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La Revue juridique Thémis

Volume 39, numéro 3 (2005)

On peut se procurer le présent ouvrage à:

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Chroniques sectorielles

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Islam et droits fondamentaux

Les enjeux qui sous-tendent le relativisme culturel des droits humains, les cas de la Charte arabe des droits de l’Homme et de la Déclaration islamique universelle des droits de l’Homme

Osire GLACIERDoctorante à l’Université McGill et à l’Institut islamique

L’un des débats importants quianime actuellement le domaine desdroits humains est l’opposition entrele concept de l’universalité des droitset celui du relativisme culturel. Ainsiselon l’approche universaliste, tousles êtres humains ont les mêmesdroits1:

Chacun peut se prévaloir de tous lesdroits et de toutes les libertés procla-més dans la présente Déclaration, sansdistinction aucune, notamment de race,de couleur, de sexe, de langue, de reli-gion, d’opinion politique ou de touteautre opinion, d’origine nationale ousociale, de fortune, de naissance ou detoute autre situation.

Or, cette conception des droitsest parfois perçue comme de l’impé-rialisme culturel :

It is extremely important to be sensitiveto the dangers of cultural imperialism,whether it is a product of colonialism, atool of international economic exploita-tion and political subjugation, or simplya product of extreme ethnocentricity.Since we would not accept others im-posing their moral standards on us, weshould not impose our own moral stand-ards on them.2

En d’autres mots, comme chaquecivilisation a ses spécificités cultu-relles et/ou religieuses, il n’y auraitpas une mais plusieurs définitionsuniverselles des droits humains.Toutes choses égales par ailleurs,

1 Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations Unies, art. 2, al. 1, disponible surInternet à l’adresse suivante : [http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm] (ci-aprèscitée la «Déclaration universelle »).

2 Abdullahi Ahmed AN-NAÏM (dir.), Human Rights in Cross-Cultural Perspectives, A Quest forConsensus, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, p. 38 (1991).

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sur le plan des instruments inter-nationaux de protection des droitshumains, ce relativisme des droitshumains s’est traduit par l’appari-tion d’un ensemble de chartes et dedéclarations à caractère local. Pouren citer quelques-unes, mentionnonsla Convention européenne de sauve-garde des droits de l’Homme et deslibertés fondamentales, la Charteafricaine des droits de l’Homme etdes Peuples, la Charte arabe desdroits de l’Homme3 et la Déclarationislamique universelle des droits del’Homme4.

Précisons tout de suite que notrechamp d’analyse se limitera à laCharte arabe et à la Déclarationislamique qui, dans le monde arabo-musulman, sont les seules à béné-ficier d’une certaine reconnaissanceinternationale. De plus, la Charteet la Déclaration se complètent dansla mesure où l’une proteste en pre-mier lieu contre l’ordre politiquemondial, tandis que l’autre s’atta-que de surcroît aux aspects écono-miques de cet ordre.

Par la présente étude, nous sou-haitons, d’une part, soulever les en-jeux qui sous-tendent le relativismeculturel revendiqué par la Charteet par la Déclaration et, d’autre part,souligner les conséquences de cetterevendication culturelle pour lesdroits humains, dans le but de mon-trer que ce relativisme culturel estavant tout un produit historique.En effet, nous verrons comment larevendication culturelle qui animela Charte et la Déclaration s’inscritdans une revendication internatio-

nale beaucoup plus large : l’expé-rience relativement négative qu’aeue entre autres le peuple arabo-musulman de l’Occident. Pour re-prendre des termes très souventcités, il s’agit de colonialisme, d’im-périalisme, de mondialisation, d’occi-dentalisation croissante, voire dedestruction militaire. Dès lors, lesdroits de la personne paraissentpour certains citoyens arabo-musulmans comme une menacesupplémentaire à leurs valeurs cul-turelles et religieuses. Ce systèmedes droits humains paraît d’autantplus douteux que la scène interna-tionale semble reléguer le ressor-tissant arabo-musulman au statutde citoyen de deuxième classe. Or,si le recours au nationalisme arabeou encore à un Islam radical tente,au niveau international, de resti-tuer au citoyen arabo-musulmansa dignité humaine, au niveau natio-nal, tant la Charte arabe que laDéclaration islamique s’accompa-gnent de restrictions majeures ence qui concerne les droits humains.En effet, la Charte et la Déclarationadoptent comme source de droit laloi islamique. Or, cette loi, telle qu’elleest souvent définie par l’élite diri-geante, s’accompagne de violationsdes droits humains au moins à troisniveaux, soit quant aux droits hu-mains des femmes, au droit à laliberté religieuse et au traitementdégradant sous forme de châtimentscorporels dans le système pénalmusulman. Mais avant d’examinerces violations, nous nous proposonsdans un premier temps de faire une

3 Ci-après appelée la «Charte arabe » ou « la Charte ».4 Ci-après appelée la «Déclaration islamique » ou « la Déclaration ».

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brève présentation de la Charte arabeet de la Déclaration islamique.

I. Présentation de la Charte arabe et de la Déclaration islamique

Préalablement, il s’avère perti-nent de présenter le contexte socio-historique sous-jacent à l’apparitionde la Charte arabe et de la Déclara-tion islamique.

A. Le contexte socio-historique

1. La Ligue arabeUn mouvement de régionalisme

caractérise les années cinquantedans diverses parties du globe. Cefaisant, des États issus de la mêmeculture et partageant des intérêtscommuns ont fondé des organisa-tions régionales pour faire face auxnombreux défis contemporains. Cefut entre autres le cas pour les paysd’Amérique, les pays européens etles pays africains. Dans le contextearabe, les tentatives de fonder uneorganisation régionale ont abouti àla création de la Ligue arabe en19455. La fondation de la Ligue re-présentait largement la réponseofficielle aux demandes du publicpour une certaine unité ou solida-rité arabe, tel qu’exprimées lors dedivers congrès et conférences pan-arabes organisés par des syndicatsprofessionnels et des organisationspolitiques6. Mais à l’époque, il n’yavait pas de véritables discussionsconcernant les droits humains tels

qu’ils sont définis de nos jours. Enfait, les premiers engagements dela Ligue arabe dans le domaine desdroits humains concernaient prin-cipalement la libération et le droit àl’autodétermination des Arabes vi-vant sous l’occupation coloniale. Ilva sans dire que dès ses débuts, laLigue s’est particulièrement inté-ressée, et s’intéresse toujours, à laquestion palestinienne. Plus tard,l’intérêt accru accordé aux droitshumains, aussi bien au niveau na-tional qu’au niveau international,a encouragé la Ligue arabe à s’en-gager davantage dans ce domaine.Ainsi, suivant les recommandationsdes Nations Unies, la Ligue a créé,en 1967, un comité régional desdroits humains, ce qui a amené lafondation de la Commission arabepermanente des droits humains oùtous les pays arabes sont représen-tés, y compris l’Organisation de lalibération de la Palestine. Grâce auxefforts de cette Commission, la ré-gion a tenu sa première conférencesur les droits humains en 1968. Plustard, en 1994, à la veille des festivi-tés du 50e anniversaire de la créa-tion de la Ligue, l’adoption de laCharte arabe des droits de l’Hommepar le conseil de la Ligue des Étatsarabes, marque une étape impor-tante dans l’évolution de la positionde la Ligue vis-à-vis des droits de lapersonne.

5 Ibrahim AL-JAZY, « The Arab League and Human Rights Protection », dans Eugene COTRANet Adel Omar SHERIF (dir.), Democracy, the Rule of Law and Islam, La Haye, Kluwer LawInternational, 1999, p. 213.

6 Youssef CHOUEIRI, Arab Nationalism: a History, Nation and State in the Arab World, Malden,Blackwell Publishers, p. 107-111 (2000).

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2. Le Conseil islamique d’Europe

La Ligue des États arabes n’esttoutefois pas la seule organisationà exprimer la volonté du mondearabe d’harmoniser sa politiquedans tous les domaines. Il en est demême, par exemple, du Conseil isla-mique d’Europe. Ce Conseil, loca-lisé à Londres, est une organisationprivée affiliée à la Ligue du mondemusulman7. Cette dernière a été fon-dée en 1962 en Arabie Saoudite8. Ils’agit d’une organisation non gou-vernementale dont le but est de pro-mouvoir l’unité musulmane. Notonsici que cette organisation repré-sente les opinions, et donc les inté-rêts, des Musulmans conservateurs.Ceci dit, ses efforts de promotion semanifestent à la fois par des tenta-tives d’élaboration d’un consensusentre Musulmans concernant lagestion de leurs affaires internes,mais aussi par des tentatives d’éli-mination des images négatives del’Islam et des Musulmans dans lacommunauté mondiale.

