La torture. Son histoire, son abolition, sa réapparition ...

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LA TORTURE OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE

collection SIÈCLE ET CATHOLICISME

Du même auteur :

LES CONCEPTIONS DU CRIME POLITIQUE SOUS LA RÉPUBLIQUE ROMAINE (Sirey, 1934). LE CHANTAGE DANS LES MŒURS MODERNES ET DEVANT LA LOI, préface de Me Maurice Garçon, de l'Académie française (Sirey, 1937). LA TORTURE, SON HISTOIRE, SON ABOLITION, SA RÉAPPARITION AU XX., SIÈCLE. Ouvrage couronné par l'Académie française 1949. (Nouvelle édition 1961, Marne). LES GRANDS PROBLÈMES CONTEMPORAINS DE L'INSTRUCTION CRI- MINELLE (Édit. Monchrestien, 1952). Suite de l'ouvrage précédent. L'ASTRONAUTIQUE ET LE DROIT (étude parue dans la Revue générale de l'Air, 1955, n° 4). TROIS AFFAIRES DE CHANTAGE (Del Duca, 1957). Prix du Palais littéraire, 1958). LA PRATIQUE DU PROCÈS PÉNAL (Édit. Delmas, 1958). LE PROBLÈME DES GUÉRISSEURS, essai historique et critique (La Colombe, 1958). Ouvrage couronné par l'Académie fran- çaise. LES CONTRAVENTIONS ET LE TRIBUNAL DE POLICE APRÈS LA RÉFORME JUDICIAIRE (Librairie du Journal des Notaires et des Avocats, 1959). NOS FRÈRES SÉPARÉS, LES FRANCS-MAÇONS (Marne, 1961) 3" édition.

PRINTED IN FRANCE Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

@ 1961 MAISON MAME

ALEC MELLOR Avocat à la Cour de Paris

l a

t o r t u r e

son histoire son abolition

sa réapparition a u XXe s i èc l e

Préface de la ire édition par Rémy Postface du R.P. Michel Riquet s.j.

MAME

A la mémoire de tous ceux

qui luttèrent dans le passé pour faire abolir la Torture

et dont le combat est à reprendre

A. M.

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Où peut-on trouver une cause plus juste, plus impé- rieuse, et plus urgente aussi, à plaider de nos jours par un homme de cœur que celle de l'abolition de la torture ?

Les quelques lignes qui précèdent, je les date des pre- mières heures de cette année 1949 qui s'ouvre dans une nuit angoissée et dont tout laisse penser qu'elle sera déci- sive pour le sort de plusieurs générations à venir. Elles ne surprendront personne, hélas! tandis que nos pères, il n'y a pas vingt ans, s'en fussent montrés stupéfaits. C'est que la torture, solennellement abolie en France en 1780 par Louis XVI, a repris chez nous, cauteleusement, sournoisement, droit de cité.

Venue de l'Est, dans ce qu'il a de plus lointain, de plus inexorable et de plus arriéré, importée ici par les Nazis qui l'ont pratiquée sur tant de patriotes avec l'affreux concours de certains Français passés à leur service pour l'enrichir des abominables ressources de leur imagination, l'Occupation, en se retirant, nous l'a laissée en ignoble héritage. Rien ne permet de penser que certains des pro- cédés auxquels les S. S. avaient recours pour arracher de vive force, d'une chair pantelante, les aveux qu'ils vou- laient, ne sont plus utilisés par les diverses polices qui n'ont jamais été, sur notre territoire, si nombreuses ni si puissantes. J'ai de bonnes raisons de croire, au contraire, qu'on y a trop souvent recours, en se couvrant du pré- texte de l'intérêt de la justice et de celui du droit. Je serais presque tenté d'écrire, pour la sauvegarde et pour la protection de ceux qui sont interrogés, qu'il convien- drait de reconnaître officiellement, la pratique de la Tor- ture afin qu'au moins ses divers degrés soient strictement contrôlée dans leur application au lieu, comme c'est le cas, d'être abandonnés au caprice de l'arbitraire et de la vio- lence.

Mais jamais, en aucun cas, le bien ne saurait être acquis au prix du mal et jamais, en aucun cas, le recours à l'emploi du mal ne saurait trouver de justification.

J'ai reçu bien des témoignages de la part de camarades qui ont été soumis à la torture par les Allemands ou leurs séides.

J'ai procédé à bien des enquêtes. Je suis fermement convaincu que la torture ne constitue pas seulement une hideuse dégradation pour quiconque l'emploie — et, ce qui dépasse les limites de l'horreur, pour quiconque la subit — mais qu'elle est aussi, la plupart du temps, parfaitement inefficace. La somme totale des aveux bal- butiés devant leurs bourreaux par des patriotes conduits aux portes de la mort après les pires supplices est, en vérité, insignifiante eu égard aux moyens mis en œuvre contre eux. C'est là, sur le plan de la simple raison, qu'on trouve la condamnation la plus formelle de procédés que les bêtes les plus féroces ont toujours ignorés et dont il est permis d'être persuadé qu'elles se détourneraient avec dégoût. S'il est vrai qu'elles tuent, elles ne supplicient jamais leur proie.

En faisant — avec quel talent, et avec quelle ardente foi! — le procès de la Torture, Me Alec Mellor pour- suit l'accomplissement d'une tâche noble entre toutes, et chrétienne, pour tout dire, puisqu'elle tend à restaurer, dans le cœur et dans l'esprit des hommes, en luttant vigoureusement contre une espèce d'affreuse acceptation de ce qui est aujourd'hui un état de fait, le sentiment d'une dignité imprescriptible, à quoi nul sur terre, fût-il le plus puissant des monarques ou des tyrans, n'a le droit, même au nom des intérêts de la nation qu'il dirige, de porter aucune atteinte, car elle est la marque fondamen- tale de la parcelle du divin qui est déposée dans l'âme de chacun d'entre nous.

RÉMY (6 janvier 1949).

AVANT-PROPOS

La Torture a été abolie, en Occident, à la fin du xviii, siècle.

Jusqu'à une époque toute récente, on pouvait tenir unanimement l'abolition pour définitive, et, en 1929 encore, le maître incontesté de la criminologie espa- gnole contemporaine, Q. Saldafia, allait jusqu'à écrire que la Torture était tombée « dans l'abîme historique des éternelles disparitions ». (La Criminologie nouvelle, Paris, Presses Univ., 1929, p. 71). Nous-mêmes, qui n'avons jamais cru au mythe du Progrès humain pen- sions dans notre jeunesse que sur ce point, du moins, il n'avait pas été un vain mot. Il était réservé à notre Age de fer de donner à ces illusions le plus terrible des démentis.

A quoi bon mentir? Supprime-t-on un mal en le niant? Il ne s'agit plus seulement de bourrades policières

ni de pratiques brutales. Depuis les quelques secondes où le lecteur a ouvert ce livre, combien d'êtres humains ont été liés aux sinistres instruments qui servent à l' « interrogatoire spécial » ? La planète entière est devenue un bagne, et, ressortie de l'abîme des « éter- nelles » disparitions, la Torture montre à nouveau aux hommes sa face hideuse.

Elle a trouvé non seulement ses adeptes, mais ses théoriciens, même en France, et nous connaissons des hommes graves qui, dans le privé, confient qu'ils la tiennent pour nécessaire. Un film d'espionnage sur deux y fait au moins allusion; nul ne s'en étonne. L'habitude est prise, ou, plus exactement, reprise. Elle est rentrée dans les mœurs, et l'on peut se demander si demain, elle ne rentrera pas dans les lois. A l'approche d'un tel péril, l'honnête homme saurait-il se taire? S'indignant contre la « Question », Montesquieu s'écriait : « Je sens la voix de la nature qui crie contre moi... »

Au lendemain de la II- Guerre mondiale, la Décla- ration internationale des Droits de l'Homme juge nécessaire de proclamer : « Nul ne sera soumis à la Torture ». Sans doute, mais la seule irritation ou la morale platonique ne peuvent être que stériles, et s'il est vrai que les lois sont faites pour être respectées ou pour être abrogées, mieux vaut poser nettement les problèmes.

