La société militaire de 1815 à nos...

21
Classiques des sciences sociales dans le champ militaire Classics of Social Science in the Military Field Raoul Girardet La société militaire de 1815 à nos jours Paris, Librairie académique Perrin, 1998 Présenté par Bernard Boëne Il s’agit là de la version enrichie et augmentée, près d’un demi-siècle après sa parution initiale en 1953, du livre que l’auteur avait tiré de sa thèse d’État. 1 Là où la première édition s’arrêtait au seuil de la Seconde Guerre mondiale, la période écoulée depuis lors fait ici l’objet des quatre chapitres terminaux. C’est un travail d’histoire sociale, des mentalités ou de l’esprit public : une histoire compréhensive, qui vise à restituer le sens collectif, l’ampleur et les conséquences des phénomènes, tendances, ruptures et continuités, affectant la conscience militaire sur la longue période. Sans doute parce qu’ils sont porteurs de la veine centrale de la tradition militaire française, il y est pour l’essentiel question de l’armée de Terre, et notamment de ses officiers. La restitution de l’ouvrage esquissée ici suit le plan chronologique qui est celui de son auteur. Chaque période y fait l’objet de développements structurés de manière similaire : conjoncture des valeurs, priorités sociales et politiques, recrutement, cadre juridique, place et prestige accordés à l’armée et au soldat, distinctions à faire entre groupes sociaux. La vieille armée(1815-1870) 1815-1848 Après un quart de siècle de combats quasi ininterrompus, la société française se détourne à cette époque de la guerre et des valeurs guerrières : cette première période est marquée par une marginalisation de l’armée. L’aristocratie de la Restauration soupçonne les militaires de nostalgies révolutionnaires ou impériales ; la bourgeoisie (dont les élites ne sont pas insensibles à l’influence pacifiste des saint-simoniens) est occupée à s’enrichir ; les paysans se souviennent des rigueurs d’une conscription à laquelle ils ont 1 On ne reviendra pas sur le parcours de l’auteur, déjà présenté ici à l’occasion de l’hommage posthume qui lui a été rendu dans le numéro d’hiver -printemps 2014 (vol.4, n°1) et de la recension, dans celui d’été automne 2015 (vol.5, n°2), d’un autre ouvrage, La crise militaire française, 1945-1962, numéros auxquels on renvoie le lecteur. Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016

Transcript of La société militaire de 1815 à nos...

Classiques des sciences sociales dans le champ militaire

Classics of Social Science in the Military Field

Raoul Girardet

La société militaire de 1815 à nos jours

Paris, Librairie académique Perrin, 1998

Présenté par Bernard Boëne

Il s’agit là de la version enrichie et augmentée, près d’un demi-siècle après sa

parution initiale en 1953, du livre que l’auteur avait tiré de sa thèse d’État.1 Là où la

première édition s’arrêtait au seuil de la Seconde Guerre mondiale, la période écoulée

depuis lors fait ici l’objet des quatre chapitres terminaux. C’est un travail d’histoire sociale,

des mentalités ou de l’esprit public : une histoire compréhensive, qui vise à restituer le sens

collectif, l’ampleur et les conséquences des phénomènes, tendances, ruptures et

continuités, affectant la conscience militaire sur la longue période. Sans doute parce qu’ils

sont porteurs de la veine centrale de la tradition militaire française, il y est pour l’essentiel

question de l’armée de Terre, et notamment de ses officiers.

La restitution de l’ouvrage esquissée ici suit le plan chronologique qui est celui de

son auteur. Chaque période y fait l’objet de développements structurés de manière

similaire : conjoncture des valeurs, priorités sociales et politiques, recrutement, cadre

juridique, place et prestige accordés à l’armée et au soldat, distinctions à faire entre

groupes sociaux.

La “vieille armée” (1815-1870)

1815-1848

Après un quart de siècle de combats quasi ininterrompus, la société française se

détourne à cette époque de la guerre et des valeurs guerrières : cette première période est

marquée par une marginalisation de l’armée. L’aristocratie de la Restauration soupçonne

les militaires de nostalgies révolutionnaires ou impériales ; la bourgeoisie (dont les élites

ne sont pas insensibles à l’influence pacifiste des saint-simoniens) est occupée à

s’enrichir ; les paysans se souviennent des rigueurs d’une conscription à laquelle ils ont

1 On ne reviendra pas sur le parcours de l’auteur, déjà présenté ici à l’occasion de l’hommage posthume qui

lui a été rendu dans le numéro d’hiver-printemps 2014 (vol.4, n°1) et de la recension, dans celui d’été

automne 2015 (vol.5, n°2), d’un autre ouvrage, La crise militaire française, 1945-1962, numéros auxquels on

renvoie le lecteur.

Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 2

souvent résisté de manière opiniâtre. Un antimilitarisme doctrinal, d’audience limitée

(humanitarisme républicain, pacifisme chrétien, idéologie libérale), se fait jour. Les

portraits littéraires d’officiers (Balzac, Stendhal, Vigny) sont à ce moment discrets et peu

flatteurs (ils seront plutôt indifférents par la suite). Seule la gauche républicaine révère

l’armée. Cette dernière souffre du contexte, et de la longue inaction qu’il lui impose, à

peine entrecoupée d’opérations peu susceptibles d’enflammer l’imagination. La condition

militaire se marque alors par une vie de garnison terne et monotone, un prestige en berne,

et des moyens d’existence réduits : Grandeur et servitudes.

1848-1870

Le moment qui suit se caractérise par une brusque inversion sur la plupart de ces

points. Le soldat devient défenseur (efficace) de l’ordre lors des révolutions de 1848 à

Paris et en Europe. La droite l’encense, la gauche (souvent à regret) le honnit. De plus,

l’action extérieure se fait plus abondante sous Napoléon III, qui donne au sabre un primat

sur l’autorité civile, et s’entoure de fastes militaires. Le prestige social des officiers

remonte très sensiblement. Encore vivace dans les faubourgs, le culte napoléonien aussi

(depuis la fin du règne de Louis-Philippe). Mais un internationalisme pacifiste s’affirme

parmi les républicains bourgeois (Ligue de l’enseignement : Jean Macé) et chez les

premiers tenants d’une révolution prolétarienne.

Recrutement social

La loi Gouvion Saint-Cyr de 1818 rétablit la conscription, abolie par Louis XVIII

quatre ans auparavant. Mais on est alors loin d’un service militaire universel : dans le rang,

les appelés sont minoritaires (ils représentent entre 20 et 30% des effectifs totaux) ; tirés au

sort, ils font un service long (6, 7 ou 8 ans selon le moment) qui les rapproche des

engagés : la doctrine consacre la valeur des “vieux soldats” (d’où sont tirés les sous-

officiers). La possibilité de remplacement à titre onéreux pour ceux des plus fortunés qui

ont tiré un mauvais numéro trahit la véritable finalité de cette loi (révisée par Soult en

1932) : servir de béquille et d’aiguillon à un recrutement à titre principal volontaire, dont

on redoute l’insuffisance, et faire en sorte de diriger vers le rang de l’armée ceux qui n’ont

rien de mieux à faire.

Le recrutement des officiers connaît quelques difficultés, en raison de la médiocrité

de leur statut social et de leur condition matérielle, d’un intense nomadisme, et de

l’absence de gratuité des études à Saint-Cyr et Polytechnique ; les carrières sont lentes, du

fait d’un avancement à l’ancienneté (pour éviter l’arbitraire des débuts de la Restauration)

et de l’encombrement qui en résulte des pyramides de grades léguées par l’Empire. La loi

Gouvion Saint-Cyr prévoyait un corps composé de 2/3 de sous-lieutenants sortis d’écoles

et d’1/3 promus par le rang : très vite, c’est la proportion inverse qui prévaut. Il s’ensuit

une certaine médiocrité intellectuelle (que n’oblige pas à corriger l’absence d’initiative), et

un isolement au sein des élites de la nation. Le contraste est fort avec l’Angleterre et

surtout la Prusse, où le lien entre état d’officier et noblesse est très affirmé. On observe un

grand nombre de démissions dans parmi ceux qui auraient vocation à constituer l’élite du

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 3

corps. La bourgeoisie, moyenne et petite, et la paysannerie forment de plus en plus

nettement le centre de gravité du recrutement, la (petite) noblesse une grosse minorité (qui

pourtant donne le ton) ; seule, la classe ouvrière n’est pas représentée parmi les officiers.

Une amélioration graduelle s’affirme sous le Second Empire, pour cause de prestige

en hausse. Les aristocrates démissionnent moins souvent après quelques années de service

qu’ils ne le faisaient jusque-là. Mais les effets de ce redressement de la situation

interviendront trop tard pour faire du corps des officiers l’égal de celui de Bismarck (c’est

ce qu’observent Renan, ou encore Gobineau, et nombre de visiteurs étrangers avant 1870).

