline lui donnait une date de livraison pour la sculpture. J’étais

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folle de joie.— Alors ? m’a demandé Madeline après le départ de Corine. Contente d’avoir effectué une

vente ?— Ravie ! me suis-je exclamée.Pour la première fois depuis le début de cette mission, j’avais le sentiment de faire vraiment

partie du monde de l’art.Madeline avait beau être une femme menue, elle avait beaucoup de force en elle. Et quand elle

vous serrait dans ses bras, l’émotion coulait à flots.— Bon, a-t-elle dit en me libérant, il faut que je donne une réponse à Alex. Tu es partante pour

demain ?Cette fois-ci, je n’ai pas hésité.— Oui, je vais le faire.

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Comme tous les vendredis soir, Madeline s’est rendue à son atelier de tissage japonais après lafermeture de la galerie.

Quant à moi, j’ai regagné mon appartement, où j’ai allumé l’ordinateur pour lire des articles etregarder des vidéos sur la tempête de neige. Une fois saturée d’images spectaculaires, j’ai fait un peude ménage en essayant de me préparer mentalement à ce qui allait m’arriver le lendemain. Maiscomment se préparait-on à se mettre toute nue devant un inconnu qui allait vous couvrir de peinture ?

Entre l’idée de devenir l’œuvre d’un artiste réputé et la joie d’avoir vendu une sculpture, je mesentais dopée à l’adrénaline. Concernant mon imminente collaboration avec Alex Tredstone, cetteadrénaline était générée autant par l’excitation de la découverte que par la peur de l’inconnu. A unmoment, j’ai même été sur le point d’appeler Madeline pour lui dire que je renonçais. Mais j’ai tenubon, et mes pensées ont fini par changer de direction, se focalisant sur la femme de Jeremy et sur laquestion qui s’était imposée à moi lorsque j’avais fait sa rencontre dans la galerie : Corine Breslinpouvait-elle être responsable des contrefaçons des tableaux qu’elle avait elle-même achetés àMadeline ?

Alors que je commençais à passer l’aspirateur, j’ai décidé de laisser tomber un moment la fexpour faire le point sur ce que j’avais appris jusque-là. Selon moi, l’hypothèse la plus probable étaitque le vol des tableaux s’était produit à l’occasion de leur transfert de l’ancienne galerie vers lanouvelle. Comme l’avait souligné mon père en dressant pour moi la liste des « points devulnérabilité », voler une œuvre d’art n’était jamais plus facile que lors d’un déménagement.Toutefois, le scénario d’un vol perpétré par quelqu’un qui aurait eu libre accès aux deux galeriestenait aussi la route. Et, à en croire Madeline, seul Syd avait été en possession des clés qui lesouvraient l’une et l’autre. Même si Madeline jugeait impossible que son ex soit derrière tout ça, ilrestait au sommet de ma liste de suspects.

Jeremy figurait également en bonne place sur cette liste. J’avais effectué des recherches sur lesœuvres volées puis vendues sous le manteau, et cela représentait un véritable marché parallèle. Entredeux baisers, Jeremy avait beaucoup parlé de l’argent que lui réclamait Corine. Faire exécuter descopies de ces tableaux, puis s’assurer que l’escroquerie soit découverte, lui permettait à la fois dedonner moins d’argent à la femme dont il divorçait et d’empocher un joli pactole en vendant lesoriginaux au marché noir.

Oui, mais… Si Corine était coupable et non victime dans cette affaire ? Si elle avait trouvéquelqu’un pour copier ces tableaux sans se douter que Jeremy les ferait expertiser ? Après tout,c’était elle qui avait demandé le divorce… Peut-être avait-elle tenu à s’assurer que ces œuvres

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resteraient en sa possession, même si elles avaient été payées par Jeremy. Et vers qui se serait-elletournée pour exécuter des copies de qualité ? Vers un ami peintre. Un « ami très cher », comme elleavait qualifié Syd.

Un autre nom m’est venu à l’esprit : Margie Scott, la spécialiste en déménagement d’œuvresd’art.

J’ai éteint l’aspirateur et je suis allée chercher le numéro de téléphone que m’avait donnéMadeline. Je comptais laisser un message à Mme Scott en lui proposant de la rencontrer la semaineprochaine pour discuter de mon futur déménagement. Mais quelqu’un a décroché après la premièresonnerie.

— Margie Scott à l’appareil, a dit une voix grave et posée.— Oh ! Bonjour, ai-je répondu, prise au dépourvu. Je m’appelle…Je n’avais pas encore réfléchi à un nom d’emprunt.— … Isabel Hollings.Ça aurait été mon nom si tout c’était passé comme prévu. Si j’avais épousé Sam, je veux dire. Je

l’avais beaucoup prononcé en pensée, à l’époque où nous étions fiancés, et je m’en servais parfoisquand je ne voulais pas donner mon vrai nom, parce qu’« Isabel Hollings » sortait de ma bouche avecun grand naturel.

J’ai expliqué à Margie Scott que je quittais mon appartement de Gold Coast pour allerm’installer dans un loft du quartier d’affaires, et que j’avais besoin d’un déménageur spécialisé pourle transport de ma collection d’œuvres d’art.

— Alors vous avez sonné à la bonne porte, m’a-t-elle dit avant de me décrire en quelques motsprécis les différents stades de son intervention. Si vous le souhaitez, a-t-elle conclu, nous pouvonsmême nous occuper de l’installation de votre collection dans la nouvelle résidence. Alors, dites-moi,on parle de combien d’œuvres ?

Merle.J’aurais dû prévoir ce genre de questions et décider des réponses avant de passer ce coup de fil.

Si je donnais un nombre trop élevé, elle risquait de se demander pourquoi elle n’avait jamais entenduparler d’une collection aussi importante. A l’inverse, si je lui donnais un nombre trop réduit, ellerisquait de me dire qu’elle ne pouvait s’occuper d’une collection aussi modeste.

— Une vingtaine, ai-je répondu.— D’accord, d’accord, a-t-elle murmuré comme pour elle-même avant de reprendre d’une voix

plus forte : Et vous collectionnez des artistes en particulier ?Re-merle.J’ai cité quelques créateurs exposés chez Madeline.— Pour ne rien vous cacher, c’est Madeline Saga qui m’a recommandé de m’adresser à vous.Je m’étais dit que ça ne pourrait pas faire de mal, de placer son nom dans la conversation.— Oh ! Madeline, a-t-elle dit avec un sourire dans la voix. C’est quelqu’un que j’apprécie

beaucoup. Et une grande professionnelle, avec ça.Apparemment, j’avais marqué un point, ce qui m’a encouragée à placer un autre nom.— Il me semble que Corine Breslin m’a également parlé de vous.— Mme Breslin, vous dites ? Hum… Non, j’ai bien peur de ne pas me souvenir d’elle. Mais

nous assurons le transport de tellement de collections…— Bien sûr.Je lui ai demandé si nous pouvions nous rencontrer la semaine prochaine, et une minute plus tard

un rendez-vous était fixé pour mardi matin.

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J’ai raccroché, et mes pensées se sont une nouvelle fois tournées vers Corine. Son nom ne disaitrien à Margie Scott, et pourtant Jeremy m’avait dit que sa fex était très bien introduite dans le mondede l’art, ce que m’avait d’ailleurs confirmé la conversation que j’avais eue avec elle aujourd’hui. Sielle était derrière les contrefaçons, ai-je songé, elle devait être à l’affût de tout ce qui se disait surMadeline et sa galerie. Et je savais à présent qu’elle était très amie avec Syd, qui connaissait lavéritable raison de ma présence aux côtés de Madeline.

Se pouvait-il que Corine sache que mon travail d’assistante n’était qu’une couverture ? Qu’enréalité j’étais en mission pour un cabinet d’enquêtes privées ? Etait-ce la vraie raison de son passageà la galerie, aujourd’hui, son petit numéro de femme jalouse n’étant qu’une ruse destinée à fairediversion ?

Cette hypothèse ne m’a pas semblé convaincante.Quand je me suis réveillée, le lendemain matin, au terme d’une mauvaise nuit, j’ai su qui je

devais appeler pour obtenir de l’aide.— Mags, ai-je dit quand elle a répondu, il faut que je passe te voir tout de suite.

* * *

— Entre, entre, a dit Maggie qui venait de m’ouvrir la porte de son appartement, situé en hautd’une tour.

Des notes de musique, profondes et sensibles, se sont échappées d’une pièce à l’autre bout ducouloir.

— Bernard répète ? ai-je demandé.Elle a hoché la tête.Bernard jouait du cor d’harmonie dans l’orchestre symphonique de Chicago.— C’est magnifique.Une moue sceptique a tordu la bouche de Maggie.— Oui, enfin… ça ne fait pas le même effet quand on l’entend du matin au soir. Il va falloir faire

insonoriser cette pièce vite fait, si je ne veux pas devenir dingue.Une note sombre, émouvante, a empli le couloir, résonnant de plus en plus fort tandis que

Maggie rentrait la tête dans les épaules avec une grimace.Elle m’a entraînée dans la cuisine.— Tu ne bois toujours pas de café ? m’a-t-elle demandé par-dessus son épaule.— En fait, je suis dans une période où j’essaie de m’y faire.— Bonne décision, a-t-elle dit avant de m’en verser une tasse et d’y ajouter du lait et du sucre.

Tiens, c’est du déca.— C’est à cause de ta grossesse ?— Ouais, m’a-t-elle répondu dans un soupir, avant de s’appuyer contre le plan de travail. Si tu

savais tout ce qui se passe dans le corps pendant ça pousse, là-dedans…Elle a pointé le doigt sur son ventre.— Je suis une expérience scientifique vivante, Iz. Je n’arrive pas à croire que les femmes font

ça depuis la nuit des temps. C’est trop bizarre, je te jure !Le visage de Maggie devenait de plus en plus expressif, et je me suis mise à rire.— Sérieusement, Iz. Sérieusement.Elle a levé les mains, ménageant ses effets. On aurait dit une comique sur le point de raconter la

chute de son sketch.

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— Il y a quelques jours, je me suis réveillée au milieu de la nuit, et j’avais complètement oubliéque j’étais enceinte, tu vois… J’étais à moitié endormie et je croyais être encore l’ancienne Maggie,celle avec qui toi et moi étions amies. Et là, j’ai entendu un bruit de tondeuse à gazon à côté de moi,et ma première pensée a été : « Oh ! la vache ! Il y a un géant asiatique en train de ronfler dans monpieu ! » Le pire, c’est que ça m’arrive tout le temps, tu sais… En fait, ça m’arrivait aussi avant d’êtreenceinte. Mon cerveau n’a pas encore réussi à intégrer complètement le fait que je vis en couple,maintenant.

Je me suis adossée à l’îlot central, prête à écouter le reste de son histoire. J’adorais les histoiresde Maggie. C’était comme entrer dans sa peau. La façon dont elle racontait ça me donnait le sentimentde me réveiller au milieu de la nuit dans la chambre au bout du couloir, et de découvrir à côté de moiun corniste qui mesurait plus de deux mètres, pesait près de cent cinquante kilos et m’avait engrosséeavant que j’aie eu le temps de dire ouf.

Dix minutes plus tard, elle a terminé son récit.— Ce n’est qu’en voyant mon reflet dans le miroir que je me suis souvenue que j’attendais un

bébé !J’ai encore éclaté de rire en imaginant le choc qu’avait dû éprouver Maggie, lorsqu’elle avait

aperçu son ventre rebondi dans le miroir de la salle de bains.— Et sinon, ça te fait quoi, d’être sur le point de devenir maman ?Ces mots nous ont cloué le bec pendant de longues secondes.— De devenir maman, ai-je fini par répéter.Maggie a ouvert de grands yeux incrédules.— C’est dingue, non ? m’a-t-elle demandé, en guise de réponse.— J’ai toujours dit que tu serais une excellente maman.— Et je le pensais aussi. Mais maintenant que la théorie est sur le point de se transformer en

pratique, je commence à douter de moi. Je suis en train de réaliser que je ne connais rien de ce qu’ilfaut faire !

Elle est allée se verser un autre café. Lorsqu’elle est revenue s’asseoir près de moi, elle m’alancé un regard que je ne lui avais pas souvent vu. Un regard qui disait : « Je suis nerveuse, Iz. Ausecours ! »

J’ai posé ma main sur la sienne.— Mags, tu as aidé tes sœurs à élever leurs enfants. Tu as accompagné ces gamins de l’enfance

jusqu’à la préadolescence.— Sauf que je ne suis la mère d’aucun d’entre eux et que je n’ai donc jamais été vraiment

responsable d’un enfant. Et ça change tout, Iz.Nouveau silence.— Un être humain qui dépend en-tiè-re-ment de toi, a-t-elle précisé, comme si j’ignorais ce

qu’était un enfant.— Je reconnais que c’est un truc de fou. Une énorme responsabilité.Inutile de lui servir des platitudes sur l’instinct maternel qui lui dicterait les bons gestes. De ma

part, jamais elle n’accepterait ce genre de discours.— N’est-ce pas ? a-t-elle demandé en me dévisageant d’un air inquiet. Et mes sœurs sont

tellement habituées à être mères qu’elles ont complètement oublié les nuits blanches, les séjours auxurgences, les…

Elle a secoué la tête, visiblement affolée à l’idée d’affronter toutes ces épreuves.— Si tu les entendais, Iz ! Tout ce qu’elles savent me dire, c’est : « Arrête de t’inquiéter comme

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ça ! Ça se passera très bien, tu verras ! Ce n’est pas la mer à boire ! » Mais si, c’est la mer à boire,justement !

— Tu vas faire un strike, Mags.— Je me contenterais d’un spare.— Va pour un spare.Elle m’a lancé un regard plaintif.— Tu es sûre que je vais y arriver ?— Sûre et certaine. Et n’oublie pas que tu as une amie qui a plusieurs casquettes : avocate

collaboratrice, détective privée et baby-sitter.— Merci, Iz.— Dis-moi, je voulais te poser une question… Ton détecteur intime est en état de marche ou il

s’est mis en veille pendant ta grossesse ?— En état de marche. Et il fonctionne mieux que jamais.Au cours de leurs carrières d’avocats de la défense, Maggie et Martin Bristol — son grand-père

et fondateur du cabinet éponyme — avaient soumis de nombreux inspecteurs de police àd’impitoyables contre-interrogatoires. Connaissant mieux que personne leur façon d’enquêter,Maggie et son grand-père n’avaient pas hésité à leur reprocher — entre autres choses — de formulerdes accusations fondées sur de simples intuitions au lieu de preuves.

Et pourtant, même si elle ne l’aurait jamais avoué en salle d’audience, Maggie croyait durcomme fer en ses propres intuitions.

Je lui ai parlé de la situation de Madeline en m’efforçant de ne divulguer aucun détail qui luipermettrait d’identifier ma « cliente ». Je lui ai dit qu’une galerie d’art — sans la nommer, biensûr — avait vendu des tableaux contrefaits à son insu et que « le » galeriste était manifestementespionné. Je lui ai ensuite parlé d’autres acteurs de cette affaire, dont Corine Breslin que j’ai appeléla fex, surnom décidément commode en toute circonstance.

— Notre client s’est probablement fait dérober les tableaux dans sa galerie, ai-je conclu. Levoleur les a ensuite copiés avant de les remplacer par les faux.

— A moins que le vol n’ait eu lieu pendant le déménagement, a fait remarquer Maggie.— Très juste. A vrai dire, c’est même l’hypothèse qu’on privilégie, Mayburn et moi. Mais ça a

pu se passer autrement. Par exemple, notre client m’a dit qu’il conservait certaines œuvres à sondomicile. Autre chose : on n’est pas certains que le faussaire soit aussi l’auteur des courriers et descommentaires sur le site Internet de la galerie.

Je lui ai également parlé de l’analyse de ces divers écrits par Vaughn et Mayburn. Le premier,qui ne connaissait pas grand-chose de l’affaire, était certain que l’auteur était une femme, tandis quele second, qui en savait plus, était moins catégorique.

Maggie a fait une drôle de tête. L’expression qui précède les fulgurances de l’esprit ? J’étaispresque certaine qu’elle s’apprêtait à éclairer mon enquête par des réflexions perspicaces.

— Tu as bien dit Vaughn ? a-t-elle demandé. L’inspecteur Damon Vaughn ?Adieu mes espoirs de réflexions perspicaces.— Ouais.Elle a secoué le doigt, comme pour dire : « Non, non, impossible. » Maggie connaissait les

innombrables tourments que Vaughn m’avait fait subir.J’ai inspiré profondément.— Si, si, Vaughn. Et tu ne croiras jamais ce qu’il vient encore de me faire…— Avec ce salopard, plus rien ne m’étonne.

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— Il m’a arrêtée vendredi soir. Cet abruti m’a même menottée, tu sais.A voir la tête de Maggie, cette nouvelle a quand même réussi à l’étonner.

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50

Quand je suis arrivée devant l’atelier d’Alex Tredstone, j’avais l’esprit ailleurs, en train deruminer l’avis de Maggie sur Corine Breslin. Elle m’avait conseillé de me méfier d’elle, tout enjugeant que la fex n’avait rien à voir avec les contrefaçons.

Je m’étais aussitôt mise en mode interrogatoire de témoin :— Et sur quoi se fonde ton opinion qu’elle n’a pas volé ces tableaux avant de les faire copier ?

lui avais-je demandé.— Sur ce que me dit mon instinct, que je viens de consulter à ta demande.Mais j’avais bien senti que ce qui intéressait surtout Maggie, une fois remise du choc que lui

avait causé la nouvelle de ma récente arrestation, c’était de pester contre Vaughn. Elle avait envied’exprimer son aversion pour le policier, de répéter haut et fort à quel point elle le considéraitcomme un être méprisable, « comme la plupart de ses collègues ».

— Ils croient pouvoir décider de la façon dont la justice doit être rendue, et leurs enquêtes sontorientées de manière à justifier leurs préjugés ! Ils pensent pouvoir être à la fois le juge et le jury !

Je lui avais fait remarquer qu’elle n’avait pas vraiment agi autrement en déclarant que je devaisme méfier de la fex, même si, selon elle, Corine Breslin n’avait rien à voir avec les contrefaçons.

— Oui, c’est vrai, avait-elle vivement rétorqué, c’est une opinion dictée par mon instinct et quen’étaie aucune preuve ! Mais la différence, c’est que moi, je ne vais pas m’appuyer sur cette opinionpersonnelle pour aller arrêter quelqu’un !

— D’un point de vue purement légal, Vaughn était en droit de m’arrêter. En ne réglant pas ledroit d’entrée de cette boîte, j’ai commis une infraction.

— Sauf qu’on n’arrête pas quelqu’un pour ça ! Et encore moins un membre du barreau del’Illinois.

— Il a voulu rendre service au propriétaire de la boîte de nuit. Apparemment, c’est un de sesbons copains.

— Pourquoi est-ce que tu le défends, Iz ?— Je n’en ai aucune idée.Maggie avait lancé son petit bras en l’air.— Et en plus de ça, tu es restée bloquée dans le blizzard à cause de ce crétin !Quelques minutes plus tard, j’avais quitté l’appartement de Maggie en riant, après qu’elle eut

qualifié Damon Vaughn de « trou du cul béant ».Du coup, j’étais de bonne humeur en me présentant à la porte de l’atelier d’Alex Tredstone.

C’était un vaste espace avec des murs en briques apparentes, un parquet ancien et un plafond où

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couraient des conduits en tôle peints en noir mat.La première personne à qui je me suis adressée était l’assistant de Tredstone, un type qui faisait

à peine ma taille et sans doute la moitié de mon poids. Il portait un jean fuseau qui moulait les tigesqui lui servaient de jambes, et une énorme ceinture cloutée. Visiblement trop occupé à installer desprojecteurs et des sortes de gros parapluies noirs sur des trépieds, c’est à peine s’il m’a prêtéattention, se contentant de pointer le doigt en direction d’un autre type qui s’est avéré être lemaquilleur.

— Salut, ma chérie, a dit le maquilleur avant de me serrer dans ses bras comme si nous étionsles meilleurs amis du monde. Assieds-toi là.

Il m’a dirigée vers une chaise haute qui faisait face à un grand miroir encadré d’ampoulesallumées. A côté se trouvait la « zone d’opération », selon les mots du maquilleur, où je serais peintedebout et dans le plus simple appareil.

— Bon, maintenant, je vais t’apprêter, ma chérie.— C’est-à-dire ?— C’est-à-dire que je vais t’appliquer une sous-couche de peinture qui va servir de support au

travail d’Alex.Il a levé le doigt avant de dessiner des lignes imaginaires sur mon corps.— Bien entendu, je ne vais faire que suivre les instructions d’Alex. Et c’est lui qui va peindre

les détails. La partie créative.— Bon… d’accord.Je ne voyais rien à redire à cette façon de procéder.Il m’a conduite jusqu’à une petite salle de bains en carrelage blanc où je me suis déshabillée. Je

me sentais… plutôt bien. Au mur, un peignoir aussi blanc que le carrelage semblait n’attendre quemoi. Après l’avoir enfilé, j’ai quitté la salle de bains, surprise — et un peu impressionnée — par madécontraction.

Quelques minutes plus tard, Alex Tredstone a fait son apparition dans l’atelier.Au début, l’expérience n’a pas été aussi étrange que je l’avais imaginé. Peut-être parce que

j’avais longtemps travaillé avec Forester Pickett, un ancien client et ami, j’étais d’ordinaire très àl’aise avec les hommes qui avaient dépassé les cinquante ans, ce qui était sans doute le cas deTredstone — je lui donnais cinquante-cinq, peut-être un peu plus.

Mais un artiste aussi réputé que lui était forcément un être à part. Même si son front était un peudégarni, il avait conservé beaucoup de cheveux d’un brun très clair, à la limite du blond vénitien, quitombaient droit juste sous ses oreilles. Il y passait fréquemment les doigts, à la manière d’un peigne,dans un geste qui n’était pas dénué de charme.

Il était mince et s’habillait avec une élégance qui misait sur la simplicité. Il portait une veste decostume noire avec de fines rayures rouges et une chemise blanche bien coupée qu’il n’avait pasrentrée dans son jean. Autour de son cou était noué un foulard cramoisi. A peine a-t-il vu que lemaquilleur commençait à passer la sous-couche de peinture sur mon corps qu’il s’est débarrassé dela veste et du foulard, les abandonnant sans façon dans un fauteuil.

— Arrête ! lui a-t-il dit. J’ai besoin d’elle.« Besoin » ? Ça commençait fort, et ce n’était pas pour me déplaire.Il était Allemand, mais s’exprimait avec un curieux mélange d’accent anglais et chicagoan que,

pour ma part, je trouvais tout à fait harmonieux. L’assistant photo et le maquilleur ont bientôt quittéles lieux, et je me suis retrouvée seule en peignoir face à Tredstone, juste un homme et une femmeassis sur des tabourets au milieu d’un grand atelier d’artiste… Rien d’extraordinaire.

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Etrangement, c’était ainsi que je le ressentais. Un face-à-face comme j’en avais connu descentaines dans ma vie. Normal, quoi.

— Parlez-moi de vous, a-t-il dit. Où êtes-vous née ?A partir de là, je me suis mise à parler et à parler encore, Alex buvant mes paroles. Il y avait

quelque chose d’authentique dans sa façon de réagir à ce que je racontais, que ce soit par uncommentaire, une lueur dans le regard, un geste ou une expression du visage. Mieux, mes motssemblaient le ravir et le remplir d’énergie, ce qui m’incitait à me dévoiler toujours plus. Il medonnait le sentiment d’être une femme passionnante, et pourtant je passais beaucoup de choses soussilence. Par exemple, je me suis bien gardée de lui révéler que j’étais une avocate en mission pour undétective privé, ce qui n’aurait sûrement pas manqué de l’intéresser. En revanche, je lui ai parlé de ladisparition de mon fiancé en pleins préparatifs de mariage, du fait qu’on avait fini par se sépareraprès de nombreuses tentatives pour recoller les morceaux, et que j’avais retrouvé depuis un autreamoureux, mais que cette relation était terminée, elle aussi.