Il va sans dire que, dans le do-maine des droits humains, les juris-tes musulmans ont senti de fortespressions provenant de la scènemondiale contemporaine pour for-muler une position islamique con-cernant les droits humains, surtoutau commencement du XVe siècle del’ère musulmane9. Cette formula-tion a donné la Déclaration islami-que universelle. Comme le précisele secrétaire général du Conseil

islamique d’Europe, cette Déclara-tion a été élaborée par de grandsjuristes et théologiens représentantdivers mouvements islamiques,travaillant toutefois tous dans lecadre d’une organisation privée.Autrement dit, cette Déclarationn’est pas un document intergou-vernemental ; elle bénéficie tout demême d’un statut international,notamment grâce à la reconnais-sance de l’UNESCO où elle a étésolennellement présentée en 1981.

Ainsi, la Ligue arabe a été fondéedans le contexte colonial des an-nées ‘40, tandis que le Conseil isla-mique d’Europe a été créé dans uncontexte post-colonial. Avant d’étu-dier les conséquences de ces con-textes sur la formulation de la Chartearabe et celle de la Déclaration isla-mique, il s’avère pertinent, d’unepart, de présenter les articles de laCharte et ceux de la Déclaration et,d’autre part, de souligner la problé-matique de lecture que soulèventces articles.

B. La présentation et la lecture des articles

1. La Charte arabeLa Charte arabe est composée de

43 articles, organisés en quatre par-ties. La première partie traite dudroit à l’autodétermination des peu-ples, affirmant par là la condam-nation de l’occupation et de ladomination étrangère et, par exten-sion, du racisme et du sionisme. La

7 Eva BREMS, Human Rights: Universality & Diversity, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers,Kluwer Law International, 2001, p. 242.

8 [www.saudinf.com].9 C.G. WEERAMANTRY, « Islam & Human Rights », dans Mahmood TAHIR (dir.), Human

Rights in Islamic Law, New Delhi, Genuine Publications, 1993, p. 23.

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deuxième partie (art. 2 à 39) traitequant à elle des droits fondamen-taux des individus, entre autres ledroit à la vie, à la liberté, à la sécurité,à un procès équitable, au respect dela vie privée, à la personnalité juri-dique, à la participation politique àla vie de son pays, à la liberté de réu-nion et d’association, à la libertéd’opinion et de conscience, à l’édu-cation et au travail et le droit deprendre part à la vie culturelle deson pays. Quant à la troisième par-tie (art. 40 et 41), elle organise lacréation du Comité d’experts desdroits de la personne. Enfin, la qua-trième partie (art. 42 et 43) régle-mente les conditions de la ratificationde la Charte.

Soulignons ici que nous parta-geons, avec Maurice Borrmanns,l’idée selon laquelle la Charte arabeprésente de nombreuses valeurscommunes avec la Déclaration uni-verselle des Nations Unies. En effet,il souligne à juste titre que le prin-cipe fondamental de « liberté, égalitéet fraternité » énoncé par l’articlepremier de la Déclaration univer-selle se retrouve à plusieurs repri-ses dans la Charte arabe, commepar exemple, à l’article 2 :

Chaque État partie à la présente Chartes’engage à respecter et à garantir àtous les individus se trouvant sur sonterritoire et relevant de sa juridictiontous les droits et toutes les libertésproclamés dans la présente Charte,sans distinction aucune fondée sur larace, la couleur, le sexe, la langue, la

religion, l’opinion politique, l’origine na-tionale ou sociale, la fortune, la nais-sance ou toute autre situation, et sansaucune discrimination entre les hom-mes et les femmes.10

Ajoutons pour notre part qu’étantdonné le lien historique entre laLigue arabe et les Nations Unies,ces convergences de principe entrela Charte arabe et la Déclarationuniverselle ne sont pas étonnantesen soi. D’ailleurs, le septième para-graphe du préambule de la Charteaffirme « [son] attachement auxprincipes énoncés dans la Chartede l’Organisation des Nations Unies,dans la Déclaration universelle desdroits de l’Homme […] ».

Toutefois, si les États membresde la Ligue arabe affirment leurattachement aux divers instrumentsinternationaux de protection desdroits humains, ils affirment égale-ment leur attachement à la Décla-ration du Caire comme le précise lafin du paragraphe cité ci-dessus :« leur attachement aux principesénoncés dans […] la Déclaration duCaire sur les droits de l’Homme enIslam». Or, une telle affirmationpose un sérieux problème de com-patibilité de conceptions des droitshumains, comme le fait d’ailleursremarquer Al-Midani dans la con-clusion de son article : «Mais le faitd’associer ces textes […] pose laquestion de la compatibilité ou nonde leurs normes protégeant lesdroits humains »11. Ce faisant, cette

10 Maurice BORRMANNS, Islam et droits de l’Homme : les Déclarations, conférence donnée àl’Université catholique de Milan lors du séminaire organisé par le département de Sciencespolitiques sur les droits de l’Homme, les 3 et 4 décembre 1998 [www.acat.asso.fr/courrier/docs/islam_221.htm].

11 Mohammed Amin AL-MIDANI, La Charte arabe des droits de l’Homme, Jura Gentium, Cen-tre for Philosophy of International Law and Global Politics, [http://dex1.tsd.unifi.it/juragentium/it/surveys/islam].

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Charte soulève un problème majeurde lecture. Pour illustrer nos pro-pos, nous prendrons trois exemples :les difficultés de lecture suscitéespar les droits humains des fem-mes, le droit à la liberté religieuseet, enfin, le système des châtimentscorporels.

Les articles de la Charte arabeprésentent en premier lieu une per-ception contradictoire des droitshumains des femmes. Ainsi, l’arti-cle 2 rejoint les aspirations d’éga-lité entre les genres recommandéespar les Nations Unies, voire les dis-positions de la CEDAW12 :

2. Chaque État partie à la présenteCharte s’engage à respecter et à ga-rantir à tous les individus se trouvantsur son territoire et relevant de sa juri-diction tous les droits et toutes leslibertés proclamés dans la présenteCharte, sans distinction aucune fon-dée sur […] le sexe […] et sans aucunediscrimination entre les hommes et lesfemmes. En d’autres mots, cette disposi-

tion garantit aux femmes arabo-musulmanes une égalité de droitset une protection contre toutes dis-criminations basées sur le sexe.Mais paradoxalement, l’article 12,qui postule que « [l]a peine de mortne peut être exécutée contre […]une mère allaitante jusqu’à l’expi-ration d’un délai de deux ans aprèsla naissance de l’enfant », nous ren-voie de façon très subtile à une con-ception traditionnelle des devoirsdes femmes, et donc à une concep-tion rétrograde de leurs droits. En

effet, cet article renvoie au versetcoranique 2:23313 qui dispose que« les mères […] allaiteront leurs bé-bés deux ans complets [...] ». Or,l’interprétation juridique dominanted’un tel verset se traduit par l’obli-gation légale de la mère d’allaiterses enfants dans la mesure du pos-sible14. Autrement dit, nous som-mes en présence d’une conceptiontraditionnelle des devoirs des fem-mes, et donc de leurs droits. Etnous le sommes d’autant plus quela Charte arabe témoigne son atta-chement à la Déclaration du Cairequi précise à cet égard :

6. a) La femme est l’égale de l’hommeau plan de la dignité humaine. Elle aautant de droits que de devoirs. […]b) La charge d’entretenir la famille etla responsabilité de veiller sur elle in-combent au mari.Or, cette formulation « avoir au-

tant de droits que de devoirs », signi-fie tout bonnement que les femmesarabo-musulmanes bénéficient d’uneégalité de principe, mais elles sontprivées de l’égalité des droits.

De façon similaire, le droit à laliberté religieuse présente les mêmesdifficultés de lecture. Ainsi, l’article27 de la Charte postule que « [t]outepersonne, quelle que soit sa reli-gion, a le droit de pratiquer sa foi.Elle a aussi le droit de manifestersa conviction par le culte, les prati-ques et l’enseignement sans porteratteinte aux droits d’autrui […] ». Cetarticle semble évoquer l’article 18de la Déclaration universelle :

12 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égarddes femmes (ci-après appelée la «Convention à l’égard des femmes »).

13 Le Saint Coran, Médine, Les Presses du complexe du Roi Fahd, 1980, p. 37.14 Comme l’exige par exemple l’article 54, al. 4 du nouveau Code de la Famille au Maroc.

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18. Toute personne a droit à la libertéde pensée, de conscience et de religion ;ce droit implique la liberté de changerde religion ou de conviction ainsi quela liberté de manifester sa religion ousa conviction seule ou en commun, tanten public qu’en privé, par l’enseigne-ment, les pratiques, le culte et l’accom-plissement des rites.15

Mais si une telle similitude peutlaisser croire que le droit à la libertéreligieuse est inconditionnel selonla Charte arabe ; en réalité, il en estautrement puisque le même articleajoute des restrictions à ce droit :« […] L’exercice de la liberté de pen-sée, de conscience et d’opinion nepeut faire l’objet que des seules res-trictions prévues par la loi ». Maisde quelle loi s’agit-il ? À en croire lepréambule qui postule : « Poursui-vant l’accomplissement des princi-pes immuables établis par le droitmusulman […] », il s’agit de la loiislamique. De plus, l’article 22 de laDéclaration du Caire, que la Chartearabe respecte, nous apprend que« [t]out homme a le droit d’exprimerlibrement son opinion pourvu qu’ellene soit pas en contradiction avecles principes de la charia [la loi isla-mique] ». Il nous semble pertinentde souligner ici que la loi islamiquetelle qu’elle a été produite par l’élitedirigeante impose de sérieuses res-trictions à l’exercice de la libertéreligieuse :

Sur le plan de la protection de la so-ciété islamique et de la religion contretoute insolence, l’exercice de la libertéd’expression ne doit nullement porteratteinte ni à l’Islam ni aux Musulmans.Une peine déterminée par la charia ou

par le juge doit être infligée à ceux quiabusent de cette liberté accordée uni-quement pour faire le bien et éviter lemal sur le plan individuel et collectif.16

Autrement dit, à l’instar des droitshumains des femmes, le droit à laliberté religieuse selon la Chartearabe se situe entre deux pôles con-tradictoires : l’un, universaliste, quisuppose que ce droit est inviolable,et l’autre, religieux, qui impose denombreuses restrictions à ce droit.

