La Tradition 1888-03 (N3)

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La Tradition (Paris. 1887) Source gallica.bnf.fr / MuCEM

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REVUE GENERALE des Contes, Légendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

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  • La Tradition (Paris.1887)

    Source gallica.bnf.fr / MuCEM

  • La Tradition (Paris. 1887). 1887-1907.

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  • N 3. 2e Anne. Prix du Numro : Un franc. 15 Mars 1888.

    REVUE GENERALEdes Contes, Lgendes, Chants, Usages. Traditions et Arts populaires

    PARAISSANT LE 15 DE CHAQUE MOIS

    Direction :

    MM. EMILE BLEMONT ET HENRY CARNOY

    PARISAux bureaux de la TRADITION

    LIBRAIRIE A.. DUPRET3, rue de Mdicis, 3.

  • LIVRAISON DU 15 MARS 1888. 2e Anne.

    LA CHANSON DES ROIS EN BUGEY, par Gabriel Vicaire.LE GALANT QUI TUE SA MIE, ballade de Achille Million.CHANSON BRETONNE. posie de Jacques madeleine. .QUEL TRISTE JOUR ! chanson et mlodie populaires recueillies par Charles de Sivry.ESSAIS SUR QUELQUES CYCLES LGENDAIRES. 1. Les Guerriers dormants (suite), par

    Henry Carnoy.LES PROCS D'ANIMAUX AU MOYEN-AGE, par Frdric Ortoli.LES LGENDES DES VIERGES NOMADES, par Augustin Chabosseau.LES RUSSES CHEZ EUX. L'hiver en Russie. Les Allemands. La lgende d'Oleg.

    La Lavra, par Armand Sinval.LA LGENDE DE SAINT-NICOLAS EN ALLEMAGNE, par le D' Henirlch Kuhne, profes-

    seur de l'Universit de Berlin.

    CHRONIQUE MUSICALE, par Ed. Guinand.BIBLIOGRAPHIE, H. C. et Raoul Gineste.NOTES ET ENQUTES.

    COMIT DE REDACTIONMM. Paul ARNE,

    Emile BLMONT,Henry CARNOY,Raoul GINESTE,Paul GINISTY,Ed. GUINAND,

    MM. Gustave ISAMBERT,Charles LANCELIN,Frdric ORTOLI,Camille PELLETAN,Charles de SIVRY,Gabriel VICAIRE.

    LA TRADITION parat le 15 de chaque mois par fascicules de 32 48 pages d'im-pression, avec musique et dessins.

    Nous prions nos abonns d'adresser leur cotisation M. A. DUPRET, diteur,3, rue de Mdicis. Envoyer un mandat sur la poste.

    L'abonnement est de 15 francs pour la France et pour l'tranger.

    Il est rendu compte des ouvrages adresss la Revue.

    Le premier volume de LA TRADITION, pour les nouveaux abonns, est envoyfranco, moyennant 12 francs.

    Adresser les abonnements M. Dupret, 3, rue de Mdicis.

    Adresser les adhsions, lettres, articles, ouvrages, etc. M. Henry Carnoy, pro-fesseur au Lyce Louis-le-Grand, 33, rue Vavin, Paris. (Les manuscrits noninsrs seront rendus).

    M. Henry Carnoy se tient la disposition des lecteurs de LA TRADITION le jeudde 2 heures 4- heures, 33, rue Vavin.

  • LA TRADITION

    LA CHANSON DES ROIS EN BUGEYIl y a longtemps que je n'avais pass l'hiver en Bugey. Mais je

    me rappelais encore avec plaisir la chanson du jour des Rois. A latombe de la nuit, dans les rues toutes blanches de neige, c'taitd'un effet charmant et mlancolique, cet air tranant qui tour tour s'loignait ou s'approchait. De nombreuses bandes de gamins,arms de lanternes, envahissaient la maison, bousculaient les ser-vantes, chantaient tue-tte. Et toutes il fallait donner une partdu gteau traditionnel, des pommes, de menues friandises. Par-fois on ajoutait quelques sous, mais c'tait rare. On riait surtout,d'un bon gros rire qui ne faisait de mal personne. Toutes lesclasses fraternisaient volontiers ; c'tait vraiment jour de fte.

    Cette anne je m'attendais quelque chose de semblable. Maistout est bien chang. La nuit est tombe et je n'entends rien. Pasla moindre lanterne l'horizon. J'avise pourtant, au coin d'uneruelle dserte, une troupe d'enfants qui s'apprtent videmment manifester.

    Eh bien, leur dis-je ! vous allez chanter les Rois. Les Rois, me rpond un polisson qui doit tre le chef de la

    bande, ils sont morts ! Nous chantons la Marseillaise. (1)Effectivement, ils se mettent brailler l'hymne de Rouget de

    l'Isle, Dieu sait comme ! C'est trs patriotique, mais j'aurais pr-fr autre chose.

    Heureusement, le jeune Quinson Peigne, qui se trouve passer,m'affirme qu'il connat la chanson des Rois et se charge de recru-ter quelques camarades qui tout l'heure viendront nous en don-ner le rgal. Ils arrivent. Ce sont des habitus du catchisme, desenfants de choeur, rtrogrades et suppts de l'ancien rgime. Maisd'abord premire difficult. Ils ne veulent pas chanter dans la rue. Il y a trop du monde ! me dit Quinson. Ils craignent manifeste-ment d'tre traits de clricaux. On se moquerait d'eux. Ils pas-sent donc au jardin et se mettent en devoir de commencer. Mais,

    (1) Historique.

  • 66 LA TRADITION

    bon Jsus, quelle cacophonie ! Ce n'est plus du tout l'ancien air,ce n'est mme plus un air du tout. On leur distribue quelques souset on les renvoie.

    Quant aux paroles, je les ai crites sous la dicte de l'un d'eux.Les voici. Peut-tre trouvera-t-on quelque intrt les rapprocherd'autres versions dj publies :

    Madame de sance (cans),Qui tes votre aise,Les deux pieds vers le feu,Le cul sur une chaise,

    Par Dieu,Pour Dieu,

    Donnez-nous un peuDe la part Dieu.

    Si vous voulez pas nous donnerNe nous faites pas attendre.Nos souliers sont percs,Nous avons les pieds tendres.

    Par Dieu, etc.

    Copa zo prin (coupez-en un peu),Bailli zo chin (donnez-le au chien),Copa zo gros (coupez-en beaucoup),Bailli no zo (donnez-nous le).

    Ces paroles se chantent lorsque la matresse du logis se met endevoir d'entamer le gteau. On dit aussi :

    Le gteau sur la table,Le couteau qui le regarde,Le gteau en trois morceaux,

    Bailli no zo.

    Et gnralement on ajoute avant de se retirer :

    Dieu,Dieu,

    Dieu bniraLe couteau qui coupe, coupe,

    Dieu,Dieu,

    Dieu bnira.Le couteau qui coupera (ou la main qui donnera).

    Avec la musique, la vraie, celle d'autrefois, c'est tout fait d-licieux. Mais qui la sait aujourd'hui? Personne n'a pu me la noterconvenablement.

    D'ailleurs, je l'ai dit, on ne chante plus la Part Dieu, Il en est

  • LA TRADITION 67

    de mme du chant des Brandons. Toute originalit se perd ; lesvieilles coutumes disparaissent, et il est temps d'en recueillirpieusement les derniers vestiges, car bientt le souvenir mmes'en sera effac. .

    C'est ainsi que l'an pass, en Auvergne, la fte de Chtel-Guyon, j'ai eu toutes les peines du monde voir une vraie bour-re. Sur la place et dans les rues, on dansait la polka, la mazurka,la scottish, le quadrille surtout. Enfin,la musette m'ayant servi deguide, je finis par dcouvrir, dans une sorte de cabaret borgne,quelques bonnes gens qui se livraient une bourre des plus pa-triarcales. Ils avaient l'air de se cacher ; on aurait dit qu'ils prpa-raient un mauvais coup.

    Dans notre Bugey, galement, on ne trouverait plus trace desvieilles danses et il n'y a que de rares anciens pour parler du rigo-don et du branle-carr, d'ailleurs plus particuliers la Bresse.

    Dimanche dernier, les conscrits ont fait tapage jusqu' plus deminuit et il en sera de mme jusqu'au jour du tirage au sort. Lemois est eux, ils en profitent pour s'manciper de toute faon. Labouteille et la fille vont de concert, et quand on boit bien on chantemieux encore. Quelques-uns ne craignent pas d'entonner la vieillecomplainte dont il existe d'innombrables variantes :

    Adieu, mon papa et ma chre maman,J'pars pour l'rgiment,

    Vous m'enverrez beaucoup d'argent (bis).Mais ce que je regrette en partant,C'est le tendre coeur de ma matresse ;

    Aprs l'avoir tant aimeEt tant considre,

    C'est donc en ce beau jour qu'il nous faut la quitter.En gnra], pourtant, on prfre des refrains moins antiques.

    Cette anne la chanson la mode est : En revenant de la revue, eton y va de tout coeur. Mais c'est comme pour l'air des Rois. L'au-teur de cette inapprciable mlodie serait bien en peine de recon-natre son oeuvre. On la lui a change au passage.

    C'est un commencement de revanche.

    Ambrieu, jour des Rois.GABRIEL VICAIRE.

  • 68 LA TRADITION

    LE GALANT QUI TUE SA MIEToc toc ! Qui est a ma porte,Qui m'empche de dormir? C'est ton ami Pierr , la belle ;Ouvre, si tu veux ouvrir.

    L'attacha-z-au tronc d'un arbreEn manier de crucifix;Il tira son pe claire,Son p'tit coeur il arrachit...

    (Vieille complainte).

    Le village dort sur la grve;Ohl vent d'hiver, vent qui se lve!...Le froid nocturne l'engourdit;Oh ! vent qui souffle et qui grandit!...

    O s'en va-t-il par la nuit sombre,Oh! vent qui souffle et geint dans l'ombre!...Ce jeune homme pressant le pas?Oh! vent qui souffle avec fracas!...

    O s'en va-t-il?... il va vers celle,Ohl vent qui souffle ! oh! vent qui gle!...Qui ne veut pas de son amour;Oh! vent qui souffle au carrefour!...

    Pour elle, il quitte sa matresse !Oh! vent amer! vent de dtresse!...Sa gente mie aux yeux si doux;Oh ! vent qui hurle avec les loups!...

    Il roule, en son coeur qui dlire,Oh ! vent qui souffle et qui dchire!...Des pensers d'amour et de mort ;Oh! vent qui souffle! Oh ! vent qui mord !...

    La passion gare, aveugleOh! vent qui souffle! oh! vent qui beugle!.,.Son pauvre esprit ensorcel...Oh! vent rapide! oh! monstre ail!...

    C'est donc un dmon qui s'incarneOh! vent qui souffle et qui s'acharne!.,.En notre sein, qu'un tel amour?Oh! vent qui fait trembler la tour!...

  • LA TRADITION 69

    Il arrive l'huis: Tant chrie,Oh! vent qui souffle! oh! vent qui crie!... Ouvre ta porte, ouvre, c'est moi ! Oh ! vent qui jette au loin l'effroi !...

    Il entre. A genoux: Ah! je t'aime!Oh ! vent qui souffle et qui blasphme !... Et je t'aurai, car je l'ai dit!...Oh ! vent qui souffle.et qui maudit!...

