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La société à l’aube du XXIème siècle Introduction visionner le programme sur Canal Socio - UPVM ourquoi ce cours ? Des quelque cho poussières de la socialité à la Société ? Les sociologues ont-ils se à dire sur « La Société » ? Qu’ils soient spécialistes de l’étude des contenus et des formes de la vie sociale des êtres humains (et, pour certains, de leurs rapports aux êtres non-humains) n’implique pas nécessairement qu’ils soient en mesure de tenir un discours d’ensemble sur cette vie sociale. Et, à supposer qu’ils en aient les moyens, il n’est pas certain qu’ils soient disposés à prendre le risque de ramener à quelques traits forts la poussière des manifestations parfois ténues de la socialité° humaine. On verra en conclusion quelques formulations sociologiques de ce refus, notamment chez Bourdieu. P °Afin d’éviter de possibles confusions avec des présupposés du langage courant, on conservera à la notion de « social » son sens usuel (par exemple dans : œuvres sociales, politiques sociales, Centre Social) et on parlera de « sociétal » lorsqu’on voudra désigner les caractères spécifiques d’une société donnée ou cette société prise dans son ensemble. « Sociabilité » sera réservée à la conceptualisation de relations sociales volontaires (par exemple : fêtes, sorties entre amis, relations de voisinage), tandis que « socialité » désignera le fait, pour des relations, qu’elles soient volontaires ou involontaires, d’être considérées en tant que phénomènes relevant de la vie en société (ce qui n’empêche pas qu’on puisse à d’autres moments envisager leur dimension psychique, voire infra-psychique ou biologique. On prendra garde à la simplification abusive que ces adjectifs substantivés tendent à induire. Des algorithmes sociologiques pour l’action publique ? Pourtant, c’est ce que font bien souvent les sociologues, offrant ainsi à tous ceux qui s’efforcent de peser sur l’organisation de ces entreprises humaines, les catégories et les enchaînements de catégories (que nous appellerons « algorithmes »°) dont ils ont besoin. C’est ainsi que se répandent, à partir de résultats ou d’hypothèse sociologiques fameux, des interprétations globalisantes de la société de cette fin du XX ème siècle (par exemple : la « société du risque », conceptualisée par Ulrich Beck 1 ; la « société post-moderne » définie par Jean-François Lyotard 2 ). A l’inverse, certaines théorisations (il y a longtemps, par Norbert Elias 3 ou, tout récemment, par François de Singly 4 ) apparaissent comme des mises à distance par rapport à des idées courantes à connotation péjorative (l’individualisme contemporain) ; c’est aussi ce qu’on pourrait dire de l’œuvre de Richard Sennett 5 ou de Zygmunt Bauman, montrant toute l’ambivalence des représentations d’une « société assiégée » 6 qui se définit, jusqu’à la liquéfaction 7 , par ce qu’elle a perdu (la société des « sans »). °Un algorithme, en logique mathématique, est la description finie et non ambiguë, entièrement fixée avant sa mise en œuvre, d’une procédure effective et uniforme permettant de résoudre une 1 U. Beck, La société du risque, Paris, Aubier, 2001. 2 J.-F. Lyotard, La condition post-moderne, Paris, 3 N. Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. 4 F. de Singly, L’individualisme est un humanisme, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2005. 5 R. Sennett, Le travail sans qualités, Paris, A. Michel, 2000 et Respect, Paris, A. Michel, 2003. 6 Z. Bauman, La société assiégée, Rodez, J. Chambon, 2005. 7 Z. Bauman, L’amour liquide, Rodez, J. Chambon, 2004. © Jean-Yves TREPOS, 2007

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La société à l’aube du XXIème siècle

Introduction visionner le programme sur Canal Socio - UPVM

ourquoi ce cours ? Des

quelque cho poussières de la socialité à la Société ? Les sociologues ont-ils se à dire sur « La Société » ? Qu’ils soient spécialistes de l’étude des contenus et

des formes de la vie sociale des êtres humains (et, pour certains, de leurs rapports aux êtres non-humains) n’implique pas nécessairement qu’ils soient en mesure de tenir un discours d’ensemble sur cette vie sociale. Et, à supposer qu’ils en aient les moyens, il n’est pas certain qu’ils soient disposés à prendre le risque de ramener à quelques traits forts la poussière des manifestations parfois ténues de la socialité° humaine. On verra en conclusion quelques formulations sociologiques de ce refus, notamment chez Bourdieu.

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°Afin d’éviter de possibles confusions avec des présupposés du langage courant, on conservera à la notion de « social » son sens usuel (par exemple dans : œuvres sociales, politiques sociales, Centre Social) et on parlera de « sociétal » lorsqu’on voudra désigner les caractères spécifiques d’une société donnée ou cette société prise dans son ensemble. « Sociabilité » sera réservée à la conceptualisation de relations sociales volontaires (par exemple : fêtes, sorties entre amis, relations de voisinage), tandis que « socialité » désignera le fait, pour des relations, qu’elles soient volontaires ou involontaires, d’être considérées en tant que phénomènes relevant de la vie en société (ce qui n’empêche pas qu’on puisse à d’autres moments envisager leur dimension psychique, voire infra-psychique ou biologique. On prendra garde à la simplification abusive que ces adjectifs substantivés tendent à induire.

Des algorithmes sociologiques pour l’action publique ? Pourtant, c’est ce que font bien souvent les sociologues, offrant ainsi à tous ceux qui s’efforcent de peser sur l’organisation de ces entreprises humaines, les catégories et les enchaînements de catégories (que nous appellerons « algorithmes »°) dont ils ont besoin. C’est ainsi que se répandent, à partir de résultats ou d’hypothèse sociologiques fameux, des interprétations globalisantes de la société de cette fin du XXème siècle (par exemple : la « société du risque », conceptualisée par Ulrich Beck1 ; la « société post-moderne » définie par Jean-François Lyotard2). A l’inverse, certaines théorisations (il y a longtemps, par Norbert Elias3 ou, tout récemment, par François de Singly4) apparaissent comme des mises à distance par rapport à des idées courantes à connotation péjorative (l’individualisme contemporain) ; c’est aussi ce qu’on pourrait dire de l’œuvre de Richard Sennett5 ou de Zygmunt Bauman, montrant toute l’ambivalence des représentations d’une « société assiégée »6 qui se définit, jusqu’à la liquéfaction7, par ce qu’elle a perdu (la société des « sans »).

°Un algorithme, en logique mathématique, est la description finie et non ambiguë, entièrement fixée avant sa mise en œuvre, d’une procédure effective et uniforme permettant de résoudre une

1 U. Beck, La société du risque, Paris, Aubier, 2001. 2 J.-F. Lyotard, La condition post-moderne, Paris, 3 N. Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. 4 F. de Singly, L’individualisme est un humanisme, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2005. 5 R. Sennett, Le travail sans qualités, Paris, A. Michel, 2000 et Respect, Paris, A. Michel, 2003. 6 Z. Bauman, La société assiégée, Rodez, J. Chambon, 2005. 7 Z. Bauman, L’amour liquide, Rodez, J. Chambon, 2004.

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classe de problèmes (par exemple le PGCD de deux nombres)8. Un algorithme permet par exemple de créer un programme informatique. Le terme est pris dans un sens plus étendu pour désigner des raisonnements « prêts à l’emploi ».

Problématisations et mises en perspective. On s’efforcera ici de suivre certaines de ces élaborations sociologiques, sans omettre de marquer chaque fois que possible leur fortune (ou infortune) publique : peut-on parler d’une « société des individus », d’une « société post-moderne », d’une « société du risque » ou d’une « société sans qualités » ? On sera également sensible à toutes les incidences (convergentes ou divergentes) de thèmes proches, qui offrent parfois des contrepoints intéressants pour prendre la mesure de la pertinence d’une théorisation. Le cours propose donc des « problématisations », qui sont des mises en forme de débats (par exemple : faut-il parler de « post-modernité » ou de « radicalisation de la modernité9 » ?) ou de différences quant à l’approche d’une notion (par exemple : Elias et de Singly réservent un sort différent à la notion d’individualisme). Mais il offre aussi des « mises en perspective », parfois illustratives (par exemple : y a-t-il un traitement individualiste des relations d’argent dans le couple ?10), parfois décalées (par exemple : quelle est la place des théories du complot dans une société du risque11 ?). Connexions. Le lien entre ces quatre interrogations est moins flou qu’il n’y paraît. Il surgit d’emblée autour de la notion de modernité : la discussion sur l’individualisme fait saillir la question de la modernité (l’individualisme des modernes : la forme que prend l’individualisme à l’époque de la modernité) ; la modernité semble appeler le risque comme sa conséquence post-moderne (conceptualiser des risques ne conduit pas qu’à des réponses globales, mais aussi à des incertitudes locales) ; enfin, la société hypermoderne est celle de l’accumulation dispersée, constituée de petits tas, un peu partout, de privations de propriétés légitimes (on y est sans travail, sans papiers, sans logis, sans respect, sans revendication globale et peut-être sans classes)12. Mais si l’on tirait le fil de l’individualisme, les connexions seraient sans doute plus contrastées : l’individualisme moderne coexiste avec des revendications identitaires ; l’individualisation des risques n’efface pas le sentiment d’une menace planétaire ; l’isolement des exclus est compatible avec l’hypervisibilité médiatique de l’exclusion et de la souffrance13… Les liens à partir du risque ou de l’absence de qualités s’avèreraient encore plus complexes. Passage de siècles. A-t-on déjà quelque chose à dire sur le XXIème siècle ? Ne faudrait-il pas plutôt tirer le bilan du XXème ? Il ne s’agit pas ici de prospective, exercice fondé mais délicat. Il s’agit de l’examen d’un passage de siècle, comme on le dirait d’un passage de témoin. Il y a fort à parier que ce siècle portera encore longtemps les espoirs et les peurs du précédent, même et peut-être surtout s’il leur donne des formes nouvelles (ce que Bourdieu appelait un phénomène d’hysteresis)14 : il y a donc matière à savoir pour le sociologue. 8 J. Largeault, La logique, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1993, p. 55 sq 9 A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, La Découverte, 1994. 10 C. Vogler « Cohabiting Couples : Rethinking money in the Household at the beginning of the Twenty First Century », The Sociological Review, vol 53, 1, 2005. 11 J. Parish and M. Parker (ed.), The Age of Anxiety, London, Blackwell, 2001. 12 Dès lors que le stigmate des minoritaires (les chômeurs) s’étend à la majorité, on pourra parler ironiquement, pour la déconstruire, de « la société de plein chômage » (voir : Margaret Maruani, Les mécomptes du chômage, Paris, Bayard, 2002), ce qui passe par un retournement du sens du plein et du vide (voir : Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005). 13 Voir : Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993. 14 Marx faisait remarquer que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque

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omment utiliser ce cours ? L’od’asail

bjectif principal de l’enseignement est de fournir aux étudiants une grille nalyse ouverte pour une lecture sociologique de quelques manifestations lantes de la socialité. « Ouverte » signifie que les conceptualisations rapportées

ou forgées pour la circonstance ne forment pas un système explicatif fermé, même si l’ensemble s’efforce d’être cohérent. Il n’est pas fait de concepts et de raisonnements qui devraient être « appris » puis fidèlement restitués, mais mis en œuvre sur des situations très diverses, le plus souvent sans lien apparent avec les contextes de leur élaboration. L’un des moyens privilégiés de s’y exercer demeure la presse, en ce qu’elle offre de multiples récits de circonstances banales ou extraordinaires, d’interprétations révélatrices d’un état d’esprit, que tout invite à oublier dès lors qu’on les aura lus et qui sont pourtant des concentrés de socialité. Il ne s’agit pas de faire parler les faits avec l’efficacité redoutable d’un tortionnaire, jusqu’à leur faire dire ce qu’ils ne savent pas, mais d’utiliser une notion, un raisonnement, une hypothèse, pour décaler la banalité, créer des relations entre des choses qui ne s’y prêtent pas, casser des liens artificiels. D’où le choix d’un contrôle terminal en forme de lecture sociologique du journal.

C

Conventions d’écriture : ici, les propos d’auteurs utilisés sont toujours entre guillemets en italiques, les autres guillemets marquant deux formes de mise à distance (expressions appartenant à un niveau de langue familier ; expressions passées dans la langue courante) ; les mots étrangers sont en italiques ; Certains passages, correspondant à des approfondissements et qui n’ont pas été vus en cours, figurent sous une trame grisée.

chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à cette époque de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté » (K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1969 [1852], p. 15.)

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La société à l’aube du XXIème siècle

- 1 - La société des individus ?

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ntroduction : le problème Com L’in

ment poser ce problème de façon sereine ?

dividu comme obstacle épistémologique. Le sociologue rencontre immédiatement l’individu comme un obstacle épistémologique. C’est d’abord un obstacle cognitif : il ne peut rien bâtir de solide sur l’opposition courante entre individu et société. C’est ensuite un obstacle moral : il lui est difficile de parler d’individualisme sans paraître cautionner le jugement moral négatif qui le renvoie du côté de l’égoïsme (et pourtant, on peut beaucoup donner, donc être altruiste, pour être tranquille, donc être individualiste). Enfin, c’est un obstacle théorétique : en sociologie, l’opposition entre individualisme méthodologique (illustré par exemple par Boudon) et holisme (illustré par exemple par Bourdieu) revêt encore aujourd’hui l’allure d’un Grand Combat, alors qu’il existe de nombreux constructivismes qui récusent cette dichotomie1.

I

L’individuation. Supposons qu’il soit possible de mettre provisoirement entre parenthèses toutes ces approximations, préjugés et jugements vite faits que porte la notion de « société d’individualistes » et intéressons-nous à l’individuation. Ce n’est pas absurde : on sait bien que l’individu est une invention récente et on peut penser qu’il existe un processus progressif de désenclavement de l’individu, qui culminerait à notre époque (c’est la contraction progressive décrite par Durkheim). Pourtant, les historiens (Marc Bloch) et la sociologie de la famille ont montré qu’il n’est pas possible de décrire un processus continu de passage d’une famille étendue (du type clan) à une famille nucléaire et de cette famille nucléaire à l’association libre de deux individus : jusqu’au IXème siècle (période à partir de laquelle les grandes invasions affaiblissent l’Etat central), la famille conjugale était la norme en Gaule et les individus, femme comme homme, pouvaient aliéner leurs biens propres sans l’autorisation de leur famille ; du IXème au XIVème siècles, les individus disparurent au profit de l’affirmation de liens locaux et formèrent des familles étendues ; à partir du XIVème siècle, on peut parler d’un nouveau processus d’individuation2. Cherchons donc à savoir si le processus d’individuation des êtres humains a subi quelque inflexion en ce passage du siècle. De nombreuses études semblent montrer un processus d’affirmation d’un individu.

roblématisation : processus de civilisation ou processus de modernisation de l’individu ?

1.L’individu comme « homo clausus ». Norbert Elias, constatant que nous avons fortement tendance à penser comme opposés l’un à l’autre deux phénomènes que nous

P

1 Voir : Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan, 1995. 2 Andrée Michel, Sociologie de la famille et du mariage, Paris, PUF (Sup), 1972, pp.37-39.

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percevons comme différents, propose de rassembler sous l’appellation d’homo clausus (clausus en latin = fermé, clos, ne laissant pas voir ses sentiments), tout ce qui dans l’acception courante d’individu renvoie au « je » individuel et solitaire, doté d’une substance et de caractéristiques propres. Il l’analyse, non comme un donné, mais comme le résultat du processus de civilisation (qu’il a décrit, dans La civilisation des mœurs ou dans La société de cour, comme l’intensification et la diversification des contraintes). Ce processus, intériorisé sous la forme d’un « habitus social »3, a donné lieu à la formation d’un puissant surmoi, entraînant un haut degré d’auto-contrôle des émotions4 et la relégation d’une foule de désirs dans les enclaves de l’intimité. Elias décrit un phénomène d’inversion de la causalité : nous pensons comme la source du processus (l’Individu indépendant) ce qui n’est que son résultat (l’être social individué). C’est un fort potentiel de frustrations, de sentiments d’échec face à la compétition sociale : la société des individus se caractérise par de nombreuses pathologies de l’homo clausus. Dans les sociétés démocratiques, le décalage entre les aspirations apparemment sans limites des individus et les chances de réussite limitées, entretient le sentiment que le monde social est injuste pour l’individu. Pourtant, tout indique la pesanteur des liens d’interdépendance, comme on le voit lorsqu’on observe un groupe de danseurs : « (…) Les pas et les révérences, tous les gestes et tous les mouvements qu’effectue chaque danseur se règlent entièrement sur ceux des autres danseurs et danseuses. Si l’on considérait séparément chacun des individus qui participe à cette danse, on ne comprendrait pas la fonction des mouvements. La façon dont l’individu se comporte en l’occurrence et déterminée par les relations des danseurs entre eux. (…) D’une danse, l’individu peut certes sortir assez facilement. En revanche, les individus ne sont pas liés à la société uniquement par le besoin du plaisir et de la danse. Ils sont liés à la société par les dispositions les plus élémentaires de leur nature » (La société des individus, p. 55-56). Norbert Elias appelle « configuration » ce réseau de relations qui constitue le monde social d’une époque : chaque configuration est faite de chaînes d’interdépendance plus ou moins complexes, dans lesquelles les liens, qui font « les mailles du filet social » sont aussi « réels » que les individus. La configuration de notre jeune vingt-et-unième siècle serait donc non pas celle d’une société individualiste, mais d’une société des individus, où paradoxalement, plus l’individu est valorisé, plus il est intégré (on dirait aujourd’hui : « mondialisé »). 2.Une théorie politique de l’individualisme. L’affirmation, comme vision de l’organisation du monde, d’un primat de l’individu se prolonge dans l’affirmation d’un fondement individualiste du politique (une théorie de l’obligation politique5). La revendication d’une société fondée sur l’affirmation de l’individualisme comme valeur fondamentale est portée par les théoriciens du libéralisme qui en font un rapport de propriété, notamment dans l’Angleterre du XVIIème siècle, comme l’a montré C.B. Macpherson6. Selon cette conception, « l’individu n’est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire, par essence, le propriétaire exclusif (…) C’est-à-dire qu’on attribue rétrospectivement à la nature même de l’individu les rapports de propriété qui avaient alors pris une importance décisive pour un nombre

3 Ce que « tout individu, si différent soit-il partage avec les autres membres de sa société ». 4 Le sport est assez représentatif de cette domestication de la violence qui repose sur la capacité de chacun à se l’imposer à soi-même. Les agressions contre les arbitres, qui nous surprennent tant, comme des « fautes de goût », nous rappellent pourtant que cette intériorisation n’est pas absolue. 5 Si on considère la relation qu’entretient une communauté avec sa culture, ses traditions, son histoire, sa puissance publique, l’affirmation de son bien commun et de sa volonté générale, il y a obligation politique lorsque cette communauté donne une forme explicite à cette relation au lieu de la subir. 6 C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971 [1962].

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grandissant de personnes, dont ils déterminaient concrètement la liberté, l’espoir de se réaliser pleinement (…) Dans cette perspective, la société se réduit à un ensemble d’individus libres et égaux, liés les uns aux autres en tant que propriétaires de leurs capacités et de ce que l’exercice de celles-ci leur a permis d’acquérir, bref à un rapport d’échange entre propriétaires. Quant à la société politique, elle n’est qu’un artifice destiné à protéger cette propriété et à maintenir l’ordre dans les rapports d’échange. » (Macpherson, op. cit., p. 13). Comme on le voit, Macpherson décrit une opération performative7 semblable à celle que l’on vient de voir avec Elias. Dans quelle mesure cette conception peut-elle fonder encore une obligation politique rationnelle dans une société de la fin du XXème siècle ? Pour Macpherson, l’obligation politique portée par cette vision des choses (la démocratie libérale) se heurte à une contradiction : si les postulats qui font des rapports sociaux des rapports de marché sont toujours d’actualité, ceux qui présupposent une communauté d’intérêts (une solidarité de classe) capables de neutraliser les effets indésirables du marché ont disparu avec l’émergence d’une forte inégalité entre les sujets politiques8. D’autres formes d’individualisme sont-elles possibles, dès lors que les rapports de marché demeurent ? C’est un aspect du problème traité par François de Singly, comme on le verra ci-dessous. 3. La quête de soi et la reconnaissance. Le philosophe américain Charles Taylor offre un autre éclairage sur cette configuration contemporaine de l’individu9. Il décrit, ainsi que le faisaient Elias ou Macpherson, un individu qui se pense comme doté de propriétés spécifiques et de profondeurs intérieures, mais surtout un individu qui ressent très fortement un appel à inventorier ces profondeurs pour s’assumer (il ne saurait trouver un modèle de vie à l’extérieur de lui-même). L’impératif fondamental de l’individu de la fin du XXème siècle serait de savoir qui il est vraiment, au-delà des apparences, voire au-delà des premières formes d’établissement (succès, position, possessions). Repli sur soi d’un homo clausus pratiquant le dialogue intérieur ? Pas vraiment, puisque, selon Taylor, l’identité dépend fortement des relations dialogiques avec d’autres, ce qui fait qu’il n’est ni un héritier (quelqu’un qui serait un pur produit de ses origines), ni un self-made man (quelqu’un qui se construirait tout seul). L’idée centrale de Taylor, sur ce point, est que l’individu a besoin de quelqu’un qui sache le reconnaître, c’est-à-dire qui ne se laisse pas abuser par le statut social, par les formes apparentes de la réussite ou de l’échec. Cette théorisation est approfondie par François de Singly10 en direction d’une sociologie du couple contemporain, Taylor ayant montré que cet individu à la recherche de son moi profond a besoin de liens permanents avec des très proches. L’adulte est en fait un être inachevé, malgré les réussites apparentes de sa socialisation initiale et le « bon conjoint » prend le relais du « bon parent ». La famille est donc au centre du processus de révélation de soi, en tant qu’elle est un espace de relations affectives et personnelles (amour, gratuité, inconditionnalité) suffisamment durables pour que règne la confiance qui permettra la quête de soi. Plus encore que la première institution de services, la famille est une institution identificatrice. Selon de Singly on peut, compte tenu de la dissymétrie des relations hommes 7 C’est-à-dire une façon de supposer comme étant déjà là, quelque chose qui n’y est que parce que l’on dit qu’il y est. 8 Mais cette inégalité entre les inclus n’est-elle pas toute relative ? On verra, dans le quatrième chapitre (La Société sans qualités) une résurgence (embarrassante) de la problématique de l’exclusion (volontaire, quant à elle) que rencontraient les Niveleurs à l’époque de Cromwell, au milieu du XVIIème siècle : ils excluaient du vote, outre les femmes, les « serviteurs » (de ferme, de maison, occasionnels) et les « indigents », comme est exclu aujourd’hui du jeu politique, mais non de l’attention politique, tout un ensemble disparate de « sans », que Giorgio Agamben (Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997) propose d’appeler « homo sacer » (non pas sacré, mais exécrable !). 9 Charles Taylor, Sources of the Self, Harvard, Harvard University Press, 1989. 10 F. de Singly, Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.

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/ femmes, parler d’un travail de révélation de l’identité latente de la femme par le mari (un « effet Pygmalion »), même si ce travail a évolué entre le début et la fin du XXème siècle : on est passé du mari pédagogue, qui aide sa femme à devenir épouse et mère, au mari promoteur, qui encourage son épouse à devenir elle-même. Dans la famille contemporaine, le conjoint valide l’identité de son co-équipier et, lorsque, à la faveur de cette conquête de soi, l’identité du partenaire change, le conjoint doit aussi modifier sa manière d’être conjoint : la mobilité intra-conjugale est obligatoire, faute de quoi la mobilité extra-conjugale devient légitime, soit provisoirement (la liaison comme test, pour « faire le point »), soit définitivement (le divorce). En ce sens, le mariage contemporain est un re-mariage dont l’expression limite est le re-mariage officiel, au bout de plusieurs années de mariage, de deux conjoints. On voit ici l’un des affleurements essentiels des tensions qui naissent de cette quête dialogique de soi : l’individu contemporain est partagé entre fidélité à l’autre et fidélité à soi-même. Cette tension serait-elle à la source ou à l’aboutissement d’un nouvel individualisme contemporain ? 4. L’individualisme du XXIème siècle. Si l’on accepte ces prémisses, le raisonnement que l’on peut tenir sur l’individu contemporain, qui met à distance ses appartenances héritées et qui cherche à transformer son apparence en identité, nous conduit à rechercher, avec François de Singly11, les diverses composantes qui font en réalité L’Individualisme. L’individu contemporain tend à combiner plusieurs formes de reconnaissance. Il y aurait, selon de Singly, quatre formes de l’individualisme moderne, qui, combinées, pourraient faire de l’individualisme, un humanisme et non quelque chose à rejeter comme manifestation de l’égoïsme. Il y a tout d’abord, l’« individualisme citoyen », issu de la Révolution française : universaliste et horizontaliste, il définit l’individu en tant que citoyen en relation avec d’autres citoyens qui doivent le reconnaître comme entité capable de porter, par soi, l’intérêt collectif. L’isoloir, le divorce, dès le départ et, plus tard, sous la IIIème République, la blouse d’écolier masquant les différences sociales (qui montre que c’est un être abstrait dont il s’agit), ont été des symboles forts de cet individualisation citoyenne. L’« individualisme relationnel », qui met au centre l’amour et plus généralement la reconnaissance réciproque, au détriment d’une reconnaissance par l’affiliation familiale, se manifeste progressivement, pour obtenir, dans la deuxième moitié du XXème siècle, la consécration que l’on vient d’examiner dans le point précédent. Lorsqu’il présente la troisième forme, l’« individualisme compétitif », de Singly insiste bien pour qu’on ne le réduise pas à la dimension marchande, à quoi l’idée libérale d’individualisme possessif pourrait nous conduire. Ce qui est en jeu ici (particulièrement dans l’espace symbolique qu’a produit l’histoire scolaire de la France), c’est la méritocratie, c’est-à-dire la reconnaissance d’une légitimité pour un pouvoir lié au diplôme et à la réussite aux concours. La compétition sportive (dont Elias avait pointé l’exemplarité) est l’un des aspects de cette dimension, c’est pourquoi notre société condamne aussi fermement le dopage dans le sport : plus qu’un risque pour la santé, il est une tricherie dans la compétition (quid alors du dopage forcé de nombreux cadres ?). Enfin, l’« individualisme humaniste » est celui qui met en avant la commune humanité des individus, leur équivalence en tant qu’êtres, qui, riches ou pauvres, actifs ou passifs, peuvent par exemple être des victimes12. C’est plus la fraternité que l’égalité qui est en jeu ici.

11 F. de Singly, L’individualisme est un humanisme, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2005. 12 La parenté avec les quatre espaces de dénonciation mis en évidence en 1984 par Luc Boltanski dans « La dénonciation », à partir de lettres de lecteurs envoyés au journal Le Monde (voir votre cours de première année sur « l’engagement ») est assez stimulante : la dénonciation du bourreau comme proche et singulier serait l’effet de la rupture de l’espace de l’individualisme relationnel ; celle du bourreau comme proche et universel, une rupture dans l’individualisme compétitif ; celle du bourreau comme universel et lointain, une rupture dans

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Toutefois, cette promotion contemporaine de l’individualisme est loin d’être uniforme, toujours selon de Singly. Il faudrait y distinguer les effets d’une « première modernité », qui met en avant l’individu doué de raison, susceptible d’une éducation morale de citoyen, au détriment des trois autres dimensions. Cet individu unidimensionnel (élève, malade, salarié, etc.), individu « abstrait » puisqu’il ne s’agit pas « de son moi mais de l’individu en général » (Durkheim, cité par de Singly), est finalement un individu qui doit être anonyme pour pouvoir bénéficier de rapports égalitaires, comme le montre récemment le projet de C.V. anonyme (l’exemple est donné par de Singly). Il est progressivement mis en cause par l’individualisme de la « seconde modernité », dont le parangon est l’individu authentique, épanoui dont il a été question dans le point 3. L’auteur considère qu’il s’agit là d’un individualisme « concret », celui d’un individu qui acquiert du pouvoir sur soi en se construisant. Cette fois, l’individualisme citoyen est « saisi » par la question du singulier, de la singularité, qui valorise notamment la proximité politique (alors que la philosophie rousseauiste qui sous-tendait l’individualisme citoyen valorisait la distance). D’où l’importance accordée à l’irruption des personnes sur des scènes où elles ne sont pas forcément attendues (par exemple des situations d’expertise, où se constituent des « forums hybrides »13, comme on le verra dans le chapitre 3 (la société du risque). Pour autant, selon de Singly, les tensions entre les différentes dimensions de l’individualisme demeurent : il y a un « malaise dans l’individualisme », qui interdit l’optimisme béat. 5. Individualisme ou modernité ? Sommes-nous dans la société des individus, dans la société individualiste ? Nous avons pour l’instant recueilli quelques matériaux nous permettant de poser le débat à sa juste place. Il apparaît bien que la question de la modernité vient interférer et qu’il convient donc de différer notre réponse, au moins jusqu’à l’examen de cette question (chapitre 2).

ise en perspective : le couple et l’argent

Pextrêmeme

eut-on traduire les interrogations précédentes sur un terrain peu inventorié, mais

nt révélateur des capacités d’inventivité des acteurs sociaux14, celui des relations monétaires au sein de la famille ? Le mari pédagogue, qui, au siècle précédent, orientait les dépenses de la famille mais laissait à sa femme le soin d’en assurer la gestion, a-t-il fait place au mari promoteur, qui inciterait son épouse à s’autoriser une dépense sans tenir compte de sa contribution au revenu du ménage ? Voire : à l’époque des familles recomposées, allons-nous vers des budgets séparés ?

