La revue du Projet n ° 32

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N°32 DÉCEMBRE 2013 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS P. 28 LE GRAND ENTRETIEN ROMPRE AVEC LES FONDATIONS CAPITALISTES DE L'ACTUELLE UNION EUROPÉENNE Par Patrick Le Hyaric P. 42 SCIENCE L'ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE ? Par Arnaud Orain P. 34 MOUVEMENT RÉEL LES RAPPORTS SOCIAUX DE CLASSES Entretien avec Alain Bihr LES TERRITOIRES DE L’ÉGALITÉ Parti communiste français Imprimé sur papier recyclé

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N°32 DÉCEMBRE 2013 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

P.28 LE GRAND ENTRETIEN

ROMPRE AVEC LES FONDATIONSCAPITALISTES DE L'ACTUELLE UNIONEUROPÉENNEPar Patrick Le Hyaric

P.42 SCIENCE

L'ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE ?Par Arnaud Orain

P.34 MOUVEMENT RÉEL

LES RAPPORTS SOCIAUX DE CLASSESEntretien avec Alain Bihr

LES TERRITOIRESDE L’ÉGALITÉ

Parti communiste français Imp

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3 ÉDITOGuillaume Roubaud-Quashie La résistible défaite

4 POÉSIESFrancis Combes Arun Kolatkar

5 REGARDNicolas Dutent Arles 2013 : retour en grâce du noir et blanc 2/2

6 u26 LE DOSSIERQUELS TERRITOIRES DE L’ÉGALITÉ ?Édito : Léo Purguette et Amar Bellal La République centrifugée Pierre Dharréville et Isabelle LorandDécentralisation ou centralisation autoritaire (entretien)Michel Biard « État jacobin » et centralisation Gaby Charroux Marseille, main basse sur la ville Guy Di Méo La métropolisation Pauline Durand L'histoire de l'organisation du territoireCorinne Luxembourg Agir local Michel Duffour Les défis de la décentralisation culturelle Aline Parmentier Le rejet par les Alsaciens d’un projetantidémocratique Gilles Fournel Le projet de loi décentralisation – métropolisation Gabriel Massou Le Grand Paris Jean-Paul Dufrègne Départements et ruralité Danielle Lebail et Marie-France Vieux-Marcaud La Métropole lyonnaise Brigitte Gonthier-Maurin La loi pour la refondation de l’école Valérie Goncalves et Gilles Pereyron Un pôle public de l’énergie Dominique Adenot Métropoles ?

29 FORUM DES LECTEURS30 u33 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENPatrick Le Hyaric Rompre avec les fondations capitalistes del'actuelle Union européenne

BRÊVES DE SECTEURYann Le Pollotec Hackons le capitalisme : un laboratoire defabrication (fab lab) à la fête de l’Huma 2013 ! Nicolas Bonnet Sport et rythmes éducatifs : halte à la confusion !

34 COMBAT D’IDÉESGérard Streiff Un système criminogène

36 MOUVEMENT RÉELAlain Bihr Les rapports sociaux de classes

38 HISTOIREAlan Forrest La guerre en mutations (XVIIIe-XIXe siècles)

40 PRODUCTION DE TERRITOIRESMichel Merlet Accaparements fonciers à grande échelle, capitalfinancier et accumulation primitive

42 SCIENCESArnaud Orain L'économie : une science ou non ?

44 SONDAGESNina Léger Bien travailler c’est capital !

45 STATISTIQUESMichaël Orand Du chômage aux demandeurs d’emploi : la mesurestatistique du marché du travail

46 REVUE DES MÉDIAAnthony Maranghi Le simulacre du matraquage fiscal : à qui profite le « ras-le-bol » ?

48 CRITIQUESCoordonnées par Marine Roussillon

• LIRE : Patrick Coulon Lire sur l’islam • Pierre Dharréville, La laïcité n’est pas ce que vous croyez• Clive Hamilton, Requiem pour l'espèce humaine• Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France• Marlène Banquet, Encaisser. Enquête en immersion dans lagrande distribution• « Théâtre et néo-libéralisme », Théâtre/Public

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En janvier, un dossier « DESSINE-MOI UNE VILLE HUMAINE »

MICHEL SIMON, normalien, agrégé, professeur de sociologie émérite, s’est éteint : militant et chercheur infatigable, il a nourri laréflexion de générations d’universitaires et de communistes au travers de nombreux articles et ouvrages marquants – de sesconférences à l’Institut Maurice-Thorez au dernier hors-série de La Pensée (2012) en passant par Les Ouvriers et la politique (2004)et le classique des sciences sociales qu’est Classe, religion et comportement politique (1978). Avec son complice, Guy Michelat, il atravaillé jusqu’à la fin pour aider à mieux comprendre notre pays et notamment sa classe ouvrière. La Revue du projet a publiéplusieurs de ses textes et se devait de lui rendre hommage. Nous tâcherons, modestement et avec bien d’autres, de continuer à fairevivre son œuvre pénétrante.

RÉAGISSEZ AUX ARTICLES, exposez votre point de vue. Écrivez à [email protected]

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ÉDITOLa résistible défaite

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e bonnets en bananes et de Zemmour enBarbier, on dirait la France engloutie dans lesmarécages de la réaction. On en oublieraitpresque qu’il n’y a même pas deux ans, lesFrançais expédiaient Nicolas Sarkozy. Le peu-

ple de gauche aurait-il disparu ?C’est peu de dire que la désorientation y règne. Les croyantsles plus fervents se trouvent ainsi placés dans un extrêmeinconfort. La politique gouvernementale a tout l’air d’êtreinjuste mais le gouvernement est de gauche ; s’ils agissentainsi, c’est qu’on ne peut sans doute pas faire autrement.Le message passe d’autant mieux que des décennies d’anti-éducation populaire sont passées par là : une grosse bri-gade d’experts à la langue indigeste se relaient sans répit,nous habituant à ne rien comprendre et à nous en remet-tre à « ceux qui savent ». Dès lors, la compréhension et l’ap-propriation rationnelle abdiquées, ne reste que le domainede la foi et de l’expérience concrète. Et c’est là le dramedes fidèles : le réel contredit la foi. Et voilà l’aiguille de laboussole qui tourne en tous sens à toute vitesse : on s’ac-croche à la foi et on est d’autant plus agressif qu’on voitbien que l’avion pique du nez. On le comprend : pour cesmillions de personnes, toute critique hurlante est néces-sairement inopérante et vous projette droit dans la fossemortelle des « diviseurs qui font le jeu de la droite ». À l’inverse, aux marges du peuple de gauche, un matéria-lisme populaire solide fait primer le réel sur la foi. Combiende millions de personnes, notamment parmi les classespopulaires, ont quitté le peuple de gauche avec la raged’avoir été dupés ? Imaginons un Michel payé un salaire demisère, il fait des heures supplémentaires pour pouvoirrespirer un peu. Il élit la gauche : couic les heures supplé-mentaires, boum le voici imposable, bam les impôts locauxréévalués en conséquence. Eh bien, Michel, la gauche, ill’abandonne : on ne baise pas indéfiniment la main qui vousfrappe. Qui ne connaît pas un Michel, dix Michel ? Est-cequ’il votera Front national l’an prochain ? Pas impossiblemais peu probable. Plus sûrement, il ne votera pas, rejoi-gnant le premier parti de la classe ouvrière – et de loin ! – :l’abstention qui ne rime pas avec dépolitisation mais avecdégoût des trop dupés.Entre ces deux figures, il y a bien sûr toute une gamme maisla place m’est comptée… Regardons plutôt le comporte-ment politique des Français à travers l’exemple de la cir-conscription de Villeneuve-sur-Lot. Nous sommes en pleineaffaire Cahuzac, le risque FN est pointé de toutes parts,présenté comme une conséquence logique de ce climatd’affaires – le système médiatique et nombre de respon-sables politiques élevant ainsivolens nolens le FN à la dignitéde meilleur parti anticorruption. Que se passe-t-il ? Le phé-nomène décrit plus haut se produit tranquillement. 1) Rétraction massive du « peuple de gauche » : 55 % en2012 et 27 000 voix ; 33 % et 10 000 voix en 2013 (soit unrecul de 17 000 voix !). 2) La rétraction se fait au profit mas-

sif de l’abstention (40 675 en 2013 contre 27 368 en 2012,soit une hausse supérieure à 13 000 !), bien plus que du FNqui ne progresse même pas de 1 000 voix (8 552 contre 7566). 3) Les fidèles de la gauche mais aussi ceux qu’effraiela perspective d’une gauche éliminée au profit du FN, votentmassivement pour le PS : ils sont encore près de 8 000 et24 % – des défaites qui auraient goût de victoire pour d’au-tres, non ? – tandis que, perdant un quart de nos voix, nousgrignotons 0,58 % (5,08 %) et qu’EELV se hisse de 2,03 %à 2,78 %. Que se passe-t-il pour ceux qui demeurent dansce peuple de gauche ? Plus ils voient que la gauche fait unepolitique décevante, plus ils voient le risque qu’elle soit éli-minée et plus le « vote utile » triomphe. En quelque sorte,pire est le PS, meilleure est la mobilisation de cette France…Résumons : la désaffiliation de millions de personnes parrapport à la gauche se poursuit ; une profonde hostilité àla droite et au FN parvient encore à mobiliser par millionspour voter pour la gauche – plus exactement, contre ladroite et le FN ; ce qui se traduit pratiquement par un votePS, gage d’efficacité pour ceux qui sont hostiles à la droitesans adhérer à la gauche – prime à celui qui est perçucomme le plus susceptible de vaincre la droite –, soutienà la gauche pour les fidèles de la gauche qui voient le PS, età travers lui toute la gauche, en mauvaise posture.Le cruel de l’affaire, c’est que les idées de gauche ont rare-ment été aussi répandues dans la société française, quoiqu’en disent avec malice et intérêt nombre de journalisteset de responsables politiques – on y reviendra dans le détaildans un prochain dossier. En bref, voici le paradoxe dumoment : la France est à gauche dans les têtes mais vire àdroite dans des urnes désertées. Une issue de progrès est-elle possible ?Sans aucun doute. Les cas grec et tchèque notamment, oùcommunistes et progressistes atteignent des scores his-toriques, le montrent clairement. La mobilisation sur desprincipes fortset concretsqui ont un puissant soutien popu-laireest une clé qui ouvre bien des portes. On voit ainsi toutel’importance de notre bataille sur le coût du capital et pourune révolution fiscale. Prendre l’argent là où il est : des dizainesde millions de personnes sont d’accord avec cette idée forteque nous portons seuls. Valeur de gauche, cette bataillepeut trouver l’oreille de ceux qui connaissent cette gram-maire politique, elle peut contribuer à remobiliser ce peu-ple de gauche qui rentre la tête dans les épaules ; principede justice simple et clair, cette lutte peut parler à ceux quine croient plus à rien et même, sans doute, à certains quela droite a entraînés dans son camp.Qui le niera ? La tâche est rude mais les potentiels sont pro-prement immenses et les fêtes arrivent avec leur lot deréjouissances. Rendez-vous en pleine forme pour les com-bats de 2014 ! n

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GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,Rédacteur en chef

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POÉS

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Tandis que je joue,la ville lentement se reconstruit,pierre à pierre, toutes numérotées.

Chaque pierrepart à la recherche de ses semblables,et ses sœurs se joignent à elle.

Les fissures du pavéreprennent leur place,et tout est pardonné.

Les arbres reviennent à eux-mêmes,chacun d’eux prêt à rendre compte de ses feuilles.

L’acajou lâcheun écrin débordant de semences ailéessur le bord de la route,comme un voleur amateurlâche des bijoux volésà la vue d’un flic.

L’église St Andrew’s rentre chez elle sur la pointedes pieds ;ses chaussures à la main,comme un mari qui a fait la noce toute la nuit.

L’université,ça devrait te faire plaisir,ne peut jamais aller au diable

malgré son Alzheimer,car elle garde toujours son adressesur elle.

Mes narines frémissent.Une odeur multicolore,d’innocence et de lavande,

de sueur suave et âcre,vernis à ongle,bois de rose et résine,

remonte comme un feu de Bengaledans mes narineset explose dans mon cerveau.

Ce n’est pas tant la jeune fille aux longues jambesqui prend un raccourcien traversant cet îlot, comme toujours,

son étui à violon à la main,en retard une fois encore au cours de musique à Max Mueller Bhavan,

qu’un avertissement me signifiantque mon idylletouche à sa fin,

que l’heure est venue pour moide rendre la villeà ses soi-disant maîtres.

Les éditions Gallimard viennent de faire paraître, dans lacollection Poésie poche dont s’occupe André Velter,un volume du poète indien Arun Kolatkar : « Kala Ghoda,

Poèmes de Bombay ». Autant le dire d’emblée, car cela n’ar-rive pas tous les jours, cette publication est une découverte,la découverte d’un grand poète.

Arun Kolatkar est né en 1931 dans une famille hindoue, au sud dece qui est aujourd’hui l’État du Maharashtra. Pendant son enfance,le marathi est sa seule langue. Ensuite, il apprendra l’anglais etfera des études à Bombay. Il est décédé en 2004, d’un cancerde l’estomac. Entre temps, il a été un graphiste reconnu, il s’estessayé à la musique et il est surtout devenu l’un des principauxpoètes de langue anglaise du pays. Il a connu le poète américainAllen Ginsberg quand celui-ci est venu en Inde et ils sont restésamis toute la vie. De la même manière que les poètes de la Beatgénération sont allés à la découverte de l’Orient, Arun Kolatkar asans doute découvert dans cette poésie moderne des États-Unis le secret de la liberté de ton et d’imagination, la franchise,

la capacité à parler du monde réel avec les mots de tous les jours.Les poèmes que nous donnent à lire ses traducteurs, PascalAquien et Laetitia Zecchini, dressent un portrait saisissant dupetit peuple de cette immense métropole indienne, que les natio-nalistes marathis ont rebaptisée Mumbai mais qui pour lui étaittoujours Bombay. Pendant les vingt dernières années de sa vie,il passait une grande partie de son temps, assis dans un caféd’une place du quartier de Kala Ghoda, à contempler l’agitationde la vie.

Ses poèmes, empreints d’humour et de tendresse, disent avecréalisme et aussi un sens certain du délire poétique, la vitalité dupeuple indien, des mendiants, des prostituées, des gamins desrues, des vendeurs de quatre saison…

Oui, notre modernité poétique aurait vraiment quelque choseà apprendre de ce poète et de ses frères.

Arun Kolatkar

FRANCIS COMBES

Le recueil s’ouvre sur un long poème dans lequel il donne la parole à un« chien paria », allongé au soleil, au petit matin, sur un terre-plein

au centre de l’îlot. En voici la fin :

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REGARD

D’ engagement, il en est questiondans la rétrospective impor-tante consacrée à l'œuvre de

Gordon Parks. Ce photographe améri-cain né en 1912 a permis de mettre enlumière, de manière suivie, le long épi-sode de la ségrégation raciale qui a minéson continent. Toute sa vie durant, iln'aura eu de cesse de faire témoigner« la difficulté d'être noir dans un mondede blancs, les ravages de la ségrégation,des préjugés et de la pauvreté ». À tra-vers de saisissantes photographies noiret blanc dépeignant une atmosphèreaussi bien urbaine que rurale, il saisit lesremous et les mutations d'une sociétédéchirée par les conflits sociaux. Grâceà la confiance indéfectible du magazineLife, il réussira à documenter régulière-ment la violence, symbolique et réelle,à laquelle sont confrontés ces « sansvoix ». Dans cette rétrospective à la scé-nographie très soignée, l'histoire améri-caine de G. Parks nous alerte sur le par-cours embrumé d'Ella Watson, femmede ménage revenu d'un enfer à plusieursvisages. Cette rétrospective est uneoccasion précieuse de découvrir un récitinédit par son exhaustivité et sa portéehistorique, d'une Amérique terre de para-doxes. Autoritaire et exclusive un jour,créative et combative un autre. [...]

La rétrospective de Sergio Larrain estdigne de tous les éloges. Destin inattendupour un photographe allergique aux hom-mages. Le photographe chilien, décédéen février, avait toutefois consenti à seplier à l'exercice à la toute fin de sa vie,grâce à l'instance amicale d'Agnès Sire,directrice de la fondation Henri-Cartier-Bresson à Paris. À travers trente ansd'échanges qui demeureront épisto-laires, Sergio Larrain et Agnès Sire (com-missaire exigeante de la rétrospectiveprésentée à Arles et accueillie actuelle-ment dans son établissement) ont nouéune relation privilégiée. Mêlant admira-tion, confiance et confidences artis-tiques. Que son objectif se pose àSantiago, pour photographier les gaminsdes rues, à Londres, pour saisir les dépla-cements et la quiétude de la bonne bour-geoisie, ou à Valparaiso (sa « roseimmonde » et obsédante) pour en cap-ter l'humeur « sordide et romantique »…Larrain impressionne par son recours àdes cadrages des plus audacieux pourl'époque. Il n'hésite pas ainsi à utiliser lacontre-plongée, à couper des corps, àtendre vers une verticalité radicale quifrôle parfois le sol, à empiler les plans etles courbes. Il bouscule ainsi les centresde gravité et les compositions tradition-nelles. Figure presque oubliée de l'agence

Magnum, il faut dire que son œuvre estramassée sur une dizaine d'années(1950-1960), il fut pourtant le premierSud-Américain à en devenir membre àla suite de ses rencontres avec René Burri(inopinée) et Henri Cartier-Bresson. Tropcontemplatif pour répondre à l'urgencequi gronde aux quatre coins du monde,il préféra rapidement (dans tous les sensdu terme) battre en retraite dans sa mai-son de Tulahuén, au Chili.Volontiers méditatif voire mystique, lephotographe virtuose jugeait qu'une« bonne photographie vient d'un état degrâce. La grâce vient lorsqu'on est libérédes conventions, des obligations, de lacompétition : être libre comme un enfantdans ses premières découvertes de laréalité. Le but du jeu, ensuite, est d'or-ganiser le cadre. ». n

© Gordon ParksAmerican Gothic

(Ella Watson),Washington, 1942

NICOLAS DUTENT

Arles 2013 : retour en grâcedu noir et blanc (2/2)

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Sud du Chili, 1957. Sergio Larrain/Magnum Photos

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La République centrifugée

Décentralisation, métropolisation : deux mots au cœur des réformes del'organisation du territoire que voudrait imposer le gouvernement. Quecachent en vérité ces deux vocables ? Le dossier de ce mois-ci y répond.Au-delà, il esquisse le nécessaire projet alternatif d'organisation du terri-toire, mariant proximité démocratique et égalité citoyenne.

Penser la décentralisation nous obligeainsi à penser l’État et à penser les col-lectivités territoriales. Et très vite, touteposition de principe, toute position apriori est mise en difficulté par la réa-lité : non, l’État, ce n’est pas toujoursmieux que la commune ; non, le localn’est pas toujours meilleur que le natio-nal. Ici, comme ailleurs, la questionpremière est celle de la possibilité lais-sée au peuple de peser vraiment et devoir son intérêt prévaloir. La questiondu rapport de forces et de ses cadresd’expression si l’on veut.Est-ce à dire qu’il faut botter en toucheet que c’est là question accessoire ? Enaucune façon, et pour deux raisonsfortes. D’abord, parce que la questionde l’organisation des pouvoirs n’estassurément pas mineure : comment,au mieux, marier proximité – gage d’in-vestissement populaire – et égalité –avec ce que cela implique en matièrede péréquation et de lutte contre toutégoïsme centrifuge des territoiresriches ? Questions centrales pour unprojet émancipateur. Ensuite, parceque l’organisation territoriale des pou-voirs n’est jamais neutre sur le planpolitique et des rapports de forcessociaux ; le cadre spatial n’est pas unecoquille vide et les contre-réformes desdernières décennies sont là pour nousle rappeler.

ÉCLATEMENT DE L'ÉGALITÉRÉPUBLICAINEAu fil du temps, en effet, de transfertsde compétences non compensés endémembrement des services publics,la décentralisation est pour beaucoupdevenue synonyme de désengagementde l'État, d'éclatement de l'égalité répu-blicaine voire de cheval de Troie de laconstruction libérale de l'Europe. Lerécent texte de loi dit « acte III de ladécentralisation », avant d'être découpéen morceaux pour mieux être avalé par

la représentation nationale, a de quoifaire perdre le Nord aux progressistes.En réformant la démocratie sansdémocratie, il vide le mot décentrali-sation de son sens profond car à lasource de l'idée de décentraliser, il y ala volonté de démocratiser. Lorsquel'on parle de décentralisation, il s'agitavant tout de décentraliser les lieux deprise de décision, de décentraliser lepouvoir politique, pour le mettre à por-tée de main populaire. Et c’est ce beauprojet qui est attaqué quand la fisca-lité locale est réformée avec la suppres-sion de la taxe professionnelle sous laprésidence de Nicolas Sarkozy, affai-blissant les collectivités et engraissantles puissants. C’est ce beau projet quiest attaqué quand la baisse des dota-tions de l'État est annoncée et mise enœuvre par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

Mais comme toute belle idée, celle dedémocratie de proximité est bien sou-vent utilisée comme paravent pourmasquer de plus sombres projets : viderles services publics de leur cohérencenationale ; dégager de nouvelles margesde profits en évinçant le service publicpour le privé ; attaquer l'égalité territo-riale et le principe de l’unité et de l’in-divisibilité de la République pour élar-gir le champ de la compétition auxterritoires eux-mêmes. Rappelons-nousle slogan des enseignants lors des mani-festations du printemps de 2003 contrele projet de décentralisation, alertantsur le risque d'une éducation nationale« à 22 vitesses ». L'intérêt général pré-vaudra-t-il si la décentralisation s'ap-plique dans le domaine de l'énergie parexemple ? Quel sens même pourrait-ily avoir à ne penser l’énergie que sousl’angle local : viserions-nous l’indépen-dance autarcique de chaque région,chaque département voire chaque can-ton, quand de grands équipements

PAR LÉO PURGUETTEET AMAR BELLAL*

écentralisation. Sitôt le motlâché, les images surgis-sent, confuses, contradic-toires. Ce sont ces terrainssinistrés et leurs habitantsdésolés après une intem-

périe : les parcelles avaient été décla-rées constructibles par quelque édileplus rompu au clientélisme qu’à unusage progressiste de nouvelles com-pétences décentralisées. Mais ce sontaussi, et contradictoirement, tous cesthéâtres de pointe construits dans cesvilles populaires communistes – « lemeilleur pour la classe ouvrière », engrand et en actes – alors que l’État fai-sait moins que rien pour les classespopulaires et les villes de banlieue,abandonnées, reléguées, méprisées. Le mot « décentralisation » fait ainsiimmanquablement apparaître quatrevisages dans les esprits : celui du com-mis de l’État soucieux de l’intérêt géné-ral et de l’égalité, en butte à des puis-sances féodales à la vue étroite et torve ;celui du préfet des Beaux Quartiersd’Aragon, suintante incarnation desseuls intérêts de sa classe, tout entierdans les mains sales d’un gouverne-ment magouilleur et antipopulaire –pour le dire en deux visages connus :Raymond Aubrac et Maurice Papon.Celui du maire, du conseiller généralou régional à l’écoute et au service desa population, expert de son territoire,franc et dévoué ; celui de l’élu local quifait rimer proximité avec promiscuitéet malhonnêteté – Jack Ralite d’un côté ;Balkany de l’autre. Ces quatre faces existent et il est inu-tile de vouloir à toute force réduire leréel à un schématisme infondé.

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QUELS TERRITOIRES DE L’ÉGALITÉ ?

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publics, performants et solidaires s’avè-rent bien plus pertinents pour répon-dre aux besoins humains ? Toute décen-tralisation n’est donc pas souhaitableen soi, redisons-le. Reste que notreambition démocratique résumée parle cinglant et si juste « Prenez le pou-voir ! » a fait et continuera à faire descommunistes des partisans de la décen-tralisation, à chaque fois que cela serapossible et souhaitable pour les inté-rêts populaires. C’est donc avec gravitéet vive inquiétude que nous considé-rons l’action des derniers gouverne-ments : la décentralisation se trouvegravement minée et frauduleusementvantée dans le même temps.

CLIVAGE À GAUCHE« L'acte III de la décentralisation », enparticulier, marque dans ce contexteun bien regrettable clivage à gauche.Le PS décentralise l'austérité et necache pas son obsession pour la « com-pétitivité » quitte à perdre de vue l'ob-jectif républicain d'aménagement du

territoire harmonieux. EELV tend àdéfendre un eurorégionalisme qui viseexplicitement au double affaiblisse-ment de l'échelon communal et del'État au prix d'un éloignement descitoyens des lieux de prise de décisionet de menaces sur les services publicsnationaux.Dans les deux cas, c'est la Républiquecentrifugée. Une République danslaquelle l'idée de décentralisation estcorrompue, retournée contre le prin-cipe d'égalité.C'est pourquoi les communistes se bat-tent pour une VIe République quirefonde la démocratie de proximité enconjuguant liberté locale et solidariténationale.Au printemps 1793, un révolutionnairesymbolisant plus que quiconque laMontagne autant que la Société desJacobins, Maximilien Robespierre, affir-mait : « Fuyez la manie ancienne desgouvernements de vouloir trop gou-verner ; laissez aux individus, laissezaux familles le droit de faire ce qui ne

nuit point à autrui ; laissez aux com-munes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires, en toutce qui ne tient point essentiellement àl’administration générale de laRépublique. En un mot, rendez à laliberté individuelle tout ce qui n’ap-partient pas naturellement à l’autoritépublique, et vous aurez laissé d’autantmoins de prise à l’ambition et à l’arbi-traire. »

Loin d’être un plaidoyer en faveur dela légendaire « centralisation jacobine »(expression aussi paresseuse qu’infon-dée), ce discours n’offre-t-il pas unevision très actuelle de ce que pourraientêtre des territoires de l'égalité ? n

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ENTRETIEN AVECPIERRE DHARRÉVILLEET ISABELLE LORAND*

La Revue du projet : Le gouvernementaffiche sa détermination à passer en forcesur l'acte III de la décentralisation, malgréla forte opposition qu'il soulève. En quoiconstitue-til un recul selon vous ?Pierre Dharréville : Il s’agit d’un acte decentralisation autoritaire qui constitueune sévère diminution de souverainetépour notre peuple et s’inscrit directe-

DÉCENTRALISATION OU CENTRALISATIONAUTORITAIRE

ment dans la logique austéritaire d’unepart, et dans la logique de compétiti-vité libérale d’autre part. La réformeporte atteinte à l’égalité entre les terri-toires et brouille le jeu démocratique.Ainsi, on est en train de constituer desmonstres institutionnels, appelésmétropoles dans la loi, qui vont peu àpeu absorber et exercer tous les pou-voirs, avec un contrôle citoyen mini-mum. Quant à l’intervention citoy -enne… Peut-on sérieusementconsidérer que le pouvoir est tropréparti dans notre République ?

Parallèlement, on essaye d’organiseravec les conférences territoriales unelimitation de la clause de compétencegénérale des collectivités, des rapportsde subordination et de pression maxi-mum sur la dépense publique. L’Étatpoursuit son désengagement en sedéchargeant sur ces grands gestion-naires métropolitains qui sont appelésà devenir les interlocuteurs uniques desgrands groupes multinationaux dési-reux d’utiliser nos territoires. Lorsquela Troïka est arrivée en Grèce pour met-tre au pas la population en exerçant lepouvoir à sa place, l’une de ses mesuresa été, en mai 2010, la mise en œuvre duprogramme Kallikratis : réduction dunombre de mairies de deux tiers, pas-sage de 57 départements à 13 régionset compression des budgets des auto-rités locales… Pour les marchés finan-ciers, la démocratie locale est un obs-tacle, une perte de temps, une dépenseinutile. Il est profondément révoltantde voir ce gouvernement pousser lesfeux de la réforme engagée par NicolasSarkozy en 2010.Isabelle Lorand : Ce chamboulement estune pièce d’un puzzle lancé parBruxelles qui impose le même Meccanoà tous les peuples d’Europe. En 2000,les chefs de l’Union européenne déci-

*Léo Purguette est responsable de larubrique Travail de secteurs.*Amar Bellal est responsable de larubrique Sciences. Ils sont lescoordonnateurs de ce dossier.

Question très actuelle que celle de la décentralisa-tion. À quelques mois des élections municipales etaprès des mois de vifs débats suscités par l'acte III :rôle des collectivités locales, marges de manœu-vre de leurs élus, place de l'intervention populaire…Pierre Dharréville et Isabelle Lorand, au cours d'unentretien croisé sur ce sujet, livrent leur approchede la réforme voulue par le gouvernement etesquissent ce que pourraient être des territoiresde l'égalité dans une République nouvelle, profon-dément refondée.

