La Tradition 1887-12 (N9)

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La Tradition (Paris. 1887) Source gallica.bnf.fr / MuCEM

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REVUE GENERALE des Contes, Légendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

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  • La Tradition (Paris.1887)

    Source gallica.bnf.fr / MuCEM

  • La Tradition (Paris. 1887). 1887-1907.

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  • N 9. 1re Anne. Prix du Numro : Un franc. 15 Dcembre 1887.

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    PARIS

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  • LIVRAISON DU 15 DCEMBRE 1887

    FRRE JEAN GALLET, par Gabriel Vicaire.LA LGENDE DU BOEUF DE SAINT-JACQUES, par Charles Buet.DANS LA POSADA, LGENDE ESPAGNOLE, par Charles Lancelin.LOU COUTILHOUN, POSIE EN DIALECTE DE GASCOGNE ET TRADUCTION de Isi-

    dore Salles.MALURETTE, POSIE de Gabriel Vicaire.LE TRAIT OU LE TREIZIME, CONTE DU BOCAGE NORMAND, par Victor Brunet.CHARMANTE SYLVIE, CHANSON POPULAIRE DE LA FRANCHE-COMT, par Charles

    Grandmougin.LE DIABLE ET LE SOLDAT RUSSE, par Armand SinvalMONSTRES ET GANTS. V. MARTIN ET MARTINE, par A. Desronsseaux.LE GLAS, POSIE de Raoul Gineste.UN VOGERI DE L'ILE DE CORSE, par Paul Bourde.LES ANCIENS CONTEURS. III. LES ANCIENNES DITIONS DE BOCCACE.

    par Henry Carnoy.POMES DE LA TRADITION. II. LA LGENDE MATERNELLE, POSIE de

    Emile Blmont.DANS LES JARDINS D'MON PRE, CHANSON ET MLODIE POPULAIRES RECUEILLIES

    par Charles de Sivry.LES MONTS DE LA TSERN AGORA, LGENDE MONTNGRINE, par le Dr Cons-

    tantin Stravelachi.LE COEUR MANG, LGENDE DE LA GASCOGNE, par Jean-Franois Blad.UNE LGENDE DE L'ASIE MINEURE, par Jean Nicolaides.CONTES DU VIEUX JAPON. IV. URASHIMA-TARO CHEZ L'ONDINE RIUGU-

    JO, par J.-J. Rein.BIBLIOGRAPHIE. A NOS LECTEURS. TABLE DES MATIRES.

    LA TRADITION parat le 15 de chaque mois par fascicules de 32 48 pages d'im-pression, avec musique et dessins.

    L'abonnement est de 15 francs pour la France et pour l'tranger.Pour les Instituteurs de province pouvant donner des notes ou articles

    la Revue, le prix est rduit 10 francs par an.Sur la demande de quelques abonns, il sera tir des exemplaires sur Japon

    imprial au prix de 30 francs par an (abonnement compris), c'est--dire au prixexact du papier, ce qui donnera ces exemplaires une grande valeur en librairie(Prire de prvenir immdiatement M. Carnoy).

    Il est rendu compte des ouvrages adresss la Revue.Le premier volume de LA TRADITION, pour les nouveaux abonns, est envoy

    franco, moyennant 12 francs.Adresser les abonnements M. Dupret, 3, rue de Mdicis.Adresser les adhsions, lettres, articles, ouvrages, etc. M. Henry Carnoy, pro-

    fesseur au Lyce Louis-le-Grand, 38, rue Vavin, Paris. (Les manuscrits noninsrs seront rendus).

    M. Henry Carnoy se tient la disposition des lecteurs de LA TRADITION le jeudide 2 heures 4 heures, 33, rue Vavin.

    COMIT DE RDACTIONMM. Emile BLMONT,

    Henry CARNOY,Raoul GINESTE,Ed. GUINAND,

    MM. Charles LANCELIN.Frdric ORTOLI.Charles de SIVRY.Gabriel VICAIRE.

  • FRRE JEAN GALLETBien que la dvotion soit dcidment en baisse dans nos campagnes,

    chaque pays de France continue, ce me semble, avoir ses saints de pr-dilection, ses patrons qu'il honore de son mieux et dont la protection luiest particulirement acquise. C'est ainsi que le Bugey a une vnrationspciale pour saint Anthelme, qui fut chartreux et vque de Belley, poursaint Antoine, pour saint Symphoricn, pour saint Biaise, dont la statuede bois, bizarrement colorie, guigne, . Torcieu, le jour de la Vogue, lesjeunes filles qui doivent se marier dans l'anne, etc., etc.

    Mais cot de ces grands saints, universellement reconnus, il en estd'autres, moins favoriss, qui n'ont d'autorit que dans leur endroit, etne sauraient prtendre mme au titre de bienheureux. L'glise les ignore,mais le peuple les aime d'autant, les sentant plus proches de lui et plusfamiliers. On peut leur parler sans crainte, la bonne franquette. Ilsn'imposent pas.

    A Ambrieu, nous avons frre Jean Gallet. C'tait un ermite dont ladate de naissance est inconnue, mais qui, aprs avoir difi les fidlesde Jasseron, prs Bourg, mourut, parat-il, chez nous en 1626. Bien quenon batifi, il ne laisse pas de faire des miracles. Prs de son ermitage,dans la montagne, ermitage aujourd'hui disparu, jaillissait une petitesource qu'on voit encore et o les bonnes gens aiment faire leurs ablu-tions. L'eau de cette source est souveraine pour les maux d'yeux. Ellegurit aussi les maladies de peau, particulirement les dartres. Avis auxamateurs.

    Quant la saintet de frre Jean, la lgende en fait foi. Il semble bienque c'tait un brave homme, doux aux pauvres et vivant de bonne ami-ti avec chacun. Les plus indvots n'en disent aucun mal. Plusieurs m-mes ont prouv le bon effet de son intercession, et tel qu'on ne voit ja-mais l'glise, ne manque pas d'aller en dvotion frre Jean, le jourde la Toussaint. C'est que l'excellent frre l'a guri de ses rhuma-tismes.

    J'ai recueilli d'une vieille femme du pays de curieux dtails sur la finchrtienne de notre anachorte. Ces dtails rappellent ce qu'on sait de lavie de saint Franois d'Assise et plus encore de celle de Benot Labre.

    Quelques-uns choqueront les mes dlicates. Ainsi le frre avait la jambecouverte de vers. Les vers s'en allaient et il s'obstinait les remettre.Passons bien vite.

    Il ne faut pas oublier l'ne de Jean Gallet qui jouit encore parmi nous

  • 258 LA TRADITION

    d'une popularit lgitime. Son matre, malade, ne pouvant aller qu-ter ce qui tait ncessaire sa subsistance, il parlait lui-mme aux pro-visions et remontait a l'ermitage, les ctes bien garnies. Dans les mai-sons, c'tait qui lui ferait fte ; on le regardait un peu comme l'ami dela famille. Aujourd'hui encore on n'imagine pas frre Jean sans sonne.

    Certains traits donneraient, d'ailleurs, penser que l'Eglise a peut-treeu tort de ne pas admettre Gallet au nombre des bienheureux authenti-

    ques. En voici un qui m'a t certifi par un tmoin fort digne de foi. Aubesoin, la commune entire l'attesterait :

    II y a quelque soixante ans, les enfants du catchisme allaient volon-tiers faire l'cole buissonnire frre Jean. Il tait de mode d'y mangerdes oeufs durs en buvant l'eau de la source. Le cur, un jour, s'en plai-gnit vivement en pleine glise. Il parat mme qu'il dpassa quelque peules bornes : Qu'est-ce aprs tout que ce frre Jean? s'cria-t-il; personnene le connat, ce n'est pas un saint.

    Ici je laisse parler le tmoin : Monsieur, les chandeliers se mirent danser sur l'autel ; je l'ai vu de

    mes yeux. Tout le monde vous le dira comme moi. Nous n'osions pasbouger, et les chandeliers allaient toujours. Il fallut que le cur reconntsa faute. Mes enfants, nous dit-il, j'ai eu bien tort. Je ne savais pas ce queje faisais. Nous allons ensemble invoquer frre Jean.

    Alors les chandeliers s'arrtrent. Le frre, toujours bonhomme, avaitpardonn (1).

    Un autre exemple montrera qu'en dpit de sa mansutude, il ne faitpas bon s'attaquer lui. Dans une grange situe au sommet de la mon-tagne et qui domine l'ermitage, est une sorte de poupe de bois sculptqu'on donne pour l'image de frre Jean Elle n'a pas de jambes, mais unebonne grosse face bate et de longs cheveux tombant sur les paules.Tout rcemment, on lui a pass, par convenance, une chemise de calicot.Entre nous, bien que le personnage ait la bouche noircie, de faon imi-ter la barbe, ce doit tre tout simplement un ange enlev de quelque cou-vent, vraisemblablement d'une des abbayes voisines, Ambronay ouSaint-Rambert.

    Mais, pour les bonnes gens, c'est bien frre Jean.Or, il n'y a pas fort longtemps, un libre-penseur du pays s'avisa de

    monter la grange, demanda voir la statue et mchamment lui coupale nez, ainsi qu'on peut le voir encore, car elle n'a pas t rpare.

    Mais qui fut bien attrap ? Ce fut le mcrant. Lorsqu'il voulut s'en re-tourner, impossible de trouver son chemin. Huit jours pleins, il erra dans

    (1) Pour l'intelligence de celte histoire, il faut savoir que frre Jean a tenterr sous le matre-autel de l'glise d'Ambrieu. Bien que l'glise ait tplusieurs fois reconstruite, il y est encore.

  • LA TRADITION 259les bois, sans en pouvoir sortir, souffrant le froid et la faim. On le cherchait partout, sa famille le croyait mort.

    Enfin, frre Jean se laissa attendrir. Il pensa sans doute qu'il avait as-sez veng la perte de son nez, et le parpaillot reparut Ambrieu, ju-rant bien qu'on ne l'y prendrait plus.

    Voil pour la tradition. Mais il ne s'agit pas d'un personnage purementgendaire. Frre Jean nous a laiss des traces plus palpables de son pas-sage ici-bas. Lors de la rfection de l'glise d'Ambrieu, son cercueil at ouvert et l'authenticit de son squelette dment constate. Plusieurspersonnes possdent de ses reliques. Je sais, par exemple, une bonnefemme qui a un fragment de tibia et s'en rjouit fort.

    L'abb Guillot, avant-dernier cur d'Ambrieu, a emport dans l'autremonde le cilice de frre Jean. Il l'avait revtu dans sa dernire maladieet ses hritiers n'ont pas jug propos de le lui enlever ; mais on peutvoir encore les sandales du bon ermite. Elles sont trs bien conserves,on m'en a offert un morceau.

    J'ai vu aussi une lettre adresse dvot frre Jean, Jasseron, en 1611,par un conseiller au prsidial de Bourg qui le remercie des bons raisinsqu'il lui a fait goter et lui offre en reconnaissance cinquante crayons desanachortes ses prdcesseurs.

    Le dtenteur de cette lettre montre en mme temps plusieurs prirescrites en vieux franais, et une curieuse ordonnance mdicale o il estsurtout question de bouillon de veau et de chappon.

    C'est tout ce qui reste aujourd'hui de frre Jean Gallet.Mais non, il reste de lui bien mieux que cela, le souvenir attendri du

    peuple, une page de Lgende Dore l'usage des humbles. On peut sou-rire en l'invoquant, mais on l'invoque. Nul ne songera parler de luicomme des moines d'Ambronay ou de l'ermite des Conches, un ermiteplus moderne, dont les farces sont restes classiques.

    D'autre part, ce dtail de bons raisins me donne penser que son aus-trit n'tait point trop farouche et qu'il savait rire l'occasion. Je ne l'enestime que davantage.