M

Une série de recherches anglophones sur le couple et l’argent servira de matériau d’orientation pour répondre à ces questions. 1. Les tensions entre contrôle stratégique et management quotidien. Toutes les recherches menées au Royaume-Uni sur des couples mariés15 convergent vers un constat : l’individualisme citoyen ; enfin, celle du bourreau comme proche et universel, une rupture dans l’individualisme humaniste. Cf. L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990. 13 L’expression renvoie aux travaux de Michel Callon et désigne la coexistence imprévisible, dans une situation donnée, de paroles ayant des statuts disparates, qui rendent difficile le pilotage de cette situation (voir : ch. 3). 14 Voir : Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, Princeton, Princeton University Press, 1997 (La signification sociale de l’argent, traduit par Christian Cler, Paris, Le Seuil, 2005) ; « The proliferation of social currencies », in : M. Callon (ed.), The Laws of the Markets, Blackwell, 1998. Plus récemment : V. Zelizer, « Intimité et économie », Terrain, 45, 2005. 15 On a utilisé ici principalement : V. Elizabeth, « Managing Money, Managing Coupledom : a criticizal examination of cohabitant money management practices », The Sociological Review, vol 49, 3, 2001 ; C. Vogler, « Money in the household : some underlying issues of power », The Sociological Review, vol 46,4,

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quand le fait de payer est une corvée plutôt qu’un pouvoir (cas des bas revenus), c’est l’épouse qui tend à l’assurer (et inversement). D’où une hypothèse : la délégation de paiement à l’épouse évite à l’homme de se confronter au réel d’un revenu insuffisant pour le ménage (l’accusation de mauvaise gestion devient possible). Une enquête auprès de 1200 couples dans 6 villes de Grande-Bretagne en 1994 (Vogler et al.), dégage 6 formes de management domestique, selon la différence entre le contrôle stratégique de l’argent et le management quotidien de cet argent.

Une typologie du management domestique de l’argent (Vogler, 98) -Management féminin du revenu global (female whole wage m.); -Management masculin du revenu global (male w.w.m.); -Allocation d’entretien du ménage (housekeeping allowance); -Pot commun (joint pooling); -Pot commun à gestion féminine (female managed pool); - Pot commun à gestion masculine (male managed pool). Il faut y ajouter le management séparé du budget (independant money management, IMM). Soient trois groupes: I/ les utilisateurs du pot commun; II/ les utilisateurs du management masculin (global, gest. masc. du pot, allocation); III/ les utilisateurs du management féminin. I/ est le plus égalitaire (si l’on excepte l’IMM); la décision semble conjointe dans III/, mais les hommes ont plus de dépenses personnelles.

La mise en œuvre de cette catégorisation donne les résultats suivants :

Type % Revenu mensuel

M. féminin global 27 624 £

Pot commun à gestion féminine 15 658 £

Pot commun 20 719 £

Pot commun à gestion masculine 15 728 £

M. masculin global 10 755 £

Allocation d’entretien 13 679 £ NB: 2% ont un independant money management (IMM). Selon ces auteurs, classe et genre sont intriqués (en termes de causalité). Le management le plus égalitaire est lié à l’éducation, à l’attitude par rapport aux rôles de genre, à l’expérience d’un passé de gestion similaire ; mais aussi à l’emploi à temps plein de l’épouse. Le management le plus inégalitaire (l’allocation) est associé à des maris à faible niveau scolaire, aux attitudes traditionnelles par rapport aux rôles et ayant une expérience d’enfance similaire, les femmes étant sans emploi ou travaillant à temps partiel. Mais la variable idéologique joue aussi un rôle : l’attitude par rapport au rôle de « soutien de famille » (ou de l’« homme gagne-

1998 ; C. Vogler « Cohabiting couples : rethinking money in the household at the beginning of the twenty first century », The Sociological Review, vol 53, 1, 2005.

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pain », mise en évidence par Parsons) de l’époux est médiatrice entre ressources économiques et comportements de gestion. Les couples imprégnés de cette idéologie (quels que soient le type d’activité de la femme et l’attitude de l’homme) vont 3,5 fois plus vers l’allocation et ont 40% de chances en moins d’aller vers le pot commun. Un autre constat fréquent est celui d’une tension entre égalité (répartition des ressources indépendamment des contributions) et équité (tenir compte des contributions de chacun, y compris non-monétaires). Qu’apportent les nouvelles formes de conjugalité (cohabitation, remariage) par rapport à ces résultats qui montrent une situation plutôt figée ? 2. Les co-habitants et les re-mariés : des précurseurs ? Les études antérieures à celle d’Elizabeth, utilisée ici16, permettent de dessiner quelques tendances : selon Singh et Lindsay (1996), on passe de la cohabitation money à un marriage money, lorsqu’augmente l’être-ensemble (achat de maison, mariage…) ; Glezer et Mills (1991) trouvent que 52% des co-habitants contre 23% des mariés choisissent l’IMM. La plupart des études transnationales (Treas & Widmer, 2000 : étude sur 23 pays) montrent que, toutes choses égales d’ailleurs, les co-habitants ont plus tendance que les mariés à des gestions séparées de l’argent. Les co-habitants étudiés par Vivienne Elizabeth pratiquent le joint money management (JMM), l’IMM ou un pot commun partiel. La gestion en partenariat (JMM) semble contester la prééminence du pourvoyeur, mais n’empêche pas l’auto-limitation (le sentiment d’équité peut primer sur l’égalité et le conjoint qui contribue le moins peut s’autoriser moins de dépenses). De nombreuses questions entourent l’apparente évolution que représente le partenariat (JMM) : est-ce une forme de compliance au diktat du partage ; manifeste-t-il une croyance dans la longévité du couple ; n’est-il pas la réaction à la perte d’un salaire, à l’arrivée d’enfants ? Quant à l’IMM, il s’agit d’une pratique elle aussi faussement transparente : favorise-t-elle des relations de genre plus égalitaires ou est-ce une modification qui rend l’inégalité plus supportable ? A supposer que l’on puisse aller au-delà de ces questions, on en rencontre d’autres : l’égalité des contributions signifie-t-elle l’égalité du contrôle sur les dépenses ; comment définir ce qu’il est « raisonnable » de dépenser ? Une pratique du « à chacun selon ses besoins » entre contributeurs très inégaux, peut entraîner une « économie de la gratitude » (Hochschild, 1989) : on échange la sécurité émotionnelle17 (voire sexuelle) contre la sécurité économique (sachant que la sécurité émotionnelle est en général moins de moindre valeur que la sécurité éducationnelle ou ménagère). Mais, on peut suivre V. Elizabeth lorsqu’elle fait remarquer qu’il faudrait pourtant distinguer entre différentes sous-catégories de couples co-habitants (et réintroduire des variables de classe et de génération) avant de les considérer uniformément, comme le font Giddens ou Beck, comme les précurseurs de nouvelles relations intimes à l’ère de l’« hyper-modernité » (expression privilégiée par de Singly) et de la société du risque. L’étude de sur des couples remariés18, tout en nous donnant quelques tendances, nous confronte elle aussi à de lourds problèmes d’interprétation. L’idéologie du partage complet (joint pooling), en général associée au premier mariage, est absente ici. Les hommes continuent à contrôler la relation comme dans le cas d’un premier mariage, mais les femmes ont souvent réussi à préserver une part d’autonomie. Aucun conflit lié à l’argent n’est rapporté dans cette étude. Pourquoi cette prééminence de l’IMM ? Est-ce lié à des cursus de vie ou à

16 Une étude très approfondie sur 20 couples co-habitants de Nouvelle-Zélande : V. Elizabeth, « Managing Money, Managing Coupledom : a criticizal examination of cohabitant money management practices », The Sociological Review, vol 49, 3, 2001. 17 Cette intéressante approche en termes de sécurité connecte d’une manière originale le thème de « la société des individus » à celui de « la société du risque ». 18 Carole Burgoyne & Victoria Morison, « Money in remarriage : keeping things simple - and separate », The Sociological Review, vol 45, 3, 1997.

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des expériences antérieures négatives ? C’est peut-être aussi la vérité brute de ce qui est visé dans un premier mariage, mais qui y resterait indicible, car elle attaquerait prématurément l’idéologie de la confiance mutuelle, idéologie attachée à la vision post-romantique du mariage19. Il serait prématuré de trancher quant aux questions posées, sauf à faire remarquer que les résultats de ces enquêtes montrent l’intérêt de l’indicateur monétaire pour tester la pertinence de la question de l’individualisme. Il apparaît notamment qu’un comportement orienté par l’individualisme peut rester largement porté par une dépendance de couple, voire une dépendance de genre, mais qu’il serait prématuré d’éliminer pour autant la variable de classe.

19 Voir, pour la France, l’étude ethnographique récente d’Agnès Martial : A. Martial, « Comment rester liés ? Les comptes des familles recomposées », Terrain, 45, 2005 (« L’argent en famille »).

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Prolongement du chapitre 1

Le corps nu, le corps dénudé par Sabrina Sinigaglia-Amadio et Christelle Stupka

Introduction La question du corps est une question infiniment vaste car, dès lors que l’on s’interroge sur le corps, on sort de la question à proprement dite du corps pour entrer dans un ensemble plus complexe de questions. Le corps en effet conditionne la manière de penser le rapport à soi et aux autres. Il renseigne aussi sur les conceptions que toute société se fait des personnes et que toute personne se fait de la société. La question de l’identité est complètement liée à celle du corps : dans quelle mesure le corps sert-il en effet à nous définir ? Comment permet-il de penser l’articulation entre soi et les autres ? La question de la différenciation sociale est elle aussi complètement liée à celle du corps : quelles formes prend la socialisation différentielle en fonction des groupes sociaux ou encore des sexes ? Ces différences produisent à leur tour quels types de variation ou nouveaux usages du corps ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre à travers une réflexion sur le corps nu, d’autrefois à aujourd’hui, et sur le sens de cette nudité à travers le temps et les sociétés dans lesquelles elle s’inscrit. A. Le corps nu : mise en perspective historique de la nudité 1. Nus d’autrefois L’exhibition de la nudité n’est pas une chose nouvelle. L’histoire en effet regorge de seins, de fesses et autres parties du corps livrés aux regards publics. On y trouve surtout des fesses masculines d’ailleurs. On peut penser par exemple à l’esthétique virile des athlètes nus chez les Grecs anciens, aux statuts des Dieux pendant l’Antiquité ou encore aux processions nues du Moyen-âge. Dans chaque société, certaines parties du corps des hommes et des femmes ont pu être montrées, de façon plus ou moins généreuse ou plus ou moins intime. D’une société à l’autre, ce que l’on montre de la nudité est montré de manière différente et pour des motifs différents. Le regard sur la nudité des femmes a aussi beaucoup changé de signification : ce n’est qu’à partir de la fin du Moyen-âge que la nudité féminine a commencé à être identifiée au désir, que la vision du nu a pris la connotation érotique qu’on lui connaît aujourd’hui. Le sein, par exemple, est resté très discret jusqu’à la période de l’amour courtois. À partir de ce moment-là, l’attention des soupirants s’est fixée sur cette partie du corps. On constate alors une inspiration nouvelle chez les artistes : sur les fresques et les statuts, les seins se raffermissent et sont de plus en plus présents. Parallèlement, on constate que les femmes prennent conscience de leurs appas et si les conventions sociales les obligent à couvrir leurs jambes, les décolletés plongeant jusqu’au nombril font leur apparition. L’Eglise résiste, mais en vain. Même au 19° siècle, siècle de la pudeur qui corsètera le corps des femmes, les décolletés des

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robes du soir persistent. Au début du 20° siècle, les seins sont dissimulés derrière des étoffes, mais dès les années 1920, on assiste à une contre-offensive du corps libre : les carcans sont brisés, les jupes raccourcies et l’on assiste progressivement à une dénudation balnéaire après la guerre.

Etude du Déjeuner sur l’herbe de Manet et du scandale qu’il suscita. Comparaison avec La Naissance de Vénus de Cabanel

Refusé au Salon officiel de 1863, ce tableau, alors intitulé Le Bain, a été exposé au Salon des Refusés (ce salon a été créé en 1863 pour accueillir les toiles refusées au Salon officiel). Le public a été scandalisé par cette femme nue, ou plutôt déshabillée (comme en atteste la présence de ses vêtements à ses pieds, disposés comme dans une nature morte, avec le panier de fruits et le pain rond), assise avec désinvolture, le regard tourné vers le spectateur, au milieu du bois, entre deux hommes habillés tandis qu’une autre, à peine voilée, est en train de se baigner. Le public a vu dans ce tableau la représentation d’une scène obscène (Manet a d’ailleurs souhaité plus tard rebaptiser son tableau La Partie Carrée). Ce spectacle aurait peut-être été accepté s’il reproduisait une scène du passé (il est d’ailleurs inspiré d’un tableau du 16°siècle de Titien Le Concert Champêtre) ou s’il y avait une allusion à la mythologie (comme c’est le cas pour le tableau de Cabanel, La Naissance de Vénus, exposé la même année que celui de Manet, mais au Salon officiel), mais il a scandalisé l’opinion publique parce qu’il est encré dans l’actualité et qu’il représente une scène réaliste et quotidienne. En effet, on peut y reconnaître les personnages : la femme nue est le modèle préféré de Manet, l’homme sur la gauche est le beau-frère de Manet et l’homme sur la droite un sculpteur connu, ami du peintre. La critique a aussi condamné la nouvelle façon de peindre. Manet renonce aux tons dégradés et aux passages intermédiaires du clair-obscur et cherche une représentation claire et définie des objets en supprimant les demi-teintes et le sens des volumes. Il associe des tons lumineux, ocres, verts, gris, noirs et ses personnages sont réalisés avec des teintes plates, plongés dans l’atmosphère, l’air étonné, comme s’ils attendaient quelque chose. Il n’a pas cherché non plus à camoufler les coups de pinceaux. Dans le tableau de Cabanel, académique à souhait, on peut au contraire constater que la chair de la déesse est nacrée, la lumière diffuse et diaphane, les lignes sont harmonieuses, la facture est lisse et veloutée ; ce qui lui donne un caractère tout à fait irréel et onirique. En outre, Manet refuse ici toute hiérarchie des genres, la ségrégation entre portrait, nu, paysage, nature morte au bénéfice d’une perception directe du réel. • Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (1862-1863, huile sur toile, 208 x 264,5 cm)

Voir sur le site du Musée d'Orsay • Alexandre Cabanel, Naissance de Vénus (1863, huile sur toile, 130 x 225 cm)

Voir le site du Musée d'Orsay

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Concernant la nudité, l’histoire n’est pas un éternel recommencement malgré tout car la fesse montrée autrefois n’a pas le même sens que celle montrée aujourd’hui. Concernant la nudité, ce sens de l’histoire est donné par la place nouvelle du corps dans chaque société. 2. Nus d’aujourd’hui et libération du corps On a le sentiment aujourd’hui que la nudité est partout. On la voit en effet beaucoup dans les films, les publicités, sur les affiches, à la plage, dans les rues, etc. Le 20° siècle a vu la libération des corps. Ils se sont peu à peu libérés de leurs entraves au niveau de leurs mouvements et de leur dévoilement. Les bébés ne sont plus emmaillotés, le sport devient une pratique de masse, les vêtements s’allègent, les corps nus font de moins en moins scandale.

Pour autant, on peut s’interroger sur le terme « libération » : est-on vraiment plus libre quand les mouvements sont plus souples et le dévoilement plus important ? De nombreux auteurs ont expliqué pourquoi la libération corporelle était une fausse libération, mais une simple compensation d’une société qui au contraire nie le corps. Et ils ont montré comment sont installées de nouvelles procédures moins visibles de contrôle des mouvements, renforçant les mécanismes d’exclusion à partir des normes de jeunesse et de beauté.

Exemples : - Dans de nombreuses pubs, on se sert de la nudité et du sexe en général à des fins commerciales. Ce sont d’ailleurs surtout les femmes qui sont concernées. - Quand les femmes se dévêtent sur la plage, ce qu’elles montrent (ongles de pieds vernis, aisselles rasées, aines épilées) est soigneusement travaillé. - Quand hommes et femmes se mettent nus dans les camps naturistes, les émotions sexuelles sont rigoureusement autocontraintes. - Une mini-jupe est acceptée chez une jeune fille mais jugée indécente chez une femme âgée ou chez une femme grosse. B. Le corps dénudé : l’exemple des seins nus La dénudation du corps obéit à des principes tant esthétiques que moraux. Le corps, que l’on voit déshabillé, passe pour un corps libéré mais il s’agit en réalité d’une « libération » relative et réglementée. En effet, d’une société à l’autre, les frontières de la pudeur se déplacent et on n’offre pas ici ou là au regard public les mêmes parties de son corps.

Exemples : - Alors que le port du string est considéré comme osé en France (à relativiser), montrer ses fesses semble moins déluré ou érotique au Brésil. - La question du port du voile islamique : autre rapport au corps, à ce qui peut ou non être montré à tous, etc.

J-C Kaufmann, dans son ouvrage Corps de femmes, Regards d’hommes, Sociologie des seins nus, montre que la plage donne lieu à une tolérance équivoque où « la bouche proclame la liberté qu’à chacun de faire comme il l’entend, alors que les yeux sanctionnent ». Plus qu’ailleurs sur la plage, le corps est regardé, chacun pouvant tenir le double rôle de spectacle et de spectateur.

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L’extrême banalisation des seins nus tend à faire inscrire la pratique du monokini au rang des acquis des années 70. Mais l’auteur montre que l’abaissement des frontières de la pudeur n’a pas toujours la même signification : pour les mères de famille, il correspond souvent à une transposition en public des habitudes privées, alors que pour les femmes seules ou les adolescentes, il peut aussi servir d’appel à la rencontre.

Cette pratique n’est donc ni le signe d’une société sans contrainte ni celui de l’affaiblissement de l’autocontrôle. L’auteur montre en effet que la liberté revendiquée implique de strictes manières de faire à respecter. Il montre par exemple que la limite du montrable n’est plus celle d’un puritanisme désuet mais celle d’une esthétique terroriste. La faute n’est plus dans la conduite mais dans l’écart aux normes morphologiques. Si la femme regardée est jeune et jolie, personne ne trouve à se plaindre de la liberté de mœurs, mais pour peu qu’elle soit vieille et moins jolie resurgissent des accusations comme : « il faut savoir s’arrêter » ou « certaines exagèrent à vouloir jouer les éternelles gamines ». Les seins nus avivent donc aussi la perception du vieillissement et de ce qu’il interdit. L’âge est un facteur déterminant d’arrêt de cette pratique.

Dans tous les cas, avoir les seins nus ne correspond pas à une liberté sans contrepartie : il convient de choisir son emplacement et de contrôler son attitude. Trouver une zone favorable (où il y a beaucoup de seins nus), la bonne distance par rapport à la mer (pour raccourcir la durée du trajet jusqu’au bain), la bonne position (allonger, on donne moins à voir) et l’attitude (faire une activité physique peut être toléré selon des critères esthétiques et d’âge).

La morphologie des seins a aussi son importance. Plus les seins sont gros, plus ils attirent l’attention. Le monokini pour les gros seins est plus condamné dans la mesure où il met en avant le corps sexuel que les usages de la plage veulent refouler. Le statut des seins siliconés pose aussi quelques problèmes. J-C Kaufmann montre qu’ils peuvent être dénoncés selon 3 arguments : - comme un artifice car la liberté gagnée par le retrait du maillot puise ses justifications dans la symbiose du corps et de la nature et s’il s’agit d’exposer un artifice, l’expérience ne tient plus ; - comme une impudeur car les seins siliconés entrent dans la catégorie des gros seins affriolants ; - comme un manque de goût car ils sont jugés, le plus souvent par des femmes, comme « pas beaux », « vilains », « énormes », ou « vulgaires ». La pratique des seins nus est une activité pleine d’ambiguïté. Or plus l’ambiguïté est grande, plus le rôle de garde-fou est alors transposé sur des gestes, ritualisés dans leurs aspects les plus formels.

Conclusion

Donnée de soi permanente mais aussi modifiable, le corps ouvre dans ses métamorphoses des possibilités de transformation de l’identité. La gestion de l’identité à travers le corps passe d’abord pour chacun par l’affirmation de sa propriété et le droit à en disposer à sa guise. Agir sur son corps revient à prendre possession de soi. La marque de l’individualité est apportée par le changement corporel qui signe la construction personnelle. Le corps est le premier point d’ancrage où l’individu se construit. Par ses possibilités de transformation, le corps facilite

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aussi les identités flexibles. Changer d’apparences revient à changer de personnalité, c’est le soi dans sa globalité qui est alors modifié.

Dans une société à forte structuration individualiste, le corps peut passer pour l’ultime partenaire. Il ne devient problématique que lorsque les modifications qu’il autorise ne suffisent plus à combler les attentes de transformation des sujets. Il est alors perçu comme un « fardeau encombrant ». Ainsi le corps ne permet de se rassurer sur ce que l’on est que lorsque l’image que l’on donne à voir correspond à l’idée que l’on se fait de soi. Les changements du corps deviennent une menace lorsque ces transformations ne sont pas souhaitées mais subies, comme pour le vieillissement. Elles mettent en crise l’identité de celui qui se voit changer.

Le travail d’ajustement entre les transformations corporelles et soi-même ne dépend donc qu’en partie de sa position dans l’espace social mais plus sûrement encore des valeurs acquises par la socialisation et l’expérience des individus qui déterminent une plus ou moins grande assimilation de leur corps à leur personne. Enfin, d’une manière plus globale, le supplément d’écoute accordé au corps reflète la place prépondérante faite à un individu plus sensible à son bien-être mais aussi plus vulnérable à sa fragilité. Bibliographie du prolongement Baudry P., La pornographie et ses images, Armand Colin, Paris, 1997. Boltanski L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26, 1, 1971. Chebel M., Le corps dans la tradition du Maghreb, PUF, Paris, 1984. Kaufmann J.P., Corps de femmes, regard d’hommes, Nathan, Paris, 1995. Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, PUF, Paris, 1990. Le Breton D., La sociologie du corps, PUF, Paris, 1993. Mechin C. et alii, Usages culturels du corps, L’Harmattan, Paris, 2000. Travaillot Y., Sociologie des pratiques d’entretien du corps, PUF, Paris, 1998. Vigarello G., Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen-âge, Le Seuil, Paris, 1985.

Supports • Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (1862-1863, huile sur toile, 208 x 264,5 cm)

Voir sur le site du Musée d'Orsay

• Alexandre Cabanel, Naissance de Vénus (1863, huile sur toile, 130 x 225 cm) Voir le site du Musée d'Orsay

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La société à l’aube du XXIème siècle

- 2 - La société post-moderne ?

visionner le programme sur Canal Socio - UPVM

ntroduction. Comment peut-on ne pas être moderne ? Il nl’am

longtemp

’est besoin d’aucun cours de sociologie pour prendre conscience de la présence et de plitude des significations du terme « moderne » dans les sociétés et depuis fort s. Chacun a appris ses usages et mésusages : nous sommes tous capables de faire la

différence d’intensité que comporte le terme lorsque l’on évoque, par exemple, les danses modernes (s’opposant à La danse classique), un appareil moderne (s’opposant à un appareil vétuste) ou une façon de vivre moderne (s’opposant à traditionnelle).

I L’expression « post-moderne », quant à elle, est moins usitée, du moins en France (pays exportateur de la notion, cependant) : elle aura, au mieux, un sens technique (une architecture post-moderne ; une esthétique post-moderne), dès lors qu’elle parvient à sortir du débat intellectuel. L’idée que l’on puisse sortir de la modernité, non par l’arrière (régression qui est concevable dans un régime de type « taliban », qui condamne « la modernité » pour revenir à « la tradition »), mais par l’avant (au risque que ce soit « les deux pieds devant »1), ne va pas de soi, tant la modernité semble indépassable : n’est-on pas toujours le classique d’un plus moderne que soi ? En effet, ce qui était moderne est remplacé par quelque chose de « plus moderne » encore. L’idée d’une « société post-moderne » marquerait-elle donc une telle rupture avec la modernité qu’elle suffirait à résumer ce qui se profile de la société du XXIème siècle ? Pour répondre à la question, il faut explorer les dimensions de cette modernité.

roblématisation : modernité, post-modernité, radicalisation de la modernité… *Approches de la modernité

P 1. Topique de la modernité. Un intéressant point de vue philosophique, exprimé par Jean-Paul Resweber2, conduit à tracer quatre « lieux communs », formant ce qu’on pourrait appeler une topique de « la modernité d’aujourd’hui ». Tout d’abord, la « subjectivité du 1 Au-delà du jeu de mot, il y a une réalité historique : peu après la chute du Mur de Berlin, fin 1989, on a vu la société post-soviétique livrée à la course effrénée au libéralisme, avec pour conséquence le démantèlement de pans entiers de son système social et même sa mort ; et, dans le même temps l’affirmation par les jeunes générations intellectuelles d’une « attitude post-moderne », notamment dans l’art et la politique (voir : « La marche du cheval », film vidéo, 50 mn, réalisation : V. Sorokin, scénario : J.M. Leveratto, production : Université de Metz, CAVUM (SAM), 1994, qui illustre cette opposition entre Iakov, le maître, un « moderne » qui se voudrait post-moderne et Micha, l’élève, résolument « post-moderne »). Il était difficile, à ce moment, de faire la différence entre le constat (on est dans une société post-moderne) et l’affichage d’une volonté (nous voulons être post-modernes au milieu des modernes). 2 Jean-Paul Resweber, « Des lieux communs de la modernité », Le Portique, n°1, 1er semestre 1998 (téléchargeable sur : http://leportique.revues.org/).

