La Semantique Des Demostratifs Ancien Françis

16
69 LANGUE FRANÇAISE 141 Christiane Marchello-Nizia ENS-LSH, Institut Universitaire de France [email protected] La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ? On étudiera ici de quelle façon le sémantisme intervient dans le changement linguistique, et ce à propos d’un cas précis, celui des démonstratifs français. Ce sous-système s’est trouvé complètement bouleversé en quatre siècles, tant du point de vue des formes que des oppositions sémantiques : alors qu’au 12 e s. le système reposait sur l’opposition sémantique entre deux paradigmes, CIST et CIL 1 , au 16 e s. s’opposeront deux paradigmes représentant des catégories grammaticales diffé- rentes (pronoms vs déterminants : celui-ci vs ce). C’est l’un des changements par lesquels le français s’est éloigné des autres langues romanes, dont certaines, plus proches du système latin, ont conservé trois paradigmes, des formes bi-catégo- rielles et des oppositions sémantiques complexes 2 . Si l’aspect morpho-syntaxique de ce changement est désormais largement élucidé 3 , le processus sémantique qui l’a accompagné est loin d’être clair, faute en partie d’avoir complètement analysé la valeur des formes démonstratives dans l’ancienne langue (9 e -13 e s.). Or on peut se demander si un changement sémantique n’a pas précédé la transformation morphologique : tel était l’avis de Povl Skårup (1993 : 49) 4 , à propos de la première forme neutraliséeces. 1. Nous désignons par CIL et CIST en majuscules les deux séries de formes déclinées cil, cel, celui, cels, cele, celes, icil, icel, etc. (série issue de ecce ille latin) d’une part, et cist, cest, cestui, ceste, icist, etc. (série issue de ecce iste) d’autre part. 2. Lat. hic, iste, ille ; it. questo, quello, codesto ; esp. este, ese, aquel ; occ. aiceste, aqueste, aquel ; cat. aquest, aqueix, aquell ; port. este, esse, aquele ; sarde kústu, kússu, kú ??u. 3. Voir Marchello-Nizia 1995, 2001. 4. À propos de la forme ces, Skårup formule l’hypothèse qu’une neutralisation sémantique aurait précédé la neutralisation phonétique: ces vient en effet, phonétiquement, à la fois de cez (CIST) et de cels (CIL). Dès 1951, H. Yvon concluait qu’au 12 e s. ces « est la forme unique d’article démonstratif pour le cas régime pluriel » (1951 : 153). P. Guiraud de même voyait dans le déterminant cez de la Chanson de Roland une forme neutralisée, « l’unique forme aux cas régimes pluriels », représentant « à la fois le pluriel de cel et de cest, de cele et de ceste » (1967 : 62). Sur un corpus plus vaste de douze textes des XII e et XIII e siècles exhaustivement analysés, nous-même n’avions relevé en fonction de déterminant qu’un cas de cels et un cas de celes (Marchello-Nizia 1995 : tableau p. 150-151).

description

Sémantique, ancien français, linguistique

Transcript of La Semantique Des Demostratifs Ancien Françis

69

L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

Christiane Marchello-Nizia

ENS-LSH, Institut Universitaire de [email protected]

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

On étudiera ici de quelle façon le sémantisme intervient dans le changementlinguistique, et ce à propos d’un cas précis, celui des démonstratifs français. Cesous-système s’est trouvé complètement bouleversé en quatre siècles, tant du pointde vue des formes que des oppositions sémantiques : alors qu’au 12

e

s. le systèmereposait sur l’opposition sémantique entre deux paradigmes, CIST et CIL

1

, au 16

e

s.s’opposeront deux paradigmes représentant des catégories grammaticales diffé-rentes (pronoms

vs

déterminants :

celui-ci

vs

ce

). C’est l’un des changements parlesquels le français s’est éloigné des autres langues romanes, dont certaines, plusproches du système latin, ont conservé trois paradigmes, des formes bi-catégo-rielles et des oppositions sémantiques complexes

2

.

Si l’aspect morpho-syntaxique de ce changement est désormais largementélucidé

3

, le processus sémantique qui l’a accompagné est loin d’être clair, faute enpartie d’avoir complètement analysé la valeur des formes démonstratives dansl’ancienne langue (9

e

-13

e

s.). Or on peut se demander si un changement sémantiquen’a pas précédé la transformation morphologique : tel était l’avis de Povl Skårup(1993 : 49)

4

, à propos de la première forme

neutralisée

ces

.

1. Nous désignons par CIL et CIST en majuscules les deux séries de formes déclinées

cil, cel, celui,cels, cele, celes, icil, icel

, etc. (série issue de

ecce ille

latin) d’une part, et

cist, cest, cestui, ceste, icist

, etc.(série issue de

ecce iste

) d’autre part.2. Lat.

hic, iste, ille

; it.

questo, quello, codesto

; esp.

este, ese, aquel

; occ.

aiceste, aqueste, aquel

; cat.

aquest, aqueix, aquell

; port.

este, esse, aquele

; sarde

kústu, kússu,

kú ??u.

3. Voir Marchello-Nizia 1995, 2001.4. À propos de la forme

ces

, Skårup formule l’hypothèse qu’une neutralisation sémantique auraitprécédé la

neutralisation phonétique

:

ces

vient en effet, phonétiquement, à la fois de

cez

(CIST) etde

cels

(CIL). Dès 1951, H. Yvon concluait qu’au 12

e

s.

ces

« est la forme unique d’article démonstratifpour le cas régime pluriel » (1951 : 153). P. Guiraud de même voyait dans le déterminant

cez

de la

Chanson de Roland

une forme neutralisée, « l’unique forme aux cas régimes pluriels », représentant« à la fois le pluriel de

cel

et de

cest

, de

cele

et de

ceste

» (1967 : 62). Sur un corpus plus vaste de douzetextes des

XII

e

et

XIII

e

siècles exhaustivement analysés, nous-même n’avions relevé en fonction dedéterminant qu’un cas de

cels

et un cas de

celes

(Marchello-Nizia 1995 : tableau p. 150-151).

70

Le français parmi les langues romanes

Nous rappellerons brièvement les étapes du changement morphologique, ainsique les explications qui en ont été proposées. Mais pour tenter de comprendre siune évolution sémantique a accompagné, ou précédé, ou suivi cette transformationdu système, nous reviendrons sur l’interprétation à donner à la différence entre lesdeux séries CIST et CIL en ancien français. Nous ré-examinerons en particulier laproposition de G. Kleiber (1987) tendant à faire de CIL une série non marquée.Nous verrons, à propos de l’examen minutieux de quatre cas précis, qu’une inter-prétation plus satisfaisante est possible, fondée sur la notion de

sphère subjective

introduite par R. Laury (1997), à condition d’admettre 1) que les démonstratifs nesont pas uniquement des déictiques, mais peuvent être des qualifiants de leur réfé-rent (Hanks 1992), et que 2) la valeur locale attachée aux démonstratifs n’est peut-être qu’une valeur seconde, dérivée.

1111.... LLLL’’’’ÉÉÉÉVVVVOOOOLLLLUUUUTTTTIIIIOOOONNNN MMMMOOOORRRRPPPPHHHHOOOO----SSSSYYYYNNNNTTTTAAAAXXXXIIIIQQQQUUUUEEEE DDDDEEEESSSS DDDDÉÉÉÉMMMMOOOONNNNSSSSTTTTRRRRAAAATTTTIIIIFFFFSSSS EEEENNNN FFFFRRRRAAAANNNNÇÇÇÇAAAAIIIISSSS :::: LLLL’’’’EEEEXXXXTTTTEEEENNNNSSSSIIIIOOOONNNN DDDD’’’’UUUUNNNNEEEE DDDDIIIISSSSTTTTIIIINNNNCCCCTTTTIIIIOOOONNNN MMMMAAAACCCCRRRROOOO----GGGGRRRRAAAAMMMMMMMMAAAATTTTIIIICCCCAAAALLLLEEEE

L’explication traditionnelle faisait dériver les formes pronominales actuelles(

celui-ci,

etc.) de la série CIL à cause d’une plus grande fréquence de ce paradigmedans les emplois pronominaux en ancien français, et les formes de déterminants duparadigme en CIST pour la même raison de fréquence : on peut montrer facilementque cette explication ne suffit pas

5

.

