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Classiques des sciences sociales dans le champ militaire
Classics of Social Science in the Military Field
Raoul Girardet
La société militaire de 1815 à nos jours
Paris, Librairie académique Perrin, 1998
Présenté par Bernard Boëne
Il s’agit là de la version enrichie et augmentée, près d’un demi-siècle après sa
parution initiale en 1953, du livre que l’auteur avait tiré de sa thèse d’État.1 Là où la
première édition s’arrêtait au seuil de la Seconde Guerre mondiale, la période écoulée
depuis lors fait ici l’objet des quatre chapitres terminaux. C’est un travail d’histoire sociale,
des mentalités ou de l’esprit public : une histoire compréhensive, qui vise à restituer le sens
collectif, l’ampleur et les conséquences des phénomènes, tendances, ruptures et
continuités, affectant la conscience militaire sur la longue période. Sans doute parce qu’ils
sont porteurs de la veine centrale de la tradition militaire française, il y est pour l’essentiel
question de l’armée de Terre, et notamment de ses officiers.
La restitution de l’ouvrage esquissée ici suit le plan chronologique qui est celui de
son auteur. Chaque période y fait l’objet de développements structurés de manière
similaire : conjoncture des valeurs, priorités sociales et politiques, recrutement, cadre
juridique, place et prestige accordés à l’armée et au soldat, distinctions à faire entre
groupes sociaux.
La “vieille armée” (1815-1870)
1815-1848
Après un quart de siècle de combats quasi ininterrompus, la société française se
détourne à cette époque de la guerre et des valeurs guerrières : cette première période est
marquée par une marginalisation de l’armée. L’aristocratie de la Restauration soupçonne
les militaires de nostalgies révolutionnaires ou impériales ; la bourgeoisie (dont les élites
ne sont pas insensibles à l’influence pacifiste des saint-simoniens) est occupée à
s’enrichir ; les paysans se souviennent des rigueurs d’une conscription à laquelle ils ont
1 On ne reviendra pas sur le parcours de l’auteur, déjà présenté ici à l’occasion de l’hommage posthume qui
lui a été rendu dans le numéro d’hiver-printemps 2014 (vol.4, n°1) et de la recension, dans celui d’été
automne 2015 (vol.5, n°2), d’un autre ouvrage, La crise militaire française, 1945-1962, numéros auxquels on
renvoie le lecteur.
Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 2
souvent résisté de manière opiniâtre. Un antimilitarisme doctrinal, d’audience limitée
(humanitarisme républicain, pacifisme chrétien, idéologie libérale), se fait jour. Les
portraits littéraires d’officiers (Balzac, Stendhal, Vigny) sont à ce moment discrets et peu
flatteurs (ils seront plutôt indifférents par la suite). Seule la gauche républicaine révère
l’armée. Cette dernière souffre du contexte, et de la longue inaction qu’il lui impose, à
peine entrecoupée d’opérations peu susceptibles d’enflammer l’imagination. La condition
militaire se marque alors par une vie de garnison terne et monotone, un prestige en berne,
et des moyens d’existence réduits : Grandeur et servitudes.
1848-1870
Le moment qui suit se caractérise par une brusque inversion sur la plupart de ces
points. Le soldat devient défenseur (efficace) de l’ordre lors des révolutions de 1848 à
Paris et en Europe. La droite l’encense, la gauche (souvent à regret) le honnit. De plus,
l’action extérieure se fait plus abondante sous Napoléon III, qui donne au sabre un primat
sur l’autorité civile, et s’entoure de fastes militaires. Le prestige social des officiers
remonte très sensiblement. Encore vivace dans les faubourgs, le culte napoléonien aussi
(depuis la fin du règne de Louis-Philippe). Mais un internationalisme pacifiste s’affirme
parmi les républicains bourgeois (Ligue de l’enseignement : Jean Macé) et chez les
premiers tenants d’une révolution prolétarienne.
Recrutement social
La loi Gouvion Saint-Cyr de 1818 rétablit la conscription, abolie par Louis XVIII
quatre ans auparavant. Mais on est alors loin d’un service militaire universel : dans le rang,
les appelés sont minoritaires (ils représentent entre 20 et 30% des effectifs totaux) ; tirés au
sort, ils font un service long (6, 7 ou 8 ans selon le moment) qui les rapproche des
engagés : la doctrine consacre la valeur des “vieux soldats” (d’où sont tirés les sous-
officiers). La possibilité de remplacement à titre onéreux pour ceux des plus fortunés qui
ont tiré un mauvais numéro trahit la véritable finalité de cette loi (révisée par Soult en
1932) : servir de béquille et d’aiguillon à un recrutement à titre principal volontaire, dont
on redoute l’insuffisance, et faire en sorte de diriger vers le rang de l’armée ceux qui n’ont
rien de mieux à faire.
Le recrutement des officiers connaît quelques difficultés, en raison de la médiocrité
de leur statut social et de leur condition matérielle, d’un intense nomadisme, et de
l’absence de gratuité des études à Saint-Cyr et Polytechnique ; les carrières sont lentes, du
fait d’un avancement à l’ancienneté (pour éviter l’arbitraire des débuts de la Restauration)
et de l’encombrement qui en résulte des pyramides de grades léguées par l’Empire. La loi
Gouvion Saint-Cyr prévoyait un corps composé de 2/3 de sous-lieutenants sortis d’écoles
et d’1/3 promus par le rang : très vite, c’est la proportion inverse qui prévaut. Il s’ensuit
une certaine médiocrité intellectuelle (que n’oblige pas à corriger l’absence d’initiative), et
un isolement au sein des élites de la nation. Le contraste est fort avec l’Angleterre et
surtout la Prusse, où le lien entre état d’officier et noblesse est très affirmé. On observe un
grand nombre de démissions dans parmi ceux qui auraient vocation à constituer l’élite du
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 3
corps. La bourgeoisie, moyenne et petite, et la paysannerie forment de plus en plus
nettement le centre de gravité du recrutement, la (petite) noblesse une grosse minorité (qui
pourtant donne le ton) ; seule, la classe ouvrière n’est pas représentée parmi les officiers.
Une amélioration graduelle s’affirme sous le Second Empire, pour cause de prestige
en hausse. Les aristocrates démissionnent moins souvent après quelques années de service
qu’ils ne le faisaient jusque-là. Mais les effets de ce redressement de la situation
interviendront trop tard pour faire du corps des officiers l’égal de celui de Bismarck (c’est
ce qu’observent Renan, ou encore Gobineau, et nombre de visiteurs étrangers avant 1870).
Le cadre juridique
Novation radicale : une loi de 1834 introduit le premier statut des officiers, qui les
met à l’abri des rigueurs du marché et de l’arbitraire politique. Girardet écrit :
…ce fait essentiel que constitue la mise en place définitive d’un ordre institu-
tionnel, administrativement géré et rigoureusement établi sous la seule autorité
du pouvoir politique en place. Ainsi se trouvent définies et appliquées les règles
très précisément circonscrites […] d’une véritable “carrière” militaire […].
C’est dans le cadre de cette carrière que se trouve désormais enfermé le destin
du soldat professionnel […], inséré dans un système de plus en plus structuré de
droits, d’obligations et de devoirs (p.63).
Il note l’émergence à venir, grâce à ce statut et à l’égalité des chances qu’il promeut,
d’une classe moyenne de la fonction publique, et sinon la promesse d’une certaine
démocratisation, à tout le moins celle d’un certain renouvellement social.2
L’‘esprit militaire’, son impact sur l’insertion sociale et culturelle
L’armée de cette longue période manifeste une volonté de se démarquer du civil. Se
référant à des exigences particulières, elle exalte l’esprit anti-bourgeois et pratique une
fermeture délibérée à l’égard de la société. Les officiers ne fréquentent guère l’élite civile
locale de leurs villes de garnison (ce à quoi le décalage social qui les sépare d’elle ne se
prêterait guère), et ils restent à l’écart des grands courants de la vie nationale. Cet
isolement social et culturel est sciemment organisé par la loi, et entretenu par les usages,
traditions et préjugés. Le mode de vie est dominé par une mobilité géographique effrénée :
les corps bougent tous les 2 ans, voire tous les ans ! Un tel nomadisme, conjugué à la
modicité des revenus, rend les mariages particulièrement problématiques, ce d’autant qu’ils
sont soumis à autorisation préalable (avec vérification d’une dot “convenable” de la
promise…). Le régiment est le seul foyer de relations, avec l’arme le seul ancrage
identitaire proche.