    Pour prendre un baiser sur ta joue,Oh! vent qui souffle et qui secoue!...Quel prix veux-tu? Que te faut-il?,Oh ! vent qui souffle, aigre et subtil!...

    Veux-tu de l'or pleine tonne?Oh! vent qui souffle! oh! vent qui tonne!... Des perles et des diamants ?Oh! vent qui sme les tourments!...

    Je te promets, sans tre prince,Oh! vent qui souffle! oh! vent qui grince!.. Une couronne... et tu l'auras!Oh! vent qui tinte comme un glas!...

    Quoi! plus encor? veux-tu le monde?Oh! vent qui souffle! oh ! vent qui gronde!... Veux-tu le ciel ? veux-tu l'Enfer ?...Oh! vent qui cingle et bat la mer!...

    Toi seule es mon me et ma vie !Oh! vent qui souffle avec fu rie! .. Pour toi je voudrais tout souffrir... Oh ! vent qui souffle et fait mourir !...

    Tu dis : moi seule?.. Il en est uneOhl vent qui souffle au ciel sans lune!... Qui garde avant moi ton serment;Oh! vent qui souffle tristement !...

    Je veux le coeur de ma rivale,Oh! vent qui souffle par rafale!... Va le chercher, je veux son coeur... Oh! vent qui souffle et qui fait peur !...

    Il sort ; l'enfer hante sa tte ;Oh! vent qui souffle la tempte!...Quel feu sinistre en ses regards!Oh ! vent qui fait les cauchemars !

  • 70 LA TRADITION

    Il court, il court chez son amante;Oh ! vent qui mne la tourmente !...Elle veille, sa lampe luit ;Oh ! vent qni souffle dans la nuit !...

    Toc toc ! Qui frappe ? Ouvre, la belle !Oh ! vent qui souffle et qui flagelle!...Ouvre. Elle reconnat sa voix.Oh ! vent qui fracasse les bois !...

    Elle ouvre vite. Ah! quel front ple!Oh! vent qui souffle! Oh ! vent qui rle !... Qu'avez-vous donc, mon tendre amant? Oh! vent qui souffle dolemment!...

    Lui, sans un mot, lve, sur l'heure.Oh ! vent qui souffle ! Oh! vent qui pleure!...Son poignard qu'il lui plonge au sein.Oh ! vent plus poignant qu'un tocsin !...

    Comme un fauve accroupi sur elle,Oh ! vent qui se plaint en crcelle !...Il prend son coeur qui saigne flots.Oh ! vent qui roule par sanglots !...

    Chez l'autre, en hte, il court, il vole ;Oh ! vent qui souffl et qui s'affole!...Le sang l'inonde et le rougit;Oh! vent qui souffle et qui rugit!...

    Voici le prix que tu demandes ;Oh! vent qui saccage les landes!... Ce coeur chaud encore et fumant...Oh ! vent qui souffle rudement!...

    Quoi ! dit la fille, va-t'en, vite !Oh! vent qui souffle et qui s'irrite!... Emporte cet objet d'horreur !...Oh! vent qui souffle avec fureur!...

    Le beau cadeau !... Ce fou, je gage,Oh ! vent qui souffle et qui ravage!...Au besoin m'en ferait autant...Oh! vent qui souffle et gmit tant!...

    Elle le pousse. Porte close.Oh! vent qui souffle, pre et sans pause!...Le galant tombe sur le seuil.Oh ! vent qui souffle ! Oh ! vent de deuil !...

  • LA TRADITION 71

    Il crie, il implore, il conjure;Ohl ventqui souffle! Oh! vent qui jure!...La fille est sourde son appel.Oh ! vent qui souffle ! Oh ! vent mortel !...

    Si c'est trop peu d'un coeur de femme,Oh! vent qui. souffle! Oh! vent qui brame !...J'ouvre mon sein... vois-tu mon sang?Oh ! vent qui souffle en menaant!...

    Tiens, prends mon coeur... et sois l'aise !Oh ! vent qui cde et qui s'apaise !...Et moi, mon mal va s'assoupir...Oh ! vent plus faible qu'un soupir t...

    Plus rien. N'est-ce donc qu'un cadavre?Oh ! vent si plaintif et qui navre!...Oui, 'le jeune homme est trpass !Oh ! vent qui soudain a cess !...

    ACHILLE MILLIEN.

    Beaumont-la-Ferrire (Nivre), 16 Janvier.

    CHANSON BRETONNE

    L-bas, sur la mer,La lune se lveDans le lointain clair,Et va, comme un rve,

    La lune se lve,La lune s'en va...

    La lune se lve,.La lune s'en va... ,

    Notre vie est brveComme ce qui luit ;Dans la mer, la nuit,S'en va notre rve...

    Oh ! regardons-la !Vers une autre grveEmportant mon rve,La lune s'en va,

    La lune se lve,La lune s'en va.

    JACQUES MADELEINE.

  • 72 LA TRADITION

    QUEL TRISTE JOUR

    II Mon bel amant, y viendrez.vousA la fentre de ma chambre,A la fentre de mon lit,Lorsque mon pre il sera t-endormi.

    III La nuit, il fait noir prsent,La lune est dans son esclavage,Et non, non, non, je n'irai pas,Car votre pre il me grondera.

    IV Mon bol amant, je t'y frai faireUn flambeau pour servir de lune;Tant que le flambeau durera,Mon bel amant, marche grands pas,

    VLa belle enfant l'a attenduJusqu'au moment de l'aube blanche,Mais lui s'est tromp de cheminEt clans les sabl's a disparu soudain-

    VI Mon bel amant s'en est allTout le long de la mer profonde;Mon bel amant s'en est all

    Sans qu'on l'ait jamais pu trouver.Chanson recueillie par CHARLES DE SlVRY.

    ESSAIS SUR QUELQUES CYCLES LGENDAIRESi

    LES GUERRIERS DORMANTS (suite) (1).Au Jungholtz, le guerrier dormant est un chevalier du Schauenbourg,

    arm de pied en cap et assis, la tte appuye sur les deux coudes, unetable ronde toute couverte de vieux.manuscrits.

    (1) Voir le N du 15 octobre de La Tradition (lre anne).

  • LA TRADITION 73

    Pour les habitants du mundat, les hros dormants sont couchs au

    Bollenberg. Ces guerriers ne sont autres que les quatorze comtes de Stras -

    bourg, ayant leur tte quelque vaillant Grodseck.Sur l'Ochsenfeld, c'est Barberousse qui dort sous le Bibelstein.Mais le plus clbre des guerriers dormants de l'Alsace, est encore le

    hros Dietrich, dont l'abb Ch. Braun donne ainsi la lgende que nousabrgeons :

    Au chteau de Salneck, vivait il y a bien longtemps, une jeune princesse bellecomme les anges du ciel, qui avait oom Hildegonde. Le vieux seigneur de Sal-neck tait amoureux fou de sa fille. Rien qu' penser qu'un jour elle pourraitle quitter pour suivre un noble poux en son manoir, il se sentait frissonner etses yeux lanaient des clairs. Cette ide le poursuivant sans cesse, il prit leparti d'enfermer sa fille dans la chambre haute d'une tour presque inaccessible.Du moins il serait tranquille, pensait-il, et il serait certain que sa fille n'aime-rait jamais que lui. Mais le pre avait compt sans Hugdietrich, le jeune hros l'armure enchante qui habitait non loin do l un castel menaant.

    Le jeune chevalier ayant appris le misrable sort de la jeune fille, monta surson palefroi aprs s'tre convenablement dguis, et courut au chteau de Sal-neck. Bien reu par le vieux chevalier qui ne put le reconnatre, il fut invit passer quelque temps au manoir. Hugdietrich en profita si bien, qu'ayant cor-rompu un des' serviteurs du comte, il russit s'introduire auprs de la belleHildegonde.

    Lui avouer son amour ardent et lui raconter comment il avait pu pntrerauprs d'elle, fut pour le chevalier l'affaire d'un instant. La comtesse, de sonct, trouva le jeune seigneur tel qu'elle l'avait rv dans ses longues nuits derclusion, et se prit l'aimer follement. Hugdietrich eut plusieurs entrevuessecrtes avec la jeune fille jusqu'au jour o, la guerre survenant, il dut laquitter.

    Par une nuit sombre, tandis que tout dormait au chteau, une louve quirdait aux environs, fut attire par les vagissements d'un tout petit enfant.Elis dcouvrit le petit tre, l'emporta dans la fort, l'allaita et l'leva avec seslouveteaux, jusqu'au jour o Hugdietrich, revenu de la guerre et chassant dansla fort, rencontra l'enfant et le reconnut pour son fils grce, un certaincollier qu'autrefois Hildegonde lui avait pass au cou. Le seigneur emmenal'enfant en son castel, le nomma Wolfdietrich (Dietrich-le-Loup), et peu aprspousa la belle Hildegonde dont il eut plusieurs autres enfants.

    Or, ces enfants devenus grands ne purent supporter le pauvre Wolfdietrichqu'ils tournaient en drision et n'appelaient plus que le Loup. Un jour vintmme o le pre prit part un vieux serviteur, lui donna une pe et luicommanda d'aller dans la fort y gorger le Loup. L'cuyer obit en pleurantet emmena l'enfant dans un endroit solitaire. Mais l le courage lui manqua,et il s'assit pour se remettre. Heureusement qu'un charbonnier venant passerle tira de sa perplexit.

    Le charbonnier venait de perdre son fils ; il consentit prendre le jeuneenfant et l'lever comme sien.

    Wolfdietrich grandissait vue d'oeil ; sa force s'accrut prodigieusement.Travaillant dans une forge, on le vit briser l'enclume d'un seul coup de mar-teau. Se jugeant assez robuste pour aller par le monde, il quitta la fort.

  • 74 LA TRADITION

    marquant toutes ses tapes par des exploits merveilleux, terrassant les monstreset les dragons, ou abattant les gants qui osaient se mesurer avec lui.

    Un soir d't, Dictrich tait couch prs d'un feu dans une magnifique clai-rire solitaire, lorsqu'une fe se prsenta ses regards et l'invita la suivredans sa demeure au sein d'une montagne enchante, palais merveilleux o lesdouze soeurs fatidiques ternellement jeunes rivaliseraient de prvenances son gard. Dietrich suivit la fe, mais les nymphes eurent beau dployer millesductions et mille charmes, le hros resta insensible leur amour. La fe l'enrcompensa en lui donnant un vtement d'invulnrabilit, et Dietrich put alleraffronter le dragon de la montagne voisine. Le jeune homme trouva le mo'nstresous un pais tilleul, et bravement il l'attaqua. Terrible fut la lutte. A la fin, ledragon saisit Dietrich et l'engloutit tout vivant. Mais s'ouvrant un passage coups d'pe, le guerrier sortit du corps du monstre mort et reparut tout cou-vert de sang et plus invulnrable que jamais, sauf en un endroit du corps oune feuille de tilleul s'tait colle.

    La princesse, Sidrata, la plus merveilleuse des fes, lui fut donne pourfemme en rcompense de cet exploit fameux. Sidrata et Dietrich taient lesplus heureux des poux.