La première étape a été l’enrichissement du système des démonstratifs françaisgrâce à deux nouvelles formes,

ces

et

ce

, attestées successivement aux 12

e

et 13

e

s.Pendant longtemps on a interprété

ces

, la première apparue, comme venant de

cez

(du paradigme CIST). Or il s’est avéré qu’un bon nombre des emplois de cenouveau déterminant ne correspondaient pas aux valeurs reconnues pour le para-digme CIST, mais à celles du paradigme CIL. Les deux énoncés ci-dessous prisdans une chanson de geste composée vers 1200,

Ami et Amile

, illustrent l’ambiva-lence (ou la neutralisation sémantique) de

ces

, qui peut apparaître soit en contexteavec CIL, soit pour exprimer la déixis avec valeur de CIST :

(1) « Et je panrai

cel

bon destrier quernu, /Toutes

ces

armes et

cel

pezant escu,Droit a Paris m’en irai a vertu. »(

Ami et Amile

, éd. P. Dembowski, v. 1031-34 : « Et moi je prendrai ce chevalaux longs crins, toutes ces armes et ce lourd bouclier, et me rendrai à Paris àcoup sûr. »)

(2) « Et par devant

ces

chevaliers le di :. »(

Ami et Amile

, v. 1401 : « Et je l’affirme devant ces chevaliers ici présents :. »)

5. On trouve cette explication en particulier chez Yvon (1951) ou Price (1968). Elle ne rend pascompte du fait que, pour les pronoms, seules soient restées quatre formes sur dix-sept possibles,et que sont restées comme pronoms des formes également très fréquentes comme déterminants.Enfin, on a montré que les déterminants

ce

et

ces

ne sont pas issus de CIST.

71

L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

L’ambivalence sémantique de

ces

a été confortée par l’explication phonétique qu’afournie A. Dees de la double origine de cette forme

6

. Ainsi par exemple, dans lesromans de Chrétien de Troyes, là où des manuscrits plus conservateurs emploient

cel

ou

cest

, les manuscrits plus récents ou plus

modernistes

offrent

ce

à la place del’un ou de l’autre, comme le montrent les deux passages ci-dessous :

(3) «

À ce soir

i refui alez. » (

Cligès

, éd. A. Micha, ms Guiot, v. 1539 :

Ce soir-là j’ysuis retourné

) (Ed. Foerster sur un autre manuscrit plus conservateur :

A cel soir

)(4) «

Ce present

, fet il, vuel je prendre. » (

Yvain

, éd. M. Roques, ms Guiot,v. 4666 :

Ce présent-ci, dit-il, je l’accepte

) (Ed. Foerster :

Cest presant

)

Contrairement à

cest

ou

cel

des séries antérieures, qui sont ambigus morphologi-quement mais sont porteurs d’un sens précis (déictique ou anaphorique, distal ouproximal),

ce

et

ces

ne sont pas ambigus morphologiquement, car toujours détermi-nants, mais ils ne donnent aucune instruction quant à leur interprétation séman-tique (déictique ou anaphorique, distale ou proximale). C’est à cause de cechangement de perspective important que nous avons proposé d’interpréter ceschangements comme les étapes de la formation progressive, entre 1150 et 1200,d’une nouvelle série de démonstratifs qui s’opposait aux deux autres séries CIL etCIST tant par l’emploi que par le sémantisme

7

. On ne considère pas CE comme unallomorphe de CEL ou de CEST, mais comme une nouvelle forme fondant unesérie

neutralisée

sémantiquement.

La seconde grande étape de cette évolution a été, aux

XIV

e

-

XV

e

siècles, la mise enplace, à côté de ce paradigme spécifiquement déterminant (

ce, ces, cis

), d’un para-digme spécifiquement pronominal constitué de quelques-unes seulement (quatresur dix-sept possibles) des formes du paradigme CIL. Et de même que la nouvellesérie de déterminants s’était constituée en parallèle avec la série des déterminantsdéfinis, de même celle des pronoms démonstratifs s’est organisée en miroir de celledes pronoms personnels de 3

e

personne

8

.

Dès lors que le seul gain de ce changement semblait être d’ordre morphologique,par la séparation des emplois de pronom et de ceux de déterminant, on a fait l’hypo-thèse que la cause de ce changement était un mouvement général qui tendait à réor-ganiser les sous-systèmes grammaticaux du français en instaurant une différenceformelle reflétant la différence catégorielle morpho-syntaxique – une croissance de

6. A. Dees (1971 : chap. 4) a montré que, phonétiquement, cette forme dérivait aussi bien de

cez

après simplification de l’affriquée [ts] en [s], que de

cels

par l’affaiblissement puis la disparitionde -

l

- devant -

s

final, comme ce fut le cas pour

dels

(=

de + les

) qui a donné

des

en français ; lapreuve en est que dans les régions qui ne connaissaient pas ce traitement du groupe -

ls

, la forme

ces

ne s’est pas développée. Gl. Price (1968) avait remarqué que

ce

« [pouvait] représenter soit

cest

soit

cel

» (1968 : 251), et il avait proposé d’élargir à la forme de singulier l’interprétation en termesd’ambivalence sémantique proposée pour le pluriel

ces

.

7. Voir Marchello-Nizia (1995 : chap. 4 et 5 ; analyse reprise

in

Buridant 2000 : p. 126-130).H. Yvon (1951 : 177) avait proposé déjà : « [

Ce

] forme avec

ces

un troisième démonstratif. »

8. K. Togeby soulignait la « ressemblance [de la nouvelle série de pronoms] avec le pronompersonnel

lui-elle

» (Togeby 1974). Mais ce n’était qu’une intuition : encore fallait-il prouver que cepouvait être une explication. Nous avons montré (Marchello-Nizia 1995 : 157-165) que de faitcertaines formes de CIL (à commencer par

cil

lui-même) et les formes du pronom personneloffraient sur plusieurs points un comportement analogue à partir de la fin du 13

e

s.

72

Le français parmi les langues romanes

l’iconicité, la différence formelle reflétant une différence grammaticale. Et on amontré ailleurs que ce type d’évolution avait touché d’autres paradigmes(Marchello-Nizia 2001).

Mais dans le cas des démonstratifs, cette évolution s’est accompagnée d’uneperte de distinction sémantique, même si, en cas de contraste essentiellement, onpeut faire appel dès le 13

e

s. aux adverbes

ci

ou

grammaticalisés comme suffixesdéictiques. De ces phénomènes liés, quel est le premier, ou la cause de l’autre ? Larestructuration macro-grammaticale est-elle première, ou bien le changementsémantique a-t-il été à l’origine de cette transformation ?

Pour éclairer cette question, nous accorderons une attention particulière auxemplois

inattendus

dans le cadre des interprétations antérieures, en particulieraux emplois du démonstratif CIL en discours là où on attendrait CIST, et inverse-ment. Ces analyses nous conduiront à formuler une interprétation un peu diffé-rente de l’opposition CIST/CIL, qui nous permettra de déceler une évolution dansle sémantisme de ces formes.

2222.... VVVVAAAALLLLEEEEUUUURRRRSSSS SSSSÉÉÉÉMMMMAAAANNNNTTTTIIIIQQQQUUUUEEEESSSS PPPPOOOORRRRTTTTÉÉÉÉEEEESSSS EEEENNNN AAAAFFFF PPPPAAAARRRR LLLLEEEESSSS DDDDÉÉÉÉMMMMOOOONNNNSSSSTTTTRRRRAAAATTTTIIIIFFFFSSSS :::: SSSSPPPPAAAATTTTIIIIAAAALLLL ???? ÉÉÉÉNNNNOOOONNNNCCCCIIIIAAAATTTTIIIIFFFF ???? MMMMAAAARRRRQQQQUUUUÉÉÉÉ VVVVSSSS NNNNOOOONNNN MMMMAAAARRRRQQQQUUUUÉÉÉÉ ????