La professionnalisation du métier d’officier induit l’oubli des milieux d’origine :
l’expérience professionnelle devient plus prégnante que les origines sociales dans les
2 Girardet voit bien l’importance symbolique de ce statut protecteur, et l’empreinte forte qui est la sienne
(redoublée un demi-siècle plus tard par des mesures similaires dans la fonction publique civile) sur
l’imaginaire social en France. Il ne note toutefois pas que les sous-officiers devront attendre 1928 pour jouir
d’un statut propre, et que le rang n’y aura accès qu’avec le Statut Général des Militaires de 1972.
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attitudes. L’ethos se marque par un culte (nouveau) du devoir, de l’abnégation et du
sacrifice. La discipline et l’obéissance passive deviennent les principes de base, en réaction
aux excès de spontanéité enthousiaste des épopées révolutionnaire et napoléonienne : cette
évolution “à la prussienne”, déjà observable à la fin de l’Ancien régime, reprend
puissamment son cours. Le règlement et l’ordre écrit, leur application mécanique, se
substituent aux antiques vertus d’initiative et d’audace, que l’institution ne valorise plus.
Routine, formalisme, incapacité à improviser (sauf en Algérie et plus généralement outre-
mer, où continue à régner l’ancien style impétueux et indiscipliné). Dès la Restauration, un
système d’inspections régulières très poussées est mis en place. Le commandement prend
un caractère dur et dépersonnalisé. On cultive un anti-intellectualisme officiel (Nicht
raisonniren, disait déjà Frédéric de Prusse, le “roi-sergent”) – jusque dans les écoles : à
Saint-Cyr, le dressage l’emporte sur l’enseignement. Au-delà, notamment dans l’action,
c’est “débrouillez-vous !”… D’où la pauvreté des conceptions tactiques et stratégiques – on
ne rêve que de charges héroïques – et la médiocrité du haut commandement en 1870.
Armée-État-societé
La période se marque encore par de fréquents changements de régime politique, qui
induisent une obéissance passive au régime en place. À aucun moment il n’est question de
pronunciamento : il n’existe pas de “parti militaire” ! La neutralité objective est de règle :
l’expression publique de sympathies ou d’antipathies politiques est absente, et on garde
pour soi des penchants subjectifs qu’on sait, ou qu’on suppose, du côté de l’ordre. Bref, un
loyalisme scrupuleux règne du haut en bas de la hiérarchie. La philosophie implicite
derrière ces comportements et attitudes est qu’on sert la Nation, laquelle transcende les
régimes successifs, ce qui tranche avec les fidélités dynastiques personnalisées observables
jusqu'au XVIIIe siècle, et constitue une radicale nouveauté. La raison profonde en est la
crainte de voir l’unité de l’armée se briser si on laisse s’exprimer en son sein les
préférences politiques des uns et des autres (mais on trouve la même attitude chez les
fonctionnaires civils de l’État tout au long du XIXe). Les conspirations bonapartistes de
1821-22 sont le fait de demi-soldes, de retraités et de sous-officiers, beaucoup plus que
d’officiers d’active (chez qui l’amalgame entre cadres de la Grande Armée et aristocrates
de retour d’émigration s’est fait assez vite). On ne trouve que de très rares exceptions
d’officiers politiquement engagés (Cavaignac, par exemple).
Le loyalisme et l’habitude de l’obéissance passive expliquent sans doute l’indéter-
mination, le malaise et les hésitations militaires lors de troubles révolutionnaires ou de
transitions politiques critiques. Entre 1849 et 1851, l’armée est en position d’arbitrage
entre Louis-Napoléon, Président, et l’Assemblée à majorité conservatrice, favorable à une
restauration de la royauté : elle tranche en faveur du premier, son chef direct (Constitution
de 1849), et retourne dans ses casernes. Encore s’agit-il là de la seule garnison de Paris,
préalablement noyautée, et non de toute l’armée (Louis-Napoléon a reçu nombre de refus
polis lorsqu’il a essayé de gagner la haute hiérarchie à sa cause). À l’inverse, lorsqu’une
émeute parisienne mettra un terme à son règne, aucune épée, aucune voix militaire ne
viendra le défendre malgré le régime de faveur que le Second Empire a consenti à l’armée.
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Sans doute sous l’influence des idées saint-simoniennes, on note à ce moment en
son sein un regain d’audience de la notion “romaine” d’utilité économique et sociale de
l’armée en temps de paix (non entièrement originale : Louvois l’avait déjà mise à
l’honneur sous Louis XIV), qui émerge vers la fin de la Restauration avec le général
Morand (1829). Une richesse nationale accrue, l’armée délivrée de l’oisiveté et de
l’engourdissement, son prestige restauré, les qualités physiques des recrues développées et
améliorées, tels devaient être les principaux bénéfices que la collectivité aurait à recueillir
d’une implication dans des projets à grande échelle en matière d’infrastructure. Ces
conceptions trouvent un écho chez le maréchal Bugeaud3 en Algérie pour la colonisation
du pays nouvellement conquis. Mais la Chambre refusera à plusieurs reprises (1844, 1847)
de s’engager dans cette voie. Dans une veine voisine, l’idée d’un rôle éducatif et social de
l’armée4 fait son apparition à ce moment dans des cercles militaires restreints (officiers de
rang moyen), et sans beaucoup d’audience.
Ces idées, promises à un bel avenir mais jamais vraiment appliquées à l’époque,
disparaissent sous le Second Empire : les armées y sont occupées à faire la guerre en
nombre d’endroits, et le malaise dû à l’absence de prestige après 1815 fait place à plus
d’assurance en société. On peut donc dire qu’il n’y eut jamais vraiment, dans la vieille
armée, de conscience de ses responsabilités sociopolitiques : sa mission telle qu’elle la
conçoit n’est pas d’arbitrer entre les pouvoirs, encore moins de servir d’instrument de
régénération nationale, mais bien de préparer et de faire la guerre (d’où la frustration
lorsque cette dernière se fait très longtemps désirer). Mais qu’attendre d’autre d’une quasi-
armée de métier que sa culture et sa sociabilité ont presque entièrement coupée de la
société civile ?
Les débuts de l’armée nationale (1872-1914)
1870-1890
À partir des années 1870, l’armée devient l’“Arche sainte” de la nation. Après une
défaite qui a stupéfié tout le monde, et l’écrasement de la Commune, vu comme
l’économie d’une nouvelle révolution, le sentiment de gravité, le recueillement et la
ferveur autour d’elle atteignent des sommets. Les querelles politiques sont d’abord
reléguées au second plan, au nom d’une volonté de redressement national. La loi de
conscription de 1872 vise des effectifs temps de paix en forte augmentation, mais aussi un
renforcement de la cohésion nationale par l’expérience prolongée de l’ordre rigoureux des
casernes. L’armée, dans l’esprit des législateurs, sera une école de discipline sociale : au-
delà d’un réflexe de classe (garantie contre la subversion sociale), il y a la vision d’une
nation enfin réconciliée (unité nationale), et régénérée (relèvement moral) grâce au service
3 Cité p.109 : “L’armée devenue plus libre par la soumission des Arabes, fera des routes, des chemins de fer
dans toutes les directions. On ne pourrait faire exécuter ces travaux ni aussi vite ni à si bon compte par
aucun autre moyen ; il en est quelques-uns qu’on n’exécuterait pas du tout…”. 4 Cf. p.113 : “C’est par l’armée que les éléments sociaux aujourd’hui divisés s’uniront intimement. C’est en
elle que la fusion s’opérera… L’armée sera le moule d’où sortira la société de l’avenir” (Capitaine Durand,
1841).
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militaire. D’ailleurs, aux connotations “Ordre moral” près, les républicains (Jules Ferry,
Paul Bert, etc.) font leurs ces sentiments5 : avec le jacobinisme guerrier de Gambetta, ils se
défont à ce moment de la tentation internationaliste pacifiste qui était la leur sous Napoléon
III. Lorsque les deux conceptions de l’Homme et de la société s’affrontent politiquement
vers la fin des années 1870, l’armée reste en dehors du conflit par la volonté même des
parties à l’affrontement.
Désormais, elle est partout dans la vie publique : aux nombreux défilés militaires
s’ajoutent des chroniques régulières, très suivies, dans la presse (grandes manœuvres,
biographies des grands chefs), la publication d’almanachs patriotiques, de recueils de chants
et de livres édifiants, voire la récurrence de thèmes militaires dans les expositions de
peinture. Les noms de rues et places font une large part au culte de l’Alsace-Lorraine
perdue. Le rayonnement moral de l’armée passe par un zénith inégalé à ce jour, que même
les tensions consécutives au 16 mai 1877 puis au boulangisme ne parviennent pas à
entamer. Et lorsque paraît en 1887 Le cavalier Miserey, première peinture naturaliste
sombre de la vie de caserne, le roman soulève un tollé quasi unanime.