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dent d’abandonner l’industrie pourpasser à l’économie dite de la connais-sance. Partout, jaillissent des territoiresde concentration capitalistique sub-ventionnés par l’Union européenne :les pôles de compétitivité. Jusqu’à pré-sent, identifié par son histoire, sa cul-ture et la conscience d’une destinéecommune, le territoire est désormaisréduit à un relais voué à améliorer lesgains de productivité du marché de laconnaissance. Jouxtant ces territoiresde l’ultrarichesse, la France maltraitée :zones urbaines sensibles (ZUS), cime-tières industriels, filières abandonnées,savoir-faire perdus, territoires rurauxruinés… Dans ce contexte, voilà les col-lectivités territoriales sommées de per-mettre aux territoires d’être performantset attractifs pour les firmes. Piliers duvivre ensemble, les maires répugnentà muter en voyageurs représentantsplaciers (VRP) du territoire. En outre,ces pôles ne sont pas superposables àla cartographie des communes. AlorsSarkozy et Hollande ont la solution« puisque les institutions résistent às’adapter aux exigences du marché,alors il faut changer les institutions ».Ni décentralisation, ni même recentra-lisation puisque la loi affaiblit la res-ponsabilité de l’État, c’est la transposi-tion de la gestion entrepreneuriale auxterritoires. La recette est simple : unpouvoir le moins identifiable possibleet la mise en concurrence de tous.Encore un point. L’acte III concernetoute la France. Car la toute-puissancedes métropoles rimera avec désertifi-cation ou annexion de l’hinterland(arrière-pays). Je crains en particulierpour le formidable maillage de petites

villes qui pourraient devenir les villesinvisibles de la République.La Revue du projet : Avec les métropoles,les communistes dénoncent la mort de lacommune. Y a-t-il encore un sens à mener labataille des municipales ?Pierre Dharréville :Plus que jamais. Si nousallons à la bataille en disant que nousn’avons plus aucun pouvoir, autantappeler à l’abstention. Or les munici-pales peuvent être un moyen pour quela souveraineté populaire s’exprime.Nous pensons que la commune est « lecœur battant de la démocratie », nousdevons donc tout faire pour qu’il en soitainsi, malgré les obstacles. Des équipesmunicipales vont être élues, elles serontauréolées d’une nouvelle légitimité quen’auront pas les superstructures. Plus

nous aurons mis des projets sur la table,plus ils seront élaborés avec la popula-tion, plus ils seront portés par elle etadoptés par elle dans le vote, et mieuxnous pèserons dans les choix à partird’une démarche locale. La communen’est pas morte. Bien sûr, ils veulent latuer, la réduire à une sorte de guichetadministratif (et encore…). Mais nousdevons, nous, la faire vivre et la régéné-rer dans la démocratie. Cela ne doit pasnous empêcher de dénoncer lesréformes en cours et l’environnementinstitutionnel stérilisant que l’on veutnous imposer. Il faut le donner à com-prendre et montrer dans le même mou-vement que nous pouvons mener desbatailles pour le bousculer, et mêmepour le subvertir. Avec ces municipales,nous devons donner de la force auxaspirations populaires. Ne ratons sur-tout pas cette occasion.Isabelle Lorand :Évidemment. Je vois deuxleviers majeurs. Primo, la proximité :plus que jamais, nos concitoyens ontbesoin de lien avec la puissancepublique. Le maire et ses conseillers,faciles d’accès, sont l’oreille pour telproblème d’ascenseur ou de classe sup-primée, mais aussi pour entendre uneidée sur le quartier ou le village, un avissur les impôts. De la démocratie parti-cipative par délégation ! Atteindre à leurrayonnement, c’est inventer le chaînonmanquant de la démocratie.Et secundo le potentiel de chaque ter-ritoire : la crise bretonne est révélatricede la tension dans les territoires. Côtéface, l’aspiration à l’égalité et au vivre-ensemble ; côté pile, le rejet des autreset le repli. Ne nous cachons pas que leFN y fait son beurre. Le désenclavement

des territoires comme la reconnais-sance des atouts régionaux et dessavoir-faire, bref la valorisation dupotentiel de chaque territoire est aucœur d’un projet choisissant l’humaincontre la finance.Une remarque. Dans votre questionvous dites « métropoles », il serait plusjuste de dire « institutions métropoli-taines… ». Même, si la loi sème la confu-sion entre métropole-institution etmétropole-territoire de vie. C’est lemême piège que pour l’Europe, diffi-cile de contester les institutions libé-rales de l’UE sans être taxés d’euroscep-tiques. Ville de plusieurs millionsd’habitants, la métropole est une villecosmopolite qui héberge des institu-tions internationales et les sièges

sociaux de multinationales. Cette trèsgrande ville appelle une cohérence deses projets. Les élus communistesoptent pour la coopération. D’autrespréconisent la mise au pas sous le voca-ble d’intégration. C’est dire l’effet durapport de forces qui sortira des pro-chaines élections.Et puis, il y a les actes de résistance pas-sive. L’acte III est aussi une usine à gaz.Pensez que tous les offices HLM de larégion parisienne devront fusionnerpour constituer un monstre gérant250 000 logements. Autant dire que lesoccasions de se prendre les pieds dansle paillasson ne manqueront pas.Exemple parmi les quelque 13 000 sala-riés des communautés d’aggloméra-tion parisiennes, ceux qui sont contrac-tuels seront fragilisés. Les titulaires enrevanche seront plus libres de dire leurmot.

La Revue du projet : La décentralisation desservices publics est assimilée par des syn-dicats à un démembrement ouvrant la voieà la privatisation. Quelle est votre analyse ?Pierre Dharréville : Les services publicslocaux assurant la réponse aux besoinsquotidiens et la solidarité sont une cible.Les projets de loi initiaux prévoyaientla mise en place de « maisons des ser-vices au public » regroupant des ser-vices publics avec des prestations pri-vées. Ces maisons avaient évidemmentvocation à remplacer les mairies. Nousne savons pas ce qu’il en adviendra dansles projets de loi suivants. Mais il estclair que la gestion publique est forte-ment menacée, beaucoup plus large-ment que cela. D’abord, parce que celas’accompagne d’une réduction des res-sources et de la dépense publique quine se dément pas. Ensuite, parce quela constitution de grands marchés pas-sés à l’échelle de territoires gigan-tesques, niant les constructions localeset même les solidarités locales exis-tantes est faite pour favoriser de grandsgroupes multinationaux. Cela n’est pasécrit dans le marbre et il y aura desbatailles à mener, mais nous savonsbien que la logique institutionnelleactuelle est une logique libérale. Au furet à mesure, on externalise en regrou-pant. La démocratie ne consistera bien-tôt plus qu’à éditer des appels d’offresdont il sera scrupuleusement vérifiéqu’ils ne portent pas atteinte à laconcurrence libre et non faussée. Lanocivité du projet qui nous est présentén’est pas perçue à sa juste mesure. Lediscrédit qui pèse sur les élus et sur lapolitique contribue à ce qu’on se désintéresse des cadres démocratiques,qui ne sont jamais neutres. Autant lesforces du capital ont œuvré à repren-dre ce qu’elles avaient été obligées deconcéder à la Libération, autant elles

« Rien ne peut être réellement résolu par des décisions d’experts qui

s’imposeraient contre la démocratie »

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s’attachent depuis la Révolution fran-çaise à inventer les formes d’une démo-cratie de plus en plus limitée, unedémocratie d’apparence. Cela se faittrès ouvertement au nom de la renta-bilité, de la compétitivité, de l’efficacitééconomique, devenues l’alpha etl’oméga en tous domaines. Nous nerecherchons pas la gabegie et l’ineffi-cacité, mais nous voulons penser ledéveloppement de nos sociétés avecpour boussole l’humain. L’humain, nonpas comme variable d’ajustement,comme exécutant, comme marchan-dise, comme réceptacle, comme coût.L’humain comme acteur, créateur, pro-ducteur, avec sa dignité, sa liberté et sesdroits, égaux à ceux des autres humains.Nous ne parlons pas de démocratiepour habiller nos discours et nos actesde guirlandes inutiles, mais parcequ’elle est le seul moyen de respecterpleinement chacune et chacun et quenous sommes loin du compte. Poser laquestion de la démocratie, c’est poserla question de la propriété. À qui appar-tient le bien commun, à qui appartientl’avenir ?Isabelle Lorand : Après la libéralisation deLa Poste, la territorialisation du systèmede santé, la mise en concurrence desuniversités, voilà que les gamins sontdans l’œil du cyclone avec la réformePeillon. Revenons au puzzle imposé parl’Union européenne : l’adaptation glo-bale de tous les atouts des pays aux exi-gences du marché de la connaissance.Pièce majeure, les services publics sontenjoints de s’y plier. Ils deviennent desboîtes à former des salariés adaptableset flexibles, à les transporter, à chercherdans les filières rentables, à développerles réseaux numériques ou de trans-ports indispensables à la rentabilité…Et pour les activités rentables commela santé, le maître mot est privatisation.Mais de partout leur logique génère desfailles. Exemple, la mobilisation pourle métro Grand Paris express. Il devaitêtre dédié aux déplacements entre lespôles de compétitivité en traversant lesquartiers sans s’arrêter. Grâce à l’enga-gement de nombreux acteurs, notam-ment des élus du Front de gauche, letrajet et les stations mettront les amé-nités de la ville à portée de tous. Cettejolie victoire est un grain de sable dansle puzzle libéral. C’est un encourage-ment à ne pas lâcher l’affaire.

La Revue du projet : Comment concilierdécentralisation et égalité républicaine ?Quel projet de décentralisation portent lescommunistes ?Pierre Dharréville : Nous sommes porteursd’une grande idée, celle de coopéra-tion. La coopération, couplée à la par-ticipation, c’est la clef pour faire faceaux défis de nos territoires. Car nous ne

nions pas la nécessité de penser l’ave-nir à différents niveaux. Tout ne peutpas être résolu dans les frontières d’unecommune, de façon autarcique. Maisrien ne peut être réellement résolu pardes décisions d’experts qui s’impose-raient contre la démocratie. Noussommes partisans d’une dimensioncoopérative qui impose l’inventiond’institutions d’un nouveau type, etimpose à l’État d’arrêter la course audésengagement pour jouer tout sonrôle. Nous sommes habitués à des ins-titutions de type régalien. Les supra-institutions doivent au contraire jouerun rôle de mise en synergie, de cataly-seur de projets, de moteur, mais ausside construction collective à partir dece que chacun amène. Cela doit induireune notion de liberté. La populationdoit pouvoir participer en amont auxdébats, à l’élaboration alors que noussommes dans un accroissement de ladélégation de pouvoirs. La décentrali-sation doit conduire à plus de démo-cratie. Mais elle appelle aussi uneréflexion sur le rôle de l’État qui est degarantir l’égalité républicaine. Unedécentralisation sans cadres, c’est lacompétition et la concurrence. Nousavons besoin d’institutions partenairespour l’égalité et la démocratie. Et pournous, la décentralisation doit se pen-ser dans le cadre du service public,inventer un nouveau mode de gestionoù les citoyennes et citoyens sont mieuxassociés, où la propriété publique prendtout son sens jusque dans la gestion.Isabelle Lorand : D’abord, décentralisa-tion ne doit pas rimer avec désengage-ment de l’État. L’acte III serait, selon sespromoteurs, la clé pour répondre à lacrise du logement en Île-de-France, àcelle du transport à Marseille. Qui peutcroire qu’un maire hostile à construiredu logement social, le fera souscontrainte métropolitaine alors qu’il s’yoppose quand c’est la loi. Donc claire-ment, l’État doit prendre ses responsa-bilités et faire appliquer la loi.Et puis comme son nom l’indique,décentralisation doit rimer avec proxi-

mité. Mais proximité ouverte. Autre -ment dit, la proximité comme garantiedémocratique et ouverte parce qu’endialogue. La moitié des 11 millions d’ha-bitants vivent sur 6 % de la surface del’Île-de-France. C’est dire combien l’ag-glomération parisienne est une zonetrès dense. Les habitants de Bagneuxou Champigny, travaillent à Nanterreou Paris, vont au théâtre à Vitry ouAubervilliers et au foot à Saint-Denis.On vit métropole. C’est un truisme dedire que ce territoire de vie mérite unecohérence de projets. L’expérience dusyndicat Paris-Métropole – lieu de coo-pération entre les acteurs du territoire– est sûrement la forme la plus avan-cée de démocratie pour un systèmeaussi complexe qu’une métropole.Même s’il reste beaucoup de chemin àparcourir. Bien sûr, j’entends les cri-tiques. Ça ne va pas assez vite. Allantparfois jusqu’à évoquer le caractèrecontraignant de la démocratie « on nepeut jamais construire car les riverainssont toujours opposés ». Pour nous, ladémocratie n’est pas négociable. Plutôtque de retoquer le syndicat Paris-Métropole, il serait sûrement plus per-tinent d’aller plus loin en permettantaux citoyens comme aux forces socialesd’en devenir acteurs.Pour la première fois de son histoire,l’humanité est plus urbaine que rurale.Cette révolution appelle des réponsesrésolument modernes. Plutôt que deles chercher dans le passé jacobin,ayons confiance en une authentiquedécentralisation et ayons l’audace del’expérimentation. n

Propos recueillis par Léo Purguettepour La Revue du projet.

*Pierre Dharréville est membre de lacoordination nationale du PCF,chargé du secteur République,démocratie, institutions.Isabelle Lorand est membre ducomité exécutif national du PCF,chargée du secteur Ville, ruralité,aménagement du territoire.

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PAR MICHEL BIARD*

En ces premières années du XXIe

siècle, les Français sont toujoursimprégnés d’un certain nombre

d’idées reçues à propos de leur histoirenationale, à tel point qu’une certainemode éditoriale a pu susciter la nais-sance d’ouvrages consacrés à ces idéeserronées tandis qu’une collection accu-mulait des volumes destinés « auxnuls », parmi lesquels plusieurs sontconsacrés à l’Histoire de France. Cette« nouvelle cible » s’est même vu pro-poser récemment une « Révolutionfrançaise pour les nuls », livre assorti« d’une bonne dose d’humour et d’espièglerie » nous annonce-t-on.Naturellement il est toujours possiblede se démarquer de pareille collectionen ne se sentant pas « nul » et, plusencore, force est d’espérer qu’unemajeure partie de la population n’estpas concernée, que les manuels sco-laires ne véhiculent pas trop d’idéesreçues et a fortiori que ces dernièresne contaminent point ceux et cellesqui exercent tel ou tel magistère où laparole est reine. Hélas, il faut se résou-dre à déchanter s’agissant de conceptscomme « État jacobin » ou « centrali-sation ». La thèse proposée parTocqueville en 1856, dans un ouvrageau titre explicite (L’Ancien Régime et laRévolution), continue à imprimer samarque dans une sorte de vernis cul-turel commun à l’immense majoritédes Français, tandis que les mots « jaco-bin » et « jacobinisme » sont toujourschargés d’anathèmes dans nos débatspolitiques contemporains.

L’ADJECTIF « JACOBIN », UNQUALIFICATIF INJURIEUX ?Qu’écrivait Tocqueville à ce sujet ? Sil’on veut bien me pardonner de résu-mer en quelques mots un livre aussiimportant, il affirmait que, bien avantla rupture de 1789, l’État monarchiqueavait détruit l’ordre féodal et ôté à lanoblesse son pouvoir politique grâce,d’une part, à l’absolutisme, d’autre part,à la centralisation. En dépit de la miseà mort de la monarchie dans l’été 1792,la Révolution, le Consulat et l’Empiren’auraient donc fait que s’inscrire dansune évidente continuité centralisatrice,et la création des préfets en 1800 seraitune simple renaissance du rôle autre-fois dévolu aux intendants : « Leshommes de 89 avaient renversé l’édi-fice, mais ses fondements étaient res-tés dans l’âme même de ses destruc-

teurs, et sur ces fondements on a pu lerelever tout à coup à nouveau et le bâtirplus solidement qu’il ne l’avait jamaisété ». À suivre ce raisonnement, lesFrançais seraient ainsi accoutumés àvivre avec un État centralisateur quece soit sous les Bourbons, les Jacobinsou Napoléon Bonaparte. Comme si,somme toute, la nation souffrait d’uneétrange “maladie” (de « l’âme » ?) per-

sistant au fil des siècles, cette centrali-sation qu’il est aujourd’hui de bon tonde vouer aux gémonies tout en vantantles vertus supposées naturelles de sonantonyme, la décentralisation. Et parmiles responsables majeurs de cette situa-tion, il est tout autant de bon ton dedénoncer les Jacobins et lesMontagnards des années révolution-naires, tenus pour avoir été des défen-seurs acharnés de la centralisation, làoù leurs adversaires girondins passentpour avoir été partisans d’un « fédéra-lisme » soucieux des libertés locales etpar là même opposé à toute centrali-sation. Cette idée reçue est si prégnantequ’il ne se passe pas une semaine sansque les débats politiques et/ou lesmédia n’emploient l’adjectif « jacobin »comme un qualificatif injurieux, à telpoint que les deux mots associés dansl’expression « centralisation jacobine »finissent par ressembler à un pléo-nasme.

UNE LUTTE POUR L’EXERCICEDES PRÉROGATIVES Rappelons d’emblée que plusieurs his-toriens ont ces dernières années criti-qué la notion d’« absolutisme », a for-tiori la thèse qui évoquait un« absolutisme » triomphant avant 1789,avec des libertés provinciales étoufféeset des intendants décrits comme lestout-puissants « hommes du roi ». Àtitre d’exemple, mentionnons le cas dela France du Nord-Ouest, étudié dansles travaux de Marie-Laure Legay, quimet en valeur le rôle des États provin-ciaux d’Artois dans un processus de

grignotage des fonctions dévolues àl’intendant. En effet, les États de cetteprovince septentrionale ont réussi peuà peu à évincer en partie l’intendantdu contrôle des finances de la province,de la tutelle des communautés rurales,des affaires liées aux biens commu-naux, de l’administration des chemins,ou encore du contrôle sur la gestiondes villes. Marie-Laure Legay analyse

ces transferts de pouvoirs non commeun conflit entre centralisation et désird’autonomie plus grande des pro-vinces, mais comme une lutte pourl’exercice des prérogatives royales.Dans cette optique, confier davantagede pouvoirs aux États provinciaux apour objectif de déléguer des tâchesingrates à un pouvoir provincial jouis-sant d’une légitimité supérieure à cellede l’intendant pour administrer lessujets du roi. Ce n’est donc point la cen-tralisation qui est en jeu, mais une autreapproche destinée à placer les élitesprovinciales au service du pouvoir cen-tral, en usant de deux relais provin-ciaux. Toutefois, il n’en reste pas moinsque, à la veille de 1789, les intendantsconservent souvent une image détes-table, celle d’envoyés du pouvoir cen-tral soumettant les provinces à leurautorité et supposés omnipotents. Àce titre, ils sont une cible de prédilec-tion de ceux qui réclament desréformes dans l’administration duroyaume et sont plus encore deshommes exposés à la colère populairedans l’été 1789. Le sort réservé à l’in-tendant de Paris, Bertier de Sauvigny,sauvagement mis à mort le 22 juilletde cette année, avait à coup sûr de quoiles terrifier.

FAIRE DISPARAÎTRE « L’ESPRITDE PROVINCE » AU BÉNÉFICEDE L’UNITÉ NATIONALEDans les semaines et les mois qui sui-vent le supplice de la « lanterne » infligéà Bertier de Sauvigny, l’Assembléeconstituante entreprend une œuvre

« Il ne se passe pas une semaine sans queles débats politiques et/ou les média

n’emploient l’adjectif “jacobin” comme unqualificatif injurieux, à tel point que les deux

mots associés dans l’expression“centralisation jacobine” finissent par

ressembler à un pléonasme. »

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« ÉTAT JACOBIN » ET CENTRALISATIONLa pérennité de quelques idées fausses sur la Révolution française.

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gigantesque, notamment pour créertoutes les institutions destinées à sesubstituer à celles de ce qui est sou-dain devenu « l’Ancien Régime ».Opère-t-elle alors une décentralisationavant la lettre, en créant départements,districts et communes ? L’idée estencore souvent retenue par les histo-riens, ce qui leur permet alors d’évo-quer le temps de la « République jaco-bine », tout spécialement 1793 et l’anII, comme une sorte de malheureuxretour en arrière qui ferait à nouveautriompher la centralisation en dépitdes efforts initiaux de l’Assembléeconstituante. En réalité, divers travauxont prouvé que les nouveaux décou-pages territoriaux créés par lesConstituants visaient surtout à ratio-naliser les subdivisions administratives,à faire disparaître « l’esprit de province »au bénéfice de l’unité nationale, ainsiqu’à affaiblir le pouvoir exécutif en évi-tant de créer dans les départementsdes agents puissants au service du roi.L’objectif essentiel était en quelquesorte de « désarmer le roi », comme l’aautrefois écrit Alphonse Aulard, et nonde décentraliser. Pour ce faire, danschaque département est installé en1790 un personnage baptisé procureurgénéral syndic. Élu parmi les citoyensvivant dans ce territoire, il représentele pouvoir exécutif (le roi et ses minis-tres) et est chargé de veiller à l’appli-cation des lois. Il assiste à toutes lesréunions des autorités départemen-

tales élues (Conseil général etDirectoire), au cours desquelles il dis-pose d’une voix consultative, et nondélibérative. Néanmoins, aucun rap-port ne peut être soumis à délibérations’il n’en a pas d’abord eu communica-tion, et aucune décision ne peut êtreprise sans qu’il ait été entendu. Enapparence réduit au statut d’observa-teur passif, son avis peut donc se révé-ler décisif et son autorité morale estgrande, d’autant que les modalités élec-

MARSEILLE, MAIN BASSE SUR LA VILLELa volonté centralisatrice puis libérale de réduire en nombre et en pouvoirsles 44 000 communes créées par Mirabeau en décembre 1789 ne s’est jamaisdémentie. Après la suppression autoritaire de 7 000 communes par Napoléonen l’an VIII, puis les tentatives sans cesse renouvelées de fusion comme en1971 avec la loi Marcellin ou d’intercommunalité forcée, la France, puis l’Europen’ont cessé de considérer la démocratie locale comme un coût, un coût finan-cier, un coût politique. Le projet de loi d’aujourd’hui s’inscrit, avec une puis-sance jamais atteinte, dans cette logique. J’en veux pour preuve la métro-pole lyonnaise qui est, n’en doutons pas, le chemin tracé pour toutes les autresmétropoles. C’est le chemin de la fin des communes.

UNE NÉGATION DE LA DÉMOCRATIE LOCALENous avons affaire à un véritable projet de recentralisation qui nie la démo-cratie locale, recompose les territoires au service de la finance et s’inscritdans la doxa libérale européenne de la concurrence libre et non faussée etde la réduction des dépenses publiques. Au nom de celle-ci, ils ne peuventaccepter que des maires, des présidents d’Établissements publics de coo-pération intercommunale (EPCI) décident de gérer, dans le cadre du servicepublic, avec les citoyens, des services comme l’eau, l’assainissement, les can-tines, les crèches, le ramassage des ordures ménagères sur lesquels les grandsgroupes, friands de bénéfices, lorgnent avec avidité. Dans le même mouve-ment, ils veulent confisquer le pouvoir d’aménagement des maires, « pom-per » des ressources déjà mises à mal par la suppression de la taxe profes-sionnelle, « faire les poches » des citoyens en alignant les taux d’imposition…C’est « main basse sur la ville ».Dans les Bouches-du-Rhône, 109 maires sur 119, représentant un million d’ha-bitants, cinq présidents d’EPCI. sur six, sept sénateurs sur huit sont contre lamétropole modélisée à Lisbonne. Rien n’y fait. En quoi est-il plus urgent desatisfaire aux exigences de l’Union européenne que de satisfaire aux intérêtsdes populations et de leurs territoires ? Ces mêmes maires, avec l’Union desmaires des Bouches-du-Rhône, portent un projet de coopération efficace,qui peut être mis en œuvre immédiatement, qui respecte les communes etleurs établissements publics, associe la région et le département, porte lesquestions majeures des transports, de l’aménagement, du développementéconomique ou de la protection de l’environnement. Il s’appuie sur le ressortde la démocratie locale et de la coopération. La coopération intercommunale,aux termes de l’article L-5211-1 du code général des collectivités territoriales«se fonde sur la libre volonté des communes d’élaborer des projets communsde développement au sein de périmètres de solidarité ». Force est de consta-ter que ce projet de loi ignore la libre volonté des communes. Il faut donc trou-ver une nouvelle définition qui serait désormais : « La coopération intercom-munale, avec la création des métropoles, se fonde sur l’obligation pour lescommunes d’élaborer des projets définis par une structure centralisée impo-sée par l’État. » Voilà la vraie nature de ce projet de loi.

UNE FAUTE POLITIQUEL’imposition, à marche forcée, des métropoles, imaginées par Nicolas Sarkozy,renforcées par Jean-Marc Ayrault, est une faute politique. Il faut rejeter cetteloi et poser les bases, avec les élus et les citoyens d’une véritable décentra-lisation qui mette au cœur l’intérêt des populations, la solidarité, le servicepublic. Elle doit s’accompagner d’une véritable réforme de la fiscalité locale.Dans tous les cas, les citoyens doivent être au cœur du processus de déci-sion et la consultation par référendum, comme je le propose depuis le moisd’octobre 2012, doit être une exigence nationale.

PAR GABY CHARROUX,député des Bouches-du-Rhône,

maire(PCF) de Martigues.

« C’est en raisondes obstacles mis à

la circulation deslois de Paris jusque

dans chaquecommune que

l’absenced’intermédiaires se

fait alorscruellement sentir »

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torales impliquent de facto une forteprobabilité que des notables soient élusà ces fonctions. Cette institution estsouvent décrite dans l’historiographiecomme vouée à l’échec dès sa nais-sance, pourtant une thèse de doctoraten cours nous apportera prochaine-ment une appréciation à coup sûr trèsdifférente. Le problème majeur de cetteinstitution réside dans le fait qu’elleétait conçue sur l’idée d’une « NouveauRégime » se mettant en place sansheurts, ni contradictions, dans laconcorde idéale rêvée par lesConstituants et mise en scène lors dela fête de la Fédération le 14 juillet 1790.Or, dès les premiers mois de laRévolution, à plus forte raison sitôt queles questions religieuses – et d’autressujets de friction – viennent susciterdes troubles et empoisonner les débatspolitiques, contradictions et tensionsse multiplient, rendant de ce fait péril-leux le relatif vide créé entre Paris et lesdépartements par la disparition desintendants. Ainsi, en 1791 et 1792, denombreux troubles illustrent les défautsde la nouvelle pyramide administra-tive. Ici, des manifestations populairesdans les campagnes amènent des élusmunicipaux à prendre la tête d’attrou-pements qui contestent de manièreouverte les ordres venus de Paris et desautorités départementales (à proposdes droits féodaux, des subsistances,etc.). Là, ces mêmes autorités dépar-tementales rechignent à obéir aux déci-sions de la capitale, avec l’assentimentdu procureur général syndic ou sansqu’il puisse de toute façon intervenirde façon efficace. Au printemps 1792,un député à l’Assemblée législative,Français de Nantes, résume de manièreexemplaire la question, en déplorant

que « ces magistrats ne voient que leurclocher, [qu’] ils n’aperçoivent pas lagrande pyramide nationale, qui est laloi ». Et ce législateur se livre alors à unvéritable plaidoyer en faveur d’unepyramide administrative qui redevien-drait enfin efficace : « Le secret de fairecesser les troubles, c’est d’attacher lescitoyens à leurs municipalités, lesmunicipalités aux corps administra-tifs, les corps administratifs au gouver-nement et au corps législatif, et tous àla Constitution et à la loi. Si cette chaînevient à rompre, si cette harmonie demouvements vient à se troubler, nous

verrons toujours des pillages et desinsubordinations […] au milieu de tantde passions irritées, de l’aigreur, de tantde besoins, de conspirations toujoursavortées et toujours renaissantes, nousavons besoin d’un gouvernement quisoit environné de cette puissance d’opi-nion qui commande impérieusementl’obéissance […]. La liberté peut périren France de deux manières : ou par

un choc violent entre deux partis (etcertes elle ne périra pas ainsi, parcequ’entre l’esclavage et la liberté le com-bat ne sera jamais douteux) ; ou parl’insubordination des citoyens, par ladissolution des pouvoirs, par la fatigued’une longue et douloureuse anar-chie […]. Dans un tel ordre de choses,il n’y a de profit que pour les usurpa-teurs et les brigands. Il est prouvé partoute l’histoire qu’une révolution peutrégénérer un Empire, mais qu’une suitede révolutions le tue ». Se contenterd’analyser ce discours comme une sim-ple volonté de retour à la centralisa-

tion serait une double erreur de pers-pective. D’une part, bien sûr, en raisonde l’absence d’une réelle décentralisa-tion en 1789, d’autre part, car l’institu-tion des procureurs généraux syndicsaurait tout à fait pu fonctionner dansun royaume dépourvu de tensionsaussi importantes que celles de 1791et 1792. C’est en raison des obstaclesmis à la circulation des lois de Parisjusque dans chaque commune quel’absence d’intermédiaires se fait alorscruellement sentir, aussi la volontéd’une centralisation renforcée naît-elledu constat de ces dysfonctionnements,non d’une « idéologie », à plus forte rai-son d’une « idéologie jacobine ».Lorsque la persuasion a échoué à rame-ner des autorités locales dans l’obéis-sance, l’envoi de commissaires est fré-quent. Les autorités départementales,parfois même celles du district, dési-gnent en leur sein plusieurs citoyenschargés de se rendre sur place. Maisencore faut-il qu’ils soient écoutés, ordes commissaires du départementn’ont guère qu’une autorité morale, cequi se révèle insuffisant en cas de ten-sions importantes. En outre, pour peuque les élus placés à la tête du dépar-tement, voire le procureur général syn-dic lui-même, désobéissent aux ordresvenus de la capitale, qui peut faire res-pecter ceux-ci ? Les événements du 20juin et surtout du 10 août 1792 illus-

« En réalité, divers travaux ont prouvé queles nouveaux découpages territoriaux créés

par les Constituants visaient surtout àrationaliser les subdivisions administratives,

à faire disparaître “l’esprit de province” aubénéfice de l’unité nationale, ainsi qu’à

affaiblir le pouvoir exécutif en évitant decréer dans les départements des agents

puissants au service du roi. »

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trent ce problème, lorsque plusieursdépartements contestent ouvertementle sort fait au roi. C’est pourquoi, peuà peu, l’Assemblée législative puis laConvention nationale naissante enviennent à recourir à des envoyés d’ungenre particulier, qui vont vite êtreappelés « représentants du peuple enmission ». Ce qui n’est alors qu’unmoyen de fortune destiné à affronterdans l’urgence les problèmes qui seposent, devient au printemps 1793 uneinstitution « révolutionnaire », en géné-ral considérée par l’historiographiecomme l’un des vecteurs majeurs dela « centralisation jacobine ».

LES REPRÉSENTANTS DUPEUPLE EN MISSION De 1793 à 1795, ces représentants dupeuple en mission sont de fait des auto-rités essentielles et des rouages d’unecentralisation des pouvoirs, toutefoisil convient de souligner plusieurspoints. Tout d’abord, cette institutionn’a jamais été comprise autrement quecomme éphémère, tout comme le gou-vernement était alors dit « révolution-naire jusqu’à la paix ». Il n’était en rienquestion de la pérenniser au-delà dela fin de la guerre avec les puissancesétrangères, et seuls quelques raresreprésentants du peuple ont émis lesouhait de la voir installée à demeure.Ensuite, cette institution n’a jamais eula prétention de couvrir de manièrepermanente tout le territoire nationalet seules quelques missions collectivesont, pour un temps limité, concernéchaque département. Enfin, loin d’êtreassimilables à de simples « agents » dupouvoir central, les représentants dupeuple en mission se sont comportéscomme des intermédiaires entre pou-voir central et pouvoirs locaux, entrepouvoirs et citoyens. Ce sont les choixopérés aux lendemains de thermidoran II, puis par les historiens, qui ontcentré l’image de cette institution «révolutionnaire » sur le portrait dequelques individus tels Carrier ou LeBon. Ce faisant, non seulement lesreprésentants du peuple en missionétaient dès lors assimilés à des person-nages fort peu recommandables, engrande partie responsables des vio-lences de la Terreur, mais aussi à desinstruments d’une « centralisation jaco-bine » violant les libertés des citoyenset faisant fi des autorités locales.Toutefois, le portrait collectif désor-mais établi par les recherches les plusrécentes modifie la perception quenous avions de leur rôle. D’une part, iln’est plus possible d’associer dans unmême opprobre les 426 représentantsdu peuple en mission et l’infime mino-rité d’entre eux qui a couvert de sonautorité des répressions terribles

comme à Nantes ou Lyon en 1793.D’autre part et surtout, si on ne sauraitnier qu’ils ont contribué à un effort cen-tralisateur, le temps fort de la centrali-sation n’est pourtant pas entre 1792 et1795, a fortiori en l’an II au cœur de la« République jacobine », mais dans lesannées qui ont suivi, sous le Directoirepuis le Consulat.