    Hier, un rayon du soleil d'automne dorait la montagne.La joie au coeur, j'ai refait, comme dans mon enfance, le plerinage

    de frre Jean.Le chemin est raide et terriblement caillouteux, mais quel horizon ! Ici,

    (1) Ces moines taient des Bndictins, mais bndictin ne veut pas toujoursdire savant. Personne n'a jamais entendu dire qu'ils aient mis au jour le moin-dre ouvrage. Avant la Rvolution, qui mit fin leur existence, ils menaientjoyeuse vie, faisaient plantureuse chre et se permettaient mainte infraction la rgle. Fils de moine, est une locution trs rpandue Ambronay. Il yavait, parat-il, toujours table ouverte l'abbaye. Y venait qui voulait,pourvu qu'il ft d'un certain rang, et tout tait gratuit, mais le soir onjouait aux cartes, et les moines, se faisant des signes, regagnaient et au-del,l'argent du souper. Ils ont invent le coup de l'invit.

  • 260 LA TRADITION

    l'admirable ruine du chteau de Saint-Germain, dmantel par Birdn,lors de la conqute, la roche de Salze, les hauteurs de Janvier ; l lesgorges sauvages du Maupas et ce dlicieux coin de verdure qu'on appellela source de Gardon ; puis, un peu partout mi-cte, les grangeons o"sefait le vin, ces grangeons jadis si joyeux, si pleins de chansons, bienmornes aujourd'hui.

    C'est qu'elles sont malades, malades, nos pauvres vignes. Qu'en diraitfrre Jean?

    Voici la grosse pierre sur laquelle il aimait s'appuyer, lorsqu'il ren-trait au logis ; l'empreinte de sa large main s'y voit encore. Voici enfindans un creux de la roche, au milieu des arbres, l'emplacement du vieilermitage. C'est un vrai nid, une cachette de feuillage. On n'y voit que duvert et des fleurs, et par ci par l un coin de ciel bleu.

    Quel endroit merveilleusement choisi pour la contemplation solitaire !Que le monde cette hauteur parat peu de chose ! Qu'il devait faire bonl rver au royaume des cieux en coutant le vent souffler! Quel avant-got du Paradis, et comme cela donne envie, pour une minute, dese faire ermite !

    La petite fontaine de Jean Gallet coule toujours, claire et limpide. Toutautour de bonnes mes ont dispos artistement des croix de bois, desimages d'un sou. A cette heure o la dvotion se fait rare, o la foi s'enva, le bon frre a encore ses fidles. De plus hupps que lui n'en sau-raient dire autant.

    Superstition ? Oui, sans dout. Mais ces superstitions de campagne,naves et point agressives, ont bien leur mrite. Elles sont potiques,elles touchent et n'offensent pas. Aprs tout, c'est de l'idal l'usage despauvres.

    GABRIEL VICAIREAmbrieu-en-Bugey ; octobre 1887.

    LA LGENDE DU BOEUFDE SAINT-JACQUES. 1Boeufs attels la charrue, marchez de votre pas cadenc pe-

    samment, et tirez le soc de fer qui ouvre le sillon dans la terre,notre mre fconde.

    Boeufs qui baissez la tte sous le joug, meuglez doucement ; l-bas sur la lisire des champs verdoient les touffes d'herbe grasseque, tout l'heure, vous porterez.

    1. Cette lgende se rapporte St-Jacques l'Assyrien, un des premiersaptres de la Tarentaise, province des Centrons, chez les Allobroges. Daran-tasin tait station romaine.

    Cotte lgende est rapporte, sous une form plaisante dans les Traditionsde la Savoie, de Dessai.

  • LA TRADITION 261

    Boeufs que les taons dvorent, que l'aiguillon du laboureur blesseet que la soif, sous l'ardent soleil, fait cumer, enviez le sort deceux-ci.

    Le sort de ces boeufs roux, tigrs de blanc, que l'homme deDieu conduit, sans verge, ni bton, ni blasphme, qui se dsalt-rent au fil du ruisseau limpide et frais, et dont la provende esttoujours abondante dans la crche de l'table.

    Boeufs tranant un chariot charg de pierres blanches, grises,trs grosses, et trs lourdes. Mais il se reposent d'heure en heuresous l'ombrage des grands vieux chnes, et quand ils rentrent aucrpuscule, une paisse litire de paille, renouvele chaque jour,les attend.

    A qui ces boeufs roux, tigrs de blanc, au large poitrail, l'en-colure massive, dont les cornes trs longues et contournes jaillis-sent d'une toison fauve, emmle en crinire.

    Ces boeufs, couleur de cuivre et d'argent, aux amples fanons, etdont les fins sabots font jaillir des tincelles des cailloux du che-min ?

    Le fardier charg de pierres est grossier, form de poutres peine quarries, et les roues cercles de fer grincent sur l'es-sieu.

    L'homme de Dieu n'a point de gais refrains aux lvres, pouranimer ses boeufs la besogne. Il ne siffle pas entre ses dents, nine tire un son aigu d'un roseau perc de trous.

    Il psalmodie une prire, demi-voix, du mme ton monotoneet lent, dans une langue barbare, aux sons gutturaux.

    Ses mains sont jointes sous les manches vastes de sa tuniquede bure ceinte d'une corde noeuds, et rien ne protge contre lesrayons de l'astre sa tte rase que cercle une couronne de cheveuxlaineux et noirs, troite comme une bandelette.

    Ses pieds nus frappent le sol rythmiquement ; leurs ongles polis-,d'un rose de corail; brillent dans la poussire.

    Et ceci a lieu en l'an 425 de l'incarnation du Christ, notre Sei-gneur.

    Boeufs attels la charruo, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    L'aptre Jacques est venu d'Assyrie pour vangliser les peu-plades ignorantes de cette valle sauvage du pays des Allobroges.

    Ermite aux riantes les de la Mditerrane, aux les plantesd'oliviers et d'arbustes africains, il a quitt lu clotre de Saint-Ho-

  • 262 LA .TRADITION

    norat pour ces pres solitudes, entoures d'Alpes colossales os'entassent les neiges-ternelles, o ne croissent que le chne ro-buste, le funbre sapin, le mlze au tronc neigeux.

    De toutes parts, ce ne sont que forts sombres, claires cascadess'panchant des hauteurs, blocs de granit et rochers velus de lier-re, torrents imptueux coulant des ondes de boue, glaciers cha-toyant aux cmes des montagnes.

    De cette rgion agreste o campent les Centrons, Jacques l'as-syrien est vque.

    Il est pcheur d'mes, pasteur d'un troupeau humain. Il renverseles idles, il plante des croix; et voil que dj sortent de terreles fondations de l'glise qu'il btit, et qui sera quelque jour en cepays perdu au fond des gorges alpestres, une mtropole.

    Boeufs attels la charrue et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviezle sort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques, le monastre est florissant : de nombreuxmoines le peuplent, et les pauvres gens viennent mettre l'a-bri de ses fortes murailles leurs cabanes couvertes de chaume.

    Le hameau deviendra village, le village deviendra ville : par-tout o sont les moines leurs bienfaits civilisent.

    Ils ont la mission de crer le monde nouveau.Ils protgent les faibles, ils dfendent les petits, ils organisent

    le travail, ils ennoblissent l'aumne, ils prchent la charit, ils lut-tent contre la tyrannie des puissants.

    Car partout o il y a des hommes runis, il y a des oppres-seurs et des opprims, puisqu'il y a des riches et des pauvres.

    Des riches qui ne sont pas charitables, des pauvres qui ne sontpas rsigns.

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques dont le Diable veut se venger, pour servirla cupidit des riches et la haine des pauvres, pour susciter desobstacles l'incessante activit de l'vque, pour entraver l'oeuvrede misricorde des moines, pour accomplir le mal, enfin, car il at dit que Lucifer, le porte-lumire, devenu Satan, l'Ange desTnbres, combattrait ternellement les desseins de Dieu.

    Le Diable est la grande intelligence cre.Il domine les rois et les peuples, les orgueilleux de la fortune,

    les orgueilleux de la pauvret. Ses moyens, parfois, sont grandio-

  • LA TRADITION 263ses. Pour tenter Jsus, il l'emportait sur la monlagne, et lui offraitle monde.

    Il a une lgion de dmons ses ordres, des myriades et desmyriades encore d'esclaves infernaux, complices de son oeuvre dedestruction.

    Mais le Diable, malicieux, est l'esprit de contradiction. Il est vul-gaire, bte, ridicule. Il se plat aux cruauts inutiles, aux farcesgrossires, aux mensonges absurdes.

    Au lieu d'apparatre l'aptre Jacques, dans la splendeur d'unestature gigantesque, le visage nimb de flammes, revtu d'une ar-mure de diamants, ses ailes l'immense envergure dveloppantleurs cailles vertes scintillantes, environn d'clairs et port surles nues...

    Au lieu d'pouvanter son ennemi, de le rduire par la terreur,de jeter dans son me le doute amer, le dcouragement lche, l'in-diffrence du bien....

    Au lieu de secouer les montagnes, d'bouler les rochers, de pr-cipiter les avalanches, de fondre les glaciers, d'entier les cascades,de grossir les torrents, de rompre la digue des lacs, d'engloutirenfin dans un prodigieux cataclysme le monastre et le village,les barbares convertis et les moines prcheurs, et le vieil voqueAssyrien qui charrie avec ses boeufs les pierres de son glise...

    Le Diable, timide ou dfiant, pervers sans gnie, imagine un stra-tagme d'imbcile.

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques, ds aprs matines sorti du monastre con-duisant la carrire son charriot de poutres aux essieux grinantssur lequel les carriers vont entasser les blocs de pierre grise, etqu'il mnera ensuite aux maons assembls sur le chantier.

    Paisiblement il suit la route que borde l'Isre, aux flots bleusd'opale, o se mirent de sveltes peupliers, des trembles au feuil-lage d'argent et des saules.

    Une brise frache balance les frondaisons des arbres, distille les

    parfums subtils des fleurs et des herbes.Et les cloches du monastre sonnent allgrement la prire du

    malin.Soudain, au dtour du chemin, un ours apparat. Un ours nor-

    me, aux yeux rutilants dans son paisse toison noire, aux crocs ai-

    gus dcouverts par un rictus froce.Le monstre accourt au galop, furieux... La bave coule de sa

  • 264 LA TRADITION

    gueule ouverte. Il s'lance, se rue sur les boeufs, qui meuglent la-mentablement.

    De ses griffes acres, il ouvre leur poitrail d'o le sang jaillit flots, il les renverse, il les gorge, il pousse un rugissement devictoire.

    Puis, sans mme regarder le vieil vque, dont les yeux se sontremplis de larmes la vue de cet effroyable massacre, l'ours recu-le, s'loigne, disparat, sans daigner se repatre de la dpouille deses victimes.

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs rouges et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques, qui s'en retourne au monastre, la tte bas-se, pour y chercher une nouvelle paire de boeufs roux tigrs deblanc, car ses ouvriers attendent les pierres pour lever les mursde l'glise, et ils ne doivent pas chmer : la femme et les enfantsont besoin du salaire de la journe.

    Il choisit dans l'table deux boeufs vigoureux, la robe d'unblond fauve, aux cornes transparentes, et il les ramne au che-min o le fardier est arrt, dans une flaque de sang pourpre etlentement coagul par le soleil.

    L'vque n'a point voulu rpandre l'alarme, il n'a parl per-sonne de l'ours et de ses sanglants exploits. Il est seul, confianten la Providence.

    En dfaisant les traits il carte les cadavres de ses bles mor-tes, puis il attelle au chariot les btes vivantes.

    A cet instant mme, l'ours apparaissant tout coup fond surles boeufs, les ventre, arrache leurs entrailles, en jonche le solet s'enfuit, avant que le vieillard ait eu le temps de crier au se-cours.

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques effar, perdu, pouvant de cette attaque l'improviste, et qui. revenant une fois encore au monastre poury prendre deux autres boeufs, se demande quelle chance mauvaise,en ce jour nfaste, l'expose deux fois la mort la plus atroce.