1890-1914
Cette conjecture idyllique se dégrade quelque peu avec l’arrivée d’une génération
qui prend sur certains points le contre-pied de la précédente, marquée par la défaite. La
belle unanimité fait place à des divisions profondes de la société au sujet de l’armée, en
gros selon un axe droite-gauche, divisions qui ne prendront fin que dans les années qui
précédent 1914. On assiste à la remontée vigoureuse de l’antimilitarisme : celui des jeunes
bourgeois désormais astreints au service militaire, et qui souffrent de la promiscuité des
chambrées comme de la médiocrité brutale de nombre de sous-officiers ; celui des
ouvriers, déçus par le conservatisme social des républicains opportunistes au pouvoir, et
qui se laissent tenter par les sirènes de la révolution prolétarienne ; celui des intellectuels
(pour qui liberté et esprit critique valent mieux que l’Ordre moral) et des militants anti-
cléricaux, que contrarie l’influence de plus en plus visible dans l’armée (alors qu’elle est
en perte de vitesse non moins forte dans la société civile) des représentants d’une vieille
droite conservatrice (cf. “L’esprit militaire”, ci-dessous) pour qui la référence religieuse
demeure centrale.
Cette vieille France réactionnaire, aigrie par la dépression qui affecte l’économie
rurale, par l’industrialisation qui fait émerger de nouvelles élites, et par l’impossibilité de
rester (comme elle l’avait fait depuis 1830) sur ses terres pour bouder un régime qu’elle
n’aime pas, porte l’armée aux nues et y envoie désormais ses fils. Ses valeurs entrent en
résonance avec les siennes propres, et la carrière militaire implique à ses yeux moins de
“compromissions” politiques (cf. le roman de Paul Bourget, L’émigré, 1907) que la
5 Ministre “républicain opportuniste” de l’Instruction publique, Paul Bert militarise littéralement le système
éducatif : main dans la main, instituteur et officier se partagent la socialisation patriotique des jeunes
Français. Les élèves forment des bataillons scolaires, et portent l’uniforme ; une Commission ministérielle de
l’éducation militaire est créée, dont la présidence est confiée à… Déroulède. À la Ligue de l’Enseignement,
Jean Macé, revenu de l’antimilitarisme pacifiste, préface en 1885 un Manuel de tir à l’usage des écoles
primaires, des lycées et bataillons civiques…
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magistrature, la diplomatie ou la haute administration (par ailleurs purgée par les
républicains après 1879, lesquels n’osent toutefois pas encore bousculer ouvertement une
armée devenue le point de ralliement symbolique du nationalisme et de la Revanche qui
déborde largement cette ultra-droite traditionaliste).
L’antimilitarisme est d’abord littéraire : après Le cavalier Miserey paraissent en
rafale, avec une virulence croissante, plusieurs autres romans (Au port d’armes, 1887 ; Les
sous-offs, 1889 ; Biribi, 1890). Le patriotisme lui-même semble en souffrir (cf. Zola, La
débâcle, 1892, et les articles de Rémy de Gourmont ou Jules Renard in Mercure de France
en 1891-92). Le pacifisme humanitaire reparaît à ce moment sous des formes agressives
chez les socialistes (qui souhaitent substituer à l’armée permanente des milices régionales,
idée que développera plus tard Jaurès dans L’armée nouvelle, 1910). Si l’Université
nouvelle (Bouglé, Aulard, Lanson, Durkheim) soutient des positions modérées (souci de
dépasser le cadre national, humanitarisme, devoir patriotique soumis à l’examen des
consciences individuelles), ce n’est pas le cas des instituteurs, chez qui l’expression est
plus radicale : l’école y est mise au service du pacifisme. Parce que les ouvriers grévistes
trouvent souvent en face d’eux l’armée quand les conflits dégénèrent, et qu’ils voient en
elle l’instrument de la bourgeoisie et du patronat, l’antimilitarisme se dote d’une doctrine
chez les révolutionnaires : c’est ce qu’on observe en 1908 avec l’ouvrage de Georges
Sorel, Réflexions sur la violence, et lors de congrès de la CGT, à Toulouse en 1897, puis à
Amiens en 1906, où il est question de “grève militaire”, “refus de prendre les armes en cas
de guerre avec l’Allemagne”.
L’affaire Dreyfus (1897) vient cristalliser et porter à incandescence le conflit,
bientôt redoublé par l’arrivée de la “République radicale”, décidée à en finir avec le
cléricalisme (et qui met l’armée en porte-à-faux : c’est ce qu’on verra avec l’“affaire des
fiches”, en 1904, puis avec l’inventaire des biens religieux, à compter de l’année suivante).
Pourtant, le témoignage du sociologue italien Ferrero (Le militarisme et la société moderne,
publié en France en 1899) conduit à ne pas exagérer la portée de ces divers anti-
militarismes, qui à ses yeux sont loin d’entamer sérieusement le “patriotisme jacobin et
guerrier” qu’il voit dominer en France y compris à gauche.
Ceci peut rendre compte de l’étonnante facilité avec laquelle se ressoude le
consensus autour de l’armée à l’approche de la guerre. Ce mouvement de retour semble
être initié dans la jeunesse intellectuelle (là où l’antimilitarisme avait fait son apparition
vingt ans plus tôt) à partir de 1905, avec les premières tensions internationales (Tanger,
Algésiras, Bosnie, Agadir). En 1910, Charles Péguy, dreyfusard humanitariste, réhabilite
(in Victor-Marie, comte Hugo) les vertus et la gloire guerrières, l’histoire et l’honneur
militaires de la France. Lorsque vient en discussion au Parlement la loi de trois ans votée
en 1913, des pétitions en sa faveur sont lancées dans les facultés et les lycées. Peut-on dire
qu’il s’agit là d’un effet de génération, celle qui monte (dont Psichari serait emblématique)
se montrant toute tournée vers l’action ? En tout cas, en août 1914, l’unanimité nationale
est sans fissures…
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Recrutement
La loi de 1872, en supprimant le remplacement, institue le service militaire
personnel, quoique non encore universel, et encore moins égalitaire : tous ne servent pas
(le tirage au sort subsiste, et des exemptions sont prévues pour certaines professions), et
parmi ceux qui servent, les conditions et durées de service sont loin d’être égales. Il faut
attendre 1889 pour voir le service obligatoire devenir vraiment universel (fin des
exemptions d’office), et 1905 pour qu’il soit enfin égal pour tous. À chaque loi nouvelle,
les effectifs de paix et de mobilisation augmentent. La vie militaire, petit à petit, devient le
lot commun des hommes, qui en font un rite de passage valorisé, une période où l’on
découvre le monde et la modernité loin de son terroir ou de sa ville d’origine.
Malgré la médiocrité persistante des soldes et des pensions, le prestige social des
officiers est au plus haut. On se presse pour entrer dans un corps honoré, devant lequel
toutes les portes s’ouvrent : le nombre de candidats à Saint-Cyr double, puis triple en
quelques années, et marier sa fille à un officier devient un moyen d’accéder à la
respectabilité. D’ailleurs, on voit se renforcer le mouvement (amorcé sous Napoléon III) de
retour des anciennes classes sociales (notamment de l’ancienne noblesse) qui avaient
boudé l’armée depuis 1815. Ceci permet de rééquilibrer à environ 50-50% les proportions
du recrutement “écoles” (Saint-Cyr, X) et “rang” dans les nouvelles promotions d’officiers.
De plus, l’accès à l’épaulette des sous-officiers est désormais subordonné à un concours et
au passage par Saint-Maixent (infanterie), Saumur (cavalerie) ou Versailles (artillerie,
génie), et on voit un certain nombre de jeunes privilégiés recalés au bac ou aux concours
des grandes écoles emprunter cette voie.
Il résulte de ces tendances une montée du niveau d’exigence intellectuelle, et du
niveau social moyen, en même temps qu’une dispersion des origines – effet normal d’une
méritocratie qui se respecte. Mais émerge alors une rivalité, peu évidente jusque-là, entre
origines de recrutement (grandes écoles/ autres écoles) au sein du corps des officiers,
rivalité qui s’alimente à des rythmes d’avancement différents, et se solde pour finir par une
domination forte des polytechniciens et des saint-cyriens au sein de l’École de Guerre et de
la haute hiérarchie. L’unité de l’armée, qui reposait depuis la Révolution sur la proximité
des “officiers de fortune” par rapport au rang dont ils sortaient, se trouve affectée par ces
nouvelles tendances élitistes, par des distances sociales qui s’allongent (un fossé se creuse
entre officiers et rang). Il y a là un paradoxe, puisque c’est la République qui impulse le
mouvement… Cependant, les inconvénients n’en apparaissent vraiment qu’à compter de
1890 environ, césure relative au sein de la période.
