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La représentation du XIX e siècle dans Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : conception de l’innovation et société Mémoire Fabrice Métivier Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M. A.) Québec, Canada © Fabrice Métivier, 2018

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La représentation du XIXe siècle dans Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : conception de

l’innovation et société

Mémoire

Fabrice Métivier

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

© Fabrice Métivier, 2018

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La représentation du XIXe siècle dans Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : conception de

l’innovation et société

Mémoire

Fabrice Métivier

Sous la direction de :

Javier Vargas de Luna, directeur de recherche

Andrée Mercier, codirectrice de recherche

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III

Résumé

En s’intéressant à la représentation du XIXe siècle véhiculée à travers Châteaux de

la colère d’Alessandro Baricco, cette étude vise à mettre en lumière le rapport de la

société du texte à l’innovation pour montrer comment l'activité de la révolution

industrielle engendre des tiraillements sociaux. Plus particulièrement, il sera

question d’analyser la quête de M. Reihl, de Pekisch et d’Hector Horeau, trois

protagonistes de l’œuvre qui désirent innover. À nos yeux, ce sont leurs quêtes,

auxquelles nous attribuons une portée symbolique et signifiante, qui révèlent de

manière plus distincte les bouleversements de la société romanesque. L’étude de

ces personnages et de certaines scènes du roman nous permettra ensuite de poser

des constats plus larges grâce auxquels nous pourrons saisir dans quelle mesure

cette représentation sociale propose une lecture critique du XIXe siècle en Occident.

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IV

Table des matières

Résumé .................................................................................................................. III

Table des matières ................................................................................................. IV

Remerciements ....................................................................................................... V

Introduction.............................................................................................................. 1

Chapitre I ................................................................................................................. 7

1. L’univers romanesque de Châteaux de la colère et sa lecture du XIXe siècle ..... 7 2. Incipit et contexte sociohistorique ...................................................................... 11

2.1. Arold et le rapport au temps ..................................................................... 12

3. Contradiction et particularité du contexte sociohistorique de Châteaux de la colère. ................................................................................................................... 15

3.1. Régimes d’historicité et interférences ...................................................... 17

Chapitre II .............................................................................................................. 20

1. M. Reihl : entre la prédiction et l’inconnu ........................................................... 20 2. Le portrait du bourgeois de Quinnipak .............................................................. 21 3. Le programme narratif de M. Reihl : sa fascination pour le train ....................... 23

3.1. Entre fantasmagorie et utilitarisme........................................................... 28

3.2. Le destin tragique de M. Reihl ................................................................. 32

3.3. Les ruines de l'avenir ............................................................................... 34

4. La notion de vitesse : la fin du XXe siècle en regard du XIXe siècle ................... 38

Chapitre III ............................................................................................................. 40

1. Pekisch, scientifique, musicien et chef d’orchestre ........................................... 40 2. Pekisch et sa relation paradoxale aux sciences ................................................ 42

2.1. L’expérimentation du logophore ............................................................... 43

2.2. La créativité comme abolition de la frontière entre art et science ............ 46

3. Pekisch et son obsession pour la juxtaposition ................................................. 50 4. Penht et Pekisch : entre marginalité et normalité .............................................. 54 5. Pekisch et Reihl en regard des idéaux de la mondialisation ............................. 59 Chapitre IV ............................................................................................................ 64

1. Hector Horeau et l’utopie du verre : l’architecte visionnaire .............................. 64 2. L’architecture de verre et son contexte sociotechnique ..................................... 67 3. Le Crystal Palace et la dualité de l’art et de l’industrie ...................................... 70 4. Les ruines prospectives du Crystal Palace ou la fin d’un rêve ........................... 75 Conclusion............................................................................................................. 80

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................... 88

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V

Remerciements

Mes premiers remerciements vont aux deux magnifiques personnes qui ont dirigé

cette recherche. Je remercie d’abord Javier Vargas de Luna pour sa présence

réconfortante et son calme rassurant. Je remercie ensuite Andrée Mercier pour son

soutien indéfectible et sa rigueur légendaire.

Mes autres remerciements vont à Anne-Sophie et David, mes compagnons

littéraires avec lesquels j’ai vécu cette expérience de près. Je remercie le gros

Joseph, mon éternel compagnon, grâce à qui la rédaction de ce mémoire m’a paru

être une activité amicale comme une autre. Merci également à ma mère de m’avoir

transmis le plaisir de la lecture.

Mon dernier remerciement va à la personne sans qui ce mémoire n’existerait tout

simplement pas. Merci à Audrey, la femme de ma vie, qui ne cesse de m’encourager

et de croire en moi.

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Introduction

Paru en français aux éditions Albin Michel1 en 1995, Châteaux de la colère est le

premier roman de l’auteur italien Alessandro Baricco. Il a comme cadre diégétique

le contexte socioculturel de l’Europe au XIXe siècle. En peignant la vie de

personnages confrontés à la révolution industrielle, l’écrivain s’intéresse à des

dynamiques sociales dont on retrouve des échos dans deux de ses essais : L’âme

de Hegel et la vache du Wisconsin ainsi que Les barbares. Dans ces différents

textes, Baricco entreprend de saisir dans quelle mesure le contexte particulier du

XIXe siècle entraine de profondes mutations dans le monde occidental2. Châteaux

de la colère met en scène une époque marquée par un processus de transformation

technique, où la société est fascinée par l’idéologie du progrès. Baricco se sert du

matériau de la fiction pour offrir une représentation et une lecture du XIXe siècle.

Loin d’être objective, cette représentation propose des personnages et des

évènements très souvent empreints d’une absurdité étonnante, quoique non

dépourvus d’une dimension référentielle.

En nous intéressant à la société textuelle3 de Châteaux de la colère, nous désirons

vérifier l’hypothèse suivante : la représentation du XIXe siècle qui émerge du roman

exprimerait les tiraillements d’une société confrontée au processus de

transformation technique majeure découlant de l’activité de la révolution industrielle.

Prenons l’exemple du train. Son invention occupe une place centrale dans l’univers

du roman. En effet, le train entraine une expérience inédite du temps et de l’espace

en raison de la vitesse à laquelle il permet de se déplacer. Ce nouveau rapport au

temps et à l’espace ne va toutefois pas de soi, comme le montre la trajectoire de

certains personnages. Nous nous intéressons donc au rapport entre la société et

l’innovation en nous attardant plus particulièrement à la quête des trois personnages

– M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau – qui éprouvent tous trois le désir de participer

1 Le roman fut publié chez Rizzoli, en 1991, sous le titre original Castelli di rabbia. Pour le présent mémoire, nous utiliserons la traduction de Françoise Brun parue dans l’édition de 1995. 2 Bien évidemment, les réflexions de Baricco débordent largement la spécificité du XIXe siècle, et ce, plus particulièrement dans Les barbares. Dans cet essai, c’est bien avec le désir de comprendre la société contemporaine qu’il étudie le XIXe siècle. 3 Nous entendons par société textuelle ce que Claude Duchet propose d’appeler socialité du texte. Il s’agit ainsi de ne pas confondre la société fictive que la lecture donne à voir avec la société réelle référentielle.

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à l’innovation4. Leurs actions et leurs pensées souvent insolites et curieuses

manifesteraient un rapport quelque peu décalé au monde, dont la portée

métonymique et signifiante produit une lecture critique du XIXe siècle.

Les études et la critique de Châteaux de la colère5

L’ensemble des études qui concernent Châteaux de la colère n’est pas très

imposant. Bien que plusieurs articles scientifiques aient sondé l’œuvre de Baricco,

rares sont ceux qui analysent exclusivement le premier roman de l’auteur. D’ailleurs,

le recensement des travaux montre que ce sont davantage Soie, Océan mer et

Novecento pianiste qui ont sollicité l’attention des critiques. Cela dit, un article de

Jean-François Chassay6 attire particulièrement notre attention puisque dans les

passages qui concernent le roman de Baricco, Chassay analyse l’imaginaire de la

voix en fonction du contexte sociohistorique du XIXe siècle. L’étude de Chassay

s’intéresse notamment à Pekisch, l’un des trois protagonistes du roman, qui tente

par toutes sortes de moyens saugrenus d’arriver à faire circuler le son dans un

cylindre de quelques centaines de mètres. Selon Chassay, il serait possible de voir

à travers l’entreprise du protagoniste les premières expérimentations techniques

sociales du téléphone au XIXe siècle. Aussi l’étude de Chassay est-elle pour nous

une source d’inspiration puisque notre propre recherche désire dégager un

imaginaire du progrès technique et des bouleversements sociaux pour ainsi

interroger la représentation du XIXe siècle qu’offre Baricco dans son roman.

Toutefois, il nous intéresse moins de trouver des explications au rapport insolite des

personnages face à l’innovation en nous basant sur le contexte sociotechnique

référentiel de l’époque. Nous désirons plutôt analyser la fiction pour constater dans

quelle mesure elle installe une distance critique par rapport à son référent réel.

Une seule étude s’est concentrée sur l’analyse exclusive de Châteaux de la colère.

Il s’agit du mémoire d’Odette Fortin7 dans lequel celle-ci analyse la relation étroite

qui lie espace et écriture. Le mémoire porte autant sur les procédés d’écriture de

4 Ils se montrent toutefois incapables de s’accommoder au monde dans lequel ils vivent. 5 Il est important de mentionner ici que nous avons exclu les études écrites en italien, faute de maîtriser cette langue. 6 Jean-François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », dans Études françaises, 2003, vol. XXXIX, n°1 (2003), p. 81-97. 7 « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : pratiques topographiques inédites de la modernité », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, UQÀM, 2004, 128 f.

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Baricco que sur les représentations spatiales importantes du roman. Ce mémoire

est particulièrement intéressant pour notre étude puisque l’exploration des espaces8

que l’écrivain propose dans son roman se révèle inséparable du contexte

sociohistorique du XIXe siècle. Selon Fortin, si le rapport à l’espace est si ambigu

dans le roman, ce serait notamment en raison du climat de révolution industrielle qui

ne cesse de renouveler le rapport à la réalité, et donc à l’espace. Comme notre

projet de recherche s’inscrit à plusieurs égards dans la même perspective que ce

mémoire, certaines de nos réflexions découleront directement de celles de Fortin.

D’autres travaux se sont arrêtés à l’œuvre romanesque de Baricco. Or, rares sont

ceux qui ont proposé une analyse approfondie de la société du texte. Nous devons

toutefois mentionner l’article d’Elisabetta Tarantino, « Sailing off the Adel :

Alessandro Baricco’s Metaliterary Trilogy (part 1)9 », qui porte sur les trois premiers

romans de Baricco et qui jette un éclairage intéressant sur chacun des protagonistes

de Châteaux de la colère. Dans cet article, Tarantino montre notamment que

certains personnages de Châteaux de la colère comme Pekisch et Penht sont

marginaux et qu’ils entretiennent un rapport à la réalité qui rappelle celui de l’artiste

romantique. Quoique nous développions des idées différentes dans notre mémoire,

cette étude minutieuse de la relation des personnages à leur réalité a inspiré notre

propre démarche.

À l’aune de ce bref survol, ce sont les travaux de Fortin et de Chassay qui se révèlent

les plus pertinents pour notre étude. Puisqu’ils accordent une attention toute

particulière au contexte sociohistorique de Châteaux de la colère, notre mémoire

s’inscrira dans la continuité de leurs réflexions. Si certaines de leurs idées nous

seront d’une aide précieuse, nous aurons néanmoins l’occasion d’explorer des

aspects du roman que ceux-ci ont délaissés ou peu approfondis étant donné que

leur perspective ne visait pas la dynamique sociale au cœur de la fiction. Nous

aurons ainsi l’occasion de nous aventurer sur des avenues encore peu défrichées.

8 Il s’agit autant des différentes représentations spatiales dans lesquelles évolue la diégèse que l’espace de l’écriture lui-même. 9 Elisabetta Tarantino, « Sailing off on the Adel : Alessandro Baricco’s Metaliterary Trilogy (part 1) », dans Romance Studies, vol. XXV, n°3 (juillet 2007), p. 241-255.

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En outre, nous avons le désir de comprendre dans quelle mesure le portrait social

du XIXe siècle de Baricco renvoie à sa propre époque. Autrement dit, nous

chercherons à voir dans quelle mesure l’écrivain fonde sa vision du XIXe siècle moins

sur des faits historiques que sur une vision du progrès technique plus communément

admise à notre époque.

Approche théorique et méthodologie

Afin d’étudier l’inscription du social dans Châteaux de la colère, nous utiliserons la

sociocritique. Les réflexions qui guideront notre recherche seront majoritairement

empruntées à Claude Duchet10 et à Pierre Popovic, ces deux importants théoriciens

qui ont contribué à poser les fondements de cette approche critique. Comme la

sociocritique se distingue de la sociologie de la littérature en ce qu’elle ne tient pas

compte des conditions sociologiques11 externes à l’œuvre étudiée, nous pourrons et

devrons envisager la société de Châteaux de la colère en tant que construction

sociale autosuffisante. Nous étudierons ainsi ce que Duchet nomme la socialité du

roman, soit, d’une part, les référents réels auprès desquels la société trouve ses

ancrages et, d’autre part, les indices sociaux à travers lesquels le roman s’affirme

lui-même comme société12.

Cette étude se divisera en 4 chapitres. Le premier chapitre servira à jeter les assises

du contexte sociohistorique particulières du roman. Il sera question dans ce chapitre

de montrer en quoi l’époque du roman représente un moment où le foisonnement

de nouvelles technologies vient bousculer le rapport de la société à sa réalité. Afin

de mieux cerner la spécificité de l’époque, nous ferons appel à des réflexions de

Reinhart Koselleck et de François Hartog. La notion de régime d’historicité,

développée par Hartog à partir des travaux de Koselleck, permettra entre autres

d’éclairer l’étrange expérience temporelle à laquelle se livre la société du texte. Dans

les trois autres chapitres, nous nous intéresserons à la trajectoire respective des

trois protagonistes du roman : M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau. Afin de cerner la

10 À qui nous devons le terme sociocritique. 11 Comme le formule Pierre Popovic, la sociocritique « […] ne s'occupe ni de la mise en marché du texte ou du livre, ni des conditions du processus de création, ni de la biographie de l'auteur, ni de la réception des œuvres littéraires. » « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », dans Pratiques, n°151-152 (2011), p. 8. 12 Claude Duchet, « Une écriture de la socialité », dans Poétique, vol. IV, n° 16 (1973), p. 449.

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portée critique qui se dégage de leur rapport à l’innovation, nous utiliserons quelques

notions et principes d’analyse proposés par Vincent Jouve dans son ouvrage

Poétique des valeurs.

Puisque le but de ce mémoire est de distinguer la représentation du XIXe siècle qui

découle de la trajectoire des trois protagonistes aux prises chacun avec l’innovation

technologique, nous devons inévitablement convoquer la notion de modernité. Or, il

est parfois difficile de donner une définition à ce terme qui, comme le souligne Pierre

Nepveu, est si galvaudé et « […] si dilué qu’il finit par désigner tout ce qui n’est pas

[…] rétrograde13 ». Bien que nous acceptions la conception d’Octavio Paz selon

laquelle la modernité se veut « une tradition de la rupture », nous renverrons, dans

ce mémoire, à une modernité aux ancrages historiques plus spécifiques14. Comme

l’histoire du roman se déroule au XIXe siècle, c’est bien à la modernité de cette

époque dont il sera question. Selon plusieurs historiens dont Hartog et Koselleck, la

Révolution française de 1789 a orchestré dans son sillage de profonds

bouleversements sociaux à travers lesquels est née une volonté de rupture face à

la tradition. Cette mentalité de la rupture ne cessera d’évoluer au cours du XIXe

siècle. Dans le cadre de notre recherche, nous considérons notamment la modernité

comme un mode de vie influencé par les bouleversements résultant des avancées

techniques et scientifiques de la révolution industrielle. Comme le soutient Jean

Braudillard en définissant ce concept, « [l]e progrès continuel des sciences et des

techniques, la division rationnelle du travail industriel introduisent dans la vie sociale

une dimension de changement permanent, de déstructuration des mœurs et de la

culture traditionnelle15 ». Au final, le concept de modernité auquel nous ferons appel

est lié au choc créé par le mode de vie inédit qu’institue la révolution industrielle.

Ainsi, il s’agit non pas d’une modernité qui peut surgir à toutes époques, mais d’une

modernité intrinsèquement liée à la révolution industrielle.

13 Pierre Nepveu, « V.6 BJ/NBJ : difficile modernité » dans Voix et images, vol XX, n°2, 1985, p. 159. 14 Évidemment, nous ne considérons pas la modernité comme un simple concept historique. 15 Jean Braudillard, « Modernité », dans Raymond Aron [dir.], Encyclopaedia universalis : tome XI, Migrations-Œdipe, France, Encyclopaedia Universalis France, 1968, p. 139-140.

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Mentionnons, en dernière instance, que notre analyse du XIXe siècle s’inscrit dans

la foulée des réflexions du collectif Le XIXe siècle au miroir du XXe16. Cet ouvrage

s’intéresse à montrer comment les écrivains du XXe siècle, en explorant le XIXe

siècle, arrivent à traiter de leur propre époque. Dans le cadre de ce mémoire, il

s’agira plus particulièrement de constater comment la lecture du XIXe siècle que

propose Châteaux de la colère reconstitue cette époque à partir de préoccupations

propres au XXe siècle, soit l’époque de rédaction de l’auteur.

16 Alain Corbin et al., Le XIXe siècle au miroir du XXe, Paris, Klincksieck, 2002, 311 p.

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Chapitre I

1. L’univers romanesque de Châteaux de la colère et sa lecture du XIXe siècle

L’histoire de Châteaux de la colère se situe approximativement dans la deuxième

moitié du XIXe siècle, soit quelque peu après le boom ferroviaire des années 1840

et un peu avant l’invention du téléphone par Alexander Graham Bell en 1876. C’est

à Quinnipak, une petite ville fictive située en Europe, que prennent place les

principales actions de la diégèse. Dans ce microcosme se côtoient nombre de

personnages aux allures et aux raisonnements parfois loufoques dont quelques-uns

représentent pourtant des figures emblématiques du XIXe siècle. C’est notamment

le cas des trois protagonistes. Que ce soit M. Reihl, l’homme d’affaires à la volonté

sans limites, Pekisch, l’inventeur et compositeur obsédé par la transmission des

sons, ou bien Hector Horeau, l’architecte visionnaire qui rêve à des villes de verre,

tous se révèlent être des emblèmes d’une époque marquée par la révolution

industrielle et par l’avènement de la modernité. Dans ce roman le lecteur suit donc

la vie des habitants de Quinnipak plus particulièrement à travers les aléas qui

forment les trajectoires des trois protagonistes. Leur quête, nous le verrons, est

inextricablement liée au contexte particulier du XIXe siècle. Comme ces

personnages entretiennent une fascination pour l’innovation, qu’elle soit d’ordre

technique ou d’ordre idéologique, les motivations qui stimulent leur quête découlent

directement du contexte sociohistorique dans lequel ils vivent.