LE TEMPS FORT DE LACENTRALISATION : DIRECTOIREET CONSULATEn effet, la Constitution de l’an III, quifonde le Directoire mis en place à l’au-tomne 1795, crée auprès de chaqueadministration de département uncommissaire central nommé par lepouvoir exécutif. S’il est choisi parmiles citoyens du département, si ses pou-voirs sont encore assez réduits et s’il aen face de lui des administrateursdépartementaux élus, il n’en est pasmoins un rouage destiné à renforcer lecontrôle des autorités locales par lepouvoir exécutif et à accroître la cen-tralisation. Néanmoins, bien davan-tage que ces éphémères commissairesdu Directoire qui, par certains aspects,rappellent les anciens procureurs géné-raux syndics (à cette différence fonda-mentale qu’ils sont nommés et non pas

élus), ce sont surtout les préfets, créésle 17 février 1800 (28 pluviôse an VIII),qui sont les hommes forts de la cen-tralisation. Nommés directement parle Premier Consul, Napoléon Bona -parte, ces préfets dépendent unique-ment du pouvoir exécutif et sont desagents en principe soumis à ses volon-tés d’autant qu’ils peuvent être desti-tués à tout moment. En face d’eux, levide est fait puisque les autorités localesne sont plus choisies par le vœu descitoyens et n’ont donc plus de légiti-

mité électorale à opposer aux agentsdu pouvoir central. De plus, ils dispo-sent du relais des sous-préfets, entiè-rement à leurs ordres, dans les arron-dissements qui ont été découpés ausein des départements. Pour autant,les préfets ne sont point les person-nages tout-puissants brocardés partoute une littérature et un certain nom-bre de freins à la centralisation existenttoujours ; mais il n’en reste pas moinsque le véritable temps fort de cette cen-tralisation pendant la Révolution fran-çaise doit bel et bien être situé en 1800et certes pas en 1793. Dès lors, ce quiest aujourd’hui nommé « État jacobin »mérite fort mal cette appellation, d’au-tant que les idées des Jacobins n’impli-quaient pas à l’origine une volonté cen-tralisatrice. Pour oser la formule et lerapprochement, il me semble possibled’affirmer que, là où les Girondins n’ontpas été partisans d’une Républiquefédérale et ont néanmoins prêté le flancà l’accusation de « fédéralisme » par lesrévoltes ouvertes en leur nom dans l’été1793, Jacobins et Montagnards ont été« centralisateurs » avant tout en fonc-tion des circonstances et non en vertud’une « idéologie » conçue dès 1789.En revanche, une véritable volonté cen-tralisatrice est indéniable en 1800 etelle est fondamentalement liée à cerenforcement du pouvoir exécutifesquissé dès 1795 et mené à son termepar Bonaparte.

De nos jours, préfets et sous-préfetsrestent des personnages clefs dans lesrouages administratifs, malgré les évo-lutions certaines de leurs pouvoirs etattributions depuis les étapes succes-sives de la décentralisation ouverte en1982 ; de même, il va de soi que laRépublique française peut toujours àbien des égards apparaître comme unÉtat bien plus lié à la centralisation quecertains de ses voisins immédiats. Maisc’est notamment au tournant de 1800que cela est dû, et non à un prétendu« État jacobin », a fortiori à une toutaussi prétendue continuité entre lesefforts centralisateurs de la monarchieavant 1789 et ceux de la Révolutionfrançaise. Faisons donc un vœu pourque cesse enfin l’utilisation du mot« jacobin » comme synonyme de « cen-tralisateur » n

« Le temps fort dela centralisation

n’est pourtant pasentre 1792 et 1795, a

fortiori en l’an II aucœur de la

“Républiquejacobine”, mais

dans les années quiont suivi, sous leDirectoire puis le

Consulat. »

*Michel Biard est historien. Il estprofesseur d’histoire du mondemoderne et de la Révolutionfrançaise à l’université de Rouen.

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PAR GUY DI MÉO*

La forme post-fordiste de l’évolu-tion du mode de productioncapitaliste, inaugurée avec les

années 1960, plus encore le triompheplanétaire du néolibéralisme ont modi-fié, à la fin du XXe siècle, l’antique fonc-tion métropolitaine. On sait que celle-ci consistait à l’établissement derapports hiérarchiques, dominateurset hégémoniques, entre certaines villesou pays dénommés métropoles et cer-tains territoires d’outre-mer qualifiésde colonies. L’ère d’une (néo)métro-polisation généralisée et universelle,échappant aux vieux modèles mercan-tiliste et colonial, ne naquit, de fait,qu’au cours du second XXe siècle. Elleconcerne des agglomérations de bonne

taille, parfois multimillionnaires, repé-rables à partir d’un seuil minimal dequelques centaines de milliers d’habi-tants qui se répartissent, dans unemême logique de bassin d’activités,autour de plusieurs centres.

UNE DYNAMIQUEINÉLUCTABLE DEMONDIALISATION DUCAPITALISMELes bourgeoisies et les entreprises deces nouvelles métropoles ménagentdésormais, entre elles, des rapportsplus souples, plus intenses et plusdenses que jadis. Dans la mesure oùles populations du monde dépendent,pour leur développement, de fluxfinanciers et informationnels, mais

aussi d’échanges de savoirs, d’hommeset de marchandises, les métropoles quiles émettent et les diffusent détiennentd’énormes pouvoirs. Vivant au rythmedu capitalisme mondialisé, elles répan-dent le souffle néolibéral qui les engen-dre sur toute la planète. Elles tradui-sent, géographiquement, sa volonté depuissance sans borne. De fait, il n’estplus guère de lieu du monde, même leplus reculé, qui n’échappe à l’influenceet à l’autorité de ces métropoles. Lamétropolisation, c’est aussi une capa-cité d’intégration d’organismes urbainsdispersés sur la terre, constituant àl’échelle mondiale, par leurs liens,matériels ou non, une véritable toile,un tissage d’interactions.

DE NOUVEAUX PROCESSUSD’URBANISATIONMais la métropolisation, ce sont éga-lement de nouveaux mécanismes d’ur-banisation produisant des espaces tou-jours plus vastes. Par-delà la ville, ausens de la cité, le besoin d’espaces etde distinction sociale, les coûts fon-ciers et les goûts des habitants contem-porains produisent d’immenses exten-sions périurbaines ou rurbainesd’habitations généralement indivi-duelles, surtout dans les pays riches.Ces zones s’organisent autour de nou-velles centralités, à l’image de l’edge-city américaine. De telles « villes émer-gentes » s’inscrivent au sein de réseauxde centres hiérarchisés, vers lesquelsconvergent les nécessaires mobilitésquotidiennes liées au travail, à la viesociale, ou à la consommation et auxbesoins de services.Ce qui différencie également la métro-polisation de l’urbanisation ordinaire,c’est une trame supplémentaire d’in-frastructures permettant des liaisonsaisées à toutes les échelles : du local,entre les entités constitutives de chaqueaire métropolitaine (voies rapides ettransports en commun métropoli-tains), et du continental (nœuds auto-routiers et ferroviaires à grande vitesse)jusqu’à l’intercontinental (hubs aérienset maritimes).

« Le fossé entre les différents niveauxmétropolitains, à l’échelle de la planète,

entre le Nord et le Sud, comme à l’échelondes territoires nationaux, entre capitales et

métropoles régionales, s’approfondit. »

Source : INSEE, Comptes régionaux des ménages

Produit intérieur brut(PIB) par habitant parrégion (euros/hab)

Produit intérieur brut(PIB) par habitant parrégion (euros/hab)

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R LA MÉTROPOLISATIONREFLET ET OUTIL DE LA MONDIALISATION/GLOBALISATION

Triomphe des techniques de l’information et de la communication, de l’em-prise du secteur des services sur toute l’économie, de mobilité généralisée etaccroissement de la ségrégation sociale et spatiale caractérisent les métro-poles. Dans ces réseaux exceptionnels de créativité, justice sociale et gestiondémocratique restent à conquérir.

Page 15: La revue du Projet n ° 32

munities et autres aires d’habitat fer-mées. D’autre part, elle isole des ghet-tos défavorisés, plus ou moins aban-donnés, selon les pays, par la puissancepublique.

LA MÉTROPOLISATION : QUELAVENIR, QUELS ESPOIRS ?La métropolisation paraît, à l’heureactuelle, incontournable. Elle tendmême à s’étendre à toute forme d’urbanisation, jusqu’aux villes petiteset moyennes que digèrent des espacesmétropolitains conquérants. N’attein -dra-t-elle pas ses limites ? Ne connaî-tra-t-elle pas des formes d’urbanisa-tion alternatives ? Si la question resteposée, rien ne présage qu’une contes-tation sérieuse de cette forme de crois-sance soit vraiment à l’ordre du jour.C’est que nombre d’arguments mili-tent en faveur d’une lecture plushumaine du phénomène que celle quesuggèrent les innombrables analysesinsistant sur l’urbanisation tentacu-laire des métropoles, facteur d’insécu-rité, d’inégalités socio-spatiales, dedéréliction individuelle et de désastreécologique. Les métropoles constituenten effet des territoires et des réseauxexceptionnels de créativité. Elles doi-vent cet avantage à l’intensité des inter-actions humaines et sociales que laconcentration d’individus les plusdivers qu’elles abritent autorise. Leurattrait tient en grande part à la séren-dipité, ce don de faire des trouvailleset des rencontres inattendues, que leursespaces réservent à leurs habitants. Lesmétropoles sont, en conséquence, desespaces de ressources inégalés, biensupérieurs par leur efficacité sociale àceux que les phases antérieures dudéveloppement de l’humanité et deses villes ont pu produire. Ce sont aussides aires assurancielles où les travail-leurs, en attente d’un poste ou souhai-tant développer une activité, conser-vent le plus de chance d’atteindre leurbut. À ce compte, il convient sans douted’envisager la métropolisation commeune réalité durable. Dès lors, les ques-tions du gouvernement démocratiquedes métropoles, de leur gestion soute-nable (sur les plans économique, socialet environnemental) comme de l’éta-blissement en leur sein d’une justicesociale et spatiale acceptable sont, plusque jamais, d’actualité. n

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*Guy Di Méo est géographe. Il est professeur à l’université deBordeaux III.

UN RÉSEAU MONDIAL À LAFOIS GLOBALISÉ ETHIÉRARCHISÉDans ces conditions, les métropolesassument et propagent des fonctionsessentielles, politiques, économiques,culturelles, qui tendent à ne plus for-mer qu’un système globalisé, molle-ment remis en cause par les résiliencesterritoriales, parfois non négligeables,il est vrai, des États nations. Depuisquelques décennies, il s’agit en fait de« mères » (étymologie du mot métro-pole) toujours plus possessives, tou-jours plus hybrides et multiethniques.Ce sont les organisatrices majeuresd’un espace géographique qui génère,sous leur gouverne, des ressourcesaccrues.

Ce constat pose un premier problème.Si le phénomène acquiert, de nos jours,une ampleur universelle, matérialiséepar le déferlement des nappes urbainesqu’il produit, métropoles des paysriches et des pays pauvres ne logentpas à la même enseigne. Le fossé entreles différents niveaux métropolitains,à l’échelle de la planète, entre le Nordet le Sud, comme à l’échelon des terri-toires nationaux, entre capitales etmétropoles régionales, s’approfondit.On sait que x millions d’habitants,regroupés dans une agglomérationurbaine des pays du Sud, ne représen-tent pas la valeur économique, le pou-voir politique et la capacité de com-munication ou de productiond’information de son équivalent démo-graphique du Nord.Les métropoles dumonde riche occidental, à un moindredegré celles de l’Asie et de la Russie,concentrent les principales structuresde commandement économique de laplanète, en particulier les sièges desbanques, des grandes entreprises mul-tinationales et des organismes inter-nationaux. Elles fixent les bureaux dessociétés financières et des firmes deservices de niveau mondial.Ces phénomènes polymorphes de

métropolisation participent donc del’ère de la mondialisation et de la glo-balisation. Ils témoignent du triomphedes techniques de l’information et dela communication (TIC), de l’emprisedu secteur des services sur toute l’éco-nomie, de la montée en puissance desmoyens de transport rapides, de lamobilité généralisée… Ils tirent partiet profit d’un temps contemporain oùles connexités topologiques, celles deflux parcourant des réseaux interur-bains de systèmes de transports/com-munications rapides, détrônent en par-tie les continuités et les contiguïtéstopographiques.

MÉTROPOLISATION, REMISEEN QUESTION DE LA VILLE ETINÉGALITÉSLa métropolisation qui se déroule selonles processus spatiaux de la diffusionurbaine donne des formes d’occupa-tion du sol plus diluées et plus rurali-sées que celles de la ville compacted’antan. À ce titre, certains auteurs,comme Françoise Choay, ne parlent-ils pas de la fin des villes ? Quoi qu’il ensoit, ces formes, planifiées ou plusspontanées, sinon chaotiques, ména-gent de nouveaux types de paysages,d’équipements et d’habitats, de rap-ports tant sociaux que spatiaux, dedéplacements des habitants, mais aussid’activités économiques, de gestion etd’appropriation des lieux, d’espacesvacants ou en attente d’affectation, demodes de gouvernance, de nuisanceségalement… On notera que dans cetunivers changeant, en mutationconstante, l’innovation sociale, terri-toriale, politique et économique est àl’œuvre. Elle ne naît pas forcément del’application stricte et centralisée derègles et de normes, mais plutôt de bri-colages incessants réalisés par l’ingé-nierie aménagiste locale, de détourne-ments de procédures inadaptées auxterritoires de base, d’improvisations etde ruses suscitées par l’urgence desdécisions et des mesures (sociales,urbanistiques, etc.) à prendre.Précisons encore que les systèmesmétropolitains constituent aussi d’im-placables machines à trier et à canali-ser les individus comme les groupeshumains. Ils distribuent et répartissenthommes et femmes selon leurs moyenséconomiques, parfois en fonction deleurs appartenances ethniques et cul-turelles. Même sans qu’une coercitionréelle soit exercée par des appareils oudes agents ouvertement répressifs, lamétropolisation assigne, au moins éco-nomiquement, à résidence. Elle confèreune ampleur accrue aux phénomènesanciens de ségrégation/segmentationsociale et spatiale. D’une part, elle mul-tiplie des bunkers de nantis : gated com-

« Les systèmesmétropolitains

constituent aussid’implacables

machines à trier età canaliser les

individus commeles groupeshumains. »

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PAR PAULINE DURAND*

Le 23 juillet dernier, l’Assembléenationale a adopté en le modi-fiant le projet de loi de moder-

nisation de l’action publique territo-riale et d’affirmation des métropolesprésenté par la ministre de la Réformede l'État, de la décentralisation et dela fonction publique. Ce projet de loimodifie de manière importante lastructure administrative de la France.Il prévoit notamment la création sansconcertation des populations demétropoles fusionnant des intercom-munalités existantes. De nombreusescommunes des agglomérations deParis, de Lyon et de Marseille se ver-ront ainsi privées d’un grand nombrede compétences qui leur permettaient,pour certaines d’entre elles, de menerdes politiques progressistes, par exem-ple en matière de développement etde tarification des services publics etde logement.

LE DÉBAT ENTRECENTRALISATION ETDÉCENTRALISATIONLes enjeux politiques de cette réforme,largement développés dans ce numérode La Revue du projet, et l’histoire poli-tique française montrent à quel pointla question de l’organisation adminis-trative d’un pays reflète l’état des

rapports de pouvoir en son sein. Ledébat entre centralisation et décen-tralisation a ainsi cristallisé dans lesassemblées révolutionnaires à partirde 1789 de vives oppositions. Schéma -tiquement, on résume souvent cedébat à l’opposition entre desGirondins favorables à la décentrali-sation et des Jacobins centralisateurs.Mais tandis que les Jacobins sontaujourd’hui à ce titre stigmatisés, c’est

pourtant bien Robespierre qui préco-nisait un renforcement du pouvoirlocal contre le pouvoir central afin dedéfendre les libertés. La résolution decette apparente contradiction résidedans les modalités de la décentralisa-tion : à l’inverse de la logique de

l’Ancien Régime qui avait créé un sys-tème administratif inégalitaire fondésur les privilèges des territoires, lesrévolutionnaires ont créé des struc-tures administratives sur la base de cri-tères égalitaires. Et dans cet esprit, lerenforcement des pouvoirs locaux nepeut avoir que pour objectif de garan-tir l’égalité des citoyens et la proximitéde la prise de décision. Rappelons àcet égard le rôle que les citoyens étaientappelés à jouer à l’échelle locale, dansle cadre de districts, dans la Consti -tution conventionnelle de 1793.La compréhension des termes de cedébat est essentielle pour compren-dre les évolutions ultérieures. Deux cli-vages principaux ont persisté, que l’onpeut résumer très schématiquementde la sorte : l’opposition entre les par-tisans d’un pouvoir central fort et ceuxde la décentralisation d’une part, etl’opposition au sein des partisans de

la décentralisation entre ceux qui sontfavorables à l’égalité et ceux qui défen-dent l’inégalité des territoires d’autrepart. Les régimes autoritaires ont étéplutôt centralisateurs et les régimeslibéraux plutôt décentralisateurs. Lesdépartements créés en 1790 pour cas-ser les privilèges provinciaux se sontainsi vus doter en 1871, après l’épisodeultracentralisateur de l’Empire, d’unconseil général élu au suffrage univer-sel, le pouvoir exécutif continuantd’appartenir toutefois à l’État centralincarné par le préfet. De même, crééesen 1789, les communes ont vu en 1884,sous la IIIe République, leur régimejuridique uniformisé avec un conseilmunicipal élu pour six ans et un pou-voir exécutif confié au maire. Mis à partl’épisode de Vichy et la création desétablissements publics régionaux, ins-pirés par les provinces de l’AncienRégime, l’organisation territoriale dela France a ensuite peu évoluéjusqu’aux lois de décentralisation de1982. Tout juste peut-on mentionnerles circonvolutions autour de l’orga-nisation territoriale de la région pari-

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« De nombreuses communes desagglomérations de Paris, de Lyon et de

Marseille se verront ainsi privées d’un grandnombre de compétences qui leur

permettaient, pour certaines d’entre elles,de mener des politiques progressistes, parexemple en matière de développement et

de tarification des services publics et delogement. »

L’HISTOIRE DE L'ORGANISATIONDU TERRITOIREDe l’organisation des communes en 1789 à la volontéde supprimer les départements aujourd’hui, la voied’un rétablissement de la logique de privilèges terri-toriaux de l’Ancien régime.

Source : INSEE, et DGFIP, revenus disponibles localisés (RDL)

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AGIR LOCALPlutôt que de supprimer des échelons de décisionon doit repenser la démocratie locale en prenant encompte l’évolution des modes de vie qui, de plus enplus, confisquent aux citoyens leur temps libre.

PAR CORINNE LUXEMBOURG*

L’ accélération de la concentra-tion des fonctions décision-nelles dans les grandes villes

façonne les territoires des métropoleset accroît les aires d’attraction bien au-delà des seules banlieues limitrophes.Le phénomène est depuis longtempsconnu, confortant la ville dans son rôlede lieu d’accumulation du capital, desfonctions. Ce qui peut être considérécomme nouveau, c’est sans doute quel’on observe aujourd’hui, sans hésita-tion possible, les effets de l’accélérationde ce processus de métropolisation :éviction des classes populaires non seu-lement des centres urbains mais aussides proches couronnes périphériques,perte du pouvoir décisionnel des popu-lations sur le territoire communal etorganisation politique de l’aménage-ment des métropoles afin d’encadreret de favoriser le développement éco-nomique de ces métropoles.

LE LOCAL OUBLIÉ DANS LACONCEPTION DESMÉTROPOLESC’est à ce moment que le choix de gou-vernement intervient. Ce moment eststratégique pour l’avenir des territoires.Une fois de plus, il est nécessaired’avoir une vision transversale et dechanger d’échelle. Les réflexionsautour des métropoles (Grand Parispar exemple) qui ont pu marquer lavie politique française se situent à

l’échelle de la métropole et seulementd’elle. Après avoir répété des annéesqu’il fallait pour penser global, agirlocal, il semble qu’une fois encore lelocal ait été oublié de la conceptiondes métropoles. Or construire lesmétropoles, les encadrer d’une légis-lation forte sans re/penser les modes

de décision, de gouvernement n’aurapour effet que de déposséder un peuplus les populations de leur pouvoirde décision.Dans ce cas agir local, c’est partir del’espace vécu. Comment habite-t-onla ville ? Comme la vit-on ? Commenty vit-on ? La plupart des salariés ne tra-vaillent pas dans la ville dans laquelleils dorment, c’est-à-dire qu’ils ne viventpas, principalement dans la ville danslaquelle ils logent. Plus encore, les lieuxd’activité peuvent se multiplier, créantchaque fois de nouvelles sociabilités,de nouveaux lieux d’habiter. Que fai-sons-nous alors pour que politique-ment les habitants, et pas seulementles logés, puissent intervenir dans lesdécisions qui façonnent la vie de tous ?Comment intégrons-nous dans la vie

politique cette multiplicité des lieuxde vie dans la démocratie locale ? Com -ment la démocratie, a minima élec-tive, est-elle réellement représentativede la population habitante (logée ounon) ? C’est sans doute l’un des enjeuxmajeurs de notre époque si le choix estfait de la justice spatiale.

« La plupart des salariés ne travaillent pasdans la ville dans laquelle ils dorment. »

sienne en vue de contenir l’influencecommuniste, avec la création en 1964de nouveaux départements et le main-tien d’un statut dérogatoire pour Paris,placée sous la tutelle d’un préfet depolice.

ACTE I ET ACTE II DE LADÉCENTRALISATIONL’arrivée de la gauche au pouvoir en1982 a provoqué un bouleversementmajeur. La loi du 2 mars 1982 notam-ment a posé les jalons de ce que l’ona ensuite qualifié d’Acte I de la décen-tralisation. L’exécutif des départementsa été confié au président du conseilgénéral de même que celui des régions,devenues des collectivités territoriales,au président du conseil régional. Lepréfet, qui exerçait jusque-là uncontrôle a priori sur les actes des com-munes exerce depuis lors un contrôlea posteriori, assouplissant la tutelle del’État central. Diverses lois ont ensuiteorganisé une fonction publique terri-toriale, créé de nouveaux mécanismesde participation locale pour les habi-tants et aménagé les compétences des

collectivités territoriales, en vuenotamment de leur transférer desblocs de compétences. Ces transfertsont eu deux types de conséquences.En premier lieu s’est posée la questionde la compensation financière, qui aconduit à la promulgation de nouvelleslois de décentralisation, dites Acte II,qui ont notamment inscrit dans laConstitution quelques garanties pourles collectivités en la matière. Dans uncontexte de restriction des budgetslocaux, la part des compétences trans-férées avait en effet réduit l’autono-mie financière des collectivités. Ensecond lieu, mais l’Acte II n’y est pasnon plus étranger, en entérinant la pos-sibilité pour certaines collectivités dedéroger aux principes applicables auxautres collectivités avec les possibili-tés d’expérimentation et de déroga-tions locales à certaines lois et à cer-tains règlements, s’est posé la questiondudit « millefeuille » territorial. En effet,en dépit des transferts, chaque collec-tivité a conservé une « clause de com-pétence générale », c'est-à-dire la capa-cité à intervenir dans un grand nombre

de domaines sur son territoire, susci-tant des financements croisés entreelles et avec les services déconcentrésde l’État. Afin de mieux coordonnerl’action locale, plusieurs lois ont crééet promu par des dispositifs fiscauxdiverses formes d’intercommunalitéset de syndicats intercommunaux thé-matiques. Puis la droite a tenté de spé-cialiser les collectivités, en supprimantla « clause de compétence générale »tout en approfondissant de manièreautoritaire les logiques de coopérationet de fusion entre les organes délibé-rants et services des collectivités ter-ritoriales suivant les propositions faitesen 2008 par le comité Balladur. Cesévolutions financières et juridiquestendent à différencier les statuts, com-pétences et moyens d’action des col-lectivités et l’organisation territorialede la France, qui était simple dans cesprincipes, devient une affaire de spé-cialistes. n

*Pauline Durand est administratricede la fonction publique.

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LES DÉFIS DE LADÉCENTRALISATIONCULTURELLEDerrière cette notion très consensuelle de décen-tralisation culturelle se cache en réalité une poli-tique dominée par les exigences du profit.

PAR MICHEL DUFFOUR*

L es défenseurs des politiques néo-libérales sont le plus souvent lesapôtres d'une concentration iné-

dite des pouvoirs. Le cauchemar d'unpostdémocratisme, où experts et com-missions occultes sont maîtres du jeu,est désormais d'actualité. Les mêmesn'hésitent pas pour autant, à pourfen-dre l'État centralisateur, à défendre lecontrat de préférence à la loi. La contra-diction n'est qu'apparente. Les exi-gences du profit conditionnent les choixde gouvernement. Une démarchedécentralisatrice peut revivifier les pra-tiques démocratiques, mais, lestée d'unautre contenu, n'être qu'un paraventpour enfermer l'individu dans descontraintes imposées. La décentralisa-tion culturelle n'échappe pas à la règle.

POURQUOI UN MINISTÈRE DELA CULTURE ?Il est courant de dire pis que pendre duministère de la Culture mais quecachent les mots ? Si la culture n'est quedivertissements, nul besoin en effetd'un ministère influent. Quel crédit par

ailleurs accorder à ceux qui ne jurentque par la logique du marché et quin'ont que mots durs pour qui doute deses bienfaits dans le domaine de la cul-ture. Autonomiser par exemple la ges-tion d'un musée national, en faire unemarque, exporter ses savoir-faire, estdevenu une ambition en-soi pour cer-tains. Les charges contre l'étatisme oul'autonomie ont alors bon dos.

Nos politiques culturelles se sontconstruites dans la diversité. Aucuneinstance ne peut seule en revendiquerla paternité. C'est un atout. Son essor,dans les années cinquante et soixante,fut le fruit de l'engagement d'artistesinnovants, de mouvements progres-sistes dans lesquels le Parti commu-niste tint un rôle moteur, de la présencede hauts fonctionnaires qui firent dudéveloppement culturel un sacerdoce,

de collectivités locales particulièrementcourageuses. Cette construction a euet conserve ses lettres de noblesse. Nousavons, de la production cinématogra-phique au soutien de la lecturepublique, un « modèle » largementreconnu.

REDONNER DU SOUFFLEMais la lucidité impose d'admettre quedes failles ont surgi et qu'une part despratiques culturelles, pensons à cellesdes jeunes, se développent désormaishors des schémas pensés naguère. Lesdésengagements de l'État, l'étiolementdes forces militant pour la démocratieculturelle, la propension en consé-quence à cultiver l'entre-soi, n'ont pasété compensés par l'engagement descollectivités territoriales. La questioncentrale aujourd'hui est celle de l'am-bition. Et ceci pour tout le monde. Nossociétés sont malades du vide de pers-

pectives. La résistance à la barbarieimpose que les gens s'écoutent, s'effor-cent de comprendre et d'investir lesgrands choix auxquels ils sont confron-tés. L'accès à des pratiques artistiques,l'intérêt pour les mots, les images et lessons, sont de formidables outils pourcomprendre et vivre en société. Le tra-vail de proximité, décentralisé, est déci-sif pour redonner du souffle, à condi-tion de ne pas jouer petit bras. Le besoin

« Une vaste politique d'éducationpopulaire, passage obligé de tout espoir dedémocratie culturelle, dépend de centresde décisions au plus près des citoyens. »

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LA REVUEDU PROJET

DÉCEMBRE 2013

DÉPOSSESSION DU TEMPS LIBRELa réflexion sur la démocratie localeest indissociable des projets de métro-poles, et à ce titre, se doit de prendreen compte l’évolution de la vie de lapopulation, souvent forcée par l’évo-lution des conditions de travail. Ladéréglementation des horaires, la sup-pression des jours chômés, le mor-cellement obligé des journées, ne sontsans doute pas pour rien dans la dés-affection de la politique, notammentde la politique locale. L’éloignementd’instances de décision, la perte depouvoir des échelons communaux,en même temps que la dépossession(sous quelque forme que ce soit) deson temps libre, c’est-à-dire, de sontemps sans travail affaiblissent ladémocratie.

Les réformes avancées depuis main-tenant 30 ans avec les premières loisde décentralisation ont porté en leursein tous les ingrédients d’un réel « droità la ville » au sens exprimé par HenriLefèbvre. Pourtant elles ont dévié. Lepouvoir pris par les métropoles appuyésur leur poids économique et la volontéd’une participation citoyenne appa-raissent rapidement antinomiques. Ledroit à la ville minimal est celui bienconnu d’avoir le droit d’y accéder parun logement, un emploi, mais leconcept développé dans les années1970 va bien au-delà et posait déjà laquestion centrale du gouvernementparticipatif et de la prise de décisionpour elle-même de la population vivant(logeant, travaillant, etc.) dans la villeen bref la construction de la quotidien-neté démocratique.

On le voit, le débat nécessaire à la défi-nition d’une démocratie locale prenanten compte les évolutions des tempo-ralités, des modes de vie, des condi-tions de travail, peut se révéler long.Toutefois, il est sans doute plus néces-saire dans une réelle adaptation démo-cratique à la vie locale que la suppres-sion des échelons de décision. n

*Corinne Luxembourg estgéographe. Elle est maître deconférences à l’université Lille-Nord-France-Artois.