L’“esprit militaire”, son impact sur l’insertion sociale et culturelle
La défaite de 1870, et la comparaison avec l’armée prussienne, ont fait prendre
conscience des faiblesses dues à l’anti-intellectualisme de la période précédente. Le
mouvement de rénovation est solidaire de la réforme intellectuelle et morale (Renan).
Ainsi, les règlements sont allégés et assouplis, l’ancien ancien corps d’état-major est
supprimé et remplacé par une École de Guerre (1880) où se trouve encouragé l’esprit
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critique, et l’on crée un Conseil Supérieur de la Guerre et un État-major général de
l’armée. Par ailleurs, les manœuvres en plein champ se font plus fréquentes, et les
matériels se trouvent renouvelés en quelque deux décennies. Tout cela est puissamment
aidé par le nouvel élitisme du recrutement officier, qui permet au corps de retrouver un
rang social parmi les élites civiles.
Cependant, en raison même de cette élitisation du recrutement, le corps des
officiers se droitise considérablement. Avec l’afflux de nobles, la proportion des candidats
aux grandes écoles passés par l’enseignement religieux s’envole (34% à Saint-Cyr, 18% à
l’X en 1886, contre moins de 1% quarante ans plus tôt) : ceux-là finissent par donner le ton
(et on est loin des officiers ouvertement libre penseurs, noceurs et soupçonnés de
sympathies à gauche des années 1820 à 1840). Pour la vieille droite conservatrice, l’armée
devient un refuge : son prestige permet de résister à l’érosion des positions de vieilles
familles menacées par la concurrence des nouvelles élites industrielles et commerciales, et
la ferveur nationaliste permet d’enlever à la gauche le concept de nation pour en faire un
instrument de lutte contre les tenants de la lutte des classes. À la fin du siècle, le haut
commandement, grâce à l’usage consacré d’une cooptation à laquelle le pouvoir politique
ne touche pas, est à tonalité conservatrice affirmée.
Une telle tonalité confirme l’isolement social et culturel hérité de la période
précédente. “Fréquente l’élément civil…” continue de refléter l’appréciation hiérarchique
négative à l’encontre de ceux qui bravent les normes de l’exclusivisme militaire. Les
officiers républicains souffrent de l’ostracisme de la majorité de leurs camarades. De ce
point de vue, la conscription n’a rien changé.
Armée-État-société
Les sympathies ultra-conservatrices du haut commandement et d’une bonne partie
du corps des officiers ne débouchent toutefois pas sur des prises de parti : l’obéissance
absolue au pouvoir en place est une véritable mystique, et le pronunciamiento demeure
étranger à l’esprit de l’armée (même quand un général entre en politique : il se retranche
alors de l’institution aux yeux de ses camarades – cas de Boulanger).
Cependant, à beaucoup de points de vue, l’armée constitue un État dans l’État sur
lequel l’autorité politique n’a que peu de prise. Les militaires sont maîtres de l’avancement ;
le ministre est souvent l’un des leurs ; quand il ne l’est pas, il est intimidé et remplit plus
un rôle d’ambassadeur de l’armée auprès du gouvernement que de maître du jeu à
l’intérieur de l’institution… (Girardet émet l’idée que cette autonomie explique l’attitude
des militaires pendant l’affaire Dreyfus : de quoi je me mêle ?). Les problèmes politiques
sérieux commencent lorsque la République radicale (arrivée au pouvoir avec le cabinet
Waldeck Rousseau en 1899) se met en tête de “républicaniser” l’armée : d’en finir avec
une autonomie peu conforme à la logique des choses. La méthode, il est vrai, est brutale
(ce dont témoignent l’affaire des fiches, le forçage des églises lors de l’inventaire des biens
ecclésiastiques, etc.) et semble vouloir aller vers épuration idéologique. Un climat de
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 10
tension et d’aigreur s’instaure entre armée et autorité civile, mais aussi au sein même des
régiments où les arrivistes se convertissent à la République6...
Il y a sans doute plus : un sentiment de lassitude devant la préparation assidue
d’une guerre qui ne vient pas ; des soldes médiocres ; des carrières lentes. Le nomadisme
ayant connu une baisse de rythme, on observe une “contagion matrimoniale”, des relations
plus fréquentes avec le civil, qui créent des besoins, et rendent subjectivement plus étroite
encore la maigre rémunération. Avec la monotonie (à laquelle seule échappe une minorité
ayant choisi l’outremer), reparaissent les vieux démons : engourdissement, dogmatisme,
absence d’initiative. Les écoles militaires ont pour référence l’enseignement secondaire, où
l’on cultive le bachotage et la docilité du bon élève.
Crise politique, crise morale : en dix ans (1897-1907), le nombre de candidats à
Saint-Cyr tombe de moitié pour revenir à son étiage de long terme, la proportion
d’officiers polytechniciens qui démissionnent atteint la moitié de chaque promotion après
quelques années. Les milieux privilégiés sont tentés de se détourner à nouveau de la
carrière militaire. La “bonne société” se renseigne sur les idées du jeune officier qui
courtise la fille de famille, et parfois fait pression sur lui pour qu’il quitte l’armée. Les
sous-lieutenants d’origine X ou Cyr redeviennent minoritaires.
Fort heureusement, la crise multiforme du tournant du siècle, à son apogée en 1906-
1907, est de courte durée. Le brusque changement culturel, la politique de prudence et
d’apaisement menée par les ministres Millerand et Messimy, l’arrivée à la tête de l’armée
du général Joffre (1911), les tensions internationales, y mettent assez vite un terme.
Cette crise aura au moins eu l’effet bénéfique d’ouvrir l’armée malgré elle sur la
société. Reviennent alors les idées de rôle social et colonial qu’on avait vu fleurir, sans
véritable applications, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet – cette fois-ci avec
fruit ! C’est ce qu’on voit en 1891 avec le célèbre article du capitaine Lyautey dans la
Revue des Deux Mondes sur le rôle social – éducatif – de l’officier. Cet article,
d’inspiration catholique, dresse un parallèle avec le rôle social de l’ingénieur qui fait florès
par ailleurs. Il vaut à son auteur quelques ennuis avec sa hiérarchie, mais ne l’empêchera
pas de parvenir à son sommet trente ans plus tard ! Il est bien adapté au contexte créé par la
conscription désormais universelle (“À ce soldat nouveau, il faut logiquement un officier
nouveau”). Mettant l’accent sur la connaissance des hommes, à ses yeux primordiale, il est
porteur d’un regain de sens et de légitimité.
Une inspiration similaire se note chez les acteurs de l’aventure coloniale, qui se
réfèrent à l’empire romain et se font pacificateurs, éducateurs et bâtisseurs. Gallieni publie
un essai, Du rôle colonial de l’armée (1900), qui le codifie. Girardet note que si la pensée
de Psichari (L’Appel des armes, 1913), typique de l’immédiat avant-guerre, s’éloigne de
cette philosophie en faisant de l’armée une citadelle morale mystique qui doit se distinguer
6 “Les conversions à l’idéal nouveau furent aussi nombreuses que foudroyantes ! Les néophytes brûlèrent ce
qu’ils avaient adoré, cessèrent de paraître à l’église, encombrèrent les loges maçonniques, courtisèrent la
République”. Capitaine d’Arbeux, L’officier contemporain, 1911.
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de la société civile et de la modernité, la synthèse qui s’avère possible entre préoccupations
sociales et esprit de sacrifice permettra au corps des officiers de les combiner entre 1914 et
1918…
L’entre-deux-guerres
Si la Première Guerre mondiale a accéléré certaines tendances et produit des
mutations au sein de la collectivité nationale, elle en a aussi retardé d’autres. C’est le cas
pour l’armée et de ses rapports avec la nation, où les éléments de continuité l’emportent.
De vieux débats ressurgissent. La guerre a été légitimée pour partie comme la “der
des der”, menée contre le militarisme belliciste au nom d’un universalisme pacifiste et
humanitaire. Dès le conflit terminé, cet antimilitarisme se retourne contre l’armée
française.7 L’idée militaire redevient vite l’apanage de certains milieux conservateurs.
Toutefois, il faut noter à cet égard l’ambiguïté des puissants mouvements d’anciens
combattants qui désormais dominent, au moins pour partie, la vie politique : le pacifisme
(“plus jamais ça”) s’y mélange à la fierté – au patriotisme cocardier façon Déroulède.
Le crédit de l’armée fluctue tout au long de cette séquence : il est orienté à la baisse
dans les années 1920 (où dominent la figure d’Aristide Briand et l’idéal “genevois” de
sécurité collective). Cette première décennie est pour l’armée une nouvelle période de
crise : la nation se détourne massivement de la guerre et des militaires de métier (dont la
vie terne contraste avec la fièvre de l’argent et de la réussite qui dominent la scène parmi
les élites). Il remonte toutefois quelque peu entre 1932 et 1939 (moment où le pacifisme
humanitaire recule à gauche au profit d’une croisade antifasciste).