    Un soir que la belle princesse demandait son poux le secret de son invul-nrabilit, Dietrich le lui confia et lui indiqua l'endroit o seul il pouvait trebless. La princesse marqua d'une croix le mme endroit sur le vtement duhros, puis elle recommanda l'cuyer, Hagen le Borgne, de veiller ce queson matre ne ret aucun coup du ct de la marque. Hagen se hta de repor-ter la chose aux ennemis de Dietrich ; ceux-ci lui promirent une forte rcom-pense s'il tuait le hros. Le tratre cda leurs obsessions, et, un jour queWolfdietrich se baissait pour boire une source, Hagen le visa la marque etle tua sur le coup.

    C'tait crit! Dietrich devait descendre au noir sjour des ombres. C'est auhaut de l'Ax, au sommet du Kriegshurt, qu'il dort entour de ses preux et lamain toujours sur la garde de son pe, attendant pour se lever que le Turcvienne abreuver ses chevaux sur les bords du Rhin. De cent ans en cent ans,il se rveille, se met sur son sant et regarde du ct du fleuve. Puis, aprsavoir fait le tour du rocher, il se recouche et s'endort.

    Si, passant une heure du matin sur la montagne de l'Ax,vous entendez unbruit de chevaux et de combattants, attendez une grande guerre : c'est Dietrichqui s'exerce au combat avec ses compagnons.

    Avant de quitter les pays du nord de l'Europe, nous citerons en passantla secte curieuse des Millnaires qui, s'appuyant sur certains passages duNouveau-Testament, attendait le Christ au bout de mille ans. On sait

    qu'au temps de Cromwell, cette secte avait de nombreux adhrents enAngleterre.

    Dans le Midi, nous trouvons au Portugal la lgende du hros Don S-bastien. Ce prince avait, en 1578, organis une expdition contre lesMaures d'Afrique. Il disparut la journe d'Albaar-Kbir o il s'taitsignal par des prodiges de valeur. Les Portugais ne purent jamais croirequ'il tait mort dans cette bataille ; et dans la suite on vit plusieurs im-posteurs prtendre qu'ils taient rellement Don Sbastien et rclamerla couronne. Cette croyance subsiste toujours. On attend Don Sbastien

  • LA TRADITION 75

    comme un second Messie dans la secte des Sebastianitos , rpandueau Portugal et surtout au Brsil dans la province de Minas-Geraes. Lesuns disent qu'il apparat sous les traits des hommes clbres qui illustrentle Portugal ; les autres, qu'il vit dans une rgion inconnue, songeantsans doute Don Alphonse l'Africain, ou mieux encore ce Jean Ierqu'il fit exhumer de sa tombe pour lui offrir son pe de combat; i maisil se rveillera; il paratra au milieu d'un orage, et l're de la justice re-viendra aussitt avec lui.

    Marko, fils de roi, dans les chansons populaires des Serbes, n'est pasmort non plus. Enferm dans une grotte inconnue, il y dplore la funeste invention des canons !

    Les Arabes ne pouvaient manquer d'avoir des traditions analogues ;nous en parlerons au sujet de la lgende des Sept-Dormants.

    En Algrie, aux confins du dsert, on croit qu'il est un peuple les Jad-joudja-ou-Madjoudja, .Gog et Magog, que Sidna-Kornin a enferms en-tre deux montagnes de pierre, et qu'il a scells [sous un grand couver-cle de fer. Ce couvercle, que le temps rouille de plus en plus, finira parcder sous l'effort des captifs qui se rpandront par toute l'Afrique jus-qu'au jour o Jsus descendant sur la terre, les exterminera jusqu'audernier.

    Les Persans croient que le Mahdi, l'un des descendants d'Ali, ne seraitpoint mort et dormirait dans quelque caverne, en attendant le jouro il se mettra la tte des croyants contre les schismatiques Turcs.

    Ce mahdi toujours vivant nous rappelle que chez les Juifs d'Orient, i\est une croyance qui veut que le prophte Elie ne soit pas mort, ce quis'accorde, du reste, avec le rcit de la Bible. A certains jours de l'annele prophte sort de son tombeau et va de ville en ville, de village en vil-lage, de hameau en hameau, portant sa bndiction partout o ilpasse.

    Saint-Jean a joui de ce privilge aux premiers temps de l'Eglise. SaintAugustin dit qu' Ephse, o l'aptre tait enterr, on ne croyait pas quece saint ft mort ; on le regardait comme endormi dans le tombeau qu'ils'tait lui-mme prpar en attendant la seconde apparition du Seigneur.La preuve qu'il n'tait pas mort, c'est que l'on voyait la terre qui cou-vrait sa tombe remuer de temps autre et suivre le mouvement de sarespiration.

    La lgende do Bonaparte n'a pas manqu de s'approprier ce trait cu-rieux donn en partage aux hros. En 1848, beaucoup de paysans cru-rent fermement que Louis-Napolon n'tait autre que le grand em-pereur sorti de son sommeil pour rendre la France sa grandeurperdue.

    En Russie, la lgende de Napolon est des plus intressantes. La voicitelle que l'a donne il y a quelques annes l'Europe diplomatique, d'aprsle rcit dbit aux paysans la veille par le Krasnoby de Bounikovo,prs Schoreya, dans le gouvernement de Wladimir :

  • 76 LA TRADITION

    Quand les temps furent accomplis, Satanrsolut d'envoyer son antchrist,appel Bonaparte, afin de lui conqurir le monde. Il le tira d'une le dserte etle fit tzar des Franais, un peuple de diables qui habite aux confins du monde,plus loin que Moscow, plus loin que Saint-Ptersbourg, plus loin mme quel'Allemagne, tout prs de la Bretagne, o l'on voit des gants, des hommes deux ttes, et le dauphin gigantesque qui porte la terre sur son dos.

    Or, la mission de Bonaparte tait presque termine, quand il vint chez nous.Comme c'tait un malin esprit, il avait rserv les Russes pour la fin, parcequ'il en avait peur, Mais son destin le poussait vers le Nord. Ce monstre s'a-battit donc sur la sainte Moscowie, ainsi qu'un chasse-neige, avec ses douzesatellites, et ne laissa que le dsort partout o il passait.

    Notre cher tzar, pour dcider du chtiment de ce coupable, dit alors : Unesprit, c'est bien; deux, c'est trop. (Die gute sind drei). Il rassembla alorstous les rois, l-bas, dans une grande ville, du ct du Danube, pour aviser.Puis il s'assit la premire place, sous les saintes ikones, aprs avoir recon-duit Bonaparte chez lui. Les princes allemands taient groups autour denotre pre, comme des mouches le long d'un mur. Prs de la porte, se tenaitle roux Anglais, piant tout le monde et prt profiter de la moindre discus-sion pour dvaliser chacun. On dcida du sort de Bonaparte. Il faut le ren-voyer dans son le dserte, dit l'un. Il faut le brler, dit un autre. Ilfaut l'carteler, ajouta un troisime. Il faut le tuer d'un coup de canon, rpartit un roi qui avait donn sa fille Bonaparte.

    Alors notre roi se leva, et dit: Soyez tous contents, mes petits pres. Onl'emprisonnera dans une le dserte, on le tuera d'un coup de canon, on lebrlera, on l'cartlera, on bourrera ensuite le mme canon avec sa cendrepour qu'il ne reste pas trace de son passage sur la terre qu'il a profane.

    La sentence fut excute point pour point ; mais comme Bonaparte taitj'antchrist, cela ne lui fit aucun mal, et il revint l'anne suivante plus froceque jamais.

    On se mit sa poursuite,encore qu'il voult amadouer chacun par ses men-songes et ses artifices, et l'on eut toutes les peines du monde l'attraper,alors qu'il cherchait revenir sur la noble Russie. Le conseil se runit encore,mais personne ne souffla plus mot. Seul notre Pre, qui connaissait ce diable(parce que, autrefois, sur un radeau prs du Nimen, il avait t en proiependant dix-sept jours ses tentations et qu'il y avait rsist), s'cria :

    Il faut l'envoyer aux travaux forcs en Sibrie ; j'aurai soin de sa garde. Les princes Germains acquiescrent. Mais le roux Anglais, qui n'avait pasencore parl, se leva et dit : Puissant Tzar! je connais tout au bout dumonde un endroit o il n'y a ni ciel, ni terre, ni soleil, mais seulement un es-pace libre pour le passage du vent. Il y a l une sentinelle qui bouche elleseule la porte de l'le dont j'ai la clef. C'est l qu'il faut envoyer Bonaparte. Soit ! rpondit notre Pre.

    On y mit Bonaparte et il y est encore, malgr toutes les tentatives qu'il afaites pour en sortir.

    (A suivre) HENRY CARNOY.

  • LA TRADITION 77

    LES PROCSD'ANIMAUX AU MOYEN AGERien ne fut plus frquent au moyen ge que les procs intents aux

    animaux nuisibles ou homicides, procs dans lesquels on suivait avec sointoutes les formalits des actions intentes en justice. Quelquefois mme,les hommes tant impuissants combattre les dlinquants, on en appe-lait la justice divine et alors le clerg lanait ses foudres et ses anath-mes contre ces tres pervers assez abandonns du ciel pour n'obir ni aux

    juges, ni au parlement, ni mme au roi.Si trange que cela nous paraisse aujourd'hui, la chose n'est cependant

    pas tonnante en elle-mme si l'on songe que nos aeux les Gaulois don-naient une me tout ce qui existe dans la nature, l'homme, aux ani-maux, aux plantes, et jusqu'aux minraux. De l rendre les animauxresponsables de leurs actions il n'y a qu'un pas et ce pas fut franchi fa-cilement par tout le monde

    Nous avons un livre o la tradition orale conserve de gnration engnration nous reporte jusqu'aux temps lointains de Merlin l'enchanteurdes Celtes et des Druides, livre o toute la science et toutes les croyan-ces ont t secrtement fixes par l'criture et mises en rserve pour lapostrit : Le mystre des Bardes de l'Ile de Bretagne. Que lisons-nous, eneffet, dans ce monument des sicles passs ?

    La mort et la perte de la mmoire sont des maux ncessaires dansAbred. Sans la dlivrance accomplie par la mort et sans la perte de lammoire la mort, le mal serait toujours sur l'tre qui s'y est livr. Lamort nous dlivre du mal mme, mais non de l'effet du mal. Le mal estune diminution de l'tre. Qui a diminu son tre, retombe, aprs la mort,dans une vie moindre, et renat homme infrieur ou animal irraisonna-ble ; il y a mme une transgression qui rejette la crature jusqu'au fondde l'abme,dans le chaos des germes, d'o elle est force de recommencertout le cours de la transmigration . (Triades 20, 21, 25, 26). (1)

    Les alchimistes accordaient aussi la vie toutes les substances quiavaient la proprit de se dvelopper dans le sein de la terre et qui pou-vaient passer d'un tat imparfait un tat parfait, de sorte que NicolasValois (2) s'crie :

    Toutes choses sont composes de trois : de terre qui fait le corps,d'eau qui fait l'esprit, de feu qui fait l'me .

    Ainsi cela est clair, tout vit, tout sent, tout a une me responsable de-vant Dieu et devant les hommes, au moyen-ge.

    Sans doute le christianisme a pass sur toutes ces croyances et les a moiti effaces, mais la trace en est toujours reste dans l'esprit du peu-

    1. H. Martin, Hist. de Fr., T. I, p. 74.2. OEuvres de M. Grosparmy et de Nie. Valois, Ms de la Bibl. de l'Arse-

    nal, n 166, in-4.

