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LA VACUITÉ DU JE Genèse et mise en place du narrateur borgésien Annick Louis Le Seuil | Poétique 2007/1 - n° 149 pages 73 à 84 ISSN 1245-1274 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-poetique-2007-1-page-73.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Louis Annick, « La vacuité du je » Genèse et mise en place du narrateur borgésien, Poétique, 2007/1 n° 149, p. 73-84. DOI : 10.3917/poeti.149.0073 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 19/05/2013 11h53. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 19/05/2013 11h53. © Le Seuil

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LA VACUITÉ DU JEGenèse et mise en place du narrateur borgésienAnnick Louis Le Seuil | Poétique 2007/1 - n° 149pages 73 à 84

ISSN 1245-1274

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-poetique-2007-1-page-73.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Louis Annick, « La vacuité du je » Genèse et mise en place du narrateur borgésien,

Poétique, 2007/1 n° 149, p. 73-84. DOI : 10.3917/poeti.149.0073

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Genèse et mise en placedu narrateur borgésien

On ne peut jamais faire confiance à un narrateur borgésien, mais il n’est pas tou-jours facile de savoir pourquoi. Si un pacte de fiabilité s’établit entre le lecteur et le« je-narrateur », à première vue les récits de Borges semblent proposer une rupturedont le but est de remplacer ce pacte par un nouveau type de contrat entre narra-teur et lecteur. Or, lorsqu’on se réfère à la première publication de ses récits canoniques, réunis plus tard dans Fictions et L’Aleph, il devient évident qu’ils tra-vaillaient, au départ, sur l’absence de pacte préalable : dans un premier moment, iln’y a pas eu de rupture puisque le cadre de publication ne présentait pas les récitsexplicitement comme des fictions. Le contexte d’édition et de publication propo-sait ce pacte non pas comme une instance préalable, mais comme une énigme quidevait être explorée dans l’acte de la lecture. La question étant de savoir si cestextes encourageaient à résoudre cette énigme ou à l’ériger en pacte de lecture.

Les récits de ces deux volumes reposent sur la mise en place d’un narrateur queBorges importe de sa poésie avant-gardiste1. La « vacuité du je » générée par laquête poétique et théorisée très tôt dans l’essai « La futilité du culte du moi » estdéplacée vers le récit, pour être transformée en procédé littéraire2. «Le moi n’existepas », affirme Borges tout au long de ce texte, qui apparaît comme une mise encause radicale du sujet univoque : le sujet – poétique d’abord, narratif plus tard –n’est qu’une illusion grammaticale, un vide narratif, dont l’ensemble des récitsexplore les variantes et les formes.

Au commencement, ce ne fut pas la fiction

La première expérience de Borges en tant que narrateur, qui aboutit à Histoireuniverselle de l’infamie en 1935, reposait déjà sur ce qu’on peut appeler «un débor-dement de la logique opérale » : chez Borges, ce qu’on a pour habitude de consi-dérer comme relevant du contexte extérieur d’une œuvre se transforme encomposante de celle-ci au même titre que sa structure formelle ou thématique3.

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Les récits dont nous nous occuperons ont été écrits à partir de 1935 et publiésd’abord dans la revue Sur, puis dans les deux ouvrages sur lesquels s’est construitela célébrité internationale de Borges : Fictions, paru en 1944 et dont la premièresection avait d’abord été publiée sous le titre de Le Jardin aux sentiers qui bifur-quent, en 1941, et L’Aleph publié en 19494.

Le rôle de la revue Sur dans la carrière de Borges a souvent été signalé ; il s’agitici de cerner ces rapports en termes d’effets textuels5. Car certaines des caractéris-tiques spécifiques de la revue ont permis la mise en place de ce type de récit brefborgésien qui participe à la fois du récit fictionnel et de l’essai littéraire, au pointqu’on peut dire que ce sont les paramètres éditoriaux qui sont à l’origine de ce« genre », et, en particulier, le fait qu’à partir de 1938 la revue, qui jusqu’alorspubliait essentiellement des essais culturels et de la poésie, ouvre progressivementun espace au récit fictionnel, sans modifier pour cela sa structure. Divisés en deuxparties, les numéros de Sur s’ouvraient sur une section sans titre mais qu’on peutappeler «Corps» ou partie centrale, vu qu’elle se présente comme l’espace principalde la publication, et surtout parce que la revue attribue à l’autre partie le titre de«Notes ». Ce «Corps » présente généralement des essais littéraires, philosophiques,des réflexions sur les phénomènes culturels et politiques actuels, parfois despoèmes ; dans les « Notes » paraissent des critiques d’art, de littérature, desréflexions plus rapides sur des ouvrages ou des événements culturels d’actualité.Quant à Borges, ses récits fictionnels sont publiés essentiellement dans la premièresection, où l’on trouve également quelques-uns de ses essais les plus célèbres ;aucune indication d’appartenance générique n’est donnée, aucune mention n’estfaite au genre fictionnel, ce qui accentue l’hésitation entre fiction et essai. Parexemple, «Pierre Ménard, auteur du Quichotte6 », « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius7 »(entouré d’un essai de Roger Caillois, «Athènes contre Philippe » et d’un de Victo-ria Ocampo « Le chemin de l’Amérique. Lettre à Paris ») et « Les ruines circu-laires8 » sont publiés dans la première partie, tout comme « L’art de l’injure9 »,« Une défense de la cabbale10 », « Essai d’impartialité11 », ou encore « Les avatars de la tortue12 ». Dans la section «Notes », sont donnés aussi un bon nombre d’es-sais borgésiens, tels que « Sénèque en banlieue13 », « L’art narratif et la magie14 »,« Les labyrinthes policiers et Chesterton15 ». L’absence de sections proposant unclassement générique et la progressive incorporation de fictions accentuent doncl’instabilité générique des récits, les maintenant dans un équilibre entre documentet fiction.

