La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre...

13
La tradition textuelle du CHRISTOS PASCHÔN et le texte d'Euripide La tragédie chrétienne sur la Passion du Christ qu'on appelle commu- nément depuis l'édition princeps du texte - Rome, Bladus, 1542 - le Christus patiens est représentée dans la tradition antérieure à cette édition par vingt-cinq manuscrits qui attribuent unanimement la pièce à Grégoire de Nazianze. Ces manuscrits sont assurément de valeur inégale. Aussi bien, le plus ancien d'entre eux, le Parisinus gr 2875 n'est pas antérieur à la fin du XIIIe siècle. Mais les particularités que ces manuscrits révèlent à certains égards ont une grande valeur pour l'ancienneté du texte. Précisons que celui-ci est attesté dans la tradition médiévale par deux familles, qui comprennent respectivement le Parisinus gr 2875, C et sa copie, le Monacensis gr 154 d'une part, les autres témoins du texte d'autre partI Tout en donnant à la pièce des titres divers, les manuscrits s'accordent sur l'auteur du drame dont plusieurs d'entre eux confirment par des mentions caractéristiques l'authenticité dans l'histoire. C'est dire qu'une étude approfondie de la tradition directe fournit des indices intéressants à tous points de vue. Enfin, il est bon de rappeler au début de cet exposé que le titre le plus courant dans la tradition manuscrite est le suivant: Toù Èv àytotC; 1ta:tpOC; liJlIDV rp11YOptOU 1"013 8wÀoyoù ù1tô8scrtC; Ka1"' Eopt1ttOTjV 1tSptÉxoucra Ot' liJlac; ySVOJlÉVTjV crUPKCOcrt v 1"013 crC01"'lÏpoc; liJlIDV' 1 Tjcroù Xptcr1"OÙ Kat 1"0 Èv aon!> 1tu8oC;. "Argument dramatique de notre saint Père Grégoire le Théologien comprenant, à la manière d'Euripide, l'incarnation pour nous de Jésus- Christ notre sauveur et sa passion rédemptrice du monde". Ce titre répond au prologue du drame et il confirme de cette manière son authenticité dans la tradition textuelle. Il précise également le genre littéraire de l'oeuvre, qui est une démonstration théologique avant d'être un texte littéraire, et je me suis toujours étonné pour ma part que la critique en ait méconnu la portée dans ses appréciations successives. 1 Pour l'étude de la tradition manuscrite du texte, consulter A. Tuilier, Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ, Tragédie, Paris, 1969, pp. 75-116. 119

Transcript of La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre...

Page 1: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

La tradition textuelle du CHRISTOS PASCHÔN et le texte d'Euripide

La tragédie chrétienne sur la Passion du Christ qu'on appelle commu­nément depuis l'édition princeps du texte - Rome, Bladus, 1542 - le Christus patiens est représentée dans la tradition antérieure à cette édition par vingt-cinq manuscrits qui attribuent unanimement la pièce à Grégoire de Nazianze. Ces manuscrits sont assurément de valeur inégale. Aussi bien, le plus ancien d'entre eux, le Parisinus gr 2875 n'est pas antérieur à la fin du XIIIe siècle. Mais les particularités que ces manuscrits révèlent à certains égards ont une grande valeur pour l'ancienneté du texte.

Précisons que celui-ci est attesté dans la tradition médiévale par deux familles, qui comprennent respectivement le Parisinus gr 2875, C et sa copie, le Monacensis gr 154 d'une part, les autres témoins du texte d'autre partI Tout en donnant à la pièce des titres divers, les manuscrits s'accordent sur l'auteur du drame dont plusieurs d'entre eux confirment par des mentions caractéristiques l'authenticité dans l'histoire. C'est dire qu'une étude approfondie de la tradition directe fournit des indices intéressants à tous points de vue. Enfin, il est bon de rappeler au début de cet exposé que le titre le plus courant dans la tradition manuscrite est le suivant: Toù Èv àytotC; 1ta:tpOC; liJlIDV rp11YOptOU 1"013 8wÀoyoù ù1tô8scrtC; OpaJlanK~ Ka1"' Eopt1ttOTjV 1tSptÉxoucra 1"~V Ot' liJlac; ySVOJlÉVTjV crUPKCOcrt v 1"013 crC01"'lÏpoc; liJlIDV' 1 Tjcroù Xptcr1"OÙ Kat 1"0 Èv aon!> KOcrJlOcrC01"~ptoV 1tu8oC;.

"Argument dramatique de notre saint Père Grégoire le Théologien comprenant, à la manière d'Euripide, l'incarnation pour nous de Jésus­Christ notre sauveur et sa passion rédemptrice du monde". Ce titre répond au prologue du drame et il confirme de cette manière son authenticité dans la tradition textuelle. Il précise également le genre littéraire de l'oeuvre, qui est une démonstration théologique avant d'être un texte littéraire, et je me suis toujours étonné pour ma part que la critique en ait méconnu la portée dans ses appréciations successives.

1 Pour l'étude de la tradition manuscrite du texte, consulter A. Tuilier, Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ, Tragédie, Paris, 1969, pp. 75-116.

119

Page 2: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

Mais ce n'est pas à la tradition manuscrite du Christus patiens en tant que telle que j'ai l'intention de consacrer cet exposé. Etant donné que le drame est un centon d'Euripide, il est intéressant de comparer son texte à celui du grand Tragique, tel qu'il nous est parvenu au Moyen­Age. Cette comparaison permet des rapprochements suggestifs; elle apporte une contribution de choix au texte d'Euripide, en fournissant en outre de précieux indices sur la date du Christus patiens.