  • 78 LA TRADITION

    ple sans qu'il st s'en rendre compte. Un savant moderne a appel lesanimaux nos frres infrieurs ; au moyen-ge on le croyait fermementaujourd'hui mme, dans ce sicle de la vapeur, du tlgraphe et du tl-phone, ne croit-on pas encore aux loups garous ?

    Ceci dit entrons au coeur mme de notre sujet.Le premier auteur, du moins notre connaissance, qui ait parl sp-

    cialement des procs d'animaux est Barthlmy de Chassane, juriscon-sulte clbre vivant dans la premire moiti du XVI 0 sicle.

    Son livre, imprim Lyon en 1531, est rempli dfaits plus intressantsles uns que les autres.Dans la premire partie de excommunications anima-lium insectorum, il pose en fait que le territoire de la ville de Beaune estinfect par une quantit prodigieuse d'insectes plus gros que des mouchesque le peuple nomme hurebers ; ces animaux, dit-il,causent les plus grandsdgts dans les vignes ; pour arrter ce flau, les habitants ont, suivantun ancien usage, demand l'officialit d'Autun, qui ne refuse jamais,un ordre pour que ces insectes aient cesser leurs ravages ou pour qu'ilss'loignent des lieux o ils les exercent sous peine de maldiction et d'a-nathme. Chassane part de l pour crire un gros volume o il traite laquestion de savoir si cette procdure est convenable et conforme aux prin-cipes tablis du droit. Il divise ensuite son sujet en cinq parties et danschacune d'elles tale une rudition des plus intempestives. Laissonsde ct les deux premires de ces parties et arrtons-nous un peu la troisime. L le jurisconsulte recherche si les insectes doivent-tre cits personnellement ou s'il sufft qu'ils comparaissent par pro-cureur. Tout dlinquant, dit-il, doit tre cit personnellement, et c'estbien un vritable dlit que le fait imput aux insectes du pays deBeaune puisque le peuple en reoit scandale, tant priv de boire le vin qui, d'aprs David le prophte, rjouit le coeur de l'homme, et dontl'excellence est dmontre par les dispositions du droit canonique portantdfense de promouvoir aux ordres sacrs celui qui n'aime pas le vin.

    Mais voil qu'une objection de la plus haute importance se prsente l'esprit de l'crivain,

    Les animaux incrimins peuvent-ils dfrer une invitation qu'il n'estpas donn l'homme de leur faire connatre ?N'ya-t-il pas de sricuxin-convnients ce que le juge leur donne un procureur leur insu? Lejurisconsulte est fort embarrass, ma foi, mais enfin il prend parti et pardfrence pour les usages du sige d'Autun, sa conclusion est qu'untiers peut se prsenter et proposer, au nom des animaux assigns, toutessortes de moyens en la forme et" au fond.

    La quatrime partie agite la question de comptence. Plusieurs pagessont consacres l'exposition des moyens par lesquels on pourrait soute-nir que l'affaire est du ressort des juges laques, mais l'crivain rfuteensuite longuement ces moyens et termine en dcidant que la connais-sance du dlit appartient au juge ecclsiastique. Passons maintenant la cinquime partie o, comme on dit, l'auteur s'embarrasse et ne sait vi-siblement ce qu'il veut.

  • LA TRADITION 79

    Il traite de la maldiction et de l'anathme, mais tantt il emploie dixou douze pages tablir que les animaux ne peuvent tre excommunis,ceux-ci tant les instruments des vengeances divines, tantt il dveloppede longs et nombreux arguments pour tablir qu'on ne doit pas les par-gner. Ainsi, dit-il, les anathmes lancs jusqu' ce jour contre les animauxdvastateurs des vignobles ont eu pour rsultat de les faire prir en grandnombre ou de les loigner du territoire qu'ils dsolaient : on entrevoittous les troubles, tous les scandales qu'occasionnerait la perte des rcol-tes, si elle tait la suite du refus de fulminer de nouvelles excommuni-cations. Chassane cite mme trois vers des Gorgiques o il est dit quela religion permet de tendre des piges aux animaux ; or, continue-t-il, lemeilleur de tous les piges est sans contredit la foudre de l'anathme.Ne serait-il pas d'ailleurs contraire au bien de la religion de diminuer laconfiance que les pauvres paysans ont dans l'efficacit de cette pratique ?Aprs tous ces beaux raisonnements, le jurisconsulte bourguignon cited'autres exemples. Il dit avoir vu plusieurs sentences d'excommunicationprononces par l'officialit de Lyon et par celle de Maon tant contre lesinsectes dont il s'agit que contre d'autres animaux nuisibles, tels que ratsou limaons. Il rentre mme dans les plus petits dtails de cette sorte deprocdure, et transcrit une requte adresse par les habitants d'une pa-roisse ravage par les rats tout en faisant observer que sur cette plainteon nomma d'office un avocat qui fit valoir, au nom des animaux sesclients, les moyens qu'il croyait les plus convenables leur dfense. No-nobstant ce plaidoyer qui tait de pure forme, l'official fit une premireadjuration aux animaux malfaisants. Mais cette adjuration dont l'auteurdonne aussi la formule, tant reste sans aucun effet, l'official, au nom deDieu, rendit une solennelle sentence de maldiction et d'anathme.

    Ce n'est d'ailleurs pas seulement en Bourgogne que nous rencontronsde pareils exemples.

    En 1221, les habitants de Constance et de Cme dirigrent des pour-suites contre de gros vers qui ravageaient leurs campagnes et en 1229Guillaume d'Emblens, voque de Lausanne, excommunia les sangsuesqui infectaient de leur venin les poissons du lac Lman et notamment lessaumons. Ce n'est cependant qu'aprs les formalits pralables, telles quela citation, la constitution d'un avocat et d'un procureur, qu'il prononala terrible sentence (1).

    D'un autre ct Flix Malleolus, mort en 1457, rapporte que dans lediocse de Constance et dans les environs de Coire, on relgua en unergion forestire et sauvage des larves et des cantharides que l'on avaitpralablement cites devant le magistrat provincial, qui, prenant en con-sidration leur jeune ge et l'exiguit de leur corps, leur avait accord uncurateur charg de les dfendre.

    En 1543, dit M. Berriat Saint-Prix, (2) une dlibration du conseil mu-

    1. Delrio. Disquisitiones magicae. Liv. III. part. II, quest. 4, sect. 8.2.Thmis, 1819. T. II, p. 196.

  • 80 LA TRADITION

    nicipal de Grenoble fit droit la demande d'un membre de cette assem-ble qui, aprs avoir expos que les.limaces et les chenilles causaient unmal pouvantable, conclut pour qu'on prit monsieur l'official de vou-loir bien excommunier les dites btes et procder contre elles, par voiede censure, afin d'obvier aux dommages qu'elles faisaient journellementou qu'elles feraient l'avenir.

    Deux ans plus tard, en 1545, les insectes ayant fait irruption dans leterritoire de Saint Julien, un commencement d'instruction judiciaire eutlieu et deux plaidoyers furent prononcs devant l'official de Saint-Jeande Maurienne, l'un pour les habitants, l'autre en faveur des insectes aux-quels on avait nomm un avocat. Ceux-ci ayant disparu subitement, l'ins-tance fut suspendue et ne fut reprise qu'au bout de quarante-deux ans,en 1587, lorsqu'ils firent de nouveau irruption dans les vignobles de lacommune de Saint-Julien. Les syndics adressrent une plainte au vicairegnral de l'vch de Maurienne qui nomma un procureur et un avocataux insectes, puis rendit une ordonnance prescrivant des processions, desprires, et recommandant surtout le paiement exact des dmes. Aprsavoir ou plusieurs plaidoiries, les syndics convoqurent leur tour leshabitants sur la place de la commune et l exposrent comme quoi iltoit requis et ncessaire de bailler auxdits animaux place et lieu de suf-fizante pasture hors les vignobles de Saint-Julien, et de celle qu'ilz enpuissent vivre pour viter de menger ni gaster lesdictes vignes.

    Les habitants furent tous d'avis d'offrir aux insectes une pice de terrecontenant environ cinquante stres, et de laquelle les sieurs advocatet procureur d'iceulx animaulx se veuillent comptenter... ; ladite picede terre peuple de plusieurs espsses bos, plantes et feuillages, commefoulx, allagniers, cyrisiers, chesnes, planes, arbessiers et autres arbres etbuissons, oultre l'erbe et pasture qui y est an assez bonne quantit . Etnotez qu'en faisant cette offre les habitants crurent se rserver le droitde passer travers la localit dont ils faisaient ainsi l'abandon, sanscauser touttefoys aulcung prjudice la pasture desdicts animaulx. Etparce que ce lieu est une seure retraite en temps de guerre, vu qu'il estgarni de fontaynes qui serviront aux animaulx susdicts (1) .

    Cette dlibration avait t prise le 29 juin; le 24 juillet le procureurdes habitants prsenta une requte tendant ce qu' dfaut par les d-fendeurs, d'accepter les offres qui leur avaient t faites, il plt au jugelui adjuger ses conclusions, savoir ce que lesdits dfendeurs soient te-nus de dguerpir les vignobles de la commune, avec dfense de s'y intro-duire l'avenir sous les peines du droit . Le procureur des insectes de-manda un dlai pour dlibrer, et les dbats ayant t repris le 3 septem-

    1. De l'origine, de la forme et de l' esprit desjugements rendus au moyen-ge contre les animaux, avec des documents indits, par Lon Menabrea.(Extrait.du tome XII des Mmoires de la Socit royale acadmique de Savoie),Chambry, librairie de Puthod,1846, in-8 de 161 pages.

  • LA TRADITION 81

    bre, il dclara ne pouvoir accepter au nom de ses clients, l'offre qui leuravait t faite, parce que la localit on question tait strile et ne pro-duisait absolument rien, ce que niait la partie adverse. Des experts furentnomms.L s'arrtent malheureusement les pices de ce procs si curieux.

    Les tribunaux, impuissants svir soit contre les insectes, soit' contred'autres btes nuisibles la terre, punissaient en revanche avec la plusgrande rigueur les animaux coupables sur lesquels ils pouvaient mettrela main. On procdait alors envers eux absolument comme envers destres humains, on allait, jusqu' leur signifier la sentence avec toutes lesformalits usites en pareil cas. L'excution tait publique et solennelle:

    quelquefois l'animal tait habill en homme. Voici d'aprs un compte de1403, quoi monta la dpense faite l'occasion du supplice d'une truiecondamne Meulan pour avoir dvor un enfant, accident qui se pro-duit encore si souvent de nos jours.

    Pour dpense faite pour elle, dedans la gele, six sols parisis.Idem, au matre des hautes oeuvres qui vint de Paris Meullan faire

    ladite excution par le commandement et ordonnance de nostre dit mais-Ire le bailli et du procureur du roi, cinquante-quatre sols parisis.

    Idem, pour la voiture qui la mena la justice, six sols parisis.Idem, pour cordes lier et haler, deux sols huit deniers parisis.Idem, pour gans, deux deniers parisis (1)Afin de montrer jusqu' quel point furent communes les procdures

    contre les animaux, nous prenons dans un mmoire de M. Berriat Saint-Prix qui s'est occup spcialement de cette question, une partie de saliste par ordre chronologique, des arrts et excommunications prononcscontre divers animaux. On verra par l que dans le sicle de Voltaire cespratiques n'taient pas encore abolies.Annes. Animaux. Pays.