    Et pourquoi le monstre s'attaque ses boeufs, le laissant lui,comme s'il le mprisait, assister leur gorgement.

    Et il ramne d'autres boeufs qui ont le mme sort...A peine sont-ils attachs au timon, que l'ours bondit sur eux,

  • LA TRADITION 265

    horrible de fureur, les trangle, les touffe, les dchire, et toujourssans paratre voir l'homme de Dieu debout, dans sa robe de bure,ceinte de la corde noeuds.

    Sept fois le carnage recommence, entre le lever et le coucherdu soleil, et lorsque Jacques revient, la nuit tombante, les ou-vriers consterns l'entourent.

    La charrette, vide, est au milieu du chemin, et quatorze boeufs,roux, tigrs de blanc, sont amoncels, pyramide de chair encorepalpitante, sur le revers du foss, dans une mare de sang.

    Boeufs attels la charrue, et la tle courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques dsole d'avoir perdu tous les boeufs de sontable, car il n'en reste pas un seul au monastre, ni comment fe-ra- t-on maintenant pour charroyer les matriaux de l'difice lev si grand' peine?

    Faudra-t-il pressurer les vassaux, et leur prendre leurs btes desomme ?

    Le frre trsorier devra-t-il fouiller dans ses coffres, pour y ra-masser les derniers cus, afin d'enyoyer le frre procureur ache-ter dans la valle d'autres boeufs, de ces boeufs roux, tigrs de-blanc, qui travaillent si durement et ne se fatiguent jamais?

    Le frre quteur sera donc oblig d'aller de porte en porte, im-plorer la charit des bons chrtiens, le denier de la veuve, l'oboledes orphelins?

    Car ce sont toujours les pauvres qui aident les plus pauvres, etLazare est toujours repouss du seuil des riches.

    Mais pourquoi l'ours a-t-il gorg les boeufs sans les dvorer ?Et pourquoi ce carnage, en un seul jour ?Les btes ne tuent point pour le plaisir de tuer, et les plus car-

    nassires ont quelque piti, leur faim satisfaite !Voil quoi pensait l'aptre Jacques, en revenant au monastre,

    la nuit close.Et il comprit aisment que c'tait un tour du Malin, et que

    l'ours qu'il avait vu sept fois bondir hors de la fort, n'tait pasune crature de Dieu.

    C'est le Diable, soit-il sept fois maudit! qui a pris cette formepour faire pice aux humbles moines, prdicateurs du Saint-Evan-gile.

    Et le vieil vque se couche le sourire aux lvres, aprs avoirchant vpres, et il s'endort paisiblement car il sait le moyen deprendre sa revanche contre Satan, et de djouer ses artifices.

  • 266 LA TRADITION

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques.

    De l'aptre Jacques, veill avant l'aube par le dernier rayond'une toile fuyant dans l'azur teint de rose du firmament, et quifait le signe de la croix ds que ses yeux se sont ouverts la lu-mire du nouveau jour.

    Dco Graiias !... Il se lve de la planche o son corps a repos,envelopp de la bure.

    Il se met genoux et prie.Puis il va la fontaine, avec Lous ses frres appels au son de

    la cloche, et l'eau frache coule sur leur visage et sur leurs mains,l'eau claire comme du cristal.

    Sur l'autel dress dans le clotre, orn de chandeliers de fer obrle, parfume, la cire des abeilles, couvert de la nappe file ettisse par les veuves des Centrons, l'vque clbre le saint sacri-fice : sa mtre est en toile bise, et sa crosse en bois de frne, et lecalice, en tain brillant.

    Mais la foule se presse autour de l'autel rustique, et des priresferventes montent vers le Seigneur, qui prfre les pauvres, lesinnocents et les simples.

    Et la messe acheve, les moines rompent les pains, se partagentles gros pains de seigle savoureux, et chacun s'a besogne, les unsaux chantiers, les autres l'tabli, les vieillards dans la grand'salle o dj sont rassembls les gentils petits coliers.

    L'aptre Jacques, de son pas tranquille et lent, suit la route queborde l'Isre aux flots bleu d'opale o se mirent de sveltes peu-pliers, des trembles au feuillage d'argent et des saules.

    Il coute le chant des petits oiseaux, il respire l'air embaum del'odeur des violettes, il admire les ondes moires d'or, les prsverts brods de fleurs, les forts lointaines, les montagnes cou-ronnes de neige, que le soleil levant diapr de reflets rouges.

    En cheminant, il rve ses boeufs. Qui donc, aujourd'hui tra-nera le charriot pesant, charg de blocs de pierre grise, puisqu'iln'a plus ses boeufs, roux et blancs ?

    Les carriers enfoncent le pic dans le rocher. Les plus robustesentassent les blocs sur le fardier, demeur au milieu du chemin,tay par des solives.

    Et les quatorze boeufs ont disparu, laissant une rivire de sang,fumante et rouge, coulant comme une source, en mandres de pour-pre sur les cailloux et sur l'herbe.

    L'ours a paru. Il s'avance, en grognant. Il court, son museaunoir est frang d'cume, et ses petits yeux fulgurent dans sa toisoncrpue.

  • LA. TRADITION 267

    L'optre Jacques, le sourire aux lvres, l'attend de pied ferme.Et quand l'ours velu' se dresse, menaant, ses pattes normes

    cartes, et ses griffes pareilles des poignards luisant au soleil,l'vque saisit le monstre par l'oreille, en profrant ces mots :

    In nomine Domini !...L'ours, dompt, se courbe dans la poussire. Lve-toi, dit l'aptre, et puisque tu as massacr mes boeufs,

    non pour satisfaire ta faim, mais par esprit de mchancet, soismon boeuf, et fais leur besogne... Je le veux I

    Alors, malgr la rsistance de la bte, il lui pose le joug, sur lecou, il la sangle, il l'attelle au timon.

    L'ours obit. Le carnassier ne se rvolte point. Et de l'auroreau crpuscule ; en cette seule journe, le fardier parcourt cent foisle trajet de la carrire l'glise, accomplissant ainsi le Iravail desept journes et de sept fois sept paires de boeufs.

    Ainsi Dieu a vaincu le Diable.Et. quand l'aptre Jacques rentra au monastre, la nuit chose,

    tranant avec lui l'ours qu'il veut enchaner dans l'table, ses fr-res lui montrent, emplissant le prau, sept paires de boeufs ma-gnifiques,venus on ne sait d'o, qui meuglent doucement sa vue.

    Va-t'en! ordonne l'aptre Jacques, en frappant l'ours du boutde sa crosse en bois de frne. Va-t'en, et ne reviens jamais !

    Puis il rend grces Celui qui n'abandonne les siens ni dans lepril ni dans la douleur, et il caresse de sa main les serviteurs fi-dles et laborieux qu'un miracle lui a rendus.

    Et ceci eut lieu en l'an 425 de l'Incarnation du Christ, notre Sau-veur.

    Boeufs attels la charrue, et la tte courbe sous le joug, aga-cs par les mouches, piqus par l'aiguillon du laboureur, enviez lesort des boeufs roux et blancs de l'aptre Jacques !

    CHARLES DUET.

    DANS LA POSADA

    Or, voici la lgende de don Alonzo de la Bibera y Almuvedar, plusconnu sous le nom de don Alonzo de la Venganza, telle que. la dit le ro-mancero nomade, dans le carrai de la posada :

    En ces temps lointains, l'Espagne n'tait plus ni Dieu ni aux Espa-gnols : elle tait au diable, son faux prophte Mahomet, ses craturesles Maures. Au nord seulement, la croix dominait, luttait. Partout ailleurs,depuis le passage de Tarik le Maudit jusqu'aux Marches Pyrnennes ; de

  • 268 LA TRADITIONMurcie aux rives du Duero, les cits et les plaines obissaient au Croissantvainqueur.

    A cette poque de honte, que tout bon Espagnol en excre jusqu'ausouvenir!

    sur les bords de la Pisuerga, entre Simancas et Tordesillas,s'levait, sur une colline dominant le fleuve, le chteau de Ubeda, dontle matre, don Alonzo de la Ribera y Almuvedar, tait chrtien. Commetel, il portait au plus profond de son coeur une haine implacable tout cequi tait musulman tranger d'au-del de la mer.

    Plac l'extrme frontire des croyants et des mcrants, le seigneurdon Alonzo passait sa vie batailler contre les infidles Souvent, lanuit, il franchissait le fleuve, faisait, avec la troupe d'hommes bien dci-ds qui l'accompagnait, une incursion sur le territoire ennemi, tuant leshommes, livrant les rcoltes au feu, saccageant tout, semant la ruine par-tout. Jamais l'herbe ne repoussait sous les pas de son cheval, jamaisnon plus son cheval ne passait la mme place. Ah ! la bonne guerreque celle-l!

    Je vous l'ai dit, c'tait un rude soldat que don Alonzo de la Ribera yAlmuvedar : cette poque il ne s'appelait pas encore don Alonzo dela Venganza.

    Mais parfois aussi les Maures voulaient venger leurs frres massacrs,leurs femmes violes et leurs enfants crass ; alors, ils se runissaienten grandes troupes, franchissaient leur tour le fleuve et poursuivaientle seigneur don Alonzo. Plusieurs fois mme ils avaient mis le sige de-vant le chteau de Ubeda dont, alors, le matre les narguait l'abri deses fortes murailles en granit dur. Entre temps, il en sortait avec satroupe, et c'tait un carnags que Dieu bnissait!... et toujours ainsi, jus-qu' ce que les maudits, dfaits, se rsolussent repasser le fleuve, ren-trer chez eux. Ubeda, de la sorte, avait support plus de vingt assauts,et, de chaque assaut repouss, il semblait sortir plus fort, plus impre-nable qu'avant.

    Le seigneur don Alonzo n'avait pas toujours t un tel lutteur pour labonne cause, non ! Un jour il s'tait mari, et sa femme, la trs doucesenora dona Angelica avait sembl devoir apaiser la soif de combats, quientranait toujours l'Homme de fer vers les pays soumis aux mcrants que le Seigneur Dieu les damne ! Mais aprs peu d'annes, la dametait morte, laissant son poux une petite fille frle et jolie, qui tait

    '

    comme sa survivance, la mignonne Carmencita. Don Alonzo d'abord,avait bien pleur la compagne de ses joies; mais l'isolement l'avait viteramen ses habitudes premires, et les Maures, qui avaient oubli pen-dant quelques mois le poids de son bras; apprirent bien vite que le sei-

    gneur de Ubeda avait repris ses courses de sang sur la rive musulmanedu Duero. Et tous ceux que rencontrait le tueur farouche, tous, hommesou femmes, taient impitoyablement massacrs. Quant aux enfants, illes emportait, les distribuait entre ses compagnons qui en faisaient lesserviteurs de leur logis.

  • LA TRADITION 260

    Lui, de tous ceux qu'il avait pris ainsi, n'en avait jamais conservqu'un, cause de sa gentillesse et de ses larmes qui l'avaient mu. Ill'avait rapport dans son chteau, l'avait fait baptiser au nom du Pre,du Fils et de l'Esprit saint, voulant en faire un chrtien. Mais tous sesserviteurs appelaient avec mpris l'tranger el Moro, et l'esclave,en grandissant, avait vite compris qu'il tait d'une autre race queses matres ; il avait su, de plus, que ses parents avaient t tus parl'homme chez lequel il vivait et, plus d'une fois, dans son jeune coeur, ils'tait demand o tait le devoir ici, prs du bourreau des siens, ou bien l-bas, chez les hommes de son sang. A diffrentes reprises, ilavait voulu maintenant qu'il tait adolescent, fuir vers les plainesque ses anctres avaient conquises et que, journellement, son seigneurravageait.