Aussi, ce livre n'est-il pas un pamphlet, mais une étude.

Nous nous adressons à la conscience universelle, et reprenant un combat clos depuis cent quatre-vingts ans, c'est, à nouveau, tout le problème de la Torture que nous entendons poser.

Entendons-nous bien, toutefois, sur le sens du mot. Il est atroce d'avoir à formuler une telle précision, la notion de torture est une notion, un concept juri- dique. Nous entendons, avec une longue tradition, par « torture » non l'infliction dans n'importe quelle hypo- thèse de traitements cruels, mais, strictement, l'emploi de la contrainte physique par l'enquêteur, et cela dans deux hypothèses bien distinctes :

1° Dans le cadre de la procédure criminelle, pour obtenir l'Aveu, cette « reine des preuves » comme l'appelaient nos anciens criminalistes. C'est, de nos jours, la Torture policière.

2° Dans le cadre politico-militaire, pour obtenir le Renseignement. C'est la torture des services de contre-espionnage, de tous les services « spé- ciaux », et du monde spécial des agents secrets. La course aux secrets atomiques est devenu son terrain élu.

Cette définition peut sembler étroite, car le mot « torture » a, dans le langage courant, une signification beaucoup plus étendue. Elle est cependant la seule qui soit juridique. Telle que nous l'entendons, la Torture ne se confond donc pas ni n'englobe les supplices,

c'est-à-dire les mises à mort cruelles, ni la contrainte morale. Elle n'est pas, juridiquement, une peine, raison pour laquelle Tertullien la tenait précisément pour monstrueuse. Quant à la « torture morale », inséparable de l'enquête criminelle comme de l'interrogatoire de tout suspect, elle a sans doute ses aspects illicites, mais ils n'intéressent pas le juriste. C'est un autre problème.

Interrogeons d'abord le passé; c'est bien là notre premier devoir, car l'Histoire explique toutes choses, et l'Avenir, un jour, lui appartiendra.

La première Partie de ce livre retrace l'évolution de la Torture depuis l'Antiquité jusqu'à la fin du xviir siècle. Elle est la nécessaire exposition du pro- blème à discuter.

Nous l'avons voulue objective, sans fatras d'érudition, mais cautionnée de références minutieuses aux sources, placées à la suite des chapitres et non en notes au bas des pages, afin de faciliter à autrui la critique de notre pensée, et, comme on dit au Palais, afin que « le débat soit loyal ». Nous l'avons voulue sans passion, tâche difficile, car l'esprit de parti a trop souvent faussé l'optique des hommes, et notre sujet comportait l'exa- men de certaines institutions, telle l'Inquisition, qu'on s'est habitué à ne point comprendre.

Cette 1re Partie et celles qui suivent forment un bloc, car la grande conclusion que nous a livrée l'étude du passé est que la Torture est un phénomène historique à éclipses. Son histoire est faite de déve- loppements et d'abolitions successives, suivies de réapparitions.

Quelle loi mystérieuse régit ce flux et ce reflux? On conçoit l'intérêt du problème à une époque comme la nôtre, où de terribles lendemains sont en suspens.

Il semble que la Torture soit le produit nécessaire d'une certaine conception de l'État venue de l'Asie, dont le Bas-Empire fut, en Europe, le premier exemple, le prototype politique.

Quand l'État imite la grenouille de la Fable qui cherchait à se faire aussi grosse que le bœuf, il tend à imposer son despotisme au moyen d'une législation criminelle féroce, d'une procédure inquisitoire, et la notion de crime politique tend à absorber toutes les qualifications pénales. Cette loi de l'histoire s'impose avec la même évidence que les lois naturelles, et il est donné à notre époque de la vérifier une fois de plus. Le crime politique ainsi conçu va même jusqu'à excéder singulièrement les limites que notre Ancien Régime assignait au Crime de lèse-majesté. Les criminalistes des XVIIe et XVIIIe siècles soulignaient que ce dernier, tel qu'il était conçu de leur temps, différait fortement du Crimen majestatis du Bas-Empire. De fait, cette différence n'était que le reflet pénal qui sépare le gouvernement monarchique, fût-il l'absolutisme de Louis XIV, du gouvernement despotique, celui qui va de la Tétrarchie à Byzance, et que notre époque res- suscite sous d'autres noms. C'est pourquoi nous avons cru devoir ressusciter, pour désigner ce crime que l'État du XXe siècle tient pour un attentat contre sa vie, le terme même du Bas-Empire : Crimen majestatis. Les néologismes masquent la pérennité. Que ce soit au fond du Crimen majestatis romano-byzantin, ou au fond de la notion soviétique d' « Ennemi du Peuple », ou, hier encore, du Hochverrat du IIIe Reich, ou même de la notion nouvelle et encore confuse d'adversaire de la grande « Idée » arabe d'un Islam qui cherche ce qu'il croit — follement — la grandiose formule du panarabisme à venir, c'est invariablement la même for- mule qu'on retrouve, et c'est elle qui impose invinci- blement l'emploi de la torture, et l'imposera aussi longtemps que l'idéal d'un ordre despotique hantera les hommes. Nous verrons qu'au Moyen Age, la Torture fut une introduction savante, œuvre des juristes, lorsque les lois romaines furent redécouvertes. On s'est habitué à dire, pour cette raison, qu'elle fut le funeste cadeau du droit romain. En réalité, le droit romain dont elle est issue n'était plus romain que de

nom; c'était celui d'une époque où l'Empire romain était devenu asiatique.

Asiatique, la Torture moderne l'est aussi par sa cruauté. La « question de l'eau » ou des brodequins, dont la durée maxima était limitée par la jurisprudence des Parlements à une heure un quart, apparaît comme étrangement anodine, comparée à la durée des tortures contemporaines.

N'y a-t-il pas là un aspect d'un danger redoutable, et qui échappe à trop d'esprits : le péril de l'Asiatisme. Devant une Europe désagrégée, c'est, à nouveau, le flot des grandes Invasions barbares qui menace. Dès 1927, la clairvoyance d'un Henri Massis sonnait le tocsin, devant ce cataclyme, dans « Défense de l'Occident », et soulignait le problème posé par le formidable réveil des peuples de l'Asie dressé par le Bolchevisme contre la Civilisation.

Aujourd'hui, les effets sont sortis des causes, et c'est l'ordre social de Gengis-Khan dont les États totalitaires nous ont donné l'exemple, même ceux qui ont prétendu

. le combattre. C'est là le grand péril de l'avenir, et il approche, en nuages de tempêtes.

Quel saint Léon se portera à nouveau au devant d'Attila? Nous avons consacré la lIe Partie de ce livre à « LA

TORTURE MODERNE ». Nous nous sommes efforcés d'en brosser le tableau

sincère et d'en dégager les causes. Ces dernières sont la résurrection moderne du Crimen

majestatis sous des masques nouveaux, et qu'il suffit d'arracher pour que sa face monstrueuse de toujours soit immédiatement reconnue. Deux phénomènes typi- quement contemporains ont joué ici : le développement des services spéciaux et l'apparition du Secret atomique.

Ludendorff ignorait encore le néologisme « totali- taire », mais on lui doit l'expression synonyme de

« guerre totale ». C'est cette conception moderne de la guerre qui explique les méthodes de contre-espionnage, dont la Torture.

Quand, le 8 septembre 1941, l'amiral Canaris, qui périt supplicié pour avoir tenté de délivrer son pays de Hitler, et dans l'âme duquel, selon l'expression de Victor Hugo, « un peu de seigneurie palpitait encore », osa protester, l'emploi de la torture fut imposé à l'Abwher par le feldmarschall Keitel, dans un mémo- randum du 25 septembre 1941 signé de sa main, par lequel il déclara que le Ille Reich entendait détruire l'idéologie « chevaleresque » de la Guerre!