L'auteur de la tragédie chrétienne emprunte, essentiellement les vers qu'il utilise à sept pièces d'Euripide : Hécube, Oreste, Hippolyte, Médée, Rhésos, les Troyennes et les Bacchantes. Le choix de ces pièces n'est pas arbitraire. Il répond aux préoccupations de l'auteur qui veut adapter à la dogmatique chrétienne des drames susceptibles d'illustrer cette dernière pour une raison ou pour une autre. Mais la question est d'ordre littéraire, et je n'ai pas non plus l'intention de la traiter aujourd'hui. Notons simplement au passage qu'en utilisant Rhésos avec d'autres pièces d'Euripide et en indiquant clairement dans le prologue qu'il entend imiter celui-ci, l'auteur du Christus pa tiens se prononce implici­tement en faveur de l'authenticité du drame thrace du grand Tragique2•

Dans la perspective philologique que j'ai retenue, il s'agit exactement de savoir ce que le Christus patiens apporte au texte d'Euripide et de préciser la situation du centon tragique dans l'histoire de ce texte. Les deux questions sont importantes dans la mesure où elles commandent la datation du drame chrétien.

Il faut indiquer d'emblée à cet égard que la tragédie chrétienne éclaire à différentes reprises le texte d'Euripide qui est altéré dans la tradition médiévale. Pour les pièces du grand Tragique qui appartiennent aux deux familles du poète, on se contentera de quelques exemples significatifs.

Hipp.663 Avant de quitter le palais, Hippolyte menace la nourrice de Phèdre en

ces termes: 8EUcrO/-l<ll 81> crùv nU'tpoe; /-loÀrov no8t mûe; VlV npocro\jfU KUt crù Kat 8~crnotvu cr~· Tfje; crfje; 81> 'tÛÀ/-lfje; c1,crO/-lat YEYW/-l~VOe;

"Je verrai en arrivant dans les pas de mon père, comment vous le regarderez toi et ta maîtresse ; et ton audace, je la reconnaîtrai pour l'avoir goûtée"

2 Sur l'authenticité de Rhésos, qui doit être attribué à Euripide, consulter W. Richtie, The Authenticity of the Rhesos of Euripides,_Cambridge University Press, 1964, et A. Tuilier, "Nouvelles remarques dur le Rhésos d'Euripide" , Sileno IX (1983), pp. 11-28.

120

Page 3: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

L'adaptation du centon d'Euripide, qui représente à cet endroit la variante expressive'; crfjç ys 1:oÀ.l-l'tlç représente en tout état de cause le texte authentique d'Euripide : "Ou bien ton audace, je la reconnaîtrai pour l'avoir goûtée". elle est justement attestée par le scholiaste qui commente le vers de cette manière : "A ce moment-là je connaîtrai ton imprudence parce que j'en aurai fait l'épreuve".3

Méd. 1223 Après le récit de la mort de Créon et de sa fille, le messager dit à

Médée dans le texte qui nous est transmis par la tradition médiévale. yvrocr'IJ yàp aùnl s'tll-ltaç à1tocr1:po~TJV

"Tu connaîtras toi-même le détournement du châtiment". Le substantif à1tocr1:po~TJv qui apparaît en fin de vers dans la

tradition manuscrite d'Euripide n'a aucun sens à cet endroit. C'est pourquoi la leçon du centon tragique représente certainement avec àvncr1:po<PTJv le texte authentique du poète: "Tu connaîtras toi-même le retour du châtiment". elle est d'ailleurs attestée par les scholl es anciennes d'Euripide qui interprètent le texte de la manière suivante 1:l1V àV1:aVaKÀ.acrt v 1:fjç crul-l<po1taç "la répercussion du malheur"4.

Rhés. 52 Hector répond au choeur qui vient lui annoncer le départ des

Grecs: f:ç KatpOV llKstÇ, Kat1tSp àyyf.ÀÀ.rov ~of3ov

"Tu arrives opportunément, tout en annonçant la terreur"

L' aoriste ~À.esç qui figure à cet endroit dans la tradition médiévale est contredit par le sens et les adaptations diverses du Christus patiens (v. 1249, 1870, 2299, 2389 sq) et du P. Achmim 4 (Parisinus suppl. gr 1099) du IVe ou du Ve siècle5 qui attestent également le présent llKetç.

Troy. 474 Dans son malheur, Hécube évoque son passé glorieux (v. 474-475) :

~ I-l~V 1:ûppavoç KelÇ 1:ûppav' f:Y"lf-laf-l'tlv Kàv1:aue' àptcr1:sÛOV1:' f:ystval-l'tlv 1:f.Kva.

3 Kat 1tâVTroÇ 'to'te TO avatoÉç crou Kat TOÀf.lT1POv otayvrocroflat, 1te1tetpaflÉvoÇ aUTT]ç ~OT] Kat Otll nov 1tapôv1:O)v ... Cf. E. Schwartz, Scholia in Euripidem II, Berolini 1891, p.84. 4 1tetpa9lÎcr1J yàp aÙTT] 1:lflroptaç ... ÇllfltaÇ oÈ a1tocrTp0G>T]V TT]V av'tavâKÀacrt v 'tTjç cruflG>opaç 1]ç oÉopaKaç KawÀ T]1jI0flÉVT]V cre. 0 ok 1taç vouç OU1:O)ç. Kat crù f1Èv aù'tT] ... 1:1J 1tetp~ yvrocr1J lmavacr'tpeG>OI-lÉvT]V eiç crÈ 'tT]V çT]l-Itav Kat 'tT]V crul-IG>opâv. Ibid II, p.206. 5 Le Parisinus suppl. gr. 1099 est un codex de papyrus qui provient de Panopolis en Haute­Egypte.