Baricco tend à créer des récits fictionnels à partir de données historiques précises

dans l’ensemble de ses œuvres. Il écrit d’ailleurs à la fin de son roman Cette histoire-

là17 :

C’est peut-être le moment de préciser, pour les plus curieux, que dans ce livre – comme dans tous mes livres, d’ailleurs – les informations historiques sont presque toujours exactes, ou du moins voudraient l’être, mais cohabitent avec des variations imaginaires qu’il m’a plu de semer ici ou là. Par exemple, l’histoire de l’Itala est essentiellement fidèle à la réalité, mais M. Gardini a fini par devenir la synthèse de nombreux pionniers différents, et donc un personnage imaginaire18.

17 Roman paru en 2005 en Italie et en 2007 chez Gallimard. 18 Alessandro Baricco, Cette histoire-là, Paris, Gallimard (coll. Folio), 2007, p. 343.

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À nos yeux, il en est de M. Gardini comme pour les trois protagonistes de Châteaux

de la colère : bien que parfaitement fictionnels, ceux-ci sont des synthèses

imaginaires de figures historiques réelles. Par exemple, le désir intarissable de

Pekisch à vouloir dépasser le matériau musical19 rappelle une attitude propre aux

compositeurs du courant avant-gardiste de la nouvelle musique au XIXe et au XXe

siècle. Nous pouvons nommer Arnold Schönberg comme figure de proue de ce

courant, lui qui inventa le dodécaphonisme, une technique de composition musicale

qui faisait fi des conventions propres au système tonal. De plus, certaines

expérimentations musicales farfelues de Pekisch ne sont pas sans rappeler celles

d’un dénommé Charles Ives, un compositeur américain connu pour ses créations

des plus iconoclastes. Pekisch, tout comme M. Gardini, se présente comme la

juxtaposition de diverses figures de compositeurs avant-gardistes de la fin du XIXe

siècle.

Le troisième protagoniste de l’histoire, Hector Horeau, constitue un cas à part

puisqu’un architecte dénommé Hector Horeau a bel et bien existé au XIXe siècle.

Tout comme le personnage de Baricco, Horeau est un architecte d’origine française

qui se consacre à l’architecture de verre. Il est notamment reconnu pour avoir été le

finaliste du concours d’architecture de la première Exposition universelle en 1851,

auquel il a soumis les croquis d’un bâtiment de verre qu’il a nommé le Crystal Palace,

évènement qui figure dans l’univers du roman.

Si M. Reihl et Pekisch représentent chacun une synthèse de divers référents

historiques, Hector Horeau, quant à lui, possède un référent précis. Cependant, bien

que le roman mette en scène des actions importantes d’une figure historique,

lesquelles sont vérifiables, la fiction s’immisce dans ce personnage, créant un

mélange entre l’invention et le vrai. Il serait en ce sens réducteur d’attribuer au

troisième protagoniste l’unique référent d’Hector Horeau20 puisqu’en existant dans

le monde textuel du roman, ce dernier est dès lors soumis aux fabulations de

Baricco. Sans lui attribuer l’étiquette de roman historique, Châteaux de la colère se

19 Soit élaborer des techniques toujours plus innovatrices afin de renouveler le rapport à la composition musicale. 20 Il en va de même pour le bâtiment du Crystal Palace. Celui représenté dans le roman appartient au roman et il est évidemment réactualisé selon la volonté de l’auteur.

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présente à nos yeux comme un texte hybride, c’est-à-dire un texte qui incorpore des

faits réels vérifiables à même le monde de la diégèse, laquelle s’offre comme une

élaboration possible du XIXe siècle. Comme nous l’avons mentionné, les actions de

Reihl et de Pekisch, sans qu’elles ne puissent être associées à des faits réels précis,

renvoient néanmoins à une synthèse de données historiques vérifiables, à laquelle

se collent les fabulations de l’auteur. Cela dit, loin de nous l’intention de distinguer

les frontières entre le référentiel et le fictionnel et d’attribuer à ces deux pôles un

ordre hiérarchique. Un pareil exercice serait une entreprise fastidieuse face à la

variété des référents convoqués21. C’est davantage le XIXe siècle de Baricco qui

nous intéresse. Nos pensées se rallient en ce sens à celles de Marie-Laure Ryan

qui, en se questionnant sur les frontières de la fiction, suggère une idée qui nous

paraît décrire la particularité de l’univers de Châteaux de la colère :

Dans un modèle continu, […] la lecture de la fiction diffère de celle du discours référentiel par l'importance accordée à la valeur informative du texte. Je regarde les textes du pôle fictionnel comme pure invention, mais je présume que les textes référentiels sont « à croire », même s'ils ne me convainquent pas toujours de leur véracité. Entre les deux pôles, il y a toute la zone grise des textes que je crois particulièrement, non pas parce que je n'ai pas confiance en l'auteur, mais parce que ces textes me sont offerts comme un mélange de vérité et d'invention. C'est précisément parce qu'ils combinent les attraits de la fiction et du document que je suis attirée par des genres tels que le Nouveau Journalisme, les vies romancées et les romans historiques. Je lis ces textes parce que « c'est vrai », mais ils me procurent un tableau infiniment plus vivant d'un certain milieu que ne le permettrait un texte d'historiographie classique soumis aux normes du vérifiable22.

Châteaux de la colère se présente ainsi comme « un mélange de vérité et

d’inventions ». Il crée un XIXe siècle « vivant » face auquel le lecteur peut adopter

deux attitudes comme le précise Ryan :

La lecture d'un texte hybride – ou la lecture hybride d'un texte – ne consiste donc pas en un degré faible de croyance, mais en une alternance entre une attitude immersive, par laquelle le lecteur trouve son plaisir dans la contemplation du monde textuel, et une attitude évaluative, par laquelle il compare ce monde à sa représentation privée du monde réel, et enrichit cette représentation par l'information qu'il extrait du texte. Le lecteur pourrait à la limite adopter ces deux attitudes en une succession si rapide qu'elles finiraient par se confondre23.

21 Lire l’article suivant pour saisir l’ampleur des différents postulats : Marie-Laure Ryan, « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », dans Frontières de la fiction, Québec, Nota bene, 2002, p. 17-41. 22 Marie-Claude Ryan, op cit., p. 31-32. 23 Ibid., p. 34.

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C’est dans cette perspective que nous traiterons la représentation du XIXe siècle, à

la rencontre d’une attitude immersive et d’une attitude évaluative. Nous adopterons

ainsi le même point de vue à l’égard d’Hector Horeau qu’à celui de Reihl ou de

Pekisch.

Cela dit, si les protagonistes trouvent de multiples référents à l’extérieur de la réalité

fictionnelle, qu’en est-il de la ville dans laquelle ils évoluent ? Où se situe exactement

Quinnipak? Difficile de formuler une réponse plus précise que : quelque part en

Europe aux côtés de grandes villes réelles de France et d’Angleterre. Lorsque les

personnages quittent leur petite ville isolée, c’est toujours pour aller vers des

endroits qui existent dans – notre – la réalité. Cependant, les repères géographiques

de Quinnipak, eux, demeurent sans cesse flous, rendant ainsi impossible

l’association de la petite ville à un référent réel. Néanmoins, un peu à l’image des

protagonistes qui y vivent, Quinnipak ne serait à nos yeux qu’une synthèse

d’éléments réels, plus exactement des villes occidentales. Possédant ainsi une

portée allégorique, il symboliserait non pas un endroit, mais une pluralité d’endroits.

Le microcosme reflèterait en fait le macrocosme de l’Occident au XIXe siècle. Nous

pouvons donc considérer Quinnipak comme une sorte de laboratoire social grâce

auquel Baricco approfondit la relation entre une société et le contexte

sociohistorique particulier du XIXe siècle. Comme nous le verrons, quelques-uns des

personnages qui y circulent deviennent des agents signifiants qui participent à créer

le regard particulier que l’auteur pose sur cette époque, marquée par les

développements de la révolution industrielle et par l’avènement de la modernité.

Dans Châteaux de la colère, Baricco offre une représentation du XIXe siècle, certes,

mais celle-ci ne cherche pas à se donner comme une version fidèle et objective de

la réalité. Certains détails diégétiques sont parfois si exagérés et si loufoques24 qu’ils

en viennent à créer un effet d’étrangisation25. La population de Quinnipak à elle

24 Par exemple, comme les habitants de Quinnipak ne sont jamais entrés dans un train, ils essaient de trouver une explication au fonctionnement de cette invention en émettant des hypothèses. L’une d’entre elle, qui occupe longuement la conversation, est d’avancer qu’entrer dans un train, c’est comme aller au théâtre puisqu’il faut un billet. 25 Nous empruntons ce terme au théoricien Victor Chklovski qui montre dans son ouvrage, L’art comme procédé, comment l’art permet d’extraire les objets des perceptions automatiques. Le procédé d’étrangisation permet ainsi de faire voir un objet comme s’il était vu pour la première fois. L’art parvient donc à créer une « vision » de l’objet et non une « ré-indentification ». Victor Chklovski, L’art comme procédé, Paris, Allia, 2008, 49 p.

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seule est si farfelue qu’elle empêche toute association entre le roman et une

esthétique dite réaliste. En fait, Châteaux de la colère propose sa propre lecture du

XIXe siècle en s’attardant à des aspects particuliers de cette époque, comme la

vitesse, la créativité et, bien sûr, le progrès. De par le regard particulier qu’elle pose,

l’œuvre invite son lecteur à revoir sa conception de la révolution industrielle et de la

modernité. Les particularités de cette relecture produisent évidemment des

significations et, plus intimement, un portrait social de l’époque plutôt inédit. Nous

tenterons d’en dresser les traits les plus significatifs. En outre, puisque Baricco écrit

Châteaux de la colère à la fin du XXe siècle, il pose un regard contemporain sur le

passé, donnant parfois l’occasion de voir apparaître derrière ce XIXe siècle des

enjeux qui sont ceux du XXe siècle. Se révèle en effet dans cette relecture du passé,

une lecture du temps présent. Nous nous attarderons plus longuement à cette idée

lors de l’analyse des trois protagonistes.

2. Incipit et contexte sociohistorique

Châteaux de la colère est le type de roman qui affiche une dimension absurde et

farfelue qui a parfois pour incidence de dissimuler une partie de sa richesse

sémantique. Derrière l’aspect amusant, voire léger du roman se cache en effet un

regard critique sur le XIXe siècle et sur l’idéologie du progrès qui y est associée.

C’est notamment par les tiraillements que vit la société du texte que Baricco exprime

une perception de l’époque. L’incipit du roman reflète bien l’esthétique de l’ensemble

de l’œuvre en présentant une conversation ampoulée et comique qui ne semble

mener nulle part, mais qui comporte néanmoins son lot de significations. En

procédant à l’analyse, plus précisément de la conversation entre Arold et Brath, deux

personnages secondaires, nous verrons comment Baricco présente le rapport au

temps. Ce faisant, nous serons à même d’observer que ce rapport au temps découle

plus largement du paradigme socioculturel propre à la révolution industrielle.

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2.1. Arold et le rapport au temps

L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’ « à-présent ».

Walter Benjamin26

L’incipit27 de Châteaux de la colère débute abruptement par la conversation entre

deux personnages, Arold et Brath, dont les prénoms sont précisés au fil du dialogue :

- Alors, y a personne ici?...BRATH!...Bon Dieu, y sont tous devenus sourds là-dedans…

BRATH!... - Crie pas, tu vas t’faire mal à crier comme ça, Arold.

- Où diable étais-tu fourré… ça fait une heure que j’suis là à…

- Ton cabriolet il part en morceaux, Arold, tu devrais pas circuler avec…

- Laisse donc mon cabriolet et prends plutôt ce truc, là…

- Qu’est-ce que c’est?

- J’en sais rien ce que c’est, Brath…comment je peux savoir moi… c’est un paquet, un paquet pour madame Reihl…

- Pour madame Reihl?

- Il est arrivé hier soir… Il a l’air de venir de loin…

- Un paquet pour madame Reihl…

- Bon, tu le prends oui Brath? Je dois retourner à Quinnipak avant midi…

- Okay, Arold.

- Pour madame Reihl, oublie pas…

- Pour madame Reihl.

- C’est bien…fais pas de conneries, Brath… et viens te montrer en ville de temps en temps, tu finiras par pourrir, à toujours rester là…

- T’as un cabriolet qui fait honte à voir, Arold…

- À un de ces jours, okay? Allez hue, mon mignon, hue… À un de ces jours, okay? Allez hue, mon mignon, hue… À un de ces jours, Brath28 !

26 « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio/Essais) 2000, p. 439 27 À nos yeux, l’incipit de Châteaux de la colère représente le premier dialogue du roman, lequel se déploie sur un peu plus d’une page. 28 Alessandro Baricco, Châteaux de la colère, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1995, p. 15-16. Désormais, les renvois à cette œuvre seront signalés dans le corps du texte par le simple numéro de page mis entre parenthèses.

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C’est donc sur cette conversation que s’amorce le trajet du paquet qui passera entre

plusieurs mains pour finalement arriver à sa destinatrice : madame Reihl. Cette

transmission du colis et du message qui l’accompagne est à l’image du récit qui

conduit le lecteur vers la relation amoureuse qui unit madame et monsieur Reihl,

deux personnages fort importants de la diégèse. Cela dit, nous disions ci-dessus

que l’incipit mettait de l’avant la présence de la révolution industrielle. Voyons voir

ce qu’il en est.

Ce qui frappe d’emblée, dans ce dialogue non contextualisé, c’est le caractère

désordonné des échanges : Arold, irrité par une attente indésirable, doit confier une

responsabilité à Brath. Or, ce dernier, plutôt insensible à l’irritation de son

interlocuteur, semble davantage préoccupé par l’état du cabriolet que par l’objet

effectif de leur rencontre. En ce sens, d’un côté Arold est préoccupé par le temps

qui file et, de l’autre, Brath est préoccupé par le piètre état du cabriolet de son

interlocuteur. L’anecdote n’est pas anodine. Elle donne le ton à un roman qui fera

de l’évolution de la perception du temps l’un de ses enjeux.

Cet enjeu est en fait lié de près à une innovation technique emblématique de

l’époque, laquelle est au centre du récit : le train. L’histoire du roman se déroule peu

après les premiers développements du transport ferroviaire et on y verra mise en

scène à quelques reprises l’impact de l’arrivée de cette technologie sur la société.

C’est le cas un peu plus loin dans le récit, quand Reihl veut annoncer à sa femme,

Jun, l’objet de son tout dernier achat : une locomotive portant le nom d’Élizabeth.

Une importante digression narrative se déploie alors, éloignant le lecteur de la

diégèse de Châteaux de la colère pour lui proposer un récit historique inusité.

S’étalant sur plus de 20 pages, cette digression relate la grande aventure de l’arrivée

du train en Angleterre qui, on le constate, est en rapport étroit avec la préoccupation

d’Arold pour la précision du temps et les développements du transport ferroviaire.

Comme le dit la narratrice29 au sujet du train :

En lui-même, ça n’aurait pas été grand-chose, le train, ce n’était après tout qu’une machine…mais c’est ça qui est génial : cette machine produisait, ce n’était pas une force

29 Il est particulièrement pertinent de signaler que le narrateur du roman est une femme. Cette information est cependant gardée secrète jusqu’au tout dernier chapitre de l’œuvre. Nous analyserons ce trait narratif ultérieurement.

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mais quelque chose dont on n’avait encore qu’une vague idée, quelque chose qui n’y était pas avant : la vitesse. (82)

C’est en effet la notion de vitesse qui permet au train d’être un moyen de transport

révolutionnaire en apportant la possibilité pour le passager d'expérimenter un

nouveau rapport au monde : « […] le plaisir lancinant de dévorer des images à une

cadence surhumaine30 ». Grâce à sa vitesse, le train peut dévorer l’espace en un

laps de temps inédit, ayant comme résultat de donner l’impression de raccourcir les

distances géographiques. Aux yeux de l’historien Jean-Pierre Rioux, grâce à

l'arrivée du train au XIXe siècle, « […] l’espace rétrécit, les idées nouvelles circulent,

les mentalités évoluent, la ville pénètre les campagnes31. »

La digression de la narratrice fait voir l’avancée technologique que constitue le train,

mais plus encore l’opposition entre deux modes d’appréciation du temps que son

arrivée va encourager :

Et voyager de là à là c’était alors quelque chose de si lent, et de si bringuebalant, et de si aventureux, que le temps de toute façon s’y perdait sans que personne ne songe à lui opposer de résistance. Ce qui résistait, c’était quelques différences générales – l’aube, le crépuscule – tout le reste n’était qu’instants brassés dans une seule et même grande bouillie d’instants. Avant ou après, on arrivait, c’est tout. Mais le train… Le train lui, il était exact […]. (81)

Mesuré en journée ou selon le déplacement des astres, le périple des voyageurs

relève, avant la venue du train, d’une temporalité plus approximative : « Avant ou

après, on arrivait, c’est tout. Mais le train…Le train lui, il était exact ». (81) Le train

permet de si rapides déplacements que quelques minutes de plus ou de moins se

mettent à compter32 : « S’il y avait sept minutes de différence entre l’heure d’ici et

l’heure de là-bas, [la vitesse] les rendait visibles… pesantes….», (81) d’où la

nécessité nouvelle d’ajuster les horloges des gares.

En mettant de l’avant le rapport d’Arold au temps, l’incipit de Châteaux de la colère

envoie donc implicitement à la révolution industrielle et à certains de ses effets. Au-

delà de son souci de ponctualité, Arold incarne le paradigme de l’époque industrielle

30 Jacques Attali, Histoires du temps, Paris, Fayard, 1982, p. 88. 31Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle : 1780-1880, Paris, Seuil, 1971, p. 81. 32 À ce sujet, l’imaginaire lié à l’arrivée du train dans le monde occidental a inspiré nombre d’œuvres de fiction. Nous n’avons qu’à penser à Phileas Fogg, dans Le tour du monde en 80 jours, pour qui la locomotive ne sert qu’à parcourir des distances géographiques le plus rapidement possible. Ce personnage, dès les premières lignes du roman, est lui aussi obnubilé par la précision du temps.

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et d’un nouveau rapport au temps et, bien sûr, à l’espace. D'ailleurs, en

s'interrogeant sur l'histoire des différentes mesures du temps, Jacques Attali montre

qu'avec l'avènement de l'ère industrielle, « [l]e temps devient de l’argent ; sa

précision suppose la quantité, qui exige la vitesse ; gagner du temps, c'est produire

plus par unité de temps33 ». Face au souci de productivité lié aux développements

des industries, le temps, dans toute sa précision, devient au XIXe siècle un outil qui

permet d’assurer de meilleurs rendements. Dans cette perspective, en présentant,

dès les premières lignes de son roman, un personnage interpelé par le temps qui

file, Baricco illustre d’emblée que les habitants de Quinnipak – du moins Arold pour

ce qui est du passage qui nous occupe – subissent l’onde de choc de la révolution

industrielle. Cette onde se traduit notamment par cette émergence d'un rapport

nouveau à l'espace et, plus précisément, au temps.