Mais s’il est aisé de relever lescontradictions de lecture que pré-sente la Charte arabe concernantles droits humains des femmes etla liberté religieuse, il en est toutautrement pour le sujet controversédu système des châtiments corpo-rels sous l’Islam, telles l’ampu-tation des mains pour vol et laflagellation pour adultère. En effet,l’article 13 de la Charte prévoit :« Les États parties protègent toutepersonne résidant sur leur terri-toire contre toute forme de torturementale ou physique ou mentale,ou traitement cruel, inhumain – oudégradant ». Or, s’il est clair que cetarticle condamne toute forme detorture et de traitement cruel, inhu-main ou dégradant, il n’est toute-fois pas clair si la définition dutraitement cruel, inhumain et dégra-dant inclut, par exemple, l’amputa-tion des mains pour vol ou encorela flagellation en cas d’adultère. Ilest d’autant plus légitime de souli-gner cette ambiguïté que nous avonsvu précédemment que la Chartearabe oscille entre une approche

15 Précitée, note 1.16 Suliman Ibn Abdal Rahman AL HUKAIL, Les droits de l’Homme en Islam et la réfutation des

préjugés soulevés contre l’Islam, Ryad, Dar Ashbilia, 1999, p. 65.

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universaliste des droits et une ap-proche religieuse.

2. La Déclaration islamiqueLa Déclaration islamique est com-

posée de 23 articles qui ont tous untitre énonçant le droit dont il estquestion. Ainsi, par exemple, l’arti-cle 1 qui s’intitule «Droit à la vie »traite de ce droit. Pour rendre comptede l’esprit de la Déclaration, citonsquelques-uns de ces droits. En plusdu droit à la vie, nous retrouvonsentre autres le droit à la liberté, ledroit à l’égalité et la prohibition detoute discrimination, le droit à lajustice, le droit à un procès équita-ble, le droit à la protection contre latorture, le droit des minorités, ledroit à la liberté des croyances, depensée et de parole, le droit à laliberté religieuse, le droit de libreassociation, le droit de fonder unefamille et le droit à l’éducation.

Si le titre de ces droits semblerejoindre les droits énoncés dans laDéclaration universelle, le contenude ces droits présente de sérieusesdivergences avec les principes desdroits humains tels qu’ils sont défi-nis par les Nations Unies.

Soulignons en premier lieu que laDéclaration islamique se qualified’« islamique ». Autrement dit, ellefait référence non pas à un systèmelaïc des droits, mais plutôt à un sys-tème religieux. D’ailleurs, la pre-mière note explicative mentionneque : « [l]e terme “loi” signifie la cha-ria ». Or, nous remarquons que lamajorité écrasante des articles ren-voie aux prescriptions de la loi isla-mique par des formulations tellesque « contraire à la loi » ou « confor-

mément à la loi », comme on peut leconstater entre autres à l’article 2,al. a) : « L’homme est né libre. Au-cune restriction ne doit être appor-tée à son droit à la liberté, saufsous l’autorité et dans l’applicationnormale de la Loi ». En d’autres mots,la Déclaration islamique lie explici-tement ses dispositions à des consi-dérations canoniques et religieuses.Et ce lien est d’autant plus fort quela deuxième note explicative sou-tient que « [c]hacun des droits del’homme énoncés dans la présenteDéclaration comporte les obliga-tions correspondantes ». Or, unetelle affirmation nous renvoie à uneconception religieuse des droitshumains où le mot «droit » («haqq »),lie étroitement le concept de «Véritésuprême » au devoir de « refléter »par tous les actes humains cette«Vérité révélée » :

Le terme haqq (droit) désigne la vérité,en tant qu’elle s’oppose à l’erreur etau faux (batil), mais aussi à la simpleopinion (dann). Quand au verbe dontdérive le substantif, il connote l’idéede devoir, d’obligation, voire de néces-sité, et par suite tout processus sus-ceptible de s’exprimer par un énoncéqui lui est correspondant et par suitevrai. Mais si une forme de ce mêmeverbe signifie disputer, au sens où il ya dispute quand au moins deux per-sonnes prétendent à la vérité, le termehaqq désigne l’un des noms de Dieuou l’un de ses attributs, autrement ditla Vérité par excellence, ou l’auteur dela Vérité suprême et révélée […] L’usagecoranique de la notion de droit, dansce qu’elle a de plus proche de notreconception des droits de l’homme, lieplus profondément, dans le mot haqqla notion de droit à celle de devoir.17

17 M.A. SINACEUR, «Déclaration islamique universelle des droits de l’Homme», dans AlainFENET (dir.), Droits de l’homme, droits des peuples, Paris, PUF, 1982, p. 222.

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Avec une conception des «droits »qui lie profondément droit, vérité etdevoir, il n’est pas étonnant par ail-leurs de constater que la Déclara-tion islamique inclut comme droitshumains la quête de la vérité (inter-prétons «Vérité révélée »), et le devoirde prescrire « le bien » et d’empê-cher « le mal », c’est-à-dire le devoirde promulguer « cette Vérité » commeon peut le constater aux articlessuivants :

Art. 12 b) La recherche de la connais-sance et la quête de la vérité sont nonseulement un droit mais un devoirpour tout Musulman.Art. 14 a) Toute personne a le droit[…] de créer des institutions et orga-nismes destinés à prescrire ce qui estbien (ma’ruf) et à empêcher ce qui estmal (munkar).Or, une telle conception des droits

humains relève de deux structuresfondamentales de la foi musulmane,soit la supériorité de « ilm au juhl »,de la «Vérité révélée » à l’ignorance,c’est-à-dire tout ce qui s’écarte decette vérité et, d’autre part, la supé-riorité acquise par al-jihad, la luttepour la foi islamique. Citons à cesujet Gilbert Grandguillaume :

L’opposition ilm-juhl, en son sens radi-cal, la notion de savoir ou science con-cerne essentiellement la connaissancede la vraie religion, de la voie unique ins-pirée par Allah à son prophète Moham-med. C’est en ce sens qu’elle est souventcitée dans le Coran, c’est dans ce textequ’elle a reçu une valeur sacrale. Sonantithèse est la notion d’ignorance quiest essentiellement l’ignorance de lavraie foi, telle qu’elle apparaît dans laqualification de Jahiliya, appliquée àla période qui précède l’Islam […] Le

terme de Jihad désigne le fait de lutterpour la foi […] Mais c’est surtout lalutte positive qui est visée et attestée àtravers cette notion tout au long del’histoire.18

Compte tenu des raisons men-tionnées ci-dessus, la Déclarationislamique nous offre une conceptionreligieuse, et donc une toute autrelecture de ses dispositions. Pourillustrer nos propos, nous repren-drons les mêmes exemples quepour la Charte arabe, soit les droitshumains des femmes, le droit à laliberté religieuse et le système deschâtiments corporels sous l’Islam.

En premier lieu, l’article 19, al. h)dispose : «Au sein de la famille, leshommes et les femmes doivent separtager leurs obligations et leursresponsabilités selon leur sexe […] »Ce faisant, si l’article 5, al. a) de laCEDAW stipule :

Les États parties prennent toutes lesmesures appropriées pour :a) Modifier les schémas et modèles decomportement socioculturel de l’hommeet de la femme en vue de parvenir àl’élimination des préjugés et des pra-tiques coutumières, ou de tout autretype, qui sont fondés sur l’idée de l’in-fériorité ou de la supériorité de l’un oul’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé deshommes et des femmes,la Déclaration islamique quant à

elle affirme que les femmes et leshommes ont des responsabilitésdistinctes, et donc des droits dis-tincts, sans que cette distinctiondes droits soit une discrimination.De façon similaire, l’article 12, al. a)témoigne de la conception islami-que du droit à la liberté religieusepuisqu’il énonce : « Toute personne

18 Gilbert GRANDGUILLAUME, « Islam et politique au Maghreb », dans Olivier CARRÉ (dir.),L’islam et l’État dans le monde d’aujourd’hui, Paris, PUF, 1982, p. 47-50.