    1120. Mulots, chenilles. Laon.1121. Mouches. Foigny, prs Laon.1166. Porc. Fontenay, prs Paris.1311. Taureau. Comt de Valois.1403. Cantharides. Mayence.1404. Porc. Eouvre.1405. Boeuf. Gisors.1501. Sauterelles. Cotentin.1501. Rats. Autun.1525. Chien. Parlement de Toulouse.1546. Vache. Parlement de Paris.1600. Vache. Thouars.1600, Vache. Abbeville.1647. Jument. Parlement de Paris.1690. Chenilles. Auvergne.1692. Jument.. Moulins.1741. Vache. Poitou.

    1. Mmoires de la Socit des antiquaires, 1829, T. VIII, p. 433 et suiv

  • 82 LA TRADITION

    Quels animaux n'ont pas t cits comparatre devant dame Thmis?On n'a pargn aucun coupable, pas mme les douces tourterelles qui,sans doute firent un jour un affreux scandale puisque l'on voit la fin duXVlIe sicle des juges d'outre-France sommer mchamment ces jolis ani-maux 'comparatre devant eux (1). Ah! gentilles tourterelles,ces hommestaient-ils jaloux de votre bonheur et voulaient ils troubler vos chastesamours ?

    FRDRIC ORTOLI.

    LES LGENDES DES VIERGES NOMADESEntre toutes les lgendes qui flottent, par les pays catholiques, autour

    des chastes et bates statues de la Vierge, une des plus communes,et des plus curieuses, est colle de leurs... migrations spontanes.

    Vous voyez cette Notre-Dame ? vous dit-on. Eh bien, elle n'a pointtoujours t ici. Jadis elle tait l-bas, tel endroit, qu'un beau jour,ou mieux une belle nuit, elle a quitt, toute seule, de son plein gr.Oh! il y longtemps de cela !

    Et alors on vous explique les motifs qui incitrent Notre-Dame changer de rsidence.

    La lgende a souvent pour origine quelque rivalit d'autrefois entredeux communes limitrophes ; rivalit apaise peut-tre, oublie mme,depuis. Aux sicles dfunts, et aujourd'hui encore un peu dans les con-tres montagneuses ou maritimes, la possession d'un lieu de plerinage,ou d'un simple calvaire, tait considre comme un signe de la faveurdivine. Il n'tait donc pas de plus cruelle injure cracher des voisinshas, que de les accuser d'avoir, par leur perversit, oblig la Vierge leur retirer la bndiction de sa prsence. Et, comme tout blme impli-que videmment une comparaison l'avantage de celui qui l'inflige, iln'tait pas de plus glorieux satisfecit se dcerner, que de prtendre s'-tre, force de vertu, rendu digne de donner asile la sainte voyageuse.

    On rencontre aussi des Vierges qui ont fui l'emplacement de leur rec-tion primitive, parce qu'elles ne s'y trouvaient pas dans les conditions debien-tre dsirables, soit au point de vue du confort domiciliaire, soit aupoint de vue de la situation topographique.

    C'est dans cette catgorie qu'il faut ranger Notre-Dame de Brebires,protectrice de ceux qui vont par les champs patriarcalement, veillant lestroupeaux de btes, des btes amies aux regards tristes et doux.

    M. Henry Carnoy m'a dit cette histoire ; je crois bien qu'il l'a relatequelque part(2). Aussi n'y veux-je faire qu'une trs brve allusion.

    1. Berriat Saint-Prix. Mmoires de la Socit des anttq. Op. cit.2. Henry Carnoy, Littrature ovule de la Picardie; Paris, 1883, Mai-

    sonneuve,

  • LA TRADITION 83

    Uu berger, parbleu! un berger des environs d'Albert (c'est, dansla Somme, l'ancienne ville d'Ancre), observa que ses moutons, excep-tionnellement dodus, se rassemblaient toujours, pour patre, autour decertain tertre, d'o l'herbe jaillissait exceptionellement drue et saine.Ayant en la motte de terre plong sa houlette, il sent un peu de rsistan-

    ce, retire son bton, le voit ensanglant. Terreur, fuite. Les moutons, parce que moutons, ne laissent de dtaler sur ses pas. Le ptreconte l'aventure Pierre et Paul, et ce n'est qu'escort d'une popula-tion qu'il ose revenir au monticule. Des hros se dcident creuser ;quelques coups de bche dcouvrent une statue de la mre de Jsus-Christ. On la porte triomphalement dans l'glise paroissiale, o aussittelle prodigue des miracles.

    Un malin, les bedeaux constatent que la Vierge a disparu.Emoi, consternation. Les habitants s'occupent se souponner les uns

    les autres. On perquisitionne, on explore. Enfin on retrouve la prcieuseimage une faible distance de la ville,en plein vent, cent pas de la rivired'Ancre. On la ramne la paroisse, on l'enchane, on tablit une gardenombreuse, arme jusqu'aux dents, pour empcher ce que l'on supposeune... fumisterie de quelque parpaillot,

    Le lendemain matin, les bedeaux constatent que la Vierge a disparu.On la retrouve au mme endroit que la veille, on la rintgre, on

    prend les mmes prcautions. En vain, puisque:le lendemain matin, les bedeaux... etc.Idem je ne sais combien de jours de suite.On en conclut que la Vierge estimait l'glise d'Albert indigne de la re-

    cevoir, et l'on se mit en devoir de lui difier une fastueuse basilique aulieu choisi manifestement par elle.

    Ce qui fut fait. L'anne dernire au Salon, on a pu remarquer une super-be statue de N. D. de Brebires, destine une magnifique basilique quel'on vient d'difier ct de l'ancienne, de la primitive, mais toujours aumme endroit, par respect pour la tradition.

    Parmi les autres circonstances qui ont aid la formation de cette,tradition des statues vagabondes, beaucoup se rattachent plus spciale-ment la coutume que l'on a, dans les montagnes et leurs approches,de semer des Madones un peu partout, ici en mmoire d'un dsastre,l en gage de divine protection pour le voyageur, plus loin, en tmoi-gnage d'un de ces sauvetages si rares,si difficultueux, si invraisemblablesen certaines passes, que l'imagination populaire n'y peut voir qu'un mi-racle.

    Or, il arrive que, l'endroit ayant t imprudemment choisi ou amna-g, la statue est entrane dans un prcipice par le pan de rocher qui lasupportait, ou que les grandes tourmentes, les neiges, et la vtust,ont compromis son existence. On achve sa destruction, et on lui creune remplaante en un site plus sr.

    L'esprit du montagnard, comme celui du marin et du Sylvain se plat

  • 84 LA TRADITION

    enjoliver et potiser tout. Ce qui n'est dj point une tant dplorablemaladie. Il semble que le perptuel voisinage des trop majestueuseschoses, augmente dans l'homme les facults d'idalisation, de rve, audtriment de la puissance de rflexion prcise et froide

    Un jour qu'il chemine par tel dfil qu'il n'avait pas franchi depuis plu-sieurs mois, le montagnard, au contraire de ses Madones, voyage peu,' il s'aperoit que cette statue visible autrefois sur le flanc droit du ravin,parat prsent gauche! La lgende nat en son cerveau en mmetemps que la stupeur.

    Si par hasard ce mme chrtien a vu les ouvriers travailler l'instal-lation de l'image, ou s'il n'igore que c'est son cousin Jean-Marie ou sonami Antoine qui a fourni le chariot et les boeufs pour transporter laditeimage, il l'oublie volontiers.

    Lorqu'il s'agit d'un monument difi tout simplement, comme celaa lieu maintes fois, dans le but d'orner le paysage, l'indigne n'est pasdavantage embarrass pour octroyer une histoire ces pierres sculptesqui ont le tort, grave en pays de montagnes, de n'en point avoir.

    Du reste, le monument a-t-il dj sa lgende, peu importe: cela fera unchapitre de plus.

    Mais j'ous un mchant lutin, ce doit-tre, pour le moins, un Drac, mechuchoter :

    Pauvre naf, ne vois-tu pas que la plupart du temps, les monta-gnards inventent ces racontars, uniquement pour avoir quelque chose narrer ces godiches de touristes ?

    Ce n'est point que je veuille jamais.m'abaisser jusqu' faire au Dracde lches concessions; pourtant, je crains d'tre un peu de son avis.

    .Dans certains cas, du moins.Deux exemples en ce moment tranent par ma mmoire,Je les prends chez les Barnais, race sceptique et madre s'il en est.Non loin du pic du Midi de Pau sourd le gave d'Ossau. Il coule d'abord

    au fond d'une valle troite, sauvage, et suprmement belle, galo-pe au pied du bourg d'Eaux-Chaudes, et bientt se heurte un normerempart de roches, travers lequel il est parvenu, aprs des sicles d'ef-forts, s'ouvrir un passage. L il se rue en un gouffre horrible, le Hourat(en barnais: le Trou). La grand'route de Pau, puis Laruns, Eaux-Chau-des, puis Gabas, et avant peu d'annes, en Espagne, franchit la gor-ge sur un viaduc aux longues jambes ; elle est large, soigne, sans cessehorizontale du' Hourat Eaux-Chaudes, et ourle, du ct du gave, d'ungarde-fous assez lev. On l'a taille, peu prs toute, mme la mon-tagne, qui la surplombe parfois.

    L'ancienne voie gravit le flanc oppos du dfil. Pnible, caillouteuse,presque plus entretenue, dangereuse, les Ossalois en usent pourtantvolontiers, parce qu'elle raccourcit le trajet de Gabas Laruns, et aussi,j'imagine, par obtus enttement. Au sommet de la rampe, cette chausses'engouffre en une tranche glaciale, peu claire, et ensuite se met d-valer sinueusement devers Laruns,

  • LA TRADITION 85

    Du seuil de ce couloir, on domine de trs, trs haut, et la pente est

    presque pic, le viaduc et le Hourat.Voici plusieurs annes, du temps que cette passe tait l'unique, une di-

    ligence bourre de monde, dbouchant de la tranche, la nuit, au galop,s'en est alle s'engloutir en l'abme. On n'a pas rtabli le parapet, mais,en mmoire de l'accident et pour sauvegarder les voyageurs venir, ona bti au tournant un dicule humble, tout nu: un pauvre petit spulcrede famille que l'on aurait abandonn, aprs l'avoir dvalis. Seule, unestatuette de la Vierge veille en une niche grillage: c'est Notre-Dame duHourat. Le montagard en passant devant cette chapelle te son bretrespectueusement, et sa compagne se signe.

    Plus tard on a rig, tout prs, sur la plus haute roche, une autre figu-ration de la Vierge : une grande et blanche statue qui domine le Houratet les deux routes.

    Dans tout cela, vous ne voyez point de lgende.Les indignes, n'en voyant point non plus, en furent sans doute marris,

    et comme il est inadmissible qu'un site aussi tonnant, thtre de tant dedsastres, et possesseur d'une statue et d'une chapellette, n'ait point salgende, on vous contera, ce que j'ai recueilli l-bas de maintes bonnesgens, savoir que Notre-Dame couronnait jadis la crte adverse, et puisqu'un jour, toute seule, on ne se rappelle perdiou plus pourquoi, il lui apris fantaisie d'enjamber la valle pour venir s'installer l o vous la con-templez prsent.

    Si l'on vous parle ainsi, alors, eu gard au temprament du Barnais,que j'ai en partie caractris plus haut, et tant donn que la statue estde cration relativement rcente, je vous prie de mditer ce que chucho-tait le Drac.