Les services spéciaux, en dépit d'un état de paix qui n'existe que sur le papier, sont demeurés fidèles à cette répudiation, nullement propre à l'Allemagne, et que la recherche à tout prix de la suprématie atomique est venue aggraver.

C'est en 1949 que parut la première édition du pré- sent livre, complétée, en 1952, par Les Grands Pro- blèmes contemporains de l'Instruction criminelle. Les violentes critiques qu'il souleva n'empêchèrent ni l'Académie française de le couronner (lui décernant même le Prix de Joëst, destiné à récompenser tous les cinq ans l'ouvrage « le plus utile au bien public ») ni la plus haute Autorité qui soit au monde de daigner en approuver la teneur. Le 14 septembre 1949, S. S. Pie XII l'honora d'une lettre dont nous reproduisons le fac-similé, p. 22.

Depuis lors, douze années ont passé, apportant à nos thèses une éclatante confirmation. Il y eut le 24 février 1956 le retentissant « Rapport Khroutchev », lors du XXe Congrès du Parti communiste russe, qui vérifia tragiquement nos dires sur la terreur stalinienne. Il y eut le long et douloureux martyre de l'Église du silence, qui arracha à S. Em. le cardinal Saliège, arche- vêque de Toulouse, dans sa Lettre pastorale du 1er février 1953, cette terrible apostrophe : « Beau- coup d'entre vous l'ignorent : on meurt pour le Christ

et pour l'Église plus encore qu'on ne mourait à l'ère des martyrs.» Il y eut aussi, hélas!... la Guerre d'Algérie. Du côté du F. L. N., ce fut un retour brusque à la sauvagerie tribale. Du côté de telles « forces de l'ordre », il n'y a pas lieu de nier une vérité que les investigations de la Croix-Rouge internationale ont mise en pleine lumière. Certains hommes ont souillé leurs mains de sang et souillé leur uniforme. Ils ont commis des atrocités et permis la plus vile des cam- pagnes anti-françaises. La flétrissure de l'Histoire les attend et, de leur vivant même, les marque déjà.

Nous avons consacré un chapitre à la Torture policière.

Aux U. S. A., sous le nom de « Third Degree », elle a été discutée dans les congrès scientifiques, auxquels de nombreux magistrats prirent part, comme on discute de l'alcoolisme, de la syphilis, du taudis, ou d'autres fléaux. Passer tous les pays en revue eût été instructif, mais fastidieux; nous avons cru devoir sacrifier l'inté- rêt documentaire à l'intérêt du principe de cette étude. C'est aussi l'abondance qui nous a obligé à choisir, hélas!... et nous avons limité nos exemples à trois pays : les U. S. A., la République argentine, la France.

L'impartialité nous commande d'admettre que, si la Torture politique s'est aggravée depuis ces dernières années, en revanche les « méthodes de police » se sont heureusement améliorées. La criminologie nouvelle, l'effort considérable apporté par les éléments sains de la police pour substituer l'enquête scientifique à la routine brutale ont porté leurs fruits. Il y a moins de « passages à tabac » et d'interrogatoires illicitement conduits. Les prescriptions du nouveau Code de procé- dure pénale, qui a remplacé le Code d'instruction criminelle de 1808, sont à cet égard dignes d'éloge. La preuve a été faite qu'il n'y avait pas lieu de regret- ter les vieilles brutalités. Une affaire a, en 1960-61, profondément ému l'opinion, celle du rapt du petit Eric Peugeot. Les ravisseurs furent identifiés grâce à

un long, minutieux, méritoire travail tout à l'honneur d'un policier remarquable : le commissaire Denis. La démonstration était faite que l'intelligence vaut mieux que les poings, et que non seulement la brutalité est indigne d'une police civilisée, mais elle est souvent inefficace. Cependant, Caveant consules!... Seul, l'avenir dira si nous sommes en présence d'une simple accalmie ou d'un abandon sincère des abominables pratiques d'autrefois. Aussi, pour s'arrêter à une date remontant à présent à quelques années, les scandales policiers dénoncés dans notre chapitre XI ne sauraient être oubliés purement et simplement. La convalescence n'est pas la guérison. Rendons hommage à la police scienti- fique et aux hommes d'élite qui sont passés par là, mais attendons...

Nous avons enfin intitulé la ne et dernière partie de ce livre « LE PROBLÈME REPENSÉ ». Le problème de la Torture ne se ramène pas à une question de sen- sibilité ni de sentiment, moins encore au dégoût que telles pratiques sanglantes inspirent à notre délicatesse. Le problème posé, — imposé, plus exactement, — est à la fois un problème social, médico-légal, et moral.

Lorsqu'en 1788, Louis XVI abolit la Question préa- lable, dernière forme existante de la Torture, ce fut, — théoriquement, du moins, — à titre d'essai, quitte à la rétablir, si l'événement devait révéler par la suite qu'elle était vraiment indispensable.

Les pratiques que nous dénonçons sont-elles réelle- ment utiles à la recherche du Renseignement ou du Crime? La société serait-elle désarmée si elle s'abstenait d'y recourir? En un mot, faut-il rétablir la Torture? C'est le problème social.

La Torture est-elle répréhensible seulement parce que cruelle? Ne l'est-elle point pour une seconde raison tout aussi impérieuse, qui est que tout homme a un droit au silence, et que nul n'a celui de pénétrer de force dans la conscience humaine?

A supposer que la science découvre une forme de

torture non douloureuse, son usage serait-il légitime? C'est le brûlant problème actuel des procédés phar-

maco-dynamiques pour obtenir l'aveu par le canal de l'expertise, et du sérum qu'à la légère on a cru celui « de vérité ».

Tel est le problème médico-légal. Si, enfin, nous nous efforçons d'aller vraiment au fond

des choses, si nous perçons ces revêtements qui se nomment ordre social, enquête criminelle, recherche du Renseignement, que trouvons-nous sinon la vieille cruauté humaine, et, plus en profondeur encore, cette perversion instinctive qu'on nomme en psychiatrie le sadisme ?

Tous les prétextes à torture, légaux ou illégaux, pourraient bien, au fond, ne recouvrir que cette seule réalité. Des siècles de civilisation chrétienne ont « refoulé » dans la subconscience de l'Occident ce que l'asiatisme n'a, au contraire, cessé de raffiner.

Lorsqu'au début du XXe siècle, les puissances euro- péennes consentirent à supprimer, en Extrême-Orient, le régime des capitulations pour leur substituer la justice locale, ce fut à la condition expresse que le Japon et la Chine rayeraient la torture de leurs lois.

Ce fut la dernière victoire de notre civilisation. Un demi-siècle ne s'était pas écoulé que la Torture repa- raissait tant dans la Chine nationaliste de Formose que la Chine communiste de Mao-Tse-Tung, comme égale- ment au Japon. Infortunée Asie!... vainement, ses antiques philosophes avaient déjà protesté contre la Torture. Des textes de Lao-Tseu et de Confucius lui- même l'attestent.