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LE REJET PAR LESALSACIENS D’UN PROJETANTIDÉMOCRATIQUELe 7 avril dernier, le projet de Collectivité territoriale d’Alsace(CTA), qui prévoyait notamment la fusion des deux départe-ments alsaciens et la région, était rejeté par référendum. Le«oui» des Bas-Rhinois n’atteignait pas les 25 % d’inscrits néces-saires et le «non» à 55 % des Haut-Rhinois, sonnait comme uncoup de tonnerre pour la droite et le MEDEF local, pour qui« l’Alsace avait rendez-vous avec son destin ».Par ce résultat, les partisans du «oui», largement sous l’em-prise du modèle de l’Europe rhénane, ont démontré à leursdépens qu’ils ne connaissaient plus la culture politique del’Alsace. Et la différence de vote entre les deux départementsrévèle la fin d’une vision régionaliste. Ce projet, initié par leMEDEF et porté par une coalition large regroupant près de90 % des élus d’Alsace (UMP, EELV, une partie du PS, l’extrême-droite locale et jusqu’à la veille du scrutin le FN), s’inscrivaitdans le contexte libéral de l’Europe des régions avec, au cœurdu dispositif, l’idée martelée d’un « millefeuille » administra-tif qu’il conviendrait de réduire, afin de réaliser des écono-mies et de l’efficacité et une vision territoriale fondée sur lacompétitivité et la soumission au capital. L’abstention majo-ritaire lors de ce vote traduit plus que de la méfiance ou dudésintérêt à l’égard d’un projet conçu par des élus pour desélus. Elle marque surtout le refus d’adhérer à un projet duquelles citoyennes et les citoyens étaient exclus, sans débat publicdigne de ce nom.L’Alsace fut le 7 avril, le reflet d’une « gouver-nance » qui joue maintenant contre la démocratie : cet échecparaissait en effet imprévisible pour les sondeurs et ses par-tisans, tant ce projet bénéficiait de tous les supports, institu-tionnels et médiatiques, transformant la campagne électo-rale en scandale antidémocratique. Si cet échec est cuisantpour les conservateurs libéraux, c’est la victoire de toutescelles et tous ceux qui ont porté un «non» de progrès pour laRépublique des droits sociaux et des services publics.

LE RÔLE DÉTERMINANT DU MONDEDU TRAVAILAprès un début de campagne qui tentait d’étouffer les voix quimontaient contre un projet néfaste pour les salariés et la popu-lation, c’est l’engagement multiforme, des réseaux sociaux jusqu’aumeeting réussi du Front de gauche le 3 avril à Mulhouse, qui, enéclairant les citoyens, a construit la victoire.Aussi, dans le contexte de la crise économique et sociale et sousla pression de l’austérité, le rôle du monde du travail, dans toutesses composantes, a été déterminant dans la construction et lavictoire d’un «non» de progrès dans le Haut-Rhin et l’échec dusénateur du Bas-Rhin, Philippe Richet. Mais la grande originalitéde ce scrutin, a aussi été l’engagement majoritaire des organisa-tions syndicales en faveur du «non». Certaines d'entre elles, sesont ainsi retrouvées au cœur de la campagne, avec le Front degauche. Les salariés avaient bien compris que l’enjeu était detaille. Pour le patronat local, la CTA représentait la possibilité dedéroger au droit du travail : de payer moins, de précariser et deflexibiliser plus...

LA FORCE DU RASSEMBLEMENTLe scrutin était local, mais son enjeu national devint de plus enplus évident. Et il s’avère une nouvelle fois exact que la force dumonde du travail, c’est son rassemblement, sa capacité à unirdans la diversité et lorsque la convergence syndicale et politiqueréussit, elle peut mener à la victoire. Aujourd’hui, quelques moisaprès l’échec du référendum alsacien, une nouvelle dispositionpourrait remettre en cause l’expression souveraine des Alsaciens.En effet, ce qu’ils ont rejeté par la porte serait susceptible derevenir par la fenêtre (comme en 2005 et le vote contre le TCE).L’amendement Gaymard voté en juillet 2013, avec l’appui de lagrande majorité des députés alsaciens, dans le cadre de la loi surles métropoles vise en effet à supprimer le principe du référen-dum pour les fusions entre collectivités locales.Républicains et démocrates, soyons vigilants et restons mobi-lisés !

PAR ALINE PARMENTIER, secrétaire de la fédération PCF du Bas-Rhin.

d'une politique nationale forte estincontournable. Tout repli est meur-trier. Un effacement supplémentairedu ministère de la Culture, déjà bienaffaibli, serait une catastrophe. C'estpourtant ce qui se profile. On ne vêtirapas les uns en déshabillant les autres.C'est par enrichissements mutuels quela décentralisation comptera. Alors quifait quoi demandent certains élus ?Souffre-t-on d'un trop-plein d'initia-tives et d'une pluralité exagérée de res-ponsables ? Cette accusation ne reposesur rien. La culture est un bien partagé.

ÉCOUTER LES ARTISTESEn cela, chaque collectivité se doit d’êtreinventive. Il n'y a pas de prêt à porteren matière culturelle. Alors que la frag-mentation sociale appelle beaucoupd'ambition et la mise en œuvre de pro-jets neufs, trop souvent les artistes quiles portent sont insuffisamment écou-tés. Des expériences et des potentielshumains sont ignorés. Des missionsrelèvent à l'évidence d'une politique

nationale, missions de formation, d'aideà la création, d'élaborations scienti-fiques, de corrections des inégalités, dedéfense des professionnels. Ce ne sontque des exemples. Elles doivent êtrepréservées et consolidées. Les déman-teler ou les délayer serait contre-pro-ductif...En revanche, une vaste poli-tique d'éducation populaire, passageobligé de tout espoir de démocratie cul-turelle, dépend de centres de décisionsau plus près des citoyens. Les inégali-tés se sont creusées. Un large publicrépond présent aux grandes exposi-tions ou manifestations marquantesmais la majorité de la population a lesyeux ailleurs. Laisser cette situation per-durer, hypothéquerait irréversiblementle bien-fondé des efforts collectifs.

VOIR CE QUI BOUGETerritoire par territoire, constatons quedes artistes, des médiateurs culturels,là où l'audace prévaut, se comportenten bâtisseurs du « vivre ensemble », fontd'ores et déjà la démonstration qu'on

peut comprendre et capter les envies,les mots et les signes de citoyens tropsouvent « oubliés », qu'il est possible deprendre en compte chaque identité cul-turelle et de la rendre visible aux autres,que les pratiques amateurs peuvent seconjuguer avec succès avec le travailirremplaçable des professionnels, qu'ondoit susciter du débat public pour créerune culture commune, que l'intérêt desalariés dans leur propre entreprisepour les activités culturelles n'est pasun vieux rêve enterré. C'est tout cela ledéfi de la décentralisation. Le maîtremot est coopération. Chaque entitépeut avec ses responsabilités contri-buer à sa réussite. n

*Michel Duffour a été secrétaired’État (PCF) au Patrimoine et à ladécentralisation culturelle de 2000 à2002.

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Pour notre sensibilité, ce débat est crucial. Il nécessite de pren-dre la mesure de la métropolisation dans toute sa complexité :en partie expression d’un capitalisme mondialisé, en partie véri-table mutation de civilisation ; à la fois forme prise par une accé-lération considérable des phénomènes urbains, des interdépen-dances, de la concentration des créations de richesses et,

simultanément, facteur d’une aggravation dramatique des iné-galités et des ségrégations. Le défi que nous devons relever, c’estcelui de l’affrontement entre métropole d’exclusion ou d’inclu-sion, entre métropole pour les élites ou pour toutes et tous, entremétropole inégalitaire ou solidaire. Cet affrontement est décisifpour l’Île-de-France, où se concentrent à la fois des richessesimmenses – la deuxième région européenne en termes de PIB –et des inégalités qui ne cessent de se creuser.

RÉPONDRE AUX BESOINS DES HABITANTS ETEXIGENCE DÉMOCRATIQUEAu regard de ce défi, le débat, pour nous, ne peut pas se situerentre statu quo et changement, mais bien sûr le type de change-ment à engager. C’est au regard de deux objectifs essentiels etindissociables qu’il faut réfléchir les évolutions nécessaires : l’en-jeu de la réponse aux besoins des habitants et l’exigence démo-cratique. Le cœur de l’enjeu métropolitain, c’est avant tout laréponse aux besoins des Franciliennes et des Franciliens en matièrede logement, d’emploi, de santé, de transports, de services publics,d’environnement… La question pour nous est bien celle du droità la ville, à une ville accueillante, du droit à la centralité qui per-met à toutes et tous d’avoir accès facilement à toutes les fonc-tions humaines. Toute réponse à cette question suppose de posercomme incontournable l’exigence démocratique. Les cadres àinventer doivent permettre à chacun – élu, citoyen, acteur social,économique, associatif, syndical… – d’être associé à la construc-tion métropolitaine. Ils doivent prendre en compte la complexitéd’une métropole polycentrique et donner sa place à chaque ter-ritoire, avec son histoire et ses singularités. Toute démarche des-cendante, toute construction qui éloignerait les citoyens des lieuxde décision constituerait un recul inacceptable.

ALTERMÉTROPOLE PLUTÔT QUE MÉTROPOLEDU GRAND PARISAux enjeux ainsi posés, il est clair que le projet gouvernementalde « métropole du Grand Paris » – une nouvelle structure dotée

LE GRAND PARISAvec le projet de loi « d’affirmation desmétropoles » ressurgit le débat sur la façond’appréhender l’émergence du fait métro-politain.

« Toute démarche descendante,toute construction qui éloignerait les

citoyens des lieux de décisionconstituerait un recul inacceptable. »

PAR GILLES FOURNEL*

L a France a souvent dû appren-dre à dépasser ses tiraillementsentre une culture plutôt cen-

tralisatrice et une certaine volonté deredistribuer les pouvoirs et les com-pétences à des échelons plus prochesdes populations.

QUE DEVRAIT ÊTRE UNEDÉCENTRALISATIONCITOYENNE ?Cette modification institutionnelle ades répercussions importantes sur lavie des citoyens, des salariés, sur letissu économique de notre pays, etdétermine le niveau et les moyensaccordés aux politiques, aux interven-tions publiques sur l’ensemble du territoire. La CGT considère que laquestion de l’organisation des compé -

LE PROJET DE LOIDÉCENTRALISATION –MÉTROPOLISATIONUn projet qui met en concurrence des territoires etcomporte des dangers d’accentuation des inégali-tés sociales et territoriales.

tences sur un espace territorial doitse poser à partir de la réponse auxbesoins économiques et sociaux ens’appuyant sur l’intelligence des ter-ritoires, l’organisation de chaque col-lectivité, dans un cadre de mutuali-sation, de coopération plutôt qued’opposition, de concurrence oud’une simple répartition des pouvoirs.

Elle doit correspondre à une visionterritoriale du développement qui nesoit pas explosée entre les espacesurbains et les espaces ruraux, le maî-tre mot c’est la solidarité, cela doits’appuyer sur des services publics de

qualité en matière de transport, delogement, de formation profession-nelle, d’enseignement supérieur, d’in-novation, et favoriser des activitéscréatrices de richesses pour mieuxêtre réparties. La démocratie et lesenjeux concernant l’aménagementdu territoire doivent être aussi aucœur du vivre ensemble et à nouveaufaire l’objet d’une large concertation,enfin d’autres sujets comme les ques-tions de relance de filières indus-trielles ne peuvent plus être décon-nectées de ces débats. L’esprit de ladécentralisation devait être très sim-ple : rapprocher les citoyens des lieuxde décisions.

UN PROJET QUI NE RÉPONDPAS AUX ATTENTESLa CGT ne perçoit pas d’améliorationdu lien entre citoyens et institutions.

Au contraire, nous percevons unereconcentration des pouvoirs qui vaà rebours des attentes de nos conci-toyens d’être mieux entendus et asso-ciés aux décisions. La place nouvelleet prépondérante des « métropoles »

« Nos départements[…] sont littéralementasphyxiés par le financement, pour le compte

de l’État, des allocations de solidarités »

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de compétences très larges sur la petite couronne et qui vien-drait remplacer les intercommunalités – est une réponse inac-ceptable. Elle va à l’encontre des dynamiques de coopérationentre territoires qui se sontconstruites ces dernièresannées, dont les intercom-munalités sont le fruit. Aucontraire, elle cède auxlogiques de mise en concur-rence des « grandes métro-poles » entre elles au nom dela compétitivité. Elle a pourbut d’inscrire dans le marbrel’austérité pour les territoireset les populations. Enfin, elle constitue un grave recul pour ladémocratie et donc pour l’idée même de construction métropo-litaine partagée.

L’altermétropoleque nous voulons construire suppose au contraired’inventer de nouveaux espaces de dialogue et de coopérationscapables de prendre en compte l’identité et les dynamiques deterritoires et de mettre en débat projets et enjeux métropolitainsavec les citoyens. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en concur-rence les échelles et les institutions. Le rôle essentiel des com-munes et des départements en matière de démocratie, de soli-darité et de proximité, celui de la région, garante de cohérence etd’une vision stratégique de l’aménagement, ne s’opposent en rienà la fonction de lieux intermédiaires à l’échelle métropolitaine.

L’échelle métropolitaine pourrait ainsi être fondée sur la coopé-ration et la complémentarité des territoires, à partir des com-munes et des lieux de mutualisations que doivent être les inter-

communalités. Ces espacesdevront mieux représenterleurs territoires, au traversde leurs élus, mais aussi desacteurs et actrices territo-riaux et sociaux. Ils doiventpermettre de faire émergerde nouveaux services publics,dotés de véritables moyensinstitutionnels et financiers,organisant la complémenta-

rité entre les échelles et les territoires en lien avec l’État.

De tels espaces ne naîtront qu’à condition d’impliquer pleinementles citoyens dans le débat. L’urgence est donc à l’organisation d’ungrand débat citoyen, avant toute réforme institutionnelle.Aujourd’hui comme demain, les immenses enjeux de la zone métro-politaine ne se résoudront pas hors de l’intervention et de l’ex-pression populaires.

PAR GABRIEL MASSOU,président (PCF) du groupe communiste, Alternative

citoyenne, Républicain et Parti de gauche (CACRPG) au

conseil régional d’Île-de-France.

« Le rôle essentiel des communes et desdépartements en matière de démocratie,

de solidarité et de proximité, celui de laRégion, garante de cohérence et d’une

vision stratégique de l’aménagement, nes’opposent en rien à la fonction de lieux

intermédiaires à l’échelle métropolitaine. »

risque d’ailleurs de cristalliser terri-blement les différences entre lesrégions, et entre les territoires d'unemême région. Depuis quelquesannées, la mise en concurrence desterritoires prend le pas sur unelogique d’aménagement et de déve-loppement durable, fondée sur l’in-térêt général et la satisfaction desbesoins sociaux. Cette culture de lacompétition, cette spécialisation desterritoires, correspond aussi aux nou-velles formes d’organisation de la pro-duction en France, en Europe et dansle monde. Ces nouveaux modes dedécoupage institutionnel sont issusd’une vision axée autour de grandesrégions et des regroupements de col-lectivités, tout cela pour « rationali-ser » l’offre publique.Nous sommes passés de : « commentrendre un service aux citoyens ? » à

« comment faire plus rentable ? ». Onvoit bien que l’objectif de ce texte estde rendre certains territoires pluscompétitifs et souvent au détrimentdes autres. C’est le principe mêmede la compétition. Pour nous, on nepeut concentrer seulement lesmoyens au sein des territoires d'ex-cellence et de pôles d’excellencecomme l'ont encouragé les poli-tiques publiques au cours des der-nières années au travers de laRévision générale des politiquespubliques (RGPP) mais aussi de la« rationalisation » dans le domainehospitalier (ARS) ou universitaire(LRU). Il est nécessaire de répondre,aux exigences de solidarités territo-riales, aux besoins d'outils de péré-quations entre territoires à fortpotentiel économique et ceux auxressources plus modestes.

Pour autant l’expérience montre que,quelle que soit l’appréciation portéepar notre syndicalisme sur l’évolu-tion de l’organisation politique etadministrative de la Nation, il estnécessaire de peser par l’action syn-dicale sur les contenus des réformesdu cadre institutionnel et ne pas lais-ser cette question aux seuls élus.Cette nouvelle phase de la décentra-lisation interroge notre capacité col-lective à porter un projet commun« le vivre ensemble » ; la CGT va ycontribuer en s’appuyant sur desprincipes forts : la démocratie, la soli-darité, les services publics, le par-tage des richesses. n

*Gilles Fournel est syndicaliste. Il estsecrétaire général du comité régionalCGT Provence-Alpes-Côte-d’Azur.

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RPAR JEAN-PAUL DUFRÈGNE*

L a réflexion sur l’avenir desdépartements est étroitementliée à l’avenir des territoires

ruraux. Je constate malheureusementque la question de leur suppressionest trop souvent portée par desurbains ou des « experts » qui ont unevision très théorique de l’aménage-ment du territoire. Vue d’une grandemétropole, comme Lyon ou Marseille,je peux comprendre que l’action dudépartement puisse questionner.Mais pour que la réflexion soit com-plète, il faut regarder du côté des ter-ritoires ruraux. Interroger celles etceux qui y vivent. Vue de Moulins,Montluçon, Vichy, la perspective dela disparition du département n’estpas perçue de la même manière.Pourquoi ? Car cette collectivité, chefde file des solidarités, est au cœur dela vie des habitants. Habitat, éduca-tion, santé, infrastructures routières,numérique, développement écono-mique, transports… Grâce à la proxi-mité et à l’étroite relation avec lescommunes et les intercommunalités,le département finance et met enplace des dispositifs parfaitementadaptés aux besoins des populations.

Les secteurs les plus éloignés despôles urbains bénéficient d’une atten-tion particulière : par exemple, dansl’Allier, nous menons un programmede rénovation énergétique des loge-ments et une politique de dynamisa-tion des centres-bourgs. Grâce à cesactions, qui ne relèvent pas d’unecompétence obligatoire, il faut le sou-ligner, nous maintenons un dyna-misme dont chacun peut profiter.Nous sommes en permanence à

l’écoute des habitants. C’est là toutenotre force. Il nous faut sans cesseinnover, particulièrement dans leszones les plus fragiles, qui ne bénéfi-cient pas toujours de la solidariténationale. Par notre action, nous com-blons en partie le désengagement del’État dans les territoires.Mais combien de temps cela va-t-ilpouvoir durer ? Je suis très préoccupépour l’avenir de nos départements,qui sont littéralement asphyxiés par

le financement, pour le compte del’État, des allocations de solidarités(revenu de solidarité active, presta-tion de compensation du handicap,allocation personnalisée d’autono-mie). Pour l’Allier, la charge nettereprésente 48 millions € ! Si cesdépenses continuent à progresser,elles remettraient en question notreforce : celle de pouvoir agir au-delàde leurs compétences obligatoires,dans l’intérêt des citoyens. Le gouver-nement semble avoir pris consciencedu problème, mais nous n’avons pourl’instant aucune garantie ni aucunevisibilité pour l’avenir proche (pre-nons l’exemple de la prise en chargede l’autonomie).

NOUVELLES RURALITÉSJe crois qu’il faut tordre le cou à l’idéesimpliste et démagogique que la sup-pression des départements entraîne-rait mécaniquement une baisse desdépenses publiques. C’est faux.L’assemblée des départements deFrance avait fait une étude sur l'effet

de la suppression des départementsen 2009. Entre la gestion des alloca-tions de solidarité, les transferts depersonnels, les dettes liées à la réno-vation des routes, par exemple, cettesuppression coûterait plusieurs mil-liards d’euros. Dire cela ne signifie pasqu’une réforme n’est pas nécessairepour simplifier le fonctionnement denos collectivités. Par la mutualisation,la contractualisation et un meilleurgouvernement, des économies sontsans doute possibles, tout en mainte-nant l’efficacité du service public, véri-table garant de l’équité territoriale. Jeprécise au passage que, depuis plu-sieurs années, nous ne cessons de fairedes économies ! Nos budgets sont éla-borés dans le souci constant de maî-triser nos dépenses, tout en préser-vant les services à la population. Il nefaut jamais perdre de vue l’enjeu émi-nemment démocratique de cesgrandes réformes, qui engagent l’ave-nir des citoyens et des territoires.L’exemple peut venir du terrain, c’est-à-dire des élus locaux et des habitants.Nous le prouvons : depuis 2009, noustravaillons en étroite collaborationavec nos voisins, les départements dela Creuse, du Cher et de la Nièvre.Nous avons signé une conventionpour rapprocher nos politiques

DÉPARTEMENTS ET RURALITÉLes départements, depuis leur création, n’ont rienperdu de leur pertinence. Ils sont un échelon deproximité idéal pour déterminer des politiquespubliques, adaptées aux besoins des popula-tions. Aujourd’hui, l’articulation avec les inter-communalités permet de dynamiser de manièreefficace les territoires.

Source : INSEE, CAF, MSA

Revenu solidarité active(RSA) (p/1000)

- de 49

57 et +

- de 57

« Il nous faut sans cesse innover,particulièrement dans les zones les plusfragiles, qui ne bénéficient pas toujours

de la solidarité nationale. »

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*Jean-Paul Dufrègne est président(PCF) du conseil général de l’Allier.

LA MÉTROPOLELYONNAISECréée en 1966, la communauté urbaine de Lyon n’a vraimentfonctionné qu’à partir de 1969. Elle a récupéré à cette époquedes fonctions techniques, mais en 40 ans, l’agglomération s’estélargie tant en nombre de communes, qu’en compétences trans-férées. Aujourd’hui, le Grand Lyon a compétence sur l’eau, l’as-sainissement, la voirie, la propreté, mais aussil’urbanisme et l’aménagement, le développe-ment économique, l’environnement, la pros-pective, l’habitat, le logement social et les trans-ports en commun.

UN DÉNI DE DÉMOCRATIELe 16 avril 2012 le « pôle métropolitain » estlancé, en dehors des populations et des com-munes concernées. De la décision des seulesintercommunalités, il réunit le Grand Lyon,Saint-Étienne métropole, l’agglomérationPortes de l’Isère et la communauté d’agglo-mération du Pays viennois. Une nouvelle ins-titution qui couvre un territoire disjoint surtrois départements. Mais en décembre 2012,coup de tonnerre : avant tout débat nationalMM. Collomb et Mercier, respectivement séna-teur maire de Lyon et sénateur président du conseil général duRhône, annoncent la création de la métropole lyonnaise sur leterritoire des 58 communes du Grand Lyon, et la fusion avec ledépartement. Le département du Rhône ne sera maintenu quesur le reste du territoire, sa partie rurale. Les élus, a fortiori lapopulation, sont informés par la presse. C’est un véritable coupde force, un déni de démocratie.

UNE DÉCISION NOCIVECette réorganisation spatiale s’impose au détriment de toutel’autre partie du département, laissé pour compte où les popu-lations se sentent d’ailleurs abandonnées depuis longtemps. Il

semble en effet évident que l’objectif poursuivi de faire une métro-pole en concurrence avec les autres grandes métropoles euro-péennes ne laissera pas de place à la mutualisation, aux coopé-rations, ni même à l’autonomie des communes, à l’égalité entreles territoires, encore moins à la réponse aux besoins sociaux etdémocratiques des habitants. Il faut dire qu’au grés de la mon-dialisation capitaliste, Lyon est devenu une plateforme finan-cière au plan européen, mais aussi mondial. Et ne pouvant « riva-

liser» seule, les villes de sa périphériesont indispensables à son dévelop-pement économique et financier :c’est dans les villes de banlieue,populaires, que l’on trouve du fon-cier disponible et attractif pour l’ac-tivité économique et la constructionde logements. Mais la « future »métropole lyonnaise n’aura plus rienà voir avec le Grand Lyon existant,qui a su, lui, être utile dans certainsdomaines, même si le fonctionne-ment de celui-ci demandait une vraierévolution citoyenne.Aujourd’hui, dans le concret deschoses, les transferts de compé-tences, de missions, de personnels

entre le département et la métropole, la recherche de finance-ment pour faire vivre le département devenu essentiellementrural et sans ressources, la difficulté à se positionner vis-à-vis dela région (compétence économique ?), font apparaître, si celarestait à démontrer, la nocivité de cette décision. C’est dans cetesprit que les communistes du Rhône et les élus de l’ADECR ontmis à disposition de la population, des associations, et des élus,une pétition demandant un référendum.

PAR DANIELLE LEBAIL,secrétaire de la fédération PCF du Rhône,

ET MARIE FRANCE VIEUX MARCAUD,présidente de l’ADECR du Rhône.

« L’objectif poursuivi defaire une métropole enconcurrence avec les autresgrandes métropoleseuropéennes ne laissera pasde place à la mutualisation,aux coopérations, ni mêmeà l’autonomie descommunes, à l’égalité entreles territoires, encore moinsà la réponse aux besoinssociaux et démocratiquesdes habitants.. »

publiques dans des domaines straté-giques, comme les infrastructures, ledéveloppement économique et tou-ristique, l’enseignement supérieur.Cette initiative originale a donné nais-sance à une réflexion plus large surl’avenir de la ruralité. Preuve de samodernité et de sa pertinence, l’as-semblée des départements m’a confiéune mission de réflexion, baptisée« nouvelles ruralités », qui doit débou-cher sur un rapport, attendu à la finde l’année 2013. À ce jour, 30 dépar-tements ont déjà adhéré à cettedémarche. Alors que régions et métro-poles se taillent la part du lion dansles projets de loi de décentralisation,nous affirmons et nous prouvons quenos départements ruraux sont inno-vants, attractifs et constituent unevéritable alternative, pour un néces-saire équilibre entre territoires rurauxet grands pôles urbains. n

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PAR VALÉRIE GONCALVESET GILLES PEREYRON*

Nous avons vu émerger, lors desdébats sur la transition éner-gétique des discours portant la

volonté d’autonomie régionale desmoyens de production d’électricité etde distribution de l’électricité et dugaz. Certains au sein des collectivitéslocales voudraient revenir à un sys-tème régional de distribution à traversune gestion locale type régie ou desociété publique locale !

LA RÉGIONALISATION DEL’ÉNERGIE ?Il est pourtant illusoire de croire que

UN PÔLE PUBLIC DE L’ÉNERGIERégionaliser l’énergie accentuerait les disparités entrerégions, zones urbaines et rurales.

les questions énergétiques pourraientse résoudre au niveau local. Pire, unerégionalisation de l’énergie rendraitcaduque la solidarité entre régions etmettrait en cause la péréquation tari-faire, voire l’accès à l’énergie tout sim-plement. Cela serait synonyme de lafin d’un service public national del’énergie qui a fait ses preuves depuis1946. En effet, la décentralisation dela distribution n’est pas fiable : l’élec-tricité est un bien qui ne se stocke pas,pour lequel l’équilibre entre offre etdemande doit être réalisé en perma-nence. Cela nécessite une visionnationale du système. Mais ce seraitaussi un système moins sûr : en casd’aléas climatiques, l’existence d’undispositif d’urgence permettant de

mobiliser rapidement les salariés duservice public d’ERDF-GRDF et leursmoyens techniques, sont intimementliées à l’existence d’un distributeurde la taille d’ERDF par exemple. Ilsemble donc peu raisonnable de seséparer du modèle actuel. De plus, lesprix étant fixés nationalement sur labase de coûts nationaux, et étant lesmêmes sur tout le territoire du fait dela péréquation, certaines concessionssont naturellement excédentaires etd’autres déficitaires (20 % du terri-toire, essentiellement celui des grandscentres urbains, est excédentaire, tan-dis que les 80 % restant sont défici-taires). Si les tarifs devaient être fixéspar concession, le prix de l’achemi-nement pourrait baisser de 20 % dansquelques centres urbanisés. D’où lesvelléités de certains élus qui voient làun moyen de renflouer les caisses deleurs communes. Mais d’autres ver-raient ce coût augmenter jusqu’à plusde 50 %. Aujourd’hui, il y a deux fois

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*Brigitte Gonthier-Maurin estsénatrice (PCF) des Hauts-de-Seine.

PAR BRIGITTE GONTHIER-MAURIN*

D ans le domaine scolaire, lesprécédentes lois de décentra-lisation ont principalement

concerné la question du bâti, trans-férant aux régions, aux départementset aux communes la compétence enmatière de construction, de rénova-tion et d’entretien des établissementset des écoles. La loi de refondation del’école, combinée aux trois projets delois de décentralisation, marque unenouvelle étape de décentralisationvisant cette fois l’organisation et lescontenus de l’école.

UNE « TERRITORIALISATION »INÉGALITAIREInvoquant l’argument de la « proxi-mité » et des « réalités de terrain », legouvernement et une partie de lagauche agissent aujourd’hui pourdavantage de « territorialisation » del’école. Ainsi, les régions se voientconfier un rôle prépondérant dans ladéfinition de la carte des formationsprofessionnelles initiales, au risqued’enfermer la filière professionnelledans les seuls intérêts stratégiques desrégions. La réforme des rythmes sco-laires, caractérisée par un cadre natio-

LA LOI POUR LA REFONDATION DE L’ÉCOLE

nal et réglementaire a minima, s’an-nonce d’ores et déjà inégalitaire carfonction des moyens et des volontésdes collectivités qui doivent la mettreen œuvre et du maillage socio-éduca-tif existant. De plus, cantonnée à laseule question des « horaires », cetteréforme, vide de toute visée éducative,de tout engagement en faveur de l’en-fant qui n’a que l’école pour appren-dre, sera bien incapable de faire refluerl’échec scolaire. Ce mouvement de ter-ritorialisation, on le voit bien, se heurteà l’exigence universelle d’égalité, alorsmême que la réduction des inégalitésscolaires devrait être au cœur de toutprojet émancipateur pour l’école etirriguer le service public d’éducationnationale.

