LA UE A DEMANDÉ CAHIER DES BRAS - … · Ali Aouattah, docteur en psychologie, psychologue au...

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17 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29 CAHIER 40 ans d’immigration marocaine en Belgique LA BELGIQUE A DEMANDÉ DES BRAS CE SONT DES HOMMES QUI SONT VENUS...

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17Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

CAHIER

40 ans d’immigration

marocaine en Belgique

LA BELGIQUE A DEMANDÉ

DES BRAS

CE SONT DES HOMMES

QUI SONT VENUS...

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Le forum santé de l’EMIM

« La Belgique a demandé des bras, ce sont des hommes quisont venus… » page 23

Mot de bienvenue par Myriam Amrani, sociologue, membre du conseil d’administrationde l’Espace mémorial de l’immigration marocaine

La Convention belgo-marocaine du 17 février 1964 et le problème de lasanté page 24

Anne Frennet-De Keyser, doctorante en histoire de l’immigration marocaine àl’université libre de BruxellesLa santé était vraiment le dernier souci de la convention belgo-marocaine de 1964.

Quelle politique de santé pour quarante ans d’immigrationmarocaine ? page 28

Pierre Drielsma, médecin généraliste au centre de santé Bautista van SchowenDans la foulée de la convention, le constat du peu d’enthousiasme mis au service de lasanté des populations invitées...

Traumatisme, maladie et sécurité sociale page 31Pierre Grippa, médecin généraliste à la maison médicale à ForestQuand la souffrance psychologique explose à l’occasion d’un traumatisme mineur.

Immigration et psychopathologie : pour une clinique créatrice page 36Ali Aouattah, docteur en psychologie, psychologue au centre D’Ici et D’AilleursLa relation thérapeutique s’appuie sur des implicites culturels partagés... ce qui est loind’être le cas le plus fréquent.

Le corps dans la société arabo-musulmane : de la libération du péchéoriginel à la protection et au contrôle social page 41

Mejed Hamzaoui, sociologue, Institut du travail,université libre de BruxellesPour mieux se comprendre, un bref historique de la conception du corps dans les sociétésarabo-musulmanes.

Dans son roman Les échelles du levant, Amin Maalouf fait dire à l’un de ses personnages :« L’avenir est fait de nos nostalgies ».A y réfléchir, cette belle sentence dérange : non, ce n’est pas de nostalgies, mais de la victoire surles nostalgies que se construit le futur. Sans doute est-ce cette volonté qui a présidé à lacommémoration des quarante ans de présence marocaine en Belgique. C’est en effet le 17 février1964 que fut signé l’accord bilatéral belgo-marocain de recrutement de main-d’œuvre. Orchestréespar l’Espace mémorial de l’immigration marocaine (EMIM), diverses manifestations ont ponctuél’événement. L’hommage rendu à la première génération a été l’occasion de faire le point sur cequi a été réalisé, et surtout sur ce qui reste à réaliser pour la santé des personnes venues d’ailleurs,lors d’un Forum santé qui s’est tenu le 19 mars dernier à Bruxelles.Nous vous en présentons les moments forts dans la première partie de ce cahier, que compléterontquelques textes abordant des aspects que le Forum n’avait pu développer.

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La plainte dans tous ses états : l’anthropologie en médecinefamiliale page 47

Louis Ferrant, médecin généraliste au centre de santé de Cureghem et assistant àl’universiteit van AntwerpenL’histoire d’un soignat qui refuse de se laisser noyer sous des plaintes incompréhensibles.Nous ne publions ici qu’un résumé de l’intervention du docteur Ferrant dont vous avezpu lire le texte intégral dans Santé conjuguée numéro 7.

Quelques données épidémiologiques page 48Myriam De Spiegelaere, sociologue, directrice scientifique, Observatoire de la santé etdu social de BruxellesDes réponses chiffrées à la question : y a-t-il des différences de santé (et lesquelles) entrebelges et personnes immigrées.

AteliersLe Forum a été l’occasion de discussions lors de trois ateliers.

Atelier culture et santé, médiation interculturelle, ethnopsychiatrieImportance et limites du « culturel » page 55

Animation et notes du débat : Nadège Stradiottot

L’animation santé en milieu interculturel page 55Marianne Flament, Cultures et Santé - Promosanté asbl

La médiation interculturelle en milieu hospitalier page 56Zohra Chbaral, sociologue, Cellule médiation interculturelle, servicepublic fédéral – Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et environnement

L’avis d’un soignant page 60Dominique Vossen, psychiatre

Pistes de réflexions des participants de l’atelier page 61

Atelier médecine générale, plannings familiaux, Office de la naissance etde l’enfanceLa rencontre de l’autre page 62

Animation et notes du débat : Pierre Grippa

Vignettes cliniques page 62Emmanuelle Berquin, médecin généraliste à la maison médicale AntenneTournesol

En maisons médicales page 63Martine Thomas, médecin généraliste à la maison médicale à Forest

Au planning des Marolles page 63Naïma Akhamlich, assistante sociale

L’Office de la naissance et de l’enfance page 65Marie Ryckmans, infirmière

Discussion page 66

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CE SONT DES HOMMES

Atelier politique de santéPasseur de monde page 67

Animateur-modérateur : Bernard Devos - Pierre Drielsma - Hamida Chikhi

Synthèse des notes de l’atelier : Axel Hoffman

Conclusion du Forum page 69Myriam Amrani, sociologue, membre du conseil d’adminstration de l’Espace mémorialde l’immigration marocaineDu constat de carence aux perspectives d’avenir.

Ici et là-bas

Le livre de Fatma page 70Fatma BentmimeSa vie est un roman dans lequel nombre de personnes immigrées se reconnaîtront. Elleen a fait un livre à la fois simple et poignant dont nous vous présentons un extraitsignificatif de l’incompréhension du corps médical.

Les immigrés vieillissent aussi page 72Zakia Khattabi, licencée en travail sociale, collaboratrice au Centre pour l’égalité deschances et la lutte contre le racismeQuelle politique de santé pour les personnes immigrées âgées ?

D’Ici et D’Ailleurs page 75Dominique Vossen, psychiatre, centre D’Ici et D’AilleursA Molenbeek, un centre de santé mentale ouvert sur cinq continents.

APOMSA page 82Bencheikh Kebir, président de l’asblAu lendemain d’émeutes de jeunes, des parents marocains décident de prendre les chosesen main.

Une mission au Maroc page 83Thierry Lahaye, service santé de la Commission communautaire françaiseA l’occasion d’une mission exploratoire au Maroc, articulée autour de deux axes (ville etsanté, santé mentale), l’auteur décrit le système de santé marocain et ses difficultés.

Une mémoire pour demain page 92Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman BéthuneLa mémoire contre le rejet de l’autre

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Espace mémorial de l’immigration marocaineTéléphone : + 32 (0) 2 217 90 37

Fax : + 32 (0) 2 2 217 90 37Courriel : [email protected]

www.emim.be

Nous étions nombreux à nous interroger sur la signification profonde de cette commémoration desquarante ans de présence marocaine en Belgique. Militants associatifs, acteurs du terrainsocioculturel, artistes, étudiants, chacun avait sa petite idée sur le sens et la portée qu’il fallaitdonner à cet événement. Depuis 2002 et la création de l’Espace mémorial de l’immigrationmarocaine (EMIM), diverses rencontres préparatoires avaient déjà permis de faire un premier étatdes lieux sur le parcours de l’immigration marocaine en Belgique. Mais déjà, on avait pu constatercombien les enjeux de la santé constituaient une sorte de point aveugle. C’est pour combler cemanque de parole et de réflexion que j’ai pris l’initiative en décembre 2003 de proposerl’organisation d’un Forum Santé sur l’immigration marocaine et cela dans le cadre plus large de lacommémoration coordonnée par l’EMIM.Ce ne fut pas chose aisée.

La santé, contrairement, à d’autres sujets ne fait pas l’objet d’un débat ou d’une prise de consciencespécifiquement communautaire chez les Marocains de Belgique. Les perspectives de l’intérieurfont cruellement défaut. Dès lors, comment dans ce contexte construire un espace qui permetteaussi de stimuler une prise de conscience ? Comment construire une réflexion qui ne soit ni lajuxtaposition de la parole extérieure des praticiens de la santé ni une démarche communautaristeauto-référentielle ? Répondre à ce défi ne pouvait se faire de manière définitive à cette occasion,mais doit rester pour les acteurs de terrain l’horizon de leurs efforts de longue haleine. L’une desvoix intermédiaires que nous avons délibérément choisie dans ce Forum a été d’associer auxintervenants du monde de la santé les spécialistes qui par leur histoire personnelle ont égalementune connaissance vécue de la réalité de l’immigration.Si les enjeux pertinents nous paraissaient immenses (maladies liées au travail industriel et de lamine, question du diabète, problématique de la réticence au traitement, rapports hommes-femmes,etc.), leur traduction en thématiques de travail paraissait plus compliquée. Nous savions que lesproblèmes de santé avaient marqué le parcours des immigrés dès les premières heures, mais nousne pouvions ignorer dans le même temps l’actualité encore très vive de ces questions et les douleursphysiques et morales qu’elles génèrent. Nous sentions précisément la spécificité de certainesquestions sanitaires touchant les immigrés, mais nous connaissions aussi le risque de stigmatisationque font courir les approches trop particularistes, qui sont aussi souvent trop culturalistes. Nousmesurions l’importance de la rigueur de l’analyse clinique, mais nous avions le sentiment qu’ilfaut en matière de santé des immigrés, peut-être plus qu’ailleurs, décloisonner nos diagnosticspour mieux comprendre le rôle des inégalités sociales, des représentations du corps, de la culture,de la psychologie, etc., dans le développement des pathologies.Comme vous le découvrirez à la lecture des contributions qui ont alimenté ce premier Forum dugenre, nous avons finalement opté pour une approche nuancée et multidisciplinaire. Nous avonsvoulu ouvrir des perspectives larges, mais rigoureuses, qui permettent de resituer la santé desimmigrés d’origine marocaine dans son contexte historique, social, culturel et médical. Mais notreambition était également de faire de ce moment particulier un moment de rencontre et d’échange.Notre souci a été de permettre à la fois une démarche informative et formative afin que, de laréflexion collective menée dans les ateliers, puisse éclore de nouvelles collaborations et peut-êtredemain de nouvelles approches au service du malade.Pour conclure, je voudrais adresser mes remerciements à tous les intervenants, modérateurs,animateurs, qui ont participé bénévolement, je tiens à remercier aussi chaleureusement : la salleDe Marken – Rachid Barghouti – Hassan Bousetta - Asma Chounani - Jean De Winter – JacquesMorel – Herman Van Beeck pour leur précieuse collaboration.

Amina Bakkali, infirmière en travail communautaire et promotion de la santé, thérapeutefamiliale, coordinatrice de l’accueil extra-scolaire à la ville de Bruxelles.

Coordinatrice du Forum Santé[email protected]

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L’EMIM, Espace mémorial de l’immigrationmarocaine, commémore quarante ans deprésence marocaine en Belgique. C’est en effetle 17 février 1964 que fut signé l’accordbilatéral belgo-marocain de recrutement demain-d’œuvre.Cette commémoration se veut globale,pluraliste et pluridisciplinaire, marquant laprésence immigrée dans différents secteursd’activités, rassemblant des artistes, despersonnes issues du milieu associatif, desacadémiciens... et ce aux dimensions de laBelgique fédérale et bilingue car la présencemarocaine est francophone mais aussinéerlandophone. L’EMIM est une initiatived’hommes et de femmes de la société civile quiont voulu rendre hommage à la premièregénération (« rendre hommage à nos aïeux »),un hommage qui ne se veut pas nostalgiquemais plutôt une façon de faire le point sur unepartie de l’histoire.La commémoration, culturelle (théâtre,concerts et musiques), scientifique (notammentdans le secteur de l’enseignement de la culture),veut aussi aborder un point de vue qui ne l’ajamais été : celui de la santé physique etmentale.

« La Belgique a demandé des bras, ce sontdes hommes qui sont venus… »

Par MyriamAmrani,

sociologue,membre du

conseild’administration

de l’Espacemémorial de

l’immigrationmarocaine

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Après la seconde guerre mondiale, la Belgiquea besoin de mineurs étrangers pour gagner lafameuse « bataille du charbon ». Les autoritésbelges veulent recruter en priorité des mineursbelges, mais les vocations sont rares… Cebesoin en mineurs de fond se double d’unproblème de démographie. Le rapport Sauvyde 1962 a mis en évidence le vieillissement dela Wallonie, d’où le recours à une immigrationfamiliale. Le travailleur étranger est invité às’installer avec sa famille, pour qu’il se fixedurablement, et à s’intégrer à la société belge.La Convention belgo-marocaine du 17 février1964 relative à l’occupation de travailleursmarocains en Belgique passe pratiquementinaperçue à l’époque mais contribuera àfaçonner de manière durable le visage de laBelgique. Il faut faire remarquer que cetteConvention belgo-marocaine n’est qu’unaccord « cadre », qui sera complété sur le planpratique en 1968 par la signature d’uneconvention de sécurité sociale (notamment enmatière de maladies professionnelles).

La Convention belgo-marocaine

La Convention belgo-marocaine ne dit prati-quement rien sur la santé du travailleur migrant,si ce n’est… qu’il doit être en bonne santé !Cette main-d’œuvre représente uniquement uneforce de travail et doit être « parfaitement saineet apte aux exigences de l’économie »*.

Art.3 de la Convention belgo-marocaine :« … la sélection se fera sur base des élémentssuivants :

a) Les candidats ne pourront être âgés demoins de vingt ans et de plus de trente-cinq ansau moment du recrutement, c’est-à-dire aumoment où ils signent le premier contrat detravail. L’âge maximum pourra être porté àquarante ans lorsqu’il s’agit de travailleursdûment qualifiés.

b) Ils devront jouir d’une bonne santé. Unpremier examen médical sera effectué par desmédecins désignés par le Gouvernementmarocain. Cet examen médical comporteral’examen général des candidats. Une fichemédicale conforme au modèle annexé à laprésente Convention est établie pour chaquecandidat reconnu apte. Elle portera notammentla photo du candidat. Les frais de cet examenmédical sont à la charge du Gouvernementmarocain. Les autres examens médicaux sonteffectués par des médecins désignés par lesautorités consulaires de la Belgique. Les fraisde ces examens sont à la charge des employeursbelges… Ces examens sont effectués de façonà permettre au travailleur convoqué de rentrerchez lui le jour même des examens.

c) La sélection professionnelle des candidatssera opérée compte tenu des conditionsspécifiées dans les offres et sur base, soit desaptitudes physiques, soit du passé professionneldes candidats, soit de certificats relatifs à laformation qu’ils ont acquise… ».

L’examen de contrôle se fait à Casablanca ou àOujda selon les critères du Bureau internationaldu travail, avec radiographies et analyses, aux

La Convention belgo-marocaine du 17février 1964 et le problème de la santé

Anne Frennet-De Keyser,doctorante enhistoire del’immigrationmarocaine àl’université librede Bruxelles. ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

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La santé était vraiment le dernier soucide la convention belgo-marocaine de1964...

* P. Targosz,L’accord demain-d’œuvrebelgo-marocainou la gestioninter-étatiqued’un fluxmigratoire,mémoire delicence enrelationsinternationales,UCL, 1985, p.74.

Mots clés :cultures etsanté –politique desanté.

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frais des employeurs belges. Si nécessaire,l’aide d’experts marocains en maladiesprofessionnelles peut être demandée.Un troisième contrôle médical se fera avant lamise au travail du mineur de fond (art.10 de laConvention belgo-marocaine). Il faut faireremarquer que depuis la signature de laConvention belgo-marocaine, la présélection sefait par le ministère marocain du Travail enfonction de la situation de l’emploi dans lesdifférentes régions du Maroc.

Art.9 : les entreprises doivent « adaptergraduellement les travailleurs aux travaux qu’ilsauront à exécuter. »

Art.19 : la nourriture devra être conformeautant que possible aux habitudes alimentairesdes travailleurs.

Art.20 : une préparation suffisante devra êtreprévue pour le travail de fond. L’initiation serafaite par la Fédération charbonnière de Belgique(FEDECHAR).

Art.21 : les dortoirs doivent être chauffés ; letravailleur doit disposer d’une armoire et d’unlit avec matelas (paille exclue).

Art.22 : le travailleur reconnu inapte pour letravail de fond peut être replacé dans un autresecteur d’activité ou rapatrié à Casablanca auxfrais du charbonnage employeur.

Les contrats « type »

Les contrats « type » annexés à la Conventionbelgo-marocaine et surtout le contrat « type »du mineur de fond peuvent nous apporterquelques renseignements intéressants sur lasanté des migrants.L’article 13 du contrat « type » précise que lelogement doit être convenable « au prix du loyeren usage dans la région et remplissant au moinsles conditions d’hygiène prévues par la légis-lation belge ».

Le contrat « type » du mineur de fond :

Art.7 : prévoit une assistance médicale de lapart de l’employeur.

Art.8 et 9 : prévoient le rapatriement dutravailleur en cas d’invalidité permanentesupérieure à 33% (accident de travail) et lerapatriement éventuel de la famille suite à undécès dû à un accident de travail.

Art.18 : décrit différents motifs de résiliationdu contrat, dont celui-ci : « si, atteint d’unemaladie contagieuse, le travailleur refuse d’êtrehospitalisé » !

Je cède la parole à P. Targosz (1985, p.86) pourla conclusion : « Toutes ces préoccupationsmatérielles dénotent, à long terme, l’objectif deconserver la main-d’œuvre le plus longtempspossible en bonne santé et donc de choisir larentabilité pour l’industrie, plutôt qu’un réelsouci de procurer aux travailleurs marocains unminimum de bonnes conditions de vie ».

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La Convention belgo-marocaine du 17 février 1964 et le problème de la santé

La Convention belgo-marocaine, une histoirerocambolesque

La présence marocaine en Belgique est bien antérieure à la Convention belgo-marocaine. Dès 1924, lapresse signale la participation de Marocains dans une manifestation de mineurs au Borinage et en 1940,des bataillons marocains sont engagés dans les combats en Brabant wallon (les victimes sont enterrées aucimetière de Cortil-Noirmont). En 1955, afin de résorber un chômage endémique, le Gouvernement françaispropose de former et d’envoyer des travailleurs Nord-Africains dans les charbonnages belges. En 1958, leministre Victor Larock soutient le projet de « recrutement expérimental » de deux à trois cents travailleursmarocains, mais le Directeur général des mines, A. Vandenheuvel, écrit que « les employeurs belgesn’expriment aucune offre d’emploi à l’heure actuelle ».

En 1963, le manque de main-d’œuvre est patent et Frans Denis, mandaté par le ministre belge du Travail,prospecte en Turquie, en Algérie et au Maroc. Les Algériens sont réticents : non seulement ils doivent suppléeraux suites de la guère d’indépendance et au départ de huit cent mille français, mais ils exigent que leursressortissants jouissent de conditions de vie décentes et reviennent pourvus d’une formation professionnelle(condition que la Convention belgo-marocaine se gardera bien de prévoir !).Le choix est fait de travailleurs marocains, censés être plus maniables, moins turbulents, moins politisés.L’arrivée de ces travailleurs commence déjà sous une procédure simplifiée, jusqu’à la signature de la Conventionbelgo-marocaine en 1964, qui reprend à quelques détails près les conventions signées auparavant avecl’Italie, l’Espagne et la Grèce et servira de brouillon à l’accord similaire signé avec la Turquie la même année.

La Convention belgo-marocaine ne sera publiée au Moniteur belge qu’en 1977, un « oubli » qui serait restéinaperçu si, en 1973, le ministre de la Justice, M. Vanderpoorten, n’avait eu besoin du texte pour justifierl’expulsion des enfants marocains « en séjour illégal en Belgique » ! (A noter que la convention de sécuritésociale entre la Belgique et le Maroc, signée seulement en 1968, avait été publiée au Moniteur en 1971 ;elle prévoit l’application aux travailleurs marocains de la législation du travail, l’ouverture du droit auxprestations sociales, l’égalité de traitement avec les travailleurs belges).

Dès novembre 1964, le recrutement est freiné en raison de la crise charbonnière et les travailleurs déjàarrivés commencent à être licenciés et ré-orientés vers la construction, la sidérurgie et les services, ou sontdébauchés par la Hollande, l’Allemagne et même l’Afrique du Sud. Peu de travailleurs marocains sonteffectivement arrivés dans le cadre de la Convention belgo-marocaine, les autorités préférant régulariser les« touristes » : les travailleurs arrivés « hors Convention » sont bien plus intéressants car ils coûtent moinscher aux industries que les candidats recrutés par la filière régulière ! Le processus de recrutement, stoppéde fait en 1965, ne sera officiellement arrêté qu’en 1974.

Axel Hoffman, d’après les articles de Anne Morelli et Anne Frennet-De Keyzer, in NouriaOuali, Trajectoires et dynamiques migratoires de l’immigration marocaine en Belgique, Ed.Bruylant -Academia, collection Carrefours, Belgique 2004.

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Annexe IV Bijlage IV

Recrutement de travailleurs marocains Aanwerving van Marokkaanse wërkneinerspour la Belgique voor België

Fiche médicale Medische steekkaart

Nom du travailleur .................................... Naam van de werknemer ..................Fils de .................................... Zoon van ....................................et de .................................... en van .....................................Né vers l’année .................. Geboren omstreeks het jaar ..................à .................. te ....................................Fraction de .................................... Fractie ....................................Tribu de .................................... Stam ....................................

Adresse .................................... Adres ....................................

Profession pour laquelle le candidat Beroep waarvoor de kandidaat is onderzochtest examiné

Enfants mineurs MinderjarigePrénoms Date de naissance Voornamen Geboorte-datum

à charge ten laste

Examen du docteur .................. Onderzoek door dokter ..................En date du .................. Op ..................Taille ................. Gestalte ..................Périmètre thoracique .................. Borstomtrek ..................Vision .................. Gezicht .................. Audition .................. Gehoor ..................Poids ................. Gewicht ..................Particularités éventuelles ................. Eventuele bijzonderheden ..................Empreintes digitales Photo du candidat Vingerafdrukken Poto van de kandidaat

Conclusion Besluita) Définitivement inapte .................. a) Definitief ongeschikt ..................motif .................. reden ..................b) Temporairement inapte .................. b) Tijdelijk ongeschikt ..................motif .................. reden ..................C) Apte .................. c) Geschikt ..................

Etat et aptitude générales du candidat Toestand en algemene geschiktheid van de(observation du médecin) kandidaat (opmerking van de geneesheer)

Le médecin examinateur, De onderzoekende geneesheer,le ................... op ..................

(Nom en majuscules) (Naam in hoofdletters)(Signature) (Handtekening)

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Je ne suis pas un spécialiste des questions ayanttrait à l’immigration marocaine. En particulierpour parler des politiques spécifiques pourpromouvoir la santé dans cette communauté.Je travaille à Seraing et l’immigration maro-caine est peu présente comparativement à lapopulation du Mezzogiorno sur mon terrainprofessionnel. Par ailleurs, si je reconnaishumblement l’importance des questionsjuridiques et budgétaires pour définir une politi-que, je ne suis pas particulièrement informé deces questions.

Par contre, je connais un peu les politiques deluttes contre les inégalités sociales de santé,questions qui me tiennent à cœur depuis trèslongtemps.

La Convention belgo-marocaineet les aspects santé ?

La lecture de la Convention belgo-marocainede 64 et plus encore des commentaires de Mme

Frennet dans le Courrier du Centre de rechercheet d’information socio-politiques (CRISP)* estabsolument fascinante : les aspects sociaux etde santé sont limités à l’égalité des droits, maisil a fallu attendre une convention de sécuritésociale additionnelle en 68 pour que les derniersproblèmes liés à l’application de cette égalitésoit pris en compte.

On observe dans cette Convention une formede cynisme qui ne serait plus politiquementcorrecte de nos jours : si le travailleur n’a pasla santé il sera renvoyé dans ses pénates.Par ailleurs, quand on voit les précautions dulégislateur pour préciser le minimum de confortacceptable pour les travailleurs marocains, onse rend compte de ce qui se serait passé enl’absence d’une telle convention.

Le commentaire de Mme Frennet est encore plusinquiétant : la Convention date de 1964 mais lacrise des charbonnages wallons est connuedepuis au moins 1960. Le retard d’allumage deseffets de la Convention va produire une catas-trophe : dès que les candidatures marocainesau voyage s’intensifient, les pouvoirs publicsse rendent comptent qu’ils se sont trompés dansleur calcul de besoin de main d’œuvre et deman-dent à leurs services consulaires de refermerles portes.Pis encore, parallèlement à l’immigrationconventionnelle s’ajoute une immigrationsouterraine via des séjours touristiques oppor-tunément régularisés dès que les travailleurs onttrouvé un emploi. Comme le souligne notreauteur, cette immigration souterraine estpréférée par les employeurs car la Conventionprévoit la prise en charge du trajet parl’employeur. Pour comble du cocasse s’il nes’agissait d’êtres humains, nos voisinsHollandais et Allemand viennent faire leurshopping de main-d’œuvre immigrée chez nous,ce qui irrite les patrons belges car les coûtsinitiaux sont à leur charge.

Des politiques spécifiques rares,tardives… et peu spécifiques

La création de Culture et santé qui date du 16février 1978 (devenu Cultures et santé - promo-santé) relève de la volonté de soutenir une priseen compte des aspects culturels en particulierdes migrants dans l’accès aux soins et la bonneutilisation du système de soins. Cultures et Santés’appelle alors le Centre socio-médical pour lasanté des immigrés. L’association a pour objet

Quelle politique de santé pour quaranteans d’immigration marocaine ?

Pierre Drielsma,médecingénéraliste aucentre de santéBautista vanschowen.

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Dans la foulée de la Convention, leconstat du peu d’enthousiasme mis auservice de la santé des populationsinvitées...

* Courrierhebdomadairen°1803, 2003.

Mots clés :cultures etsanté –politique desanté.

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de prendre ou de favoriser toutes initiativessusceptibles de contribuer à la promotion dela santé physique, sociale et mentale de lapopulation immigrée en Belgique. Dans unarticle récent, on peut voir les préoccupationspubliques pour les problèmes spécifiques desanté des populations immigrées : en 1987, il ya d’abord eu une formation d’interprètes enmilieu médico-social, puis un subside pourl’interprétariat social et médical (ISM), lesmodifications législatives et réglementairesayant fini par incorporer celui-ci à la Coordi-nation et initiatives pour réfugiés et étrangers(CIRE).

Le Centre pour l’égalité de chances est lui aussiune structure qui constitue un levier pour lapromotion de la santé en milieu immigré. Cepoint pourrait être aussi rangé dans lespolitiques non spécifiques, même si le centredéfend également une position antiraciste.

L’arrêté du 12 décembre 1996 relatif à l’aidemédicale urgente ne concerne pas spécifique-ment les Marocains, mais toute populationmigrante qui ne se trouve pas d’embléereconnue comme admise sur le territoire(illégaux sans papiers).

Il existe au niveau de la Région wallonne lescentres régionaux d’intégration pour lespersonnes issues de l’immigration : ces centresinterviennent aussi dans le cadre des problèmesd’interprétariat de santé et de traduction debrochures.