121

Page 4: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

"Ouij'étais reine et je devins l'épouse d'un roi ;puis de cette union, j'eus des enfants excellents entre tous".

La tradition médiévale d'Euripide présente, au début du vers 474, le pluriel 1ÎJ.1ev 'tUppo.VOl qui est inacceptable dans la bouche d'Hécube. C'est nécessairement le singulier 1Î qu'il faut restituer à cette place avec la particule J.1f)v. Cette restitution est fondée sur la présence de l'imparfait tardif TtJ.1TJV qui figure à la fois dans une citation d'Euripide de la Rhétorique d'Apsinès6 et dans le Christus patiens (v. 537).

Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs. au demeurant, c'est naturellement pour les Bacchantes, qui apparaissent exclusivement dans la seconde famille du texte d'Euripide que le Christus patiens permet de rétablir le plus souvent ce texte qui est gravement altéré dans la tradition manuscrite de la pièce. Les exemples sont nombreux et significatifs. On se contentera d'évoquer quelques-uns d'entre eux.

Au début de la pièce, Dionysos évoque les pays qu'il a traversés avant d'arriver en Grèce, et les deux manuscrits d'Euripide, le Laurentianus XXXII-2, L, et le Vaticanus palatinus gr. 287, P, qui attestent seuls les Bacchantes dans la tradition médiévale, présentent le texte suivant au vers 20 :

eiç; 'tllvoe 1tpûhov 1ÎÀ90v' EU Tjvrov n:ÔÀl v "Je suis venu d'abord dans cette ville des Grecs".

L'expression a choqué les critiques qui ont justement souligné que Dionysos voulait indiquer à cet endroit son arrivée en Grèce, et non son séjour à Thèbes. De fait, c'est seulement à partir du v. 23 que ce séjour est évoqué en ces termes : "ilpro'to.ç; ok eTjpo.ç; ,fîcroe yfîç;' EÀÀ llVtOOÇ; ! o.vroÀoÀ\)1;o.". En fait, ces termes apparaissent comme une répétition inutile si l'on maintient la leçon n:ÔÀlV au v. 20. C'est pourquoi l'adapta­tion du centon d'Euripide (v. 1595), qui présente l'expression' EPpo.\rov X90vo. en utilisant ce dernier vers dans le discours de la Vierge après la mort du Christ, permet apparemment de restituer la leçon authentique du texte qui doit être' EÀÀ Tjvrov xe6Vo..

Après avoir cité toutes les contrées qu'il a visitées depuis la Perse et l'Asie mineure, Dionysos veut dire qu'il a choisi la Grèce pour séjour. Puis, au v. 23, il précise opportunément l'action punitive qu'il entend

6 Aspines, Tsxvl] Pl]'tOptKlÎ (L. Spengel, Rhetores Gr<eciJ, Lipsiœ 1853, p. 394). Le passage d'Apsines, dans lequel figure cette citation, a été attribué à Longin par Ch. Walz, Rhetores gr<eci IX, 1836, d'après le témoignage de Maxime Planude et de Jean de Sicile. Cf. ibid., p. XXIV-XXV.

122

Page 5: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

conduire à Thèbes pour châtier cette ville grecque qui a refusé son culte. L'expression 'tfjcrOE yfjç' EÀÀl1vloOÇ qui apparaît dans ce dernier vers justifie à son tour la restitution textuelle que nous proposons d'après le Christus patiens.7

Au v. 55, la leçon du centon d'Euripide Àtn:oucr(U (Chr.pat.1602) atteste encore plus certainement le texte authentique d'Euripide, en excluant la variante fautive issue du prototype de L et de P dans ce passage

, AU' ID Àtn:00cr(U T~roÀov épu~cr Auoicrç eicrcroç e~oç yUVcrtKEÇ ...

"0 vous qui avez délaissé le Tmôlos, rempart de la Lydie, mon thiase, mes femmes ...

Précisions d'ailleurs qu'une citation de Strabon (Geographica XC 469) confirme le pluriel nécessaire au sens. quant à la correction A,tn:oucr(U de la seconde main, du Laurentianus XXXII-2; elle est, comme on sait depuis les recherches d'Alexander Turyn, une restitution textuelle de Démétrius Triclinius au XIVème siècle.8

Omettant volontairement de commenter un certain nombre de passages intéressants à divers titres, nous nous arrêterons au vers 655 de la pièce, où la variante du centon d'Euripide parait également répondre au sens du texte. A cet endroit, Penthée dit à Dionysos : "Tu es sage, sauf quand il le faudrait", et la tradition manuscrite d'Euripide présente le texte suivant :

LO<l>OÇ cro<l>6ç y' Et n:A,fJV à oë1 cr' Eîv(U cro<l>6v' En fait les deux témoins du texte hésitent à cet égard entre y' El.