Le passage de la revue au volume va modifier les enjeux ; car lorsque les récits deBorges seront intégrés dans Fictions, en 1944, le titre même du volume procla-mera leur appartenance à la fiction et, ainsi encadrés, la transformation de procé-dés caractéristiques de l’essai littéraire et philosophique en littérature de fictions’imposera comme un style et un genre propres à l’écrivain. En ce sens on peutdire que la diffusion des récits borgésiens a modifié leur réception : aujourd’hui, lesréférences bibliographiques, les notes facilitent notre processus d’immersion dansles fictions borgésiennes, alors que dans un premier temps elles étaient destinées àcréer le doute dans l’esprit du lecteur à propos du territoire dans lequel il se trou-vait : récit historique ? chronique d’événements ? autobiographie ? récit fictionnel ?

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Si l’on définit l’immersion fictionnelle à partir de Iouri Lotman comme un étatscindé dans lequel le lecteur est à la fois pris dans la fiction et conscient du faitqu’il ne s’agit que d’une fiction, on peut dire que ces textes de Borges, lors de leurpremière réception, renvoyaient le lecteur à cet état, lui imposant une réflexionsur la nature fictionnelle du texte qu’il était en train de lire16.

Des classifications par genre, on sait à quel point elles peuvent faciliter la récep-tion des œuvres et leur lecture, mais on sait aussi qu’elles peuvent les stéréotyper,liant une esthétique à un recours à un thème, à un procédé, à un genre, et occul-tant ses autres facettes. Risque inhérent que Borges décide de courir en proposantd’identifier ses récits à une série de traditions – le récit fictionnel, le récit bref, lefantastique – au moyen de « Préfaces » incorporées dans les éditions en volume(ainsi que dans les déclarations publiques de l’écrivain17). Destinés à améliorer lesconditions de réception d’une œuvre, ces classements qui interviennent lors de lamise en volume accentuent ce qui est (ou semble) plus facilement lisible, à unmoment précis et dans une culture déterminée, mais n’annulent certainement pas la textualité. Le texte est toujours là, ouvert à d’autres éventuelles inscriptions :l’essentiel est qu’il circule et qu’il soit arraché à un effet d’opacité qui peut faireobstacle à sa réception.

Réseaux de narrateurs

L’ordre étant censé appeler l’ordre, un classement des récits permet de mieuxcomprendre les enjeux des narrateurs borgésiens dans Fictions et L’Aleph. Lestextes pourraient être classés selon des paramètres qui, dans un premier moment,semblent se superposer mais qui, en vérité, définissent des réseaux de fonctionne-ment différents de l’instance narrative. L’un serait celui de ce qu’on appelle habi-tuellement l’autofiction, mais qui prend, chez Borges, des formes particulières ;car il faut, tout d’abord, distinguer entre les récits dans lesquels le narrateur estexplicitement identifié à Borges et ceux qui demandent une connaissance plus oumoins étendue de la biographie de l’auteur pour y parvenir ; sans oublier le faitque l’autofiction ne dépend pas forcément chez Borges de l’emploi et de la miseen place d’un « je-narrateur » : elle repose parfois sur la récupération d’épisodes dela biographie de l’auteur considérés par la critique comme fondateurs pour êtreattribués à un personnage distinct du narrateur. Un deuxième paramètre seraitmis en place par la présence d’un « narrateur-je » non identifié à l’auteur Borges ;un troisième, la présence d’un « je-narrateur » minimaliste et discret, qui ne peutêtre identifié à Borges que de façon implicite, et qui a généralement une valeur deprocédé. Un quatrième réseau est celui constitué par des récits dans lesquels ontrouve une superposition de narrateurs. Ces paramètres permettent d’obtenir desséries mais non pas de classer la totalité des narrateurs ; ils permettent aussi deréexaminer les rapports entre l’autofiction et l’emploi de la première personne dusingulier.

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Gérard Genette a signalé, dans le corpus borgésien, une série bâtie sur l’identifi-cation fictionnelle entre auteur et narrateur18. D’après la chronologie, le premiertexte serait «Homme au coin du mur rose19 », qui apparaît comme un cas «d’otho-fiction », puisqu’il repose sur une fiction d’écoute (d’où l’importance de nommer lenarrateur-second, celui qui écoute, à la fin du texte) : le narrateur est le spectateurdu discours d’un autre, donné sans cadre ni présentation20. Genette signale la continuité de ce réseau dans « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », « La forme del’épée21 », «L’Aleph22 », «L’autre mort23 », «Le Zahir24 » ; on peut y rajouter «Funesou la mémoire25 », « Histoire du guerrier et de la captive26 », « L’Homme sur leseuil27 ». Dans ces récits le sujet-narrateur prend en charge le récit, déployant (maisle terme est peut-être excessif ) des traits constants et d’autres isolés. Cette mise enscène du narrateur comme récepteur ou témoin d’événements ou du discours d’unautre, dont la forme varie de nouvelle en nouvelle, apparaît ainsi comme un destraits distinctifs des récits borgésiens d’une période bien précise, la fin desannées 1930 et les années 1940. Cependant, si la catégorie d’autofiction, lorsqu’ils’agit de Borges, demande à être dissociée de la mise en place d’un narrateur-je, carle texte le plus souvent considéré comme autobiographique est «Le Sud28 », malgréle fait que le narrateur et le personnage sont distincts. Car (cela a souvent étésignalé) Dahlmann présente plusieurs traits biographiques de l’auteur empiriqueBorges, sans en posséder le nom, et sans être le narrateur ; il ne peut l’être, puisquele personnage meurt à la fin.