Il faut aussi noter le développement del’ethnopsychiatrie qui contribue aussi àl’approche culturelle des souffrancespsychiques et psychosomatiques.

Les politiques non spécifiquesdont bénéficient les populationsimmigrées

Le taux de pauvreté étant en général plus élevépour ces populations que pour les autochtones,

toute mesure visant à réduire les inégalitéssociales de santé sera a priori bénéfique pourles populations immigrées.

Depuis le rapport général sur la pauvreté (1994)une prise de conscience publique s’est faitesentir et certaines avancées législatives ont éténotées. Dans le rapport de suivi de 2001, onmentionne p 145… la mauvaise maîtrise de lalangue, les conditions de vie et le poids desautres problèmes, le sentiment d’infériorité oude dépendance à l’égard du corps médical.Le rapport de suivi salue les mesures degénéralisation de l’assurance réalisées par laministre Magda de Galan, la carte magnétiqued’assurance, l’élargissement du statut VIPO, laréduction de ticket modérateur dans le cadre duDossier médical global. Par ailleurs, le problèmede l’assurance complémentaire est posé, lerapport du suivi parle du forfait des maisonsmédicales tant en Communauté française qu’en

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Région flamande qui couvrait en 1998 quarantemille personnes et actuellement cent vingt millece qui, eu égard au taux très élevé de minimexésen maison médicale (13 % contre 2,5 % enBelgique) permet aux maisons médicales desoigner 1,2 % x 13/2,5 soit 6,4 % des minimexésdu royaume.Le paradoxe est que le forfait n’est pas a prioriun outil spécifique organisé pour les populationspauvres.

En Communauté française, la promotion de lasanté s’oriente vers les groupes vulnérables. Ils’agit là d’une priorité identifiée par la ministreOnckelinkx (1997).

Que conclure ?

D’abord un sentiment assez pénible d’impré-voyance des pouvoirs publics, une impressionde bricolage géré au coup par coup au gré desdemandes, des émeutes, des directives euro-péennes. On aimerait disposer d’outils desurveillance et de pilotage, de commissions deprospective qui permettent d’éviter des compor-tements qui bafouent le respect des êtreshumains qui sont considérés comme du matérieljetable. Lors d’une rencontre préparatoire, uneintervenante exprimait l’hypothèse que la santéglobale des immigrés marocains de la premièregénération était peut être supérieure à leurespérance de vie en santé dans leur villaged’origine.Cela est possible voire probable. Mais jerétorquais que l’on avait, avec des manœuvresde type publicitaire fait miroiter une forme deparadis luxueux à nos frères humains du sud etque presque aussitôt1 on avait stigmatisé leurinutilité et leur parasitisme. Quand l’impré-voyance se mue en jeu pervers, il ne faut pass’étonner de certains retours de bâton.

Quelle politique de santé pour quarante ans d’immigration marocaine ?

(1) Je rappelleque les notes duministère desAffairesétrangèresdemandant leralentissement del’immigrationmarocaine datentd’avant lapseudo-crisepétrolière de1973.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Médecin généraliste depuis 1977 à Forest oùl’immigration marocaine s’est progressivementinstallée, j’ai eu l’occasion de voir et observerl’évolution de ces travailleurs.En 1990, j’ai suivi la formation en évaluationdu dommage corporel qui m’a conduit à accom-pagner un certain nombre d’immigrés dans desdémarches d’expertises. C’est de cette expé-rience que je souhaite vous parler. Le sujet demon intervention se limitera à un cadre précis,celui du travailleur migrant de la premièregénération sur base de mon expérience et delectures de Tobie Nathan.

Bismark, entre 1883 et 1889, imaginait etimplantait un système complet d’assurancessociales obligatoire pour travailleurs salariés.Il n’avait pas d’autre but, en bourgeois éclairé,que celui de protéger partiellement le travailleur,trop pauvre ou imprévoyant, contre une sériede risques sociaux. Celui des accidents dutravail, de la maladie, de la perte d’emploi ouencore du vieillissement.

A ce titre, le système de protection sociale n’apas dans ses fondements de vocation à laréparation intégrale de ce qui a été perdu, et enparticulier pas de vocation à la réparationmorale des individus. Il s’agit simplement d’unecompensation financière, d’une protectioncontre la misère. Cela fait partie de notre universculturel familier.

Situation du travailleur migrant

Le travailleur migrant vient en Belgique pourtravailler, améliorer sa condition sociale, dansl’espoir de rentrer plus riche au pays. Cet actemigratoire est un traumatisme.Il constitue un choix qui implique la ruptureavec le milieu et la culture d’origine pour setrouver plongé dans une nouvelle société donton ignore les fondements culturels, les mythesfondateurs, mais aussi les règles et les lois quiy seront appliquées.

Cette société de son côté ignore les particularitésculturelles ou religieuses du migrant, exigeantde lui son intégration. Cette opération nécessiteun important et douloureux travaild’ajustement, dont le sujet s’accommode enfonction des avantages escomptés de sanouvelle situation. Il doit également faire face,plus pratiquement, au décalage entre le pays réelet le pays rêvé, ce qui ne va pas sans mal. Il seretrouve étranger au monde qui l’entoure, sansautre possibilité que d’assumer son choix initial,sans possibilité de revenir en arrière et rentrerau pays sans avoir réussi.

Et cette société est violente, institution-nellement, à l’égard du migrant. Recherche delogement, d’emploi, formalités diverses peucompréhensibles, tracasseries administratives,législation parfois kafkaïenne, etc. Et unsystème de législation sociale. Rien dans leurinformation n’a été fait pour pouvoir affrontercela.

Le travail qui leur est proposé est aussi celuiqui est le plus dur et le plus dangereux. La plu-part des travailleurs sont extrêmement réguliersdans leur travail, présentant des absences pourmaladie peu importantes et ce, pendant despériodes prolongées, le plus souvent de l’ordrede vingt à trente ans.

Chez certains, heureusement pas tous, face àun événement traumatique supplémentaire denature à atteindre l’intégrité physique du sujet,se déclenche un phénomène qui n’est pas prisen compte par notre médecine autochtone, etencore moins par la médecine d’expertise.

Le traumatisme peut être un accident du travail,

Traumatisme, maladie et sécurité socialePierre Grippa,

médecingénéraliste à la

maison médicaleà Forest.

Quand l’ignorance des codes de la plaintepar le système de soins

refoule le patientdans une spirale pathogène…

Mots clés :cultures et

santé –travail et

santé -santé

mentale

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mais aussi une maladie, entraînant une incapa-cité de travail assez prolongée. Il va constituerle point de basculement de l’individu du statutde travailleur à celui de victime ou d’invalide.

La névrose traumatique,description clinique

On constate après un traumatisme plus ou moinsimportant, mais parfois minime, que la personneva littéralement s’effondrer. Après une périodede latence de quelques semaines à quelquesmois, elle présente des plaintes d’une intensitépeu ordinaire par rapport à son traumatisme.Les symptômes physiques sont atypiques, nonexplicables par la lésion produite, qui laisse lemédecin belge perplexe.

La victime présente l’événement accidentel (quipeut être aussi de l’ordre de la maladie) commeétant un basculement dans sa vie, un momentclef. Le plus souvent, le patient est marqué parle sentiment d’une perte irréparable, une incapa-cité à s’adapter à cette nouvelle situation de

perte d’intégrité. Il a tendance à s’isoler etprésente une perte d’intérêt, une asthénieimportante. Il se dit « avoir changé », êtreirritable, intolérant au bruit, désagréable avecsa famille, avoir un sommeil perturbé. Lasexualité est également atteinte. Dans tous lescas on trouve une atteinte profonde de l’estimede soi, une blessure narcissique majeure.

Dans un certain nombre de cas, on se trouve enplus en présence de troubles de type dissociatifsavec clivages dans la personnalité. Et éventuel-lement des délires plus ou moins structurés.

Les conséquences

Pour la victime immigrée, ce moment clef, letraumatisme, doit absolument être reconnucomme la cause de cet effondrement, ce qui vale lancer dans une série de litiges soit avecl’assureur qui, en cas d’accident, cherche àlimiter son indemnisation, soit avec la mutuellequi conteste l’incapacité totale qui est revendi-quée, soit encore avec le médecin traitant quine peut parvenir à calmer les plaintes.L’espoir de se voir reconnaître et « réparé » decette blessure morale est aussi une constante,ce qui ne correspond pas aux objectifs dusystème de sécurité sociale. La porte est ouverteaux conséquences qui vont renforcer larevendication du statut de malade ou d’invalide.Ce mécanisme est aussi très constant dans monexpérience.

Le système légal va ainsi renvoyer la victimeentre les différentes législations, de l’assuranceaccident de travail ou la mutuelle, vers lechômage qui ne correspond pas au statutrevendiqué et est vécu comme un échec. Le sujetest ainsi mit en position d’objet, où d’autresdécident en fonction de critères qui leurs sontpropres de la position où on va le mettre.On entend souvent des réflexions du genre : « jesuis venu pour travailler, je ne suis pas chômeur,je suis incapable de travailler ».

Voyons comment les médecins évaluateursbelges voient le travailleur migrant. Dans« Rénover la réparation du dommage corporeltraumatique » le Dr Hallewyck de Heuch, alorsexpert actif, écrit en 1978 sous le titre « le

Traumatisme, maladie et sécurité sociale

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nombre d’invalide est trop important ets’accroît sans cesse » :

« (…) Comment pourrait-il en être autrementdans un pays qui a accumulé les conditionspropices à cette situation :

• Qui accepte sans aucune réservel’immigration de « travailleurs » étrangers aumoment où les inscrits « demandeursd’emploi » belges ou plus anciens immigrés,se comptent déjà par centaine de milliers ;

• Qui ne sanctionne aucunement d’ailleursl’immigration sauvage, par exemple à la faveurd’un tourisme prétendu, et se contente derégulariser (…) ;

• Qui n’est pas armé pour la détection des plushabiles fraudeurs, ceux qui, refusés par unsecteur de la sécurité sociale, se transfèrentaussitôt dans un autre, où le même abus ne seraparfois pas détecté avant des années. ».

C’est-à-dire l’interprétation exactement inversedu processus que je décris plus haut. Voilà doncla victime transformée en fraudeur, en simu-lateur. Remarquons que cette même qualifi-cation était appliquée en 14-18 aux soldatsvictimes de traumatismes. Situation queFerenczi décrit dès 1916 comme une névrosede guerre ou névrose traumatique et quicomporte tous les traits cliniques que nousobservons, en particulier la succession deplusieurs traumatismes et la période de latencedans l’apparition des symptômes que j’aidécrits.

Cette notion de « simulation » va au fil desannées se transformer en « sinistrose ». Ensuiteen « sursimulation » qui reconnaît le mécanismeinconscient du phénomène.

Ultérieurement, les États-Unis avec le DSM IV,créeront la notion de Post Traumatic StressDisorder ou « névrose des survivants » décriteaprès des situations particulièrement extrêmescomme les camps de concentration. Aucune deces catégories ne correspond réellement avecla situation post-traumatique du travailleurmigrant ou le traumatisme final, responsable dela décompensation, n’est en général pas d’uneextrême violence. Il en résulte des diagnosticsdivers qui vont de la simulation à la dépression,voire à des états limites ou des psychoses. Le

plus souvent, il y a simplement déni de lasouffrance engendrée. Il en résulte une non-reconnaissance persistante qui entretient lafaille narcissique et provoque une fixation surle traumatisme.

Je vais vous exposer un exemple typique corres-pondant à des situations que connaissentbeaucoup de soignants. Il s’agit d’un patient néen 47 dans un village près de Tanger. Il n’a pasété scolarisé. Son père meurt en 58. Il arrive enBelgique en 66 et trouve immédiatement dutravail. Son parcours est normal, il se marie en76 et aura quatre enfants. En avril 93, il se faitun lumbago aigu en soulevant une charge. Ceciest refusé comme accident du travail. Il subitde très nombreux examens médicaux et est prisen charge par la mutuelle. En décembre 94, ilcommence à être suivi sur le plan psychiatrique.Pour la première fois est noté le besoin dereconnaissance. En décembre 96, un premierjugement désigne un expert. En août 97, l’expertreconnaît l’accident ayant provoqué une herniediscale et fixe l’interruption temporaire detravail à 4%. Il refuse par contre toute prise encompte de problèmes psychiques. En décembre98, le tribunal entérine le rapport d’expertise.La mutuelle interrompt immédiate-ment saprise en charge et il se retrouve au chômage.Poursuivant sa quête, il introduit un recours enappel à la cour du travail pour faire reconnaîtreses problèmes psychiques comme étant enrelation avec l’accident. En janvier 2000, il estdébouté par la cour. En février 2004, son recourscontre la mutuelle n’est toujours pas jugé…Lecentre d’Ici et D’ailleurs confirme le diagnosticde névrose traumatique du migrant.

La question du statut

Une des questions posée par Tobie Nathan estcelle de la relation entre l’âge de l’apparitiondes symptômes psychiques et l’âge des enfants.Dans L’influence qui guérit il dit ceci : « Lesmigrants sont contraints d’opérer un clivageentre deux référentiels culturels. Au début del’immigration, le clivage se révèle opérant, maisbientôt, les enfants s’installent dans les signifi-cations de la culture d’accueil, le processus declivage se raidit chez les parents et les contraintà un véritable clivage du moi au sens où l’enten-

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Quand la Belgique a fait appel à la main-d’œuvremarocaine, c’était pour travailler.L’intérêt et la préoccupation première des employeursest le maintien ou la réparation de la force de travail,des soins de dispensaire en quelque sorte.

Mais voilà, la réalité va s’imposer autrement. Lecodage des plaintes est différent, le vécu de lamaladie l’est aussi, déconcertant le médecin belgede plus en plus en recherche « d’objectivation » dansces années là.La conception de la santé comme le bien le plusprécieux que l’on a reçu de Dieu, santé qui devraità tout prix être restaurée, crée chez le patient immigrédes attentes souvent impossibles à rencontrer. Letraumatisme migratoire crée une souffrancepsychologique importante qui va devoir être identifiécomme telle.De plus, les migrants emmènent leurs maladies, leursreprésentations culturelles, leurs démons et autres« mauvais œil ». De cela, a priori, on ne parle pasau médecin belge. Pas plus que des circuits de soinstraditionnels qui coexistent avec la médecine« scientifique ».

Et les migrants amènent aussi des familles, deviennentune communauté destinée à rester durablement ici.

Le système belge est donc amené à évoluer pourintégrer ces particularités, pour devenir réellementaccessible aussi sur le plan culturel. Alors, quelleformation pour les soignants ?

dait Freud.Un tel clivage se manifeste sur le plan cognitifpar l’impossibilité d’établir des médiationsentre deux univers référentiels. Lorsque éclatela souffrance psychopathologique, le patient,en l’absence de code d’expression de samaladie assumant texte et contexte, se trouvedans l’impossibilité d’exprimer ses deuils et sesconflits internes. »

C’est-à-dire que plongé dans un univers incon-nu, le patient peut résister en se différenciant,

en se clivant. Il y a le soi et il y a les autres, le« dedans » du système familial et le « dehors »du milieu de travail qui obéissent à desréférences différentes. Plus tard, il apparaît quela famille ne se réfère plus exclusivement ausystème culturel d’origine et que des élémentsde l’autre monde interfèrent. Pour certains, celava permettre une mutation de compromis, maispour d’autres cela va être vécu comme uneimpasse pour leurs facultés d’adaptation. Cedébordement des facultés va conduire à unedésorganisation psychique et à la somatisationmassive.

Pour le travailleur migrant, le statut de chômeurest vécu comme pénible et infamant.L’idéologie qui désigne le chômeur comme un« profiteur » s’est inscrite dans les référencesculturelles acquises.

Le statut de malade apparaît comme bien plusen relation avec la plainte psychique somatiséeet confère à la personne dans sa communautéun statut respectable d’insertion sociale. Dansce statut, la personne va être et se sentirrespectée, et peut commencer à essayer detrouver, au-delà du traumatisme, une nouvelleidentité. Celle d’une personne que la malchanceou plutôt le destin a exclu du monde du travail.

En conclusion

Je voudrais souligner quelques points fortsconcernant la prise en charge des travailleursmigrants dans le cadre de la sécurité socialebelge. D’une part que la mise en exergue demanière trop littérale des plaintes somatiques,comme c’est trop souvent le cas dans certainesinstitutions de soins, conduit à une non-reconnaissance par les organismes de contrôle.Ceci cristallise les plaintes et renforce lesentiment de non-reconnaissance, on aggravela souffrance.

Il faut le dire clairement à nos patientsimmigrés : les instances d’expertise ne sont enaucun cas un lieu de réparation de blessuresmorales et psychiques. Elles ne sont que desstructures d’arbitrage où le patient est dépossédéde sa position de sujet par des tiers « experts »qui vont décider de son statut. D’autre part pour

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les soignants, prendre le temps d’une lecturedes plaintes, mise en contexte de la migration,permet une prise en compte de la souffrancepsychique et une reconnaissance de celle-ci.Cette reconnaissance fait diminuer les plaintesou au moins les situent à leur juste place.

Pour nous, la découverte et l’exploration desaspects particuliers des affections touchant lestravailleurs migrants constituent un défit quenous devons intégrer, sous peine de passer « àcôté » de la compréhension réelle de ce qui sepasse. Cette découverte remet en question nosmanières de penser la santé et la maladie, depenser la personne comme différente de nous.Elle remet aussi en question nos certitudessupposées et nos propres projections culturelles.

Elle permet de mesurer à quel point nous,soignants, sommes ethnocentriques dans nosréférences d’universitaires, non seulement pourles populations immigrées, mais aussi vis-à-visdes populations belges culturellement dif-férentes de nous.

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Les migrants ne viennent pasde nulle part

Quand il est confronté aux difficultés d’ordrepsychologique ou familial, le vécu des migrantsse heurte fréquemment à des malentendus quiempêchent, de la part des institutions socio-éducatives, une évaluation et unaccompagnement adéquat. Ces familles endifficulté se réfèrent tout naturellement auxrepères culturels en usage dans leur paysd’origine, où le quotidien est une mosaïque deréférences inséparables des croyancesreligieuses, traditionnelles et scientifiques. Cequi nous fait dire qu’il y a nécessité d’une

complexification de nos manières de faire, quipermette d’introduire l’altérité culturelle dansnos dispositifs de soins. La clinique recom-mandée est dès lors une clinique pragmatique,qui, à l’écoute de la singularité et de l’altérité,invente et imagine des structures de soinsmétissés où tous les migrants ont une place.L’idée qui préside à une telle positionpragmatique, éclectique, est que les migrantsne viennent pas de nulle part ; ils ont aucontraire, un passé, une histoire et un savoir.Pour « soigner », il est nécessaire de tenircompte de leurs étiologies relatives au malheuret à la maladie, de l’extrême diversité de leurssystèmes thérapeutiques, de leurs structuresfamiliales ; il faut être attentif aux statuts deshommes, des femmes et des enfants ; mais aussià leurs mythes fondateurs, à la destinée de leursmorts, etc. En somme, à la vision du monde quiest la leur. Quand nous faisons surgir cematériel, lorsque nous l’actualisons et nous lerendons présent au cours du travail clinique,c’est aussi tout le cadre social et culturel danslequel le patient s’est structuré en tant quepersonne et en tant que membre d’une famille,la sienne, que nous réanimons.

D’autres manières de construiredu sens

A un degré ou un autre, et selon un ordre depriorité certainement différent, tous ces para-mètres que nous venons d’évoquer, plaident unmoment ou un autre, pour un réaménagementdu cadre thérapeutique. Dans le temps d’inter-vention qui m’est imparti ici, je me limiterais àla seule évocation des représentationsculturelles de la maladie mentale au sein despopulations issues de l’immigration maghré-bine. Les études et les constats des profession-nels mettent en évidence dans ce domaine unemanière de construire du sens, le sens de lamaladie, totalement différente de celle avancéepar les sciences médicales.

A titre d’exemple, je citerai les conclusionsd’une étude récemment menée par l’anthropo-

Ali Aouattah,docteur enpsychologie,psychologue aucentre D’Ici etD’Ailleurs.

Tous les professionnels de la santé men-tale s’accordent à dire que la rencontreet la prise en charge des patients mi-grants n’est pas une entreprise aisée,tant il est difficile de saisir les manifes-tations pathologiques présentées pareux, mais aussi, et je dirais surtout, tantest particulière la relation thérapeu-tique qu’on établit avec eux. Faut-il lerappeler, la relation thérapeutiques’appuie sur des implicites culturelspartagés par ceux qui s’engagent danscette relation. Or, en ce qui concernela psychothérapie avec des migrants,ces présupposés ne sont pas néces-sairement partagés.

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Immigration et psychopathologie :pour une clinique créatrice

Mots clés :cultures etsanté -représentationde la santéet de lamaladie -santémentale.

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logue Hans Verrept, et qui a examiné dansquelle proportion les Marocains de Belgiqueayant des problèmes de santé, s’adressent-ils àdes guérisseurs traditionnels (1998). Il enressort que ces derniers, installés à Bruxelles,sont très souvent consultés par leurs compa-triotes, particulièrement pour les problèmespsychiques et relationnels, étiologiquementimputés à l’intervention des esprits, du mauvaisoeil ou de la magie. Pour ce genre d’affections,les patients restent attachés aux modèles venusde leur pays d’origine, et perçoivent les schémasd’aide psychologique occidentaux comme étanttrop éloignés de leur culture et de leur universmental (quand ils ne sont pas tout bonnementméconnus). D’après l’auteur, certains patientsprésentant des affections psychiatriques gravesne sont jamais mis en contact avec les acteursde la médecine officielle.

Le recours à une thérapie autre que la psychia-trie laisse supposer que dans l’esprit des mala-des et de leurs familles existent d’autres grillesd’interprétation de la maladie mentale quecelles proposées par les tenants du traitementpsychiatrique. Ce constat correspond, sur leplan général de la pratique psychiatrique, à uneréalité clinique de plus en plus reconnue parles professionnels de la santé mentale : lessymptômes, la maladie psychologique ou psy-chosomatique de tout individu sont organisésselon les modèles étiologiques proposés par laculture ou sous-culture d’origine. Chose assezcurieuse, même le DSM IV semble avoir saisi,sinon l’importance, du moins le besoin d’en direquelque chose puisqu’il comporte des informa-tions qui se rapportent spécifiquement à desconsidérations culturelles, notamment unedescription des syndromes spécifiques d’uneculture donnée et une discussion sur lesvariantes culturelles pouvant être observéesdans les présentations cliniques des troubles.On peut considérer qu’il y a là un progrès. Maismême dans une telle entreprise, on constatequ’on ne peut échapper à la loi du contexteculturel, puisque l’analyse attentive montre quesur vingt-cinq syndromes référencés, plus de lamoitié relève du monde hispanique (en réalitécelui des Latinos des États-Unis), du monde

asiatique (surtout celui représenté par lesmigrants) et des autochtones américains.L’Afrique par exemple est seulement présentéepar trois syndromes (zar éthiopien, la boufféedélirante, et le branig fag des étudiants africains« face aux défis de l’enseignement »). Lemonde méditerranéen se voit quant à lui dotédu seul mauvais œil.

Les représentationstraditionnelles au Maghreb

Mais pour revenir à la société maghrébine, ilsemble que celle-ci a développé un système decompréhension conformément à ces représen-tations culturelles traditionnelles. Quelles sontces représentations ?

Brièvement et d’une façon très schématique, onpeut dire que les cultures traditionnellesmaghrébines décrivent ces étiologies en termesde possession, de sorcellerie, du mauvais œil,etc., qui sont, globalement, des systèmescollectifs de représentations du désordre mentalqui permettent, selon la conception persécutivequi les traverse, de situer l’origine des troublesen dehors de soi et de projeter le mauvais àl’extérieur. Ce sont des théories culturelles quiévoque l’intervention d’être culturels (esprits,djinns), des processus techniques (sorcellerie),la transgression de tabous ou d’interdits, etc.Ces énoncés, qui sont d’abord des processusavant d’être des contenus, sont constitués d’uncorps organisé d’hypothèses qui n’appartiennentpas en propre à l’individu mais qu’il s’approprieen partie, à un moment donné de sa vie, quandil en a besoin. Ces hypothèses sont mises à sadisposition par le groupe et sont transmises sousde multiples formes : par l’expérience, par lerécit, par des énoncés non-langagiers commeles rituels, par les techniques du corps, par lestechniques de soins, etc. Ce sont des mécanis-mes de production de sens, in fine individuel,et donc variables de l’un à l’autre et très mou-vants dans le temps.

Voilà donc ce que l’on pourrait dire sur les

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représentations étiologiques traditionnelles desmaladies mentales au Maghreb. Il convient denoter que ces représentations sont loin des’exclure mutuellement. Au contraire, souventelles se complètent et renvoient les unes auxautres (par exemple : je suis habité par un djinn,là on est dans la possession parce qu’on m’afait de la sorcellerie). L’expérience cliniquenous montre en effet que la désignation descauses est généralement multiple. Frayeur,mauvais œil, jalousie, djinns, mauvais objets,etc., peuvent être évoqués pour le mêmeconsultant selon les moments, selon les étapesde son discours, selon les membres de safamille, etc. Il est même vraisemblable que c’estdans cette démarche multidimensionnelle qu’untravail psychologique est possible.

Que faut-il penser de ce genre de discoursinterprétatif de la maladie, que l’on retrouveforcément chez les patients immigrés quiprésentent eux aussi des symptômes tacitementstructurés par les théories étiologiquestraditionnelles de leur culture ?

• D’abord, de fait de l’immigration, il y a chezles patients migrants un surinvestissement desreprésentations culturelles. Ce phénomènen’est pas systématique, il existe même soncontraire, mais il concerne particulièrementles patients que nous recevons. Cela signifieque dans un nombre étonnant de cas lerecours à ces représentations est plus élevéqu’il ne l’est dans la société d’origine maisaussi que ces représentations tendent à sefiger, à s’immobiliser comme si elles nepouvaient plus bénéficier de la vie et dudynamisme qui les affectent en continu aupays.