    Le second exemple que je tire du sac, c'est celui de Notre-Dame de B-tharram.

    Je l'ai rserv pour la fin, apparemment dans le dessein de terminermon travail par une petite oraison qui le sanctifit.

    Vers l'an 1470, aux environs du village de Lestelle, riverain du gave dePau, des pastours virent, plusieurs nuits de suite, une flamme longue, res-plendissante, et qui ne brlait pas, jaillir toute droite, d'un monticule, ety persister jusqu' l'aube. Ils fouillrent, dcouvrirent une statue de laVierge. (Comparer avec l'histoire de Notre-Dame de Brebires).On lui b-tit une chapelle, o elle mutiplia les miracles.

    Ce fut l'un de ces prodiges qui valut au plerinage sa dnominationactuelle. Vincent de Bataille, pote barnais clbre en son pays, a chan-t cela en strophes harmonieuses.

    Une jeune fille, butinant des fleurs sur les bords du Gave, tomba dansle courant. Elle allait tre entrane, broye sur les galets, lorsqu'elleavisa, baignant dans l'eau sa porte, une branche d'arbre (beth ram,beau rameau). Elle s'y accrocha et put gagner la rive.

    Ce sont l des ventualits qui sortent tellement de l'ordre de choses

  • 86 LA TRADITION

    auquel la vie nous habitue, et qui passent tel point la comprhensionhumaine, que l'on est videmment oblig d'y confesser une manifesta-tion du surnaturel.

    La chapelle fut incendie, pendant les guerres de religion, qui furentatroces en Barn, par les troupes du comte de Montgomery. Mais la foien Notre-Dame de Btharram tait dj trs rpandue, ainsi qu'en tmoi-gne le fameux cantique (Nouste-Dame de cap de Pon, etc.) que la mrede Henry IV (louNouste Henric!) chantait pendant les douleurs de l'enfan-tement.

    La statue ayant t emmene tra los montes, Saint-Jacques, o elle g-te encore, l'vque de Lescar, ou l'archevque d'Auch, je ne sais plus le-quel, en donnrent une autre, vers 1615, et firent reconstruire la chapel-le, cette fois au sommet d'une colline, (un petit Montmartre !) Peu aprson tablit pour monter ce calvaire une route le long de laquelle, de dis-tance en distance, on marqua chaque station du chemin de croix par une

    glise.A l'heure qu'il est le plerinage est plus en vogue et plus riche que ja-

    mais.Vous estimez, n'est-ce pas, et moi avec vous, que voil, pour une sta-

    tue, une histoire suffisamment accidente. D'autant plus que, n'ayantpoint la prtention de... dictionnariser, je vous ai fait grce d'un volumede dtails.

    Ce qui n'empche'que l'on vous contera, ce que j'ai recueilli l-bas demaintes bonnes gens, savoir que Notre-Dame rsidait jadis sur la riveadverse, et puis qu'un jour, toute seule, on ne se rappelle perdiou pluspourquoi, il lui a pris fantaisie d'enjamber le gave pour venir s'installerl o on la vnre prsent.

    Si l'on vous parle ainsi, eh bien, rflexion faite... je vous conseille dedire Notre-Dame de Btharram cette prire :

    Voici des hommes que les chuchotements du Drac ne parviennentpoint jeter en de douloureuses mditations; en voici qui nu l'entendentmme point, ce mchant Drac. Oh ! Notre-Dame, si vous saviez combienj'envie leur tant douce quitude !

    AUGUSTIN CHABOSEAU

    LES RUSSES CHEZ EUXV

    L'hiver en Russie. Les Allemands. La lgende d'Oleg. La Lavra.Le lendemain de ce petit voyage, nous redescendions le Kreschatik

    Kiev et nous voyions avec plaisir que la temprature, dix-huit degrs au-dessous de zro, n'effrayait personne et que l'on paraissait au contrairetre heureux de ce beau temps sec.

    Parisiens, mes frres, qui avez tant souffert en 1880, parce qu'il faisait

  • LA TRADITION 87

    vingt-quatre degrs, je vous assure que mme quinze degrs en Russiesont plus faciles supporter que sept ou huit chez nous, avec nos mu-railles en papier, nos appartements microscopiques, nos cloisons minces,nos fentres et nos portes qui ne ferment pas ; chez nous, le vent passepartout, et les chemines chauffent d'autant moins qu'elles tirent mieux.Nos vtements ne nous protgent qu'imparfaitement et nos chaussuressont impuissantes contre les engelures. L-bas, j'ai vu des murs de cin-quante, soixante et quatre-vingts centimtres d'paisseur; les portes sontcapitonnes et doubles ; les fentres sont double chssis et l'entre del'hiver on les calfeutre encore en collant du papier sur les rainures ; les

    poles vont jusqu'au plafond; on les allume le matin et la brique con-centre la chaleur pour toute la journe. Pour sortir, vous endossez uneample fourrure de mouton, de renard, ou d'ours suivant votre fortune ;vous chaussez de grandes bottes qui montent jusqu'au dessus du genouet encore des caoutchoucs jusqu' mi-jambes ; ces derniers vous permet-tent de marcher sur la neige et la glace sans glisser et, les dposant dansl'anti-chambre, d'entrer partout les pieds propres.

    L'hiver est la saison des plaisirs en Russie, non pas seulement causedes bals et des concerts qui se multiplient cette poque comme cheznous ; mais aussi cause de la salubrit de la temprature. La neigecommence tomber en novembre ; elle couvre la terre et ne fond plus ;en voil pour jusqu'au milieu ou la fin d'avril. Les chaleurs de l't sontlourdes; les dbcles du printemps engendrent des fivres paludennes ;l'hiver seul a une atmosphre pure et saine. On patine toute la journe ;les traneaux sillonnent les promenades, et rien ne vaut une course surle Dniepr, emport par trois chevaux attels en Troka.

    Partout on danse ; il n'y a pas si mince bourgeois qui n'ait sa sauteriedeux ou trois fois par mois et qui ne danse lui-mme au moins trois foispar semaine chez les autres. Et l'ge ne met pas un terme ces plaisirs;ce sont encore les,vieux Polonais et les vieux petits russiens qui dansentle plus lgamment la mazurk dans les salons de Kiev et de Moscou.

    On chante aussi partout ; les salons et les rues retentissent de l'air de-venu national du Frimas russe.

    0 frimas ! frimas ! vrai russe ! Tu ne marches qu'avec des gants et unbonnet de peau de mouton.

    0 frimas t frimas! Tu as les joues fraches ! Tu t'abrites le corps, maistu as le coeur chaud.

    Frimas, te souviens-tu de ce qui m'est arriv avec elle ? Nous tionsdans un traneau ail, qui glissait comme l'clair la brune et seuls !

    Elle tait belle et me dit doucement : Tu as froid, mon ami?Pose ta tte sur mon sein, je t'abriterai.Sous la fourrure, sur le sein blanc de ma belle, j'avais chaud, et je re-

    gardais ses yeux qui brillaient comme des toiles, et je regardais sesjoues, qui taient en feu... Ainsi mon coeur brlait l'unisson.

    0 frimas! frimas! vrai fils russe! Tu tais bien alors mon pigeon aim,mon vritable frre !

  • 88 LA TRADITION

    Tout en pensant ces choses, nous finies une remarque qui avait pournous son ct pnible; un grand nombre de boutiques portaient doubleenseigne, en russe et en allemand, et aussi bien des conversations tudes-ques nous corchaient les oreilles en passant. Nous retrouvions chaquepas cette absorption lente et sre de l'lment allemand en Russie.

    Il y a des Allemands partout, en haut, en bas et au milieu ; et voici

    pourquoi : le Russe n'est pas industrieux ; la classe aristocratique (qui sedouble d'une classe infrieure qui a la prtention de l'tre) ne veut enten-dre parlerd'aucun mtier; en Russie, le mot noble a encore trs bien la

    signification trange et nave que je trouvai un jour dans un dictionnairepolonais : Schlaktits, noble, qui ne fait pas usage de ses mains. La classe

    moyenne, je veux dire les marchands, commence faire son mtier enrechignant ; ces gens n'ont qu'un idal pour leurs enfants, une placed'employ de la couronne, ft-ce de 14 classe ; les mougiks sontlourds, ignorants, buveurs, et incapables de progresser seuls.

    Vous voyez d'ici quel merveilleux terrain pour l'invasion tudesque etvous savez s'ils sont gens perdre l'occasion ! Aussi l'arme des migrantsallemands s'est-elle avance peu peu jusqu'aux confins extrmes del'empire russe, envahissant tout, industries, fabriques, exploitationsagricoles, administration mme et enseignement:

    J'ai t professeur dans une cole rale o l'inspecteur tait allemand ;il y avait quatre professeurs de franais dont deux taient allemands,plus trois professeurs de langue allemande. Dans l'arme il y a un trs

    grand nombre d'Allemands.Croiriez-vous qu' Lodza, toutes les corporations un peu srieuses et

    les tablissements publics sont allemands des' pieds la tte, par la lan-

    gue, l'esprit, les habitudes et l'organisation ? Quelques-unes de ces corpo-rations mmes n'admettent d'autre lment que l'lment allemand. La

    langue allemande est en usage non seulement dans les conversations,mais aussi dans les tablissements de l'Etat, comme les socits de cr-

    dit, les banques de commerce, le bureau de bienfaisance, etc. Dans tousles cercles, les banquets, les bals publics, on ne parle qu'allemand ; la

    plupart des enseignes sont en cette langue. Les fabricants et les commer-ants font leur factures et tiennent leurs livres en allemand, ce qui nelaisse pas que de crer de grandes difficults au cas ou ces livres et cesfactures doivent tre produits en justice.

    Les portraits des puissants du jour s'talent sur tous les murs dans lesappartements non seulement des Allemands riches, mais encore des plusanciens sujets de l'empire russe.

    Et dites-moi o se trouve Lodza?Aux portes de Varsovie !On m'objectera, je le sais bien, que la Russie a une arme toute puis-

    sante, la naturalisation. Les enfants des trangers sont de droit sujetsrusses ; je crois au contraire, la chose de peu d'importance ; les Russesl'ont si bien compris qu'au moment o j'cris, une nouvelle loi vient dergler d'une faon plus efficace la situation des trangers en Russie.

  • LA TRADITION 89

    Ah ! si les Allemands s'assimilaient les moeurs et la langue des peuplesau milieu desquels ils vivent, comme malheureusement le font trop faci-lement nos compatriotes, il n'y aurait pas grand mal au contraire, ceque les Allemands apportassent la Russie leur industrie et leur activit,et ajoutassent par l un appoint considrable la population. Mais il n'enva pas ainsi.

    Partout ou il y a dix Allemands, il y a un temple, une cole allemande,un piano, et autour de ce piano un embryon d'orphon. Ce qu'ils chan-tent n'est pas fort rcratif, mais cela les amuse, et les Allemands n'ont

    jamais vis qu' s'amuser tout seuls. Les fabricants allemands suiventpartout un systme identique : ils visent envahir la place et rester lesseuls matres. Les coins les plus obscurs, les retraites les plus loignesdes regards des autorits leur conviennent le mieux. Ils vont jusqu' ou-blier leur antagonisme d'origine ; ils sont tous solidaires ; on constatequ'il n'y a presque jamais entre eux-mme de ces querelles peu impor-tantes qui surgissent si souvent entre concurrents. Grce cette solidaritet ce remarquable esprit de corps, ils peuvent agir collectivement; ilsse sont rendus matres ainsi de nombreuses exploitations que ne poss-dent pas les villes peuples d'indignes. Par exemple, dans le gouverne-ment de Varsovie, nulle part il ne se trouve d'tablissements publicsqu' Lodza, sauf Varsovie naturellement.