« L’Approche d’Almotásim » (1935, 1936)29, « Pierre Ménard, auteur du Qui-chotte » (1939) et «Examen de l’œuvre de Herbert Quain » (1941)30 présententdes cas à la fois similaires et distincts puisque le narrateur que ces récits mettent enscène n’est pas explicitement identifié au sujet empirique Borges mais partage cer-tains traits avec lui : c’est la biographie du critique littéraire Borges qui est ici en jeu, alors que dans les autres récits mentionnés cette activité n’est pas directe-ment concernée. Les narrateurs de ces trois récits ont aussi en commun un ton,qu’on retrouve chez le critique Borges de cette période, qui établit, au moyen del’éloge pointilleux, la possibilité de lire les propos dans un sens littéral ou de lescomprendre comme une ironie31. Dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », àla fin du texte, le lieu et la date de composition fonctionnent de façon diamétrale-ment opposée, car la date (1939) correspond à celle de la composition et de lapublication du texte, mais le lieu (Nîmes) est totalement étranger à Borges. Quantà «Examen de l’œuvre de Herbert Quain », à la fin du texte l’identité entre le nar-rateur et l’auteur empirique Borges est plus manifestement explicitée : après avoirdécrit les récits contenus dans le livre Statements de Herbert Quain, il rajoute :«Du troisième, The Rose of Yesterday, je commis l’ingénuité d’extraire Les Ruinescirculaires, un des récits du livre Le Jardin aux sentiers qui bifurquent32. » Dans«Pierre Ménard, auteur du Quichotte » et dans « Examen de l’œuvre de HerbertQuain », le lecteur est amené à croire à l’existence de ces auteurs, avec qui le narra-teur affirme avoir été en contact épistolaire, ce qui renforce leur effet de réalité.Cependant, ces auteurs « imaginaires » sont affublés de bon nombre de traits,d’idées et de déclarations qui caractérisent la biographie littéraire de Borges, ce quiétait évident pour les lecteurs lors de leur première publication. Malgré cela, il

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semble difficile de savoir si l’effet d’autofiction était plus intense lors de la publica-tion de ces textes dans des revues et suppléments de journaux ou lors de la paru-tion des volumes. Car, d’une part, ces supports étaient fréquentés par desconnaissances, des amis et des collègues de Borges, pour qui il était relativementfacile de reconnaître des traits de sa biographie ; d’autre part, la mise en volumeaccentuait l’existence des réseaux et multipliait le nombre de traits susceptiblesd’induire cette identification.

De cette catégorie de textes, qui présentent un narrateur pas toujours identifiéexplicitement au sujet empirique Borges mais dont la parenté avec celui-ci est évidente, il a souvent été dit qu’ils auraient été pris au sérieux au moment de lapremière publication des nouvelles ; plusieurs contemporains soutiennent qu’eux-mêmes, ou quelqu’un qu’ils connaissent, auraient pris Pierre Ménard et/ou Herbert Quain pour des auteurs ayant réellement existé, allant même jusqu’à commander leurs ouvrages, ou The Approach to Al-Mu’tasim. Ces témoignagessemblent ne pas devoir être pris à la lettre ; de plus, le fait que certains lecteursaient effectivement été dupes est moins intéressant que la façon dont ces légendesmettent en valeur le jeu entre invention et référentialité dans les nouvelles deBorges tel qu’il se mettait en place lors de leur première publication sous forme de revue. Le mythe de la puissance des récits de Borges est fondé (à tort, il mesemble) sur ce type de légende, d’après laquelle Borges aurait cherché, et réussi, àleurrer ses lecteurs. Or, la plupart de ces témoignages viennent de lecteurs appar-tenant au milieu intellectuel de Buenos Aires (sauf dans les cas où l’on répète toutsimplement ce que d’autres ont dit sur Borges, ce qui se produisit souvent à partirde son entrée dans le panthéon des célébrités internationales), et pour la plupartfavorables à l’esthétique borgésienne, parmi lesquels se trouve Bioy Casares. Quedoit-on penser de ces intellectuels qui n’ont aucunement honte d’avouer qu’ils ont été leurrés par les récits d’un ami proche ? que leur compétence de lecteurss’est révélée insuffisante pour faire face aux fictions d’un contemporain, qui deplus était un ami ? qu’ils ont été victimes d’un processus d’immersion fictionnelled’une telle violence qu’ils ont oublié jusqu’à leur propre histoire et leur expérienceen commun avec l’auteur ? Je ne pense pas que le récit ait agi comme un leurre ; cescommentaires sont destinés à mettre en valeur un autre type de compétence :ces intellectuels montrent ainsi qu’ils ont perçu, en tant que lecteurs, le pouvoirdes fictions borgésiennes en comprenant leur capacité à combiner le réel immédiatavec l’univers de la fiction. Ils ont su lire la capacité que possédaient ces textes àleurrer le lecteur, leur potentialité et, pour mettre cela en évidence, ils affirmentavoir été eux-mêmes victimes d’un leurre. C’est donc cette compétence tout à faitnouvelle qu’ils revendiquent. Reste une question à laquelle ils font rarement allu-sion : comment ce leurre a-t-il pris fin ? En discutant de la question avec l’auteur ?par la réponse du libraire auquel ils auraient commandé un ouvrage de PierreMénard, de Herbert Quain ou de l’avocat Mir Bahadur Alí ?