• Ensuite, ces systèmes collectifs de représen-tations du désordre mental, permettent desituer l’origine des troubles en dehors de soiet de projeter le mauvais à l’extérieur. Cettedésignation à la fois spontanée et codifiéed’agents pathogènes se situant à l’extérieurest une opération culturelle qui met à ladisposition du malade des modèles decomportement pour exprimer son malaise.Devereux a utilisé une jolie formule pourdécrire ce processus selon lequel la sociétémettrait à la disposition de ses membres uncertain nombre de modèles d’inconduiteconformes à ses principes de base, à ses

mythes, et à son idéologie. Tout se passe, dit-il, comme si la société dictait à l’individu samanière d’être anormal ; en quelque sorte, enlui disant : si tu veux manifester ta folie, voilàcomment il faut s’y prendre.Une telle codification culturelle de la patho-logie qui permet aux patients de rationaliserleurs souffrances avec de l’irrationnel, c’est-à-dire de les culturaliser en les situant dansun ailleurs magico-religieux est triplementrentable pour le patient. Primo, le faitd’assigner à son symptôme une dimensionculturelle, lui permet d’évacuer une partimportante de l’angoisse que susciterait uneproblématique aberrante : un diagnostic depossession par exemple est bien plus rassu-rant que la perspective de se voir traiter defou. Secundo ; cela permet au patient d’éviterl’enlisement dans l’isolement vers lequel peutentraîner une atteinte psychique dépourvuede sens, puisque les entités pathogènes nom-mées par l’interprétation sont celles-la mêmesqui sont investies par le groupe social, qui lefait par conséquent bénéficier de son soutien.Tertio, l’interprétation traditionnelle constitueune sorte d’exutoire anthropologique auquela recours le patient pour camoufler desconflits intérieurs, faire passer des désirsinconscients autrement inavouables, ouencore communiquer une série d’expériencessubjectives qui, ainsi dites sous le couvert dela symbolique culturelle, se révèlent déculpa-bilisantes parce qu’elles dégagent la personneatteinte de la responsabilité de ses impulsionset obsessions. Chercher avec un patient parexemple la genèse de l’impuissance sexuelle,en fouillant à l’intérieur du patient, en pensantnotamment à une homosexualité latente, estquand même plus angoissant que d’exprimerce trouble-là en le projetant sur un autrui quiaurait provoqué cette situation par desprocédés magiques.

Ne leur traduis pas ça, ils nevont pas comprendre

Qu’est-ce que le fait de reconnaître auxinterprétations traditionnelles ces différentesfonctions implique-t-il pour nous qui sommesparfois amenés à les rencontrer dans le cadrede notre travail avec des patients immigrés ?

Immigration et psychopathologie : pour une clinique créatrice

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Cela implique que l’on ne doive pas considérerces interprétations comme de simplessuperstitions naïves qui inviteraient toutbonnement à projeter le mauvais à l’extérieursans avoir rien à modifier de l’intérieur. Je penseau contraire que les forces et les personnagessurnaturels sont à considérer comme desreprésentations fournies par la culture à toutesles dimensions pulsionnelles contradictoires del’être humain.

Ce regard que nous devons porter sur lesinterprétations traditionnelles est de nature ànous éviter de rejeter des patients sous prétextequ’ils sont incapables de ressentir ou decommenter leurs pathologies autrement qu’àtravers les représentations culturelles, et que lessignifiants culturels feraient irruption dans larelation thérapeutique et empêcheraient touteaccessibilité aux données psycho-affectives. Or,les représentations culturelles sont données àun sujet de par son éducation et son apparte-nance et, en attribuant sa détresse à une entitésurnaturelle, il ne fait que raisonner de façonconséquente à ce système de représentations.Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il s’appuiesur un langage socialement codifié quant à sescontenus que le patient opère pour autant unrenoncement à sa personnalité. Si on s’accordesur cette réalité, c’est-à-dire si on arrive àadmettre qu’un discours sur la pathologieculturellement déterminé peut aussi et surtoutreprésenter un discours de souffrance psychi-que, si on s’accorde sur une telle réalité, onarrivera à travailler avec des patients immigrés,et faire en sorte que leur évocation culturelleserve de support à l’évocation du matérielpsychique, à l’association libre et au travaild’élaboration.

C’est pour cela qu’il est important de repérerdès les premiers entretiens la nature del’interprétation traditionnelle implicitementcontenue dans le symptôme, car c’est unique-ment cette reconnaissance de notre part qui peutinaugurer la relation thérapeutique. Au-delà, ilfaut se demander quelles sont les possibilitésque l’on se donne face à des discours de famillesou de patients qui véhiculent d’autres théoriesqui viennent interroger les nôtres que l’on peutse donner pour créer une ouverture ? Car si l’onne comprend pas ce qu’il y a derrière undiscours, nous sommes alors obligatoirement

limités et nous ne pouvons évoluer. Le plusimportant, c’est d’instaurer quelque chose del’ordre du possible auquel on peut arriver avecle patient pour engager une ouverture, au lieude rester dans l’impossible. Il s’agit de ne pasmettre la personne dans une situation où ellepuisse penser : si je dis cela, ils ne me compren-dront pas, ils ne vont me croire…Combien defois, quand je suis dans une position detraducteur pour mes collègues, n’ai-je pasentendu des patients me demander : ne leurtraduis pas ça, ils ne vont pas comprendre !Comment un travail clinique peut-il prétendreêtre productif s’il ne dépassait pas cet écueil ?Si un tel matériel, celui des patients, ne pouvaitavoir la possibilité d’être convoqué en vue deco-construire du sens avec les patients et lesfamilles, c’est tout un imaginaire, qui a étéindispensable à la structuration psychique, donton se prive.Cette construction du sens partira évidemmentde ce que les patients disent, de ce qu’ilsamènent comme matériel. Je veux dire que laréférence à un discours culturel est une opéra-

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tion éminemment individuelle. L’observationmontre en effet que les réalités psychoaffectivessont loin d’être aussi monolithiques que pourraitle laisser supposer l’homogénéité de la mise encause d’un matériel culturellement etsocialement codé. Mais, et c’est une donnée del’expérience clinique, on peut affirmer que nenous pouvons aider, sur le plan psychologique,un patient que dans la mesure où nous pouvonspénétrer à l’intérieur de lui-même, et là nousvoyons bien en quoi c’est important d’avoir unecertaine connaissance des modèles culturels,des théories étiologiques de la maladie pourpouvoir avoir cette espèce de compréhensionde l’autre, cette empathie, qui va faire que lesujet, lui, va se sentir compris.

Il y a, en psychologie clinique des situationsqui sont de véritables paradigmes. La rencontreavec l’altérité, la singularité, en est un, en cesens qu’elle vient à remettre en question nosconceptions théoriques et techniques. Uneclinique qui se veut scientifique, se doit de créerdes modes, des procédés ou des dispositifsthérapeutiques là où la règle commune n’est pasapplicable.

Immigration et psychopathologie : pour une clinique créatrice

Bibliographie

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Aouattah A., L’enfance maghrébine au rythmede quelques rites fondamentaux, Bulletin dePsychologie, 2001, tome 54 (1), 451, pp.55-61.

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Verrept H., Les médecins dans la communautémarocaine de Bruxelles, V.U.B., Juin 1998 (ennéerlandais).

41Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Le corps dans la société arabo-musulmane: de lalibération du péché originel à la protection et aucontrôle social

MejedHamzaoui,sociologue,Institut du

travail, universitélibre de

Bruxelles.

La sociologue tunisienne Traki ZnnadBouchrara1 considérait l’islam comme une reli-gion du corps et, selon elle, c’est à travers lestechniques rituelles de purification, hygiéniqueset sacrales, que nous le percevons le mieux.Lors de chaque appel à la prière, ou en vue del’accomplissement d’un acte sexuel, ou encoreen séance de maquillage et de beauté, lesmusulman(e)s sont appelé(e)s rituellement àmettre leur corps en valeur et en prendre soin.Ainsi, une purification, répétée cinq fois parjour, et qui passe par les ablutions tahara pourentrer en communion avec Dieu par la prière,fait du corps musulman un objet de soinsparticuliers (Hassouna Mekni, 1989).

Par ailleurs, toute une tradition prophétique,littéraire et poétique, érotisée ou non, exalte lecorps, lequel est alors libéré du péché originelet à la recherche d’un plaisir pour lui-même.Plusieurs récits nous montrent comment leprophète Mohamed prend soin de son corpsabondamment parfumé. Ainsi que nous leraconta sa femme Aïcha : « Je parfumaisl’Envoyé de Dieu avec les parfums les plusodorants que je pouvais trouver jusqu’à ce queje visse l’éclat de ce parfum sur sa tête et sur sabarbe » (EI-Bokhari, TI, 4).

Tout un corpus littéraire et poétique, surtoutérotique et sexuel, magnifie le corps. Voilàquelques « méditations » de poètes et mystiquesmusulmans2 :

« Le terme de l’amour chez l’hommeest bien l’union.

L’union de deux esprits et l’union de deuxcorps »

(Ibn Arabi, 1165-1240)

« Oh, je veux jouir de la part qui revient àchacun de mes membres,

avant que ces mêmes membressoient rentrés dans leur trou ! »

(Omar Khayam 1050-1123)

« Le corps ? Promène ses membres disloqués.Tel gouffre

Est-ce monde...Ô pauvres de nous sans guide !

Sur ton visage livide, ces larmes de sang ?...Poète, mais c’est la vie t’inondant de ses

teintes »(Fouzouli, XVIe siècle)

En dépit de l’extrême richesse et densité tantdu texte coranique que de la littérature poétique,mystique et érotique témoignant d’une concep-tion du corps libéré du péché originel, ce corpshumain a toujours été également l’objet deconventions théologiques, juridiques, socialeset culturelles. Ainsi classifié, il se situe dans

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Nous n’avons pas, dans le cadre de cetarticle, le moyen de nous prononcer ausujet des discours savants, scienti-fiques, mythiques et populaires sur lecorps qui requièrent les outils et lesméthodes les plus performants de lapensée contemporaine (principalementles sciences humaines, linguistiques...).Ce qui sollicite notre questionnement,par contre, c’est la place même et lareprésentation du corps dans unprocessus conflictuel entre le corpslibéré du péché originel d’une part etprotégé, contrôlé, voir même encastré,d’autre part.

Mots clés :cultures et

santé –corps.

(1) ZannadBouchrara T.,

Les lieux ducorps en islam,

Ed. Publisud,Paris, 1994.

(2) Chebel M.,Encyclopédie de

l’Amour enIslam, Ed. Payot,

Paris, 1995,p.172.

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C A H I E R

Le corps dans la société arabo-musulmane

les catégories de licite-illicite (Hallel etHaram), de mutilation et de quadrillage.Il était dès lors protégé, non seulement contreles atteintes des tiers, mais aussi contre lesatteintes de la volonté de son porteur. Ainsi, ondisait que la personne était protégée « contreelle-même »3.Au moyen de textes canoniques plus ou moinscodifiés, tant les détenteurs des pouvoirs sacrésou profanes que les collectivités humaines, ontinvesti une énergie immense à construire desgrilles de lecture et des méthodes d’interventionafin de « protéger » et contrôler le corps humain.La liste des exemples liant le corps au registrede la protection et du contrôle dans les sociétésmusulmanes se révélerait longue et fastidieuse,vu que « le corps est présent à travers tous lesniveaux d’organisation formelle ou informellede la société »4.Nous n’avons pas, dans le cadre de cet article,le moyen de nous prononcer au sujet desdiscours savants, scientifiques, mythiques etpopulaires sur le corps qui requièrent les outilset les méthodes les plus performants de lapensée contemporaine (principalement lessciences humaines, linguistiques...). Ce quisollicite notre questionnement, par contre, c’estla place même et la représentation du corps dansun processus conflictuel entre le corps libérédu péché originel d’une part et protégé,contrôlé, voir même encastré, d’autre part.

Le discours coranique sur lecorps

Si l’islam en tant que substance spirituelle estimpérissable, l’islam en tant que mœurs etsensibilité est soumis, lui, à l’historicité(Jacques Berque).

En effet, le message coranique est constituéd’un ensemble de discours, tantôt prophétique,rationnel, législatif, narratif, symbolique,métaphorique... dont il garde à la fois l’équilibreet le contrôle. Ici « nous touchons à la tangenteentre la religion islamique et le fait religieux,de fait empirique avec sa complexité »5.Nous tenterons de saisir la notion du corps dansle Coran, tantôt dans le registre métaphysique(voir les versets mékois), tantôt dans le registrelégislatif (voir les versets médinois).

La conception issue du christianisme voit dansle corps une source de péché originel, « ce quiexplique en partie la socialité corporelle euro-péenne qui renvoie à de véritables rites d’évite-ment et dans la vie courante, on assiste à unesorte « d’escamotage » du corps. Les émotionsseraient alors une rupture « d’équilibre ». C’estainsi qu’elles iront s’écouler dans des « moulescollectifs » qui vont moduler les émotions etrendront difficile l’irruption de toute trace despontanéité. Le code précède l’émotion et luiconfère une rigidité rituelle »6.

Ce corps « à refouler car source de péché », estperçu différemment dans la religion islamique.En islam, le corps (et sa beauté) est un don duDieu qu’il faut savoir exploiter et mettre envaleur. Le prophète lui-même incite « sesdisciples au culte de la chair, aux préludes del’amour, aux jeux du corps et de l’imaginaire »7.Autrement dit, le musulman (homme et femme)doit assumer son corps en l’initiant à l’art de lajouissance et du plaisir.Purifier son corps pour retrouver la foi et laprière, puis se donner une nouvelle fois auxsaintes joies de l’Éros. Le musulman est renvoyéà chaque instant, de sacralité en sexualité et desexualité en sacralité.Telle est la dialectique de sens du messagecoranique qui mettra constamment en valeur etprendra soin du corps humain, car le mépris ducorps est finalement mépris de l’esprit (A.Bouhdiba, 1982).

Dans le texte fondateur, la notion du corpssignifie l’âme (al-nafs) : valeur suprême et laplus fondamentale des images de la réalité.Al-nafs est traduite aussi par être humainpuisque selon le propos de Ghazalie (1058-1111) : « L’Âme est l’homme en vérité et elleest lui-même ».Ce corps du musulman est toujours invité à sepurifier par la communication avec Dieu et ilest « en mouvement, celui qui va vers la prière,vers l’action, vers la vie ! L’appel à la prièreest bien un appel du physique. Dans la paix,dans la joie, la peine et la tourmente, lemusulman retrouve sa vitalité, son optimisme,sa foi, en comptant sur lui-même, sur soncorps »8.Mais al-nafs est le sujet du devoir manât al-taklîf et celle qui en porte toutes ces consé-quences (Hamida Ennaifar, 1993), comme le

(3) Lacub M.,«Bioéthique etécologie :l’élaborationd’un nouveaustatut pour lecorps humain»,in MIRE lNFO,n° 32-33, Paris,octobre 1995.

(4) Chebel M., Lecorps dans latradition auMaghreb, Ed.PUF, Paris, 1984,p. 11.

(5) ZannadBouchrara T., op.cit., p.22.

(6) Le Breton D.,«Effacementritualisé ducorps», Cahiersinternationaux deSociologie, V. L.XXVII-, cité parZANNADBOUCHRARA, T,op. cit., p.38.

(7) Bouhdiba A,La sexualité enIslam, PUF,Paris, 1982, p.171.

(8) ZannadBouchrara T., op.cit., p.16.

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CE SONT DES HOMMES

souligne le texte coranique : « Redoutez enfinle jour où chacun recevra le prix de ses actes etoù personne ne sera lésé » (II, 281), ou encore« Celui qui choisit la bonne voie la choisit pourson bien, Celui qui en dévie le fait à sondétriment » (XXXIX, 4).Ici, nous entrons dans le domaine de laresponsabilité où al-nafs porte le fardeau dulibre choix et le poids de la liberté. On n’estplus dans l’art de l’exaltation du corps libérédu péché originel et à la recherche d’un plaisirpour lui-même, mais on passe dans le registrede l’ (auto-) protection et de l’(auto-) contrôledu corps.C’est le corps conventionné, juridifié et classifiéqui sera traité tant dans les versets médinois quedans les corpus savants et populairesNous touchons là un point central de la « raisonislamique » qui réglemente le rapport conflic-tuel entre le corps libéré et le corps raisonné etsurveillé. Selon le texte fondateur, le musulmanest un être raisonnable, capable de comprendreles « signes » (al-ayat) de Dieu : « (...) Il vousmontre ses signes. Peut-être comprendrez-vous » (II, 73, Coran).

Lire et comprendre les signes de Dieu, c’est direque la création d’al-nafs comme premièrecoagulation est associée à l’autre création deDieu par le calame, autrement dit, la lettreécrite : « lis au nom de ton Seigneur qui a créél’homme d’un caillot de sang (alaq). Lis carton Seigneur est le très-généreux qui instruitl’homme au moyen du calame (qalam) et lui aenseigné ce qu’il ignorait » (XCVI, 1.2, Coran).La création d’al-nafs associé à la lettre (qalam)pour s’initier à lire et comprendre le savoir divinindique aussi que le corps est un corps textuel,« un corps soumis à la suprématie du verbe dansles incantations religieuses et parchemin auscribe de la Loi sociale »9. Et le fait de la loi« en tant que lecture suppose donc l’accès à unelettre qui marque la connaissance du passagede la non-vie à la vie, là où se forme le premieraccroc de la gestation de l’être »10.En effet, l’art de la jouissance du corps doits’accompagner de la maîtrise du corps raisonnéet socialisé. Ceci dit, nous tournons autour d’undébat classique et conflictuel entre la notion dela raison (la conception coranique de la notionde la raison est identifiée tantôt sous l’aspectde la raison socialisée et conventionnée, tantôtlibérée de toute forme d’aliénation) et la notion

de « désir ». Ce dernier qui identifie le corpscomme objet sexué, va détourner l’attention ducroyant(e) de son point focal, à savoir Dieu, quin’est accessible que dans et à travers l’exer-ciceconstant du raisonnement.

Il faut signaler que le désir lié au corps sexuén’est pas globalement affirmé comme contraireà l’ordre divin ou social en islam, toutefois laforce d’un homme sera de lutter constammentpar l’exercice du raisonnement afin de pas êtredétourné des signes de Dieu.Dans ce sens, le prophète Mohamed dit que laforce d’un homme « ne se mesure pas à sacapacité de vaincre d’autres hommes, mais à sacapacité de vaincre sa propre personne(Nafsahu) » (Hadîth du Prophète pour définirle « grand jihad » par rapport au « petit jihad »qui n’est qu’un combat physique contre lesennemis).Le corpus théologique, juridique (al-charia) etrituel autour du thème de corps raisonné etsurveillé (la protection et le contrôle) estextrêmement abondant et vulgarisé au sein despopulations musulmanes.Nous citons, dans ce qui suit, quelques lectures,interprétations et vécus du corps qui se réfèrentà des instances de légitimation religieuse,politique, superstitieuse ou à d’autres croyancespopulaires.

Le corps comme « âoura »

Les exégèses de la théologie orthodoxe musul-mane (Salafiste et traditionaliste) centrent leurdébat autour du concept coranique el-âoura(nudité) qui est la partie aveugle, cachée,interdite au regard pour définir ce qui est liciteet illicite. « Ce tabou de la âoura va du nombrilau genou. La partie concernée par cette mesureest, bien évidemment, la partie génitale »11.Cette partie de corps interdite au regard ne seradévoilée qu’en paradis. Entre-temps dans la vieterrestre le fils d’Adam doit voiler ces membresdu corps par les vêtements « Ô fils d’Adam !Nous avons fait descendre sur vous un vêtementqui cache votre nudité et des parures ; mais levêtement de la crainte révérencielle de Dieu estmeilleur ! » (VII, 26, Coran), ou encore dans leverset suivant : « Ô fils d’Adam ! Que leDémon ne vous tente pas comme au jour où il a

(9) Chebel M.,op. cit., p.151.

(10) Benslama F.,La nuit brisée,Muhammad et

l’énonciationislamique, Ed.

Ramsay/collection

psychanalyse,Paris, 1988, p.84.

(11) Chebel M.,op. cit., p.53.

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Le corps dans la société arabo-musulmane

fait sortir vos parents du jardin en leur arrachantleurs vêtements afin qu’ils voient leur nudité »(VII, 27, Coran).Comme l’a souligné Malek Chebel (1995), onpeut affirmer que, contrairement à la consom-mation de l’acte sexuel, la âoura a toujours poséun problème en islam et plus particulièrementà la théologie salafiste et littérale.En effet, l’interprétation littérale du textecoranique fait que les théologiens associent cesmembres du corps caché au regard à un conceptcoranique, El-fitna (désordre, discordance,...)et ensuite à l’ensemble du corps féminin quiest considérée comme âoura (voir le débatactuel, sur le voilement et dévoilement du corpsdes femmes musulmanes).

juges ou « imam-s » ou d’exercer une fonctionpublique c’est peut-être le fait qu’elles sont des« êtres honteux » (âoura) qui ne sauraient semêler aux hommes pour s’acquitter des devoirsde leur charge »12.Ceci étant, nous sommes très loin du premierdiscours coranique sur le corps qui est libéré etinitié à l’art de la jouissance, dès lors, noussommes passés dans le registre du corpssocialisé où l’on peut définir « la nudité commele territoire corporel masculin ou féminin quidoit être masqué à autrui »13. Ce territoire cor-porel interdit est doublement sanctionnélorsqu’on est femme, car elle « est attaquée entant qu’incarnation et symbole du désordre. Elleest fitna, la polarisation de l’incontrôlable. Lareprésentation vivante des dangers de la sexuali-té et de son potentiel destructeur démesuré »14.

Soucieux de l’ordre moral et de l’organisationsociale de la Umma (communauté), les théolo-giens et les fakihs (jurisconsultes) vont codifierle corps comme source de fitna. Il y a eu làcomme une antinomie entre l’éthique fonda-mentale qui relie le corps et l’esprit (pour rappel,le terme al-nafs signifiant corps et esprit) libérédu péché originel, et les jurisprudences quidissocient les deux pour mieux le contrôler.C’est ainsi que les manuels théologiques et lesrécits issus de la religiosité populaire vontdécrire les différentes parties du corps commelieu et signification licite ou illicite, et toutemanifestation du corps sera régie par autoritéet par la tradition, bref par toute forme deréceptivité à l’autre, à la loi,... (Zeineb Charni-Bensaïd, 1990).

Le corps est conçu comme une instanced’(auto-) régulation, et réceptif aux ordres del’autorité qui mutile et gère ses réactions.Ainsi, on apprendra :

• comment baisser le regard vu que les yeux(surtout des femmes) sont redoutables, puis-que le regard (des yeux) « est comparé à uneflèche, qui tue sûrement et de manière plushabile que le plus brillant des archers »15.

• comment marcher : « Ne marche pas sur laterre avec exubérance » dit le Coran (XVll,37), qu’Ibn Taymiyya (12ème siècle) justifie,par analogie à ce verset coranique, l’inter-diction de la danse en précisant que « la danseest quelque chose comme cela »16.

• comment saluer ou manger par la main droite

L’extension du concept al-âoura à la totalitédu corps féminin n’est pas l’apanage des théolo-giens ou juristes littéralistes, on la trouve aussichez certains réformistes. Ainsi Rifâ’a al-Tahtâwî (réformiste égyptien, 1801-1873) quirécupère même la notion la plus humilianteconcernant la femme dans la tradition arabo-musulmane : elle en devient une « âoura »c’est-à-dire un objet « honteux » comme lapartie du corps que l’on ne montre pas. Il déclareen effet : « Ce qui empêche les femmes d’être

(12.) Cité parVial Ch., Rifâ’aal-Tahtâwî (1801-1873) précurseurdu féminisme enÉgypte,Maghreb-Machrek, n° 87,Paris, janvier-février-mars,1980, p. 42.

(13) Chebel M.,Encyclopédie del’amour en Islam,op. cit. p. 456.

(14) Mernissi F.,Sexe, Idéologie,l’islam, Ed.Tierce, Paris,1983, p. 198.

(15) ZannadBouchrara T., op.cit., p. 59.

(16) Michot J.,Musique et danseselon IbnTaymiyya, Ed.Vrin, Paris, 1991.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

car les anges se situent à cet endroit et donccertains traditionalistes ont pieusementconservé les comportements du Prophètedans toutes les circonstances de sa vie. Ainsion trouve un hadith rapporté par Ibn Umarsur la manière de manger : « Quand l’un devous mange et quand il boit, il doit mangeret boire avec sa main droite ».

Dans la plupart des cas, il s’agit d’une traditionqui mentionne la fornication des organes,comme l’œil, la langue, la bouche, les mains(Malek Chabel, 1995). Ailleurs, dans un hadith,Abû Hurayrah a rapporté que le Prophète auraitdit : « Est décrétée pour le fils d’Adam une partd’adultère qu’il commettra infailliblement etqu’il ne pourra éviter. L’adultère de l’œil est leregard (luxurieux), l’adultère de l’oreille estd’écouter (des paroles voluptueuses), l’adultèrede la langue est la parole (licencieuse) ».

Ceci n’a nullement empêché d’autres commen-tateurs et exégèses, même salafistes, qui prônentune autre lecture du corps et du plaisir. Dansson livre La revivification des sciencesreligieuses, Ghazali (1058-1111), qui para-doxalement a réglementé l’usage du corps enrelevant la « fornication de l’œil », pose leprincipe du plaisir comme base de la créativitéet de la civilisation : « L’âme se lasse vite et atendance à fuir le devoir parce que celui-ci estcontraire à sa nature. Si on la contraignait àpersévérer, à faire ce qui lui répugne, elle secabrerait et se révolterait. Mais si, par moment,elle peut se délasser au moyen de quelquesplaisirs, elle se fortifie et devient alerte autravail. Or, on trouve dans la compagniefamilière des femmes ce délassement qui chassela tristesse et repose le cœur. Il est désirableque les âmes pieuses se délassent au moyen dece qui est religieusement permis ».

Le corps quotidien : de l’ordresocial à l’art de la ruse

Souvent les cérémonies de mariage, de circon-cision ou de retour de pèlerinage de la Mecquesont couronnées de zaghârid appelé aussi« you-you » et malgré les interdits décrétés parles littéralistes, de voir, d’entendre ou de toucherles organes dits de fornication tels la langue etla voix, les « yous-yous » sont, comme « signes

élevés de l’esthétique vocale » féminine, de« stratégie séductionnelle » et érotique (MalekChabel, 1988), exaltés, encouragés et recom-mandés tant par les adultes masculins queféminins.

L’exemple de zaghârid nous montre bien l’écartexistant entre une théologie et une jurisprudencerigoriste et les pratiques quotidiennes vécuespar les musulman(e)s.Ceci n’indique pas que le vécu des musulmanssoit exempt de tabou ou en opposition systéma-tique et radicale avec les théories rigoristes.

Beaucoup de récits mythiques forgés dansl’univers de la religiosité, des contes, histoiresde sorcellerie issues des traditions ancestraleset populaires décrivent aussi le corps humainvu sous l’angle de l’interdit, du blâmable.L’usage et la représentation du corps dans levécu des musulmans sont orientés, selon leslieux, les temps et les intérêts, dans des prati-ques de stratagèmes allant de la conformité àl’ordre moral et social (les pratiques hygiéni-ques, les distanciations des corps de sexe opposéet étranger,...) jusqu’à l’art de la ruse (les dansesérotiques thérapeutiques et mystiques, lesformes de sorcellerie, de magie ou encore deséduction...).

Plusieurs pratiques rituelles font du corps oude certains membres du corps les lieuxsymboliques de bien ou de mal, ceux-ci dansun rapport de force et d’articulation-inversion.Ainsi, dans la tradition maghrébine on protègele bébé par la « main de Fatma » (celle-ci est lafille du Prophète Mohamed) contre le « mauvaisœil ».Il s’agit bien des symboles d’identification dontla main est imprégnée, tant par leur potentielmagique que de protection.

Différentes traditions nous donnent des remèdesmagiques pour se protéger du mauvais oeil.Citons quelques exemples (David Rouach,1990) :- réciter quelque formule à vertu déprécatoire,

par exemple la prière sur le prophète « çalatala nnabi » ;

- opposer au mauvais oeil un autre oeil dont leregard neutralisera l’influence malfaisante dupremier ;

- porter sur soi certains objets : verre, métalcroissant, corne...