Recrutement et cadre juridique
Il faut dire que soldes dévaluées et lois successives de dégagement des cadres
(1924 : 35000 officiers ; 1928 : 31000 ; 1936 : 28000) ne font rien pour adoucir le choc.
Les carrières, bloquées par l’encombrement des pyramides dû à l’intégration de beaucoup
d’officiers de réserve ayant bien combattu, sont lentes, ce qui déprime les vocations
d’officier. Le nombre de candidats à Saint-Cyr s’effondre, tout comme celui des poly-
techniciens qui choisissent la carrière des armes, les démissions s’accélèrent. De nouveau,
les officiers issus du rang reviennent en force : en 1928 : le corps se compose de 25% de
saint-cyriens, 50% d’anciens de Saint-Maixent, Saumur et Versailles, et 25% de “rang
pur”, contre 40%, 56% et 4% respectivement en 1913), avec des conséquences auxquelles
l’histoire nous a habitués… Le retour au patriotisme et au prestige de l’armée dans les
années 1937 à 1939 n’aura pas le temps de corriger les graves lacunes enregistrées depuis
près de deux décennies.
Girardet ne fait pas mention de deux développements importants de la période : la
création en 1921 de la gendarmerie mobile, qui délivre l’armée des tâches du maintien de
7 On pourrait ajouter (ce que ne fait pas Girardet) que l’égalitarisme et le solidarisme des tranchées
exacerbent l’hostilité envers la société bourgeoise une fois la paix revenue, et donne un puissant élan aux
doctrines et partis révolutionnaires : que le Congrès de Tours intervienne en 1920 plutôt qu’en 1910 n’est
sans doute pas une coïncidence.
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l’ordre d’exception, et la loi de 1928 instituant un corps de sous-officiers de carrière
désormais dotés, on l’a dit, d’un statut (près d’un siècle après celui des officiers). En
revanche, il mentionne la création d’un ministère de l’Air (1928), puis d’une armée (et
d’une école) de l’Air (1935) qui s’autonomise vis-à-vis de l’armée de Terre.
L’“esprit militaire”, son impact sur l’insertion sociale et culturelle
Le caractère terne et déprimé du climat institutionnel connaît deux exceptions
brillantes : la conquête de la troisième dimension, et l’armée coloniale. L’une et l’autre
enflamment les imaginations par la dimension d’aventure individuelle qu’incarnent les
“chevaliers de l’air”, Guynemer, Roland Garros, mais encore le lieutenant Pol Lapeyre, le
capitaine Bournazel au Maroc, les opérations en Syrie – théâtres sur lesquels meurent 300
saint-cyriens entre 1919 et 1939 –, et font l’objet de toute une littérature apologétique.
(Girardet note que l’attachement des militaires aux colonies promet des déchirements
ultérieurs, quand viendra le temps de la décolonisation). Ces secteurs agacent l’armée
métropolitaine traditionnelle, qui voit notamment dans les aviateurs “une armée de voyous
et de bambocheurs”, et dans les “coloniaux” une influence qui détourne l’attention de
l’équilibre des forces en Europe … Girardet note encore au passage une montée en
puissance de la Marine dans les années 1930 : nombre de bâtiments augmente, la pensée
stratégique fleurit, des écoles sont créées, ce qui se traduit par une influence accrue.8
Dans ce décor émerge, à l’initiative d’individualités fortes, une véritable vie
intellectuelle militaire soucieuse de débats : Estienne, Castex, Mayer, de Gaulle, Weygand,
et d’autres qui ne signent pas de leur nom, publient ouvrages et articles dont la presse
(surtout dans la dernière décennie) se fait souvent l’écho. Mais ce milieu intellectuellement
dynamique ne parviendra pas à secouer la torpeur ambiante.
Le “grand schisme” (1940-45)
Girardet voit la période comme une tragédie shakespearienne (p.251) :
…le spectacle historiquement inédit de deux armées se plaçant sous les plis
d’un même drapeau mais refusant à l’autre le droit de l’arborer, opposant la
fidélité à un vieux maréchal à la foi dans un jeune général, se disant héritières
d’un même passé mais chacune refusant à l’autre la légitimité de s’en réclamer.
Au lendemain de la défaite, sur 35000 officiers en 1939, 1200 ont été tués, 800 sont
portés disparus, et 10 000 sont prisonniers. L’humiliation est totale. Légale, l’arrivée de
Pétain au pouvoir suscite l’espoir d’un grand nombre de revoir un jour flotter nos drapeaux
sur nos cités reconquises. Ils seront nombreux, après l’acte constitutionnel du 14 août
1941, à prêter un serment ambigu que certains mettront du temps à rompre. Les valeurs
affirmées par le nouveau régime ne sont pas sans trouver un écho majoritairement
favorable dans un milieu toujours marqué par une forte dominante traditionaliste. Mers El-
Kebir (3 juillet 1940) achève de convaincre ceux-là… On souhaite par ailleurs contribuer à
8 On pourrait ajouter qu’une telle influence se reflétera sous Vichy, mais aussi à Londres, par le rôle des
amiraux.
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 13
la grande œuvre de redressement national (à l’exemple de la Prusse qui renaît de ses
cendres militaires après Iéna) : rééduquer la nation (objectif que reflètent bien les Chantiers
de jeunesse).
La fidélité à l’égard de Pétain commence à souffrir après le débarquement allié en
Afrique du Nord : on prend alors conscience d’une chance perdue de reprendre les armes
(camouflées en de nombreux endroits pour cela) contre l’Allemagne. Si équivoques et
ambiguïtés en tous genres abondent avant, les choses commencent à se clarifier après.
Malgré l’épisode Giraud, qui brouille un instant les cartes, nombre d’officiers suivent Juin,
de Lattre, etc. et reprennent le combat à partir de l’Afrique Française du Nord.
En face, ceux (fort peu nombreux au début) qui refusent d’entrée l’armistice, et qui
hors de toute référence constitutionnelle créent une autre légitimité, et une autre armée
(pour l’essentiel recrutée dans l’empire : en 1943, elle compte dans ses rangs 2/3
d’indigènes). Trois officiers généraux seulement, dont un amiral, rejoignent de Gaulle tout
de suite. Il règne parmi eux le sentiment élitiste d’avoir raison contre tous, parfois au prix
de combats outremer (AOF, Gabon, Syrie) entre forces françaises, pour s’assurer des bases
territoriales. Parmi ceux-là, les rapports entre convictions passées et engagements présents
(chez un Leclerc, par exemple) sont brouillés.
Les circonstances produisent un recul de l’esprit fonctionnaire chez les officiers :
on voit reparaître des rapports hiérarchiques très personnalisés de “compagnonnage”, et
même des prestations de serment à la personne du chef : c’est l’antique tradition du chef de
bande fidèle à la marque particulière qu’arbore le fanion auquel on s’est rallié.
Un peu partout, il faut choisir quel chef suivre : outremer, en AFN après la reprise
des combats, en Métropole entre les mouvements et réseaux. Si on y ajoute les officiers
prisonniers en Allemagne, ceci produit au sein du futur corps des officiers réunifié de
l’après-guerre une expérience très éclatée – alors que celle de 1914-18 au contraire avait
été très homogène. Sans compter qu’il faudra y intégrer les cadres civils des FFI qui
souhaitent rester dans l’armée (environ 4000, dont un grand nombre partiront assez vite).
Après la Libération, à un titre ou à un autre, l’épuration écartera 12 000 officiers.
Girardet note pourtant que ce qui constitue un grand hiatus n’a pas fondamentalement
changé le corps des officiers : ses modes de recrutement, son enracinement social, son
esprit (sa façon d’envisager l’éthique et le métier des armes) n’ont pas connu de
bouleversements entre les années 1930 et 1950. Seule la mémoire et les références
(fidélités, refus, rancunes) sont souvent radicalement différentes : l’atomisation des
sensibilités est une réalité avec laquelle il faut compter.
Depuis 1940 et devant le succès final de l’épopée gaulliste, la soumission absolue
au pouvoir légal ne peut plus être l’ancrage fondamental : l’officier sait qu’il peut être
amené à prendre parti. C’est ce qui ressort de la jurisprudence des tribunaux de la
Libération : la sérénité de l’apolitisme traditionnel prend fin. Un officier écrit dans Esprit
en 1950 : “…qui peut affirmer qu’il n’y aura pas la prochaine fois aussi une option à
faire ?…”.