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regard » (topos établi à partir de Heidegger) : la représentation devient le lieu exclusif de l’expression de soi (« le sujet se réfléchit dans l’image et, en même temps, érige cette image en pôle de gravitation du monde », op. cit., p. 14) et, pour maîtriser la distance que cela introduit inévitablement, l’homme recourt à la technique (« elle fait partie de l’équipement de la théâtralisation du sujet », op. cit., p. 16). Ensuite, l’« esthétisation du monde » : selon un schéma hégélien corrigé par Heidegger, le sujet assume son rôle de Créateur en organisant en réseaux et en systèmes les objets produits par la technique, mais cette organisation est une affaire de spectacle, de jeu « … et peut-être de bêtise, de naïveté » (op. cit., p. 19). Partant de l’œuvre de Max Weber, J.P. Resweber définit un troisième topos, celui de la « rationalisation de l’agir » : rationalisation sociale (du droit, de l’économie), rationalisation culturelle (de la science, de l’art, de la morale), rationalisation de la personnalité, produisent un idéal-type de rationalité pratique qui structure le comportement de l’homme moderne dans la visée, tout à la fois, des résultats et des valeurs, comme le fait l’entrepreneur calviniste. Enfin, le quatrième pilier de la topique est celui de l’« éthicisation des comportements » : si l’on suit Habermas3, au désenchantement du monde wébérien, s’oppose, dit Resweber, « la foi pratique en la libre discussion, capable de trier et de reformuler les valeurs indispensables à la vie sociale » (op. cit., p. 26) ; ce qui suppose d’observer la succession des figures éthiques qui ont scandé la modernité : l’éthique de la libération, transposition, emblématique des années cinquante, de l’exigence religieuse de salut (elle sous-tend la demande de libération des peuples, des groupes sociaux, mais aussi des individus), l’éthique de l’urgence, extension de la précédente à toutes les causes humanitaires lointaines ou proches (et contre-balancement éthique d’un effet de la modernité : la vitesse ou la performance), domine la deuxième moitié du XXème siècle, tandis qu’à l’aube des années 1980 émerge l’éthique de la légitimation (qui met en premier plan l’exigence d’une ouverture de la morale professionnelle sur l’intérêt public) et, contemporaine de la précédente, l’éthique de la conjuration, modélisée par Hans Jonas4, comme la réponse responsable au temps et à l’espace des incertitudes, c’est-à-dire une réponse en termes de confiance et de crédit mutuel. Ces propos philosophiques dessinent d’incontestables chantiers d’exploration empirique de la modernité pour des sociologues. 2. Fonctions et impératifs de la modernité. La modernité est tellement liée à l’idée de « société », alors que la tradition semble plus liée à l’idée de « communauté » (selon l’opposition Gesellschaft / Gemeinschaft, célèbre depuis Tönnies), que les sociologues, à part Max Weber, n’ont guère pris la peine de la définir. On trouve pourtant, chez Talcott Parsons, qui identifie la modernité à l’ère industrielle, un double caractère (un constat et une exigence) de la modernité. Le constat : à l’ère de la modernité, il est pertinent d’utiliser la technicité pour une intervention s’appliquant de l’extérieur aux groupes sociaux et visant à réparer leurs dysfonctionnements. L’exigence : il est impératif de résoudre les problèmes des groupes sociaux. On le voit bien dans son analyse de la famille nucléaire contemporaine5. Selon Parsons, la différenciation économique caractéristique des sociétés industrielles (multiplicité des occupations, des revenus et des styles de vie) est incompatible avec le maintien des familles étendues et est idéalement servie par la famille nucléaire. Le petit groupe nucléaire, avec un seul gagne-pain, chef de famille, prévient des conflits potentiels liés aux occupations et styles de vie différents : il élimine la concurrence économique intra-familiale. En outre, le petit groupe nucléaire est assez petit pour être géographiquement et économiquement mobile. Il faut néanmoins résoudre le conflit entre les valeurs qui 3 J.P. Resweber se réfère à Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987 (2 t.) 4 J.P. Resweber se réfère à H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Le Cerf, 1990. 5 //T. Parsons et al., Family, Socialization and Interaction Process, 1955// et : T. Parsons, Sociétés : essai sur leur évolution comparée, Paris, Dunod,1973.

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soutiennent les activités économiques et publiques et celles qui caractérisent les relations familiales. La famille moderne est porteuse de valeurs d’ascription (accent mis sur qui on est) et de particularisme (priorité aux relations spécifiques). Par exemple, la famille accorde une priorité affective aux enfants du couple, quelle que soit leur attractivité au regard des standards de vie (beauté, moralité, etc.). Au contraire, c’est le mérite qui caractérise la vie publique : elle privilégie les valeurs de nécessité et d’universalisme. Le risque de chevauchement des relations parentales et occupationnelles (confusion des valeurs et choix douloureux) est, selon Parsons, évité par : 1/ l’isolation de la famille nucléaire par rapport au reste de la parenté ; 2/ l’isolation de la famille par rapport à la sphère publique (le seul contact étant le père-gagne-pain). La famille nucléaire accomplit deux fonctions principales pour ses membres : la socialisation des enfants ; la stabilisation de la personnalité des adultes. Les ressources sont apportées par le « mari/père », tandis que la « femme/mère » dirige la sphère domestique (caring des besoins émotionnels). Au regard de cette différenciation, Parsons appelle « instrumentale » la fonction mâle et « expressive » la fonction femelle (on voit bien que cette théorie repose sur des présupposés concernant les capacités naturelles de la mère). C’est une théorie à la fois moderniste (elle spécifie comment la vie familiale devrait être vécue pour être moderne ; elle postule l’intérêt d’un apport cognitif externe) et reposant sur un modèle familial idéalisé. Parsons est conscient des failles et fissures que comporte la vie familiale réelle, mais il se soucie avant tout des bénéfices sociaux et individuels qu’un tel fonctionnement apporterait. 3. Les discours de la modernité. Plusieurs sociologues anglophones6 ont cherché à nuancer l’optimisme moderniste parsonien, en s’appuyant notamment sur l’œuvre de Michel Foucault et sur la notion de « discours »7. Les sociétés sont des lieux où des discours (i.e. des formes de connaissance qui fonctionnent comme des langages) promeuvent certains types de personnes et de comportements et où se développent des appareils de régulation qui policent et disciplinent les membres pour qu’ils s’y conforment. Le plus important discours, dans les société modernes, concerne la constitution et la régulation du corps. Les discours nous constituent puisque nous avons besoin d’utiliser leur vocabulaire pour donner sens aux événements que nous vivons. Ils constituent identités et comportements : nous sommes subjectivés en étant assujettis au pouvoir de ces prescriptions et nous vivons nos vies en fonction de ces déterminations fondamentales. La force d’un discours est en lien avec les capacités de ces dispositifs disciplinaires et les inégalités sont les inégalités de satisfaction des besoins par ces dispositifs. Quel est alors le discours inaperçu par le modèle parsonien ? Selon Foucault, l’apparition de la notion de « femme hystérique » (succédant à l’« enfant masturbateur » et au « pervers sexuel ») témoigne de l’importance émergente du discours médical. La médecine du XIXème siècle considère que cette maladie est provoquée par un manque d’appartenance familiale : elle touche particulièrement les femmes jeunes vivant seules, les divorcées, les veuves ou les femmes poursuivant une carrière (i.e. au lieu de faire l’expérience de l’investissement sexuel normal dans le mariage, comme on le disait déjà des sorcières). Les femmes ne peuvent être en bonne santé que si elles vivent dans une famille normale (sexuellement attachées à un homme dans la perspective de la reproduction). La nymphomanie est une maladie comparable sous et aspect. Ce discours, qu’on pourrait dire « proto-moderne », où le discours médical produit le vocabulaire et où les praticiens sont les régulateurs, promeut la carrière familiale de la femme comme reproductrice sans

6 Voir : B. Turner, Medical Power and Social Knowledge, London, Sage, 1987. 7 Voir : Foucault, M., 2001, Dits et écrits - II-, Paris, Gallimard (Quarto), 2ème édition. Et, sur Foucault, un numéro spécial du Portique, disponible en ligne : http://leportique.revues.org/

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jouissance sexuelle, en l’imposant au plus tôt, sans le retardement qu’impliquent les études et le travail. Les changements contemporains dans la position des femmes ont altéré cette image : l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la contraception, ont mis au premier plan la nécessité de contrôler la fertilité. Pour autant, le discours médical continue à construire la vie familiale, non seulement pour le retour à la santé, mais encore pour la définition même de la santé8. La famille nécessite l’intervention des professionnels, des experts, qui monopolisent le savoir médical. Ces expertises prennent deux formes significatives : les technologies de la reproduction et les thérapies familiales. Quels qu’en soient les bénéfices immédiats pour les femmes, ces interventions9 les placent entre les mains des professionnels, majoritairement masculins. Le potentiel libérateur de ces technologies de la reproduction sert à renforcer une vue spécifique de la vie familiale. Ce discours joint le discours naturaliste (une femme=une mère ; toute femme désire être mère), au discours de la modernité, puisqu’il est désormais possible d’aider, par des moyens techniques, les femmes à être mères. Du coup, les femmes mariées doivent être mères et les célibataires (et les lesbiennes et les handicapées) ne le doivent pas. Concernant le mariage, le discours médical enjoint le couple d’être heureux en ménage et d’en recevoir le plein d’émotions. Mais là encore, les temps présents nous montrent que cet idéal est perturbé. Les thérapies familiales sont alors le nouveau mode d’action médicale. L’intervention dans la vie sexuelle d’un couple est porteuse d’une définition de la « sexualité normale », ce qui veut dire : le contact génital entre hétérosexuels, conduisant à l’orgasme pour les deux partenaires. L’incapacité d’arriver à l’orgasme, l’éjaculation précoce, sont des « dysfonctionnements sexuels ». Cette intervention repose sur le préjugé moderniste parsonien selon lequel les relations sexuelles maritales sont susceptibles d’être améliorées par l’intervention des experts/savants et sur le fait qu’il y aurait des standards par lesquels les performances sexuelles des particuliers peuvent être évaluées. 4. La modernité, sur les ruines de la société. Ces critiques désignent une société moderne en crise, confrontée à l’éveil des subjectivités10. Si, selon Touraine, la modernité est « fondée sur deux principes qui ne sont pas de nature sociale : l’action rationnelle et la reconnaissance de droits universels11 à tous les individus » (op. cit., p. 122) et que ces deux principes sont en tension au lieu d’être complémentaires comme chez Parsons, faut-il remettre en cause l’identification presque automatique de « société » et de « modernité » ? « Je défends l’idée, nous dit Alain Touraine, non pas que la logique interne des sociétés dévore la modernité et la transforme en rationalisation et en individualisme instrumental, idée valable dans le passé plus que dans le présent, mais, à l’inverse, que le modèle de la société se décompose sous nos yeux, et de plus en plus rapidement, tandis que les principes de la modernité cherchent à s’imposer de plus en plus directement. Sur les ruines de la société s’avancent en effet, d’un côté, des forces non contrôlées, celles du marché, de la guerre et de la violence, et, de l’autre, la modernité, dont le rationalisme et le souci des droits humains universels sont des éléments centraux et qui se fait entendre de plus en plus directement, sans pour autant passer par la fiction d’une société parfaite. » (op. cit., p. 127) Seraient alors en crise, la société et la forme de modernisation occidentales, qui désigneraient selon Touraine, le passage à un nouveau paradigme : la société du XXIème siècle n’est pas celle des XVIème / 8 M. Stanworth, Reproductive Technologies, Oxford, Polity Press,1987. 9 On peut, selon M. Stanworth, relever quatre types d’intervention : la contraception (contrôle de la fertilité) ; la gestion du travail et de la naissance (explosion des interventions techniques) ; la routinisation du contrôle anté-natal ; la rectification technique de l’infertilité et la promotion de la grossesse. 10 Voir : A. Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005. 11 C’est moi qui souligne.

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XVIIIème siècles, politique (avec des indicateurs comme : ordre, désordre, souveraineté, autorité, nation, révolution), ni celle des XIXème et XXème, économico-sociale (avec des indicateurs comme : classe, profit, concurrence, investissement, négociations collectives), mais culturelle et son conflit central est celui qui vient d’être mentionné, entre les forces non sociales renforcées par la globalisation et le sujet, privé des soutiens sociaux du Welfare State, mais capable, appuyé sur la famille et sur l’école, de recomposer les stigmates de la modernisation. « (…) Ce sont les femmes12 qui sont et seront les actrices principales de cette action, puisqu’elles ont été constituées en tant que catégorie inférieure par la domination masculine et qu’elles mènent, au-delà de leur propre libération, une action plus générale de recomposition de toutes les expériences individuelles et collectives » (op. cit., p. 339) On reviendra, en conclusion, sur cette dimension du genre. La question de la modernité n’est donc pas liquidée par ses dysfonctionnements, mais comment résiste-t-elle à la critique post-moderne ?

**Approches de la post-modernité13

1. De la postmodernité, s’il vous plaît ! Généralement, le débat part de Lyotard14 et de la critique des méta-récits. Notre époque « postmoderne » serait marquée par la fin des « Grands Récits » (comme le marxisme), c’est-à-dire des systèmes d’explication du monde et de l’histoire qui donnent un sens univoque aux sociétés humaines. La condition postmoderne est celle qui met fin au Savoir global au profit de savoirs locaux et celle qui interdit de donner un sens univoque aux phénomènes, dont on vérifierait au contraire chaque jour la pluralité des modes d’existence. L’idée d’émancipation de l’humanité (méta-récit) semble pouvoir légitimer des formes de connaissance comme la sociologie et le marxisme (récits), qui ont pour ambition de permettre à cette émancipation de trouver des points d’appui concrets. Or, selon Lyotard, ce méta-récit est de même forme que les récits considérés, ce qui ne saurait donc les légitimer. Pourtant, disent les adversaires des postmodernes, il faut bien admettre que cette affirmation repose elle-même sur un méta-récit ou une méta-théorie, ce que récuse Tim Jordan15, qui distingue auto-réfutation et auto-référence. Le fait qu’une revendication de l’ancrage culturel d’un savoir soit elle-même culturellement déterminée, ne la détruit pas, car c’est précisément ce qui est affirmé : ainsi, en essayant de mettre en évidence le caractère socialement construit d’un jugement scientifique (e. g. la « pasteurisation » de la science pasteurienne, mise en évidence par Bruno Latour16) ou esthétique (e. g. la « distinction » du goût bourgeois17), d’une part, on dit que la discipline qui permet de l’affirmer est aussi socialement construite (on ne peut chercher à produire l’ensemble de tous les goûts sans y inclure aussi le goût pour la science qui les produit, dirait Bourdieu) et, d’autre part, on postule qu’on peut désigner ces constructions, sans avoir à les construire complètement. Il ne s’agit pas de passer au niveau « méta » mais d’une auto-référence. Selon Jordan, ni les catégories modernistes, ni le projet postmoderne ne doivent être abandonnés : tous deux réussissent et échouent à la fois. L’auteur conclut qu’il y a plusieurs formes d’universaux, de 12 C’est moi qui souligne. 13 Cette partie et la suivante résument un article consacré aux débats en sociologie de langue anglaise sur la post-modernité. Voir : J.-Y. Trépos, « La sociologie post-moderne est-elle introuvable ? Un état du débat anglophone sur la post-modernité », Le Portique, n°1, 1998 ; téléchargeable sur : http://leportique.revues.org/14 J.F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979. 15 On suit ici l’article de Tim Jordan, « The self-refuting paradox and the conditions of sociological thought », The Sociological Review, vol. 45, n° 3, August 1997. 16 Voir : B. Latour, Les Microbes : guerre et paix, Paris, Métailié, 1984, qui montre comment Pasteur, fin politique autant que fin scientifique, trouve les points faibles de se adversaires humains (les autres savants) et non humains (les microbes). 17 Voir : P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1978.

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totalités, de méta-récits. La question n’est plus logique et gnoséologique (existe-t-il des universaux ou non), mais éthique (quels sont les universaux que nous retenons comme fondements ?). Les vérités absolues du modernisme deviennent les vérités relatives du postmodernisme, sans perdre toute force, à défaut de conserver leur autorité. À supposer que soient ainsi écartées les objections logiques à toute idée de dépassement de la modernité, reste à étayer, avec le philosophe américain Richard Rorty, le transfert que cela implique, du cognitif à l’éthique. 2.Le libéralisme bourgeois post-moderne.Précisons la distinction initiale de Rorty : il appelle « kantiens » ceux qui « croient à l’existence de choses comme la dignité humaine intrinsèque, les droits intrinsèques de l’homme, ainsi qu’à une distinction anhistorique entre les exigences de la moralité et celles de la prudence18 ». Et « hégéliens », ceux qui « pensent qu’il n’y a pas de dignité humaine qui ne procède de la dignité d’une communauté spécifique », ni de référence à un critère impartial permettant d’évaluer les mérites respectifs des différentes communautés. La vision kantienne19 présuppose l’existence d’une supra-communauté – l’humanité – à laquelle il serait un devoir de s’identifier : c’est pourquoi on peut critiquer l’attitude de retrait et de « tour d’ivoire », fréquente chez les intellectuels. Mais, dira-t-on en hégélien, on ne saurait être responsable à l’égard d’une communauté dont on ne se considère pas comme membre. Pourquoi sommes-nous donc des « bourgeois libéraux post-modernes ? « Bourgeois » se justifie par le fait que, pour ces gens, les institutions concernées sont liées à des conditions historiques et économiques déterminées (ce sont donc des bourgeois qui acceptent Marx !). Le « libéralisme bourgeois », transposition dans la théorie des aspirations bourgeoises nord-atlantiques, s’oppose directement au « libéralisme philosophique » qui s’appuie sur des principes kantiens. « Postmoderne » est employé explicitement en référence à Lyotard, pour désigner la défiance à l’égard des méta-récits concernant « le moi nouménal, l’Esprit Absolu ou le Prolétariat ». Selon Rorty, nous sommes des libéraux bourgeois postmodernes, capables de réutiliser le vocabulaire kantien des Lumières au prix d’une réinterprétation : les Nations, les Églises ou les Mouvements sociaux ne sont pas des communautés essentielles parce qu’elles seraient justifiées par une transcendance (Dieu ou le sens de l’histoire), mais tout simplement parce qu’elles sont supérieures (plus adéquates, plus efficaces…) à d’autres communautés contemporaines. De ce point de vue, le « libéralisme bourgeois postmoderne » ne peut donc qu’être hégélien. C’est en ce sens que des principes judéo-chrétiens comme le devoir d’asile, peuvent être mobilisés y compris par des « athées parasites » tels que l’auteur lui-même. « J’espère ainsi – dit Rorty – indiquer comment de tels libéraux pourraient convaincre notre société que la loyauté envers elle-même constitue une moralité suffisante, et qu’une telle loyauté ne réclame plus un soutien anhistorique » (op. cit., p. 226). Si la moralité est la part que nous prenons aux désirs, émotions, croyances d’une communauté donnée (ce qui permet de dire « nous, nous ne faisons pas ça »), les dilemmes moraux sont, pour la plupart, l’effet de la tension entre cette adhésion communautaire et notre tendance à la marginalisation (critiquée, on l’a vu, d’un point de vue kantien). 3.Vers des pratiques délibérément post-modernes ? Si la postmodernité n’est ni autoréfutante logiquement, ni éthiquement relativiste, la question devient alors : y a-t-il des pratiques scientifiques, éthiques, esthétiques, etc. ancrées dans la postmodernité ?

18 R. Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, P.U.F., 1994, p. 224. Voir aussi : Les Conséquences du pragmatisme, Paris, Le Seuil, 1993. 19 J’écris « kantien » et « hegelien » en italiques pour indiquer qu’il s’agit de l’appellation au sens de Rorty.

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L’occasion d’envisager cette possibilité nous est donnée par le développement des méthodes participatives dans l’entreprise20. La thèse défendue est la suivante : l’organisation moderne a échoué dans l’opération de contrôle de l’identité ; le management postmoderniste cherche à respiritualiser l’organisation (par une construction communautaire de l’identité) et obtient profits et productivité avec la complicité des gens et non contre eux. « La croyance implicite est que la vie hors travail est vide et que l’identification à l’organisation – non au travail – procurera une satisfaction spirituelle. C’est une tentative pour ré-injecter dans l’organisation une force pseudo-religieuse » (op. cit., p. 840). Il s’agit donc d’observer la capacité d’une organisation postmoderniste du travail à produire du consentement21, le doute étant cependant mis d’emblée sur les possibilités d’une véritable construction identitaire. Globalement, c’est un modèle japonais qui est utilisé, malgré les limites que, selon l’auteur, les Japonais eux-mêmes y voient aujourd’hui. Il apparaît, en particulier, que le haut degré d’identification à l’organisation n’y empêche pas un fort taux de suicide et d’alcoolisme, ce qui invite à comprendre que la structuration des identités ne se résume pas à la sphère de l’organisation. En définitive, la postmodernité n’est ici qu’un vernis permettant le renforcement du contrôle, la mise en place d’une nouvelle rationalité économique moderniste. George Pavlich, s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault22 veut « offrir de modestes règles empiriques permettant de construire » (Pavlich, op. cit., p. 551) un discours sociologique postmoderne. Il refuse « le chantage de la sociologie moderne », pour qui un travail sociologique doit être effectué à l’intérieur des paramètres de sa rationalité technocratique (faire de la sociologie « réelle », empirique, au service des objectifs sociaux de l’état libéral), faute de quoi, il n’est pas de sociologie. Il s’agit au contraire, pour lui, de reconnaître les savoirs locaux subjugués, montrer les limites sociales qui s’imposent à tous ceux dont les discours ont été réduits au silence. La sociologie postmoderne pourrait alors être un moyen local pour faire la carte des diverses rationalités politiques et sociales qui ont dominé les groupes sociaux. La sociologie postmoderne se présente aussi comme un effort partisan, utilisant les méthodes généalogiques sans prétention à l’objectivité. Elle va vers les événements, les jeux de domination qui ont créé des espaces pour les fameux « faits sociaux » de la sociologie moderne : non pas une analyse objectivée, mais une critique partisane, historiquement située, de l’« existence ». Partisane, c’est-à-dire se déclarant en faveur des marginaux, des « Autres » silencieux. Face au paradoxe fondamental de l’humanisme libéral, qui prétend libérer des contraintes sociales en épousant le volontarisme des individus (c’est la religion de l’individualisme), tout en les assujettissant aux formes modernes de régulation (c’est la flexibilité, les délocalisations et l’exclusion), une sociologie postmoderne reposerait sur le principe foucaldien : non pas découvrir ce que nous sommes, mais refuser ce que nous sommes23. Que la liberté soit une pratique (agency) signifierait à peu près ceci : la capacité de transformer le donné n’est pas logée dans une identité fixe, « mais doit être forgée par des stratégies politiques inventives qui se taillent des occasions de résistance à l’intérieur de configurations de savoir-pouvoir données » (op. cit., p. 562). Mais, la sociologie peut-elle survivre en dehors d’un contexte épistémologique moderne ? La sociologie n’est pas seulement moderne par sa recherche des universaux, mais aussi par sa volonté de penser 20 Voir : Coates G., “ Is this the end ? Organising identity as a post-modern means to a modernist end ”, The Sociological Review, vol. 43, n° 4, november 1995. 21 G. Coates fait référence à l’œuvre d’un sociologue américain de tendance marxiste, Michael Burawoy, dont un ouvrage célèbre (Manufacturing Consent : Changes in the Labour Process under Monopoly Capitalism, University of Chicago Press, 1979), analyse précisément les modes de production du consentement comme production de situations de choix (on consent parce qu’on peut choisir). 22 Voir : George Pavlich, « Contemplating a postmodern sociology : genealogy, limits and critique », The Sociological Review, vol. 43, n°3, August 1995, p. 549-550. 23 Cet impératif entre en tension avec l’impératif taylorien de partir à la conquête de « qui on est vraiment » (décrit dans le chapitre 1).

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l’imprévu, ce qu’elle a en commun avec la postmodernité. C’est peut-être là une voie de survie pour une sociologie moderne dans des conditions postmodernes, c’est-à-dire dans un contexte de modèles altérés. A condition, dit Pavlich, de maintenir un éthos critique qui analyse en permanence les dangers des limites historiques spécifiques et qui veut prendre en compte les paroles étouffées par les hégémonies sexistes, racistes, classistes, etc. Mais alors, qui sera l’agent des transformations sociales ? Il faut une « politique de la différence » (l’expression est empruntée à Iris Young24), qui repose sur l’émergence d’identités sociales historiques et contextuelles (environnement, féminisme, droits de l’homme...), qui sont elles-mêmes les produits des luttes sociales, comme l’ont montré deux auteurs de référence de la question du postmodernisme, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe25, ce qui rejoint la vision tourainienne de la modernité. Retour à la case départ ?

***La modernité après la critique post-moderne La revendication de postmodernité ne semble pas avoir mis fin à la référence à la modernité. Peut-être faut-il donc, comme on l’a vu précédemment avec de Singly (chap. 1) et au début de ce chapitre avec Touraine, distinguer des phases ou des étapes de la modernité et à intercaler comme Giddens, une « radicalisation de la modernité » ou une « hypermodernité » (expression reprise récemment par de Singly), voire une modernité tardive. 1.La dynamique de la modernité : confiance et risque. Anthony Giddens26 développe la notion de « radicalisation de la modernité ». Il identifie ce qu’il appelle le dynamisme de la modernité, à partir de trois caractéristiques principales qui l’arrachent à la pré-modernité : la séparation du temps et de l’espace (elle fournit les moyens d’un découpage spatio-temporel précis, elle casse les liens avec la localisation des activités dans un contexte particulier de présence) ; le développement des mécanismes de délocalisation (avec la création de gages symboliques comme l’argent, l’établissement de systèmes-experts27 et l’installation de relations de confiance) et enfin l’appropriation réflexive de la connaissance (la production d’un savoir systématique portant sur la vie sociale devient partie intégrante du système). Le passage de la pré-modernité à la modernité se traduit, de façon significative, par une transformation de la relation de confiance : elle est marquée, dans certaines interactions basiques en face à face, par « l’inattention polie » (Goffman), c’est-à-dire « une démonstration soigneusement orchestrée de ce qu’on pourrait appeler “éloignement poli” » (op. cit., p. 87) ; à l’inverse de ce qui se passe dans les « interactions précises », où des « garanties de fiabilité » données, reçues et éventuellement stabilisées par des rituels. Quant à la confiance envers les systèmes abstraits, elle est possible parce que leurs exploitants sont capables faire le plus possible glisser les aléas en coulisse (maudire ou moquer l’incongru, se laisser aller) et de contrôler les comportements de scène aux « points d’accès » (traiter avec considération l’usager, « mettre en veilleuse » l’irritation) et comportements de coulisses Ces deux dimensions de la confiance (envers les individus et envers les systèmes) impliquent que la modernité transforme l’intimité : la réalisation de soi (l’auto-actualisation, la formation de liens personnels et érotiques) est en partie une « appropriation positive des circonstances

24 Young I. M., Justice and the Politics of Difference, New Jersey, Princeton University Press, 1990. 25 Voir notamment : Laclau E. & Mouffe C., Hegemony and Socialist Strategy : Towards a Radical Democratic Politics, London, Verso, 1985. 26 A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 (texte publié en anglais en 1990). 27 Giddens donne à ce terme un sens plus large que celui qui lui est donné dans le domaine de l’intelligence artificielle : il s’agit de domaines techniques ou de savoir-faire professionnels concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et social.