et Et - L atteste,y' Et et P Et - et le centon d'Euripide fournit presque

certainement au v. 1529 la leçon authentique d'Euripide, en attestant pour sa part la formule expressive LO<l>OÇ cro<l>oç cru '" "Oui, tu es vraiment sage" 9

Cette formule est également acceptée par les éditeurs modernes depuis Pors on et elle répond au contexte. au reste, les hésitations de la tradition médiévale entre y' Eî et El peuvent justement attester une faute de translittération du pronom suv qui aurait été confondu d'abord

7 J. Giudicz Rizzo, "Sul Christus patiens e le Baccanti di Euripide" Siculorum Gymnasium XXX (1977), pp. 20-24. 8 Sur les origines de la seconde main de L, 1, voir A. Turyn, The Byzantine Manuscript Tradition orthe Tragé-edies ad Euripîdes, Urbana 1957, Passim. 9 Cf. pour le style, une formule comptable dans le texte d'Euripide Andromaque 245 : cro$~ cro$~ cru' KUtOaVElv 0> ollroÇ cre oéi.

123

Page 6: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

avec eî -y' êi représentant à son tour une évolution de cette faute initiale dans L.

Au vers 694, la leçon du Christus patiens (v. 1834) est également plus exacte que celle de la tradition manuscrite dans l'énumération suivante que L et P attestent de cette manière : vÉal, 1taÂaHù, 1tap9Évot 'tê KaÇuyeç;. "Les jeunes, les vieilles, les vierges et celles qui ne sont pas mariées".

Depuis Musgrave, les éditeurs d'Euripide constatent que l'expression 1tap9Évot 'tê KaÇUYêç; est une tautologie et qu'il faut lui préférer la variante du centon d'Euripide qui transpose le vers de cette manière : vÉat, 1taÂala\, 1tap9ÉvOt 't' h' aÇuYêç.

En fournissant une allitération expressive en fin de vers, cette variante donne au texte son véritable sens : "les jeunes, les vieilles, les vierges et celles qui ne sont pas mariées" 10. La faute de L et de P peut attester une mécoupure au moment de la translittération du vers dans le prototype de la seconde famille.

De toute manière, le centon d'Euripide atteste par contraste les alté­rations caractéristiques des Bacchantes dans la tradition manuscrite. Mais ces altérations sont encore plus fréquentes dans la dernière partie de la pièce qui manque dans L, et le manuscrit P, qui représente seul le texte du drame à partir du v. 756, est incapable d'assurer correctement la transmission de celui-ci dans des cas nombreux et variés. C'est vraisemblablement d'ailleurs parce que les sources manuscrites de la fin des Bacchantes étaient gravement corrompue dans la tradition médié­vale que le scribe de L a interrompu sa copie. en fait, le recours au centon d'Euripide permet exclusivement de rétablir la leçon du texte et d'en comprendre le sens dans plusieurs passages essentiels. C'est notamment le cas au vers 1031, qui apparaît incomplet dans P, dans cette intercession du choeur:

.... Oval; BpOJ.ltê, 9êOÇ; 4>aiv'IJ J.lÉyaç;. "0 roi Bromios, tu apparais comme un dieu grand"

Cette altération a naturellement suscité des restitutions textuelles dans les éditions modernes, qui adoptent la conjecture de Hartung au début du vers :' Aval; ID BpOJ.ltê. Mais cette dernière n'est pas pleine­ment satisfaisante pour le sens et pour la métrique. C'est pourquoi le Christus patiens permet avec beaucoup de vraisemblance de restituer le texte authentique du poète, en adaptant à trois reprises le vers au Christ:

Chr. pat. 1535 : roval; , Aval; a4>9t 'te, crù 9êOÇ; J.lÉVülV

10 Cf. 1. Giudice Rizzo, art. cit. p. 17.

124

Page 7: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

Chr. pat. 2100 et 2542 : , A va~ 'A va~ eXQ>9l1:s, crù 9soC; f.tsyac;

En s'inspirant, de cette adaptation constante, on peut commodément rétablir"OvaS avas BpOf.tlS au début du vers 1031 des Bacchantes. Cette restitution, conforme à la métrique, présente l'avantage d'évoquer simultanément le redoublement du Christus patiens et la supplication expressive de P au début du vers wva~ 11.

Au reste, les corruptions de P, sont continuelles à cet endroit. c'est ainsi qu'au vers 1041, le Christus patiens (v. 653) présente seul le texte authentique d'Euripide avec le pronom "tVl qui est corrompu dans P par la faute d'iotacisme "lVSl dans cette question au choeur au sujet de Penthée : "tVl f.tOPCP 9VlÎcrKS1. Ajoutons que l'adaptation du centon d'Euripide est également originale en suggérant 9V~crKSl f.tOpcp à la place de f.tOpcp 9vlÎcrKSl en fin de vers.

Un peu plus loin, au vers 1048, cette adaptation permet encore une fois de rétablir seule la leçon du texte qui est altéré dans la tradition manuscrite, lorsque le messager affirme au début du récit de la mort de Penthée dans la recension de P :

I1pûhov f.tÈv oûv nlKpov tçof.tSV veinoc;. "D'abord, nous nous sommes assis dans un vallon amer".