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a le droit d’exprimer ses pensées etses convictions dans la mesure oùelle reste dans les limites prescritespar la Loi […] » sans que ces limitessoient considérées comme un man-quement à la liberté religieuse. En-fin, en ce qui concerne les châtimentscorporels dans le système pénalmusulman, l’article 1, al. a) nousapprend que « [l]a vie humaine estsacrée et inviolable et tous les effortsdoivent être accomplis pour la pro-téger. En particulier, personne nedoit être exposé à des blessures nià la mort, sauf sous l’autorité de laLoi […] ». Autrement dit, selon laDéclaration islamique, les blessu-res qui sont infligées, par exemple,dans le cadre de son système pénalne seraient pas une forme de trai-tement cruel, inhumain et dégra-dant.

Par conséquent, si la Charte arabeoscille entre la conception univer-saliste et la conception relativistedes droits humains, la Déclarationislamique quant à elle présente uneconception religieuse des droitshumains. À ce stade, il s’avère per-tinent de nous interroger sur lescourants qui animent à la fois cetteoscillation vers une conception rela-tiviste des droits humains et cetterésistance religieuse à la concep-tion universaliste de ces droits. C’estce que nous nous proposons d’étu-dier maintenant.

II. Les enjeux sous-jacents à la formulation de la Charte arabe et de la Déclaration islamique

A. La Charte arabePour mieux comprendre les enjeux

qui sous-tendent la Charte arabe,nous proposons préalablement dejeter un bref coup d’œil à la Con-vention [européenne] de sauvegardedes droits de l’Homme et des liber-tés fondamentales19. Mentionnonsd’abord que cette Convention a étéproduite par le Conseil de l’Europeen 1950, c’est-à-dire par des puis-sances coloniales à une époque oùcertaines d’entre elles exerçaientencore leur domination sur de nom-breux pays arabes et nord-africains.Nous déduisons entre autres del’article 7, al. 2 de cette Conventionque les pays membres du Conseilde l’Europe se considèrent commedes nations civilisées : « d’après lesprincipes généraux de droit recon-nus par les nations civilisées ». Or,parler de nations civilisées sous-entend l’existence de peuples sau-vages, ou mieux, de nations noncivilisées. Ainsi, comme le fait remar-quer Alain Finkielkraut20 en parlantdu rapport que l’Occident entretientavec les populations non européen-nes, «un “arbitraire culturel” s’arrogele monopole de la légitimité, déva-lorise les modes de pensée, lessavoir-faire et les arts de vivre quine sont pas les siens, et les rejettedans les ténèbres de la sauvagerieou de l’ignorance ». Et c’est pour

19 Ci-après appelée la «Convention européenne ».20 Alain FINKIELKRAUT, La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987, p. 79.

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faire face à cet ethnocentrisme, et àtoute la dévalorisation culturellequ’il engendre, que la Charte arabeglorifie la civilisation arabe et sonhéritage musulman, comme on peutle constater d’ores et déjà au pre-mier paragraphe de son préambule :«Proclamant la foi de la nationarabe dans la dignité de l’Homme,du jour où Dieu a privilégié cettenation en faisant du monde arabele berceau des religions révélées etle foyer des civilisations […] ».

Il s’avère intéressant de noter icique l’arabisme n’est pas dissocia-ble de l’Islam:

On est tenté, souvent de présenter lavie politique arabe, au Moyen-Orient,comme inspirée des années cinquantepar le nationalisme arabe, puis à par-tir de 1967, par l’islamisme […] Aussiest-il commode certes, mais difficile enréalité, de discerner entre l’arabismeet l’islamisme dans la succession desdécennies depuis l’après-guerre. L’Islamest présent ; et bien présent dans lespays arabes et dans leurs codes.21

Mais si l’Islam est bien présentdans la Charte arabe, comme on l’avu précédemment, le nationalismearabe l’est également comme peuten témoigner la formulation «Dieua privilégié cette Nation […] » men-tionnée dans son préambule. Cer-tes, un certain degré de nationalismepeut avoir des effets bénéfiques pourles individus, les nations et la com-munauté internationale, ne serait-ceque parce qu’à l’instar de l’affirma-tion de soi, une affirmation cultu-relle saine apporte à l’humanité

toute la diversité des modes de pen-sées et des modes de vie qui peu-vent exister à l’échelle planétaire :

National pride is comparable, from apsychological standpoint, to the goodnarcissistic image that the child getsfrom its mother and proceeds, throughthe intersecting play of identificationdemands emanating from both par-ents, to elaborate into an ego ideal.22 Toutefois, à l’instar d’un ego blessé,

un nationalisme exacerbé ou unesurvalorisation culturelle et/ou reli-gieuse peuvent être symptomati-ques d’une fierté nationale blessée,voire agressée par les forces con-temporaines internationales. Etdans le cas du nationalisme arabe,de nombreuses dispositions de laCharte arabe nous renseignent am-plement sur la nature des blessu-res et agressions extérieures qu’il aessuyées. À ce propos, citons seu-lement l’article 1 de cette Charte :« a) Tous les peuples ont le droit dedisposer d’eux-mêmes […] b) Leracisme, le sionisme, l’occupationet la domination étrangère sont unoutrage à la dignité humaine […] ».Autrement dit, derrière le nationa-lisme arabe se cache la protesta-tion d’un ordre mondial avilissant,puisqu’il prive, ou a privé, certainspeuples de leur droit à l’autodéter-mination, et les nationaux de cer-tains pays, de leur dignité humaine.

En effet, tout en se plaçant ausommet des civilisations, l’ethno-centrisme occidental établit unehiérarchie entre les nations et,parallèlement, une hiérarchie entre

21 Olivier CARRÉ et Michel SEURAT, « L’Utopie islamiste au Moyen-Orient arabe », dansO. CARRÉ (dir.), op. cit., note 18, p. 13 et 14.

22 Julia KRISTEVA, Nations without Nationalism, traduit par Leon S. ROUDIEZ, New York,Columbia University Press, p. 52 (1993).

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tous les citoyens à l’échelle plané-taire. Ce faisant, si, selon la Con-vention européenne, par exemple,il y a des nations civilisées et desnations non civilisées, il y a les ci-toyens des nations civilisées, d’unepart, et les citoyens des nationsnon civilisées, d’autre part, c’est-à-dire « les autres », comme on leverra dans l’exemple ci-dessous. Or,réduire un ensemble de citoyens à« l’Autre » n’est en fait qu’une formede déshumanisation. Et ceci estd’autant plus grave qu’ainsi déshu-manisés, ces citoyens voient leurdignité humaine plus aisément ba-fouée : «Whether operating as initialjustification or as subsequent ratio-nalization, the tendancy to dehuma-nize “different” societies and personsunderlies much of the exploitationand oppression of one society byanother [...] »23. Ainsi, par exemple,si l’un des buts déclarés de la Con-vention européenne est, comme lementionne le préambule, « [d’]assu-rer la reconnaissance et l’applica-tion universelles et effectives desdroits qui y sont énoncés », cettereconnaissance et cette applicationuniverselles des droits ne s’éten-dent pas à tous les citoyens, maisseulement à certains d’entre eux.Pour étayer nos idées, nous em-pruntons un exemple à Aldeeb Abu-Sahlieh qui cite l’article 56 de laConvention européenne :

1. Tout État peut, au moment de laratification ou à tout autre moment parla suite, déclarer, par notification adres-sée au Secrétaire Général du Conseil

de l’Europe, que la présente Conven-tion s’appliquera, sous réserve du para-graphe 4 du présent article, à tous lesterritoires ou à l’un quelconque desterritoires dont il assure les relationsinternationales.3. Dans lesdits territoires les disposi-tions de la présente Convention serontappliquées en tenant compte des né-cessités locales.24

Autrement dit, les États membresdu Conseil de l’Europe sont autori-sés à ne pas étendre l’applicationde la Convention dans les territoi-res qui sont extérieurs à la métro-pole. Nous concluons donc, commeAbu-Sahlieh, que ces États peuventconsidérer les nationaux de cer-tains pays comme des citoyens dedeuxième classe : « […] these Statescan classify certain human beingsas second class, depriving them ofthe protection of their human rights ».

Derechef, pour protester contrel’existence tacite de citoyens dedeuxième classe à l’échelle plané-taire, la Ligue arabe propose unevalorisation de l’identité arabecomme on peut le déduire notam-ment de l’article 35 de la Chartearabe qui affirme que « [t]out citoyena le droit de vivre dans un milieuintellectuel et culturel qui glorifieles idéaux de la nation arabe et lerespect des droits de l’Homme […] ».Interprétons que les citoyens ara-bes ont le droit de vivre leur iden-tité culturelle sans avoir à subir leshumiliations dues à une quelconquedomination étrangère, une dévalorisa-tion culturelle ou une marginalisation

23 A.A. AN-NAÏM (dir.), op. cit., note 2, p. 24. 24 ABU-SAHLIEH, «Muslims and Human Rights: Challenges and Perspectives », dans Wolf-

gang SCHMALE (dir.), Human Rights and Cultural Diversity, Goldbach, Keip Publishing,1993, p. 240.