    Mais toujours deux toiles l'avaient retenu Ubeda deux toilesbrillantes qui taient les yeux de dona Carmencita. Souvent, quand ilerrait dans les vastes cours du chteau, quand il parcourait, les sombrescorridors ou les sries de salles aux piliers massifs, il avait rencontr labelle crature qui, sans craindre la damnation, lui avait adress la pa-role.

    Or, elle, la fille du matre, elle l'avait appel non pas comme les autresqui crachaient leur mpris la face de el Moro, mais elle lui avait dit deces mots qui chantent, et l'avait nomm du nom qu'il portait : Abd-Allah !

    Et chaque fois que l'esclave, pouss par le dsir de fuir loin du ch-teau,de revoir les champs que lui montraient ses vagues souvenirs d'en-fance, voulait s'loigner de Ubeda, un autre souvenir, le rappel des deuxtoiles vivantes dont le langage muet tait si loquent, arrtait les pasd'Abd-Allah et faisaient vanouir ses pres dsirs de libert.

    Tous deux avaient ainsi grandi cte--cte, la vierge chrtienne et lefils de la race mauvaise ; et don Alonzo faisait toujours de longues expdi-tions de guerre, et chaque fois qu'il revenait l'armurier du chteau four-bissait neuf ses arms d'aciers macules de taches de sang.

    Or, ce qui devait advenir advint. Abd-Allah comprit qu'il aimait au plusprofond de lui-mme la douce Carmencita la chevelure d'bne ; et lavierge chrtienne se sentit prise de piti pour le serviteur que le malheurde ses jeunes ans avait fait esclave. Pourquoi donc, aussi, le senor donAlonzo prolongeait-il ainsi ses expditions de guerre ?

    Un jour vint enfin o le secret d'amour fut surpris; le Matre prvenu,pntra un soir dans l'appartement de sa fille ; la lueur du candil fumant,qu'il portait la main, il vil l'esclave surpris, se sauver comme un voleur

    d'argent. Et don Alonzo ne put crier sa vengeance : sa voix tait tran-gle dans sa gorge. Doua Carmencita pouvante de l'expression sauvagequi crispait les traits de son pre, avait joint les mains, dfaillante, n'o-sant ni prier ni s'enfuir ; elle restait muette, elle aussi, et secoue par untremblement.

  • 270 LA TRADITION

    Le vieillard sembla enfin dfaillir ; le candil s'chappa de ses doigts,tomba sur le sol dall. Dans son paroxismo do rage, le vieillard l'crasasous son talon. La voix lui revint alors, et il hoqueta :

    Avec un maudit !

    Depuis cette heure, l'Homme do fer semble tre infatigable ; il se vautredans le carnage ; il se baigne dans le sang avec ses compagnons dedanger. Jamais sa bouche ne dit : C'est assez tu !... Il se venge, il a sa-crifi dix mille vies jusqu' prsont: dsormais il ne se reposera pas qu'iln'en ait sacrifi cent mille !... c'est besogne bnite que do dtruire leschiens infidles : Bravo, don Alonzo de la Venganza !

    Et le dsert se fait sur la rive mauvaise du Duero ; ds qu'un homme yvit, il est vou la mort ; ds qu'un toit s'y lve, la flamme vient l'ychercher. Maintenant tout est livr la destruction, au nant ; les enfantseux-mmes sont crass sous les pieds des chevaux : tel est l'ordre duseigneur de Ubeda. Ah ! certes oui ! cela cote trop cher aux pres d'-lever ces serpentaux... A mort !... Tue! Tue !... Peut-tre parmi cet amon-cellement de victimes se trouvera l'esclave Abd-Allah, le fugitif mauditqu'il a laiss s'chapper, l'immonde ravisseur des chastets virginales...Tue!... Tue!....et sans trve, sans relche, le bras de l'Homme do fer frap-pait, impitoyable, irrsistible.

    Mais les ans passent, semant chacun un peu de leur neige sur la ttede don Alonzo : son corps se courbe sous le poids de son armure de guerre.Sa haine est toujours vivace, mais ses forces parfois le trahissent... N'im-porte, il courra toujours au carnage, le vieux tueur d'infidles, jusqu' cequ'il ait tenu son serment, et que la cent-millime vie se soit coule d'uncorps humain par la cent-millime dos blessures saignantes que sa lancesait rendre mortelles.

    Oui ! les ans passent, et avec eux peu pou, la terreur excite par leravageur. Par les plaies rouges o la mort n'a pas pntr jusqu'au coeur,la haine l'a remplace une haine intense, une haine qui mord et dontles dents emportent des lambeaux de chairs. Don Alonzo de la Biberavoit contre lui s'lever un rival, dix, vingt, cent rivaux, qui tous ont jursur les cadavres do ceux qu'a tus le grand faucheur de vie, d'tre un jourles exterminateurs de cet exterminateur; et parmi ces ennemis, un surtoutse montre inaccessible la crainte ; il a offert le sacrifice de ses jours,

    mais il veut voir en face, au grand soleil de la bataille, le matre de Ube-da, lui trouer la poitrine de son sabre courbe, le pitiner vaincu. Sonnom? il n'en a pas : c'est un esclave des chrtiens, un esclave fugitif quiveut faire payer ses anciens matres, par des larmes de sang, toutes lespres douleurs de sa captivit;.. Prends garde, don Alonzo ! Ton bras est-il aussi fort que celui d'un vigoureux esclave ? La haine qui gronde dansun coeur vielli est-elle aussi puissante que celle qui rugit dans un coeurplein de sve? Prends garde don Alonzo de la Ribera, tu as encore tuer...Vis pour tuer ! c'est oeuvre sainte que de noyer dans son sang l'envahis-

  • LA TRADITION 271seur de l'Espagne, l'ennemi du Dieu qui vit ! Allons, courage, boucher despeuples, arracheur du mauvais grain ! Bientt la cent-millime victimeva tomber sous ta lance : lu seras dli de ton serment, et tu te reposeras auxjours de ton dclin dans Ubeda o les jeunes gens en foule vien-dront te demander comment on combat l'infidle !

    Mais non ! Le Seigneur d'En Haut ne l'a pas voulu ! La grande batailles'engage. Combien de temps dure-t-elle ? Un jour? Non. Deux jours ?Plus. Trois jours? Plus encore. Le soleil s'est lev quatre fois surcette hcatombe indicible, et quand il est arriv au sommet de sa course,c'est pour voir la droute des chrtiens.... N'importe ! elle est glorieusecette mle qui a vu tomber le vieux tueur de Maures. Longtemps tous lestraits sont venus se briser sur son. armure d'acier, teinte du sang rosedes jeunes, teinte du sang noir des vieux. Mais enfin il est tomb, en',tran par la chute de son cheval. Aussitt, cent glaives se sont rencon-trs au dfaut de son armure, son casque bris git prs de lui, et la barbeblanche du grand faucheur d'hommes est, cette fois teinte de son propresang.

    Alors, ayant fait son devoir, il se recueille pour mourir...Une voix l'appelle : Don Alonzo de la Ribera ! Qui donc es-tu, toi qui prononce mon nom ? Mes yeux ne voient

    dj plus. Qui donc es-tu ? Je suis Abd-AHah, celui qu'a aim ta fille... O est-elle, l'enfant

    que j'ai si longtemps pleure ? Une crispation de haine tord les traits du vieillard : il se roidit contre

    la mort. Tu es heureux, fait-il enfin. Tu as tu le pre, tu vas prendre la

    fille... c'est dans l'ordre. Je l'aime. Dis... o l'as-tu cache?... Veux-tu que je te sauve? Je n'ai jamais donn la vie personne : je ne l'ai jamais de-

    mande personne. Carmencita ! Tu l'as aime? Oui... je l'aime encore... parle ! je suis grand entre les grands, d-

    sormais : Je me taillerai un royaume avec la lame de mon sabre, et j'as-seoirai ta fille sur un trne

    Soit ! esclave, tu m'as vaincu... c'est le sort de la guerre !... Doncva retrouver ta fiance : Carmencita la brune fille t'attend dans la cham-bre nuptiale de Ubeda... Cours la retrouver.

    Et l'Homme de fer, secou par un spasme suprme se renverse dans la

    mort, tandis que son rival, remont cheval, court toute bride vers le

    nord, suivi de ses fidles.

    Longtemps il galopa,le coursier d'Abd-Allah, blanc d'cume, le ventrecrev par les perons de son cavalier. Il franchit les plaines, il franchitle fleuve, il franchit les collines... Courage! la fiance du Maure attendson amant.

  • 272 LA TRADITION

    Voici l'horizon le chteau de Ubeda... Au galop ! au galop ! il se rap-proche... Au galop ! au galop!

    Les portes sont forces; dans toutes les directions les serviteurs fuient,clamant : La grande bataille est perdue ! Le matre est tomb dans lecarnage !..

    Et la troupe d'Abd-Allah, abandonnant pour un moment les chevauxqui soutient bruyamment et tremblent sur leurs jarrets roidis, s'engouffredans les sombres corridors et dans les salles dsertes. Les portes dechne rsistent peu aux masses d'armes manies avec vigueur.

    Il y a des ans que l'esclaye s'est enfui, mais il reconnat la dispositiondes pices... l, au fond de cet appartement, c'est la demeure de Carmen-cita... Courage ! il touche au but... Une porte de fer? Qu'on la brise,qu'on l'enfonce !... Enfin, la voil qui cde...

    Carmenrita !... c'est moi. c'est Abd-Allah que tu as aim...Une obscurit complte... De la lumire! des torches! qu'on apporte

    des torches !Sur la dalle, l.. qu'est-ce ? un candil cras?... Carmencita, c'est moi !.. S'est-elle enfuie, la belle fille dont les yeux

    sont comme des toiles vivantes ?... Soulevez ses draperies... oui les draperies de ce lit... oui... Un squelette?... horreur!... un squelette de femme!... Carmen-

    cita !... ce sont ses cheveux qui adhrent ce front dnud... Mais lestoiles qui l'clairaient sont mortes !... Ah ! le grand tueur des Maures atu sa propre fille parce qu'elle aimait un Maure !

    Et, depuis cette heure, don Alonzo de la Ribera y Almuvedar, le fau-cheur de vies humaines, a vcu dans la mmoire du peuple qui l'appelledon Alonzo de la Venganzo,.

    Lors, le romancero se tut.CHARLES LANGELIN.

    LOU COUTILHOUN LE COTILLONYour hestiu... lou sou que brilhe ;Au bourg s'enten lou biuloun : Escoute, may, dits le hilhe,Prestem lou toun coutilhoun

    Jour de fte... le ciel brille;Au loin, accords de violon: Maman, dit la jeune fille,Prte-moi ton cotillon,

  • LA TRADITION 273Mes l'estofe que s'estire :Lou coutilhoun qu'es trop loun... Eh doun, se dits, hem detire Un ourlet au coutilhoun.

    Mais sa jambe s'entortille,Le cotillon est trop long... Et vite, d'un tour d'aiguille,Un ourlet au cotillon.

    L'endouman, le may pressade: Lou coutilhoun, mes qu'a doun ? L'estofe qu'es est roussade E trop court, lou coutilhoun !

    Le lendemain, fort presse,La mre dit : Qu'est-ce donc ? L'toffe en est retrousse, Et trop court, mon cotillon!

    D'eu presta qu'ey beyt le faute,Se dits, mes un cop qu'es bount Tan de paraules, dits l'aute,Per un plec au coutilhoun !

    De le prter j'tais folle ! Enfin ! une fois, c'est bon ! Quel tracas, quelle parole Pour un pli de cotillon!

    Les dus, l'arrauye le clque,S'esbatten de tau faysounQu'en trop tirau, s'esperrqueEn dus tros, lou coutilhoun!

    Du mot secon vient au pire,De la bise l'aquilon ;On fait si bien qu'on dchireLe malheureux cotillon!

    Asso proube qu'en familheLOU boun accord, court ou loun,Que despen si may e hilheAn, cadue, un coutilhoun !