Dans un monde profondément troublé, une grande voix s'est cependant élevée, celle du Pape. Recevant, en septembre 1953, les membres du VIe Congrès inter- national de droit pénal, S. S. Pie XII a tracé la voie où devait s'engager l'humanité, en ces termes empreints et comme martelés d'énergie :

« L'instruction judiciaire doit exclure la torture phy- sique et psychique et la narco-analyse, d'abord parce qu'elles lèsent un droit naturel, même si l'accusé est réellement coupable, et puis parce que trop souvent elles donnent des résultats erronés. Il n'est pas rare qu'elles aboutissent exactement aux aveux souhaités par le tribunal et à la perte de l'accusé, non parce que celui-ci est coupable en fait, mais parce que son énergie physique et psychique sont épuisées, et parce qu'il est prêt à faire toute les déclarations qu'on voudra. Plutôt la prison et la mort que pareille torture physique et psychique!... De cet état de choses nous trouvons d'abondantes preuves dans les procès spectaculaires bien connus avec leurs aveux, leurs auto-accusations, et leurs requêtes d'un châtiment impitoyable. »

Évoquant la lettre écrite en 866 par le pape Nicolas Ier à Boris, prince des Bulgares, (déjà citée dans notre première édition, sous le portrait de ce grand pape), le saint-père conclut :

« Qui ne souhaiterait que durant le long intervalle écoulé depuis lors, la justice ne se soit jamais écartée de cette règle? Qu'il faille aujourd'hui rappeler cet avertissement donné voici 1.100 ans est un triste signe des égarements de la pratique judiciaire au XXe siècle. »

A deux reprises, en 1960 et en 1961, l'épiscopat français a condamné, à son tour, la Torture avec énergie.

En Amérique latine, même protestation de la hiérarchie catholique à l'occasion de certains actes inqualifiables1.

Les adversaires de l'Église ricaneront-ils, et, une fois de plus, rappelleront-ils l'Inquisition, dont ils ignorent tout et parlent de confiance? Nous avons devancé leur psittacisme. Un chapitre entier de ce livre, le chapitre V, est consacré à cet épisode de l'histoire ecclésiastique; nous y renvoyons le lecteur. Ce n'est pas cependant au XIIIe siècle mais bien au xxe siècle qu'il convient de nous placer, et, dans quelques décades, c'est même le XXIe siècle qui sera le temps présent. Aussi

peu nous importent les écarts transitoires des hommes, explicables par la règle juridique d'un jour. L'authentique, la pure et vraie doctrine de l'Église triomphera des puis- sances du Mal, celles dont il demeure écrit que les Portes de l'Enfer ne prévaudront pas sur Elle. Puissent ces pages, pieusement placées sous l'invocation des grands noms de tous ceux qui, jadis, en Occident, luttèrent contre la Torture et la firent abolir, faire comprendre aux meilleurs de nos contemporains que le Combat est à reprendre, et que cette Cause est la leur.

A. M.

1. Nous lisons dans La Vie judiciaire du 11-16 septembre 1961 l'extrait suivant, significatif à cet égard : Le rédacteur en chef d'un journal catholique du Paraguay arrêté et torturé. M. Eliseo Sosa Costantini, rédacteur en chef du journal catholique « Comunidad » (périodique inter- national) d'Asuncion, a été arrêté alors qu'il préparait le texte et les photos d'un reportage sur la récente manifesta- tion pacifique d'étudiants pour le sixième centenaire de l'indépendance du Paraguay. La police d'Asuncion a saisi les photos et a soumis le journaliste à la torture. Il était accusé d'insoumission à l'autorité et d'attentat à main armée. Selon la police toujours, il serait un élément dangereux qui « se serait infiltré dans les rangs catholiques ». L'épiscopat a demandé la libération immédiate de l'accusé et a réfuté les charges que faisait peser sur lui le régime du général Alfredo Stroessner, les qualifiant « d'infâmes et de malveillantes ».

A cette protestation, restée sans réponse officielle, se sont associés divers groupements catholiques auxquels appartient M. Sosa Costantini : le mouvement social-démocrate chrétien, l'Association de la Presse, ainsi que plusieurs journaux libé- raux du pays. Seuls ont approuvé les agissements de la police, les laudateurs habituels du gouvernement, pour qui l'accusé serait un instrument des communistes.

Quelques jours après, M. Costantini a été libéré.

PREMIÈRE PARTIE

histoire de la torture

« Je te torturerai de manière telle que le soleil pourra luire à travers ton corps! »

Paroles proférées par le bourreau, à Bamberg, au XVIe siècle.

« Il est prouvé que tu as commis tel crime. Tu peux donc en avoir commis cent autres. Le doute me pèse et je veux m'en éclaircir avec ma règle de vérité. Les lois te font souffrir parce que tu es coupable, parce que tu peux l'être, parce que je veux que tu le sois. »

BECCARIA.

CHAPITRE PREMIER

LA TORTURE DANS LES CITÉS GRECQUES

1. LA TORTURE POLITIQUE. Tous les peuples de l'Antiquité ont connu la Torture,

à la seule exception des Juifs. La Cité grecque a admis et pratiqué une torture

politique, dont l'intérêt pour le moderne dépasse sin- gulièrement la pure curiosité historique.

DÉJÀ LA RECHERCHE DU « RENSEIGNEMENT » PAR LA TORTURE !... Thucydide 1 nous donne les vraies raisons de la mise

à mort de Nicias à la suite du désastre de Sicile dans le bref récit suivant :

« Les Syracusains et les alliés se réunirent; ils prirent le plus qu'il leur fut possible d'hommes et de dépouilles, et retournèrent à la ville. Tous les prisonniers furent déposés dans les Latomies, prison qu'on regardait comme la plus sûre. On fit mourir Nicias et Demosthénès contre l'intention de Gylippos. Il regardait comme une belle récompense de ses travaux guerriers d'amener à Lacédé- mone, avec les autres marques de ses victoires, les généraux ennemis. L'un, Demosthénès, était l'homme que les Lacédémoniens haïssaient le plus pour le mal qu'il leur avait fait à Sphactérie et à Pylos; ils aimaient Nicias pour les services qu'alors il leur avait rendus. Il avait montré beaucoup de zèle pour les prisonniers de l'Ile, et c'était lui qui avait déterminé les Athéniens à conclure l'accord qui leur avait procuré la liberté. Ces

bons offices lui avaient mérité la bienveillance des Lacé- démoniens, et c'était avec confiance qu'il s'était remis à la foi de Gylippos. Mais les Syracusains le craignaient... parce qu'ils avaient eu des intelligences avec lui. S'il était mis à la torture, il pouvait leur donner de l'inquiétude. D'autres, et surtout les Corinthiens, appréhendaient qu'étant riche, il ne séduisît des gens qui le feraient échapper, et qu'il ne parvînt à leur susciter encore de nouvelles affaires. Ils gagnèrent les alliés, et le firent mourir. »

Double-jeu. Divergences entre vainqueurs. « Liqui- dation » de l'homme qui en sait trop. Peur des révéla- tions diplomatiques. Ce passage est de tous les temps et spécialement du nôtre. Il porte l'empreinte de cette profondeur dans l'analyse politique propre à Thucydide. Un illustre debater Anglais a pu dire qu'il n'était pas de question discutée aux Communes dont ce Grec du Ve siècle avant notre ère ne fournît la solution.

La recherche du Renseignement allait, dans ces cités grecques toujours en conflit, jusqu'à la mise à la torture des généralissimes vaincus faits prisonniers, et, en l'occurrence, il ressort du récit de Thucydide que les Syracusains s'employèrent à précipiter l'exécution de Nicias pour prévenir des divulgations qui, portées à la connaissance des Lacédémoniens, leurs victorieux alliés, auraient pu être catastrophiques.

C'est encore le même Thucydide 2 qui rapporte qu'à Athènes, sous la domination des Quatre-Cents, un Argien fut mis à la torture à la suite d'un assassinat politique, et que ses révélations déterminèrent Théra- mène et Aristocratès à des initiatives militaires immé- diates. D'autres exemples sont offerts par les orateurs politiques.

C'est ainsi que Démosthène n'hésite pas à faire torturer un nommé Anaxinos, qui avait cependant été son hôte, ce qui ne laisse pas d'étonner, quand on se remémore les croyances des Anciens sur le lien reli- gieux que créait l'hospitalité, non seulement entre ceux

qui l'avaient pratiquée, mais même entre leurs descen- dants. A Eschine, qui lui reprocha ce sacrilège domes- tique de façon sanglante, le grand Athénien répondra en invoquant la Raison d'État qui, de tout temps, a paru aux hommes une justification admissible pour n'importe quel crime, et tonnera sur la Pnyx, argument sans réplique, que l' « Amour de la Patrie fut plus forte, pour lui, que la table d'un hôte étranger ».