RENFORCER LE CARACTÈRENATIONAL DU SERVICEPUBLIC D’ÉDUCATIONCe mouvement ignore égalementl’évolution en cours des formes desavoirs et de raisonnement, faisantde notre société, une société de plusen plus structurée par des savoirscomplexes, des savoirs savants quimodèlent les situations auxquellessont confrontés les citoyens et les tra-vailleurs. Cette évolution des savoirspose à l’école, un défi d'élévation du

Le « territoire » devient le paravent à un désengagement de l’État et à l’expan-sion d’un marché scolaire juteux.

niveau de connaissances pour touset toutes. Mais ce défi ne pourra êtrerelevé sans une relance du processusde démocratisation scolaire permet-tant la construction d’une école auservice de l’émancipation individuelleet collective. Pour y parvenir, il faut,au contraire du processus en cours,renforcer le caractère national du ser-vice public d’éducation. Ce qui signi-fie de revenir sur toutes les mesuresqui, sous couvert « d’autonomie »,mettent en concurrence les établis-sements et les territoires.La question du « territoire » n’en restepas moins pertinente, mais elle doitdevenir un élément de démocratisa-tion, d’association et de responsabi-lité partagée de tous les partenaires –école-famille-société – et non le para-vent à un désengagement de l’État età l’expansion d’un marché scolairejuteux. Ce processus conduirait iné-vitablement à une explosion des iné-galités scolaires et territoriales. C’estpourquoi, face à la logique rampantedu « moins d’école », c’est celle du« plus et mieux d’école » qu’il nousfaut défendre et développer. n

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PAR DOMINIQUE ADENOT*

Certes, la loi créant les métro-poles est un coup dur porté àla libre administration des

communes, aux services publicslocaux, à l’émergence des besoins etdes exigences des habitants. Maisattention à ne pas apporter, à notrecorps défendant, de l’eau au moulinde ceux qui pensent que tout se décide

MÉTROPOLES ?Raison de plus pour que les citoyens prennent le pouvoir dans les communes.

ailleurs, qu’il n’y aurait plus rien à faireà l’échelle municipale.Face à tout l’arsenal visant à éloignerles élus des citoyens, à priver les col-lectivités de leur capacité d’action etdes financements nécessaires, la com-mune reste l’espace privilégié de prisede parole, d’intervention citoyenne,de confrontation potentielle sur leschoix à effectuer. C’est une raison deplus pour que les citoyens s’en empa-rent pleinement en faisant gagner des

rassemblements à gauche porteurs deprojet et faisant barrage à la droite età l’extrême droite.

ALLER À LA CONFRONTATIONAVEC LES CITOYENS À PARTIRDE LA SATISFACTION DELEURS BESOINSAvec cette situation nouvelle, nousdevons porter le débat et l’action surla réforme territoriale, non pas enjouant les Cassandre, c’est-à-dire en

plus d’investissement par consom-mateur rural que par consommateururbain, puisque les investissementssont pour moitié investis vers le ruralqui ne représente que 25 % de la clien-tèle. C’est cela la péréquation. D’autrepart, la modernisation des réseaux vanécessiter des investissements quisont évalués aujourd’hui à hauteur

de 3 milliards d’euros/an. Quant auxmoyens de production, ils sont iné-galement répartis sur le territoirenational. Par exemple, une régioncomme la Bretagne ne produit que8 % de ce qu’elle consomme. Acontrario, la région Rhône-Alpesdétient bon nombre de moyens deproduction.

ÉNERGIES RENOUVELABLESET SERVICE PUBLICMais ne soyons pas dupes ! Dans cedébat, il s’agit également d’impulserune expansion régionalisée d’énergiesrenouvelables (éolien et photovol-

taïque) dont le seul mérite réel est degarantir aux investisseurs, grâce à desprix de reprise totalement artificiels,une rentabilité, payée par le consom-mateur individuel via une taxe appe-lée la CSPE. Pourtant le développe-ment des énergies renouvelables vaaccroître la nécessité de développerdes solidarités territoriales et lesréseaux pour pallier leur intermit-tence… Contrairement à une idéereçue la quasi-totalité des éolienneset panneaux photovoltaïques est rac-cordée au réseau, l’autoconsomma-tion étant peu pratiquée en France. Cequi s’explique par le tarif de rachat : iln’est pas très séduisant de consom-mer son électricité quand on peut larevendre cinq fois plus cher… Cela dit,on ne peut être dispensé d’être rac-cordé au réseau parce que de toutefaçon la nuit ou quand il n’y a pas desoleil, il faudra bien avoir du réseaupour avoir l’électricité. De plus, leurimplantation géographique est rare-

ment celle des lieux de consomma-tion. Par exemple, pour le photovol-taïque, son développement se fait làoù le coût du terrain permet d’optimi-ser la rentabilité du projet, ce qui obligeà développer des réseaux au milieu denulle part.

Tous ces éléments devraient doncnous conduire à la conclusion inversede celle avancée : c’est de plus de ser-vice public dont nous avons besoinpour servir l’intérêt général. Plus deconcertation, de lieux d’échangesaussi. Et dans ce débat notre propo-sition de pôle public prend donc toutson sens. n

« ledéveloppement

des énergiesrenouvelables va

accroître lanécessité de

développer dessolidarités

territoriales et lesréseaux pour pallier

leurintermittence… »

Source : DREES, Stat départementales des conseilsgénéraux ; IRCEM

Nombre de places encrèches collectives(p/1000 enfants)

- de 15,8

30,1 et +

- de 30,1

*Valérie Goncalves est responsabledu secteur Énergie du Conseilnational du PCF.*Gilles Pereyron est représentantFNME-CGT à « Droit à l’énergie SOSFutur ».

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*Dominique Adenot est maire (PCF)de Champigny-sur-Marne. Il estprésident de l’Association nationaledes élus communistes etrépublicains (ANECR).

se contentant d’expliquer le caractèreantidémocratique de la réforme,qu’elle annoncerait la fin des com-munes et des départements, etc., maisen allant à la confrontation avec lescitoyens à partir de la satisfaction deleurs besoins.Si la conscience d’appartenir à une« aire métropolitaine » ne fait pas débata priori, des enquêtes ont montré laprégnance chez de nombreux citoyensdu sentiment qu’une ville digne de cenom devait être avant tout conçuepour tous et donc pour chacun d’eux,comme un lieu où ils pouvaient resteret améliorer leur vie… Autrement dit,la conscience – et la crainte – est fortede décennies entières de vécu de ségré-gation urbaine, de relégation socialedans des zones toujours plus éloignéesdes centres, des services, de la forma-tion, de la culture…Une raison puissante pour laquelle legouvernement escamote le débatdémocratique sur la réforme territo-riale est la crainte que ne sortent augrand jour des raisons inavouables àl’affirmation des métropoles : le dik-tat accepté par la France de laCommission européenne, exigeant,entre autres recommandations d’aus-térité, que la loi sur la réforme des ins-titutions « rationalise » et « simplifie »les collectivités.

CONJUGUER DÉMOCRATIEPARTICIPATIVE LA PLUSLARGE ET DÉMOCRATIEDÉLIBÉRATIVELa crainte légitime d’une métropolevécue comme une nouvelle « centrifu-geuse » sociale est un des points d’ap-pui pour pousser le dialogue avec lescitoyens. Car rien ne serait pire que dene pas avoir cet échange. À l’heure oùle fossé se creuse avec « la politique »,

phénomène qui ne nous épargne pas,et même si nous pensons offrir uncadre suffisamment démocratique,celui-ci peut se révéler inopérant, s’ilne part pas réellement de la parole desindividus, de leur volonté bien réellede compter et d’être mis en situationd’être pleinement intégrés dans laconfrontation politique. Je crois qu’ilexiste en réalité une grande disponibi-lité citoyenne, si nous tendons la mainde cette façon. Mais cela implique deréfléchir à inventer au sein de la com-mune les espaces de confrontation etd’intervention nécessaires, sans lesfiger, mais en les liant à la vie réelle.

C’est une ambition très exigeante vis-à-vis des élus qui doivent mettre toutà disposition : les informations, lesenjeux, les financements et oser lacontroverse au sein de l’assemblée.Cela veut dire aussi de penser tous nosactes en fonction de la mise en mou-vement citoyenne : nous mettons« tout sur la table » pour permettre laco-élaboration, la codécision, la co-évaluation, le contrôle citoyen, avecdes processus d’aller-retour, des misesà jour et des validations fréquentes. Ils’agit d’inventer au fur et à mesure desdynamiques nouvelles qui conjuguent

la démocratie participative la plus largeet la démocratie délibérative. Nousavons un large champ d’action devantnous si nous nous mettons à disposi-tion de celles et ceux qui n’ont que « lacommune pour réussir », même si – etles citoyens le savent – la communene peut pas tout.Nous sommes ainsi avec les jeunespour faire avec eux le chemin de laréussite et de l’obtention d’un travail,ce qui veut dire agir pour en faire unepriorité de tous, mettre les partenaireséconomiques, éducatifs en confron-tation avec eux, avec leurs familles,agir pour inventer des dispositifs où

l’on se rencontre et où l’on se parle, oùl’on intervient pour lever les obstacles.Nous sommes avec toutes celles etceux qui rencontrent des difficultéspour se loger, pour se déplacer, pourvivre dignement… Nous sommes avectoutes celles et tous ceux qui ne se sen-tent pas reconnus et qui veulent comp-ter dans leur ville, dans l’aire métro-politaine et plus largement dansl’espace urbain, périurbain et rural.Les exemples pourraient être multi-pliés. La commune est plus que jamaisle lieu de redécouverte du « collectif »,l’espace où est susceptible de s’inven-ter de nouvelles pratiques démocra-tiques, de nouvelles confrontationscitoyennes, des controverses fruc-tueuses qu’il nous faut affronter…Redonnons le goût d’agir ensemblepour le bien commun, pour une villequi ne laisse pas faire le marché, uneville qui soit bien pour toutes et tous. n

« Nous avons un large champ d’actiondevant nous si nous nous mettons à

disposition de celles et ceux qui n’ontque “la commune pour réussir”, même si– et les citoyens le savent – la commune

ne peut pas tout. »

Source : DGCL - Comptes administratifs des régions et départements

Dépenses d’actionsociale desdépartements(euros/hab)

- de 441

- de 496

569 et +

- de 569

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Abonnez-vous à

56¤ :10 N°/an

n STANDARD : 4 X 14€ = 56€n CHÔMEURS, ÉTUDIANTS : 4 X 10€ = 40€n SOUSCRIPTION : 4 X 18€ = 72€

Abonnement en ligne sur : http://projet.pcf.fr/7451 ou voir bulletin d’abonnement au dos.

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(Bulletin à découper ou photocopier et à renvoyer à : Association Paul-Langevin – 6, avenue Mathurin-Moreau - 75167 Paris Cedex 19)

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La Revue du projet innove. Chaque dossier du mois sera désormais prolongé par unentretien vidéo avec un dirigeant communiste, un intellectuel progressiste ou un syn-dicaliste, mis en ligne sur le site http://projet.pcf.fr/. Objectif : approfondir un sujet touten faisant tomber la barrière de l'écrit. Ce mois-ci, rendez-vous sur le thème de la décentralisation avec Pierre Dharréville,chargé du secteur République, démocratie, institutions à la direction nationale du PCF ;Une nouvelle équipe a pris en charge cette initiative sous la direction de Léo Purguette.

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À LA CONQUÊTE D’UN NOUVEAU PUBLIC

Riche débat sur la violence des bourgeois, le 4 octobre« Trois ans et de plus en plus de dents » prévenait La Revue du projet en invi-

tant à un débat-anniversaire. L'occasion de les montrer, à propos la domina-tion de classe. Au cœur des échanges entre Pierre Laurent et Monique Pinçon-Charlot, la violence des riches dénoncée dans un ouvrage du même nom que

la sociologue signe avec Michel Pinçon*, est mise en lumière.Pour Monique Pinçon-Charlot, il est impératif de révéler « l'arbitraire des rapports

de domination que les plus fortunés – présentés comme des bienfaiteurs de l'huma-nité – sont sans cesse en train de cacher. » Pierre Laurent, répondant à la sociologuepour qui « il faut donner de la chair humaine à ces rapports de domination afin de lesrendre visibles », témoigne de sa rencontre avec les Pétroplus. Leur projet n'aboutit pas« pour des raisons politiques » tonne le secrétaire national du PCF, y voyant un symbolede « cette intelligence populaire qui est niée, bafouée, réprimée par le système » dansune république placée sous le contrôle croissant de l'oligarchie.Pour en sortir, Monique Pinçon-Charlot suggère dans un sourire une série de « réfor-mettes à potentialité révolutionnaire » : statut de l'élu, interdiction du cumul des mandats, vote obligatoire, reconnaissance du vote blanc... et propose de « prendreexemple sur la classe dominante, mobilisée en tout instant et sur tous les fronts. » PierreLaurent appelle pour sa part à accentuer la bataille idéologique « lorsqu'une idée s'em-pare de beaucoup de gens, elle est capable de transformer le monde » affirme-t-il, enécho à Marx. Dans l'immédiat, Monique Pinçon-Charlot se porte volontaire pour parti-ciper à l'organisation d'une prochaine manifestation du Front de gauche dans les beaux quartiers. « De la Concorde à la Défense et nous prendrons les Champs-Élysées ! » pro-met-elle, emportant l'adhésion de la salle.

L’Humanité, 8 octobre 2013

COMMENT AFFRONTER LA DOMINATION DE CLASSE ?

Un numéro spécial de La Revue du pro-jet consacré aux travaux de la conven-tion qui s’est tenue sur ce sujet, le 16novembre. Les enjeux européens seposent aujourd’hui d’une manière radi-calement nouvelle par rapport auxpériodes passées. Un positionnementoffensif et responsable y est déve-loppé pour répondre aux attentespopulaires en France, comme à d’im-portantes forces progressistes en

Europe. Finalité d’un projet de refon-dation, type d’Europe qui en découleet chemin réaliste permettant de réus-sir une ambition politique de ce niveauont été abordés au cours de cetteconvention. « La construction euro-péenne ne se refondera que si celleset ceux qui vivent, travaillent, créent,souffrent et espèrent sur notre conti-nent s'en fixent le projet ».

REFONDER L’EUROPE

La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice Bessac - Rédacteur en chef : Guillaume Roubaud-Quashie - Secrétariat de rédaction : Noëlle Mansoux - Comité de rédaction : Caroline Bardot, Hélène Bidard, Davy Castel, IgorMartinache, Nicolas Dutent, Amar Bellal, Marine Roussillon, Côme Simien, Renaud Boissac, Étienne Chosson, Alain Vermeersch,Corinne Luxembourg, Léo Purguette, Michaël Orand, Pierre Crépel, Florian Gulli, Franck Delorieux, Francis Combes - Directionartistique et illustrations : Frédo Coyère - Mise en page : Sébastien Thomassey - Édité par l’association Paul-Langevin (6, ave-nue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) - Imprimerie Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 VénissieuxCedex) - Dépôt légal : décembre 2013 - N°32-31ISSN 2265-4585 - Numéro de commission paritaire : 1014 G 91533.

REVUE DU PROJET

ÇA TOURNE !

BIENTÔT HORS-SÉRIE

CONVENTIONEUROPE

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LÉO PURGUETTE

LE GRAND ENTRETIEN

Rompre avec lesfondations capitalistes de l'actuelle Unioneuropéenne

Député européen et directeur de l'Humanité, Patrick Le Hyaric est en chargedu projet européen du PCF. Il revient pour La Revue du projet sur le texteadopté par la convention nationale qui s'est tenue place du Colonel Fabien le16 novembre. Un document de référence pour les communistes en vue de labataille des européennes de mai 2014.

Pour quelles raisons le PCF a-t-ildécidé de réunir une conventionnationale sur son projet pourl'Europe ?Patrick Le Hyaric : Alors que la criseprend une telle ampleur, avec ses drameshumains, jusqu’à devenir une crise desens, une crise de civilisation et tandisque tant de doutes, de critiques, voirede rejets s’expriment à l’égard de l’ac-tuelle construction européenne, il nousest apparu nécessaire d'examiner,comme force communiste, les condi-tions nouvelles de notre action en faveurde la refondation de la construction euro-péenne.C'est urgent ! Car l’idée même de projeteuropéen est entrée en crise au point desusciter sur tout le continent des senti-ments de rejet et de repli, terreau surlequel les nationalismes, et les extrêmes-droites se développent. Nous qui noussituons sur le terrain d'une profondetransformation de ce qui existe,conscients que seules les mobilisationspopulaires y parviendront, nous avonstout naturellement pour ambition de met-

tre à la disposition de nos concitoyensdes idées, des analyses nouvelles, deséléments de perspectives visant à rom-pre nettement avec les fondations capi-talistes de l’actuelle Union européenne.

C’est le sens de notre appel pour enclen-cher partout un processus unitaire pourrefonder l’Europe.

Le texte prend position en faveurd'une union de nations et de peu-ples souverains et associés, que celasignifie-t-il concrètement ?

Notre proposition vise à faire vivre lessouverainetés populaires et uneconstruction européenne coopérativeet solidaire. Une « union » nouvelle nedevrait pas chercher à reproduire à

l’échelle européenne la structure d’unÉtat national. Nous récusons le projetactuel mis sur la table par Mme Merkeld’un fédéralisme centralisateur et auto-ritaire. Nous mettons en débat le projetd’un nouveau cadre à créer ensemble.Celui d’une union des nations et des peu-ples souverains et associés.

« L’idée même de projet européen estentrée en crise au point de susciter sur tout

le continent des sentiments de rejet et derepli, terreau sur lequel les nationalismes,les populismes et les extrêmes-droite se

développent. »

Page 31: La revue du Projet n ° 32

C’est un parti pris en faveur d’uneconception souple et diversifiée de laconstruction européenne dont le butn’est pas de diminuer le degré de coo-pération entre ses membres mais derenforcer l’engagement solidaire dechaque peuple et de chaque nation qui,selon nous, sera d’autant plus importantqu’ils auront choisi librement le cadre etla finalité.Ensuite, ce concept vise à donner unsouffle démocratique, avec un va-et-vient permanent entre les citoyens etles parlements européens et nationaux,dans l'élaboration des lois, leur mise enœuvre et leur évaluation.

Vous dénoncez la soumission de laBanque centrale européenne auxintérêts financiers mais vous n'ap-pelez pas à une sortie de l'euro,n'est-ce pas contradictoire ?La profondeur de la crise appelle de rom-pre avec le programme commun ultra-libéral de la Commission de Bruxelles,de la Banque centrale européenne et duFonds monétaire international et de s’ap-

puyer sur une nouvelle démarche de soli-darité, de mise en commun pour affron-ter les grands défis de l’heure, qu’il s’agissede l’environnement, de l'emploi, de l'éner-gie, des transports ou encore de la nutri-tion et de l’eau.

Le mouvement progressiste ne doit paslaisser le champ libre à un affrontementréduit entre les tenants d’une fuite enavant libéro-fédéraliste et ceux qui prô-nent le repli national, laissant les peu-ples sous la domination des rapaces dela finance. Il n’y a pas d’autre issue effi-

cace que d’aider à la construction d’unprocessus de luttes et de modificationdu rapport de forces politiques, en vued’une refondation démocratique, sociale,écologique de la construction euro-péenne. Dans ce cadre, la Banque cen-

trale européenne doit assurer une mis-sion de service public en faveur del’emploi et du développement humaindurable, ce qui suppose bien sûr une modi-fication de ses statuts et que son actionsoit contrôlée par le parlement européen.Nous avons d’ailleurs le projet innovant

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RS« Il n’y a pas d’autre issue efficace que

d’aider à la construction d’un processus deluttes et de modification du rapport de

forces politiques, en vue d’une refondationdémocratique, sociale, écologique de la

construction européenne. »

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Personnes vivant dans un ménage avec une très faible intensité de travail (% et 1 000 personnes). Source : eurostat

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d’un fonds européen pour le dévelop-pement humain, social et écologiqueainsi que pour de nouveaux servicespublics. Nous menons un double com-bat pour un euro de coopération, favo-rable à l'investissement et à l’emploi etpour une monnaie commune mondialede coopération se substituant à l'hégé-monie actuelle du dollar.

À quoi ressemblerait la politiqueagricole commune refondée quevous souhaitez voir émerger ?D’abord une nouvelle politique agricolecommune viserait à assurer un revenudécent à toutes les agricultrices et tousles agriculteurs, par la mise en place deprix de base garantis pour une quantitédonnée de production. Les aidespubliques seraient modulées et plafon-nées. Elles compenseraient les chutesde revenus, les handicaps naturels, lesproblèmes climatiques. Les volumesde production seraient régulés et cor-rectement répartis. Des systèmes devisas environnementaux et sociaux, auxfrontières, permettraient de combat-tre le libre-échange intégral et alimen-teraient un fonds mondial de solidaritépour permettre aux pays en dévelop-pement d’accéder à des progrèssociaux et à des dispositions agro-envi-ronnementales. Un long processus detransformation pour l’emploi, la vie desterritoires et la transition environne-mentale de certaines productions agri-

coles, doit être engagé sans attendrepour tenir compte des changementsclimatiques, se soucier d’une gestiondurable des ressources agricoles, àcommencer par les sols et l’eau.Fondamentalement, l'agriculture et lesagriculteurs ont besoin de respect etde reconnaissance pour mener à bienles transformations qu'appelle leur acti-

vité, indispensable à la vie des hommeset à la préservation de la nature.

Quel rôle international souhaitez-vous voir jouer à cette Europerefondée ?Elle doit jouer un rôle actif pour solida-riser les peuples, au lieu de pousser lesfeux de la loi de la jungle de la concur-rence. Elle doit être un partenaire actifpour l’ensemble des pays en voie dedéveloppement. Elle agirait en touteindépendance vis-à-vis des États-Unis,mais aussi de la finance et des multi-nationales. Elle ferait des propositionspour une nouvelle Organisation mon-diale du commerce. Elle se donneraitles moyens d’obtenir des décisions posi-tives dans les grandes conférences

comme celle sur le climat, dans l’actioncontre la faim dans le monde ou encoreen faveur du désarmement et de l'éra-dication des armes nucléaires et chi-miques. Elle mettrait fin immédiate-ment au projet de marché uniquetransatlantique. Elle cesserait de s’in-sérer dans l’OTAN et ferait progresserl’exigence d’une dissolution de cette

structure. Elle contribuerait de toutesses forces à la résolution du drame denotre époque, celui que vit le peuplepalestinien, privé du droit légitime dedisposer d'un État.

Quelle place le nouveau projet euro-péen du PCF prendra-t-il dans lacampagne du Front de gauche auxélections européennes ?Ce document, issu d’un long travail pourlequel ont été consultés des responsa-bles associatifs, des syndicalistes estdestiné à être mis à la disposition dudébat de tous les individus, de toutes lesforces qui souhaitent changer profon-dément la construction européenne.Il est évidemment à la disposition de lapoursuite du travail au sein du Front de

BRÈVES DE SECTEUR

Hackons le capitalisme : un labo-ratoire de fabrication (fab lab) à lafête de l’Huma 2013 ! Dans le cadre d’une coopération improvisée entre lesecteur « révolution numérique » de PCF, la section duBlanc-Mesnil et le Fac-Lab de Gennevilliers, un fab lab« mobile » a été mis à disposition du public de la fêtede l’Huma. Cette rencontre entre les acteurs des fablabs, les militants et les visiteurs constitue une pre-mière historique qui fut un moment passionné et pas-sionnant d’éducation populaire et d’échanges. De 7 à77 ans on s’est initié au maniement de logiciels de CAO(conception assistée par ordinateur), de l’imprimante3D et du scanner 3D. On a été acteur et on a créé plu-tôt que consommé. Pendant trois jours le fab lab n’apas désempli.Côté fab lab, nous avons eu le plaisir de comptercomme intervenants ou/et démonstrateurs,Emmanuelle Roux cofondatrice du Fac-Lab, FabienEychenne de la Fondation internet nouvelle généra-tion, Paul Marneur designer, David Rochelet del’hackerspace l’Electrolab de Nanterre, le collectifEmmabuntüs autour du projet Jerrycan, Gaby Bolivardes « petits débrouillards », Sophie MattougDuvauchelle du Front de gauche numérique.

Le débat organisé autour du thème « Les fab labs, lieuxde réappropriation des moyens de production et d'in-vention d'un modèle participatif de création et d'in-novation, à l'ère du numérique » a permis d’aborderdes questions aussi diverses que la propriété intellec-tuelle, la nature et la finalité de la production, la luttecontre l'obsolescence programmée, le mariage des bitset des atomes, la stigmergie, le dépassement de sala-riat et du marché, les enjeux et les contradictions dumouvement fab lab, de l’économie contributive, del’open source hardware [matériel libre]. Les opinionsont convergé pour caractériser les fab lab comme des« tiers lieux » du XXIe siècle comparable à ce qu’avaientles cafés du XVIIIe siècle et les maisons de la culturedes années soixante. Beaucoup d’idées et de questionssont venues du public pour créer, financer et faire vivreun fab lab.Cet événement a permis une rencontre particulière-ment riche et porteuse d’avenir entre deux mondesqui jusqu’à maintenant ne se connaissaient pas : lescommunistes et les acteurs du mouvement fab lab.Espérons que la fête de l’Huma 2014 sera le lieu d’unespace fab lab à proportion de la force montante de cemouvement transformateur de notre société.

YANN LE POLLOTEC

RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

« Avec le Parti de la gauche européenne,nous proposons de construire un forumpermanent européen des alternatives. »

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gauche qui, rappelons-le, est né de ladernière campagne des élections euro-péennes.

Quelles forces en Europe sont dis-ponibles selon vous pour porter desobjectifs semblables à ceux du PCF,comment les rassembler et agiravec elles ?Nous ne demandons pas un ralliement

à ce projet. Nous le mettons à disposi-tion d’un débat de refondation. Les mou-vements sociaux des travailleurs, desjeunes, sont très importants dans tousles pays d’Europe.Avec le Parti de la gauche européenne,nous proposons de construire un forumpermanent européen des alternatives. Ils’agirait d’une structure souple, ouvertelarge, où se retrouveraient des forces poli-

tiques, syndicales, sociales, associativesqui rejettent l’austérité et recherchentdes issues progressistes à la crise actuelle.Partout, nous voulons favoriser l’inter-vention populaire majoritaire pour desmouvements, un processus unitaire derupture avec l’Europe capitaliste et desaxes de refondation progressiste. n

Sport et rythmes éducatifs : halte à la confusion ! L'école a été fortement chahutée ces dernières années :nouveaux programmes, réductions de postes, suppres-sion des Réseaux d'aides spécialisées aux élèves en dif-ficulté (RASED), réforme de la formation... et sous lapression du savoir « lire-écrire-compter », l'éducationphysique et sportive apparaît marginalisée. Dernierépisode en date : l'aménagement des rythmes éduca-tifs. Réduction des dépenses publiques oblige, dans laplupart des communes, le nombre d'intervenants exté-rieurs augmente en effet au détriment des enseignantset des éducateurs territoriaux qualifiés.L'expérience de Paris illustre à elle seule la confusionambiante : les enfants ne quittent jamais l’école à lamême heure, tandis qu'enseignants et animateurs sedisputent les locaux et les matériels pédagogiques, dansun brouillage des responsabilités respectives. Percevantl’occasion de mettre un pied dans l'école, les associa-tions sont mises en concurrence sur appel à projet etbénéficient des subventions municipales allouées à laréforme pour le recrutement des animateurs. Les ate-liers proposés sont inégaux d'une école à l'autre et necorrespondent pas toujours au descriptif initial.Face à ce constat nous demandons la clarification durôle de chacun ainsi que des moyens appropriés pour

l'EPS et le sport scolaire ainsi que pour les écoles muni-cipales des sports. Le PCF réaffirme fermement quel’égalité d’accès à toutes les activités physiques et spor-tives passe par l’enseignement obligatoire de l’EPS troisà cinq heures par semaine pour tous les élèves dès lamaternelle. Nous proposons qu’un conseiller pédago-gique EPS par circonscription et un coordonnateurEPS par école impulsent et coordonnent la mise enplace de l'enseignement, soutenus par des crédits flé-chés pour le matériel sportif nécessaire par école. Nousnous prononçons pour la création d’associations spor-tives dans tous les établissements scolaires, affiliées àl’Union sportive de l'enseignement du premier degré(USEP), avec un forfait décidé par décret pour tous lesenseignants impliqués. Nous proposons le dévelop-pement du corps d'éducateurs territoriaux (ETAPS) etdes écoles municipales des sports pour un périscolairede qualité, facteur d'emplois et garantie d'un servicepublic égalitaire. Afin de financer cette politique, lePCF demande que le budget consacré au sport soitporté à 1 % du budget de l’État, contre 0,14 % actuel-lement, et que soit créé un fonds spécifique pour aiderles collectivités à équiper leur territoire, développer lesécoles municipales des sports et recruter les éduca-teurs nécessaires.

NICOLAS BONNET

SPORT

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a Revue du Projet, en septem-bre 2012, intitulait son dossier« Le polar imagine 2013 ».L'éditorial, « En bande organi-sée », montrait qu'en un siècle,le crime avait changé de sta-

ture, qu'on était passé de l'époque deBonnot braquant la Société Générale àcelle « des banques, en général, opéranten ”bande organisée” et braquant le pau-vre monde ». Nous étions là, un peu, dansle domaine du jeu de mots, de la fiction,du romanesque noir. Aujourd'hui onaimerait reprendre le sujet et pousserplus loin le bouchon : et si le crime fré-quentait le pouvoir ? On remarquera quecette interrogation est volontiers évo-quée dans la presse, les livres. La revueManière de voir, proposée par Le Mondediplomatique (lire encadré), a consacréson numéro d'été 2013 à ce thème :« Paradis fiscaux, mafias, trafics, drogue :à qui profite le crime ». L'éditorial deMaurice Lemoine, « En bandes organi-sées », commence ainsi : « Rien de nou-veau sous le soleil ? Des organisationshors la loi existaient déjà dans l'Antiquité,au Moyen Âge, durant l'Ancien régime etles décennies passées. Mais, depuis lafin du XXe siècle, les abandons de sou-veraineté et la mondialisation libéraleont permis aux capitaux de circuler sansfrein d'un bout à l'autre de la planète. Etfavorisé ainsi l'explosion d'un marché dela finance hors de contrôle, auquel s'est

Un système criminogèneLa répétition des affaires n'est-elle qu'une multiplication de déviances indi-viduelles ou le symptôme d'un système capitaliste devenu criminogène ?Le nouveau, ce n'est pas tant la délinquance des élites ni la connivence descrapules et de ces élites mais la nature pousse-au-crime du capitalismed'aujourd'hui.