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dans lesquelles les influences mondialisatrices empiètent sur la vie quotidienne » (op. cit., p. 131). La modernité c’est aussi une transformation et une accentuation du risque (voir chapitre 3) 2.Radicalisation de la modernité et postmodernité. Giddens semble donc fermement installé dans le camp de la modernité. Mais peut-on dire pour autant qu’il récuse la notion de postmodernité ? En fait, pour rendre compte véritablement de sa problématique, il faut observer la relation qu’il établit entre « modernité », « postmodernité » et « radicalisation de la modernité ». Pour aller au plus simple, on peut dire, d’abord, que nous vivons une période de radicalisation de la modernité (RM désormais), qu’il s’agit de bien distinguer de ce qu’on analyse, volontiers, comme postmodernité (PM1) et, ensuite, que la période de la postmodernité (PM2) est encore à venir. Un ordre RM, c’est un ordre où les mouvements sociaux sont : des mouvements ouvriers (I), des mouvements écologistes (II), des mouvements pacifistes (III) et des mouvements de libre parole (IV). Un ordre postmoderne (au sens de PM2) serait donc, de ce point de vue : un système économique de post-pénurie28 (I), un système d’humanisation de la technologie (II), une situation démilitarisée (III) et une participation démocratique à plusieurs niveaux (IV). Mais, pour autant, cette évolution vers PM2 n’a rien de nécessaire ou d’automatique : des risques majeurs pèsent sur la modernité, elle qui a précisément installé le risque comme l’un de ses ressorts essentiels. Ces risques, ce sont : l’effondrement des mécanismes de la croissance économique (I), les dégâts ou catastrophes écologiques (II), un conflit nucléaire ou des guerres de grande ampleur (III), le développement du totalitarisme (IV). 3. Les ressources de la modernité. On ne pourra remarquer une convergence des articles étudiés ici : ils en arrivent tous in fine à dire que les temps sont troublés et qu’il y a encore bien des ressources disponibles dans les savoirs de la modernité. George Pavlich souligne que ce qui fait la trame de ce continuum, c’est la question de l’objet de connaissance lui-même. Il y a ainsi, d’une part, ceux (comme Jean Baudrillard) pour qui les changements des technologies de l’information signent l’acte de décès de l’objet de la sociologie (« le social ») et nous font entrer dans l’ère de la « masse », où la sociologie est un anachronisme. D’autre part, on trouve ceux (il cite Alain Touraine29 et Anthony Giddens) qui pensent que notre situation est plutôt une extension de la modernité, par rapport à laquelle la sociologie doit pouvoir trouver des ajustements, comme par exemple, passer de l’étude de « la société » à celle des « relation sociales » ou du « changement social », pour prendre en compte la globalisation des problèmes. Entre les deux, toujours selon Pavlich, des théoriciens comme Zygmunt Bauman30 soutiennent que la sociologie devrait incorporer certains thèmes postmodernes et transformer ses pratiques en conséquence, mais il prêche plutôt pour une sociologie du postmodernisme que pour une sociologie postmoderne : et ce serait justement l’ambition de Pavlich de poser (à partir du dernier Foucault) les jalons d’une sociologie postmoderne, c’est-à-dire obéissant à d’autres principes épistémologiques que ceux de la modernité. 5. Conclusion : pourrons-nous être modernes ? Le postmodernisme peut-il malgré tout servir à quelque chose ? « Le grand mérite du postmodernisme est d’avoir prouvé 28 Il signifie par là une économie socialisée, un système d’entretien de la planète, le dépassement de la guerre et une coordination mondiale. 29 A. Touraine, Critique de la Modernité, Paris, Seuil, 1992 (traduit en anglais en 1995). 30 Entre autres : Zygmunt Bauman, Intimations of Postmodernity, London, Routledge, 1992 ; L’amour liquide, Rodez, Le Rouergue - J. Chambon, 2004 et La société assiégée, Rodez, Le Rouergue - J. Chambon, 2005. Les thèmes privilégiés de Bauman seront traités dans le chapitre 4.

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l’absurdité du modernisme en lui appliquant sa propre conception du pluralisme »31, répond Bruno Latour, qui nous permet, en terminant, de poser autrement ces questions. Dans son ouvrage-manifeste pour une anthropologie symétrique32, Latour affirmait en effet que ce qu’on appelle « la modernité » (dont LA Science serait à la fois l’emblème et le fondement) n’est pas la société enfin dépouillée (la métaphore de « l’Homme nu », venant de Lévi-Strauss33), par la rationalisation scientifique, de tous ses oripeaux rituels hérités des cultures antérieures, mais au contraire la multiplication des intrications de ses composantes (nous trouvons de plus en plus de liens entre les choses, comme le montre la généralisation de la problématique du réchauffement climatique) : ce qu’on appelle la modernité c’est la mise en œuvre de relations de plus en plus multiples entre des êtres (humains et non-humains). Le postmodernisme aura au moins permis, selon Latour, de mettre en avant l’idée de multiplicité que les modernes appliquaient aux sociétés traditionnelles (pré-modernes) et de l’appliquer aux sociétés modernes elles-mêmes, les faisant ainsi apparaître à leur tour comme sans unité d’essence34. Bien sûr, nous dit Latour, la multiplicité « localisée » du postmodernisme est elle aussi du « toc », mais en fin de compte c’est le débat lui-même qui est toc. Mais alors, puisque nous n’avons jamais été modernes, comment pouvons-nous être enfin de notre temps (= contemporains) ? Ce serait essayer, propose Latour aux Européens, par exemple et pour l’exemple, de se présenter poliment aux autres et de leur présenter le noyau dur de la diversité de nos attachements (« à quoi tenons-nous plus qu’à la vie ? ») : il faut que ces êtres auxquels tiennent les européens soient un peu plus que leur projet d’émancipation de la Terre, un peu plus que leur transcendance, etc. « Cachées sous le naturalisme d’antan, chacune de ces vertus était devenue un poison pour ceux qui voulaient les imiter ; présentées à nouveau par leur face constructiviste, rien ne prouve qu’elles ne parviendront pas en effet à s’universaliser, mais cette fois-ci pour de vrai et, si l’on peut dire, dans les règles. » Non-modernes, nous pourrions enfin être modernes !

ise en perspective : les réseaux, un équipement postmoderne ? Si lvoir

équipements po

e projet de « management postmoderne » se révèle, comme on vient de le , plutôt ajusté à des objectifs modernes, peut-il néanmoins exister des

stmodernes ? Le réseau ne pourrait-il pas prétendre y figurer ? Précisons ce que serait un « équipement postmoderne » : ce serait une manière de faire tenir ensemble des actions, locale, réflexive et non-reliée à des méta-récits fondateurs.

M 1.Trois sens de la notion de réseau. Il faut, avant de vérifier cette prétention, dégager trois sens du mot « réseau », dans les usages courants. Le schéma ci-dessous (« Le triangles des interprétations de la notion de réseau ») les met en perspective. Le premier usage renvoie à une école sociologique, couplée à une technique d’analyse (l’Analyse de Réseaux, ADR) : selon cette école, les approches sociologiques classiques du lien social ont peu étudié la forme du lien, privilégiant sa matière (politique, marchande, culturelle, etc.) et laissant par 31 Bruno Latour, « Le rappel de la modernité - approches anthropologiques », ethnographiques.org, n°6, novembre 2004 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2004/Latour.html (consulté le 26/12/2005). 32 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991. Latour pose une critique de la répartition anthropologique classique qui pense la nature en termes d’unité et la culture en termes de multiplicité. 33 C. Lévi-Strauss, Mythologiques *****. L’Homme Nu, Paris, Plon, 1971. 34 Il y a, dit ailleurs Bruno Latour, quatre piliers du discours de la modernité : une théorie du dehors (une physique de la nature), une théorie du dedans (une psychologie), une théorie de l’en-bas (une politique) et une théorie de l’en-haut (une théologie, qui peut être laïque). B. Latour, « On Recalling ANT », in : J. Law, J. Hassard, ANT and After ?, Oxford, Blackwell, 1999, pp. 22-24.

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exemple de côté les formes, la densité, la multiplexité. En associant des thèmes récurrents (pouvoir, intégration, sociabilité) à ces apports spécifiques, au sein d’un même ensemble théorique, l’ADR décale les approches du lien social. L’ADR spécifie en outre la notion de lien social : pour s’en tenir à un seul exemple, ils peuvent être faibles ou forts35. Il est possible, selon l’analyse de réseaux, d’approcher rigoureusement le lien social : d’une part en allant jusqu’aux réseaux complets ; d’autre part en mobilisant une formalisation mathématique (théorie des graphes). Mais, cette analyse n’est pas sensible à la réflexivité propre au lien social : elle ne nous dit rien sur les réseaux explicitement constitués comme tels (les acteurs mobilisés en réseau volontaire) parce qu’elle n’y voit pas une connaissance, mais une pratique sociale plus ou moins aveugle. C’est là le deuxième usage du terme, celui qui va nous intéresser au premier chef : le réseau comme mode électif d’association. Le travail en réseau est en fait appuyé sur tout un arrière-plan théorique (notamment en sciences de gestion), qui permet de parler d’une « modélisation du travail en réseau ». Quant au troisième usage, « l’actant-réseau », il permet d’insister sur le fait que, ce que l’on appelle habituellement l’acteur social, est le réseau socio-technique (involontaire ou volontaire) et non ses membres, qui tirent au contraire leur identité des attachements qui se tissent ou « se construisent », comme on dit aujourd’hui, dans les réseaux (voir la célèbre analyse des coquilles Saint-Jacques par Michel Callon36). Nous verrons plus loin que l’actant-réseau est l’un des équipements de cette modernité à venir que dessinait ci-dessus Bruno Latour. Ces trois usages37 s’opposent en fait de trois manières : d’un point de vue épistémologique externe, interne et d’un point de vue méthodologique. Seuls les deux derniers sont utiles pour notre discussion. 2. Le réseau contre l’institution. Luc Boltanski et Eve Chiapello38 ont montré l’importance de la contribution du réseau aux formes actuelles de fonctionnement du capitalisme. Le management en réseau est associé à trois thèmes : la communication (Habermas, Bateson, Watzlawick), la complexité (J.-P. Dupuy, E. Morin) et le désordre, le chaos et l’auto-organisation (Prigogine, Stengers, Atlan, Varela). Il récupère aussi toute la force contestataire des analyses d’Ivan Illitch, pour passer d’un sens péjoratif (le réseau de résistance, la « brigue », la « mafia ») à un sens mélioratif : le réseau est porteur d’une thématique de la libération des individus, puisqu’il n’installe entre eux que des connexions momentanées, au lieu de liens d’appartenance39. Boltanski et Chiapello montrent qu’il 35 « La force d’un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien » (Mark Granovetter, Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p.46-47). « Par “absent”, nous entendons non seulement l’absence de toute relation, mais également des liens qui ne sont pas très importants, comme les “vagues” connaissances entre les gens vivant dans la même rue ou le lien que l’on a avec son marchand de journaux(…) il y a absence de lien entre deux individus, tant que leur interaction reste négligeable et, ce, même s’ils se connaissent par leur nom. Pourtant, dans certains contextes (comme les catastrophes), il serait nécessaire de distinguer ce type de liens “négligeables” de l’absence de lien (…) » (id., p. 47, note 4). Le chapitre 4 reviendra sur la notion de « lien social » et sur l’étrange lien entre les victimes de catastrophes. 36 M. Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles St-Jacques et des marins-pêcheurs dans la Baie de St-Brieuc », L’Année Sociologique, n°36, 1986. 37 Il y en aurait sans doute un quatrième, sécant, qui sous-tend notre vision du « Web » : le réseau ce serait l’accès direct à l’information sans transformation (l’archétype ou la caricature en serait Wikipedia). B. Latour signale que ce sens est l’exact opposé de ce que veut dire « actant-réseau » (B. Latour, « On Recalling ANT », in : J. Law, J. Hassard, ANT and After ?, Oxford, Blackwell, 1999). 38 L. Boltanski, E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, pp. 208-230. 39 Les principaux animateurs du réseau toxicomanie-sida en France (réseau mis sur pied entre 1987 et 1990 pour favoriser le contact entre médecins hospitaliers et intervenants sociaux, dans la perspective de limiter les dégâts du Sida chez les toxicomanes) définissaient ainsi leur conception du réseau : « (…) Les réseaux d’interaction sont formalisés en un travail de groupe, où les personnes sont interdépendantes dans la réalisation de leurs propres visées. Chacun y participe à titre individuel tout en gardant sa fonction institutionnelle, assurant ainsi la

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persiste une tension entre la vision historiciste du réseau (c’est l’équipement postmoderne, comme l’organisation était l’équipement moderne) et la vision naturaliste (le réseau est la texture du monde social, quelle que soit l’époque - sens de l’ADR). On se gardera bien cependant de réduire toutes les formes de fonctionnement en réseau à la seule finalité de reproduction du capitalisme (le capitalisme se nourrit des réseaux, il ne les invente pas). Un exemple simple, pris dans la sphère dite de la « société civile », permettra d’illustrer cette prolifération connexionniste : les réseaux d’échange de savoirs. Il s’agit de favoriser la circulation40 de savoirs d’inégale légitimité sociale (des langues, de la couture, de la cuisine, de la mécanique, du soin des bébés, de la soudure, du yoga, de la langue des signes, etc.) entre des personnes qui sont, tour à tour, enseignés et enseignants et qui seront toujours mieux à même d’assumer leur place de citoyens d’un monde « complexe » (un chapitre de L’Appel aux intelligences cite Edgar Morin, théoricien de la complexité, pendant six pages41). La réciprocité est le maître mot du réseau et les échanges sont, autant que possible, « démonétisés » (une unité de compte, le « SEL », est parfois utilisée). L’autre dimension est la « conscientisation » (l’une des références privilégiée est le théologien brésilien Paulo Freire) : l’exclu est aussi quelqu’un qui ne sait pas qu’il sait et qui peut l’apprendre, non pas grâce à un maître, mais par le dialogue avec un alter ego qui en sait aussi peu que lui (c’est la conscientisation dialogique). On voit combien toutes ces caractéristiques sont proches des thèmes centraux de la postmodernité (savoir local, pluralité, complexité, absence de référence surplombante) et on comprend pourquoi ses animateurs peuvent prétendre qu’il est un équipement stable sans être pour autant une institution : tire sa stabilité de sa fonctionnalité (de son efficacité directe) et dès qu’elle cesse, il doit disparaître. Pris en ce sens, il est donc justifié de dire que le réseau est un équipement postmoderne, si du moins la postmodernité a un sens. On a vu qu’il y avait quelques doutes à ce sujet. 3. L’actant-réseau, une Figure de la Non-Modernité ? On peut donc se retourner vers le troisième usage : l’actant-réseau. Ce système d’analyse ne suppose aucun arrière-plan social (aucun « espace social ») pour les relations qui se nouent entre des êtres (il n’y a pas, a priori, d’espace commun, entre un chercheur en biologie et un chercheur en sciences humaines, sous prétexte qu’ils utilisent tous deux un ordinateur Macintosh : ces trois êtres n’ont de relations que deux à deux). La théorie de l’actant-réseau ne consiste qu’à suivre les chemins que dessinent les connexions entre les êtres (son seul espace est local) et à repérer les points qui articulent entre eux différents univers : c’est à partir de ces points qu’a posteriori se définissent les identités. C’est pourquoi on parle d’« actant » et non d’acteur : l’actant est tout être auquel on peut se référer comme porteur d’actes et l’acteur est un actant construit comme acteur par le chemin (au double sens du tracé et de l’action de le parcourir) qu’il accomplit dans le réseau. On n’ira pas plus loin ici dans la description de cet équipement non-moderne.

conjonction entre différentes logiques (hospitalière, associative, administrative, de somaticiens, d’intervenants en toxicomanie…). La pluralité d’appartenance est source d’innovation et le reste tant qu’il n’y a pas reproduction des hiérarchies traditionnelles au sein des structures intermédiaires. » (Jean-Claude Rouchy, Monique Soula-Deroche, La double rencontre : toxicomanie - sida, Ramonville St-Agne, Ed. Erès, p. 128). 40 Claire et Marc Heber-Suffrin, Le cercle des savoirs reconnus, Paris, Desclée de Brouwer, 1993 41 Claire et Marc Heber-Suffrin, L’appel aux intelligences, Vigneux, Ed. Matrice, 1992, pp. 205-210 ;

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LE TRIANGLE DES INTERPRETATIONS DE LA

NOTION DE RESEAU

(J.-Y. TREPOS)

Analyse de réseaux

Théorie de l’Actant-Réseau Modélisation

du travail en réseau Théories

sociologiques Modèles d’action publique

Distinction épistémologique

externe

Actant-réseau

Acteur social

Distinction épistémologique

interne

Analyse formelle de réseaux

Distinction méthodologi

Observation et pratique de réseaux dans l’action

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Prolongement du chapitre 2

Femmes et lien social par Sabrina Sinigaglia-Amadio et Christelle Stupka

Introduction La tendance actuelle veut qu’il existe une perte du lien social. Cependant, de nombreux auteurs, comme François De Singly, Pierre Bouvier, Bernard Lahire, entre autres, évoquent davantage une transformation de la nature des liens qui sont établis entre les individus. L’idée est la suivante : aujourd’hui, plus qu’hier, nous préférons les liens de type électif aux liens contraints dans le sens où, aujourd’hui, la priorité serait donnée à des liens « choisis » (les amis, par exemple) plutôt qu’à des liens forcés, contraints, « naturels » (la famille, l’inscription territoriale dans le quartier, la ville). Ces liens « naturels » se trouvent en effet élargis par une plus grande mobilité géographique qui étend la sociabilité et donc le lien social. Le « choix du conjoint », un choix électif ? Si le terme « choisi » est entre guillemets c’est qu’il réclame toujours d’être utilisé avec parcimonie et méfiance. On se rappelle l’étude du sociologue Alain Girard, en 1959, Le choix du conjoint dans laquelle l’auteur montre non seulement que « n’importe qui n’épouse pas n’importe qui » et que « qui se ressemble s’assemble ». En dépit de la valorisation de l’hétérogamie (richesse de rencontrer des personnes d’autres milieux, etc.), la tendance à l’homogamie (identité de statut ou d’origine sociale entre les conjoints) n’a pas disparu sans qu’existe pour cela une intervention active de la part des parents et de la famille. De nombreux auteurs ont confirmé les analyse de A. Girard (Michel Bozon et François Heran, François de Singly, Martine Segalen, etc.). Par exemple, en 1990, on constate que 86% des hommes de professions intermédiaires épousent des femmes de professions intermédiaires (employés…), 7% des hommes de professions intermédiaires épousent des femmes cadres, 5% des hommes de professions intermédiaires épousent des femmes ouvrières. L’union libre n’a par ailleurs en rien modifié cette situation. Donc 25 ans après A. Girard, M. Bozon et F. Heran ont repris cette analyse (sur 3000 personnes) et tirent cette conclusion : « la foudre, quand elle tombe, ne tombe pas n’importe où. ». Non seulement on a tendance à se choisir en fonction des origines sociales mais aussi en fonction de l’espace géographique. Le choix du conjoint semble donc obéir à des normes sociales. Notons avec Pierre Bourdieu que les « affinités électives » constituent la rencontre de deux habitus qui se reconnaissent (vêtement, façon de parler, vocabulaire, démarche, etc.) Les lieux de sociabilité fréquentés sont importants car ils induisent les rencontres et donc l’homogamie. M. Bozon et F. Heran ont montré que 2 types d’espace sont alors investis pour les rencontres :

- 1. les lieux fermés, réservés (où se rencontrent principalement les membres des classes supérieures. Ex : associations, clubs, fêtes entre amis)

- 2. les espaces publics (ouverts à tous avec, le cas échéant, un modique droit d’entrée, ils sont le lieu de rencontre privilégié des conjoints des classes populaires. Ex : bal, café, moyen de transport…)

F. de Singly, explique comment l’homogamie perdure suivant deux phénomènes :

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- l’intériorisation, l’incorporation d’un capital culturel chez les individus qui se traduit par des préférences, des goûts, des valeurs qui apparaissent dans la manière d’être.

- l’existence de stratégies anticipatrices dans la formation des unions : les parents interviendraient en amont de la rencontre (des parents pour lesquels il serait hors de question que leur enfant épouse telle ou telle personne ou qui rêvent que leur enfant épouse un médecin ou un avocat).

En résumé, la surveillance des parents est de moins en moins importante mais continue d’agir par les phénomènes de socialisation. On vient, ici, de développer rapidement la question des unions conjugales et de l’importance du réseau de sociabilité donc du lien social des individus pour construire socialement leur vie. On retrouve la même logique concernant les liens amicaux. Ils ne se construisent pas n’importe où. C’est essentiellement sur les bancs de l’école (collège, lycée, université) que les amitiés se lient. En cela, il n’est pas surprenant, par exemple, que des médecins aient davantage d’amis médecins que des coiffeurs et inversement. Les effets du lien social Un auteur tel que Mark Granovetter a établi une théorie des liens sociaux. Il a montré que la nature et l’intensité des liens (qu’ils soient faibles ou forts, selon sa terminologie) engendrent des conséquences variables sur les individus. L’apport principal de son étude est de montrer « la force des liens faibles ». Cela signifie qu’en termes d’utilité sociale (en cas de recherche d’emploi, par exemple), les liens faibles (i.e. les personnes que l’on côtoie ponctuellement dans l’année) sont plus efficaces que les liens forts (le conjoint, la famille, les amis proches). L’auteur explique ce constat paradoxal en apparence par le caractère étendu des liens faibles. En effet, la multiplication des liens faibles permet d’étendre son réseau de relations et permet d’atteindre des milieux socioculturels que ses proches – souvent proches de soi socialement, comme on l’a montré – ne peuvent atteindre. Ce que cette introduction montre c’est finalement que parler de « perte de lien social » est un peu prématuré. Le documentaire de Yamina Benguigui, « Le Voile et la République », tiré d’une trilogie appelée Femmes d’Islam, réalisée en 1993 et 1994, qui constitue l’arrière plan de la discussion entre Christelle Stupka et Sabrina Sinigaglia-Amadio tend à conforter cette idée car son visionnage nous montre une grande diversité de liens construits entre les individus. Quelques consignes de visionnage du documentaire : Il s’agit de regarder ce documentaire sous deux angles principaux :

- la question de l’identité : de quelle identité parle-t-on ? qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que nous apprend ce documentaire sur ce que veut dire être une femme musulmane en France ? Il s’agit d’essayer de décrypter les langages, les enjeux, les facettes de cette identité de « femme musulmane en France ».

- peut-on conclure à une perte ou une absence de lien social ? Si oui, à quels éléments le voyez-vous ? Si non, quelles sont les caractéristiques et la nature de ce lien ?

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Quelques éléments de réponse : 1. Concernant la question de l’identité La première notion abordée est celle du déracinement. Celui-ci engendre des transformations culturelles (coutumes, habitudes, etc.), sociales (milieu social, considération sociale, etc.) et architecturales (bidonville, ville noire, etc.) La question du dénigrement du migrant est centrale (transportés sur des bateaux pour animaux, arrivée dans des bidonvilles, etc.) Ce déracinement entraîne une situation identitaire difficile en ce qu’elle renvoie à la cohabitation de deux cultures. C’est tout l’enjeu du documentaire que de montrer les conséquences de cette multi-culturalité : entre une culture d’origine, une culture d’accueil, une culture religieuse, une culture laïque. Il est parfois question de déchirement tant la cohabitation est parfois conflictuelle. Ces tensions et difficultés nous amènent à envisager d’autres notions sociologiques clés et objet de controverses : l’insertion et l’intégration. Il s’agit là encore de lien social. Que signifie être inséré, être intégré dans une société quelle qu’elle soit ? Dans le cadre français qui nous occupe, l’intégration est pensée en lien avec l’idéal républicain d’unité nationale. « L’affaire du foulard islamique » en 1989, comme elle a été appelée, a fait se transformer l’identité des femmes musulmanes. Elles sont passées d’une identité de « femme immigrée » à « femme musulmane ». Autrement dit, on passe d’une identité à base nationale ou sociale à une identité à base religieuse. La « seconde affaire » de 2004 (soldée par la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, qui vise à encadrer, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics) a contribué à asseoir cette identité. Les tensions identitaires qui se jouent se voient également entre une identité individuelle des femmes (un désir d’émancipation par exemple) et une identité collective, familiale (respect des valeurs, de la culture). Le modèle dramaturgique du sociologue américain Erving Goffman nous permet de bien saisir ce documentaire. S’inscrivant dans le courant interactionniste de la troisième génération de l’Ecole de Chicago, l’auteur élabore une théorie de l’identité à partir de l’analyse des interactions sociales. Il développe son modèle en transposant ce qui se joue au théâtre à la vie sociale. Il envisage alors l’individu comme un acteur social qui joue un rôle. Au cours de cette représentation (le moment de l’interaction), l’essentiel est de réussir la performance et de « ne pas perdre la face ». Il distingue alors différents espaces qui servent à la construction du rôle : les coulisses et la scène. Les coulisses sont le lieu du relâchement du contrôle du corps (temps de préparation avant l’élaboration de la performance en scène et temps de récupération après la performance). La scène est le lieu où le contrôle du corps est le plus intense. Les discours tenus par ces femmes marquent une séparation très nette entre ces espaces. Concernant le voile islamique, par exemple, il n’est pas porté au domicile des personnes alors qu’il l’est dans la sphère publique. Le rapport au corps est différent. La « face » présentée à Autrui est donc liée à au contexte de l’interaction. Le « rôle » joué (sans qu’il y ait nécessairement malice) fluctue selon les situations.

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2. Concernant la nature du lien social Il existe des pratiques de sociabilité intenses qui prennent forme dans différents lieux :

- un lien de type institutionnel, qui renvoie au lien avec les institutions (scolaire, professionnelle, familiale, religieuse)

- un lien de type électif qui renvoie à un ensemble de relations non enracinées, ni dans un territoire (lieu de naissance, lieu d’enfance, etc.) ni dans une tradition (relations familiales, de voisinage) mais plus largement étendues.

- On notera une sociabilité particulièrement intense entre femmes. Bibliographie du prolongement Bouvier P., Le lien social, Gallimard, Paris, 2005. Bourdieu P., La distinction, Les éditions de Minuit, Coll. le sens commun, Paris, 1979. Bozon M. et Heran F., La formation du couple, La découverte, Paris, 2006. De Singly F., Sociologie de la famille contemporaine, Nathan, Coll. 128, Paris, 1993. Girard A. Le choix du conjoint, PUF-INED, Paris, 1959. Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, 1 – La présentation de soi ; 2 – Les relations en public, Ed. Minuit, Coll. Le sens commun, Paris, 1973. Goffman E., Les rites d’interaction, Ed. Minuit, Paris, 1974. Granovetter M., Le marché autrement, Desclée de Brouwer, Coll. Sociologie économique, Paris, 2000. Lahire B., L’homme pluriel, Nathan, Coll. « Essais et recherches », Paris, 1998. Segalen M., Sociologie de la famille, Nathan, Coll. U sociologie, Paris, (5ème éd.) 2005. Références bibliographique de la discussion Resweber J.-P., « Des lieux communs de la modernité », Le Portique, n°1, 1er trimestre 1998 (téléchargeable sur : http://leportique.revues.org/sommaire319.html) Boubeker A., « Ethnicité, relations interethniques ou ethnicisation des relations sociales. Les champs de la recherche en France », Ville-Ecole-Intégration. Enjeux, n°135, déc. 2003, p. 40-50. Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne, 1 – La présentation de soi ; 2 – Les relations en public, Ed. Minuit, Coll. Le sens commun, Paris, 1973. Lahire B., L’homme pluriel, Nathan, Coll. « Essais et recherches », Paris, 1998. Bourdieu P., Sayad A., Le déracinement, Editions de Minuit, Paris, 1964.

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plafond de verre » est une expression de la sociologie américaine des années 1970 qui désigne une frontière invisible qui empêche les femmes, à diplôme et compétences égales, d'accéder aux meilleurs postes. Un concept que Yamina Benguigui applique aux jeunes issus de la deuxième génération des immigrés, bloqués dans leur ascension sociale par des recruteurs empêtrés dans leurs préjugés racistes. Depuis 2003, elle est chevalier de la Légion d'honneur, des Arts et des Lettres et de l'Ordre du Mérite.

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La société à l’aube du XXIème siècle

- 3 -

La société du risque ? visionner le programme sur Canal Socio - UPVM

ntroduction Quesur-

l’importa

lles que soient les variantes envisagées de la modernité (radicale, tardive, hyper-, , post-), la réflexion nous a conduit, dans le chapitre précédent, à remarquer nce de la notion de risque. C’est pourquoi, pour de nombreux théoriciens, comme

pour la presse, le risque constitue une alternative plausible aux labels globalisants évoqués jusqu’ici (société des individus, société postmoderne). La publication par le sociologue allemand Ulrich Beck, d’un livre majeur1 a renforcé ce qui se dessinait déjà comme une tendance forte, congruente avec de nombreuses théories disponibles et nettement en prise avec l’actualité passée ou présente. On a donc de plus en plus parlé de « société du risque », même si tout le monde ne donne pas le même sens à l’expression. La caractéristique centrale de cette constellation, tous travaux confondus, c’est la tension entre trois éléments : a/ la perception et la représentation, par tout un chacun, de la vie comme risquée, b/ la construction de dispositifs experts de traitement sociétal du risque (ce qu’on appelle la « gestion des risques ») et c/ l’effet inducteur de risques résultant des deux éléments précédents (un processus de « risquification »2). Autrement dit, chacun de ces éléments met les autres en question : les spécialistes du risque critiquent l’incohérence des perceptions ordinaires du risque, les contre-experts discutent la validité du type de rationalité « risquolâtre » des experts, et ainsi de suite.