3. Contradiction et particularité du contexte sociohistorique de Châteaux de la

colère.

J’écrivais l’histoire ancienne, et l’histoire moderne frappait à ma porte.

Chateaubriand34

Aux dires de la narratrice – et des historiens, dont Jacques Attali – c’est bien la

vitesse du train qui, lors de déplacements, force l’humain à revoir son rapport au

temps, notamment en imposant l'établissement des fuseaux horaires. Or, le cabriolet

d’Arold, tiré par un cheval, appartient à une époque où ce moyen de transport, de

par sa « lenteur », rendait vain le souci de la précision du temps. Encore une fois, la

conversation entre les deux personnages est intéressante. Alors qu’Arold insiste

auprès de Brath pour qu’il accélère le rythme, Brath insiste sur l’état délabré du

cabriolet de son interlocuteur : « Ton cabriolet il part en morceaux, Arold, tu devrais

pas circuler avec… […] Moi j’irais pas aussi vite avec ce cabriolet […] Il devrait pas

aller aussi vite avec ce cabriolet. Honte à voir. Y fait honte à voir son cabriolet. » (15-

16) En moins de deux pages, Arold fait allusion plus de 3 fois au piètre état de la

33 Jacques Attali, Histoires du temps, op cit., p. 178. 34 Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Gallimard (coll. Pléiade), 1951, p. 936.

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voiture hippomobile. Dans son mémoire consacré à Châteaux de la colère, Odette

Fortin a bien remarqué cette insistance qu’elle interprète de la façon suivante : « ce

qui “ part en morceaux ”, c’est moins la voiture hippomobile que le monde à qui elle

est rattachée et qu’elle représente, “ l’ancien monde ” en somme35 ». Le cabriolet ne

représenterait pas seulement un élément de son temps, mais bien son temps, soit

l’époque antérieure à la révolution industrielle. C’est sur cette portée allégorique que

Fortin confère à la voiture hippomobile que nous désirons insister. Pendant qu’il

observe la voiture partir en morceaux, Brath contemple s’envoler le lien qui le

rattache à ce qui a été jusque-là son époque. Rendue de plus en plus caduque par

les innovations techniques36, la voiture tirée par un cheval se désagrège

inévitablement en entrant dans l’ère industrielle. « Honte à voir. Y fait honte à voir

son cabriolet » dans une époque qui devient sans cesse plus modernisée. Aussi la

voiture hippomobile est-elle condamnée à devenir un moyen de transport

anachronique.

Nous le voyons donc, il est question, dès l’incipit du roman, d’une rupture entre deux

époques : l’Ancien monde et le monde moderne. D’un côté se présente l’Ancien

monde artisanal et traditionnel caractérisé par la civilisation du cheval, et, de l’autre,

le monde moderne industrialisé symbolisé par la civilisation du train. La voiture

hippomobile trouve son référent historique dans l’Ancien monde alors que

l’empressement d’Arold découle d’une dynamique sociale propre au monde

moderne. Entre ces deux époques se situe un interstice où vivent Arold et les

habitants de Quinnipak. La suite du récit montrera que ceux-ci résident entre deux

époques distinctes, là où la brèche créée par la révolution industrielle entraine leur

chevauchement. Aussi n’est-il pas étonnant de voir un personnage se promener en

voiture hippomobile alors que la voiture à vapeur ne cesse de prendre le pas sur ce

moyen de transport. Le personnage d’Arold qui se montre préoccupé par la précision

du temps tout en se déplaçant avec un cabriolet est une sorte de collage

35 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : Pratiques topographiques inédites de la modernité », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, UQÀM, 2004, f. 29. 36 La particularité des innovations techniques issues de la révolution industrielle réside en leur capacité à se substituer à l’énergie humaine ou même animale. L’historien Claude Fohlen cite d’ailleurs Marx à ce sujet : « Dès que l’homme, au lieu d’agir avec l’outil sur l’objet de travail, n’agit plus que comme le moteur d’une machine-outil, l’eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer, et le déguisement de la force motrice sous des muscles humains devient purement accidentel. » Claude Fohlen, Qu’est-ce que la révolution industrielle?, Paris, Robert Laffont, 1971, p. 74.

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anachronique qui soulève une contradiction manifeste entre l’Ancien monde et le

monde moderne. C’est toute cette part de dualité qui existe entre ces deux

époques que l'incipit de Châteaux de la colère exprime d'emblée. Les personnages

du roman se retrouvent en effet coincés entre un présent traditionnel qui ne cesse

d’afficher les signes de sa caducité et un avenir inconnu et imprévisible.

3.1. Régimes d’historicité et interférences

À nos yeux, le contexte sociohistorique particulier de Châteaux de la colère entraine

des tensions entre l’horizon d’attente des personnages et leur champ d’expérience,

les soumettant à une expérience temporelle singulière et problématique. Comme le

paradigme moderne de leur époque dévalue l’esprit de tradition au profit d’un culte

pour l’avenir, les protagonistes habitent une zone grise, c’est-à-dire une zone où le

passé se voit déprécié et où l’avenir révèle mille promesses qui demeurent pourtant

imprévisibles. Aussi les protagonistes peinent-ils à comprendre leur présent

puisqu’ils sont exposés à une asymétrie entre leur champ d’expérience et leur

horizon d’attente. Cette idée que nous soulevons ici s’inscrit dans la foulée des

réflexions de R. Koselleck – présentées par Hartog – qui considère le temps

historique comme une production de « […] la distance qui se crée entre le champ

d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la

tension entre les deux37. » À notre sens, les habitants de Quinnipak vivent une

pareille tension en raison de la spécificité de leur époque. La notion de régime

d’historicité telle que définie par François Hartog permet de montrer en quoi

Châteaux de la colère présente la transition entre deux époques qui possèdent

chacune leur propre façon d’organiser l’expérience du temps. Selon l’historien

français, un régime d’historicité désigne le rapport d’une société face à son temps,

soit « […] une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps – des

manières d’articuler passé, présent et futur – et de leur donner sens38. » Hartog

considère justement le XIXe siècle comme une période particulièrement instable

puisqu’il se caractérise par la superposition de deux régimes : le chrétien et le

37 Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990, p. 314. 38 Ibid., p. 147.

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moderne. Si le régime chrétien se rapproche de la conception classique de l’histoire

comme dispensatrice d’exemples, soit l’historia magistra vitae, le régime moderne y

est diamétralement opposé.

L’Historia magistra vitae, qui représente le grand modèle de l’historiographie

européenne précédant la Révolution française, consiste à étudier le passé afin de

prévoir l’avenir. Pendant ce régime, le présent se présente comme exemplaire du

passé. Aussi l’esprit de tradition se veut-il au cœur de ce modèle historiographique.

En revanche, le régime moderne s’affranchit de l’exemplaire. Plutôt articulé sur l’idée

du progrès qui tire sa légitimité des avancées de la révolution industrielle, il se

caractérise par une fascination sans précédent pour l’avenir. L’esprit de tradition

emblématique de l’historia magistra vitae est alors mis aux oubliettes pour plutôt

s’en remettre aux promesses illimitées du futur. Dans le contexte du XIXe siècle où

les gens ont la conviction d’être engagés sur la route infaillible et rectiligne du

progrès de l’humanité, même le présent ne parvient plus à contenter l’imaginaire

social. Jean-François Hamel dans son ouvrage Revenances de l’histoire montre en

quoi la notion de progrès issue de la révolution industrielle rend le présent

insuffisant :

Le présent dans sa brièveté ne pouvant assurer à lui seul l'avancement projeté des arts et des sciences ni le perfectionnement de l'entendement humain, l'avenir en vient à occuper une place inédite dans la conscience historique. Dès lors, dans le régime moderne d'historicité, c'est l'avenir, comme idée directrice selon l'expression kantienne, qui permettra de juger le passé et de comprendre la marche du monde39.

Dans Châteaux de la colère, la notion de progrès occupe une place prépondérante

dans l’esprit des personnages principaux et, en conséquence, ceux-ci se montrent

fascinés par l’avenir. La quête des protagonistes obéit en effet à une volonté

exacerbée de contribuer à l’innovation. Il se présente toutefois un décalage entre

leur volonté de participer au progrès et leur réelle capacité à y arriver. Comme le

signale Hartog : « Passer d’un régime à un autre ne va pas sans des périodes de

39 Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, Paris, Minuit (coll. Paradoxe), 2006 p. 31.

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chevauchement. Des interférences se produisent40, souvent tragiques41. » Comme

les protagonistes ne se trouvent ni dans le régime moderne, ni dans le régime

chrétien, mais plutôt à leur confluent, ils semblent victimes d’interférences. En effet,

ils semblent incapables d’avoir une emprise sur leur présent tant leur conscience

temporelle tend à dévaluer le passé au profit d’un avenir inconnu. Au lieu de résister

à l’avènement du régime moderne, les protagonistes, dans leur quête d’innover,

l’accueillent à bras ouverts. Nous verrons que chacun d’entre eux entretient une

expérience du temps singulière et problématique. Ce faisant, bien qu’ils désirent

plus que tout innover, ils se révèlent incapables de s’accommoder aux paramètres

qui définissent la notion d’innovation telle quelle se présente à leur époque et se

voient incapables de concrétiser leurs aspirations. C’est ce que nous verrons dans

les prochains chapitres consacrés respectivement à la quête d’innover de M. Reihl,

de Pekisch et d’Hector Horeau42.

40 Par exemple, Chateaubriand, en plein XIXe siècle, tentait de comprendre son époque et même de prévoir son avenir en utilisant des instruments intellectuels propres à l’ancien monde : « […] Par le rapport au temps qu’il institue, l’Essai, s’offre comme un texte unique qui, tout à la fois, se fonde sur le déploiement du topos de l’historia magistra et en vient à le récuser. Au moment même où il fait expérience de son obsolescence, il continue à faire appel à lui. » François Hartog, op cit., p. 123. 41François Hartog, op cit. p. 148. 42 Les chapitres deux, trois et quatre seront respectivement réservés aux personnages dans l’ordre nommé ci-dessus.

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Chapitre II

1. M. Reihl : entre la prédiction et l’inconnu

M. Reihl – Dann de son prénom – est rapidement mis en scène dans le roman. Il est

le propriétaire de la fabrique de verre de Quinnipak et de nombreux voyages aux

motivations souvent inconnues l’attirent à l’extérieur de la ville. D’ailleurs, c’est lors

d’un voyage qu’il a rencontré sa femme, Jun Reihl, 32 ans avant le début du récit.

Si la relation qui l’unit à Jun occupe une importante part de l’intrigue, une autre

relation attire davantage notre intérêt, soit celle qui l’unit à sa locomotive – Élizabeth

– et donc, dans une perspective plus large, au progrès technique. En considérant

M. Reihl comme l’incarnation de la figure du bourgeois au XIXe siècle, nous

montrerons au cours de ce chapitre que la relation qui l’unit au train met en scène

un rapport au progrès technique rempli d’ambivalences et de contradictions. Ce

rapport, nous l’étudierons pour en faire ressortir ses significations potentielles. Pour

y arriver, nous analyserons une partie du parcours narratif de M. Reihl en étudiant

les étapes de son programme narratif. Comme le résume Vincent Jouve en se

fondant sur les travaux de Greimas et de Courtés, le programme narratif, qui se

résume à l’orientation du sujet vers son objet43, se constitue de quatre étapes

distinctes : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Comme

chaque PN44 présume un univers de valeurs, nous pourrons, en analysant celui de

Reihl, saisir la portée idéologique et même critique qui s'en dégage. Enfin, nous

montrerons comment cette relation au progrès interpelle notre propre relation au

progrès. Autrement dit, nous verrons en quoi le roman de Baricco représente

l’avènement de la révolution industrielle et de la modernité45 à partir d’un point de

vue contemporain pour en quelque sorte porter un regard critique sur cette

représentation du XIXe siècle. Cela dit, avant de s’attaquer à ces tâches, il nous faut

d'abord présenter le portrait de M. Reihl en tant que bourgeois de Quinnipak.

43 Dans le cas qui nous occupe : la relation entre M. Reihl – le sujet – et le train – l’objet – et, plus précisément, la volonté du personnage à implanter un chemin de fer. 44 Abréviation de « programme narratif ». 45 Deux éléments qui sont indissociables dans l’univers du roman.

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2. Le portrait du bourgeois de Quinnipak

Les premiers indices qui participent à construire le portrait du personnage l’associent

à une classe sociale emblématique du XIXe siècle en Europe, soit la bourgeoisie.

Quoique le terme de bourgeoisie désigne à l’origine la classe sociale qui habitait les

bourgs médiévaux, nous faisons ici allusion à la bourgeoisie du XIXe siècle qui, tirant

profit de la révolution industrielle, parvient à s’enrichir et à prendre du pouvoir sur la

noblesse. C’est en effet pendant ce siècle que le bourgeois acquiert un pouvoir qui

se fonde sur l’argent et non sur le mérite d’être noble. Dans le roman, les quelques

caractéristiques qui sont d’emblée présentées par la narration reprennent certains

clichés du bourgeois du XIXe siècle.

D’abord, le protagoniste est le propriétaire d’un commerce – une fabrique de verre

– qu’il dirige avec son associé de toujours, le vieil Andersson. Comme cette

entreprise emploie de nombreux habitants de Quinnipak, la figure du protagoniste

est clairement liée au pouvoir. Or, si dans certains romans, tel Germinal de Zola, le

détenteur de l’autorité est vu comme l’oppresseur du peuple – en l’occurrence, les

mineurs –, dans Châteaux de la colère, la figure d’autorité que représente Reihl

véhicule une connotation bien moins péjorative : « Les gens […] en général aim[ent]

bien monsieur Reihl ». (25) D’ailleurs, au moment où ce dernier revient de l’un de

ses voyages, son retour ne crée rien de moins qu’un émoi au sein de la

communauté :

Et Magg courut en bas avec Pit pour dire monsieur Reihl va rentrer et Stitt répéta monsieur Reihl va rentrer, et dans toutes les pièces on chuchotait monsieur Reihl va rentrer, jusqu’à ce que quelqu’un se mît à crier par une fenêtre monsieur Reihl va rentrer, et la rumeur courut alors à travers champs, monsieur Reihl va rentrer, d’un champ à l’autre, jusqu’à la rivière en bas où l’on entendit une voix hurler si fort monsieur Reihl va rentrer que dans la fabrique de verre quelqu’un se tourna vers le voisin pour lui chuchoter monsieur Reihl va rentrer, et ce fut bientôt sur les lèvres de tous, malgré le bruit des fours qui obligeait évidemment à élever la voix pour se faire entendre, Qu’est-ce que t’as dit? Monsieur Reihl va rentrer, dans un beau crescendo général qui finit par faire comprendre au dernier des ouvriers, par ailleurs un peu sourd, ce qui se passait. (22-23)

C’est dans un « beau crescendo général » que les ouvriers de son entreprise

apprennent ce qui semble, d’après l’ambiance décrite par la narration, se présenter

sous les signes d’une bonne nouvelle. L’on réalise donc qu’en plus d’être respecté,

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M. Reihl possède une popularité considérable. Aussi représente-t-il un bourgeois

apprécié par la classe populaire de Quinnipak.

Comme M. Reihl possède une entreprise lucrative, il détient par le fait même la

caractéristique principale du bourgeois : une richesse financière. Il est en effet un

homme d’affaires dont la carrière est couronnée de succès46. Ses nombreux

voyages vers le monde extérieur lui permettent de signer des contrats dignes

d’admiration : « De temps en temps, en effet, monsieur Reihl s’en revenait avec de

curieux et mirifiques contrats ». (23) C’est notamment avec l’aide d’Andersson qu’ils

parviennent ensemble à mettre au point un système révolutionnaire de fabrication

de plaques de verre d’une taille inédite. Ce système qu’ils ont breveté sous le nom

de Brevet Andersson des Verreries Reihl leur a même fait avoir « […] une certaine

notoriété […] suscitant la publication d’échos satisfaits dans la presse locale et un

vague intérêt chez quelques esprits fins ici et là de par le monde. » (28) Ainsi

acclamé par les « esprits fins », le système révolutionnaire des deux hommes

connaît une réelle reconnaissance. En plus de miser sur une réussite économique,

l’entreprise de Reihl rayonne également de par son innovation technologique.

C’est donc sous les signes d’un bourgeois digne d’admiration que M. Reihl est

d’emblée présenté par la narratrice de Châteaux de la colère. À nos yeux, ce statut

social est d’un grand intérêt puisque selon Baricco47 c’est cette classe sociale qui,

tirant profit de son émancipation sociale, est à la base de profondes modifications

socioculturelles au XIXe siècle48. Il sera donc intéressant de voir comment l’auteur

traduit, à travers sa fiction, la trajectoire d’un bourgeois du XIXe siècle.

46 Du moins, au début du roman. 47 Nous nous en tenons ici aux idées qu’il développe dans son essai Les barbares : Alessandro Baricco, Les barbares, Paris, Gallimard (coll. Nrf), 2014, 224 p. 48 À titre d’exemple, en musique, l’émergence du Romantisme serait liée à l’épanouissement de la bourgeoisie, laquelle retrouvait dans ce courant une dimension qui reflétait les traits de sa propre classe sociale. Voir Les barbares, op cit., p. 137.

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3. Le programme narratif de M. Reihl : sa fascination pour le train

« Il fallait rendre l'Ouest réel dans la tête des gens, pour qu'il devienne quelque chose de vrai dans la réalité. Jamais ils ne seraient partis, ces trains, si l'on n'avait pas réussi, bien avant de les construire, à y faire monter l'imaginaire des gens. »

Alessandro Baricco49

L’avenir occupe une place prépondérante dans les réflexions de M. Reihl. Il doit

d’ailleurs une partie de sa réussite financière à son intérêt pour le futur puisque le

génie derrière le système Brevet Andersson des Verreries Reihl vient de sa capacité

à avoir imaginé un système révolutionnaire avant même que ledit système soit en

demande : « Parce qu’il devait bien, évidemment, y en avoir un, de système, pour

faire une plaque de verre trois fois plus grande, et c’était ça, justement, le trait de

génie du système de M. Reihl : deviner qu’il était possible d’en faire une, avant

même que quelqu’un ait eu l’idée qu’il pourrait en avoir besoin. » (28) En d’autres

mots, le génie de Reihl réside en ce qu’il a une vision prophétique des affaires.