Le cadre juridique

Novation radicale : une loi de 1834 introduit le premier statut des officiers, qui les

met à l’abri des rigueurs du marché et de l’arbitraire politique. Girardet écrit :

…ce fait essentiel que constitue la mise en place définitive d’un ordre institu-

tionnel, administrativement géré et rigoureusement établi sous la seule autorité

du pouvoir politique en place. Ainsi se trouvent définies et appliquées les règles

très précisément circonscrites […] d’une véritable “carrière” militaire […].

C’est dans le cadre de cette carrière que se trouve désormais enfermé le destin

du soldat professionnel […], inséré dans un système de plus en plus structuré de

droits, d’obligations et de devoirs (p.63).

Il note l’émergence à venir, grâce à ce statut et à l’égalité des chances qu’il promeut,

d’une classe moyenne de la fonction publique, et sinon la promesse d’une certaine

démocratisation, à tout le moins celle d’un certain renouvellement social.2

L’‘esprit militaire’, son impact sur l’insertion sociale et culturelle

L’armée de cette longue période manifeste une volonté de se démarquer du civil. Se

référant à des exigences particulières, elle exalte l’esprit anti-bourgeois et pratique une

fermeture délibérée à l’égard de la société. Les officiers ne fréquentent guère l’élite civile

locale de leurs villes de garnison (ce à quoi le décalage social qui les sépare d’elle ne se

prêterait guère), et ils restent à l’écart des grands courants de la vie nationale. Cet

isolement social et culturel est sciemment organisé par la loi, et entretenu par les usages,

traditions et préjugés. Le mode de vie est dominé par une mobilité géographique effrénée :

les corps bougent tous les 2 ans, voire tous les ans ! Un tel nomadisme, conjugué à la

modicité des revenus, rend les mariages particulièrement problématiques, ce d’autant qu’ils

sont soumis à autorisation préalable (avec vérification d’une dot “convenable” de la

promise…). Le régiment est le seul foyer de relations, avec l’arme le seul ancrage

identitaire proche.

La professionnalisation du métier d’officier induit l’oubli des milieux d’origine :

l’expérience professionnelle devient plus prégnante que les origines sociales dans les

2 Girardet voit bien l’importance symbolique de ce statut protecteur, et l’empreinte forte qui est la sienne

(redoublée un demi-siècle plus tard par des mesures similaires dans la fonction publique civile) sur

l’imaginaire social en France. Il ne note toutefois pas que les sous-officiers devront attendre 1928 pour jouir

d’un statut propre, et que le rang n’y aura accès qu’avec le Statut Général des Militaires de 1972.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 4

attitudes. L’ethos se marque par un culte (nouveau) du devoir, de l’abnégation et du

sacrifice. La discipline et l’obéissance passive deviennent les principes de base, en réaction

aux excès de spontanéité enthousiaste des épopées révolutionnaire et napoléonienne : cette

évolution “à la prussienne”, déjà observable à la fin de l’Ancien régime, reprend

puissamment son cours. Le règlement et l’ordre écrit, leur application mécanique, se

substituent aux antiques vertus d’initiative et d’audace, que l’institution ne valorise plus.

Routine, formalisme, incapacité à improviser (sauf en Algérie et plus généralement outre-

mer, où continue à régner l’ancien style impétueux et indiscipliné). Dès la Restauration, un

système d’inspections régulières très poussées est mis en place. Le commandement prend

un caractère dur et dépersonnalisé. On cultive un anti-intellectualisme officiel (Nicht

raisonniren, disait déjà Frédéric de Prusse, le “roi-sergent”) – jusque dans les écoles : à

Saint-Cyr, le dressage l’emporte sur l’enseignement. Au-delà, notamment dans l’action,

c’est “débrouillez-vous !”… D’où la pauvreté des conceptions tactiques et stratégiques – on

ne rêve que de charges héroïques – et la médiocrité du haut commandement en 1870.

Armée-État-societé

La période se marque encore par de fréquents changements de régime politique, qui

induisent une obéissance passive au régime en place. À aucun moment il n’est question de

pronunciamento : il n’existe pas de “parti militaire” ! La neutralité objective est de règle :

l’expression publique de sympathies ou d’antipathies politiques est absente, et on garde

pour soi des penchants subjectifs qu’on sait, ou qu’on suppose, du côté de l’ordre. Bref, un

loyalisme scrupuleux règne du haut en bas de la hiérarchie. La philosophie implicite

derrière ces comportements et attitudes est qu’on sert la Nation, laquelle transcende les

régimes successifs, ce qui tranche avec les fidélités dynastiques personnalisées observables

jusqu'au XVIIIe siècle, et constitue une radicale nouveauté. La raison profonde en est la

crainte de voir l’unité de l’armée se briser si on laisse s’exprimer en son sein les

préférences politiques des uns et des autres (mais on trouve la même attitude chez les

fonctionnaires civils de l’État tout au long du XIXe). Les conspirations bonapartistes de

1821-22 sont le fait de demi-soldes, de retraités et de sous-officiers, beaucoup plus que

d’officiers d’active (chez qui l’amalgame entre cadres de la Grande Armée et aristocrates

de retour d’émigration s’est fait assez vite). On ne trouve que de très rares exceptions

d’officiers politiquement engagés (Cavaignac, par exemple).

Le loyalisme et l’habitude de l’obéissance passive expliquent sans doute l’indéter-

mination, le malaise et les hésitations militaires lors de troubles révolutionnaires ou de

transitions politiques critiques. Entre 1849 et 1851, l’armée est en position d’arbitrage

entre Louis-Napoléon, Président, et l’Assemblée à majorité conservatrice, favorable à une

restauration de la royauté : elle tranche en faveur du premier, son chef direct (Constitution

de 1849), et retourne dans ses casernes. Encore s’agit-il là de la seule garnison de Paris,

préalablement noyautée, et non de toute l’armée (Louis-Napoléon a reçu nombre de refus

polis lorsqu’il a essayé de gagner la haute hiérarchie à sa cause). À l’inverse, lorsqu’une

émeute parisienne mettra un terme à son règne, aucune épée, aucune voix militaire ne

viendra le défendre malgré le régime de faveur que le Second Empire a consenti à l’armée.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 5

Sans doute sous l’influence des idées saint-simoniennes, on note à ce moment en

son sein un regain d’audience de la notion “romaine” d’utilité économique et sociale de

l’armée en temps de paix (non entièrement originale : Louvois l’avait déjà mise à

l’honneur sous Louis XIV), qui émerge vers la fin de la Restauration avec le général

Morand (1829). Une richesse nationale accrue, l’armée délivrée de l’oisiveté et de

l’engourdissement, son prestige restauré, les qualités physiques des recrues développées et

améliorées, tels devaient être les principaux bénéfices que la collectivité aurait à recueillir

d’une implication dans des projets à grande échelle en matière d’infrastructure. Ces

conceptions trouvent un écho chez le maréchal Bugeaud3 en Algérie pour la colonisation

du pays nouvellement conquis. Mais la Chambre refusera à plusieurs reprises (1844, 1847)

de s’engager dans cette voie. Dans une veine voisine, l’idée d’un rôle éducatif et social de

l’armée4 fait son apparition à ce moment dans des cercles militaires restreints (officiers de

rang moyen), et sans beaucoup d’audience.

Ces idées, promises à un bel avenir mais jamais vraiment appliquées à l’époque,

disparaissent sous le Second Empire : les armées y sont occupées à faire la guerre en

nombre d’endroits, et le malaise dû à l’absence de prestige après 1815 fait place à plus

d’assurance en société. On peut donc dire qu’il n’y eut jamais vraiment, dans la vieille

armée, de conscience de ses responsabilités sociopolitiques : sa mission telle qu’elle la

conçoit n’est pas d’arbitrer entre les pouvoirs, encore moins de servir d’instrument de

régénération nationale, mais bien de préparer et de faire la guerre (d’où la frustration

lorsque cette dernière se fait très longtemps désirer). Mais qu’attendre d’autre d’une quasi-

armée de métier que sa culture et sa sociabilité ont presque entièrement coupée de la

société civile ?

Les débuts de l’armée nationale (1872-1914)

1870-1890

À partir des années 1870, l’armée devient l’“Arche sainte” de la nation. Après une

défaite qui a stupéfié tout le monde, et l’écrasement de la Commune, vu comme

l’économie d’une nouvelle révolution, le sentiment de gravité, le recueillement et la

ferveur autour d’elle atteignent des sommets. Les querelles politiques sont d’abord

reléguées au second plan, au nom d’une volonté de redressement national. La loi de

conscription de 1872 vise des effectifs temps de paix en forte augmentation, mais aussi un

renforcement de la cohésion nationale par l’expérience prolongée de l’ordre rigoureux des

casernes. L’armée, dans l’esprit des législateurs, sera une école de discipline sociale : au-

delà d’un réflexe de classe (garantie contre la subversion sociale), il y a la vision d’une

nation enfin réconciliée (unité nationale), et régénérée (relèvement moral) grâce au service

3 Cité p.109 : “L’armée devenue plus libre par la soumission des Arabes, fera des routes, des chemins de fer

dans toutes les directions. On ne pourrait faire exécuter ces travaux ni aussi vite ni à si bon compte par

aucun autre moyen ; il en est quelques-uns qu’on n’exécuterait pas du tout…”. 4 Cf. p.113 : “C’est par l’armée que les éléments sociaux aujourd’hui divisés s’uniront intimement. C’est en

elle que la fusion s’opérera… L’armée sera le moule d’où sortira la société de l’avenir” (Capitaine Durand,

1841).