I

Nous allons examiner les prétentions de cette appellation à rendre compte de la société du siècle nouveau en analysant aussi bien les rapports entre savoir ordinaire du risque et savoir

les luttes pour le monopole de la définition savante du risque. savant, que

roblématisation : l’omniprésence du risque Mêsuc

dit plus hau

me si c’est la théorie de la « modernité réflexive » (Giddens, Beck) qui a fait le cès de la notion3, elle ne l’invente pas complètement et son succès, comme on l’a t, vient aussi de sa capacité à entrer en contact avec des représentations courantes

de la vie contemporaine comme pleine de risques inconnus jusqu’alors et qui n’apparaissent

P 1 Le livre Risikogesellschaft, paru en 1986 aux éditions Suhrkamp à Francfort, n’a été traduit en français (par Laure Bernardi) qu’en 2001, aux éditions Aubier à Paris, avec une préface de Bruno Latour (« Beck ou comment refaire son outillage intellectuel »). Le sous-titre du livre fait lui-même le lien avec notre chapitre précédent : « Sur la voie d’une autre modernité ». La pensée de Giddens sur ces questions est à peu près contemporaine et très proche (voir l’ouvrage analysé dans le chapitre précédent). 2 L’expression « riskification » est employée par le sociologue britannique Brian Wynne (B. Wynne, « Creating Public Alienation : Experts, Cultures of Risk and Ethics on GMOs », Science as Culture, vol. 10, n°4, 2001) Nous y reviendrons plus loin. 3 Il faut se garder d’attribuer au livre éponyme de Beck, la seule paternité de l’appellation : la prise en compte des « risques technologiques majeurs » a très tôt nourri les travaux de Patrick Lagadec (P. Lagadec, La civilisation du risque. Catastrophes technologiques et responsabilité sociale, Paris, Le Seuil, 1981) ; le livre d’un autre grand sociologue allemand, Niklas Lühmann, ne s’inscrit pas dans un lien entre risque et modernité (N. Lühmann, Soziologie des Risikos, Berlin, de Gruyter, 1991).

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qu’au travers d’« accidents » ou de « catastrophes » (on emploiera ce vocabulaire usuel, même s’il tend à empêcher toute réflexion sur l’instrument de mesure), alors que leur menace est quotidienne, proche et multiforme. La saillance des risques dans la société. On peut, avec Alain Bourdin4, dresser un inventaire assez suggestif du panorama des risques contemporains, tels qu’ils peuvent être rencontrés par chacun de nous au fil des informations. Le risque nucléaire apparu comme un mal épouvantable, mais « confiné » (l’expression est centrale chez U. Beck) au domaine militaire, au moment d’Hiroshima, devient véritablement un risque pour le grand public lorsque sont connus les accidents majeurs des centrales nucléaires de Three Miles Island (1979), puis de Tchernobyl (1986) et que sont peu à peu révélés, ailleurs, des accidents antérieurs moins frappants5. Le risque technologique est d’abord chimique (considéré comme aussi important que le précédent) frappe l’opinion publique avec les catastrophes de Seveso (1974) et de Bophal (1984), mais il peut qualifier aussi une foule de petits accidents, dont la liste finit par être impressionnante (voir celle, comportant 46 incidents, que Patrick Lagadec reproduit en annexe de son ouvrage, pour la seule période 1976-1980 et pour la seule région Rhône-Alpes). La technologie produit aussi le risque de pollution, depuis la dégradation spectaculaire du milieu marin par les naufrages de pétroliers (le Torrey Canyon en 1967, puis, à peu près au même endroit, l’Amoco Cadiz en 1978 et tant d’autres depuis), jusqu’à la dégradation rampante de l’atmosphère (appelée d’abord « effet de serre », puis « réchauffement climatique »). L’époque est aussi celle du risque sanitaire, capable depuis fort longtemps de frapper les imaginaires (les grandes épidémies), mais surtout défini comme risque à partir de l’apparition du SIDA (1982) et renforcé régulièrement par des épizooties candidates à l’épidémie (l’ESB ou « vache folle » en 1988, le SRAS ou la « grippe aviaire » plus récemment), par des expérimentations (les OGM ou le clonage). Tous ces risques frappent par leur incidence massive sur des collectifs (certains groupes et peut-être toute la population, sont dits « à risques » et l’opinion publique enregistre très vite cette qualification comme une disqualification). Pourtant, le lien n’est pas toujours fait entre ces risques que des entreprises humaines font courir à des collectifs et les risques que prennent quotidiennement les individus. Le risque routier, producteur d’une forte morbidité et d’une forte mortalité, est en général imputé aux prises de risques d’individus (éventuellement influencés par leur éducation) et assez peu au marché automobile, aux infrastructures routières, voire aux stimulations induites par la société de consommation - imputation que réaliseront par ailleurs des experts et des militants. A l’articulation de ces deux grandes catégories, figure, parce qu’il repose sur une abstraction plus grande, le risque incivilitaire : la délinquance et les incivilités (considérées comme une délinquance plus artisanale) font craindre pour les biens comme pour les personnes, mais, dans l’esprit de nos contemporains, elles peuvent être aussi bien attribuées à des mécanismes sociaux (chômage, précarité sociale, déracinement) qu’à des propriétés fondamentales des personnes (origine ethnique, nationale, religions) ; à terme c’est la figure de l’étranger qui est porteuse de risque, parce qu’il s’agit d’un étranger installé chez nous et se confondant presque avec nous (voir ci-dessous les théories du complot). Il faut faire un sort particulier à la question de la « prise de risques », qui s’affiche surtout dans la société sous la forme des « conduites à risques ». Dans son ouvrage6, fondamental pour notre réflexion, Patrick Peretti-Watel fait remarquer que l’on peut faire entrer beaucoup de choses dans cette catégorie : des conduites dangereuses en matière de consommations (de drogues, de tabac, notamment), de violence (y compris contre soi-même), de circulation 4 A. Bourdin, « La modernité du risque », Cahiers Internationaux de Sociologie, volume CXIV, janvier-juin 2003 (« Faut-il une sociologie du risque ? », numéro coordonné par Alain Bourdin). 5 Voir plus loin, la situation de Sellafield, analysée par Brian Wynne. 6 P. Peretti-Watel, La société du risque, Paris, La Découverte (« Repères »), 2001.

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routière, mais aussi de travail (par exemple, par le non-respect des règles de sécurité pour gagner du temps dans une chaîne de production), de sexualité, etc. Tout dépend du degré de fermeture de la définition de la catégorie : doit-on par exemple considérer comme une conduite à risque l’acte sexuel pénétratif ayant lieu sans préservatif ou bien ce même acte seulement lorsque l’état sérologique d’un partenaire très éclectique n’est pas connu de l’autre ? Le sujet preneur de risques (expression calquée sur la dénomination anglaise : « the Self as a Risk Taker ») est souvent l’adolescent, parce qu’il est associé à des risques spécifiques et spectaculaires, fait remarquer Peretti-Watel, mais en fait, ajoute-t-il, chaque âge de la vie comporte des risques. Ainsi donc, le risque se détache sur le fond de la vie quotidienne, mais comment est-il appréhendé ? Qu’est-ce que percevoir un risque et pas seulement un danger ? Cette vaste question nous renvoie à une série d’autres qui ne pourront être tranchées ici, mais que l’on peut résumer de la sorte : le risque est la rencontre d’un sentiment de menace ou d’insécurité et de catégories disponibles pour la penser. Percevoir un risque c’est donc franchir un seuil, faire un pas hors de la routine. Cette opération peut être ramenée à trois phases : l’identification et la dénomination, au travers de filtres spécifiques (largement liés à la construction des risques dans la société), d’un ensemble disparate d’événements comme risque ; l’attribution d’une causalité (plus exactement la construction d’un système d’inter-causalité, c’est-à-dire le rattachement d’un risque à d’autre facteurs) ; la mise en œuvre d’une réponse (de lamentation, de protestation, etc.)7. Mais, si percevoir le risque c’est l’identifier au travers d’un filtre, alors il faut envisager que la gestion sociétale du risque puisse fournir ce filtre, c’est-à-dire des matrices de perception (en permettant par exemple que se diffuse l’idée qu’il faut faire confiance aux experts). La « gestion des risques8 » c’est bien sûr, avant tout, la mise en place de dispositifs pour y faire face, à titre préventif ou curatif. Ces dispositifs sont plus ou moins automatisés (ils reposent sur des capteurs, des comités de pilotage, des unités d’intervention9). Mais les individus, ayant par ailleurs perçu un risque ou ayant été invités à le percevoir ou même à s’y attendre, se voient aussi désigner une place (comme, par exemple, de renfermer les volailles en cas d’alerte à la grippe aviaire, sans qu’il faille les y contraindre par la force). Nous sommes donc devant un processus de construction sociale du risque que la sociologie peut aborder, selon Claude Gilbert10, comme étant à la croisée des initiatives des autorités publiques (prééminentes pour les « risques classiques »), de groupes organisés issus de la société civile (porteurs principaux de l’alerte quant aux « nouveaux risques ») et d’un ensemble de « jeux d’acteurs multiples et variés » très diversement qualifiable (comme monde, comme réseau socio-technique, comme système d’acteurs). Nous avons donc besoin de théories d’ensemble permettant de penser le risque à la hauteur de sa saillance comme phénomène social. Le risque, au cœur de la modernité réflexive. La notion de modernité réflexive ayant été explicitée dans le chapitre précédent au travers de l’œuvre de Giddens, on n’insistera pas sur ses caractéristiques. Un simple rappel de l’idée générale : nos sociétés mettent en avant la possibilité pour chacun d’être acteur au niveau sociétal (au lieu d’être simplement 7 Cette catégorisation en trois est inspirée par des travaux américains, sur les expressions du mécontentement : il s’agit de le nommer (naming), de l’imputer à un coupable (blaming) et de protester (claiming). Voir (en version française) : William L.F. Felstiner, Richard Abel, Austin Sarat, « L’émergence et la transformation des disputes : réaliser, reprocher, réclamer… », Politix, n°16, 1991. 8 Un livre déjà ancien de Robert Castel, qui prend cette expression pour titre, montre comment l’Etat moderne s’appuie sur des dispositifs psychiatriques pour « gérer » les « populations à risques ». R. Castel, La gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse, Paris, Minuit, 1981. 9 Voir votre cours de première année sur l’alerte et : C. Bessy, F. Chateauraynaud, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Ed. de l’EHESS, 1999. 10 C. Gilbert, « La fabrique des risques », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol.CXIV, 2003.

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héritier d’un monde déjà donné), d’en être un acteur réflexif (c’est-à-dire capable d’intégrer la leçon de l’expérience en cours11) et un acteur qui revendique la maîtrise la plus individuelle possible sur ces processus ; dans ces sociétés simultanément mondialisées et relocalisées, c’est aussi un acteur qui fait l’expérience du risque et des limites des solutions scientifiques et techniques à ces questions. C’est Ulrich Beck qui a sans doute le plus fermement souligné la nécessaire recomposition des points de vue résultant de cette importance de la notion de risque. Dans son célèbre ouvrage de 1986, il souligne que « la société industrielle, en s’affirmant, c’est-à-dire dans le cadre discret de la normalité, quitte la scène de l’histoire mondiale par la petite porte des effets qu’elle induit (…) » (op. cit., p. 23 ; c’est U.B. qui souligne). Les risques sont avant tout des risques invisibles ou peu visibles, autant nichés dans les formules des scientifiques, que dans les demandes productivistes des agriculteurs ou celles, consommatoires, des classes moyennes : « La femme qui donne le sein à son petit Martin âgé de trois mois dans son trois-pièces d’une cité de banlieue à Neuperlach est donc liée par un ″lien immédiat″ à l’industrie chimique qui produit des insecticides horticoles, aux agriculteurs qui se trouvent contraints ar les directives agricoles de la communauté européenne à passer à la production de masse et à la consommation abusive d’engrais » (op. cit., p. 50). Cinq aspects prévalent12. 1/ Les risques de la modernité radicale ont la force des guerres, spécialement bactériologiques (le langage pertinent pour penser le risque est l’infectiologie) et l’impact des révolutions sociales qui modifient les hiérarchies (le risque est démocratique, il affecte le riche comme le pauvre), les systèmes économiques, juridiques et politiques. 2/ Le risque est mondialisé et aucun pays ne peut espérer s’en sortir tout seul (idée d’une politique intérieure mondiale). 3/ Le progrès des sciences ne diminue pas le risque, mais autorise tout à la fois l’augmentation de la conscience du risque et la critique du savoir scientifique lui-même (les rapports entre les savants ou experts et les non-experts sont changés). 4/ La peur tend à dominer notre vie. Un régime d’action fondé sur la peur pourrait légitimer l’installation d’un état sécuritaire. 5/ La sécurité, traitée comme un bien public mesurable économiquement, s’impose aux citoyens, autant qu’elle répond à leur peur. Considérant que les attentats du 11 septembre 2001 confirment largement ces orientations, Ulrich Beck revient cependant sur le « risque terroriste », pour le distinguer du risque écologique et du risque économique (financier) : « Pour toute une série de nouvelles technologies et de développements scientifiques, la prévisibilité du risque devra dorénavant prendre en compte aussi l’éventualité d’une application malveillante (…) Simultanément, le progrès lui-même conduit à une multiplication exponentielle des risques terroristes. Par les technologies du futur – la génétique, la nanotechnologie et la robotique – nous ouvrons une ″nouvelle boîte de Pandore″. » (U. Beck, op.cit., 2003, pp. 32-33). Mais, conclut-il, le mouvement même par lequel les démocraties cherchent à se protéger de ces intentions malveillantes est porteur de dangers pour ces démocraties, puisqu’elles indiquent ainsi, à leurs ennemis, les possibles failles ; et, ajouterons-nous, en référence au risque sécuritaire mentionné par Beck, ce danger peut alors légitimer des dérives préventives au deuxième degré, dans une spirale inquiétante. Comment en sortir ? La société du risque calculable. Pendant longtemps, les Etats ont édicté des normes environnementales sur la base de conseils scientifiques, hors de l’arène politique. Mais,

11 U. Beck a fortement différencié, d’une part, la modernisation simple (celle dont on parle lorsqu’on dit : « la modernisation des entreprises »), pour laquelle les risques sont des conséquences regrettables d’un processus émancipateur et, d’autre part, la modernisation réflexive, qui met en avant les risques liés à la modernisation en tant que principe unique de développement de la société et qui efface les frontières entre science et politique. 12 D’après : U. Beck, « La société du risque globalisé revue sous l’angle de la menace terroriste », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. CXIV, 2003.

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l’expérience de la deuxième moitié du XXème siècle a montré que ces conseils ne sont pas infaillibles et que ces risques ne peuvent être confinés (Beck) : ils s’échappent vers le grand public, au moins sous la forme de l’anxiété (la métaphore de la fuite et de l’impossible confinement établissent très facilement le lien que certains sociologues cherchent, avec plus de difficulté, à montrer, entre les objets et les informations). Néanmoins, les scientifiques ont largement « gardé la main » en réussissant à imposer un formatage (= un cadre incontournable pour poser les problèmes) de la discussion sur ces questions autour de la notion de risque calculable (formatage qu’on peut appeler une « risquification »). Le succès passait initialement par l’opposition entre risques objectifs (calculables, parce que construits rationnellement : on peut calculer le nombre de morts potentiel) et risques perçus (émotionnels : ils correspondent tout au plus au nombre de ceux qui auront peur) : les gens ordinaires auraient des craintes infondées quant à des dangers visibles et ne verraient pas les dangers invisibles et, en outre, ils tendraient à opposer des arguments de nature éthique (donc irrationnels et vides) à des arguments scientifiques. « Dans cette culture, il est impossible d’imaginer que les soucis éthiques puissent avoir un sens différent de celui qui est présupposé. Il est ainsi inimaginable que ces soucis éthiques puissent être maillés avec des préoccupations concernant le savoir, qu’ils puissent avoir une réalité intellectuelle et se prêter au débat rationnel – quand bien même ce débat n’irait pas vers une solution conforme aux principes du déterminisme » (Wynne, op. cit., p. 453). Malgré l’incapacité d’une telle dichotomie entre risques réels et risques perçus à rendre compte des nombreux accidents (par exemple nucléaires) dans le passé, elle a tout de même servi de base aux premiers formatages de la question des OGM. Il faudrait donc laisser faire les experts : puisque l’expertise ne se confond pas avec la science (elle s’ancre dans une situation donnée ne se réduisant pas à un modèle de laboratoire), les experts deviennent les personnages emblématiques de la société du risque13. Mieux : ils sont les gardiens de la confiance qu’exige la modernité réflexive. On le voit bien dans les cas où le danger paraît très grand mais où les autorités publiques sont en mesure de faire tenir des dispositifs souples de traitement des problèmes : malgré toutes les péripéties que la « crise de la vache folle » a connues, elle est restée sous le contrôle des commissions d’experts européens, qui ont su associer les organisations de consommateurs et les scientifiques14. L’évolution de la saillance sociétale des risques a pourtant balayé cette prétention condescendante : les inquiétudes fondées sur l’éthique sont désormais considérées comme légitimes (la bioéthique est une discipline noble) ; en outre, les incertitudes sont plus clairement désignées comme telles. Mais, un fossé demeure entre ce formatage savant du risque et les craintes répandues dans la société : les incertitudes sont présentées par les scientifiques comme des propriétés inhérentes à la démarche scientifique (en tant que « connaissance approchée », mais non « approximative », selon la distinction héritée de Bachelard, elle surmonterait ces incertitudes pour en rencontrer d’autres et ainsi de suite) ; alors que dans le grand public et chez les agitateurs d’opinion de la société civile, on se préoccupe de l’incertitude sur les effets à long terme des choix effectués sous la caution du risque. Pour les experts, les soucis d’éthique du public ont été incorporés, certes tardivement, par les dispositifs de gestion des risques et ils n’ont pas de pertinence en dehors. C’est pourtant ce que contestent de nombreux opposants, sur la base d’un conflit non pas entre le rationnel et l’irrationnel, mais entre deux modes de rationalité.

13 Les experts sont des figures de la modernité réflexive plutôt que des personnes physiques dotées d’un label : c’est, plus que tout, la situation d’expertise qui fait l’expert, qui peut être un savant sans être en position de savant dans la situation considérée et qui peut-être y rencontrera des personnes ordinaires devenues expertes du fait de cette situation (J.-Y. Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996). 14 J.-Y. Trépos, « La circulation de la confiance dans les dispositifs d’expertise : une pragmatique sociologique », in : F. Aubert et J.P. Sylvestre (eds), Confiance et rationalité, Paris, INRA, 2001.

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Conflits de rationalité et contre-expertise dans la société du risque. Prenons un premier exemple, travaillé il y a plusieurs années par Brian Wynne : la lutte des éleveurs de mouton de Sellafield en Ecosse15. Ces éleveurs ont une pratique spécifique, différente de celle des autres éleveurs, mais qui n’est pas une « AOC ». Par ailleurs, ils sont très liés à la centrale nucléaire (la plupart ont des parents qui y travaillent) malgré les dommages subis, qui sont clairement constatables (lait contaminé, bêtes invendables) : on ne constate aucune défiance à l’égard de l’entreprise. Après Tchernobyl, des soupçons naissent à l’égard de la centrale, entretenus par les tergiversations des experts : ils changent d’attitude quant à la durée nécessaire de la période de mesure, puis quant à l’évaluation de l’impact de Tchernobyl sur la contamination (on admet que l’effet de Tchernobyl pèse moins de 50% de la contamination). Les éleveurs dénoncent l’arrogance des scientifiques, alors qu’ils ont le sentiment d’avoir quelque chose à dire sur la situation (une expertise spécifique aux éleveurs de moutons de montagne). A première vue, il ne s’agit que d’un conflit d’identités (des éleveurs qui ne veulent pas laisser disparaître une tradition) et pourtant, selon Wynne, c’est un conflit de rationalité. Le raisonnement des fermiers est différent de celui des experts : ils réfléchissent plus volontiers sur le statut de leur connaissance et notamment sur les tensions qui les habitent (dépendance à l’égard des autorités et de leurs experts vs croyances dissidentes, exprimées en privé ; liens avec l’entreprise vs leur activité pastorale). C’est une rationalité flexible, sensible à la place des formes sociales de contrôle (relations sociales, négociations) dans la gestion experte des risques. On peut trouver une autre bonne expression de cette résistance à la culture savante de la gestion des risques, dans le combat contre les OGM mené notamment par la Confédération Paysanne (CP)16. La CP s’appuie sur une nouvelle définition de la lutte des agriculteurs, impliquant de nouvelles formes de solidarité : ils se disent « paysans » et « travailleurs » (l’ancien nom de la CP est : les Paysans-Travailleurs »), alors que dans la tradition rurale française ces deux identités n’ont guère coexisté. Ils engagent le combat contre une rationalité scientifique qui leur demande de laisser aux savants le temps d’expérimenter les cultures d’OGM dans des conditions contrôlées : au lieu de se contenter de détruire des plantations productives, ils détruisent des cultures expérimentales, considérant que la prétention de confinement des savants est illusoire (même en zone très délimitée, on ne peut empêcher la dissémination des OGM, pensent-ils). La gestion scientifique du risque est attaquée par une contre-expertise reposant sur le « savoir-faire paysan », nourri d’une philosophie de la qualité (autour de trois mots d’ordre : « produire, employer, préserver »). Ce combat contre les OGM acquiert une autre dimension grâce au lien établi (en grande partie par le personnage charismatique qu’est José Bové) avec les mobilisations contre la globalisation économique : des slogans efficaces (« la malbouffe », « le monde n’est pas une marchandise ») et le refus de la toute-puissance des scientifiques, forment la base d’une « contre-hégémonie face au risque » (C. Heller). Ces exemples sont intéressants, parce qu’ils discutent le format dominant de la Société du Risque. Les pontages originaux réalisés entre l’incertitude sociétale (le risque environnemental) et l’incertitude sociale (la précarité de l’emploi et du logement comme effet de la globalisation), donnent une nouvelle traduction des questions en débat. Nous les retrouverons dans le chapitre suivant (la société sans qualités). Mais ces contre-expertises efficaces ne parviennent pas souvent à réduire l’écart persistant avec les inquiétudes du public et, lorsqu’elles y parviennent quelque peu, il subsiste bien des malentendus. C’est le cas de la 15 B. Wynne, « Misunderstood Misunderstanding : Social Identities and Public Uptake of Science », Public Understanding of Science, n°1, 1992. 16 Chaia Heller, « From Scientific Risk to Paysan Savoir-Faire : Peasant Expertise in the French and Global Debate on GM Crops », Science as Culture, vol. 11, n°1, 2002.

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politique de « réduction des risques » en matière de drogues en France, qui est l’effet conjugué de prise en compte théorique et politique de risques sanitaires (qu’il faut réduire) et de la revendication des organisations d’usagers soutenue par une partie des professionnels du secteur (qui souhaitent que soient réduits les dommages, « harm »)17. Il n’est pas certain que ces préoccupations soient interprétées favorablement dans le public et que « harm » l’emporte sur « risk ».

ise en perspective : risque, incertitude, anxiété, conspiration Nourisq

qu’il y a deux gr

s allons explorer une dimension apparemment secondaire de la société du ue : l’anxiété. Secondaire ? Ce n’est pas si sûr : on peut en effet considérer ands types de réponses possibles à la « risquification » propre au XXème siècle

finissant et que nous n’en avons pour l’instant examiné qu’une seule, la contre-expertise citoyenne, laissant de côté des solutions moins antagonistes mais peut-être plus répandues. L’anxiété et les interprétations plus ou moins cohérentes qu’elle suscite, comme l’idée qu’il puisse y avoir derrière les risques modernes une conspiration, occupent une place importante dans cette deuxième catégorie de réactions à la révélation du risque.

M

Anxiété et théories du complot. La mise en avant des risques et des conditions difficiles de leur prévention et de leur traitement ont permis le retour de craintes que l’on pouvait croire vaincues par les avancées scientifiques. Elles ressurgissent d’autant mieux que les messages des experts, on l’a vu ci-dessus, semblent pour le moins changeants : par exemple, le soleil, qui, pour la génération de l’entre-deux guerres, asséchait la tuberculose (au sanatorium) et était pour la génération des « Bronzés » la composante fondamentale du loisir (au Club Med’), est « parlé » aux générations récentes comme producteur de mélanome malin (dans les salons de Vénus Beauté). Par voie de conséquence, la rationalité scientifique elle-même s’en trouve fragilisée et donc un point d’appui indubitable se fissure. Mais c’est aussi l’Etat, qui n’apparaît plus comme le garant de la sécurité. Doutes quant aux capacités de réagir et doutes quant à la volonté de s’attaquer aux nouveaux défis se rejoignent alors pour autoriser, non seulement des protestations collectives vigoureuses, mais encore, des rationalisations de l’anxiété sous la forme de théories du complot. L’opacité du monde de la globalisation (évoquée par Giddens) permet d’imaginer d’insondables maillages d’entreprises nuisibles : les trafics d’organes, d’enfants, d’otages, seraient des traits endémiques des économies pillées par le mode de développement capitaliste mondialisé et trouveraient, en outre, en Internet un instrument d’une redoutable efficacité. La faculté ordinaire d’interprétation et de réflexivité (ou de compte-rendu : accountability, sur laquelle l’ethnométhodologie a fondé son pari d’une autre sociologie possible18) semble être dopée et donner lieu à une intense et jubilatoire capacité de sur-interprétation du réel, comme l’a montré Marylin Strathern19. Pour autant, malgré l’éternel retour des thématiques anciennes de la conspiration (sorcellerie, mafias), on doit être sensible à de nouvelles pratiques de l’anxiété rationalisatrice : des pratiques hésitantes, à la mesure du monde d’incertitude qui est une des marques de la société du risque.

17 J.-Y. Trépos, « La force des dispositifs faibles. La politique de réduction des risques en matière de drogues », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. CXIV, 2003. 18 Voir : H. Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie », in M. de Fornel, A. Ogien, L. Quéré, L’ethnométhodologie, Paris, La Découverte, 2001. 19 M. Strathern, Partial Connections, Savage (Maryland), Rowman and Littlefield, 1991

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ILOVEYOU : virus et paranoïa dans la société du risque. Parmi les nombreuses possibilités fournies par l’actualité pour saisir l’impact de la « société du risque » sur les peurs et les hantises ordinaires, on a retenu ici le cas de la contamination des systèmes informatiques en considérant comme emblématique l’affaire dite « I love you » 20. 1.On fait généralement commencer cette histoire le matin du 4 mai 2000. Un virus électronique21 se propage dans les systèmes informatiques du monde entier, à partir de l’Asie, passant de l’Europe (où il attaque la BBC par exemple) aux Etats-Unis (le Pentagone et Microsoft sont « contaminés »). Cent mille systèmes sont infectés en quelques heures et, à la fin de la semaine, 45 millions d’ordinateurs situés dans 20 pays sont atteints. L’évaluation des dommages financiers est généralement située à hauteur de 8 milliards de dollars. Le fonctionnement est à peu près le suivant : un message électronique parvient à un destinataire, l’invitant à ouvrir une pièce jointe alléchante (« Kindly check the attached love letter from me ! »22) ; dès l’ouverture le programme incorporé à la pièce jointe renomme et relocalise les fichiers d’images et de musique de l’ordinateur attaqué, puis il redirige le navigateur (browser : le fureteur) de l’ordinateur vers un site qui, au moyen d’un logiciel complémentaire, lit tous les mots de passe et peut ensuite envoyer à chaque adresse du carnet le même message et ainsi de suite à l’infini. Sans être une première, puisque l’année précédente, le virus Melissa avait déjà fait des siennes, ILOVEYOU est particulièrement efficace (15 fois plus efficace que Melissa, dit-on, en prenant comme unité de mesure le nombre d’adresses copiées). 2.L’écho donné à cette contamination trouve aisément place dans l’ensemble protéiforme des théorisations courantes à propos des peurs anciennes et actuelles de l’invasion ennemie, qui adoptent en général un vocabulaire immunologique et épidémiologique. Qu’il s’agisse des microbes, des Martiens ou des communistes, les Américains, par exemple, sont préparés à se méfier des êtres qui s’infiltrent et corrompent « l’Amérique des WASP23 ». En France, peu avant la 2ème Guerre Mondiale, les habitants étaient invités à déjouer les infiltrations de la « Cinquième Colonne » allemande, tandis qu’en 1968, on apprenait à guetter « l’ennemi intérieur ». Ces rationalisations sommaires des anxiétés sociales ont un fort pouvoir de rassemblement et de renforcement du sentiment identitaire24. Qu’y a-t-il donc de spécifique à ces peurs d’aujourd’hui, attachées aux virus informatiques ou au SIDA ? Selon Peter Knight, le sentiment de fragilisation des systèmes d’évidences propre aux WASP (ou aux « Gaulois » pour la France) est accentué par l’atteinte portée à la division « Nous » / « Eux » : après tout, ces jeunes désœuvrés qui lancent des virus (ou qui affolent la Bourse), ce sont des WASP. Désormais, c’est un « ennemi sans qualités 25» qui peut surgir de partout, à tout moment ;

20 D’après : Peter Knight, « ILOVEYOU : Viruses, paranoia, and the environment of risk », in : Jane Parish and Martin Parker (ed.), The Age of Anxiety : Conspiracy Theory and the Human Sciences, Oxford, Blackwell, 2001. L’auteur n’est pas un sociologue, mais un chercheur en Cultural Studies. 21 Appellation étrange, qui reste encore mystérieuse pour beaucoup de gens en raison de sa dimension métaphorique, alors même qu’elle est déjà considérée comme caduque et remplacée par le terme de worm (= ver). Quoi qu’il en soit, virus ou ver, cet être électronique est un réseau socio-technique (son auteur, ses porteurs involontaires, ses destinataires, des logiciels et des matériels) intéressant pour le sociologue. 22 C’est pourquoi le virus a été rapidement appelé le « Love Bug ». 23 P. Knight, op. cit., p. 18. WASP = White Anglo-Saxon Protestant, c’est-à-dire typiquement la bourgeoisie descendant des pionniers de la côte Est des Etats-Unis. 24 Comme toujours, tel qu’il ressort de l’analyse des opérations de dénonciation par Luc Boltanski, il s’agit de constituer un système incluant fauteur, victime, complices et arbitres, selon une double dimension de proximité /distance et de degré de généralité (L. Boltanski, « La dénonciation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°82, 1985). Voir votre cours de première année. 25 Expression empruntée par P. Knight à Brian Massumi (in : B. Massumi, ed., The Politics of Everyday Fear, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, pp. 10-11). On retrouvera cette question de l’être sans qualités, dans le chapitre suivant : La société sans qualités ?