Les textes dans lesquels l’identification entre «narrateur-je » et Borges est explici-tée (par différents moyens) constituent la série déjà citée ; mais, à l’intérieur de celle-ci, il faut donc distinguer entre ceux dans lesquels le nom «Borges» apparaît dans lecorps du récit («La forme de l’épée», «Histoire du guerrier et de la captive ») et les

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récits qui ne contiennent que des indices renvoyant au « sujet Borges », et quidemandent une compétence particulière sous la forme d’une connaissance plus oumoins étendue de sa biographie (les autres). Lorsque le nom « Borges » apparaîtdans le texte et est attribué au narrateur (ou plutôt à un des narrateurs), l’identifi-cation devient possible pour tout lecteur, et la seule compétence requise est lacapacité de reconnaître que le narrateur porte le même nom que celui qui est ins-crit sur la couverture du livre – en d’autres mots : celui de l’auteur.

Une autre série met en scène un narrateur-personnage qui est explicitementsignalé comme ne pouvant pas être identifié à l’écrivain puisque le récit se dérouledans un espace et/ou un temps totalement étrangers à Borges. C’est le cas de « Laloterie à Babylone33 », «L’écriture du dieu34 » ou «Deutsches Requiem35 », quoiquece dernier présente une autre particularité, celle d’avoir aussi un narrateur-éditeur,auteur des notes en bas de page ; ce dernier trait établit un lien de parenté entrecette série et une autre, dans laquelle on trouverait « Le jardin aux sentiers quibifurquent », «Trois versions de Judas36 », « La bibliothèque de Babel37 », et peut-être aussi «La maison d’Astérion38 » et « Les deux rois et les deux labyrinthes39 ».

Les textes dans lesquels une première personne du singulier ou du pluriel sontprésentes mais ne font que des apparitions discrètes, trop discrètes pour détermi-ner avec certitude une identité avec l’auteur, constituent une autre série : «Thèmedu traître et du héros40 », «La mort et la boussole41 », «La fin42 », «Emma Zunz43 »,«La quête d’Averroès44 ». Ces interventions du narrateur à la première personneont généralement un caractère qu’on pourrait qualifier de technique, car ellesconcernent des aspects de la narration : le narrateur se manifeste à la première per-sonne du singulier afin d’imposer son opinion sur un événement ou sur un per-sonnage (« Emma Zunz »), ou bien pour introduire une réflexion sur la trame(«Thème du traître et du héros », «La quête d’Averroès ») ; d’autres fois, il marquesa connaissance d’un aspect de la trame, introduisant souvent un sentiment denostalgie vis-à-vis du cadre dans lequel se déroule l’action, marqué comme étantargentin, l’action étant située à un moment qui précède la mort (la ville dans « Lamort et la boussole », la plaine dans «La fin ») ; dans d’autres textes il affirme l’exis-tence de plusieurs versions d’un même fait raconté (« Le jardin aux sentiers quibifurquent »), pouvant aller jusqu’à indiquer l’origine d’une nouvelle signée JorgeLuis Borges (on l’a vu, «Examen de l’œuvre de Herbert Quain »). C’est l’associa-tion de ce narrateur à d’autres, explicitement identifiés à Borges, qui incite le lec-teur à le considérer comme un même narrateur sans pour autant pouvoir apporterde certitude quant à cette identité.

Différents procédés sont utilisés dans les textes dans lesquels plusieurs narrateursse superposent. Tantôt les narrateurs premiers se manifestent dans les notes en basde page («Deutsches Requiem» ; «Trois versions de Judas » et « Les deux rois et lesdeux labyrinthes »), tantôt ils encadrent le récit au moyen d’un paragraphe de pré-sentation ou de clôture du texte (« Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « Laforme de l’épée », «L’immortel45 », «La maison d’Asterion») ; on peut aussi trouverces deux procédés combinés («Le jardin aux sentiers qui bifurquent », « La maisond’Asterion»). Les narrateurs premiers qui encadrent le récit d’un autre narrateur,ou qui reprennent le récit d’autrui, se manifestent rarement de façon explicite,

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mais souvent des indices sont donnés qui permettent de les identifier à l’auteurBorges. Dans «Trois versions de Judas » (Fictions 1944), note 1, p. 198-199, unouvrage attribué à Jaromir Hladík, personnage d’un autre récit du volume, « Lemiracle secret46 », ainsi qu’un ami de Borges, Maurice Abramowicz, sont cités ;rien n’interdit de considérer ici le narrateur du texte comme étant l’auteur desnotes, mais rien ne permet non plus d’affirmer leur identité, sauf le fait qu’en tantque lecteurs nous avons tendance à accorder notre confiance à un narrateur quijuge un autre narrateur, en particulier si celui-ci prend la forme d’un éditeur47.«L’immortel » est encadré par deux paragraphes du narrateur premier, l’un intro-duit le manuscrit et l’autre discute de la question de son authenticité ; le discret etpluriel « il nous dit » du début devient un je-narrateur dans le paragraphe final, quiaffirme avec autorité : « Selon moi, cette conclusion est inadmissible48 » (déclara-tion autoritaire qui rappelle la fin d’«Emma Zunz»), et propose une interprétationdestinée à prouver que le manuscrit de l’antiquaire Joseph Cartaphilus est authen-tique ; les deux références permettant d’identifier ce narrateur à Borges sont le renvoià la princesse Lucinge dans le paragraphe d’introduction et la mention d’ErnestoSábato en note en bas de page de l’avant-dernier paragraphe du manuscrit.