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 6

militaire. D’ailleurs, aux connotations “Ordre moral” près, les républicains (Jules Ferry,

Paul Bert, etc.) font leurs ces sentiments5 : avec le jacobinisme guerrier de Gambetta, ils se

défont à ce moment de la tentation internationaliste pacifiste qui était la leur sous Napoléon

III. Lorsque les deux conceptions de l’Homme et de la société s’affrontent politiquement

vers la fin des années 1870, l’armée reste en dehors du conflit par la volonté même des

parties à l’affrontement.

Désormais, elle est partout dans la vie publique : aux nombreux défilés militaires

s’ajoutent des chroniques régulières, très suivies, dans la presse (grandes manœuvres,

biographies des grands chefs), la publication d’almanachs patriotiques, de recueils de chants

et de livres édifiants, voire la récurrence de thèmes militaires dans les expositions de

peinture. Les noms de rues et places font une large part au culte de l’Alsace-Lorraine

perdue. Le rayonnement moral de l’armée passe par un zénith inégalé à ce jour, que même

les tensions consécutives au 16 mai 1877 puis au boulangisme ne parviennent pas à

entamer. Et lorsque paraît en 1887 Le cavalier Miserey, première peinture naturaliste

sombre de la vie de caserne, le roman soulève un tollé quasi unanime.

1890-1914

Cette conjecture idyllique se dégrade quelque peu avec l’arrivée d’une génération

qui prend sur certains points le contre-pied de la précédente, marquée par la défaite. La

belle unanimité fait place à des divisions profondes de la société au sujet de l’armée, en

gros selon un axe droite-gauche, divisions qui ne prendront fin que dans les années qui

précédent 1914. On assiste à la remontée vigoureuse de l’antimilitarisme : celui des jeunes

bourgeois désormais astreints au service militaire, et qui souffrent de la promiscuité des

chambrées comme de la médiocrité brutale de nombre de sous-officiers ; celui des

ouvriers, déçus par le conservatisme social des républicains opportunistes au pouvoir, et

qui se laissent tenter par les sirènes de la révolution prolétarienne ; celui des intellectuels

(pour qui liberté et esprit critique valent mieux que l’Ordre moral) et des militants anti-

cléricaux, que contrarie l’influence de plus en plus visible dans l’armée (alors qu’elle est

en perte de vitesse non moins forte dans la société civile) des représentants d’une vieille

droite conservatrice (cf. “L’esprit militaire”, ci-dessous) pour qui la référence religieuse

demeure centrale.

Cette vieille France réactionnaire, aigrie par la dépression qui affecte l’économie

rurale, par l’industrialisation qui fait émerger de nouvelles élites, et par l’impossibilité de

rester (comme elle l’avait fait depuis 1830) sur ses terres pour bouder un régime qu’elle

n’aime pas, porte l’armée aux nues et y envoie désormais ses fils. Ses valeurs entrent en

résonance avec les siennes propres, et la carrière militaire implique à ses yeux moins de

“compromissions” politiques (cf. le roman de Paul Bourget, L’émigré, 1907) que la

5 Ministre “républicain opportuniste” de l’Instruction publique, Paul Bert militarise littéralement le système

éducatif : main dans la main, instituteur et officier se partagent la socialisation patriotique des jeunes

Français. Les élèves forment des bataillons scolaires, et portent l’uniforme ; une Commission ministérielle de

l’éducation militaire est créée, dont la présidence est confiée à… Déroulède. À la Ligue de l’Enseignement,

Jean Macé, revenu de l’antimilitarisme pacifiste, préface en 1885 un Manuel de tir à l’usage des écoles

primaires, des lycées et bataillons civiques…

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 7

magistrature, la diplomatie ou la haute administration (par ailleurs purgée par les

républicains après 1879, lesquels n’osent toutefois pas encore bousculer ouvertement une

armée devenue le point de ralliement symbolique du nationalisme et de la Revanche qui

déborde largement cette ultra-droite traditionaliste).

L’antimilitarisme est d’abord littéraire : après Le cavalier Miserey paraissent en

rafale, avec une virulence croissante, plusieurs autres romans (Au port d’armes, 1887 ; Les

sous-offs, 1889 ; Biribi, 1890). Le patriotisme lui-même semble en souffrir (cf. Zola, La

débâcle, 1892, et les articles de Rémy de Gourmont ou Jules Renard in Mercure de France

en 1891-92). Le pacifisme humanitaire reparaît à ce moment sous des formes agressives

chez les socialistes (qui souhaitent substituer à l’armée permanente des milices régionales,

idée que développera plus tard Jaurès dans L’armée nouvelle, 1910). Si l’Université

nouvelle (Bouglé, Aulard, Lanson, Durkheim) soutient des positions modérées (souci de

dépasser le cadre national, humanitarisme, devoir patriotique soumis à l’examen des

consciences individuelles), ce n’est pas le cas des instituteurs, chez qui l’expression est

plus radicale : l’école y est mise au service du pacifisme. Parce que les ouvriers grévistes

trouvent souvent en face d’eux l’armée quand les conflits dégénèrent, et qu’ils voient en

elle l’instrument de la bourgeoisie et du patronat, l’antimilitarisme se dote d’une doctrine

chez les révolutionnaires : c’est ce qu’on observe en 1908 avec l’ouvrage de Georges

Sorel, Réflexions sur la violence, et lors de congrès de la CGT, à Toulouse en 1897, puis à

Amiens en 1906, où il est question de “grève militaire”, “refus de prendre les armes en cas

de guerre avec l’Allemagne”.

L’affaire Dreyfus (1897) vient cristalliser et porter à incandescence le conflit,

bientôt redoublé par l’arrivée de la “République radicale”, décidée à en finir avec le

cléricalisme (et qui met l’armée en porte-à-faux : c’est ce qu’on verra avec l’“affaire des

fiches”, en 1904, puis avec l’inventaire des biens religieux, à compter de l’année suivante).

Pourtant, le témoignage du sociologue italien Ferrero (Le militarisme et la société moderne,

publié en France en 1899) conduit à ne pas exagérer la portée de ces divers anti-

militarismes, qui à ses yeux sont loin d’entamer sérieusement le “patriotisme jacobin et

guerrier” qu’il voit dominer en France y compris à gauche.

Ceci peut rendre compte de l’étonnante facilité avec laquelle se ressoude le

consensus autour de l’armée à l’approche de la guerre. Ce mouvement de retour semble

être initié dans la jeunesse intellectuelle (là où l’antimilitarisme avait fait son apparition

vingt ans plus tôt) à partir de 1905, avec les premières tensions internationales (Tanger,

Algésiras, Bosnie, Agadir). En 1910, Charles Péguy, dreyfusard humanitariste, réhabilite

(in Victor-Marie, comte Hugo) les vertus et la gloire guerrières, l’histoire et l’honneur

militaires de la France. Lorsque vient en discussion au Parlement la loi de trois ans votée

en 1913, des pétitions en sa faveur sont lancées dans les facultés et les lycées. Peut-on dire

qu’il s’agit là d’un effet de génération, celle qui monte (dont Psichari serait emblématique)

se montrant toute tournée vers l’action ? En tout cas, en août 1914, l’unanimité nationale

est sans fissures…

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 8

Recrutement

La loi de 1872, en supprimant le remplacement, institue le service militaire

personnel, quoique non encore universel, et encore moins égalitaire : tous ne servent pas

(le tirage au sort subsiste, et des exemptions sont prévues pour certaines professions), et

parmi ceux qui servent, les conditions et durées de service sont loin d’être égales. Il faut

attendre 1889 pour voir le service obligatoire devenir vraiment universel (fin des

exemptions d’office), et 1905 pour qu’il soit enfin égal pour tous. À chaque loi nouvelle,

les effectifs de paix et de mobilisation augmentent. La vie militaire, petit à petit, devient le

lot commun des hommes, qui en font un rite de passage valorisé, une période où l’on

découvre le monde et la modernité loin de son terroir ou de sa ville d’origine.

Malgré la médiocrité persistante des soldes et des pensions, le prestige social des

officiers est au plus haut. On se presse pour entrer dans un corps honoré, devant lequel

toutes les portes s’ouvrent : le nombre de candidats à Saint-Cyr double, puis triple en

quelques années, et marier sa fille à un officier devient un moyen d’accéder à la

respectabilité. D’ailleurs, on voit se renforcer le mouvement (amorcé sous Napoléon III) de

retour des anciennes classes sociales (notamment de l’ancienne noblesse) qui avaient

boudé l’armée depuis 1815. Ceci permet de rééquilibrer à environ 50-50% les proportions

du recrutement “écoles” (Saint-Cyr, X) et “rang” dans les nouvelles promotions d’officiers.