— Et pourtant, vous ne vous êtes pas éteinte, a-t-il fait remarquer.— Que voulez-vous dire ?— Malgré ces échecs, ces déceptions, une flamme brûle toujours en vous.— Bien sûr.— Pourquoi dites-vous « bien sûr » ?— Eh bien… que puis-je faire, sinon tourner la page et aller de l’avant ?J’ai promené le regard sur l’atelier, comme si j’y cherchais des options qui ne m’étaient pas

venues à l’esprit.— Vraiment, que peut-on faire d’autre que d’avancer et de continuer à y croire ?Il est parti dans un grand rire, tête renversée en arrière, avant de passer les mains dans ses

cheveux.— Il existe d’autres choix, a-t-il dit. Mais j’aime votre façon de vous réinventer.Nous avons discuté pendant une heure environ. Il m’a parlé de ce qu’il allait faire sur mon corps

et de la façon dont il en était arrivé à cette façon de créer.— Si vous êtes prête, a-t-il fini par dire après avoir observé quelques secondes de silence, je le

suis aussi.

* * *

Et à présent, j’étais toute nue. Il avait rappelé le maquilleur qui était en train de m’« apprêter »avec de la peinture noire. Alex avait réclamé du noir intense, ce que j’avais trouvé curieux. Il sepassait beaucoup de choses dans l’atelier pendant que le maquilleur me peignait, Alex donnant denombreuses directives à son assistant avec cet accent légèrement rocailleux qui me plaisait beaucoup.Le maquilleur s’interrompait parfois pour demander à Alex s’il comptait travailler sur telle ou tellepartie de mon corps, et avec quelles couleurs, l’épaisseur de la sous-couche de peintureconditionnant l’effet final.

Cette préparation a été exécutée si vite et d’une façon si professionnelle que j’ai été surprisequand le maquilleur a lancé un « Voilà ! » satisfait, avant de me cerner d’une armée de ventilateurs etde sèche-cheveux.

Et maintenant, et maintenant, et maintenant…Et maintenant, Alex Tredstone était assis sur un tabouret face à moi, une palette garnie de

couleurs vives dans une main et un pinceau dans l’autre. Les soies du pinceau sont entrées en contact

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avec ma peau. Au bout d’un moment, j’ai baissé les yeux vers mes seins. Leurs extrémités étaientbleues, comme une partie de mon bras. Les vagues qui ondulaient entre mon coude et mon épaulem’ont fait songer au serpent tatoué sur le biceps de Theo. Bientôt, du bleu est aussi venu colorer lehaut de mon ventre. Au-dessous se trouvait un cercle. Un cercle de chair qu’Alex venait de créer eneffaçant une partie de la sous-couche noire. A présent, il y dessinait un arbre, noir lui aussi. C’étaitcomme si j’avais ingéré l’arbre et qu’on le voyait aux rayons X.

— Tout va bien ? a-t-il demandé d’une voix distraite tandis que le pinceau caressait mon aréole.— Oui, oui, ça va.Que pouvais-je dire d’autre ?— Je vois beaucoup de bleu en vous.— Ah bon ?— Oui. Je sais que pour vous, les Américains, le bleu est la couleur de la tristesse, mais ce

n’est pas du blues que je vois en vous. D’ailleurs, je ne vous trouve pas triste.J’ai hoché la tête. Moi non plus, je ne me voyais pas comme quelqu’un de triste.— Pour moi, le bleu est la couleur du mystère, a repris Alex. Et j’en vois beaucoup en vous.— Hum… Vous ne pensez pas qu’on voit du mystère dans tous les gens qu’on vient de

rencontrer ? Je veux dire, il y a encore plein de choses que vous ignorez sur moi…Comme le fait que j’enquête sur l’escroquerie et le harcèlement dont est victime Madeline

Saga, par exemple.J’ai baissé les yeux vers le cœur couleur pêche qui décorait à présent mon épaule gauche. Au

moins, ai-je songé, il était impossible de contrefaire l’art corporel.— Non, a répondu Alex, je ne trouve pas de mystère à tous les gens que je croise, simplement

parce que je ne connais rien ou pas grand-chose d’eux. C’est vrai que nous n’avons passé que trèspeu de temps ensemble, et que par conséquent j’ignore énormément de choses sur vous. Mais il mesemble que, à bien des égards, vous êtes un mystère pour vous-même. Vous ne croyez tout de mêmepas vous connaître sur le bout des doigts, Izzy ?

Voilà qui m’a cloué le bec. Parce qu’il avait raison. Je passais mon temps à découvrir deschoses à mon sujet. A me découvrir. Les nombreux bouleversements qu’avait connus ma vie depuis ladisparition de Sam et l’annulation de notre mariage avaient déterré des traits de caractère et desinclinations dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence si j’avais mené la vie toute tracée quim’était alors destinée.

En tout cas, je n’avais sûrement pas imaginé faire un jour partie de la scène artistique deChicago. Jamais je n’aurais pensé inaugurer une installation — quelques jours plus tôt, c’est à peinesi je savais ce qui se cachait derrière ce mot — comme Pyramus ; jamais je n’aurais pensé travaillerdans une galerie d’art et encore moins me faire peindre le corps par un artiste réputé, nue comme unver au milieu de son atelier.

Alex s’était remis à travailler sur mes seins. Un nuage bleu pâle aux contours blancs flottaitmaintenant sur celui de gauche. Un large trait rouge partait de l’espace situé entre ma poitrine etdescendait jusqu’en bas de ma jambe droite, après avoir contourné l’arbre qui se trouvait sur monestomac. Une vigne poussait sur un de mes pieds, les sarments remontant jusqu’au mollet. Sous lesfeuilles apparaissaient de belles grappes vertes. L’autre pied était resté noir.

— Vous donnez l’impression d’être un homme qui se connaît bien, ai-je fait remarquer. Voussemblez savoir exactement où vous allez, la forme que doit prendre votre art, ce qu’il signifie et avecqui vous voulez travailler.

Il a suspendu le geste de sa main, pinceau en l’air, avant d’éclater de rire.

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— C’est peut-être l’impression que je donne, mais ce n’est pas ce que je ressens.— Vous n’avez pas confiance en vous ?— Je suis plus souvent dans le doute que dans la certitude. Et je m’interroge beaucoup sur la

qualité de mon travail et sur la façon dont il est perçu. J’ai peur de ne pas être compris. Et puis je medemande souvent si mes plus belles œuvres ne sont pas derrière moi, a-t-il ajouté avec un petithaussement d’épaules.

— Je vous demande bien pardon, mais vous avez votre pinceau sur mon sein. Alors soyez gentilde ne pas dire que vos plus belles œuvres sont derrière vous.

Il s’est mis à rire à gorge déployée, au point qu’il a dû poser sa palette. Alors que quelquesrires sporadiques continuaient à le secouer, il a frappé les mains l’une contre l’autre en m’observantattentivement.

— Non, cette œuvre-là…Il m’a désignée d’un mouvement souple de la main.— Je sais que ce sera une de mes toutes, toutes meilleures.Il m’a regardée droit dans les yeux.— Vous savez que vous êtes une artiste.— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?Il a désigné mon visage.— Vous vous êtes maquillée toute seule avant de venir. Je le vois. Vous avez sélectionné des

couleurs, vous avez décidé de la quantité, de la finesse du trait, de l’épaisseur de la couche. Vousavez mis un peu d’ombre là, un peu d’éclat ici. Vous avez façonné votre visage de façon à proposeraux autres votre vision de la femme que vous êtes.

J’ai réfléchi à ce qu’il venait de dire.— Oui… Je suppose que c’est vrai.Plus tard, Alex a dit qu’il voulait que ma chevelure soit « aussi flamboyante qu’imposante ».

Dans la mesure où je passais un temps considérable à essayer de dompter mes cheveux, je savaisparfaitement comment leur rendre leur liberté. Je les ai crêpés et crêpés encore, m’en donnant à cœurjoie, et ils ont fini par se dresser à quinze bons centimètres au-dessus de mon crâne.

Il m’a souri avec une moue approbatrice, et je lui ai souri en retour. Puis nous nous sommesremis à discuter, et nous n’avons plus arrêté jusqu’à ce qu’il considère que son œuvre était achevée.

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J’ai vécu la fin de cette expérience comme un choc, comme si une porte avait été ouverte etqu’un vent glacial s’était engouffré dans l’atelier. En réalité, rien n’avait changé autour de moi. Maisune fois les séances de peinture et de photos terminées — Alex m’avait mitraillée pendant près dedeux heures avec différents appareils —, c’était tout simplement fini.

Je lui ai dit comment je me sentais.— Ce n’est que la mort de cette expérience-là, a-t-il répondu en haussant les épaules d’un air

fataliste. Une autre est déjà en train de se former quelque part en nous et au hasard de la vie.N’empêche qu’une vague de tristesse m’a submergée, suivie d’un sentiment de vide et de froid.

« Mort », le mot choisi par Alex, était décidément le bon. Il m’a tendu un cadeau enveloppé dans dupapier argenté qui brillait sous la lumière des projecteurs encore allumés. A l’intérieur se trouvait unmagnifique peignoir de soie orange. L’étiquette précisait : Fabriqué à la main en Allemagne.

— J’offre toujours ce peignoir à mes modèles, mais c’est la première fois que je choisis cettecouleur. Je l’ai acheté alors que je ne savais pas grand-chose de vous, Izzy. Seulement ce queMadeline m’avait dit au téléphone. Mais je constate à présent que la couleur est parfaite pour vous.

Je l’ai remercié et j’ai enfilé le peignoir.— C’est vrai que la couleur est parfaite. C’est curieux que vous ne l’ayez pas utilisée une seule

fois sur moi, ai-je fait remarquer en passant la main devant mon corps multicolore.— Trop évident.Nous nous sommes souri.— Pour ce qui est de retirer la peinture, a poursuivi Alex, vous avez le choix. On peut le faire

maintenant, ou demain, voire après-demain si vous avez envie de rester un peu comme ça. On peutégalement vous fournir un savon spécial qui vous permettra de vous nettoyer chez vous quand vous lesouhaiterez.

Je sentais la peinture qui couvrait mon corps sous le peignoir et, curieusement, j’aimais cettesensation. Quelque part entre le moment où Alex avait commencé à me peindre et celui où il avait finide me prendre en photo, la peinture était devenue pour moi comme une seconde peau. J’avais lesentiment d’être représentée tout entière — y compris les recoins inconnus de mon être — dans cesformes et ces images.

J’ai décidé que je devais montrer mon corps peint à Madeline. Après tout, c’était grâce à elleque j’avais vécu cette étonnante expérience.

J’ai dit à Alex que j’allais prendre le savon spécial et que je retirerais la peinture chez moi.Puis je suis retournée dans la salle de bains carrelée de blanc où j’ai échangé le peignoir de soie

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orange contre la robe que je portais en arrivant à l’atelier. J’ai ensuite chaussé mes bottes et je mesuis emmitouflée dans mon manteau en cachemire noir. Avant de partir, j’ai tiré mes cheveux enarrière pour me nettoyer le visage, noir et constellé de petites étoiles. Une fois mon teint de rousseretrouvé grâce au savon spécial d’Alex, j’ai noué mon écharpe autour de mon cou et me suis regardéedans le miroir. Les gens qui me croiseraient dans la rue ne pourraient jamais se douter que j’étais uneœuvre d’art ambulante.

Alors que je m’apprêtais à quitter l’atelier, Alex est venu s’appuyer contre le cadre de la porte.— Vous êtes tout ce qu’il y a sur votre corps, a-t-il dit. Et nous ne devons pas avoir peur de

nous-mêmes. Vous moins que quiconque, Izzy. Ne soyez jamais effrayée par ce qu’il y a en vous.N’ayez jamais honte de vous. N’éprouvez pas de colère à votre égard. Parce que vous êtes unefemme remarquable.

— Et vous, un homme remarquable.Il m’a brièvement serrée dans ses bras, et je l’ai remercié pour son art et ses paroles. C’était un

de ces au revoir qui pouvait être un adieu autant que le début d’une amitié.Dehors, la ville était la proie d’une grande effervescence. Beaucoup de gens dégageaient leur

voiture encore prise dans la neige, tandis que d’autres s’agglutinaient déjà dans les bars et lesrestaurants.

Pas facile de trouver un taxi le samedi soir, mais à force d’agiter les bras et de siffler avec mesdoigts, j’ai fini par avoir gain de cause. Une fois en route vers la galerie de Madeline, les motsd’Alex me sont revenus à l’esprit : « Nous ne devons pas avoir peur de nous-mêmes. »

Quand le taxi m’a déposée, j’ai vu que la galerie était plongée dans le noir. Un coup d’œil àl’horloge de mon Smartphone m’a fait réaliser que l’heure de la fermeture était passée depuislongtemps.

— Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était si tard, ai-je dit au gardien en faction.Je savais qu’il travaillait ici cinq nuits par semaine et que c’était son frère qui prenait la relève

durant la journée. Mais en dehors de ça, je ne savais pas grand-chose de lui. La seule fois où j’avaiséchangé quelques mots avec ce grand gaillard au regard doux, il m’avait parlé des tamales quecuisinait sa femme mexicaine — ça m’avait d’ailleurs mis l’eau à la bouche.

— Vous avez de la chance, Mme Saga vient juste de revenir, a-t-il dit en lançant le pouce versla galerie, comme s’il faisait de l’auto-stop.

— Ah bon ? elle est là ? Eh bien, c’est super, merci.A ce moment-là, j’ai senti la peinture dont j’étais couverte et je me suis demandé s’il pouvait

percevoir, d’une manière ou d’une autre, que quelque chose en moi était différent. Une sorte de mue,comme si j’avais perdu mon ancienne peau laiteuse et qu’elle avait glissé à mes pieds. Mais il s’estcontenté d’appuyer d’un air indifférent sur le bouton qui ouvrait la porte de la galerie.

Une fois dans la salle d’exposition, j’ai vu de la lumière filtrer depuis la pièce du fond. J’aimarché lentement vers le point lumineux, avec l’étrange et merveilleux sentiment d’être un tableauvivant qui avait attendu le soir pour quitter son mur et se promener librement dans la galerie sombreet déserte. Quand je suis parvenue dans la pièce du fond, Madeline se trouvait debout face aux tiroirsplats où elle conservait des toiles sans châssis. Contrairement à la façon dont elle s’habillaitd’ordinaire dans la journée, elle était toute de noire vêtue ; jean, chemise et gilet sans manches.

Elle a senti ma présence et s’est tournée, visiblement étonnée de me voir là.— Je sais que la galerie est fermée à cette heure-ci, ai-je dit, mais je viens juste d’en finir avec

Alex.Elle m’a regardée avec l’air de se demander de quoi je pouvais bien parler.

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— Alex ?— Alex Tredstone.— Oh ! Oui, je suis bête.J’ai été surprise par sa parfaite indifférence pour un projet qui, jusque-là, avait semblé

l’enthousiasmer.— Bon, eh bien… je voulais juste te remercier d’avoir organisé ça. C’était une expérience

extraordinaire, tu sais. J’ignore ce que donneront les photos sélectionnées par Alex, mais j’aivraiment vécu un moment… un moment unique.

Madeline a hoché la tête.— Un moment unique, hein ? Ça me fait plaisir.Elle avait prononcé ces mots d’une voix monocorde. Où était passée son excitation à l’idée que

je serve de support à l’œuvre d’un artiste dont elle admirait le travail ? Bien sûr, ai-je songé,Madeline avait des préoccupations plus importantes que mon incursion dans le monde passionnant etsexy de l’art corporel selon Alex Tredstone. Soudain, mon envie de lui montrer mon corps peint m’asemblé déplacée et même égoïste au regard de ses problèmes.

— Est-ce que ça va, Madeline ? ai-je demandé.— Oui, oui, je vais bien.Elle a tourné la tête vers le meuble à tiroirs plats, comme pour éviter mon regard. Il y avait

quelque chose d’étrange dans la façon laconique dont elle s’exprimait.— Je sais que tu vis un moment difficile, Madeline, et j’en suis désolée. Ça doit être si

douloureux pour toi d’être victime de vols et de contrefaçons.Elle a lentement pivoté vers moi.— Douloureux, en effet.— Tu sais que je suis là, si tu as envie d’en parler.J’avais mis autant de chaleur que possible dans ma voix, mais, en réalité, je me sentais comme

quand j’avais appris qu’elle avait vendu la mèche à Syd. Parler d’un sentiment de trahison aurait ététrop fort, mais, incontestablement, j’avais perdu une part de ma confiance en elle.

Elle n’a rien répondu.— Je vais y aller, ai-je dit.Madeline a hoché la tête.— Oui, je ne vais pas faire de vieux os, moi non plus.

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Le lendemain matin, dimanche, j’ai traîné au lit en songeant aux quelques heures passées avecAlex Tredstone. Pourtant, mes pensées revenaient souvent vers Madeline. Etait-elle en train decraquer ? Devais-je m’inquiéter de son état psychologique ?

Quelque chose d’autre me tracassait à propos de notre rencontre de la veille au soir. Jen’arrêtais pas de revoir cette image de Madeline devant le meuble aux tiroirs plats. J’ai fini parcomprendre que j’avais été troublée de l’avoir surprise là, dans sa galerie après l’heure de lafermeture, devant des toiles qui pouvaient êtres roulées et facilement emportées. C’était idiot, maisj’avais eu le sentiment de prendre une voleuse la main dans le sac.

Et si… et si… Et si Madeline était elle-même impliquée dans cette affaire de tableaux volés etcontrefaits ?

Peut-être avait-elle besoin d’argent. Ou alors, elle avait tant de mal à se séparer de certainesœuvres qu’elle avait trouvé ce moyen pour les vendre tout en conservant les originaux. Après tout,Mayburn m’avait dit que Madeline vivait pour l’art, et j’avais moi-même pu constater la place quetenait cette passion dévorante dans sa vie quotidienne. Je n’étais jamais allée chez elle, mais jesavais qu’elle habitait près du lac Michigan, quelque part du côté d’Astor Street. Les murs de sonappartement étaient-ils tapissés de tableaux volés dans sa propre galerie ? Se pouvait-il que l’argentde l’héritage ait été entièrement dépensé, ou bien qu’elle en ait exagéré l’importance ? A moins quetoute cette histoire d’argent tombé du ciel japonais ne soit qu’une fable inventée pour expliquer l’étatde santé florissant de son compte en banque, alimenté par les sommes qu’elle tirait de la revente aumarché noir d’œuvres originales ?

Je me suis levée et j’ai trottiné jusque dans la cuisine où j’ai appelé Mayburn.— Ce n’est pas Madeline, a-t-il déclaré avant même que j’aie le temps de lui expliquer ce qui

m’était passé par la tête.— Ecoute ce que j’ai à dire avant d’être aussi catégorique.J’ai commencé à exposer mes hypothèses, malgré le grognement qui s’est niché dans mon

oreille.— Elle n’a pas du tout besoin d’argent, a-t-il objecté.J’ai continué à parler, et il n’a pas tardé à m’interrompre de nouveau avec un soupir impatient

qui, m’a-t-il semblé, exprimait une certaine déception à mon égard.— Je n’arrive pas à croire que tu puisses te tromper à ce point, a-t-il dit. Ça saute pourtant aux

yeux.— Qu’est-ce qui saute aux yeux ?

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— Que Madeline ne ferait jamais ce que tu es en train de me raconter. Et son amour de l’artsaute aux yeux, lui aussi !

— Justement. Je me demande si la force de cette passion ne la pousse pas à faire quelque chosequi ne lui ressemble pas.

Il est resté silencieux un moment. Et quand il a repris la parole, ça n’a pas été pour mecontredire.

— En tout cas, je peux t’assurer qu’elle ne s’enverrait pas des courriers menaçants, ou lasculpture d’un couteau planté dans un morceau de chair, ou je ne sais quelle saloperie de ce genre.

— Ecoute, on sait que ce n’est pas donné à tout le monde d’exécuter une telle sculpture, siignoble soit-elle. Madeline et Syd ont été d’accord pour dire que, à défaut de talent, il faut unetechnique très sûre pour produire un tel objet.

— Où veux-tu en venir ?— Soit la personne qui est derrière tout ça a fabriqué elle-même cette sculpture, soit elle l’a

commandée à un artiste.— Ce n’est pas…Il s’est interrompu, et cette pause s’est prolongée de longues secondes, comme s’il considérait

sérieusement quelque chose.— Ce n’est pas Madeline, a-t-il fini par dire.Je n’ai pas insisté. C’était inutile. J’avais senti son hésitation, et lui aussi l’avait sentie.

Mayburn avait conscience de n’être plus tout à fait aussi sûr de lui. Plus tout à fait aussi sûr deMadeline.

— Passe du temps avec elle, a-t-il dit. Le plus de temps possible.

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Je l’ai appelée sur son portable.— Allez, a dit Madeline en guise de bonjour, raconte-moi comment ça s’est passé, avec Alex.Apparemment, la Madeline que je croyais connaître était de retour.— Comment vas-tu, aujourd’hui ? ai-je demandé, bien que rassurée par sa voix enjouée.— En pleine forme, ma belle. Allez, raconte !Fini les réponses laconiques débitées sur un ton monocorde. La différence avec la veille au soir

était presque palpable. J’étais heureuse de sentir de nouveau ce lien qui, m’avait-il semblé, se tissaitentre nous depuis le jour de notre rencontre. Je lui ai résumé ce que j’avais vécu dans l’atelierd’Alex. A mesure qu’elle m’interrompait pour demander des précisions, j’ai retrouvé l’excitation quej’avais ressentie en compagnie de l’artiste. Partager cette expérience, surtout avec quelqu’un qui étaitcapable d’en saisir toute l’intensité, me permettait de la revivre.

— Tu as toujours le corps peint ? a-t-elle demandé.— Absolument. J’ai dormi avec le peignoir de soie qu’Alex m’a offert pour que ça ne frotte pas

trop, et j’ai l’impression que son travail est resté intact, ai-je dit en ouvrant grand le peignoir orangepour observer ma deuxième peau.

J’ai songé à la consigne de Mayburn : « Passe du temps avec elle. Le plus de temps possible. »J’ai aussi songé au moment d’hésitation qu’il avait eu au téléphone avant de la déclarer innocente. Etsi Madeline avait fait exprès de l’inciter à déclencher une enquête pour couvrir sa culpabilité d’unécran de fumée ? Elle était assez fine pour savoir que Mayburn lui était dévoué, et qu’il n’oseraitjamais la faire figurer sur sa liste de suspects.

En tout cas, je n’avais pas besoin des directives de Mayburn pour avoir envie de passer dutemps avec Madeline. Au-delà de mes soupçons naissants, je désirais en savoir plus sur cette femme.Tout simplement parce que je l’appréciais beaucoup.

— Franchement, tu devrais voir ce qu’il a fait sur moi, ai-je ajouté.— J’y tiens absolument, Isabel ! On se retrouve à la galerie ?— Si tu veux.— Disons dans une heure, ça te va ?

* * *

Quand je suis arrivée à la galerie, un peu moins d’une heure plus tard, Madeline se trouvait déjàlà. J’ai tout de suite vu qu’elle était redevenue elle-même.

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— Donne-moi tous les détails, m’a-t-elle demandé avec un grand sourire.Elle portait un pull gris sur un jean orange rentré dans des bottes. Elle m’a bombardée de

questions sur toutes les étapes du processus de création, me demandant parfois de répéter des chosesque je lui avais déjà racontées au téléphone.

Au bout d’un moment, elle a lancé la main vers moi.— Alors, tu me montres ?Il y avait une intonation joueuse, presque coquine, dans sa voix.J’ai éclaté de rire.— Ne te sens surtout pas obligée, si tu n’en as pas envie, a-t-elle ajouté.Encore cette sensualité joueuse.— J’en ai envie, ai-je répondu.Vivre dans ma peau peinte par Alex était en soi une expérience artistique que j’avais envie de

partager avec Madeline. Et puis, ça me permettait de passer du temps avec elle, d’essayer de décelerdans ses réactions des indices qui m’aideraient peut-être à déterminer si elle était impliquée dans levol de ses propres tableaux.