En AF, les démonstratifs s’organisent sur une opposition entre les deux para-digmes CIST et CIL, qui tous deux peuvent être déictiques ou anaphoriques,exophoriques ou endophoriques (nous reprenons les distinctions proposées parHimmelmann 1996, et déjà esquissées par Gaudino-Fallegger 1992 à propos del’italien parlé). Mais pour cette période ancienne, il n’y a jamais eu de consensussur la façon dont il fallait interpréter cette opposition. La tradition ‘localiste’ exis-tait, dont l’un des effets a été simplificateur : aussi bien Foulet (1930) 9 qu’Yvon(1951 et 1952) définissent CIL par la notion de « distance dans le temps oul’espace », en soulignant d’ailleurs qu’il s’agit d’une tendance plus que d’une règleabsolue. Mais la trace d’une tradition latine où les démonstratifs hic, iste et illeétaient reliés, pour au moins partie de leurs emplois, aux personnes de l’interlocu-tion, rendait les grammairiens sensibles à des nuances liées à d’autres concepts.Ainsi, P. Guiraud (1968) a tenté de montrer (en soulignant lui-même que cetteinterprétation laissait de côté certains cas) que l’opposition CIST/CIL recouvraitl’opposition locutif/narratif. G. Moignet (1973 : 111-113) en donne une analyse entermes d’énonciation, mais hésite à définir le pôle déictique 10. Gl. Price (1968 :252) 11 semble vouloir réconcilier ces trois positions (spatialité et temporalité,délocutif/narratif, situation d’énonciation ou d’interlocution) ; de façon un peu

9. Foulet (1930 : p. 168, § 237) : « Il y a entre ces deux démonstratifs une distinction de sens qui,sans être toujours observée à la rigueur, est pourtant présente dans un grand nombre de ses emplois.Cil indique éloignement, cist rapprochement. » (C’est moi qui souligne.)

10. Cf. Moignet (1973 : 111-113) : CIST renvoie tantôt au seul locuteur (p. 111), tantôt au groupeformé par le locuteur et l’allocutaire, à l’« univers de l’interlocution » (p. 113) ; CIL renvoie à cequi lui est externe.

73L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

confuse mais intéressante, il conclut son étude en introduisant en fait unequatrième possibilité : le ‘point de vue’ du locuteur.

Si aucune de ces perspectives n’a pu susciter un consensus, c’est que toujourson pouvait invoquer des contre-exemples : des formes de CIST dans le récit et nonrapportables à l’auteur (ainsi par exemple les formules en A ceste parole en reprisede narration), et inversement des formes de CIL dans un dialogue là où on atten-drait CIST, comme ci-dessous en (5), (6) et (7) :

(5) « Alez sedeir desur cel palie blanc »(Roland, éd. G. Moignet, v. 272 : « Allez vous asseoir sur ce tapis blanc ! », où l’ona à la fois discours et référence à un objet présent aux yeux des interlocuteurs.)

(6) « Amis Tristan, or m’escoutez. / Par cele foi que je vos doi,Se cel anel de vostre doi / Ne m’envoiez, si que jel voie,Rien qu’il deïst ge ne croiroie. »(Béroul, Tristan, éd. Muret-Defourques, v. 2792-96 : « Tristan mon aimé,écoutez-moi bien. Au nom de la fidélité que je vous dois, si vous nem’envoyez pas cet anneau qui est à votre doigt, de façon que je le voie, je necroirai pas un mot de ce que le messager pourrait me dire ».)

(7) Puis ont escrit en l’espetafe : / « Desoz cel arbre an mi ce plain gist Coupeela suer Pintain. »(Le roman de Renart, Br.1, éd. Roques, v. 444-446 ; cité par G. Kleiber, 1987,p. 30, note 28 : ‘Puis ils ont écrit en épitaphe : ‘Sous cet arbre, dans cetteplaine, gît Coupée, la sœur de Pinte’)

Dans chacun de ces cas, il est question d’un objet qui est présent aux yeux desinterlocuteurs.

C’est à résoudre ces cas difficiles que s’était attaché G. Kleiber (1987 en particu-lier). Adoptant une perspective centrée sur le concept de déixis, il a repris l’idée 12

que les démonstratifs sont des symboles indexicaux (comme je) mais incomplets,opaques, exigeant pour être identifiés des informations extérieures à eux-mêmes, àleur propre occurrence (au contraire de je). Selon lui, ce qui définit le paradigmeCIST est qu’il est identifiable dans son contexte immédiat, soit textuel, soitsituationnel : il est « à saturation contextuelle », « à appariement référentiel contex-tuel saturé ». Au contraire CIL ne comporte pas cette obligation : il peut doncs’opposer à CIST en tant que non saturé contextuellement ; ou bien être indifférentà cet aspect et dès lors, comme terme non-marqué, occuper les emplois marqués,ceux de CIST. C’est ainsi que peuvent s’expliquer tous les cas difficiles où CIL endiscours direct semble être employé à la place de CIST, tels que ceux que l’on vientd’évoquer ci-dessus. L’analyse proposée par Kleiber permettant ainsi d’expliquercertains usages énigmatiques, elle a été adoptée par les études postérieures 13 et parles manuels les plus récents14.

11. « L’opposition CIST/CIL reste une opposition proximité-éloignement. Non, certes, une oppo-sition de pure spatialité, mais une opposition qui, si elle correspond très souvent à une oppositionspatiale ou temporelle, est surtout subjective, dépendant du point de vue de celui qui parle.…L’opposition locutif/narratif…existe, mais c’est une opposition secondaire et dérivée. »

12. À partir de Reichenbach 1947 et Vuillaume 1980 retravaillant Peirce et Burks.

13. Par exemple Soutet (1997), Marchello-Nizia (1995) qui centrait alors son intérêt sur les formeset les paradigmes.

74

Le français parmi les langues romanes

3333.... QQQQUUUUEEEESSSSTTTTIIIIOOOONNNNSSSS PPPPEEEENNNNDDDDAAAANNNNTTTTEEEESSSS,,,, EEEEMMMMPPPPLLLLOOOOIIIISSSS ÉÉÉÉNNNNIIIIGGGGMMMMAAAATTTTIIIIQQQQUUUUEEEESSSS,,,, RRRRÉÉÉÉGGGGUUUULLLLAAAARRRRIIIITTTTÉÉÉÉSSSS IIIIMMMMPPPPRRRRÉÉÉÉVVVVUUUUEEEESSSS

Mais l’interprétation ingénieuse et séduisante de Kleiber laisse certaines ques-tions dans l’ombre. En particulier, elle demande qu’il soit prouvé que CIL peuteffectivement remplacer CIST dans tous ses emplois. Deux cas de figure vontretenir notre attention : celui où CIL ne peut remplacer CIST, et celui où CILremplace toujours CIST attendu.

La première question est : CIL peut-il remplacer CIST dans tous ses emplois ?Selon Hasenohr (1993 : p. 56 § 61) et selon Wunderli (1993 : 158, note 3) oui sauf encas d’ambiguïté. Or on va montrer qu’il existe des emplois de CIST où son rempla-cement par CIL était possible sans provoquer aucune ambiguïté, et où cependantce remplacement ne se produit jamais. Il s’agit donc d’une impossibilité absolue.

Il existerait donc un cas au moins qui contredit l’hypothèse de Kleiber – ou unepartie de l’hypothèse de Kleiber, celle concernant la proposition de voir en CIL une‘forme non-marquée’15, puisqu’une forme supposée non marquée ne possède plus,au moins dans certains cas – mais cela suffit pour invalider l’hypothèse – l’une descaractéristiques essentielles des formes non marquées, à savoir la possibilité d’unealternance avec la forme marquée.