De plus, l’accès à l’épaulette des sous-officiers est désormais subordonné à un concours et

au passage par Saint-Maixent (infanterie), Saumur (cavalerie) ou Versailles (artillerie,

génie), et on voit un certain nombre de jeunes privilégiés recalés au bac ou aux concours

des grandes écoles emprunter cette voie.

Il résulte de ces tendances une montée du niveau d’exigence intellectuelle, et du

niveau social moyen, en même temps qu’une dispersion des origines – effet normal d’une

méritocratie qui se respecte. Mais émerge alors une rivalité, peu évidente jusque-là, entre

origines de recrutement (grandes écoles/ autres écoles) au sein du corps des officiers,

rivalité qui s’alimente à des rythmes d’avancement différents, et se solde pour finir par une

domination forte des polytechniciens et des saint-cyriens au sein de l’École de Guerre et de

la haute hiérarchie. L’unité de l’armée, qui reposait depuis la Révolution sur la proximité

des “officiers de fortune” par rapport au rang dont ils sortaient, se trouve affectée par ces

nouvelles tendances élitistes, par des distances sociales qui s’allongent (un fossé se creuse

entre officiers et rang). Il y a là un paradoxe, puisque c’est la République qui impulse le

mouvement… Cependant, les inconvénients n’en apparaissent vraiment qu’à compter de

1890 environ, césure relative au sein de la période.

L’“esprit militaire”, son impact sur l’insertion sociale et culturelle

La défaite de 1870, et la comparaison avec l’armée prussienne, ont fait prendre

conscience des faiblesses dues à l’anti-intellectualisme de la période précédente. Le

mouvement de rénovation est solidaire de la réforme intellectuelle et morale (Renan).

Ainsi, les règlements sont allégés et assouplis, l’ancien ancien corps d’état-major est

supprimé et remplacé par une École de Guerre (1880) où se trouve encouragé l’esprit

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 9

critique, et l’on crée un Conseil Supérieur de la Guerre et un État-major général de

l’armée. Par ailleurs, les manœuvres en plein champ se font plus fréquentes, et les

matériels se trouvent renouvelés en quelque deux décennies. Tout cela est puissamment

aidé par le nouvel élitisme du recrutement officier, qui permet au corps de retrouver un

rang social parmi les élites civiles.

Cependant, en raison même de cette élitisation du recrutement, le corps des

officiers se droitise considérablement. Avec l’afflux de nobles, la proportion des candidats

aux grandes écoles passés par l’enseignement religieux s’envole (34% à Saint-Cyr, 18% à

l’X en 1886, contre moins de 1% quarante ans plus tôt) : ceux-là finissent par donner le ton

(et on est loin des officiers ouvertement libre penseurs, noceurs et soupçonnés de

sympathies à gauche des années 1820 à 1840). Pour la vieille droite conservatrice, l’armée

devient un refuge : son prestige permet de résister à l’érosion des positions de vieilles

familles menacées par la concurrence des nouvelles élites industrielles et commerciales, et

la ferveur nationaliste permet d’enlever à la gauche le concept de nation pour en faire un

instrument de lutte contre les tenants de la lutte des classes. À la fin du siècle, le haut

commandement, grâce à l’usage consacré d’une cooptation à laquelle le pouvoir politique

ne touche pas, est à tonalité conservatrice affirmée.

Une telle tonalité confirme l’isolement social et culturel hérité de la période

précédente. “Fréquente l’élément civil…” continue de refléter l’appréciation hiérarchique

négative à l’encontre de ceux qui bravent les normes de l’exclusivisme militaire. Les

officiers républicains souffrent de l’ostracisme de la majorité de leurs camarades. De ce

point de vue, la conscription n’a rien changé.

Armée-État-société

Les sympathies ultra-conservatrices du haut commandement et d’une bonne partie

du corps des officiers ne débouchent toutefois pas sur des prises de parti : l’obéissance

absolue au pouvoir en place est une véritable mystique, et le pronunciamiento demeure

étranger à l’esprit de l’armée (même quand un général entre en politique : il se retranche

alors de l’institution aux yeux de ses camarades – cas de Boulanger).

Cependant, à beaucoup de points de vue, l’armée constitue un État dans l’État sur

lequel l’autorité politique n’a que peu de prise. Les militaires sont maîtres de l’avancement ;

le ministre est souvent l’un des leurs ; quand il ne l’est pas, il est intimidé et remplit plus

un rôle d’ambassadeur de l’armée auprès du gouvernement que de maître du jeu à

l’intérieur de l’institution… (Girardet émet l’idée que cette autonomie explique l’attitude

des militaires pendant l’affaire Dreyfus : de quoi je me mêle ?). Les problèmes politiques

sérieux commencent lorsque la République radicale (arrivée au pouvoir avec le cabinet

Waldeck Rousseau en 1899) se met en tête de “républicaniser” l’armée : d’en finir avec

une autonomie peu conforme à la logique des choses. La méthode, il est vrai, est brutale

(ce dont témoignent l’affaire des fiches, le forçage des églises lors de l’inventaire des biens

ecclésiastiques, etc.) et semble vouloir aller vers épuration idéologique. Un climat de

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 10

tension et d’aigreur s’instaure entre armée et autorité civile, mais aussi au sein même des

régiments où les arrivistes se convertissent à la République6...

Il y a sans doute plus : un sentiment de lassitude devant la préparation assidue

d’une guerre qui ne vient pas ; des soldes médiocres ; des carrières lentes. Le nomadisme

ayant connu une baisse de rythme, on observe une “contagion matrimoniale”, des relations

plus fréquentes avec le civil, qui créent des besoins, et rendent subjectivement plus étroite

encore la maigre rémunération. Avec la monotonie (à laquelle seule échappe une minorité

ayant choisi l’outremer), reparaissent les vieux démons : engourdissement, dogmatisme,

absence d’initiative. Les écoles militaires ont pour référence l’enseignement secondaire, où

l’on cultive le bachotage et la docilité du bon élève.

Crise politique, crise morale : en dix ans (1897-1907), le nombre de candidats à

Saint-Cyr tombe de moitié pour revenir à son étiage de long terme, la proportion

d’officiers polytechniciens qui démissionnent atteint la moitié de chaque promotion après

quelques années. Les milieux privilégiés sont tentés de se détourner à nouveau de la

carrière militaire. La “bonne société” se renseigne sur les idées du jeune officier qui

courtise la fille de famille, et parfois fait pression sur lui pour qu’il quitte l’armée. Les

sous-lieutenants d’origine X ou Cyr redeviennent minoritaires.

Fort heureusement, la crise multiforme du tournant du siècle, à son apogée en 1906-

1907, est de courte durée. Le brusque changement culturel, la politique de prudence et

d’apaisement menée par les ministres Millerand et Messimy, l’arrivée à la tête de l’armée

du général Joffre (1911), les tensions internationales, y mettent assez vite un terme.

Cette crise aura au moins eu l’effet bénéfique d’ouvrir l’armée malgré elle sur la

société. Reviennent alors les idées de rôle social et colonial qu’on avait vu fleurir, sans

véritable applications, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet – cette fois-ci avec

fruit ! C’est ce qu’on voit en 1891 avec le célèbre article du capitaine Lyautey dans la

Revue des Deux Mondes sur le rôle social – éducatif – de l’officier. Cet article,

d’inspiration catholique, dresse un parallèle avec le rôle social de l’ingénieur qui fait florès

par ailleurs. Il vaut à son auteur quelques ennuis avec sa hiérarchie, mais ne l’empêchera

pas de parvenir à son sommet trente ans plus tard ! Il est bien adapté au contexte créé par la

conscription désormais universelle (“À ce soldat nouveau, il faut logiquement un officier

nouveau”). Mettant l’accent sur la connaissance des hommes, à ses yeux primordiale, il est

porteur d’un regain de sens et de légitimité.

Une inspiration similaire se note chez les acteurs de l’aventure coloniale, qui se

réfèrent à l’empire romain et se font pacificateurs, éducateurs et bâtisseurs. Gallieni publie

un essai, Du rôle colonial de l’armée (1900), qui le codifie. Girardet note que si la pensée

de Psichari (L’Appel des armes, 1913), typique de l’immédiat avant-guerre, s’éloigne de

cette philosophie en faisant de l’armée une citadelle morale mystique qui doit se distinguer

6 “Les conversions à l’idéal nouveau furent aussi nombreuses que foudroyantes ! Les néophytes brûlèrent ce

qu’ils avaient adoré, cessèrent de paraître à l’église, encombrèrent les loges maçonniques, courtisèrent la

République”. Capitaine d’Arbeux, L’officier contemporain, 1911.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 11

de la société civile et de la modernité, la synthèse qui s’avère possible entre préoccupations

sociales et esprit de sacrifice permettra au corps des officiers de les combiner entre 1914 et

1918…

L’entre-deux-guerres

Si la Première Guerre mondiale a accéléré certaines tendances et produit des

mutations au sein de la collectivité nationale, elle en a aussi retardé d’autres. C’est le cas

pour l’armée et de ses rapports avec la nation, où les éléments de continuité l’emportent.