— Allons nous mettre à l’abri des regards, a-t-elle dit.Dans la pièce du fond, Madeline m’a désigné un grand paravent en laque de Chine qui servait à

cacher du matériel ou, parfois, les éléments d’une installation en attente d’être montée.Je me suis glissée derrière les panneaux verts — Madeline les appelait des « feuilles » —, entre

un spot sur trépied et un énorme pot de peinture. J’ai d’abord retiré mes bottes, puis ma jupe longue,et enfin mon gros pull. Je n’avais pas mis de sous-vêtements de crainte que le frottement n’enlève lapeinture. En revanche, j’avais apporté avec moi le peignoir offert par Alex, que j’ai posé à chevalsur le haut du paravent.

Une fois nue, j’ai couvert ma poitrine du bras et mon sexe de la main — gestes de pudeur sansdoute un peu forcés —, et je suis sortie de derrière les « feuilles » laquées.

Madeline a retenu un petit cri tandis que sa main venait se plaquer sur son cœur.— C’est l’une de ses plus belles créations, a-t-elle dit en s’approchant de moi.Elle a saisi mes poignets l’un après l’autre, délicatement, comme si elle tirait sur les rubans

d’un papier cadeau. Je me suis laissé faire. Madeline a d’abord examiné le bras qu’elle avaitconservé dans sa main.

— Ça…, a-t-elle dit, son doigt tendu désignant une pluie de larmes couleur lavande.Je ne savais pas trop comment les interpréter.— Ça, c’est…Elle a soupiré, visiblement incapable de trouver des mots assez forts pour décrire son émotion.Elle s’est penchée vers les vagues bleues qui ondoyaient sur mon bras comme des rubans au

vent.— Et ça…Elle a relevé les yeux vers moi.— Ça signifie quelque chose, pour toi ?Je n’ai pu retenir un petit rire.— Je n’en ai pas parlé à Alex, mais Theo, mon mec, enfin… mon ex, maintenant…D’un signe de tête, Madeline m’a fait comprendre qu’elle se souvenait de Theo, dont je lui avais

parlé le soir où nous étions allées boire un verre chez Toi.— Eh bien, Theo avait un serpent tatoué sur un bras, et ça ressemblait beaucoup à ce qu’a

dessiné Alex. Le pire, c’est que quand je pense à Theo et que… que je m’imagine dans ses bras, je

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vois souvent ce tatouage.Madeline a secoué la tête d’un air émerveillé.— Theo fait partie de toi, a-t-elle dit.J’ai hoché la tête, une petite boule dans la gorge.— Oui, c’est vrai. Il fait partie de moi.Lentement, elle a laissé ses yeux glisser vers d’autres endroits de mon corps devenu œuvre

d’art, murmurant : « Sublime… » quand ils se sont posés sur l’arbre noir dessiné dans le cercle dechair ménagé à hauteur de mon estomac.

Elle a poussé de petits cris ravis à la vue de la vigne qui poussait sur mon pied et du cœurcouleur pêche qui ornait mon épaule gauche.

— La couleur de ce cœur me fait penser au halo orangé qu’on voit parfois à travers les baiesvitrées de la galerie quand il fait soleil, ai-je dit.

— Toi aussi, tu l’as remarqué ? Je croyais être la seule qui l’avait vu. Le plus étrange, c’est queça fait seulement quelques semaines que ce phénomène a commencé.

— C’est peut-être parce que c’est le premier hiver que tu passes ici, ai-je répondu. Ça doitvenir de la réverbération du soleil sur la neige.

— Oui, c’est ce que j’ai pensé, moi aussi.C’était sans doute ridicule, mais je me suis sentie fière d’être arrivée aux mêmes conclusions

qu’elle.Elle a fait un pas en arrière.— Vraiment une des plus belles œuvres d’Alex Tredstone, a-t-elle murmuré avec un soupir

d’aise. Tu comptes rester comme ça encore un peu ?— J’hésite. Tu sais combien de jours les modèles d’Alex attendent, généralement, avant de se

nettoyer ?— Il n’y a pas de règle.Elle a approché son visage du mien.— Devine ce que j’ai entendu dire ? a-t-elle demandé d’une voix de conspiratrice, une lueur

malicieuse dans les yeux. Il paraît que certaines femmes font l’amour avant de retirer la peinture. Tut’imagines en train de faire ça avec le corps entièrement peint par un grand artiste ?

J’ai senti que mes sourcils s’envolaient vers mon front.— Encore faut-il trouver le bon partenaire.— Oui, un partenaire digne de confiance et sensible aux choses de l’art, a-t-elle répondu avec

un regard entendu.— Tu as quelqu’un en tête, c’est ça ?Un grand sourire s’est dessiné sur ses lèvres.— Que penses-tu de Jeremy ?J’ai secoué la tête.— On n’en est pas encore là, lui et moi. Et je dois dire que la visite de sa femme m’a un peu

refroidie.Je lui ai parlé de mes soupçons à l’égard de la fex ; des raisons qui auraient pu la pousser à

voler et à contrefaire ces deux tableaux.Après m’avoir attentivement écoutée, Madeline est restée muette un moment.— Possible, a-t-elle fini par répondre. Il faut dire que c’est elle qui voulait vraiment ces

tableaux. Corine a un œil très sûr, en matière artistique. Pourtant, ce n’est pas avec elle que je mesuis liée d’amitié, mais avec Jeremy.

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Ces mots m’ont fait songer que la fex pouvait avoir une autre raison de s’en prendre à Madeline.— Elle semble assez jalouse… Tu penses qu’elle aurait pu t’en vouloir à cause de ton amitié

avec son mari ?— Je n’en sais rien.Le front de Madeline s’est plissé, et ses lèvres se sont pincées.— D’une certaine manière, ça me soulagerait que ce soit elle la coupable, parce que j’ai le

sentiment que c’est quelqu’un que je connais, qui est derrière tout ça. Et comme je te l’ai dit, il mesemble impensable qu’une ou un de mes amis me fasse subir ça.

Mais qui pourrait te faire subir ça, Madeline ?J’ai gardé la question pour moi, et Madeline a secoué la tête avant de se reprendre, un sourire se

formant progressivement sur ses lèvres tandis que ses yeux parcouraient mon corps nu, ou plusexactement la toute dernière œuvre d’Alex Tredstone.

— Revenons à nos moutons, a-t-elle dit. Donc, si j’ai bien compris, Jeremy est hors-jeu pourune nuit d’art et d’amour.

— Je confirme. Même si j’étais prête à coucher avec lui, je ne pense pas que j’aurais envied’être entièrement peinte pour ma première nuit avec un homme.

J’ai remarqué que je n’étais pas plus mal à l’aise de discuter entièrement nue avec Madeline queje ne l’avais été avec Alex. A croire qu’une naturiste sommeillait en moi.

— Je comprends, a dit Madeline. Vous vous éclateriez comme des fous au lit, mais après ça lasuite risquerait d’être fade.

Je n’avais pas vu les choses exactement sous cet angle, mais elle avait peut-être raison. Noussommes restées silencieuses durant quelques secondes.

— Et Theo ? a-t-elle suggéré. Tu te verrais faire ça avec lui ?— Ça serait parfait avec Theo, ai-je répondu avec un enthousiasme qui a fait sourire Madeline.De fait, l’idée avait une telle puissance d’évocation que j’ai senti mes jambes se dérober sous

moi. J’avais de quoi fantasmer pour le restant de mes jours, avec une telle pensée.— Malheureusement, il vit à l’étranger, en ce moment.Forcément, j’ai ensuite songé à Sam.— Mais je ne pense pas que ce soit son truc, ai-je fait remarquer. Et puis, même si je sais que ça

se fait entre ex, de coucher de temps en temps ensemble, je veux dire, on n’a pas ce genre de relation,lui et moi…

Pas comme toi et Syd.C’est alors que — j’ignore pour quelle raison étrange — j’ai pensé à Vaughn. L’art corporel ?

Certainement pas son truc. Et puis qu’est-ce qui me prenait de songer à Vaughn pour une partie dejambes en l’air ? Manifestement, l’univers artistique d’Alex Tredstone m’avait un peu trop ouvertl’esprit.

Madeline s’est remise à me contempler avec ce même regard intense qu’elle avait quand elles’arrêtait devant une des œuvres de sa galerie. Elle s’est accroupie pour mieux voir un drapeau quicouvrait un de mes mollets. Elle a ensuite passé un bon moment derrière moi, à regarder mon dos quiétait surtout couvert d’étoiles. Me sentais-je embarrassée d’être ainsi scrutée sans vêtements ? Non,je n’éprouvais toujours aucune gêne. Un des miracles de l’art, m’avait appris Madeline, c’était sacapacité à offrir de nouvelles façons d’appréhender les êtres et les objets que nous avions tous lesjours sous les yeux. Lorsqu’elle m’observait ainsi, elle voyait au-delà de mon corps nu et couvert depeinture. Sous son regard sensible et enthousiaste, je devenais plus qu’une Izzy nue et couverte depeinture.

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— C’est vraiment dommage que Theo vive à l’étranger, a-t-elle dit quand elle est revenue seplacer devant moi.

— Ça, oui. C’est vraiment dommage.Il ne fallait pas que j’imagine trop l’expérience que j’aurais partagée avec lui, parce que mon

corps commençait déjà à atteindre des températures tropicales.— Tu n’as pas l’air de lui en vouloir d’être parti, a fait remarquer Madeline. J’en connais

d’autres qui seraient en colère, à ta place.— C’est parce que j’ai compris pourquoi il avait besoin de prendre du recul.J’ai attrapé le peignoir de soie orange et je l’ai enfilé, sans toutefois nouer la ceinture. Je me

suis mise à parler de Theo, expliquant à Madeline que, pour le moment, il vivait en nomade entrel’Australie et la Thaïlande, sans autre attache que la corde qui le reliait à sa planche de surf. Je lui aidit qu’il était enfant unique et j’ai évoqué le fait qu’il avait récemment été trahi par ses parents.

Madeline m’a écoutée, très attentivement, tournant son visage de trois quarts, comme si cetteinclinaison permettait à son oreille d’aspirer les mots qui sortaient de ma bouche.

— Il a traversé des épreuves qui vont le marquer à jamais, ai-je dit.— Oui, a renchéri Madeline avec un sourire mélancolique, on ne se remet pas de son enfance, ni

même de sa toute petite enfance. J’aime beaucoup mes parents adoptifs et je ne regrette pas d’avoirgrandi aux Etats-Unis, un pays que je considère comme le mien et que j’adore. Pourtant, j’ai toujoursressenti un manque en moi. Comme si je n’étais pas complète, tu comprends ?

Elle s’est interrompue et a planté ses yeux dans les miens.— Mais peut-être que tous les enfants ressentent ça. Ou au moins quelque chose de similaire…J’ai pris le temps d’y réfléchir. A partir de l’âge de huit ans, j’avais grandi sans mon père. J’en

avais souffert, bien sûr, mais je n’avais pas éprouvé ce sentiment d’être incomplète. Je l’ai dit àMadeline avant d’ajouter :

— Cela dit, après la disparition de mon père, ma mère a toujours eu la…— La sensation d’une présence qui comblait le manque qu’elle ressentait ?— Oui, c’est ça.Madeline a hoché la tête avec une gravité que je ne lui connaissais pas.— Theo n’éprouvait pas ce manque en tant que fils unique, ai-je dit. En tout cas, il ne m’en a

jamais parlé.— Non seulement j’ai toujours eu la sensation qu’il me manquait quelque chose, mais je me suis

sentie trahie par mes parents biologiques. Du moins jusqu’à ce que je reçoive cet héritage.— Que s’est-il passé dans ta tête, à ce moment-là ?— Ce cadeau m’a fait comprendre que j’avais existé pour ma famille japonaise. Que j’avais

compté pour elle malgré cet abandon. Simplement, ils n’ont pas pu me garder après ma naissance.— Oui, moi aussi, j’ai fini par comprendre pourquoi mon père avait disparu du jour au

lendemain. Ce sont des situations complexes, et il faut avoir suffisamment de recul pour espérer fairela paix avec elles.

Madeline m’a regardée un moment en silence, la ligne de sa bouche se relevant à peine pourébaucher un sourire. D’un brun soutenu, ses yeux s’éclairaient d’un cercle ambré. Deux œuvres d’art,ai-je songé.

— Oui, Isabel, tu as raison de parler de complexité. Je pense que l’être humain a développé lacapacité de ressentir toutes sortes d’émotions en même temps : amour, défiance, dégoût,stupéfaction… Des émotions souvent contradictoires que nous apprenons à faire cohabiter en nous.

Je me suis sondée un moment avant de répondre.

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— D’accord avec toi. Mais les faire cohabiter en nous demande un gros travail sur soi-même.Petit hochement de tête de Madeline.— L’important est de garder l’esprit ouvert. De ne pas se laisser enfermer dans le jugement et le

ressentiment.Nouveau temps de réflexion.— J’essaie de garder l’esprit ouvert, ai-je finalement répondu. Par exemple, je m’autorise à

aimer à la fois Sam et Theo. Pourtant, si je suis tout à fait honnête avec moi-même, je dois admettreque, dans les deux cas, cet amour est teinté de colère.

— C’est précisément là que les humains sont étonnants. Ça aurait sans doute été plus simplepour toi de les exclure de ta vie.

J’ai acquiescé.— J’aurais pu décider de ne plus les voir, de ne plus leur parler.— Certains disent qu’il vaut mieux amputer que soigner éternellement la même blessure.

L’amputation est douloureuse sur le moment, mais on peut ensuite passer à autre chose. C’est commese faire retirer un gros morceau de chair gangrené de colère.

Le silence s’est fait, et je crois qu’elle pensait comme moi à la sculpture du morceau de chairpoignardé qu’elle avait reçue.

— Mais c’est tellement plus intéressant d’accepter le combat…, a repris Madeline. De tester sacapacité de résistance à l’adversité. Et en refusant la solution de facilité, comme tu l’as fait, enrestant ouverte aux émotions dont te bombarde la vie, je suis certaine que tu as eu plus de plaisir quetu n’en aurais eu en leur fermant la porte au nez.

Là, je n’ai pas eu besoin de réfléchir pour répondre.— Oui, c’est vrai.— Il est inutile de supprimer un morceau de son vécu pour surmonter les épreuves qu’il

renferme, pour être capable d’aller de l’avant et d’ouvrir un nouveau chapitre ensoleillé de sa vie.De mon point de vue, a-t-elle ajouté, la tolérance est un hôte de bonne compagnie, qu’on ne regrettejamais d’avoir invité à sa table.

Je lui ai souri. Je m’étais attachée à sa façon de parler. A sa façon de mettre ses pensées enimages.

Elle m’a rendu mon sourire. Une fois encore, j’ai compris ce qui avait tant séduit Mayburn chezMadeline. Au-delà de sa beauté, cette femme était capable de réveiller la moindre bribe d’énergiequi sommeillait en vous. Et c’était bon d’en profiter. Cela me donnait une pleine conscience d’être envie, ce sentiment à la fois intense et délicat, intime et universel, comme si je pouvais appréhenderl’essence de mon être dans une seule et même sensation.

Madeline a baissé la tête, une mèche noire et brillante masquant son visage l’espace d’uninstant.

Elle s’est avancée vers moi, un pas si minuscule que je me suis demandé si elle l’avait vraimentfait. Mais mon corps a senti qu’elle était entrée dans mon espace vital, ou plutôt dans mon espaceintime. Il s’est mis me picoter brusquement, comme si toutes mes cellules venaient de réaliser aumême moment qu’elles étaient là pour une bonne raison. Une très bonne raison. Un autre pas et puisencore un autre, et soudain Madeline avait son visage à quelques centimètres du mien. Elle était pluspetite que moi mais, en raison de ses bottines en cuir à talons hauts, nos yeux se trouvaient presque àla même hauteur.

Qu’est-ce qui se passe, là ?J’ai fermé les yeux et j’ai senti les cheveux de Madeline frôler ma joue. C’était comme d’être

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caressée par l’étoffe la plus douce, par les soies délicates du pinceau d’un artiste. Elle avait uneodeur exotique et subtile. J’ai décidé de ne pas rouvrir les yeux.

L’instant d’après, j’ai senti sa bouche sur ma bouche.

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C’était la première fois que j’embrassais une fille. Moi, j’avais l’habitude des hommes, commeJeremy qui posait ses mains sur mes joues pour m’attirer à lui. Ou comme Theo qui les plaçait sousmes fesses pour me soulever pendant qu’on s’embrassait, mes jambes venant enserrer sa taille. Maisce baiser avec Madeline ? C’était bizarre, plein de fraîcheur et de douceur, totalement inédit. Laseule chose vaguement comparable dans le catalogue de mes émotions, c’était mon premier baiser àun grand de quinze ans, dans le dressing de ses parents. Je venais d’avoir treize ans et ce que jevivais maintenant avait ce même côté surréaliste : Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que c’est vraimenten train de se passer ? Pourquoi ?

En réalité, je ne m’étais pas posé cette dernière question en embrassant Mark Everett dans lapenderie de ses parents. Ce « pourquoi ? » était uniquement destiné à ce qui se passait là, en cemoment, avec Madeline.

Je ne sais trop comment, nous nous sommes retrouvées dans la salle d’exposition où elle acontinué à m’embrasser — je ne dis pas : « nous avons continué à nous embrasser », parce que j’étaisassez passive. Une petite voix en moi ne cessait de s’interroger : C’est quoi, ce délire ? Pourquoiest-ce que je fais ça ?

J’ai décollé mes lèvres, récupéré la langue que Madeline semblait vouloir me confisquer, et j’aireculé un peu la tête pour scruter son visage. J’aurais voulu la gronder un peu du regard, mais,curieusement, la situation ne me mettait pas du tout mal à l’aise. C’était comme lorsqu’on rêve etqu’on se permet des choses parce qu’on sait que ça se terminera au réveil.

J’en étais là de mes pensées quand la lumière a brusquement changé, une teinte mandarines’invitant dans la galerie. Nous nous sommes séparées d’un même geste, un peu surprises, avant denous tourner vers la baie vitrée.

— C’est le phénomène dont on a parlé ! me suis-je écriée. Le halo orangé !— Oui, c’est bien ça, a confirmé Madeline en plissant les yeux.Je l’ai vue froncer les sourcils juste avant de se précipiter vers la vitre et d’y coller le front, les

mains en œillères.— Jacqueline ?— « Jacqueline » ? ai-je répété, sans savoir de qui ou de quoi elle parlait.Ça m’est revenu d’un seul coup.— Tu parles de Jacqueline Stoddard, la galeriste installée de l’autre côté de la rue ?Madeline a hoché la tête.A mon tour, je suis venue me coller à la vitre, une main sur chaque tempe. Oui, c’était bien elle,

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Jacqueline Stoddard enveloppée dans son manteau couleur pêche, figée sur le trottoir qui longeait lagalerie. Elle avait l’air d’un lapin pris dans les phares d’une voiture.

C’est alors que Madeline m’a tourné le dos et s’est dirigée vers la porte.

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Une fois Madeline sortie, je suis restée seule dans la galerie, nue sous mon peignoir de soie, àprésent soigneusement refermé. Peut-être refusais-je d’accepter la fin de cette expérience artistique.Sa « mort », comme avait dit Alex Tredstone.

Pour lui, cette œuvre était importante au moment où il la concevait, puis il passait à autre chose.Mais j’avais du mal à ne pas voir la création que j’étais devenue comme une œuvre tropmerveilleuse pour être effacée à coups de savon.

Pendant cinq minutes environ, j’ai observé Madeline et Jacqueline qui discutaient sur le trottoir.Je restais immobile, à la manière d’une statue — d’un nu qu’un visiteur pudibond ou simplementfarceur aurait couvert d’un peignoir. Je ne bougeais pas, mais je guettais un éventuel SOS deMadeline.

En fait, c’était surtout elle qui parlait et, en tant qu’avocate, c’était quelque chose qui me rendaitnerveuse.

J’ai abandonné le mode statue pour aller me rhabiller dans la pièce du fond. Quand je suisrevenue à mon poste d’observation, Madeline et Jacqueline avaient conservé la même position,comme si le bouton Pause avait été appuyé pendant que je me changeais. Jacqueline parlait toujoursaussi peu, se contentant de secouer la tête de temps à autre.

J’ai enfilé mon manteau et je suis allée les rejoindre dehors.Madeline s’est interrompue quand je suis arrivée à leur hauteur, et les deux femmes se sont

tournées vers moi.— Jacqueline reconnaît qu’elle a passé un certain temps à…, a commencé Madeline avant de

s’interrompre.Visiblement, elle tenait à choisir ses mots avec soin.— A nous observer derrière les vitres de la galerie.J’ai jeté un bref coup d’œil à Jacqueline.Quelque chose qui ressemblait à du chagrin a voilé d’une ombre son visage.J’ai eu de la peine pour elle, même si j’ignorais les raisons de ce chagrin. Et soudain, comme si

je venais de découvrir le dernier panneau qui donnait tout son sens à un triptyque, j’ai comprisquelque chose sur Jacqueline Stoddard.

— C’est vous qui avez écrit les commentaires, ai-je dit.Elle a secoué la tête, ses yeux agrandis par une sorte d’affolement.— Les commentaires sur le site Internet de la galerie.Elle a cessé de secouer la tête et s’est tournée vers moi, cherchant mon regard. Le sien semblait

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dire : « Je vous en prie, comprenez-moi. »J’ai hoché la tête, répondant moi aussi d’un message muet : « Je vais essayer. »

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La galerie de Jacqueline Stoddard était ouverte le dimanche. Les œuvres exposées chez elleétaient beaucoup moins audacieuses que celles qu’on trouvait chez Madeline, comme en témoignaientles nombreux cadres dorés à la feuille. Seule touche de modernité, la robe d’un rouge éclatant de lajeune femme assise derrière le bureau de réception offrait un contraste saisissant avec le classicismedes lieux. La malheureuse a manqué de trébucher sur un pied du bureau dans sa hâte à accueillirMadeline, ses gestes comme ses paroles indiquant à quel point elle considérait sa visiteuse comme unpersonnage de premier plan.

Madeline s’est montrée amicale tout en gardant une certaine réserve.— Je viens dire un petit bonjour à Jacqueline, a-t-elle expliqué quand la réceptionniste a fini

par libérer la main qu’elle serrait avec dévotion.J’ai suivi Madeline à travers la salle d’exposition, un peu sur les rotules après l’effervescence

de cette dernière heure.Le bureau de Jacqueline était aussi classique que le reste de sa galerie : moulures au plafond,

bibliothèque murale de bois, canapés bordeaux.D’un geste de la main, elle nous a invitées à prendre place sur l’un d’eux. Nous nous y sommes

assises côte à côte, Madeline et Jacqueline se dévisageant aussitôt après dans un silence decathédrale. Alors que je les observais alternativement, j’ai noté que le regard de Jacqueline se faisaittantôt craintif, tantôt sévère, comme si elle était la proie d’émotions contradictoires.

Après quelques secondes de ce petit jeu, j’ai décidé de mettre un terme à l’épreuve. Peum’importait qui allait baisser les yeux la première.

— Bien, ai-je dit d’une voix ferme en me redressant sur le canapé, l’heure est aux explications.J’ai capté le regard de Jacqueline et je ne l’ai plus lâché.— Jacqueline, vous avez admis être l’auteur des commentaires à propos de sir Dudlin. Ceux qui

mettaient en doute leur authenticité.— Oui, je le reconnais, a-t-elle confirmé d’une voix douce mais précipitée.Puis elle a admis que des sentiments haineux avaient inspiré ces commentaires. Des sentiments

nés d’une jalousie viscérale à l’égard de Madeline.— Au début, je voulais simplement garder un œil sur Madeline quand elle a emménagé de

l’autre côté de la rue. Et il y avait chez moi un réel désir de l’aider, vous savez…Elle s’adressait à moi, sans regarder Madeline.— Insinuer que je vends des œuvres contrefaites est une drôle de façon de m’aider, est

intervenue Madeline.