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dans la communauté internationale.Par conséquent, l’adoption par laLigue arabe de sa propre Charte desdroits humains exprime avant toutune protestation envers l’ordre mon-dial. Mais si la Charte arabe pro-clame une valorisation de l’héritagearabo-musulman pour faire face àtoutes formes de domination étran-gère, la Déclaration islamique quantà elle propose un retour à un Islamradical sauf qu’ici, il s’agit de sur-croît d’une protestation envers l’ordreéconomique mondial jugé contraireaux valeurs spirituelles de l’Islamcomme on le verra ci-après.

B. La déclaration islamiqueSi le préambule de la Déclaration

universelle affirme que la plus hauteaspiration de l’être humain est « l’avè-nement d’un monde où les êtreshumains seront libres de parler etde croire, libérés de la terreur et dela misère », le préambule de la Décla-ration islamique nous fait remar-quer que cette aspiration n’a pas étésatisfaite : «Considérant que l’aspi-ration séculaire des hommes à unordre du monde plus juste où lespeuples pourraient vivre, se déve-lopper et prospérer dans un envi-ronnement affranchi de la peur, del’oppression, de l’exploitation et desprivations est loin d’être satisfaite ».D’ailleurs, de nombreux défenseursde l’approche théocratique des droitshumains ne manquent pas de lesouligner. Ainsi, par exemple, AbulA’La Maududi avance que : « In themiddle of the present century, theUnited Nations made a Declaration

of universal human rights […] Yet,human rights have been violatedand trampled upon at different places,and the United Nations has been ahelpless spectator »25. Selon le Con-seil islamique, l’incapacité des Na-tions Unies d’assurer la protectiondes droits humains, et en l’occur-rence des droits économiques àl’échelle planétaire, se traduit parl’existence massive des privations.Et ces privations paraissent d’autantplus aberrantes qu’elles ne sontpas dues à un manque de ressour-ces, mais plutôt à un problème dedistribution des richesses entre lespeuples et entre les individus, commeon peut le déduire du préambule dela Déclaration islamique : « lesmoyens de subsistance économi-que surabondants dont la miséri-corde divine a doté l’humanité sontactuellement gaspillés, ou inéqui-tablement ou injustement refusésaux habitants de la terre […] ». Or,qui dit problème de distribution, ditprimauté des intérêts d’une mino-rité économiquement puissante audétriment de la dignité de la majo-rité qui, le plus souvent, n’a que saforce de travail à vendre pour sur-vivre. Et c’est entre autres contre untel ordre économique que la Décla-ration islamique s’élève en propo-sant un retour radical aux valeursde partage de l’Islam.

La Déclaration islamique a con-sacré une longue disposition à « l’ordreéconomique et [aux] droits qui endécoulent ». Ainsi, l’article 15, al. a)postule : «Dans leur activité écono-mique, toutes les personnes ont

25 Abul A’La MAUDUDI, «Human Rights, the West & Islam» , dans M. TAHIR, op. cit., note 9,c. 1, p. 1.

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droit à tous les avantages de la na-ture et de toutes ses ressources. Cesont des bienfaits accordés par Dieuau bénéfice de l’humanité entière ».Mais pour que les avantages de lanature et de toutes ses ressourcessoient accessibles à l’humanité en-tière, au lieu d’être le privilège d’uneminorité, à savoir les détenteurs ducapital, de nombreux juristes, défen-seurs de l’approche théocratiquedes droits humains, préconisentl’instauration d’une constitutionvéritablement islamique. D’ailleurs,l’une des recommandations faiteaux États par l’Union des avocatsarabes est « [la] nécessité de déployerde nouveaux efforts en vue d’appli-quer le régime et la réglementationislamiques s’appuyant sur les prin-cipes islamiques, au lieu du régimeéconomique actuel, considéré commeun reliquat du colonialisme passé,car le régime islamique constitue leseul espoir de sauver l’humanité del’exploitation sociale et économique[…] »26. Bien entendu, comme lesconstitutions en vigueur sont consi-dérées comme un produit du colo-nialisme, le Conseil islamique aproposé en 1983 un modèle deconstitution conforme aux valeursislamiques27. Nous y retrouvons,selon nous, les mêmes conceptionsde distribution des richesses quecelles énoncées à l’article 15, al. a)de la Déclaration islamique, commeon peut le déduire de l’article 47 :

The economic order [...] shall seek tomobilize and develop the human and

material resources of society, in aplanned and harmonious manner, tosatisfy the spiritual, material and socialneeds of all members of the commu-nity.Cependant, pour qu’une telle dis-

tribution des richesses entre lesmembres de la société soit possi-ble, il est nécessaire d’opérer undéplacement des intérêts des parti-culiers, des entreprises et des ins-titutions vers un intérêt unique, celuide la communauté, comme l’affirmel’article 15, al. e) de la Déclarationislamique : « Tous les moyens deproduction doivent être utilisés dansl’intérêt de la communauté (ummah)dans son ensemble […] », ou encorel’article 49, al. a) de la Constitutionislamique : «All natural and energyresources belong originally to thesociety as do enterprises and insti-tutions established through thepublic exchequer ». Soulignons ce-pendant que le droit à la propriétéprivée des moyens de productionne signifie pas pour autant le droità la libre entreprise au sens capita-liste du terme. En effet, de nombreu-ses dispositions visent à restreindretoute poursuite du profit qui entre-rait en conflit avec les intérêts de lacommunauté. À ce sujet, citons enpremier lieu l’article 15, al. d) de laConstitution islamique qui pos-tule : « Les pauvres ont droit à unepart définie de la prospérité desriches, fixée par la Zakat, imposéeet collectée conformément à la Loi ».Autrement dit, en instaurant la Zakat,

26 Les Droits de l’Homme en Islam, Rapport d’un Colloque international à Kuweit, décembre1980, organisé par la Commission internationale de juristes, l’Université de Kuweit etl’Union des avocats arabes, Commission internationale de juristes, Kuweit, 1982, p. 13.

27 Ibrahim Abdulla AL-MARZOUQI nous en fournit une copie dans son ouvrage, HumanRights in Islamic Law, Abu Dhabi, [s.n.], 2000, p. 534-550.

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une forme d’impôt sur le revenu etsur les propriétés, l’État islamiqueinterviendrait dans le libre jeu dumarché pour permettre une redis-tribution équitable des revenusentre toutes les strates sociales. Defaçon similaire, l’article 15, al. f) dela Déclaration islamique dispose :

Afin de promouvoir le développementd’une économie équilibrée et de proté-ger la société de l’exploitation, la Loiislamique interdit les monopoles, lespratiques commerciales excessivementrestrictives, l’usure, l’emploi des mesu-res coercitives dans la conclusion demarchés et la publication de publicitésmensongères.Cela signifie que l’État islamique

pourrait intervenir dans le libre jeudu marché pour prohiber toutesformes de gains excessifs si celui-ciest contraire aux valeurs spirituel-les de l’Islam voulant qu’on ne doivepas s’enrichir sans travailler, c’est-à-dire sans produire en contrepar-tie un service pour la communauté.Il va sans dire que l’État islamiqueaurait par ailleurs la responsabilitéd’abolir le système capitaliste danssa totalité, puisque ce dernier estconsidéré comme un système degains excessifs à l’échelle interna-tionale dont sont victimes les paysdéfavorisés et, quant à nous, la majo-rité des pays arabo-musulmans,comme on peut le déduire de l’arti-cle 54 de la Constitution islamique :«The State shall take all such meas-ures as may be necessary to termi-nate and prevent foreign economicdomination ».

Si, en tentant d’allier les valeursspirituelles de l’Islam aux valeursmarchandes, le système économique

islamique est de nos jours à l’originede modes opérationnels révolution-naires, notamment dans les domai-nes bancaire et financier, il n’enreste pas moins que la volonté d’isla-miser l’ordre économique corres-pond avant tout à la nostalgie d’unordre socio-économique qui a étéébranlé par les forces internationa-les contemporaines :

Avant l’invasion de la civilisation maté-rialiste occidentale, pendant la périodede notre décadence sociale, les gensavaient l’habitude de s’occuper lesuns des autres entre parents, voisins,habitants du même quartier ou du mêmepays. Ils avaient l’habitude de croirefermement qu’ils étaient frères, queleur vie dans ce monde n’était que pas-sagère, et qu’ils ne jouiraient pas desbénédictions de la vie éternelle s’ilsabandonnaient les pauvres à leur mi-sère, tout en se livrant eux-mêmes àleurs propres plaisirs […].28

De plus, cette nostalgie s’accom-pagne de la protestation d’un ordreéconomique mondial jugé respon-sable de l’enrichissement des unsau détriment des autres qui s’ap-pauvrissent et, selon nous, de lamajorité des pays arabo-musulmans,comme peuvent en témoigner lesnombreuses allusions de la Décla-ration islamique quant à l’incapa-cité des Nations Unies de protégertous les êtres humains contre l’ex-ploitation et les privations. Toute-fois, si aussi bien la Charte arabeque la Déclaration islamique pro-testent contre l’ordre mondial con-temporain en inscrivant les droitshumains dans un système de va-leurs culturelles et religieuses, cetteinscription a des répercussions

28 Anour ABDEL-MALEK, La pensée politique arabe contemporaine, Paris, Seuil, 1970, p. 208.

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négatives sur les droits humainsdes citoyens arabo-musulmans.