Bien entendu, il faut savoir qu’il s’agit de personnes qui ont existé et que Borgesa fréquentées ou connues ; comme, par ailleurs, la princesse apparaît dans « Tlön,Uqbar, Orbis tertius », le lecteur est en mesure d’établir un lien entre les narrateursde Fictions et L’Aleph. On peut ainsi introduire une autre série, celle où les narra-teurs-je peuvent être identifiés à Borges à partir d’autres textes ; on reconnaît aisé-ment un lien de parenté entre le narrateur de « L’Aleph » et celui de « Le Zahir »,mais le premier est plus explicitement associé au sujet Borges ; par ailleurs, dans«Le Zahir » le narrateur devient fou, victime de son obsession pour un objet banal,tout comme le David Jerusalem soumis à la torture par Otto Dietrich zur Lindedans «Deutsches Requiem». De même lorsque, dans «Les deux rois et les deuxlabyrinthes », la note renvoie à un récit mentionné dans « Abenjacán le Bojarí,mort dans son labyrinthe » (deux récits qui ne se trouvent dans le volume qu’à par-tir de l’édition de 1952), un lien s’établit entre ces deux récits, unique élément quipermet de postuler l’existence d’un narrateur commun.

La fiction, où et quand ?

Qu’advient-il du lecteur confronté à ce type de procédé ? Quels sont les effets surla fiction? Pour les lecteurs les indices biographiques textuels ont pu constituer, enparticulier lors des publications en revues, soit des indices conventionnels de réfé-rentialité, soit des indices conventionnels de fictionnalité : car, le fait de reconnaîtreleur propre contexte, ou de se trouver face à leur propre nom, dans les récits deBorges a pu renforcer l’effet fictionnel chez des lecteurs qui savaient pertinemmentque de tels événements ne s’étaient pas produits ; ou bien, ils ont pu attenter contrel’effet de fictionnalité des textes, et cela pour les mêmes raisons49. Les supports de

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publication ont joué un rôle dans ce processus dans la mesure où il s’agit de revueset/ou suppléments qui avaient une diffusion restreinte en Argentine (essentielle-ment Sur, le supplément littéraire de La Nación et la revue Los Anales de BuenosAires) ; ce n’est pas leur diffusion limitée qui est ici en cause, mais le fait que lesamis et les intellectuels qu’on peut considérer comme ayant fait partie du milieudans lequel évoluait Borges lisaient ces deux revues, ainsi que le supplément de La Nación (cela reste vrai pour la période du péronisme, puisqu’ils se trouventparmi les rares supports qui n’adhérèrent pas à ce gouvernement ; la situation deLos Anales de Buenos Aires était particulière, puisque cette revue ne fut éditéequ’entre 1946 et 1947, et qu’elle était dirigée par Borges). L’expression « circula-tion restreinte » ne renvoie donc pas forcément au nombre limité des lecteurs, maisau fait qu’il s’agit de supports que les collègues et amis de Borges, qui furent sespremiers lecteurs, fréquentaient.

Les effets de ces narrateurs lors des publications en revues et lors des publica-tions en volumes ne peuvent donc qu’être différents. Dans les volumes, les varia-tions sont à la fois plus évidentes et moins perceptibles ; les quelques traitsconstants renforcent l’identité du narrateur-je-Borges même dans les textes oùcette identité ne présente pas d’indices textuels sûrs. Cependant, la constructiondu volume traduit la volonté de ne pas trop accentuer cette identité, afin de ne pasrésoudre la question et de la présenter aussi comme une énigme, ce pourquoi lestextes dans lesquels ce narrateur-je-Borges se manifeste de façon explicite ne sontpas regroupés50. La section « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » s’ouvre sur«Tlön, Uqbar, Orbis tertius », qui, tout en concentrant de nombreux éléments quipermettent d’identifier le narrateur à Borges, oriente le texte vers la fiction fantas-tique, surtout après 1947 (date de la postface du récit, qui dans les premières édi-tions correspondait au futur) ; puis, on retrouve dans « L’approche d’Almotasim»et dans «Pierre Ménard, auteur du Quichotte », un narrateur-je qui renvoie au cri-tique-Borges, en particulier dans le premier ; dans le second, les traits qui incitent àcroire que le narrateur-je ne correspond pas au narrateur-je-critique-Borges semultiplient (lieu, date du texte, par exemple), même si certains éléments (notam-ment le ton du texte) contribuent à associer celui-ci au narrateur du texte précé-dent. Vient ensuite «Les ruines circulaires51 » où le narrateur semble neutre et à latroisième personne, ce qui vient perturber la série ; «La loterie à Babylone » met enscène un de ces narrateurs-je fictionnels qui ne peuvent en aucun cas être assimilésà Borges ; «Examen de l’œuvre de Herbert Quain » marque le retour du narrateur-je-critique-Borges, ce qui favorise l’identification entre ce type de narrateur et celuiqui introduit le manuscrit de Yu Tsun « Le jardin aux sentiers qui bifurquent »,même si aucun élément textuel ne vient confirmer cette identité : il s’agit d’un effetparatextuel, mais qui est, en partie, suscité par des éléments textuels.