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Les leçons de l’Indochine
Sept ans de combats, 1600 officiers tués, 340 disparus, et un millier de morts de
leurs blessures après rapatriement en Métropole : l’épisode indochinois représente un
capital de mémoire d’une singulière puissance, alors même que ceux qui y combattent sont
minoritaires.9 La littérature, le cinéma le célèbrent, les anciens retournent au Vietnam en
touristes. Pourquoi ? L’attachement à un pays où l’on a fait deux ou trois séjours (de 24 à
30 mois) joue sans doute, mais aussi l’orgueil de l’austérité et du sacrifice dans
l’indifférence ou l’hostilité d’une Métropole découvrant la société de consommation sur
fond de querelles politiques.10
Pourtant, c’est un épisode pour l’essentiel douloureux.
Les officiers partagent largement à l’issue le jugement de leur très impopulaire
dernier chef, le général Navarre : “Les véritables raisons de la défaite d’Indochine sont
politiques” (p.275). Inconstance, inattention, buts de guerre imprécis voire incohérents,
moyens inadéquats (matériel vétuste, crédits insuffisants) ont caractérisé le traitement du
problème tant que la victoire était possible ; un entêtement inutile face à un échec
prévisible s’est manifesté après. Le choc a été rude de l’hostilité active d’une partie de la
population, à l’extrême-gauche (PC, CGT), contre laquelle les gouvernements n’ont pas su
protéger les combattants et leur moral. Le sentiment d’une incommunicabilité domine, et
même celui d’avoir été lâchés par la nation : la rhétorique du coup de poignard dans le dos
n’est pas absente. D’où des tensions entre militaires et politiques (ce d’autant qu’est
simultanément soulevée la question de la CED, à laquelle une grande majorité de militaires
sont hostiles, le maréchal Juin inclus, qui le dit haut et fort).
Les jeunes officiers, acteurs principaux de ce conflit très décentralisé, et qui y ont
souvent assumé des responsabilités sans commune mesure avec leurs grades (il arrive que
des capitaines commandent des bataillons), ajoutent à ces sentiments une défiance
profonde à l’égard de l’appareil militaire lui-même, vu comme figé et conformiste.
Sarcasmes et ironie deviennent courants à l’égard des grands chefs, une rupture s’installe
entre générations, à base de décalages d’expériences et d’un désir de rénovation qui se
heurte à l’inertie du système. La presse voit émerger une “jeune armée”, dure, hardie,
intransigeante, prête à rompre avec les traditions au nom de l’efficacité. Grâce à
l’autonomie de fait dont ils jouissent en raison de la distance, le particularisme de certains
corps ou armes (Légion, paras) s’affirme par le renforcement de l’esprit de corps, et
s’affiche comme supériorité (souvent réelle, de par leur recrutement élitaire), source de
prestige. Les allégeances personnelles y prennent un tour encore plus marqué que pendant
la Seconde Guerre mondiale). Des chefs charismatiques émergent (Bigeard, Jeanpierre),
qui incarnent le mépris des conventions bourgeoises, des conformismes de la mode, de la
recherche de la sécurité et du profit, de la bureaucratie et du fonctionnarisme. Ils
symbolisent l’isolement, voire le divorce moral qui résulte de l’engagement en Indochine.
9 Les troupes y sont majoritairement coloniales, locales ou non, ou composées de légionnaires, dont nombre
d’Allemands. Seuls 40% des officiers et 30% des sous-officiers y feront au moins un séjour. 10
Girardet ne mentionne pas deux autres aspects qui peuvent avoir joué : 1) l’Indochine est le fait des seuls
professionnels (on est entre soi, et avec l’éloignement, l’autonomie est grande) ; 2) le système de
rémunération institué en 1949 pour les campagnes outremer est particulièrement généreux.
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 15
Après l’expérience des camps viet-minh, une doctrine se fait jour, pour des raisons
bien exprimées par Jean Lartéguy :
…c’est comme le bridge et la belote. Nous autres, faisons la guerre à la belote
avec 32 cartes entre les mains. Eux pratiquent le bridge et ils ont 52 cartes : 20
cartes de plus que nous. Ces 20 cartes qui nous manquent nous empêchent
toujours de l’emporter. Elles n’ont plus aucun rapport avec la guerre
traditionnelle, et sont marquées du signe de la politique, de la propagande, de la
foi, de la réforme agraire (pp.283-284).
Ce corpus doctrinal nouveau, c’est celui de la “guerre révolutionnaire” : selon les
modes d’action enseignés par Mao, l’objectif n’est plus de tenir un territoire, mais
d’instaurer un ordre social, économique, politique par la conquête des masses grâce à une
combinaison de force, de manœuvre politique et de pression psychologique et morale. Ces
leçons stratégiques et tactiques retrouvent spontanément les vieux préceptes de la
“pacification” pratiquée par les grands coloniaux de la fin du XIXe siècle. Mais, énoncé à
l’époque de la décolonisation et d’un ordre international dominé par l’opposition des blocs,
le sens de cette “guerre subversive” est assez vite replacé dans le cadre de l’affrontement
Est-Ouest. L’objectif, dans cette vision, n’est plus celui de 1945-46 (reconquête du
domaine impérial français), mais de contribuer à faire barrage à l’impérialisme soviétique
au sein d’un “monde libre” pris à partie successivement en Grèce, en Iran, en Malaisie, en
Corée, et en… Indochine.
Marquée par la conception d’une guerre révolutionnaire, permanente et universelle
visant à la conquête idéologique du globe, la nouvelle pensée militaire – venue du milieu
de la hiérarchie, notamment parmi les anciens prisonniers du Viet-minh – tend à faire
entrer dans ce cadre l’ensemble des conflits de la planète. Elle obtient droit de cité officiel
en 1956 avec la création de “Bureaux psychologiques” dans les états-majors, d’un “Service
d’action psychologique et d’information” auprès du ministre, d’un “Centre d’instruction de
l’arme psychologique” à Paris, d’enseignements dans les écoles militaires, puis en 1957
avec un numéro spécial de la Revue Militaire d’Information sur la guerre révolutionnaire.
Dès lors se trouve posée la question des valeurs à défendre ou promouvoir selon les
méthodes de la guerre révolutionnaire. Contrer un adversaire totalitaire avec ses propres
méthodes comporte le danger, pour une nation occidentale, d’avoir à renier les idéaux
qu’elle est censée défendre – ceux de la modernité libérale-démocratique. Cette question
des limites (et non celle de la compatibilité, tenue pour assurée) occupera un bon moment
la pensée militaire. Dans la version officielle, enseignée dans les écoles, le civisme
républicain et la morale chrétienne dominent. Mais d’autres versions se font jour,
notamment du côté d’un “ordre chrétien autoritaire traditionaliste”, et d’un “national-
communisme” antimarxiste, mais aussi violemment anticapitaliste.
Si ces développements ou ces divagations n’entraînent pas de dérives partisanes –
l’autonomie et l’unité de l’armée sont sauvegardées –, on s’éloigne tout de même encore
un peu plus de l’apolitisme traditionnel : désormais, l’armée s’exprime.
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L’épreuve algérienne
Par deux fois, en mai 1958, puis en avril 1961, une crise violente oppose une partie
(l’auteur précise : une large partie) de l’armée au régime en place : du jamais vu ! Pour
Girardet, ces événements ne peuvent être compris si on ne sait pas que l’Algérie a été
graduellement prise en charge, au plan administratif, par l’armée : l’autorité civile s’est
déchargée elle-même de ses responsabilités de puissance publique.
Au départ, la mission est de rétablir l’ordre, réprimer les soulèvements, pourchasser
les rebelles. Mais très vite on comprend que sans contacts ni renseignements dans la
population, l’échec menace. Les leçons tirées de l’Indochine, les souvenirs de la pacification
à la Lyautey imposent de coordonner étroitement action de force, conquête morale des
populations, établissement d’un nouvel ordre administratif (c’est dans les régions le plus
faiblement quadrillées par le maillage administratif civil que la rébellion s’est d’abord
implantée) – et de s’adapter aux méthodes de l’adversaire. À partir de 1956, sous
l’impulsion du ministre (socialiste) résidant à Alger, Robert Lacoste, les militaires se
voient confier dans toute l’Algérie (Massu et les paras à Alger même) des missions larges
de rétablissement de l’ordre et de reconquête “psychologique” de la population, qu’il
convient de couper de l’organisation rebelle.
L’officier se double alors d’un agent administratif et d’un acteur politique. Dans les
zones pacifiées, les SAS (campagnes) et SAU (villes) font de leurs officiers tout à la fois
des maires, des ingénieurs, des instituteurs, des responsables de dispensaires, etc. Ailleurs,
les officiers des armes assument toutes ces fonctions eux-mêmes (non sans parfois s’agacer
ou protester au nom d’une vision classique du métier). On suscite et encadre des
associations et mouvements (maison des combattants, club des femmes, etc.), des écoles
d’apprentissage ; cinéma et radio sont mis à contribution pour la propagande. L’armée
exerce elle-même la répression policière.