La seconde question est : existe-t-il des cas à ‘appariement référentiel contigusaturé’, c’est-à-dire où l’on attend normalement CIST, et où on rencontre toujoursCIL ? Et ces cas présentent-ils des régularités ? Ici encore, la réponse est oui.

Ces deux cas signifient ou bien que dans certains emplois CIST est porteur detraits qui excluent CIL ou que CIL ne peut porter, ou bien que CIL porte une valeurque ne peut porter CIST, en dehors du critère d’appariement référentiel contigu.

On sera donc amené à revenir sur les valeurs sémantiques portées par CIST etCIL, et à aborder une question essentielle : quelle est la nature des démonstratifs ?Sont-ils simplement des déictiques, ou bien caractérisent-ils également le référent,comme cela a été proposé par Hanks (1990 : 37) et repris par Laury (1997) ? Dans cedernier cas, en effet, il se peut que certains traits soient propres à l’une des séries,ou incompatibles avec l’autre.

On va examiner quatre constructions correspondant à ces différents cas defigure : à chaque fois, il s’agit d’emplois dont l’interprétation est transparente, carce sont des démonstratifs déterminants, en discours direct, c’est-à-dire avec valeurpossible de déictique (‘situationnels’ ou ‘discursifs’ selon Himmelmann 1996).

14. Comme déictique, CIST « pronom des deux premières personnes, évoque ce qui concerne lespersonnages présents et parlants, ce qui est proche d’eux, aussi bien dans l’espace ou le tempsque dans la sphère affective (sentiments, mémoire, intérêt…), et qui est précisément identifiable

15. Voir Kleiber (1987 : 31-32), qui reconnaît que la partie de son interprétation en termes deforme non marquée peut être discutée. Mais dès lors que ce pan de son explication tombe, onretrouve les difficultés antérieures : comment expliquer des CIL là où on attendrait des CIST ?

par le contexte immédiat (contexte linguistique, contexte spatio-temporel). […] CIL fonctionnesurtout comme terme non marqué de l’opposition CIST/CIL, simple mot de rappel sans contenupropre, qui ne se différencie guère d’un pronom de troisième personne ou d’un article défini. »(Hasenohr-De Lage 1993 : p. 56). De même Buridant (2000 : p. 90-138).

75L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

4444.... CCCCAAAASSSS OOOOÙÙÙÙ CCCCIIIISSSSTTTT NNNN’’’’EEEESSSSTTTT PPPPAAAASSSS RRRREEEEMMMMPPPPLLLLAAAAÇÇÇÇAAAABBBBLLLLEEEE PPPPAAAARRRR LLLLAAAA FFFFOOOORRRRMMMMEEEE NNNNOOOONNNN MMMMAAAARRRRQQQQUUUUÉÉÉÉEEEE CCCCIIIILLLL

Nous avons choisi d’examiner uniquement des cas où, dans la perspective deKleiber, l’appariement référentiel est saturé en contexte et donc où l’on attend CIST.Nous avons identifié trois cas qui remettent en cause l’interprétation de CIL commeforme non marquée. Ce sont des cas où CIL ne remplace jamais CIST en tel contexte,et où pourtant ce remplacement n’induirait aucune ambiguité. Ces trois cas sont :l’expression CIST + JOUR + HUI (cest jor d’ui, oi cest jor, etc.) ; les cas où le démons-tratif est accompagné du possessif de première personne (locuteur) MIEN ; et lemonologue dialogué où le locuteur s’adresse à lui-même en s’interpellant par undémonstratif (‘Cist chetis, que fera ?’ : ‘Malheureux que je suis, que vais-je faire ?’).

4.1. Premier cas où il n’y a jamais variation, où CIST n’est pas remplaçable par CIL : cest jour d’hui

4.1.1. L’agrammaticalité de * a cel jor d’ui

Il est des emplois où CIST est non substituable, et, au moins en l’état de nosrecherches, ce sont toujours des emplois de déterminant. Ainsi a cest jor référant autemps même de l’énonciation de cette expression, ou en cest mund ou en cestuichastel renvoyant au lieu (plus ou moins vaste) même de l’énonciation. Dans unvaste corpus d’une cinquantaine de textes en français médiéval (BFM 16), nousn’avons trouvé aucun cas où a cel jor en discours renvoie au moment où parle lelocuteur, ou bien où en cel mund renvoie au monde où vit le locuteur. On pourraitdire, comme le font certains grammairiens pensant sans doute à ces cas, que lapossibilité de la substitution de CIL à CIST est limitée aux cas où aucune ambiguïtén’était possible. En effet, on pourrait imaginer que si l’on avait dans ces cas a cel jor,le lecteur pourrait hésiter sur le moment de référence : moment de l’énonciation dudiscours contenant cette expression (‘aujourd’hui’) ? Ou référence à un jour passépour le locuteur (‘ce jour-là’) ? Mais même dans les cas où il ne pourrait avoird’ambiguïté, dans les cas où la présence dans le syntagme de l’adverbe ui(‘aujourd’hui’) fait en quelque sorte double emploi avec CIST, la substitution ne sefait jamais. Dans le corpus que nous utilisons, on trouve de nombreux cas de a cestjor d’ui, mais aucune occurrence de *a cel jor d’ui qui pourtant ne serait pas ambigu.

CIST + JOUR est du 9e au 13e s. l’expression courante pour désigner le jour où alieu l’énonciation. Le premier exemple se trouve dans le plus ancien texte, LesSerments de Strasbourg, sous la forme archaïque ist di (‘ce jour-ci’). La Base de fran-çais médiéval en offre 71 occurrences, en discours direct, accompagnées de verbeau présent en général 17 ; sur ce total, 38 comportent également l’adverbe HUI (oi,

16. La Base de Français Médiéval de la FRE 2546 (CNRS-ENS-LSH) comprend les concordancesd’une cinquantaine de textes allant des Serments de Strasbourg à Rabelais. Je remercie CélineGuillot (qui coordonne la BFM) et Serge L. Heiden (auteur du logiciel en ligne WEBLEX) pourleur aide au cours de cette recherche.

17. Et auxquels on ajoutera l’expression, plus archaïque, ist di dans les Serments de Strasbourg.

76

Le français parmi les langues romanes

hoi, ui, hui) soit antéposé, soit postposé. Entre le 10e et le milieu du 13e s., dans lesplus anciens textes, l’adverbe précède cest jour qui est une apposition : oi cest jour,hui en cest jour18. La Passion de Clermont (vers l’an mil) en offre le premier exempleconservé, en discours direct et accompagné d’un verbe au présent ; il est à mettreen parallèle avec l’expression en eps cel di qui apparaît plus loin dans le même texte,mais en récit (v. 417-418), et avec un verbe au passé, pour référer au temps fictif durécit :

(8) « Eu t’o promet, oi en cest di / ab me venras in paradis. »(Passion de Clermont, éd. D’A.S.Avalle, v. 299-300 : ‘Je te le promets, en cejour d’aujourd’hui (aujourd’hui en ce jour), avec moi tu viendras enparadis’)

(9) Sainz Alexis out bone volentét, / Puroec en est oi cest jurn oneurét.(Vie de Saint Alexis, éd. Chr. Storey, v. 542 : ‘Saint Alexis n’était que bonté,c’est pour cela qu’il est honoré aujourd’hui’ : il s’agit d’une adresse del’auteur à son public, car ce texte a été composé pour être dit le jour de lafête du saint)

Aux 12e et 13e s. ce type de séquence apparaît également dans un ordre inversé,l’adverbe suivant CEST + JOUR 19 :

(10) A çó respundi Saül : ‘A cest jur de úí nen iert nuls ocis’(Quatre Livres des Rois 1, éd. E. R. Curtius, p. 19 : Saül répondit :‘Aujourd’hui il n’y en aura aucun de tué.’)

En revanche, sur 128 occurrences de CIL + JOUR dans la même base de données, iln’y a aucun cas de *ui cel jour ou * a cel jor d’ui.