    L'Allemand ne se sert pas d'industriels trangers. Il prend un tailleurallemand; il achte ses chaussures chez un bottier allemand; il ne va quedans des brasseries allemandes. Il est vrai de dire qu'il n'y a pas beau-coup de banquiers allemands, surtout sur les bords de la Vistule, maiscela vient de ce que les pauvres sont trs rgls dans leurs dpenses etn'ont pas besoin d'avoir recours au crdit ; les riches aiment bien mieuxse servir des banques trangres o le taux est moins lev qu' Var-sovie.

    Et comme nos bons voisins savent profiter de l'apathie du paysan russe !Celui-ci n'aurait jamais pens que les intestins du mouton dans le Tur-kestan pouvaient tre de quelque utilit... loin de songer en [tirer parti,on les laissait traner terre et c'tait par la force qu'on devait contrain-dre les indignes les enterrer pour viter les pidmies. Eh bien ! lesAllemands n'ont pas craint de faire cinq six mille vertes pour allerrcolter ces dtritus, les acheter bas prix, de cinq vingt kopques lemille!... Ces intestins passent par Moscou et de l vont Berlin o ilsservent la confection du saucisson ! Bon apptit, messieurs !

    Ce sont eux encore qui ont trouv le moyen d'exploiter sur une grandechelle les corbeaux de Sibrie, dont les plumes travailles en Allemagne,ornent les chapeaux des dames sous des noms divers.

    Enfin, pour en finir avec ces messieurs, vous saurez que sur les cartesde Russie donnes aux enfants dans les coles prussiennes, les moindrescolonies allemandes, le long des rives du Volga par exemple, ne sont pasindiques sous ce nom ; il y a simplement en grosses lettres : DEU

  • 90 LA TRADITION

    Il est grand temps je crois, dfinir ici cette trop longue digression etde revenir l'tude des antiques souvenirs de la nation slave dont laville de Kiev est remplie. Parmi eux, c'est la Lavra qui tient le premierrang, et c'est elle que je m'tais propose de visiter au retour de ma petiteexcursion" aux environs.

    La Lavra est le vrai centre des trsors vnrs de l'orthodoxie russe ;tout bon Russe doit avoir vu au moins une fois dans sa vie les clbrescavernes; c'est le but, de plerinages incessants d'un bout l'autre del'empire.

    Au point de vue de l'art, en dehors de toute opinion religieuse, la La-vra n'a rien de curieux ; cette norme enceinte renferme plus de douzeglises dont le style est celui de toutes les glises russes ; c'est toujours l'extrieur un amas de clochetons et de coupoles vertes, dores ou argen-tes.

    La premire chose que l'on voit en arrivant dans la partie de la villeque l'on nomme Petcherskaa. c'est--dire enceinte des cavernes, c'est letombeau d'Askold, le premier roi orthodoxe de Kiev, lequel mourut lassassin par OIeg, sur les bords du Dnipr.

    Les lgendes racontent d'tranges choses de cet Oleg : C'tait, dit-on, un prince brave et sage; il voulut faire la guerre la

    Grce, rassembla treize tribus, frta deux mille vaisseaux qui contenaientchacun quarante hommes ; sur terre il avait aussi une forte arme. Quandil fut en vue de Tsargrad (c'est ainsi que l'on appelait Constantinople), leTsar grec fit tendre au travers de la mer une chane de fer.JQue fit Oleg?Il lira ses vaisseaux terre, leur fit mettre des roues, dploya sesvoiles et navigua sur terre comme sur mer. Pendant ce temps, sesguerriers ravageaient les environs.

    Puis Oleg construisit des bonshommes en papier dor, des serpents,des chevaux, et les envoya sur les ailes du vent Tsargrad; lui-mmemarcha sur la ville. Le Tsar grec, pouvant la vue de ces merveillesinconnues, s'empressa de faire la paix.

    Mais quelque sage que ft Oleg, il ne pouvait prvoir sa mort; il fitvenir un jour une devineresse et lui dit : Peux-tu m'apprendre de quoije mourrai? De ton cheval favori, rpondit la sorcire. Oleg rfl-chit, puis ordonna de bien soigner son cheval, de bien le nourrir, mais dene jamais le lui amener. Bien des annes se passrent ; tant est qu'unjour Oleg demanda des nouvelles de son cheval; on lui rpondit qu'iltait mort depuis longtemps; le prince se mit rire alors de la prdictionde la sorcire et voulut voir les restes de son ancien coursier. On le con-duisit dans la prairie o gisait encore, le squelette du pauvre cheval. Je te regrette fort, mon bon compagnon, dit-il en poussant la tte dupied.... Mais voil qu'un serpent qui tait cach dans le crne mordit leprince au talon ; il en mourut au bout de quelques jours (1).

    1. Voici comment cet Oleg, tuteur d'Igor, fils de Rurik, s'tait rendumatre de Kiev : il s'tait approch du rivage et avait cach ses soldats aufond de ses bateaux ; se faisant passer pour un marchand vargue, allantde Novgorod en Grce, il avait demand 'voir Askold et Dir. Les princes

  • LA TRADITION 91

    Pour arriver aux cavernes de la Lavra, il faut descendre une rampe enpente douce entre deux ranges de mendiants plus pittoresques les unsque les autres et qui vous assourdissent de leurs prires psalmodies sansrelche. Le type le plus curieux du mendiant russe est celui qui, avecune tte de patriarche, se tient du matin au soir genoux ou assis devantun norme in-folio pos terre ; c'est un livre de psaumes imprim envieux slave; notre homme ne sait pas lire, ce qui ne l'empche pas de re-tourner gravement les pages, de savoir par coeur le livre tout entier et devous le rciter consciencieusement avec de grandes rvrences et des si-gnes de croix multiplis.

    (A suivre).ARMAND SINVAL.

    LA LGENDE DE SAINT NICOLAS EN ALLEMAGNEM. le Dr Heinrich Kuhne, professeur de l'Universit de Berlin, nous

    adresse la lettre suivante propos de l'tude que nous avons publiedans le numro du 15 janvier de La Tradition sur la Lgende deSaint-Nicolas :

    Mon cher ami,

    L'hypothse de mythologie iconographique applique la lgendede Saint-Nicolas, que vous avez mise dans votre travail, m'a

    particulirement frapp. Permettez-moi de vous en donner rapide-ment les raisons.

    Nos enfants connaissent, comme en France, le grand Saint-Nicolas, vque de Myre. Mais il me parat, d'aprs ce que jepuis conclure de votre tude, que le rle du Saint diffre notable-ment de celui qu'il joue chez vous.

    Voyons d'abord l'image de Saint-Nicolas dans l'un de ces livresillustrs qui rjouissent nos enfants en Allemagne. L, le saint il se nomme aussi le grand Nicolas est reprsent portant surle dos ou sous le bras une sorte de hotte d'o sortent les ttes de

    quelques enfants qui geignent et qui se dbattent d'un air de d-ception fort touchant et fort rjouissant.

    Voyez le rapport maintenant avec le baquet anses. Quel est letexte de cette image ?

    Le saint est devenu chez nous une sorte de Groquemitaine pour

    vinrent sans dfiance sur le plateau de la montagne Petcherski. Alors Olegmontrant le vrai successeur de Rurik, Igor, leur dit: Vous,n'tes pas princes;vous n'tes pas desang noble ; moi seul suis noble et voici le fils de Rurik.En un instant, Askold et Dir furent massacrs cette mme place o nousvoyons aujourd'hui son tombeau.

  • 92 LA TRADITION

    les enfants qui ne veulent pas tre sages. Il les emporte dans sahotte, tandis que les enfants sages n'ont rien craindre de lui.

    Pour ces derniers, il se fait dbonnaire. Il les rcompense de leurdocilit en leur apportant des ptisseries, des pommes, des noix.

    Maintenant, que la hotte se transforme souvent en un grandbissac pour y mettre les mchants enfants aussi bien que les pr-sents destins aux enfants sages, rien n'est plus naturel ni pluscommun.

    C'est dans ce sens que se clbre la fte du saint, le 6 dcembre,comme en France. Cette fte est des plus curieuses en Hesse.

    La veille, il me souvient que nous recommandions grand'mfede ne pas oublier d'offrir du caf noir au grand Klaus (Nicolas) etde mettre des assiettes pour ses prsents. Quelquefois les assiet-tes restaient vides ; mais, tandis que nous prenions le caf noir,grand Klaus apparaissait soudain vtu d'une longue robe, le vi-sage recouvert d'une longue barbe blanche, bienveillant presquetoujours, parfois grondeur et roulant furieusement ses gros yeuxgris aux sourcils embroussaills. Il venait aux renseignements lebrave homme ! Il nous faisait rciter nos prires, demandait sinous n'avions pas t paresseux en classe, et nous faisait mmedes questions compliques sur les quatre rgles !...

    Le malin, parfois, le soir, le plus souvent, le grand Klaus rve-nait au logis. J'en ai vu mme plusieurs de grand Klaus, lafois. Peut-tre l'vque de Myre jouit-il du pouvoir de se ddou-bler, comme Boudha, qui sait!.. .Les Klaus vritables apportaienttoujours quelques prsents dissimuls dans leur gibecire. Maistandis que pleuvaient pommes et noix et que nous nous prcipi-tions pour les ramasser, les coups de baguette tombaient en grlesur nos paules ! Bah ! aprs tout !...

    Peu peu, la fle est devenue une occasion de se prsenterchez ses amis en costume masqu n'ayant plus aucun rapport avecle grand Klaus. Saint-Nicolas devint un prtexte Carnaval !

    Remarquez maintenant que la fle du saint n'est pas loigne deNol. Nous avons chez nous le Weihnachtsmann l'Homme deNol appel aussi Knecht.Ruprecht, dans le nom duquel, aussibien que dans ses attributs, on a cru reconnatre les traits deWotan dont Nol a remplac le Julfest (fte de Yul) (1).

    Eh bien ! Knecht Ruprecht apporte les cadeaux de Nol pourles enfants sages, mais il emporte les enfants mchants. A-t-il prisce dernier trait Saint Nicolas? Je pense que oui. En tout cas,ces

    1I) V. Simrok, Mythologie.

  • LA TRADITION 93

    deux personnages sont souvent confondus en Allemagne,et d'aprsce que je viens de dire, cela se comprend facilement.

    Je pense que ces quelques notes intresseront les lecteurs de laTradition et pourront servir utilement votre enqute sur la

    Lgende de Saint-NicolasLichterfelde. b. Berlin, 24 janvier 1888.

    Dr HEINRICH KHNE.