Dès lors, et devant l’inconstance ou l’inconsistance des politiques officielles,
l’armée applique de fait une “politique algérienne” qui ne dit pas son nom, fondée sur
l’affirmation d’une pérennité de la présence française, condition nécessaire de la
reconquête des populations (puisque aussi bien toute indétermination de l’avenir aurait
ruiné les efforts gigantesques entrepris). Elle repose encore sur une promotion civique,
économique et sociale des masses musulmanes. Une telle politique va beaucoup plus loin
que le programme de Guy Mollet (1956), fondé sur le triptyque “cessez-le-feu, élections,
négociations”. Cette vision quasi kémaliste d’une “Algérie nouvelle” finit par opposer
l’armée aux colons et à leurs représentants, lesquels ne voient pas cela d’un très bon œil.
Elle ne va pas jusqu’à spécifier s’il faut aller jusqu’à l’intégration totale (définie comme
assimilation, égalité des droits, mise en commun de toutes les ressources matérielles de
l’Algérie et de la Métropole) ou à la création d’une “personnalité algérienne”, mais
l’alternative est explicitement évoquée dans des publications militaires. Pour nombre
d’officiers ayant fait aux masses musulmanes11
le serment de ne pas abandonner
11
Et surtout des hommes en armes, fidèles ou ralliés : en 1962, ils ont en tout 80 000 supplétifs, 60 000
appelés et 60 000 villageois membres des groupes d’autodéfense.
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l’Algérie,12
et les ayant exposées à l’hostilité et aux représailles de la rébellion, toute
évocation d’une “autre” solution met sur la voie d’une trahison d’autant plus insupportable
que certains ont déjà l’expérience toute fraîche (et le sentiment de culpabilité qu’elle
suscite) de l’abandon des populations indochinoises restées fidèles à la France. Faute d’un
pouvoir fort à Paris, jusqu’en 1958, la Formule clausewitzienne se trouve inversée, et la IVe
République en meurt.
À tous ces facteurs, il faut bien sûr ajouter l’attachement affectif profond de l’armée
à l’Algérie, lié aux traditions et à l’imaginaire hérités de l’expansion coloniale, au rôle de
refuge de l’AFN en 1940-42, au train de vie et à la considération plus élevés en Algérie
qu’en Métropole…
Pourtant, il n’y a pas, en mai 1958, de pronunciamiento militaire : c’est une émeute
populaire parmi la population européenne d’Algérie qui déclenche le processus. Improvisé,
l’appel au général de Gaulle semble avoir été soufflé par d’autres. La pénétration gaulliste
au sein de l’armée est d’ailleurs limitée (l’attachement personnel à de Gaulle est au mieux
le fait des anciens des FFL de 1940-43, soit une minorité d’officiers). Et il n’y jamais de
tentation de gouvernement militaire. S’il est vrai que l’armée a pris parti et accompagné un
mouvement destiné à infléchir les orientations d’une politique, elle rentre sagement dans
les limites de ses attributions dès que de Gaulle parvient au pouvoir.
Il reste que, pour la seconde fois en 18 ans, l’indiscipline la plus grave est
couronnée de succès, et absoute par un large consentement populaire ex post facto.
L’obéissance passive des militaires semble devoir être remisée au musée. Elle est
désormais, et cela se dit et s’écrit ouvertement, conditionnelle et révocable. Il y a là comme
un droit de veto, voire d’arbitrage, au nom de l’intérêt supérieur de la nation.
Les ambiguïtés de la politique gaullienne finiront par susciter la révolte de certains
parmi les plus impliqués, la lassitude et l’inertie des autres. L’attentisme de ceux-là, plus
semble-t-il que leur loyalisme, finira par l’emporter. L’armée ne manifeste, à quelques
rares exceptions près, aucun soutien aux émeutiers civils algérois de janvier 1960. Et
lorsqu’un “quarteron de généraux en retraite” appuyé sur un groupe d’officiers supérieurs
des régiments d’élite les plus impliqués lève l’étendard de la révolte, l’habileté et l’inflexi-
bilité du pouvoir auront vite raison du putsch. Comme si, venue de loin (du XIXe siècle) et
foncièrement conservatrice, la culture de l’armée de terre – obéissance passive – avait
repris le dessus. L’Indochine et l’Algérie n’auraient alors été que de fortes fièvres passagères.
L’auteur n’évoque pas les objectifs ultimes des putschistes de 1961 (tout comme il
ne met pas en relief l’originalité historique d’avril 1961 comme première vraie rébellion
militaire) : souhaitaient-ils réussir politiquement – renverser de Gaulle pour imposer au
pays l’Algérie française –, ou seulement se livrer à un baroud d’honneur pour sauver une
face insupportablement endolorie ?
12
Ces serments devant des villages entiers rassemblés se doublent de serments devant le cercueil d’officiers
tombés au combat (par exemple, celui du colonel Jeanpierre, chef charismatique du 1er
REP, en 1958), au
nom du refus de sacrifices inutiles.
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Une conscience militaire à reconstruire
Girardet ne consacre que dix pages à la période écoulée depuis 1962 (et encore, les
séquelles de la période précédente en occupent six !). Il note que dans les dix-huit mois qui
suivent le putsch l’unité de l’armée est mise à rude épreuve (quelque 1 000 officiers
démissionnent, 200 sont poursuivis en justice, 530 sont autoritairement dégagés des
cadres), et qu’à l’issue le malaise est général :
…beaucoup de ceux qui avaient alors accepté de suivre la voie de l’obéissance
n’en restaient pas moins liés, par un sentiment de fidélité tenace, quasi
instinctif, à ceux de leurs camarades dont ils connaissaient les mobiles et qu’ils
ne pouvaient en toute conscience tenir pour moralement condamnables (p.317).
Ce malaise est aggravé par la délation, par le discrédit relatif du haut comman-
dement (soupçonné d’avoir peu résisté au pouvoir), et surtout par la mauvaise conscience
engendrée par le sentiment d’un reniement ayant entraîné la mort de très nombreux
loyalistes indigènes désarmés au titre des Accords d’Évian.
S’interrogeant sur le sens de ce que l’historien observe dans les années 1950 et
jusqu’en 1962, en Indochine puis en Algérie, Girardet évoque, pour la récuser, une
interprétation (celle de Jean Planchais) en termes de “poujadisme militaire”. Certes, en
dehors même de la concomitance (le mouvement lancé par Pierre Poujade émerge en 1953
et s’éteint en 1958), certains traits semblent justifier le parallèle.13
Mais la crise peut-elle se
ramener à un simple refus des mutations d’ordre technologique, intellectuel et social qui
affectent à ce moment le pays et l’ordre international ? C’est difficile à croire. D’abord,
parce que la modernité technologique et intellectuelle n’est pas refusée14
– même si le
milieu est rebelle à toute conception étroitement techniciste15
d’un métier qu’il continue à
voir dominé par les forces psychologiques et morales et les antiques vertus guerrières. La
notion d’efficacité est explicitement revendiquée à cette époque par les officiers le plus en
pointe, qui veulent rénover l’institution. Quant au conservatisme social, le programme
conçu pour l’“Algérie nouvelle” suffit à le démentir.
Le passéisme supposé des officiers est donc un faux débat : la bonne interprétation
part du divorce, lors du processus de décolonisation, entre une armée engagée dans des
guerres lointaines et une société en paix qui se détourne des valeurs guerrières au profit de
valeurs économiques et sociales.
13
Le parallèle étonne aujourd’hui, mais il était assez courant à l’époque. Il s’éclaire à la lumière de ce
qu’écriront beaucoup plus tard Nicolas Weill et Michel Winock (in “La mort de Pierre Poujade, précurseur
d'un nouveau populisme”, Le Monde, 29 août 2003 : www.bloghotel.org/Revolutions/26624) : “Le
poujadisme peut se définir comme une rébellion sectorielle érigée en vision du monde puisant dans le
répertoire de la révolte contre les ‘gros’, le fisc, les notables et le rejet des ‘intellectuels’, au nom du ‘bon
sens’ , des ‘petites gens’. […] L'échec final tient au conservatisme foncier du mouvement dans un monde en
plein changement : "Nous défendrons, dit Poujade, la structure traditionnelle de l'économie française."
Programme évidemment suicidaire !”. 14
Girardet mentionne (p.320) que le titre de l’ouvrage-phare du colonel R. Trinquier est La guerre
moderne… 15
C’est sans doute ce qui sépare la culture de l’armée de Terre de celles de la Marine et (surtout) de l’armée
de l’Air. Il est dommage à cet égard que Girardet se soit limité à la première.