    Ceci prouve qu'en familleL'accord rgnera selonQue la mre et que la filleAient, chacune, un cotillon !

    Dialecte de Gascogne ISIDORE SALLES.

    MALURETTEAh ! c'est une bergerelle,

    Malurette,La fille d'un vigneron,Malurette, maluron.

    Bonjour donc,ma pquerette,Mon pre est un gros baron.

    Franche, vive, guillerette,Aussi nette qu'un chaudron.

    Croix d'or la gorgerette,Plume verte au chaperon,

    Je suis gaillard. Es-tu prte ?Voici trente cus tout rond.

    Et dessous sa collerette,Une fleur de potiron.

    Nenni, monsieur, turlurette !J'aime Antoine le charron.

    Elle rvait d'amourette,Le matou faisait ron-ron.

    Portez ailleurs votre aigrette,Mouche d'or, beau moucheron.

    Vint pour lui conter fleurette,Un chevalier fanfaron.

    Les boeufs sont la charrette,L'ami Toine est un luron.

    Demain soir,sous la coudrette ;Demain nous nous marierons.

    GABRIEL VICAIRE

  • 274 LA TRADITION

    LE TRAIT OU LE TREIZIME.An sicle dernier, les paysans, au lieu d'acquitter leurs fermages aux

    mains des bourgeois et leurs impts aux bureaux des percepteurs, ver-saient aux mains de leurs seigneurs ou de leurs curs des redevances ennature.

    Or, le prieur de Maisoncelles-la-Jourdan, qui percevait le treizime oule trait sur quatre fermes, faisait excuter les conditions de sus baux avec

    beaucoup de rgularit.L'un de ses tenanciers, d'habitude peu ponctuel s'acquitter, arriva un

    jour au prieur apportant le treizime de ses faisances. Lorsque le prieurlui en eut donn rcpiss, le paysan lui dit :

    Pre Prieur, est-il bien vrai que vous devez percevoir le treizimesur tous les produits de ma ferme?

    Mais certainement, mon ami, par acte seigneurial vis au Contrlede Vire.

    Puisqu'il en est ainsi, vous avez reu le treizime mouton, le treizi-me veau, le treizime pore, la treizime gerbe, etc. Je vais vous donnermon treizime garon, vous en ferez ce que vous voudrez !

    Minute, mon ami, ce que j'ai pris est indiqu dans des actes authen-tiques ; je ne puis donc accepter un legs qui n'y est pas mentionn. Vadonc en paix et fais ce que lu pourras de ton treizime garon !

    Et le prieur de Maisoncelles-la-Jourdan mit poliment son tenancierdehors.

    VICTOR BRUNET.

    CHARMANTE SYLVIECHANSON POPULAIRE DE LA FRANCHE-COMT

    I. Charmante Sylvie, parlant Monsieur:Que fais-tu, belle fille, dedans ces beaux lieux?

    Y feule me quenouille pou fare des mitons,

    Et peu quand le neu vint, y vais l maujon.II. Charmante Sylvie, si jeune, si jolie,

    Si jeune, si jolie, n'as-tu pas d'amant ?Qu'os-ce que que vous me dites, qu'os ce que o que l'mour?Jaima de le vie maman ne m'en pata,

    III. Si ta mre, Sylvie, ne t'en parle pas,L'amour, jeune fille, ne le le dit-il pas?Qu'os-ce que o que vous me dites? qu'osce que o l'mour ?Jaima de le vie i n'a ou c'tmour.

    IV. Charmante Sylvie, tu me fais souffrir.Tu me fais souffrir, tu me fais languir.

  • LA TRADITION 275 Qu'os-ce qui pouyon fare, moncieu pou vous guri ?

    Faut-y l'apothicaire, y l'on vira queri.V. De l'apothicaire, je n'ai pas besoin ;

    Mon corps et mon me sont entre tes mains. Qu'os-ce que o que vous me dites ? moi qui ne teniou ran,

    Y fele m quenouille de ri et de ran (1).(Cette chanson m'a t dite Neurey-en-Vaux (Haute-Sane), par M.

    Laurent.

    CHAULES GRANDMOUGIN.

    LE DIABLE ET LE SOLDAT RUSSEJe n'ai pas rechercher si le paysan russe est ou non content de son

    sort. L'envie ne nat, en gnral, que de la privation des jouissances quel'on a t mme d'apprcier ; or, le paysan russe des provinces loignesne connat rien des plaisirs de la ville, et, par suite, ne dsire pas grand'chose.

    Dans le gouvernement de Perm, o les isbas n'ont pas de pole, o lefeu s'allume au milieu de la chambre ne laissant sortir la fume que parun trou mnag dans le toit, on a essay de faire adopter aux mougiksdes demeures plus confortables et mieux bties... Ils ont dmoli les nou-velles cabanes et sont retourns leurs isbas enfumes.

    Il se passera bien des annes avant qu'une rvolution clate en Russie ;il faudrait dtruire des prjugs trop profondment enracins, saper unereligion qui est la vie mme du mougik, et lui persuader que le Petit-Pre,qui est Saint-Ptersbourg, n'est qu'un simple mortel qui se moque delui, chose littralement impossible.

    Que cependant le mougik ne fasse pas, de temps en temps, un retoursur l'humilit de sa condition, il serait tmraire de l'affirmer. Il sait va-guement, lui qui couche par terre dans une peau de mouton, et dort fra-ternellement ct de ses poules et de son cochon, qu'il y a des pans quiont de bons lits, des appartements somptueux, des barines qui ont des sa-movars en argent et mangeraient du lard et du borchtch tous les jours, s'ilsle voulaient, ce qui, comme chacun sait, est le comble de la flicit.

    Et cette aspiration vers quelque chose de meilleur qu'il a de la peine

    (1) Traduction du patois : I. Je file ma quenouille pour faire des mitai-taines, Et puis, quand la nuit vient, je vais la maison. II. Qu'est-ceque vous me dites ? Qu'est-ce que l'amant ? Jamais de la vie maman nem'en' a parl. III. Qu'est-ce que vous me dites ? Qu'est-ce que l'amour ? Jamais de la vie, je n'ai ou cet amour ! IV. Que pourrais-je faire, mon-sieur pour vous gurir? Faut-il l'apothicaire ? j'irai le chercher. V. Qu'est-ce que vous me dites? Je ne tiens rien (dans mes mains), Je filema quenouille de ri et de ran.

  • 276 LA TRADITIONlui-mme dfinir, se traduit par des lgendes, des anecdotes qui se ra-content le soir la veille.

    Six semaines aprs la rsurrection, chantent les kobzars, aveug les del'Ou-

    kraine, le Christ est mont au ciel. Alors tous les paysans se sont runis, lesmendiants, les aveugles et les boiteux, tous ceux qui n'ont pas de frreici-bas, ceux qui ont des souliers d'corce aux pieds, des bquilles sous lesbras, une besace sur l'paule ; ils se sont mis pleurer. O vas-tu, Christ? Tunous abandonnes ! Qui nous nourrira et nous vtira ? Qui nous garantira dufroid de la nuit ?

    Ne craignez rien, rpondit le Seigneur ; je vous laisse une montagne d'or ;je ferai couler pour vous un fleuve de miel, je vous lgue un jardin plein deraisins et de pommes ; je ferai tomber la manne cleste. A vous de conqurirla montagne et de vous partager ses trsors !

    Oh ! Seigneur ! dit Jean l'vangliste,laissez-moi vous dire que ces bravesgens ne sauront pas conqurir la montagne; les raisins et la manne cleste neseront pas pour eux. Il viendra des hommes plus forts, des princes et desboyards qui appelleront des marchands, et s'empareront de la montagne d'orpour en trafiquer. Ils prendront tout, et le fleuve de miel, et les raisins, et lamanne cleste!...

    Quelle mlancolie dans ces expressions : Ceux qui n'ont pas de frre ici-bas... Il viendra des hommes plus forts, des princes et des boyards !...

    C'est principalement sur le soldat que le mougik dverse toute sa pitisous forme de proverbes, de skazlci et de mlancoliques doumki.

    C'est que le soldat russe est un tre part, c'est un dur--cuire, commenous disons : la faim, la soif, n'ont pas de prise sur lui, et je l'ai vu setenir encore droit cumme un I aprs une marche de 80 kilomtres, tra-vers fondrires et routes dfonces, l'poque de la guerre turco-russe.Demandez plutt au gnral Gaillard, alors notre attach militaire enRussie.

    Le soldat russe a du kachat (1) : a va bien. Il n'a que de l'eau, a va bienencore.

    Le soldat russe n'a rien pris depuis trois jours ; le quatrime, il est auport d'armes !

    Et pourtant, Dieu sait si le service est dur ! Jugez-en un peu.Un pauvre soldat montait la garde quelque part, en Sibrie.Il songeait son beau pays de l'Oukrainc, o tait sa famille. Si je pouvais y passer quelques jours seulement, soupirait-il. Le Dia-

    ble dut-il m'emporter ensuite ! Le Diable ne le fit pas longtemps attendre. Va dans ton pays, lui dit-il. Et la consigne ? fit le soldat. Ne t'inquite de rien, je mettrai ton uniforme et monterai la garde

    la place. Et combien de temps resterai-je au pays ?

    (1) Pure de millet ou de mas, suivant la localit:

  • LA TRADITION 277 Un an, est-ce assez ? Oui, va pour un an.

    Et, en un clin d'oeil, le soldat se trouva transport en Oukraine.Le Diable avait incontinent endoss l'uniforme; malheureusement les

    buffleteries doivent se mettre en croix sur la poitrine et le Diable pourviter ce signe maudit, ne trouva rien de mieux que de les faire passersur la mme paule.

    Qu'est-ce qui m'a fichu un accoutrement semblable? s'cria l'officier;lequel accompagna sa remarque d'un fort coup de poing sur la figure,d'un coup de pied autre part, et de quatre jours de salle de police.

    A peine sorti du cachot, le pauvre diable dut monter de nouveau la

    garde ; nouvelle infraction au rglement, nouveaux coups de poings, coupsde pieds et arrts ! Et il en fut ainsi toute l'anne !

    Aussi, quand le brave soldat, fidle sa promesse, revint comme il taitconvenu, le Diable, du plus loin qu'il l'aperut, jeta un cri de joie, et, luijetant au nez, sac, tunique, shako et les maudites buffleteries, prit ses jam-bes son cou, oubliant mme, dans sa prcipitation, de rctamer l'medu soldat, taquelle il avait droit.

    En Russie, conclut le paysan, le service militaire est si dur que leDiable lui-mme n'en veut pas.

    ARMAND SINVAL.

    MONSTRES ET GANTSIV

    MARTIN ET MARTINE

    M. A. Durieux, archiviste-bibliothcaire do la ville de Cambrai, quil'on est redevable d'un grand nombre d'ouvrages sur le Cambrsis, vientde publier chez J. Renaut Cambrai, un volume portant ce titre :Histoire de Martin et Martine raconte par un Cambrsien, et commenantpar ces vers servant de Prface :

    Prenant l'histoire pour complicel'eus l'ide, un de ces matins,De vous raconter sans maliceL'origine des vieux Martins.On conteste peu qu'il est sageDe tout connatre autour de soi ;Sur l'un et l'autre personnageOn n'a point pensai-je part moi Jusqu' ce jour crit grand'chose :En rsumant ce qu'on en sait,Peut-tre on goterait ma glose !Aussitt dit, aussitt fait,Et soutenu par l'espranceDe vous trouver tous indulgents,

    Je viens risquer ma confrenceSans souci des gots divergents.Mais, lorsqu'au cours de mon histoireDe Martin je dirai le nom,Comme l'on entend, la foire,Nommer ainsi plus d'un non,Pas d'quivoque en mon tude,Car soyez bien persuadsQue je n'ai pas pour habitudeDe jamais rire des baudets.Knfin, si tantt l'on m'accuseD'avoir abus du trteau,Je rpondrai, pour mon excuse : J'ai reu le coup de marteau !