L'adjectif mKpov est nécessairement une variante fautive à cette place. C'est pourquoi les éditeurs modernes le remplacent généralement depuis l'Aldine par l'épithète nOlllPov. Mais la conjoncture est arbitraire. au demeurant, le verbe tçro au sens de s'asseoir exige généralement une préposition sic; ou Ènt - pour indiquer l'endroit ou l'on doit siéger. C'est pourquoi l'adaptation très littérale du Christus patiens I1pûhov f.tÈv siC; XÀOllPOV tÇOf.tsv. veinoc;. (v. 676) atteste seule le texte authentique d'Euripide en permettant avec Doering la restitution suivante:

I1pûhov f.tÈv sic; XÀOllPOV iÇof.tsV veinoc; "D'abord, nous nous sommes assis dans un vallon verdoyant". Même si XÀOllPov est une forme de basse époque, elle doit être

préférée au neutre XÀOllPsC; qui peut être suggéré ici par le datif XÀollpëi au vers 107 de la pièce. 12 Quant à la variante oûv de P, elle révèle naturellement une confusion avec sic; au moment de la translittération du texte dans l'ancêtre de la seconde famille des drames d'Euripide.

Au vers 1084, l'absurdité de la variante de P SÙÀSlf.tOC; est également évidente dans ce texte que Christus patiens reproduit littéralement avec

11lbid., p. 25. 12 A noter que A. Doering, "Die Bedeutung der Tragodie Xptcr'toç Ilacrxrov für die Euripideskritik", Philologus 25 (1867) pp. 256-257, pense à juste titre que X"-0IlPoV est également possible dans le texte d'Euridipe.

125

Page 8: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

la leçon authentique d'Euripide : LîY1l0c D' aie~p, crlya D' uÂ.t!!OÇ vâ1tll ... " L'éther se tut ainsi que le vallon boisé" (Chr. pat. 2260)13.

Quant au vers 1087, il fournit une nouvelle preuve des altérations du texte des Bacchantes dans la tradition médiévale. A cet endroit, le messager décrit l'effet que produit sur les animaux le cri de Dionysos:

At D' rocrtV ~x~v où cra$roç DcDcY!!{;Vat Écr'tllcrav opOat Kat Dt ~vcyKav Kâpa.

"Celles qui n'avaient pas entendu clairement l'écho à leurs oreilles œ tenaient droites et tournaient la tête dans toutes les directions"

La leçon Kâpa est attestée conjointement par la tradition papyro­logique (p. Oxy XIX, 2223) et par l'adaptation du Christus patiens (v. 673), où la tradition manuscrite hésite entre Kâpaç et Kâpav en interprétant comme un féminin le neutre Kâpa 14. Elle répond naturel­lement au sens du texte, et c'est à tort que P présente à cette place la variante Kôpaç. On ne voit pas en effet comment les animaux qui avaient mal entendu le cri de Dionysos pouvaient tourner leurs yeux dans tous les sens.

Quatre vers plus bas (v. 1091), le texte des Bacchantes est inintelligible, tel qu'il se présente dans la recension de P qui évoque sous cette forme intraduisible la course des Bacchantes : 1tODrov Éxoucrat cruv'tôvOtç DpO!!~!!acrt. Le participe du verbe hO) est évidemment une corruption paléographique à cette place. C'est pourquoi les éditeurs modernes restituent généralement à cet endroit, depuis Hartung, le participe trevcousai d'après l'adaptation du Christus patiens (v. 2015) : 1tODrov Dpâ!!O)crt cruv'tÔVOtç DpO!!~!!acrt 15. On comprend dès lors comment les Bacchantes pouvaient courir d'un seul pas.

Au vers 1096 des Bacchantes, l'adaptation du centon d'Euridipe (v. 667) atteste également avec le datif Kpamîj3oÂ.<:p l'accusatif Kpa'tatj3ôÂ.ouç nécessaire au texte qui est corrompu dans P, où la variante Kpa'taj3ôÂ.ouç est contredite par le sens et par le mètre. Quant au P. Oxy. XIX, 2223, il présente à cet endroit la leçon fautive Kpa'ttj3ôÂ.ouç. C'est dire que le Christus pa tiens atteste seul le texte authentique d'Euripide pour ce mot rare.

Au v. 1150-1151 des Bacchantes, le Christus patiens (v. 1145-1146) s'accorde avec l'Anthologie d'Orion (IV, 264 S. Meineke) pour attester

13 sUÀS\~OC; est un hapax qui pourrait être rapproché d' EÙÀEiwllV ; mais ce rapprochement est sans fondement dans la tradition littéraire. 14 Le P. Oxy. XIX; 2223 remonte au Hème siècle de notre ère. Pour l'authenticité de la variante Kupa attestée par ce papyrus et l'adaptation du Christus patiens, voir A. Tuilier, Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ Tragédie, Paris 1969, pp. 36-37. 15 Cf. I. Giudice Rizzo, art. cit., pp. 29-31, qui montre à juste titre qu'on ne doit pas doouter à cet endroit de l'authenticité des v. 1091-1092, comme le croit à tort E.R. Dodds, Euripides Bacchœ. 2d ed., Oxford 1960, p. 214.

126

Page 9: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

contre P les particules yap et 0 'nécessaires au sens dans ce passage gnomique:

To CiCù<jJpovdv yàp Kat CiÉI3c:tv "Cà "Crov SEroV KaÀÀtCi"COV' oî/-l<1.t 0' m'no Kat Cio<jJOl'ta"Cov ...

"Car garder la mesure et respecter les dieux, c'est le plus beau parti, c'est aussi, je crois le plus sage ... "

En subsistant of: à yap et y' à ù' , le manuscrit P contredit, semble-t­il, les particules voulues par le sens. En tout cas l'accord du Christus pa tiens avec l'Anthologie d'Orion est significatif à cet égard16.