Hypéride en personne, au dire de son biographe, fut soumis par Antipater à la question avant l'exécution 3. De tels exemples montrent que l'extorsion du Rensei- gnement est, en Grèce, tenue pour parfaitement légi- time, et si Thucydide termine le récit rapporté plus haut par ces lignes d'une gravité triste : « Telles furent, à peu près, les causes de sa mort : l'homme de mon temps qui, de tous les Grecs, méritât le moins, par sa piété, d'éprouver un pareil sort », le principe de telles pratiques n'appelle pas de la part du grand historien le plus léger blâme.

Les Anciens avaient leurs « Lois de la Guerre ». Un corps de règles religieuses, généralement respectées, régissait la déclaration de guerre, la trêve, l'ensevelis- sement des morts, l'inviolabilité du héraut.

La Torture, utilisée en vue du Renseignement, ne tombait pas sous ces « lois divines et humaines » si souvent, parfois si emphatiquement invoquées.

2. LA TORTURE JUDICIAIRE.

La Torture judiciaire nous est connue, elle aussi, par les orateurs et par d'autres sources littéraires, car les Grecs n'ont pas écrit de traités techniques du droit, mérite qui reviendra aux Romains. On a pu dire à juste titre qu'il y a eu, à cet égard, un « miracle romain », comparable au « miracle grec ». L'absence d'ouvrages de procédure criminelle n'est d'ailleurs pas gênante pour reconstituer la physionomie générale qu'avait la Torture, du moins à Athènes.

COMMENT L'ON TORTURAIT !

La cruauté des tortures, est, toutefois, loin d'appro- cher, — il est strictement juste de le reconnaître — des raffinements atroces qu'ont connu d'autres peuples de l'Antiquité, et plus loin encore des perfectionne- ments dans l'horreur que l'observation physiologique permettra aux modernes d'atteindre à la lumière du progrès des sciences expérimentales. Un passage des Grenouilles d'Aristophane (V. 618-620) contient l'énu- mération des modes employés pour soumettre quelqu'un à la question. Nous y renvoyons le lecteur, sans pouvoir dire si cette liste est, selon l'expression des civilistes, « l i m i t a t i v e o u i n d i c a t i v e »... 4.

Le vieux Pierre Ayrault, dans son « Ordre, formalités, et instructions judiciaires dont les anciens Grecs et Romains ont usé », qui date de 1576, (cf. édit. de 1658; p. 529) et que l'on peut, de nos jours encore, consulter avec fruit, observe que la question se donnait en public, usage que continuera le droit romain, et cite des textes de Plutarque, Cicéron et même Tertullien.

Cette publicité s'explique par celle de toute la pro- cédure de type accusatoire, comme l'apparition d'une procédure inquisitoire au Bas-Empire expliquera qu'à partir de ce moment la question sera donnée dans un relatif huis-clos, caractère qu'elle conservera.

Les plaideurs avaient le droit de torturer de leurs mains, mais pouvaient aussi recourir aux offices des Onze, qui fournissaient à la Cité le personnel voulu pour l'exécution des jugements criminels, et, qui, par une étrange inconséquence inspiraient le dégoût public à ce point qu'il était nécessaire d'en assurer le recru- tement par la main d'œuvre servile 5.

TORTIONNAIRES, RHÉTEURS, ET JURISTES!

A défaut d'une littérature juridique proprement dite, il est plein d'intérêt, pour connaître l'exacte pensée

des Anciens, de voir de près les ouvrages de rhétorique, dont le type est la Rhétorique d'Aristote, car si les orateurs nous donnent une idée de ce que fut le droit appliqué, à l'occasion de tel ou tel cas d'espèce, les ouvrages de ce genre nous montrent sa théorie, ou, pour reprendre une métaphore un peu usée, démontent les rouages du mécanisme juridique pour les remonter et les faire fonctionner sous nos yeux.

Au chapitre XV de sa Rhétorique, Aristote donne une classification des preuves. (cf. chap. III).

Cette classification ne peut que surprendre le juriste moderne, mais s'explique du fait qu'elle ne s'adresse pas, comme l'indique le titre de l'ouvrage, à ceux qui étudient la jurisprudence, (au sens ancien du terme), mais à l'orateur. Deux catégories de preuves s'ouvrent, expose Aristote, à l'orateur, lequel n'a pas, à propre- ment parler, une démonstration à faire, mais une thèse à soutenir, et n'use pas de cette forme rationnelle de mise en évidence des réalités qu'est le syllogisme, mais de ce type voisin qu'est l'enthymème, lequel n'aspire qu'à la mise en évidence du probable, dans le discours politique comme dans le discours judiciaire.

La première catégorie comporte des preuves intrin- sèques ( èvc-r)(vot ) c'est-à-dire les diverses figures de rhétorique; la seconde comporte, elle, les preuves extrinsèques ( àTsxvoi ), et Aristote, à la suite d'une longue tradition remontant aux antiques rhéteurs de Sicile, en distingue cinq : les Lois, les témoins, les conventions, la Torture, les serments.

Telle est bien, en effet, la vraie nature juridique de la torture : un mode de preuve.

Il n'est pas inutile de noter, au passage, l'utilité de l'étude des mots au sens figuré, pour l'intelligence des concepts dont le langage a pour but de rendre compte au sens propre; c'est ainsi que le mot grec signifiant « torture » est « pâcravoç ».

Tel n'est point, d'après les données de la philologie, le sens primitif du terme. Au sens propre, « PaaaviÇeïv »

signifie (essayer sur la pierre de touche x. s et dans une première acceptation figurée : « examiner à fond, vérifier, éprouver a . Ce n'est que par l'effet d'une comparaison que ces différents termes qui sont les membres d'une même famille de mots, ont pris le sens dérivé de termes relatifs à la torture8, ce qui indique assez que, dans la conception antique, la torture est, non quelque triste satisfaction sadique, mais essentiel- lement une preuve de véracité. L'adverbe « àpacravurrcôç » signifie, de même : « sans examen », d'où « sans sens critique » ; Alfred Croiset 9, analysant la méthode de recherche dans Thucydide écrit : « Son premier devoir... (de l'historien, selon Thucydide)... est d'apporter à sa tâche l'esprit critique. Il ne suffit pas pour découvrir la vérité, de recueillir de toutes mains les informations sans les contrôler, « &6o:crO:VLcr't"¿;)Ç; », il faut les éprouver à la pierre de touche, les soumettre à une sorte d'en- quête judiciaire (car le mot 0acyaviÇeîv éveille précisé- ment, en grec, ces deux idées) ».

Par une synonymie significative, pour l'historien antique, éprouver les sources est une opération qui s'exprime par le même terme que celui qui désigne la mise à la torture d'un être humain. Pour le philologue moderne, « torturer les textes » signifie les violenter odieusement, leur extorquer des données qu'ils ne contiennent pas, voire les faire effrontément mentir. Il n'est pas de pire injure dans les disputes professo- rales.

Comment ne pas demeurer frappé par la fidélité avec laquelle la terminologie scientifique reflète, quant à la légitimité de la torture, qu'elle s'applique aux textes ou aux hommes, l'évolution des conceptions morales?

D'ATROCES EXEMPLES...

La torture judiciaire tient une place importante dans la procédure criminelle attique, et même dans la pro- cédure civile, en ce sens qu'elle est un moyen ordinaire

faite quant aux personnes auxquelles il est applicable, de preuve; une grande distinction doit toutefois être suivant qu'elles sont esclaves ou libres, ainsi que dans tous les droits antiques.