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Le corps dans la société arabo-musulmane

On trouvera aussi ce rapport antinomique del’œil et de la main dans d’autres sociétés médi-terranéennes comme en attestent les mytho-logies grecque, roumaine ou juive séfarade.Des formes inédites de ritualisation du corpsse manifestent pendant les fêtes religieuses dansles Zaouia (lieux sanctuaires du marabout) qui« constituaient (et constituent encore parendroits) des moments où les valeurs rigidesde la société se diluaient, accordant surtout à lafemme maghrébine l’entière liberté de son corpsdans les danses merveilleusement décrites dansles bains à ciel ouvert allant parfois jusqu’à unnudisme naturel devant l’homme qui perd ences moments et lieux tout pouvoir de con-trôle »17.

Tant d’éléments et d’indices qui nous montrentles ruses, les échappatoires et les lieux de laprotection du corps et des cœurs, comme parexemple « les saintes prostituées » par charité,les Saints guérisseurs par attouchement, lalibération totale du corps de la femme dansl’enceinte sacrée, le droit d’asile et de protectiondes « pécheresses »17.

D’autres mises en scène du corps de musul-man(e) dans la vie quotidienne comportent dessymboles et des rites riches, multiples etcontradictoires. Ainsi les manifestations sontvécues dans des lieux sacrés au profanes : lehammam (humidité), la mosquée (prière), lecimetière (funérailles), … Enfin, la mise envaleur de certaines parties du corps par lemarquage, la mutilation ou le rite de passageselon qu’on est homme ou femme : la circonci-sion (tradition sémitique et non coranique), labarbe taillée et soignée, le « henné » (toiletteet teinture de certaines parties du corps), labeauté de la chevelure, le fétichisme des fessesen balançant les hanches, etc.

Poser la question de la place et de la représen-tation du corps dans la société arabo-musul-mane c’est finalement ouvrir un immensechamp d’étude, car dans toutes les sociétés etles cultures le corps « est ce vecteur sémantiquepar l’intermédiaire duquel se construit l’éviden-ce de la relation au monde : activités percep-

tives, mais aussi expression des sentiments,étiquettes des rites d’interaction, gestuelles etmimiques, mise en scène de l’apparence, jeuxsubtils de la séduction, techniques du corps,entretien physique, relation à la souffrance, àla douleur, etc. L’existence est d’abord corpo-relle »18.

(17) LarguecheD. et Ab.,Marginales enterre d’islam, EdoCérèsProduction,Tunis, 1992,pp.73 et 74.

(18) Le BretonD., La sociologiedu corps, Ed.PUF Coll, «Quesais-je»(2"édition),Paris, 1994, p.3.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

La plainte dans tous ses états :l’anthropologie en médecine familiale

Une analyse de la manière dont nous écoutons les plaintes de nos patients issus de culturesdifférentes nous fait découvrir que cette plainte doit être abordée d’une façon plus nuancée, tenantcompte des éléments personnels et culturels.L’anthropologie médicale est une aide précieuse lors de toute consultation médicale. La métaphoreque beaucoup de patients utilisent est une manière de communication qui peut mieux être mise àprofit par le médecin dans le but d’améliorer le dialogue. L’universalité de la plainte est mise enquestion surtout en cas de dépression et des maladies fonctionnelles. La culture peut, selon qu’elleappréhende la réalité de façon plutôt subjective ou objective, engendrer différents types d’expressiondu vécu personnel redondant des patients. Tous ces éléments indiquent l’importance de l’apportde l’anthropologie médicale.

Le texte complet de l’intervention de Louis Ferrant a déjà été publié dans Santé conjuguée n°7« Patients sans frontières » p 24 en 1999. Disponible sur demande ou sur le site en version pdf :www.maisonmedicale.org dans l’onglet rubriques publication.

Louis Ferrant,médecin

généraliste aucentre de

Cureghem etassistant à

l’universiteit vanAntwerpen.

Mots clés :plainte -

anthropologiemédicale -

métaphore -culture.

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C A H I E R

Quelques données épidémiologiquesMyriam DeSpiegelaere,sociologue,directricescientifique,Observatoire dela santé et du so-cial de Bruxelles.

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Des réponses chiffrées à la question : ya-t-il des différences de santé (et les-quelles) entre Belges et personnesimmigrées. Les statistiques de mortalitéet de morbidité comparées entrepopulations différentes montrent uncertain nombre de paradoxes et appor-tent des éléments utiles mais sousuti-lisés au niveau de la santé publique.

Le « paradoxe de la mortalité » : une populationvivant dans des conditions socio-économiquesprécaires présente des taux de mortalité nette-ment plus faibles que la population autochtone.Ce paradoxe ne concerne que les adultes.Le graphique montre en effet une surmortalitédes enfants et adolescents (masculins), puis untaux de mortalité beaucoup plus faible chez lesBruxellois de nationalité non belge (50 à 70 %de la mortalité des Belges). Un phénomèneidentique est observé aux États-Unis (avec unepopulation hispanique), en Europe ou en Aus-tralie (avec une population d’origine grecque).

Si l’on ne considère que la population de natio-nalité marocaine, on constate que les moins dedix-huit ans représentent environ 5 % de lapopulation mais 12 % des décès des garçonsde moins de dix-huit ans concernent des jeunesMarocains, il y a donc une sur-représentationdes jeunes marocains parmi les décès. Ce n’estpas le cas des filles.Par contre la situation s’inverse tout à fait chezles adultes et les personnes âgées : par exempleentre dix-huit et vingt-quatre ans, les hommesmarocains représentent 9 % de la populationmasculine bruxelloise mais seulement 3 % desdécès.

Cette faible mortalité des immigrés d’origineméditerranéenne et du Maroc en particulier aété démontrée également en France. Pour expli-quer ce phénomène on a invoqué trois pistes :la « sélection » liée à l’immigration (seuls lespersonnes en bonne santé immigrent, voir laconvention de 64), la sélection du retour (lespersonnes immigrées en mauvaise santé retour-neraient plutôt dans le pays d’origine) et enfindes facteurs culturels ou de comportements(alimentation, consommation d’alcool, …).

Le cancer du poumon est la principale causede mortalité prématurée chez les hommes enBelgique. On constate ici que les taux de morta-lité par cancer du poumon sont plus faibles chezles hommes non-belges. La différence semarque surtout après cinquante-cinq ans.Pourtant, on note dans les enquêtes que laproportion de fumeurs quotidiens est identiquechez les Belges et les non-Belges. La proportionde personnes ayant été fumeuses au cours deleur vie est un peu plus faible chez les non-Belges non européens (47 %), que chez les

Mots clés :cultures etsanté –épidémiologie.

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CE SONT DES HOMMES

Belges (64 %) et l’âge moyen du début dutabagisme est plus précoce chez les Belges (dix-huit ans) que chez les non-Belges (vingt ans).Peut-être s’agit-il d’un effet de cohorte (il fautde nombreuses années pour qu’apparaissel’effet du tabagisme).

La deuxième cause de mortalité prématuréechez l’homme est constituée par les maladiesischémiques du cœur. Ici aussi on note des tauxde mortalité nettement plus faibles chez leshommes non-belges, particulièrement aprèssoixante-cinq ans.

Par contre les femmes non-belges ne bénéfi-cient pas d’un tel avantage.

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Chez les femmes en Belgique, la première causede décès prématuré est le cancer du sein. Onnote de sensibles différences entre femmesbelges et non belges. Celles-ci ont des taux demortalité environ deux fois moindres.Il est cependant important de noter que cela neconcerne pas les cancers du sein chez lesfemmes de moins de cinquante-cinq ans. Ilfaudra donc suivre attentivement l’évolution etsensibiliser les femmes issues de l’immigrationau dépistage systématique qui peut paraîtremoins utile pour les femmes de la premièregénération, moins concernées par ce cancer.

Le diabète n’est pas une cause fréquente dedécès mais je présente malgré tout ce graphiqueparce qu’on se pose la question de savoir si lediabète est plus fréquent chez les personnesissues de l’immigration. En terme de mortalitéce n’est pas le cas chez les hommes.Par contre pour les femmes, les taux demortalité par diabète sont supérieurs chez lesfemmes non-belges dès la soixantaine.On ne peut en déduire que le diabète est plusfréquent (même si c’est une hypothèse qu’ilfaudrait vérifier), il pourrait s’agir de diabètesdiagnostiqués plus tardivement et donc avec descomplications plus graves. L’enquête de santéde 2001 montrait que la proportion de personnesqui avaient été dépistées pour un diabète(glycémie) au cours des deux dernières annéesétait significativement inférieure chez lesimmigrés non européens que chez les Belges.

Quelques données épidémiologiques

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CE SONT DES HOMMES

On appelle « cause externes » toutes les causesde décès « non naturelles » : accidents, suicides,homicides.Le risque de décéder de cause non naturelle estplus élevée pour les enfants non belges que pourles Belges. Pour les adolescents le risque estidentique pour les garçons et beaucoup plusfaible pour les filles.Ce sont essentiellement les accidents qui sontplus fréquents chez les enfants non-belges. Lessuicides sont deux à trois fois plus faibles dansla population immigrée que chez les Belges.Par contre les homicides sont plus fréquentschez les non-Belges jusqu’à soixante ans.

On a vu que les taux de mortalité(donc les risques de décès) sontplus faibles chez les immigrés quechez les Belges.Nous allons maintenant briève-ment examiner quelles sont lesprincipales causes de décès dansla population marocaine masculinede Bruxelles.En foncé, les principales causes dedécès prématurés dans la popula-tion belge : par ordre décroissant,on a le cancer du poumon, lescardiopathies ischémiques, lessuicides et les décès liés directe-ment à l’alcool (cirrhose et intoxi-cations aiguës).Dans la population marocaine, laprincipale cause est le cancer dupoumon, suivie par le suicide, lescardiopathies ischémiques, latoxicomanie et les accidents detransport.

Chez les femmes belges, c’est lecancer du sein qui est la premièrecause de décès avant soixante-cinqans. Chez les femmes marocaines,ce sont les cardiopathies isché-miques qui viennent en tête. Onnote que la part des décès dus auxmaladies cérébrovasculaires et auxtumeurs gynécologiques dont lecancer du col est plus importanteque chez les femmes belges. Lecancer du col peut être prévenu parun dépistage mais l’enquête desanté de 2001 montre que les

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Quelques données épidémiologiques

femmes de nationalité non-européennebénéficient moins de ce dépistage (40 %seulement ont eu un frottis au cours des troisdernières années pour 60 % des Belges)Il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas ici de tauxde mortalité mais uniquement de la part relativedes décès prématurés qui sont nettement moinsnombreux chez les femmes marocaines quechez les Belges.

En terme de morbidité, on dispose de nettementmoins de données. Dans l’enquête de santé de2001, on note parmi la population bruxelloisede nationalité non européenne une plus grandeproportion de personnes qui s’estime enmauvaise santé (significative même aprèsajustement pour l’âge et le sexe). La proportionde personnes qui présentent des incapacités oudes limitations graves dans la vie quotidienneest légèrement moins élevée dans la populationnon européenne (non significatif aprèsajustement).

En ce qui concerne la santé mentale, les person-nes de nationalité non européenne se disentmoins souvent atteintes de dépression et con-somment moins de médicaments psychotropes.Par contre, elles signalent plus souvent destroubles psychosomatiques et des troubles dusommeil (33 %).

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CE SONT DES HOMMES

En terme de recours aux soins, on constate queles personnes de nationalité non européenne ontmoins souvent un médecin généraliste attitréet de manière générale moins de contacts avecle corps médical mais une fréquence un peu plusélevée de recours aux services d’urgence deshôpitaux.

Malgré le fait que la journée s’intéresse surtoutà la santé des personnes qui sont arrivées enBelgique il y a quarante ans, je souhaitais vousdire quelques mots concernant la périnatalité.En effet, on constate (et ce n’est pas nouveau)que la mortalité périnatale (les morts-nés et lesdécès au cours du premier mois de vie) est plusélevée pour les enfants dont la maman est denationalité marocaine que chez les enfants demère belge (taux encore plus élevés chez lesenfants de mère turque) . Par contre la mortalitéinfantile (jusqu’à l’âge d’un an) n’est pas plusélevée chez ces enfants.Pourquoi ?

Ce n’est pas lié à des taux plus élevés deprématurité ou d’enfants de petit poids denaissance (comme c’est le cas pour les enfantsoriginaires d’Afrique Subsaharienne), aucontraire, ces taux sont nettement plus faibles.On note une proportion plus importante de trèsgros bébés (≥ 4 kg 500) mais ces enfants n’ontpas de risque de décès plus important.

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Quelques données épidémiologiques

Cette surmortalité pourrait être liée à uneproportion plus importante de mamans trèsjeunes ou de mamans âgées ou ayant de nom-breux enfants. Si les mamans de nationalitémarocaines sont beaucoup plus souvent degrandes multipares, on constate que la surmor-talité périnatale reste présente après contrôlepour l’âge et la parité.Elle reste également présente (bien qu’un peuréduite) après contrôle pour le niveau socio-économique.On reste donc actuellement sans réponse à cepourquoi ? Facteurs liés à l’accès aux soins, aumode de recours aux soins, au suivi de lagrossesse, à d’autres facteurs culturels ?

De nombreuses mamans d’origine marocainesont maintenant de nationalité belge. Onconstate que la mortalité périnatale estlégèrement inférieure chez ces mamans parrapport aux « belges de souches ». Par contre,et nous restons avec notre question du pourquoi,la mortalité périnatale est particulièrementélevée chez les enfants des mamans denationalité marocaine, particulièrement auxâges extrêmes.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMESAtelier culture et santé, médiation interculturelle, ethnopsychiatrie

L’animation santé en milieuinterculturel

Marianne Flament,Cultures et Santé - Promosanté asbl

AXE DE TERRAIN

• Animations-santéGroupes « d’accueil »

Groupes en insertionsocioprofessionnelle

d’enfants

• Travail communautaire

AXE DES RELAIS• Publications• Formations• Centre de documentation et de prêt de

matériel didactique

Cultures et Santé - Promosanté poursuit depuisplus de vingt ans des objectifs de promotion dela santé auprès de publics défavorisés. L’outilprincipal utilisé est l’animation-santé. Nousdéveloppons aussi dans le quartier de la Senneune action de type communautaire.Une majorité de participants est de sexe fémi-nin. Nous pouvons distinguer deux grandessortes de groupes : les groupes en insertionsocioprofessionnelle, et les groupes que nousappellerons groupes d’accueil, constitués dansdes maisons de quartier, centres d’alphabéti-sation, maisons médicales, baby-kots, écolesprimaires, maisons d’accueil, etc.

La motivation et la préoccupation des personnespour les sujets de santé (globale) sont omni-présentes. Nous nous basons le plus possiblesur les besoins exprimés par le groupe lui-même, et cherchons à utiliser toutes sesressources ; nous privilégions les séries d’ani-mations plutôt que les animations ponctuelles.

Nos animateurs font une série de constatationsà l’occasion de ce travail de terrain ; il ne s’agitpas de statistiques et encore moins de stéréo-types, mais simplement de certaines représen-tations qualitatives.

Les préoccupations les plus fréquentes des

femmes touchent à la gynécologie, l’obstétri-que, les soins aux tout petits et l’éducation del’enfant. Ensuite vient le mal-être psychique ;enfin, l’alimentation. Les animations de décou-verte du corps et de son fonctionnement sontaussi toujours accueillies avec intérêt.

Pour ce qui touche à la reproduction humaineet aux soins aux enfants, le groupe montresouvent de nombreuses connaissances etaptitudes, mais aussi beaucoup de croyances,qui peuvent éventuellement nuire à la promotionde la santé. Nous les traitons de façon positive,c’est-à-dire sans les heurter de front, et en lesutilisant dans un but pédagogique. Pour l’éduca-tion des enfants, les grandes questions quireviennent régulièrement sont :• comment donner des limites aux enfants ?

Comment dire non ?• comment arriver à élever ses enfants si le père

ne s’implique pas plus ?

Dans la communauté d’origine arabo-musul-mane, ces deux questions paraissent souventposées sur un fond d’ambivalence. Cette consta-tation nous incite à bien réfléchir à la façon dontnous transmettons nos messages aux mères, etaussi à la raison qui nous pousse à transmettretel ou tel message… d’autant plus que cesproblématiques ne sont pas sans se poser aussidans les populations d’origine occidentale !

Le mal-être est souvent évoqué de façon indi-recte, via l’évocation de symptômes tels que lemal de tête, ou les discussions sur les habitudesalimentaires comme la boulimie. Le mal dupays, les difficultés d’existence, l’exiguïté deslogements, la tristesse de certains quartiers,l’isolement, et parfois les conséquences d’uncontrôle social intra-communautaire pesant ensont des causes fréquentes.

L’alimentation est un sujet d’intérêt, pour biennourrir les enfants mais aussi souvent dans l’idéede maigrir ; le « modèle » mythique de la femmeoccidentale mince et blonde suscite l’envie,mais l’embonpoint est souvent vécu sur unmode fataliste ; il n’est pas rare que la nourrituretraditionnelle soit vue comme « mauvaise,néfaste » ; ceci ne sont que des facettes del’auto-dépréciation de ces femmes, fréquentede l’avis des animateurs. A travers des activitésde type communautaire, on constate cependant

Importance et limites du « culturel »Présentation de

MarianneFlament ,

DominiqueVossen, Zohra

Chbaral.Animation et

notes du débat :Nadège

Stradiottot.

Personnesressource : Ali

Aouattah,Nazira El

Maaoufik, etd’autres...

d’adultes

Mots clés :cultures et

santé

56 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

un grand intérêt pour les découvertes, lesapprentissages, les activités corporelles tellesque la gymnastique.

L’espace de parole offert par l’animation oul’activité-prétexte offrent une possibilité decontact social qui est en lui-même facteur debien-être. Parfois, l’animateur-santé poursuitcomme seul objectif, la mise en confiance etl’expression verbale de chacun.Nous sommes particulièrement frappés parl’importance de la parole dans des groupes ensituation très précaire, comme ceux réunissantdes personnes en séjour illégal. Alors que leursbesoins les plus vitaux ne sont pas assurés, cespersonnes expriment combien il leur estprécieux d’avoir un espace où elles peuventparler de leur vie et de leurs problèmes…

Ces expériences de terrain nourrissent laréflexion et l’expertise de notre association,lesquelles sont finalement renvoyées vers lesrelais de santé à travers nos publications et nosformations. Nous prévoyons d’organiser denouveaux cycles de formation l’année acadé-mique prochaine ; les informations peuvent êtreobtenues sur notre site. Le Centre de documen-tation, ouvert tous les jeudis et vendredis de 10à 16h, contient plusieurs milliers de référencessur les sujets reliant la santé avec la culture et/ou la précarité. Il participe à plusieurs réseauxde banques de données relatifs à la promotionde la santé. On y loue également du matérieldidactique.

Site : http://www.cultures-promosante.be/

La médiation interculturelle enmilieu hospitalier

Zohra Chbaral, sociologue,Cellule médiation interculturelle,

Service public fédéral – Santé publique,Sécurité de la chaîne alimentaire et

environnement.

C’est à l’initiative des pouvoirs publics que lamédiation interculturelle fut introduite dans leshôpitaux.Avec la publication en 1990 du rapport duCommissariat royal à la politique des immigrés,une approche en termes de santé publique dela population issue de l’immigration est renduepossible. En effet, les auteurs du rapport, sebasant sur la littérature dans ce domaine, ontidentifié un certain nombre d’éléments posantproblème dans « l’application des soins desanté aux immigrés » parmi lesquels « laconnaissance de la culture du client (patient),les aptitudes à la communication1, tout enmettant l’accent sur la nécessité de faciliterl’accès aux soins de santé aux immigrés. Unedes recommandations formulées dans cerapport visait l’amélioration de lacommunication entre soignants et patientsimmigrés. Pour ce faire, il est proposé de formerdes personnes d’origine étrangère pourassumer le rôle d’« assistants interculturels ».

Les missions que ces derniers devaient effectuerconcernaient l’interprétariat, l’information dupersonnel soignant quant à la culture despatients, l’information de ces derniers sur lefonctionnement du système des soins ainsi quel’éducation à la santé, etc. La langue, le statutsocioéconomique, les croyances et les pratiquesculturelles constituent d’importantes barrièresà l’accès aux soins et à leur qualité.

Il faut souligner que la première expérienced’interprétariat en milieu médical date desannées 1970 à l’initiative du CPAS d’Anvers.A Bruxelles, un projet de « Formation d’inter-prètes en milieu médico-social » (FIMMS) aété mis en place, en 1986, à l’instigation detravailleurs sociaux. Ce projet financé par laCommunauté française fut arrêté un an plus tardvu l’absence de perspectives d’emploi pour lesinterprètes formées.

Atelier culture et santé, médiation interculturelle, ethnopsychiatrie

(1) Commissariatroyal à lapolitique desimmigrés, Pourune cohabitationharmonieuse, Vol.III : données etargumentaires,mai 1990, p. 776.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Avec le soutien des pouvoirs publics, plusieursinitiatives se sont développées dans ce domaine.En 1991, et à l’initiative du Gouvernementfédéral, le Fonds d’impulsion à la politique desimmigrés (FIPI) fut créé afin de financer desprojets dans le cadre de la politique d’intégra-tion des populations immigrées. C’est dans lecadre des subventions par le Fonds d’impulsionà la politique des immigrés que la Communautéfrançaise avait désigné l’asbl Cultures et Santépour mettre sur pieds dans la région deBruxelles-Capitale un réseau d’interprètessociales et médicales. Ce projet repris par l’asblInterprétariat social et médical (ISM) a démarréen mai 1992. Dans le cadre de ce projet, desfemmes issues de l’immigration étaient forméeset accompagnées par Interprétariat social etmédical.

En Flandre, le Centrum etnische minderhedenen gezondheid (Centre minorités ethniques etsanté) un groupe interdisciplinaire formé demédecins, sociologues, anthropologues, et quia orienté ses travaux vers la santé et les minori-tés ethniques, met sur pieds le projet de Intercul-turele bemiddelaars in de gezondheidszorg(Médiateurs interculturels en soins de santé)rattaché au Centre régional d’intégrationflamand (VCIM). Ce projet financé par quatreMinistères (ministère communautaire de laSanté publique, de l’Enseignement, de l’Em-ploi, du Bien-être de la Famille) débuta en juin1991. En 1992, les médiatrices néerlando-phones bruxelloises du Foyer furent associéesà la formation dispensée par le Centre régionald’intégration flamand.

En 1996, le Centre pour l’égalité des chancesconstituait un groupe de travail pour mener uneréflexion sur la médiation interculturelle dansle secteur de soins de santé. Les propositionsformulées par ce groupe ont été transmises à laconférence interministérielle à la Politique del’immigration de la même année. Une despropositions concernait le financement struc-turel de l’activité de médiation interculturelleen incluant ce financement dans le prix dejournée d’hospitalisation.

Suite à la Conférence interministérielle, et sousla responsabilité de la ministre des Affairessociales Magda De Galan et du ministre de laSanté publique Marcel Colla, une expérience

de « Médiation interculturelle dans leshôpitaux », financée par le Fonds d’impulsionà la politique des immigrés, s’est déroulée defévrier 1997 à décembre 1998. Une celluled’accompagnement et de coordination duprojet, rattachée au service « Qualité des soins »du ministère des Affaires sociales, de la Santépublique et de l’Environnement, fut créée pourcontribuer à la réalisation et à l’évaluation dece projet. Plusieurs hôpitaux ont participé àl’expérience pilote, ainsi que différentesassociations. A la suite de cette expérience, uneréglementation concernant l’octroi d’un subsideaux hôpitaux ayant manifesté leur volontéd’engager un médiateur/une médiatriceinterculturel(elle) fut mise en place. Cetteréglementation consistait en le financement dela médiation interculturelle en l’incluant dansle prix de journée d’hospitalisation.

● Cadre légal

Le financement de la médiation interculturelleest fixé par arrêté royal dans le cadre de la sous-

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C A H I E R

partie B8 du montant de la journée d’entretien ;le premier date de février 1999. Au départ, seulsles hôpitaux généraux ayant demandé sur unebase volontaire l’engagement d’un médiateurinterculturel avaient accès au financement.L’arrêté ministériel publié le 6 février 2001permettait aux hôpitaux psychiatriques debénéficier également du financement d’unmédiateur interculturel.

L’arrêté royal stipule que le financement dumédiateur /de la médiatrice interculturel(elle)est instauré « en vue de prendre en compte lesproblèmes spécifiques de langues et les caracté-ristiques culturelles des patients hospitalisés ».Il fixe également les conditions auxquelles doitrépondre la personne qui désire exercer lafonction de médiateur interculturel, parmilesquelles, outre les compétences linguistiquesdans l’une des langues nationales, le médiateurinterculturel doit également maîtriser l’une deslangues des groupes cibles. Les groupes ciblessont les « différents groupes allophones destatut socio-économique peu élevé et se trouvantdans une position défavorisée ». Soulignons lefait que l’arrêté royal datant de mai 2002 intégrapour la première fois la langue des signespermettant ainsi aux malentendants de bénéfi-cier, en tant que groupe cible, de la médiationinterculturelle. Il faut rappeler que dans cecontexte, la surdité n’est pas considérée commeun handicap, mais plutôt comme une culturedifférente.

Dans le même cadre, il est important derenvoyer au texte de loi concernant les droitsdu patient qui a été annoncé par la ministre M.Alvoet lors de la journée d’études organisée enjuin 2001 par la Cellule médiation interculturel-le. Selon la ministre « les informations doiventêtre données dans un langage compréhensibleet que pour ce faire, le médecin doit tenircompte du patient. Ceci a naturellement pourconséquence que – lorsqu’il est question debarrière linguistique - il faut faire appel à uninterprète ou à un médiateur interculturel ». Eneffet, la volonté de garantir aux patients lerespect de leurs droits a débouché sur la loirelative aux droits du patient. Cette loi, adoptéepar le Parlement le 20 juillet 2002, est rentréeen application le 6 octobre 2002.

L’article 5 stipule que chaque patient à droit àla prestation de soins de santé de bonne qualité,et que ce droit implique aussi que les valeursculturelles et morales et les convictions philoso-phiques et religieuses des patients doivent entout temps être respectées.

L’article 7 stipule que l’information doit êtredonnée au patient dans un langage clair etcompréhensible.

L’accès aux soins ne se réduit pas à l’absencede barrières financières. Les effets négatifs desbarrières linguistiques sur l’accès aux soins età leur qualité ont été suffisamment démontréspar plusieurs études qui ont mis en exergue lesconséquences des barrières linguistiques surl’état de santé, sur le diagnostic et les traite-ments, l’utilisation des services et le recoursdavantage aux services de spécialistes, àl’augmentation de risques d’hospitalisation,mais aussi un accès fort réduit aux services desanté mentale.