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mieux : l’ennemi, c’est peut-être nous (un grand nombre de thrillers de science fiction emprunte ce schéma). La société moderne était la société du Welfare State et de l’affrontement des superpuissances : nous voilà dans la société du Warfare State, où prédominent les « conflits à basse intensité 26» (Knight) et où le danger est rampant (comme un ver !) tout en demeurant non situable, ou peut-être décentré, réticulaire, sur le modèle d’Internet. On pourra remarquer, avec Peter Knight, un changement dans le vocabulaire immunologique : on était dans une guerre de l’intérieur contre l’extérieur, les ressources c’étaient les antigènes et l’hygiène personnelle, la ligne de front c’était la peau ; on est désormais dans la guerre intérieure, un processus immunologique interne, qui trouble la barrière matériel / vivant (en attestent les maladies auto-immunes ou le SIDA). Il est nécessaire de relier ces rationalisations métaphoriques de la menace permanente à la question du risque, qui est au cœur de ce chapitre. Le Love Bug n’est pas un accroc dans le tissu social, mais une conséquence du « risky business » (un business du risque et, en même temps, un business risqué) de notre société. Giddens et Beck nous ont expliqué que notre société n’est proportionnellement pas plus dangereuse que celles d’autrefois, mais qu’elle doit repenser son attitude face aux aléas (en termes de risques), puisque La Science ne peut plus prétendre contrôler les risques et que les technologies anti-risques accroissent les risques. Les risques ne sont pas imputables à un fléau externe qui s’abattrait sur un territoire sain grâce à des vecteurs qui nous connecteraient à des territoires malsains (modèle qui nous sert encore plus ou moins à penser l’épizootie, potentiellement épidémique, de la grippe aviaire), mais des conséquences logiques de notre activité : « Les risques, à l’âge de la globalisation ne sont donc pas des interruptions isolées du service normal, mais font partie de l’activité habituelle » (Knight, op. cit., p. 20). 3.Tout plaiderait donc pour qu’apparaissent de nouvelles théorisations capables de porter ces nouvelles peurs. Or, il n’en est rien, car nous ne sommes pas dans un modèle de rationalité des Lumières. Les anciennes théories du complot ont été simplement transférées à des fins de justification de la situation : tout cela n’est que cabale secrète de comploteurs dotés d’un calendrier d’action secret (le succès de « Da Vinci Code », après les nombreuses esquisses antérieures, consacrées au trésor des Templiers, est donc parfaitement sans surprise). Pour une théorie du complot, théorie moderne posée sur un monde post-moderne, tout est contrôlable puisque résultat d’un dessein. Dans le cas d’ILOVEYOU, les messages d’alerte ont semble-t-il circulé très tôt. Les coupables désignés ont été successivement : l’industrie musicale (effet de l’antagonisme entre la Recording Industry Association of America et Napster, à propos du MP3), puis l’industrie de la pornographie (en question : le format JPEG) et enfin la compagnie Microsoft, supposée capable de s’infecter elle-même pour répondre de l’accusation de monopole qu’elle subissait au même moment. Mais, à la différence de nombreuses situations de dénonciation antérieures, on s’est trouvé ici dans un climat dénonciatoire moins net : ces messages s’inscrivent, selon P. Knight, dans une nouvelle forme de culture de la conspiration, marquée du sceau de l’ironie27 et de l’incertitude et appuyée sur une certaine connaissance du monde digital dans lequel nous entrons. Ces conspirations sont peut-être fausses, mais elles pourraient tout autant être vraies, pense-t-on, en référence à tout ce qui marque la double face (potentialités et dangers) du Net. Il suffit d’ailleurs de se souvenir de la défense présentée par Onel de Guzman, le Philippin qui fut au départ de la propagation : il défendit la thèse de l’accident (son intention était d’accéder à des mots de passe, non de détruire tous les systèmes) et, que ce soit vrai ou faux, peu importe, car il est certain qu’il ne pouvait réellement pas contrôler la propagation de son 26 En épidémiologie, on parle d’« infection à bas bruit », pour désigner cette propagation lente et minimaliste. L’expression est déjà devenue une métaphore pour de nombreuses situations de danger dans la société du XXIème siècle. 27 Nous reviendrons, en conclusion du cours sur cette notion d’ironie.

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opération, en raison des « mutations imprévisibles du virus » (pour reprendre la métaphore épidémiologique). Cette co-incidence entre la collusion imprévisible d’intérêts distincts et l’élaboration de complots, semble répondre assez bien aux modèles mis en œuvre par les théories de la post-modernité : il y aurait hasard ET complot. Il est en effet difficile de prendre la mesure du degré d’exagération dans ce domaine : quels experts croire ; quelle pourrait être la théorie rationnelle ? On voit bien (et Giddens l’a noté) que les « Etats Préventifs » (expression qui, selon moi, devrait pouvoir se substituer à celle d’Etat Providence) sont pris dans une double contrainte : s’ils ne font rien ou sous-estiment le problème (cas de l’ESB), on les accuse de dissimulation ; s’ils déclenchent l’alerte en amont (le « bug » de l’an 2000, voire le réchauffement climatique) ou du moins très tôt (le SIDA), alors qu’en définitive il ne se passe rien ou presque rien, on les accuse d’alarmisme - bien qu’il soit possible que rien n’ait eu lieu, justement parce que les Etats Préventifs sont intervenus et bien que le relâchement consécutif à ces accusations ait pour effet de faire repartir la menace (recrudescence du SIDA) ! Enfin, il faut insister sur un dernier aspect qui donne un relief particulier à cette complexité. Les alertes privées, à propos des « hoaxes » (c’est-à-dire les fausses rumeurs) ont fini par saturer les systèmes, nous laissant face à l’étonnante coexistence du message supposé infecté et de sa dénonciation, sans réelle possibilité de discernement. Un message ami, destiné à vous mettre en garde et à vous fournir un anti-virus peut être un message viral. On voit là un autre aspect de la nouvelle anxiété de la modernité tardive : qui donc est l’étranger, si un de vos amis peut vous infecter en vous voulant du bien ? « (…) Une forme de paranoïa ordinaire, à la fois permanente, de faible expression28 et marquée par le scepticisme, semble être devenue le mode d’approche par défaut de la vie dans la société du risque » (Knight, op. cit., p. 24). Si la paranoïa propre aux théories anciennes du complot était au moins assortie d’une vision assurée du clivage « Eux » / « Nous », celle de la société dans laquelle nous entrons a perdu

nvenue dans le monde de la paranoïa sans assurances (insecure paranoia) ! ce repère : bie

emarque finale La deu

postmoderne)

société du risque s’est finalement avérée recouper sur de nombreux points les x autres appellations utilisées jusqu’ici (la société des individus et la société . Un jeu subtil d’interpénétrations, assuré en partie par le biais de Giddens,

pourrait laisser croire que ces appellations sont finalement plus ou moins équivalentes. Peut-être parce qu’elles ont laissé de côté des objets traditionnels de la sociologie (le travail, les classes, les valeurs…). Ce type de réflexion n’aurait-il rien à dire sur ces objets ou au contraire sont-ils seulement retraduits au point d’être méconnaissables, mais pourtant toujours là ? Ou peut-être ces efforts pour qualifier positivement un nouvel état de la société au 21ème siècle sont-ils vains ?

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28 Les termes équivalents, qui courent métaphoriquement dans la société sont : à bas bruit, à basse énergie, à basse intensité ou à bas seuil.

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Prolongement du chapitre 3

Un nouveau monde de risque ? par Sabrina Sinigaglia-Amadio et Christelle Stupka

Quelques généralités sur la notion de risque « La probabilité de perdre (ou de gagner) » exprime de manière éloquente le concept de « risque ». Si je mets le mot « gagner » entre parenthèses, c’est simplement parce que la plupart des gens associent le fait de prendre des risques à ce qui les inquiète le plus. Ils pensent aux malheurs qui pourraient leur arriver, aux problèmes de santé qu’ils pourraient avoir, aux accidents ou à la pollution, etc. Le risque comporte donc une forte connotation péjorative. Plus que tout, le risque est une « probabilité ». Lorsqu’on demande aux experts de se prononcer sur la probabilité qu’un événement incertain se concrétise, « peut-être » est la seule réponse qu’ils sont en mesure de nous donner. Si l’on pousse un peu plus loin la discussion, la plupart des gens admettront qu’ils prennent volontairement des risques en participant à certaines activités, non pas pour éviter de perdre quelque chose, mais pour gagner. Le mot « risque » lui-même vient de l’italien de la Renaissance, « risicare », qui veut dire « oser » et suggère donc la bravade et l’aplomb. Les gens achètent des billets de loterie ou dépensent certaines sommes d’argent aux jeux de hasard dans les casinos ou à l’hippodrome, ou jouent tout simplement au poker entre amis à la maison. Pour la majorité des gens, les jeux de hasard sont une manière de se familiariser avec le concept de probabilité dans leur vie quotidienne. Mais dans la vie quotidienne, les gens sont plus soucieux des pertes que des gains car il est vrai que l’homme est « plus sensible aux stimuli négatifs que positifs (…). Peu de choses peuvent améliorer votre état, mais le nombre de celles qui pourraient l’empirer est illimité »1. Ainsi ils prennent des assurances pour se « protéger » de la probabilité d’être victimes, eux aussi, d’événements qui touchent au hasard certaines personnes. Le langage du risque s’infiltre toutefois graduellement dans divers domaines de la vie courante parce que c’est une manière très utile de s’exprimer. L’usage répété de ce langage en augmente la maîtrise et nous pouvons nous attendre à ce qu’un tel emploi s’impose de plus en plus, tout simplement parce que c’est la meilleure manière d’exprimer le fait que, à chaque moment, la réalité se compose d’une mosaïque de possibilités et se caractérise par un nombre important d’incertitudes. A propos du texte de Robert Castel Castel R., « Une nouvelle problématique du risque », L’insécurité sociale, Seuil, Paris, 2003, p.57 à 66. 1. « Nouveaux risques » et risques dits « classiques » Castel établit tout d’abord une première catégorie de risques : les risques dits « classiques » qui sont les risques sociaux (chômage, maladie, accident, etc.), dont les individus ont une perception 1 TVERSKY A., « The Psychology of Risk », in William Sharpe, éd., Quantifying Market Risk Premium Phenomenon for Investment Decision Making, Charlottesville, Institute of Chartered Financial Analysts, 1990, p.75.

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accrue à cause d’un affaiblissement des couvertures de protection « classiques ». Cet affaiblissement est lié en grande partie aux transformations des conditions de travail et du marché. Il établit ensuite une deuxième catégorie de risques qu’il qualifie de « nouvelle génération de risques ». Il s’agit des risques industriels, technologiques, sanitaires, naturels, écologiques, etc. Il lie l’apparition de ces « nouveaux risques » à l’avènement de la modernité dont l’incertitude est le principe central. L’auteur note toutefois que le mot « risque » fait l’objet d’une confusion sémantique et que ces « nouveaux risques » sont davantage des « dangers » ou des « menaces » corollaires aux évolutions du monde moderne, « produites, je cite p.58, par l’homme lui-même à travers l’usage incontrôlé des sciences et des technologies, et une instrumentalisation du développement économique tendant à faire du monde entier une marchandise ». Pour Castel, il ne s’agit pas à proprement parler de risques car leur très grande imprévisibilité les soustrait à toute tentative de calcul des chances qu’ils ont de se produire ou des dommages qu’ils entraîneraient. Prenons l’exemple du risque associé aux changements climatiques. Le risque lui-même se caractérise par les répercussions éminemment probables des émissions de gaz à effet de serre causées par l’activité humaine sur le système climatique, englobant les tendances à long terme de la température et de nombreux autres impacts. Les gaz à effet de serre sont produits par les combustibles fossiles que nous utilisons et le résultat d’autres activités, et nous sommes très dépendants de ces combustibles, pour nos voitures et beaucoup d’autres choses. Si nous voulons réduire le risque de changements climatiques en limitant l’utilisation de combustibles fossiles (ce que les experts nous exhortent à faire), nous devrons modifier de manière significative notre mode de vie. Mais est-il vraiment nécessaire de le faire ? Evaluer le risque associé aux changements climatiques est une tâche complexe, pleine d’incertitude et dont les probabilités sur le plan des résultats s’échelonnent sur des siècles et dont la mesure est une tâche plus qu’aléatoire. Nous ne maîtrisons pas la gestion de risques qui comportent de telles caractéristiques. 2. « ‘La culture du risque’ fabrique du danger ». Un exemple.

On peut prendre pour exemple le risque associé au génie génétique, plus précisément aux manipulations du génome humain. Face à la thérapie génique, à l’amélioration génétique et au clonage de gènes, nous découvrons des problèmes tout à fait nouveaux et la question est de savoir si nous devons concrétiser des percées aussi révolutionnaires qui laissent entrevoir de nombreux dangers (transformation de la nature humaine, fabrication de non-humains ou dans un autre domaine : OGM et dangers pour la santé et la nature, diminution de la biodiversité, etc.). Parallèlement, les entreprises de biotechnologie et les scientifiques nous disent que ce serait commettre une grave erreur que de renoncer aux bénéfices résultant des manipulations de l’ADN, qui permettraient d’éradiquer des maladies héréditaires et de découvrir des traitements efficaces pour de nombreuses maladies incurables. La tentation est là. Comment faire alors pour évaluer les risques si l’on découvre leur nature une fois que nous sommes engagés sur cette voie? 3. Risques et sentiment d’insécurité

Castel montre que la difficulté à s’assurer contre les risques sociaux dits « classiques » produit un sentiment d’insécurité au niveau socio-économique, qui se répercute à toutes les sphères de la vie quotidienne, surtout dans les milieux les plus défavorisés (cf. banlieues et violences

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urbaines actuelles). Les « nouveaux risques », quant à eux, que l’on ne peut prévoir et maîtriser, génèrent un sentiment d’insécurité car ils mettent les individus face à leur impuissance.

Castel montre plus généralement que notre société a une très grande sensibilité aux risques et une « demande éperdue de sécurité » qui voue sa recherche de la sécurité à « une quête infinie et toujours frustrée ». Cette situation est paradoxale car notre société est parmi les plus sûres qui aient jamais existé et, pourtant, les préoccupations sécuritaires y sont omniprésentes et le sentiment d’insécurité plus fort que jamais. Castel explique ce paradoxe en montrant que l’excès de protection attise aussi la perception des menaces et que « l’insécurité(…), je cite, c’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité ». Rajoutons en outre que le manque de confiance est au cœur de la perception et de l’évaluation du risque. De nombreux citoyens ne voient pas ce concept du même œil que les gestionnaires professionnels du risque. La plupart des gens supportent beaucoup mieux la pression associée aux dangers qu’ils connaissent, comme les accidents de voiture, contrairement à ceux de la radiation, qu’ils ne connaissent pas, et il semble qu’ils tolèrent un niveau de risque plus élevé dans le premier cas que dans le second. Aux yeux des gens, les manières de mourir ou de tomber malade ne se valent pas toutes; plus qu’une mort subite accidentelle, ils craignent le cancer ou les maladies neurodégénératives à évolution lente. Certains sont choqués si on leur fait remarquer, en comparaison à bien des choses qu’ils font quotidiennement sans réfléchir, qu’il est inutile de s’inquiéter outre mesure d’un danger particulier, comme celui des radiations émanant des centrales nucléaires car, suivant la formulation de Peter Bernstein, « nous prêtons excessivement attention aux événements extraordinaires affectés d’une faible probabilité et négligeons les événements qui relèvent de la routine »2. En outre, bien des gens ne comprennent pas pourquoi les gestionnaires du risque, qui disposent de toutes les ressources de la science moderne, sont incapables de répondre à leurs questions de manière claire et sans équivoque; en revanche, ils parlent de probabilités ou, si vous voulez, du risque qu’un événement malheureux se produise ou non. En guise de conclusion : Une société du risque ? La société moderne comporte une part très importante d’incertitudes car elle refuse la routine et insiste sur les activités à court terme et sur la création de réseaux, qui n’ont pas de forme cristallisée constante et qui sont éminemment complexes. C’est une société qui cherche à déréglementer le temps et l’espace. Le risque consiste en fait à passer d’une position à une autre ; or ce changement de place est facilité dans une organisation informelle : plus il y a de trous et de détours entre les gens dans un réseau, plus il est facile aux individus de circuler. L’incertitude même pousse à bouger. Un individu peut profiter d’occasions que les autres n’ont pas vues, il peut profiter de la faiblesse des contrôles de l’autorité centrale… Dans notre société, ne pas changer est perçu comme un signe d’échec et le risque obéit alors par-dessus tout à la peur de ne pas agir. Ainsi la plupart des gens sont-ils poussés à prendre des risques tout à fait astreignants par les nouvelles conditions du marché alors même que les chances de gagner sont minces. Les individus comprennent de plus en plus ce qu’est le concept de risque. Cependant, il y a encore beaucoup à découvrir et il reste de nombreuses étapes à franchir quant à la manière dont les gouvernements devraient réglementer ou contrôler les activités impliquant des risques. En fondant notre économie et nos politiques sur une démarche axée sur le risque, on constate que

2 P. Bernstein, Plus fort que les dieux. La remarquable histoire du risque, Paris, Flammarion, 1998, P.110

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les probabilités de récolter des avantages (l’aspect « positif ») sont importantes et réelles et qu’elles s’appliquent tout aussi bien aux dangers (l’aspect « négatif »). Il apparaît clairement que les aspects positifs et négatifs augmentent parallèlement notre richesse. En d’autres mots, nous avons beaucoup à gagner si nous suivons bien les règles du jeu, et, inversement, nous pouvons perdre beaucoup en jouant mal. La nature même du concept de risque nous force à trouver l’équilibre entre les divers types d’incertitude.

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La société à l’aube du XXIème siècle

- 4 - La Société sans qualités ?

visionner le programme sur Canal Socio - UPVM

ntroduction Danen c

nouvelle

s les chapitres précédents, on a présenté des esquisses de la société du XXIème siècle herchant à suivre des traits qui pouvaient sembler caractéristiques, distinctifs d’une

époque. Des traits potentiellement unificateurs de sens pour toute une série de manifestations de la vie sociale qui prennent habituellement pour nous le nom de Société. On tentait donc une caractérisation positive de cette Société, même si l’on imaginait bien qu’il y avait là beaucoup de simplification.

I Parler de « société sans qualités », c’est au contraire la définir négativement, la définir par l’absence. Mais absence de quoi ? Absence de possibilité de ramener la poussière de la vie sociale à quelque chose d’unique ? Ou, à l’inverse, affirmation de l’unité que serait l’absence de propriétés positives, par exemple ? En d’autres termes, est-ce le Tout (la Société) qui devient impossible à caractériser ou bien sont-ce les composants de ce Tout (et en premier lieu, dans l’explication sociologique traditionnelle, les humains) qui y échappent ? Les questions ne se situent pas tout à fait sur le même plan1 : on peut différer la réponse à la première, qui est plutôt méta-théorique et suppose de longues mises au point épistémologiques, alors qu’on peut sans doute moins retarder la réponse à la deuxième, qui peut être recherchée dans des informations produites par l’activité sociologique empirique. C’est pourquoi, il paraît raisonnable de commencer par cette ambition plus modeste : quels sont ces humains « sans qualités » – ces humains sans travail, sans logement voire sans domicile fixe, sans classes, bref : sans attaches – qui semblent faire de la société du XXIème siècle une société sans qualités, peut-être une non-société ? Mais pourquoi dire cela en termes de « qualités », ce qui semble si désuet (les « hommes de qualité » n’étaient-ils pas des aristocrates ?) et un peu trop psychologique ? Parce que c’est un clin d’œil à une œuvre majeure du XXème siècle, L’homme sans qualités de Robert Musil2. Si Ulrich, sujet de l’empire austro-hongrois de 1914, est « sans qualités », c’est d’abord parce qu’il ne s’identifie à aucun des caractères biographiques qui, normalement, font le sujet d’empire, le frère, l’amant, le nanti, le scientifique, etc. – qu’il est tout de même, en un certain sens. Ce sont autant de personnages (character en anglais3) qu’il est, sans l’être, autant d’oripeaux de la vieille société que son humanisme ne lui permet pas de revêtir. Mais est-ce

1 Notons toutefois que les deux parties de l’alternative ne sont pourtant pas si éloignées qu’il n’y paraît. Si la Société se défait, les humains perdent leur socialité (mais pas forcément leur humanité) ; si les humains n’arrivent plus à se rattacher à une ou plusieurs propriétés, plus rien ne qualifie La société. 2 Robert Musil, L’homme sans qualités : œuvre posthume inachevée, écrite durant une vingtaine d’années et publiée en allemand en 1952 (Der Mann ohne Eigenschaften) ; 1ère trad. française en 1956 par Philippe Jacottet ; nouvelle édition, Le Seuil, 2005. 3 Le terme désigne à la fois le trait distinctif d’un individu (sens 1) et le fait d’être un personnage de fiction (sens 2). C’est au nom de ce double sens que P.-E. Dauzat a traduit l’ouvrage de Richard Sennett, The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, New-York, Norton & Co, 1998, par : Le travail sans qualités. Les Conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000.

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pour en trouver d’autres, plus modernes ? En fait, Musil construit un Ulrich qui varie au gré des événements dans lesquels il est pris et qui n’a donc pas besoin d’aller au fond de lui-même chercher « qui il est vraiment », de se définir comme « post-moderne » ou de conceptualiser en « risques » les dangers d’un XXème siècle qui en était à ses débuts. Il incarne peut-être, depuis bien longtemps, cet « homme pluriel » que le sociologue Bernard Lahire4 a cherché à caractériser à la fin du XXème siècle. Mais, c’est ici que l’on rencontre le paradoxe de cette société du passage de siècle : l’absence de qualités est vécue comme une perte de repères, un drame identitaire, une privation de droits, au lieu de nourrir un sentiment d’émancipation. Triste fin pour l’utopie humaniste musilienne ! L’homme sans qualités serait donc perdu sans sa Famille, sa Communauté, sa Religion, son Travail, sa Résidence, etc., il aurait perdu sa qualité d’humain ? Nous devons examiner cette ambiguïté, voir si elle n’est qu’une ambivalence ou si elle est un trouble. D’autant que tous ces « sans » ne sont peut-être pas équivalents5 : « sans travail », « sans logis », « sans papiers » (dont on devine un peu le mode d’équivalence), est-ce la même chose que : « sans classes » ; et, être « sans classe » cela a-t-il quelque chose à voir avec être « sans respect » ? On pourrait bien imaginer que laisser quelqu’un sans travail, sans logement, sans papiers, c’est lui manquer de respect ; ou encore que dans une société où le travail ne serait plus la référence, l’appartenance de classe s’en trouve perturbée et, par voie de conséquence, le respect. Mais, cela ne règlerait pas une question latente : la « société sans qualités », est-ce pour tous ou pour une partie seulement, l’exclu, l’« homo sacer », ces gens qui sont nos intouchables6 ? Après tout, certains de ceux qui passent voir et même secourir les SDF sous les ponts ou les sans papiers sur leurs lieux de protestation, sont nantis de travail, de logement, de papiers, d’attaches et semblent d’autant plus respectés qu’ils offrent ainsi leurs services (compassionnels, caritatifs ou militants) aux démunis. Alors, société duale ou holiste ? Devant un chantier d’une telle ampleur, qui nous conduirait à passer en revue tous les terrains occupés par la recherche sociologique, il est peut-être sage de ne programmer qu’une seule tâche, suffisamment ample cependant pour conduire à d’autres. Partir de la crise supposée de l’identification de classe, pourrait répondre à cet objectif en donnant par surcroît un moyen d’interpréter les autres « sans », tout en revenant à la question initiale de notre parcours (une société d’individus ?).

4 Lahire, B., L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998. 5 En outre, les situations qualifiées par la mention privative « sans » peuvent être diversement situées par rapport à des formes intermédiaires ou moins nettes : par exemple, « sans domicile fixe » (ou « sans abri ») et « mal logé », constituent deux nuances de la précarité du logement (la précarité est alors une appellation qui souligne une continuité entre pourvu et dépourvu de logement social) ; mais si l’on considère que la privation de logement, qui confronte à la rue, au froid, à la violence, est spécifique, alors on ne peut pas l’analyser comme on analyse un squat ou un hôtel insalubre logeant des immigrés (la précarité n’est pas l’exclusion). 6 La notion d’homo sacer (inventée par Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997) rend bien compte de cette articulation des « sans » et du respect : « sacer » c’est à la fois le sacré et le proscrit. Si on considère horizontalement l’espèce humaine, une partie (homo sacer) est dépouillée de souveraineté sur elle-même, tout en étant sous surveillance de l’autre partie, au nom du pouvoir d’administrer la société (le bio-pouvoir de Foucault) ; mais, nous dit Slavoj Zizek, cette indignité de quelques uns (« les sans ») attaque, sur un plan vertical, la dignité de la démocratie et de tous les hommes (y compris « les avec ») : une société où il y a des sans, où il y a de l’homo sacer, est toute entière, une société sans qualités (Zizek, S., Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005). On y reviendra en conclusion.

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roblématisation : « une société sans classes ? »7

La sojoué cons

que la France e

ciologie a différentes acceptions de la classe, mais il est sûr que cette notion a un grand rôle dans son histoire épistémologique. Sombart, en 1913,

idérait que les USA, « société ouverte », étaient moins organisés en classes t offrait de ce fait moins de prise au socialisme8. Comment poser correctement

ces questions ?