La torture de l'esclave, (lequel n'est même pas, juridiquement, une personne) est aussi courante que la délation d'un serment ou la production d'un titre. L'usage est de proposer la mise à la torture de ses propres esclaves, si l'on veut se justifier, et de réclamer de la partie adverse la production des siens. Il serait fastidieux de citer tous les textes allusifs à cette pro- cédure, à laquelle les orateurs judiciaires se réfèrent à tous propos. En voici un exemple, tiré du pladoyer d'Antiphon « Sur la choreute » affaire bizarre d'empoi- sonnement, imputé à un chorège chez lequel des jeunes gens s'exerçaient en vue de la formation d'un chœur. Le père de l'un d'eux accuse le chorège d'avoir fait absorber à son fils un poison prétendument destiné à lui faire la voix; il s'exprime ainsi :

« Voilà ce que je déclarai devant le tribunal, et sur le champ, je lui fis sommation, renouvelée le lendemain devant les mêmes juges, de prendre autant de témoins qu'il voudrait, d'aller trouver ceux qui avaient assisté à l'événement... de les interroger et de pousser l'en- quête : pour les hommes libres, comme il convient à des hommes libres, qui, par respect d'eux-mêmes et de la justice, étaient disposés à dire la vérité sur les faits; pour les esclaves, en se bornant à l'interroga- toire, si le témoignage lui paraissait véridique, — sinon, j'étais prêt à lui livrer pour la question tous les miens, et, s'il en réclamait qui ne fussent pas à moi, je m'engageais, après avoir obtenu l'agrément du maître, à les lui livrer pour qu'il les mît à la torture de telle manière qu'il lui plairait » 10.

Le principe recevait toutefois dans la pratique de sérieuses atténuations.

Comme le montre ce passage et nombre d'autres, les esclaves ne pouvaient être mis à la question qu'avec

l'agrément de leur maître, et dans les conditions posées par lui. Or, ce dernier, se souciant fort peu, et que ses esclaves ne « parlent », et que la torture ne les laisse estropiés au grand dam de son patrimoine, posait souvent des conditions inacceptables. Wyse (Companion to greek studies, XXI) a pu en déduire judicieusement que ces sommations aux fins de torture n'étaient pas un effort sérieux pour établir les faits, mais un simple procédé pour agir sur l'esprit des juges. La partie qui y a recours veut invoquer un refus de la part de son adversaire, afin de s'en prévaloir. L'adversaire fait une contre-citation irrecevable, et les deux parties débitent des lieux communs sur l'usage de la torture. (cf. Lycurgue. contre Léocrate. 32, et la note de M. Dal- meyda, dans éd. Belles Lettres, p. 44).

Les dommages-intérêts dûs au maître en cas d'es- clave espropié étaient très souvent consignés à l'avance, à titre de garantie, ce qui n'empêche que cette comédie procédurale allait jusqu'à provoquer — du moins à l'époque alexandrine — la grosse verve d'un auteur de mimes aussi vulgaire et obscène qu'Herondas, dans son « Marchand de filles » (V. 88).

Ce sort des esclaves n'est pas pour nous étonner; il cadre avec tout ce que nous savons des idées antiques sur la psychologie servile. Les orateurs répètent à satiété que, torturés, les esclaves disent toujours la vérité et, de fait, le témoignage d'un esclave sous ser- ment dans les conditions ordinaires de procédure eût paru un pur non-sens. L'esclave est, en effet, dépourvu de capacité juridique. D'où viendrait dès lors son aptitude légale à déposer, à charge comme à décharge?

Comme le souligne Antiphon dans sa première Tétra- logie (II, 7) l'esclave parjure n'encourt pas les peines de l'homme libre : l'atimie, ni les peines pécuniaires.

Il n'en demeurait pas moins que, dans l'antiquité comme dans tous les temps, la domesticité était la confidente forcée des secrets intimes.

Le problème consistait à concilier ce principe : l'es-

«Je sais qu'après avoir saisi un larron, vous l'exaspérez dans les tortures jusqu'à ce qu'il avoue, mais aucune loi divine ou humaine ne saurait le permettre. L'Aveu doit être spontané, non arraché... Si le patient s'avoue coupable sans l'être, sur qui retombe le péché? »

NICOLAS IER, Pape. (Lettre écrite en l'An 866 à Boris, prince des Bulgares.)

« Qui ne souhaiterait que durant le long intervalle écoulé depuis lors, la justice ne se soit jamais écartée de cette règle? Qu'il faille aujourd'hui rappeler cet avertissement donné voici 1.100 ans est un triste signe des égarements de la pratique judiciaire au XXe siècle. »

PIE XII. (Message de Septembre 1953 au VIe Congrès international de droit pénal.)

clave est une chose, et cette réalité : l'esclave est un homme.

Si la parole d'un esclave est moralement et juridi- quement nulle, s'il ne peut être question de faire appel à son civisme, la contrainte corporelle y suppléera et donnera aux dires de l'esclave une force probante tirée, non de la sainteté du serment, mais de la réaction animale. Ses yeux ou ses oreilles ont meublé sa mémoire; la torture en fera jouer les réflexes, voilà tout.

Cette cruelle logique sera d'ailleurs souvent compen- sée par la promesse de la liberté, ou, au moins, de l'impunité si l'esclave est complice. Dans l'affaire des Hermokopides les prytanes commencent par assurer l'esclave Andromakhos de l'impunité, et cela par décret, s'il consent à livrer Alcibiade et ses complices sacri- lèges (Andocide. Sur les Mystères, I, II).

Nulle part l'ensemble de cette conception de la Tor- ture servile n'a peut-être été plus clairement proclamée que dans le fameux réquisitoire de Lycurgue contre le traître Léocrate, prononcé au lendemain de la défaite de Chéronée, dans les termes suivants :

« Voyez d'ailleurs, Juges, quel scrupule d'équité j'apporte à l'examen de cette affaire. A mon sens, pour des crimes de cet ordre, ce n'est pas sur des présomp- tions, mais sur une connaissance précise des faits que doit se fonder votre suffrage; non pas sur des témoi- gnages qui restent à vérifier, mais sur ceux dont la preuve soit faite. C'est pourquoi j'ai adressé aux témoins, à propos de ces divers points, une sommation écrite, en spécifiant la torture pour les esclaves de Léocrate. Il vaut la peine de l'entendre. Qu'on en donne lecture.

(Lecture de la sommation.) Vous entendez la sommation, Juges. En refusant d'y

répondre Léocrate s'est dénoncé comme traître à la Patrie. L'homme qui s'est dérobé au contrôle des

témoins confesse la vérité de l'accusation. Qui de vous ignore que dans les cas sujets à controverse, si des esclaves ou des servantes sont au courant des faits, il est éminemment juste et démocratique de les interroger en les soumettant à la torture? » 11.

La torture des hommes libres est différente. Les étrangers y sont seuls soumis, non les citoyens. Les étrangers privilégiés, admis à résider à Athènes,

les métèques (le terme n'a pris que de nos jours un sens péjoratif) sont soumis à la question de manière courante et même, depuis le décret de 451 av. J.-C. donnant au droit de cité un caractère des plus restrictifs, le point de savoir si un homme peut échapper ou non à la torture fait l'objet de fréquentes difficultés préjudicielles.

L'esprit jalousement fermé de la cité antique prend ici tout son relief.

OU LA TERRIBLE « RAISON D'ÉTAT » APPARAIT...

Le Citoyen, lui, jouit d'une immunité quasi sacrée, en vertu d'une sorte de « Bill » pour employer le terme du droit anglais désigné traditionnellement sous le nom de « décret de Skamandrios ».

Quelle est la date de ce décret? Quels étaient ses termes? L'état de nos connaissances ne nous permet pas de le savoir. Le nom de ce Skamandrios ne figure même pas dans les listes des archontes parvenues jusqu'à nous. Il est probablement de date assez ancienne, postérieure toutefois, pensons-nous, aux Pisis- tratides, du moins si l'on admet l'authenticité du récit d'Aristogiton, qui fut précisément mis à la torture sur ordre du tyran Hipparque, à la suite du meurtre d'Hippias.