    M. Durieux fait d'abord l'historique de l'horloge qui fut range, dit-il,avec la cloche le beffroi qui l'avait prcde, au nombre des symboles

  • 278 LA TRADITION

    de la libert municipale et, chemin faisant, raconte le fait suivant. En1509, les Cambrsiens firent lever la nouvelle faade de leur maison depaix qu'ils surmontrent d'un campanile destin recevoir une horlogeet une cloche pour sonner les heures. Cela dplut l'autorit suprieurequi ordonna la destruction de l'horloge et de la cloche.

    Le lieutenant du gouverneur d'Arras, charg de mettre la sentence excution, fut reu de la manire suivante :

    Des reprsentants de la cit, escorts des agents de la prvt, lahallebarde au poing, allrent le recevoir l'entre de la ville, et, sous pr-texte de lui faire honneur, le promenrent par les rues pour le montrerau peuple comme une bte curieuse ; puis ils le menrent hors de la

    ville, par la porte qui mne Saint-Quentin, et illec le laissrent, en luidisant qu'il se gardt de retourner audit Cambrai pour le mme motif.L'autorit suprieure se fcha, les reprsentants de la cit furent adjour-ns comparoir en personne devant le procureur de Malines, peine deIII livres d'or.

    Ils n'obirent point et l'affaire en resta l.C'est quelques annes aprs, c'est--dire en 1511, que l'on dcida

    faire l'orloge de le ville, Martin de Cambray. Les deux postures faites, d'abord, en bois de faulx (htre), furent ensuite

    reproduites en mtal. On ne songea pas, malheureusement, aux moyens employer pour les faire mouvoir, lorsqu'on fit construire l'horloge quine fonctionna pas, d'ailleurs, suffisamment bien. De sorte qu'on dut enconstruire une autre, et que ce n'est qu'en 1512, vers la fin d'octobre,qu'eut lieu l'inauguration des sonneurs cambrsiens. La foule garnissaitce jour l le grand march. Le cou tendu, la bouche bante, les yeux fixssur les deux figures ariennes, chacun attendait impatient et anxieux quel'unique aiguille dore du cadran d'azur marqut midi, pour voir s'bran-ler les deux postures. Au premier coup de cloche, une joyeuse clameurdomina le bruit du marteau. Tous les spectateurs se sentirent commetouphs par ce choc qui leur octroyait ainsi, disent les trangers jaloux,une marque de provenance qui ne leur a jamais fait dfaut depuis. Lesoir on brla un feu de joie. On voit par cette citation que M. Durieux,comme tous ses concitoyens d'ailleurs, accepte comme il convient ledicton fameux. Il a reu le coup de marteau! qu'on applique de prf-rence aux Cambrsiens. L'un d'eux, M. Bouly, n'a-t-il pas dit dans unechanson qui est aux Cambrsiens ce qu'est aux Suisses le clbre Ranz-des-Vaches :

    Mais aujourd'hui dans notre France,Qui n'a pas son coup de marteau !

    M. Durieux raconte, ce propos, qu'en 1834, un prince reu l'htel-de-ville de Cambrai, a demand sans faon un officier de la garde na-tionale de le dbarrasser de son chapeau. L'officier, un Cambrsien, unpeu mu, laissa choir l'auguste coiffure sur le parquet ce qui fit dire an

  • LA TRADITION 279

    prince, en riant, que l'auteur de cette maladresse avait reu le coup demarteau ! Mais l'officier, qui avait retrouv son sang-froid, rpliqua ensouriant : Monseigneur, Martin est bon pre, il mnage ses enfants etne frappe que les trangers. Le prince eut le bon esprit de ne pas sefcher.

    M. Durieux suppose que les Martins ont toujours t reprsents commemaures ou ngres, mais ne peut rien affirmer cet gard ; il se demande

    si, ds leur origine, ils taient tous deux du sexe fort, ce qu'il tait permisde supposer en les voyant autrefois arms tous les deux. Il dit que tousles documents qu'il a consults les nomment invariablement, de 1512 1690 : les Martins, et que c'est seulement en cette dernire anne qu'on les dsigne comme un couple : Martin et Martine, aprs avoir au

    pralable, soumis le plus petit des deux un dveloppement pectoral quienlve au spectateur toute incertitude.

    Martin et Martine, exposs aux intempries, ont subi bien des rpara-tions et des restaurations, mais n'ont jamais t refaits entirement.Toutefois, il serait impossible de dterminer exactement ce qui subsisteencore de la partie primitive.

    Martin a 2m50 de hauteur, sur une largeur d'paules de 0,60.La taille de Martine est de 2m sur une carrure de 0,40.Tous les faits nones par M. Durieux sont appuys de preuves releves

    aux archives et qui ne laissent aucun doute sur l'origine des clbresautomates Cambrsiens. Par suite, il ne reste absolument rien de la tou-chante lgende qui a inspir des littrateurs, des potes, des chanson-niers, et que nous allons rappeler succinctement. Sous Charles-Quint, un

    prince Maure, exil Cambrai, prit un jour la fuite avec une jeune fillequ'il aimait et dont il tait aim. Des cavaliers, mis leur poursuite,ramenrent les fugitifs et le tribunal les condamna sonner l'heure l'htel-de-ville.

    Heureusement, un moine, savant en mcanique, eut piti des deuxamants. Il construisit deux automates qu'il appela Martin et Martine etles substitua aux sonneurs humains qui furent gracis, la conditionque le Maure embrasserait la religion chrtienne, ce qu'il fit.

    Voici comment M. Durieux termine son trs intressant travail : Jevous ai tenus trop, je le sens, vous parler de nos vieux amis ; en m'attar-dant maint dtail puril, bien sur, j'ai provoqu plus d'un sourire; maisles fils peuvent-ils jamais trop parler de leur pre ! Avec quelle sincremotion le Cambrsien que les hasards de la vie ont entran hors de saville natale, n'entend-il pas prononcer le nom qui lui rappelle le paysabsent. Martin, c'est le mot de ralliement auquel se reconnaissent lesenfants d'un mme berceau. C'est le souvenir du clocher, c'est le nom

    qui fait vibrer au coeur l'amour de la chre cit ; en l'entendant sur laterre lointaine on se surprend se demander aussi, avec le pote exil,par quel attrait le sol natal nous captive et ne nous laisse jamais l'oublier !

    A. DESROUSSEAUX.

  • 280 LA TRADITION

    LE GLAS

    Barenton (Manche), 15 aot 1887,

    La demoiselle est morte,Elle est en Paradis ;Trois vieilles du paysFilent devant la porte. Las! dit l'une des trois,Avec sa voix casse, La pauvre est trpasse ;Je chmerai de bois !

    Je chmerai de laine, Dit l'autre mre-grand, Et tout l'hiver durantJe serai dans la peine !

    Je jenerai demain, Murmure la dernire; Elle tait coutumireDe m'apporter du pain !

    II

    La demoiselle est morte,Elle est en Paradis;Trois filles du paysCousent devant la porte.L'une dit tout en pleurs : Pendant son long martyre,Elle m'apprit lire,Oubliant ses douleurs !

    L'autre ajoute : C'est elle, Elle avait tant d'esprit C'est elle qui m'appritA faire la dentelle !

    Moi je voulais mourir ;J'tais moiti folle,Et sa bonne paroleSt vile me gurir.

    III

    La demoiselle est morte,Elle est en Paradis ;Trois garons du paysCausent devant la porte. Jamais on ne trouvaDe jeunesse plus sage! Dit l'un d'eux, c'est dommage,La meilleure s'en va !

    C'tait la plus jolie,Et la mort nous la prend ! Dit l'autre en soupirant. Pourvu que je l'oublie !

    Adieu, mes chers amis,Dit le dernier tout ple ; C'est sous la mme dalleQue je veux tre mis.

    RAOUL GINESTE

    UN VOCERI DE L'ILE DE CORSE (1)Los Voceri s'improvisent ou passent pour s'improviser devant les cada-

    vres des morts. On couche les morts sur un de ces grands canaps en

    (1) En Corse; l'Esprit de Clan, lesMoeurspolitiques, les Vendette, le Ban-ditisme, par Paul Bourde (du Temps). 1 vol. Calmann-Lvy, diteur (3,50).

  • LA TRADITION 281

    planches, comme en possdent la plupart des maisons, les femmes du vil-lage s'assemblent autour, et tout coup l'une d'elles, comme si elle taitprise d'inspiration se met chanter. Aprs la premire, une seconde re-prend et ainsi de suite. Les airs qui ne varient point (il y en a deux outrois seulement) ressemblent ces airs arabes qui s'mettent par le nezautant que par la bouche, avec des notes trs soutenues suivies de brus-ques chutes. En les entendant, je revoyais dans mes souvenirs les nalien-nes du dsert algrien, s'tirant les bras dans leurs danses somnolentes.Il va de soi que la chanteuse a prpar son thme d'avance, elle le choi-sit son gr et le dveloppe librement; ce serait une indcence que d'in-terrompre une vocralrice, et les femmes profitent parfois de ce privilgepour se dgonfler le coeur aux dpens des parents affligs.

    Une jeune fille de Sari avait pous contre le gr de sa famille un hom-me pauvre nomm Matteo. Elle mourut aprs quelques annes de mariage.Sa soeur vint pleurer sur son corps; et voici les foudroyantes invectivesque, dans ce moment solennel, le malheureux veuf et ses parents runisdurent couter patiemment de sa bouche:

    Je me mets la fentre. Je vois un pcher fleuri. Ces deux vers sont une sorte de mise en train traditionnelle qui n'a

    point de sens prcis. Puis, regardant tour tour, avec un visage enflam-m de haine, et la morte, et la misrable chambre o se passait la scne,et le mari en larmes, la vocratrice continua :

    Sont-ce l les promesses que t'avait faites ton mari ? Tous lescommencements du mois il voulait te faire un vtement.

    O sont tes chapeaux? O sont tes velours? Qu'en a fait tonmari ? Les a-t-il engags ou vendus ?

    Est-ce l ton mari ? Est-ce l ton beau-frre ? L'un a une figurede bourreau, l'autre d'excommuni.

    Sont-ce l les palais ? sont-ce l les corridors? Cecca (Franoise),soeur de mon coeur, ce sont des huttes de berger.

    O sont tes fils ? Ils sont enferms dans la chambre extnus defaim, sans chaussures ni vtements.

    Dans la maison de ton pre, on portait des brodequins. Dans lamaison d'Orsolo Matteo, il n'y a pas une paire de savates.

    Dans la maison de ton pre, il y avait des lumires de toutes sortes, dans la maison d'Orsolo Matteo, peine y a-t-il un brin de rsine.

    Dans la maison de ton pre, il y avait de bons gteaux, dans lamaison d'Orsolo Matteo, peine a-t-on du pain de chtaignes.

    Je ne suis pas venue ici pour manger, je ne suis pas venue ici pourboire (allusions aux repas de funrailles); je suis venue ici pour pleurerCecca et puis je m'en irai. Elle a laiss trois oeufs (trois enfants) dansson nid, et je les emporterai.

    Le cur de Lugo, qui je dois le texte et la traduction de ce virulentvocero, m'a racont qu' Sari, son pays natal, il avait connu une vieillefemme qui avait pris une telle habitude du rythme que, ds que la con-

    versation prenait un ton lev, elle trouvait plus ais de parler en vers

    qu'en prose.(Extrait du Temps). PAL BOURDE.