Andersson, son associé qui possède quant à lui le savoir technique, travaille à

rendre réelles les idées de son compagnon en mettant au point des techniques

inédites : « Et il y travailla donc, Andersson, pendant des jours et des semaines et

des mois. Et il finit par mettre au point un système qui devait connaître par la suite

une certaine notoriété. » (28) Fait intéressant, si le proverbe anglais stipule que « la

nécessité est mère de l’invention », le cas qui nous occupe présente une logique

tout autre. En créant le Brevet Andersson des Verreries Reihl, les deux hommes ne

répondent à aucune nécessité et encore moins à une quelconque demande. La

particularité – pour ne pas dire la bizarrerie – de cette invention provient du fait

qu’elle impose sa propre demande une fois établie sur le marché. Elle ne s’adapte

pas à la demande, elle la crée. On le réalise, les notions de prédiction et de progrès

sont intimement liées à la réussite financière des associés. Cela dit, puisque l’avenir

et le progrès attirent l’intérêt de Reihl, il n’est pas étonnant que l’objet de sa quête

soit de d’implanter à Quinnipak l’une des innovations techniques les plus

emblématiques de ce siècle : la locomotive. Pour cerner plus précisément ce qui

49 Alessandro Baricco, Next: petit livre sur la globalisation et le monde à venir, Paris, Albin Michel, 2002, p. 30.

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incite le personnage à investir une somme colossale afin d’arriver à son but, il faut

nous pencher plus attentivement sur la première phase de son programme narratif :

la manipulation.

La manipulation, comme l’explique Vincent Jouve, est « […] la phase où sont fixées

les valeurs. Sa mise au jour permet de préciser ce qui motive le personnage, quelles

sont les normes qui le font agir. […] Pour savoir ce qui [motive] la quête d’un

personnage, il faut relever dans le texte tout ce qui précise le vouloir et le devoir de

ce dernier50. » Si le vouloir – vouloir-faire – nous renseigne sur les motivations

internes qui font agir le personnage, en l’occurrence M. Reihl, le devoir – devoir-faire

– révèle les motivations externes qui pèsent sur ce dernier et qui le poussent à agir.

Dans le cas qui nous occupe, l'attirance que manifeste Reihl à l’égard du progrès

serait l’une des motivations internes qui expliqueraient son choix d’acheter une

locomotive. En agissant ainsi, il répond à des désirs personnels – à des motivations

intrinsèques, mais sa quête est-elle également déterminée par la présence de

motivations externes ? Existent-ils des pressions sociales qui le poussent à agir

ainsi ? L’analyse de quelques segments du roman nous permettra de répondre à

cette question.

Commençons par nous pencher sur un passage qui rend compte de la place

qu’occupe le train au sein de l’imaginaire social du roman. Seulement, avant de nos

plonger dans cet extrait, il nous faut définir notre conception de l’imaginaire social.

Comme le souligne Guillaume Pinson51 en se basant sur les idées de Pierre

Popovic, il est important de signaler que la société du texte génère un imaginaire

social qui lui est propre. Il ne faut donc pas confondre l’imaginaire du roman avec

son référent réel. Tout au long de cette étude, nous ferons des parallèles entre ces

réalités dont l’une est fictionnelle et l’autre est réelle. Néanmoins, notre but demeure

de trouver dans l’imaginaire généré par la société textuelle des significations

nouvelles qui entretiennent un dialogue avec la société de référence. En cela, notre

50 Vincent Jouve, Poétiques des valeurs, Paris, PUF, 2011, p. 67-68. 51 Guillaume Pinson, « Imaginaire social », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, [en ligne]. http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/156-imaginaire-social, [Texte consulté le 22 avril 2018].

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démarche ne s’éloigne guère du but de la sociocritique, tel que défini par Pierre

Popovic :

Le but de la sociocritique est de dégager la socialité des textes. Celle-ci est analysable dans les caractéristiques de leurs mises en forme, lesquelles se comprennent rapportées à la semiosis sociale environnante prise en partie ou dans sa totalité. L’étude de ce rapport de commutation sémiotique permet d’expliquer la forme-sens (thématisations, contradictions, apories, dérives sémantiques, polysémie, etc.) des textes, d’évaluer et de mettre en valeur leur historicité, leur portée critique et leur capacité d’invention à l’égard du monde social52.

Retournons maintenant à la scène du roman où Reihl est sur le point de révéler

l’objet de son tout dernier achat à son amoureuse. C’est à ce moment que la

narratrice entrecoupe ses paroles d’une longue digression narrative. Se lançant

dans récit pseudo-historique53, elle montre comment les premiers développements

du transport ferroviaire chamboulèrent l’imaginaire social de cette société textuelle

du XIXe siècle. Pour rendre concrète cette idée, la narratrice rapporte à son lecteur

un évènement historique réel : le concours de Rainhill en 1829 où les meilleurs

prototypes de train de l’époque s’affrontèrent lors d’une course. L’objet du concours :

parcourir la ligne de chemin de fer Liverpool/Manchester54 le plus rapidement

possible. Comme l’écrit la narratrice, « [u]ne des premières et des plus célèbres

locomotives construites par George Stephenson s’appelait Rocket et allait à 85

kilomètres-heure. Ce fut elle qui, le 14 octobre 1829, remporta le concours de

Rainhill. » (82) La Rocket, la locomotive qui gagna l’épreuve montra par le fait même

aux yeux de toutes et de tous qu’il était dorénavant possible de parcourir une

distance55 de 112 kilomètres à une vitesse jusqu’alors inédite :

Ils virent la Rocket lancée dans la ligne droite de Rainhill à 85 kilomètres-heure. Et ce n’était peut-être pas le plus stupéfiant pour eux : parce qu’un objet qui allait vite, ça restait quand même une image qu’ils avaient croisée au moins une fois quelque part, ne serait-ce qu’un faucon solitaire plongeant en piqué […] Mais ce qui les déconcerta, en revanche, ça oui, ce fut cette pensée qui les titilla, cette déduction élémentaire que tôt ou tard, […] l’histoire les y ferait monter, lancés dans une course folle sur ce chemin de fer devenus soudain eux-mêmes, eux précisément, faucons plongeant en piqué. (84-85)

52 Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », op cit., p. 16. 53 Nous disons bien « pseudo-historique », car la narratrice raconte le déroulement d’un événement historique réel en ne cessant de commenter les faits qui le constituent. Évidemment, nous considérons cette trame narrative comme de la fiction, bien qu’elle s’apparente à la réalité. 54 Avant même qu’elle ne soit inaugurée officiellement. 55 112 kilomètres représentaient, avant l’envol du développement ferroviaire, une distance considérable.

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Certes, la vitesse du train représente quelque chose de remarquable ; en revanche,

ce qui frappe réellement l’imaginaire des gens, c’est de savoir qu’un jour ils finiront

par échanger leur simple rôle de spectateur pour celui d’acteur : « […] tôt ou tard,

[…] l’histoire les y ferait monter, lancés dans une course folle sur ce chemin de fer

devenus soudain eux-mêmes, eux précisément, faucons plongeant en piqué. » (85)

Grâce à cette innovation technique, l’humain aura la possibilité d’expérimenter un

rapport au monde que seuls certains animaux comme les faucons peuvent

expérimenter.

Comme la narratrice le souligne, le trait déterminant de cet évènement historique

vient du fait qu’il se déroule devant la classe populaire, plutôt étrangère jusqu’alors

aux prouesses de la locomotive :

Et il faut bien le préciser que tout ceci n’arriva pas dans le secret d’une assemblée de gros richards cherchant un système rapide et indolore pour transporter n’importe où des wagons remplis de charbon. Non. Tout ceci se grava, indélébile, dans les yeux de dix mille personnes, soit vingt mille yeux, à quelques borgnes près, autant qu’il était accouru de gens ce jour-là, venus de toutes parts jusqu’à Rainhill pour assister à la course du siècle. (82)

Les « gros richards », cette classe sociale dominante qui désigne des gens riches

ayant des intérêts financiers dans l’industrie minière, eux, n’avaient pas besoin d’un

tel spectacle puisqu’ils avaient déjà conscience du plein potentiel du transport

ferroviaire56. Si la narration qualifie le concours de Rainhill de « course du siècle »,

c’est parce qu’elle parvient à conquérir l’imaginaire du peuple, autrement dit à « […]

faire du remue-ménage dans les mécanismes du cerveau » de la classe populaire.

Or, on le voit, les deux classes sociales ne semblent pas attirées par le transport

ferroviaire pour les mêmes raisons. D’un côté, l’aspect utilitaire du train intéresse les

« gros richards » qui voient en lui la possibilité de faire des profits. D’un autre côté,

les gens ordinaires sont fascinés par l’idée d’expérimenter une vitesse surhumaine

et, plus largement, un nouveau rapport au monde. En ce sens, la façon dont la

narratrice aborde le concours de Rainhill dissocie les gens ordinaires des « gros

56 Si l’on s’en remet aux faits historiques réels, cette idée n’est pas démentie par l’historien Jean-Pierre Rioux. En effet, pendant les années précédant le boom ferroviaire des années 40, le train « [restait] étroitement lié au monde en pleine expansion de la mine, où depuis le XVIIe siècle le rail de bois puis de fonte se perfectionn[ai]ent], où circul[ai]ent les premiers “ tramways ” chargés de charbon poussés à bras, où [étaient] expérimentées les premières locomotives à vapeur construite par les Stephenson après 1815. » Jean-Pierre Rioux, « L’ère du rail », dans La révolution industrielle 1780-1880, Paris, Seuil, 1971, p. 75.

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richards » dans leur rapport au train. Plus intimement, se présentent deux modes

d’appréciation de ce produit de l'innovation technique. Les richards considèrent le

train dans une logique industrielle : ils veulent utiliser la machine pour des raisons

économiques. Les gens ordinaires contemplent cette innovation dans une logique

qui n’est pas utilitaire. C’est bien une métaphore de la nature – un faucon en

plongeon – qu’ils s’imaginent en voyant un train propulsé sur les rails. Eux-mêmes

deviendront des faucons « […] plongeant en piqué. […] Et il est impossible,

absolument impossible, qu’ils n’aient pas pensé tous, absolument tous, avec une

générale, craintive et fiévreuse curiosité – comment ce sera le monde, vu de là-

haut ? » (85) Comment ce sera le monde vu depuis la position du faucon ? En voyant

ainsi à travers la machine un élément de la nature, les gens semblent conserver un

rapport au train beaucoup plus fantasmagorique qu’utilitaire. Alors que c’est souvent

le savoir technologique qui crée une distinction entre l’animal et l’être humain, il est

intéressant de constater que la foule du concours de Rainhill compare justement le

progrès technologique à un élément de la nature. Son rapport au train évince

d’emblée toute préoccupation économique. Cette invention lui permettra même

d’expérimenter un rapport au monde que seul le faucon peut expérimenter. Cela dit,

comme la présence du train agit comme source d’obsession dans l’univers social du

roman, il semble qu’en voulant implanter le train à Quinnipak, M. Reihl se soumet

aussi à une pression sociale. Aussi répond-il à des motivations externes qui résultent

des préoccupations sociales dominantes de son époque. Or, comme nous le verrons

sans plus tarder, bien que l’enthousiasme de M. Reihl à l’égard du train réponde à

une motivation extrinsèque, les raisons plus intimes qui le poussent à acheter un

train s’opposent néanmoins à la logique des représentants de l’industrie ferroviaire.

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3.1. Entre fantasmagorie et utilitarisme

À la forme du nouveau moyen de production, qui reste d’abord dominée par la forme ancienne, correspondent dans la conscience collective des images où s’entremêlent le neuf et l’ancien. Ces images cristallisent des désirs, en elles la collectivité cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l’inachèvement du produit social, ainsi que les défauts inhérents à l’ordre social de la production. Ces images de désir traduisent en outre l’aspiration énergétique à se démarquer de ce qui est vieilli […]. Ces tendances renvoient l’imagination aiguillonnée par l’apparition d’une réalité nouvelle, à un passé immémorial.

Walter Benjamin57

Comme M. Reihl fait partie de la classe sociale dominante, il serait à prévoir qu’il

entretienne un rapport au train identique à celui des « gros richards ». Cependant,

au moment où les chargés de projet58 le rencontrent afin de parler des modalités de

construction du chemin de fer, ses paroles montrent qu’il ne considère aucunement

le train d’un point de vue utilitaire :

— J’imagine, monsieur Reihl, que vous avez déjà étudié quel sera le parcours de la voie ferrée…, dit Bonetti.

— Pardon? — Je veux dire… il faudrait nous spécifier d’où vous comptez faire partir la ligne de chemin

de fer et quelle sera la ville où vous comptez la faire arriver. — Ah, eh bien… le train partira de Quinnipak, ça c’est décidé… ou plutôt, d’ici, il partira

plus ou moins d’ici… je pensais au pied de la colline, il y a un grand pré, je crois que c’est l’idéal…

— Et quelle serait la destination ? demanda Bonetti avec un filet de scepticisme dans la voix.

— Eh bien, il n’y a aucune ville en particulier où faire arriver le train… non. — Pardonnez-moi, mais il faut bien qu’il y en ait une… — Vous croyez ?

Bonetti regarda Bonelli. Bonelli regarda Bonetti.

— Monsieur Reihl, les trains servent à transporter des marchandises et des personnes d’une ville à l’autre, voilà quel est leur sens. Si un train n’a pas de ville où arriver c’est un train qui n’a pas de sens. Monsieur Reihl soupira. Il laissa passer un instant puis il parla, d’une voix pleine de patience et de compréhension.

— Cher monsieur l’ingénieur Bonetti, le seul vrai sens d’un train c’est de filer à la surface de la terre à une vitesse qu’aucune personne ou aucun objet n’est capable d’avoir. Le

57 « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 2000, p. 47. 58 M. Reihl recourt aux services d’un ingénieur et de son adjoint, réciproquement Bonetti et Bonelli.

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seul vrai sens d’un train c’est que l’homme monte dedans et voie le monde comme il ne l’avait jamais vu avant. Et si cette machine parvient en même temps à transporter un peu de charbon ou quelques vaches d’un endroit à un autre, c’est autant gagné : mais ce n’est pas l’important. C’est pourquoi, en ce qui me concerne, mon train n’a nullement besoin d’une ville où arriver parce que, d’une manière générale, il n’a besoin d’arriver nulle part, son rôle étant de filer à cent à l’heure au milieu du monde. (111-112)

Au grand étonnement des chargés de projet et même du lecteur59, M. Reihl avoue

ce qui le motive à développer le chemin de fer à Quinnipak : la possibilité de monter

dans un véhicule qui file « […] à la surface de la terre à une vitesse qu’aucune

personne ou aucun objet n’est capable d’avoir. » Tout comme les gens ordinaires

présents au concours de Rainhill, c’est la vitesse du train qui attire d’emblée l’intérêt

du protagoniste. Puisqu’il évacue la dimension utilitaire du train, il en vient à

représenter l’apothéose de cette fascination pour la vitesse. Pour lui, la dimension

utilitaire de cette invention n’est que secondaire : « Et si cette machine parvient en

même temps à transporter un peu de charbon ou quelques vaches d’un endroit à un

autre, c’est autant gagné : mais ce n’est pas l’important. » On le voit, son rapport au

train dissocie la notion de progrès technique de l’utilitarisme. En fait, l’utilitarisme

n’est pas la variable qui définit le rapport de Reihl au progrès. Songeons à la fabrique

de verre. Si une logique pragmatique avait commandé la démarche de Reihl, celui-

ci n’aurait jamais songé à fabriquer un produit pour lequel il n’existait aucune

demande.

Si l’on revient à notre extrait, on constate que les réflexions du protagoniste

s’opposent diamétralement au sens que l’ingénieur, Bonetti, attribue à l’invention :

« Monsieur Reihl, les trains servent à transporter des marchandises et des

personnes d’une ville à l’autre, voilà quel est leur sens. Si un train n’a pas de ville où

arriver c’est un train qui n’a pas de sens. » En s’appuyant sur la notion de sens,

Bonnetti n’hésite pas à déclarer que pour avoir du sens, le train doit avoir une

destination. Les paroles de Bonetti paraissent raisonnables et objectives, un peu

comme s’il soulevait une vérité acceptée par quiconque. Cependant, les réflexions

inusitées du bourgeois de Quinnipak nous amènent à remettre en question le

discours de l’ingénieur. Comme Olivier Reboul le montre dans son ouvrage Langage

59 Depuis le début du récit, aucun signe explicite n’indiquait que Reihl attribuait une telle vertu au train.

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et idéologie, une façon de formuler un discours qui se donne comme universel et

naturel est de « […] gommer toute trace d’énonciation60 ». Dans l’extrait qui nous

occupe, Bonetti ne dit pas : « Monsieur Reihl, croyez-moi, selon les préceptes de la

compagnie ferroviaire, un train sert à transporter de la marchandise et des

personnes d’une ville à une autre ». Au contraire, il s’exprime comme si le train

pouvait n’avoir qu’une seule finalité. En outre, puisque les chargés de projet

représentent l’industrie ferroviaire, ils rapportent – sans doute inconsciemment – les

valeurs du discours dominant, lequel défend la notion d’utilité. Cependant, même

face à la vive réaction de Bonetti, le protagoniste conserve tout son stoïcisme,

profitant de l’occasion pour révéler le fond de ses réflexions :

— Mais tout ceci est absurde [s’exclame Bonetti] Si les choses étaient comme vous dites, alors autant construire un chemin de fer circulaire, une grande boucle d’une dizaine de kilomètres, et y faire rouler un train qui, après avoir brûlé des kilos de charbon et fait dépenser un tas d’argent, parviendrait à ce formidable résultat de ramener tout le monde au point de départ ! Le vieil Andersson fumait sans broncher. Monsieur Reihl poursuivit avec un calme olympien : — Ça c’est une autre histoire, cher monsieur l’ingénieur, il ne faut pas tout confondre. Comme je vous l’ai expliqué dans ma lettre, mon désir serait de construire une ligne de chemin de fer de deux cents kilomètres parfaitement droite, et je vous ai également expliqué pourquoi. La trajectoire d’un projectile est rectiligne et le train est un projectile tiré dans l’air. Vous savez, c’est très beau l’image d’un projectile lancé : c’est la métaphore exacte du destin. Le projectile suit sa course et on ne sait pas s’il va tuer quelqu’un ou s’il va finir dans le néant, mais en attendant il fonce, et c’est déjà écrit dans sa course, si au bout il écrasera le cœur d’un homme ou s’il fendra un mur en deux. Est-ce que vous le voyez le destin ? (113)

L’exclamation – « Mais tout ceci est absurde ! » – montre tout le mépris de Bonetti

envers les idées marginales de Reihl. Or, au lieu de se rallier au point de vue de

l’ingénieur, le protagoniste poursuit « […] avec un calme olympien », développant

plus clairement ses réflexions. Il insiste : « Les trains sont des projectiles, et ils sont

eux aussi des métaphores exactes du destin : beaucoup plus belles et beaucoup

plus grandes. Bon, eh bien, moi je trouve que c’est merveilleux de dessiner sur la

surface de la terre ces monuments qui ont la trajectoire incorruptible et linéaire du

destin. » (113) Très clairement, le personnage n’achète pas un moyen de transport,

il achète une invention dont les prouesses inédites lui permettent d’une part de

60 Olivier Reboul, Langage et idéologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 91.

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matérialiser la métaphore du destin et, d’autre part, de vivre une sensation du monde

inédite61.