Andocide, en 399 av. J.-C., à la suite du scandale des Hermokopides, fut accusé par un certain Dioclidès d'avoir fait partie de la bande sacrilège qui s'était

amusée, dans le plus abominable des huis-clos noc- turnes, à se livrer à la débauche en parodiant les Mystères d'Eleusis.

Devant un tribunal d'Initiés, au cours de ce procès qui compte parmi les plus célèbres de l'antiquité, il présenta sa propre défense, dans une plaidoirie par- venue jusqu'à nous, et dans laquelle nous lisons ce récit intensément dramatique :

« (Dioclidès)... fait la liste de ceux qu'il prétend avoir reconnus, et qui sont au nombre de 42, d'abord Mantithéos et Apsephion, qui étaient membres du conseil et siégeaient dans la salle, puis les autres. Pisandre alors se lève, et déclare qu'il faut abroger le décret voté sous l'archontat de Skamandrios, et faire monter sur la roue ceux dont Dioclidès a donné les noms; il faut qu'avant la nuit on connaisse tous les coupables. Le Conseil approuve par acclamations. En entendant cela, Mantithéos et Apséphion vont s'asseoir sur l'autel, suppliant qu'on ne les mette point à la torture, qu'on leur laisse fournir des garants, et qu'on les juge ensuite. Ils ont grand'peine à l'obtenir, et dès qu'ils ont consti- tué des répondants, ils sautent sur leurs chevaux et vont, en transfuges, trouver les ennemis laissant là leurs répondants, qui, d'après la loi, étaient passibles des mêmes peines que ceux dont ils s'étaient portés cautions » 12.

Ce respect de la dignité du Citoyen est conforme à l'idéal athénien. C'est en vertu des mêmes principes qu'un citoyen ne peut être mis à mort que par décision d'un tribunal régulier, ni être condamné à la servitude pénale 13.

Grave serait cependant l'erreur qui consisterait à y voir un sentiment de respect pour ce que nous appelons la Personne humaine, qu'une société comme la démo- cratie athénienne, pratiquant par ailleurs l'esclavage et un colonialisme féroce ne pouvait pas connaître.

Il serait même erroné de parler de liberté indivi- duelle; comme l'a admirablement écrit Fustel de Cou-

langes, la liberté individuelle, telle que nous l'entendons a été inconnue de la cité antique.

La vérité est moins belle. Comme toute caste sociale dominatrice, le collège des citoyens connaissait, à Athènes, l'égalité entre ses membres; en protégeant contre les douleurs de la torture l'ensemble de ses membres, le collège des citoyens protégeait individuel- lement chacun. Rassurant décret que celui qui permet- tait ainsi à chaque citoyen de se savoir à l'abri de cruautés, bonnes pour les métèques et les esclaves ! Il est exact, d'ailleurs, que sans un décret semblable, le mécanisme de la démocratie n'aurait pu fonctionner. La vraie raison qui décida la Boulè à rejeter la propo- sition de Pisandre pourrait s'énoncer : « Hodie tibi, cras mihi », et il est probable que sans la sagesse de ce mystérieux Skamandrios, Athènes aurait connu à certaines époques d'effroyables secousses, comme dans ces républiques italiennes du Moyen Age et de la Renaissance où furent mis à la question des milliers de citoyens, dont Machiavel lui-même.

Il n'est pas sans intérêt de noter que ce fut à l'occa- sion d'un crime d'État que, si la torture ne fut pas introduite à Athènes contre les citoyens, du moins elle faillit l'être. Ce terrible péril évité de justesse vérifie ce que nous avons dit au début de cette étude : la torture est toujours à craindre, dès qu'apparaît une conception outrancière de défense sociale et que l'État, débordant son rôle normal, croit pouvoir assurer sa défense par tous les moyens. Pour peu, comme dans le récit d'Andocide, que la peur, — laquelle est le plus puissant mobile des actions humaines — s'en mêle, la cruauté d'État s'instaure suivant un processus inva- riable.

NOTES DU CHAPITRE PREMIER

1. Hist. VII, 86 (Nous donnons la traduction de C. Lévesque, revue par A. Loiseau). 2. Thucydide. Hist. VIII, 92. 3. Selon un récit rapporté par le pseudo-Plutarque, (IV), l'illustre Athénien aurait coupé sa langue avec ses dents pour ne rien dire. On a longtemps vu là une amplification de rhéteur de basse époque, mais le moderne ne peut qu'observer que des tentatives de ce genre se sont produites dans un passé récent chez plusieurs résistants dans les locaux de la Gestapo, certains de ces héros ayant pensé avec raison que, si la douleur pouvait forcer un homme à parler, il serait infiniment plus difficile de l'obliger à écrire. L'anecdote antique, à la lumière de tels faits, perd de son invraisem- blance.

La résurrection de la Torture à notre époque nous fait mieux comprendre ce que fut la Torture d'autrefois. L'exemple n'est pas unique, hélas!... 4. Xanthias y dit à Eaque : « Attache-le à une échelle, suspends-le, donne-lui du fouet à pointes, écorche-le, tords-lui les membres! Tu peux encore lui verser du vinaigre dans les narines, le charger de briques, tout le reste : seulement ne le frappe pas avec des poireaux ou de la ciboule nouvelle!...» (Trad. Coulon et Van Daele). 5. G. Glotz La cité grecque p. 260. On trouve, dans cette répulsion, l'horreur souvent décrite dans les sociétés du passé pour le Bourreau, tenu pour « intouchable ». Peut-être faut-il en voir l'explication dans la doctrine de la Souillure, qui s'applique au sang répandu de n'importe quelle manière. 6. Cf. Bailly. Dict. grec-français. V° (BaaocviÇeïv, qui cite Plat : Gorg. 486 « paaaviÇeïv xpvaov » ; éprouver de l'or. 7. Ibid. — le mot signifie « examiner à fond » dans Hippo- crate 281. 8. Ibid. — cit. Aristoph. Gren. 616-618, et autres nombreux textes. 9. A Croiset, Hist. littér. grecque, IV, p. 114. 10. Antiphon: — Sur le choreute XXIII (trad. de M. Louis Gernet, dans l'édit. des Belles-Lettres). — Cf. aussi Antiphon. Accusation d'empoisonnement contre une belle-mère, passim. Lysias, Sur l'olivier sacré, 35-37. Aristophane, Ploutos 875, et l'amusante scène de la descente de Dionysos aux Enfers dans Grenouilles, 4. 618 et suiv.

11. Lycurgue, C. Léocrate, 28-29, (trad. Félix Durrbach. — Ed. des Belles-Lettres, pp. 42-43). 12. Ce personnage n'est autre que le Pisandre qui renversera la démocratie en 411 av. J.-C. et dont la proposition inouïe est bien dans le caractère des démagogues du IVe siècle av. J.-C., comme de tous les temps.

M. Dalmeyda, commentant ce passage, écrit : « les accla- mations qui accueillent la proposition de Pisandre laissent assez voir l'émotion et la peur qui étreignent alors les Athéniens... Le Conseil se ressaisit, bien qu'avec peine; le décret de Skamandrios n'était pas de ceux qu'il pût aisément abroger, même en pareille circonstance et malgré ses pleins pouvoirs. » 13. Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 262 et suiv.

CHAPITRE II

LA TORTURE DANS LE MONDE ROMAIN

« Liberum hominem torqueri ne liceat... » Qu'il ne soit pas permis d'appliquer

la torture à l'homme libre. Pseudo-Quintilien.

(Declam. major. VII)

L'étude de la torture à Rome ne se borne pas à l'intérêt historique attaché à un grand passé.