  • 282 LA TRADITION

    LES ANCIENS CONTEURSIII

    LES ANCIENNES DITIONS DE BOCCACE

    A propos du Novelliero italiano (Venise, 1754, 4 vol, in-8), le criti-que anonyme de la Bibliothque des Romans (juin 1777 ; T. XV), dit : Le plus illustre des auteurs cits dans cet ouvrage est Jean Boccace.Son Dcamron contenant cent nouvelles, divises en dix Journes est,en gnral, comme de tout le monde... Il semble que les Franois n'aientconsidr Boccace que comme un Auteur licentieux, tandis qu'en Italieil est estim comme un auteur classique, et un modle de style, danslequel, d'ailleurs, on trouve les histoires du monde les plus intressanteset les plus touchantes. Son autorit est aussi respecte pour l'Italien, quecelle de Oicron pour le Latin ; et ds qu'un mota t employ par lui dansun sens, aucun grammairien n'hsite l'admettre, comme tant du pluspur langage. Le Concile de Trente et les Papes ont eu cette dfrencepour l'opinion publique, de ne jamais condamner et dfendre l'ouvrageen entier, quoiqu'il contienne des contes et des passages trs-licen-tieux ; mais ils se contente d'adoucir et de rectifier quelques-uns de cespassages; et il faut bien remarquer que la svrit de la cour de Romea plutt port sur les histoires o il est question de Prtres et de Moi-nes, que sur bien d'autres traits licentieux qui se trouvent rpandusdans l'ouvrage.

    La premire dition du Dcamron de Jean Boccace est de Venise, 1471,in-folio. Elle est de la plus grande raret. Il y en a une seconde de Man-toue, 1472, deux autres de Milan et de Bologne, 1476, une de Vicence,1478, trois de Venise, 1481, 1484, 1492. Toutes ces ditions sont in-folio.Le Dcamron parut ensuite Florence et Venise, en 1516, en formats

    plus commodes, l'in-4 et l'in-8. En 1518, nous retrouvons l'in-folio dansune dition nouvelle de Venise. Les Aides, en 1522, donnent une belledition grand in-8. Puis vient l'dition de 1325 (Venise, in f), et celledes Juntes (1527, Florence, grand in-8).

    Cette dernire est regarde comme la meilleure et c'est la plus recherche, parce que c'est sur elle qu'ont t faits les retranchements et lescorrections que le concile de Trente et ensuite les papes ont jug devoiroprer dans le texte de l'oeuvre originale de Boccace. Les ditions post-rieures sont altres et corriges, l'exception du Dcamron des Elz-virs (Amsterdam, 1665), de celui de Paul Rolli (Londres, 1757), de celuide Paris (1757, 5 vol. in-8, imprims sous le titre d'Amsterdam, avecles figures dessines par Gravelot). Si l'on veut bien connatre en quoiconsistent les corrections faites dans l'dition de 1527, il faut lire lesAnnotations italiennes sur le Dcamron, imprimes Florence 11574, 1 vol.

    in-4). Elles indiquent les passages altrs ou supprims par ordre duconcile de Trente, en 1573.

    Boccace a crit plus de cent ans avant l'invention de l'imprimerie, car il

  • LA TRADITION 283

    naquit Certaldo de Toscane en 1313. Il se destina d'abord au commerce,puis la jurisprudence. Il eut pour matre en cette science un certainCino de Pistoie plus habile trousser de jolis vers qu' interprter le droitromain. Ptrarque fut longtemps le compagnon du futur auteur du Dca-mron. L'amant de Laure et Cino de Pistoie engagrent Boccace laisserle droit pour la littrature. Les oeuvres de Boccace sont des plus varies.Il composa un trait de Physique, un ouvrage de Mythologie assez m-diocre, une Vie du Dante, puis plusieurs tudes historiques parmi lesquellesnous citerons l'Histoire des Hommes malheureux et celle des Dames infor-tunes ; enfin un grand nombre d'ouvrages d'imagination, tels que Philo-copol ou Le Philocolo, dans lequel il est question des Amours de Floris etde Blanche-Fleur ; Le Labyrinthe d'Amour ou Le Corbaccio ; Le Nymphaleou La Nymphe d'Ameto, comdie ; La Tesde, contenant les Amoursd'Arcite et de Palmon ; La Fiametta, avec les Amours de Fiametta et dePamphile ; La Vision amoureuse, songe allgorique ; L'Urbano ou Histoired'Urbain le Mconnu, fils de l'empereur Frdric Barberousse ; enfin leclbre Dcamron, dernier ouvrage de Boccace.

    L'illustre Toscan, aprs avoir quitt Florence agite de troubles, passa la cour de Robert, roi de Naples, et il y vcut un assez grand nombred'annes. Il y devint amoureux d'une fille naturelle de Robert, et l'onassure que cet amour fut pay de retour. Dans sa soixantime anne, ilretourna en Toscane dans son petit bourg de Certaldo, et il y mourutdeux ans aprs, en 1375, ne laissant qu'un fils naturel dont une illustrefamille italienne se faisait encore, au sicle dernier, l'honneur dedescendre.

    Nous avons d'anciennes traductions franaises de presque tous les ou-vrages de Boccace. Il y a des traductions franaises du Dcamron plusanciennes que l'Imprimerie, par exemple, celle de Laurent de Premierfait,compose dans les premires annes du XVe sicle, par ordre de Charles V.Elle a t imprime en 1485. Une autre dition plus commune est cellede Robert le Masson. Cet ouvrage, sans valeur, a t publi pour la pre-mire fois en 1545. La dernire dition est celle de 1757 (5 vol. in-8 avecde belles gravures). Une dition parue avec des figures de Romain deHooge, n'est qu'une traduction libre, ou plutt un mauvais extrait. On enconnat plusieurs contrefaons. Citons encore l'dition lyonnaise de Guil-laume Roville (1551, in-16) avec des vignettes attribues Salomon Ber-nard, surnomm le Petit Bernard, le graveur de la Bible dite de Lyon.M. Alcide Bonneau, dernirement, a publi dans les collections IsidoreLiseux, l'dition de Le Masson (1345) avec les vignettes de SalomonBernard (Le Dcamron de Boccace ; Paris, Liseux, 1879, 6 vol. in-18).M. Alcide Bonneau donne comme prnom au traducteur Antoine au lieude Bobert. Il a en grande estime cette traduction qu'il trouve de beaucoupsuprieure celle de Sabatier de Castres retouche prtentieusement.

    Vincent Brugiantino, Florentin, a mis le Dcamron en vers italiens; il

    y a ajout des morales ou des proverbes. Cet ouvrage imprim Venise(1554, in-4o) est rare et recherch, niais sans grand mrite.

    HENRY CARNOY.

  • 28i LA TRADITION

    POMES DE LA TRADITIONLA LGENDE MATERNELLE

    Conte pour la veille de Nol.

    I

    Il tait une fois, aux champs, deux amoureux.On dit pour eux la messe, et l'on dansa pour eux ;Puis voil deux poux. Simple, ignorant l'envie,Comme dans son sillon marchant droit dans sa vie,L'homme tait fier, au grand soleil qui le hlait.La femme avait vingt ans peine ; fleur de lait,On et dit que le mal n'existait pas pour elle.Aussi frache qu'Avril, fine sans tre frle,Svelte, la main mignonne et les doigts en fuseau,Blonde comme l'Aurore avec un coeur d'oiseau,Tout en elle tait chant, parfum, rayon, caresse ;Sentir de son regard la profonde allgresse,C'tait se baigner l'ame en des flots de ciel bleu.Ils s'adoraient. Bientt elle eut un doux aveuSur les lvres : l'pouse allait devenir mre.Auprs de ce mot-l, comme toute chimreDevient ple, s'efface ! et quelles profondeursD'esprance et de crainte il ouvre dans les coeurs !

    Un soir, l'anglus, par la premire toile,Elle mit un fichu sur sa robe de toile,Cueillit un oeillet rouge au jardinet fleuri,Et s'en alla guetter le retour du mari.Il apparut enfin, l-bas, prs du vieux saule.Sa pierre la ceinture et sa faux sur l'paule,Arrivant, tout poudreux, d'un pied las mais vaillant.II leva son chapeau de paille, en la voyant,Et redoubla le pas pour l'embrasser plus vite,Il vint ; et se haussant vers lui, toute petite,Elle lui dit, les yeux baisss, l'air triomphant : Ecoule ! j'ai senti remuer notre enfant. Tendrement, longuement, dans une ardente treinte,Sur sa bouche il baisa cette parole sainte ;Ils s'assirent devant la porte, sur le banc,Et dans la nuit monta le clair de lune blanc.

    IIIls eurent dsormais des anxits douces.L't passa. Les bois jonchs de feuilles roussesAnnoncrent l'automne. On fit la fenaison,La vendange ; on rentra les fruits la maison ;

  • LA TRADITION 285Puis vint la neige avec l'hiver. La jeune femmeEtait souffrante, mais joyeuse au fond de l'me ;Et tous les deux, assis, aprs souper, devantL'tre amical, tandis qu'au loin soufflait le vent,Ils jasaient, regardant tomber la cendre grise.Chacun d'eux arrangeait l'avenir sa guise ;Ici, c'tait plus sr ; l, c'tait plus brillant ;Et l'on se disputait quelquefois, en riant.Les fagots ptillaient. Parmi les branches noiresLuisait la flamme ; et sur les murs, sur les armoires,De grands reflets allaient et venaient. Un grillonChantait. Le vieux coucou sonnait son carillon.Le chat, les yeux mi-clos, ronronnait sur la table.Une vache, parfois, s'veillait dans l'table,Et mugissait. Parfois, on entendait hennirLes chevaux pitinant le sol. Le souvenirDes labeurs coutumiers et des btes de sommeTraversait les propos de la femme et de l'homme ;Et puis les beaux projets reprenaient leur chanson.Le pre disait : Moi, je voudrais un garon. Et la mre disait : Moi, je veux une fille.Je la vois dj l qui rit et qui babille.Sur une chaise haute, entre nous deux, le soir.Vite, elle deviendra plus belle que l'espoir ;Elle aura le regard si pur, l'me si blanche,Qu'un seigneur, l'ayant vue l'glise un dimanche,La fera, devant Dieu, dame et princesse. Il faut,Pour atteindre son but, viser un peu moins haut ! Rpliquait l'homme. Et la petite mnagreN'en poursuivait pas moins, radieuse et lgre,Son divin rve d'or : telle, et d'un vol moins sr,L'alouette, au matin, va conqurir l'azur.Ils cherchaient quels seraient le parrain, la marraine ;Elle aurait bien voulu l'archevque et la reine ;Mais il parlait d'un bon parent sur le dclin,Qui, pour commre, aurait la dame du moulin.Elle ajoutait : Tiens, l, je mettrai sa couchette ;Et je me lverai chaque nuit, en cachette,Pour baiser loisir ses beaux petits bras ronds. Et tous les deux pensaient : Comme nous l'aimerons !

    Ainsi passait entre eux le temps de la veille.Par ce flottant et doux mirage merveille,La jeune femme avait, au fond de ses yeux bleus,Un blouissement de bonheurs fabuleux,Mais elle travaillait, tout en suivant son rve ;Ses doigts actifs allaient, couraient, volaient sans trve ;Et tandis que son coeur voyageait loin, bien loin,Son aiguille perlait l'ouvrage, avec grand soin.D'une petite fe on et dit la baguette, Aprs-demain, j'aurai termin sa layette ;

  • 286 LA TRADITIONRegarde ! disait-elle, en promenant son dSur l'ourlet d'un joli petit bonnet brod ;Regarde donc ! c'est ma seule coquetterie,Maintenant. Sur la table, en belle symtrie,Elle talait alors, dans toute leur blancheur,Tous ces mignons objets pleins d'aube et de fracheur,Pas plus grands que la main, lumineux et doux langesO les mres, encor ples, mettent leurs anges.L'homme, sans s'y connatre, admirait le trousseau : Il faudra convier autour de son berceauChaque fe, et n'en pas oublier une seule,Quand on devrait, comme une pingle en une meule,Chercher le nom de la dernire, n'est-ce pas ? Et de rire !... Et le temps s'avanait grands pas.

    III

    Les jours fuyaient. Enfin, par la douleur suprmeElle sentit son sein dchir.