De vieux débats ressurgissent. La guerre a été légitimée pour partie comme la “der

des der”, menée contre le militarisme belliciste au nom d’un universalisme pacifiste et

humanitaire. Dès le conflit terminé, cet antimilitarisme se retourne contre l’armée

française.7 L’idée militaire redevient vite l’apanage de certains milieux conservateurs.

Toutefois, il faut noter à cet égard l’ambiguïté des puissants mouvements d’anciens

combattants qui désormais dominent, au moins pour partie, la vie politique : le pacifisme

(“plus jamais ça”) s’y mélange à la fierté – au patriotisme cocardier façon Déroulède.

Le crédit de l’armée fluctue tout au long de cette séquence : il est orienté à la baisse

dans les années 1920 (où dominent la figure d’Aristide Briand et l’idéal “genevois” de

sécurité collective). Cette première décennie est pour l’armée une nouvelle période de

crise : la nation se détourne massivement de la guerre et des militaires de métier (dont la

vie terne contraste avec la fièvre de l’argent et de la réussite qui dominent la scène parmi

les élites). Il remonte toutefois quelque peu entre 1932 et 1939 (moment où le pacifisme

humanitaire recule à gauche au profit d’une croisade antifasciste).

Recrutement et cadre juridique

Il faut dire que soldes dévaluées et lois successives de dégagement des cadres

(1924 : 35000 officiers ; 1928 : 31000 ; 1936 : 28000) ne font rien pour adoucir le choc.

Les carrières, bloquées par l’encombrement des pyramides dû à l’intégration de beaucoup

d’officiers de réserve ayant bien combattu, sont lentes, ce qui déprime les vocations

d’officier. Le nombre de candidats à Saint-Cyr s’effondre, tout comme celui des poly-

techniciens qui choisissent la carrière des armes, les démissions s’accélèrent. De nouveau,

les officiers issus du rang reviennent en force : en 1928 : le corps se compose de 25% de

saint-cyriens, 50% d’anciens de Saint-Maixent, Saumur et Versailles, et 25% de “rang

pur”, contre 40%, 56% et 4% respectivement en 1913), avec des conséquences auxquelles

l’histoire nous a habitués… Le retour au patriotisme et au prestige de l’armée dans les

années 1937 à 1939 n’aura pas le temps de corriger les graves lacunes enregistrées depuis

près de deux décennies.

Girardet ne fait pas mention de deux développements importants de la période : la

création en 1921 de la gendarmerie mobile, qui délivre l’armée des tâches du maintien de

7 On pourrait ajouter (ce que ne fait pas Girardet) que l’égalitarisme et le solidarisme des tranchées

exacerbent l’hostilité envers la société bourgeoise une fois la paix revenue, et donne un puissant élan aux

doctrines et partis révolutionnaires : que le Congrès de Tours intervienne en 1920 plutôt qu’en 1910 n’est

sans doute pas une coïncidence.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 12

l’ordre d’exception, et la loi de 1928 instituant un corps de sous-officiers de carrière

désormais dotés, on l’a dit, d’un statut (près d’un siècle après celui des officiers). En

revanche, il mentionne la création d’un ministère de l’Air (1928), puis d’une armée (et

d’une école) de l’Air (1935) qui s’autonomise vis-à-vis de l’armée de Terre.

L’“esprit militaire”, son impact sur l’insertion sociale et culturelle

Le caractère terne et déprimé du climat institutionnel connaît deux exceptions

brillantes : la conquête de la troisième dimension, et l’armée coloniale. L’une et l’autre

enflamment les imaginations par la dimension d’aventure individuelle qu’incarnent les

“chevaliers de l’air”, Guynemer, Roland Garros, mais encore le lieutenant Pol Lapeyre, le

capitaine Bournazel au Maroc, les opérations en Syrie – théâtres sur lesquels meurent 300

saint-cyriens entre 1919 et 1939 –, et font l’objet de toute une littérature apologétique.

(Girardet note que l’attachement des militaires aux colonies promet des déchirements

ultérieurs, quand viendra le temps de la décolonisation). Ces secteurs agacent l’armée

métropolitaine traditionnelle, qui voit notamment dans les aviateurs “une armée de voyous

et de bambocheurs”, et dans les “coloniaux” une influence qui détourne l’attention de

l’équilibre des forces en Europe … Girardet note encore au passage une montée en

puissance de la Marine dans les années 1930 : nombre de bâtiments augmente, la pensée

stratégique fleurit, des écoles sont créées, ce qui se traduit par une influence accrue.8

Dans ce décor émerge, à l’initiative d’individualités fortes, une véritable vie

intellectuelle militaire soucieuse de débats : Estienne, Castex, Mayer, de Gaulle, Weygand,

et d’autres qui ne signent pas de leur nom, publient ouvrages et articles dont la presse

(surtout dans la dernière décennie) se fait souvent l’écho. Mais ce milieu intellectuellement

dynamique ne parviendra pas à secouer la torpeur ambiante.

Le “grand schisme” (1940-45)

Girardet voit la période comme une tragédie shakespearienne (p.251) :

…le spectacle historiquement inédit de deux armées se plaçant sous les plis

d’un même drapeau mais refusant à l’autre le droit de l’arborer, opposant la

fidélité à un vieux maréchal à la foi dans un jeune général, se disant héritières

d’un même passé mais chacune refusant à l’autre la légitimité de s’en réclamer.

Au lendemain de la défaite, sur 35000 officiers en 1939, 1200 ont été tués, 800 sont

portés disparus, et 10 000 sont prisonniers. L’humiliation est totale. Légale, l’arrivée de

Pétain au pouvoir suscite l’espoir d’un grand nombre de revoir un jour flotter nos drapeaux

sur nos cités reconquises. Ils seront nombreux, après l’acte constitutionnel du 14 août

1941, à prêter un serment ambigu que certains mettront du temps à rompre. Les valeurs

affirmées par le nouveau régime ne sont pas sans trouver un écho majoritairement

favorable dans un milieu toujours marqué par une forte dominante traditionaliste. Mers El-

Kebir (3 juillet 1940) achève de convaincre ceux-là… On souhaite par ailleurs contribuer à

8 On pourrait ajouter qu’une telle influence se reflétera sous Vichy, mais aussi à Londres, par le rôle des

amiraux.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 13

la grande œuvre de redressement national (à l’exemple de la Prusse qui renaît de ses

cendres militaires après Iéna) : rééduquer la nation (objectif que reflètent bien les Chantiers

de jeunesse).

La fidélité à l’égard de Pétain commence à souffrir après le débarquement allié en

Afrique du Nord : on prend alors conscience d’une chance perdue de reprendre les armes

(camouflées en de nombreux endroits pour cela) contre l’Allemagne. Si équivoques et

ambiguïtés en tous genres abondent avant, les choses commencent à se clarifier après.

Malgré l’épisode Giraud, qui brouille un instant les cartes, nombre d’officiers suivent Juin,

de Lattre, etc. et reprennent le combat à partir de l’Afrique Française du Nord.

En face, ceux (fort peu nombreux au début) qui refusent d’entrée l’armistice, et qui

hors de toute référence constitutionnelle créent une autre légitimité, et une autre armée

(pour l’essentiel recrutée dans l’empire : en 1943, elle compte dans ses rangs 2/3

d’indigènes). Trois officiers généraux seulement, dont un amiral, rejoignent de Gaulle tout

de suite. Il règne parmi eux le sentiment élitiste d’avoir raison contre tous, parfois au prix

de combats outremer (AOF, Gabon, Syrie) entre forces françaises, pour s’assurer des bases

territoriales. Parmi ceux-là, les rapports entre convictions passées et engagements présents

(chez un Leclerc, par exemple) sont brouillés.

Les circonstances produisent un recul de l’esprit fonctionnaire chez les officiers :

on voit reparaître des rapports hiérarchiques très personnalisés de “compagnonnage”, et

même des prestations de serment à la personne du chef : c’est l’antique tradition du chef de

bande fidèle à la marque particulière qu’arbore le fanion auquel on s’est rallié.

Un peu partout, il faut choisir quel chef suivre : outremer, en AFN après la reprise

des combats, en Métropole entre les mouvements et réseaux. Si on y ajoute les officiers

prisonniers en Allemagne, ceci produit au sein du futur corps des officiers réunifié de

l’après-guerre une expérience très éclatée – alors que celle de 1914-18 au contraire avait

été très homogène. Sans compter qu’il faudra y intégrer les cadres civils des FFI qui

souhaitent rester dans l’armée (environ 4000, dont un grand nombre partiront assez vite).

Après la Libération, à un titre ou à un autre, l’épuration écartera 12 000 officiers.

Girardet note pourtant que ce qui constitue un grand hiatus n’a pas fondamentalement

changé le corps des officiers : ses modes de recrutement, son enracinement social, son

esprit (sa façon d’envisager l’éthique et le métier des armes) n’ont pas connu de

bouleversements entre les années 1930 et 1950. Seule la mémoire et les références

(fidélités, refus, rancunes) sont souvent radicalement différentes : l’atomisation des

sensibilités est une réalité avec laquelle il faut compter.