4.1.2. Évolution : oi a cest jor > a cest jor d’ui > a ce jor d’ui > au jour d’hui

La locution comportant tout à la fois CIST et HUI ne dépasse pas le 13e s. :l’exemple le plus tardif se trouve dans le roman de Tristan en prose (vers 1260). Dèsque s’introduit dans la grammaire la forme neutralisée CE, on voit se développerl’expression CE + JOUR + D’HUI. Les premières occurrences datent du début du13e s. Sur 177 occurrences de CE + JOUR, on relève quatre occurrences de ce jourd’hui ou de ciz jours d’hui, tous en discours direct et référant au jour même del’énonciation ; ils se trouvent dans deux romans de la première moitié du 13e s. :

(11) « Com buer m’ajorna ciz jors d’ui, fet il, quant ge voi ma seror… » (JeanRenart, Le roman de la rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, v. 5261 :‘Combien favorable pour moi s’est levé le jour d’aujourd’hui, dès lors que jevois ma sœur…’)

(12) « …se ge estoie a ce jor d’ ui en cest chastel … »(La mort le roi Artu, éd. J. Frappier, p. 263 : ‘Si j’étais aujourd’hui dans cechâteau…’ ; l’auteur utilise également ui seul (p. 136) et cest jor d’ui (p. 104))

18. On relève 27 séquences HUI + CIST + JOUR dans la BFM, dans les textes suivants : Passion deClermont, Vie de saint Alexis, Chanson de Roland, Roman de Thèbes, Eracle de Gautier d’Arras, QuatreLivres des Rois, Erec, Yvain et Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le Bel inconnu de Renaut deBeaujeu, L’Escoufle de Jean Renart, la Queste del saint Graal, l’Atre périlleux, Tristan en prose I.

19. On a relevé onze cas de CIST + JOUR + (d’) HUI dans la BFM : Quatre Livres des Rois, la Questedel saint Graal, La Mort le roi Artu.

77L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

Quant à CE + JOUR (sans HUI), il est utilisé à partir du milieu du 13e s. en récit etrenvoie toujours au passé ou au futur.

Mais dès 1220 l’article défini commence à remplacer CE dans cette expression,et apparaissent corrélativement les expressions LE + JOUR + D’HUI, AU + JOUR +D’HUI20 :

(13) « …au jor d’ui doit estre cist sieges aempliz »(Queste del saint graal, éd. A. Pauphilet, p. 4 : ‘C’est aujourd’hui que doit êtreoccupé ce siège qui est ici’)

C’est vers 1180 qu’on rencontre l’ancêtre de cette tournure, dans un roman deChrétien de Troyes :

(14) ’Toz tans jusqu’ au jor qui est hui / En soit en aïde celui…’(Chrétien de Troyes, Yvain, v. 5987 : ‘Que toujours jusqu’au jourd’aujourd’hui nous vienne en aide celui qui…’)

Attesté au 13e et au 14e s.21 sous sa forme analytique, l’adverbe synthétique sembleapparaître à la fin du 14e s. chez Froissart :

(15) On ne scet en qui avoir fiance aujourd’ ui…(Froissart, Chronique, L. I, éd. G. T. Diller, p. 183)

Plusieurs éléments conduisent à une même conclusion : l’adverbe hui, dansl’expression formée avec jour et un démonstratif, est incompatible avec CIL ;jusqu’au 13e s., seul CIST peut se combiner avec lui ; à partir du 13e s., cependant,CE puis LE se révèlent à leur tour tout à fait compatibles avec hui, mais CIL non.Ces éléments tendent à montrer que CIL et UI pour qualifier le même référent sontincompatibles. En revanche, une forme neutralisée telle que CE ou LE est possible.

4.2. Deuxième cas de non-variation : CIST + Possessif de première personne + N : cist meon fradre

Il est un second cas où CIL semble ne pas pouvoir remplacer CIST : quand ledémonstratif est accompagné d’un possessif de première ou seconde personne.Dans ce cas, on a toujours CIST et jamais CIL. CIST + MIEN + N est attesté,toujours en discours direct, dès le premier texte écrit en français qui en offre deuxcas en moins de dix lignes, et jusqu’à Jean de Meun (vers 1270) :

(16) si saluarai eo cist meon fradre Karlo (Serments de Strasbourg, éd. O. Collet)’Thème- protègerai je ce-ST le-mien frère Charles’’Et je protègerai mon frère Charles (ici présent ?)’

(17) « Par ceste ame quant ele istra / De cest mien cors, … »(Jean Renart, Escoufle, éd. F. Sweetser, v. 8187 : ‘Par mon âme, quand ellequittera mon corps…’)

(18) « Sire, il avint ier, a moi et a cest mien compaignon qui ci est, que. »(Queste, p. 155 : ‘Seigneur, il (nous) est arrivé hier, à moi et à ce-ST MIENcompagnon (qui est ici ?), que. ;’)

20. LE/AU JOUR est attesté 937 fois, seulement 7 cas avec HUI, en discours direct et avec unverbe au présent : chez Joinville (1309), Froissart (vers 1400).

21. Chez Jean de Meun (vers 1270), Joinville (1309), et dans la Chronique de Morée.

78

Le français parmi les langues romanes

Au total, CIST précède vingt fois MIEN au masculin 22. Au féminin, le possessifancien MEIE se trouve trois fois dans Roland : par ceste meie barbe. Au 14e s. CISTapparaît encore de loin en loin précédant la forme moderne MIENNE. Au 15e, maisuniquement dans les Cent nouvelles nouvelles qui est un texte excentrique à bien deségards, il peut se combiner avec MA 23.

Le seul autre possessif avec lequel CIST peut également se combiner estVOSTRE, mais les occurrences en sont rares 24.

Dans un seul cas, une forme de la série CIST précède une forme de possessif detroisième personne. Mais c’est en récit, contrairement à tous les autres cas où CISTprécède MIEN/MEIE/VOSTRE, et CIST, qui réfère ici aux serviteurs d’Alexis quecelui-ci vient de croiser, est dans ce cas un ‘déictique textuel’ pour reprendrel’expression de Himmelmann (1996) :

(19) Nel reconurent li dui sergant sum pedre…Danz Alexis an lothet Deu del ciel / D’icez sons sers qui…(Vie de saint Alexis, v. 123 : icez appartient au paradigme CIST : ‘Les deux servi-teurs de son père ne l’ont pas reconnu… Seigneur Alexis remercie Dieu qui estau ciel de ces serviteurs à lui (dont il vient d’être question), et dont…’)

Comme l’a montré Wunderli (1993 : 175), ce type d’emploi est relativement récent :c’est vers 1100 que pour la première fois on trouve un démonstratif renvoyant autexte lui-même, au fragment de texte qui précède immédiatement l’occurrence dece démonstratif lui-même. On reviendra ci-dessous sur cette valeur du démons-tratif (7.2.).

En revanche, jamais CIL ne précède MIEN. On trouve seulement une fois ICILTUENS et une fois ICIL SUENS (Eneas 2953, Louis 2972).

Ici encore, il apparaît une incompatibilité entre un élément porté par le possessifet CIL : or en tant que forme non marquée, CIL aurait parfaitement pu remplacerCIST ici sans créer aucune ambiguïté.

En revanche, comme dans le cas précédent, à partir de la fin du 13e s., CE appa-raît parfois précédant MIEN25, mais tout aussi bien vostre ou son26.

4.3. Troisième cas de non-variation : CIST comme référant au locuteur, cist chetis

Le troisième cas pour lequel CIL ne semble pas pouvoir se comporter comme laforme non marquée du démonstratif en ancien français est l’expression

22. Serments de Strasbourg (2 cas), Roland (2), Thèbes (3), Béroul (2), Yvain (2), Quatre livres des rois(2), Dole (1), Escoufle (1), Queste (2), Meun (3).