● Les objectifs de la médiationinterculturelle

Une consultation médicale est un enchaînementsuccessif d’étapes : définition du problème,interrogatoire, examen, diagnostic, prescription.Les obstacles à la communication avec les pres-tataires de soins engendrent, entre autres, lesrisques de diagnostics erronés et de traitementsinefficaces. Afin de surmonter le déficit linguis-tique qui peut déboucher sur des conséquencesnégatives, l’intervention d’un médiateurinterculturel devient nécessaire. Le médiateuraide à rétablir la communication dans la mesureoù communiquer dans une interaction supposel’existence d’un code commun aux interlo-cuteurs.

Les objectifs de la médiation interculturelleconsistent donc à :

• lever les barrières linguistiques et culturellesqui entravent l’accès aux soins ;

• favoriser l’accès à des soins de qualité par lebiais de l’amélioration de la communicationet de la relation entre soignant et patient ;

• améliorer l’accueil du patient étranger oud’origine étrangère au sein de l’hôpital.

Atelier culture et santé, médiation interculturelle, ethnopsychiatrie

59Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

● Les pratiques de médiationinterculturelle dans les hôpitaux

La médiation interculturelle est un dispositif quivise la création d’une nouvelle dynamique ausein de l’hôpital. Porteuse de réels change-ments, la médiation interculturelle favorise laconnaissance et la compréhension du cadre deréférence et des valeurs de l’autre, elle est aucœur du processus d’humanisation de l’hôpital,et ce, à travers la restauration des liens par lanégociation des différences et l’explication desparticularités culturelles dans une perspectivecompréhensive. On l’a compris, la médiationinterculturelle renvoie à un ensemble depratiques et répond à de nouveaux besoins liésà la diversité culturelle et linguistique despopulations en utilisant une approche nouvelle.Le médiateur interculturel est un facilitateur dela relation, de la communication. Il ne peut sesubstituer ni au soignant ni au patient. Il est letiers qui crée ou recrée le lien, qui permetl’échange, la rencontre avec l’autre.

Les activités du médiateur interculturel sesituent tant en hospitalisation qu’en consulta-tion ou aux urgences. Ce travail est effectuégénéralement à la demande du personnel :médecins, infirmiers, paramédicaux, personneladministratif, etc. ou à la demande du patientou de sa famille.

Nous avons constaté une diversité de pratiquesen ce qui concerne l’organisation du service demédiation interculturelle d’un hôpital à l’autre.Si dans un tel hôpital la médiation intercul-turelle est rattachée au service « Accueil dupatient », dans un autre, elle dépend directementde la direction, du service social, du départe-ment infirmier ou du département nursing etparamédicaux.

● Modèle d’intervention

L’enquête quantitative nous permet, chiffres àl’appui, de mettre en lumière, l’ampleur desdemandes. Selon la dernière enquête organiséepar le Service publique fédéral - Santé publiqueen mars 2003, le nombre d’interventionseffectuées par les médiateurs interculturels dansles hôpitaux s’élève à environ soixante mille.

Le modèle d’intervention que nous préconisonsest le modèle triadique ; c’est-à-dire : médiateur,soignant, patient, le pourcentage pour ce typed’intervention s’élève à 60 %, et est en augmen-tation constante.

Voir Médiation interculturelle sur le site webdu Service publique fédéral – Santé publique :http ://www.health.fgov.be/vesalius/devnew/FR/prof/thema/intercult/index.htm.

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L’avis d’un soignant

Dominique Vossen, psychiatre

Quand j’étais généraliste, je voyais tous lesjours des patients avec des maux de tête, desmaux de ventre et des maux de dos qui neguérissaient jamais malgré les montagnes demédicaments qu’ils prenaient. Un jour, je reçoisFatma, une jeune marocaine. Son état m’in-quiète et je programme un rendez-vous àl’hôpital. Le jour venu, pas de Fatma : elle estpartie voir un guérisseur au Maroc. A son retour,elle me demande... un certificat médical pourcouvrir son absence ! Peu après, elle fait unepneumonie, je l’emmène à l’hôpital où on veutla prendre aux soins intensifs. Mais elle exigede rentrer à la maison. Un médecin kabyle del’hôpital téléphone à son père (peu d’immigrésavaient le téléphone à l’époque, mais le père,commerçant, en avait un au magasin). Fatmapeut rester à l’hôpital : on diagnostiquera undiabète juvénile décompensé, potentiellementmortel. Depuis, elle se pique à l’insuline maisa encore mal au dos, au ventre, à la tête, il y aautre chose, il faut chercher ailleurs, du côté« psy » ?

Ce genre d’expérience m’a appris deux choses.La première est qu’il faut prendre les gens com-me ils sont, avec leur culture, qu’ils viennentde l’autre côté de la Méditerranée ou de laWallonie, travailleurs obligés de s’expatrier. Laseconde m’a permis de prendre conscience quetravailler avec d’autres cultures nous renvoie ànotre propre culture (fut-elle la culture médi-cale : comment ne pas relativiser quand onréalise que dans certaines pathologies,l’efficacité de la morphine est de 66 % et cellede l’eau distillée de 56 % ?).

Quand il se sent mal dans sa peau, le patientoccidental parlera de dépression, un concept quiest en fait très récent dans l’histoire des mala-dies mentales et qui renvoie surtout à la possibi-lité de la traiter avec des antidépresseurs, avecdes médicaments « qui marchent tout de suite ».C’est notre manière de « classer » les pro-blèmes, qui ne cadre pas forcément avec lessouffrances des patients venus d’ailleurs. Nefaudrait-il pas un autre mot pour dire leurmanque de joie, le mal-être, le « mal dans sa

peau », les larmes, le « je mange parce que jem’ennuie » ? Peut-on avoir une représentationpositive de la dépression ?

Outre la distance culturelle, la distance socialeet économique n’est pas à négliger. On ne vapas chez le médecin de la même façon enArdennes qu’à Bruxelles, le rapport à la santédiffère selon que l’on soit médecin ou ouvrier,les problématiques de l’éducation des enfantsne sont pas les mêmes dans les populations nonscolarisées...

Tout ceci nous ramène au rôle essentiel demédiation interculturelle. Les médiateursdoivent avoir à la fois une compétence linguis-tique et culturelle ; savoir lire et écrire et subirune formation spécifique. Ils seront desinterprètes mais aussi des « autres oreilles »,capables de prendre le patient dans sa globalitéavec son vécu et sa famille.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Pistes de réflexions desparticipants de l’atelier

Note prises lors du débatpar Nadège Stradiottot.

Au cours du débat qui suivra les exposés, unsoignant de César de Paepe racontera le travaild’une médiatrice confrontée à la plainte d’unemère qui déplorait que son mari ne voulaitéduquer et nourrir que ses garçons et non sesfilles. Elle put développer une optique optimisteen amenant le mari à aider son épouse à éduquerses enfants.

Une intervenante des Marolles rapportera quele terme médiation était vécu par les patientscomme une intervention dans la gestion desconflits, tandis que celui d’interprétariatéveillait l’image d’une cabine de traduction.Finalement, les deux images convergent si onvoit le médiateur comme celui qui amplifie lacommunication.

Le rôle des « experts » fut questionné. AuxPissenlits, les experts invités pour aider ungroupe de mères dans l’éducation de leursadolescents obtinrent peu de résultats. Parcontre, leur intervention similaire fut beaucoupplus efficace lorsqu’elle prit place dans ungroupe « ouvrage de dames ». Il existe unepudeur à ne pas brusquer, il faut éviter d’êtretrop direct et ne pas hésiter à recourir à desprétextes.

Il existe des spécificités culturelles à appré-hender avec mesure. Accorder trop ou pas assezd’importance aux spécificités culturelles, c’estprendre le risque de louper la rencontre de lapersonne, quelle que soit son origine, avec sonhistoire singulière, sa propre façon d’appréhen-der le monde et ce qu’elle a à en dire. Toutefois,il serait dangereux de tout mettre sous le label« culturel ». Les personnes d’origine étrangèrequi vivent en Belgique sont en « proximité-lointaine ». Ils sont, de facto, à la fois loin etproche du pays, du quartier, des personnes deleur pays d’origine et de celui où ils viventaujourd’hui. D’où l’importance de la transmis-sion, de l’appui sur les ressources personnelles,familiales, communautaires, et des occasionsde rencontre, de créations de liens entre les

personnes, entre les familles.

Un patient vient avec son vécu, son savoir, sesliens familiaux et sociaux. Il existe diversesreprésentations de la santé, de la maladie et destraitements. Il est important d’être attentif auxreprésentations de la personne rencontrée et deson entourage.

Quelques questions restées en suspens :

- « Qu’en est-il de la relation au corps ? »- « Comment peut-on mobiliser les ressources

existantes des personnes, de l’entourage, dela société… »

- « Est-ce que le médiateur peut être un filtre,un frein lors d’une rencontre plutôt qu’unfacilitateur ? »

- « La dépréciation de soi face aux images desmannequins de publicité, la question deslimites, la place du père ne sont pas desthèmes spécifiques aux personnes d’originemarocaine… » ●

62 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Vignettes cliniques

Emmanuelle Berquin,médecin généraliste

à la maison médicale Antenne Tournesol.

Un couple, la soixantaine, diabétiques tous lesdeux. Ils passent plusieurs mois par an au Marocet viennent chaque fois chercher leurs ordon-nances trois jours avant de partir. Je n’arrivepas à les persuader de faire les examens de suividu diabète, pourtant indispensables (prises desang, examen des yeux, …).

Une jeune fille, dix-sept ans, vient amenée parsa mère et sa sœur pour un examen de virginité.Restée seule avec le médecin, elle lui confiequ’un mariage forcé est prévu pour elle auxprochaines vacances. Elle a subi une tentatived’examen de virginité par sa famille, et commeelle résistait, a reçu des coups.

Une femme, trente-cinq ans, demande à êtresoignée exclusivement à domicile par desfemmes. Son mari lui interdit de sortir de chezelle.

Une maman vient demander un certificatscolaire de plusieurs semaines pour sa fille ado-lescente. Elle a besoin de son aide à la maisonpour s’occuper des plus jeunes enfants.

Une jeune femme (la trentaine) a le fou-rirechaque fois qu’elle accompagne sa mère chezle médecin et qu’elle doit traduire. La maman atoujours mal au ventre mais jamais au mêmeendroit.

Une femme, cinquante ans, diabétique et obèse,n’arrive pas à perdre du poids. Son poids idéalne correspond pas à celui proposé par lemédecin. Si elle maigrissait, elle aurait l’airmalade.

Atelier médecine générale, plannings familiaux, psychiatrie, Office de lanaissance et de l’enfance

La rencontre de l’autre

Présentation deEmmanuelleBerquin,Martine Thomas,NaïmaAkhamlich,MarieRyckmans.Animation etnotes du débat :Pierre Grippa.

Personnesressource del’atelier : NaimaBouali,Jacqueline Chafi,Kathy DeBrouwer etd’autres...

Mots clés :médecinegénérale -cultures etsanté

Un homme, trente ans, diabétique à l’insuline,est en situation irrégulière en Belgique. Il utilisel’identité d’un autre pour se soigner. S’il faitappel à l’aide médicale urgente, il a peur de sefaire arrêter et expulser. Quand l’autre personnene peut plus lui prêter son identité, c’est la catas-trophe, son diabète se décompense.

Un jeune homme, vingt ans, a mal à la tête. Ildemande des radios. Il est nerveux. L’ambianceà la maison est très mauvaise ; c’est à cause desa sœur qui est née en 1986 (six c’est le chiffredu diable). La grand-mère avait bien dit qu’il yaurait toujours des problèmes avec elle.

63Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

En maisons médicales

Martine Thomas,médecin généraliste

à la maison médicale à Forest.

Les maisons médicales fonctionnent depuisplus de vingt-cinq ans pour une population« générale ». La formation des intervenants estcodée par leur culture, mais elle inclut, en tantque première tâche, le décodage des plaintes :la maladie n’a pas toujours une cause biologi-que, elle comporte des dimensions psychologi-ques et sociales, qui vont de l’intervention deforces extérieures à la punition des fautes, etelle génère un système spécifique d’interpréta-tion des événements. Il n’est pas toujours facile,pour nous occidentaux, d’aborder ces aspectsavec nos patients. La communication est com-plexe, marquée par les différences de positionentre soignant et soigné (et plus encore si lesoigné vient d’une autre culture), par l’écartentre le langage médical et profane (sans oublierles problèmes purement linguistiques), d’où desdifficultés d’anamnèse, d’appréciation psycho-logique et sociale, de diagnostic, d’adhésion àce que la médecine générale propose.

D’autres problématiques viennent encore inter-férer, liées aux conditions socio-économiques,à la connaissance des cultures réciproques(exemple : Ramadan), à la différence despriorités, des valeurs, de la présentation desplaintes, souvent inattendue même si on com-prend les mots.Les plaintes psychosomatiques sontprégnantes : les problèmes de communicationfavorisent l’attention au corps, les souffrancespsychiques ne sont dévoilées qu’à travers desproblèmes somatiques et nous sommes souventsubmergés par des plaintes multiples et incom-préhensibles.Problèmes de compliance aussi : si le patientne comprend pas les tenants et aboutissants dece que lui propose le médecin, il se sent ignorantet incertain quant à l’utilité des techniques etdes solutions et finit par perdre confiance.

Au planning des Marolles

Naïma Akhamlich,assistante sociale.

Le centre a été créé en 1976, et avait pourobjectif dès le départ de travailler dans lequartier et d’être un centre de proximité (lescentres de planning sont des institutions depremières lignes).

Les femmes marocaines du quartier ont pu êtretouchées par deux biais différents :

• la possibilité d’être reçues dans leur langueet de pouvoir faire référence à leur culture ;

• via les animations dans les centres d’éduca-tions permanente.

« Le téléphone arabe » a fait le reste. Il estimportant de noter que les travailleurs du centreont toujours été ouverts aux différences culturel-les et ont pu créer des liens privilégiés avec denombreuses patientes qui souvent nous ont étéorientées par les maisons médicales, desmédecins pour une demande d’interruption degrossesse. Ces femmes sont souvent devenuesdes patientes fidèles pour tout ce qui concernaitleur vie affective et sexuelle.

Certaines jeunes filles sont venues au centresuite à des animations en éducation affective etsexuelle dans les écoles dans la mesure où lecentre a toujours insisté sur le secret profession-nel. Ces même jeunes filles ont continué àfréquenter le centre quand elles sont devenuesadultes.

● Les demandes ont évolué

Au début, ces femmes sont souvent venues pourdes demandes médicales ou sociales ; avec letemps, les demandes des consultations de typepsychologique ont augmenté.Tout ce qui se passe dans leur vie n’est plustoujours mektoub (destin). Elles font la démar-che de trouver des solutions à leurs difficultéstout en se remettant en question.●

64 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Parfois, elles vont parler aux personnes de lamême origine qu’elles de leurs croyances, desuperstitions, de sorcelleries et n’osent pasencore aborder ces phénomènes avec les profes-sionnels d’autres origines.

● Les certificats de virginités

Les jeunes filles viennent souvent demander descertificats de virginité au planning. Notrepolitique est de répondre à cette demande, uncertificat leur est donné toujours sans examenmédical, sauf si elles le demandent. Il est arrivéque des jeunes filles soient accompagnées deleur mère mise dans la confidence.

● La reconstruction d’hymen

Les demandes sont nombreuses, et traitées endeux étapes :• un entretien obligatoire de clarification de la

demande ; c’est au cours de cet entretien quecertaines jeunes changent d’avis ;

• un examen médical qui permet au médecind’examiner le fondement de la demande.

● Les demandes d’interruption volontairede grossesse

Les relations sexuelles sans pénétration quiaboutissent à une demande d’interruption degrossesse mettent l’équipe mal à l’aise ;souvent, nous sommes obligés de proposer à lajeune fille d’avoir des relations sexuellescomplètes et de revenir.

● Aujourd’hui

En 2003, mille quatre cent quatre vingt sixconsultations ont été encodées sous le vocable« arabe », il est à noter que quand les jeunesfemmes sont belges ou parlent le français, ellessont encodées sous le vocable français, ce quifausse les statistiques (la demande des pouvoirspublics est l’encodage de la langue et non del’origine).

Atelier médecine générale, plannings familiaux, psychiatrie,Office de la naissance et de l’enfance

Age

15-20 13421-25 39426-30 33331-35 316>35 295

Sexe

Masculin 122Féminin 1.359

Cadre de vie

Adulte vivant seul 284Adulte vivant en communauté

ou en institution 11Adulte cohabitant sans liens

<de parenté ou de couple 15Personne seule avec enfants 99Personne cohabitant avec famille 86Personne en couple sans enfants 304Personne en couple avec enfants 291Fils/fille vivant au sein d’une famille 47Inconnu ou autre

Statut socioprofessionnel

Enseignement secondaire 13Enseignement professionnel,

technique, spécial ou apprentis 138Enseignement supérieur 85Enseignement autre 39Ménagère ou femme au foyer 127Chômeurs de ou maladie longue

durée 309CPAS 59Séjour illégal 204Retraité 8Ouvrier 181Employé 179Artisans ou commerçant 31Autre ou inconnu 80

Type de demandes

SexologiquesPsychologiques 210Médicales 467Sociales 717Juridiques 55Conseil conjugal 36

65Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

L’Office de la naissance et del’enfance

Marie Ryckmans,infirmière.

Notre travail d’accompagnement est comme untissage entre les personnes qui se renouvelleencore aujourd’hui. Il se déroule dans la proxi-mité (quartier) avec une offre de service (connuaussi au Maroc) en consultation et à domicile,pour les parents, futures mères et enfants.

Il y a eu beaucoup de jugements, de méconnais-sance et d’interventions néfastes mais aussi unenrichissement de part et d’autres et une ouver-ture de l’institution, un questionnement à ce quiest autre.

Nos visites à domicile peuvent être vécues com-me des intrusions dans la vie personnelle etintime. Elles amènent aussi une reconnaissancede la personne en tant que telle ; pour certainesfemmes, notre visite était le seul lien avecl’extérieur. A la maison, la mère nous reçoit :c’est elle la maîtresse des lieux…Pour les hommes, notre présence peut êtreressentie comme une intrusion (en tant quefemmes) et un danger pour l’intégrité de safamille.

Les interprètes médiatrices nous ont été d’unetrès grande aide ; leur place n’est pas toujoursfacile entre les deux mondes. L’interprétariatassumé par les aînés ou les maris a pu les placerdans des rôles parfois nocifs : responsabilité desaînés, implication des pères. Je suis encorefrappée maintenant comme certains grands-pères racontent avec fierté le devenir de leursenfants et petits enfants. Et actuellement l’inté-rêt des pères pour la grossesse et la santé del’enfant est réelle et effective.

Outre notre relation individuelle, la place desfamilles en salle d’attente a permis unapprivoisement de la vie extérieure, unereconnaissance des femmes entre elles, desgroupes de paroles en dehors de la famille. Cequi a coupé l’isolement. Et parfois aussi, lecôtoiement avec des familles belges en difficultéleur a rendu une image plus positive d’elles-mêmes.

Notre approche dans un cadre global nous apermis de prendre en compte les différentsaspects de la santé : alimentation, logement,école, vie sociale.

Le temps d’écoute inhérent à notre travail aquelque fois permis que les choses se disent :les femmes partagent leur histoire, leur vécu,leurs soucis. Ce lien privilégié a aussi amenédes ambiguïtés : nous étions leurs amies, ellesvoulaient vivre comme nous. Ces échanges ontété parfois positifs : une femme peut pleurer unefausse couche avec nous et n’en parlera pas chezelle.

Le fait d’être des acteurs de santé nous a obli-gées à rapidement nous positionner dans untravail de découvertes mutuelles : penser lesquestions avec les familles et plus pour lesfamilles.Nous sommes sur un chemin de découverte parrapport aux images de santé, place familiale del’enfant, thérapeutiques diverses.

L’introduction des notions de prévention estsouvent difficile : le fait de parler de maladie,c’est la provoquer…Les idées arrêtées (par exemple : le bébé doitdormir dans son lit) ont sûrement été intrusives ;mais notre intérêt pour le respect et la santé del’enfant et de la mère a amené des choses positi-ves (chacun est important). Souvent les femmesnous interpellent sur la place des personnesâgées dans notre société.

La recherche de sens et d’explication nous apermis de mieux comprendre ; un des dangersétait de généraliser, de mettre les personnes dansdes catégories, alors que chaque histoire estunique et toujours en chemin.Cette recherche nous a parfois aussi amenéesvers trop d’assimilation de notre part : le modèlemarocain étant devenu la norme. Certainesd’entre nous ont amené à leur domicile descoutumes inhabituelles, … nous cherchionsavidement des cours de berbère…

Notre institution a dû s’adapter à cette nouvelleproblématique progressivement. Notre actionest perçue comme marginale mais nous avonseu droit à des formations en cours d’emploi etdes groupes de réflexion (dans les années 80principalement).

66 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Pour nous, ce travail d’accompagnement estsource d’une remise en question de notre rôle,de notre fonction, de nos valeurs. Cette remiseen question est toujours actuelle pour les primoarrivantes jeunes ou plus âgées ; et aussi pourles jeunes mères nées ici qui amènent desnouvelles questions. L’interrogation autour dela culture ou du comment faire avec les bébésnous amène à un questionnement vers autrui etdonc plus de tolérance et d’ouverture pour cha-que personne, quelle que soit son origine.

Discussion

Les intervenants rapportent leurs difficultés àaffronter des conceptions auxquelles ils n’adhè-rent pas. Quelques exemples : dans le domainede l’alimentation, l’idée qu’un enfant en bonnesanté est dodu, que si on ne mange pas ou qu’onmaigrit, on est malade ; l’idée qu’un traitementdoit faire partir la maladie, d’où l’incompré-hension face au nécessaire traitement desmaladies chroniques ; l’écart entre le conceptd’urgence « médicale vraie » et celui d’urgenceressentie, qu’il est impossible de gérer ensituation « aiguë » ; le fatalisme par rapport àla maladie, comment oser aller à l’encontre ;l’intégrisme de certaines demandes (unique-ment des médecins femmes pour les fem-mes…).

Les modes de vie aussi posent question, l’exem-ple classique étant celui du Ramadan : difficilede faire accepter de ne pas le pratiquer pourraison médicale (même si c’est prévu par lareligion) car c’est une période privilégiée (viecommunautaire, ressourcement).Les soignants ont du s’adapter. Les questionsouvertes, l’exploration circulaire de la plaintefont désormais partie de leur abord des patientsen général. L’importance de l’affectif rentre peuà peu dans les catégories médicales.

Le travail avec interprète a permis de créer desliens au fil des années et d’optimaliser le suivi.Les médiatrices vont au-delà des mots etpermettent un rapprochement. Établir le contact,c’est acquérir la confiance : on établit le contacten parlant de la famille avant d’aborder ce qu’onveut (« cela ne se fait pas de parler directe-ment »). Il faut savoir créer du lien (avec uncadre thérapeutique), prendre et se donner dutemps pour les résultats.Pour la deuxième génération par contre, lesspécificités culturelles ne sont souvent pas plusimportantes que les différences sociales. Neconsidérer que l’aspect culturel ferme à l’actionthérapeutique.

La difficulté à faire accepter une pathologiechronique est fréquente : y a-t-il un déni, ou unmanque d’informations ? Comment faire pourque les patients s’approprient l’information,sans les faire tomber dans la projection du désirdu soignant, quelle négociation ouvrir ?

Atelier médecine générale, plannings familiaux, psychiatrie,Office de la naissance et de l’enfance

67Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Les exposés du matin ont mis en clarté le peud’intérêt porté à la santé dans la conventionbelgo-marocaine : on n’attendait que des gensen bonne santé au zénith de leur force de travail.Pourtant la question : « veut-on une politiquede santé pour les immigrés ? » n’est pas ana-chronique, car non seulement ces personnessont toujours bien là, mais les flux migratoiressont loin d’être taris, quoi qu’on en pense etquelle que soit la « politique des frontières »en vigueur.Alors pour ne pas répéter les erreurs du passé(un intervenant parlera de « quarante ans degâchis ») et se préparer à accueillir ceux quiviennent, prenons acte à l’occasion de cettecommémoration du besoin d’une politique desanté pour les populations migrantes.

Oui, mais quelle politique ? S’agit-il depromouvoir une politique de santé spécifique,communautaire, ou d’appuyer une conceptionnon spécifique, intégrant toute la populationdans une vision non ségrégationniste ? Cettedernière option recueille le suffrage de tous lesparticipants de l’atelier : pas question d’apart-heid. Une politique de santé pour les immigrés,mais qui ne leur soit pas spécifique... voilà quisoulève un paradoxe.

C’est que souhaiter une politique non spécifiquene signifie pas qu’il faille compter pour rien lebesoin d’un accueil personnalisé des personnesvenues d’ailleurs. Le centre de santé mentaledu Méridien (à Saint-Josse, Bruxelles) soulignela nécessité de pouvoir accueillir les personnesdans leur langue maternelle, porteuse de leurscodes mais surtout de leur vécu, de leur êtreémotionnel. Trop souvent un accueil non avertis’avère un filtre ou un frein à la communication.Il faut ouvrir des espaces de parole, créateursde liens, « rentrer » dans leurs croyances desanté, entendre ce qu’ils disent d’eux dans lelangage du corps (les somatisations sont fré-quentes), prendre en compte la problématiquespécifique des femmes et le rapport aux mythessur la femme occidentale, être attentifs auxatteintes que porte à la santé la constante dépré-ciation dont ils sont l’objet. C’est pourquoi lacollaboration avec des médiateurs interculturelsest primordiale.Il y a place pour une fonction de « passeur demonde ». Toutefois, si les contenus sont spéci-fiques, en lui-même le besoin en soins et en

éducation pour la santé ne diffère pas de celuid’autres groupes de la population générale.

Ceci ne remet donc pas en question la volontéde développer des politiques non spécifiques :il est essentiel de ne pas céder à la tentationd’ouvrir des centres spécifiques qui devien-draient vite des ghettos. Plus encore, il s’agitde ne pas ensevelir sous la dimension culturelleune composante majeure des problématiques desanté, la dimension sociale, et notamment declasse sociale qui peut constituer un obstacle àl’accès aux services bien plus redoutable quel’écart culturel.

Il faut donc renforcer les structures existanteset leur donner les outils nécessaires à l’accueildes personnes d’origine étrangère.Parmi les outils suggérés, notons l’engagementde médiateurs et de professionnels de santéd’origine étrangère dans les structures de soins,le développement de la formation interculturelledes soignants, l’ouverture de lieux de parole, lesoutien à des projets locaux susceptibles d’amé-liorer l’accès aux soins (souvent précaire) et lacommunication interculturelle, dans un cadrede santé communautaire faisant appel auxpersonnes ressource de la communauté.

Au-delà de ces aspects « spécifiques », ilimporte de travailler aux niveaux des conditionsd’ac-cès à la santé et aux soins, conditions quise regroupent sous trois aspects : le coût, laqualité de l’offre, et en premier lieu l’infor-mation sociosanitaire, qui peut se révéler unobstacle majeur tant au plan linguistique queculturel (information non reçue, informationmal reçue).

Sur un plan plus général, le développementd’une politique de santé se heurte à l’éclatementdes compétences « santé » entre différentsniveaux de pouvoir qui poursuivent chacun« leur politique » sans se rapporter à uneperspective globale et souvent sans utiliser lecapital d’expertise accumulé sur le terrain. Lecuratif dévore 90 % des budgets et n’estabsolument pas connecté au préventif qui relèvedu niveau communautaire tandis que l’INAMIgère le remboursement des soins à un niveaufédéral, les dispositifs de régulation sontrégionalisés, notamment en ce qui concerne leshôpitaux, les maisons de repos, les institutions...