Depuis 1940 et devant le succès final de l’épopée gaulliste, la soumission absolue

au pouvoir légal ne peut plus être l’ancrage fondamental : l’officier sait qu’il peut être

amené à prendre parti. C’est ce qui ressort de la jurisprudence des tribunaux de la

Libération : la sérénité de l’apolitisme traditionnel prend fin. Un officier écrit dans Esprit

en 1950 : “…qui peut affirmer qu’il n’y aura pas la prochaine fois aussi une option à

faire ?…”.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 14

Les leçons de l’Indochine

Sept ans de combats, 1600 officiers tués, 340 disparus, et un millier de morts de

leurs blessures après rapatriement en Métropole : l’épisode indochinois représente un

capital de mémoire d’une singulière puissance, alors même que ceux qui y combattent sont

minoritaires.9 La littérature, le cinéma le célèbrent, les anciens retournent au Vietnam en

touristes. Pourquoi ? L’attachement à un pays où l’on a fait deux ou trois séjours (de 24 à

30 mois) joue sans doute, mais aussi l’orgueil de l’austérité et du sacrifice dans

l’indifférence ou l’hostilité d’une Métropole découvrant la société de consommation sur

fond de querelles politiques.10

Pourtant, c’est un épisode pour l’essentiel douloureux.

Les officiers partagent largement à l’issue le jugement de leur très impopulaire

dernier chef, le général Navarre : “Les véritables raisons de la défaite d’Indochine sont

politiques” (p.275). Inconstance, inattention, buts de guerre imprécis voire incohérents,

moyens inadéquats (matériel vétuste, crédits insuffisants) ont caractérisé le traitement du

problème tant que la victoire était possible ; un entêtement inutile face à un échec

prévisible s’est manifesté après. Le choc a été rude de l’hostilité active d’une partie de la

population, à l’extrême-gauche (PC, CGT), contre laquelle les gouvernements n’ont pas su

protéger les combattants et leur moral. Le sentiment d’une incommunicabilité domine, et

même celui d’avoir été lâchés par la nation : la rhétorique du coup de poignard dans le dos

n’est pas absente. D’où des tensions entre militaires et politiques (ce d’autant qu’est

simultanément soulevée la question de la CED, à laquelle une grande majorité de militaires

sont hostiles, le maréchal Juin inclus, qui le dit haut et fort).

Les jeunes officiers, acteurs principaux de ce conflit très décentralisé, et qui y ont

souvent assumé des responsabilités sans commune mesure avec leurs grades (il arrive que

des capitaines commandent des bataillons), ajoutent à ces sentiments une défiance

profonde à l’égard de l’appareil militaire lui-même, vu comme figé et conformiste.

Sarcasmes et ironie deviennent courants à l’égard des grands chefs, une rupture s’installe

entre générations, à base de décalages d’expériences et d’un désir de rénovation qui se

heurte à l’inertie du système. La presse voit émerger une “jeune armée”, dure, hardie,

intransigeante, prête à rompre avec les traditions au nom de l’efficacité. Grâce à

l’autonomie de fait dont ils jouissent en raison de la distance, le particularisme de certains

corps ou armes (Légion, paras) s’affirme par le renforcement de l’esprit de corps, et

s’affiche comme supériorité (souvent réelle, de par leur recrutement élitaire), source de

prestige. Les allégeances personnelles y prennent un tour encore plus marqué que pendant

la Seconde Guerre mondiale). Des chefs charismatiques émergent (Bigeard, Jeanpierre),

qui incarnent le mépris des conventions bourgeoises, des conformismes de la mode, de la

recherche de la sécurité et du profit, de la bureaucratie et du fonctionnarisme. Ils

symbolisent l’isolement, voire le divorce moral qui résulte de l’engagement en Indochine.

9 Les troupes y sont majoritairement coloniales, locales ou non, ou composées de légionnaires, dont nombre

d’Allemands. Seuls 40% des officiers et 30% des sous-officiers y feront au moins un séjour. 10

Girardet ne mentionne pas deux autres aspects qui peuvent avoir joué : 1) l’Indochine est le fait des seuls

professionnels (on est entre soi, et avec l’éloignement, l’autonomie est grande) ; 2) le système de

rémunération institué en 1949 pour les campagnes outremer est particulièrement généreux.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 15

Après l’expérience des camps viet-minh, une doctrine se fait jour, pour des raisons

bien exprimées par Jean Lartéguy :

…c’est comme le bridge et la belote. Nous autres, faisons la guerre à la belote

avec 32 cartes entre les mains. Eux pratiquent le bridge et ils ont 52 cartes : 20

cartes de plus que nous. Ces 20 cartes qui nous manquent nous empêchent

toujours de l’emporter. Elles n’ont plus aucun rapport avec la guerre

traditionnelle, et sont marquées du signe de la politique, de la propagande, de la

foi, de la réforme agraire (pp.283-284).

Ce corpus doctrinal nouveau, c’est celui de la “guerre révolutionnaire” : selon les

modes d’action enseignés par Mao, l’objectif n’est plus de tenir un territoire, mais

d’instaurer un ordre social, économique, politique par la conquête des masses grâce à une

combinaison de force, de manœuvre politique et de pression psychologique et morale. Ces

leçons stratégiques et tactiques retrouvent spontanément les vieux préceptes de la

“pacification” pratiquée par les grands coloniaux de la fin du XIXe siècle. Mais, énoncé à

l’époque de la décolonisation et d’un ordre international dominé par l’opposition des blocs,

le sens de cette “guerre subversive” est assez vite replacé dans le cadre de l’affrontement

Est-Ouest. L’objectif, dans cette vision, n’est plus celui de 1945-46 (reconquête du

domaine impérial français), mais de contribuer à faire barrage à l’impérialisme soviétique

au sein d’un “monde libre” pris à partie successivement en Grèce, en Iran, en Malaisie, en

Corée, et en… Indochine.

Marquée par la conception d’une guerre révolutionnaire, permanente et universelle

visant à la conquête idéologique du globe, la nouvelle pensée militaire – venue du milieu

de la hiérarchie, notamment parmi les anciens prisonniers du Viet-minh – tend à faire

entrer dans ce cadre l’ensemble des conflits de la planète. Elle obtient droit de cité officiel

en 1956 avec la création de “Bureaux psychologiques” dans les états-majors, d’un “Service

d’action psychologique et d’information” auprès du ministre, d’un “Centre d’instruction de

l’arme psychologique” à Paris, d’enseignements dans les écoles militaires, puis en 1957

avec un numéro spécial de la Revue Militaire d’Information sur la guerre révolutionnaire.

Dès lors se trouve posée la question des valeurs à défendre ou promouvoir selon les

méthodes de la guerre révolutionnaire. Contrer un adversaire totalitaire avec ses propres

méthodes comporte le danger, pour une nation occidentale, d’avoir à renier les idéaux

qu’elle est censée défendre – ceux de la modernité libérale-démocratique. Cette question

des limites (et non celle de la compatibilité, tenue pour assurée) occupera un bon moment

la pensée militaire. Dans la version officielle, enseignée dans les écoles, le civisme

républicain et la morale chrétienne dominent. Mais d’autres versions se font jour,

notamment du côté d’un “ordre chrétien autoritaire traditionaliste”, et d’un “national-

communisme” antimarxiste, mais aussi violemment anticapitaliste.

Si ces développements ou ces divagations n’entraînent pas de dérives partisanes –

l’autonomie et l’unité de l’armée sont sauvegardées –, on s’éloigne tout de même encore

un peu plus de l’apolitisme traditionnel : désormais, l’armée s’exprime.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 16

L’épreuve algérienne

Par deux fois, en mai 1958, puis en avril 1961, une crise violente oppose une partie

(l’auteur précise : une large partie) de l’armée au régime en place : du jamais vu ! Pour

Girardet, ces événements ne peuvent être compris si on ne sait pas que l’Algérie a été

graduellement prise en charge, au plan administratif, par l’armée : l’autorité civile s’est

déchargée elle-même de ses responsabilités de puissance publique.

Au départ, la mission est de rétablir l’ordre, réprimer les soulèvements, pourchasser

les rebelles. Mais très vite on comprend que sans contacts ni renseignements dans la

population, l’échec menace. Les leçons tirées de l’Indochine, les souvenirs de la pacification

à la Lyautey imposent de coordonner étroitement action de force, conquête morale des

populations, établissement d’un nouvel ordre administratif (c’est dans les régions le plus

faiblement quadrillées par le maillage administratif civil que la rébellion s’est d’abord

implantée) – et de s’adapter aux méthodes de l’adversaire. À partir de 1956, sous

l’impulsion du ministre (socialiste) résidant à Alger, Robert Lacoste, les militaires se

voient confier dans toute l’Algérie (Massu et les paras à Alger même) des missions larges

de rétablissement de l’ordre et de reconquête “psychologique” de la population, qu’il

convient de couper de l’organisation rebelle.