23. Roland (3 meie), Cent nouvelles Nouvelles (1 ma), Morée (mienne), Rabelais (2).

24. Trois cas : Thèbes, Eracle, Saintré.

25. Meun (1 : ce mien conseill), Saintré (2 : ce vostre), Cent nouvelles Nouvelles (1 : ce son premiervoyage), Rabelais (1 cas).

26. Quant à CESTE, à partir du 15e s. il peut précéder n’importe quel possessif, puisqu’au féminincette forme est en train de devenir la forme commune de déterminant singulier.

79L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

« Démonstratif + adjectif de déploration » (las, chaitif, dolent)27 : dans un monologueintérieur et en discours direct, un personnage en situation critique exprime sonmalheur, et il se nomme lui-même ou s’apostrophe lui-même par : cist chaitis(‘malheureux que je suis…’). Dans ce type de monologue, bien qu’il n’y ait aucuneambiguïté sur le référent grâce au contexte morphologique (verbe en premièrepersonne) et à la situation, le démonstratif employé au 12e s. est toujours CIST,jamais CIL.

L’expression apparaît au début du 12e s. dans les chansons de geste et les viesde saint, puis dans la littérature lyrique et courtoise28. Elle apparaît dans trois typesde situation. Tout d’abord dans le cas où un personnage est sur le point de mouriret implore Dieu de sauver son âme, comme on le trouve dans cette chanson degeste très ancienne :

(20) « Sainte Marie, genitrix, / mere Deu, dame, Isembart dist,depreez en vostre beau fiz, / qu’il eit merci de cest chaitif ! »(Gormont et Isembart, éd. A. Bayot, v. 651-654, circa 1120 :’Sainte Marie, Mèrede Dieu, dame, dit Isembart (sur le point de mourir), priez votre cher filsqu’il ait pitié de ce malheureux que je suis !’)

On la retrouve également à cette époque dans le Voyage de saint Brendan (vie desaint, circa 1120), puis à la fin du 12e s. dans le Roman de Renart (de façon paro-dique), et surtout dans les romans courtois, quand le héros ou l’héroïne s’aperçoitqu’il souffre d’amour :

(21) « Je n’ en voi mais nului doloir, / fors seulement cest las caitif.Amors, tu prens a moi estrif… »(circa 1180 : Gautier d’Arras, Eracle, éd. G. Raynaud de Lage, v. 3972-4 : ‘Jen’en vois aucun autre souffrir, sauf seulement ce malheureux que je suis.Amour, tu t’en prends à moi…’ : Péridès vient de prendre conscience del’amour qu’il éprouve pour Athanaïs)

Les derniers exemples de cette expression quasi figée se trouvent au 15e s. dans leRoman du comte d’Artois (p. 99 : « Ha ! Fortune mauditte, que veulz tu faire de cestedesolee chetive… », et p. 116).

En revanche, l’expression cel chetif n’apparaît que dans une tout autre situation :dans le récit, pour désigner un personnage ; mais jamais en auto-désignation et enun discours direct déploratoire.

Comme dans les deux cas précédents, lorsque la nouvelle série de déterminantscommence à se mettre en place, les formes neutralisées ces/cis/ce se trouvent dans lemême emploi :

(22) « Por Dieu voz proi…S’ en nulle ville le poïssiéz trouver,Que cis chaitis poïst a lui parler. / Je nel vi onques, mais moult l’ai desiré. »(Ami et Amile v. 117-120 : ‘Je vous prie au nom de Dieu…Si vous pouviez letrouver dans quelque ville, de faire en sorte que ce malheureux (que je suis)

27. Je remercie Sophie Marnette (site Web « Ci dit » : www.ci-dit.org) pour les précieuses indica-tions qu’elle m’a fournies.

28. Dans le corpus de la BFM, nous en avons relevé 14 occurrences, en discours direct etrenvoyant explicitement à la personne du locuteur.

80

Le français parmi les langues romanes

puisse lui parler. Je ne l’ai jamais vu, mais je désire depuis longtemps lerencontrer’) 29.

4.4. CIL ‘forme non marquée’ ?CIL n’est donc pas une forme non marquée du point de vue de l’appariement

référentiel saturé par le contexte textuel ou situationnel, puisqu’il ne peutremplacer CIST dans des cas où cependant il n’y aurait aucune ambiguïté.

5555.... UUUUNNNN CCCCAAAASSSS OOOOÙÙÙÙ CCCCIIIILLLL RRRREEEEMMMMPPPPLLLLAAAACCCCEEEE TTTTOOOOUUUUJJJJOOOOUUUURRRRSSSS CCCCIIIISSSSTTTT

5.1. ‘Celle teste’ : ‘ta tête que je déteste’Le dernier cas que nous analyserons est à l’opposé en quelque sorte. Il est une

situation, dans les chansons de geste, où pour désigner en discours direct la tête ouune partie du corps d’un personnage, le personnage locuteur emploie systémati-quement CIL et non CIST, alors que le personnage en question est présent, et qu’ilest même son allocutaire. C’est le cas non seulement dans Ami et Amile commenous l’avons montré récemment30, mais aussi dans le Couronnement de Louis et dansbien d’autres chansons de geste. Il s’agit d’expressions en discours direct tellesque : Je vous ferai trancher la tête, trouer le ventre, couper le nez s’adressant à unpersonnage présent avec lequel le locuteur va se battre. Ces apostrophes agressivesprécèdent traditionnellement le combat entre deux héros dans l’épopée31.

(23) ’Ancui avréz celle teste tranchie / Et celle pance estroee et percie.’(Ami et Amile, v. 1348 : ‘Aujourd’hui vous aurez la tête tranchée et le ventretroué et percé’)

Dans ce cas, les textes (1100-1250) n’offrent jamais CIST : pourtant, la ‘saturationcontextuelle’ est évidente. La seule explication à l’impossibilité de CIST dans ce casest de faire l’hypothèse qu’il porte un trait incompatible avec le référent ainsidésigné. Ce trait, comme nous allons le voir, est d’ordre pragmatique : en énonçantCIL, le locuteur désigne, mais aussi qualifie ces parties du corps de son adversaire,les caractérisant comme incompatibles avec un trait que porte CIST. Ce trait, etc’est là l’hypothèse que nous proposons, c’est l’appartenance (ou non) à la ‘sphère’d’élection du locuteur, à la sphère qu’il constitue par le choix qu’il opère entre CIST(inclusif) ou CIL (exclusif).

5.2. CIL n’est pas non plus ‘à appariement référentiel contigu non saturé’Ce que révèle le fonctionnement de l’expression CIST + chetif/las/dolent

appliqué à lui-même par un locuteur monologuant, c’est que, pas plus qu’il n’est

29. De même par exemple Escoufle v. 2524.

30. « Se voz de ceste ne voz poéz oster, Je voz ferai celle teste coper. » (Ami et Amile 753) : la sphère dulocuteur et la déixis en Ancien français. À paraître in Mélanges offerts à Theo Venckeleer, 2003.31. Cf. sept occurrences dans Ami et Amile : celle teste coper / tranchier (713, 753, 1347, 1362, 1561)celle panse estroee (1348, 1363). Couronnement de Louis (1851, 2138 : cele teste ; 1908 : cel chief). Romande Renart, Br.X, v. 77 (Trop portez basse cele chiere). Raisonnablement ‘critique’ et assez peu inter-ventionniste, l’édition qu’a donnée P. Dembowski d’Ami et Amile est fidèle au ms. de base pourles vers qui nous intéressent.

81L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

définissable comme « forme non marquée », CIL ne l’est donc comme ‘symboleindexical à appariement référentiel contextuel non saturé’. D’autres emplois lemontrent, tels que (5), (6) et (7) cités en 2. :

(5) « Alez sedeir desur cel palie blanc » (Roland)(6) « Amis Tristan, … /Se cel anel de vostre doi /Ne m’envoiez… »

(Béroul, Tristan)(7) « Desoz cel arbre an mi ce plain / gist Coupee… »

(Le roman de Renart)

Même si à première vue la notion d’« appariement référentiel » semble distincte etéloignée de la conception purement localiste évoquée en 2., elle est cependantnécessairement comprise d’un point de vue concret, même si elle est moins préciseet moins stricte que l’opposition ‘proximal/distal’ ou ‘proche/lointain’. En effet, sielle n’avait pas été conçue ainsi, pourquoi serait-on contraint d’adjoindre à cettenotion celle de ‘forme non marquée’ pour définir CIL ? Ce trait ajouté à CIL avaiten effet pour seul but de rendre compte de cas où ce démonstratif désigne un objetprésent aux yeux des interlocuteurs (Kleiber 1987).