Res Militaris, vol.6, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2016 19
Cet isolement dicté par les missions qui leur sont assignées est redoublé pour les
militaires et leurs familles par un style de vie qui les empêche de s’intégrer : nomadisme
intense et séparations d’avec la famille (dont la durée moyenne entre 1946 et 1959 est de
48 mois, soit 30% du temps ; seuls 3% des effectifs n’en ont connu aucune). Cette
difficulté est aggravée en Métropole par des difficultés de logement (Girardet renvoie ici à
La crise militaire française, chapitre “modes de vie”), mais aussi par la fréquence dans le
milieu officier des familles nombreuses. Il est vrai toutefois que le milieu, mû par un
certain mépris pour la société civile dont il ne partage pas les valeurs, ne cherche pas
toujours à s’intégrer… Le contact prolongé avec le contingent16
n’a pas joué le rôle de lien
armée-nation qu’on aurait pu imaginer. Là encore, les circonstances ne s’y prêtaient
pas… : le service militaire, si fortement valorisé sous la IIIe République, est devenu une
corvée dont on attend la fin (la “quille”) avec impatience.
L’auteur conclut : “De la marginalisation à la contestation, puis à la rébellion, le
chemin à parcourir n’est sans doute pas considérable…” (p.323). La suite est traitée en à
peine quatre pages, qui terminent le livre. Comment effacer les heurts, les traces laissées
par les passions et les équivoques ? Comment reconstruire l’unité de l’armée ? Comment la
réinsérer dans la communauté nationale ? La tâche s’est avérée moins difficile, et ses fruits
plus précoces, que prévu. Girardet en attribue le mérite à l’intelligence tenace des
politiques menées sous Pompidou et Giscard, sans préciser le contenu de ces politiques. Il
mentionne encore le général Méry, Chef d’état-major des armées de 1975 à 1980, qui
restaure des liens “normaux” entre dignitaires militaires et pouvoir politique (acceptation
par les premiers de la décision des seconds, acceptation par ceux-ci du principe de
consultation des premiers), et celui du général de Bellecombe, réformateur (dans le sens de
l’ouverture intellectuelle) de la formation des officiers, d’abord à Coëtquidan, puis à
l’École de Guerre et à l’Enseignement Militaire Supérieur (1982-1990).
En sens inverse, le vieil antimilitarisme semble avoir très largement disparu.
L’armée s’est banalisée : elle ne suscite pas plus d’élans de ferveur envers le soldat que le
rejet. Ni “sauveur”, ni “instrument de la réaction”, l’officier est un fonctionnaire un peu
particulier (notamment par l’endorecrutement et l’endogamie élevés qui le caractérisent
collectivement, à supposer que ces traits ne soient pas partagés par d’autres catégories
sociales). Les modes de vie et les comportements ne se distinguent plus, niveau par niveau,
de ce que l’on trouve dans le civil. Intégration sociale et culturelle, donc.
La fin de la conscription comporte toutefois un risque de repli sur soi. S’il doit y
avoir un nouveau rôle éducatif et social de l’officier, qui en prendra l’initiative et d’où
viendra l’appel ? L’ouvrage se termine toutefois sur la note d’optimisme de sa dernière
phrase : “Les étonnantes facultés d’adaptation dont témoignent parfois les institutions – et
tel a été bien souvent le cas de l’instituteur militaire – permettent d’en exprimer l’espoir.
Encore faut-il en comprendre l’urgence, et aussi contribuer à en promouvoir la volonté”.
16
On pourrait ajouter, chose peu connue, que le contingent redevient avec l’Algérie la première composante
de l’armée de Terre par le nombre, ce qu’il n’était plus le cas depuis 1940.
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D’une édition à l’autre : réception, évaluation
La thèse d’État dont le livre était tiré avait valu à son auteur la carrière universitaire
brillante qu’on sait, pour l’essentiel à l’Institut d’études politiques de Paris. La première
édition de l’ouvrage (1953), malgré certains jugements sévères du côté des Annales, avait
vite été considérée comme un classique. Épuisée assez rapidement, elle forçait les
historiens ou les étudiants désireux de la lire à courir les bouquinistes de France et
d’ailleurs dans l’espoir d’un dénicher un exemplaire. Trop souvent consultés ou prêtés,
ceux qu’on trouvait en bibliothèque étaient passablement usés. Les pressions en faveur
d’une réédition sont restées vaines jusqu’en 1998, et l’on peut s’interroger sur les raisons
qui motivent cette abstention, qui à n’en pas douter était celle de l’auteur lui-même.
Au-delà de l’explication par la vie universitaire qui continue – par les travaux
entrepris sur d’autres sujets et qui absorbent tout son temps –, il faut tenir compte de
l’immensité de la tâche que promettait une version augmentée (périodes postérieures à
1939 à ajouter) et révisée (au vu de l’importante production historiographique parue entre-
temps sur les périodes antérieures), qui l’auraient obligé à se lancer dans des recherches à
nouveaux frais de même ampleur que celles conduites au titre de sa thèse d’État. Une autre
explication possible mérite considération : Girardet avait conscience des lacunes d’une
approche du sujet par le politique, que Lucien Febvre en personne avait soulignées17
:
Le beau sujet ! mais sur ce beau sujet, on ne trouve dans l’étude de M. Raoul
Girardet qu’une esquisse d’histoire politique rapide et peu payante. Car ce que dit
l’auteur, on le devine trop d’avance. Il le dit de façon amusante, sans doute, et
vivante ; il exhume des chansons, des conclusions d’articles, des phrases de
journaux souvent piquantes. Mais c’est un ouvrage entièrement de seconde main
qu’il nous donne – alors qu’on aurait souhaité tout autre chose. Que représentait
le corps des officiers français dans la vie de la nation, aux dates successives qu’il
convenait d’envisager ? Quelle était son importance numérique ? Quelles sont son
appartenance sociale, son origine, ses alliances, son train de vie, la place
qu’occupaient ses membres dans la vie de garnison française à ces diverses
époques (…). Le beau tableau qu’il y aurait eu à faire d’une de ces vies
collectives de groupe dans le cadre d’une vie collective de cité ? (…) Et non pas
une esquisse brillante mais rapide d’une histoire politique qu’on connaît d’avance.
En d’autres termes, le petit chapitre de 40 pages intitulé “La société militaire”
aurait dû constituer, étendu, nourri de relevés et d’exemples concrets, alimentés
par des mémoires et des souvenirs – ce petit chapitre aurait dû devenir le centre
du livre. D’un livre dont il faut bien dire du reste qu’il était à peu près impossible
à écrire sans vingt ans de recherches, et dans les Archives de la Guerre et dans les
Archives privées, et aussi dans les mémoires des Sociétés d’histoire provinciale,
des Académies de province notamment, abondantes en nécrologies suggestives. –
Alors le livre aurait été de bonne prise pour les Annales. Admirable sujet, oui. La
rançon c’est, précisément, qu’aux prises avec un si ample travail l’auteur n’a pas
pu, dans le peu de temps dont il disposait, donner autre chose qu’une esquisse où
le Dreyfusisme, le Boulangisme, l’Antimilitarisme et beaucoup d’autres machines
en isme jouent leur partie traditionnelle.
17
Cf. Comptes rendus, Annales, vol.10, n°1, 1955, pp.124-125.
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Que Girardet ait été sensible à cette critique (en dépit de tout ce qui l’opposait à
l’école des Annales dans la façon d’envisager l’historiographie), c’est ce que suggère le
livre collectif tiré des travaux d’une commission de l’École de Guerre qu’il animait à la fin
des années 1950, et publié en 1964 sous sa direction : La crise militaire française, 1945-
1962. Son contenu, dont on a déjà rendu compte ici (vol.5, n°2), est pour une large part
sociologique, et reprend presque exactement le programme idéal que traçait Febvre en
1955. Il reste que, sans doute débordé par ailleurs, il a préféré s’entourer de jeunes
sociologues (Hubert J.-P. Thomas et Paul Bouju) pour le mener à bien.
Il était donc sans doute peu urgent à ses yeux de réunir tous ces compléments à
l’édition originale en un seul volume. Lorsqu’il s’y décide enfin, à 80 ans passés, on
retrouve dans l’édition augmentée de 1998 les linéaments de l’analyse brillante proposée
en 1964 des épreuves marquantes que furent pour l’armée française l’Indochine et
l’Algérie, analyse à laquelle il adjoint son interprétation du “grand schisme” de 1940-1945.
Après des développements aussi denses et aussi précieux, le traitement, expédié en
quelques pages, de la période écoulée depuis 1962 ne peut manquer de laisser le lecteur sur
sa faim, tout comme déçoit quelque peu l’absence de conclusion générale offrant une
grande synthèse sur les deux siècles écoulés. Mais peut-être faut-il y voir un appel à des
successeurs ?…