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connectée cette grande truanderie. »Ce même sujet, qu'explorent volontierset talentueusement les sociologuesMichel et Monique Pinçon-Charlot, adonné lieu à plusieurs essais récents :La corruption des élites de Noël Pons(Odile Jacob) ; Une démocratie corrup-tible, arrangements, favoritisme etconflits d'intérêts de Pierre Lascoumes(Seuil) ; La grande fraude. Crimes, sub-primes et crises financières de Jean-François Gayraud (Odile Jacob). Ce der-nier, commissaire divisionnaire de lapolice nationale et criminologue, mon-tre comment la crise des subprimes futun mécanisme de prédation pure, com-ment il y eut tromperie sur la marchan-dise, asymétrie d'informations commedisent joliment les experts : le banquiersavait de quoi il retournait, le client l'igno-rait. Ce crime des subprimes est restéglobalement impuni, les grandes

banques, qui furent complices, versè-rent simplement une amende : « ellesont en quelque sorte donné un pot-de-vin au système pour le remercier d'avoirplumé les plus faibles ». Gayraud mon-tre aussi qu'avec la crise de 2008, lesbanques sont devenues moins regar-dantes sur la provenance de fonds pouréviter la faillite. Résultat ? La pénétrationdu crime organisé dans l'économie réelles'est renforcée et le blanchiment pros-père (1 600 milliards de dollars par anselon l'ONUDC et moins de 1 % de cettesomme est « sanctionné »).

L'INCITATION MASSIVE AU CRIMELa criminalité des élites n'est pas nou-velle, elle fut déjà analysée par le socio-logue américain Edwin Sutherland à lafin des années 1930. Longtemps, on aassimilé la notion (de Sutherland) de« crime en col blanc » à un crime decadre, de tel ou tel cadre pris individuel-lement ; or ce que cet auteur démon-trait, c'est qu'il s'agissait souvent de crime« organisé » de cadres, de crime « enbande », de classe, de la même manièreque la mafia opère de façon organisée(on peut ainsi imaginer, sans trop pren-dre de risque, que le scandale Cahuzacn'est pas une affaire du seul M. Cahuzacmais d'une « bande », financiers, agen-ciers, courtiers, traders, politiques, etc.,où cet individu tient sa place). Cettedélinquance est le plus souvent invisi-ble, selon le principe qu'un voleur pau-

vre est un voleur, un voleur riche est unriche ; et puis le juge est mieux apprêtépour traquer le crime de rue, celui du« populo », que le délit du voisin ban-quier. Cette délinquance est probable-ment propre à tout système de pouvoirsans contre-pouvoir, où la tendance àl'accaparement est forte (voir la corrup-tion des ex-pays de l'Est dans leur phasefinale, « brejnevienne », ces corrompus« mutant » ensuite en « oligarques » capi-talistes). Mais ce qui est nouveau pourGayraud, « c'est que le monde post-guerre froide fait émerger une forme spé-

« Cette délinquance est le plus souventinvisible, selon le principe qu'un voleur pauvre

est un voleur, un voleur riche est un riche »

PAR GÉRARD STREIFF

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cifique de capitalisme, à la fois mondia-lisé, financiarisé et dérégulé à l'excès, quime semble particulièrement crimino-gène, pas “criminel”, c’est-à-dire porteurd'incitations et d'opportunités inéditesà la commission de crimes par les élites.Il y a dans cette forme particulière decapitalisme des dynamiques prédatricesredoutables et même frauduleuses ».Cet auteur observe, et il a raison, que leséconomistes, en général, n'intègrent pas,ou peu, cette dimension passionnelle,irrationnelle, des acteurs – et des élites –dans leurs investigations. Le comporte-ment criminel en économie est toujourspensé à la marge comme si la fraude étaitl'absolue exception. Le positivisme del'économiste « le coupe ainsi d'une par-tie du réel ». Ou alors, faisant du vice unevertu, certains libéraux considèrent enquelque sorte que l'énergie délinquanteen chacun (appât du gain, rapacité) peutêtre mise au service du progrès. Une desrègles inculquées aux étudiants de HECest : « greed is good », l'avidité est bonne ;dans ce même monde, on cite aussivolontiers le libéral Bernard Mandeville(1670-1733) et sa « fable des abeilles ouquand les vices privés font le bienpublic ».

« Or, dit Gayraud, le crime n'est pas unfait marginal, dérisoire et anecdotique àl'âge du chaos libéral mais un phéno-mène symptomatique et massif ». Danssa démarche de criminologue, il pose debonnes questions sur le système de for-mation des élites : qui finance les cam-pagnes électorales, par exemple ?Comme par hasard, les plus spectacu-laires scandales des dernières années,l'affaire Karachi ou Woerth/Bettencourt,pointent cette question de l'argent de laprésidentielle. Quel est le rôle des

groupes de pression ? (qui ont pignonsur rue dans les institutions européennespar exemple). Quid de la pratique du pan-touflage, ce passage sans vergogne deshautes responsabilités publiques versles directions et conseils d'administra-tion de groupes financiers ou autres ?Tel François Perol, ancien secrétairegénéral adjoint de l'Elysée, devenu pré-sident de l'organisme bancaire BPCE.Qui a profité des lois de déréglementa-tion ? « Le desserrement généralisé descontraintes et la frontière rendue floueentre le légal et l'illégal ont provoqué lescrises financières à répétition depuis lesannées 1980. La dérégulation, c'est

comme ouvrir la porte du poulailler eten confier la garde au renard. Il faut alorsquestionner le fermier, celui qui fait leslois : pourquoi de tels choix ? Qu'est-cequi relève de l'idéologie, des intérêts croi-sés avec le lobby de la finance, de la cor-ruption et de la collusion, etc.? »

On laissera la conclusion à PierreLascoumes (op. cit.) : « La France nemanque ni de règles ni d'institutions pourlutter contre la délinquance des élitesdirigeantes politiques et économiques.Ce qui fait défaut, c'est la volonté poli-tique et l'attribution de moyens pour met-tre en œuvre les dispositions légales ». n

LA COHORTE DES MALFRATS« Corruption et pots-de-vin, délits d'initiés, manipulations de cours, détour-nements d'actifs et faux bilans, abus de biens sociaux et sociétés fictives, éva-sion fiscale, montages financiers “légaux” : voici que, profitant des lacunes desrègles et des lois, cadres en col blanc, bureaux d'avocats, cabinets comptables,consultants, prête-noms, conseillers et multinationales – Apple, Starbucks,Google, Amazon, etc. – rejoignent la cohorte des malfrats. […]. Si les gouverne-ments ne sont pas allés jusqu'à se vanter de ne rien faire, ils se sont accommodédes sociétés offshore et des paradis fiscaux. Comme une aiguille de phono-graphe qui dérape sur un disque, ils peuvent bien, régulièrement, jurer qu'ilsvont agir […]. Alors que les peuples ploient sous les effets d'une crise qui raboteleurs acquis pour sauver les profits, les gouvernants jurent que, cette fois, para-dis fiscaux, secret bancaire et montages obscurs sont condamnés. Du moins,le souhaitent très fort. Si fort qu'il serait inutile de réprimer ces acteurs éco-nomiques aux façades honorables. Le phonographe le répète en boucle : il suf-fit d'y croire… »

Maurice Lemoine,Manière de voir, août/septembre 2013.

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lain Bihr, à quelles inten-tions répond l’ouvrageque vous venez depublier ?Tout d’abord, à celle, géné-rale, de la collection dans

laquelle il paraît. Il s’agit de mettre à ladisposition du lecteur, et plus particu-lièrement d’un lecteur militant, sous unformat de poche et un volume réduit,une présentation aussi méthodique etsynthétique que possible des principesde l’analyse marxiste des rapportssociaux de classes.Cela présuppose évidemment qu’un tellecteur existe aujourd’hui. À différentssignes, on peut en faire le pari. Après uneéclipse de plusieurs décennies, consé-cutives à l’effondrement du mouvementouvrier européen et de ses modèles poli-tiques (la social-démocratie occiden-tale et le « socialisme d’État » oriental),la catastrophe socio-économiqueengendrée par la déferlante des poli-tiques néolibérales a remis globalementMarx à l’honneur. De plus, sous les coupsde ces politiques, la fable d’une « moyen-nisation » des sociétés capitalistes déve-loppées (la constitution d’une immenseclasse moyenne englobant les deux tiersvoire les quatre cinquièmes de la popu-lation) a volé en éclats. Car ces politiques,génératrices d’une aggravation des iné-galités sociales sur tous les plans, ont finipar rendre perceptible la persistance etd’une division de ces sociétés en classessociales et d’une intense lutte des classespermettant aux uns d’accroître leurrichesse, leur pouvoir, leur prestige audétriment des autres. Mon ouvrage vise

Les rapports sociauxde classes

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ELLe communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.

Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvementrésultent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L'Idéologie allemande.

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tout simplement à rendre intelligiblesces intuitions désormais redevenuescommunes, tout en les confortant parune armature théorique adéquate.

Ainsi, vous considérez qu’il existe unétroit rapport entre l’aggravationdes inégalités produite par les poli-tiques néolibérales et le retour desanalyses marxistes en termes delutte des classes ?Certainement ! Les analyses que nousavons menées, Roland Pfefferkorn etmoi-même, au cours des vingt dernières

années, sur le devenir des inégalitéssociales, ont permis d’établir non seu-lement leur maintien mais encore leuraggravation sous l’effet de ces politiques.Plus précisément même, nous avonsétabli le caractère systémique de cesinégalités au sens où elles se détermi-nent réciproquement, en tendant à serenforcer mutuellement, en donnant lieuà accumulation de privilèges pour lesuns et de dévalorisations multiples pourles autres, autant de phénomènes quise reproduisent largement de généra-tion en génération. Autant de phéno-mènes suggérant la présence d’unestructure relativement solide et perma-nente.

Mais pourquoi continuer à privilé-gier la référence au marxisme ? N’ya-t-il pas d’autres approches possi-bles de ces phénomènes ?Bien sûr que si ! Et je ne me prive pas d’ail-leurs de procéder à quelques empruntsà des auteurs non marxistes, PierreBourdieu par exemple. Cependant, jecontinue à privilégier la référence à Marxpour deux raisons au moins.En premier lieu, Marx le premier et, biensouvent, mieux que ses successeurs,marxistes ou non, a su jeter les bases del’analyse des classes sociales, en défen-

dant l’idée que ce sont les rapports entreles classes plutôt que les classes socialesqu’il faut placer au centre de l’analyse :qu’il s’agisse de classes en soi ou declasses pour soi, pour reprendre une ter-minologie classique, les classes n’exis-tent et ne peuvent se comprendre quedans et par les rapports qui les unissententre elles. Rapports qui trouvent leursfondements dans les rapports capita-listes de production, avec leurs dimen-sions irréductibles d’exploitation et dedomination.La seconde spécificité et originalité del’approche marxienne est l’insistancemise sur la dimension de lutte inhérenteaux rapports de classes. Pas de classes

« Nous avons établi le caractèresystémique de ces inégalités au sens où

elles se déterminent réciproquement, entendant à se renforcer mutuellement, en

donnant lieu à accumulation de privilègespour les uns et de dévalorisations multiples

pour les autres »

ENTRETIEN AVEC ALAIN BIHR

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sans luttes des classes ! Ce qui signifieque les rapports entre les classes sontnécessairement des rapports conflic-tuels mais aussi, inversement, que lesclasses n’existent que dans et par leursluttes les unes avec et contre les autres.En ce sens, Marx tourne radicalement ledos à une longue tradition sociologique,notamment française, qui n’a su parlerque de classes sans luttes (on étudietelle classe, la bourgeoisie ou la classe

ouvrière, en elle-même, coupée enquelque sorte des rapports conflictuelsla liant aux autres classes) ou de luttessans classes.Mais, ce disant, vous ne vous démar-quez pas de ce que le marxismerépète à ce sujet depuis plus d’unsiècle, semble-t-il.Détrompez-vous. Ma fidélité aux prin-cipes de la démarche marxiste ne m’em-pêche pas de prendre quelque distancecritique par rapport à une certaine ortho-doxie marxiste. Par exemple, si je conti-nue à faire de la lutte des classes lemoteur de l’histoire contemporaine, jela conçois comme un moteur à quatretemps et non pas comme un moteur àdeux temps. Je pense en effet que lesrapports capitalistes de production don-nent naissance non pas à deux classes(une classe capitaliste ou bourgeoisieet un prolétariat d’ouvriers et d’employés)mais à trois classes : au sein de ces rap-ports se forme une classe de salariéschargés des tâches de conception, d’or-ganisation, de contrôle et d’inculcationdes rapports de domination, dans le tra-vail aussi bien que hors du travail, par les-quels le capital assure sa reproduction– je la dénomme encadrement pourcette raison : elle regroupe le gros (maisnon l’intégralité) de ce que la nomencla-ture des professions et catégories socio-professionnelles que l’INSEE répertoriecomme « cadres et professions intellec-tuelles supérieures » et comme « pro-

fessions intermédiaires ». À quoi s’ajoutela petite bourgeoisie des travailleurs indé-pendants (agriculteurs, artisans et petitscommerçants, professions libérales)mettant en valeur par leur travail desmoyens de production qui leur sont pro-pres, classe d’origine précapitaliste maisque les rapports capitalistes de produc-tion tendent simultanément à dissou-dre et à reconstituer sur de nouvellesbases.

Ou encore, si je continue à faire de la luttedes classes le principe générateur desclasses sociales, je montre aussi com-bien elle peut tout aussi bien les faire dis-paraître. Car, d’une part, elle tend à lesdécomposer en accentuant des clivagesinternes, en donnant ainsi naissancevoire en autonomisant des fractions ou

des couches spécifiques au sein de cer-taines classes ainsi que des catégoriesà cheval sur plusieurs classes. Tandisque, d’autre part, les contraintes mêmesdes luttes de classes conduisent néces-sairement classes, fractions et couchesà passer des alliances entre elles, quipeuvent quelquefois donner naissanceà des blocs sociaux au sein desquels on

observe des phénomènes de fusion par-tielle des protagonistes sous l’hégémo-nie de l’un d’eux. Autrement dit, les luttesde classes peuvent donner naissance àplus ou à moins que des classes sociales.Preuve qu’il s’agit là d’un processus pluscomplexe que les formules simples aux-quelles on a eu quelquefois tendance àvouloir le réduire.Ce n’est qu’au niveau de ces blocssociaux que se manifeste la bipolarisa-tion du champ sociopolitique, ordinai-rement sous la forme d’une oppositionentre un « bloc au pouvoir », sous hégé-monie de la classe capitaliste ou de l’unede ses fractions, et le « peuple », lesclasses populaires, sous hégémonied’éléments variable de ces dernièresÀ mettre ainsi l’accent sur les rap-ports sociaux de classes, n’enoubliez-vous pas les autres rap-ports sociaux qui structurent lessociétés contemporaines : rapportsde sexes, rapports intergénération-nels, etc. ?Au contraire, dans la conclusion de l’ou-vrage, il m’a paru nécessaire de rappe-ler que les rapports sociaux de classesn’épuisent pas les phénomènes de struc-turation et de conflictualité au cœur dessociétés contemporaines. Rapports desexes, rapports de générations mais aussirapports internationaux les concurren-cent sous ce double angle. Se pose alorsla question de leur articulation. À cetégard, je défends l’autonomie relativede chacun de ces complexes de rap-ports sociaux dans leur déterminationmutuelle, sans qu’il y ait prédominanceou prévalence systématique de l’un oul’autre d’entre eux. Mais aussi la déter-mination en dernière instance de l’en-semble de ces rapports, tels qu’ils exis-tent aujourd’hui, par les rapportscapitalistes de production : ceux-ciconstituent la véritable matrice tant desrapports sociaux de classes que des rap-ports internationaux et ils ont très nota-blement infléchi les rapports de sexeset les rapports intergénérationnels telsqu’ils ont été hérités de l’histoire dessociétés précapitalistes. n

« Je pense en effet que les rapportscapitalistes de production donnent

naissance non pas à deux classes (uneclasse capitaliste ou bourgeoisie et un

prolétariat d’ouvriers et d’employés) mais àtrois classes »

« Si je continue àfaire de la lutte desclasses le principe

générateur desclasses sociales, je

montre aussicombien elle peuttout aussi bien lesfaire disparaître »

Propos recueillis par Florian Gullipour La Revue du projet

*Alain Bihr, est sociologue. Il estprofesseur émérite à l’Université deFranche-Comté.

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élément le plus déterminantde ces évolutions repose surla capacité des États à mettreau service de l’effort guerriertoute leur puissance écono-mique et leur pouvoir fiscal,

afin d’étendre leur hégémonie.

PUISSANCE ÉCONOMIQUE ETPOTENTIEL DE DOMINATIONMILITAIRELa modernisation économique de l’Europe(la « révolution industrielle ») se traduit eneffet d’abord en potentiel de projectionet de domination militaires, comme lereconnaissent d’ailleurs eux-mêmes nom-bre de contemporains. La performanceguerrière d’un pays est galvanisée par l’in-vestissement industriel. C’est bien cela quiexplique la mainmise de la Royal Navy bri-tannique sur tous les océans du mondeaprès la victoire de la couronne anglaisesur les forces françaises dans la Guerre deSept Ans (1756-1763) – songeons parexemple à l’usine Carron, en Ecosse, fon-dée dans les années 1750 pour fournir descanons à l’armée et à la marine britanniqueen temps de guerre. C’est aussi cela quiexplique la progression de la Prusse deFrédéric le Grand (1740-1786) sur lamosaïque des territoires germanophones.Le phénomène dépasse cependant lesseuls pays européens : au Japon, la soif duprogrès industriel sous l’empire Meiji (àpartir de 1868) s’explique largement parl’ambition militaire des empereurs, tour-née contre une Chine plus traditionnelle

La guerre en mutations(XVIIIe-XIXe siècles)Longtemps, aucune révolution d'envergure dans les techniques ou dans lematériel de guerre ne caractérise cette période. Sous Napoléon (1799-1815),comme autrefois sous les premiers Bourbons (XVIIe siècle), l'infanterie estarmée de mousquets à pierre et de carabines, tandis que la cavalerie continuede s'élancer sabres au clair. Mais si rien ne change en apparence, tout changepourtant en profondeur. En effet, plus que sur les armes, les mutations portentpeut-être surtout sur la manière de "penser" et de "faire" la guerre.

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et xénophobe, davantage repliée sur elle-même et bientôt vaincue. Désormais, laforce des États se mesure à l’aune de leurcapacité à déployer leurs troupes à uneéchelle globale. C’est là l’origine, bien avant1914, des toutes premières guerres « mon-diales », de la Guerre de Sept Ans qui voitFrançais et Britanniques s’opposer jusqu’enAmérique du Nord, en passant par la guerred’Indépendance américaine (1775-1783),qui met bientôt aux prises la France,l’Espagne, les Pays-Bas et les États-Unisd’un côté, contre la couronne britanniquede l’autre. La quintessence, sans doute,de ces conflits d’échelle planétaire restebien sûr les guerres coloniales. Si, à partir

des années 1810-1820, les empires portu-gais et espagnols se trouvent amputés deleurs possessions en Amérique latine pouravoir perdu les guerres de libérations natio-nales engagées par les peuples colonisés,encore faut-il remarquer que les impéria-lismes européens se tournent, dans lemême temps, vers l’Afrique et l’Asie : lesFrançais en Algérie (1830) et les Anglais enBirmanie (à partir de 1824) inaugurent unsiècle qui voit les Européens et les États-Uniens étendre leur domination jusqu’àl’Afrique du Sud, l’Indochine ou lesPhilippines. La guerre, plus que jamais, estdevenue un auxiliaire de la compétitionmondiale à laquelle se livrent les pays euro-péens. Pour s’étendre et prospérer, le

modèle de domination impérialiste n’a decesse de recourir au conflit armé. Les représentations de la guerre évoluentégalement, au contact des révolutionsmultiples de la fin du XVIIIe siècle (pen-sons à la Révolution française, mais aussiaux révolutions d’Amérique, qu’il s’agissede celle des États-Unis dans les années1770-1780, de celle d’Haïti puis, à comp-ter des années 1820, de celles d’Amériquecentrale et du sud). Le fait guerrier setrouve profondément affecté par cesrévolutions politiques dans lesquelles lesarmées jouent un rôle moteur. Les motsd’ordre révolutionnaires et contre-révo-lutionnaires attribuent à la guerre, dés-

ormais conduite au nom des peuples,des nations et de la souveraineté natio-nale, un visage populaire assez largementabsent de la majorité des guerres de lapériode antérieure. En 1792, la France dela Révolution part ainsi en guerre contrel’Europe des princes au nom de la Libertéet des Droits de l’Homme. La composi-tion et la taille des armées s’en trouventprofondément affectées. Parce qu’elle ne sert plus un roi mais laRépublique, l’armée révolutionnaire ne sau-rait être composée de mercenaires venusde tout le continent européen, commel’étaient celles de Louis XIV ou de Louis XV.L’armée française, proclame l’Assembléenationale, n’est rien moins que la Nation

« Les mots d’ordre révolutionnaires et contre-révolutionnaires attribuent à la guerre, désormais

conduite au nom des peuples, des nations et de lasouveraineté nationale, un visage populaire assezlargement absent de la majorité des guerres de la

période antérieure. »

PAR ALAN FORREST, historien. Il est professeur émérite d’Histoiremoderne à l’Université d’York (Grande-Bretagne).

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir » Jean Jaurès

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en armes. Alors, parce que les révolution-naires en viennent à considérer que toutcitoyen doit être, un jour ou l’autre, soldatet que tout soldat est, réciproquement,citoyen, la République en appelle aux jeunesgens de toute la France, incités dans unpremier temps à s’inscrire comme volon-taires, puis bientôt contraints à l’enrôle-ment comme conscrits lorsque le flot desengagements spontanés se tarit et que lapression guerrière s’accroît. Désormais, etpour près de deux siècles, chaque classed’âge devra répondre à l’appel des dra-peaux. À ces soldats-citoyens réquisition-nés, les généraux et les officiers prêchentles Droits de l’Homme la veille des batailles.La promotion des soldats, quant à elle,dépend dorénavant autant de la prouesseguerrière, du mérite, que de la fidélité enversle régime. Au temps de la république jaco-bine (1793-1794), le principe de l’électiontend même à s’imposer dans le choix desofficiers et des sous-officiers, ainsi dési-gnés démocratiquement par leurshommes. Ces mutations véritables ne sontpas sans portée : elles sont, en 1794, à labase d’une série de victoires sur les forcesprussiennes et autrichiennes qui font rapi-dement de l’élan révolutionnaire des sol-dats de l’an II une pièce majeure de lalégende nationale française.

LA GUERRE POUR ÉLIMINERUN RÉGIME POLITIQUECONCURRENTAvec l’extension de la taille des arméeset l’enrichissement idéologique du sensdonné à la pratique guerrière, les conflitsdeviennent moins limités et donc, aussi,plus meurtriers. Napoléon sacrifie ainsientre 2 et 3 millions d’hommes dans sescampagnes, quand la guerre deSécession (1861-1865), aux États-Unis,entraîne la mort de plus de 2 millions deleurs citoyens. Il est vrai qu’à compterdes guerres de la fin du XVIIIe siècle il nes’agit plus, bien souvent, d’engager lescombats pour acquérir un territoire ouassurer la succession d’un prince. L’enjeuest désormais la destruction totale del’adversaire et de son régime politique.Certes, le phénomène n’est pas entiè-rement nouveau (qu’il suffise de penserà la Guerre de Trente Ans en Allemagne,dans la première moitié du XVIIe siècle),mais à la différence d’hier où un roi nemettait pas sa couronne en jeu dans lesinnombrables conflits de son règne, ilest évident que la défaite des Insurgentsaméricains face aux forces britanniquesaurait signifié la disparition des tousjeunes États-Unis lors de la guerred’Indépendance (1775-1783) par leurretour dans le giron colonial britannique,de même qu’une défaite de la Franceface aux Prussiens ou aux Autrichiensne pouvait que signifier l’annihilationtotale de la Première République lors desguerres de la Révolution française.

LA GUERRE VÉCUE :L'IMPOSSIBLE MUTATIONIl paraît pourtant légitime de s’interrogersur le visage humain de cet enrôlement desmasses par les États-nations naissants.Pour ceux qui servent en première ligne,qui se battent et meurent pour la Nation,ici monarchique, là républicaine, qu’est-cequi a vraiment changé ? Même en France,où une génération entière fut formée parles guerres révolutionnaires et impériales,faut-il céder aux déclarations des leaderspolitiques et considérer que le moral destroupes fut meilleur, que l’expérience ducombat fut différente, ou que les motiva-tions des guerriers, leurs peurs et leurs sen-timents, se trouvèrent radicalement modi-fiés par leur enthousiasme supposé à servirla Patrie ? Dans leurs lettres et leurs car-nets de route, les soldats n’en semblentpas entièrement convaincus. Et si quelques-uns continuent à proclamer les valeursrévolutionnaires, la majorité d’entre eux –comme les soldats de tous les temps, sansdoute – parlent du quotidien, de leurs condi-tions de vie, de la qualité de la nourriture,du plaisir de rencontrer des camarades,de leur confiance en leurs officiers. Ils sebattent certes avec bravoure et courage,mais au final, il serait excessif de dire queles adversaires Autrichiens et Britanniques,non « régénérés » par la Révolution, se sontcomportés différemment. Avec le temps,l’armée révolutionnaire, cette Nation enarmes partie à la guerre avec l’enthousiasmedes citoyens-soldats, semble se normali-ser, se professionnaliser, aux dépens del’idéologie politique sensée l’animer. Et alorsque les ténors de l’Assemblée nationale sepersuadent que les troupes françaisesseront remerciées par les populationsqu’elles libéreront sur leur passage du jougdes despotes monarchiques, elles sontpartout accueillies avec froideur, rejetéesavec hostilité parce que perçues en enva-hisseurs, sujettes, comme toutes lesarmées passées, au vol et à la maraude.Leur expérience de la guerre, la mort desfils et la misère des familles, est plus mar-quante que toutes les déclarations deshommes politiques, dont quelques-unes,comme les promesses du pouvoir législa-tif français de ne jamais faire la guerre contreles peuples ou pour des motifs expansion-nistes, suscitent incrédulité ou mêmemoqueries.

LA GUERRE AU RISQUEDE L'ETHNOCIDECes mutations sont lourdes de désastresà venir. Si dans la guerre entre Européens,la notion de « guerre juste » continue d’êtreinvoquée pour justifier et réguler, tant bienque mal, le recours aux armes, ces règlestraditionnelles de la guerre sont bien aisé-ment transgressées lorsque l’homme blancse retrouve, sur le terrain colonial, face àdes peuples présumés inférieurs à causede leur « race » ou de leur « civilisation ».

Là, la soif du profit immédiat ou la convic-tion d’accomplir une destinée d’essencedivine encourage tous les excès. Les deuxguerres de l’Opium en Chine (1839-1842puis 1856-1860) en sont une illustration.Elles sont déclenchées par le gouverne-ment britannique suite à l’interdiction réaf-firmée par l’empire chinois du commercede l’opium sur son territoire, qui faisait lesbeaux jours des commerçants anglais. LesÉtats français, états-unien et russe appor-tent bientôt leur appui à l’armée anglaise,afin d’élargir leur propre accès au marché

de l’Empire du Milieu, supposé gigantesque. Face à la résistance des peuples occu-pants depuis des temps ancestraux lesterres lorgnées par la civilisation occiden-tale, les armées coloniales n’hésitent pasà éliminer systématiquement l’adversaire.Qu’il suffise de penser aux tribus indiennesface à l’avancée de l’armée états-unienneou aux aborigènes d’Australie. Alors, à lafin du XIXe siècle, lorsque l’« amélioration »de la force de frappe des armes en vientà se conjuguer à ces nouvelles concep-tions de la guerre qui entremêlent appâtdu gain, sentiment d’appartenance natio-nale ou de supériorité politique, raciale etculturelle, la destruction des populations,y compris civiles, peut prendre des pro-portions industrielles. Le 29 décembre1890, des Indiens de la tribu des Sioux sontinterceptés par l’armée américaine etconduits dans le camp militaire deWounded Knee Creek. Là, dans des condi-tions qu’il reste malaisé d’établir, ils sontpris pour cibles par des soldats armés dequatre canons mitrailleurs. En quelquesminutes, l’affrontement tourne au mas-sacre. Environ 300 indiens, hommes etfemmes confondus, perdent la vie. Lessoldats américains ne se contentent pasde tuer ceux de leurs adversaires qui repré-sentent une menace directe. Ils poursui-vent leur besogne en supprimant métho-diquement les fuyards, guerriers ou non.La guerre au risque de l’ethnocide. n

« Les règlestraditionnelles de la

guerre sont bienaisément

transgressées lorsquel’homme blanc se

retrouve, sur le terraincolonial, face à despeuples présumés

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“civilisation”. »

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usqu'à ces dernières années, onconstatait dans de nombreusesrégions une diminution de l'im-portance des unités de produc-tion agricole de grande taille utili-sant de la main-d’œuvre salariée.

En Europe de l'Ouest, mais aussi enAmérique du Nord, et plus tard au Japon,en Inde, en Chine, au Vietnam, l'agricul-ture paysanne se modernisait tout enrestant la forme de production domi-nante. Ces évolutions contredisaient lesprédictions de Marx et de Kautsky, pourqui l'évolution de l'agriculture serait simi-laire à celle de l'industrie, avec une pro-létarisation inéluctable des paysans.Seuls les pays de l'URSS, puis ceuxd'Europe de l'Est et un certain nombredes pays du Sud se rattachant au projetsocialiste avaient misé sur le dévelop-pement de la grande production avecfermes d'État et grandes coopératives.Mais depuis peu, se développent avecforce sur plusieurs continents de grandesunités de production agricole utilisant

Accaparements fonciers à grande échelle, capital financier etaccumulation primitive1re partie – État des lieux

L'accaparement de terres a commencé à changer de nature dans les années1970 dans le sillon du développement du capitalisme financier et de l’évolu-tion des technologies.

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de la main-d’œuvre salariée et des tech-nologies « modernes ». Il y a accapare-ment des terres agricoles par une mino-rité, qui passe par l'achat ou la locationde foncier entre particuliers mais quis'appuie aussi souvent sur des conces-sions de longue durée de dizaines voire

de centaines de milliers d'hectaresoffertes à des entreprises par des Étatsou des autorités locales. Certains y voientune violation insupportable des droitsfondamentaux des populations direc-tement affectées, d'autres une oppor-tunité pour augmenter la production ali-mentaire mondiale et lutter contre lasous-alimentation.