Dès lors en revanche qu’on introduit la notion de ‘sphère du locuteur’, tous cesemplois trouvent leur place. Et dans cette conception, il se présentera bien sûr descas où, en discours direct, des emplois de CIST semblent référer à la situationd’énonciation, englobant locuteur et allocutaire. Ce sont des cas où la sphère dulocuteur ne se distingue pas de celle de son allocutaire : lorsque le locuteurprononce cest siecle ou cest mund pour désigner l’époque ou le monde où ils viventtous deux (‘cette époque’, ‘notre époque’).

6666.... IIIINNNNTTTTEEEERRRRPPPPRRRRÉÉÉÉTTTTAAAATTTTIIIIOOOONNNN :::: LLLLAAAA «««« SSSSPPPPHHHHÈÈÈÈRRRREEEE DDDDUUUU LLLLOOOOCCCCUUUUTTTTEEEEUUUURRRR »»»»,,,, LLLLEEEE LLLLOOOOCCCCUUUUTTTTEEEEUUUURRRR CCCCOOOOMMMMMMMMEEEE PPPPIIIIVVVVOOOOTTTT DDDDÉÉÉÉIIIICCCCTTTTIIIIQQQQUUUUEEEE :::: UUUUNNNNEEEE CCCCOOOONNNNCCCCEEEEPPPPTTTTIIIIOOOONNNN NNNNOOOONNNN ‘‘‘‘LLLLOOOOCCCCAAAALLLLIIIISSSSTTTTEEEE’’’’ DDDDEEEESSSS DDDDÉÉÉÉMMMMOOOONNNNSSSSTTTTRRRRAAAATTTTIIIIFFFFSSSS

Dans une étude récente (Marchello-Nizia 2003 à paraître), on a montré que dansAmi et Amile, une chanson de geste écrite vers 1200 32, tous les cas où CIST estemployé doivent être sémantiquement rapportés à la « sphère du locuteur », et quejamais aucun emploi de CIL dans ce texte ne pouvait être ainsi interprété. Si lesinterlocuteurs occupent le même lieu et le même temps de l’énonciation, ils nepartagent pas nécessairement (c’est même relativement rare) les mêmes intérêts oules mêmes opinions. Il peut donc se trouver qu’ils soient amenés à se partager lelieu de l’énonciation en distinguant ce qui appartient à la sphère de l’un de ce quiappartient à la sphère de l’autre. Dès lors, si l’on prend en compte ces éléments denature pragmatique, on voit que confiner CIL et CIST à une simple oppositionlocale aboutit à manquer une partie des distinctions possibles. Cette ‘sphère dulocuteur’ peut concerner l’appartenance sociale, familiale ou politique du locuteur,une possession propre reconnue, revendiquée ou assertée, ou bien encore une rela-tion de dilection affirmée : bref, tout ce que le locuteur pose, construit comme lui

32. Édition Peter Dembowski.

82

Le français parmi les langues romanes

appartenant ou l’intéressant (Laury 1997) 33. CIL désigne l’inverse : ce que le locu-teur exclut de sa ‘sphère’ ou reconnaît appartenir à la sphère de son interlocuteur.Cette valeur nous est apparue souvent évidente étant donné le contexte, commedans le cas suivant :

(24) « Se voz de ceste ne voz poéz oster, / Je voz ferai celle teste coper. »(Ami et Amile, v. 752-753 : ‘Si vous ne pouvez vous disculper à propos decelle-ci (ma fille à qui je suis attaché), je vous ferai couper la tête (à vous queje n’aime pas).’ Les référents des deux démonstratifs sont égalementprésents. Le roi s’adresse à Ami, il parle de sa fille aimée que son interlocu-teur est accusé d’avoir séduite : si le jeune homme ne peut se disculper, il estmenacé d’avoir la tête tranchée.)

7777.... DDDDIIIIAAAACCCCHHHHRRRROOOONNNNIIIIEEEE SSSSÉÉÉÉMMMMAAAANNNNTTTTIIIIQQQQUUUUEEEE :::: HHHHYYYYPPPPOOOOTTTTHHHHÈÈÈÈSSSSEEEE

7.1. La ‘sphère du locuteur’ : l’articulation de trois notions

Nous adoptons ici une conception de la notion de ‘sphère’ qui combine trois traitsdéfinitoires : le locuteur est le ‘pôle déictique de référence’, la ‘sphère’ est entenduecomme une entité non concrète, et comme une entité dynamique qui se construit àtravers l’emploi du démonstratif et par l’occurrence même de cette forme.

Pour la période la plus ancienne de l’ancien français (9e –13e s.), que nousvenons d’examiner, nous ferons l’hypothèse que CIST, en même temps qu’il‘montre’, qualifie le référent comme appartenant à la sphère du locuteur, et définitce faisant la sphère elle-même comme comportant cet élément. CIL indique,complémentairement, que le référent est externe à la ‘sphère du locuteur’, ou plusexactement qu’il est posé grâce à cette forme comme externe à sa sphère.

Cette conception rend compte entre autres des emplois où l’interprétation‘spatiale’ est nette, puisque certains des référents admis dans sa sphère par le locu-teur peuvent parfaitement être proches de lui. Pour la même raison, elle rend comptedes emplois discursifs et énonciatifs, dès lors en particulier que le locuteur évoquedes éléments de sa sphère privée. Et surtout, elle rend compte non seulement desemplois que seule la supposée valeur de ‘forme non marquée’ de CIL pouvait expli-quer, mais aussi de ceux (cf. 4. et 5.) dont cette valeur ne pouvait rendre compte.

7.2. Évolution sémantique

Ce système de traits opposés tient aussi longtemps que le locuteur est le seulpivot déictique possible.

33. Cf. Laury 1997 : 55 : « Ce qui appartient ou non à la sphère des interlocuteurs n’est pas définipar des facteurs perceptuels, tels que par exemple ce qui s’offre à la perception du locuteur ou deson allocutaire ; mais les sphères, de même que les rôles, du locuteur et de l’allocutaire eux-mêmes sont définis par des facteurs sociaux et interactifs ; ils ne sont pas seulement exprimés,mais se trouvent constitués par l’usage même des démonstratifs » (je traduis). Laury souligne quenon seulement en finnois, mais dans nombre de langues du monde, cette distinction ‘nonconcrète’ se révèle plus pertinente que la simple opposition spatiale. Voir également Forbes(1990) sur les trois démonstratifs de l’anglais écossais.

83L ANGU E FRANÇA I S E 1 4 1

La sémantique des démonstratifs en ancien français : une neutralisation en progrès ?

Mais on assiste entre 1000 et 1100 à un changement important. CIST commence àêtre employé comme ‘déictique textuel’, pour référer à un fragment de texte qui vientjuste d’être lu ou prononcé. On a évoqué un cas de ce type en (19) dans la Vie de saintAlexis (v. 123). Sans doute est-ce ainsi également, comme le propose P. Wunderli(1993 : 172), qu’il faut interpréter un emploi de CIST dans la Passion de Clermont, anté-rieure de quelques décennies, et composée dans une région bien plus méridionale :

(25) Nos cestes pugnes non avem, / Contra nos eps pugnar devem.(Passion de Clermont, éd. D’A.S. Avalle v. 501-2 : ‘Nous ces combats nous n’avonspas à les mener : c’est contre nous-mêmes que nous devons nous battre’)

Cestes pugnes est à interpréter tout à la fois comme un ‘déictique textuel’, et pugnes(‘combats’) est une sorte d’anaphore résomptive : l’auteur renvoie par ces deux motsau récit immédiatement précédent des supplices infligés aux martyrs par Satan. Eneffet, au v. 501, commence la péroraison (v. 501-516) : l’auteur s’adresse à ses auditeurscontemporains, en discours direct donc, les exhorte à agir et à prier pour leur salut.