Tel que nous l’avons rappelé, dans sa première édition, Fictions se présentaitcomme une compilation : sous le titre se trouvait la mention « (1935-1944) ». Lepluriel était nécessaire puisque, dans la mesure où Borges était jusqu’alors essen-tiellement connu en tant que critique littéraire (ayant abandonné, je le rappelle, lapoésie depuis 1929), le singulier aurait pu induire à considérer le livre comme unessai ou un ensemble d’essais sur la question de la fiction. De plus, le pluriel inscrit

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le genre cuento, le récit bref ou nouvelle. Entre Le Jardin aux sentiers qui bifur-quent et Fictions, Borges fait aussi disparaître de sa bibliographie ses trois premiersvolumes d’essais, de sorte que son œuvre critique débute, d’après cette nouvellegénéalogie qu’il cherchera à affirmer pendant presque quarante ans, avec Discus-sion, c’est-à-dire avec ses réflexions théoriques sur le récit. Dans ce contexte depublication, dont le titre implique également une revendication du récit fictionnelbref, les récits qui peuvent être considérés comme des cas d’autofiction (plus oumoins explicite) et ceux qui présentent un narrateur-je non identifiable à Borges yforment une majorité (on ne peut exclure que « Les ruines circulaires » et « Lemiracle secret » – et avec certaines réserves, car dans le dernier, le personnage, Jaro-mir Hladík, qui n’est pas le narrateur, partage certains traits avec l’auteur Borges).D’où l’importance d’une présentation paratextuelle qui mette l’accent sur l’appar-tenance des récits à la fiction : tout lecteur ayant des doutes au cours de sa lecturepeut revenir à la couverture, qui lui rappellera qu’il tient entre ses mains un livrede fictions – c’est-à-dire de récits brefs à caractère fictionnel. Cela ne résout pas lesproblèmes, mais accentue la projection volontaire de ces textes vers le domaine dela fiction, alors que certains éléments textuels induisent à prendre les récits pourdes chroniques. De plus, le recours au terme de « fictions » permet d’éviter unedéfinition générique dans l’autre sens du terme, et le lecteur devra essayer de déci-der par lui-même si les récits du volume relèvent du fantastique.

Fictions est le seul volume de nouvelles pour lequel Borges a choisi un titre autreque celui correspondant à un des récits qui y sont publiés. Il est donc pertinent dese poser les deux questions suivantes : qu’est-ce qui a changé entre Le Jardin auxsentiers qui bifurquent (1942) et Fictions (1944) ? qu’est-ce qui aura changé entreFictions (1944) et L’Aleph (949) ? Les enjeux politiques et esthétiques qui ontentouré la création de Fictions permettent de comprendre que les termes « fictions »et « artifices » (qui restera le titre de la deuxième section de Fictions) faisaient partiedu vocabulaire utilisé par les ennemis de Borges pour rejeter sa littérature et decelui employé par ses défenseurs pour la décrire, et sont devenus des clichés tra-duisant une lecture des récits borgésiens en tant que littérature déracinée, indiffé-rente au réel contemporain et à sa propre culture52. Ces termes n’avaient donc riende valorisant dans le milieu intellectuel fréquenté par Borges : celui qui choisit dese consacrer aux fictions et aux artifices s’investit dans un « genre mineur », sauf queles récits borgésiens ne pouvaient être classés dans aucun des genres « mineurs » del’époque, et que l’érudition dont ils faisaient preuve compensait en partie le carac-tère « futile » de sa littérature.

Nouveaux bilans

L’émergence de l’instance narrative chez Borges se produit sous le signe d’unemise en question du pacte de confiance, se présentant au lecteur comme uneénigme non résolue au niveau textuel. D’où la tension qui marque les récits dans

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cette période : les narrateurs ne cherchent pas à dérober au texte leur statut fic-tionnel mais à élargir le territoire de la fiction. L’hésitation (suscitée par la mise enplace d’énigmes portant sur différents aspects de l’instance narrative) se déploie,sans jamais devenir un thème des récits. Plus un narrateur borgésien fait preuve depathétique, plus il parle de ses sentiments, plus il paraît humain, et traditionnel entant que narrateur, plus le lecteur est amené à se méfier, qu’il en ait envie ou pas.

Parmi les procédés utilisés dans ce but, la juxtaposition d’instances narrativesanalysée est à la fois le plus évident et le plus productif ; en obligeant le lecteur àrelativiser ou à mettre en question les propos des narrateurs – quelle que soit leuridentité –, les récits de Borges font obstacle à une interprétation globale univoque,en particulier parce qu’il devient impossible d’accorder un crédit absolu à un desnarrateurs du texte. La particularité de ces explorations ne vient pas exclusivementde la mise en place de narrateurs qui encadrent d’autres narrateurs (même si ceprocédé se retrouve dans plusieurs récits), mais précisément du fait que les narra-teurs sont superposés.

On peut ainsi dire que la littérature de Borges des années 1940 se consacra à uneexploration des possibilités qu’ouvrait l’absence de pacte préalable à la lecture, s’ap-puyant pour cela sur ce qu’on a l’habitude de considérer comme relevant du« contexte extérieur » de l’œuvre. Ses fictions se construisent sur un débordementvers l’extratextuel qui propose l’idée que la littérature est un objet instable, et quel’identité des œuvres est toujours relative, d’abord et avant tout, à leur contexte depublication. D’après la logique opérale de Borges, chaque nouvelle édition met enplace une nouvelle version de l’écrit, puisque les stratégies éditoriales sont perçuescomme des composantes au même titre que la structure formelle ou thématique.Et cette conception et ce fonctionnement sont à l’origine de la fiction borgésienne.