III. Les conséquences de la loi islamique sur les droits humains

Rappelons d’abord que tant laCharte arabe que la Déclarationislamique adoptent comme sourcede droit la loi islamique. Or pourcomprendre la problématique quesoulève l’application de la loi isla-mique dans le domaine des droitshumains, il nous paraît importantde rappeler brièvement le contextehistorique de cette législation. Lalégislation islamique est née avec lepremier État islamique, c’est-à-direquand le prophète a reçu, sousforme de révélations coraniques,entre autres des décisions juridi-ques. Après le décès du prophète,la législation islamique a été élabo-rée de trois façons : par l’interpréta-tion des textes sacrés, par l’usagede l’analogie qui permet d’obtenirune décision juridique à partir desdélibérations passées sur des cassimilaires et par la déduction del’esprit de la loi divine en l’absencede texte ou d’analogie. Ainsi, le cor-pus de la loi islamique a été établipar un ensemble de juristes appar-tenant à différentes régions et tra-ditions musulmanes environ unsiècle après le décès du prophète,soit à la fin du VIIIe siècle. Depuis etmalgré quelques divergences, cetteloi est toujours en vigueur dans lamajorité des pays musulmans. Autre-ment dit, nous sommes en présenced’un ensemble d’interprétations

«humaines » de sources sacrées quiont produit une législation dans uncontexte historique donné. Or, cen’est pas ainsi que l’entend l’élitedirigeante dans cette partie du mondeoù le Politique, le Religieux et leJuridique sont interdépendants. Eneffet, selon cette élite, la loi islami-que serait immuable, parce qu’elleserait la transcription juridique dela parole divine. Ce faisant, cettelégislation a résisté à tout change-ment au long des siècles, refusantpar là d’intégrer dans les structu-res juridiques les idées et les pro-grès de la modernité :

Le Coran, le Fiqh [le droit musulman]et le Hadith [les propos attribués auprophète et à ses compagnons] consti-tuent des invariants figés dans l’immua-ble. Cette anti-historicité de la tradition,d’où se dégage une série de modèlesstéréotypés, joue de manière fort sub-tile sur l’organisation sociale […].29

Mais si cette anti-historicité jouesur l’organisation sociale, à plusforte raison joue-t-elle sur les droitshumains. Précisons toutefois quedans le cadre de cette chronique,nous nous contenterons de souli-gner les conséquences de cette in-terprétation de la loi islamique surles droits humains des femmes,sur le droit à la liberté religieuse etsur les traitements dégradants dansle système pénal musulman.

A. Les droits humains des femmes

Le verset 2:22830 affirme que lesfemmes « ont des droits équivalentsà leurs obligations, conformémentà la bienséance. Mais les hommes

29 Yasmina NAWAL, Les femmes dans l’Islam, Paris, Éditions la Brèche, 1980, p. 9. 30 Le Saint Coran, op. cit., note 13, p. 36.

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ont cependant une prédominancesur elles ». Au plan juridique, l’in-terprétation historique d’un tel ver-set se traduit par une inégalité desdroits à tous les niveaux, et ceci,jusqu’à nos jours. À ce propos,Mohamad Mugraby s’exprimait ainsilors du colloque relatif au mouve-ment arabe des droits humainstenu au Caire en 1998 : «We have toconfront, as well, the problems posedby Sharia in the Arab world today[…] The first problem is gender equa-lity. Women are unequal in all areasof the law »31. À titre d’exemple, men-tionnons que, dépendamment dupays arabo-musulman dont il estquestion, ces inégalités de droitspeuvent être entre autres l’exercicede la tutelle parentale jusqu’au jourdu mariage des femmes, l’obliga-tion de respecter un code vestimen-taire, l’absence de protection contreles discriminations relatives à l’accèsà l’éducation ainsi qu’au sein dusystème éducatif, des discrimina-tions dans le marché du travail ainsique la prohibition d’exercer certainesfonctions publiques et judiciaires,l’interdiction de voter, l’interdictionde conduire, des dispositions rela-tives au contrat de mariage quicontraignent les femmes à l’obéis-sance à leur époux, la polygamie, larépudiation, la perte de la gardedes enfants si les femmes divorcéesse remarient, et l’héritage où lesfemmes ne bénéficient que de la

moitié d’une part en comparaisonavec un héritier masculin.

Il va sans dire que ces inégalitésde droits affectent les femmes àtous les niveaux, entre autres enmatière d’alphabétisme, de niveaud’éducation, d’accès au marché dutravail et aux ressources économi-ques, d’accès aux soins de santé,de participation à la vie culturelleet politique et d’accès aux structu-res du pouvoir. Ce n’est donc pasétonnant de constater avec les Nat-ions Unies que les femmes arabo-musulmanes souffrent d’un sérieuxmanque de valorisation :

Applying the United Nations Develop-ment Programme gender empowere-ment measure to Arab countries clearlyreveals that the latter suffer a glaringdeficit in women’s empowerment. Amongregions of the world, the Arab regionranks next to last; only sub-SaharanAfrica has a lower score.32

Ceci dit, il est intéressant de noterque, selon les défenseurs du relati-visme culturel et/ou religieux, laproblématique des droits humainsdes femmes arabo-musulmanesserait une fausse problématique,puisqu’elle serait plutôt le résultatd’un ensemble d’interprétationsdéformées par des malentendusculturels :

The image of Islam that is generallyportrayed in the West carries anextremely distort picture of its greatcontributions towards the bettermentof the lot of women […] Islam is gener-ally criticized for having been very

31 Mohamed MUGRABY, International Aspects of the Arab Human Rights Movement, an Inter-disciplinary Discussion held in Cairo in March 1998, Human Rights Program Publications,Cambridge, Harvard Law School, p. 36 (2000).

32 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAM, Arab Fund for Economic and Social Devel-opment, Arab Human Development Report 2002, New York, United Nations Publications,2002, p. 28.

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unfair to women – the veil, polygamyand divorce and numerous other inad-equacies of her status are mentionedas an evidence of that. The truth of thematter is that all this criticism is basedon gross misunderstandings, ignorance[...].33 Et même quand il y a reconnais-

sance de la discrimination à l’égarddes femmes arabo-musulmanes,comme on peut le déduire des pro-pos de An-Naïm34 : « […] By gran-ting women a lower status andsanctioning discriminatory treat-ment against them, Sharia denieswomen [...] the same degree ofhonor and human dignity it guaran-tees to Muslim men », il n’en restepas moins que la problématique desdroits humains des femmes arabo-musulmanes n’est pas appréciée àsa juste valeur, puisqu’elle est sou-vent perçue comme une transcrip-tion de l’ethnocentrisme cultureloccidental. À titre d’exemple, citonsde nouveau An-Naïm:

This analogy may also explain ourethnocentricity, the tendancy to regardone’s own race or social group as themodel of human experience [...] Forexample, some feminists in one culturaltradition may assume that women inother cultures have [or ought to have]the same conflicts and tensions withtheir societies and are seeking [orought to seek] the same answers.35 Selon notre interprétation des

propos de An- Naïm, les femmes

arabo-musulmanes ne vivraient pasde conflits avec leur société et nechercheraient pas non plus un sta-tut meilleur. Or, ce n’est pas le cas,puisque aussi bien le Moyen-Orientque l’Afrique du Nord ont vu naîtrede nombreuses organisations fémi-nistes, militant entre autres pourles droits des femmes, et ceci depuisle siècle dernier. En effet, les pre-mières organisations des femmesau Maroc, par exemple, datent de1940, avec Akhwat al-Safa, mouve-ment émergeant du Parti de laDémocratie et de l’Indépendance,et avec la branche des Femmes,mouvement émergeant du Parti del’Istiqlal, bien qu’à cette époque lapriorité de ces organisations aientété la lutte pour l’indépendance.Plus tard, la société marocaine a vuapparaître d’autres formations fémi-nines avec par exemple l’Unionprogressiste des femmes marocai-nes en 1961, l’Union nationale desfemmes marocaines en 1969, l’Asso-ciation démocratique des femmesmarocaines en 1985, l’Union del’action féminine en 1987, etc., orga-nisations militant toutes pour lesdroits des femmes36. Signalons parailleurs qu’au cours de ces deuxdernières décennies, les pays arabo-musulmans ont été le terrain deprotestations féminines massives.Ainsi, par exemple, en 1990 les fem-mes en Arabie Saoudite ont défilé

33 Parveen Shaukat ALI, «Equality as a Basic Human Right in Islam», dans M. TAHIR (dir.),op. cit., note 9, p. 144 et 145.

34 Abdullahi Ahmed AN-NAÏM, «Sharia and Basic Human Rights Concerns », dans CharlesKURZMAN (dir.), Liberal Islam, a Sourcebook, New York, Oxford University Press, p. 224(1998).