La vision du train défendue par M. Reihl, aussi insensée puisse-t-elle être paraître,

questionne le discours « objectif » et raisonnable de l’utilitarisme. À travers elle, le

roman demande ce qu’a pu représenter le train au XIXe siècle. Pour M. Reihl, le train

est le produit du progrès technique, tout comme les plaques de verre d’Andersson

le sont. Il est une invention dont les capacités inédites le fascinent. Il revient à lui

d’en faire l’utilisation de son choix. Pour les chargés de projet, le train, dans son

essence même, est un moyen de transport et l’outil idéal afin de servir les intérêts

de la production marchande encouragée par la révolution industrielle. Pour eux, la

nécessité est mère de l’invention et la nécessité est de transporter des

marchandises, principalement des ressources naturelles, et donc de favoriser leur

exploitation. Les visions du progrès qui s’opposaient dans le récit du concours de

Rainhill se retrouvent ici. Même après avoir pris conscience des idées des chargés

de projet, Reihl demeure inflexible.

Porté par le rêve et la métaphysique, M. Reihl voit dans l’innovation technique, une

nouvelle façon d’expérimenter le monde62. Cependant, épris de ses idées, ce dernier

oublie que la source de sa fascination, soit l’innovation technique, procède bien

souvent d’une logique pragmatique. Ses désirs – son vouloir – qui le font agir se

heurtent inévitablement à une réalité : les développements du transport ferroviaire

obéissent à l’utilitarisme puisqu’ils sont liés aux intérêts des investisseurs de

l’industrie minière. Aussi la première phase du PN du bourgeois Quinnipak révèle-t-

elle un sujet qui, dans sa quête, n’obéit pas aux pressions du discours dominant et

normatif. Voyons voir, en étudiant les dernières phases de son programme narratif,

comment la quête de ce dernier se concrétise.

61 La conversation entre les hommes finira par un accord : le train de Reihl franchira exactement 200 kilomètres en parfaite ligne droite pour finalement arriver à Morivar. Bien qu’il accepte que son train ait une destination, son désir demeure le même : filer à la surface de la terre à une vitesse inédite qui lui renvoie la sensation du destin. 62 Les spectateurs du concours de Rainhill ne voient peut-être pas dans le train une figure du destin, mais ils partagent la

perspective phénoménologique de M. Reihl. Le train peut offrir une nouvelle perception sensible du monde.

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3.2. Le destin tragique de M. Reihl

Et nous alors, avec le bonheur qui dans notre pensée est une ascension, nous aurions l’émotion, voisine de l’effroi, qui nous saisit lorsque tombe une chose heureuse.

Rilke63

La compétence et la performance sont les phases du programme narratif qui

succèdent à la manipulation. « La compétence est la phase d’acquisition par le sujet

du /pouvoir-faire/ et du /savoir-faire/ nécessaire à l’action64 », alors que la

performance est la réalisation des aptitudes acquises par le personnage en des

actes concrets, c’est-à-dire la réalisation de la quête proprement dite. Pour arriver à

ses fins, Reihl doit amasser une importante somme d’argent qui dépasse largement

ses capacités financières. Il doit donc user de stratégies afin d’y parvenir. Ces

stratégies constitueront sa compétence.

La narratrice du roman ne s’attarde que très peu à décrire cette étape. Seuls

quelques passages mettent en scène les deux stratégies de M. Reihl. La première

consiste pour lui à miser sur une nouvelle invention révolutionnaire liée au verre,

laquelle pourrait assurer les profits nécessaires à la construction du chemin de fer.

L’idée est, on le voit, paradoxale puisqu’elle consiste à recourir à une logique

technologique, utilitariste pour réaliser un projet qui s’oppose précisément à cette

logique. C’est dans cette perspective que Reihl s’adresse à son collègue et ami

depuis toujours au moment où leurs affaires sont en train de péricliter :

[…] bref, on ne peut pas dire que les choses aillent très bien, il faudrait peut-être inventer quelque chose, et là, on aurait besoin de toi, Andersson… il faudrait inventer quelque chose de génial, une vraie trouvaille, je ne sais pas…sinon je crois qu’il va falloir que tu attendes encore un sacré bout de temps avant que j’arrive à le faire partir ce train. (184)

Malheureusement, Andersson finira par mourir avant d'avoir eu le temps de réaliser

la demande de son ami. Décontenancé, le protagoniste cherche une autre solution.

Celle-ci se présente quand l’architecte Hector Horeau promet de faire affaire avec

63 Rainer Maria Rilke, Les élégies de Duino : Des sonnets à Orphée, Paris, Seuil, 1972, p. 101. Il est d’ailleurs à noter que

cette citation se retrouve dans le roman, dispersée en plusieurs segments avant quelques-uns des chapitres. 64 Vincent Jouve, op cit., p. 76.

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la Verrerie Reihl pour un énorme contrat de plaques de verre. Seulement, pour que

la commande devienne réalité, encore faut-il qu’Horeau remporte le concours

d’architecture auquel il a participé. Encore une fois, M. Reihl se retrouve dans la

situation d’exploiter une invention jusque-là « préservée » d’une logique utilitaire –

les plaques de verre surdimensionnée dont le procédé de fabrication breveté ne

répondait à aucune demande – pour financer son projet. Cependant, la commande

ne viendra finalement pas. Reihl ne peut donc payer tous les frais liés au

développement du chemin de fer.

Non seulement le chantier de construction sera interrompu, mais la compagnie

ferroviaire démantèle le chemin de fer déjà construit, ne laissant qu’un petit tronçon

de rails sous Élizabeth. Complètement ruiné à la fin du récit, Reihl verra ses biens

personnels saisis. Ils seront ensuite dispersés à une vente aux enchères à laquelle

le protagoniste assiste « […] avec la sensation curieuse qu’on lui rongeait,

lentement, la vie. » (305)

Ces divers évènements semblent bien confirmer l’échec de la quête. Cependant, il

vaut la peine d’observer de plus près la sanction. Ce moment de clôture, qui comme

le rappelle Jouve, a en effet comme rôle « […] essentiel […] de mettre en évidence

la valeur du PN : était-il ou non judicieux? Ses résultats sont-ils convaincants65 ? »

Faute d’utiliser des stratégies adéquates, le protagoniste ne peut concrétiser ses

rêves. Par ailleurs, à la fin du récit, plusieurs malheurs s'abattent sur lui :

complètement ruiné et dépossédé de ses biens, il se retrouve seul. Sa femme l’a

quitté et son fils, Mormy, est abattu lors d’une escarmouche entre les employés de

la compagnie ferroviaire et quelques habitants de Quinnipak. Force est de constater

l’ampleur de l’échec symbolique de Reihl. C’est un destin fort tragique qui l’attendait.

Lui qui était fasciné par le destin se voit victime d’un destin particulièrement tragique.

Cette suite d’échecs tend à discréditer la quête de M. Reihl et, par conséquent, les

valeurs qui lui étaient attachées. Nous assistons en quelque sorte à l’échec de la

vision du progrès du protagoniste aux mains de celles des « gros richards », à

65 Vincent Jouve, op cit., p. 83.

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l’échec du rêveur dans un monde où l’utilitarisme de la logique industrielle domine.

Ce qui est d’autant plus tragique dans le dénouement de sa trajectoire, c’est qu’elle

se caractérise par une situation ironique. En tentant de financer la construction du

chemin de fer par la vente de plaques de verre d’une taille inédite, Reihl a eu recours

à une logique utilitaire. Or, cette stratégie n’a pas su exaucer ses souhaits, un peu

comme s’il était impossible pour un rêveur d’emprunter une stratégie utilitariste afin

d’arriver à une fin diamétralement opposée. En somme, ce que nous propose le

bilan du parcours narratif de Reihl, c’est un échec de sa relation au progrès, c’est-

à-dire une fascination pour l’innovation métaphysique sinon même esthétique.

3.3. Les ruines de l'avenir

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaine d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le nouveau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Walter Benjamin66

Nous l'avons vu, le train fascine Reihl pour sa capacité à évoquer la métaphore du

destin. Malheureusement pour lui, à la fin du récit, son train n'aura jamais réalisé

son parcours de 200 kilomètres en parfaite ligne droite. C'est au contraire

l'immobilité qui devient la destinée de sa locomotive : « Dans la prairie, au pied de

la colline, il y a Élisabeth. On lui a enlevé tous ces rails qui étaient devant elle, on lui

a juste laissé les deux qu'elle a sous les roues. Si les trains faisaient naufrage et si

66 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 2000, p. 434.

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les chemins de fer étaient dans le ciel, elle ressemblerait à l'épave d'un train ». (308-

309) Comme si Élizabeth avait fait naufrage à Quinnipak, elle fait dorénavant partie

des ruines du village et des rêves de M. Reihl. Or, si au début du roman, c’était le

cabriolet d’Arold qui tombait en ruine, à la fin du récit, c’est le symbole par excellence

du futur qui part en morceaux. Cette image de la locomotive en ruines nous paraît

intéressante puisqu’elle fait du train un vestige du passé alors que cette invention

se veut encore en pleine expansion à l’extérieur de Quinnipak. Le train de Reihl se

cristallise en une image du passé avant même d’être parvenu à perdurer dans le

présent.

Cet imaginaire de la ruine tel qu'il se présente dans Châteaux de la colère, rappelle

à certains égards les idées de Jean-François Hamel comprises dans son article

« Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse

reconnaissance et politique du présent67 », dans lequel il montre dans quelle mesure

la dixième thèse sur le concept d’histoire de Benjamin trouverait écho au sein de

l’imaginaire littéraire d’auteurs français du XVIIIe et du XIXe siècle. Comme cette

thèse l’exprime68, pour le philosophe allemand, l’idéologie du progrès est

indissociable de l’engendrement de ruines. De cette thèse se dégage en effet une

allégorie des ruines que nous pouvons expliquer ainsi : comme l’idéologie du

progrès impose un attrait inédit pour l’avenir, l’expérience du présent en devient

tellement dévaluée qu’elle n’offre que l’expérience d’un temps historique vide et sans

attrait. En d’autres mots, l’espérance débordante pour le futur rend le présent

obsolète. « La poétique du progrès, écrit Hamel, construit le présent non pas comme

un lieu où le sujet produit l'histoire, mais comme un lieu où l'histoire a toujours déjà

produit le sujet69. » Aussi le présent devient-il un vestige que l’on peut enfouir aux

oubliettes. Cela dit, Hamel, qui rappelle que les thèses de Benjamin répondaient à

une volonté de « […] constituer l’armature théorique d’une archéologie critique du

XIXe siècle français70 », montre comment les récits futuristes de Louis Sébastien

67 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », dans Protée, vol. XXXV, n°2 (automne 2007), p. 7-14. 68 Nous nous fions ici à l’interprétation qu’Hamel fait de ladite thèse. 69 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », op cit., p. 12. 70 Ibid., p. 8.

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Mercier, de Jean-Baptiste Cousin de Grainville et de Félix Bodin en mettant en scène

Paris en dépravation, témoignent d’une association entre l’idéologie du progrès et

l’amoncellement de ruines. Nous nous inspirerons donc des réflexions de Hamel afin

d’approfondir notre propre interprétation de l’imaginaire de la ruine contenu dans le

roman de Baricco.

Si l'on retourne du côté de Châteaux de la colère, le cas de M. Reihl exprime à nos

yeux cette dévaluation du temps présent. En fait, le rapport du protagoniste à sa

locomotive symbolise en quelque sorte le paroxysme de ce sentiment d’accélération

du temps présent, lequel sentiment, comme nous l’avons formulé ci-dessus, est lié

à l’idéologie du progrès. Seulement, dans le cas de M. Reihl, son expérience du

présent est tant appauvrie par l’espérance du futur, que même l’expérience dudit

futur – le développement du chemin de fer à Quinnipak – n’a pu s’accomplir

pleinement dans le présent. Son rêve est relégué au passé avant même d’avoir pu

exister, ne devenant au final qu'un vestige du passé. Lui, si avant-gardiste, qui rêvait

du train avant même que le transport ferroviaire n'atteigne Quinnipak, finit par s'en

remettre à un souvenir de ce qui fut naguère vécu comme une douce promesse

réalisable.

Nous le rappelons, notre analyse de l’incipit de Châteaux de la colère montrait au

sein de la population de Quinnipak la présence de tensions entre un champ

d’expérience révolu et un horizon d’attente inconnu. « C’est précisément, souligne

Hamel, contre cet appauvrissement d’un présent écartelé entre un passé qui n’est

plus et un avenir qui n’est pas encore que voudrait lutter l’Ange de l’histoire71. » Or,

à la fin du récit, Reihl, contrairement à l’Ange de l’histoire, ne lutte plus contre cette

tension. Comme le futur n'a pu réellement se produire dans le présent, il ne lui a

laissé qu'une expérience fugitive. En fait, comme son rêve de voir ses aspirations

se réaliser dans un futur proche a échoué, ses aspirations ont acquis la forme d'un

souvenir avant même de s'être offertes comme expérience. À la fin du récit, son

attrait naguère si grand pour le futur semble avoir disparu de ses préoccupations.

71 Ibid., p.12.

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Plus intimement, son expérience du temps semble dorénavant condenser passé et

futur en une seule entité qui offre un sentiment de stagnation :

Tu pouvais te tourner de tous les côtés, tout avait l’air terriblement pareil. Rien qui te parle, ou qui te regarde. Un désert moisi, sans paroles et sans directions. Il continuait de regarder devant lui monsieur Reihl, mais rien à faire. Il n’arrivait vraiment pas à comprendre. Impossible. Vraiment, il n’arrivait pas à le voir. De quel côté était la vie. (268)

Faisant face à un passé traditionnel révolu par l’avènement de la modernité et un

avenir qui n’existe déjà plus, le protagoniste vit dans une réalité stagnante et statique

à l’image de son Élizabeth qui, bien que destinée au mouvement, se voit condamnée

à l’immobilité. Il expérimente alors un temps homogène et vide qui n’est ni articulé

sur l’historia magistra vitae ni sur le modèle historiographique moderne. Aussi s’en

remet-il à des activités dignes de la condition de Sisyphe :

Monsieur Reihl. De temps en temps, l’hiver surtout, il aime rester là, immobile, dans son fauteuil face à la bibliothèque, en veste d’intérieur damassée et pantoufles vertes : en velours. Il parcourt du regard, lentement, les dos des livres, devant lui : l’un après l’autre, il les parcourt, toujours au même rythme, il égrène les mots et les couleurs comme les versets d’une litanie. S’il arrive à la fin, il recommence sans se hâter. (310)

Lui qui était tant attiré par le mouvement linéaire, comble maintenant quelques-unes

de ses journées par des activités statiques plutôt vides de sens72, rappelant les

paroles de Bonetti qui évoquaient l’image absurde d’un train tournant en rond. À la

lumière de nos observations, il se révèle que Baricco met en scène une figure

atypique du bourgeois du XIXe siècle. Si l’on est tenté, en songeant à cette époque,

d’entrevoir d’un côté une aristocratie décadente et, de l’autre, une bourgeoisie en

pleine possession de ses moyens, l'auteur propose un portrait social différent. Ce

ne sont ni la fortune ni la position de pouvoir de M. Reihl qui l’empêchent de

connaître le sort qui l'attend. Il semble, en fait, que ce soit son choix de ne pas

respecter la logique dominante qui l’ait attiré vers sa perte, un peu comme s’il était

impossible pour un bourgeois de réussir en obéissant à une logique personnelle et

en s’élevant au-dessus de la norme. Nous reviendrons sur cette notion de normalité

et de ses effets au cours du prochain chapitre. Avant d’y arriver, nous observons

dans quelle mesure un certain reflet du XXe siècle se dégage de l’étrange relation

72 En effet, M. Reihl ne lit pas à proprement parler les livres, pas plus qu’il ne médite. Il ne fait que parcourir le dos des volumes.

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entre M. Reihl et le train, en d’autres mots, nous examinerons comment le XIXe

siècle est envisagé à travers la médiation du XXe siècle.

4. La notion de vitesse : la fin du XXe siècle en regard du XIXe siècle

Dans son article, Le XIXe siècle d’Aragon ou les critiques du XXe siècle73, Nathalie

Piégay-Gros fait remarquer que Louis Aragon plaçait les cadres diégétiques de

certains de ses romans au XIXe siècle afin d’expérimenter sa critique du monde

contemporain. C’est en visitant la précarité de cette époque qu’il serait parvenu à

approfondir la précarité de sa propre époque. À nos yeux, en visitant le XIXe par

l’entremise de Châteaux de la colère, Baricco reproduit l’attitude de l’écrivain

français : ce serait dans le but de mieux comprendre sa propre époque qu’il

explorerait le XIXe siècle.

Dans ses essais Next et Les barbares Baricco révèle qu’il considère son époque,

soit la fin du XXe siècle et le début du XXIe, comme une période de turbulences

socioculturelles. Plus exactement, il montre en quoi les développements rapides des

ordinateurs et d’internet provoquent de vives mutations socioculturelles. C’est selon

lui l’expérience du monde qui en serait bouleversée. Dans son rapport à la culture,

au contraire du bourgeois du XIXe qui cherchait une profondeur, l’homme

contemporain – que nous pouvons appeler le barbare – cherche mouvement et

rapidité. Il cherche l’intensité caractérisée par le mouvement continuel. La

consommation d’un bien culturel doit donc se prêter à une rapidité d’expérience qui

fait obstacle à la profondeur. Les barbares « […] vont chercher des gestes dans

lesquels il est rapide d’entrer et facile de sortir. Ils privilégient ceux qui, au lieu de

rassembler le mouvement, le produisent. […] Ils ne se déplacent pas en direction

d’un but, car le but est le mouvement74. » Ces idées évoquent à nos yeux une

ressemblance avec l’étrange rapport de M. Reihl au train. N’est-ce pas l’émergence

de ce culte pour la vitesse qui est mis en scène par une partie de la diégèse de

Châteaux de la colère? Revenons aux fantasmagories du bourgeois de Quinnipak.

Ce dernier est tellement fasciné par la vitesse révolutionnaire du train qu’il évince

73 Nathalie Piégay-Gros, « Le XIXe siècle d’Aragon ou les critiques du XXe siècle », dans Alain Corbin [dir.], L'invention du XIXe siècle : Tome II. Le XIXe siècle au miroir du XXe, Paris, Klincksieck, 2002, p. 223-232. 74 Alessandro Baricco, Les barbares, op cit., p. 123.

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son aspect fondamentalement utilitaire, peu signifiant pour lui. La quête de M. Reihl

n’est pas sans rappeler le rapport aux technologies qu’entretient la civilisation de

l’« ordinateur », selon Baricco. Pour lui tout comme pour les barbares, ce n’est pas

la destination qui importe, mais plutôt la vitesse à laquelle est parcouru le chemin

pour se rendre à destination. N’est-ce pas à quelques égards ce rapport plutôt

étrange que Reihl incarne en voulant développer un train dont la destination n’est

que secondaire ? L’exemple de Reihl montrerait dès lors en quoi le XIXe siècle

propose une préoccupation sociale de l’époque contemporaine.

Sans doute n’est-il pas étonnant que Baricco mette en scène un personnage

obnubilé par la notion de vitesse alors que cette même notion, à la fin du XXe siècle

de notre propre réalité, en vient à occuper dans l’imaginaire social une importance

jusqu’alors inégalée. Comme nous le verrons ultérieurement, les raisonnements

absurdes des protagonistes de Châteaux de la colère parviennent bien souvent à

pointer les absurdités de notre propre société.