    CHRONIQUE MUSICALEDoit-on le dire?.. O mieux, faut-il en parler?.. Quand une oeuvre

    d'art, opra, pice symphonique ou autre n'a obtenu aucun succs, amme manifestement chou devant un public comptent et impartial,faut-il souligner cette chute, en donner longuement les dtails et les cau-ses, ou bien doit-on passer rapidement sur cet incident de la vie d'artisteet n'effleurer que d'une main lgre une blessure toujours bien vive?.. .C'est ce dernier parti que nous nous arrterons en mentionnant l'indif-frence avec laquelle a t accueillie, l'Opra, la Dame de Monsoreau,livret de M. A. Maquet,. musique de M. G. Salvayre. L'auteur d'Egmont etsurtout du Bravo est homme prendre sa revanche ; veut-il nous permet-tre un conseil ? qu'il se garde de chosir un livret tir d'une pice de th-tre, tir d'un roman, tir de l'histoire plus ou moins travestie. Tous ces

    soutirages successifs ventent le prcieux parfum d'motion et de crationpersonnelle que doit garder toute oeuvre d'art, mme un modeste livretd'opra. Le musicien ne peut produire une oeuvre durable, pntrantequ' la condition d'avoir vcu avec ses personnages dans le silence fcondde la mditation, de les avoir fait siens par une intime collaboration avecson librettiste, qui n'est souvent que le traducteur de ses penses indciseset gnrales, d'avoir en un mot caress son rve qui se ralise dans unpome inspir par lui-mme. Celui-l cre une oeuvre et donne la mesurede son gnie propre. Agir autrement, prendre, au hasard, un sujet d-flor, fait toute autre taille, et chercher l'habiller au mieux de sesformes banales, c'est, comme pour le peintre, faire de la peinture en b-timent ou mettre de la couleur sur le dessin d'autrui. Prenez, M. Salvayre,un pome vous, qui vous empoigne comme on dit : vivez avec lui, ins-pirez-en au besoin les personnages, collaborez la cration des types,des scnes, et alors votre talent, qui est puissant, apparatra dans saforme personnelle, avec son individualit relle ; vous trouverez le succsparce que l'enfant sera de vous et que vous l'aurez chri comme un pre.

    Une musique charmante, potique et pntrante comme l'oeuvre qu'elleaccompagne, est celle que M. Benjamin Godard a faite pour la pice deShakespeare Beaucoup de bruit pour rien. Oh ! voil une oeuvre dont leparfum s'est conserv tout entier. Le musicien n'a point crit l une Ion-

  • 94 LA TRADlTION

    gue partition : il s'est born rendre l'impression gnrale de certainesscnes plus touchantes dont l'motion l'avait intimement travers et qu'ilnous communique, grce son talent potique et profond.

    Puisque le nom de M. Benjamin Godard est venu sous ma plume, jedois dire un mot de son dernier opra, Jocelyn, reprsent ces jours-ci Bruxelles. N'ayant pas vu l'oeuvre la scne, je ne puis en parler qued'aprs la partition. D'accord en cela avec quelques-uns de mes amis quitaient Bruxelles, j'estime que le livret est de nature confirmer mesapprciations sur les pices tires de romans. L'opra de M. B. Godard ose rencontrent de relles beauts musicales restera, par suite de l'insuffi-sance du pome, ce que le pote appelait : Infelix operis summ.

    En terminant signalons une lgende dramatique les Elfes de M. G.Piern qui a obtenu aux envois de Rome, au Conservatoire, un trs lgi-time succs : M. G. Piern est un musicien plein d'habilet, d'esprit et deressources ; c'est un de ceux qui font le plus d'honneur la nouvelle gn-ration musicale. Je dois donner M. G. Marty des loges identiques pourles morceaux symphoniques qui ont t excuts dans la mme sance :

    . la nature de l'artiste, tendre et potique, s'y rvle de la manire la plusheureuse et la plus brillante.

    ED, GUINAND.

    BIBLIOGRAPHIERevue des Patois, dirige par M. Lon Cldat, professeur la Fa-

    cult des Lettres de Lyon. N de juillet-octobre 1887.La Revue des Patois nous arrive fort en retard. M. Lon Cldat de-

    vrait faire paratre plus rgulirement son excellente revue. C'est unpoint qui a son importance. Disons tout de suite que le numro quenous venons de recevoir est encore plus curieux que ceux qui l'ont pr-cd. La revue intresse les Iraditionnistes presque autant-que les pa-toisants. Les contes et les chansons populaires sont nombreux dans le3e fascicule. Nous citerons d'abord la Grammaire et le glossaire dupatois de Coligny et de Saint-Amour par M. Lon Cldat; puis lesContes en patois de Germolles, par M. Combier (ces contes sont aunombre de neuf); des Contes de la Haute-Bretagne (extraits du VieuxCorsaire de StMalo); un Conle en patois artsien, par M. De-vanne ; des Proverbes Limousins recueillis par M. Blanchet; enfin unechanson savoisienne, par M. Possoz.

    Vollkskunde. Tijdschrilt voor Nedorlandsche Folklore, dirige parMM. Pol de Mont et Auguste Gitte, (Abonnement : 3 francs). .

    M. Pol de Mont, professeur l'Universit d'Anvers et M. A. Gitte, pro-fesseur l'Athne de Charleroy, publient depuis le commencement del'anne une revue de Folk-Lore des Pays-Bas. Nous souhaitons bon succs nos confrres. Cette revue est utile et servira la cause du traditionnisme.Mais pourquoi avoir choisi la langue flamande pour cette publication ?Le franais est connu de tous les lettrs belges et nerlandais. La revueen flamand est pour presque tous les Franais indchiffrable.

  • LA TRADITION 95

    Les deux premiers numros renferment des contes, des chansons, desrandonnes, un article de fond de M. Pol de Mont, une tude de M. A.Gitte. sur le Folk-Lore de M. de Puymaigre, une chronique tradition-niste, etc... Mais, encore une fois, pourquoi le flamand? H. C.

    La Ferme Goron, par Henri Beauclair. Tresse et Stock, diteurs.Prix, 2 fr.

    Dans la jolie collection de Tresse et Stock,Henri Beauclair vient de pu-blier une oeuvre remarquable qui le place ds aujourd'hui ct de nosmeilleurs romanciers.

    La ferme Goron est une tude de paysans normands excute d'unefaon singulirement nave et vigoureuse.

    On dirait un dessin de Millet.Son ralisme,sans rien ddaigner,n'insiste pas de parti pris sur les cots

    rpugnants que d'autres affectent de faire ressortir.En un mot, il voit et dcrit ses personnages tels qu'ils sont, avec sa per-

    sonnalit intense d'artiste normand.Il est comme quelques autres, Paul Arne, par exemple, de ces tradition-

    nistes par tempramment dont les oeuvres gardent le got exquis de ter-roir qui les fait tant apprcier des dlicats. RAOUL GINESTE.

    J. Mourier. Contes et lgendes du Caucase. 1 vol. in-8 cu de112 p. Paris, 1888. Maisonneuve et Ch. Leclerc, diteurs, 25, quai Vol-taire (3 fr. 50).

    M. Ch. Mourier s'est occup de la rgion du Caucase dans nombred'ouvrages curieux parmi lesquels nous citerons: L'Art au Caucase(Odessa, 1885) ; L'art religieux au Caucase (Paris, 1887; E. Leroux);Histoire de Gorgie (Tiflis, 1887) ; etc.

    Le volume qu'il vient de publier chez Maisonneuve et Leclerc nous int-resse davantage parce qu'il rentre dans le cadre de nos tudes. Les Cou-les et lgendes du Caucase sont diviss en trois sries : I. Contesgorgiens; II. Contes mingrliens ; III. Contes armniens. Ilest remarquer que ce petit volume est le premier d'une Collectionorientale qui sera trs intressante, sans doute, pour les traditionnistes.L'Orient est peu connu du public, bien que les publications ne manquentpas sur ce sujet. Les rudits seuls et ils sont peu nombreux se sontoccups de l'Asie. Les contes donns par M. Mourier sont tirs de diff-rentes collections. Les Contes Gorgiens, au nombre de IX, sont traduitsdu russe d'aprs le texte gorgien du prince Saba Soulkan Orbliani. LesContes Mingrliens sont traduits du texte russe de M. Tragarelli ; ilssont au nombre de VI. Les Contes Armniens semblent avoir t re-cueillis par M. Mourier La collection est vraiment originale. Plusieurscontes ne se rencontrent point dans nos collections occidentales. Il estregrettable que l'auteur n'ait point dsign chacun de ces contes par untitre. Un numro d'ordre n'est point suffisant. Quelques rcits ne sontpoint des contes, mais des anecdotes comme il y en a tant dans les chres-tomathies arabes ou persanes. Nous avons not certains contes d'ani-maux, curieux. Il y a dans le volume quelques contes merveilleux..Nous citerons un conte mingrtien, l n III, le conte des Deux Frresou de l'Habile voleur, un des plus anciens contes connus, cit par H-odote et retrouv-, dans les papyrus gyptiens par M. Maspro. A citer

  • 96 LA TRADITION

    galement la version de la Martre qui porte le n I de la collection ar-mnienne. Pour rsumer : Excellent ouvrage qui sera lu avec profit parles traditionnistes.

    H. C.

    NOTES ET ENQUTESLes Jeux Floraux du Flibrige parisien, dont les rcompenses seront

    dcernes la fte mridionale de Sceaux, promettent d'tre trs bril-lants.

    Le programme vient d'en tre publi.Les sujets proposs pour le concours littraire sont : 1 Psie franaise,

    Dialogue entre Florian et Aubanel dans le jardin de l'glise de Sceaux; .2 Posie en langue d'oc, la comtesse de Die, Paul Soleillet, la mortde Zani, sonnet sur l'Aoli; 3 Prose franaise, tude sur l'oeuvre d'Au-banel ; 4 Prose provenale, scne comique un ou plusieurs person-nages.

    Des prix seront accords aux lves des lyces ou institutions qui au-ront le mieux traduit en langue d'oc le Petit Poucet, de Perrault.

    Une mdaille du Flibrige est propose pour le concours de sculp-ture.

    Le sujet du concours de dessin est celui-ci : Type de tambourinaireprovenal. Celui du concours musical est la chanson du Romancero deFlix Gras: Guihn de Berguedan.

    Les envois devront tre faits M. Sextius Michel, prsident des Fli-bres, 63, rue Violet, qui adressera ceux qui le lui demanderont le pro-gramme dtaill.

    Diner de la Tradition . Le dner de mars eu lieu le mardi 6, aurestaurant du Rocher de Cancale, 78, rue Montorgueil. Etaient prsents :MM. Godefroy Malloizel, Frdric Ortoli, Alfred Poupel, Henry Carnoy,Augustin Chaboseau, Mme Augustine Labey, etc... Des posies et deschansons populaires ont t dites par tous les convives. Notre ami Ga- -briel Vicaire, qui rentrera cette semaine Paris, nous avait envoy unejolie posie: Le Page de la Ren, qui a t lue au dner par M. H. Car-noy et qui sera reproduite dans un de nos prochains numros.

    A cause des ftes de Pques, le premier dner est remis au mardi 1ermai. Nous esprons que tous nos lecteurs tiendront se runir ce jour-l au Rocher de Cancale pour ouvrir traditionnellement le mois de maijoli, la fte de l'ouverture du printemps. Nous reviendrons dans le nu-mro d'avril sur ce projet.

    A nos lecteurs. Nous demandons quelque peu de crdit noscollaborateurs qui ont bien voulu nous envoyer des tudes, arti-cles ou notes. Nous avons publier nombre de travaux intres-sants dj composs. Bientt nos correspondants recevront despreuves.

    Le Grant : HENRY CARNOY.Laval, Imp. et slr. E. JAMIN, 41, rue de la Paix.