35 A.A. AN-NAÏM, op. cit., note 2, p. 23.36 Laurie BRAND, Women, the State and Political Liberalization, Middle Eastern and North Afri-

can Experiences, New York, Columbia Press, p. 46 (1998).

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dans les rues pour protester contrel’interdiction qui leur était faite deconduire. De façon similaire, en 1991,les femmes égyptiennes ont défilédans les rues, pour protester con-tre la dissolution de l’associationféministe Arab Women’s SolidarityAssociation. Ceci confirme que laproblématique des droits humainsdes femmes arabo-musulmanes n’estpas une problématique qu’on pour-rait commodément attribuer à unmalentendu culturel. Il s’agit plutôtd’une réalité palpable qui paralysela moitié de la population arabe,privant ces sociétés de la moitié deleur potentiel humain.

B. Le droit à la liberté religieuse

De façon similaire, les restrictionsjuridiques qui limitent considéra-blement la liberté religieuse priventles sociétés arabes de la diversitédes idées qui est nécessaire à leurépanouissement intellectuel, cul-turel, artistique et démocratique.En effet, même si le verset 2:256affirme « [n]ulle contrainte en reli-gion »37, l’interprétation juridiquede ce verset entraîne pourtant denombreuses limitations au droit àla liberté religieuse. Ainsi, les mino-rités vivant sous un État islamiquene peuvent pratiquer leurs ritesque s’ils s’acquittent d’un impôtpour recevoir la protection del’État, tel qu’il ressort du rapportdu colloque international tenu auKoweït en 1980 : « Les aspects de

cette protection se manifestent parl’autorisation qu’ont ces minoritésde pratiquer leurs rites, […] que leursdroits civils sont protégés de mêmeque la constitution des familles sousréserve de payer la djizia »38.

De plus, à l’instar du droit condi-tionnel accordé aux minorités d’exer-cer leurs cultes, le droit à l’expressionreligieuse est conditionnel. En effet,la liberté d’expression religieuse est« […] entourée de règles et de cri-tères pour la protéger contre toutedéviation absurde et éviter qu’on s’enserve pour attaquer la charia »39. Or,comme ces règles et critères sontétablis en fonction de la constructionofficielle de l’Islam, de nombreuxintellectuels ont été condamnés àmort pour hérésie, à leur insu.Mentionnons seulement MahmudMuhammad Taha, penseur souda-nais, qui a été pendu par Numeirien 1985 et tous ses écrits brûlés,pour avoir simplement distinguédeux composantes dans le messagecoranique, soit une composanteatemporelle et une autre conjonc-turelle40.

Enfin, il n’est pas permis auxMusulmans d’abandonner ou derenier l’Islam par la conversion auxautres cultes. Toutefois, à l’instarde l’hérésie, l’apostasie est égale-ment définie en fonction de la cons-truction officielle de l’Islam. Denombreux intellectuels ont ainsiété condamnés à mort pour aposta-sie, tout bonnement parce que leurinterprétation de l’Islam s’écartait

37 Le Saint Coran, op. cit., note 13, p. 42.38 Les Droits de l’Homme en Islam, op. cit., note 26, p. 76.39 S.I.A.R. AL HUKAIL, op. cit., not 16, p. 65.40 ABU-SAHLIEH, loc. cit., note 24, 246.

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de l’interprétation officielle. Il en aété ainsi pour Nawal Saâdawi41,psychiatre, auteure et activiste égyp-tienne en 2001 et pour Abou Zeid,penseur égyptien :

Here, I am particularly concerned withSharia position on the right of a Mus-lim to cease being Muslim, whether byconverting or engaging in behaviordeemed anti-religious. Consider whathappened to Nasr Haled Abou Zeidwho was accused of apostasy andthen taken to court where divorce pro-ceedings were initiated against hiswill, and that of his wife, on the basisthat no Muslim woman should be mar-ried to a non-Muslim, particularly anapostate.42

Il va sans dire que de tels man-quements à la liberté religieuseconstituent une sérieuse entrave àla liberté d’expression, au dévelop-pement du pluralisme intellectuel,à l’apparition et à la circulation desidées nouvelles et, somme toute, aurenouveau de la pensée arabo-musulmane. Conséquemment, lemonde arabo-musulman apparaîtcomme une entité monolithique quidemeure imperméable aux progrèsde son temps, autrement dit immua-ble au long des siècles. Or, cetteimmuabilité, qui est à la fois lacause et l’effet d’une censure millé-naire, affecte les droits humainsdes citoyens arabo-musulmans àtous les niveaux. Après avoir ana-lysé ce qu’il en est pour les droitshumains des femmes et pour ledroit à la liberté religieuse, nous

nous proposons maintenant d’exa-miner le troisième volet, soit lestraitements dégradants selon le sys-tème pénal musulman.

C. Les traitements dégradants selon le système pénal musulman

Le Coran a établi des pénalitésbien précises pour des comporte-ments jugés déviants, tels le vol etl’adultère, entre autres aux versets5:38 et 24:243 qui postulent res-pectivement : « Le voleur et la vo-leuse, à tous deux coupez la main,en punition de ce qu’ils se sontacquis […] » et « La fornicatrice et lefornicateur, fouettez-les chacun decent coups de fouet […] ». Il en ré-sulte que, d’un point de vue juridi-que, ces pénalités sont considéréescomme immuables puisqu’ellesseraient « établies par Allah, le TrèsHaut. Ainsi, au moment où le jugeprend connaissance d’un criminelméritant la peine, il doit l’appliquersur lui et il n’a pas le droit de lasupprimer [de pardonner] »44. Ainsi,par exemple, quand Numeiri a ins-tauré la loi islamique au Soudan en1983, de nombreuses personnes sesont trouvées handicapées à vieparce que coupables du délit de vol,dans un pays pourtant ravagé parla famine : «As a result of this imple-mentation, there are today in Sudanmany people handicapped for life »45.De façon similaire, sans l’appui del’organisation Amnistie internatio-

41 [www.radicalparty.org/nawal/appeal_en.htm].42 M. MUGRABY, op. cit., note 31, p. 36 et 37.43 Le Saint Coran, op. cit., note 13, p.114.44 S.I.A.R. AL HUKAIL, op. cit., not 16, p.130.45 ABU-SAHLIEH, loc. cit., note 24, 246.

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nale, la nigérienne Amina LawalKurami, qui aurait avoué avoir euun enfant pendant qu’elle était di-vorcée, aurait été lapidée à mort,parce que coupable d’adultère46.

Il s’avère intéressant de mention-ner ici l’étude menée par An-Naïm àce sujet47. À partir de la questionsuivante : «Est-ce que les Musul-mans seraient prêts à renoncer ausystème pénal de la loi islamiqueparce qu’il constitue un traitementcruel, inhumain et dégradant selonles standards internationaux? », ilarrive à la conclusion suivante : pourque la protection contre un traite-ment cruel, inhumain et dégradantsoit effectivement mise en œuvredans une société donnée, il fautque la définition de ce traitementsoit déterminée par les standardsmoraux de cette même société. Sinous partageons la conclusion deAn-Naïm, nous retenons cependantqu’il apparaît, pour la vaste majo-rité des Musulmans, que la lapida-tion, la flagellation et l’amputationdes mains, par exemple, ne sontpas un traitement cruel, inhumainet dégradant, parce qu’elles repré-sentent tout bonnement la volontédivine, laquelle volonté ne peut êtresujette à discussion.

Par ailleurs, ce qui nous paraîtpertinent dans l’argumentation deAn-Naïm, c’est la distinction qu’ilopère entre les Musulmans éduquéset la vaste majorité des Musulmans,à savoir la masse populaire. Ainsi,

pour reprendre les idées de An-Naïm,selon les premiers, l’amputationdes mains pour vol, par exemple,serait fort probablement perçuecomme un traitement cruel, tandisque pour les seconds, elle représen-terait tout bonnement un verdictdivin et, dans ce sens, indiscuta-ble. Et effectivement, cette distinc-tion existe bel et bien dans toutesles sociétés et, en particulier, dansles sociétés arabo-musulmanes :« […] the movement has remainedmostly a top-down process : highlyeducated people attempting to per-suade others […] »48. Autrementdit, l’éducation est le facteur déter-minant quant à la réceptivité desdroits humains et, en l’occurrence,face à la définition d’un traitementcruel, inhumain et dégradant. Et enquoi consiste le rôle joué par l’édu-cation dans l’exemple ci-dessus?Elle apporte une meilleure compré-hension des structures du pouvoir,permettant par là de distinguer lavolonté divine des ambitions pure-ment politiques des hommes. C’estce que nous verrons maintenant.

Si, comme on l’a vu précédem-ment, la masse populaire peut adhé-rer à l’interprétation littérale duverset 5 :38 qui affirme que « [l]evoleur et la voleuse, à tous deuxcoupez la main, en punition de cequ’ils se sont acquis […] »49, telleque le décrète d’ailleurs l’interpréta-tion officielle de l’Islam dans certainspays, une meilleure connaissance

46 [www.amnistie.qc.ca].47 A.A. AN-NAÏM, op. cit., note 2, p. 33-37.48 Henry STEINER, International Aspects of the Arab Human Rights Movement, an Interdisci-

plinary Discussion held in Cairo in March 1998, op. cit., note 31, p. 24.49 Le Saint Coran, op. cit., note 13, p. 114.