Synthèse desnotes de

l’atelier : AxelHoffman.

Animateur :Bernard Devos.

Personnesressource de

l’atelier : MyriamDe Spiegelaere,

Pierre Drielsma,Zakia Khattabi,Louis Ferrant,

Hamida Chikhi,Sophie

Lieberman etd’autres...

Atelier politique de santé

Passeur de monde

Mots clés :politique de

santé,culture et

santé.

68 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

L’épineuse question des illégaux et desdemandeurs d’asile mérite d’être montée enépingle. Le mécanisme de l’aide médicaleurgente qui est censé pourvoir à leurs besoinsde santé est mal connu des soignants et plusencore de ceux qui devraient en bénéficier, ilest complexe, lourd, difficile à appliquer et malaccepté par les CPAS. Les participants del’atelier parlent d’hypocrisie et de médecine àdeux vitesses à propos de cette procédure quine permet pas de dispenser des soins correctsou de faire de la prévention, ni de construireune relation thérapeutique pourtant indis-pensable auprès de ces populations qui viventune situation particulièrement difficile.

Un des participants fournira l’image finale del’atelier en parodiant la parabole du partage dupain : il faut qu’il y en ait pour tous, mais ceserait bien aussi qu’il soit frais.

Atelier politique de santé

Une des personnes ressource demanda :Que voulons-nous actuellement commepolitique de migration ? La question sepose de façon aiguë tant en Belgiquequ’en Europe.

Cette question fût relancée par un autreintervenant mais une grande partie del’atelier rejeta l’idée même d’en parler.Au final, on reparla de nouveau ducontrôle des frontières. Avec l’avis d’unintervenant qui déclara que limiter l’accèsau frontière créait de plus en plusd’illégaux (ceux qui échappent aucontrôle). Et que la situation socio-sanitairede ceux-ci étaient particulièrementdéplorable. La conclusion implicite serait-elle qu’il faut supprimer toute régulationdes flux migratoires ?

La question de l’absence ou non derégulation des flux migratoires se trouvaitdonc présente comme en creux dansl’atelier. Serait-elle de l’ordre de l’indicibleou du politiquement incorrect ?

69Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

A la fin de cette journée de commémoration des quarante ans de présence marocaine en Belgique,des interventions et échanges de qualité nous ont permis d’approcher l’immigration du point devue historique, sociologique et sur le plan de la santé.Une observation s’impose, celle de la carence en terme de recherche et de matériaux mis àdisposition à propos de ces problématiques.Comme Mme Frenet de Keyser l’a fait remarquer, la convention gérait uniquement le côtééconomique et rentabilité. Et pourtant, « On a fait venir des bras et on a eu des hommes maisaussi des femmes et maintenant des enfants et des petits enfants ».C’est pourquoi cette journée ne restera pas uniquement une commémoration, tournée vers lepassé, mais nous invite à dégager des perspectives de recherche, à inventer le futur.

Conclusion du forum santé

Ici se clôture le Forum Santé organisé pour les quarante ans del’immigration marocaine. Dans les pages qui suivent, nous vousprésentons quelques textes qui éclairent les idées exprimées lors duForum ou qui en abordent des aspects annexes.

Par MyriamAmrani,

sociologue,membre du

conseild’administration

de l’Espacemémorial de

l’immigrationmarocaine

70 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Avec l’aide de Patrick Michel qui tenait laplume, Fatma Bentmime a écrit Le livre deFatma où elle relate ce qu’elle a vécu. De cetémoignage, nous vous présentons la scèned’une rencontre avec un médecin spécialiste.Une scène qui parle d’elle-même...

Mon mari réussit à tenir sa promesse, il ne mefrappe pas une seule fois en six mois. Hélas, ilse rattrape par des tortures morales et, pourmoi, revient le temps des regrets. Je n’ai pas debleus partout mais les blessures que me fontses insultes me font plus mal encore. Je me rendscompte que j’ai profondément changé durantles quelques mois où j’ai vécu seule. Je me sensà nouveau comme une plante qui meurt douce-ment. Mes forces me quittent, j’ai l’impressionque je n’aurai plus l’énergie de le quitter encoreune fois.Un jour, Marie-Louise me dit :« Écoute, Fatma, j’ai peur que tu tombes endépression, je suis inquiète. »J’ai de terribles migraines, je sens que toute laviolence que mon mari provoque en moi neparvient pas à s’exprimer et me ronge petit àpetit. J’ai tellement peur de lui que je n’ose paslaisser éclater ma colère. A certains moments,je pleure beaucoup, c’est ma seule libération.Je suis de plus en plus ailleurs, j’ai l’impressionque mon esprit s’en est allé. Je fais du thé, cinqminutes après j’ai déjà oublié que je l’aipréparé. J’oublie de descendre du bus, mespensées m’entraînent loin de mon arrêt habi-tuel. Je prends peur, j’ai l’impression de devenirfolle et je repense aux paroles de Marie-Louise : « Peut-être qu’en français dépressionça veut dire qu’on devient fou ? »

Je décide d’aller voir un docteur, au moins jepourrai lui parler de mes maux de tête. Il mepose une série de questions sur mon alimenta-tion et sur mon sommeil puis me demande :« Est-ce que vous avez des problèmes ? »« Non, pas spécialement... »« Vous vous plaisez bien ici, en Belgique ? »« Oui, je me plais bien. »« Et qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »me demande-t-il encore.« Je travaille. »« Et votre mari, que fait-il ? »« Il est au chômage. »« Et vous vous entendez bien avec lui ? »Je commence à croire que ce médecin s’intéres-

Le livre de FatmaFatmaBentmime.

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En 1968, la famille de Fatma luipropose de se marier. Tout de suiteaprès le mariage, elle prend l’avionpour la Belgique où son mari travaille.Une histoire banale comme l’ont vécuedes centaines de jeunes femmes maro-caines. En Belgique, sans savoir ni lireni écrire, elle devra se battre contre lesmisères d’un mariage arrangé, pourson indépendance économique, pourson éducation et celle de ses enfants.

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Mots clés :cultures etsanté

71Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

se vraiment à moi et, après une hésitation, jeréponds :« J’ai des moments difficiles... »« Il ne vous frappe pas au moins ? »« Non... »« Et c’est quoi ces moments difficiles ? »« Il y a des hauts et des bas dans le ménage...Avant je le supportais encore, mais maintenantje n’en peux plus... »Il prend alors son carnet d’ordonnances etgriffonne rapidement en disant :« Vous prendrez ça avant de dormir et ça iramieux. Et pour les maux de tête, il vaut mieuxaller voir un spécialiste qui vous fera un électro-encéphalogramme. »

Le spécialiste conclut qu’il vaut mieux quej’aille chez un oculiste et il double les médica-ments. Je me demande bien ce que j’avale maiscomme je ne sais pas lire... Docilement, j’enprends un chaque soir et une heure après, jebascule dans un autre monde jusqu’au lende-main. Lorsque je me réveille j’ai l’impressionde peser une tonne. Je commence à gonfler departout. Et je ne supporte pas mieux mon maripour autant. ●

Le livre de Fatma de Fatma Bentmime est paruaux éditions EPO, Bruxelles 1993.

72 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Comment vivre et travailler, en bonne coha-bitation, avec des personnes d’origine et deconfessions différentes ? C’est bien la questionqui nous occupe aujourd’hui.Cette question est débattue depuis quelquesannées déjà dans des séminaires organisésconjointement par le Centre et le Pacte territorialpour l’emploi en Région de Bruxelles Capitale.Ces séminaires regroupent les différents acteursen présence au sein d’un même secteur etabordent la diversité culturelle et sa gestion tellequ’elle se pose au quotidien dans les différentssecteurs.

Si la nécessité d’aborder ces questions se faitaujourd’hui sentir avec autant d’acuité au seindu secteur des maisons de repos, c’est que laBelgique découvre avec étonnement unphénomène pourtant prévisible : les immigrésvieillissent.Le secteur se trouve ainsi dans la situation dedevoir accueillir un public aux besoins spéci-fiques pour lequel rien n’a été envisagé, lafigure même de l’immigré âgé demeurantjusqu’à peu totalement absent de l’imaginairesocial.Comme celle de l’immigré chômeur, lareprésentation de l’immigré âgé n’a, jusqu’àaujourd’hui, pas droit de cité et donc est supposéne pas exister de fait. Or, ils existent.

Une imprévoyance partagée

Le décalage entre les faits et la conscience deceux-ci résulte de la focalisation des politiquesmigratoires initiales sur le court terme. Lemanque d’attention au phénomène du vieil-lissement des populations immigrées découledu caractère temporaire de l’immigration demain-d’œuvre étrangère. Tant les autorités,l’opinion publique des pays d’accueil que,j’insiste, les migrants eux-mêmes entretenaientl’idée que leur séjour était temporaire, lié autravail qu’ils devaient accomplir. Or la situationa évolué : les travailleurs ont été rejoints parleur famille, quant ils ne l’ont pas fondée ici.Les enfants sont nés et ont fait leur scolaritédans le pays d’accueil. Les parents eux-mêmesont parfois adopté certains comportementsmodes de vie et de ce pays d’accueil. A mesureque le temps s’écoule le projet de retour devientmoins évident.Le pays a donc fait appel à de la main-d’œuvreet découvre qu’au-delà des mains, il y a deshommes, des familles, hier des enfants etaujourd’hui des seniors.A cet argument de temporalité s’ajoute le para-doxe que, de façon régulière, l’immigration estévoquée comme LE remède au vieillissementdes populations ‘locales’, or les immigrésvieillissent aussi.

Ainsi, le vieillissement de ces populationsimmigrées est la conséquence logique d’unepart de l’évolution démographique et d’autrepart du nouveau visage de l’immigration(installation durable, immigration de travailpassée à une immigration de peuplement…).

Cette conception traditionnelle de l’immigrationcomme phénomène temporaire va se traduirepour cette population vieillissante, mais c’estvrai aussi pour d’autres franges de la populationimmigrée comme les jeunes, par des problèmessociaux : précarité des conditions de vie,difficulté d’accès aux institutions en raisonnotamment d’une maîtrise insuffisante de lalangue nationale et donc accès difficile à laconnaissance de leurs droits quant à la sécuritésociale par exemple…

Les immigrés vieillissent aussiZakia Khattabi,licencée entravail social,collaboratrice auCentre pourl’égalité deschances et de lalutte contre leracisme.

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Les personnes âgées d’origine étran-gères posent des problèmes de santéspécifiques. Ne serait-il pas temps des’en préoccuper…

Mots clés :cultures etsanté –personnesâgées

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

D’autres lieux et d’autres temps

Ces migrants âgés ne constituent pas un groupehomogène : ils diffèrent tant dans leur parcoursmigratoire que dans leurs réalités sociales,culturelles ou linguistiques quotidiennes.Il n’en demeure pas moins que la populationimmigrée qui entre dans le troisième âgeaujourd’hui, qu’elle soit issue des vaguesmigratoires des années ‘50 (et autres) ou d’unregroupement familial plus récent, présente lacaractéristique commune d’une socialisationdans le pays d’origine. Ces nouveaux seniorsvéhiculent bien souvent des traits culturelspropres à leur culture d’origine que l’âge renfor-ce. D’aucuns gardent, en général des difficultésà s’exprimer dans une des langues nationales,ont maintenu des modèles traditionnels enmatière de relations homme/femme, continuentà évoluer dans un imaginaire où l’organisationsociale est encore bien codifiée à l’image de lasociété traditionnelle qu’ils ont quittée, tellequ’ils l’ont quittée.Dès lors, dans l’accès aux institutions pourpersonnes âgées, les écarts culturels risquentde se faire sentir de manière aiguë, ne fut-ceque dans des gestes de la vie quotidienne.Par exemple, dans l’offre de services à domicile,certaines infirmières refusent d’enlever leurschaussures lorsqu’elles entrent dans la maisond’une personne d’origine turque ou marocainequi bénéficie de leur service. Comme si lepersonnel de ces institutions estimait qu’aprèsune si longue présence en Belgique, il n’étaitpas normal que ces immigrés ne soient pasdevenus tout à fait belges.De même, des malentendus surgissent autourde l’accueil que les personnes immigrées d’uncertain âge réservent lors de la visite de cepersonnel infirmier. Ce personnel soignant nousassure de sa bonne volonté à l’égard de cesimmigrés âgés, mais il ajoute immédiatementque le problème c’est qu’ils ne sont même pascontents lorsqu’on vient pour les aider…La réalité est toute autre : ces immigrés âgéssont tout simplement honteux de devoir faireappel à d’autres personnes que leurs proches.En maison de repos se poseront des questionstelles que la mixité du personnel soignant – les

femmes turques ou marocaines ne voulant passe faire soigner par des hommes - ou telle quela communication entre les uns et les autres(langue). Se posera également la rencontre entreles vieux belges et les vieux immigrés…

Gardons-nous cependant bien de figer le cultu-rel en culturalisme, empaillant ces populationsdans nos propres clichés et oubliant que l’écartculturel ente les générations de la population‘autochtone’ peut-être aussi conflictuelle.

Il existe d’énormes préjugés sur l’attitude desBelges à l’égard des personnes âgées, des

préjugés encore renforcés par la méconnaissanceabsolue des institutions qui accueillent le troisième

âge. Les réflexions qu’on entend : un Marocainâgé affirme ne pas comprendre pourquoi unepersonne qui n’a jamais été en prison, qui n’a

rien fait de mal dans la vie doive être enferméepour le restant de ces jours.

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C A H I E R

Vers une compétenceinterculturelle

L’interrogation qui s’impose alors quant à laprise en charge efficace des migrants âgés estla suivante : faut-il orienter ces migrants versdes structures de droits communs, c’est-à-diredestinées à tous, ou faut-il concevoir des instan-ces taillées sur mesure ? Cette interrogationrenvoie plus généralement au modèle de sociétémulticulturelle que nous voulons défendre.

Le Centre fait l’hypothèse que l’intégration dela préoccupation interculturelle dans l’offre desoins appropriés et de services aux personnesâgées pourrait vraisemblablement suivre deuxvoies distinctes mais complémentaires :

• une politique de l’acceptation réciproque afinde lever les appréhensions mutuelles entre lesimmigrés et les services de soins et d’accueildes personnes âgées par l’information et larencontre de ces vieux immigrés avec cesservices et leurs usagers belges d’une part,par l’organisation d’initiatives interculturellesau sein des services, d’autre part ;

• une politique de formation initiale et conti-nuée du personnel soignant, hôtelier etd’animation actif dans les services auxpersonnes âgées afin de permettre aux profes-sionnels de travailler adéquatement encontexte de diversités culturelles. Il s’agit depromouvoir dans ces services une ‘compé-tence interculturelle’ qui vise la connaissance,voire la reconnaissance dans un premiertemps, de la spécificité du public des vieuximmigrés tant dans ses aspects sociaux queculturels. Cette compétence ne vise pas laconnaissance objective et exhaustive de laculture de l’autre mais bien une capacitéd’empathie susceptible de favoriser ledépassement des différences, voire des chocsculturels.

Si l’éveil des consciences au phénomène duvieillissement des populations immigréess’impose, il n’en demeure pas moins que lesréalités et les conséquences de ce phénomènerestent du domaine du pressentiment. C’estpourquoi le Centre pour l’égalité de chances etde la lutte contre le racisme préconise une étudeau niveau des trois régions qui permettrait,

Contribution au colloque du 23/10/2003organisé par l’Association des directeurs demaisons de repos portant sur le managementde la diversité dans les maisons de repos

Les immigrés vieillissent aussi

d’une part, de quantifier le phénomène et,d’autre part, d’identifier clairement les besoinsspécifiques non seulement des populationsâgées issues de l’immigration mais égalementceux des professionnels concernés.

La prise en compte du vieillissement despopulations immigrées ne relève pas seulementdu questionnement institutionnel quant à leurprise en charge, aux réponses professionnelleset techniques à apporter mais bien plus fonda-mentalement de la place que la société d’accueilest prête à accorder aux migrants de la premièregénération, sujets non seulement de leur histoireindividuelle mais également de l’histoirecollective de la Belgique.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Historique

Certains travaillaient depuis plus de vingt ansdans le quartier et avaient constaté combien lesréponses en termes de soins en santé (généraux)n’étaient absolument pas adaptés à la populationde ces quartiers, que ce soit la population belge,très défavorisée, ou la population d’origineétrangère. Cette constatation a amené à vouloirrépondre de manière plus adéquate à ces deman-des qui, sans cela, restaient sans réponses. Etc’est ce qui a amené certains membres fonda-teurs du centre D’Ici et D’Ailleurs à s’interrogersur toute cette problématique et à commencerà travailler ensemble.

Au départ, les membres de l’équipe du centrese sont rassemblés sur base de la demande dedivers intervenants dans la santé mentaleéprouvant des difficultés avec des patientsvenus « d’ailleurs ». Ce travail, débuté fin 93,a pris de plus en plus d’ampleur vul’augmentation des demandes. Il se faisait dansdeux maisons médicales (une à Molenbeek etune autre à Saint-Gilles) en soirée et le samedimatin. Le besoin s’est alors fait ressentir destructurer les activités et c’est ainsi que l’asblD’Ici et D’Ailleurs est née en mars 1996. Lorsde l’assemblée fondatrice, il fut décidé que lesquatre membres de l’équipe d’alors mettraienten route un projet de centre de consultationspsychologiques. Un peu plus d’un an plus tard,une réponse positive parvenait à l’équipe, et unbudget était alloué, permettant la création d’uncentre où les patients pourraient venir s’expri-mer dans leur langue s’ils le souhaitaient, etdans le respect de leur culture.

En 1997, le centre s’ouvrit dans des locauxaccessibles aux personnes handicapées, situésdans le Vieux Molenbeek à deux pas du Canal.L’activité du centre s’est tournée vers leshabitants de ces quartiers dont la population estmajoritairement récente (moins de trente ans),et souvent d’origine étrangère.Les envois de patients se sont faits de la part detravailleurs de la santé d’horizons très diffé-rents, mais les travailleurs de première ligneétaient les plus nombreux (médecins de famille,assistants sociaux, ...).Plus de cinq ans après son installation dans le« Vieux-Molenbeek », cette partie de Molen-

D’ici et D’Ailleurs

Récemment agréé, le centre de santémentale D’Ici et D’Ailleurs est immergédans un quartier qui cumule différencesculturelles et précarité (Molenbeek-Saint-Jean à Bruxelles). Le travail nemanque pas...

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DominiqueVossen,

psychiatre, centreD’Ici et

D’Ailleurs.

L’accueil des patients peut se faire en plus dedix langues. Si nécessaire, il est égalementfait appel à des interprètes. Ceux-ci viennentsoit de la Coordination et initiatives pourréfugiés et étrangers (CIRE), soit ont été trouvéspar l’équipe du centre qui se constitue petit àpetit un « carnet d’adresses » bien utile dansnombre de circonstances. La difficulté de cettesituation est que cela revient cher et qu’il y amême des moments où nous nous retrouvonsen difficulté pour payer certains interprètes(dresser une fiche de paie pour une interventiond’une heure coûte presque plus cher quel’intervention elle-même !).

Mots clés :cultures et

santé –santé

mentale.

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C A H I E R

beek-Saint-Jean comprise entre le canal, Touret Taxis, la ligne de métro et la gare de l’Ouest,le centre D’Ici et D’Ailleurs a vu ses possibilitéss’accroître.

C’est dans ce quartier à forte densité de person-nes d’origine étrangère, tout proche du « PetitChâteau », et qui a subi une mutation radicaleces vingt dernières années, que l’équipe ducentre développe ses activités. Ce quartier s’esttransformé en monde multiculturel : on yretrouve en effet une vieille population belgede souche (composée de personnes âgées et dequart-monde), de nombreuses personnes origi-naires du Nord du Maroc, d’Anatolie en Tur-quie, des réfugiés yougoslaves, des Africainsqui s’y sont établis après un passage au « PetitChâteau », et bien d’autres personnes venantde tous les coins de la planète !La population fréquentant le centre reflète enbonne partie cette diversité, même si certainespersonnes se déplacent de toute la régionbruxelloise, et parfois de plus loin, pour venirse faire aider au centre D’Ici et D’Ailleurs quiest un des rares à pouvoir recevoir les gens dansleur langue...

Les envoyeurs aussi se diversifient avec letemps, de même que les raisons pour lesquellesles personnes sont envoyées au centre. Ainsi,plus le temps passe, plus les situations quiarrivent au centre ont déjà accompli un certainparcours de démarches, aux résultats infruc-tueux, dans d’autres structures prodiguant dessoins en santé mentale.Le travail effectué par les thérapeutes del’équipe du centre est en majeure partie dutravail d’entretien individuel, qui peut se fairedans la langue du patient si ce dernier le sou-haite. Le temps restant est consacré au travailthérapeutique au cours des consultationsd’ethnopsychiatrie.Le nombre de consultations, tant individuellesque d’ethnopsychiatrie ne cesse d’augmenter.Il y a eu en 2002 près de mille sept centsconsultations psychologiques, près de quatrecent cinquante consultations logopédiques etplus de trois cent vingt consultations sociales,plus de cinq cents consultations psychiatriqueset plus de cent cinquante consultations d’ethno-psychiatrie. Il reste cependant un problème,c’est le taux relativement élevé d’absence (lapersonne ne vient pas ou annule ou reporte son

rendez-vous en dernière minute) qui tourne auxalentours de 20%. Les demandes sont de plusen plus diverses et proviennent soit d’inter-venants, soit des patients eux-mêmes, cesderniers étant originaires de lieux de plus enplus lointains de notre pays.

Une autre difficulté vient du nombre croissantde demandes de traitement pour les enfants,demandes auxquelles il est difficile de répondreactuellement. Un sous-groupe s’est constitué ausein de l’équipe, mais doit impérativement êtrerenforcé tant du point de vue nombre que dupoint de vue compétences (pédopsychiatre,thérapeute du développement,...).Que ce soit pour un candidat réfugié politiquequi s’est vu refuser le statut alors qu’il sembleimpossible qu’il retourne dans son pays ou quece soit pour un habitant du quartier dépassé parles différents papiers qui lui arrivent, il convientd’être le plus adéquat face à la souffrance vécuequotidiennement.

L’ethnopsychiatrie

La technique utilisée pour les consultationsd’ethnopsychiatrie fait appel à quatre élémentsimportants.

1. Tout d’abord, la langue : il est importantde rendre présente la langue dans laquelle sestructure, se construit spontanément la penséedu patient. Il y a en effet des choses inexpri-mables dans une langue autre que la sienne. Laprésence d’un médiateur ethnoclinicien, qui vaégalement traduire les intentions du patient, estindispensable dans cette situation.

2. Ensuite, le groupe : le patient est reçuaccompagné de sa famille et/ou de ses amis parun groupe composé du thérapeute principal etde co-thérapeutes, d’origines diverses. Celarend possible la circulation de la parole au seindu groupe et permet plus facilement l’évocationd’étiologies traditionnelles.Les patients d’origine étrangère essaient de serepérer entre le même et l’autre. Il est doncimportant que, dans le groupe, il y ait présencede culturellement identique, mais aussi« d’autres » étrangers, comme le patient, maisde langue et de cultures différentes.

D’ici et D’Ailleurs

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Le groupe a différentes fonctions :

• D’abord une fonction statique. Par sa res-semblance aux pratiques traditionnelles, ilpropose au patient un cadre entre les deux,métissé. « Ici, on est comme en famille », « plusil y a d’avis, mieux c’est » peut-on y dire. Celarappelle en quelque sorte l’assemblée des paysarabes, ou aux palabres africaines sur la placedu village. Autre possibilité que permet legroupe, c’est le maniement des étiologiestraditionnelles qui n’est possible qu’en son sein.

• D’un point de vue dynamique, le groupe per-met un discours sur le patient, et un déroule-ment kaléidoscopique des interprétations.Chacun pourra y aller de sa manière de voir leschoses, ainsi un Kabyle dira « chez nous,lorsque les femmes lancent des vérités, c’esttoujours en chanson » ou un Sénégalais dira« chez nous, on chante aux poules... » tout celapour parler de propos qui sont adressés àquelqu’un de précis. Le patient n’hésitera plusguère à communiquer le sens qu’il donne à cequi lui est arrivé, après avoir entendu déjà cesdifférentes versions...

• La disposition en groupe a aussi une fonctionde portage culturel et psychique, qui permet lacirculation d’étiologies semblant irration-nelles, sans mépris et sans condescendance dela part du thérapeute. Ainsi, un Sénégalaispourra dire, « chez nous, on dirait quequelqu’un l’a mangé », un Antillais qu’« unsaint l’a appelé » et le patient expliquera alorsqu’on a, par exemple, dit à son propos quequelqu’un lui avait fait du mal, probablementquelqu’un de la famille... Il ne lui est dès lorsplus demandé de traduire sa plainte en « termesscientifiques » qui lui sont difficilementaccessibles et évocateurs !A la fin de la consultation, le thérapeuteprincipal va énoncer sa proposition qui doitpermettre, en partant du discours du groupe,une réorganisation des éléments propres dupatient.

3. D’autre part, la médiation : en effet, il nesuffit pas seulement de traduire la langue, il fautaussi faire surgir le monde culturel du patient.Parmi les thérapeutes, il est plus qu’indispen-sable qu’il y ait un thérapeute-médiateur quipuisse parler la langue du patient pour

communiquer et comprendre certes, maissurtout pour permettre aux thérapeutes d’ac-céder au monde du patient. En d’autres termes,traduire le texte et le contexte. Quand ce mondesurgit, apparaissent en même temps lesétiologies qui donnent sens aux désordres, ainsique les techniques qui traitent ces désordres.

4. Enfin, la temporalité du travail est aussiimportante : la consultation dure souvent deuxheures, voire plus. Cela permet un travail enprofondeur, qui se déroulera le plus possibleen présence des intervenants qui accompagnentle patient (médecin traitant, assistant social,psychologue, éducateur,...).

C’est le moment de rappeler que la consultationd’ethnopsychiatrie peut être utilisée comme uneconsultation de seconde intention, c’est-à-direà laquelle il est possible de recourir si d’autrestraitements psychologiques ou psychiatriqueshabituels n’ont pas donné de résultats suffisants.Les éléments qui auront surgi au cours de laconsultation pourront être repris par l’inter-venant habituel durant les entretiens qui sedéroulent entre les consultations d’ethnopsy-chiatrie, souvent espacées de quelques mois. Ils’agit donc bien d’une consultation qui s’ajouteà un autre suivi psychothérapeutique, individuelou familial.

L’activité clinique et laprévention

Lors des consultations d’ethnopsychiatrie, lepatient peut-être reçu aussi bien seul qu’avecles membres de sa famille et/ou les intervenants(médecin traitant, assistant social, éducateur,psychologue, ...) qui le suivent à l’extérieur. Cedispositif consiste en une prise en charge d’unefaçon simultanée avec ces derniers. Cependant,il arrive que les intervenants en santé mentalene soient pas disponibles. La consultation degroupe peut alors déboucher sur une prise encharge individuelle par un des membres ducentre de façon à assurer une certaine continuitéet offrir au patient un autre cadre de travail quecelui qui revient au cadre groupal.