    Va, je t'aime !Disait-elle ; ut je veux t'aimer, mon cher espoir,D'autant plus que j'aurai plus souffert pour t'avoir. Toute une nuit passa dans les cris, dans les plaintes ;L'homme, inquiet, hagard, hant d'obscures craintes,Se tenait au chevet, et ne savait commentLui parler, pour calmer sa souffrance un moment.L'aube est triste souvent comme le crpuscule ;On ne sait si le jour avance, ou s'il recule ;Et l, devant ce trouble affreux, par ces sanglots,Tandis qu'un reflet faible, au ciel peine clos,Tremblait, mouill de pleurs, le long de la fentre,On ne savait plus bien si quelqu'un allait natre,Ou si quelqu'un allait mourir. Hlas ! le sortVoulait une naissanee et voulait une mort. On m'arrache le coeur ! cria la mre. Et blanche,Frle comme une fleur de givre sur la branche,Elle sut qu'elle avait une fille, et sourit.Elle voulut la voir de prs. Elle la prit,La baisa, mais ne put la garder. Sa faiblesseAugmentait. Laissez-la ! Je veux qu'on me la laisse.Mettez-la sur le pied du lit ! Je veux la voir. Mais entre elle et l'enfant, voici qu'un voile noirS'abaissa ; vaguement ttonnait sa main ple.Elle eut peur. Elle dit, en surmontant son rle : J'ai froid. Si tard dj ! comme les jours sont courts ! Elle entendit l'enfant vagir. Attends ! j'accours ! Fit elle. Vains efforts ! Alors, morne : Il me sembleQue jemeurs. Qu'ai-je donc ? Tout mon pauvre corps tremble. Puis elle s'cria : Mourir ! je ne veux pas !Ma fille !..... et rendit l'me en lui tendant les bras.

  • LA TRADITION 287Dieu juste ! abandonner, quoi qu'on ait de tendresse,Ce dlicat objet d'amour et do caresse !Penser qu'une trangre aura ses jeux, ses ris,Et ne s'veillera pas toujours ses cris !O donc, loin de ce monde aux rves phmres,Seules, en pleurs, s'envont ainsi les jeunes mres ?Mort, sinistre Mort, pourquoi prendre l'enfant,A l'tre doux, chtif, nu, que rien ne dfend,Celle qui, de plein coeur, les seins gonfls, l'allaite,'Toi qui n'as ni baisers, ni chants, toi, le squelette,Toi le sphinx, toi dont l'ombre immense et sans espoirPlane ternellement sur le grand dsert noir ?

    IV

    Elle mourut. Et l'on porta le corps en terre.Alors, le veuf resta pensif et solitaire,Avec le nouveau-n. Le brave homme semblaitIvre de sa douleur. Cependant, il fallaitS'occuper de l'enfant sans mre. Une voisine,Femme pauvre, s'offrit pour nourrir l'orpheline,Vint, et dans la maison aussitt s'installa.Mais le malheur tait dans cette maison-l.Le nourrisson, par un dsesprant caprice,Tout le jour refusa le sein de la nourrice,Et tout le jour gmit, gmit. Le pre en deuilEcoulait, sombre encore de la nuit du cercueil.

    ..Il restait l, prs du berceau, sur une chaise,Dans ces vtements noirs o n'est jamais l'aiseLe travailleur dos champs au cou robuste et brun.L'oeil vague, il paraissait attendre l quoiqu'un.Il tressaillait parfois, levait son front livide,Et ce dur paysan, voyant la maison vide,Pleurait. Alors l'enfant se lamentait plus fort.Il l'embrassait, disant : Je n'ai jamais fait tortA personne ; et pourtant sa mre est clans la tombe.Qu'a le ciel contre nous, ma pauvre colombe ?Ne pleure plus ! Il faut dormir ; les morts sont sourds. El, quoi qu'il'fit, l'enfant se lamentait toujours.La nuit vint. Nul repos. Mais pour l'enfant morose,Tout d'un coup, sur le lard, il advint quelque choseDe magique. Ce fut comme un enchantement.Plus de cris. Sous le charme, un bon sommeil calmantLa pntra ; ses yeux se fermrent ; peineDistinguait-on le bruit lger de son haleine.La petite dormit jusqu'au soleil levant.

    Elle s'veilla triste, et comme auparavantGmit et refusa le sein. C'est chose trange,

  • 288 LA TRADITION

    Fit la nourrice : hlas ! qu'a donc ce petit ange ?C'est le plus douloureux enfant des environs.Je veillerai ce soir prs d'elle ; nous verrons. Longuement, jusqu'au soir, une plainte incessanteAttrista le logis en deuil : et l'innocenteNe voulut rien goter de ce qu'on lui donna.Tout s'teignit. L'enfant pleurait. Minuit sonna.Sous le ciel tnbreux o s'engouffrait la bise,Tour tour, dans les champs, s'veilla chaque glise.Il faisait noir, trs noir. La nourrice veillait,Pensant : Pourquoi l'enfant refuse-t-il mon lait ? Quand l'heure eut branl douze fois la nuit sombre.Elle entendit s'ouvrir une porte dans l'ombreEt quelqu'un lui sembla marcher vers le berceau.Alors l'enfant devint calme ; tel un oiseau,Qui vers l'azur ne peut encor lever son aile,Crie, et soudain se tait sous l'aile maternelle ;On et dit qu'une femme tait l, qui l'aimait,Qui lui donnait le sein, la berait, l'endormait.

    La nuit suivante, au mme instant, mme aventure. Mon doux Jsus ! Cela n'est pas dans la nature ! iRptait la nourrice. Elle en eut le frisson.Et qnand l'aube apparut, qui blanchit la maison,Elle alla droit au veuf et lui conta bien viteCe qui s'tait pass chez lui trois nuits de suite.Le pre rassembla ses parents, leur dit tout.Quand on eut cout son rcit jusqu'au boutEt tent sans succs d'apaiser l'orphelineAu bercement rythm d'une chanson cline,On pensa qu'il fallait, dans tous les cas, savoirQui venait, chaque nuit, secrtement, la voir.On fit, pour pntrer ce singulier mystre,Un plan complet. En vain, une vieille grand'mreMarmotait : Pensez-y ! l'ange silencieuxQui vient la nuit, pourrait la remmener aux cieux.C'est tenter le malheur, qu'en vouloir trop connatre ;Prenez garde ! Et si c'est le dmon ! fit un prtre.

    VOn soupa. Les peureux, n'osant s'attarder l,S'en allrent aprs le souper. On soufflaLes flambeaux. On s'assit par terre, prs de l'angleO la nourrice avait dress son lit de sangle ;On cacha la lanterne entre un meuble et le mur,Et chacun attendit. Le soir devint obscur.Hors l'enfant, tout se tut. La plaintive filletteSemblait l'abandon dans la maison muette.La flamme du foyer plit et frissonna ;Tout s'teignit. L'enfant pleurait. Minuit sonna,

  • LA TRADITION 289Sous le ciel tnbreux o s'engouffrait la bise,Tour--tour, dans les champs, s'veilla chaque glise.Il faisait noir, trs noir. La voix du temps vibraitLente et grave comme un soupir, comme un regret.Quand l'heure eut branl douze fois la nuit sombre,On entendit s'ouvrir une porte dans l'ombre ;Une vague blancheur alla vers le berceau,Et l'enfant qui pleurait, s'apaisa, doux oiseau.Que faire ? que penser ? La stupeur tait grande.Mais, la fin, le plus courageux de la bandePrit la lumire. Alors le berceau s'claira.Enigme du tombeau, quel dieu t'expliquera ?C'tait elle, la mre, elle, l'me exile,Qui revenait calmer sa fille inconsole,Et qui, chantant tout bas une vieille chanson,Se penchait pour donner le sein au nourrisson.Qui donc serait ainsi venu, sinon la mre ?Les paysans, sous la vacillante lumire,N'osaient bouger. La morte tait quatre pas,Telle que, l'autre jour, au son morne du glas,Ils l'avaient tendue entre les quatre planches.C'tait bien elle, avec sa robe ruches blanches,.Son rosaire et sa croix. Triste et pur diamant,Une larme coula de ses cils. Un moment,Elle resta songeuse, inquite, hsitante,L'oeil fixe et dilat par une trange attente.Puis, comme si quelqu'un, qu'elle seule voyait,Avait dit oui de loin son fervent souhait,Son regard rayonna d'une extase subite !Elle baisa les mains de sa chre petite,L'enveloppa dans un embrassement troit,Et l'emportant, marcha vers la porte tout droit,Sans que personne ost l'arrter au passage.Une lueur divine errait sur son visage,Une toile brillait son front triomphant. Personne n'a revu la mre ni l'enfant.

    O soleil d'or, pourpre inondant nos dsastres,O nuit qui fais surgir le rve blanc des astres,O firmaments lointains nos voeux interdits,O renaissante aurore, est-il un paradisO, pour ne plus jamais se quitter saint mystre !)Se retrouvent enfin ceux qui s'aimaient sur terre ?

    EMILE BLMONT.

  • 290 LA TRADITION

    DANS LES JARDINS D'MON PRECHANSON DE ROUTE

    II

    Tous les oiseaux du mondeVienn'nt y faire leurs nidsLa caille, la tourterelle,Et la joli' perdrix.Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis)

    IIJ

    La caill', la tourterelle/Et la jolie perdrixEt ma joli colombeQui chante jour et nuitAuprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir,

    (bis).

    IV

    Et ma jolie colombeQui chante jour et nuit,Qui chante pour les fillesQui n'ont pas de mari.Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis).

    V

    Qui chante pour les filles)Qui n'ont pas de mari.Pour moi ne chante gureCar j'en ai un joli,Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis).

  • LA TRADITION 291VI IX

    Pour moi ne chante gure,Car j'en ai un joli Dites-nous donc la belleO donc est vot' mari?Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    '(bis).Que donneriez-vous bellePour avoir votre ami ? |Je donnerais Versailles,Paris et Sant-Denys,Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis).

    VII X

    Dites nous donc la belleO donc est vot' mari? Il est dans la HollandiLes Hollandais l'ont prisAuprs de m'a blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis).Je donnerais Versailles,!Paris et Saint-Denys.Les tours de Notre-DameEt l' clocher d' mon paysAuprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir

    (bis).

    VIII XI

    Il est dans la Hollande,Les Hollandais l'ont prisQue donneriez-vous bellePour avoir votre ami ?Auprs de ma blondeQu'il fait bon dormir.

    (bis). Les tours de Notre-DamelEt l' clocher d' mon paysEt ma jolie colombe,Pour avoir mon ami.Auprs de ma blonde,Qu'il fait bon dormir.

    (bis.)

    CHARLES DE SIVRY.

    LES MONTS DE LA TSERNOGORADieu venait de crer le soleil, la terre, la lune et les toiles.

    D'un regard il embrassa son ouvrage et il trouva que seul notremonde n'tait pas parfait. Les astres avaient des plaines et des

    monts, mais aucune colline ne venait varier les paysages de notreglobe. Le Crateur prit un grand sac et il s'en alla planant au-dessus de la terre et semant de ci de l les coteaux, les collines etles montagnes les plus leves. Tout coup, le sac de l'Eternelcreva, et, avec un bruit pouvantable, le contenu s'chappa ettomba l'endroit o maintenant se trouve la Tsernagora.

    C'est la l'origine du pays montagneux qui abrite le vaillant

    petit peuple des Montngrins (1).CONSTANTIN STRAVELACHI.

    (1) M. Puiseux, inspecteur gnral de l'Instruction publique, nous a ra-cont dernirement une lgende identique qu'il a recueillie dans le sud-ouestde la France, dans la valle de la Lisonne, ancienne seigneurie de Brant-me (H. C)

  • 292 LA TRADITION

    LE COEURMANGLGENDE POPULAIRE DE LA GASCOGNE

    Un soir de carnaval, un galant dit sa belle : Belle, quand