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Jacqueline lui a lancé un regard dur.— Des insinuations qui se sont avérées tout à fait fondées.— Pourquoi dites-vous cela, Jacqueline ? ai-je demandé d’un ton aussi neutre que possible.En d’autres termes : « Que savez-vous, au juste ? » Je ne voulais pas que Madeline en dise plus

que n’en savait l’autre galeriste.Une ombre est passée sur le visage de Jacqueline Stoddard.— Il n’y a pas que Madeline que je déteste, a-t-elle répondu en pointant le doigt sur elle. Je me

déteste, moi aussi.Une pause.— Parce que j’ai trahi quelqu’un qui m’est cher.Je pensais qu’elle parlait de Madeline et qu’elle allait lui présenter ses excuses, mais elle a

ajouté :— Oui, j’ai trahi Jeremy.Après avoir prononcé ces mots, elle a enfoui le visage dans ses mains comme si elle ne pouvait

supporter nos regards.— Pardon ? a demandé Madeline, qui se demandait visiblement si elle avait bien entendu ce que

Jacqueline venait de dire. Jeremy m’a assuré n’avoir parlé à personne des contrefaçons.— A personne d’autre qu’à moi, a dit Jacqueline en baissant les mains qui lui couvraient les

yeux. Jeremy et moi avons une relation de confiance. Je l’ai rencontré quelques semaines après monarrivée à Chicago, et nous sommes peu à peu devenus bons amis.

— Jusqu’à aujourd’hui, je le considérais aussi comme mon ami, a déclaré Madeline avec unbrin d’amertume dans la voix.

— Je sais, a dit Jacqueline, mais Jeremy et moi avons une amitié d’une autre nature que la vôtre,il me semble. J’ai toujours vendu beaucoup d’œuvres d’art aux Breslin, et au début mon amitié avecJeremy était un peu mondaine. Mais avec le temps, nous avons pris l’habitude de nous confier l’un àl’autre.

— Vous avez eu une aventure avec lui ?Oups ! Venais-je vraiment de dire ça à haute voix ? Ça devait être la blonde en moi qui se

rappelait à mon bon souvenir. Si les crises de « blonditude » persistaient, il allait falloir que je merenseigne sur l’existence d’un antidote.

Jacqueline a réfuté en secouant vivement la tête.— Nous sommes seulement de grands amis. Et même si j’ai le sentiment de ne pas avoir été

digne de la confiance de Jeremy, je n’ai pas vraiment trahi ma promesse de ne parler à personne deces contrefaçons. Je veux dire, mes commentaires étaient anonymes, et je n’ai donné aucun fait précis.Je suis toujours restée dans l’allusion, dans le vague…

Si ça peut vous aider à vous sentir mieux de penser ça, ai-je songé. Mais, cette fois, j’ai réussià maîtriser la blonde et à garder cette réflexion pour moi. En revanche, les derniers mots deJacqueline ont fait réagir Madeline.

— Dans le vague ? s’est-elle écriée avec une mimique incrédule. Et l’e-mail, alors ?— Quel e-mail ? a répliqué Jacqueline. Je ne vois pas de quoi vous parlez.— Celui où vous me menaciez de m’écorcher et de tendre ma peau sur un châssis !— Pardon ? a lancé Jacqueline, la bouche déformée par une grimace de dégoût. Je n’ai jamais

écrit de telles horreurs ! Le seul e-mail que je vous ai envoyé ces dernières semaines concernait levernissage de Bobby Branch.

Si elle n’avait pas fait de difficultés pour avouer être l’auteur des commentaires, elle niait

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farouchement avoir écrit le moindre courrier de menaces. Et plus j’écoutais ses protestations, plusj’avais le sentiment qu’elle disait la vérité. Peut-être Jacqueline n’était-elle pas l’auteur descourriers, après tout.

— Et ce verbe que vous avez utilisé dans vos commentaires ? ai-je demandé, ramenant ladiscussion sur des faits établis. Pourquoi avoir écrit : « Elle anéantit » ?

— Parce que c’est ce que je ressens, a répondu Jacqueline d’une voix mal assurée, en jetant debrefs coups d’œil à Madeline. C’est comme ça que je me sens avec vous. Anéantie.

— En quoi vous ai-je anéantie ? a demandé Madeline d’une voix soudain plus forte.— Ce n’est pas si simple à expliquer.— Eh bien, essayez, s’il vous plaît !Plus que de la colère, j’ai entendu une sorte de supplication dans la voix de Madeline.Quelques secondes ont passé, lourdes de silence. Dieu merci, la tension qui régnait dans le

bureau de Jacqueline Stoddard a fini par baisser d’un cran.— Avez-vous vu le film d’Orson Welles, Vérités et Mensonges ? a demandé Madeline.Ce titre ne me disait rien.— Bien sûr, a répondu Jacqueline.— « Certaines de nos œuvres gravées, sculptées, peintes ou imprimées seront épargnées

pendant quelques décennies, a cité Madeline, un ou deux millénaires tout au plus, mais tout finira pardisparaître dans le feu de la guerre… »

— « … ou dans les cendres ultimes de la création », est intervenue Jacqueline.— « Les triomphes et les impostures… », a repris Madeline.— « … les chefs-d’œuvre et les… »Le temps s’est suspendu un instant.Puis, soudain, quelque chose a semblé prendre forme dans l’esprit de Jacqueline. Ses yeux se

sont agrandis, et elle a légèrement penché la tête de côté tandis que son visage se détendait, comme siles éléments disparates d’un puzzle venaient de s’assembler dans son esprit pour former une imageclaire.

— « Les chefs-d’œuvre… et les contrefaçons », a-t-elle murmuré.Elle s’est un peu redressée dans son fauteuil.— Madeline, a-t-elle dit, vous ne pensez tout de même pas que j’ai une part de responsabilité

dans cette affaire de contrefaçons ? a-t-elle demandé d’un ton incrédule.J’ai voulu reprendre mon rôle de médiatrice et recadrer la conversation, qui commençait à

m’échapper, mais Jacqueline s’est levée à ce moment-là.— Je crois que je ferais bien de m’adjoindre les services d’un avocat, a-t-elle dit.Elle nous a indiqué la porte de la main.— Je vais vous demander de bien vouloir partir, maintenant.— Ecoutez, Jacqueline, ai-je dit, je pense que…— Sortez, a-t-elle dit les dents serrées. Tout de suite.Fin de la séquence Confessions.Madeline et moi avons quitté la galerie Stoddard sous les regards de l’assistante de Jacqueline

et de quelques visiteurs entrés pendant notre entretien. Même si nous avions l’air de battre en retraite,j’éprouvais un sentiment de victoire. Nous savions désormais que Jacqueline avait joué un rôle danscette affaire, et c’était la première avancée significative depuis le début de cette enquête. Le premierpoisson pris dans notre filet. Il nous restait maintenant à déterminer jusqu’où elle était impliquée, etsi elle avait un complice.

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Dehors, le soleil était allé se coucher. La ville était de nouveau désertée : un de ces dimanchesoù tout le monde reste chez soi pour se remettre d’un épisode neigeux particulièrement éprouvant.

J’ai resserré mon écharpe autour de mon cou tandis que Madeline remontait le col en fourrure deson manteau.

— Tu es formidable, Isabel, m’a-t-elle dit.La Tribune Tower se dressait derrière elle, illuminant ses cheveux de jais d’un halo bleuté. Il ne

lui manquait plus que des ailes pour avoir l’air d’un ange.— Je lève mon verre à notre premier succès ! ai-je dit en joignant le geste à la parole. On

progresse enfin.Madeline a également levé un verre imaginaire, et nous avons fait semblant de les entrechoquer.— Oui, a-t-elle dit avec un petit sourire. On progresse.Je n’avais jamais été membre d’un club ou d’une équipe, à l’école. Même quand j’étais avocate

dans un grand cabinet, j’étais une sorte de louve solitaire. Mais là, sur ce trottoir enneigé, encompagnie de Madeline Saga, j’ai eu le sentiment de faire partie d’une équipe.

Et maintenant, on fait quoi ?— Je vais avoir une conversation avec Mayburn, ce soir, ai-je dit. Je te ferai un petit compte

rendu.Elle a hoché la tête avant de sourire, les yeux pleins de lumière.— On se voit demain, n’est-ce pas ?— Oui, on se voit demain.Madeline s’est penchée vers moi et a déposé un baiser sur ma joue. Un baiser doux comme la

caresse d’un ange.— Demain, a-t-elle répété en me souriant.Puis elle a tourné les talons et s’est éloignée dans la ville blanche.

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Jacqueline. C’était Jacqueline. Madeline Saga avait de la peine pour elle. Et puis, quelsentiment affreux de savoir que cette femme était tombée aussi bas à cause d’elle !

Dans son lit, ce soir-là, alors que le sommeil restait introuvable, Madeline songea au surnomque lui avait donné Jacqueline. Elle comprenait à présent que l’appeler « Lina » avait été une façonde se rapprocher d’elle. D’essayer de se rapprocher d’elle, en tout cas. Mais Madeline n’avait pasaccueilli cette tentative avec l’enthousiasme que devait attendre Jacqueline. Pis, elle y avait réponduavec une indifférence que l’autre galeriste avait sans doute interprétée comme du dédain.

Le portable de Madeline émit un petit son à l’autre bout de la chambre. Un SMS venaitd’arriver.

Elle se leva et traversa la pièce jusqu’à un coffre de marine dans lequel elle rangeait sa lingerie.Son iPhone était posé dessus, et elle fut heureuse d’y trouver un message d’Isabel qui disait avoirparlé à John — elle écrivait : « à Mayburn ». Il voulait qu’elles ressortent tous les bordereauxd’expédition concernant les œuvres déménagées de l’ancienne galerie vers la nouvelle, cela afinqu’Isabel les passe une nouvelle fois en revue.

Madeline se demanda ce que John avait bien pu dire quand il avait pris connaissance des aveux— partiels ? — de Jacqueline Stoddard. Elle hésita à l’appeler, mais décida finalement de se rendretout de suite à la galerie pour préparer ces bordereaux. Elle voulait contribuer autant que possible àla résolution de cette enquête.

Tandis qu’elle s’habillait, elle consulta l’heure sur le radio-réveil. Tout juste 23 heures. Elleallait prendre un taxi jusqu’à la galerie et sortir tous ces documents pour qu’Isabel puisseimmédiatement se mettre au travail, le lendemain matin. Peut-être, après cela, le sommeil daignerait-il venir.

Une fois dans la rue, elle n’eut pas à attendre longtemps pour trouver un taxi. Alors qu’il arrivaitaux abords de la galerie, elle donna un billet de 20 dollars au chauffeur, qui venait de s’arrêter à unfeu rouge. Une brusque envie de faire les derniers mètres à pied. Elle avait besoin de se dégourdirles jambes, et inspira un grand bol d’air froid. Elle claqua la portière du taxi et leva les yeux vers lesommet du Wrigley Building, illuminé ce soir en vert et rouge.

Elle venait de pénétrer dans le bâtiment quand elle vit quelqu’un déboucher du couloir quimenait à sa galerie. Une silhouette familière.

Madeline n’en avait pas encore pris entièrement conscience, mais son univers venait debasculer.

Ne disait-elle pas, à qui voulait l’entendre, que la vie était une œuvre d’art en mouvement ?

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Qu’elle pouvait soudain se présenter à vous sous un angle nouveau et inattendu ?Une idée qu’elle était en train de saisir mieux qu’elle ne l’avait jamais saisie auparavant.Quelques secondes plus tard, elle savait que la vie venait de lui réserver une surprise qui

bouleverserait sa vision des choses.Pour toujours.

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J’ai eu le sentiment d’avoir dormi le temps d’une longue nuit magique de janvier, et de m’êtreréveillée dans la même soirée, après des heures et des heures de sommeil.

Mais mon radio-réveil, peu sensible aux fantasmagories, indiquait 6 h 32. J’ai quitté mon litpour aller lever le store déroulant qui masquait ma fenêtre. Dans la lumière des réverbères, j’ai vu depetits amas blancs qui décoraient les arbres, comme s’ils avaient été bombardés de boules de neigepar des centaines de gamins.

Je suis ensuite montée sur mon toit-terrasse, le moyen le plus simple de vérifier la température.A peine avais-je ouvert la porte que le soleil m’a fait plisser les yeux. Un soleil rasant quicommençait tout juste à tapisser la ville.

Alors que je m’étais avancée au bord de la terrasse, délimitée par une barrière de bois et despetits conifères en pots, j’ai vu un chien et son maître sortir d’un immeuble, de l’autre côté de la rue.Ils n’avaient pas fait trois pas qu’ils ont glissé tous les deux. Le chien est resté quelques secondescouché sur la glace, les pattes piteusement écartées. Son maître, tombé sur le dos, s’est relevé avecun juron et une grimace douloureuse, avant de regagner son domicile. Apparemment, la températureavait un peu augmenté, juste assez pour transformer la neige en verglas. Celui-ci couvrait les trottoirscomme du vernis à ongles, ou plutôt comme ce fixatif qui donnait du brillant au dessin de Dudlin.

Madeline…Vraiment, je ne savais que penser de ces baisers échangés avec la belle galeriste. Tout ce que je

pouvais dire, c’est que je me sentais différente. Comme si un vent magique avait soufflé sur moidepuis qu’elle m’avait ouvert les portes du monde de l’art… et depuis qu’elle m’avait entrouvert lesportes de son intimité.

Est-ce cette dernière pensée qui m’a fait frissonner dans le peignoir orange offert par AlexTredstone ? En tout cas, j’ai su que le temps était venu d’ôter la peinture qui couvrait ma peau. Parceque le week-end était terminé, mais surtout parce que j’avais le sentiment d’avoir été au bout de cetteexpérience, comme si les baisers de Madeline étaient venus la conclure en beauté. Je comprenais quele fait de retrouver ma peau laiteuse de rousse ne me ferait pas perdre les moments extraordinaires encompagnie d’Alex, ni ceux passés avec l’œuvre d’art ambulante et éphémère que j’étais devenue ;que cela n’effacerait pas ce bouquet final, quand j’avais exposé mon corps peint au regard admiratifet ému de Madeline. A ses lèvres si douces.

Et puis, je devais me concentrer de nouveau sur l’enquête, dont les mystères s’étaient un peudissipés. Un peu, mais pas entièrement, hélas ! D’ailleurs, plus j’y réfléchissais, plus j’avaisl’impression que, en réalité, le brouillard s’épaississait autour de cette affaire.

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Après avoir vendu de nombreuses œuvres d’art aux Breslin, Jacqueline Stoddard avait fini parse lier d’amitié avec le couple, en particulier avec Jeremy dont elle était devenue la confidente.L’avait-elle aidé à copier et à remplacer les deux tableaux achetés à sa concurrente ? A moins que cene soit Corine qui ait été sa complice ? A en croire les recherches faites par mon père, elle n’auraiteu aucun mal à vendre les originaux au marché noir.

Pourtant, Jacqueline avait semblé sincèrement choquée lorsqu’elle avait compris que Madelineet moi la soupçonnions d’être coupable de méfaits plus graves que l’envoi de commentairesdésobligeants sur le site Web de la galerie.

Quand j’avais mentionné ce fait à mon ami détective privé, il m’avait répondu d’un grognement.Si je comprenais bien le Mayburn, cela voulait dire qu’il réservait son opinion sur la question— Jacqueline coupable de méfaits plus graves ? — et que je devais garder l’esprit ouvert.

J’avais eu envie de lui rétorquer qu’à force d’avoir l’esprit ouvert, je m’étais retrouvée avec lalangue de son ex dans la bouche, mais cet aveu aurait singulièrement manqué d’élégance.

Quitte à envisager toutes les possibilités… Madeline et Jacqueline pouvaient-elles être demèche ? Mais si c’était le cas, pourquoi Madeline aurait-elle appelé Mayburn à l’aide ? J’ai alorssongé à une chose que m’avait dite Madeline, peu de temps après notre première rencontre. A l’encroire, elle n’avait jamais demandé à Mayburn d’enquêter sur cette affaire. Elle s’était contentée delui raconter ses ennuis, et c’était lui qui avait insisté pour prendre les choses en main.

J’ai secoué la tête comme si ce mouvement pouvait disperser la brume qui enveloppait moncerveau. Malgré le soleil qui poursuivait son ascension matinale, je n’avais pas encore les idéesclaires.

J’ai quitté le toit-terrasse, descendant d’un pas ensommeillé les quelques marches qui menaientà la porte de mon appartement. Je me suis fait couler un bain très chaud et plein de mousse danslequel j’ai versé divers sels de bain, ainsi que le savon liquide d’Alex.

Quand je me suis laissée glisser dans l’eau, j’ai eu le sentiment de m’enfoncer dans un havreaquatique, un paradis parfumé où il faisait bon s’abandonner.

Où il faisait simplement bon « être », comme aurait dit Madeline.

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Madeline n’a rien fait, ce matin-là, pour calmer mes soupçons à son égard. Une fois de plus,j’avais l’impression d’avoir affaire à une inconnue, ou presque.

Elle semblait nerveuse, parfois déboussolée, parfois étonnée. Qu’est-ce qui pouvait la perturberainsi ? Je n’en avais aucune idée. Elle était visiblement dans ses pensées quand je suis arrivée à lagalerie, et c’est à peine si elle m’a dit bonjour. Où donc était passée la belle équipe que nousformions la veille encore, entrechoquant des verres imaginaires pour fêter les progrès de l’enquête ?

Je l’ai suivie dans la pièce du fond.— Bon, ai-je dit, appuyant l’épaule contre le cadre de la porte tandis qu’elle s’asseyait derrière

son bureau en laque noire, j’ai eu deux conversations téléphoniques avec Mayburn, la dernière cematin avant de venir ici. Il pense qu’il est temps de prévenir la police.

En réalité, il n’avait rien dit de tel, se contentant d’évoquer la possibilité de consulter uneautorité compétente dans le domaine de l’art, si tant est qu’un tel organisme existait. Mais je voulaisobserver la réaction de Madeline.

Elle a levé des yeux hagards vers moi, avant de les poser sur un carton d’invitation qui traînaitsur son bureau.

— En fait, ai-je insisté, bien décidée à capter son attention, il pense qu’il ne faut pas tarder.Jacqueline Stoddard doit en savoir plus qu’elle ne veut bien le dire, sur les contrefaçons. Après tout,elle est très introduite dans le monde de l’art. Trouver quelqu’un pour faire des copies et revendreles originaux ne doit pas être bien compliqué pour elle. Et à propos de police… Tu sais, ce flic quim’a arrêtée dans la boîte de nuit ? Eh bien, on pourrait faire appel à lui.

Je me suis revue menottée à l’arrière de la voiture de Vaughn.— Je pense qu’il a envie de se racheter, après le coup qu’il m’a fait, l’autre soir, et franchement

je le crois capable d’intervenir en toute discrétion.Madeline avait eu l’air plutôt amusée la dernière fois que je lui avais parlé de Vaughn, mais à

présent elle semblait presque apeurée.Son regard, jusque-là fuyant, s’est planté dans le mien.— Non.J’ai décollé l’épaule du cadre de la porte et j’ai croisé les bras, bien campée sur mes jambes.— Quoi, « non » ?— Il est encore trop tôt pour faire intervenir la police.J’ai glissé une mèche de cheveux derrière mon oreille.— Alors quand, Madeline ?

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— Je ne sais pas encore.Son regard, une nouvelle fois, a trouvé refuge sur le carton d’invitation.Mes pensées ont fait un petit saut en arrière, au moment où ses lèvres s’étaient posées sur les

miennes. Allions-nous en reparler ou faire comme s’il ne s’était rien passé ? Au fond, ça ne medérangeait pas qu’elle préfère éviter le sujet, mais en cet instant son attitude était franchementbizarre. Qu’est-ce qui se passait ? Se pouvait-il que ces baisers n’aient été qu’un stratagème destiné àfaire diversion ? Une façon de me manipuler ? De jouer avec mes sentiments et de s’assurer que je nela soupçonnerais pas ?

Madeline a décroché le téléphone posé sur son bureau.— Isabel, il faut que je passe un coup de fil important. J’ai sorti tous les documents d’expédition

dont on a parlé hier. Ça t’ennuierait de les examiner chez toi ?— Non, ça ne m’ennuierait pas, mais… Pourquoi veux-tu que je parte ?— J’attends la visite d’un décorateur d’intérieur qui va réaménager cette pièce. Je ne voudrais

pas qu’il te voie en train de passer en revue ces bordereaux et qu’il se pose des questions. Nousévoluons dans un petit monde, Isabel, et tout se sait très vite, tu comprends ?

Je n’étais pas convaincue à cent pour cent, mais son explication tenait la route.Madeline a tourné la tête vers la porte. Le message était clair : « Il est temps pour toi de

partir. »C’est ce que j’ai fait. Pas parce qu’elle le voulait, mais parce que, moi aussi, je devais avoir

une petite conversation avec quelqu’un.

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L’hôtel de police de Belmont était certainement l’un des plus laids et des plus sordides du pays.Il se terrait sous une bretelle d’autoroute, comme si les autorités de la ville le trouvaient sidisgracieux qu’elles avaient tout fait pour le soustraire à la vue des habitants.

Sa façade ramassée, d’un marron douteux, n’était qu’à quelques encablures de Toi, le bar de nuitfréquenté par la scène artistique de Chicago, où Madeline m’avait emmenée. Prenant exemple surMaggie, je me suis garée sur une place de parking réservée à la police. Paradoxalement, cesemplacements figuraient parmi les rares où on pouvait stationner sans risque de retrouver sa voiture àla fourrière.

J’étais déjà venue ici et, pourtant, c’était la première fois que je remarquais la sculpture coloréeérigée devant le sinistre bâtiment. Je me suis approchée, et j’ai pris le temps de la contempler etd’apprécier le travail de l’artiste.

Mais j’avais beau essayer de me concentrer sur cette œuvre abstraite, ma tête était ailleurs, ducôté de Madeline et de son étrange comportement du matin.

J’ai inspiré profondément et me suis efforcée d’observer les angles, les courbes et les couleursde la sculpture, les yeux et l’esprit aussi ouverts que possible.

Madeline s’est une nouvelle fois interposée entre la sculpture et moi. Je me posais beaucoup dequestions à son sujet, et même si je n’avais pas de réponses, le sentiment de défiance que j’éprouvaisà son égard n’avait jamais été aussi fort. J’ai songé à Syd. Avait-il quelque chose à voir avec labrusque métamorphose de Madeline ? L’avait-elle vu, hier soir, après notre entretien avecJacqueline ? A en croire la petite plaque vissée sous la sculpture, l’œuvre était d’un certain…

Non. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit tant que je n’aurais pas compris ce qui netournait pas rond chez Madeline Saga. Et pour ça, j’avais besoin d’aide.

Je me suis remise en marche vers la porte du bâtiment.Nouvel arrêt pour envoyer un SMS à Mayburn. Je voulais qu’il sache où je me trouvais, pour le

cas où Vaughn déciderait de m’arrêter. J’avais compris que c’était sa marotte, et que l’envie de mepasser les menottes pouvait le prendre à n’importe quel moment.

Sauf que, cette fois-ci, c’était moi qui venais à lui. Quand j’avais appelé l’hôtel de police de mavoiture, la réceptionniste m’avait répondu — après une courte attente sans musique — qu’il acceptaitde me recevoir. Mais dix minutes après avoir poussé la porte de verre, j’étais toujours en train depoireauter dans le hall d’entrée.

Un policier en uniforme a jeté un œil réprobateur à mes mains qui jouaient du tam-tam sur lebureau de la réception.

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— Désolée, ai-je dit en les mettant derrière mon dos.Finalement, Vaughn a fait son apparition. Il était vêtu d’un pantalon en coton beige et d’une

chemise bleu ciel. La crosse d’un pistolet émergeait de son holster d’épaule. Quand j’ai baissé lesyeux, j’ai été surprise de voir qu’il portait des bottines en cuir brun, élégantes et sexy.