Les demandes de psychothérapie individuellereçues au centre peuvent se faire dans la langue

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du patient. Cette offre est d’une grande impor-tance à nos yeux. Il existe des gens qui n’ontjamais pu voir quelqu’un et parler de leursdifficultés du seul fait de la barrière de la langue.A la demande de médecins d’autres institutions,comme les hôpitaux universitaires par exemple,un suivi médical et psychiatrique a été assurépour un certain nombre de patients, entre autreslors de la poursuite de mesure de mise enobservation. Par ailleurs, un certain nombre depatients fréquentant le centre nécessiteégalement un suivi sur le plan médical et/oupsychiatrique qui n’est pas assuré ailleurs.

Le centre est aussi sollicité pour des missionsplus spécifiques telles que la psychomotricité,les visites en prison, la passation des tests intel-lectuels et psychologiques ainsi que l’élabora-tion et la réalisation des projets de prévention(délinquance, maltraitance, violence conjugale,abus sexuels, ...).

En général, les demandeurs sont de naturesvariées : les plus assidus à faire appel à noussont les médecins traitants, les hôpitaux géné-ralistes, les hôpitaux universitaires de Bruxellesainsi que les maisons médicales. Mais la naturetrès complexe des problèmes que rencontrentnos patients fait que ces derniers sont suscepti-bles de nous être envoyés par les institutions et

les personnes les plus diverses : avocats, centrepour jeunes, mission locale, plannings fami-liaux, services psychosociaux, prison. Ainsi, lecentre s’est vu de plus en plus proposer par lemonde judiciaire des situations relevant à la foisde son domaine et du domaine médical.Quelques services juridiques (Tribunal de lajeunesse, service de protection de la jeunesse,service de médiation pénal) ont sollicité notreparticipation pour réaliser des médiations entreles membres de famille en situation conflic-tuelle, pour aider à résoudre les problèmes demaltraitance, pour canaliser les débordementspathologiques (liés à la fugue, à la toxico-manie...), ... Le centre se charge alors de convo-quer les personnes concernées et de réfléchiravec elles sur leurs problèmes et propose lespistes de travail qui lui semble adéquates pourapaiser tensions et conflits. Outre ces origines,le centre reçoit des demandes effectuées par despersonnes ayant pris connaissance de sonexistence, d’une façon spontanée.

Le travail avec les enfants

Les demandes de suivi ou de bilan ne cessentd’augmenter. Cela nous pose problème vu lesmoyens dont nous disposons, c’est-à-dire uneéquipe très restreinte et un matériel réduit.Les demandes nous parviennent par l’inter-médiaire des écoles, des intervenants quitravaillent avec les enfants, des professionnelsde la santé ou encore par l’initiative spontanéedes parents ou de la famille.D’autres services de santé mentale qui, soit nesentent pas aptes à répondre de manière adé-quate à la demande compte tenu de son contexteculturel, soit sont débordés par les demandes,nous renvoient très régulièrement des patients.Les enfants reçus dans notre service ontgénéralement entre deux et treize ans environ.Ils sont originaires de différents pays. Ils sontnés ici, avec des parents d’origines diverses,ou sont arrivés en Belgique parce que leurfamille a immigré dans notre pays.Ces enfants parlent des langues diverses, ce quinécessite des médiateurs connaissant aussi biences langues que le contexte culturel dans lequelelles sont utilisées.Après les entretiens préliminaires, différentespropositions peuvent être faites aux enfants et

D’ici et D’Ailleurs

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

à leurs familles. Soit il est proposé une guidancefamiliale avec l’enfant et sa famille. Soit unsuivi psychologique individuel de l’enfant. Soitun bilan et une évaluation : demande d’un avissuite à l’observation de l’enfant et entretiensavec les parents.D’autres demandes proviennent du Tribunal dela jeunesse. Ces enfants sont alors vus soit dansle cadre d’un examen médico-psychologiquedemandé par le juge de la Jeunesse, soit quandce dernier a demandé une guidance familiale.Il arrive également qu’il soit proposé à l’enfantun traitement logopédique compte tenu de laproblématique présentée.

Le travail avec les réfugiés

Les réfugiés ont toutes les raisons du mondede ne pas aller bien suite à ce qu’ils ont vécu(dans leur pays d’origine et lors des conditionsde voyage vers la Belgique) mais aussi suite àce qu’ils vivent en Belgique même : accueil,conditions de logement et de séjour souventpénibles, menace d’expulsion, ...Même si différents désordres mentaux sontprésents comme les troubles post-traumatiques,les troubles de la personnalité, les dépendancesaux produits, les troubles psychosomatiques, lestentatives de suicide, ... les réfugiés n’ontsouvent pas le temps de se poser de questionssur leur santé, ils ont généralement besoin des’installer avant de penser à ce qu’ils ont vécuet à leur traumatisme. D’autre part, les « psys »ne font pas souvent partie de la culture desréfugiés. L’école et les centres PMS sont alorssouvent une porte d’entrée pour une prise encharge psychologique ultérieure.

La prise en charge thérapeutique peut se pré-senter sous différentes formes. Les psycho-thérapies individuelles et les suivis médicauxpeuvent se réaliser dans la langue du patient,en tenant compte du fait que certains réfugiéspeuvent souhaiter un « psy » de leur culturealors que d’autres pas. Les consultationsd’ethnopsychiatrie, de par notamment leurconcept de groupe et de par la possibilité deparler la langue maternelle du réfugié, peuventlui permettre de se repérer entre « le même » et« l’autre » (ce concept a trait aux culturessemblables et différentes présentes dans le

groupe). De plus, l’inter-culturalité de l’équipe,le caractère pluridisciplinaire, l’adhésion à ungroupe peuvent récréer un sentiment d’appar-tenance. La prise en charge thérapeutique nedoit cependant pas se substituer à l’actionproprement dite. Ainsi, une mère angoissée pourses enfants restés au pays, peut avoir surtoutbesoin de leurs nouvelles. De même, l’organi-sation d’un bénévolat peut conforter une dimen-sion d’utilité et donc de valorisation.

La prudence s’impose lors de la prise en chargedes enfants et des mineurs, notamment en cequi concerne un risque de disqualification durôle des parents et en ce qui concerne un risquede « diagnostic trop rapide » de maltraitance(situations vécues comme saines dans certainescultures).D’autres complications peuvent survenir lorsde la prise en charge de réfugiés. Certainesd’entre elles ne sont pas propres à ceux-ci maisaux immigrés de manière plus générale. Eneffet, la barrière linguistique, même en présenced’un interprète, complique l’étape du diagnosticet celle du consentement du patient.Les professionnels de la santé sont aussi et sou-vent mis à mal lors de la menace d’expulsion,problème touchant plus particulièrement lesréfugiés. Ces menaces ont un impact direct surla prise en charge psychologique : les réfugiésn’ont en effet pas intérêt à aller mieux.

Par ailleurs, comment expliquer le nombrecroissant de demandeurs d’asile qui s’adressentau centre D’Ici et D’Ailleurs ?Bien sûr, il y a la proximité du « Petit-Château », la spécificité de l’équipe du centre...mais il y a toutes les modifications apportéesaux lois qui portent sur l’accès au territoire, leséjour, l’établissement et l’éloignement del’étranger, lois dont l’objectif essentiel est lecontrôle drastique des flux migratoires.Aujourd’hui, le demandeur d’asile ne reçoit plusd’aide financière, a l’obligation de se domicilierdans un centre d’accueil agréé, doit s’inscrireobligatoirement au CPAS désigné, ... Tous cesdispositifs astreignants visent à dissuader lademande d’asile et ont comme corollaire uneprésence accrue des intervenants sociaux dansla prise en charge des demandeurs.Certains demandeurs d’asile, parce qu’ils onttrop investi dans des rêves et quelques fois desprojets dans l’exil, craquent et tombent malades.

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Et être malade reste parfois pour eux le dernieret ultime recours pour retarder ou éviter lareconduite aux frontières ou l’expulsion.En quittant son pays dans des circonstancestoujours difficiles et pénibles, et parfoistragiques, le demandeur d’asile pense et espèrequ’il sera « bien » accueilli ou tout au moins« mieux » traité qu’il ne l’a été chez lui.

Le Groupe Album

Le Groupe Album est le fruit d’une collabo-ration avec l’association Le Foyer responsabled’une formation de médiatrice en santé(professionnels trait d’union entre le corpsmédical et les patients immigrés).Le projet part du constat que les personnes enformation – toutes issues de l’immigration - sontà la fois pleine d’énergie créatrice mais égale-ment face à des difficultés dans lesquelles lelien entre cette fonction et leur propre histoirepeuvent les nouer. À titre d’exemple :

• A qui être loyal : à ma culture d’origine et àses étiologies et traitements traditionnels ouau système de soins de santé occidental ? ;

• Comment prendre place dans le corps médi-cal et contribuer à la compliance au traitementsans être submergé par des sentiments deréparation, consolation ou dépassé par desdemandes impossibles ? ;

• Quelle place cette fonction peut-elle prendredans ma vie familiale, mon couple, malignée ?

C’est pour ces raisons qu’un groupe s’estconstitué en septembre 1999 avec pour objectifsde permettre à chaque participant de rencontrerses racines, souvenirs, sentiments… afin d’êtreplus au clair avec lui-même et avec ce qu’ilsouhaite partager, transmettre, ... avec la placequ’il souhaite prendre sur les plans profession-nel, social, ...Afin d’aborder concrètement tous ces aspects,le groupe travaille sur base de la thématique del’album de famille. Chacun y met ce qu’ilsouhaite : la photo d’un grand-parent ou duvillage natal, un dessin, un texte relatant uneanecdote, un sachet contenant des épices ou dusable, une recette de cuisine, une prière, unconte, une fleur séchée…Étymologiquement, un album est un tableau

blanc, la page vierge sur laquelle je vais inscriremes premiers pas. Je me construis au fur et àmesure que je m’inscris. Chaque participantpartage avec les autres membres du groupe lespages qu’il souhaite.Sur le plan méthodologique, le travail est effec-tué en alliant ethnopsychiatrie et psychodrame :

• L’ethnopsychiatrie fait le pont entre lesaspects intra-psychiques, familiaux (au senslarge) et culturels.

• Le psychodrame, grâce à la mise en situationet aux jeux, offre une manière dynamiqued’aborder les difficultés, sans nécessairementrecourir à des verbalisations sophistiquées.

La Marelle, maison ouverte

Trois membres de l’équipe participent auxréunions du groupe qui a créé l’association LaMarelle, groupe constitué de participants venantdu centre de guidance de Molenbeek, de lamaison médicale Norman Bethune, du centrede santé mentale Le Prologue, du centre desanté mentale Le Norois ainsi que du centreD’Ici et D’Ailleurs. Le travail a abouti à lacréation d’un lieu d’accueil de l’enfant (de zéroà trois ans) accompagné d’un adulte qu’ilconnaît, inspiré du modèle de la Maison vertecréée à Paris par Françoise Dolto. L’installationde ce lieu d’accueil s’est fait dans le nord-ouestde Bruxelles (rue F. Mus, au coin de la rue JeanDubrucq). Cela implique des réunions régu-lières et la délégation de deux personnes pourcinq heures par semaine. Le centre D’Ici etD’Ailleurs est probablement la seule institutionparticipante qui peut proposer des accueillantsparlant une autre langue que le français (arabe,turc, ...), ce qui permet l’accueil de parentsoriginaires d’ailleurs dans ce lieu d’accueil.

Travail en prison

A la demande de personnes incarcérées oud’avocats, des travailleurs du centre D’Ici etD’Ailleurs se rendent en prison pour rencontrerles personnes incarcérées.Cela peut être une demande de suivi individuelmais aussi une demande d’expertise suite à unemise sous le statut de la défense sociale. Il arrive

D’ici et D’Ailleurs

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

en effet régulièrement que des patients soientsous le régime de défense sociale, souventdepuis un temps assez long et dépassant large-ment le temps d’emprisonnement qu’ils pou-vaient encourir suite à leur délit. Ils souhaitentsortir de « l’article 21 » et demandent donc unrapport d’expertise confirmant leur « non-dangerosité ». Il s’agit le plus souvent depatients d’origine étrangère, dont les symp-tômes sont interprétés sans tenir compte dumoindre décodage culturel.

Rendre pensable un espaceinterculturel

Lorsque l’on migre, on se déplace aussi avecsa culture. Tout migrant transporte avec lui leséléments symboliques et des schèmes compor-tementaux qui ont servi à la construction de sapersonne. Et si la phase d’adaptation et d’inser-tion requiert un deuil de certains éléments del’ancien milieu, il reste un fond sur lequel lemigrant se base pour créer une nouvellehoméostasie.Dans le domaine médico-psychologique, lalittérature pointe largement les complicationsrelatives à la rencontre avec des patientsmigrants présentant le plus souvent desmanifestations pathologiques qui, parce queconformes à leurs représentations culturelles,ne s’insèrent qu’avec difficulté dans les cadresnosographiques et thérapeutiques scientifiques.Au centre D’ici et D’Ailleurs, nous tentons deprendre en compte cette difficulté, dans undispositif thérapeutique conçu pour qu’ellepuisse s’exprimer. L’idée qui préside à une telledémarche se ramène à ceci : les migrants neviennent pas en effet de nulle part, ils ont, aucontraire, un passé, une histoire, un savoir. Pour« soigner » il est nécessaire de tenir compte sesétiologies relatives au « malheur » et à lamaladie, à l’extrême diversité de ses systèmesthérapeutiques, de ses structures familiales, auxstatuts des femmes, des hommes et des enfants,mais aussi à ses mythes fondateurs, son monde,la destinée de ses morts.Quand on fait surgir ce matériel, c’est aussi toutle cadre social et culturel dans lequel le patients’est structuré en tant que personne et en tantque membre d’une famille que nous revivifions.La diversité des langues, des techniques, des

coutumes, des religions, des manières de vivreau quotidien forme une mosaïque de cultures.Chacune représente sa singularité et celles desautres au moyen de représentations culturelles.Les cultures sont vivantes. Elles se croisent, semodifient et s’influencent. Cette mosaïque estune richesse universelle dans laquelle chaqueêtre humain peut se reconnaître.Notre objectif est d’apporter une aide psycholo-gique aux personnes dont les difficultés sontliées à l’acculturation ou s’expriment au traversleur monde culturel. L’acte migratoire prenddifférentes formes mais les personnes que nousrencontrons souffrent toujours d’une manièreou d’une autre de cette difficulté à puiser dansle trésor de leurs représentations collectives età créer un espace d’acculturation favorable àl’intégration, celle-ci étant entendue comme unecapacité de se référer à une culture d’origine età une culture d’accueil. Ce que nous proposonsest simple, mais combien indispensable :introduire et faire travailler par l’évocation etle récit les jeux de représentations culturelles ;non seulement celles des consultants et cellede la culture d’accueil mais d’autres encore. Cesdernières fonctionnent alors comme tiers avecle bénéfice de rendre pensable, représentableun espace interculturel et humain transitionnelpermettant une élaboration psychique.

82 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

En mai 2001, un contrôle policier musclédéclenche la révolte des jeunes du quartierSaint-Antoine (Forest, Bruxelles) en majoritéd’origine marocaine. Pendant trois jours, lapolice n’a pu su maîtriser la situation.C’est alors que des parents marocains ont décidéde prendre les choses en main. Il s’en est suiviun dialogue avec les jeunes du quartier, lapacification s’est déroulée sans encombre et endehors de la présence policière débordée etincongrue car perçue, étant donné soncomportement, comme une provocation.Ce succès par la prise de responsabilité desparents a suscité une prise de conscience chezces derniers. Un groupe de parents s’est réuniafin d’analyser les causes des problèmesinhérents au quartier.

Un bilan a été dressé sans complaisance :• démission des parents ;• échec voire décrochage scolaire ;• analphabétisme chez certains parents ;• sentiments d’abandon des familles en

difficultés ;

• quasi-absence du dialogue entre les parentset le corps enseignants ;

• Absence de soutien aux parents dans leursmissions éducatives ;

• Absence d’encadrement des élèves endifficultés.

Certains parents déjà actifs dans le mondeassociatif ont proposé la création d’une associa-tion qui prendra en charge la problématique ettentera par différentes actions d’apporter desréponses.C’est ainsi que l’APOMSA a été constituée avecpour mission première de prendre à bras lecorps la problématique du mal-vivre, bombe àretardement prête à exploser sous le moindreprétexte.Le rôle que s’est donnée l’APOMSA est d’agirà différents niveaux pour prévenir toutdébordement en s’attaquant à la racine du mal :

- L’absence de dialogue entre les autoritéset les habitants ;

- L’absence d’encadrement des jeunes ;- L’absence de représentants des parents

auprès des corps enseignants ;- L’échec et le décrochage scolaire.

Aujourd’hui l’APOMSA a douze ans d’âge, pé-trie d’expérience et consciente du rôle qu’ellea joué, elle compte continuer à œuvrer pour lapromotion du dialogue citoyen et la responsa-bilisation des parents et des jeunes face auxdroits et devoirs de chacun.

Grâce au fonctionnement démocratique qu’elledéveloppe, l’APOMSA a su multiplier sesactivités et obtenir des résultats notammentl’école des devoirs, les cours de rattrapages, laludothèque, l’atelier théâtre, concours de dessinainsi que les visites de musées et les sortiespédagogiques. En outre l’APOMSA coordonneses actions avec les autres associations duquartier. Aujourd’hui l’APOMSA est victimede son succès, la demande va grandissante etles moyens logistiques restent limités, noussommes forcés de refuser des inscriptions. Lesmembres actifs sont des bénévoles qui exercentd’autres activités professionnelles, nous nedisposons d’aucun staff permanent !L’initiative de la création de l’APOMSA a faitdes émules : Anderlecht, Saint-Gilles, Tubize,etc., ont vu naître les mêmes associations avecle même projet.

APOMSA*Bencheikh Kébir,président del’asbl.

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Les populations d’origine étrangèressont parfaitement capables de prendreleurs problèmes en charge.

* Association depersonnesd’originemaghrébinnes desaint-Antoine

Mots clés :cultures etsanté

83Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Une mission au MarocThierry Lahaye,service santé de

la commissioncommunautaire

francaise

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Le système de santé au Maroc

Le système de santé au Maroc s’articule autourde trois secteurs :

• Un secteur public qui réunit le service desanté des forces armées et les structures duMinistère de la Santé Publique. Celles-cidéveloppent des activités curatives, deprévention et de promotion de la santé, àtravers deux réseaux : le réseau de soins desanté de base (dispensaire rural, centre desanté communal, hôpital local, centre de santéurbain), et le réseau hospitalier hiérarchiséen trois niveaux d’intervention : lapolyclinique de santé publique et le centrehospitalier provincial, le centre hospitalierrégional, le centre hospitalier universitaire ;

• Un secteur privé à but lucratif (libéral),concentré dans les villes en raison de laproximité d’une demande substantielle etsolvable. La médecine privée et libéraleoccupe une place importante dans le champmédical marocain et cela, malgré sa faibleimportance.

• Un secteur privé à but non lucratif qui com-prend les établissements de Caisse nationalede sécurité sociale et les établissementsmutualistes.

Le système sanitaire marocain se concrétisedans le cadre du plan de développementsanitaire.

1960-1964 : L’accent est mis sur le dévelop-pement de la prévention et la formationprofessionnelle : renforcement des groupessanitaires mobiles, des services d’hygiènescolaire (ruraux et urbains), des dispensairesurbains. Au niveau hospitalier, le plan visait àl’achèvement des hôpitaux en chantier, lamodernisation et la construction de certainshôpitaux.

1965-1967 : Les principaux axes d’action ontporté sur la prévention, le curatif, la mobilitédu personnel et la lutte contre les fléaux sociaux.Le plan visait la poursuite de la lutte contre lesmaladies transmissibles, la protection deshabitants contre les nuisances du milieu et àinciter les habitants à participer à l’améliorationde leur santé.

1968-1972 : Cette période est caractérisée parune accentuation de la formation du personnelmédical et paramédical, la maintenance dupatrimoine hospitalier ainsi que le dévelop-pement des réseaux de diagnostic et de soinsambulatoires et de prévention, tant en milieuurbain que rural. L’intégration de la planifi-cation familiale constitue l’innovation du plannational en cette période.

1972-1977 : L’effort porte sur le développementet la normalisation de l’infrastructure sanitaireaux échelons de zone, de province et de région.

1978-1980 : L’un des objectifs du Plan vise àmieux préparer les médecins aux besoins desanté publique, à accentuer la formation dupersonnel paramédical, à rentabiliser au niveauhospitalier la rotation lit/malade (écourter lesdurées moyennes de séjour) et à moderniser lagestion.

1981-1985 : La politique de santé s’inscrit dansle cadre des résolutions de l’Assemblée mon-diale de la santé sur l’objectif « santé pour tous »auxquelles le Maroc a souscrit. De ce fait, ellea accordé plus d’attention aux soins de santéprimaires comme stratégie fondamentale del’action sanitaire. Cette période a été égalementmarquée par la consolidation du processus dedémocratisation du pays, par une volonté

Dans le cadre de la commission mixteWallonie-Bruxelles/Maroc, une missionexploratoire s’est déroulée au Maroc du31 mars 2001 au 6 avril 2001, articuléeautour de deux axes : ville et santé, etsanté mentale. L’auteur décrit le sys-tème de santé marocain et ses difficultéset analyse les deux axes du projet.

Mots clés :cultures et

santé

84 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Une mission au Maroc

politique de plus en plus forte de jouer un rôleactif dans la planification et la gestion desservices de santé.

1988-1992 : Le plan national s’est attaché àl’achèvement des projets entamés et à lamaintenance des unités en dégradation. L’accentest mis sur le développement des soins de santéde base et des programmes sanitaires visant larééducation de la mortalité infantile, l’espace-ment des naissances, et l’amélioration de l’étatnutritionnel des mères et des enfants. Cettepériode a été marquée par l’acuité de laproblématique de gestion et de financement dusecteur de la santé.

1992-2000 : La politique sanitaire du pays s’estorientée vers :

- la réorganisation du système de la santé,avec implication du secteur privé ;

- l’extension de la couverture sanitaire ;- l’adaptation de la formation du personnel

de santé ;- la mise en place de mécanismes de finance-

ment, des facilités de soins ;- le renforcement des actions d’amélioration

de la gestion des services de santé ;- le renforcement de la technologie médicale ;- le développement de la recherche en santé ;- l’instauration d’une participation effective

des collectivités locales ;- le développement de la collaboration

intersectorielle.

2000 2004 : Pour cette période, le Maroc s’estfixé les objectifs suivants :

- renforcer la prévention par la voie des inter-ventions de la santé publique, en particulierpar l’accroissement des prestations prévuesdans les programmes de santé maternelleet infantile et de lutte contre les maladies.

- améliorer la couverture sanitaire par l’offrede soins et corriger les iniquités régionaleset provinciales ;

- mettre en place un système de financementà travers l’extension de l’assurance-mala-die et d’un mécanisme institutionnel pourla prise en charge des économiquementfaibles ;

- mettre en oeuvre la réforme de la gestionhospitalière comme vecteur de la politiquede maîtrise des coûts, de mobilisation et

de rationalisation des ressources ;- appliquer une politique du médicament

socialement efficiente ;- mettre en place les directions régionales de

services de santé et procéder au redéploie-ment des ressources ;

- revaloriser et remobiliser les ressourceshumaines.

Les problèmes du système desanté marocain

Le système de santé marocain doit non seule-ment faire face aux problèmes sanitairescaractérisant les pays en développement, maiss’occuper également des problèmes sanitairesémergent ou réémergent caractérisant les paysindustrialisés.

En effet, malgré le recul des maladies transmis-sibles, elles représentent toujours une chargeimportante en terme d’actions de prévention etde lutte. A leur tour, les maladies non transmis-sibles, les accidents et traumatismes pèsent surle système de soins, en particulier sur l’hôpitalpuisque c’est à ce niveau qu’ils sont générale-ment pris en charge.Une étude réalisée sur la charge de morbiditéglobale à partir des causes de décès déclarés en1992 a estimé que les années de vie perdue enraison d’un décès prématuré sont causées prin-cipalement par les affections d’origine péri-natale, les maladies infectieuses et parasitaires,les maladies de l’appareil circulatoire, lestraumatismes et les tumeurs malignes.

Les problèmes posés par la santé de la mère etde l’enfant au Maroc demeurent préoccupantsen dépit des améliorations constatées depuisplusieurs années. Les indicateurs cités dans letableau ci-dessous permettent de mesurerl’ampleur de ces problèmes.

Ce tableau met également en exergue les écartsimportants qui subsistent entre les milieuxurbain et rural. Ces écarts peuvent être expliquésen partie par les iniquités de l’offre et de l’accèsaux soins qui demeurent très manifestes. Endépit des efforts entrepris, les populationsrurales ont toujours un accès difficile auxétablissements de soins.

85Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

La difficulté d’accès de la population rurale auxsoins constitue encore une insuffisance majeuredu système. En effet, les données concernant lacouverture de la population rurale par les éta-blissements de soins de santé de base appréciéespar rayon kilométrique montrent que les distan-ces entre la population et les formations sani-taires sont importantes. En 1996, près de 31 %de cette population éloignée est sensée être cou-verte par un mode mobile qui a été mis en placepour compléter la couverture par le mode fixe.Cependant, les performances de ce mode mo-bile en terme de couverture et de contributionà l’offre de soins sont faibles, si bien que l’onpeut dire qu’une grande proportion de la popu-lation rurale n’a que très peu accès aux soins.

De surcroît, la population rurale accède plusdifficilement aux soins hospitaliers, seulementle quart des nuitées de l’hôpital public sontconsommées par celle-ci. Cette situation est dueen partie au faible développement des petitshôpitaux intermédiaires type polyclinique desanté publique. Le problème d’accès est d’au-tant plus aigu que le ministère de la Santé estpratiquement le seul prestataire de soins présenten milieu rural.En effet, l’encadrement par les cabinets de con-sultation privés, montrant un fossé entre l’ur-bain et le rural (un cabinet pour 95.418 habitantsen rural contre un pour 4.354 en urbain), est àl’origine d’un grand déséquilibre entre les deuxmilieux dans l’encadrement médical global.S’ajoute à cela le problème de l’accès auxmédicaments vu l’insuffisance quantitative depharmacies et de dépôts de médicaments enmilieu rural (un dépôt pour 46.000 habitants).

Le financement du système de santé marocainrencontre une série de problèmes et notam-ment :• Le budget alloué au Ministère de la santé est

faible (moins de 5 % du budget général del’État et 1,1 % du revenu national) et restedominé par les salaires (58 % du budget glo-bal en 1998/99) alors que les fonds mobilisésdans le cadre de la coopération se réduisentde plus en plus.

• La répartition de ce budget entre les diversniveaux de santé est inégale et favorise leréseau hospitalier au détriment de la santéprimaire.

• Le taux de recouvrement des coûts des presta-tions fournies par les hôpitaux publics est trèsfaible (moins de 15 %).