P 1. Batailles de définitions La « mort » des classes est annoncée depuis longtemps par divers sociologues américains et français. C’est Robert Nisbet qui en a formulé le premier (en 19599), les arguments, qui inspirent encore largement les tenants d’une telle vision des choses : - un argument ancré dans l’organisation du politique : à mesure que le pouvoir s’est diffusé dans la population, les comportements politiques tendent à ne plus s’organiser en référence à des classes ; - un argument ancré dans l’organisation de l’économique : avec la croissance du tertiaire, les frontières entre les classes deviennent floues ; avec la croissance de la propriété, la distinction entre possédants ou non le devient autant ; -un argument ancré dans les modes de consommation : l’élévation du niveau de vie et de consommation tend à homogénéiser les pratiques de consommation. Depuis, de nombreux éléments supplémentaires ont été versés au dossier : la massification scolaire, les différences générationnelles et de genre, les facteurs religieux, etc. ont servi à mettre en cause soit qu’il y ait jamais eu la moindre pertinence dans l’usage de cette notion de classes, soit qu’elle puisse encore servir à l’heure où on passe d’une société de production (XIXème et XXème siècles) à une société de consommation ou de services (XXIème siècle). Les thèmes les plus fameux qui en sont ressortis ont été ceux de la « moyennisation » (thème des années quatre-vingt) de la société, de l’« embourgeoisement des ouvriers » (thème des années soixante). Il semblerait alors logique de dire que l’interpénétration des phénomènes identifiés, au chapitre 1 comme « individuation », au chapitre 2 comme « post-modernité » ou au chapitre 3 comme « risque », nous a conduits à une société sans qualités, où la référence aux classes n’est plus possible (ni en soi, c’est-à-dire objectivement, ni pour soi, c’est-à-dire subjectivement) et où il ne subsiste plus que des attachements négatifs (sans travail, sans… etc.). Pourtant, ces glissements argumentatifs demeurent discutables. La définition des classes n’est en effet pas uniforme, au moins sous trois aspects. 1.Sous un premier aspect, selon que l’on adopte la conception marxienne, réaliste et holiste ou la conception weberienne, nominaliste et individualiste, on définit la classe à partir de la lutte des classes (qui comporte une dimension de conscience) ou à partir de l’existence de groupes inégaux d’individus (qui n’en sont pas nécessairement conscients). 2.Sous un deuxième aspect, à la conception marxiste-wébérienne de Bourdieu, qui définit des positions de classe à partir des formes de capital (économique, culturel, social et symbolique), s’oppose la conception fonctionnaliste américaine qui définit des stratifications et la société comme un mille-feuilles dont chaque niveau présente une différence exclusivement verticale avec les autres (d’où, par exemple, au sein de la « middle-class », la « lower middle-class », la « middle middle-class » et la « upper middle-class).

7 Cette deuxième partie de l’intertitre est une allusion au dernier chapitre d’un ouvrage fameux de Raymond Aron : Les désillusions du progrès, essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969. 8 Sombart, W., Why Is There No Socialism In The United States ?, London, Macmillan, 1996 [1913]. 9 Nisbet, R., «The Decline and Fall of Social Class», Pacific Sociological Review, 2(1), 1959, pp. 119-129.

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3.Enfin, d’un troisième point de vue, il faudrait différencier, d’une part, une définition « française », appuyée sur les C.S.P. de l’INSEE, qui, surtout depuis qu’elle a été relookée en P.C.S. (sous l’influence des idées de Bourdieu au début des années quatre-vingt), est une matrice d’analyse appropriée à des raisonnements en termes de classes et, d’autre part, une définition « britannique », appuyée sur la synthèse de Goldthorpe et Erikson10, plus pragmatique et modulable (ce qui lui a valu de s’imposer au niveau européen). 2. Des définitions lacunaires ou inutiles ? Quelle que soit, néanmoins, la définition retenue, elle est fondamentalement liée au statut occupationnel (en France, on tend à dire « professionnel », mais le terme est trompeur car toutes les occupations ne sont pas des professions) et elle peine à rendre compte d’un certain nombre de facteurs saillants ou émergents à la fin du XXème siècle : l’effet-patrimoine, l’importance des non-actifs, les dimensions de genre, d’ethnicité ou de génération, les modifications des relations de travail. 1.Le patrimoine et la richesse ne sont pas corrélés aux classes de manière simple : lorsque l’ouvrier est propriétaire et le cadre locataire, ils se comportent différemment de ce qu’une simple définition de classe pourrait nous faire attendre (par exemple pour voter11). 2.La situation des non-actifs (principalement : retraités, étudiants, femmes au foyer), dont le nombre est très important, n’est pas traitée dans ces classements, or, elle représente une cascade de situations très différenciées qui exerce une action sur la société (par exemple, lorsque des mères au foyer appartenant à la classe ouvrière se mobilisent pour soutenir les études de leurs filles, celles-ci ont un taux de réussite scolaire plus élevé que les garçons de leur classe, mais aussi que les filles des cadres12). 3.Certaines variables considérées comme secondaires dans l’analyse des classes semblent avoir aujourd’hui une pertinence accrue : -la génération, c’est-à-dire l’articulation d’un processus de succession traditionnel et d’un moment historique (Louis Chauvel a montré qu’il fallait considérer que le destin des générations successives n’était pas le même : les « générations sacrifiées » nées après 1955 font suite aux « générations dorées » nées après 194513) ; -l’ethnicité, c’est-à-dire, non pas la race, mais le sentiment d’appartenance à une communauté particulière partageant des traditions culturelles (on a pu montrer, dans les travaux pionniers anglophones des années 70-80, qu’il existe en Grande-Bretagne une racialised underclass, une infra-classe à caractère ethnique, mais il est plus significatif de retenir l’idée qu’une interprétation ethnique de la société interroge les pratiques de toute la société, soit les pratiques des majoritaires qui voudraient, sous la houlette de l’Etat-gestionnaire-des-identités,

10 Il s’agit d’une classification issue d’un Projet de recherche comparatif important, le CASMIN, (inspiré par les travaux de John Goldthorpe au Nuffield College) qui est parvenu à s’imposer comme la source de refonte des catégories sociales en Grande-Bretagne (le « Registar General’s Social Classes Classification »), contre un projet nettement plus marxien, celui d’Erik Olin Wright, le ICP. Cette classification (Erikson, Goldthorpe et Portecaro, 1992), repose sur les distinctions fondamentales suivantes : le secteur d’activités économiques ; la propriété des moyens de production ; parmi les employés, la position dans la structure hiérarchique ; les oppositions entre travail manuel et travail non manuel et entre profession qualifiée et profession non qualifiée ; le type de contrat d’emploi liant les employés à leur entreprise. Elle propose sept catégories socioprofessionnelles : classes de service supérieure et inférieure ; classe des petits employés non manuels ; sous-classe des petits entrepreneurs ; sous-classe des entrepreneurs du secteur primaire ; contremaîtres, techniciens inférieurs et travailleurs manuels qualifiés ; sous-classe des travailleurs semi ou non qualifiés et sous-classe des travailleurs manuels du secteur primaire. 11 Voir : Michelat, G. et Simon, M., « Religion, classe sociale, patrimoine et comportement électoral : l'importance de la dimension symbolique ». In : Gaxie, D., (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de la Fondationnationale des sciences politiques, 1989. 12 Voir : Terrail, J.-P., De l’inégalité scolaire, Paris, Éditions La Dispute, 2002. 13 Chauvel, L., Le destin des générations, Paris, PUF, 2002 (2ème édition).

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maintenir les autres à distance y compris sous des formes de discrimination positive, soit les « agirs ethniques » des minoritaires, sous les formes du commerce, de la délinquance, de la religion ou de la réussite sociale14) ; -le genre, c’est-à-dire non pas le sexe biologique, mais la construction sociale de la masculinité et de la féminité (on peut reprendre ici le même raisonnement que ci-dessus) ; considérons par exemple l’entrée de la femme sur le marché du travail15 : l’entrée de la femme sur le marché du travail et le processus d’individualisation ne l’ont pas déchargée de responsabilités émotionnelles, provoquant une tension entre la mise en œuvre d’une biographie individuelle (« vivre sa propre vie ») et les attentes traditionnelles (« être là pour les autres ») ; mais une réflexivité critique peut néanmoins surgir localement (ce n’est donc pas une conséquence générale de l’individualisation), dans des configurations de champ bien spécifiques : la féminisation de la sphère publique par la mise sur le marché de capitaux scolaires a des effets de dé-traditionnalisation du genre (accroissement de la demande de compétences féminines, féminisation du style de travail, incorporation attendue dans une économie de services d’attributs réputés féminins comme l’attention aux émotions, le contrôle de la colère) et de constitution d’une « économie androgyne » (Mac Nay). 3. Erosion du travail et nouvelles formes d’exploitation ? Mais il est sans doute un moyen encore plus incisif d’attaquer la pertinence de la notion de classe, qui consiste, non pas à mentionner tout ce qu’elle oublie, comme on vient de le faire, mais à attaquer la centralité du phénomène social auquel elle est adossée : le travail (et la forme emploi sous laquelle on le rencontre essentiellement aujourd’hui). Soit le cumul de : la croissance d’une économie de services flexibles qui perturbe la permanence des identités occupationnelles, l’augmentation du chômage de longue durée qui perturbe la permanence des identités personnelles, le triomphe de la flexibilité qui perturbe la permanence des qualifications ; mais surtout, une modification du temps passé à travailler comme salarié, au regard de l’ensemble d’une vie, ce qui perturbe la représentation des cycles de vie considérés comme normaux16 ; il en résulte, dans un univers où le capital et les marchés se globalisent, une événementialisation des relations de travail, marquées par l’insécurité. L’événement (le travail flexible) est toujours potentiellement corrosif pour l’équipement (l’emploi, la classe). C’est en substance l’argument du sociologue allemand Claus Offe : « (…) le travail salarié a en réalité perdu beaucoup de sa signification comme principe d’organisation de la vie individuelle et collective. Par conséquent, ceux qui ne parviennent pas à trouver leur place sur ce marché ‘central’ du travail vivent l’une ou l’autre forme de précarité (ou l’une et l’autre) : la précarité de la subsistance, matérielle, qui s’exprime en termes de revenus d’une part ; la précarité sociale, d’autre part. Celle-ci s’exprime en termes de statut, de respect et d’estime, tous ces éléments étant supposés découler de l’exercice d’un emploi productif. »17 Offe et bien d’autres soulignent que ces deux dimensions de la précarité ne communiquent pas de façon mécanique (on peut perdre son travail sans tomber dans la précarité sociale,

14 L’expression « agir ethnique » est reprise d’Albert Bastenier : Qu'est-ce qu'une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d'immigration, Paris, PUF, 2004. L'auteur emploie l’expression « conscience ethnique » pour souligner que, « du point de vue sociologique, l'ethnicité n'a pas d'existence en soi ». Elle n'existe pas « en dehors d'une conscience propre aux vieux établis d'une part, et aux nouveaux entrants d'autre part » (p. 190). Et on peut être un vieux établi (comme l’étaient les riches juifs de la République de Weimar, qui se croyaient plus riches que juifs) et ne pas croire qu’on porte toujours le stigmate (ne pas voir qu’on est tenu pour riche parce que juif), ce qui conduit au résultat que l’on sait. 15. L. Mac Nay, « Agency and experience : gender as a lived relation », in L. Adkins and B. Skeggs, Feminism after Bourdieu, Oxford, Blackwell (The Sociological Review Monographs), 2004. 16 Voir : C. Offe et J. de Deken, « Travail, temps et participation sociale ». In : A. Pouchet (dir.), Sociologies du travail : 40 ans après, Paris, Elsevier, 2001, pp.55-57. 17 id., pp. 57-58. Voir aussi : C. Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve, Paris, L’Harmattan, 1997.

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grâce à l’entourage familial ; on peut avoir un emploi et être un « travailleur pauvre »). Sous l’effet de la globalisation, avec le triple aspect d’illisibilité des trajectoires, de flexibilité et de risque et enfin d’échec (magistralement illustrés par Richard Sennett18) le travail a donc perdu son caractère de phénomène total (capable de donner le sens de toute une existence), mais il reste, comme l’a dit François Dubet, une expérience fortement structurante d’intégration, de stratégie et de subjectivation19. Aller jusqu’au bout de ce raisonnement, c’est peut-être en trouver la limite et le renversement. La thèse d’une dualisation de la société (des nantis d’emplois pourvoyeurs d’argent et d’aménités et des précaires, munis d’emplois flexibles et démunis de sécurité ; à côté, il y a tout de même l’homo sacer, ce qui crée une autre dualité) a mis en avant le thème d’une nouvelle économie : l’économie de la connaissance (on parle aussi de « capitalisme cognitif »), marquée par la part croissante de l’immatériel20, qui trouble encore plus les repères de classes : l’exploitation capitaliste y prend la forme de « l’auto-exploitation » (François Chesnais21), parce qu’elle suppose une implication de toute la personne (y compris la part de refonte de la force de travail, certes partie du processus de travail, mais traditionnellement laissée libre par le capitalisme22). C’est ce que l’on a appelé parfois (A. Gorz) le « self-entrepreneuriat » pratiqué par ces cadres de grandes entreprises qui n’arrivent pas à décrocher (ce sont des workaholics) et se comportent comme de petits entrepreneurs à l’intérieur de la grande entreprise (elle devient une « entreprise fractale »), qui profite en dernière instance de leur investissement personnel : Adorno et Horkheimer, parlaient déjà, à propos du capitalisme en général, d’une « industrie de la subjectivité » (Bewusstseinsindustrie), une production industrielle du désir23. D’où la création, aux Etats-Unis, de company towns (villes d’entreprise), où ces workaholics peuvent tout faire, tout trouver (comme c’était le cas, pour les ouvriers, dans la ville minière à l’époque du paternalisme) : toute la vie fait partie du travail et l’entreprise (ma vraie famille) est une vraie secte (voir les travaux d’Arlie Russell Hochschild24). Dans cette lignée d’analyses, même si les rapports de classe subsistent (il y a de l’exploitation, du surtravail) et sont même assumés (il existe un mouvement dit de « dissidence numérique » pratiquant l’économie auto-coordonnée25 des logiciels libres ou le hacking), le travail n’est plus le même et il est difficile de superposer cette exploitation des nantis et celle des précaires : ce sont sans doute des affleurements de nouvelles phases du capitalisme (celui du XXIème siècle !) à l’intérieur de phases bel et bien existantes. Sans doute nous faut-il imaginer des phases intermédiaires comme ces formes de management post-modernes étudiées au chapitre 2. On le voit bien dans la capacité du management à intégrer la féminisation du travail. Des travaux ethnographiques sur les pratiques de management montrent en effet que les éléments

18 R. Sennett, Le travail sans qualités…, op. cit. (voir notamment : chapitres 3 à 7). 19 F. Dubet, « Le travail et ses sociologies ». In : A. Pouchet (dir.), Sociologies du travail : 40 ans après, Paris, Elsevier, 2001, pp. 30-33. 20 Voir : André Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003. 21 F. Chesnais, « Rapports de propriété et formes de captation du ‘cognitif’ au bénéfice du capitalisme financier ». In : C. Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, Paris, La Dispute, 2003. 22 D’où ce rappel, sous la forme d’une affichette de la CNT, qu’on peut encore voir dans les toilettes – du département de sociologie ! – de l’université de Metz : « vous dormez pour un patron ». 23 Figures emblématiques de l’Ecole de Francfort. L’expression est travaillée dans : Dialektik der Auklärung. Philosophische Fragmente (1re édition : Amsterdam, éd. Querido, 1947 ; trad. française : La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, Tel, 1983). 24 A.R. Hochschild, The Commercialization of Intimate Life : Notes from Home and Work, Berkeley, University of California Press, 2002. Nous avons étudié un autre aspect de cette problématique de Hochschild (l’économie de la gratitude) à propos du couple et de l’argent (chapitre 1). 25 Voir la « Theorie des Informationskapitalismus » de Stefan Meretz (en allemand) sur http://www.opentheory.org/info_kap_1/text.phtml . On peut trouver une présentation en français du projet de logiciels libres dans : http://www.e-unions.org/russian/answer.php?id=374

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de réflexivité genrée, évoqués ci-dessus, sont déjà en partie digérés par l’économie de services : on assiste à un management stratégique de la réflexivité de genre (on incite, de manière stratégique, les femmes à utiliser leurs « atouts féminins » pour se construire une carrière)26. Une étude sur les services financiers de la City montre que l’on cherche à promouvoir des « prestations de genre » différenciées selon les clients visés 27. La réflexivité genrée est donc en passe d’être routinisée, sous la forme d’attributions différenciées de rôles au travail (par exemple pour un même travail, une part « masculine » et une part « féminine », comme le montrent bien les séries américaines du moment, policières ou médicales), qui tend à maintenir les ingéalités de genre antérieures, au prix d’une simple translation. 4. Classes, qualités, attachements La société du XXIème siècle sera-t-elle encore une société de classes ? Les interprétations des évolutions du capitalisme diffèrent : capitalisme de projet (Boltanski et Chiapello), capitalisme cognitif (Vercellone), etc., mais ce mode de structuration de la production de la société demeure. Il reste directement perceptible dans les termes usuels des classes sociales, sous la forme des inégalités devant les biens collectifs. Le Livre Noir (Black report) des inégalités devant la maladie et la mort, publié en 1980 au Royaume-Uni, montrait les inégalités de classe quant à l’espérance de vie, le taux de mortalité infantile et la propension aux maladies : au bas de l’échelle on trouvait toujours les travailleurs non qualifiés. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis, que ce soit en France28 ou en Grande-Bretagne29. On pourrait le montrer quant à l’accès aux divers biens collectifs. Même si une analyse en termes d’odds-ratios nous montrait comment pour telle pratique sociale, telle variable est la plus intéressante à suivre, cela ne voudrait pas dire qu’il ne faudrait pas considérer les autres : nous ne devons pas tomber dans l’explication par la cause unique. Mais à l’inverse, tout nous invite à aller jusqu’au bout du processus : à supposer qu’on soit désormais un peu plus sensible qu’autrefois aux représentations qu’un individu exprime à propos de sa situation de classe (je suis un être réflexif, je sais quelles sont mes chances d’aboutir) et qu’on soit attentif aux effets de classe que cette représentation induit (je corrige ou non cette fatalité sociale), cela ne veut pas dire que l’on doit oublier les positions de classe qui rendent possibles ces représentations et plus probables certaines conduites que d’autres (ce que Bourdieu appelait « la causalité du probable »30). Prenons un exemple simple qui combine classe, genre et ethnicité : on sera attentif aux effets différents que produit une mobilisation familiale sur les études des enfants (le soutien d’une mère immigrée aux études de sa fille est ressenti par celle-ci, tandis que cela « parle » moins au garçon et cela se répercute en termes de persévérance face à l’échec) ; mais doit-on oublier ce qui, dans la structure sociale, rend possible ces anticipations de réussite (si la mère vient de la ville dans le pays d’origine, cette mobilisation est plus probable que si elle vient de la campagne31) ? 26 E. Martin, Flexible Bodies : Tracking Immunity in American Culture. From The Days of Polio to the Age of Aids, Boston, Beacon Press, 1994. 27 L. Mac Dowell, Capital Culture : Gender at Work in the City, Oxford, Blackwell, 1997 28 L'espérance de vie a augmenté en France au cours du XXe siècle, passant de 43,4 ans à 74 ans pour les hommes et de 47 ans à 82 ans pour les femmes. Cependant, selon l’INSERM (Les Inégalités sociales de santé, 2000) l'espérance de vie des ouvriers de 35 ans est inférieure de 6,5 ans à celle des cadres et professions libérales du même âge et, entre les deux, son niveau suit la hiérarchie professionnelle. Un manœuvre a ainsi un risque trois fois plus élevé de mourir entre 35 et 65 ans qu'un ingénieur. 29 D. Acheson, Independant Inquiry into Inequalities in Health Report, London, HMSO, 1998. 30 C’est-à-dire la propension à faire ce qu’on est censé faire, du fait de sa situation objective (à la campagne : faire faire des études aux filles et maintenir les garçons à la ferme ; ce qui a pour effet, évidemment involontaire, d’augmenter la probabilité du célibat des garçons), mais qui n’arriverait pas si on n’y croyait pas. P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue Française de Sociologie, XV-1, 1974. 31 Exemple inspiré par Zaïhia Zeroulou, « La réussite scolaire des enfants d’immigrés. L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue Française de Sociologie, XXIX-3, 1988.

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Mais il nous faut, pour appréhender ce passage de siècle, apprendre à tisser les différents paramètres qui sont apparus au fil du XXème siècle, faute de quoi on ne pourrait rendre compte que d’une fraction sans cesse réduite de groupe sociaux et on négligerait les invisibles de la société, ceux que nous avons appelés « les sans ». Les arguments précédents inviteraient donc bien plutôt à associer les définitions marxienne (qui nous rend sensible à l’exploitation et à la dimension agonistique) et weberienne (qui nous rend sensible à l’intrication des statuts et des positions et plus globalement aux effets symboliques) des classes sociales, pour rendre compte des divers déplacements qui se sont produits dans les composantes fondamentales de la dynamique sociale (déplacements induits par de nouvelles pertinences pour le genre, l’ethnicité, la génération, le travail, l’intégration sociale). Il nous resterait donc, pour aller plus loin dans l’analyse, à tester cette base de travail à l’aune de ces phénomènes émergents que nous avons subsumés par l’expression « sans qualités ». Si on applique le modèle, on doit pouvoir comprendre ce que ces qualités négatives apportent à l’analyse de classe d’une société (et non pas ce qu’elles lui enlèvent) : comment elles redéfinissent les frontières apparemment établies entre des groupes et comment elles rendent fragiles toutes les définitions « une fois pour toutes ». L’existence des working poors, montre qu’on doit articuler travail et précarité sociale (alors qu’on s’attendrait à articuler chômage et précarité) et sans doute cycle de vie et genre. Soit au moins quatre paramètres. Comment faire le point sur cette quatrième porte d’entrée dans la société du XXIème siècle ? La première thèse possible est paradoxale : on voit plutôt les humains du XXIème siècle multiplier les qualités, c’est-à-dire les propriétés sociales permettant de les qualifier d’une manière ou d’une autre. Parler des « sans abri » enrichit la connaissance que nous pouvons avoir du monde des « clochards » : l’appellation est négative, elle visibilise par le stigmate, mais elle rend visible un groupe qui ne se réduit plus au folklore du monde de la rue et qu’il n’est pas facile de définir d’un seul trait. C’est la société de la multiplication des qualités et de l’instabilité des qualités (un établi peut facilement les perdre, par exemple par surendettement ; mais un non-établi aussi, lorsqu’on le fait entrer dans un statut un peu trop large pour lui et auquel il ne peut s’identifier). Quels seront les outils cognitifs indispensables à la gestion de cette prolifération instable ? La deuxième thèse est pessimiste : ces propriétés négatives ne sont pas seulement détestées parce qu’elles renvoient à l’invisibilité sociale, mais parce qu’elles empêchent le processus d’identification à un groupe stable. Certes, on tire quelque bénéfice immédiat à rejoindre un groupe qualifié négativement (être reconnu « sans papiers » par un collectif ad hoc, c’est diminuer les risques d’expulsion), mais on préfèrerait pouvoir prendre appui sur une communauté culturelle. On entre donc dans le nouveau siècle à reculons, en regardant avec envie les cultures emblématiques d’autrefois (la culture ouvrière, par exemple) ou les cultures des établis (et leurs objets fétiches : traditionnellement, l’équipement de survie du SDF est le résultat d’un bricolage auquel il s’attache au point de ne pas vouloir le quitter pour aller au SAMU social ; l’opération menée par Les Enfants de don Quichotte y introduit les tentes ready-made en polyester-enduit-de-polyuréthane et les téléphones portables, mais qui restent des biens collectifs). L’homo clausus du XXIème siècle part peut-être à la recherche de « qui il est vraiment » (voir chapitre 1), mais, comme il n’a guère envie d’être un homo sacer, il a besoin d’équipements sociaux d’identification. Ne risque-t-il pas de trouver ceux qu’il croyait avoir abandonnés ? La troisième thèse concerne la vision d’ensemble de la société. Finalement, qualifier la société toute entière (et non pas seulement ses exclus) par l’absence de qualités, à défaut d’être la réalisation de l’idéal humaniste de Musil, c’est peut-être une forme de prudence sociologique acceptable. Ce passage de siècle fait coexister l’ancien et le nouveau, « la tradition de toutes

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les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants »32 et il est prématuré de sélectionner le trait unificateur. Mais cela ne fait que rendre encore plus impératif le mandat du sociologue : l’étude patiente de ce qui qualifie et disqualifie. Dans l’attente de cette tâche interminable, il semble bien que quelque chose d’autre se dessine et que l’on pourrait désigner comme la question des attachements. Car, au travers de notre enquête du chapitre 4, comme des précédentes, ce qui se voit de mieux en mieux, c’est l’importance et la très grande diversité des attachements qui relie les humains les uns aux autres et à leur environnement. Attachements émotionnels ou rattachements administratifs, attachements politiques ou professionnels, suivis d’autant de détachements, les uns et les autres mêlant le volontaire et l’involontaire. Liens de classe (ceux que récusent les « intellectuels sans attaches » qu’étudiait Karl Mannheim) ou solidarités de générations (sur lesquelles comptaient les adeptes du community care) ou de famille (ces lieux « où j’ai encore toutes mes attaches »), connexions circonstancielles (les attachements flexibles noués au cours de mésaventures ou de vacances), etc. Tout ce chapitre voulait peut-être seulement dire qu’auparavant la multiplicité des attachements/détachements auxquels se livre une personne au cours d’une journée pouvait plus facilement être catégorisée et hiérarchisée, que ce n’est le cas aujourd’hui, où l’on risquerait de se perdre dans la succession des événements. Alors, peut-être sommes-nous entrés dans la société des attachements multiples.

ise en perspective : Une société sans respect ? Nouprécl’ab

s avons rencontré le respect à plusieurs reprises au cours de l’analyse édente. L’un de ses affleurements majeurs se trouvait être l’équation : sence de qualités conférée à une personne induit l’absence de respect pour

cette personne. Mais il va de soi qu’on se contente alors d’une signification commode du terme et qu’on peut le faire car cette signification semble universellement partagée. Pourtant, certains indices nous font penser que ce n’est peut-être pas le cas. Un jour, lors d’un cours magistral dans un grand amphithéâtre dépourvu de micro, un professeur d’université en a fait l’expérience : après avoir chassé de son cours, suite à plusieurs avertissements, un groupe d’étudiants bruyants (quoique sur un mode passif, celui du souk, plutôt qu’offensif, celui de la contestation), il s’est vu reprocher par une bonne-étudiante-du-premier-rang d’avoir manqué de respect à ce groupe. Après discussion, il apparut que ce qui était reproché au prof (tout d’abord un peu étonné, car il pensait que c’était à lui qu’on avait avait manqué de respect) n’était pas d’avoir fait place nette mais de l’avoir fait sur un ton qui était celui du mauvais traitement (une dévalorisation). Il y aurait donc des conceptions du respect différentes à l’intérieur d’un même pays, à la même époque (il savait bien que d’un pays à l’autre, cela pouvait changer) ? Etait-ce une question de génération ou de modes de vie ? La sortie du livre de Richard Sennett (Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Paris, Albin Michel, 200333) donne l’occasion de revenir sur ces différents sens. D’autant plus que le propos du livre est directement rattaché au nôtre, comme le mondre ce début de la quatrième de couverture de ce livre : « Dans le monde précaire de la flexibilité et du ‘travail sans qualités’, la question du respect prend de nouveaux visages et s’insinue partout : dans les relations du salarié avec une direction distante et implacable, dans les rapports d’un travailleur social avec un SDF ou un jeune délinquant, ou dans le jeu délicat qui lie un

M

32 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1969 [1852], p. 15. 33 Respect in a World of Inequality, New-York, Norton & Co, 2003. L’ouvrage contient de nombreuses références qu’on ne reprend pas ici.