L’officier se double alors d’un agent administratif et d’un acteur politique. Dans les

zones pacifiées, les SAS (campagnes) et SAU (villes) font de leurs officiers tout à la fois

des maires, des ingénieurs, des instituteurs, des responsables de dispensaires, etc. Ailleurs,

les officiers des armes assument toutes ces fonctions eux-mêmes (non sans parfois s’agacer

ou protester au nom d’une vision classique du métier). On suscite et encadre des

associations et mouvements (maison des combattants, club des femmes, etc.), des écoles

d’apprentissage ; cinéma et radio sont mis à contribution pour la propagande. L’armée

exerce elle-même la répression policière.

Dès lors, et devant l’inconstance ou l’inconsistance des politiques officielles,

l’armée applique de fait une “politique algérienne” qui ne dit pas son nom, fondée sur

l’affirmation d’une pérennité de la présence française, condition nécessaire de la

reconquête des populations (puisque aussi bien toute indétermination de l’avenir aurait

ruiné les efforts gigantesques entrepris). Elle repose encore sur une promotion civique,

économique et sociale des masses musulmanes. Une telle politique va beaucoup plus loin

que le programme de Guy Mollet (1956), fondé sur le triptyque “cessez-le-feu, élections,

négociations”. Cette vision quasi kémaliste d’une “Algérie nouvelle” finit par opposer

l’armée aux colons et à leurs représentants, lesquels ne voient pas cela d’un très bon œil.

Elle ne va pas jusqu’à spécifier s’il faut aller jusqu’à l’intégration totale (définie comme

assimilation, égalité des droits, mise en commun de toutes les ressources matérielles de

l’Algérie et de la Métropole) ou à la création d’une “personnalité algérienne”, mais

l’alternative est explicitement évoquée dans des publications militaires. Pour nombre

d’officiers ayant fait aux masses musulmanes11

le serment de ne pas abandonner

11

Et surtout des hommes en armes, fidèles ou ralliés : en 1962, ils ont en tout 80 000 supplétifs, 60 000

appelés et 60 000 villageois membres des groupes d’autodéfense.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 17

l’Algérie,12

et les ayant exposées à l’hostilité et aux représailles de la rébellion, toute

évocation d’une “autre” solution met sur la voie d’une trahison d’autant plus insupportable

que certains ont déjà l’expérience toute fraîche (et le sentiment de culpabilité qu’elle

suscite) de l’abandon des populations indochinoises restées fidèles à la France. Faute d’un

pouvoir fort à Paris, jusqu’en 1958, la Formule clausewitzienne se trouve inversée, et la IVe

République en meurt.

À tous ces facteurs, il faut bien sûr ajouter l’attachement affectif profond de l’armée

à l’Algérie, lié aux traditions et à l’imaginaire hérités de l’expansion coloniale, au rôle de

refuge de l’AFN en 1940-42, au train de vie et à la considération plus élevés en Algérie

qu’en Métropole…

Pourtant, il n’y a pas, en mai 1958, de pronunciamiento militaire : c’est une émeute

populaire parmi la population européenne d’Algérie qui déclenche le processus. Improvisé,

l’appel au général de Gaulle semble avoir été soufflé par d’autres. La pénétration gaulliste

au sein de l’armée est d’ailleurs limitée (l’attachement personnel à de Gaulle est au mieux

le fait des anciens des FFL de 1940-43, soit une minorité d’officiers). Et il n’y jamais de

tentation de gouvernement militaire. S’il est vrai que l’armée a pris parti et accompagné un

mouvement destiné à infléchir les orientations d’une politique, elle rentre sagement dans

les limites de ses attributions dès que de Gaulle parvient au pouvoir.

Il reste que, pour la seconde fois en 18 ans, l’indiscipline la plus grave est

couronnée de succès, et absoute par un large consentement populaire ex post facto.

L’obéissance passive des militaires semble devoir être remisée au musée. Elle est

désormais, et cela se dit et s’écrit ouvertement, conditionnelle et révocable. Il y a là comme

un droit de veto, voire d’arbitrage, au nom de l’intérêt supérieur de la nation.

Les ambiguïtés de la politique gaullienne finiront par susciter la révolte de certains

parmi les plus impliqués, la lassitude et l’inertie des autres. L’attentisme de ceux-là, plus

semble-t-il que leur loyalisme, finira par l’emporter. L’armée ne manifeste, à quelques

rares exceptions près, aucun soutien aux émeutiers civils algérois de janvier 1960. Et

lorsqu’un “quarteron de généraux en retraite” appuyé sur un groupe d’officiers supérieurs

des régiments d’élite les plus impliqués lève l’étendard de la révolte, l’habileté et l’inflexi-

bilité du pouvoir auront vite raison du putsch. Comme si, venue de loin (du XIXe siècle) et

foncièrement conservatrice, la culture de l’armée de terre – obéissance passive – avait

repris le dessus. L’Indochine et l’Algérie n’auraient alors été que de fortes fièvres passagères.

L’auteur n’évoque pas les objectifs ultimes des putschistes de 1961 (tout comme il

ne met pas en relief l’originalité historique d’avril 1961 comme première vraie rébellion

militaire) : souhaitaient-ils réussir politiquement – renverser de Gaulle pour imposer au

pays l’Algérie française –, ou seulement se livrer à un baroud d’honneur pour sauver une

face insupportablement endolorie ?

12

Ces serments devant des villages entiers rassemblés se doublent de serments devant le cercueil d’officiers

tombés au combat (par exemple, celui du colonel Jeanpierre, chef charismatique du 1er

REP, en 1958), au

nom du refus de sacrifices inutiles.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 18

Une conscience militaire à reconstruire

Girardet ne consacre que dix pages à la période écoulée depuis 1962 (et encore, les

séquelles de la période précédente en occupent six !). Il note que dans les dix-huit mois qui

suivent le putsch l’unité de l’armée est mise à rude épreuve (quelque 1 000 officiers

démissionnent, 200 sont poursuivis en justice, 530 sont autoritairement dégagés des

cadres), et qu’à l’issue le malaise est général :

…beaucoup de ceux qui avaient alors accepté de suivre la voie de l’obéissance

n’en restaient pas moins liés, par un sentiment de fidélité tenace, quasi

instinctif, à ceux de leurs camarades dont ils connaissaient les mobiles et qu’ils

ne pouvaient en toute conscience tenir pour moralement condamnables (p.317).

Ce malaise est aggravé par la délation, par le discrédit relatif du haut comman-

dement (soupçonné d’avoir peu résisté au pouvoir), et surtout par la mauvaise conscience

engendrée par le sentiment d’un reniement ayant entraîné la mort de très nombreux

loyalistes indigènes désarmés au titre des Accords d’Évian.

S’interrogeant sur le sens de ce que l’historien observe dans les années 1950 et

jusqu’en 1962, en Indochine puis en Algérie, Girardet évoque, pour la récuser, une

interprétation (celle de Jean Planchais) en termes de “poujadisme militaire”. Certes, en

dehors même de la concomitance (le mouvement lancé par Pierre Poujade émerge en 1953

et s’éteint en 1958), certains traits semblent justifier le parallèle.13

Mais la crise peut-elle se

ramener à un simple refus des mutations d’ordre technologique, intellectuel et social qui

affectent à ce moment le pays et l’ordre international ? C’est difficile à croire. D’abord,

parce que la modernité technologique et intellectuelle n’est pas refusée14

– même si le

milieu est rebelle à toute conception étroitement techniciste15

d’un métier qu’il continue à

voir dominé par les forces psychologiques et morales et les antiques vertus guerrières. La

notion d’efficacité est explicitement revendiquée à cette époque par les officiers le plus en

pointe, qui veulent rénover l’institution. Quant au conservatisme social, le programme

conçu pour l’“Algérie nouvelle” suffit à le démentir.

Le passéisme supposé des officiers est donc un faux débat : la bonne interprétation

part du divorce, lors du processus de décolonisation, entre une armée engagée dans des

guerres lointaines et une société en paix qui se détourne des valeurs guerrières au profit de

valeurs économiques et sociales.

13

Le parallèle étonne aujourd’hui, mais il était assez courant à l’époque. Il s’éclaire à la lumière de ce

qu’écriront beaucoup plus tard Nicolas Weill et Michel Winock (in “La mort de Pierre Poujade, précurseur

d'un nouveau populisme”, Le Monde, 29 août 2003 : www.bloghotel.org/Revolutions/26624) : “Le

poujadisme peut se définir comme une rébellion sectorielle érigée en vision du monde puisant dans le

répertoire de la révolte contre les ‘gros’, le fisc, les notables et le rejet des ‘intellectuels’, au nom du ‘bon

sens’ , des ‘petites gens’. […] L'échec final tient au conservatisme foncier du mouvement dans un monde en

plein changement : "Nous défendrons, dit Poujade, la structure traditionnelle de l'économie française."