EXTRÊME GRAVITÉ DE LASITUATIONBeaucoup de contrats ne sont paspublics, cela rend difficile le chiffrage duphénomène. Mais les différences d'or-dre de grandeur des estimations vien-nent avant tout de la définition de ce quel'on cherche à mesurer. L'Observatoire

des acquisitions de terres Land Matrix,dont les chiffres sont souvent repris parles média, ne prend en compte que lesopérations signalées depuis 2000, surdes superficies de 200 ha ou plus, impli-quant la conversion de terres utiliséespar des communautés locales ou d'éco-

systèmes naturels vers de la productioncommerciale, agricole ou autre. Il exclutles changements de même nature réa-lisés à une date antérieure, ne prend pasen compte les phénomènes de concen-tration des terres et ne publie que lescas dont il a eu connaissance et qu'il apu vérifier. D'après nos propres analyses,les chiffres actuels de la Land Matrix(71 millions d'hectares pour les transac-tions effectuées et vérifiées en juin 2012,ramenés à 34 millions d'hectares en juil-let 2013 après révision) sont loin de reflé-ter l'ampleur des changements en coursdes structures agraires et masquent l’ex-trême gravité de la situation. À titre decomparaison et bien que l'universconcerné soit plus large, le ministère du

« L'ampleur des transformationsactuelles, la rapidité de leur développementet la nature des acteurs engagés […] en font

un processus planétaire inédit. »

PAR MICHEL MERLET,est ingénieur agronome. Il est directeurde l’Association pour contribuer à amé-liorer la gouvernance de la terre, de l’eauet des ressources naturelles ( AGTER).

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Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapportsde l'Homme à son milieu sont déterminants pour l'organisation de l'espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d'un savoir populaire émancipateur.

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Développement agricole du Brésil aestimé en 2009 que plus de 90 millionsd'hectares avaient été appropriés defaçon frauduleuse dans ce seul pays, aubénéfice de seulement quelques-unssur des terres communautaires et desespaces naturels : il avait alors annuléles enregistrements au cadastre des3 000 titres concernés. Si l'accapare-ment de terres n'est pas nouveau, il acommencé à changer de nature dansles années 1970. L'ampleur des trans-formations actuelles, la rapidité de leurdéveloppement et la nature des acteursengagés (fonds de pension, multinatio-nales, États,..., mais les entrepreneursnationaux y jouent aussi un rôle trèsimportant) en font un processus plané-taire inédit. Ainsi, en Amérique Latine,des grandes exploitations modernesremplacent les latifundia extensives.Elles produisent de la canne, pour lesucre ou l'éthanol, du soja, des arbres àcroissance rapide, de la viande, et utili-sent de puissantes machines agricoles,des engrais, des pesticides, dessemences améliorées et souvent géné-tiquement modifiées. Les nouvelles tech-niques décuplent les possibilités de pro-duction et d'extraction, et nécessitentde moins en moins de travailleurs. Les

marchés et les prix se sont mondialiséset le libre-échange des marchandisess'est généralisé. Il n'existe pas de poli-tiques agricoles ni de politiques foncièresglobales : les États restent souverainsmais ont renoncé, à de rares exceptionsprès, à exercer leur souveraineté dansle domaine du commerce international.Le développement du capital financierfait qu'en quelques instants, au gré desinvestissements spéculatifs, peuvent secréer ou disparaître d'immenses for-tunes : les profits ainsi dégagés sont sus-ceptibles d'être utilisés pour s'appro-prier des biens et des richessesnaturelles.

RETOUR EN FORCE DE L’ACCU-MULATION PRIMITIVEDe véritables enclosures sont en coursà l'échelle du globe, semblables à cellesqui ont eu lieu en Angleterre, décrites parMarx comme « l'expropriation de la popu-lation campagnarde » (livre I du Capital).K. Polanyi, dans la La grande transforma-tion, soulignait la catastrophe socialequ'elles provoquèrent. L'expan sion colo-niale et les migrations massives versl'Amérique avaient suivi, jusqu'à ce quela crise mondiale des années 20 et 30,économique puis politique, débouche

sur deux conflits mondiaux aux consé-quences dramatiques. Mais, par-delà lessimilitudes, les conditions ont changé :1/ il n'est plus nécessaire aujourd'hui d'ex-ploiter directement des milliers de pro-létaires pour faire du profit ; 2/ le phéno-mène n'est plus circonscrit à une seulerégion, et les victimes d'aujourd'hui, nepouvant migrer vers aucun « nouveaumonde », s'entassent dans les bidonvillesdes mégapoles. Autre différence signifi-cative, les enclosures des XVIIIe et XIXe

siècles précédaient la révolution indus-trielle et contribuaient à créer les condi-tions de son expansion. Celles d'au-jourd'hui sont contemporaines d'uncapitalisme devenu avant tout financier.Elles sont aussi le fruit du développementde nouvelles technologies qui élargissentconsidérablement les ensembles debiens communs qui peuvent désormaisêtre appropriés de façon privative : la pri-vatisation du vivant en est une illustra-tion. Le capitalisme actuel, paradoxale-ment, est caractérisé par un retour enforce de « l'accumulation primitive » ! n

(Suite de l’article dans le prochainnuméro de la revue.)

Les grandes situations d’égalité ou inégalité de la distribution de la terre dans le monde

Distribution égalitaire (sauf Europe du Sud et RU)

Polarisation relativement faible de la distribution des terres

Distribution très inégalitaire de la terre, malgré les réformes agraires

Faible polarisation de la distribution du foncier, droits multiples

Distribution inégalitaire de la terre

Distribution égalitaire de la terre du fait de réformes agraires réussies

Distribution égalitaire de la terre

0,96

0,86

0,8

0,69

0,59

0,53

0,34

pas de données

GINI

Afriquesub-saharienne Afrique

Australe

Amérique latine

ex-URSS

Asie du sud-est

Japon

Europe

Amériquedu nord

Europe

Amérique du nord

Amérique latine

Afrique sub-saharienne

Afrique australe

Asie du sud-est

Japon

Le coefficient de gini mesure sur cette carte le caractère plus ou moins égalitaire de la distribution de la ressource foncière : égal à 0 quand la distributionest totalement égalitaire et à 1 quand un seul usager a accès à toute la ressource et quand tous les autres usagers potentiels en sont privés. Voir : Merlet et alii., Points chauds liés au foncier, FAO, 2011.

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u'est-ce que l'économie ?la finance, la gestion enfont-elles partie ?Le champ de l'économie aévolué : au XVIIIe siècle, on estpassé du sens ancien de ges-

tion avisée du domaine agricole à unescience du commerce, puis à une sciencerationnelle de la conduite des nations fon-dée sur un petit nombre de principes. Onne doit pas oublier ces sens anciens. Lafinance fait pleinement partie de l'éco-nomie, elle est intimement liée à la fisca-lité. Pour la gestion, ça se discute davan-tage. Une théorie dite de la firme, de laconfiguration du marché, de l'organisa-tion de l'entreprise, c'est bien dans l'éco-nomie. En revanche, ce qu'on enseignedans la plupart des écoles de commerce,où il s'agit surtout d’apprendre à compri-mer les coûts, c'est un peu de la comp-tabilité et beaucoup de la « technique dudressage », il est difficile de placer celadans la science économique.

Pour les uns, l'économie serait deve-nue une science vers 1750-1770 ;pour d'autres, ce serait avec Marxvers 1860. Ces moments de rupturessont-ils aussi nets ? Ce n'est pas entièrement faux, maisl'émergence de la scientificité de l'éco-nomie est beaucoup plus diluée dansl'histoire. Certes la plupart des historiensde la pensée économique posent, au-delà de quelques précurseurs, un actede naissance au milieu du XVIIIe siècle,avec le cercle de Gournay dans lesannées 1750, les Physiocrates dans lesannées 1760 (Quesnay, Dupont deNemours, Mirabeau père), puis AdamSmith dans la décennie suivante. Maiscette affirmation considère implicite-

L'économie : une science ou non ?

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ment que le marché est la question cen-trale, elle est surdéterminée par desvaleurs morales, éthiques qui n'ont riende naturel et correspondent à l'émer-gence du capitalisme. Des auteurs jan-sénistes du début du XVIIIe, commeCharles Rollin ou Jacques-Joseph Duguetpour prendre des exemples peu connus,ne sont jamais considérés comme deséconomistes « scientifiques ». Ils ontpourtant écrit des textes comportantdes raisonnements analytiques à l’imagede ceux de Smith, mais ils partaient d'au-tres valeurs, aujourd’hui plus obscures.Quant à Marx, il n'a jamais prétendu quel'économie, l'histoire, etc. seraient deve-nues des sciences avec lui, il a toujoursaffirmé très clairement ce qu'il devaitaux classiques comme Smith ou Ricardo.L'explication de la cause de la richessechange, mais reste néanmoins l'objetprincipal de l'économie. La rupture, réelleet fondamentale, que Marx incarne,concerne d'autres aspects : les rapportsà la classe ouvrière, l'exploitation, l'alié-nation, les crises, la transformation dumonde…

N'y a-t-il pas un renversement deperspective au XXe siècle avec le pas-sage de « l'économie politique » à « lascience économique » par ceux qu'onappelle les néoclassiques ? D'une certaine façon, oui. Reposant surle principe de la rationalité des individuset de l'efficacité du marché, on auraitd'après eux un modèle apolitique, a his-torique, neutre, universel, comme dansles « sciences dures ».

Y a-t-il des acquis en économie ? Desrésultats qui, tels le théorème dePythagore ou la gravitation univer-

ENTRETIEN AVECARNAUD ORAIN,

économiste. Il est professeur à l'Institut

d’études européennes de l’université Paris-8. Q

L'économie est-elle une science, un art, une idéologie, une religionou une escroquerie ?

La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de laconstruction du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une actualité scientifique et technique. Etnous pensons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sansscience n’est souvent qu'une impasse.

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selle, ne peuvent être remis en cause,du moins à des échelles raisonnables,lorsque les cadres nécessaires sontadaptés ? Question très difficile. On pourrait laretourner en disant qu'aucune desgrandes théories économiques n'est vrai-ment fausse. Mais elles font toutes réfé-rence à un cadre souvent occulté, ou àdes présupposés non explicités. Cela dit,la plupart des économistes peuvent s'op-poser sur beaucoup de questions et s'ac-corder sur certaines assertions assezlarges. Par exemple, en situation de plein-emploi, une augmentation des salairesentraîne une hausse de la demande, doncune hausse des prix ; les divergences vien-nent ensuite des conséquences politiquesqu'on en tire.

Vers 1700, les plus grands physiciensétaient partagés, voire antagonistes,sur les principes, notamment entreles Cartésiens et les Newtoniens, etpourtant personne ne niait que laphysique était une science… Doit-onvoir les désaccords persistants surles principes de l'économie commedes obstacles à ce que cette disci-pline soit scientifique ? Non, les controverses, y compris sur lesprincipes, donnent une dynamique àtoutes les sciences. La grande différenceavec les sciences dites « dures » est qu'ici,l'objet et la finalité, c'est l'homme ; il y adonc des dimensions de désaccords plusfondamentaux sur les principes. Refuserl'exploration d'autres pistes que celles ducourant dominant ne peut qu'appauvrirla science économique.

Au XIXe siècle, on a souvent affirméque les affaires humaines ne sau-raient être étudiées comme les phé-nomènes naturels, qu'elles sont del'ordre du sentiment, du flair, del'émotion, du savoir-faire, de l'art, dusens de l'opportunité. Au XXIe siècle,y a-t-il des économistes qui estimentexplicitement que leur disciplinen'est pas scientifique ?Guère aujourd'hui. Comme le dit PhilippeMongin, le principe de rationalité fait l'unitédes sciences sociales : on aspire à exami-ner les faits, à être rigoureux sur lessources, à inférer selon les normes de l'ar-gumentation, à viser la cohérence. Enrevanche, des économistes critiquescontestent les principes rigides de l'indi-vidualisme méthodologique et prônentl'intervention citoyenne.

La plupart des sciences se réclamentd'une certaine harmonie ou interac-tion entre théories, observations,

pratiques. En est-il de même en éco-nomie où très souvent les prévisionssont infirmées par les faits ?Attention, pendant longtemps, les théo-ries économiques à ambition scienti-fique ne prétendaient pas être en har-monie avec la pratique, même si ellespartaient plus ou moins des faits. Ellesétaient normatives, prescriptives, et celadès les Physiocrates au XVIIIe siècle. Dansles années 1970, ce qu'on a appelé les «anticipations rationnelles » avait entreautres pour objectif de montrer à tousles gens comment ils devaient seconduire dans la vie économique s’ils sevoulaient rationnels, donc de corrigerleurs conduites. L’idée générale était quela réalité devait se conformer au modèle,et non l’inverse. Depuis la grande crisede 2008-2009, les économistes partentun peu plus des faits, mais c'est peut-être simplement instrumental.

Les rapports entre l'économie, lesmathématiques et les statistiquesont souvent été tumultueux, au nomde l'histoire, de la variabilité, de laliberté, du hasard, etc. Il y a dix ans, denombreux étudiants et enseignantsuniversitaires se sont insurgés contrel'omniprésence de modèles mathé-matiques en économie. Où en est-onet cela va-t-il continuer ?Dans l'enseignement actuel de l'écono-mie, c'est plutôt encore pire. On oublietoujours l'histoire des faits, de la pensée,les problèmes de fond contemporains :cela a été confirmé par toutes les enquêtes,notamment par celle récente du collectif« PEPS-économie ». Dans la rechercheactive, je serais plus nuancé. Les « ortho-doxes » et les « quantitativistes » conti-nuent à élaborer des outils mathématiquesde plus en plus complexes, mais ils s'ap-puient un peu plus sur les faits contempo-rains et ressentent le besoin de s'adres-ser à un public plus large ; mais peut-êtreest-ce souvent une sorte de repli tactiqueface au scepticisme des citoyens et mêmede nombreux économistes profession-nels. Cela va continuer, sûrement dix ans,mais pas cinquante ! Ces gens répondenteffectivement à des petits cas précis selondes modèles bien assis. Ce sont les clercsdu monde industriel, comme les scolas-tiques étaient les clercs du monde médié-val. Mais leur économie est suspendue àl'avenir de la société industrielle et, lorsqueles incertitudes écologiques, sociales,migratoires seront devenues encore plusangoissantes, leurs modèles deviendrontsans objet. Mais attention : beaucoup detravaux d'histoire de la pensée le devien-dront aussi, d'autres pas, et certainesétudes qui semblent aujourd'hui complè-

Entretien réalisé par Pierre Crépel etRima Hawi pour La Revue du projet.

tement "inutiles", seront au contraire d'uneactualité brûlante, je pense notamment àtous les travaux d'anthropologie et d'his-toire relatifs aux sociétés pré-industrielles.

Parmi les sciences humaines etsociales quelquefois baptisées péjo-rativement « molles », on dit souventque l'économie est la plus « dure » detoutes. Cela a-t-il un sens ? Non, aucun sens. Pas plus dure que l'his-toire, la sociologie ou la géographie ! Ledéluge de modèles mathématiques enéconomie ne doit pas tromper : un résul-tat (ou prétendu tel) de macroécono-mie ou de théorie des jeux n'est pas hié-rarchiquement supérieur et à un acquishistorique sur les sorcières dans lemonde médiéval. S'il y a une reine dessciences humaines, je serais davantagetenté de penser, comme Braudel, quec'est l'histoire.

On parle parfois d'économistes« hétérodoxes » ? Ce dernier motn'est-il pas un fourre-tout ? Tout à fait, surtout en économie. Il y en ade gauche ou d'extrême-gauche à ATTACet chez les Économistes atterrés, maisaussi des « ultralibéraux », comme PascalSalin, pour qui les « orthodoxes » sontmous, hésitants sur les fondamentaux dela déréglementation, etc.

Il y a des économistes qui revendi-quent l'autonomie de leur « science »et d'autres qui insistent sur les inter-actions nécessaires avec la sociolo-gie, l'histoire des techniques, ladémographie, la politique.Toute science doit évidemment recher-cher une cohérence interne, mais l'auto-nomie de l'économie vise en général àfaire croire que, telle qu'elle est actuelle-ment, elle tourne de façon naturelle, etque les interventions des acteurs syndi-caux, politiques, des institutions, sont arti-ficielles, pratiquement sans influence oualors tout juste propres à dérégler lamachine. C'est une escroquerie. Onassiste depuis quelques années à unecertaine ouverture, en témoignent lesévolutions de gens comme ThomasPiketty, Daniel Cohen, Joseph Stiglitz. Làencore s'agit-il d'une évolution profondeou d'une adaptation ? L'avenir le dira. Entout cas, en ce qui me concerne, il meparaît évident que l'étude des interac-tions avec les sciences voisines est néces-saire. n

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PAR NINA LÉGER

Bien travailler c’est capital !

GLOBALEMENT, AU COURS DE L'ANNÉE ÉCOULÉE, DIRIEZ-VOUS QUE VOTRE QUALITÉ DE VIE AU TRAVAIL AU QUOTIDIEN

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Sondage CSA, Qualité de vie au travail - représentations, vécus et attentes

Le travail est un coût, à entendre le patronat. Mais que repré-sente le travail pour les travailleurs ? Il faut croire que ces der-niers ont des vues plus élevées sur la finalité de leur activité.Un sondage CSA le souligne : faire du bon travail, faire ce quel'on aime et être utile arrivent en tête. Oui, utile. Ce n'estqu'après que l'impératif de gagner de l'argent entre en compte.

Ces aspirations ont la vie dure. Pour 31 % des sondés, leur qua-lité de vie au travail s'est dégradée au cours de l'année ; pour53 % elle a stagné. Ce sentiment de dégradation augmenteinversement au niveau de qualification.

Quelles sont les priorités sur le lieu de travail ? En tête, entre-tenir une bonne ambiance, donner les moyens de bien faireson travail et reconnaître le travail de chacun. Et pour cela, leséchanges sur le lieu de travail sont primordiaux. Or, selon lessondés, ces échanges sont impulsés d'abord par les salariéseux-mêmes de manière informelle, puis par les managers,suivis de la direction. Loin derrière, les instances représenta-tives du personnel... Alors que 87 % souhaitent l'interventiondes délégués ou des représentants du personnel. Au travail !

S'est dégradée

Est restée inchangée

S'est améliorée

31 %

53 %

16 %

POUR VOUS, LES DÉLÉGUÉS OU LES REPRÉSENTANTS DU PERSONNELDOIVENT-ILS INTERVENIR SUR LE SUJET DE LA QUALITÉ DE VIE AU TRAVAIL

Oui

Non

Je ne sais pas

87 %

7 %

6 %

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Vu l’importance qu’a prise ce problème depuis le début de lacrise, on comprend aisément que les statistiques du chô-mage soient chaque mois parmi les plus attendues. Au coursde ces derniers mois, la production de ces chiffres n’a pas étédes plus aisées pour le système statistique public : problèmetéléphonique, baisse des taux de réponse, changement dequestionnaire. Le plus gros obstacle a surtout été de fairecomprendre les implications, pas toujours évidentes, de cesdivers événements sur les statistiques publiées. À cette occa-sion a été rappelée, certes, la difficulté chronique du systèmestatistique à communiquer clairement et efficacement, maisaussi la méconnaissance d’une majorité du public et des médiade ces chiffres, de leur signification et de leurs conditions deproduction.

DEUX MESURES DIFFÉRENTES : TAUX DE CHÔMAGE ET DEFMEn France, deux chiffres sont publiés à intervalle régulier : letaux de chômage dit « au sens du BIT », tous les trimestres,et le nombre de demandeurs en fin de mois (les « DEFM »dans le jargon statistique), chaque mois. La principale diffi-culté réside en ce que ces deux statistiques sont indifférem-ment présentées sous le terme générique de « chiffres duchômage », alors qu’elles mesurent deux choses très diffé-rentes. En ce qui concerne les DEFM, on le verra, il est mêmeparfaitement erroné de parler de chômage.

Le taux de chômage au sens du Bureau international du tra-vail (BIT) est mesuré par l’INSEE, via l’enquête « Emploi ». Cettestatistique a une définition très stricte qui permet sa compa-rabilité entre les différents pays. Un chômeur au sens du BITest une personne qui est : - sans emploi : elle n’a pas travaillé la semaine précédant l’en-

quête (ne serait-ce qu’une heure) - prête à travailler : elle est disponible pour prendre un emploi

sous 15 jours - et en recherche d’emploi : elle a cherché

un emploi dans le mois précédent l’en-quête, voire en a trouvé un qui commencedans moins de trois mois.

Pour obtenir le taux de chômage, on rapportele nombre de chômeurs ainsi identifiés à lapopulation active totale, qui correspond auxchômeurs et aux actifs occupés (cela excluttoutes les personnes qui ne sont pas en âgede travailler, dont les retraités, mais aussi lesétudiants qui ne travaillent pas).

Le chiffre des demandeurs d’emploi en finde mois est quant à lui tiré des fichiers admi-nistratifs de Pôle emploi, traités par le ser-vice statistique du ministère du Travail etde l’emploi, la DARES. Il s’agit simplementde compter le nombre de personnes ins-crites à Pôle emploi, notamment en distin-guant les différentes catégories adminis-tratives (les fameuses catégories A, B, C, Det E). Par leur définition même, les catégo-ries B et C comptent des personnes qui nesont pas chômeuses, puisqu’elles occupent

un emploi (soit 1 553 500 personnes fin août 2013). De même,les catégories D et E de Pôle emploi regroupent des personnesqui ne sont pas tenues de faire des actes positifs de recherched’emploi, ce qui contredit le troisième critère de la définitiondu chômage au sens du BIT.

Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploiinclut donc des personnes qui ne sont pas à strictement par-ler des chômeurs. Mais le biais ne fonctionne pas que dansun sens, et il est également possible que des chômeurs ausens du BIT ne soient pas comptabilisés dans les fichiers dePôle emploi, parce qu’ils ont été radiés par exemple, ou bienparce qu’ils n’ont tout simplement jamais effectué lesdémarches administratives nécessaires. La question du non-recours aux droits, notamment dans les quartiers les plus dif-ficiles, prend de plus en plus d’importance pour le servicepublic de l’emploi.

ENJEUX STATISTIQUES DIFFÉRENTSLa nature de ces indicateurs, tant dans leur définition quedans leur mode de collecte, implique des enjeux statistiquestrès différents : pour le chômage au sens du BIT, mesuré parune enquête non exhaustive, l’enjeu est de garantir la crédi-bilité des réponses et la représentativité des résultats ; pourles DEFM, l’enjeu est la fiabilité des données administratives,et la bonne prise en compte des modifications de règles, surles radiations par exemple, dans l’analyse des données brutes.

Quoi qu’il en soit, malgré toutes les différences développéesci-dessus, on constate finalement dans les données des évo-lutions assez comparables (graphique) du nombre de chô-meurs au sens du BIT (2,97 millions au 1er trimestre 2013) etdes DEFM (5,29 millions toutes catégories confondues). Dansces conditions, ce sont plutôt des critères externes qui vontconduire à privilégier l’un ou l’autre : fréquence des donnéesou comparabilité internationale par exemple. n

PAR MICHAËL ORAND

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Du chômage aux demandeursd’emploi : la mesure statistiquedu marché du travail

GRAPHIQUE - NOMBRE DE CHÔMEURS AU SENS DU BIT ET DE DEMANDEURSD’EMPLOI EN FIN DE MOIS ENTRE 1996 ET 2013

Source : INSEE, DARESLecture : fin janvier 1996, il y avait 4,10 millions de demandeurs d’emploi, toutes catégories

confondues ; au premier trimestre 1996, il y avait 2 652 000 chômeurs au sens du BIT.

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es principaux chiens de gardedu pays se sont empressés dereprendre et d’alimenter l’idéed’une fiscalité déraisonnable,qui orienterait toujours plus l’opinion publique vers son

désamour déjà affirmé envers la majoritéactuelle. Les journaux tels Le Figaro,Libération, Le Monde, ou encore LeParisien, L’Express, Le Télégramme – par-ticipant, plume contre plume, à cette nou-velle fronde – ne s’avèrent être que l’illus-tration du recours à la facilité quereprésente l’entreprise des sondages enFrance : 86 % des Français, selon l’étudede l’institut CSA-Nice Matin du 15 septem-bre, seraient « opposés » à la hausse desimpôts (où 49 % des Français disent res-sentir « tout à fait » un « ras-le-bol fiscal» et 35 % « plutôt »). Et cela a, entre autres,suffi à donner du grain à moudre aux fersde lance de la pensée dominante, de ladémagogie, sans réelle pédagogie ni éclair-cissement de l’information.

ENTRE 2000 ET 2010, BAISSED’IMPÔTS POUR LES PLUSRICHESLa réforme fiscale du gouvernement viseà récolter 10 milliards d’euros de recettessupplémentaires, c’est un fait. Or, entre2000 et 2010 les baisses d’impôts misesen place par la droite s’étaient élevéesà 120 milliards d’euros, et comme cha-cun sait, au bénéfice des Français lesplus aisés et des entreprises. Le résul-tat de cet acte – aujourd’hui réclamé de

Le simulacre dumatraquage fiscal : à qui profite le « ras-le-bol » ?Un ras-le-bol, partant d’un « ressenti » de la part du ministre de l’Économie etdes Finances, s’est peu à peu métamorphosé en une réalité sociale, relevantdavantage d’une construction médiatique que de l’analyse solide dont lesjournalistes auraient besoin, à l’aune des municipales de 2014.

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la part de (presque) tous les fronts – avaitété le sacrifice des recettes fiscales, desdépenses publiques, et en conséquencedes services régaliens de base que sontune éducation ou une santé gratuites etde qualité. Ajoutons à cela, l’évasion etla fraude fiscales, qui se sont soldées parpresque 80 milliards d’euros de pertespour l’État provoquant une baisse de

recettes fiscales. Quant à ce que le gou-vernement actuel initie au travers del’augmentation de la part des prélève-ments obligatoires, ce serait, selonGuillaume Duval d'AlternativesEconomiques, une tentative de retourau niveau de 1999. Les mesures supplé-mentaires pour 2013 auraient ainsi eupour seul effet de ramener la fiscalitédes revenus et du capital des ménagesau niveau qui était le sien en 2000, avantla débauche des baisses d'impôts pourles plus riches et les entreprises.

LE RÉEL PROBLÈME :L’INJUSTICE FISCALEL'illusion du « ras-le-bol fiscal » ne faitfinalement que cacher le réel problème :l'injustice fiscale. Ne pourrait-on pas plu-tôt parler de ras-le-bol contre la fraude

fiscale – dont l'insuffisance de luttecontre cette dernière a été récemmentpointée par la Cour des comptes – plu-tôt que de « ras-le-bol fiscal » ? À tropjouer le jeu des crispations françaises,passe-temps favori des entrepreneursde morale médiatiques, on en oublie lasource, le bois dans lequel le bateau quinous mène a été construit. Nous parlons

ici des dépenses des ménages et de leurpouvoir d’achat, qui comme toujourspour les moins aisés, et disons-le claire-ment pour la classe ouvrière, serontdavantage affectés. Quid des 135 mil-liards de TVA, taxe inique qui est payéemajoritairement – car ils sont plus nom-breux – par les « pauvres » et qui va aug-menter cette année ou encore de la pré-carité des jeunes qui sont sujets à descharges de logement de plus en plus éle-vées, à l'abaissement prévu du quotientfamilial ainsi qu'à la suppression de laréduction d'impôts pour les frais de sco-larité ?Au lieu de cela, on préfère plutôt s'en-gager dans une entreprise d'empathiefeinte vis-à-vis de l’ensemble des Françaisqu'on réduit à leurs présupposés prota-gonistes : les « classes moyennes »,

« Si la classe capitaliste s'indigne facilementdes impôts versés à l'État, aucune voix ne

semble s'élever contre la hausse du gaz de80 % entre 2004 et fin 2012 ou encore de

celle de l'électricité dont le prix du kilowatt aaugmenté de 7,5 % en un an »

PAR ANTHONY MARANGHI

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terme censé inclure 80 % de la popula-tion – allant des ouvriers qualifiés auxcadres supérieurs – et ne visant qu'àeffacer le « clivage de classe ». Et si laclasse capitaliste s'indigne facilementdes impôts versés à l'État, aucune voixne semble s'élever contre la hausse dugaz de 80 % entre 2004 et fin 2012 ouencore de celle de l'électricité dont leprix du kilowatt a augmenté de 7,5 % enun an. Comme le note, à juste titre,Hubert Huertas dans son article « Ras lebol fiscal : l'overdose » : « à écouter lediscours dominant, [...] il est plus sup-portable de régler sa note de gaz que depayer un professeur ». C'est ce mêmediscours qui montre du doigt la Francepour l'ensemble de ses taxes qui repré-sentait 42,9 % de la richesse nationaleen 2010 – moins que le Danemark(47,6 %) mais bien plus que le Royaume-Uni (34,9 %) (Louis Maurin, « Dépensespubliques : des comparaisons piégées,Altenatives économiques, septembre2013) et qui semble oublier que lesFrançais profitent, ont profité et profi-teront de services rendus par une actionpublique bien plus développée que chezleur voisin britannique : si les Anglaispaient moins d'impôts, ils ont beaucoupplus de frais personnels à couvrir par rap-port à l’école ou encore aux retraites.

POUJADISME FISCALEncore un autre volet oublié, c'est celuides élections municipales du mois demars 2014. En effet, au sein de l'oppo-sition, les candidats UMP n'ont pas tardéà réagir en instrumentalisant le débatnational sur le « trop-plein d'impôts » enun débat local en en faisant un axe deleur campagne pour les municipales.Pourtant, comme le rappelle Hervé

Gattegno sur RMC, l'UMP semble sciem-ment oublier que sur ces quatre der-nières années, s'il y a eu 60 milliardsd'augmentations d'impôts tous confon-dus, plus de la moitié d'entre eux – soit

33 milliards - ont été décidés sous NicolasSarkozy et François Fillon qui, aujourd’hui,ne cessent de décrier « l'assommoir fis-cal » à propos de la politique actuelle.C'est donc en réduisant le débat sur lapolitique économique à un simple « pou-jadisme fiscal » que l'UMP a décidé dediscréditer la politique nationale tout enflattant le contribuable. L'UMP a ainsilancé le mercredi 18 septembre une cam-pagne qui prévoit la diffusion de plus d'unmillion et demi de tracts et d'affiches surle thème « 50 milliards d'impôts : tropc'est trop ! », « Libérons les Français »ou encore « Trop d'impôts tue l'emploi ».Selon ces tracts, les candidats UMP auxmunicipales « s'engagent à ne pas aug-

menter les impôts », voire à les baisser.Le gouvernement n'a finalement aboutiqu'à une chose : la création d'un senti-ment de défiance vis-à-vis de l'impôtqu'il essaie maintenant de désamorcer.En effet, le 15 octobre dernier, le gouver-nement a présenté à l'Assemblée natio-nale un plaidoyer sur les vertus de l'im-pôt alors qu'il y défendait son budget.