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musicien virtuose à son accompagnateur ». C’est ce livre qui nous servira de fil conducteur pour cette mise en perspective34. 1. Trois cultures du respect Le respect, comme la confiance35, balance entre deux dimensions : la plus évidente est le respect que l’autre me doit et que, simultanément – et non par conséquent – je lui dois (c’est le respect mutuel) ; et le respect que je me dois à moi-même (respect de soi). Ces deux dimensions travaillent en fait l’une à l’intérieur de l’autre : « Le respect est la forme la plus sublime du soin que l’on prend de soi ou d’autrui » (J.P. Resweber36). Selon Sennett, il y a trois manières de façonner le caractère pour inspirer le respect : -le développement personnel, où l’on mesure la capacité de quelqu’un à faire un usage efficace de ses ressources ; -le souci de soi, où l’on mesure comment quelqu’un prend soin de lui-même (comme y invitait Saint-Augustin), se protège (sur les conseils de Machiavel) et finalement se produit comme être autonome (selon Kant ou Rousseau) ; -le don à la collectivité, où l’on vérifie que quelque chose de l’exercice de soi ou sur soi qui attire le respect retombe aussi sur les autres et ne signifie pas une autosuffisance. Chacune de ces manières permet d’attirer le respect : « quand on voit d’où il est parti, chapeau ! » ; « ce n’est pas parce qu’on est au chômage qu’on doit se laisser aller » ; « elle lui a donné sa chance, simplement parce que c’est un être humain ». Mais, cultiver chacun de ces exercices pour lui-même c’est risquer de faire basculer le respect dans autre chose : le talentueux devient un objet d’adoration exagérée ; à force de solliciter quelqu’un pour qu’il soit autonome, on finit par nier ses besoins ; à force d’exprimer sa compassion sous la forme du don, on peut donner l’impression de mépriser. Tout semble donc indiquer que ces trois exercices du respect se tiennent selon un équilibre fragile. Quelle conséquence immédiate pour la « société sans qualités » ? Ce serait peut-être une société dans laquelle ces trois formes se seraient autonomisées et vaudraient le respect par elles-mêmes. Société sans respect, puisque le talent trouverait une récompense qui insulte ceux qui n’ont pas réussi, puisque la dépendance entraînerait la honte de n’avoir pas su être autonome et puisque l’aide sociale pourrait être impersonnelle, impeccable mais froide. 2. Les dérives du talent La société féodale a conféré au privilège de la naissance le pouvoir d’inspirer le respect pour la conduite sociale d’une personne. La société marchande qui préparait en son sein la montée de l’industrie a respecté le talent des gens de robe qui bâtissaient l’Etat. La société industrielle a cultivé le respect de l’exercice professionnel, puis plus largement occupationnel. Quel serait le respect de la société du XXIème siècle (post-industrielle, post-moderne ou autre) ? Elle respecte la compétence d’adaptation. Elle regarde le potentiel d’un individu (sa capacité de se transformer face à l’événement) plutôt que ce qu’il fait au temps t (son savoir productif). Toute la gestion des ressources humaines conduit à cet instrument de mesure nouveau. Là où le candidat à l’emploi se croit tenu de valoriser son métier (cette « compulsion d’objet », dit Sennett, qui inspirait le respect parce qu’elle signifiait « l’amour de la belle ouvrage » et l’investissement total de soi dans le geste), ceux qui l’observent mesurent sa maîtrise (cette 34 Voir aussi le numéro du Portique consacré au respect : Le Portique, n°11, 2003, consultable sur : http://leportique.revues.org/35 Confiance en autrui et confiance en soi-même. Voir : Alain Peyrefitte, La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995. 36 J.-P. Resweber, « Présentation », Le Portique, n°11, 2003, p. 7. Est sans respect celui qui, des autres, comme de soi, « n’en a cure ». « Cure » vient de cura (le souci), d’où toute une déclinaison de termes autour du souci, soin, de la peine (vieil allemand chara, qui veut dire « peine » et « déploration » et qui a donné l’anglais care) et de l’aide.

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relation complexe à autrui qui valorise l’innovation et pas seulement l’invention). La société dont nous parlons n’a de respect ni pour l’inventeur, ni pour le reproducteur, parce que seul l’innovateur engendre de la valeur ajoutée. Grand écart de la société du XXIème siècle : on peut continuer à tirer une forme de respect de son métier (il y a encore des concours de « Meilleur Ouvrier de France »), mais tout au plus vaudra-t-elle au sein d’une communauté limitée et ne donne-t-elle pas accès au respect mutuel. La méritocratie (espoir des plus talentueux des basses classes) était jusqu’ici fondée sur cette possibilité que donnait le concours de passer du métier à la maîtrise. Mais le concours n’est plus l’épreuve-type de cette société au passage du siècle (voir ce qui a été dit plus haut sur l’économie du capitalisme cognitif, où le savoir vivant le dispute à la connaissance formelle). 3. Honte, blessures et jutice L’analyse de Sennett propose d’autres pistes pour suivre les impasses de la question du respect aujourd’hui : ce sont « la honte de la dépendance » (chapitre 4) et les blessures de la compassion (chapitre 5). Sans y entrer complètement, faute de temps, on essaiera d’en tirer quelques perspectives pour la société qui se dessine. Notre fin de XXème siècle a été marquée par la critique (de droite comme de gauche) de l’« Etat-Providence »37. Selon les libéraux, cette forme d’Etat produit un homme infantilisé, spectateur de ses propres besoins ; selon les libertaires, il lui interdit tout discernement quant à ces besoins. Dans les deux cas, on lui oppose des formes d’aide sociale qui favorisent l’autonomie. Le souci de soi qui donne le respect va à celui qui apprend à « se prendre en mains » et à ne pas tout attendre des institutions d’Etat. On pense volontiers que cet apprentissage confère aussi le respect de soi. Mais supprime-t-il pour autant la honte ? Autonome certes, mais toujours aussi bas dans l’échelle sociale ! Mon autonomie, toute relative et toujours soumise aux aléas de ma situation précaire, supprime-t-elle la comparaison que je peux faire entre ma position et celle des autres (les établis) ? La honte risque bien d’être l’une de ces qualités dont ce chapitre 4 fait plus ou moins l’inventaire : sans respect de moi-même, il ne me reste que la honte. Et le culte de l’autonomie pourrait bien être la dénégation de l’existence de la honte. Ce qui est posé ici, c’est la question des dispositifs d’insertion que la société du XXIème siècle propose à tous ceux dont elle veut activer l’autonomie : comment faire entrer dans la Cité, quelqu’un qui se trouve à sa porte, sans le maintenir dans la honte de la dépendance ? On voit qu’il ne suffira pas de l’inciter à être autonome (au risque de l’abandonner, autonome, mais seul et honteux), pas plus qu’il ne suffira de l’obliger à suivre la règle (au risque de l’inclure de force). Enfin, notre « société de solidarités locales » qui semble avoir pris la suite de l’idéal de solidarité universaliste (ce dont a pu témoigner l’ampleur des dons lors du tsunami de 2004, pendant que d’autres détresses restaient ignorées, d’où la difficulté de faire comprendre aujourd’hui que ces dons puissent être redistribués à d’autres Causes), n’est pas sans ambiguïtés. Ici est posée la question des rapports entre compassion, pitié et justice, que soulignait Luc Boltanski, après Hannah Arendt38. Pour éviter, d’une part, tous les pièges de la largesse ostentatoire (ce don pervers, dirait Rousseau39), où ce qui m’importe c’est d’être vu en train de servir ; et, d’autre part, pour se tenir à distance – respectueuse ! – de la caritas (qui signifie : combattre sa propre disposition au péché en donnant, par exemple aux pécheurs40),

37 Voir : F. Ewald, L’Etat-Providence, Paris, Grasset, 1986. 38 L. Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métaillié, 1993. 39 J. Starobinski, « Don fastueux et don pervers. Commentaire historique d’une rêverie de Rousseau » Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 41 (1), 1986, p. 7-26 40 On voit toute l’ambiguïté de l’usage contemporain du terme « caritatif » : on l’attribue autant à des œuvres laïques (les Restos du Cœur) qu’à des œuvres confessionnelles (le Secours Catholique, rebaptisé… Caritas) et en tout cas l’idée d’un acte préventif pour soi-même n’est jamais mise en avant.

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on pourrait être tenté de recommander de se soucier des autres sans compassion, par exemple sous la forme de mécanismes à critères automatiques, professionnels. Mais, là encore, Sennett nous invite à faire attention : la prestation sociale peut-elle être une fonction neutre ? On finirait par respecter les dispositifs, mais pas les gens qui doivent bénéficier. Il faut donc, selon lui, une politique du respect qui donnerait tout son sens à l’autonomie (« accepter chez les autres ce que l’on ne comprend pas en eux », Sennett, op. cit., p. 297). Une Politique : ce qui donne un cadre aussi bien à la profession qu’à la compassion. Faire une politique sociale ne signifie pas seulement être politique à propos du social : c’est avant tout fonder un dispositif institutionnel (une politique / a policy) sur des principes supérieurs (une métaphysique), définir des voies et des modalités d’accès en direction d’un ensemble de destinataires (une politique / a politics), mettre en œuvre des mesures techniques et procéder à des réajustements par rapport à des dispositifs voisins ou antérieurs (une technologie). C’est donc une rectification métaphysiquement, politiquement et technologiquement guidée de l’entrée (ou du retour) dans la vie de la Cité. A côté et parfois contre cette rectification on peut définir une action publique (ici : d’orientation sociale), moins uniformément codifiée (mais non sans codes), dont la politique sociale est parfois l’écho ou la dénégation.

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Prolongement du chapitre 4

Les armes des « sans » : un répertoire d’action renouvelé ? 1

par Sabrina Sinigaglia-Amadio et Christelle Stupka La mobilisation des dominés, qu’on les appelle « sans », « exclus », « pauvres » ou « précaires »2, pose problème à l’analyste des mouvements sociaux. Le premier, celui qui a fait couler le plus d’encre, est celui de leur capacité, ou plus souvent de leur incapacité, à passer à l’action. La plupart des approches postulent ainsi que les dominés sont dans des situations qui les empêchent de se regrouper et d’organiser la contestation : l’expérience du chômage favorise le repli sur soi3 social4 ou psychologique5, la désorganisation du lien social nuit au développement des solidarités6, la possession d’une identité stigmatisée rend difficile sa manifestation publique. Ce sont surtout les travaux anglophones qui ont fourni une explication à l’existence, malgré tous ces obstacles, d’un certain nombre de « mouvements de pauvres »7. Les chercheurs que l’on peut regrouper sous l’appellation de « courant de la mobilisation des ressources » avancent ainsi que les pauvres, s’ils sont dépourvus des ressources à l’action collective (ce qui n’est pas le cas de tous les précaires8), peuvent se les procurer auprès de soutiens, des militants par conscience qui ne sont pas directement et personnellement intéressés par la cause défendue9. C’est ainsi que l’on peut expliquer le mouvement américain des droits civiques, mais aussi celui des sans-papiers10, des prostituées11 ou des sans-logis12 en France. Le second problème posé au sociologue est celui non plus des conditions mais des modalités de l’action contestataire. Comment agissent concrètement ces acteurs ? Mobilisent-ils le répertoire d’action13 aujourd’hui classique, c’est-à-dire celui forgé par le mouvement ouvrier au cours du 19ème et du 20ème siècle ? S’il s’en inspire, aucune transformation sociale ne produisant de rupture franche, il intègre néanmoins des improvisations à partir des formes existantes et quelques innovations. Leur répertoire semble donc s’organiser principalement autour de deux dimensions que les coordinations d’intermittents du spectacle lors de leur dernière mobilisation ont appelées le « dehors » et le 1 Nous remercions ici Jérémy Sinigaglia pour ses propositions pertinentes et nombreuses relectures qui ont permis l’élaboration de ce texte. 2 Pour une présentation des nuances entre ces notions, voir Bresson M., Sociologie de la précarité, Armand Colin, Coll. 128, Paris, 2007. 3 Schnapper D., L’épreuve du chômage, Gallimard, Coll. Actuel, Paris, (1981) 1994. 4 S’exposant ainsi à la désaffiliation. Voir Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, Coll. Folio essais, Paris, 1995. 5 Pouvant atteindre la dépression ; Ehrenberg A., La fatigue d’être soi. Dépression et société, Editions Odile Jacob, Paris, (1998) 2000. 6 Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999 ; Schwartz O., Le monde privé des ouvriers, PUF, Coll. Quadrige, Paris, 2002 et Masclet O., La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La dispute, Coll. Pratiques politiques, Paris, 2003. 7 Piven F. F., Cloward R., Poor People’s movements, Vintage Books, Random House, New York, (1977) 1979. 8 Certains précaires ne sont pas à proprement parler pauvres et sont surtout définis par l’incertitude de leurs conditions d’existences. On peut penser aux intermittents (Sinigaglia J., « Le mouvement des intermittents du spectacle entre précarité démobilisatrice et précaires mobilisateurs », Sociétés contemporaines, n°65, 2007.) ou aux intellectuels précaires (Rambach M., Rambach A., Les intellos précaires, Hachette Pluriel référence, Paris, 2002) 9 McCarthy J. D., Zald M., «Resource Mobilization and Social Movements : a Partial Theory», American Journal of Sociology, Vol. 82, 1977, p. 1212-1241. 10 Siméant J., La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998. 11 Mathieu L., Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, Coll. Sociohistoires, 2001. 12 Péchu C., Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Dalloz, Paris, 2006. 13 Tilly C., La France conteste. De 1600 à nos jours, Fayard, Coll. Espace du politique, Paris, 1998

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« dedans » et qui peut renvoyer à l’articulation classique protestation/négociation ou action de contestation et participation politique traditionnelle. Nous prendrons ici deux exemples illustrant la composition paradoxale du répertoire de ces mouvements. Une première partie du répertoire des « sans » repose sur ce que certains auteurs appellent un « illégalisme sectoriel »14. Sous cette appellation un peu compliquée, on peut classer toutes les actions collectives dont la mise en œuvre suppose la transgression de lois, ainsi collectivement dénoncées. L’action, illégale, s’inscrit dans un double processus de désignation du problème et de résolution symbolique de celui-ci : l’illégalisme est donc circonscrit, limité à la définition du problème par les militants. Chacune de ces actions est accompagnée d’une « définition de la situation » proposée par les militants, dont l’objectif est de la faire passer du statut d’action délictueuse à celui d’action politique. Ces actions prennent par exemple la forme de la réquisition. On pense alors au squat de logements vides par les collectifs de sans-logis (Comité des mal-logés, Droit au logement), ou aux réquisitions de denrées alimentaires par les mouvements de précaires. On pense aussi aux diverses occupations de bâtiments publics ou privés : antenne ASSEDIC, siège de l’UNEDIC, ANPE, dépendance d’un ministère, ou dans le cadre d’actions plus sectorielles encore, théâtre, cinéma ou local d’une DRAC comme on a pu le voir dans le mouvement des intermittents du spectacle15. Ce type d’action présente, selon les cas, plusieurs intérêts. Parfois, il constitue, pour les promoteurs d’une cause, un moyen de mobiliser des bénéficiaires potentiels. En effet, la perspective d’occuper un logement vide est une rétribution conséquente et peut inciter certaines personnes à passer à l’action. Plus encore, il est doté d’un intérêt médiatique : une action « coup de poing », pour reprendre le vocabulaire militant, est un des moyens les plus sûrs de s’assurer la couverture de la presse. Comme les autres, les groupes à faibles ressources ont compris tous les enjeux de l’exposition médiatique de leur cause. Il n’y a a priori rien de très original dans cette conception de la lutte, mais deux déplacements sont observables par rapport au répertoire classique des mouvements sociaux (même si les actions classiques comme la manifestation de rue continuent à être mobilisées en parallèle). D’une part, le « registre du nombre »16 semble perdre de l’importance au profit de l’action médiatique : il s’agit moins d’impressionner l’adversaire, de faire une démonstration de force, que de manifester son existence, s’attirer la sympathie de la presse et du public, jouer sur la compassion17. D’autre part, la rue en tant qu’espace public est désinvestie au profit d’espaces plus restreints. Par exemple, le conflit est déplacé vers les cibles du mouvement (comptant sur les médias pour rendre les affaires publiques) : les offices de logement, les administrations qui gèrent les assurances sociales… De même, certaines actions en public se traduisent par la délimitation physique et/ou symbolique d’« espaces intercalaires »18 (à l’aide de ruban adhésif, de tracts, de peinture).

14 Péchu C., « Quand les exclus passent à l’action », Politix, n°34, deuxième trimestre 1996, p. 114-133. ; Mouchard D., « Les mobilisations des « sans » dans la France contemporaine : L’émergence d’un radicalisme autolimité ? », Revue Française de Science Politique, 2002, vol. 52, 4, p. 425-447. 15 Sinigaglia J., « Un répertoire d'action composite : la mobilisation des intermittents du spectacle entre traditions syndicales, nébuleuse contestataire et spécificité artistique », in Cadiou S., Dechezelles S., Roger A. (dir.), Passer à l’action : les mobilisations émergentes, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2007.16 Offerlé M., Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, Coll. Clefs politique, 1998 2ème édition. 17 Boltanski L., La souffrance à distance, Morale humanitaire, médias et politique, Métailé, Paris, 1993, 287p. 18Kellenberger S., « La mobilisation d’artistes-activistes contre la mondialisation néo-libérale » in Balasinski J. et Mathieu L., Art et contestation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Res Publica, 2006, 233 p.

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A l’opposé de ces actions radicales, voire illégales, les mouvements de « sans » mobilisent également le « registre de la science »19. Plus précisément, il est question ici de recours au droit et à l’expertise. Comme le note Lilian Mathieu, le droit constitue un instrument privilégié pour la dénonciation d’injustices ou d’iniquités. On l’a vu fin 2006/début 2007 avec les revendications de l’association Les enfants de Don Quichotte20 pour la reconnaissance d’un « droit opposable au logement ». Cette pratique ne se limite cependant pas aux mouvements de « sans »21. Les syndicats l’ont montré dans leur défense des chômeurs « recalculés » : ce type d’action permet d’articuler une défense individuelle de la personne devant les tribunaux et une montée en généralité à partir de ce cas. Dans les mouvements de « sans », le recours au droit témoigne souvent de la présence de militants dotés d’un fort capital culturel, universitaires en postes ou « déclassés » du monde universitaire. Ainsi on trouve des professeurs de droits et des avocats au Gisti22 (Groupe d’information et de soutien des immigrés), des diplômés de 3ème cycle en sociologie ou en économie à AC ! ou à la Coordination des intermittents et précaires, etc. Le recours à l’expertise est également de plus en plus présent dans les mouvements sociaux actuels et particulièrement dans les mouvements de précaires. On peut distinguer deux types d’expertise, une première que l’on pourrait dire savante, une autre que l’on peut qualifier d’ordinaire. L’expertise savante, souvent appelée « contre-expertise » dans le champ militant23, prend également de plus en plus de place dans le répertoire d’action contemporain. En effet, revendiquer nécessite « de diagnostiquer ce qui "ne va pas" et de suggérer des voies de réparation ou de réforme »24. Cela passe obligatoirement par la mobilisation de connaissances précises, par une « production de savoir, caractérisée par un certain degré de technicité et investie dans un processus politique »25. Comme dans le cas du recours au droit, ce type d’action nécessite la participation de « spécialistes », chercheurs, enseignants, professionnels du domaine concerné qui sont en mesure de produire une analyse relativement objective et à même de fournir une alternative crédible à d’autres discours sur l’objet. Par exemple, face aux nombreux rapports ministériels qui ont porté sur la « question des intermittents du spectacle », la CIP-IDF a demandé à un laboratoire d’économie, bénéficiant du label CNRS, de produire un rapport, une contre-expertise faisant un « état des lieux réel » de la situation dans ce secteur d’emploi. Les militants se sont investis aux côtés des chercheurs pour la réalisation de l’enquête mais sa légitimité est principalement liée au label CNRS. C’est encore chez les intermittents que l’on peut donner un exemple du deuxième type d’expertise. Il n’est plus question de faire reposer sa parole sur des connaissances théoriques ou techniques mais sur sa propre expérience d’une situation. Ce slogan de la CIP-IDF illustre tout à fait le sens de cette action : « Les premiers concernés sont les premiers experts ». Concrètement, c’est au nom de leur qualité d’intermittent ayant fait l’expérience quotidienne de ce régime d’indemnisation, que les militants réclament le droit d’être consultés dans

19 Offerlé M., Op. cit., 1998. 20 http://www.lesenfantsdedonquichotte.com 21 Voir le dossier concernant le recours au droit dans le numéro spécial : « Groupes d'intérêt et recours au droit », Sociétés contemporaines, n°52, 2003, p. 5-17. 22 Pour une analyse du mode d’action de ce mouvement, voir Marek A., « L’usage militant de l’expertise juridique : l’exemple du GISTI » in Lochard Y., Simonet-Cusset M. (sous la dir.), L’expert associatif, le savant et le politique, Editions Syllepse, Paris, 2003, p. 67-87. 23 Voir Mouchard D., « Contre-expertise : hypothèses à propos d’une forme spécifique de mobilisation », Communication au congrès de l’Association Française de Science Politique, Lyon, 14 au 16 septembre 2005 24 Mathieu L., Comment lutter. Pour une sociologie des mouvements sociaux, Textuel, Coll. La discorde, Paris, 2004, p. 145. 25 Mouchard D., Ibid., p. 2

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l’organisation de la réforme. L’expertise n’est plus ici technique mais « d’usage »26, mais la logique reste la même : il s’agit de s’imposer comme un interlocuteur légitime. C’est ce même registre de l’expérience que l’on retrouve dans les associations de consommateurs (qui dénoncent l’usage de tel ou tel produit commercial) ou dans les réunions publiques, forums hybrides27 auxquels participent les usagers (comme les riverains d’un aéroport qui dénoncent les désagréments occasionnés par le bruit des avions). Conclusion A la question : peut-on définir notre société comme une « société sans qualité » ? Il semble que l’on puisse arguer que si la catégorie « sans » contribue à la définir, elle contribue à la réorganiser. Une société « sans qualité » ne signifie pas pour autant une société sans identité apte à rassembler les individus qui la composent. On a pu constater que l’absence (d’emploi, de logement, de statut, de droit, etc.) peut être le motif d’une mobilisation sociale. Bibliographie du prolongement « Groupes d'intérêt et recours au droit », Sociétés contemporaines, n°52, 2003, p. 5-17. Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, Fayard, Paris, 1999 Boltanski L., La souffrance à distance, Morale humanitaire, médias et politique, Métailé, Paris, 1993, 287p. Bresson M., Sociologie de la précarité, Armand Colin, Coll. 128, Paris, 2007. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Coll. La couleur des idées, 2001. Castel R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard, Coll. Folio essais, Paris, 1995. Ehrenberg A., La fatigue d’être soi. Dépression et société, Editions Odile Jacob, Paris, (1998) 2000. http://www.lesenfantsdedonquichotte.com Kellenberger S., « La mobilisation d’artistes-activistes contre la mondialisation néo-libérale » in Balasinski J. et Mathieu L., Art et contestation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Res Publica, 2006, 233 p. Marek A., « L’usage militant de l’expertise juridique : l’exemple du GISTI » in Lochard Y., Simonet-Cusset M. (sous la dir.), L’expert associatif, le savant et le politique, Editions Syllepse, Paris, 2003, p. 67-87.

26 Trépos J.-Y., La sociologie de l’expertise, PUF, Coll. Que sais-je ?, Paris, 1996, 128p. 27 Sur la notion de « forum hybride », voir Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Coll. La couleur des idées, 2001.

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La société à l’aube du XXIème siècle

Conclusion visionner le programme sur Canal Socio - UPVM

1. De nouvelles formes de vie sociale en gestation L’enquête que nous avons menée auprès de la société au passage du XXème au XXIème siècles a-t-elle porté ses fruits ? Le postulat de départ était de mettre à l’épreuve la forme de société à laquelle nous sommes accoutumés en supposant qu’elle pouvait être en train de se dissoudre pour laisser place à d’autres. Parmi les possibles, nous en avons suivi quatre. Il y en avait bien d’autres. Mais aucun des traits structurants retenus pour caractériser cette nouvelle forme n’a pu emporter vraiment la conviction : certes, l’individuation semble marquer durablement les pratiques sociales, mais elle ne suffit pas à décrire ce qui se passe sous nos yeux ; certes, le discrédit dont semble frappées les grandes théories eschatologiques (comme le marxisme) ouvre le champ à une société qui a fait un pas pour sortir de la modernité, mais le post-moderne semble souvent bien plus un vœu qu’un usage ; certes, nous sommes devenus terriblement conscients de la saillance des risques dans notre univers, mais cette conscience ne va pas sans ambiguïtés ; et même, lorsqu’on a cherché à partir d’un objectif plus modeste (une société sans qualités), on a été confronté à la coexistence du monde des « sans » et du monde des « avec ». En fait, ces quatre portes d’entrée dans le XXIème siècle communiquent entre elles, comme on en avait fait l’hypothèse dans l’introduction : c’est particulièrement net pour les trois premières, un peu moins pour la quatrième. Rétrospectivement, cela met en doute la possibilité de caractériser par un seul trait les sociétés précédentes (modernes, industrielles, capitalistes, etc.). Finalement, la conceptualisation la plus englobante, la plus capable de relier entre elles ces quatre esquisses en montrant qu’elles ne font pas tout disparaître, est sans doute celle de Zygmunt Bauman, qui parle d’une « société liquide »1 : une société marquée profondément par la globalisation et qui contraint à cultiver des relations liquides entre les gens, au point qu’on pourrait dire que l’homme de ce siècle est « sans liens »2. 2. La Société : une fiction inutile ? Mais n’avons-nous pas été un peu généreux avec la pertinence de la notion même de société ? En héritiers plus ou moins volontaires du durkheimisme, nous avons fait comme si cette notion allait de soi et comme s’il suffisait de la qualifier. Mais, il y a plusieurs suspicions d’inexistence pour cette notion. La plus manifeste est l’objection ultra-libérale, que formulait très bien Margaret Thatcher : « La société ? Je ne connais pas. Je ne ne connais que des individus et leurs familles ». La sociologie ne sait pas trop quoi faire avec cette objection, même dans ses versions les plus rigides d’individualisme méthodologique. Mais elle vaut comme un avertissement. Plus prudent est le pas de côté qu’effectue Bourdieu pour n’avoir pas à manipuler cette entité métaphysique : dans son œuvre, il n’est pas question de société, comme un tout unifié, mais,

1 Z. Bauman, La société assiégée, Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2005. 2 « Le héros du présent ouvrage est Der Mann ohne Verwandtschaften – ‘l’homme sans liens’ – et surtout, pas aussi fixes que l’étaient les liens de parenté du temps d’Ulrich ». Z. Bauman, L’amour liquide, Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2004, p.5.

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d’un côté de structure socio-économique (inspirée par la Formation Economique et Sociale marxiste) et de l’autre des champs en relation d’homologie les uns avec les autres. Enfin, la mise en cause la plus fracassante, récemment est celle de Bruno Latour3, pour qui la société n’est qu’un mode de connexion parmi d’autres des humains et des non humains et pour qui il n’y a pas lieu de revendiquer d’« expliquer le social par le social ». Donc au moins deux contestations majeures (radicalement opposées) de la pertinence de notre investigation, qui doivent être prises tout à fait au sérieux parce qu’elles réclament le droit de faire de la sociologie sans avoir à caractériser la société (ou en tout cas, pour Bourdieu, pas de façon première). Il serait donc tout à fait légitime d’ajouter un cinquième chapitre à notre enquête. 3. Sociologie et prospective N’y avait-il pas une prétention insolente à chercher à caractériser une société qui n’en serait qu’à ses balbutiements ? Une prospective scientifique est-elle possible en sociologie ? Ne risque-t-on pas bien plutôt d’être du côté de l’utopie (ou de la contre-utopie), c’est-à-dire, si on suit Karl Mannheim, dans l’idéologie4 ? On peut défendre notre entreprise en rappelant que tout ensemble de relations sociales (qu’on y inclue ou non les relations naturelles) est fait de traits dominants (ceux que nous avons cherché à décrire), mais aussi de traits récessifs (ceux qui se sont avérés encore bien présents, comme on l’a vu au chapitre 4) et de traits émergents (que nous n’avons qu’effleurés). Une sociologie qui établit ces superpositions et en dessine quelques figurations est prospective en un sens acceptable du terme. En outre, dès lors qu’on ne croit pas aux effets mécaniques des évolutions technologiques (dont les seuils de rupture sont souvent décalés) et qu’on reconnaît le rôle des politiques – deux domaines sur lesquels la sociologie des sciences et la sociologie politique ont des choses solides à nous dire – cette prospective sociologique peut s’énoncer et plus tard se révéler inexacte sans avoir pour autant été inutile, puisqu’on ne peut que gagner à formuler les anticipations des humains au lieu de les laisser agir dans l’ombre.

3 B. Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006. 4 K. Mannheim, Idéologie et utopie (1929) [trad. d’après l’anglais ; téléchargeable sur : www.uqac.uquebec.ca/zone30/]

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