Programme évidemment suicidaire !”. 14

Girardet mentionne (p.320) que le titre de l’ouvrage-phare du colonel R. Trinquier est La guerre

moderne… 15

C’est sans doute ce qui sépare la culture de l’armée de Terre de celles de la Marine et (surtout) de l’armée

de l’Air. Il est dommage à cet égard que Girardet se soit limité à la première.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 19

Cet isolement dicté par les missions qui leur sont assignées est redoublé pour les

militaires et leurs familles par un style de vie qui les empêche de s’intégrer : nomadisme

intense et séparations d’avec la famille (dont la durée moyenne entre 1946 et 1959 est de

48 mois, soit 30% du temps ; seuls 3% des effectifs n’en ont connu aucune). Cette

difficulté est aggravée en Métropole par des difficultés de logement (Girardet renvoie ici à

La crise militaire française, chapitre “modes de vie”), mais aussi par la fréquence dans le

milieu officier des familles nombreuses. Il est vrai toutefois que le milieu, mû par un

certain mépris pour la société civile dont il ne partage pas les valeurs, ne cherche pas

toujours à s’intégrer… Le contact prolongé avec le contingent16

n’a pas joué le rôle de lien

armée-nation qu’on aurait pu imaginer. Là encore, les circonstances ne s’y prêtaient

pas… : le service militaire, si fortement valorisé sous la IIIe République, est devenu une

corvée dont on attend la fin (la “quille”) avec impatience.

L’auteur conclut : “De la marginalisation à la contestation, puis à la rébellion, le

chemin à parcourir n’est sans doute pas considérable…” (p.323). La suite est traitée en à

peine quatre pages, qui terminent le livre. Comment effacer les heurts, les traces laissées

par les passions et les équivoques ? Comment reconstruire l’unité de l’armée ? Comment la

réinsérer dans la communauté nationale ? La tâche s’est avérée moins difficile, et ses fruits

plus précoces, que prévu. Girardet en attribue le mérite à l’intelligence tenace des

politiques menées sous Pompidou et Giscard, sans préciser le contenu de ces politiques. Il

mentionne encore le général Méry, Chef d’état-major des armées de 1975 à 1980, qui

restaure des liens “normaux” entre dignitaires militaires et pouvoir politique (acceptation

par les premiers de la décision des seconds, acceptation par ceux-ci du principe de

consultation des premiers), et celui du général de Bellecombe, réformateur (dans le sens de

l’ouverture intellectuelle) de la formation des officiers, d’abord à Coëtquidan, puis à

l’École de Guerre et à l’Enseignement Militaire Supérieur (1982-1990).

En sens inverse, le vieil antimilitarisme semble avoir très largement disparu.

L’armée s’est banalisée : elle ne suscite pas plus d’élans de ferveur envers le soldat que le

rejet. Ni “sauveur”, ni “instrument de la réaction”, l’officier est un fonctionnaire un peu

particulier (notamment par l’endorecrutement et l’endogamie élevés qui le caractérisent

collectivement, à supposer que ces traits ne soient pas partagés par d’autres catégories

sociales). Les modes de vie et les comportements ne se distinguent plus, niveau par niveau,

de ce que l’on trouve dans le civil. Intégration sociale et culturelle, donc.

La fin de la conscription comporte toutefois un risque de repli sur soi. S’il doit y

avoir un nouveau rôle éducatif et social de l’officier, qui en prendra l’initiative et d’où

viendra l’appel ? L’ouvrage se termine toutefois sur la note d’optimisme de sa dernière

phrase : “Les étonnantes facultés d’adaptation dont témoignent parfois les institutions – et

tel a été bien souvent le cas de l’instituteur militaire – permettent d’en exprimer l’espoir.

Encore faut-il en comprendre l’urgence, et aussi contribuer à en promouvoir la volonté”.

16

On pourrait ajouter, chose peu connue, que le contingent redevient avec l’Algérie la première composante

de l’armée de Terre par le nombre, ce qu’il n’était plus le cas depuis 1940.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 20

D’une édition à l’autre : réception, évaluation

La thèse d’État dont le livre était tiré avait valu à son auteur la carrière universitaire

brillante qu’on sait, pour l’essentiel à l’Institut d’études politiques de Paris. La première

édition de l’ouvrage (1953), malgré certains jugements sévères du côté des Annales, avait

vite été considérée comme un classique. Épuisée assez rapidement, elle forçait les

historiens ou les étudiants désireux de la lire à courir les bouquinistes de France et

d’ailleurs dans l’espoir d’un dénicher un exemplaire. Trop souvent consultés ou prêtés,

ceux qu’on trouvait en bibliothèque étaient passablement usés. Les pressions en faveur

d’une réédition sont restées vaines jusqu’en 1998, et l’on peut s’interroger sur les raisons

qui motivent cette abstention, qui à n’en pas douter était celle de l’auteur lui-même.

Au-delà de l’explication par la vie universitaire qui continue – par les travaux

entrepris sur d’autres sujets et qui absorbent tout son temps –, il faut tenir compte de

l’immensité de la tâche que promettait une version augmentée (périodes postérieures à

1939 à ajouter) et révisée (au vu de l’importante production historiographique parue entre-

temps sur les périodes antérieures), qui l’auraient obligé à se lancer dans des recherches à

nouveaux frais de même ampleur que celles conduites au titre de sa thèse d’État. Une autre

explication possible mérite considération : Girardet avait conscience des lacunes d’une

approche du sujet par le politique, que Lucien Febvre en personne avait soulignées17

:

Le beau sujet ! mais sur ce beau sujet, on ne trouve dans l’étude de M. Raoul

Girardet qu’une esquisse d’histoire politique rapide et peu payante. Car ce que dit

l’auteur, on le devine trop d’avance. Il le dit de façon amusante, sans doute, et

vivante ; il exhume des chansons, des conclusions d’articles, des phrases de

journaux souvent piquantes. Mais c’est un ouvrage entièrement de seconde main

qu’il nous donne – alors qu’on aurait souhaité tout autre chose. Que représentait

le corps des officiers français dans la vie de la nation, aux dates successives qu’il

convenait d’envisager ? Quelle était son importance numérique ? Quelles sont son

appartenance sociale, son origine, ses alliances, son train de vie, la place

qu’occupaient ses membres dans la vie de garnison française à ces diverses

époques (…). Le beau tableau qu’il y aurait eu à faire d’une de ces vies

collectives de groupe dans le cadre d’une vie collective de cité ? (…) Et non pas

une esquisse brillante mais rapide d’une histoire politique qu’on connaît d’avance.

En d’autres termes, le petit chapitre de 40 pages intitulé “La société militaire”

aurait dû constituer, étendu, nourri de relevés et d’exemples concrets, alimentés

par des mémoires et des souvenirs – ce petit chapitre aurait dû devenir le centre

du livre. D’un livre dont il faut bien dire du reste qu’il était à peu près impossible

à écrire sans vingt ans de recherches, et dans les Archives de la Guerre et dans les

Archives privées, et aussi dans les mémoires des Sociétés d’histoire provinciale,

des Académies de province notamment, abondantes en nécrologies suggestives. –

Alors le livre aurait été de bonne prise pour les Annales. Admirable sujet, oui. La

rançon c’est, précisément, qu’aux prises avec un si ample travail l’auteur n’a pas

pu, dans le peu de temps dont il disposait, donner autre chose qu’une esquisse où

le Dreyfusisme, le Boulangisme, l’Antimilitarisme et beaucoup d’autres machines

en isme jouent leur partie traditionnelle.

17

Cf. Comptes rendus, Annales, vol.10, n°1, 1955, pp.124-125.

Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 21

Que Girardet ait été sensible à cette critique (en dépit de tout ce qui l’opposait à

l’école des Annales dans la façon d’envisager l’historiographie), c’est ce que suggère le

livre collectif tiré des travaux d’une commission de l’École de Guerre qu’il animait à la fin

des années 1950, et publié en 1964 sous sa direction : La crise militaire française, 1945-

1962. Son contenu, dont on a déjà rendu compte ici (vol.5, n°2), est pour une large part

sociologique, et reprend presque exactement le programme idéal que traçait Febvre en

1955. Il reste que, sans doute débordé par ailleurs, il a préféré s’entourer de jeunes

sociologues (Hubert J.-P. Thomas et Paul Bouju) pour le mener à bien.

Il était donc sans doute peu urgent à ses yeux de réunir tous ces compléments à

l’édition originale en un seul volume. Lorsqu’il s’y décide enfin, à 80 ans passés, on

retrouve dans l’édition augmentée de 1998 les linéaments de l’analyse brillante proposée

en 1964 des épreuves marquantes que furent pour l’armée française l’Indochine et

l’Algérie, analyse à laquelle il adjoint son interprétation du “grand schisme” de 1940-1945.

Après des développements aussi denses et aussi précieux, le traitement, expédié en

quelques pages, de la période écoulée depuis 1962 ne peut manquer de laisser le lecteur sur

sa faim, tout comme déçoit quelque peu l’absence de conclusion générale offrant une

grande synthèse sur les deux siècles écoulés. Mais peut-être faut-il y voir un appel à des

successeurs ?…