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du Coran et du contexte historiquede la loi islamique permettrait uneremise en question d’une telle inter-prétation. D’abord, l’un des débatsimportants tout au long de l’his-toire de la pensée musulmane estjustement de savoir si le langage duCoran est littéral ou symbolique.Inutile de préciser qu’à ce sujet,aucun consensus entre penseursmusulmans n’a été atteint. End’autres termes, à notre avis, l’in-terprétation littérale du verset 5:38n’est qu’une interprétation parmid’autres. De surcroît, comme le pro-phète a été le dirigeant du premierÉtat islamique, quels que soient lesenseignements universels qu’onpuisse en tirer, il existe une compo-sante historique dans les versetscoraniques. À titre d’exemple, men-tionnons seulement certains versetsde la sourate Al-Imran concernantla bataille d’Ohod qui eut lieu enl’an 625. Ainsi, selon nous, si l’en-seignement universel du verset 5:38est entre autres de condamner touteatteinte à la propriété privée d’au-trui, l’amputation des mains nousrenseigne par contre sur les prati-ques punitives qui étaient adéqua-tes dans le contexte historique dupremier État musulman. Autrementdit, l’amputation des mains pourvol relève tout bonnement de prati-ques qui datent de l’antiquité. Or,comment se fait-il que la massepopulaire adhère encore à des pra-tiques aussi anachroniques? Nousempruntons ici la réponse de An-Naïm: «Even the educated moderni-

zed Muslim, who may be privatelyrepelled by this punishment, cannotrisk the consequences of openlyquestioning the will of God »50. Etquelles conséquences doivent affron-ter tous ceux qui questionneraientla volonté divine telle qu’elle estdéfinie par l’interprétation officiellede l’Islam: « […] a Muslim who dis-putes the binding authority of theQuran is liable to death penalty forapostasy [heresy] under Sharia »51.L’État ayant privilégié une inter-prétation juridique du verset 5:38,tous ceux qui s’en écartent sontcondamnés à mort. Somme toute, ilest tout à fait logique que dans cettepartie du globe où la démocratie n’apas encore triomphé, de nombreuxÉtats privilégient l’interprétationlittérale des pratiques punitives duCoran. En effet, que ce soit pourrégner, ou encore pour imposer lacensure, l’exercice de la torture nerelève-t-il pas de la même pratique,à savoir porter atteinte à l’intégritéphysique des citoyens? Mais bienentendu, selon les sources officielles,toutes les souffrances et les humilia-tions qu’on inflige aux citoyens nevaudraient rien, puisque cette vieterrestre ne vaudrait rien non plus :« In fact, religious sources stronglyemphasize that the next life is thetrue and ultimate reality, to whichthis life is merely a prelude »52. L’ob-scurantisme est donc à son com-ble. Rappelons par ailleurs que,même en ce qui concerne « la réalitéultime », il n’y a pas eu de consen-sus entre penseurs musulmans

50 A.A. AN-NAÏM, op. cit., note 2, p. 35.51 Id.52 Id.

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tout au long de l’histoire de la pen-sée musulmane, puisque selon cer-tains soufis, c’est dans cette vie-ciqu’on est appelé à réaliser « la réa-lité ultime ».

Par conséquent, le fossé qui sem-ble séparer le système pénal musul-man de l’approche universalistedes droits humains n’est pas dû àdes spécificités religieuses ou cul-turelles, mais plutôt à des prati-ques historiques et politiques. À cetégard, citons les propos de Moham-med El-Sayyid Saeid tenus lors ducolloque relatif au mouvement desdroits humains arabes :

In my view, the issue is not so muchcultural relativity or peculiarity as his-torical and material difference. In theWest, the State was founded four cen-turies ago. Over the next two centuries,it achieved basic economic transfor-mation and established a stable polit-ical and cultural system. In the Arabworld, societies only emerged from theMiddle Ages a few decades ago, oreven a few years ago in the case ofsome countries – Southern Yemenobtained its independence less thantwenty years ago [...] These societiesare confused with regard to the cul-tural basis of modern statehood.53

** *

Au cours des dernières décen-nies, outre la Charte arabe et laDéclaration islamique, le mondearabo-musulman a été la scèned’un foisonnement de chartes et dedéclarations relatives à la protec-tion des droits de la personne, no-tamment trois Déclarations de

1979, 1981 et 1990 proclamées parl’Organisation de la Conférence isla-mique, une autre Déclaration duConseil islamique d’Europe datantde 1980, une Déclaration émanantdu Colloque tenu au Koweït en1980, une Déclaration tunisiennede 1985, une Déclaration des juris-tes arabes en 1986, une Déclarationlibyenne de 1988 et une Déclarationmarocaine de 1990. Si ce foisonne-ment de chartes et de déclarationstémoigne de quelque chose, c’estprincipalement du grand intérêtque le monde arabe porte à la ques-tion des droits de la personne. Parcontre, ce qui s’avère problémati-que c’est l’inscription de ces droitsdans les institutions nationales etdans le tissu social.

L’éducation divise les sociétésarabes en une élite éduquée et lavaste majorité de la population dontle niveau d’éducation est relative-ment bas. D’ailleurs, en 2002, dansleur rapport relatif au monde arabe,les Nations Unies ne manquent pasde souligner cette situation : «A tel-ling indicator of the poor level ofeducational attainment in the Arabcountries is the persistence of illiter-acy rates that are higher, and edu-cational enrolment rates that arelower, than those of dynamic lessdeveloped countries in East Asiaand Latin America »54. Or, commeon l’a vu précédemment, le niveaud’éducation affecte significativementla réception du concept des droitshumains par les masses populai-res, ce qui entraîne une conséquence

53 Mohammed El-Sayyid SAEID, International Aspects of the Arab Human Rights Movement,an Interdisciplinary Discussion held in Cairo in March 1998, op. cit., note 31, p. 34.

54 UNITED NATIONS DEVELOPMENT PROGRAM, op. cit., note 32, p. 29.

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majeure pour le mouvement arabedes droits de la personne, qui fonc-tionne souvent comme une enclaved’élite, privée de l’appui populaire.À ce propos, Asma Khader s’expri-mait ainsi lors du colloque relatifau mouvement arabe des droits hu-mains : «But at this point, humanrights is still an elitist movementlacking mass support »55. Mais l’ab-sence de la légitimité populaire desdroits humains dans le monde arabo-musulman relève d’une dynamiquedouble, l’une qui se situe à l’échelleinternationale, tandis que l’autrese joue à l’intérieur des frontièresnationales.

En effet, d’une part le peuplearabo-musulman n’est pas suffi-samment éduqué concernant lesdroits humains. S’ajoute une idéeerronée largement véhiculée, soitcelle que les droits humains sontun produit occidental. Or, quandon sait que dans l’esprit de la vastemajorité de la population arabe, il ya confusion entre l’Occident, lesNations Unies et les agressions mili-taires des États-Unis et de leursalliés, on comprend mieux l’am-pleur de la résistance aux droits del’homme qu’une telle idée peut pro-duire. Pourtant, la Déclaration uni-verselle a été adoptée par l’Assembléegénérale des Nations Unies, aprèsde longs débats où les pays occi-dentaux étaient en minorité. D’ail-leurs, l’un des trois auteurs de laDéclaration universelle est CharlesMalik, un Libanais56. Mais le faitest que la moindre agression, ou le

moindre malentendu qu’essuie lemonde arabe sur la scène interna-tionale se traduit par un recul de laréceptivité du concept des droitshumains auprès des populationslocales.

D’autre part, si le concept desdroits humains est un concept uni-versel – donc pas plus occidentalqu’arabe ou autre, on pourrait légi-timement se demander pourquoi ceconcept semble si étranger au tissusocial. Et cette question est d’au-tant plus légitime que ce sujet a étésoulevé à plusieurs reprises au coursde l’histoire de la pensée musul-mane. À titre d’exemple, citons seu-lement Avicenne au Xe siècle.

Il s’avère pertinent de soulignerici que le concept des droits hu-mains sous-entend l’alternative deleur protection ou de leurs viola-tions. Autrement dit, ce conceptimplique inévitablement la respon-sabilité des États. Or, dans les so-ciétés arabo-musulmanes, les Étatssont justement responsables deviolations massives des droits hu-mains … dont la plus grave peut-êtreest celle qu’engendre le manqued’accès aux ressources économi-ques et au système éducatif.

55 Asma KHADER, International Aspects of the Arab Human Rights Movement, an Interdisci-plinary Discussion held in Cairo in March 1998, op. cit., note 31, p. 17.

56 International Aspects of the Arab Human Rights Movement, an Interdisciplinary Discussionheld in Cairo in March 1998, op. cit., note 31, p. 21.

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