Dans un tel emploi, le pôle déictique n’est plus le locuteur, c’est l’occurrencemême du démonstratif, ou plutôt le groupe formé par le démonstratif et le motlexical servant d’anaphore résomptive ; et le référent est un fragment du texteimmédiatement précédent.

Dès lors le pôle n’est plus fixe : ce n’est plus uniquement le locuteur, ce peutêtre le texte lui-même (cf. Perret 1988 : 105-124).

Par ailleurs, on a vu que les quatre emplois inattendus que nous avons étudiésdisparaissent ou changent de valeur vers le début du 13e s. : en effet, dès lors queCE apparaît, il va remplacer CIST dans ces constructions. Mais ce n’est pas comme‘forme non marquée’ que CE peut ‘remplacer’ CIST : c’est en tant que formeneutralisée du point de vue du trait sémantique qui oppose CIST à CIL qu’il le fait.

Perte de l’unicité du pôle référentiel d’une part, effacement dans CE de la quali-fication désignant le référent (anciennement marqué par CIST) comme appartenantà une sphère précise ou lui étant extérieur : ne pourrait-on mettre en rapport decausalité ces deux phénomènes ? Dès lors qu’il n’y a plus un pôle déictique unique,il peut s’être produit un brouillage du repère : il se serait créé dans la suite uneforme qui ne soit plus porteuse de ce trait devenu potentiellement ambigu – c’esteffectivement ce qui semble s’être passé avec la création du paradigme CE 34.

On peut considérer ces changements dans le sémantisme des démonstratifscomme étant à l’origine de toute la transformation du système, qui va dès lorsdévelopper des formes ne portant plus le trait ± ‘sphère du locuteur’, des formes‘neutralisées’ du point de vue de la subjectivité du locuteur.

Mais cela ne signifie pas que la ‘cause’ méta-grammaticale que nous évoquionsen 2. n’en est pas une : dans le changement linguistique, une seule cause suffit-ellejamais ? Il reste à re-situer la simplification sémantique et morphologique du systèmedes démonstratifs du français par rapport à la plus grande complexité formelle et ausémantisme plus riche qu’offrent les autres langues romanes – qui dans leur diversitésont toutes cependant restées plus proches des distinctions du latin.

34. Cette ‘neutralisation’ a sans doute commencé par la forme cez, que nous étudierons ailleurs (àparaître).

84

Le français parmi les langues romanes

Bibliographie

BURIDANT Claude (2000) Grammaire nouvelle de l’ancien français. Paris : SEDES.DE CARVALHO Paulo (1991) « ‘Deixis objective’ vs deixis subjective. Sur les substantifs démonstratifs du

latin ». BSLP 86, p. 211-244.DEES Antonij (1971) Étude sur l’évolution des démonstratifs en ancien et moyen français. Groningen : Wolters-

Nordhoff.DIESSEL Holger (1999) Demonstratives. Form, function, and grammaticalization. Amsterdam-Philadelphia : John

Benjamins Publishing Company.FORBES Isabel (1990) « This, That et Yon en écossais moderne ». In Morel M.-A. & Danon-Boileau L., La deixis.

Paris : PUF, p. 83-88.FOULET Lucien (1965/1930) Petite syntaxe de l’ancien français. Paris : Champion.GAUDINO-FALLEGGER Livia (1992) I demostrativi nell’italiano parlato. Wilhelmsfeld : Egert.GUIRAUD Pierre (1967) « L’assiette du nom dans La Chanson de Roland ». Romania 88, p. 59-83.HANKS William (1992) « The indexical ground of deictic reference ». In Duranti Al. & Goodwin Ch. (eds),

Rethinking Context: Language as an interactive phenomenon. Cambridge : CUP.HASENOHR Geneviève, Guy RAYNAUD DE LAGE (1993) Introduction à l’ancien français. Paris : SEDES.HIMMELMANN Nikolaus P. (1996) « Demonstratives in Narrative Discourse: A Taxonomy of Universal Uses ».

In Fox Barbara (ed.) Studies in Anaphora. Amsterdam-Philadelphia : John Benjamins Publishing Company,205-254.

HIMMELMANN Nikolaus P. (1997) Deiktikon, Artikel, Nominalphrase. Zur Emergenz syntaktischer Struktur.Tübingen : Max Niemeyer Verlag.

KLEIBER Georges (1985) « Sur la spécialisation grammaticale des démonstratifs en français ancien ». InMélanges H. Naïs : De la plume d’oie à l’ordinateur. Nancy : PUN, p. 99-113.

KLEIBER Georges (1987) « L’opposition CIST/CIL en ancien français, ou comment analyser les démonstratifs ? »Revue de Linguistique Romane 201-202, p. 5-35.

LAURY Ritva (1997) Demonstratives in interaction. The emergence of a definite article in Finnish. Amsterdam-Philadelphia : John Benjamins Publishing Company.

MARCHELLO-NIZIA Christiane (1995) L’évolution du français : ordre des mots, démonstratifs, accent tonique. Paris :Armand Colin.

MARCHELLO-NIZIA Christiane (1999) « Language evolution and semantic representations: from ‘subjective’ to‘objective’ in French ». In C. Fuchs et S. Robert (eds) Linguistic diversity and cognitive representations.Amsterdam-New-York : John Benjamins Publishing Company, p. 53-69.

MARCHELLO-NIZIA Christiane (2001) « Grammaticalisation et évolution des systèmes grammaticaux ». Languefrançaise 130, Walter De Mulder et Anne Vanderheyden (éd.) : La linguistique diachronique :grammaticalisation et sémantique du prototype, p. 33-41.

MARCHELLO-NIZIA Christiane (2003 à paraître in Mélanges Venckeleer) « Se voz de ceste ne voz poéz oster, Jevoz ferai celle teste coper. (Ami et Amile 753) : la sphère du locuteur et la déixis en Ancien français ».

MOIGNET Gérard (1973) Grammaire de l’ancien français. Paris : Klincksieck.MOREL Marie-Annick & DANON-BOILEAU Laurent (éd.) (1992) La deixis. Paris : PUF.PERRET Michèle (1988) Le signe et la mention. Adverbes embrayeurs ci, ça, la, iluec en moyen français (XIVe-

XVe siècles). Genève : Droz.PRICE Glanville (1968) « Quel est le rôle de l’opposition CIST-CIL en ancien français ? » Romania 89, p. 240-

253.SKÅRUP Povl (1993) « La morphologie des démonstratifs en ancien français ». Estudios Franceses 8-9, p. 41-54.SOUTET Olivier (1997) « Épistémologie et linguistique diachronique : l’exemple des démonstratifs dans

l’histoire du français ». In Mélanges R. Martin : Les formes du sens. Bruxelles : Duculot, p. 367-376.TOGEBY Knud (1974) Précis historique de grammaire française. Copenhague : Akademisk Forlag.WILMET Marc (1986) « Le démonstratif dit ‘absolu’ ou ‘de notoriété’ en ancien français ». Romania 100,

p. 1-20.WUNDERLI Peter (1991) « La deixis personnelle dans les langues romanes ». Vox romanica 49/50, 1990-1991,

p. 35-56.WUNDERLI Peter (1993) « Le rôle des démonstratifs dans la Vie de saint Léger, Deixis et anaphore dans les

plus anciens textes français ». In Maria Selig, Barbara Frank & Jörg Hartmann (éd.) Le passage à l’écrit dansles langues romanes. Tübingen : Gunter Narr Verlag, p. 157-179.

YVON Henri (1951) « CIL et CIST articles démonstratifs ». Romania 72, p. 145-181.