ORGANISER DES FRONTSCONTRE L’AUSTÉRITÉLe président du groupe Gauche démo-crate et républicaine (GDR), AndréChassaigne, a avancé, lors de ce débat,que ce budget manquait de « couragepolitique » et que, « au nom de la com-pétitivité, il focalise l'effort sur les plusmodestes et on ne voit pas trace d'unevéritable réforme fiscale avec un impôtprogressif ». Alors que le simulacre dudébat sur le « ras-le-bol fiscal » fait encorerage, le PCF donne la priorité aux réellesquestions de fond et aux enjeux de la vielocale en présentant un programme d’ac-tion pour combattre la régression sociale– le déclin économique, le chômage, lapauvreté, la baisse du pouvoir d’achat, ladégradation des conditions de logementet de la santé publique – et le systèmequi en est responsable. Pierre Laurent etPascal Savoldelli ont appelé à « organi-ser au plan local des fronts contre l’aus-térité ». En somme, « faire de l’alterna-tive concrètement » car les municipales,selon eux, c’est « un problème de pro-grammes, pas de postures politiques » ;il faut faire de « l'alternative concrète-ment », sur la gratuité des transports, leprix des cantines ou encore la démocra-tie locale. Un combat que les commu-nistes mènent d’ores et déjà dans lesmunicipalités où ils sont élus. n

« Legouvernement

social-libéral n'afinalement aboutiqu'à une chose : la

création d'unsentiment de

défiance vis-à-visde l'impôt qu'il

essaie maintenantde désamorcer. »

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LIRE sur l’islam

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PAR PATRICK COULON

Élisabeth Schemla n’y va pas de main morte : « Dans lesrues, les hidjabs prolifèrent, dans les cités et les quartiers leniqab fleurit, et parfois la burka. Le halal devient une obli-gation religieuse, des cantines d’écoles ou des hôpitauxprescrivent le porc pour tous, des médecins acceptent depasser la main à une collègue pour ne pas offenser unepatiente qui ne saurait être soignée par un homme. Descaricatures de Mahomet déchaînent l’hystérie et lesmenaces. Un nouveau concept, l’islamophobie, fait trem-bler les pleutres descendants de Voltaire. Des violencesjusqu’aux plus graves sont perpétrées au nom de l’islam.Bref, inutile de fuir devant le constat : notre socle culturelet notre modèle laïc en prennent un très sérieux coup […].Une confrontation inédite en son sein agite la France : reli-gion importée contre laïcité […]. Mais, au fond : ont-ils rai-son, les Français, d’avoir peur de l’islam ? Eh bien oui. »Ces quelques extraits illustrent le propos d’ÉlisabethSchemla : il existe une pénétration progressive de la Francepar l’islamisme et son prodigieux écho dans la « générationislam ». Une conquête progressive et patiente de la Francepar l’islam radical et ses multiples organisations dont lesmeurtres commis par Mohamed Merah sont le symptômeextrême. « Le scénario à l’œuvre est le même qu’en terremusulmane. De Lille à Marseille, la mécanique est adap-tée aux forces et aux faiblesses de notre État laïc et républi-cain : port du niqab pour les femmes, infiltration de l’en-seignement, prêches dans les mosquées, formation d’imamset de djihadistes pour façonner des martyrs et des héros(comme Merah), associatif à outrance pour pallier les défail-lances étatiques et conversions sur fond de déshérencesociale et de délitement identitaire. Le tout avec l’aide puis-sante et méconnue de média arabes et d’États comme leQatar, qui joue désormais un rôle majeur en France avecAl-Jazeera, le PSG, le financement des banlieues… ». Pourl’auteur, la République étant en panne rien d’étonnant à ceque l’islam – refuge – prenne le relais. Il est dommage queles propos de l’ancienne directrice du site « Proche-Orientinfo », s’appuyant sur quelques faits réels et préoccupants,laissent apparaître des amalgames et des démonstrationshasardeuses, et laissent finalement une impressiondésagréable.

UN DÉSIR DE CERTITUDESi le réquisitoire de Philippe D’Iribarne est moins virulentque celui d’Elisabeth Schemla il n’en est pas moins à charge.Il s’appuie sur une enquête d’opinion de juin 2012 testantle mot islam et dont le résultat indiquait qu’il recueillait

81 % d’opinions négatives contre 63 % en 2007 (année del’élection de Sarkozy, par ailleurs). L’opinion serait particu-lièrement sensible à ce qui tourne autour de la démocratieet de droits de l’homme. Le sociologue cherche alors à savoirsi des caractéristiques intrinsèques de l’islam jouent un rôledans ce résultat. Il résume ainsi sa démarche : « mieux com-prendre la fascination pour l’unité dans le monde musul-man, en cherchant ce qu’elle peut devoir à l’islam, et saisirce qui en résulte dans l’accueil que ce monde réserve auprojet démocratique et regarder si les objections a priori àtoute recherche d’aspects structurels de l’islam sont vrai-ment fondées. » Car pour lui « il s’agit de se concentrer surla compréhension de l’univers mental au sein duquel lapluralité des points de vue prend sens ». Au terme de sesinvestigations, il conclut : « une figure s’est effectivementdessinée avec insistance et est bien apparue comme liéeau cœur de l’islam. Elle met en relation ce qui touche à lacrainte de la division avec un ensemble de traits centré surle désir de certitude. » La cohérence entre ce sentiment decertitude et le rejet du pluralisme est à la fois logique, psy-chologique et sociale. Selon l’auteur, le Coran évoque à toutmoment les preuves incontestables face auxquelles il n'estde choix qu'entre la soumission des croyants unanimes etle refus haineux d'infidèles honnis de Dieu. La philosophieislamique célèbre une certitude reçue d'en haut et le règned'un bon pouvoir, loin des débats obscurs de l'agora. Ledroit islamique est en quête de sources inspirées dont Dieuserait le garant. Dans un tel univers, comment les doutes,les divisions, les tâtonnements d'une démocratie pluralistepourraient-ils prendre sens ?

UNE INQUIÉTUDEEn contrepoint, Malek Chebel réputé pour avoir publié leManifeste pour un islam des lumières et l’Islam et la Raison– entre autres – nous livrent un ouvrage permettant d’allerà la rencontre des « Grandes figures de l’islam ». C’est l’oc-casion pour le lecteur de découvrir les portraits de poli-tiques, de philosophes, de poètes, de médecins, de bâtis-seurs ou de mystiques. Paladin, Soliman le Magnifique,Averroès, Umar Khayyam, Léon l'Africain et même OumKalsoum, sont évoqués. Parce que la première décennie duXXIe siècle s’annonce déjà comme la plus féconde dans ledomaine du brassage des populations (ce qui ne va pas sanscréer des frictions, notamment en temps de crise) le spé-cialiste de l’islam, parce qu’il sait que l’islam apparaît sou-dainement comme la religion la plus dynamique et partantla plus inquiétante, veut à travers l’histoire des grandesfigures faire comprendre l’esprit de cette religion qui est

Un certain nombre d’ouvrages portant sur l’islam et sa pratique viennent deparaître . Caricaturaux, équilibrés ou solidement argumentés ils illustrent laplace prise par cette religion dans le débat politique français. Nous chroni-querons en gardant le meilleur pour la fin !

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d'hier et d'aujourd'hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d'autres, les analyses et le projetdes communistes.

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aussi culture. Pour lui, le danger n’est pas intrinsèque à sadoctrine même, mais à son application, son ressenti. Ilregrette d’ailleurs son repliement actuel dans un conser-vatisme contre-productif. C’est sous la forme d’un diction-naire que dans un second ouvrage Malek Chebel évoquela diversité de ceux qui incarnent (ou ont incarné) le mou-vement de réforme à l’intérieur de l’islam. Pour lui la réformeen Islam s’est trouvée en butte aux mêmes questions quela réforme au sein du christianisme : rapport à la science,au progrès, aux mutations politiques. Est évoquée égale-ment la lutte contre certains aspects de la vie religieuse tra-ditionnelle perçus comme obscurantistes, à l’instar de cequ’a pu être, dans le catholicisme, la volonté de se dégagerde la mainmise sociale et financière de telle ou telle insti-tution conservatrice.

LE QATARSignalons la parution de deux ouvrages sur le Qatar.Quelques chapitres sont consacrés à l’islam d’un point devue géopolitique et dans la volonté attribuée à cette monar-chie d’interférer dans les affaires de la seconde religion deFrance. Dans celui de Nicolas Beau et Jean-Marie Bourget,le pays (aux 210 milliards de puissance d’investissement)est présenté comme voulant s’engouffrer dans l’espace géo-graphique agité post-printemps arabe pour y soutenir ceuxqui voudraient instaurer une nouvelle chape de plomb dupouvoir religieux. Ils accusent le Qatar d’être à la manœu-vre derrière les Frères musulmans, de travailler à la propa-gation du Coran dans sa version wahhabite liberticide (ycompris en France) et de soutenir le messianisme jihadistede groupuscules semblables à ceux que la France combat-tait au Nord Mali.L'ouvrage de Chesnot et Malbruno est moins expéditif etrelativise le poids réel des investissements du Qatar. Maisil pointe un certain nombre de dangers liés au comporte-ment du Qatar comme le soutien aux islamistes liés auxFrères musulmans. Ce qui n'est pas pour déplaire aux États-Unis qui, dans leur nouvelle approche du Moyen-Orient,voient dans le Qatar un relais très utile avec les pouvoirsislamistes nés des révolutions.

QUELLE RADICALISATION ?Un ouvrage en cours de parution aux éditions de l’Institutnational d’études démographiques (INED) vient à pointnommé. Il reprend les résultats d’une enquête de l’INEDet de l’INSEE, réalisée entre septembre 2008 et février 2009,qui décrit et analyse les conditions de vie et les trajectoiressociales des individus en fonction de leurs origines socialeset de leur lien à la migration. L’enquête, qui concerne 21 000personnes, s’interroge sur l’importance et l’effet des expé-riences de discrimination sur les parcours des individus.Les auteurs, le démographe Patrick Simon – controversépour son implication dans le cadre du débat sur les statis-tiques ethniques – et le jeune politiste Vincent Tiberj,concluent ainsi : « Les résultats de l’enquête confirment laforte sécularisation de la population en France. La popu-lation majoritaire se distingue de ce point de vue assez net-tement des immigrés et de leurs descendants. Non seule-ment la proportion d’athées et d’agnostiques y est beaucoupplus élevée, mais la religiosité des catholiques, qui formentl’essentiel des personnes religieusement affiliées de la popu-lation majoritaire, est plus faible que celle observée pourles musulmans ou les juifs. À l’inverse, la religion joue unrôle plus important dans la vie des musulmans aussi bien

en tant que référence spirituelle, culturelle ou sociale, ainsique comme trait identitaire. Fait remarquable, les descen-dants d’immigrés issus de familles musulmanes gardentun plus grand engagement dans la religion, contrastantavec ceux venant de familles catholiques qui suivent plusou moins l’évolution vers la sécularisation qui prévaut enFrance.La transmission intergénérationnelle est ainsi plus directedans les familles musulmanes ou juives, soulignant le rôlespécifique joué par la religion dans l’immigration. Dépassantla seule dimension spirituelle, l’attachement à la religioncomme marqueur culturel et identitaire est plus actif parmiles descendants d’immigrés de culture musulmane.L’émergence d’un islam de France se dessine dans ces trans-missions et réappropriations.Le regain religieux, ou re-traditionnalisation, voire la radi-calisation autour de l’islam trouvent-ils confirmation dansl’enquête ? Nos données ne permettent pas de traiter direc-tement de la radicalisation, mais les éléments obtenus surl’évolution de la religiosité et les frontières sociales construitesautour de la religion tendent à relativiser les thèses de repliidentitaire. S’il est vrai que l’expression de la religiosité estplus manifeste parmi les musulmans de moins de 26 ans,comme pour les juifs mais contrairement à ce qui est observépour les catholiques, ce phénomène relève d’abord d’uneévolution qui concerne toutes les familles musulmanes.Autrement dit, il n’y a pas une rupture générationnelle quisignalerait un rapport plus intense à la religion chez lesjeunes nés en France, mais plutôt une affirmation plusgrande de la religion parmi les populations immigrées depuisles années 1980 qui s’inscrit dans un mouvement plus glo-bal d’évolution de la fonction de la religion dans les paysmusulmans. De même, on ne relève pas de « communau-tarisme » qui serait spécifique aux musulmans, mais destendances aux affinités électives entre groupes religieux ouathées qui recoupent les formes d’homogamie sociale quistructurent la société française. Dans le contexte de ces pré-férences pour le semblable, les musulmans se montrentmême plus hétérophiles dans leurs cercles amicaux. Enclair ce sont eux qui ont le plus d’amis n’ayant pas la mêmereligion qu’eux.Les préjugés tenaces sur le « communautarisme musul-man » régulièrement brandi par quelques responsablespolitiques pour appuyer une peur de l’islam, sont balayéspar les statistiques. n

ÉLISABETH SCHEMLA, Islam, l'épreuve française, Plon.

PHILIPPE D’IRIBARNE, L’islam devant la démocratie,Gallimard.

MALEK CHEBEL, Les grandes figures de l’islam, Perrin.

MALEK CHEBEL, Changer l’islam, Albin Michel.

PATRICK SIMON, VINCENT TIBERJ, Sécularisation ou regainreligieux : la religiosité des immigrés et de leursdescendants, INED (à paraître).

GEORGES MALBRUNOT, CHRISTIAN CHESNOT, Qatar : lessecrets du coffre-fort, Michel Lafon.

NICOLAS BEAU, JACQUES-MARIE BOURGET, Le vilain petitQatar, Fayard.

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La laïcité n’est pas ce que vous croyezLes éditions de l’atelier, 2013

PIERRE DHARRÉVILLE

PAR FLORIAN GULLI

Hier encore, la laïcité clivait la sociétéfrançaise. Elle était l’un des grands

sujets opposant la gauche et la droite. Objet d’amour ou dehaine, elle ne laissait personne indifférent. Les choses ontbien changé depuis. Tout le monde ou presque se déclarelaïc. En premier lieu l’extrême droite qui la combattait hieret qui est parvenue, ironie de l’histoire, à se faire passer pourle défenseur de la laïcité en France. Il est urgent de repoli-tiser l’idée de laïcité et de faire porter le débat sur le sensque l’on donne à ce mot. Le dirigeant communiste PierreDharréville contribue, dans son livre La laïcité n’est pas ceque vous croyez, à combattre le recyclage droitier des réfé-rences historiques de la gauche.Pour Pierre Dharréville, la récupération de la laïcité permetà la droite radicale (le FN et une bonne partie de l’UMP)d’adapter au champ politique français, l’idéologie nord-américaine du « choc des civilisations » (Huntington) qui asi bien réussi aux républicains états-uniens. Derrière lesmésusages de la laïcité, rien d’autre que le racisme, unracisme new-look qui « se cherche des justifications et denouveaux fondements théoriques ». Pierre Dharrévillerevient au sens originaire du terme : « la laïcité est le prin-cipe selon lequel le pouvoir politique réside […] dans lasouveraineté du peuple ». « Ce principe s’applique à l’État[…] qui ne peut se soumettre à aucune puissance dite supé-rieure, à aucune tutelle extérieure, à aucune fraction dupeuple ». D’où la remarque de Jean Jaurès : « démocratie etlaïcité sont deux termes identiques ». Fort de cette défini-tion, l’auteur aborde à la fin de l’ouvrage les questions dif-ficiles mais pourtant quotidiennes qui mettent en jeu la laï-cité et dont la droite radicale, devenue obsessionnelle, s’estemparée : les prières de rue, le voile à l’école, les revendi-cations alimentaires dans les cantines, les jours fériés reli-gieux, le droit de blasphème. n

Requiem pour l'espècehumainePresses de Sciences-po, 2013

CLIVE HAMILTON

PAR IGOR MARTINACHE

Encore un livre sur le changement cli-matique penseront certains à la lecture

de la quatrième de couverture. Une lassitude qui en dit bienplus long qu'on ne le pense, et surtout qui ne doit pas fairepasser à côté d'un ouvrage précieux. Professeur d'éthiqueaustralien, l'auteur ne tombe pas pour autant dans l'écueilsi fréquent de faire de l'écologie une question morale. Ilmontre, au contraire, avec une pédagogie remarquablecombien celle-ci constitue une affaire éminemment poli-tique. Pour ce faire, il revient dans un premier temps surl'enjeu du changement climatique provoqué par les acti-vités humaines. Mais surtout, il s'intéresse dans un deuxièmetemps à l'apathie quasi générale qui contraste fortementavec la gravité et l'urgence du phénomène et explore lesdifférentes formes de déni et de refoulement tenant à la foisà l'action de certains lobbies, au fétichisme de la croissanceet de la consommation, et plus profondément encore à latransformation séculaire de notre rapport à la nature. Il

passe enfin en revue les différentes solutions possibles, dudéveloppement d'énergies renouvelables à la géo-ingénie-rie, en insistant toutefois sur les raisons pour lesquelles ilest illusoire d'attendre le salut de la seule technique. Il s'agitau contraire de développer une démocratie radicale – surla forme de laquelle il ne donne toutefois que peu d'élé-ments – pour éviter que les dominants n'imposent leurssolutions au détriment des plus pauvres. Une lecture à lafois anxiogène et optimiste, mais indiscutablement fonda-mentale. n

Ni droite ni gauche.L’idéologie fasciste en FranceGallimard-Folio Histoire, 2013

ZEEV STERNHELL

PAR SÉVERINE CHARRET

Dans cet ouvrage, Zeev Sternhellrevient sur l’existence d’un fascisme français. Avec forceréférences, il suit le glissement de la critique de la démo-cratie libérale bourgeoise vers une droite révolutionnaireopposée à l’héritage des Lumières et violemment anti-marxiste. Pour certains intellectuels en effet, la solution nepeut venir du marxisme dont ils condamnent le matéria-lisme et la lutte des classes. Ils lui substituent alors une idéo-logie fondée sur le nationalisme, le corporatisme et un Étatautoritaire, seuls capables – selon eux – de rassembler les« producteurs contre les profiteurs ». Cette pensée, quis’ébauche dès la fin du XIXe siècle avec Barrès et le boulan-gisme, se structure dans les années trente dans le cadre dunéosocialisme. Au travers des parcours et des écrits dequelques figures (Marcel Déat, Thierry Maulnier, Mounier,Jouvenel…), Zeev Sternhell décrit enfin la séduction exer-cée par le fascisme italien et le nazisme sur des intellectuelsqui en appellent à la jeunesse et à la force contre ce qu’ilsconsidèrent être une crise de civilisation. Si avec la guerrecertains basculent finalement dans la Résistance, d’autres,qui ont frayé avec la collaboration, attendront la guerrefroide pour jeter un voile sur leur passé et se reconvertir enpenseurs libéraux.C’est sans doute parce qu’il a déterré ce passé que certainspréféraient oublier que Ni droite ni gauche (1983) a été aucœur d’une importante controverse sur laquelle ZeevSternhell revient dans la longue préface de cette nouvelleédition. Il y conteste l’immunité de la France par rapportau fascisme et l’idée que Vichy ne serait qu’un accident deparcours dans ce pays à la longue tradition républicaine. Ils’interroge aussi sur la place occupée par cette « thèse immu-nitaire » qu’il considère être un réflexe de refoulement parrapport à une responsabilité collective. À cette occasion,Zeev Sternhell plaide pour une histoire des idées sur letemps long.Si la lecture est parfois un peu ardue tant les références sontriches et nombreuses et si on peut regretter que ZeevSternhell aborde peu l’influence de ces idées sur la société,cet ouvrage est une réflexion éclairante sur le passé et, mêmes’il faut se garder des leçons de l’histoire, une piste pour lacompréhension du temps présent. Car comme le dit ZeevSternhell dans un entretien accordé à l’Humanité le 12 août2013 : « Le corpus idéologique du FN est fondamentale-ment nourri des mêmes principes, bien que le langage soitnettement plus modéré et l’image de marque plus policée.[…] [Si] la démocratie et le suffrage universel ne sont plusmis en cause, […] pour l’essentiel ce corpus représente tou-jours une troisième voie entre le libéralisme des Lumières

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françaises et le marxisme, ou plutôt contre le libéralisme etle marxisme ». n

Encaisser. Enquête en immersion dans la grande distributionLa Découverte, 2013

MARLÈNE BANQUET

PAR IGOR MARTINACHE

En rédigeant son Discours de la ser-vitude volontaire à tout juste 18 ans, en 1549, Étienne dela Boétie posait une question à laquelle nous n'avonsencore pas fini de répondre : pourquoi ne se révolte-t-onpas plus souvent face à un ordre qui nous apparaît injuste? Une énigme bien plus grande en fait que celle de savoirpourquoi certains, parfois, cessent d'obéir. C'est cetteinterrogation cruciale que reprend la sociologue MarlèneBanquet dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat. Etpour ce faire, elle a choisi un terrain d'application parti-culièrement propice à l'exploitation : la grande distribu-tion. Sous ses dehors policés par le marketing, ce secteurest en effet aux premières loges de la financiarisation ducapitalisme, avec ses conséquences quant à l’emploi etl’organisation du travail. Et pourtant, les mobilisationscollectives y demeurent rares. Pour tenter de comprendrecomment s'y produit le consentement des salariés à tousles échelons, l'auteur a mené une longue enquête ethno-graphique au sein d’un des principaux groupes du sec-teur, en travaillant successivement comme caissière, sta-giaire auprès du secrétaire fédéral Force ouvrière de labranche, et enfin à la direction des relations humaines dusiège. Elle y décrit ainsi l’anomie feutrée du siège, la nov-langue managériale euphémisante qui y a cours et l'ab-sence totale de vision d’ensemble de l’organisation géné-rale chez les cadres intermédiaires qui s'y affairent. Ceux-ciy apparaissent ainsi bien davantage comme des pions àl'horizon borné que des décideurs capables d'influer surle cours – au sens non boursier du terme ! – du groupe. Etpour autant, ils paraissent en majorité avoir bel et bienintégré la valorisation de l’esprit d’entreprise et la croyancedans la firme privée comme garante de l’intérêt collectif,qui les conduit à accomplir avec zèle leur travail de tra-duction des objectifs de l’état-major en discours de moti-vation des personnels. Un personnel que l'auteur a côtoyéde près en se faisant elle-même embaucher comme cais-sière. À travers ses propres déconvenues, elle met ainsi enévidence les multiples compétences occultées de ce tra-vail déqualifié et dévalorisé, y compris par ses occupantes,mais aussi les profondes divisions qui travaillent ce groupede salariés tout aussi atomisé que le premier et qui en frei-nent l'action collective autant que la dépendance à ungagne-pain perçu comme « toujours mieux que le chô-mage » et le contrôle étroit de la hiérarchie. Dans la der-nière partie, elle montre enfin comment les syndicats peu-vent eux aussi agir comme une instance parallèle depacification des personnels, en vertu de la proximité deleurs responsables avec ceux de l’entreprise, mais ausside leur propre intérêt à la syndicalisation, qui les conduitsouvent à résoudre les tensions sur le plan individuel avantqu'elles ne puissent déboucher sur un conflit collectif –une cogestion de la paix sociale cependant bien variableselon les organisations et les contextes. Reste un ouvrageau style aussi vivant qu'accessible qui ouvre de nombreuxdébats tout en renseignant sur l'envers de nos modes deconsommation. n

« Théâtre etnéolibéralisme »Théâtre/Public, n° 207, 2013.

PAR VICTOR THIMONIER

Publié en pleine époque de conflitssur les nominations des nouveaux

directeurs des scènes françaises (CDN/SN) ce numérode Théâtre/public, sous la direction de Stéphanie Loncle,est une mine d’or pour la compréhension des politiquesculturelles d’aujourd’hui, dressant le panorama de l’ac-tivité économique d’un milieu en danger, et rappelantles premières heures du libéralisme sous la monarchiede Juillet où le théâtre s’est trouvé, sous couvert deliberté, pris dans les logiques de concurrence et de ren-tabilité marchande, les différents intervenants, artistes,directeurs de lieux, chercheurs, dressent le tableauinquiétant de ce qui signifie la mort de la création : larentabilité productive du néolibéralisme. Le débat com-plexe et souvent mal exposé des dispositifs économiquesde la culture est ici mis à plat avec rigueur et densité.On comprend vite au fil des articles ce qui est en ques-tion dans la politique de financement des artistes et desscènes françaises. L’article de Chloé Dechery faisantétat du dispositif anglo-saxon de création permet ainsiune mise en lumière efficace de la spécificité françaiseet nous pousse à réagir pour assurer sa vivacité. Onpourrait citer aussi, l’article de Jack Ralite, très éclai-rant et d’une grande simplicité. Jack Ralite rappelle ainsique « les biens publics et les biens marchands n’ouvrentpas le même type de relations avec les humains [...]. Laculture par essence ne peut être ni privatisée, ni mar-chandisée, ni nationalisée. […] La culture se décline aucontraire sur le mode : nous nous rencontrons, nouséchangeons autour de la création, nous mettons enmouvement nos sensibilités, nos imaginations, nosintelligences, nos disponibilités. La culture n’est riend’autre que le nous extensible à l’infini des humains etc’est cela qui aujourd’hui se trouve en danger et requiertnotre mobilisation. » Forme courte de manifeste, quipeut paraître naïve mais qui est assortie d’une vérita-ble pensée de l’exigence culturelle et artistique, et d’unepolitique généreuse de l’ouverture, qui ne peut être quel’objectif universel et collectif de la culture. Ce numérode Théâtre/public en faisant dialoguer les différentsacteurs du milieu du spectacle permet de s’ancrer unpeu plus dans cette lutte et nous pousse à y jouer unrôle en connaissant les dangers et les enjeux. On prendainsi le parti de dire fort, tout au long des interventions,qu’il ne faut pas perdre l’exigence, ne pas laisser filer laradicalité de la création sous prétexte que le publicdemande quelque chose qu’il connaît, ou plutôt queles politiques nous le fassent croire, mais laisser auxartistes la possibilité de faire une forme suffisammentouverte dans sa radicalité pour obtenir le meilleur théâ-tre possible. Ce n’est pas tant « l’élitisme pour tous » deVitez, que l’intégrité des artistes qui est défendue ici.Intégrité qui ne va pas sans une relation forte et frater-nelle avec le public, quatrième créateur de l’œuvre théâ-trale. On pourra découvrir en complément de cetouvrage les actes du colloque qui s’est tenu à l’Écoled’art de Toulon : La culture c’est la règle, l’art c’est l’ex-ception. Politiques de l’art et de la culture en France auxXIXe et XXe siècles, sous la direction de François Coadou,Stéphanie Loncle et Olivier Maillart (L’Harmattan, 2012)très éclairant sur des questions voisines. n

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Pierre LaurentSecrétaire national du PCF Responsable national du projet

Isabelle De Almeida Responsable nationale adjointe du projet

COMITÉ DE PILOTAGE DU PROJET

RESPONSABLES DES SECTEURS

L’ÉQ

UIP

E D

E LA

REV

UE

Marc Brynhole Olivier Dartigolles Jean-Luc Gibelin Isabelle Lorand Alain Obadia Véronique Sandoval

AGRICULTURE, PÊCHE, FORÊT

Xavier Compain [email protected]

CULTURE

Alain Hayot [email protected]

Jean-François Tealdi Média et [email protected]

DROITS ET LIBERTÉS

Fabienne Haloui Droits des personnes et libertés- Migrants - Racisme et [email protected]

Ian Brossat [email protected]

DROITS DES FEMMES ET FÉMINISME

Laurence Cohen [email protected]

ÉCOLOGIE

Hervé Bramy [email protected]

Pierre [email protected]

ÉCONOMIE ET FINANCES

Valérie GoncalvesÉ[email protected]

Yves Dimicoli [email protected]

Catherine MillsÉconomie et [email protected]

ÉDUCATION

Marine [email protected]

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - RECHERCHE

Anne [email protected]

JEUNESSE

Isabelle De Almeida [email protected]

MOUVEMENT DU MONDE

Jacques Fath [email protected]

PRODUCTION, INDUSTRIE ET SERVICES

Alain ObadiaIndustrie - Services [email protected]

Yann Le Pollotec Révolution numé[email protected]

TRAVAIL, EMPLOI

Véronique Sandoval Travail - Droit du travail -Chômage, Emploi - Formation,insertion - Pauvreté[email protected]

Pierre DharrévilleRéformes institutionnelles -Collectivités [email protected]

RÉPUBLIQUE, DÉMOCRATIE ET INSTITUTIONS

Annie MazetLaïcité et [email protected]

Fabien Guillaud BatailleSécurité, [email protected]

Nicole Borvo Cohen-Seat Institutions, [email protected]

Patrick Le [email protected]

PROJET EUROPÉENIsabelle Lorand [email protected]

VILLE, RURALITÉ, AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

Stéphane [email protected]

Pascal BagnarolRuralité[email protected]

Sylvie Mayer Économie sociale et [email protected]

SPORT

Nicolas Bonnet [email protected]

SANTÉ, PROTECTION SOCIALE

Jean-Luc Gibelin Protection sociale - Retraites etretraités Autonomie, handicap -Petite enfance, [email protected]

Jean QuetierMouvement réel

Renaud BoissacPresse

Hélène BidardRédactrice en chef

adjointe

Davy CastelRédacteur en chef

adjoint

Guillaume Roubaud-QuashieRédacteur en chef

Igor MartinacheRédacteur en chef

adjoint

Frédo CoyèreMise en page/

graphisme

Caroline BardotRédactrice en chef

adjointe

Noëlle MansouxSecrétaire de rédaction

Vincent BordasRelecture

Sébastien ThomasseyMise en page

Côme SimienHistoire

Nicolas Dutent Mouvementréel/Regard

Gérard StreiffCombat d’idées

Nina LégerSondages

Corinne Luxembourg

Production de territoires

Florian GulliMouvement

réel

Alain VermeerschRevue des média

Séverine Charret Production de territoires

Marine RoussillonCritiques

Amar BellalSciences

Michaël OrandStatistiques

Étienne ChossonRegard

Francis CombesPoésies

Franck DelorieuxPoésies

Pierre CrépelSciences

Léo PurguetteTravail de secteurs