Université de Reims

NOTES

1. La participation de Borges aux mouvements d’avant-garde européens et argentins a été présentée,notamment par Carlos Meneses dans « Los manifiestos ultraístas de Jorge Luis Borges », Insula, n° 291,fév. 1971, p. 3 et dans Poesía Juvenil de Jorge Luis Borges, Barcelona/Palma de Mallorca, Olañeta, 1978, etpar Gloria Videla, El Ultraísmo, Madrid, Gredos, 1967et, plus récemment, par Patricia Artundo dans NorahBorges : obra gráfica ; 1920-1930. Bs. As. : Fondo Nacional de las Artes, 1993 et «Entre La aventura y elorden : Los hermanos Borges y el ultraísmo argentino », Cuadernos de Recienvenido, Sao Paulo, n° 10, 1999.Mes hypothèses sont exposées dans Borges face au fascisme I. Les causes du présent, Paris, Aux lieux d’être,2006, p. 123-150 et dans « Officialisme et avant-garde. Du rôle des avant-gardes littéraires dans la cultureargentine », Relire les avant-gardes, Paris, Ed. de l’EHESS, 2007, coordonné par Esteban Buch, PhilippeRoussin et Denys Riout.

2. En espagnol l’essai s’intitule « La nadería de la personalidad» («Le néant de la personnalité ») ; il futd’abord publié dans la revue Proa, vol. 1, n° 1, août 1922 puis dans Inquisiciones, Buenos Aires, Proa, 1925,p. 84-95. En français, il figure dans Borges, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la

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Pléiade », 1993, tome I, section « Articles non recueillis : Autour de l’ultraïsme», p. 855-861. Cependant, la position que Borges soutient dans cet article ne peut en aucun cas être considérée comme étant propreaux ultraïstes.

3. Cette première étape de la carrière de narrateur de Borges est étudiée dans Annick Louis, Jorge LuisBorges : œuvre et manœuvres, Paris, L’Harmattan, 1997.

4. Je cite les textes d’après leur traduction française, mais étant donné que le phénomène décrit iciconcerne la première publication des textes en espagnol je donne également les références correspondantaux éditions dans cette langue, ainsi que l’historique de leur passage en volume. Fictions fut publié sous letitre de Ficciones, Buenos Aires, éditions Sur, 1944 ; la première section avait paru sous celui de El jardín de senderos que se bifurcan, à Buenos Aires aux éditions Sur en 1941 ; quant à El Aleph, la première publica-tion se fait chez Losada, à Buenos Aires, en 1949, la deuxième chez cette même maison d’édition en 1952.Je signale aussi la différence entre les premières éditions de ces deux volumes et les éditions réalisées dans le cadre des premières œuvres complètes d’Emecé : Ficciones, Buenos Aires, Emecé, 1956, El Aleph, Buenos Aires, Emecé, 1952. Voici les données pour les premières publications françaises : Fictions, Paris,Gallimard/La Croix du Sud, 1951 ; L’Aleph, Paris, Gallimard/La Croix du Sud, 1967. Je cite désormais àpartir de l’édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1993 ettome II, 1999.

5. Concernant la situation de Borges dans la revue Sur ainsi que ses rapports avec Victoria Ocampo,voir : Annick Louis, Borges face au fascisme I. Les causes du présent, op. cit., p. 211-240.

6. Sur, n° 56, mai 1939, p. 7-16. Publié d’abord dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Buenos Aires,Sur, 1941 puis dans Fictions, Buenos Aires, Sur, 1944.

7. Sur, n° 68, mai 1940, p. 30-46 ; Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Fictions, 1944.8. Sur, n° 75, décembre 1940, p. 100-106 ; Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, 1941, Fictions, 1944.9. Sur, n° 8, septembre 1933, p. 69-73 ; Histoire de l’éternité, 1936.10. Discussion, Buenos Aires, Manuel Gleizer, 1932.11. Sur, n° 9 (61), octobre 1939, p. 27-29.12. Sur, n° 9 (63), décembre 1939, p. 18-23 ; Autres inquisitions 1952.13. Síntesis, n° 2 (19), décembre 1928, p. 29-32 ; Sur, n° 1 (1), p. 174-179, été 1931.14. Sur, n° 5, janvier 1932, p. 172-179.15. Hoy Argentina, n° 2, avril 1933, p. 48-49.16. Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 89-98.17. Au niveau de l’épitexte public, le texte essentiel en ce qui concerne les classements génériques propo-

sés par Borges est «Agradecimiento a la demostración ofrecida por la SADE» («Discours de remerciement àl’hommage organisé par la SADE»), Sur, n° 129, juillet 1945, p. 120-121, publié, mais seulement partiel-lement en français, parmi les « Notes et variantes », Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade » (LPI, p. 1562-1563). Au sujet des implications et de l’effet de ce discours sur les classements génériques et la perceptiondes récits borgésiens en Argentine à l’époque, voir Annick Louis, Borges face au fascisme. I. Les causes du présent, op. cit., p. 193-199.

18. Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 85-86.19. Revista Multicolor de los Sábados. Crítica, n° 6, 16 septembre 1933, p. 7, sous le titre de «Hommes de

la banlieue » (« Hombres de las orillas ») et le pseudonyme de F. Bustos ; Histoire universelle de l’infamie,1935. Pour Borges et cette revue, voir Annick Louis, Jorge Luis Borges : Œuvre et manœuvres, op. cit.