Il m’a fait signe de le suivre vers l’autre bout du hall où se trouvait une petite salle vitrée.— Ça vous convient, ici ?Il avait l’air étonnamment aimable.Une fois la porte de la salle refermée derrière nous, il a désigné du menton un bureau sur lequel

était posé un ordinateur portable éteint.— Merci d’avoir accepté de me recevoir, ai-je dit tandis que nous prenions place, chacun d’un

côté du bureau. J’ai besoin de votre opinion sur une situation hypothétique. C’est la raison principalede ma visite.

— Et l’autre raison ?— Je voudrais comprendre ce qui a bien pu se passer dans cette boîte de nuit.Je me suis tue pour lui permettre de se répandre en excuses.Mais il est resté muet comme une carpe.— D’accord, ai-je poursuivi, commençons par ça. Par l’autre soir dans cette boîte. D’un côté, je

comprends que, en tant que policier, vous ayez des accointances avec le milieu de la nuit, et que vousvous rendiez mutuellement quelques services. Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est qu’onvous appelle pour une cliente qui n’a pas payé son droit d’entrée. Je veux dire… les videurs auraientpu s’en occuper, non ? Et l’autre truc que je ne comprends pas — et qui, pour tout vous dire, me resteen travers de la gorge —, c’est pourquoi vous aviez besoin de me passer les menottes pour cettepeccadille.

Vaughn a toussoté, et j’ai cru qu’il allait dire quelque chose, mais il s’est ravisé.— Quoi ?Il a soupiré.— Quoi, Vaughn ?— C’est vrai que je connais pas mal de propriétaires de boîtes et de bars de nuit, et c’est vrai

qu’ils m’appellent plus souvent qu’avant, ces derniers temps.— Et pourquoi ça ?Il a secoué la tête, fuyant mon regard.— Vous savez, à cause de mon divorce…— Oh ! Je vois… C’est pour que vous puissiez vous taper des gonzesses qu’ils font appel à

vous ?Il m’a fusillée du regard, mais il ne m’a pas détrompée.— Pour que vous puissiez rencontrer des femmes, ai-je corrigé.Cette fois, il a acquiescé d’un signe de tête.— Ah ? Et ça marche bien ?Non, à en croire la moue morose qui venait de se dessiner sur son visage.— D’accord, d’accord, ai-je poursuivi. Donc, votre pote vous a appelé sous prétexte qu’une

blonde était entrée sans payer, tout ça pour vous arracher à votre boulot et vous permettre de vousrendre dans un lieu propice aux rencontres. Et ensuite ?

Silence.— Qu’est-ce que vous aviez en tête ? ai-je demandé.— Quand je suis arrivé dans la boîte et que je vous ai vue ? Que la blonde était canon.

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— Oh ! Eh bien, c’est gentil à vous.Je me suis tortillée nerveusement sur ma chaise.— Merci.— De rien. C’est vraiment ce que je me suis dit.— Mais ensuite, vous vous êtes rendu compte que c’était moi.— Oui.— Et vous avez eu cette expression de dégoût sur votre visage. Je peux savoir pourquoi ?Il a encore soupiré.— Je me suis dit que vous aviez la belle vie… contrairement à moi.— Moi, j’ai la belle vie ? Comme l’année dernière quand vous m’avez accusée de meurtre ? Ah

oui ! c’est vrai que je me suis éclatée comme une folle, à jouer l’ennemie publique numéro 1 !Il n’a pas répondu tout de suite, se contentant de me dévisager d’un œil sombre.— C’est juste que tout vous sourit, McNeil.— Ben voyons ! Vous êtes au courant que je ne suis plus fiancée, comme à l’époque où j’ai eu

droit à votre première visite ? Que l’homme que j’ai rencontré ensuite est parti vivre à l’autre bout dumonde ? Que je ne travaille plus pour un grand cabinet d’avocats ?

En réalité, j’étais plus heureuse chez Bristol & Associates que chez Baltimore & Brown, mais jen’allais tout de même pas aller dans son sens.

Aucun commentaire de sa part.— Alors, dites-moi, ai-je repris, pourquoi m’avoir arrêtée quand vous avez compris que c’était

moi, sous la perruque blonde ?Il avait l’air tout penaud, à présent.— C’est tellement débile…, a-t-il dit du bout des lèvres. Franchement, ça me gêne d’en parler.J’ai failli répliquer : « J’espère bien, que vous vous sentez honteux ! » Mais j’ai réussi à tenir

ma langue.— Comment vous dire ? J’ai l’impression que je ne sais plus comment m’y prendre avec les

femmes.Jamais je ne l’avais entendu parler avec un débit aussi rapide.— Je ne sais pas…, a-t-il poursuivi avant de s’interrompre, promenant les yeux sur les murs

comme s’il espérait y trouver les mots qui lui manquaient. Bon, voilà ce qui se passe…Il a soufflé un bon coup sans me regarder avant de se lancer :— En fait, c’est comme si je ne savais pas m’adresser aux femmes sans me protéger derrière

mon insigne de police ou mon mariage.Mes sourcils se sont froncés tandis qu’une pensée me venait à l’esprit.— Vous avez dit que vous m’avez trouvée à votre goût, ce soir-là. Mais au lieu de laisser

tomber quand vous avez compris que c’était moi, vous avez décidé de m’arrêter. Est-ce que c’étaitpour qu’on passe un moment ensemble ?

Simple hochement de tête de sa part.— Mon vieux, je n’ai jamais vu une technique de drague aussi tordue.Silence de l’autre côté du bureau.— Ecoutez, ai-je dit, sensible malgré tout à son désarroi, j’ai un bon copain, Grady, qui est en

couple en ce moment, mais qui a toujours été un homme à femmes. Je pourrais organiser unerencontre autour d’une bière pour qu’il vous donne quelques conseils… Qu’est-ce que vous en dites ?

Regard toujours aussi sombre de Vaughn. Pourquoi, mais pourquoi avais-je dit ça ?— Et si on passait à la seconde raison de ma visite ? ai-je proposé.

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— Excellente idée.— Parfait. Alors voilà la question que je voulais vous poser.Je me suis assise bien droite sur ma chaise.— En tant qu’inspecteur de police, que faites-vous quand une victime refuse de porter plainte ?Vaughn m’a regardée pendant de longues, de très longues secondes.— Ça n’a rien à voir avec moi ?— Non.— Ni de près ni de loin ?— Non.J’ai vu son corps se détendre. Il s’est renversé sur sa chaise et m’a pointée du doigt.— Puisque vous êtes avocate, vous savez forcément que c’est à la police qu’il revient d’engager

des poursuites, et non à la victime.J’ai hoché la tête.— Alors, comment est-ce que ça se passe ? ai-je demandé. Comment procédez-vous ?Vaughn avait le visage concentré de quelqu’un qui réfléchit à la situation, et j’ai poursuivi

pendant qu’il cogitait.— Je veux dire, est-ce que vous mettez la machine judiciaire en marche, même si la victime

préfère en rester là ?Il a lourdement secoué la tête.— Non.— Alors, ça se passe comment ?Pourquoi fallait-il que je lui tire les vers du nez ? J’avais l’impression d’être le flic, et lui le

suspect interrogé.— Vous voulez savoir ce que je ferais avant même de songer à mettre la machine judiciaire en

marche ?Evidemment, puisque j’étais là pour ça ! Mais j’ai hoché la tête avec le plus grand calme.— Je m’assurerais que je tiens le vrai coupable, a-t-il poursuivi.Ou la vraie coupable, ai-je ajouté mentalement.J’ai hésité à lui parler de l’affaire Saga. Ce matin, Madeline m’avait donné le sentiment de tenir

absolument à laisser la police hors du coup. Après tout, j’étais à son service — via Mayburn — etj’estimais devoir me conformer à ses souhaits. Du moins pour le moment.

La question qui m’est alors venue à l’esprit a relégué les autres au second plan.Au fait, pourquoi Madeline ne souhaite-t-elle pas dénoncer Jacqueline Stoddard aux

autorités ?

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— Non, a dit Jacqueline Stoddard, coupant court à mon petit discours d’introduction. Je refusede vous parler. Sachez que je me suis adjoint les services d’une des meilleures avocates de laville…

Je n’ai pu m’empêcher de me demander qui elle avait embauchée.— … et elle m’a demandé de ne parler à personne. Ni à vous, ni à Mlle Saga,…Adieu Lina, ai-je songé.— … ni à la police, a-t-elle terminé en croisant les bras sur sa poitrine.— Vous permettez que je m’assoie ? ai-je demandé en désignant le canapé bordeaux où

Madeline et moi avions pris place, la veille, avant que Jacqueline ne nous mette à la porte.J’avais besoin de temps pour la convaincre. Malgré l’intransigeance de ses paroles, je sentais

qu’elle avait quelque chose à me dire. Et j’avais vraiment très envie de l’entendre. Elle est restéefigée quelques secondes, lèvres pincées et regard hésitant. Finalement, elle a hoché la tête.

— Ce n’est pas moi qui ai envoyé l’e-mail dont vous m’avez parlé hier. Celui qui parlaitd’écorcher Madeline, ou je ne sais plus quoi… Jamais je n’écrirais des horreurs pareilles. Jamais !

— Et la sculpture ?— Quelle sculpture ?Ses sourcils, épilés à la perfection, se sont levés.J’ai sorti mon Smartphone et je lui ai montré une photo du couteau planté dans un morceau de

chair.Elle a avancé la tête vers l’écran avant de la reculer presque dans le même mouvement.— Ça ? a-t-elle lancé en me regardant droit dans les yeux. Vous pensez que ça vient de moi ?

Mon Dieu, jamais de la vie !Sa voix était ferme, inflexible. Elle tenait manifestement à ce que je la croie, et ça m’arrangeait

bien, parce que j’avais besoin qu’elle se confie à moi. J’avais besoin qu’elle m’aide à éclaircircertains points.

Je me suis penchée en avant, coudes sur les cuisses, laissant pendre des mèches bouclées desdeux côtés de mon visage.

— Vous avez dit que vous vouliez « garder un œil » sur Madeline, c’est bien l’expression quevous avez employée ? ai-je demandé, un sourire que je voulais calme et avenant sur les lèvres.

Hochement de tête de Jacqueline.— Ça partait d’une bonne intention, ai-je repris. Au départ, vous vouliez vraiment l’aider.— Mon Dieu, oui.

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Elle s’est caché les yeux comme elle l’avait fait la veille, mais aujourd’hui sa voix n’était plusseulement étouffée par ses mains. Elle était étranglée par l’émotion.

— J’ai tellement honte de ce que j’ai fait… De… des proportions que ça a pris. Lescommentaires sur le site Internet, observer Madeline derrière les vitres de sa galerie, c’est vrai queça partait d’une bonne intention…

Elle a baissé les mains, et ses yeux sont venus se planter dans les miens.— Je vous l’assure, Izzy.Me retrouver face à Jacqueline Stoddard, juste après ma discussion avec Vaughn, m’a donné le

sentiment de savoir ce qu’éprouvait un inspecteur de police face au suspect qu’il interrogeait. Iln’avait qu’une idée en tête : le faire avouer. Ce désir honorable de coincer à tout prix les fauteurs detroubles et autres criminels pouvait entraîner toutes sortes d’abus et de dérapages. Voilà pourquoi denombreuses règles encadraient les interrogatoires.

N’étant pas membre des forces de police, je n’avais aucune obligation de mettre JacquelineStoddard en garde avant de la bombarder de questions. Pourtant, j’ai trouvé injuste de me donner unavantage sur Vaughn et ses collègues policiers.

Aussi me suis-je redressée sur le canapé bordeaux avant de poser quelques questionspréliminaires : « Vous avez conscience que je ne suis pas votre avocate ? Vous avez conscience querien ne vous oblige à répondre à mes questions ? Sommes-nous d’accord sur le fait que vous acceptezcette conversation pour me donner votre version ? »

A toutes ces questions, elle a répondu : « Oui. »

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— Donc, vous avez décidé de garder un œil sur Madeline ? ai-je demandé.Je m’étais calée au fond du canapé dans une attitude décontractée, pour essayer de mettre

Jacqueline aussi à l’aise que possible. C’était l’occasion de renfiler mon ancien costume d’avocateau civil et de vérifier que je n’avais pas perdu la main pour prendre des dépositions, exercice trèsrare lorsqu’on exerçait au pénal.

J’ai sorti un calepin de mon sac à main.— Ça ne vous dérange pas que je prenne quelques notes ?— Non, non, a-t-elle répondu dans un souffle, comme pour dire : « Finissons-en au plus vite. »— Quand cette surveillance a-t-elle commencé ?Jacqueline Stoddard s’est renversée elle aussi contre le dossier de son fauteuil en cuir. Elle

portait un foulard bleu pâle, assorti à son maquillage, qui mettait ses yeux en valeur. Si j’avais étépeintre, je l’aurais saisie ainsi, bleu autour du cou et des yeux et le reste en gris tourterelle, à l’imagede son état d’esprit.

— Je voulais réellement m’assurer que tout allait bien pour elle, a-t-elle répondu avant de fairepivoter son fauteuil pour regarder par la fenêtre.

Les vitres laissaient passer une lumière blanchâtre qui ternissait tout ce qu’elle touchait. Mêmele visage de Jacqueline paraissait sans âme, dans cet éclairage maussade.

— Je ne sais pas comment expliquer ça, a-t-elle poursuivi avec un petit rire amer. C’estabsurde, mais j’espérais sincèrement qu’on deviendrait amies, elle et moi. Je me suis mise àl’appeler Lina, parce qu’il m’a semblé que c’était le genre de surnom qu’on se donne entre copines…

Son regard a glissé de la fenêtre vers le mur, comme si elle préférait ne pas voir le prêtre à quielle avouait ses péchés dans le secret du confessionnal.

— Ce que j’ai dit n’est pas tout à fait exact, a-t-elle repris après quelques secondes de silence.Pour être honnête, je ne souhaitais pas nécessairement qu’on devienne amies. Avant tout, j’espéraisdevenir pour Madeline une sorte de mentor. Et j’étais certaine…

Le parfum capiteux du chagrin s’est invité dans l’air tandis qu’elle s’interrompait de nouveau.— J’étais certaine qu’elle serait heureuse et flattée que je la prenne sous mon aile.Nouveau silence que je n’ai pas cherché à combler, convaincue que Jacqueline avait des choses

à dire et qu’il ne fallait surtout pas la bousculer.— Je reçois sans cesse des demandes de stage d’étudiants en arts plastiques, a-t-elle bientôt

poursuivi. Les dirigeants des écoles eux-mêmes m’envoient des lettres pour m’inciter à accueillirleurs élèves. « Soyez un mentor pour la jeunesse artistique de la ville ! écrivent-ils. Rendez un peu de

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ce que vous a donné la communauté artistique de Chicago en partageant vos connaissances ! » Maisfranchement…

Elle a inspiré profondément, comme si elle retenait sa respiration depuis le début de saconfession.

— Pendant longtemps, j’ai eu l’impression que c’était plutôt moi qui avais besoin d’un mentor.Personne ne m’a aidée à devenir galeriste. J’ai d’abord été autodidacte, puis j’ai fréquenté une écoledes beaux-arts avant de louer un atelier et de me mettre à la peinture et à la sculpture. J’ai fait çapendant quelques années, mais j’ai fini par comprendre que j’avais envie de passer de l’autre côté dela barrière — du côté commercial — et de reprendre mes études. Là, j’ai découvert une tout autrefacette de la scène artistique. J’ai dû apprendre une somme considérable de choses, m’inscrire dansun réseau social différent, me constituer un carnet d’adresses et me forger une réputation… Ça a étéune période passionnante, mais vraiment épuisante. Quand j’y songe aujourd’hui, je me demandecomment j’ai eu l’énergie suffisante pour faire ça.

Elle s’est alors tournée vers moi, et il m’a semblé que ses yeux grands ouverts me suppliaient dela comprendre.

— Je vois ce que vous essayez de me dire, Jacqueline. Vous avez tellement craint de ne pas êtreà la hauteur que, pendant longtemps, vous avez eu du mal à vous imaginer dans le rôle d’un guide.Vous aviez le sentiment d’être habile pour donner le change, mais au fond vous vous demandiezconstamment si vous n’aviez pas usurpé votre place.

— Oui, c’est ça. C’est tout à fait ça. J’ai lu quelque part que ça s’appelle le syndrome del’imposteur.

J’ai hoché la tête, et elle a continué :— J’ai suivi de loin la carrière de Madeline depuis l’ouverture de sa première galerie à

Bucktown. Je la trouvais culottée, très intelligente… fascinante, même. Mais en termes de carrière etde réputation, j’avais une bonne longueur d’avance sur elle, à l’époque. Et mon succès ne sedémentait pas, bien au contraire. Alors, je me suis mise à croire en moi. Je me suis dit : « Maintenant,je me sens prête. J’ai suffisamment confiance en moi pour partager mon savoir et mon expérience. »

Comme entraînée par un poids, sa tête s’est brusquement inclinée vers son bureau.— Elle n’a pas voulu vous laisser entrer dans sa vie, c’est ça ? ai-je demandé.La tête de Madeline est restée baissée, mais ses yeux se sont levés vers moi.— Madeline n’a pas repoussé de front mes tentatives d’approche, non… Elle ne s’est jamais

montrée discourtoise. En fait, sa réaction a été pire. Elle m’a traitée avec une sorte d’aimableindifférence, et… et j’en ai été mortifiée.

Jacqueline a joint les mains comme pour une prière, avant de les plaquer sur ses cuisses. Laconfession s’est poursuivie :

— Le pire, c’est que Madeline accaparait l’attention des médias. Pas une semaine sans unarticle sur une de ses expositions, parfois même dans des magazines à diffusion nationale ! Et quandelle n’avait pas de vernissage à mettre en avant, elle se débrouillait pour que la presse parle de sagalerie ou même d’elle d’une façon ou d’une autre.

Jacqueline a levé les bras au plafond.— Combien d’interviews a-t-elle données, depuis qu’elle s’est installée de l’autre côté de

l’avenue ? Combien de journaux ont publié son portrait ? Chicago Magazine, CS Magazine,Michigan Avenue Magazine, le Sun-Times, Architectural Digest, Vogue, Le New York Times… et laliste ne s’arrête pas là !

— Impressionnant.

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J’ignorais que Madeline avait acquis une telle notoriété dans le monde de l’art. Mais maintenantque je la connaissais, cela ne m’étonnait pas.

— Oui, impressionnant, a confirmé Jacqueline. C’est le mot juste. J’ai vite compris que, d’unpoint de vue personnel comme professionnel, elle avait atteint un niveau qui ne serait jamais le mien.Jamais. Et cette prise de conscience…

Elle a secoué la tête, son corps semblant se voûter et se recroqueviller en même temps.— Cette prise de conscience a été douloureuse, a-t-elle repris.— C’est ce que vous avez voulu exprimer quand vous avez écrit : « Elle anéantit. » ? ai-je

demandé d’une voix neutre.Je n’avais pas eu à me forcer pour adopter ce ton, parce qu’en vérité je ne la jugeais pas.— Oui.Elle marqua une pause.— Elle m’a montré ce qu’on pouvait être, tout en anéantissant chez moi l’espoir d’atteindre cet

idéal. D’une certaine manière, je me suis retrouvée à l’ombre de sa présence lumineuse. A côtéd’elle, je me sens insignifiante.

— Je ne partage pas votre façon de voir les choses, Jacqueline. Madeline et vous êtesdifférentes, tout simplement. Pourquoi vouloir établir une hiérarchie entre vos deux personnalités ?Toutes les vies ne sont pas comparables.

Je me suis penchée en avant, mue par le désir de la réconforter. Elle avait l’air si accablée, àprésent.

Elle a secoué la tête.— Nos vies sont comparables, a-t-elle objecté, et je sais que Madeline joue dans une autre

catégorie que moi. Quand je me suis mise à la considérer comme un modèle inaccessible, j’aicommencé à éprouver un mélange d’humiliation et de rancœur à son égard.

Jacqueline parlait plus fort, à présent. Plus vite, aussi.— Pourtant, j’ai continué à donner le change, à faire comme si tout était normal. C’était un

mensonge, bien sûr, mais que pouvais-je faire d’autre ? Comment imaginer qu’une femme commemoi, galeriste reconnue et professionnelle accomplie, puisse être envieuse d’une autre galeriste ?Qu’elle puisse être envieuse de qui que ce soit, d’ailleurs ?

Elle criait presque, à présent, et j’ai vérifié d’un coup d’œil que la porte de son bureau étaitbien fermée.

— Je n’en ai pas assez fait, dans ma vie, pour être dispensée de ce genre de fardeau ?Elle s’est tue brusquement, et le silence qui a succédé à ce flot de paroles véhémentes a semblé

plus épais que jamais.Elle a fini par reprendre, d’une voix plus douce :— Ce sont ces pensées qui ont transformé ma rancœur en haine.Son regard a croisé le mien. Elle semblait épuisée par sa colère comme par ses remords.

Vaincue par l’aura de Madeline.Cela me coûtait de poser la question, mais je devais le faire.— Est-ce vous qui avez fabriqué ou fait fabriquer la sculpture de ce couteau planté dans un

morceau de chair ? Etait-ce une menace destinée à faire comprendre à Madeline qu’elle aussi pouvaitêtre « anéantie » d’une autre manière ?

— Non.Aucune hésitation dans sa voix ou son regard. Vu ce qu’elle venait de me confier de son plein

gré, j’étais tentée de la croire. J’ai décidé de laisser de côté cette affreuse sculpture. Il serait toujours

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temps d’y revenir plus tard.— Vous m’avez dit vous être lancée dans une carrière d’artiste, à une époque…— En effet.— Vous êtes donc capable de copier un tableau.— En fait, non, a-t-elle répondu avec un sourire triste. Si j’ai rendu les clés de mon atelier, c’est

que je n’avais aucun talent. Certains manquent d’inspiration, mais au moins ils ont une bonnetechnique. Ce n’est même pas mon cas.

— Inutile d’être brillant pour reproduire une œuvre, si ?— Si, justement. Il faut être doué, pour être un bon faussaire. Et moi, je ne suis ni douée ni même

simplement habile. La vérité, c’est que je suis une artiste tout ce qu’il y a de médiocre.Elle s’est remise à secouer la tête. Mais, cette fois, elle ne semblait pas seulement accablée. Si

je lisais bien l’expression de son visage, Jacqueline Stoddard avait peur.Je me suis sondée l’espace d’un instant et j’ai senti que, moi aussi, j’avais peur.Parce que si Jacqueline disait la vérité et qu’elle n’avait rien à voir avec ce morceau de chair

poignardé ; si vraiment elle n’avait pas envoyé l’e-mail menaçant et qu’elle n’avait ni volé nicontrefait ces tableaux, c’est que le coupable courait toujours.

Et que Madeline était en danger.

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J’ai regagné mon appartement, de mauvaise humeur.Lassée de tourner en rond dans mon salon, j’ai allumé un feu dans ma cheminée avant de me

pelotonner dans mon fauteuil préféré. Là, j’ai fixé du regard les flammes qui dansaient dans l’âtre, àla recherche de sérénité et de clarté. Peine perdue. Mes pensées partaient dans tous les sens,bondissant de Jacqueline à Syd, de Jeremy à sa fex, d’Amaya à toutes les personnes que j’avaiscroisées au cours de cette mission. A cette longue liste de suspects s’ajoutait Margie Scott, laspécialiste en déménagement d’œuvres d’art, avec qui j’avais rendez-vous le lendemain.

Je n’arrivais à rien et j’ai finalement décidé de chasser l’affaire Saga de mon esprit pendant unmoment. Pour me distraire, j’ai entrepris de mettre de l’ordre dans mes placards. J’y ai trouvé toutessortes d’affaires appartenant à Theo. Après une demi-heure de fouilles, j’étais en possession d’ungilet de planche à voile, d’une pompe à pied avec manomètre, d’une tente instantanée et d’unequantité de sangles en tout genre.

Theo voudra-t-il récupérer ce matériel un jour ou l’autre ou considère-t-il que ces objetsappartiennent au passé ? Reviendra-t-il un jour les chercher ?