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Chapitre III

1. Pekisch, scientifique, musicien et chef d’orchestre

Dans le petit monde de Quinnipak, Pekisch se présente comme un homme aux

multiples talents. Occupant diverses professions comme celles d’inventeur, de

musicien, de chef d’orchestre, il est également le mentor officiel du jeune Penht. Il

est sans conteste le personnage le plus loufoque qui évolue à Quinnipak. Jean-

François Chassay n’hésite d’ailleurs pas à le qualifier de « sorte de proto-

scientifique, expérimentateur patenté, professeur Tournesol mélancolique mâtiné

d’alchimiste75 ». Or, si le caractère burlesque de ses différentes entreprises fait

d’emblée de lui un personnage comique et peu crédible, ses ambitions à innover

témoignent somme toute d’enjeux sociotechniques emblématiques du XIXe siècle.

À Quinnipak, Pekisch travaille à mettre au point une panoplie d’inventions tout en

veillant à la direction de la vie musicale : « […] depuis douze ans que Pekisch avait

pris en main la vie musicale de la cité », précise le récit. (150) Tout comme M. Reihl,

il partage une vive fascination pour l’innovation. En fait, il en est tellement obsédé

que toute son existence est coordonnée par une volonté d’innovation. Dans le

domaine des sciences autant que dans le domaine musical, Pekisch tente de

participer à la marche du progrès. Ainsi, au contraire de M. Reihl qui achète le produit

du progrès, Pekisch, lui, tente de l’engendrer. À titre d’exemple, avec son orchestre,

il compose des arrangements iconoclastes76 qui rendent sa démarche inédite au

point d’être « […] musicalement inclassable ». (150) À l’occasion de fêtes, les

habitants des villes voisines n’hésitent pas à quitter au petit matin « […] des endroits

où la musique était simplement de la musique » pour entendre la fanfare de

Quinnipak et repartir « […] le soir avec dans la tête des fantasmagories de sons qui,

à la maison, se volatilisaient dans le silence d’une vie quelconque, ne laissant plus

derrière elles que le souvenir de quelque chose d’extraordinaire. » (150)

Tout comme plusieurs personnages de Châteaux de la colère, Pekisch représente

une synthèse fictive d’un amas de référents réels. Ses innovations musicales

75 Jean François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », op cit., p. 88. 76 Comme faire circuler dans les rues de Quinnipak deux orchestres jouant un air différent jusqu’à ce qu’ils finissent par se croiser et que leurs trames musicales se juxtaposent. Pour plus de détails, voir Châteaux de la colère, op cit., p. 242.

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rappellent les premiers compositeurs de la musique moderne au tournant du XXe

siècle qui cherchaient à rompre avec les conventions musicales du système tonal et

mettaient au point toutes sortes de techniques inédites. Nous pouvons penser à des

figures comme Arnold Schönberg77 et son dodécaphonisme, une technique de

composition qui évitait toute tonalité. Nous pouvons également penser à Charles

Ives, un compositeur américain avec qui Pekisch partage une même fascination

pour la composition des pièces à partir de notes « […] qui se cachent entre celles

que tout le monde peut entendre » (176) soit des notes qui se situent entre les

intervalles habituels du système tonal78. Cette démarche, bien qu’elle apparaisse

plutôt comique et insolite dans le roman, renvoie bel et bien à l’intérêt du

compositeur américain pour les quarts de ton : « Charlie actually could sing [quarter

tone-tunes] and later, as composer, he remained fascinated by these strange sounds

– sounds hidden, as it were, between the ordinary tempered scale half-tones on the

piano, but accessible to other instruments including the human voice79. »

Contrairement à Ives dont la plupart des compositions furent réalisées au début du

XXe siècle, Pekisch, lui, est d’une époque où le courant musical du romantisme80 est

encore en pleine effervescence, faisant de lui un personnage d’autant plus marginal

et précoce par rapport à son temps. En outre, le protagoniste travaille à améliorer

les capacités d’une invention – le logophore – pouvant transporter la voix humaine.

Nous le verrons, cette invention n’est pas sans rappeler celle du téléphone. Bien

souvent les référents auxquels la figure de Pekisch se rapporte appartiennent donc

à une époque postérieure à celle du roman. À nos yeux, ce jeu de référents

anachroniques fait de Pekisch un personnage dont les idées sont en avance sur son

temps.

77

Dans son mémoire, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : Pratiques topographiques inédites de la modernité », Odette Fortin a déjà développé cette idée. 78Par conséquent, ces notes ne se retrouvent pas sur un piano conventionnel. 79 Stuart Feder, The life of Charles Ives, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 48. 80 D’ailleurs, dans ses essais L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin et Les Barbares, Baricco montre comment la bourgeoisie montante s’est approprié au XIXe siècle le courant musical du romantisme pour en faire un outil de sa domination socioculturelle.

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2. Pekisch et sa relation paradoxale aux sciences

Si dans le précédent chapitre nous avons assisté à la fascination – pour ne pas dire

la folie – de Reihl pour le train, dans celui-ci, nous assisterons à la passion

obsessionnelle de Pekisch pour la transmission des sons. En effet, ce dernier tente

de transmettre la voix grâce à l’invention du logophore. Dans l’univers du roman,

celui-ci prend la forme d’un très long tube d’étain et il vise, selon son concepteur

initial, le professeur Dallet, à faire voyager la voix humaine sur des centaines de

mètres à une vitesse inédite. Nous l’avons déjà vu, la vitesse est loin d’être étrangère

à l’univers de Châteaux de la colère. Comme le montrait notamment la scène du

concours de Rainhill, la société textuelle en est fascinée. Aussi Pekisch, en

travaillant à améliorer les capacités du logophore, n’échappe-t-il pas à cette

fascination. La visée de cette invention rappelle à certains égards celle du

télégraphe – inventé en 1831 – et du téléphone – inventé en 1876 – soit celle de

communiquer d’une façon révolutionnaire. D’ailleurs, le récit de Châteaux de la

colère partage les propos d’un jeune scientifique en herbe, Marius Jobbard, fort

enthousiaste à l’égard des capacités du logophore. Selon lui, cette invention

permettrait de révolutionner le rapport au monde par le biais des communications :

« Nous sommes véritablement à la veille d’un monde entièrement relié par des tubes

qui aboliraient toutes les distances. » (55) En travaillant à améliorer les capacités de

cette invention, Pekisch s’inscrit ainsi dans ce contexte sociotechnique particulier

des technologies de la voix au XIXe siècle.

La scène d’introduction de Pekisch au sein du récit de Châteaux de la colère

concourt à le présenter d’emblée sous les signes d’un scientifique. Il est d’abord

montré en pleine expérimentation du logophore, cette invention dont il tente

d’améliorer les capacités. Par la suite, le récit rapporte au lecteur une

correspondance entre le célèbre Pr Dallet – l’inventeur du logophore – et Pekisch

où il est question des résultats des expérimentations du protagoniste. Ces éléments

participent à offrir le portrait d’un personnage qui travaille pour les bienfaits des

sciences. Or, comme nous le verrons, la démarche de Pekisch se révèle fort

surprenante puisqu’elle n’est basée sur aucune connaissance scientifique. Le

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personnage n’est donc pas ce qu’il laisse paraître. À nos yeux, son rapport aux

sciences met davantage en scène un rapport au progrès d’une nature paradoxale.

Cela explique sans doute pourquoi Pekisch peine à concrétiser ses grandes

ambitions. Nous nous intéresserons donc au rapport entre Pekisch et le logophore

pour montrer en quoi Châteaux de la colère met encore une fois de l’avant une

relation au progrès technique ambigüe qui, en s’affranchissant des modèles, offre

un regard critique sur l’époque industrielle.

2.1. L’expérimentation du logophore

Pour tester son logophore, un tube d’étain d’une longueur de 565,8 mètres et d’un

diamètre « […] d’un bol de café au lait » (40), Pekisch est aidé de son jeune apprenti,

nommé Penht. Comme l’invention est déposée sur le sol, le protagoniste doit

adopter une position horizontal « […] indéniablement très inconfortable » : ce

dernier est « […] étendu de tout son long dans l’herbe avec la figure plaquée contre

l’extrémité [du] tube en étain » (40). Avec sa main, « […] il obturait tant bien que mal

les vides que sa figure, pas exactement sphérique, laissait dans l’orifice d’entrée du

tube. » (40) Penht, à l’autre extrémité du tube, doit s’assurer d’entendre les paroles

de son maître. Pour tester la conductibilité sonore de son logophore, Pekisch cite un

passage de la Bible consacré à Job. Sa lecture terminée, il « […] se relèv[e]

péniblement » (41) pour rejoindre son acolyte 565,8 mètres plus loin et vérifier si la

machine a fonctionné.

Face aux détails comiques qui constituent le début de cette scène, Jean-François

Chassay remarque qu’un des traits étranges de la démarche scientifique du

protagoniste réside dans sa conception même des technologies de la voix. Selon

lui, les efforts physiques de Pekisch rendent compte des premières

expérimentations sociales du téléphone. Comme il le rappelle, le commun des

mortels au XIXe siècle ne pouvait pas concevoir que l’électricité en elle-même puisse

conduire la parole, la plupart des utilisateurs déployaient donc différents efforts

physiques lors d’un appel téléphonique. Comme le montre Chassay en citant le

journal Western Electrician, certains articles de journaux, publiés à la fin du XIXe

siècle, faisaient même office de guide d’utilisation de cette invention révolutionnaire :

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Il n’y a qu’une façon de parler au téléphone, et une seulement. […] Il faut reculer juste un petit peu et parler sur le ton habituel […] Ne hurlez pas, ne murmurez pas ; parlez simplement sur un ton ordinaire et distinctement. […] Cet appareil ne doit pas être comparé à un homme sourd ; il est, au contraire, excessivement sensible au son81.

Si l’on revient au passage qui met en scène le logophore, on constate que les deux

personnages tentent en effet tant bien que mal de favoriser l’échange

communicationnel par le biais d’efforts physiques. Pekisch essaie « d’obstruer les

vides que sa figure pas exactement sphérique » laisse en vain passer alors que

Pehnt essaie d’entrer le plus profondément possible son oreille dans le tube. S’il en

était capable, il irait même jusqu’à y entrer sa tête :

D’une main, il tient son oreille droite bouchée : l’oreille gauche, il la tient à l’intérieur du tube, le plus à l’intérieur qu’il peut, s’il pouvait il y entrerait avec toute la tête dans ce tube, mais même la tête d’un petit garçon ne peut pas arriver à ça, entrer dans un tube large comme un bol. (43)

Force est de constater ici que les connaissances de Pekisch en ce qui concerne les

technologies de la voix ne semblent pas reposer sur des faits scientifiques avérés.

Ses réflexions face à la conduction sonore se rapprochent davantage de la

conception populaire rappelée par Chassay. Continuons toutefois notre lecture de

l’extrait.

Lorsque le maître rejoint son apprenti à l’extrémité du logophore, il réalise l’échec

de son expérimentation, ce qui le plonge dans un profond désarroi. Ressassant les

possibilités qui sauraient expliquer l’échec de sa visée, il intériorise à sa façon la

nature du problème :

C’est pas possible, bon sang…c’est pas possible… elle ne peut pas disparaître comme ça, il faut bien qu’elle aille quelque part… tu ne peux pas déverser des litres et des litres de mots dans un tube et les voir disparaître comme ça, sous tes yeux… qu’est-ce qui l’a donc bue, toute cette voix ? Il doit y avoir une erreur, c’est clair… on se trompe quelque part…(45)

Aux dires de Pekisch, la voix semble davantage une entité matérielle, capable de se

mouvoir dans le logophore. Il parle de ses paroles – de leur aspect sonore – comme

si elles possédaient un volume et qu’elles pouvaient se mouvoir dans le tube comme

le ferait un volume d’eau. Établissant une parenté plutôt inhabituelle entre l’eau et

les sons, les propos de Pekisch tendent à renforcer l’idée selon laquelle sa

conception des sons découlerait d’une synesthésie : le protagoniste appréhende la

81 Article cité dans « Use of the Telephone », Western Electrician, Chicago, 24 octobre 1891, p. 247.

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voix comme si elle était visible. La suite du passage confirme cette idée puisqu’en

suggérant à Pekisch la réponse possible à l’échec, Penht, tout candide, encourage

lui aussi cette confusion ou cette fusion entre le visible et l’auditif :

- Peut-être qu’il y a un trou dans le tube et que la voix elle est partie par là. Pekisch s’arrête. Il regarde le tube. Il regarde Pehnt. […]

- Diable! Un trou dans le tube…. comment ai-je fait pour ne pas y penser…mon cher Pehnt, voilà où est l’erreur… un trou dans le tube…un maudit petit trou caché quelque part, c’est clair… elle s’est échappée par là, toute cette voix, disparue dans les airs… (48)

Telle de l’eau qui se serait déversée par un trou du tube, les sons des voix se

seraient échappés avant qu’ils ne se rendent jusqu’à Penht. Pekisch accepte cette

hypothèse et y voit même une réponse des plus rationnelles, qui plus est, la seule

réponse possible au problème. Proposant ainsi un renversement entre la figure de

l’apprenti et la figure du maître, cette scène parodie la démarche scientifique du

protagoniste. Quoiqu’elle apparaisse rationnelle aux yeux de Pekisch, l’hypothèse

de Penht est à des années lumières du savoir scientifique de l’époque. En effet, au

XIXe siècle, les inventions commercialisées liées à la conduction d’informations

reposent sur un savoir-faire technologique et un savoir-faire scientifique dont semble

dépourvu Pekisch. Paradoxalement, bien qu’il se présente d’emblée comme un

scientifique voulant améliorer les technologies communicationnelles, son

expérimentation du logophore témoigne d’une conception intuitive et même naïve

de la nature physique de la voix.

Si l’on examine d’autres passages du récit qui mettent en scène la voix, on constate

qu’elle se présente sensiblement de la même façon, plus particulièrement, lorsqu’il

est question de musique. Dans sa vie musicale, autant comme chef d’orchestre que

comme musicien, Pekisch n’a de cesse de traiter les sons comme s’ils étaient

visibles. Comme le soutient la narration, étant un très grand virtuose, il est « […]

capable de voir les sons, ce qui n’est pas la même chose que les entendre, il [sait]

de quelle couleur [sont] les bruits, un par un ». (107) En outre, lors des répétitions

de l’orchestre formant l’humanophone, c’est-à-dire un orgue dont les tuyaux sont

remplacés par des voix humaines82, les propos de Pekisch traduisent encore une

82 En fait, chaque personne possède sa note et elle doit la faire entendre au signal de Pekisch.

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fois sa conception matérielle des sons. Comme une note bien précise est décernée

à chaque membre de l’instrument, le protagoniste rappelle qu’il est fort important

que chacun emporte chez soi sa note après les répétitions, question qu’il puisse

s’exercer à la reproduire : « Emportez-la avec vous, répétez-la quand vous travaillez,

chantez-la dans votre tête, laissez-la résonner dans vos oreilles, et sous la langue

et sous le bout de vos doigts. » (103) Il semble que les sons soient traités comme

s’ils pouvaient être visibles et très concrètement manipulés83. Dans cette

perspective, c’est tout le rapport du protagoniste aux sons qui donne lieu à une

étrange synesthésie. Peu importe la nature de ses expériences, qu’elle soit d’ordre

scientifique ou artistique, sa conception des sons demeure la même. Là est

justement la particularité de Pekisch : il tente de participer au progrès scientifique à

partir de l’approche d’un artiste. Il semble en effet que son expérimentation du

logophore ne soit qu’une façon de laisser libre cours à sa démarche artistique.

Comme nous le verrons en poursuivant notre lecture de l’extrait, la relation de

Pekisch au progrès, qu’il soit d’ordre scientifique ou artistique, est avant tout

déterminée par sa grande créativité. Aussi semble-t-il que le désir d’innover de

Pekisch soit avant tout motivé par un besoin d’exprimer sa créativité.

2.2. La créativité comme abolition de la frontière entre art et science

La créativité du protagoniste est en effet prégnante. Tout le récit de Châteaux de la

colère s’affaire à mettre en lumière ses nombreuses idées et inventions. Autant

« […] il [a] une infinité de sons qui lui bouillonn[ent] dans la tête », (107) autant il

cultive une infinité d’idées révolutionnaires qui ne demandent qu’à être

matérialisées. Par exemple, si l’on revient à l’extrait présentant l’expérimentation du

logophore et les efforts de Pekisch qui cherche à comprendre les causes de son

échec, on voit qu’il finit par se perdre dans le foisonnement de sa créativité. Il

entrevoit la possibilité de créer une autre invention, l’auto-écouteur Pekisch, fait à

peu près à l’image du logophore, qui consisterait en un tube placé dans une position

verticale dans lequel quelqu’un pourrait parler et ensuite entendre ses propres

83 Certes, en tant que lecteur, nous pouvons déduire de l’extrait que les sons sont transportés au sens figuré. Seulement, comme le caractère visuel des sons est souvent rappelé dans le récit, il nous semble que la conception des sons de Pekisch recèle néanmoins cette confusion entre le visible et l’auditif.

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paroles. Épris de ses réflexions, Pekisch en vient même à expliquer à Penht le

caractère révolutionnaire de son auto-écouteur :

[S]i je parle dans un tube qui monte, les paroles montent aussi longtemps qu’elles ont d’élan, et ensuite elles redescendent, et là, je les entends à nouveau…Pehnt, c’est génial ça, tu comprends ce que ça veut dire ? pratiquement que les gens pourront se réentendre, ils pourraient s’écouter parler avec leur propre voix à eux […] pouvoir s’entendre…ça serait une révolution pour toutes les écoles de chant du monde… tu t’imagines ? “ l’auto-écouteur Pekisch, l’instrument indispensable pour devenir grand chanteur ” » (46).

Il est possible de voir derrière cette drôle d’invention l’idée d’un enregistreur ou bien

d’un gramophone puisqu’elle permettrait de renvoyer des sons émis au préalable.

Tout comme le logophore, pareille invention avait le potentiel de révolutionner le

rapport des individus au monde physique et à la culture au XIXe siècle. Comme le

note Chassay, avec le gramophone, « pour la première fois, la voix est coupée du

corps, ce qui transforme la notion de temps et d’espace84. » De fait, pour Pekisch,

sa création deviendrait tout simplement « […] l’instrument indispensable pour

devenir grand chanteur ». (46) Se perdant ainsi dans ses réflexions, Pekisch semble

alors plus fasciné par l’idée de créer une nouvelle invention que par l’idée

d’améliorer les capacités du logophore.