20. Annick Louis, Jorge Luis Borges : Œuvre et manœuvres, op. cit., p. 72, 251-289 et 411-420.21. La Nación, 26 juillet 1942, 1reet 2e sect., illust. Alejandro Sirio ; Fictions, 1944.22. Sur, n° 14 (131), septembre 1945, p. 52-66, L’Aleph, 1949.23. La Nación, 9 janvier 1949, 1re et 2e sect., sous le titre de «La rédemption», illust. Alejandro Sirio ;

L’Aleph, 1949.24. Los Anales de Buenos Aires, n° 2 (17), juillet 1947, p. 30-37, illust. Elba Nilda Fábregas ; L’Aleph,

1949.25. La Nación, 7 juin 1942, 1re et 2e sect., illust. Alejandro Sirio ; Fictions, 1944.26. Sur, n° 17 (175), mai 1949, p. 40-43 ; Fictions, 1944.27. La Nación, 20 avril 1952, 1re et 2e sect., illust. Alejandro Sirio ; L’Aleph, 1949.28. La Nación, 8 février 1953, 1re et 2e sect., illustré par Alejandro Sirio ; Fictions, 1956.29. Histoire de l’éternité, Buenos Aires, Viau y Zona, 1936. Puis dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent,

Buenos Aires, Sur, 1941 puis dans Fictions, Buenos Aires, Sur, 1944.30. Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Buenos Aires, Sur, 1941, puis dans Fictions, Buenos Aires, Sur, 1944.

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31. Ce ton du critique Borges se retrouve dans de nombreux essais des années 1930 et 1940 mais dispa-raît dans la période péroniste, c’est-à-dire entre 1946 et 1955. Nombre de notes et essais dans lesquels on letrouve sont encore lus au sens littéral, en particulier lorsque les philosophes et les écrivains qu’il évoquesont aujourd’hui prestigieux. Je pense à « Radiografía de la Pampa, por Ezequiel Martínez Estrada », RevistaMulticolor de los Sábados. Crítica, n° 1 (6), 16 septembre 1933, p. 5, qui pose la question des rapports entreBorges et Martínez Estrada.

32. Borges Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 490.33. Sur, n° 12 (76), janvier 1941, p. 70-76. Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Buenos Aires, Sur,

1941 ; Fictions, 1944.34. Sur, n° 17 (172), septembre 1945, p. 52-66 ; L’Aleph, 1949.35. Sur, n° 15 (136), février 1946, p. 7-14 ; L’Aleph, 1949.36. Sur, n° 14 (118), août 1944, p. 7-12 ; Fictions, 1944.37. Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, 194 ; Fictions, 1944.38. Los Anales de Buenos Aires, nos 15-16, mai 1947, p. 47-49 ; L’Aleph, 1949.39. Los Anales de Buenos Aires, n° 1 (5), mai 1946, p. 50-52, sect. «Museo » ; L’Aleph, 1952.40. Sur, n° 14 (112), mars-avril 1944, p. 23-26 ; Fictions, 1944.41. Sur, n° 12 (92), mai 1942, p. 27-39 ; Fictions, 1944.42. La Nación, 11 octobre 1953, 1re et 2e sect. ; Fictions, 1956.43. Sur, n° 16 (167), septembre 1948, p. 14-19 ; L’Aleph, 1949.44. Sur, n° 16 (152), juin 1947, p. 36-45 ; L’Aleph, 1949.45. Première version sous le titre de « Los Inmortales » (« Les immortels »), Los anales de Buenos Aires,

n° 2 (12), février 1947, p. 29-39, illust : Amanda Molina Vedia ; L’Aleph, 1949.46. Sur, 12 (101), février 1943, p. 13-20 ; Fictions, 1944.47. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, «Poétique », 1987.48. L’Aleph, 1949, p. 27 ; LPI, p. 576.49. Concernant les critères de fictionnalité, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil,

«Poétique », 1999, p. 133-230.50. J’ai étudié la fonction de l’apparition de l’énigme, procédé que Borges emprunte au récit policier dès

le début des années 1930, et le rôle déterminant qu’elle a eu dans son passage au récit dans «Enquête sur legenre policier », Borges : Œuvre et manœuvres, Paris, op. cit., p. 249-289.

51. Sur, n° 75, décembre 1940, p. 100-106 ; Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, 1941 ; Fictions, 1944.52. Je fais allusion au prix national de Littérature de 1942, octroyé pour le triennat 1939-1941, dont les

circonstances sont bien connues. Borges concourt avec El jardín de senderos que se bifurcan, publié par lamaison d’édition Sur en décembre 1941, et n’obtient que deux voix, et seulement pour le deuxième prix.Cet épisode illustre le rôle que jouaient à l’époque les positions biographiques et les alliances littéraires,ainsi que leur impossibilité de compenser totalement les problèmes spécifiques que pose la fiction borgé-sienne de l’époque. La décision du jury eut comme conséquence la publication d’une justification du prixnational de Littérature d’une part, et d’une défense de l’œuvre borgésienne d’autre part. La première, d’unauteur anonyme mais qui correspond sans aucun doute à la position de la revue, paraît dans le compterendu publié par la revue Nosotros ; la seconde est organisée par la revue Sur sous le titre de «Desgravio aBorges » («Réparation à Borges »). Cet épisode est étudié dans Annick Louis, Borges face au fascisme. I. Lescauses du présent, op. cit., p. 193-199.

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