Le témoignage du centon d'Euripide est encore plus catégorique au vers 1161. A cet endroit, la seconde personne du pluriel èéptpaça"CE, qui figure dans l'adaptation littérale du centon d'Euripide (Chr. pat. 1050) exclut d'elle-même la variante èçEltpaça"Co de P, lorsque le coryphée dit aux Bacchantes :

"Cov KaÀÀîvtKOV KÀEtVoV èçE1tpaça"CE ei<; yoov, Et<; oaKpua ...

"Vous avez terminé votre chant triomphal de gloire dans les plaintes et dans les larmes"

La variante de la tradition médiévale d'Euripide est nécessairement une faute de translittération de l'ancêtre de P. Elle représente une confusion banale entre E et 0 oncial à cet égard. Précisons que le texte de P est particulièrement inintelligible dans ce passage et puisqu'après cette faute, il présente la variante erratique govnon à la place de yoov.

Un peu plus loin, Agave se demande où est Penthée qu'elle vient de mettre en pièces et elle affirme dans son délire (v. 1212-1215) :

... Atpf:CiSill Àa~ffiv ltIJK"CroV ltpo<; Ot KOU<; KÀt/-laKillV 1tpOCia/-l~aCiEt<; ro<;1ta.CiCiaÀEoCiD Kpéi'ta "CptYÀo<jJOt<; "COOE Àf:()v"Co<; ov ltapEt/-lt SlJpaCiacr' èyro.

" ... Qu'il (Penthée) prenne une échelle; qu'il la fixe contre la maison et qu'in en gravisse les degrés afin de clouer au triglyphes la tête du lion que j'apporte comme butin".

Le passage est altéré dans le manuscrit P, qui présente au vers 1213 la variante ltÀEK"CroV à la place de la leçon 1tIJK"Crov qu'on peut aisément reconstituer d'après un passage parallèle des Phéniciennes (v. 489) : 1tOpyOtCit 1tIJK"Crov KÀt/-laKCùV 1tpocra/-ll3aCiEt<;17.

16 I. Giudice Rizzo, art. cit., pp. 18-19. 17 Le rapprochement entre les Bacchantes et les Phéniciennes_à cet égard a été justement signalé par F.L. Van Cleef, "The Pseudo-Gregorian Drama Xptcn:oç n6.crxrov in its Relation to the Text of Euripides" Transaction od the Wisconsin Academy of Sciences, Arts and Letters, 8 (1888-1891), p. 374 et E.R. Dodds, op. cit., p. 226

127

Page 10: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

Mais le centon d'Euripide ignore cette faute et son adaptation du passage à la descente de croix atteste isolément le texte authentique dans cette parole de Joseph d'Arimathie à Nicodème (Chr. pat. 1263) : É~~mve 1tllK'tàc; KÀt~UKOC; 1tPOC; É~~ucrelC; ... "monte sur les degrés de l'échelle après les avoir ajustés.

Mais la pièce arrive à son terme et Dionysos reproche à Agavè sa conduite en lui disant (Bacchantes 1345) :

'O\jl' è~uee't' ~~a:C; o'te b' èxpfiv, OÙK elbe'te ... "Vous nous avez reconnu trop tard; quand il le fallait, vous ne le saviez

pas".

P présente ici la variante inintelligible è~~ee't ' et l'adaptation du centon d'Euripide atteste encore une fois la leçon originale en transpo­sant le texte à la première personne (Chr. pat. 2560) :' O\jl' èwieo~ev, o't' èxpfiv OÙK d06'tec;.

Enfin au vers 1353, le centon d'Euripide permet de combler une lcune caractéristique de P. A cet endroit Cadmos dit à Agavè, après avoir entendu la sentence de Dionysos, (Bacch. 1352-1353) :

"0 't~KVOV, roc; dc; oelVov lÎÀeo~ev KUKOV 1tuv'tec;, cru e' ~ 'tUÀUlVU cruyyovot 'te crut.

"0 mon enfant, nous sommes tous tombés dans un affreux malheur, toi, l'infortunée, et tes soeurs".

Le pronom 1tuv'tec; manque dans P et le vers 1353 est incomplet dans la tradition médiévale d'Euripide. Il peut être exclusivement reconstitué par l'intermédiaire du Christus patiens, qui interprète le passage de cette manière dans un dialogue entre Joseph d'Arimathie et saint Jean après la mort du Christ (Chr. pat. 1700-1701) :

"0 <l>i;<.oC;, roc; dc; belVà <I>-.Je; è;<.eeî:v KUKà 1tuv"CUC;, Ka~' uù'tov cruyyovouC; 't' àpo~v è~ouC;.

"0 mon ami, d'après ce que tu dis, quelles terribles souffrances nous attendent tous, moi, lui et tous mes compatriotes".

Conformément, à la conjecture de Kirchhoff d'après le centon d'Euripide, l'accusatif 1tuv'tUC; du Christus patiens permet tout naturel­lement de combler l'omission de P avec le nominatif 1tClv'tec;.

Cependant cette restitution textuelle aurait été impossible, si nous n'avions pas disposé du témoignage de la tragédie chrétienne sur la Passion du Christ. C'est dire que cette tragédie est indépendante de la tradition des Bacchantes, qui est altérée par des fautes et des lacunes de tous ordres, notamment à la fin de la pièce.