Or, cette invention, encore tout embryonnaire, comme plusieurs autres, ne franchira

pas le seuil des pensées du protagoniste. Si l’on suit le cours du récit, très peu de

ses idées parviendront en effet à se matérialiser. Il semble en ce sens exister un

décalage entre la grande créativité de Pekisch et sa connaissance des moyens

techniques qui lui permettraient de réaliser ses projets. L’une des rares inventions

qu’il réussit à mettre sur pied, son fameux humanophone, met en lumière ce

décalage. Bien qu’elle paraisse fort étrange, étant constituée d’autant de voix

humaines qu’il y a de notes, cette invention permet néanmoins une avancée

remarquable : la démocratisation du chant :

Au dire de son inventeur, l’humanophone présentait un avantage fondamental : il permettait aux personnes qui chantaient le plus faux de chanter quand même en chœur. En effet, si bien des gens sont incapables d’aligner trois notes sans chanter faux, il est en revanche beaucoup plus rare de trouver quelqu’un qui ne puisse pas émettre une note unique avec une intonation parfaite et un bon timbre. L’humanophone reposait sur

84 Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, Québec, Liber, 1999, p. 71.

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cette capacité quasi universelle. Chaque exécutant n’avait qu’à se soucier que de sa note personnelle : le reste, Pekisch s’en occupait. (101-102)

Grâce à l’humanophone, quiconque peut dès lors chanter dans une chorale, peu

importe son talent musical. En fait, cette invention permet même de révolutionner la

conception de la chorale. Avec l’humanophone, les voix humaines s’unissent pour

interpréter des possibilités musicales que seul un instrument peut produire. Les voix

humaines se mêlent non pas pour créer un chant de chorale, mais bien pour devenir

un instrument à part entière. Or, constitué d’un mécanisme fort surprenant de par sa

simplicité, l’instrument n’est néanmoins pas sans apporter son lot de contraintes :

Pekisch manœuvrait le tout à partir d’un clavier rudimentaire : quand il appuyait sur une touche, un système complexe de cordes envoyait une secousse au poignet droit du chanteur correspondant : quand il sentait la secousse, le chanteur émettait sa note. […] Évidemment l’instrument n’était pas susceptible d’une grande souplesse et avait tendance à la débandade quand il s’agissait d’aborder des passages particulièrement rapides ou embrouillés. En considération de cela également, Pekisch avait mis au point un répertoire adapté (101-102)

Pour le résultat du foisonnement créatif de Pekisch, l’humanophone, du point de vue

des idées, est une innovation remarquable. Seulement, tout comme le logophore,

l’humanophone ne rejoint pas pleinement les aspirations de son concepteur en

raison de lacunes techniques : « […] Pekisch avait mis au point un répertoire

adapté ». (102) Le rapport du protagoniste au progrès ramène sans cesse à ce

décalage paradoxal entre la sphère des idées et la sphère technique. Tout comme

la relation de M. Reihl à la locomotive et donc au progrès technique est basé sur ses

fantasmagories, le rapport entre Pekisch et l’innovation procède lui aussi davantage

de ses fantasmes créatifs que de connaissances pragmatiques.

Alors que le progrès des sciences est en quelque sorte la pierre angulaire de

l’avènement de la révolution industrielle, Pekisch désire contribuer aux sciences

sans se préoccuper des paramètres de l’industrie. Bien qu’il ait en tête des idées

d’inventions emblématiques de cette période, il semble que sa relation à l’innovation,

elle, s’écarte paradoxalement de la logique industrielle, incarnée par le pragmatisme

et le souci de rendement. En fait, Châteaux de la colère nous invite à travers la

conscience de ce personnage à revoir une conception antinomique des arts et des

sciences. Plutôt que de s’opposer ou de se penser en vases clos, les arts et les

sciences s’offrent à la conscience du protagoniste comme un seul et même

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domaine. En ce sens, Baricco exprimerait un XIXe siècle où, pour son personnage,

innover serait lié non pas aux idéaux de la révolution industrielle, mais plutôt au

besoin de créer.

En outre, la quête du protagoniste incarnerait une distorsion entre deux façons

d’appréhender le progrès. Si Pekisch conçoit l’innovation technologique comme une

démarche autant scientifique qu’artistique, il semble, en fait, qu’avec l’avènement de

la révolution industrielle, une pareille conception n’ait plus sa place. Le progrès des

sciences conduit à une spécialisation et à une séparation des savoirs de plus en

plus éloignée de l’idéal humaniste ou universaliste incarné à la Renaissance par

Léonard de Vinci. À nos yeux, la conception de l’innovation, telle qu’elle se présente

à travers la figure de Pekisch, se révèle à cheval entre deux paradigmes

socioculturels : l’un ancien et l’autre moderne. Bien que ses projets concordent

parfaitement avec les expérimentations de son époque, ce n’est pas le cas de sa

conception du progrès des sciences et du savoir. Il semble en ce sens que Pekisch

veuille contribuer au progrès technique tout en conservant une attitude propre à

l’Ancien monde et non au monde moderne lié à la révolution industrielle. Aussi est-

il incapable de concrétiser pleinement ses aspirations. Si sa relation au progrès

semble déchirée entre deux paradigmes différents, il semble que son rapport au

temps se caractérise également par une tension entre futur et le passé, ou si l’on

veut par une même juxtaposition.

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3. Pekisch et son obsession pour la juxtaposition

La seule explication c’est que dans l’âme, qui opère ainsi, il y a trois actes, attente, vue, souvenir. Le passage se fait par la vue de l’attente au souvenir. Que le futur ne soit pas encore, qui le nie ? Dans l’âme toutefois il y a attente du futur. Que le passé ne soit déjà plus, qui le nie ? Dans l’âme toutefois il y a également souvenir du passé. Que le moment présent, passage réduit à un point, n’ait aucune étendue, qui le nie ? La vue, toutefois, par où ce qui sera le présent tend vers ce qui n’est plus le présent, a sa durée. Longueur de temps s’applique donc, pour le futur, non point à un temps qui n’est pas, mais à une longue attente relative au futur, et de même, pour le passé, non point à un temps qui n’est pas, mais à un long souvenir relatif au passé.

Saint Augustin85, à propos de la mesure du temps.

Si nous avons vu que l’expérimentation du logophore mettait en scène une

discordance entre les visées de Pekisch et les moyens qu’il utilise pour les

matérialiser, nous verrons maintenant, en nous arrêtant à une autre scène du roman,

que derrière sa fascination pour la juxtaposition musicale se révèle une métaphore

de son expérience du temps. Dans la scène en question, Pekisch organise une

cérémonie spéciale afin de souligner le départ de son apprenti Penht, dorénavant

assez vieux86 pour quitter Quinnipak. Cette cérémonie consiste en un spectacle de

musique au cours duquel deux fanfares avancent l’une vers l’autre jusqu’à ce

qu’elles atteignent le parfait milieu de la distance qui les sépare, là où leurs mélodies

respectives se juxtaposeront. Commençons par résumer les étapes de la

cérémonie.

C’est dans la plus grande rue – et peut-être l’unique vraie rue – de Quinnipak que

se déroule l’évènement : « La rue est large de trente pas. Elle sépare le bourg en

deux. De ce côté-ci de la rue. De l’autre côté. La rue est longue de mille pas. » (236)

85 Confessions, Paris, Seuil (coll. Points Sagesses), 1982, p. 326. 86 Il est important de mentionner ici, pour témoigner de l’atmosphère comique de l’histoire, que pour être en mesure de quitter Quinnipak, Penht devait également atteindre une grandeur précise, soit celle de la veste dans laquelle il a été trouvé, lorsqu’il n’était qu’un bébé, par la veuve Abegg : « Écoute-moi bien, Pehnt. Cette veste, c’est ton père qui l’a laissée. […] Tu vas grandir. Et voilà ce qui va se passer : si tu deviens un jour assez grand pour qu’elle soit à ta taille, tu quitteras cette petite ville de rien du tout et tu t’en iras chercher fortune à la capitale. » (69)

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Chacune des fanfares, composée de 12 hommes et positionnée à chaque extrémité

de la rue, se tient l’une en face de l’autre :

À l’extrémité gauche de la rue – gauche en regardant au nord – il y a douze hommes. […] À l’extrémité droite de la rue – droite en regardant au nord – il y a douze autres hommes. […] Dans les mille pas de rue qui séparent des douze hommes de gauche des douze hommes de droite il n’y a rien ni personne. Parce que les gens sont attroupés et compressés entre les bords de la rue et les façades des maisons […]. (236-237)

Ainsi, le but de la cérémonie consiste à faire avancer l’une vers l’autre deux fanfares

jusqu’à ce que les morceaux respectifs qu’elles interprètent finissent par se

juxtaposer au point milieu de leur chemin : « Et plus on s’approche de l’exacte moitié

de la rue, plus la foule se fait dense, avec les gens attroupés et serrés autour de ce

point névralgique, le plus proche possible de cette limite invisible où se mélangeront

les deux mélanges sonores. » (238) C’est bien « […] à la moitié de la rue

précisément où se [tient] Pekisch » (245) que les spectateurs attendent le

paroxysme du spectacle : « Quinnipak tout entier retient son souffle » en attendant

ce moment « […] de devenir un souvenir. Le souvenir. » (242)

Alors que Pekisch donne le signal de départ, deux orages sonores se font entendre

de façon distincte : « […] à gauche on dirait une danse, légère, de l’autre côté ça

pourrait être une marche ou même un chœur d’église » (243). Bien que les deux

mélodies aient commencé, les auditeurs semblent confus – ou trop sollicités, ne

sachant pas réellement dans quelle direction regarder ni quelle mélodie écouter :

« […] la vérité c’est que carrément les gens ne savent pas très bien non plus ce

qu’ils doivent écouter – les gens attendent de laisser la magie couler sur eux, le

moment venu ils sauront quoi faire ». (243)

En lisant les premiers détails de cette scène, il nous est difficile de ne pas voir dans

cette image des deux fanfares une allusion à l’expérience du temps. Comme

l’explique Saint Augustin à travers ses Confessions, l’expérience du temps, qui

s’articule autour du passé, du présent et du futur comporte, signale Paul Ricoeur87,

une aporie puisque « [l]e passé, de fait, n’est plus ; le futur n’est pas encore88. » À

87 Lire à ce sujet : Paul Ricoeur, « Les apories de l’expérience du temps », dans Temps et récit (Tome I), Seuil, 1983, p. 19-55. 88 Saint Augustin, Confessions, op cit., p. 312.

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notre sens, l’expérimentation musicale de Pekisch rappellerait cette tension entre

les deux temporalités. Alors que les fanfares sont en marche, les spectateurs sont

dans l’attente de ce qui n’est pas encore. Cette étape de l’expérience temporelle,

Saint Augustin la nomme l’attente du futur. Les spectateurs ne peuvent qu’imaginer

à travers leur conscience ce que représentera la juxtaposition des sons : « […]

comment ça pourra-t-il tenir tout entier, dans une seule tête, dans la tête de chacun

quand ces deux marées de sons finiront l’une sur l’autre » ? (245) Le temps présent,

lui, semble incarné par le point central où se tient Pekisch, puisque c’est bien à cet

endroit que l’attente du public cessera : « / MAINTENANT – maintenant – c’est

maintenant, là – qui aurait jamais imaginé ça ? un million de sons qui s’échappent

affolés dans une seule et même musique – là, l’un à l’intérieur de l’autre ». (25) Plus

encore, ce point permet d’orchestrer le processus de transition entre le futur et le

passé : le futur en passant par le présent devient le passé. Les deux mélodies se

superposent le temps de quelques secondes, le temps de devenir un souvenir. En

ce sens, l’expérimentation musicale de Pekisch nous semble évoquer la métaphore

du passage du temps : lorsque les orchestres passent par le point milieu de la rue,

elles passent du futur au passé. Fait intéressant, comme le signale Saint Augustin,

c’est justement « au passage » – le passage entre le futur et le passé – que nous

pouvons mesurer le temps :

Ainsi, disais-je, mesurons-nous les temps au passage. Cela, me demandera quelqu’un, d’où le sais-tu ? Je le sais, répondrais-je, parce que nous mesurons les temps et qu’il est impossible de mesurer ce qui n’est pas et que passé ni futur ne sont. Quant au présent, comment le mesurer, puisqu’il n’a pas d’étendue ? C’est donc au passage qu’il se mesure et non point après, quand il n’y aura rien à mesurer89.

Or, ce que la marche des deux fanfares semble rendre possible, c’est d’étirer la

transition entre futur et passé, c’est de créer l’étendue. En effet, la description de la

scène entraine une perte des repères temporels, lesquels se pétrifient

temporairement dans un présent qui possède dès lors une étendue. C’est justement

à ce moment que Pekisch relève la tête pour la première fois de la marche, comme

si là était pour lui le seul moment important du spectacle :

[...]il n’y a pas de début pas de fin – chaque fanfare qui engloutit l’autre – la commotion et la terreur dans la paix dans la nostalgie dans la fureur dans la fatigue dans le désir

89 Ibid., p. 318.

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de la fin – au secours – où est donc passé le temps ? où a donc disparu le monde ? – qu’est-ce qui se passe, pour que tout soit ici, maintenant – MAINTENANT – MAINTENANT / et enfin le regard de Pekisch se relève[.] (250-251)

La particularité de cet instant réside dans l’expérience qu’il permet de vivre : les

auditeurs peuvent expérimenter la fusion temporaire entre le passé et le futur qui se

juxtaposent l’instant de quelques secondes. Ils vivent l’extension du présent, un

présent qui se présente comme une monade temporaire. Alors que les orchestres

continuent leur route, une tension s’installe au sein de cette étendue et celle-ci finit

par s’effacer en se divisant à nouveau en deux entités distinctes : « [les fanfares]

s’en vont au loin en se tournant le dos – la nostalgie et le rite – une émotion et l’autre

– dans la tête c’est comme si les nuages d’un miracle se dispersaient – la douceur

des notes qui s’en vont de nouveau les unes des autres – le soulagement de l’au

revoir ». (252-253) En s’éloignant l’une de l’autre, les fanfares réactivent le passage

normal du temps : la juxtaposition des deux mélodies s’inscrit comme souvenir de

ce qui a été90. Ce faisant, les spectateurs n’ont de cette juxtaposition des mélodies

qu’un souvenir qu’ils peuvent désormais revisiter dans leur conscience.

L’expérimentation musicale de Pekisch permet donc aux personnages de vivre de

façon inédite le passage du temps et elle permet ce faisant de le représenter pour

le bénéfice du lecteur.

Au contraire de M. Reihl pour qui l’avenir représentait le cœur de son expérience

temporelle, il semble que Pekisch soit fondamentalement préoccupé par la

juxtaposition entre le passé et le futur et par le processus de transition qui en

découle. Il est d’ailleurs intéressant de constater que sa quête du progrès prend

également la forme d’une juxtaposition entre ce qui n’est pas encore et ce qui n’est

plus. En effet, bien qu’il veuille répondre à des visées futuristes en développant le

logophore, Pekisch tente d’y arriver en utilisant des moyens archaïques. Alors que

M. Reihl paraît peu intéressé par le processus de transition entre l’Ancien monde et

le monde moderne, la relation entre Pekisch et le progrès semble y faire souvent

allusion. La juxtaposition du temps détermine sa relation à l’innovation, comme si

Pekisch était victime d’interférences entre l’Ancien monde et le monde moderne.

90 Il est d’ailleurs intéressant de souligner que Saint Augustin résout en partie l’aporie de la mesure du temps en basant ses réflexions sur la durée des sons. Lire à partir de la page 323 pour plus d’informations.

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D’ailleurs, nous pouvons voir dans l’expérimentation musicale des deux fanfares une

représentation de l’époque au sein de laquelle évolue le personnage, c’est-à-dire

une époque qui est déchirée entre un passé traditionnel et un futur inconnu,

déchirure que met en scène son expérimentation du logophore. Si l’expérience

temporelle de M. Reihl donnait lieu à un dénouement peu éloquent, regardons

maintenant comment celle de Pekisch se résout.

4. Penht et Pekisch : entre marginalité et normalité

À la fin de Châteaux de la colère, le lecteur découvre les fragments d’une relation

épistolaire entre Pekisch et Pehnt, ce dernier ayant quitté Quinnipak pour une ville

dont le nom n’est pas révélé. Au fil de leurs différents échanges qui s’étalent sur

plusieurs années, un conflit en vient à se former, lequel est initié par Pekisch. Très

déçu par le choix de son acolyte de vivre une vie qualifiée de « normale », Pekisch

l’accuse de ne plus être le jeune homme qu’il connaissait. Cette relation épistolaire

attire particulièrement notre intérêt puisqu’elle propose une réflexion sur l’opposition

entre la normalité et la marginalité. Si depuis le début du roman, nous avions affaire

à des personnages aux aspirations innovatrices dont la logique était fort

surprenante, cette fois avec Pehnt, nous nous frottons à un personnage qui semble

opter pour la norme – pourtant volatile tout au long du roman – et qui s’y conforme

agréablement.

La correspondance entre les deux hommes s’ouvre sur les lettres de Pehnt. Ce

dernier s’obstine à faire comprendre à son vieil ami qu’il n’habite plus chez un certain

M. Ives91 ; il vit dorénavant à une autre adresse avec sa femme Dora : « JE NE SUIS

PLUS CHEZ MONSIEUR IVES. Le père de Dora nous a offert une petite maison avec un étage

et j’aimerais bien recevoir tes lettres à cet endroit-là vu que je t’ai déjà donné cent

fois l’adresse. » (35) Le fragment qui suit provient de la main de Pekisch. N’acceptant

pas le choix de vie de Pehnt, il feint l’ignorance : « Monsieur Ives m’a écrit. Il dit que

tu n’habites plus chez lui. Non que je veuille me mêler de tes affaires, mais c’est quoi

91 Nous voyons clairement ici une allusion ludique au nom de famille du compositeur américain Charles Ives, lequel est notamment connu pour avoir interrompu son travail de composition musicale pour vendre des assurances. Comme nous le verrons, Penht choisit, lui aussi, de vendre des assurances. En ce sens, la fusion des personnages de Penht et Pekisch permet de symboliser la vie d’Ives, partagée entre la composition artistique et la vente d’assurances, partagée entre la créativité avant-gardiste et le conformisme.