J’ai rangé ces pensées dans un coin de ma tête tandis que je continuais à vider les placards etque je découvrais de nouveau vestiges de mon récent passé amoureux.

Une fois l’intérieur des placards vaguement remis en ordre, j’ai recommencé à faire les cent pasdans mon salon. J’ai laissé un message à mon père. J’avais envie de lui parler de… de quoi ? Del’affaire Saga ? Mais il n’avait effectué qu’un travail marginal, dans cette enquête. De ma viesentimentale ? Pour lui dire quoi ? Que j’avais passé quelques soirées avec un homme prénomméJeremy dont je n’avais plus entendu parler depuis que sa fex avait déboulé, furax, dans la galerie deMadeline ? Et qu’au fond je m’en fichais un peu ? Jeremy était beau, charmant, et ses baisersm’avaient fait chavirer. Mais il ne me manquait pas quand on ne se voyait pas.

Le cœur lourd, j’ai regardé les affaires de Theo. Il m’a semblé brusquement que je n’avais pasmesuré ma chance d’être avec un garçon comme lui, à l’époque où il était encore là. Et maintenant,Theo était parti, et je me retrouvais seule avec mes regrets. Etait-ce vraiment ce que je ressentais, ouavais-je seulement besoin de quelqu’un à qui parler, aujourd’hui ?

Qui d’autre pouvais-je appeler ? Maggie m’avait dit qu’elle sortait ce soir avec Bernard pourlui faire découvrir une nouvelle facette du Chicago by night — Bernard habitait Seattle avant devenir vivre ici avec elle.

J’ai essayé Charlie. Pas de réponse. Idem pour maman et Spencer. Mon père préférant les SMS,je lui en ai envoyé un au lieu de passer un nouveau coup de fil. La réponse ne s’est pas fait attendre :

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Tu sais que j’aime toujours te voir. Demain ?

J’ai lu et relu le message, m’attardant sur le verbe qu’il avait employé. « J’aime ». Mon père nem’avait pas dit qu’il m’aimait, depuis sa « résurrection ». Les démonstrations d’affection n’étaientpas dans sa nature, voilà tout. N’empêche que j’étais émue qu’il utilise ce verbe pour s’adresser àmoi.

J’ai soupiré et suis allée me réfugier une nouvelle fois dans mon fauteuil préféré.C’est alors que j’ai pensé à une autre personne que je pouvais appeler.Bunny Loveland a répondu tout de suite.— Ouais ?— Bonjour Bunny, c’est Izzy.— Ouais, a-t-elle répété.Mais cette fois, j’ai décelé une pointe d’excitation dans sa voix.— Alors, quoi de neuf, ma poulette ?— Eh bien, je…— Vas-y, accouche ! Pourquoi tu me déranges ?L’hostilité de Bunny m’était si familière qu’elle m’a fait du bien. Et puis, j’avais appris à

connaître le personnage et je savais qu’au fond elle n’était pas si méchante que ça. Il m’était mêmearrivé de déceler quelque chose qui ressemblait à de l’amour, sous la façade rugueuse de monancienne nounou.

— Je voulais juste dire bonjour. Prendre de vos nouvelles.Bunny était la gouvernante — mi-femme de ménage, mi-nounou — que ma mère avait

embauchée alors que nous venions d’emménager à Chicago. Charlie avait alors cinq ans et moi huit.Maman croyait avoir déniché une adorable vieille dame débordante de tendresse pour les enfants,mais sous son apparence de mamie de publicité se cachait un dragon acariâtre.

Depuis qu’elle avait cessé de travailler, elle se terrait dans son domicile de Schubert Avenue,une villa sans grâce qui n’avait pas dû être rafraîchie depuis le début des années soixante-dix. C’étaitune de ces maisons qui jurent avec le reste du quartier et que les voisins rêvent secrètementd’incendier.

— J’ai acheté un bar, a-t-elle dit.— Quoi ?Bunny avait plus de quatre-vingts ans et ne sortait presque jamais de chez elle. J’avais dû mal

entendre.— Ben ouais, a-t-elle pourtant confirmé, de sa voix toujours aussi rocailleuse. J’ai acheté un

bar. Tu sais, ce troquet qui se trouve à quelques pâtés de maisons de chez moi, dans SouthportAvenue…

J’ai fermé les yeux et me suis promenée en pensée dans les rues de son quartier.— Vous voulez parler du bar qui se trouve à côté de ce magasin d’électroménager ? Celui qui

vend des aspirateurs ?Le bar auquel je pensais était un bouge décrépit avec une façade de verre dépoli. Impossible de

voir ce qui se passait à l’intérieur, depuis la rue.J’avais un faible pour les vieux bars restés dans leur jus, avec une préférence pour ceux qui

avaient un petit côté louche. Pourtant, celui-là paraissait tellement glauque que je n’avais jamais oséen pousser la porte. A ma connaissance, il ne possédait même pas de nom, et ce n’était certainementpas par élitisme, comme l’endroit secret que m’avait fait découvrir Madeline. Il était simplementécrit « A l’ancienne » sur la façade, comme si le précédent propriétaire n’avait rien trouvé d’autre à

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dire sur son établissement.— Ouais, c’est mon bar, maintenant, a confirmé Bunny. Et j’ai besoin de clients. Alors amène-

moi des pigeons à plumer, ce soir.

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Je ne connaissais pas de « pigeons à plumer », mais j’avais besoin de me changer les idées,après toutes ces journées consacrées à l’affaire Saga. J’ai songé à quelqu’un qui se sentait sans douteassez coupable vis-à-vis de moi pour accepter de me rejoindre un lundi soir dans un bar vraimentpourri.

— Salut, McNeil, a dit Vaughn quand je l’ai appelé à l’hôtel de police de Belmont.J’avais failli dire : « Alors, on ne filtre plus les appels ? » Mais j’ai réalisé qu’il avait dû

reconnaître mon numéro, et que c’était une bonne chose qu’il ait décidé de décrocher tout de suite.Je lui ai fait un bref topo sur Bunny et le bar qu’elle venait d’acheter.— A quelle heure est-ce qu’on vous autorise à sortir de votre bureau ? ai-je demandé.J’avais fait exprès d’utiliser le verbe « autoriser » pour appuyer là où ça faisait mal, puisque je

savais maintenant qu’il manquait cruellement d’enthousiasme pour son travail.Et ça a fonctionné.— Je sors quand je veux, a-t-il répondu, piqué au vif.— Parfait. Alors on se retrouve là-bas à 19 heures.Je suis entrée dans le bar de Bunny avec un quart d’heure d’avance, pour avoir le temps de

discuter un peu avec la nouvelle propriétaire. Elle se tenait derrière le comptoir, toujours vaillantepour son âge vénérable. Et elle riait aux éclats.

Voir Bunny Loveland en tenancière de bar était déjà assez étrange, mais l’entendre s’esclafferrendait la scène carrément surréaliste. Je pouvais compter sur les doigts d’une main le nombre de foisoù je l’avais entendue rire dans ma vie. Et je la connaissais depuis plus de vingt ans.

J’ai dû faire deux ou trois pas en direction du comptoir pour m’apercevoir que le client quiavait réussi à la dérider n’était autre que… Vaughn !

Bunny m’a vue et m’a fait signe de m’asseoir sur un tabouret à côté de lui, sans pour autantinterrompre sa conversation.

— Bien sûr que j’ai connu Gacy !Je me suis agrippée au comptoir quand les pieds du tabouret ont donné des signes de faiblesse.— Je suis allée à quelques-unes de ces fameuses fêtes qu’il organisait chez lui, a poursuivi

Bunny.— Salut, a dit Vaughn en se tournant vers moi avec un sourire, avant de reporter son attention

sur sa nouvelle copine.— Vous me faites marcher, là ?— Non, juré ! a répondu Bunny.

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— Vous n’êtes quand même pas en train de parler de John Wayne Gacy, le « clown tueur » ? ai-je demandé.

— Si, a confirmé Bunny. On le connaissait bien, mon mari et moi.Elle a continué à bavarder quelques minutes avec Vaughn, une de ces conversations typiques de

Chicago où on évoquait d’un ton léger un sujet aussi lourd que John Wayne Gacy, l’un des pirestueurs en série de l’histoire des Etats-Unis.

Bunny m’a servi d’autorité une bière pression, avant d’aller à l’autre bout du comptoirs’occuper d’un client solitaire. Vaughn avait également une chope devant lui, mais la sienne était déjàà moitié vide.

— Santé, ai-je dit en levant mon verre.Il a cogné sa chope contre la mienne.— Santé !Deux heures plus tard, la conversation allait bon train, entrecoupée d’éclats de rire. Qui aurait

cru que passer du temps avec Vaughn pouvait être si plaisant ? Il avait un catalogue inépuisabled’anecdotes — uniquement des histoires de flic, bien entendu — aussi drôles qu’abominables. Aprésent que j’étais devenue avocate pénaliste, je connaissais un certain nombre d’affaires surlesquelles il avait travaillé, et vice versa. Nous avons échangé nos anecdotes sur tel ou tel criminel,et nous avons ri comme des bossus.

— Vous qui vouliez être avocat, ai-je fait remarquer, vous avez un trait de caractère qu’onretrouve souvent chez mes confrères.

— Ah oui ? Lequel ?Il semblait sincèrement intéressé.— Les avocats adorent raconter leurs faits d’armes.— C’est aussi un truc de flic.— J’ai remarqué que la plupart de vos histoires se terminaient au même endroit.— Ah oui ? Où ça ?— Au tribunal, avec vous à la barre des témoins.Vaughn a pris le temps de réfléchir à ce que je venais de dire.— Je suppose que vous avez raison.Il a bu une gorgée de bière avant de poser les yeux sur moi.— Vous avez oublié d’être bête, vous.— Merci.— Et vous avez oublié d’être moche.— Merci.Il n’a rien répliqué, et le silence s’est fait, seulement troublé par les ronflements de Bunny qui

s’était assoupie sur une chaise. Il n’y avait plus d’autres clients que nous.— C’est comme ça que vous draguez, quand vous n’avez pas de menottes sur vous ? ai-je fini

par demander.Il a semblé sur le point de s’agacer, puis son visage s’est détendu, comme s’il venait de se

rappeler que nous passions un bon moment ensemble.— Oui… Je vous ai dit que je n’étais pas doué.— Moi, je trouve que vous ne vous débrouillez pas trop mal. Ça mérite des encouragements.— Vraiment ? Et qu’est-ce que vous me conseilleriez de faire, maintenant ?Je l’ai regardé dans le blanc des yeux pendant deux ou trois secondes, et j’ai été stupéfaite de

m’entendre répondre :

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— Je vous conseillerais de m’embrasser.

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Bunny a fini par se réveiller et par nous mettre dehors.— C’est un bar, pas un lupanar ! a-t-elle lancé, exaspérée et le doigt tendu vers la porte.Depuis une demi-heure, nous nous embrassions goulûment au comptoir, entre deux anecdotes et

deux gorgées de bières, lorsqu’elle a émergé de son sommeil.Un sentiment d’étrangeté m’enveloppait dès que je songeais à ce que j’étais en train de vivre.

Jamais, auparavant, je n’avais embrassé trois personnes différentes en l’espace de quelques joursseulement. Et avoir échangé un peu de salive avec une femme me paraissait presque normal, comparéà ce que je faisais en ce moment. Qui aurait cru que ma langue rencontrerait un jour celle del’inspecteur Damon Vaughn ?

J’avais conscience de réagir en partie à la froideur que Madeline avait manifestée à mon égard.Mais, même si je m’étais sentie rejetée après les moments de complicité et d’intimité que j’avaispartagés avec elle, je ne pouvais nier la réalité : oui, j’éprouvais du plaisir à embrasser Vaughn !Etais-je victime d’une sorte de syndrome de Stockholm ? En tout cas, le fait qu’il m’embrasse aussibien m’aidait — au moins autant que la bière — à oublier la déception née du comportement deMadeline.

— Et vous…, a dit Bunny en s’adressant à Vaughn d’un ton désappointé. Vous…Elle s’est arrêtée là, secouant la tête avec une expression qui semblait dire : « Vous m’avez

beaucoup déçue, vous savez. »— Allons, vous n’allez pas me faire la tête, Bunny, a répliqué Vaughn avec entrain. Ecoutez,

maintenant qu’on est amis, tous les deux, vous pourrez toujours compter sur moi en cas de problème.Toujours.

— C’est appréciable de connaître un inspecteur de police quand on tient un bar, ai-je renchérien passant le bras dans la manche de mon manteau. Ce gars-là connaît plein de propriétairesd’établissements de nuit, et je suis bien placée pour vous dire qu’il vole à leur secours à la moindrealerte. Il ferait n’importe quoi pour eux, comme arrêter quelqu’un pour une raison absurde.

J’ai ponctué ma plaisanterie d’un grand sourire, mais Vaughn n’a pas eu l’air de trouver çadrôle. Oups ! J’étais allée un peu trop loin.

J’allais m’excuser quand je l’ai vu se dérider peu à peu, lentement, comme s’il faisait un grandeffort sur lui-même.

Une fois le sourire entièrement formé sur ses lèvres, il s’est penché vers mon oreille.— Fichons-le camp d’ici.Sur ce, il a posé un billet de 50 dollars sur le comptoir avant d’enfiler son bomber gris.

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— Merci pour la bonne soirée et à la prochaine, a-t-il dit à Bunny.— Toutes mes félicitations pour le bar, ai-je ajouté.Elle a profité du fait que Vaughn nous tournait le dos pour le désigner du menton avec un clin

d’œil complice et un grand sourire.Vaughn venait d’accomplir un véritable exploit : il avait été adoubé par Bunny Loveland.

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Vaughn semblait avoir un sixième sens pour dénicher les taxis. Et ça tombait bien, parce que lequartier où se trouvait le bar de Bunny se transformait en ville fantôme à la nuit tombée. Mais c’étaitcomme si Vaughn pouvait les sentir à distance.

— Là ! s’est-il écrié en pointant le doigt vers une petite rue perpendiculaire, à trente mètres aumoins de nous.

En plissant les yeux, j’ai vaguement distingué un morceau de carrosserie jaune orangée. Il m’apris la main comme s’il faisait ça tous les jours, et m’a entraînée vers le taxi au pas de course. Nousavons ralenti l’allure quand le chauffeur a éteint les lumières sur le toit de son véhicule, signe qu’ilnous avait repérés.

— On va où ? m’a demandé Vaughn quand nous nous sommes installés côte à côte sur labanquette arrière.

J’ignore si c’est la blonde ou la rousse — ou un mélange de deux — qui m’a soufflé la réponse,mais je me suis penchée vers le chauffeur et je lui ai donné mon adresse.

Si le taxi n’a pas mis longtemps pour rejoindre Eugenie Street, il nous a fallu une éternité pourarriver jusqu’à la porte de mon appartement. Parce qu’on s’arrêtait sans cesse pour se tripoter.

Je grimpais quelques marches, et il faisait une remarque affreusement osée — et affreusementsexy — sur mes fesses. J’en grimpais deux de plus, et sa main venait se poser un instant sur macuisse. J’en grimpais encore deux et je finissais par céder à l’envie de l’embrasser.

Nous nous retrouvions dans toutes sortes de positions assez explicites. Lui allongé sur moi. Moià califourchon sur lui. Nous emmêlés comme des spaghettis dans un désordre de bras et de jambes.Les baisers s’enchaînaient jusqu’à ce que l’un de nous redevienne adulte et dise : « Allez, onmonte. »

Mais tout recommençait quelques secondes plus tard.Nous avons quand même fini par nous retrouver dans mon salon. J’ai fait ma tigresse et je l’ai

poussé sur le canapé. Vaughn s’est laissé faire, atterrissant sur le dos, bouche ouverte et regardextatique. On aurait vraiment cru que c’était la meilleure soirée de sa vie.

Je me suis étendue à côté de lui, me plaquant contre la masse dure de son corps. Comme c’étaitbon…

Cette fois, nos baisers nous menaient droit vers la seconde étape. Nous étions désormais seuls :plus de Bunny, de chauffeur de taxi ou de voisins susceptibles de nous surprendre dans l’escalier.Rien que nos bouches et nos corps impatients.

Mon téléphone avait sonné à plusieurs reprises dans mon sac à main, durant l’ascension érotique

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de l’escalier. Et voilà qu’il recommençait. Une fois, puis deux, puis trois. La sonnerie insistanteinterférait avec l’effet euphorique de la bière et des caresses de cet amant plus qu’inattendu.

La sixième fois que mon BlackBerry a sonné, je me suis détachée de Vaughn avec ungrognement.

— Désolée…J’ai réussi à m’extraire du canapé, notant au passage que mon pull était remonté à hauteur de

mon soutien-gorge. J’ai regardé l’écran du téléphone : Mayburn.— Quoi ? ai-je lancé d’une voix exaspérée.— Pourquoi est-ce que tu me réponds sur ce ton ?— S’il te plaît, contente-toi de me dire ce que tu veux.J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule. Vaughn respirait fort, lèvres entrouvertes.— J’ai besoin que tu te rendes tout de suite à la galerie, a répondu Mayburn.— Tout de suite ? Mais pourquoi ?— Je commence à me demander si tu n’as pas raison.Une pause.— Je commence à me dire que c’est peut-être Madeline qui est derrière tout ça.

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Rouge et débraillée, j’ai essayé de remettre un peu d’ordre dans la crinière qui me servait dechevelure, avant de lancer un regard d’excuse à Vaughn, le téléphone toujours collé à l’oreille.

Mayburn a retracé dans les grandes lignes ce que nous avions appris sur cette affaire.— Il faut qu’on sache pourquoi il lui arrive de revenir à la galerie après l’heure de fermeture, a-

t-il conclu.— Tu veux t’assurer qu’elle n’en profite pas pour sortir des tableaux ?— Oui. Ça me travaille, depuis que tu m’as dit l’avoir trouvée là-bas samedi soir, habillée

d’une autre façon que dans la journée. Je n’ai pas arrêté d’y penser, et j’ai fini par visionner lesenregistrements des caméras vidéo…

— Et alors ?— Tu te souviens que l’objectif de la caméra située à l’arrière n’est pas braqué directement sur

la porte, mais sur la ruelle ? Je t’en avais parlé…— Oui, oui, je m’en souviens. Madeline avait dit que les précédents propriétaires avaient

surtout installé cette caméra pour repérer les voitures qui empêchent les véhicules de livraison defaire leur travail.

— Exactement. Et en faisant bien attention, on peut entrer ou sortir par là sans se trouver dans lechamp de la caméra.

— Tu penses que Madeline se sert de cette faille de la vidéosurveillance pour voler des œuvresdans sa propre galerie ?

— On ne peut pas exclure cette possibilité. Mais je suppose que, avec les caméras de sécuritédu Wrigley Building, le gardien de l’immeuble dispose d’angles différents. Il doit passer sa journéederrière les moniteurs de contrôle, à regarder tout ce qui se passe dans le bâtiment et tout autour.

— Tu crois que je devrais lui en toucher un mot ?— Absolument. On doit l’interroger sur les entrées et sorties de la galerie après l’heure de

fermeture. Il faut que tu ailles le voir quand Madeline n’est pas dans les parages.— Et si elle est là, ce soir ? Qu’est-ce que je pourrais donner comme explication, pour justifier

ma présence à une heure pareille ?— Tu n’as qu’à lui dire que tu es venue jeter un dernier coup d’œil aux documents d’expédition

pour vérifier un truc.— Bon, d’accord. Je te tiens au courant.J’ai raccroché et me suis tournée vers Vaughn.— Le devoir m’appelle.

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— Quel genre de devoir ?— Juste du boulot, ai-je répondu, vu qu’il n’était pas question de lui dévoiler mes activités

annexes.Et puis, j’aimais bien qu’il me trouve mystérieuse.Nous nous sommes dit au revoir en bas de chez moi. Il n’y avait pas un souffle de vent, et

Eugenie Street semblait figée comme le décor d’une boule à neige oubliée sur une étagère.— Bon, ben…, a dit Vaughn avec un soupir qui a légèrement soulevé sa poitrine. C’était

vraiment une bonne soirée, même si j’aurais bien aimé qu’elle se prolonge un peu.— Oui, c’était une bonne soirée.Il m’a prise dans ses bras et m’a serrée contre lui, fort, l’espace d’un instant.— Je vais avoir envie de te revoir, tu sais.— Oui, je sais, ai-je répondu avant de lever le bras pour arrêter un taxi qui arrivait dans notre

direction.Une fois à l’intérieur de la voiture, je l’ai vu agiter la main avec un petit sourire. J’ai agité la

main, moi aussi, et le taxi a démarré. J’ai regardé sa silhouette rétrécir derrière la vitre, et quand il adisparu quand le taxi a tourné à l’angle de la rue, j’ai senti qu’il me manquait.

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Comme chaque fois que nous avions échangé quelques mots, le gardien du Wrigley Buildings’est montré aimable avec moi. J’ai évoqué les talents culinaires de sa femme mexicaine, et il m’araconté qu’elle avait remporté un concours de cuisine avec ses fameux tamales. J’ai essayé deraisonner comme Vaughn. Maintenant que j’avais cessé de le haïr, je pouvais lui reconnaître desqualités. Comment s’y prendrait-il pour faire parler ce gardien ?

Ce n’était pas aussi simple qu’il pouvait y paraître. Les portiers, concierges et autres gardiensd’immeubles sont réputés pour leur aptitude à se montrer amicaux et ouverts sans pour autantdivulguer quoi que soit sur les résidents.

J’ai songé que Vaughn irait droit au but. Que m’avait-il dit, déjà, sur la façon dont il s’adressaitaux membres des gangs qui gangrenaient la ville ? Qu’il s’efforçait de les traiter avec respect.« J’estime qu’ils y ont droit comme tout le monde », avait-il ajouté, ou quelque chose d’approchant.Je pouvais presque l’entendre me souffler à l’oreille : « Sois franche avec le gardien, mais ne disrien de plus que ce que tu es obligée de révéler. Tu es une femme intelligente, McNeil, alors faismarcher ton cerveau. »

Après notre petite discussion sur les tamales et les mérites de la cuisine mexicaine, j’ai sorti lesclés de ma poche et j’ai fait mine d’aller ouvrir la porte de la galerie, histoire de rappeler au gardienque j’étais plus qu’une simple visiteuse.

— Au fait, ai-je dit en me retournant, merci d’être aussi serviable.— Vous n’avez pas à me remercier. Je ne fais que mon travail.— Ça ne doit pas être si simple, de travailler de nuit.Il a haussé les épaules.— C’est surtout difficile à cause de mes enfants que je ne vois pas souvent. On se croise le

matin quand ils partent à l’école et le soir quand ils en reviennent. Mais bon, c’est la vie. Et puis,c’est mieux que d’être au chômage, non ?

— Oui, vous avez raison. En tout cas, je sais que Madeline est ravie de pouvoir compter sur ungardien aussi aimable et consciencieux que vous. Elle me l’a dit à plusieurs reprises.