• La consommation médicale et la dépenseglobale de santé (qui représente à peine 4 %du produit intérieur brut - PIB) sont modestes.

• La solidarité institutionnalisée est réduite : lacouverture de l’assurance-maladie demeurefaible. Celle-ci assure près de 19 % de ladépense globale de santé et couvre à peine15 % de la population totale. Quant à la priseen charge médicale institutionnelle deséconomiquement faibles, elle est inexistante.

• La participation très élevée des ménages aufinancement de la consommation médicale,dans un contexte de faiblesse de revenu et decherté des soins et des biens médicaux, induitdes problèmes d’accessibilité économiqueaux services de santé. A titre illustratif, le coûtmoyen d’une ordonnance avoisine 150 Dir-hams, soit près de 19 heures de travail rému-nérées au SMIG (salaire minimum) ou 1,3 %du produit intérieur brut per capita en 1997.

(1) Ministère de la santé (1997), Enquête nationale sur la santé de la mère et de l’enfant, Rabat.(2) CERED, Projection de la population : 1994 – 2014, Rabat.

INDICATEURS URBAIN RURAL TOTAL

Indice synthétique de Fécondité1 2.3 4.1 3.1Taux de natalité (pour mille)2 20.7 26.9 23.6Taux de mortalité (pour mille)2 5.1 8.1 6.5Taux d’accroissement naturel (pour cent)2 1.6 1.9 1.7Quotient de mortalité infantile (pour mille)1 23.8 46.1 36.6Quotient de mortalité juvénile (pour mille)1 6.1 15.1 9.8Quotient de mortalité infanto-juvénile (pour mille)1 29.9 61.1 45.8Taux de mortalité néonatale (pour mille)1 15.1 22.1 19.7Taux de mortalité maternelle, pour 100.000 naissances1 125 307 228

Tableau : Quelques indicateurs de santé

Bibliographie :Le systèmesanitaire au

Maroc, DocteurAbderrahmaneDidouh, 2000

L’Economie de lasanté, Mamoun

Lahbabi, Ed.Espace-santé –

1997.

86 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Une mission au Maroc

Crise en milieu urbain et santé

Migration, redistribution spatiale des popula-tions et urbanisation affectent la structuredémographique du Maroc. En regardant de prèsles villes marocaines, on voit un système urbainmarqué par la concentration.Celle-ci résulte d’un processus accéléré d’exoderural aggravant le déséquilibre entre la ville etla campagne. La croissance urbaine au Marocpoursuit un mouvement accéléré. La populationest passée de 11,5 millions en 1960 à 30 millionsaujourd’hui. Plus de la moitié a moins de trenteans. Les villes absorbent plus de 450.000nouveaux arrivants des campagnes et davantageen période de sécheresse. Elles ont vu le nombrede leurs habitants multipliés par quatre. Plusde 55 % de la population y habite désormais.

Le résultat est lourd de risques graves pour laville :

- urbanisation anarchique ;- prolifération des bidonvilles (850.000

personnes sont entassées dans près de 1000bidonvilles répartis à travers le pays) ;

- multiplication d’ensembles immobiliersqui altèrent et défigurent le paysage ;

- sous équipement des petites et moyennesvilles mais aussi des campagnes ;

- pollution de l’environnement ;- précarisation des conditions de vie.

Actuellement, au Maroc, 4 millions depersonnes vivent avec 225 dirhams (moinsde 30 euros) par mois ; 13 % vivent en des-sous du seuil de pauvreté, 35 % vivent pri-vés d’eau potable, 38 % n’ont pas accès auservice de santé et 42 % à l’assainissement ;

- dégradation des médinasLes médinas marocaines constituent unpatrimoine historique et culturel de grandevaleur. Elles constituent un espace signifi-catif de l’ossature et de la dynamique de laville globale. Elles sont le signe le plusmanifeste de la civilisation passée. En cesens, elles sont un élément central de l’iden-tité de la ville. Elles représentent aujour-d’hui par leur dégradation, la paupérisationdes populations qui y vivent, le signe d’unetransition ratée vers la modernité.

Lors des visites des médinas de Rabat et deMekhnès, j’ai pu observer :

- la sur-densification du tissu urbain ;- la perte de l’organisation socio-spatiale qui

n’est plus qu’un souvenir pittoresque ;- la paupérisation des populations ;- l’insuffisance des équipements socio-

culturels ;- le manque d’espaces verts.

Les problèmes énumérés ci-dessus proviennent,à mon avis, que l’on a peu réfléchi à une politi-que de développement rural et à un aménage-ment plus harmonieux des nouveaux centresurbains créés sous la pression et l’anarchie.

Les problèmes de la ville ne sont que leprolongement naturel des problèmes de lacampagne. Ils résultent d’un déséquilibre entrel’urbain et le rural.

Le résultat est désastreux : déstructurationurbaine, désorganisation des activités et desservices, sous emploi, habitat insalubre,gonflement du secteur informel, confrontationentre plusieurs systèmes de valeurs et deréférentiels nourris de réalités économiques etculturelles différentes et conduisent àl’éclatement des solidarités.

La ville est devenue dans une large mesure unespace d’acculturation et de déracinement. Lessociologues parlent d’un déficit chroniqued’urbanité.

L’urbanisation produit des dysfonctionnementsde plusieurs ordres :

• sur le plan économiqueElle n’a pas été accompagnée d’un dévelop-pement parallèle des bases économiques desvilles, ni d’un réseau de structures commer-ciales et industrielles susceptibles d’offrir desemplois et de contribuer à l’amélioration desconditions de vie de la population.Les activités dominantes en ville sont surtoutde consommation (vente, réparation, contre-bande, ...) ou de spéculation (immobilier,terrains, …) ;

• sur le plan socialLes effets de l’urbanisation sont inquiétants.La pauvreté et la marginalité sont devenuesles signes ostentatoires et les plus visiblesdans la ville.

• sur le plan culturelLa ville est multiple. Elle est éclatée en plu-

87Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

sieurs espaces et en plusieurs systèmes devaleurs. La stratification urbaine de la villereproduit la stratification sociale en terme derépartition d’espaces, de quartiers, deshabitants et des équipements.

Le danger :Les institutions opérant dans la ville sontlargement décrédibilisées dans leur capacité àchanger les choses, car elles ne savent plus gérerl’urgence, pallier aux risques, piloter les actions,gérer efficacement les ressources financières ethumaines, répondre aux sollicitations descitoyens.

Les facteurs physiques, économiques, sociauxet culturels ont une grande influence sur la santé.La crise urbaine a un effet néfaste sur la santé :cardiopathies, accidents vasculaires cérébraux,toxicomanie, SIDA, ….Les migrations accélérées vers la ville fontsouvent éclater les structures familiales et lesréseaux d’entraide.

Un grand nombre de facteurs ayant une inci-dence sur la santé sont régis par des règles,règlements et lois découlant de la politiquesuivie en matière d’urbanisme. Le logement,l’approvisionnement en eau potable, la préven-tion de la pollution de l’air et de l’eau, la luttecontre les maladies transmissibles, … en sontdes exemples typiques.

Avec les services sanitaires, les attitudesculturelles, la situation de l’emploi et le niveaudes revenus, ces facteurs déterminent en grandepartie l’état de santé de la population.

Les Villes-Santé au Maroc

La ville constitue un des échelons privilégiéspour mettre en oeuvre une stratégie de santé.C’est à cette échelle que peuvent en effet êtreétablies une approche multisectorielle etterritorialisée des problèmes de santé appuyéesur la confrontation des différents acteursintervenant dans ce domaine professionnel dela santé ou non et la prise en compte des besoinset des demandes de la population.

● Le programme Villes-Santé del’Organisation mondiale de la santé

Le programme de l’Organisation mondiale dela santé vise à regrouper les responsables politi-ques, la société civile et les habitants pour lesfaire participer à un effort collectif, intersec-toriel et communautaire, axé sur la réalisationde l’objectif de la santé pour tous au niveaulocal.Une ville en bonne santé intègre l’importancede la santé dans son plan de développement etmet tout en oeuvre pour l’améliorer.

Les approches intégrées des Villes-SantéOrganisation mondiale de la santé reposent surcertains principes.

1. Ce sont des approches globales qui prennenten compte la diversité et la complexité desprocessus de transformation en cours dans lasociété. A titre indicatif, l’amélioration del’habitat n’est pas qu’une affaire de techniqueset de financement, elle suppose une analyseprécise des attentes des habitants et doit viser àun changement de l’image de la ville. Toutesles actions développées dans le cadre d’unprojet Ville-Santé sont entrelacées et doiventêtre mises en synergie pour produire plusd’effets que leur simple mise en oeuvre isolée.

2. Ce sont des approches transversales et inter-partenariales. Les approches intégrées ont pourobjectif de faire travailler ensemble des acteursqui jusqu’à présent s’ignoraient, de modifierleurs manières de penser et d’agir voire depromouvoir une rénovation des systèmes degestion plus adaptés à la complexité desproblèmes rencontrés. Ce partenariat doit êtreconstruit avec les habitants, les partenaires lesplus concernés par les programmes mis enoeuvre.

Bibliographie :L’État et les quartiers populaires au Maroc, A.Abouhani, La ville et l’Espace urbain, Bulletinéconomique et social du Maroc n° 147 – 148.

88 Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

C A H I E R

Une mission au Maroc

3. Ce sont des projets concrets qui favorisentla réussite des approches intégrées. L’élabo-ration de projets en commun par les différentspartenaires, dont les habitants, permet unemobilisation constructive capable de favoriserle dynamisme d’une ville. Elle suppose d’accor-der beaucoup d’attention à la durée et auxrythmes des transformations, tant il est vrai quele rythme d’intervention n’est pas le même pourles mandataires politiques et les services quepour les habitants. Elle permet en outre de

● Le programme Mekhnès

Quatre villes participent au programme Villes-Santé au Maroc : Agadir, Meknes, Settat,Mohammedia. Lors de la mission, j’ai pu visiterla ville de Mekhnès et rencontrer quelquespartenaires du projet Ville-Santé.

Située à 552 m d’altitude, le plateau de Mekhnèsse présente comme un carrefour de routes, unezone de transition entre le moyen Atlas et laplaine de Sebou. Le climat de Mekhnès estsemi-continental de type méditerranéen avec unhiver pluvieux et un été chaud et sec. L’agglo-mération urbaine de Mekhnès compte± 500.000 habitants.Contrairement à d’autres villes du Maroc, lacroissance démographique stagne. Ceci seraitdû à la réduction du mouvement migratoire durural vers l’urbain.

Les principaux facteurs de risques pour la santésont :

• insuffisance de terrains pouvant être urbani-sés avec pour conséquence la spéculationfinancière et l’augmentation de la taille desménages vivant sous un même toit ;

• manque d’infrastructures socio-éducativespour les jeunes ;

• manque d’espaces publics ;• endommagement croissant de l’environ-

nement par l’intermédiaire de la pollution eten conséquence l’appauvrissement desécosystèmes ;

• difficulté à mettre en place une politique degestion globale des déchets urbains. Ceux-cipouvant occasionner une contamination dusol et des eaux souterraines.

A partir de la visite de Mekhnès et des contactsétablis avec les personnes rencontrées, onremarque :

• l’absence d’un coordinateur chargé d’assurerla continuité et le suivi nécessaire pourtraduire les décisions en actions concrètes ;Quelles seraient les missions ducoordinateur ?

- Renouer le dialogue avec les habitants,identifier leurs demandes et leurs difficul-tés, être à l’écoute de leurs spécificités.Constituer les habitants en interlocuteurs,construire les conditions du dialogue,

dépasser la logique de la spirale des revendi-cations disparates se traduisant bien souvent parun gaspillage de subventions (logique declientélisme) et de lutter contre la logique del’assistance en formant les habitants à la priseen charge de leurs problèmes et de la gestionde leur ville. La pratique du projet est unepropédeutique de la citoyenneté.Ce sont des contrats entre les différentspartenaires qui s’engagent sur des objectifsprécis et selon un échéancier de réalisation quicrédibilisent le programme envisagé.

89Santé conjuguée - juillet 2004 - n° 29

QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

identifier les demandes est le premier rôledu coordinateur.

- Mobiliser les acteurs de la gestion de laville et coordonner leurs interventions.Certains secteurs de la ville sont sous-équipés ou non administrés, ou les servicesrendus ne correspondent pas à la demande.Il faut que les interventions des différentsacteurs techniques ou administratifs puis-sent se rencontrer. Le repérage, la mobili-sation et la coordination des actions éparsessont indispensables : cela constitue laseconde mission du coordinateur.

- Identifier les objectifs, définir les priorités,concevoir en lien avec les services compé-tents le cahier des charges des actions àconduire. C’est le cœur du projet Ville-Santé : ordonner les multiples demandes,concevoir des stratégies visant à améliorer,à construire des logements pour les habi-tants, repenser les services, les horaires, lesprestations, susciter et accompagner desprojets socio-éducatifs et culturels, … Toutce travail de programmation, d’assistancetechnique, de recherche de relais financiers,d’animation, telle est la troisième missiondu coordinateur.

- Assurer le suivi des réalisations et l’évalua-tion de ce qui a été fait au regard des objec-tifs de départ et des demandes de la popu-lation. C’est la dernière mission du coor-dinateur qui évalue les acquis, les difficul-tés à surmonter, les changements de capnécessaires.Ces quatre missions sont au cœur de lamaîtrise d’ouvrage du projet Ville-Santé.Sans ce travail pas de programme, pas departenaires, pas de dynamique de réalisa-tion, pas de retombées sur la population,pas de valorisation politique et sociale pourla ville.

• l’Organisation mondiale de la santé préconisela création dans les Villes-Santé d’un comitéd’orientation intersectoriel qui soit chargé dela direction du projet.Ce comité est peu dynamique. Quellesseraient les missions de ce comité ?

- recevoir et de donner des avis sur lesdemandes, propositions de projets émanantdes différents acteurs participant auprogramme Ville-Santé en les articulant

entre elles ;- assurer la cohérence du programme Ville-

Santé ;- évaluer et d’infléchir éventuellement les

programmes d’action.

• la participation des habitants est peu dévelop-pée. Et pourtant inciter les habitants à mieuxse prendre en charge, à développer des com-portements plus autonomes et plus responsa-bles tant à l’échelon individuel qu’à l’écheloncollectif de la ville, c’est un des principes debase du programme Organisation mondialede la santé des Villes-Santé. Il convient depermettre aux habitants de créer un nouveaurapport, plus actif, plus responsable à leurville, à leur environnement et à leur voisi-nage : en clair d’être moins assistés et un peuplus acteurs ;

• les mandataires politiques locaux se sententpeu concernés par le programme Ville-Santé ;alors qu’ils doivent être l’impulseur duprojet ;

• le programme Mekhnès Ville-Santé reposeessentiellement sur le dynamisme du Minis-tère de la santé.

Le projet santé mentale

Le Maroc dispose d’un réseau de soins psychia-triques essentiellement hospitaliers. C’est entre1920 et 1955 que plusieurs institutions psychia-triques ont été construites.

L’hôpital de Berrechid (près de l’aéroportMohamed V à Casablanca) fut le premierfonctionnel. C’était une structure asilaire avecune grande capacité de lits (2000 à l’époque).Puis, ce fut la construction de l’hôpital psychia-trique de Tit-Mellil (région de Casablanca).Ensuite, plusieurs hôpitaux psychiatriquesrégionaux et de petite capacité (80 à 100 lits)ont vu le jour dans la majorité des grandes villesdu Maroc : Marrakech, Oujda, Fès, Tanger,Tetouan, Mekhnès.A partir des années 60, furent créés des servicespsychiatriques (10 à 30 lits) dans les hôpitauxgénéraux et des centres de soins ambulatoiresde quartiers intégrés dans les soins de santéprimaires (± 50).Il convient également de noter l’existence :

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C A H I E R

Une mission au Maroc

- de 63 cabinets privés de consultation quicouvrent la majorité des villes du Maroc ;

- de 6 instituts médico-psychologiques quis’occupent d’enfants autistes et handicapésmentaux. Ils sont gérés par des organisa-tions non-gouvernementales et des fonda-tions ;

- d’un centre médico-psychologique pouradolescents en difficulté à Rabat, quis’occupe également de prévention contreles toxicomanies.

La vie associative marocaine dans le domainede la santé mentale est riche et diversifiée. Ony trouve des associations scientifiques ayantpour vocation la recherche et la formation(exemple : l’association marocaine despsychothérapeutes), des associations et liguess’occupant de formation, de promotion de lasanté mentale, de mécénat (exemple : La Liguenationale pour la santé mentale).

La mission a permis de rencontrer diversresponsables en santé mentale. Il ressort desdiscussions avec ces personnes que l’accord decoopération devrait porter sur :

• l’introduction d’une composante santémentale dans les soins de santé primaires.Le Maroc n’a pas les moyens financiers desoutenir la mise en place de services de santéambulatoires spécifiques. Il préconise laformation de professionnels de santé(infirmiers, médecins) à la santé mentalecommunautaire.« La définition de la santé mentale dans uneperspective communautaire accorde uneimportance primordiale aux interactions entrel’individu et son environnement social,culturel, économique ou politique. La santémentale cesse d’être uniquement l’affaire del’individu. Elle devient une ressourcecollective à laquelle contribuent tant lesinstitutions sociales et la communauté entièreque les personnes considérées individuel-lement ».

• un soutien technique à la mise en placed’équipes pédo-psychiatriques, de structuresintermédiaires entre l’hospitalisation et ledomicile, d’équipes mobiles chargées demener des actions de promotion de la santémentale à destination de populations défa-vorisées et ne disposant pas d’infrastructuressanitaires et sociales (essentiellement dans les

bidonvilles et les quartiers d’habitat spon-tané).

• l’organisation d’un colloque au Maroc sur lethème « Santé mentale et ville ». La villefonctionne au quotidien comme le révélateuret l’amplificateur des grands problèmessociaux, mais elle est aussi le creuset oùs’élaborent la plupart des changementscréateurs. Elle est un espace qui focalise etcristallise les principaux conflits et contra-dictions d’une société en profonde mutation :c’est à elle qu’il incombe, de plus en plus, degérer ces transformations sociales accélérées.La mondialisation, l’exclusion, le multicultu-ralisme et l’affirmation ethnique, la gouver-nance, l’écologie, la science et la technolo-gique : tels sont les processus qui entraînentles transformations sociales à l’œuvre dansles villes et qui posent de nouveaux défis auchamp de la santé mentale. Cet ensemble dephénomènes déterminants dans l’optiqued’une gestion durable de la ville constitue lenoyau dur du colloque.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Ville et santé : Le rapport de l’UNESCO

Au cours de la rencontre mondiale sur la ville, en juin 1996 à Istanbul, Habitat II, l’UNESCOa fait dans son rapport le constat suivant :« … la ville a toujours été double : d’un côté, elle est le lieu des possibles, des rencontres,de la vie, de la culture, de l’innovation, de la créativité et de la citoyenneté, et puis il y al’autre ville, celle des promiscuités subies, celle des solitudes agglomérées, celle de lamisère, celle de la violence. Ces difficultés sont réelles : pollution, accumulation des déchets,insuffisance de logements et d’infrastructure, encombrement de la circulation, chômage,réclusion, tension, criminalité, insécurité, drogue ».Après ce constat, l’UNESCO fait les recommandations suivantes :« la vraie question est d’améliorer les conditions dans lesquelles la croissance urbaines’effectue pour édifier des villes de paix, de démocratie et de développement ».« La ville du XXIème siècle doit mettre l’homme au centre des politiques publiques, réinventerle sens de la ville et penser les multiples manières de vivre ensemble… ».« … Il s’agit de construire la ville de l’âge démocratique, celle qui créera les conditionspermettant, au profit de tous et de chacun, des idéaux d’émancipation, de liberté, d’égalitéet de solidarité ».

L’idée, défendue par l’UNESCO, selon laquelle la ville pourrait être un lieu de solidarité etde citoyenneté, permet de jeter les bases d’une réflexion sur le thème la santé dans la ville.La santé dans la ville, c’est :

SITUERl’homme-citoyen au cœur du projet urbain, et donc rompre avec la vision unique, économisteet la standardisation comme seul vecteur de l’harmonie.

S’APPROPRIERla ville à travers un processus de transformation et de maturation, et donc faire de la villeun territoire de désir(s) partagé(s) par tous ses habitants.

TISSERet retisser des liens sociaux, source de citoyenneté, et donc renouer avec un vouloir vivreensemble dans la ville.

METISSERles cultures, notre diversité créative, et donc inventer une ville multiculturelle, bouillon deculture et vecteur de tolérance.

S’ENRACINERdans le territoire urbain, et donc renouer avec la mémoire collective de la ville.

S’ENGAGERà construire une ville démocratique du XXIème siècle, territoire de la solidarité et de lacitoyenneté en action.

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C A H I E R

Une mémoire pour demainAxel Hoffman,médecingénéraliste à lamaisson médicaleNorman Bethune.

« Elle admirait Bruxelles la nuit, puis ellecontinua à penser tout haut :

- C’est comme une belle femme triste quiaurait mis une robe scintillante.

- Qui ?- Bruxelles »

J’ignore pourquoi, au moment de refermer cecahier, ces quelques lignes de Leila Houari metournent dans la tête. Serait-ce que le regard del’autre posé sur ma ville la fait nôtre ? Sansdoute est-ce là une des lignes de force de cecahier : faire nôtre, à nous tous, marocains etbelges et tous ceux qui sont destinés à vivredans ce pays, les problématiques du vivreensemble. Problématiques que, professionnel-lement, nous envisageons sous l’angle de lasanté, une santé... conjuguée.

Il n’est pas rare qu’on interroge les soignantssur « les maladies des immigrés ». Questionirritante, à laquelle j’ai envie de répondre qu’ilsont mal aux dents et le nez qui coule en hi-ver. Comme tout le monde. Et c’est vrai. Maisce n’est pas tout à fait vrai. Beaucoup souffrentaussi de la bêtise, de l’incompréhension, desregards dénigrant ou apitoyés. Beaucoupsouffrent du chômage, de la dégradation del’enseignement, des quartiers déshérités ou desparadis artificiels. Et beaucoup vont bien. Sides différences épidémiologiques peuvent êtremises en évidence, comme le faisait remarquerMyriam De Spigelaere, c’est surtout dans lescahots du socio-économique, dans le périple deshistoires et les fractures identitaires que s’enra-cinent les problèmes de santé, ainsi que l’ontmontré les différents orateurs du Forum. D’oùl’importance d’une manifestation commel’EMIM.

Car, je cite Hassan Bousseta, sociologue àl’université de Liège : « La volonté de seconstruire une mémoire chez les Marocains enBelgique se fait dans un contexte où la présencemarocaine pose problème (...) dans laconfrontation avec ces formes d’hostilité anti-immigrés qui s’expriment encore trop fréquem-ment dans la société belge. (...) Nous sommesdonc, non seulement face à une mémoire qui seconstruit sur une connaissance historiqueencore incertaine, mais qui repose fondamen-talement sur la quête d’une légitimationsymbolique d’une réalité sociale qui, au-delà

de la succession des générations, ne va pastoujours de soi. »

Nous nous trouvons là au milieu d’un carrefourdangereux. Hassan Bousseta pose la question :« Comment construire une mémoire commu-nautaire qui ne soit pas l’instrument d’uneappropriation étroitement communauta-riste ? ». Le danger est en effet de s’enfermerdans une différence d’essence qui fait le lit duracisme. Un racisme au quotidien qui ne s’estjamais fatigué et qui aujourd’hui plus qu’hierenvahit la politique, jouant la démocratie contreelle-même. Pourtant, il ne nous semble pas quel’affirmation de soi des populations nouvellesrende compte du racisme et du vote de l’extrêmedroite. Dans son éditorial de juin 2004, la Revuenouvelle tente une explication de l’ascensionde l’extrême droite qui mêle notamment uneréaction des perdants de la mondialisation à uneprotestation de type autoritaire axée sur lapréservation des valeurs morales et culturelles,impliquant le rejet de l’autre. En filigrane decette analyse, nous retrouvons une réflexion deMarcel Gauchet qui, au-delà des explicationsde café du commerce telles que la peur del’autre et l’obsession sécuritaire, voit dans leracisme et l’extrême droite une manifestationdu dysfonctionnement de la démocratie fran-çaise (mais sa démonstration est, mutatismutandis, applicable à la Belgique) en cequ’elle montre une double faiblesse : le politi-que est trop loin du peuple votant qui ne se sentpas concerné par les décisions prises (parexemple en matière de politique d’immigration)et en même temps il ne semble pas maîtriserles situations qu’il est censé contrôler. En bref,le pouvoir n’a pas géré l’immigration, il n’engère pas la présence et ne semble pas prévoirl’avenir : « Ce n’est pas d’un arrêt de l’immi-gration que nous avons besoin. C’est d’unemaîtrise du processus de l’immigration permet-tant de le réinsérer dans la sphère de la souve-raineté sociale » (Gauchet). Il serait sans douteinjuste de dire que rien n’a été fait en ce sensen Belgique mais les lacunes sont criantes, desimprévoyances de la Convention belgo-marocaine aux tergiversations sur le droit devote des immigrés en passant par les scandalesbien connus de la politique d’accueil, la lenteurà installer des parcelles musulmanes dans lescimetières, la ségrégation dans l’enseignement,arrêtons là la liste.

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QUI SONT VENUS...

CE SONT DES HOMMES

Nous n’épiloguerons pas sur les turbulences quevit l’Islam aujourd’hui, qui non seulementrenforcent l’extrémisme de droite mais aussipèsent sur la quête d’identité des populationsmusulmanes implantées dans nos pays. Laconjonction des extrémismes n’en est qu’à sesdébuts. Pourtant le pessimisme n’est pas derigueur, les forces de cohésion sont elles aussien marche, et les récentes élections ont amenéjusqu’aux plus hauts postes des personnes issuesde l’immigration.

Ces considérations peuvent paraître éloignéesde l’objet de notre revue qui s’intéresse à lasanté. Il n’en est rien : c’est dans la reconnais-sance des personnes, de leur identité, de leursappartenances et de leur histoire que se déter-minent les multiples paramètres qui constituentla santé.Saint Augustin disait : Il y a trois temps, le pré-sent des choses passées, le présent des chosesprésentes et le présent des choses futures. Leprésent des choses passées, c’est ce mondemulticulturel qui s’est installé et la mémoire quel’EMIM contribue à écrire ; celui des chosesprésentes, c’est ce moment où les choses sedisent et se travaillent ; celui des choses futures,ce sont les options politiques que nous avons àchoisir.

Bousseta Hassan, « Perspectives sur l’histoireet la mémoire », in Trajectoires et dynamiquesmigratoires de l’immigration marocaine deBelgique, Nouria Ouali et alii, collectionCarrefours, Ed. Academia Bruylants, Louvain-la-Neuve 2004.

Gauchet Marcel, « Les mauvaises surprises dela lutte des classes », in La démocratie contreelle-même, Ed. Gallimard 2002.

Houari Leila, Quand tu verras la mer, Collec-tions Écritures arabes, éditions L’Harmattan1988.

Voir aussi : L’histoire des étrangers et del’immigration en Belgique, Anne Morelli,éditions revue et augmentée en 2004 chezCouleur livres.