Mais il y a plus à cet égard. D'après un texte de le Rhétorique d'Apsi­nès confirmé par un passage de Philostrate l'Ancien et une citation des Scholies d'Aristophane, on sait qu'Agavè reconnaissait son crime à la fin de la pièce et qu'elle s'apitoyait tardivement sur le corps de Penthée

128

Page 11: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

qu'elle avait mis en pleces auparavant18. Le passage évoqué par cet auteur du Ille siècle de notre ère a disparu dans la tradition manuscrite d'Euripide. Mais il a retenu l'attention des éditeurs modernes. Ces derniers estiment à juste titre qu'une partie des lamentations de la Vierge du Christus patiens sur le corps du Christ sont directement empruntées à la conclusion des Bacchantes, qui est définitivement perdue dans la tradition médiévale. L'hypothèse émise par Kirchhoff en 1853 est longtemps restée à l'état conjectural19. Mais la tradition papyrologique devait en confirmer la véracité un siècle plus tard. De fait, le P. Antinoopolis l, 24, qui a été découvert vers 1950, présente des fragments de la scène perdue des Bacchantes avec le participe rare KU'tllÀOKtcrllf:VU qui apparaît au vers 1471 du Christus patiens dans un dialogue entre Joseph d'Arimathie et la Vierge après la mort du Christ20.

A l'instar du P. Oxy. XIX; 2223 qui attestait seul avec le centon chrétien la leçon d'Euripide à l'époque ancienne, ce papyrus confirme, s'il en était besoin, que l'auteur du Xptcr'toc; I1acrXffiv utilisait un texte différent de la tradition médiévale pour les Bacchantes. Le fait est confirmé d'ailleurs par les accords du centon d'Euripide avec Strabon au v. 55 et avec Orion aux v. 1150-1151 de la pièce. Quand la tradition ancienne s'oppose à L et à P, le Christus patiens atteste cette dernière en excluant la variante médiévale.

Mais si l'affirmation est particulièrement claire pour les Bacchantes qui nous sont parvenues dans une recension incomplète et fautive au Moyen Age, elle n'en est pas moins évidente pour les autres pièces utilisées par l'auteur du centon d'Euridipe. Dans ces pièces, le Christus

18 Apsines, op. cil. : 'En KIV~crO~SV éÀsov au'tOl Ka'tllyopoUV'têç éau'trov. Tou'tO écrn ~l:v êupëlv Kat rtapù ;'tolç 'tpaylKOtç ltOITj't(x.tÇ, Ù~ÉÀ.St rtapù -c<\ï Eùpl1tîo\j 1\ -cou IIsv eÉwç ~~-CTjP' AyauT) ÙltaÀ.À.ayslcra -cijç ~uvîuç Kat yvwpîcrucru -cov rtatou -cov éuu-cijç OIScrlt ucr~{;vov Ka-cllyopSt~l:v uu'tijç, èÀ.eov 8l: KI Vet... Tou'tOv 'tov -COltOV KSKIVllKSV Eùplltî811Ç OtK'tOV eltl -c<\ï IIsvedKlVijcral pouÀ.o~svoç. 'EKucr'tOV yùp aù'tou -crov ~sÀ.rov 1\ ~~-cTjP Èv -catç XSpcrl Kpatoucra Kae' &Kacr-cov aùtrov OiK-CîÇs-CUl. Cf. L. Spengel, op. cit., p. 399 et 401-402. Ce passage est également attribué à Longin par Ch. Walz pour les raisons que nous avons évoquées note 6, Cf. Philostrate l'ancien, Imagines l ; XVIII et Scholies d'Aristophane 907. Le premier argument de la pièce dans la tradition manuscrite confIrme d'ailleurs la lacune de la tradition médiévale des Bacchantes, en évoquant un discours dinal de Dionysos qui manque dans P. 19 A. Kirchoff, "Ein Supplement zu Euripides Bacchen". Philologus 8 (1853), pp. 78-93. 20 Pour le commentaire de ce papyrus, consulter C.R. Roberts, The Antinopolis papyri l, London 1950, pp . 54-57, E.R. Dodds, op. cit., p. LVIII-LXIX, 234-235 et 243-245, et A. Tuilier, Grégoire de Nazianze, La Passion du Christ. Tragédie; Paris 1969, p. 36. En fait, la tradi­tion manuscrite du Christus pa tiens ne présente pas au v. 1471 la forme Ka-cllÀ.oKlcrJ.1Éva qui apparaît d'abord comme une restitution textuelle de Dübner avant la découverte du P. Antinoopolis_24. Mais cette restitution textuelle fondée sur la citation des Suppliantes d'Euripide (v. 826) est indirectement attestée par les variantes des principaux témoins du texte et singulièrement par le participe erratique KU"tllvÀ.oKlcr~Éva du plus ancien manuscrit du Christus patiens, le Parisinus gr. 2875.