Il a hoché la tête avec un sourire modeste et satisfait.— Venant d’elle, c’est un beau compliment, ai-je ajouté. Parce qu’elle sait ce que travailler dur

veut dire.— Oh ! ça oui… Je suppose qu’une femme d’affaires n’a pas le choix, si elle veut y arriver.— C’est juste, mais il y a quand même des limites, ai-je rétorqué. Je lui dis toujours de ne pas

travailler autant après l’heure de la fermeture, mais elle n’en fait qu’à sa tête. Je ne veux pas qu’elle

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se tue à la tâche, vous comprenez ?Le gardien a fait une petite mimique qui semblait dire : « Là, je ne vous donne pas tort. »Je cherchais un moyen de lui demander plus directement si Madeline revenait souvent à la

galerie en soirée, mais il a repris la parole avant moi :— Tiens, quand on parle du loup, a-t-il dit avec un sourire. Mme Saga est encore là, ce soir.J’ai vu qu’il baissait les yeux derrière le bureau de réception, et j’ai fait quelques pas discrets

dans sa direction avant de tendre le cou pour voir ce qu’il regardait.Comme l’avait deviné Mayburn, l’intérieur et les alentours du bâtiment étaient visibles sur un

petit mur d’écrans.Le gardien s’est tourné vers moi. L’espace d’un instant, j’ai craint qu’il ne s’offusque de me

surprendre en train d’observer les moniteurs derrière son dos. Mais il m’a fait signe d’approcher.— Là, vous voyez ? a-t-il dit en pointant le doigt sur un des écrans.J’ai reconnu la porte de service, à l’arrière de la galerie. Et qui était là, en train de sortir des

clés de son manteau en fourrure ? Madeline, bien sûr. Elle a ouvert la porte et a disparu à l’intérieur.Oh ! zut… Qu’est-ce que je dois faire ? Mes pensées tournaient en rond.On se calme… N’étais-je pas venue précisément pour savoir si Madeline se rendait souvent à la

galerie après l’heure de fermeture ? Eh bien, j’avais un commencement de réponse, ce qui étaitpositif. Alors pourquoi ce début de panique ?

Puisque j’étais si nerveuse, je pouvais toujours m’en aller et appeler Madeline depuis le taxi quime ramènerait chez moi. On verrait bien si elle dirait la vérité, quand je lui demanderais où elle setrouvait.

J’étais sur le point d’inventer une excuse pour quitter l’immeuble quand quelque chose a attirémon attention sur l’écran de contrôle. Quelqu’un.

Quelqu’un d’autre s’approchait de la porte de service.« Madeline ! ai-je eu envie de hurler. Quelqu’un est sur le point d’entrer dans la galerie ! » Il

n’y avait plus qu’à espérer que la porte avait bien été refermée.Je me suis penchée vers l’écran. Qui cherchait à entrer par là ? C’était une silhouette menue, à

peu près de la taille de Madeline. Une femme, sans doute…Mais ça n’a pas suffi à me rassurer. J’avais toujours envie de crier : Attention, Madeline !J’ai regardé le gardien à la dérobée. Il semblait n’avoir rien remarqué, son attention accaparée

par les images d’une autre caméra.Mes yeux sont revenus se poser sur l’écran qui permettait d’observer l’arrière de la galerie. Et

ce que j’ai vu m’a laissée un instant bouche bée.Ce qu’il m’a semblé voir était…Je me suis penchée encore plus près du moniteur, les yeux plissés.Si je n’avais pas la berlue, la personne qui venait de succéder à Madeline devant la porte de

service n’était autre que… Madeline ?Le gardien a fait entrer deux hommes d’affaires qui allaient rejoindre les locaux de leur société.J’ai scruté l’écran pendant qu’il les accueillait.J’étais certaine d’avoir vu Madeline ouvrir la porte de service et pénétrer dans la galerie. Mais

elle était de nouveau sur l’écran, en train de sortir des clés d’un manteau qui, cette fois, n’était pas enfourrure. L’instant d’après, elle entrait dans la galerie pour la seconde fois.

Etais-je en train de perdre la tête ?Parce que si j’avais encore toute ma raison, il y avait deux Madeline.

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— Euh… oui, en effet, c’est bien Madeline, ai-je dit au gardien en m’éloignant une nouvelle foisvers la porte d’entrée de la galerie. Juste à l’heure pour notre rendez-vous, ai-je ajouté en accélérantle pas. Bon courage pour cette nuit !

J’ai enfoncé les clés dans les deux serrures et j’ai ouvert en prenant soin de ne pas faire debruit. Je suis restée immobile un moment, l’oreille tendue, une fois la porte refermée tout doucementderrière moi.

Silence.Une lumière s’est allumée dans la pièce du fond, mais je n’entendais toujours pas le moindre

bruit.Je me suis décidée à faire un pas. Puis un autre. J’ai remarqué, au passage, à quel point les

œuvres d’art paraissaient différentes dans l’obscurité. Certaines perdaient leur pouvoir, quandd’autres prenaient une dimension inquiétante qui n’existait pas en pleine lumière.

J’ai encore fait quelques pas en direction de la pièce du fond. Soudain, un son m’est parvenu.Je me suis figée, aux aguets. C’est à peine si j’osais respirer. Il s’agissait d’une sorte de

chuchotement.Encore quatre ou cinq pas. Le son s’est fait plus précis. Deux femmes discutaient à voix basse.

Jusque-là, rien d’étonnant, étant donné que, grâce au moniteur de contrôle, je les avais vues entrerl’une après l’autre par la porte de service. Ce que je ne comprenais pas, c’était pourquoi il m’avaitsemblé distinguer deux Madeline.

Les voix devenaient plus audibles à mesure que je me rapprochais du fond de la galerie.J’ai d’abord aperçu Madeline, vêtue de son manteau en fourrure.Plaquée contre le mur, je me suis dévissé le cou pour voir plus loin. Deux mains qui tenaient un

caisson de bois sont entrées dans mon champ de vision. C’était un de ces caissons destinés à protégerles tableaux durant leur transport, et la personne qui le manipulait était… J’ai penché davantage lehaut du corps, mon regard remontant le long des bras de l’autre femme. J’ai vu ses épaules, son cou,et enfin son visage. Comme plus tôt devant le moniteur de contrôle, j’ai été obligée de constater quela personne qui discutait avec Madeline était… Madeline.

— C’est quoi, ce délire ?Quand les deux Madeline se sont tournées vers moi, j’ai compris que j’avais posé la question à

voix haute.

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— Nous sommes jumelles, a dit Madeline.Mon regard a fait l’essuie-glace entre les deux femmes. La copie presque parfaite de Madeline

est restée muette, tandis que l’original me racontait ce qui s’était passé la veille.Madeline s’était rendue la veille au soir à la galerie. Elle n’arrivait pas à s’endormir, l’esprit

occupé par Jacqueline. L’idée que sa voisine galeriste ait pu souffrir autant de son emménagementdans Michigan Avenue, qu’elle se soit sentie humiliée — anéantie — par son attitude, l’attristait et laperturbait profondément. Pourtant, Madeline n’arrivait pas à croire que Jacqueline puisse êtrel’expéditrice de ce morceau de chair poignardé. Elle ne parvenait même pas à croire que JacquelineStoddard ait vraiment eu l’intention de lui faire du mal.

Madeline avait fini par quitter ce lit où le sommeil refusait de s’inviter. Pour se distraire de sessombres pensées, elle avait décidé de se rendre à la galerie et de sortir les documents d’expéditionque Mayburn m’avait demandé de passer une nouvelle fois en revue. Elle sentait que quelque chosenous échappait toujours, et elle souhaitait se rendre utile autant qu’elle le pouvait.

Son amour de l’art avait beau l’avoir habituée à observer la vie sous tous les angles, elle avaitcette sensation aiguë de porter un regard à la fois trop conventionnel et trop étroit sur la situation.

Elle avait éprouvé le besoin de prendre l’air, de se dégourdir les jambes, et elle était descenduedu taxi un peu avant qu’il n’arrive à destination. Elle avait marché jusqu’au Wrigley Building, perduedans ses pensées.

Alors qu’elle venait de saluer le gardien de nuit, elle avait vu quelqu’un déboucher du couloirqui menait à sa galerie. D’abord, elle s’était simplement dit que cette silhouette lui était familière.

— Au début, mes pensées se sont arrêtées là, a expliqué Madeline. J’ai juste songé que j’avaisdéjà vu cette femme quelque part.

— Et ensuite ?Madeline s’est tournée vers sa sœur jumelle.— Nos regards se sont croisés, et on s’est figées toutes les deux.Sur ces mots, les deux femmes se sont perdues dans la contemplation de leur double. Elles

semblaient parfaitement à l’aise l’une avec l’autre, et j’ai eu le sentiment qu’elles auraient pu resterainsi, à se dévisager mutuellement d’un regard plein d’amour, jusqu’à la fin des temps.

— Mesdemoiselles…, ai-je dit d’une voix douce, ne sachant trop comment m’adresser à elles.Elles ont continué à se dévisager, visiblement plongées dans un monde dont j’étais exclue.— Madeline, ai-je lancé d’une voix plus forte.Sa tête a lentement pivoté vers moi.

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— Es-tu en train de me dire que tu es tombée par hasard sur ta sœur jumelle au moment où ellesortait de ta galerie ? Une sœur jumelle dont tu ignorais l’existence ?

J’avais envie d’ajouter : « Par pitié, tu ne veux quand même pas me faire avaler ça ! »Sa sœur a alors pris la parole pour la première fois.— Je vais vous raconter comment tout ça a commencé, m’a-t-elle dit.Elle s’exprimait avec assurance, comme si elle était certaine d’avoir agi pour une solide raison

et qu’elle éprouvait le besoin impérieux d’en parler.— Ça a commencé par hasard…, a-t-elle dit.Elle avait un léger accent dont je n’aurais su dire l’origine et, pourtant, la tessiture de sa voix

était étrangement similaire à celle de Madeline.Elle a expliqué qu’elle était venue à Chicago pour voir quel genre de vie menait sa sœur

jumelle. Pour voir de quoi elle avait été privée.— De quoi vous avez été privée ? ai-je demandé en la désignant du doigt.Elle a hoché la tête, et j’ai remarqué que Madeline faisait de même.La jeune femme a poursuivi, m’expliquant qu’elle vivait à Chicago depuis bientôt un an.Mille questions me venaient à l’esprit, mais j’ai décidé de la laisser s’exprimer sans

l’interrompre.Le travail à temps partiel qu’elle avait fini par trouver dans un pressing du quartier d’affaires lui

avait laissé le loisir de peindre, comme elle le faisait depuis des années, mais aussi d’épierMadeline à son insu. Elle s’était mise à copier la coupe de cheveux et la façon de s’habiller de sasœur jumelle.

Elle s’est interrompue pour poser les yeux sur Madeline. C’était comme si elles échangeaientdes paroles secrètes par la seule force de leur regard.

La jeune femme a repris son récit.Bientôt, m’a-t-elle expliqué, elle s’était trouvée prise dans un tourbillon d’émotions qui la

dépassait complètement : un mélange d’admiration, de fascination et de haine pour une sœur quipossédait tout et à qui tout semblait réussir. Mais elle avait souffert plus encore de la haine qu’elleéprouvait envers elle-même.

— Comment vous appelez-vous ? ai-je demandé.Elle m’a regardée sans rien dire. La belle assurance qu’elle affichait quelques minutes plus tôt

avait laissé place à une inquiétude palpable. Elle s’est tournée vers Madeline comme pour luidemander sa permission.

— S’il vous plaît, ai-je insisté. J’aimerais connaître votre prénom.La même mèche d’un noir profond formait une virgule sur les visages identiques des deux

femmes.— Ella, a-t-elle fini par répondre. C’est une traduction abrégée de mon prénom japonais. C’est

comme ça que tout le monde m’appelle, ici. Ella.Elle m’a ensuite parlé des nombreuses heures qu’elle avait passées sur le trottoir de Michigan

Avenue, derrière les larges baies vitrées de la galerie, à promener les yeux sur les tableaux, lessculptures et les installations qui s’y trouvaient exposés.

— J’aimais aussi quand Madeline n’était pas là.Parce que, m’a-t-elle dit, elle pouvait tranquillement observer les œuvres et se convaincre de ce

qu’elle soupçonnait déjà : oui, Madeline avait décidément tout. Et elle n’hésitait pas à faire étalagede sa réussite dans cette magnifique galerie d’art, comme pour souligner à quel point elle surclassaitles autres. A quel point elle était riche. Riche de cette passion qui animait sa vie. Riche de tout cet

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argent dont elle disposait.— L’argent…, ai-je murmuré.Les sœurs ont hoché la tête. Leurs mentons ont plongé vers le bas, puis se sont redressés dans un

même mouvement, qu’elles semblaient avoir répété pour qu’il soit parfaitement synchronisé.— Elle aurait dû en toucher une partie, a dit Madeline.— Tu parles de cette grosse somme que tu as reçue en héritage ?Madeline a fermé doucement les yeux tandis que le regard d’Ella se faisait dur.— Oui, a répondu Madeline.Pas d’autre explication. C’est Ella qui s’est remise à parler, m’expliquant comment elle avait

décidé, un soir, de prendre plus de risques, suivant Madeline jusqu’à un vernissage organisé par uneautre galerie et se mêlant à la foule, autant pour approcher sa sœur que pour vivre un peu la vie de sa« moitié manquante ».

Je me suis souvenue des mots de Madeline au sujet de ce manque qu’elle ressentait, elle aussi.Comme si elle n’était « pas complète », m’avait-elle avoué.

Je me suis tournée vers elle. Ses yeux étaient restés fermés, comme si elle éprouvait une douleurphysique en entendant les paroles que prononçait sa sœur jumelle.

Que ferait Vaughn dans une situation pareille ?Il jouerait au gentil flic pour encourager les confidences. « Jouerait », parce que, à l’exception

notable de la dernière soirée que nous avions passée ensemble, la gentillesse n’était pas son fort.Mon esprit s’est évadé un instant dans les bras de l’inspecteur Damon Vaughn et, de nouveau, j’ai eule sentiment d’avoir rêvé ces moments érotiques. Une sorte de fantasme bizarre que je ne pouvaissûrement pas avoir assouvi.

— Et que s’est-il passé lors de ce vernissage ? ai-je demandé d’une voix douce.Les paupières de Madeline étaient toujours closes.— Personne ne m’a remarquée, a répondu Ella.Anéantissement : voilà ce que j’ai perçu dans sa voix.— On se sent parfois transparente, ai-je fait remarquer, mais ce n’est que dans notre tête. Vous

avez peut-être cru que personne ne faisait attention à vous.Les deux sœurs ont secoué la tête en même temps. Toujours ce rythme, ce tempo que je croyais

n’appartenir qu’à Madeline, et qui appartenait aussi à sa sœur jumelle.Ella s’est remise à parler. Elle voulait voir jusqu’où elle était capable d’aller, a-t-elle dit.— Alors, j’ai continué à le faire…Elle s’était rendue dans les mêmes restaurants que son double, dans les bars et les boîtes de nuit

fréquentés par le monde de l’art. Mais, amer constat, elle restait toujours aussi invisible aux yeux desautres.

— D’accord, d’accord…, ai-je dit.Ma voix restait douce, mais, cette fois, j’avais levé la main pour l’interrompre.Fini de prendre des pincettes de crainte de les brusquer.— Ecoutez, les jumelles, il faut que l’une de vous me raconte cette histoire depuis le début, ai-je

déclaré avant de me tourner vers Madeline.Elle a hoché gravement la tête et a fermé une nouvelle fois les yeux, comme pour puiser en elle-

même la force de se confier.

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— Nous venons d’une famille taïwanaise, a dit Madeline, mais notre mère est partie vivre auJapon alors qu’elle était enceinte de nous.

Les sœurs ont échangé un regard.— Parce qu’elle était d’un milieu beaucoup plus modeste que celui de notre père, et que sa

grossesse posait un problème, a poursuivi Madeline.J’ai encore songé à Vaughn. Que ferait-il, maintenant ?La réponse a été immédiate : Il saurait quand la boucler.— Ella m’a dit que notre mère était très jeune quand elle s’est retrouvée enceinte. Notre père

venait d’une famille particulièrement aisée, et quand ses parents ont appris qu’il avait mis uneadolescente — pauvre de surcroît — enceinte, ils ont convaincu la famille de ma mère de partir vivreau Japon. Comme je te l’ai dit, ces gens-là avaient de gros moyens, et ils ont réglé tous les frais devoyage. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. Ils ont également ouvert un compte en fiducie richementdoté pour s’assurer que l’enfant ne manquerait jamais de rien. Bien sûr, ils ignoraient que notre mèreaurait des jumelles, et qu’elle déciderait de les faire adopter.

— Ils ne s’attendaient pas à voir une de leurs petites-filles revenir, a dit Ella.— Quoi ?Je n’y comprenais plus rien, et je tenais à le faire savoir.Ella a pris le relais.— Notre grand-mère maternelle a jugé sa fille trop jeune pour s’occuper de nous, et elle a

décidé de nous faire adopter. Madeline a été la première à trouver des parents adoptifs. Un coupled’Américains, dont elle vous a peut-être déjà parlé.

J’ai hoché la tête, et Ella a poursuivi :— Notre mère avait donné son accord pour qu’on soit séparées s’il le fallait, et ma sœur est

partie tandis que je restais au Japon à attendre de trouver preneur, moi aussi.Elle a ponctué ces derniers mots d’un petit rire affreusement triste.La famille n’arrivait pas à s’en sortir, a-t-elle repris, et les lois relatives à l’adoption s’étant

durcies depuis le départ de Madeline, Ella n’avait toujours pas trouvé de parents plusieurs moisaprès le départ de sa sœur. Désespérée, la mère d’Ella avait bravé la volonté de sa propre mère etavait trouvé le moyen de contacter le père des jumelles. Il s’était avéré que celui-ci avait desremords. Il avait finalement décidé de recueillir Ella, même si ses parents étaient violemmentopposés à ce projet. Furieux, ces derniers avaient coupé tout lien avec lui, le déshéritant et prenanttoutes les dispositions pour qu’Ella ne puisse jamais toucher l’argent du compte en fiducie, cela afin

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de s’assurer que leur fils ne profiterait pas de la somme rondelette censée revenir pour moitié àl’enfant.

— Tu as vérifié tout ça ? ai-je demandé à Madeline.Je ne pouvais m’empêcher de douter de la véracité de cette histoire, et j’ai senti que ma voix

avait trahi mon profond scepticisme.J’avais envie de lancer : « Tu ne trouves pas ça un peu gros, Madeline ? » Parce qu’il me

semblait qu’elle prenait pour argent comptant tout ce que cette femme lui racontait. Et mon cerveaud’avocate me disait qu’elle était peut-être en train de gober un gros paquet de fariboles.

— Oui, j’ai vérifié, a répondu Madeline en me regardant au fond des yeux. Tu sais, Isabel, j’aieu un choc terrible en me trouvant face à face avec Ella, hier soir. Imagine ce que j’ai ressenti enrencontrant mon double… Moi aussi, je me suis mise à douter de tout.

Elle s’est tournée vers sa sœur jumelle, qu’elle a contemplée longuement en silence, le regardenvoûté, comme si elle se trouvait face à l’œuvre d’art ultime, celle dont elle avait secrètement rêvéet que nulle autre création ne pourrait jamais égaler.

— Ce matin, j’ai appelé le cabinet d’avocats auquel mes parents s’étaient adressés lorsque j’aireçu l’héritage du Japon. Tous ceux qui avaient travaillé sur mon dossier étaient morts ou partis à laretraite, mais les archives du cabinet sont bien tenues, et ils ont ressorti l’ensemble des documentspour moi.

— Et ?— Ils vont avoir besoin d’un peu de temps pour tout vérifier en détail, mais ils ont déjà pu me

dire que les fonds placés sur le compte en fiducie provenaient d’un compte en banque taïwanais.Madeline et Ella se tenaient côte à côte, comme les deux parties du tableau qui avait attiré mon

attention lors de ma première visite à la galerie. Si je m’autorisais à mettre ma méfiance entreparenthèses, j’étais frappée de voir à quel point les jumelles semblaient avoir porté en elles cettehistoire, depuis le jour où elles avaient été séparées.

— Il m’arrive souvent de rêver de cette journée où j’ai pris l’avion pour rentrer à Taïwan, a ditElla. Etais-je heureuse ? Un peu perdue ?

— Ella a été élevée par notre père, qui lui-même sortait à peine de l’adolescence, a reprisMadeline. Sans doute a-t-il fait de son mieux, mais il était trop jeune et inexpérimenté pour luiprodiguer tout l’amour et toute l’attention dont a besoin un enfant.

— Je ne suis pas certaine qu’il ait fait de son mieux, est intervenue Ella d’un ton acerbe.Je n’ai fait aucun commentaire, et elle a poursuivi :— Mon père avait reçu une très bonne éducation, et il a vite réussi à bien gagner sa vie.Nouveau silence.— Et il a cru pouvoir compenser ses carences affectives en sortant le carnet de chèques, c’est

ça ? ai-je dit.Cette façon d’affronter ce genre de situations familiales avait un côté universel, me semblait-il.— Oui, ont-elles confirmé en chœur, la même mimique sur le visage.— Mon ressentiment à son égard a grandi en même temps que moi, a dit Ella.— Il l’abandonnait aux mains de ses nombreuses conquêtes, est intervenue Madeline.— Et moi je les adorais aussitôt, a déclaré Ella d’une voix soudain plus douce.— Mais ce n’était pas vrai dans l’autre sens, a fait remarquer Madeline.Sa sœur a secoué tristement la tête.— Non, pas du tout.J’ai décidé de ne plus intervenir, de les laisser raconter cette histoire à leur rythme.

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C’est ce qu’elles ont fait, leurs mots se succédant, se répondant, se chevauchant parfois. Toutcomme Madeline, Ella avait toujours trouvé de la joie et du réconfort dans l’art. Elle avait comblé sasolitude en peignant presque chaque jour. Les professionnels qui avaient vu son travail luireconnaissaient du talent, mais son père était resté indifférent à sa passion, tout comme les femmes depassage qui s’étaient occupées d’elle. Pourtant, c’était une des conquêtes de son père qui avait ouvertune brèche dans son univers solitaire, un peu avant ses vingt-cinq ans. La vie sentimentale de sonpère était alors plus stable, et la femme en question vivait avec lui depuis suffisamment longtempspour qu’il lui parle, un soir de cafard, de la sœur jumelle d’Ella. L’enfant avait été adoptée peu aprèssa naissance par un couple d’Américains, avait-il expliqué, et elle résidait depuis lors aux Etats-Unis. Il avait également évoqué l’argent placé pour elle sur un compte en fiducie, une forme dereconnaissance familiale dont sa sœur jumelle avait été privée.

Ces propos étaient donc revenus aux oreilles d’Ella, qui avait aussitôt décidé de perfectionnerson anglais et d’en apprendre autant qu’elle le pouvait sur les Etats-Unis. Elle s’était mise àfantasmer sur la vie de sa sœur jumelle, qu’elle imaginait libre et insouciante grâce à cet argenttombé du ciel.

Quand elle avait pu obtenir des informations plus précises sur Madeline, et qu’elle s’étaitaperçue que ses fantasmes n’étaient pas si éloignés de la réalité, l’intérêt qu’elle portait à cette sœurinconnue avait tourné à l’obsession.

Des années durant, elle avait effectué toutes sortes de recherches sur Madeline. Pas un jour nepassait sans qu’elle explore une nouvelle piste, une nouvelle source d’informations, à la manièred’une détective privée lancée sur la trace d’une personne disparue depuis de longues années. Avec letemps, elle était devenue capable de réciter par cœur la liste des artistes que représentait Madeline,ainsi que leur biographie, le nom de leurs œuvres et même ce qui avait inspiré tel ou tel tableau, telleou telle sculpture, telle ou telle installation… Grâce au système d’alertes de Google, elle recevaitdans sa messagerie électronique un lien sur chaque article où était mentionné la galerie Saga ou lenom de sa sœur, dès lors qu’il était publié sur Internet. Le site Web de la galerie était toujours lepremier qu’elle visitait après avoir allumé son ordinateur, le matin, quelques minutes seulement aprèsson réveil.

J’ai laissé échapper une longue expiration et j’ai enfoui le visage dans mes mains pour reposermes yeux de la vision perturbante de ces deux femmes quasiment identiques. L’espace d’un instant,j’ai eu le sentiment que c’en était trop pour moi. Les pensées se bousculaient dans mon esprit, commeaffolées par la brusque apparition d’un double de Madeline et l’histoire que les jumelles meracontaient.

Le silence s’est fait. Quand j’ai enfin ôté les mains de mon visage, j’ai vu les sœurs échanger unregard.