Son mérite est de faire saillir, comme sous une vive lumière, ces « constantes » dont la permanence s'impose à l'esprit, si l'on veut suivre de l'Antiquité jusqu'au XXe siècle une institution à éclipses, et, dont l'histoire, avons-nous dit, est celle d'apparitions, de disparitions, de réapparitions alternées. Tout d'abord, il convient de ne pas juger l'Antiquité en modernes, et de ne jamais perdre de vue que l'ordre romain est un ordre fondé sur l'esclavage, institution vouée de nos jours à l'horreur universelle mais sans laquelle, dans les sociétés anciennes tout développement économique eût été impossible, car la main d'œuvre servile y remplaçait la machine.

Le progrès industriel a permis d'attacher, de nos jours, un sens péjoratif au mot d' « esclavagisme » et c'est à juste titre — nous y reviendrons — que le droit pénal international issu de la ne Guerre Mondiale a même érigé l'esclavagisme en crime contre l'Humanité, mais il y a là une notion de droit qui n'aurait reposé, dans le monde romain, sur aucune réalité.

Il faut partir du principe énoncé, nous l'avons vu,

par Aristote et les rhéteurs, que la torture est un mode de preuve. Or, quelle pouvait être dans l'esprit d'un Romain du temps d'Auguste, si humain fût-il envers ses propres esclaves, l'aptitude juridique et morale de ces derniers à témoigner en justice, à coopérer à la formation du droit?

Certes, la preuve testimoniale tire sa force propre de ce que le témoin ayant vu ou entendu les faits, sa mémoire lui permet de les relater, et à cet égard, peu importe qu'il soit esclave ou libre.

Encore faut-il que le témoin soit véridique pour être crédible; cette seconde condition implique chez lui un certain niveau moral et religieux, et le respect de la sainteté du serment, conditions inconcevables dans une âme servile.

C'est pourquoi, faute de pouvoir tirer de lui la vérité en faisant appel au sens moral et civique, il apparaîtra parfaitement normal de la lui tirer de force. Tel est le sens du passage déjà cité d'Aristote : « le principe de la preuve par la torture réside dans la contrainte » 1.

A fortiori, l'emploi de cette dernière sera-t-il légitime si l'esclave se trouve être, non témoin, mais accusé, car pour tout juge — et ceci n'est pas propre à l'anti- quité — un accusé n'est souvent qu'un coupable qui ment et qu'il y a lieu de « convaincre ».

On pourrait presque dire que dans une société fondée sur l'esclavage la prohibition de la torture serait une anomalie juridique.

La réapparition de la torture au xx., siècle coïncidera avec la réapparition de l'esclavage lui-même, déguisé sous d'autres noms, et cette première « constante » est déjà remarquable.

En second lieu, il y a lieu de poser en principe que la torture est inévitable dans une société fortement centralisée autour d'un État-Dieu, dont la défense se traduit par une législation pénale où le concept du Crime d'État fait tache d'huile. A cet égard, on retrouve

dans l'État romain du Bas-Empire et l'État dit totali- taire du XXe siècle une extraordinaire similitude. Le Crimen majestatis et le Hochverrath national-socialiste procèdent, avons-nous dit, de la même idée, et la récep- tion de la Torture dans le IIIe Reich s'explique par les mêmes motifs qui en firent un instrument non seule- ment de procédure pénale mais de despotisme politique dans les premiers siècles.

Ajoutons qu'à l'époque d'Adolf Hitler comme à celle d'Arcadius et d'Honorius, l'instruction du Crimen majes- tatis par le juge ne peut que s'entourer d'un secret où tous les abus sont faciles, car un pouvoir sans contrôle ne peut être qu'un pouvoir sans limites.

Plus la procédure revêt le caractère inquisitoire, plus la mise à la question non seulement de l'accusé mais des témoins deviendra le mode normal de production de la Preuve. Nous examinerons donc successivement : (1°) la Torture de l'Esclave. (2°) la Torture de l'Homme Libre. (3°) la Technique de la Torture romaine.

1. LA TORTURE DE L'ESCLAVE.

Selon Mommsen2 c'est de la discipline de la domus romaine que seraient issus non seulement les éléments de la procédure pénale mais toute l'organisation de l'État romain, conception quelque peu absolue et que la moderne doctrine romaniste a rejetée. Sans prendre parti dans cette discussion, — elle n'intéresse pas le cri- minaliste — il ne semble pas niable que même si l'on ne voit pas dans la magistrature domestique l'embryon de l'imperium, le chef de famille romain est bien le modèle et comme la préfiguration du magistrat, car il exerce, sur les personnes soumises à sa puissance, tous les droits d'un juge. De ce fait, l'existence d'une torture domestique à laquelle peuvent être soumis les esclaves n'est pas pour étonner, et n'est ni plus ni moins surprenante que le droit de vie et de mort du

pater sur les siens. Au reste, l'abusus n'est-il pas un élément du droit de propriété? Si le propritétaire a le droit de détruire sa chose, à plus forte raison aura-t-il le droit de la détériorer, d'où il suit que la torture de l'esclave, quelles qu'en soient les conséquences, trouve une base solide non seulement dans la puissance domestique, mais dans la notion même de plena in re potestas sans laquelle il n'est point de dominium ex jure Quiritium possible. Cette dure logique explique la per- sistance de la torture servile à l'occasion de litiges domestiques jusque sous l'Empire. Quintilien nous en parle encore et elle ne fut supprimée qu'en 240 de notre ère, par un rescrit de l'Empereur Gordien le pieux.

\ UN PROCÈS SCANDALEUX.

Un saisissant exemple de ce genre de torture nous est donné dans le plaidoyer justement admiré de Cicéron pour Cluentius Avitus (68 av. J.-C.).

Cluentius Avitus, chevalier romain, avait accusé Statius Albinus Oppianicus, son beau-père, d'avoir tenté de l'empoisonner et l'avait fait bannir. Oppianicus mourut en exil, empoisonné à son tour, prétendit-on, par son beau-fils, et sa veuve, Sassia, porta contre ce dernier une accusation capitale, prétendant en̂ outre que les juges qui avaient condamné Oppianicus s'étaient laissés corrompre.

Cluentius fut acquitté après une plaidoirie où Cicé- ron s'attache avec une logique puissante, à détruire l'accusation point par point, et qui montre bien ce qu'est la vraie plaidoirie criminelle : une réfutation des charges, — nous dirions : un réquisitoire contre le réquisitoire, —, non un pathétique tout verbal.

C'est ainsi qu'il souligne que la seule preuve du prétendu empoisonnement d'Oppianicus ressort des dires d'un esclave mis à la torture à l'intérieur de la domus par ordre de Sassia. Cet esclave, lors d une première épreuve, n'avait rien dit; la douleur finit par

TROISIÈME PARTIE

LE PROBLÈME REPENSÉ

CHAPITRE XIII.

LE PROBLÈME SOCIAL 339

1. Position nouvelle du problème de la Torture de nos jours. 339

2. La Torture est-elle utile? (Travaux du congrès de neuro-psychiatrie de 1947. — Études du professeur Leriche sur la Chirurgie de la douleur). 340

3. Torture et Police scientifique. 352

CHAPITRE XIV. LE PROBLÈME MÉDICO-LÉGAL 367

Le « Sérum de vérité » existe-t-il? — Problèmes voisins. 367

CHAPITRE XV. LE PROBLÈME MORAL 403

Psychologie du tortionnaire. — Le Sadisme. — Carac- tères des nouvelles formes de tortures. — Une admi- rable page de Bergson sur la pitié. 403

CONCLUSION

Gravité du problème de la Torture ressuscitée. — Nécessité d'alerter la conscience universelle et de reprendre le combat de ceux qui, dans le passé, firent abolir la T o r t u r e . , - - , _ 411

POSTFACE par le R. P. Michel Riquet, S. J. 415

IMPRIMÉ EN FRANCE

2787 - 1961. - Tours, Impr. Marne. Dépôt légal : 4e trimestre 1961.

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