129

Page 12: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

patiens s'accorde également avec la tradition ancienne du texte d'Euripide - papyrus, citations ou scholies anciennes - contre les manuscrits médiévaux, lorsqu'il fournit une référence commune avec cette dernière. Les leçons de la tragédie chrétienne que nous avons commentées aux vers 663 d'Hippolyte, 1223 de Médée, 54 de Rhésos et 474 des Troyennes sont significatives à ce sujet. Comme pour les Bacchantes, le texte d'Euripide qu'elles représentent est antérieur à l'archétype de la tradition médiévale du grand Tragique, qui appartient en tout état de cause à la fin du ve siècle. On peut être d'autant plus précis à cet égard qu'au vers 356 d'Hippolyte, le Christus patiens (v. 371) exclut avec (bw.ÀÀay~cro!-!at la variante à1taÀÀaxe~cro!-!at commune aux manuscrits d'Euripide et au parchemin d'Arsinoé (p. Berlin 5005), qui remonte au VIe siècle et qui est précisément le premier témoin de cet archétype dans l'histoire du texte d'Euripide21.

Qu'on le veuille ou non, le Christus patiens fournit par conséquent une étape ancienne dans la tradition du texte d'Euripide. Assurément, on peut contester l'authenticité des leçons qu'il présente dans tel ou tel cas particulier. Les adaptations du centon ont nécessairement une autorité relative en la matière, puisqu'elles transposent généralement les vers d'Euripide dans un contexte différent. Aussi bien, parmi les leçons que nous avons présentées, l'auteur du centon a pu rétablir lui-même le texte authentique du grand Tragique. Mais il n'en demeure pas moins que ces leçons considérées dans leur ensemble révèlent d'une manière générale une étape antérieure à la tradition byzantine d'Euripide. Telle est la conclusion qui s'impose quand on compare attentivement le texte d'Euripide dans cette tradition d'une part, et dans le Christus patiens d'autre part.

Dans ces conditions, il apparaît difficile de placer la composition du centon d'Euripide au Moyen Age byzantin. On objectera certes que pour les Bacchantes notamment, la tradition médiévale est exclusivement représentée dans son intégrité par un manuscrit du XIve siècle, le Vaticanus Palatinus gr. 287, P, et qu'il pouvait existait au XIe et au XIIe siècle des témoins plus fidèles de la pièce. Mais, comme on vient de le montrer incidemment par le témoignage du v. 356 d'Hippolyte, l'argument est sans fondement dans la tradition textuelle. A partir du VIe siècle, cette dernière n'est pas différente de celle du Moyen Age proprement-dit. C'est pourquoi les savants byzantins du XIe et du XIIe siècle avaient exclusivement à leur disposition les recensions textuelles qui nous sont parvenues dans la tradition manuscrite d'Euripide.

21 Cf. A. Tuilier, Recherches critiques sur la tradition du texte d'Euripide, Paris 1968, pp. 123-124.

130

Page 13: La tradition textuelle du Christus Paschôn et le texte d ... · Ces cas ont été choisis à titre d'exemple. Le temps nous empêche de les compléter par d'autres également suggestifs.

Le fait est particulièrement clair pour les philologues du XIIe siècle, qui attestent précisément une renaissance importante des Tragiques dans la tradition critique et auxquels on a parfois attribué sans preuves le Christus patiens. Ces philologues disposaient uniquement des recen­sions anciennes de la première famille d'Euripide d'une part et du prototype de la seconde famille -L et P- du poète d'autre part. Les citations de Jean Tzétzés et d'Eustathe de Thessalonique sont empruntées à ces deux familles, quand elles intéressent les pièces qui nous sont parvenues. Les leçons qu'elles fournissent sont sans équi­voque à cet égard. au demeurant, la pratique que ces deux auteurs révèlent en l'occurrence est confirmée par les emprunts de ces derniers aux scholies anciennes. Ces emprunts sont rigoureusement conformes au texte de la tradition manuscrite et, comme ils sont souvent mal compris, ils suscitent fréquemment des interprétations et des conjectures fautives de la part de leurs auteurs.

Quand ils citent les tragédies perdues d'Euripide, Tzétzés et Eustathe de Thessalonique empruntent leurs références aux sources antiques qui leur sont parvenues dans des florilèges ou dans des commentaires divers que nous pouvons identifier dans de nombreux cas. En dehors de ces emprunts fragmentaires, leur tradition textuelle, répétons-le, est prati­quement identique à la nôtre, et le phénomène n'est pas étonnant en défi­nitive, puisque c'est à ces auteurs que nous devons pour une grande part la transmission d'Euripide et des Tragiques au Moyen Age byzantin.

C'est dire qu'en raison même des imperfections de cette tradition textuelle, et singulièrement des lacunes des Bacchantes, dans nos manuscrits médiévaux, il est impossible d'attribuer à un auteur byzantin du XIIe siècle la composition d'un centon tragique qui emprunte à cette pièce ses références essentielles et qui apparaît sous certains aspects comme un drame antidionysien. De toute manière, la polémique à cet égard aurait été dépassée au Moyen Age. Mais il faudrait avoir le temps d'exposer les motif littéraire, religieux et théologiques qui confirment les arguments philologiques en la matière22. C'est que la problématique du Christus pa tiens est un ensemble indissociable, où les arguments dispersés et contradictoires doivent être rassemblés pour constituer une synthèse cohérente. Mais la dialectique, comme source de connaissance, n'a jamais emprunté d'autre démarche au cours des âges. Les hellénistes le savent mieux que d'autres.

André TUILIER Paris

22 Pour montrer les inconséquences des positions successives de la critique sur l'auteur présumé du Christus patiens à l'époque byzantine, on se reportera à l'étude complète et très perspicace de F. Trisoglio, "Il Christus patiens., Rassegna delle attribuzioni". Rivista di Studi classici)ŒII (1974), pp. 351-423.

131