— Madeline…, a dit Ella, comme si elle voulait tester sa voix.Madeline l’a incitée à poursuivre d’un petit mouvement de tête.— Tu affirmes sur ton site Web que tout peut être de l’art.— Oui, a simplement répondu Madeline.— Mais en réalité, tu ne concentres ton attention que sur ce qui se trouve sous tes yeux. Sur ton

espace vital, en quelque sorte.Ella avait prononcé ces paroles d’un ton accusateur.— Oui, a répliqué une nouvelle fois Madeline.Elle a renversé la tête en arrière, rejetant sa belle chevelure noire par-dessus son épaule comme

si elle voulait faire place nette, et retirer tout ce qui risquait d’obscurcir ses pensées.

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— Tu as raison, Ella… Mais si mon attention se focalise sur un périmètre aussi réduit, c’est queje suis incapable de me concentrer sur une trop grande quantité d’êtres ou de situations. Je suis vitedébordée, sur le plan émotionnel, et je dois restreindre le cadre, tu comprends ? Alors, je me tournevers moi-même.

— Alors tu te tournes vers toi-même, a répété Ella. Et tu tournes le dos aux autres.Madeline a baissé les yeux. Parce qu’elle éprouvait de la honte, ou parce qu’elle faisait un

effort pour garder son calme ? Je n’aurais su le dire.Ella a continué à parler. Au début, a-t-elle dit, elle avait épié Madeline de loin.Mais l’envie de se rapprocher de sa sœur jumelle — de se glisser sans bruit dans le monde de

Madeline — était devenue si forte qu’elle y avait cédé. Pourtant, en réussissant au-delà de sesespérances, l’expérience s’était avérée terriblement douloureuse. Car si Ella avait été capable des’immiscer dans l’existence de Madeline et de l’épier sans même avoir besoin de se cacher, celasignifiait qu’elle était transparente aux yeux de sa sœur jumelle.

Et cette douleur s’était peu à peu transformée en colère.

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Le soir où tout avait vraiment commencé, a raconté Ella, elle avait décidé d’aller une nouvellefois se poster derrière les baies vitrées de la galerie.

— C’était l’été dernier, une soirée magnifique…, est intervenue Madeline. Je m’en souvienscomme si c’était hier.

On aurait dit qu’elle essayait d’aider sa sœur en prenant à sa charge une partie de l’histoire.Mais Ella a aussitôt repris le fil de son récit : Oui, a-t-elle reconnu, une grande douceur régnait

sur Chicago, ce soir-là, même si l’heure était déjà avancée et qu’il faisait nuit noire. Si noire que lesréverbères alignés le long du trottoir ne parvenaient qu’à éclairer un étroit périmètre autour de leurspieds. Quand Ella atteignait l’angle de la rue, elle faisait demi-tour pour repasser devant les largesvitres de la galerie. Et quand elle atteignait l’angle de la rue du côté opposé, elle revenait de nouveausur ses pas, laissant son regard glisser lentement sur le verre épais qui renfermait l’univers de sondouble.

Combien de fois avait-elle ainsi arpenté le trottoir qui bordait la galerie, au cours des nuitsprécédentes ? Des dizaines et des dizaines de fois. Mais, brusquement, elle en avait eu assez de cesallers-retours. Assez de rester toujours à l’extérieur. Assez de se sentir exclue. Elle avait eu envie deprofiter de l’absence de Madeline pour s’approcher davantage des œuvres d’art.

— Vous saviez qu’un agent de sécurité gardait l’immeuble ? ai-je demandé.— Oui, a répondu Ella.Elle avait prévu de lui demander la permission de jeter un coup d’œil depuis la porte d’entrée.

De lui raconter qu’elle était une cliente intéressée par un tableau. Une cliente passionnée quin’arrivait pas à se décider, au point d’en perdre le sommeil. Pouvait-elle, pour se faire une idéedéfinitive, jeter un dernier coup d’œil à cette œuvre par la vitre de la porte d’entrée ? D’aussi près,elle parviendrait sans doute à voir le tableau convoité malgré l’obscurité qui régnait dans lagalerie…

Mais elle n’avait pas eu besoin de débiter ces boniments.A sa grande surprise, le gardien l’avait saluée avec courtoisie en l’appelant « Mme Saga ». Il

l’avait confondue avec Madeline !Prise au dépourvu, elle était restée pétrifiée un instant.— Vous avez oublié vos clés ? avait alors demandé le gardien avec un aimable sourire.Ella avait tâté ses poches avant de hausser les épaules avec un soupir et un sourire désolé.— Je vais vous ouvrir, avait dit le gardien.Ella l’avait remercié et, quelques instants plus tard, elle s’était retrouvée dans la galerie. Ça

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avait été aussi simple que ça. Et c’était devenu encore plus simple chaque fois qu’elle y étaitrevenue. Le gardien ne lui demandait jamais d’explication quand elle quittait la galerie par la portede service, un tableau sous le bras. Elle n’emportait que des œuvres au fusain ou à l’acrylique, qui nenécessitent pas un long temps de séchage.

Les morceaux du puzzle commençaient à s’imbriquer dans mon esprit.— Alors, c’est vous que j’ai vue, le soir où je suis revenue de l’atelier d’Alex Tredstone, ai-je

dit.Mon index s’est tendu vers Madeline.— Je pensais que c’était toi qui te trouvais dans la galerie, ce soir-là. Je suis venue vers

20 heures et j’ai cru te trouver ici même, debout devant le meuble où tu conserves des toiles sanschâssis. Je me demandais pourquoi tu te montrais aussi distante avec moi.

Les jumelles ont hoché la tête de concert.— Izzy, tu comprends pourquoi je ne pouvais pas t’en parler, ce matin ? a demandé Madeline.

Tu comprends pourquoi je ne pouvais pas autoriser John à prévenir la police ?— Oui, je comprends.— Je venais tout juste d’apprendre l’existence d’Ella. J’étais encore sous le choc et je

n’arrivais pas à trouver les mots pour t’en parler.Madeline a cherché mon regard avant de reprendre :— Tu veux que je te dise un truc bizarre ? Quelque chose que je ressens depuis mon enfance ?J’ai vivement hoché la tête, toujours intéressée par une petite visite dans le monde intérieur de

Madeline Saga.— Depuis que je suis toute petite, je suis fascinée par la notion de fraternité. Par les liens qui

unissent deux frères ou deux sœurs. Par l’idée qu’on puisse avoir un double qui vivrait dans un autrepays, une autre dimension ou une autre époque…

J’ai fait un mouvement de tête en direction de la salle d’exposition.— D’où ton attachement à ce tableau, qui représente une femme qui semble avoir le pouvoir de

vivre simultanément à deux époques différentes.— Exactement.Un sourire a éclairé ses traits délicats, et elle s’est tournée entièrement — tout son corps — vers

moi.— Et puis j’ai eu la chance de te rencontrer, Isabel. La chance que tu entres dans ma vie. J’ai le

sentiment qu’on est amies depuis toujours, toi et moi. Comme des sœurs.Je lui ai rendu son sourire.Le regard de Madeline s’est lentement détaché du mien avant de glisser vers sa vraie sœur.Ella est restée muette.— Et voilà qu’hier soir, a repris Madeline, les yeux de nouveau posés sur moi, alors que je me

rendais à la galerie…Pause. Profonde inspiration, les yeux mi-clos.— … j’ai fait une rencontre exceptionnelle. Non seulement j’ai rencontré ma sœur jumelle, mais

c’est comme si je m’étais aussi rencontrée moi-même. Comme si j’avais rencontré la partiemanquante de moi-même. Aujourd’hui, pour la première de ma vie, j’ai la sensation d’être entière.D’être complète. Jamais je ne me suis sentie aussi apaisée.

— On s’est regardées les yeux dans les yeux, est intervenue Ella.— Dans le couloir qui mène à la porte de la galerie, a ajouté Madeline en souriant.Un sourire gai et comme insouciant, que je n’avais encore jamais vu sur ses lèvres. Je

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connaissais la Madeline intense, passionnée, et ce sourire m’a donné l’impression de découvrir lapetite fille qui se cachait en elle.

— On est restées immobiles, à se dévisager pendant de longues minutes, a-t-elle repris. Puis onest entrées ensemble dans la galerie comme si on regagnait le ventre de notre mère.

Madeline a regardé sa sœur.— J’ignorais ton existence, Ella. Mais j’ai toujours senti ta présence.Un silence a suivi ces mots et, bientôt, j’ai vu des larmes couler sur les joues d’Ella.Au début, elle a pleuré sans bruit et le visage presque impassible. Mais ses traits ont fini par se

tordre et des hoquets sonores ont passé le seuil de sa bouche grimaçante. Tout de même ! n’ai-je pum’empêcher de songer. Parce que je ne voyais pas comment on pouvait contenir toutes les violentesémotions qu’elle éprouvait forcément.

A présent, elle était secouée de sanglots.Alors que ses pleurs se faisaient de plus en plus bruyants, j’ai eu le sentiment que la pièce du

fond se mettait à dériver vers le large, comme si nous nous trouvions sur un navire dont les amarresvenaient d’être rompues.

J’ai tendu la main vers le mur pour me stabiliser.J’ai vu Madeline tendre les mains, elle aussi, mais c’était en direction de sa sœur. Elle s’est

jetée sur elle et l’a serrée de toutes ses forces dans ses bras.

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Au bar de Bunny Loveland, le mois suivant, Mayburn et moi avons fait le « point final » —comme il disait — sur l’affaire Saga.

Quand Madeline nous a rejoints, Mayburn lui a demandé :— Tu es bien certaine de ne pas vouloir porter plainte ?Madeline a répondu d’une mimique suffisamment éloquente pour clore le débat. Il n’était pas

question que sa sœur jumelle ait des ennuis à cause d’elle.Nous étions assis autour d’une table nichée au fond de la salle qui, Dieu sait pourquoi, était

désormais décorée de photos de groupes des années 1980 : Duran Duran, A-ha, Wham, DepecheMode, Frankie Goes to Hollywood…

J’ai regardé en direction du comptoir derrière lequel trônait la patronne. Cette chère Bunny étaiten train de parler à Ella. Ou plutôt de hurler après elle.

— Quoi ? Tu n’es jamais allée chez Murphy’s ?La pauvre Ella, qui n’en menait pas large, a piteusement secoué la tête.— Murphy’s, le bar qui se trouve à côté du Wrigley Field, le stade où jouent les Chicago Cubs !

Réfléchis, voyons !Une nouvelle fois, Ella a secoué la tête, la mine de plus en plus inquiète.— Non ? Vraiment ? a insisté Bunny.Sa voix exprimait un mélange de reproche et de stupéfaction.— Alors, tu n’as jamais mis les pieds à Chicago, ma fille ! Tu peux effacer l’année qui vient de

s’écouler et remettre les compteurs à zéro !Ella a tourné vers nous un regard qui disait clairement : « A l’aide ! » Mayburn et moi avons

levé les pouces en signe d’encouragement, tandis que Madeline lui adressait un sourire complice.— Ce qui s’est passé avec Ella doit rester strictement entre nous, a déclaré Madeline, enfonçant

le clou.Il suffisait d’entendre le ton déterminé de sa voix pour comprendre qu’elle ne reviendrait pas

sur sa décision.J’ai encore songé à cette soirée dans sa galerie, lorsque j’étais venue la voir le corps

entièrement peint par Alex Tredstone. Aucun malaise, aucun sentiment négatif ne venait plus troublerle souvenir des baisers que nous avions échangés. Quand j’y repensais, maintenant, je me souvenaissurtout de ce dont nous avions parlé ce soir-là, de sa conviction que les êtres humains avaient lacapacité d’assimiler les expériences et les émotions les plus diverses… et parfois les plusdisparates. Qu’on pouvait se sentir complet et bien dans sa peau tout en ayant une personnalité aux

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multiples facettes. Que nos cœurs et nos esprits pouvaient garder leur cohérence même si nouséprouvions des sentiments apparemment contradictoires.

Si c’était vrai, je pouvais être furieuse contre Ella. Furieuse de ce qu’elle avait fait subir àMadeline. Elle l’avait volée, elle l’avait épiée, elle avait mis en péril la réputation de sa galerie…Oui, je pouvais lui en vouloir d’avoir rendu mon amie si nerveuse, et même de l’avoir effrayée.

Et, en même temps, je pouvais me réjouir que les deux sœurs soient de nouveau réunies. Jepouvais remercier Ella d’avoir fait la démarche de retrouver sa sœur jumelle et d’avoir comblé cettebéance que Madeline avait toujours sentie en elle. Son cœur, hier encore déchiré, était aujourd’huiréparé, et Madeline avait le sentiment qu’un nouveau chapitre de sa vie pouvait désormais s’ouvrir.Un chapitre plus gai, plus léger ; un chapitre débarrassé des démons qui jusque-là encombraient sonexistence.

C’était tellement beau de voir les jumelles ensemble… Elles semblaient si profondémentheureuses, lorsqu’elles étaient réunies !

J’ai promené le regard autour de moi.Si je continuais à accepter de ressentir des émotions contradictoires sans craindre pour autant

d’être une girouette émotionnelle, mes rapports avec l’homme qui venait d’entrer dans le bar avaientde bonnes chances de se simplifier.

— Salut, papa, ai-je dit quand il s’est approché de notre table.Mon père a légèrement plissé les yeux sous ses lunettes rondes tandis qu’un sourire se dessinait

sur lèvres. Il a retiré son manteau de laine et a salué Mayburn d’un petit hochement de tête. Puis il aserré la main de Madeline — qu’il avait rencontrée une fois auparavant —, avant de se glisser sur labanquette, juste à côté de moi.

Malgré les vêtements épais, j’ai senti la chaleur de son corps quand son bras est entré en contactavec le mien. Si je me convertissais à la philosophie de Madeline, il n’y avait pas de conflit entretous ces sentiments que j’éprouvais à l’égard de mon père. Je n’étais pas obligée de faire un choixentre telle ou telle pensée, tel ou tel point de vue, telle ou telle émotion. Je pouvais, par exemple, mesentir partagée au sujet de l’histoire qui semblait se dessiner entre papa et Cassandra, l’amie demaman. D’un côté, j’avais l’impression qu’on m’enlevait mon père avant que j’aie eu le temps de leredécouvrir. D’un autre, j’étais sincèrement heureuse qu’il retrouve une vie sentimentale. Et puis, lesenfants qui sommeillaient encore en Charlie et en moi étaient ravis que leur père réside dans la mêmeville qu’eux. Ravis qu’il n’ait plus, pour le moment, l’intention de quitter Chicago.

— Bonjour ! a beuglé Bunny.Je me suis tournée dans sa direction. Bunny Loveland était tout sauf un être jovial, et quand elle

haussait la voix, c’était généralement pour vous accabler de reproches ou vous agonir d’injures. Maislà, deux des rares personnes qui trouvaient grâce à ses yeux — maman et Spencer — venaientd’entrer dans son bar.

Bunny les a présentés à Ella, que maman a semblé aussitôt prendre en affection. Bien entendu,elle ignorait tout des circonstances dans lesquelles j’avais fait la connaissance de Madeline et de sasœur jumelle. Je les ai entendues échanger quelques formules de politesse, et l’instant d’après, ellesdiscutaient comme deux vieilles amies.

Fidèle à lui-même, Spencer s’est mis à complimenter Bunny pour sa nouvelle acquisition.— Formidable ! a-t-il lancé. Absolument formidable !J’ai vu son regard glisser des moulures de bois moisies, qui prenaient une couleur verdâtre, au

juke-box dont les chansons les plus récentes avaient au moins trois décennies, avant de se poser uninstant sur les verres à vin poussiéreux oubliés derrière le comptoir, au sommet d’étagères

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branlantes.— Formidable ! a-t-il déclaré de nouveau. Vraiment excellent !Maman et Spencer étaient deux êtres humains pour lesquels j’éprouvais une affection sans

bornes. Et puis mes rapports avec eux étaient simples, en ce moment, ce qui me reposait d’autresrelations plus conflictuelles.

Un autre beuglement de Bunny. Cette fois, elle a contourné le bar pour accueillir le nouveauvenu, les bras ouverts comme Evita Perón haranguant la foule.

Vaughn.L’été dernier, la simple vue de l’inspecteur Damon Vaughn m’aurait emplie d’effroi.Mais à présent, elle m’emplissait d’un tout autre sentiment.Il a fouillé la salle du regard. A l’impatience — l’excitation — qui faisait briller ses yeux, j’ai

su que c’était moi qu’il cherchait.— Abruti…, ai-je entendu Mayburn murmurer.— Il est vraiment bel homme, dis donc, a fait remarquer Madeline.Lorsque les yeux de Vaughn se sont posés sur moi, un coin de sa bouche s’est relevé pour former

un sourire canaille et terriblement sexy que je commençais — un tout petit peu — à adorer. Jamais jen’aurais cru aimer un jour cette variante de son fameux rictus goguenard, que j’avais tant détesté.

Il s’est avancé vers notre table.— Salut, Iz, a-t-il dit d’un ton à la fois doux et familier.J’ai laissé les picotements me remonter le long du dos, avant d’agiter les doigts pour lui dire

bonjour.Il tenait dans ses mains un paquet enveloppé dans du papier cadeau aux couleurs des Green Bay

Packers, une équipe de football.— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.— Un cadeau.— Pour moi ?— Oui.Il semblait un peu agacé.— Un cadeau emballé dans du papier aux couleurs des Green Bay Packers… , a grommelé

Mayburn en secouant la tête avec une moue méprisante.Je l’ai fusillé du regard, et il a eu la décence de quitter la table.— Merci, ai-je répondu, mais je dois dire que Mayburn n’a pas tout à fait tort. Pourquoi

emballer ça dans du papier aux couleurs des Packers alors que tu sais pertinemment que je suis fandes Bears ?

Qu’avions-nous fait, au cours du mois écoulé, ai-je songé, sinon apprendre à mieux nousconnaître ? Vaughn savait pertinemment que j’encourageais les Chicago Bears pour le football et lesChicago Cubs pour le base-ball. Et que j’étais très chauvine en matière de sport. Les quelques fois oùnous avions abordé ce grave sujet, il n’avait jamais réussi à me donner une explication convaincantepour justifier son soutien inconditionnel à une équipe du Wisconsin.

— J’aime les Packers, a-t-il dit d’un ton buté.— Je sais que tu aimes les Packers.Devais-je me laisser embarquer dans une discussion sur l’ennemi juré des Chicago Bears,

simplement parce que j’avais cette étrange attirance physique pour Damon Vaughn ?Il a posé son cadeau sur la table et l’a poussé vers moi.C’était un paquet presque carré dont les côtés devaient mesurer trente ou quarante centimètres.

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Je me suis décidée à l’ouvrir. A l’intérieur, protégé par du papier bulle, se trouvait un petittableau dans un vieux cadre de bois.

La toile représentait une femme à la longue chevelure rousse assise dans une baignoire. Elle sepenchait en avant pour essorer ses cheveux dans l’eau très bleue de son bain.

Je ne savais que dire. J’ai levé le visage pour regarder Vaughn. Ses yeux bruns semblaientpresque ambrés tant ils brillaient d’excitation.

— On dirait toi, tu ne trouves pas ?Je me suis de nouveau intéressée au tableau. La technique de l’artiste donnait à la composition

un côté très contemporain et, pourtant, cette jeune femme nue dans son bain aurait pu être mon arrière-grand-mère.

— Si, si, ai-je répondu. Où l’as-tu trouvé ?— Dans un vide-greniers.Il m’a expliqué être tombé dessus par hasard, alors qu’il roulait au pas dans California Avenue.

A l’en croire, le tableau avait accroché son regard à travers la vitre de sa voiture de patrouille.— Le type qui me l’a vendu m’a dit que c’est sa tante qui l’a peint il y a très longtemps. Si j’ai

bien compris, elle était prof de dessin dans un lycée, a-t-il ajouté, voyant que je suis restée muette,trop surprise pour répondre tout de suite.

J’ai songé à Madeline.Récemment encore, elle n’aurait pas trouvé grand intérêt à cette œuvre d’amateur vendue sur un

bout de trottoir. Mais elle était devenue plus humble et tolérante depuis que sa sœur jumelle étaitentrée dans sa vie. Plus ouverte.

Elle avait restitué les tableaux originaux à Jeremy et à sa fex, qui avaient accepté de ne pasébruiter cette mésaventure. Jacqueline Stoddard avait également promis de ne parler à personne descontrefaçons, soulagée que Madeline lui ait pardonné et qu’elle se soit engagée, elle aussi, à garderle silence sur les dérapages de sa consœur galeriste.

Un mois s’était écoulé depuis que Madeline avait découvert l’existence de sa sœur jumelle. Unmois qu’elles ne se quittaient plus, Madeline ouvrant toutes grandes les portes de son univers à Ella.Plus les jumelles passaient du temps ensemble, plus il devenait difficile de les distinguer l’une del’autre.

« La vie est une œuvre d’art », avait dit Madeline dix minutes plus tôt en s’adressant à Mayburnet à moi. Après nous avoir regardés alternativement plusieurs fois de suite, elle avait ajouté : « Et uneœuvre d’art se comprend d’abord avec son cœur. C’est pourquoi il faut toujours faire ce qu’onressent au plus profond de soi. »

J’ai soulevé le tableau, observant sans me presser le moindre de ses détails. Que me disait moncœur ? J’ai songé à ma relation avec Vaughn. N’avait-elle pas le droit, elle aussi, d’être considéréecomme une œuvre d’art ? S’agissait-il d’une petite toile d’amateur vendue sur un bout de trottoir, oud’une création digne d’être exposée dans une grande galerie ? La seule façon de le savoir était devivre cette histoire, et de la vivre à fond.

J’ai levé les yeux vers Vaughn, et nos regards se sont longuement croisés.Je me suis glissée hors de la banquette pour aller l’embrasser.

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Remerciements

Merci à Amy Moore-Benson, mon agent littéraire et mon phare dans la nuit, ainsi qu’à MirandaIndrigo, ma merveilleuse éditrice. Merci également à mon équipe de choc chez MIRA Books, et enparticulier à Donna Hayes, Margaret Marbury, Lorianna Sacilotto, Valerie Gray, Graig Swinwood,Pete MacMahon, Stacy Widdrington, Andi Richman, Andrew Wright, Katherine Orr, Alex Osuszek,Dianne Moggy, Erin Graig, Margie Miller, Don Lucey, Gordy Goihl, Dave Carley, Ken Foy, EricaMohr, Darren Lizotte, Reka Rubin, Margie Mullin, Sam Smith, Kathy Lodge, Laurie Mularchuk,Michelle Renaud, Sean Kapitain, Kate Studer, Stephen Miles, Malle Vallik, Tracy Langmuir, AnneFontanesi, Scott Ingram, Diane Mosher, Sheree Yoon, Alana Burke, John Jordan et Brent Lewis.

Ma gratitude va également aux membres de la communauté artistique de Chicago, ainsi qu’àceux qui gravitent autour de ce monde passionnant, et en particulier à Richard Hull, Madeline Nusser,Andrew Rafasez, Shannon Stratford, Megan Carroll, Pam Carroll et Bill Zehme. Merci à tous d’avoirrépondu à mes innombrables questions ! Une mention spéciale à l’artiste chicagoan Jason Lazarus,qui a bien voulu me faire participer à son installation intitulée The Search.

Merci mille fois à Carol Miller d’avoir « tenu la baraque » en mon absence. Merci aussi à TomKinzler d’avoir partagé avec moi ses connaissances en droit japonais. Enfin, tous mes remerciementsaux membres du Département de police de Chicago, qui ont répondu avec gentillesse à mes questionssur la procédure, ainsi que sur les joies et les difficultés de leur métier.

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TITRE ORIGINAL : FALSE IMPRESSIONS

Traduction française : VALERY LAMEIGNERE

HARLEQUIN®

est une marque déposée par le Groupe Harlequin

BEST-SELLERS®

est une marque déposée par Harlequin

© 2012, Story Avenue, LLC.

© 2015, Harlequin.

Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :

Femme : © KARINA SIMONSEN/ARCANGEL IMAGES

Réalisation graphique couverture : M. GOUAZE

Tous droits réservés.

Publié par MIRA®

ISBN 978-2-2803-3828-8

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soitle fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées,des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent àHarlequin Enterprises Limited ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence.

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