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cette histoire ? » (283) Étant toujours animé par son désir intarissable d’innover, il

en profite pour partager sa toute dernière idée d’invention :

[…] à bien y réfléchir, c’est idiot qu’on n’ait jamais pensé au vent pour transporter la musique d’un endroit à un autre. On pourrait facilement construire des moulins92 qui, un peu modifiés, pourraient filtrer le vent et récupérer les sons qu’il emporte dans un instrument idoine qui permettrait ensuite aux gens de les entendre. Je lui ai dit, à Caspar. Mais il dit que les moulins c’est pour la farine. Il n’a aucune poésie dans la tête, Caspar. (283)

Cette divagation de Pekisch est importante à nos yeux puisqu’elle exprime son

mépris face à une vision normative de la réalité. Ce dernier, qui voit à travers des

choses banales du quotidien toutes sortes de moyens inédits de créer des

inventions, appréhende fondamentalement sa réalité à partir de ses rêves et de sa

très grande créativité. Il reproche d’ailleurs à Caspar, son nouvel apprenti, de n’avoir

aucune poésie dans la tête, c’est-à-dire de n’avoir aucune imagination. En somme,

Pekisch reproche au jeune Caspar d’être incapable de porter un regard inédit ou

différent sur la réalité. L’exemple du moulin révèle l’inaptitude de ce dernier à

attribuer à cette invention un usage autre que celui qui est conforme à son usage

normal. Cette incapacité à s’élever au-dessus de la norme sera justement l’objet de

la dispute entre Pekisch et Penht :

Écoute-moi bien, Pehnt,

Je peux supporter l’idée, en soi ridicule, que tu te sois marié avec la fille du plus riche assureur de la capitale. Je peux supporter l’idée qu’en conséquence de ce geste spirituel et suivant une logique que je juge désolante tu te sois mis à faire le métier d’assureur je peux aussi, si tu y tiens vraiment, prendre acte du fait que tu es parvenu à mettre au monde un enfant, chose qui te conduira inéluctablement à fonder une famille et donc, en un laps de temps raisonnable, à devenir un crétin. Mais ce que je ne peux vraiment pas te permettre, c’est de donner à cette pauvre créature le nom de Pekisch, c’est-à-dire le mien. (284-285)

Ainsi en choisissant le métier d’assureur, en décidant de marier la fille d’un riche

bourgeois et en choisissant de fonder une famille avec celle-ci, Penht emprunte une

destinée qui suit une logique que Pekisch juge fort désolante. Le protagoniste peut

à grand regret accepter le choix de son protégé ; mais il ne peut en aucun cas

concevoir que l’enfant qui grandira dans un pareil milieu porte son nom.

92 Encore une fois, la relation de Pekisch au progrès met en scène une juxtaposition entre deux époques. Dans le cas du moulin à vent, le protagoniste veut se servir de cette invention, qui représente un emblème de l’époque artisanale, pour réaliser une visée – transporter les sons – qui découle du paradigme moderne et industriel.

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Cela dit, qu’en est-il au juste de la norme ? Considérant le caractère fugitif de cette

notion dans l’univers du roman93, comment la définir ? Les écrits de Penht nous

renseignent à ce sujet :

Mon vieux, mon sacré Pekisch,

Non, ne me fais pas ce coup-là. Je ne le mérite pas. Je m’appelle Pehnt, et je suis toujours celui qui restait couché par terre à écouter la voix dans les tubes, comme si elle allait vraiment arriver, et elle n’arrivait jamais. […] Et maintenant, je suis ici. J’ai une famille, j’ai un travail et le soir je me couche tôt. Le mardi je vais entendre les concerts qu’on donne à la Salle Trater et j’écoute des musiques qui n’existent pas à Quinnipak : Mozart, Beethoven, Chopin. Elles sont normales et pourtant elles sont belles. […] Chacun a le monde qu’il mérite. J’ai peut-être compris que le mien, c’est celui-là. Ce qu’il a d’étrange, c’est qu’il est normal. Jamais rien vu de ce genre, à Quinnipak. (289)

Aux dires de Penht, la notion de norme existe dans l’univers de Châteaux de la

colère. De son point de vue, elle consiste à occuper un emploi, à fonder une famille

et à écouter de la musique de Mozart, Beethoven et Chopin94. En somme, Penht

correspond à ce nouveau modèle social de la bourgeoisie montante si emblématique

de l’ère industrielle. Si nous avons vu que M. Reihl et Pekisch, dans leur relation au

progrès, se distinguait de ce modèle, Penht, quant à lui, s’en accommode. Il en est

le parfait produit. En acceptant ce mode de vie Penht suit une logique normative qui

tire sa raison d’être du modèle social dominant et qui semble exclure toute forme

d’originalité.

Fait intéressant, en choisissant de vivre ce type d’existence, Penht prend conscience

de la singularité, voire de la marginalité de l’univers de Quinnipak. Il exprime

d’ailleurs très bien dans sa lettre l’opposition entre le monde de Quinnipak et le

monde de la ville :

À Quinnipak on a l’infini dans les yeux. […] Je ne sais pas comment te le faire comprendre, mais ici on vit à l’abri. Et ce n’est pas une chose méprisable. Et puis, qui a dit qu’il fallait vivre exposé, toujours penché sur le bord des choses, à chercher l’impossible […] Est-il vraiment obligatoire d’être exceptionnel ? (288-290)

À quoi renvoie l’infini que l’on a dans les yeux à Quinnipak ? Il nous semble que cela

évoque les ambitions démesurées, sans aucune limite de M. Reihl et de Pekisch.

93 Les multiples désirs d’innover des personnages concourent en effet à créer une ambiance sociale moderne où la norme n’a de cesse d’évoluer. 94 Dans son essai L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Baricco montre comment la transition musicale des courants du classicisme et du romantisme s’inscrit dans la transition entre l’aristocratie et la bourgeoisie comme classe sociale dominante. En fait, selon l’auteur, la bourgeoisie montante se serait approprié au XIXe siècle le courant musical du romantisme pour en faire un outil de sa domination socioculturelle.

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Comme le disait M. Reihl : « Tout est possible » (309). Quant à Pekisch, il a

littéralement « l’infini devant les yeux » puisque n’importe quel élément banal du

quotidien devient pour lui un moyen d’exprimer sa créativité. Au contraire, Penht vit

dorénavant à l’abri des risques que peuvent comporter pareilles ambitions : « […]

qui a dit qu’il fallait vivre […] à chercher l’impossible » ? Ne partageant plus les

besoins idéalistes de son mentor, Penht accepte la réalité comme elle est : « On

regardait toujours l’infini, à Quinnipak, toi et moi. Mais ici, l’infini, il n’y en a pas. Alors

nous regardons les choses, et ça nous suffit. » (290) Nous le voyons, tout comme

Caspar, Penht n’a plus de poésie dans la tête. Il voit les éléments de la réalité

comme ils sont perçus par la majorité, c’est-à-dire conformément à leur usage

habituel. Aussi ne présente-t-il aucune ambition de se soustraire à la norme : « Est-

il vraiment obligatoire d’être exceptionnel ? » (290) À la fin de leur correspondance,

Pehnt avoue même qu’il se complait de temps à autre à se fondre à une vie normale :

« De temps en temps, aux moments les plus inattendus, nous sommes heureux. »

(290)

Comme nous l’avons vu, c’est bien par le biais de sa créativité que Pekisch

s’affranchit de la norme. Il ne cesse de percevoir le monde à travers le regard d’un

créateur, c’est-à-dire à travers celui d’un poète capable de voir le monde sous un

autre œil. Dans cette perspective, il est possible de considérer l’inventeur et

l’assureur comme deux pôles véhiculant chacun leur système de valeurs :

Pekisch→Logique créatrice→idéalisme→marginalité

Penht→Logique industrielle→réalisme→normalité

D’un côté, Pekisch, qui est habité par ses rêves, est un idéaliste et c’est par le biais

de sa créativité qu’il veut concrétiser ses aspirations. Ce faisant, il ne respecte pas,

dans sa quête d’innover, la logique dominante, soit celle de la révolution industrielle,

qui est avant tout d’ordre pragmatique. Pour lui, les sciences constituent un moyen

d’exprimer sa créativité artistique. Penht qui habite dorénavant en ville voit la

marginalité de la démarche de son ancien mentor. Ayant choisi de vivre une vie

« normale », il appréhende dorénavant sa vie davantage par un regard réaliste et

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pragmatique. Aussi ne manifeste-t-il pas le désir de sortir de la norme ; le monde

qu’il a sous les yeux lui suffit amplement. Or, bien qu’il réussisse à s’accommoder

d’une vie qu’il qualifie de normale, il demeure qu’il appartient lui aussi à une époque

soumise au paradigme moderne. En représentant le parfait petit bourgeois, Penht

n’incarne pas une attitude sociale rétrograde ; il est plutôt un acteur d’une société

nouvellement affranchie du règne de l’aristocratie. Aussi participe-t-il directement à

l’émancipation de la société moderne. Si nous pouvons être tenté de considérer

l’assureur comme conservateur et l’inventeur comme progressiste, il demeure

somme toute que les deux se joignent à la marche du progrès, quoique de

différentes manières. Si Penht réussit à trouver une parcelle de bonheur à travers la

norme, Pekisch, ironiquement, en vient à mourir de sa passion pour l’innovation.

Tout comme M. Reihl dont la fascination pour le train le conduit à sa perte, Pekisch

finit par sombrer sous le poids de sa créativité. Comme le souligne Jean-François

Chassay, c’est bien au sens littéral qu’il meurt de sa passion pour les sons puisqu’à

la fin du récit, il finit par entendre à même sa tête une juxtaposition de plusieurs

mélodies différentes : « Peu à peu, dans son esprit, dix petites mélodies s’imposent,

sans qu’il puisse les évacuer. Il est ainsi tué à petit feu par dix mélodies imbéciles

jouées dans sa tête — c’est-à-dire que lui seul entend — par dix orchestres

différents. Déjà insupportable, ce supplice devient meurtrier quand les orchestres se

mettent à jouer faux95. » Pekisch, qui a été toute sa vie obsédé par la juxtaposition

des mélodies, par les notes qui n’existent pas sur le piano et par la polytonalité96,

devient le parfait arroseur arrosé :

D’une certaine manière, la musique lui avait explosé dans la tête, à Pekisch. Il n’y avait plus rien à faire. On ne peut pas vivre avec quinze orchestres qui jouent à fond, toute la sainte journée, enfermées à triple tour dans la tête. […] À l’enterrement de Pekisch, avec une certaine logique, les gens de Quinnipak décidèrent de ne pas jouer une seule note. (322-323)

Tout comme M. Reihl, Pekisch connait un dénouement des plus tragiques. Alors que

Penht réussit à trouver un certain bonheur à travers le conformisme, Pekisch meurt

de son obsession pour l’innovation. En constatant jusqu’à présent que deux des trois

95 Jean-François Chassay, Quand la voix tient à un fil, op cit., p. 91. 96 Quelques passages du roman mettent en effet en scène les expérimentations musicales de Pekisch qui étaient structurées par une visée polytonale. La composition polytonale se caractérise par la superposition de plusieurs mélodies dans différentes tonalités à même une seule pièce.

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protagonistes de Châteaux de la colère trouvent leur perte au bout de leur quête

d’innover, serait-ce donc dire que le récit dévalue la particularité de leur relation au

progrès par rapport à une relation dite plus « normale » ? Nous tenterons de

répondre à cette question au cours du prochain chapitre. Avant de nous y attarder,

il nous apparait important de nous pencher d’abord sur la façon dont les idéaux des

protagonistes permettent de renvoyer à un phénomène important de l’époque de

Baricco, soit la mondialisation.

5. Pekisch et Reihl en regard des idéaux de la mondialisation

À bien des égards, le XIXe siècle a constitué la première véritable époque d’un « temps du monde97 ».

Bruno Marnot

Nous avons montré dans le chapitre précédent dans quelle mesure la représentation

du XIXe siècle que propose Châteaux de la colère est surdéterminée par l’époque

d’écriture du roman. En effet, la fascination de Reihl et de la société pour la vitesse

nous semblait refléter une obsession de notre propre société pour la vitesse et le

mouvement. L’étrange rapport du protagoniste au transport ferroviaire permettait de

mettre de l’avant une idée dont Baricco traite dans son essai Les barbares : pour la

société contemporaine, c’est moins la destination qui importe que la vitesse à

laquelle elle franchit le chemin pour s’y rendre : « [elle] ne se déplac[e] pas en

direction d’un but, car le but est le mouvement98. »

Cela dit, les inventions qui fascinent Reihl et Pekisch nous semblent renvoyer à un

autre aspect de l’époque contemporaine: la mondialisation. Next, l’un des essais de

Baricco parus quelques années après la publication de Châteaux de la colère, est

justement voué au questionnement et à la critique de ce credo économique en pleine

émergence à la fin du XXe siècle. Dans Châteaux de la colère, c’est par le biais du

logophore et du train qu’une telle critique pendrait forme. Un bref survol historique

de la période nous aidera à dégager la dimension critique de ces deux figures.

97 Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, 2012, p. 11. 98 Alessandro Baricco, Les barbares, op cit., p. 123.

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Dès ses premiers développements au XIXe siècle, la locomotive a révolutionné le

rapport des individus au monde. En entrainant des déplacements à une vitesse

inédite, elle a permis à l’homme de vivre une nouvelle expérience du rapport au

temps et à l’espace, entrainant par le fait même son lot de mutations au sein des

dynamiques culturelles. De fait, des développements du transport ferroviaire est né

le télégraphe. Comme le fait remarquer Chassay dans son essai, Fils, lignes,

réseaux. Essai sur la littérature américaine, « [i]l y a une solidarité de fait entre le

télégraphe et le chemin de fer […] Un rapport chronologique et culturel99 ».

S’inscrivant dans le sillon de l’arrivée du train, le télégraphe permit de répondre à

cette nouvelle expérience du monde basée sur la vitesse, et ce, dans le domaine

des communications. D’ailleurs, rappelle Chassay en citant Armand Mattelart, « […]

un des tout premiers usages du télégraphe électrique est [de] signaler les trains100

». C’est ainsi que la combinaison des développements du transport ferroviaire et des

technologies de la communication a commencé à tracer sur la carte de l’Europe un

imposant système de réseaux. En effet, « [o]utre les modifications provoquées par

une transmission beaucoup plus rapide des messages et une accélération des

déplacements, entraînant un nouvel usage du temps, la commercialisation du

télégraphe et du train va permettre la mise en place de réseaux qui correspondent

à une modification du rapport de l’individu au temps et à l’espace101. » Ce contexte

sociotechnique précis rime, aux yeux de plusieurs dont Brunot Marmot, avec les

premiers balbutiements du modèle économique dont il était question ci-dessus, la

mondialisation :

L’abolition des distances, le village planétaire, l’information en temps réel sont devenus des expressions courantes de la mondialisation vécue par les hommes du début du XXIe siècle. Ces notions ont vraiment pris corps au siècle de la révolution industrielle grâce à l’invention de nouveaux moyens de transport et de communication intercontinentaux, capables de véhiculer des individus, des produits et des informations avec des vitesses, des tonnages et des débits toujours plus impressionnants102.

99Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, op cit., p. 68. 100 Armand Matterlart, L’invention de la communication, Paris, La découverte (coll. Poche), 1997, p. 68. 101 Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, op cit., p. 69. 102 Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), op cit., p. 187.

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C’est donc dire que l’épopée industrielle a permis l’émergence d’un nouveau

paradigme, marqué par le contexte d’émergence des réseaux, dans lequel a pu

prendre racine le phénomène de la mondialisation.

Si l’on revient à Châteaux de la colère, il semble qu’une part de l’imaginaire social

du roman est clairement constituée d’idées préalables au contexte d’émergence des

réseaux. Les paroles de Marius Jobbard montrent, par exemple, qu’il rêve d’un

monde où les tubes du logophore parviendraient à abolir toute notion de distance et,

même, à unir les nations :

Le temps est vraiment venu, croyez-moi, d’en finir avec les atermoiements et d’utiliser les propriétés magiques de déplacements du son pour unir les villes et les nations, afin d’enseigner à tous les peuples de la terre que leur seule vraie patrie est le monde, et leurs seuls ennemis sont les adversaires de la science. (55)

Le jeune scientifique pense à un monde qui peut difficilement ressembler davantage

à celui promulgué par la mondialisation. L’ingénieur Bonetti partage aussi cette

vision quand il souhaite voir Quinnipak relié à d’autres villes. Quand l’ingénieur

Bonetti arrive à Quinnipak « […] après trois heures de voiture à cheval » (109), il

déclare : « La nécessité d’un chemin de fer dans cette, disons, ville, n’est pas

seulement logique, mais absolument et lumineusement évidente. » (109) Autant

l’ingénieur que le scientifique en herbe désirent établir un système de réseaux : l’un

par le biais du transport ferroviaire, l’autre par le biais des tubes communicationnels.

Or, les raisons qui motivent M. Reihl et Pekisch dans leur relation au progrès

s’éloignent des idées qui constituent l’imaginaire social dont que nous venons de

décrire. La fascination de M. Reihl pour le train va complètement à l’encontre d’une

quelconque idée de réseaux. Son objectif, avec la locomotive Elizabeth, n’est en

aucun cas de relier des villes ensemble. S’il en était seulement de lui, sa locomotive

n’aurait même pas de destination. La relation entre Pekisch et le logophore ne

participe pas non plus à l’établissement de réseaux. Comme nous l’avons vu, les

raisons qui l’incitent à travailler sur cette technologie communicationnelle sont des

plus ambiguës. Pekisch rêve davantage à un logophore qui permettrait d’entendre

sa propre voix que de faire circuler les voix et établir un réseau de communication.

Aussi cette image d’un tube vertical fonctionnant en boucle se présente-t-elle en

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contradiction avec l’idéal d’un monde où la communication parviendrait à unir les

nations.

Force est de constater que si l’imaginaire social extérieur à Quinnipak se constitue

d’idées favorables au contexte d’émergence des réseaux du XIXe siècle, celui

véhiculé à travers la relation de M. Reihl et de Pekisch au progrès s’en distingue. Le

récit présenterait ainsi deux types d’imaginaire social distincts. D’une part, il y aurait

celui constitué des personnages extérieurs à Quinnipak. De fait, les paroles de

Marius Jobbard et de l’ingénieur Bonetti pourraient difficilement faire davantage la

promotion de l’établissement des réseaux. D’autre part, il y aurait celui incarné par

Pekisch et Reihl, c’est-à-dire un imaginaire qui institue un étrange rapport au progrès

technique.

Dans son essai, Baricco considère le phénomène de la mondialisation comme une

construction organisée par le discours des « plus forts » pour s’assurer de plus

amples profits. La mondialisation serait un moyen de « […] conquérir d’autres

marchés, pour s’emparer des ressources des gens103 » tout en préservant la paix.

À ses yeux, ce discours dominant aurait réussi à convaincre la société de la valeur

d’un pareil crédo économique, le faisant passer d’une simple idée à une nécessité

collective. C’est ainsi que l’idée de mondialisation parvint à s’imposer comme

vecteur du développement économique :

La globalisation est un paysage hypothétique, fondé sur une idée : donner à l’argent le terrain de jeu le plus vaste possible. Qui a inventé ce paysage, et qui, jour après jour, le sponsorise ? L’argent. Celui du grand capital, bien sûr, mais aussi le nôtre, le petit argent de celui qui travaille normalement. […] C’est fascinant de voir comment ce qui était juste une hypothèse est devenu, d’un seul coup, un choix obligé. On n’avait pas encore vraiment compris ce que c’était, qu’on ne pouvait déjà plus s’en passer. Ainsi la globalisation est-elle devenue nécessaire : et la pression pour l’adopter comme slogan, dès lors, obsédante. Le lieu commun qui veut que la globalisation soit “ incontournable ” s’est érigé en totem inattaquable. Et la force d’inertie qui poussait déjà dans ce sens a paru prendre la forme d’une volonté collective réelle, déterminée et unanime104.

Selon nous, dans Châteaux de la colère, Baricco mettrait en scène la société du

XIXe siècle en tant que contexte d’émergence de la future mondialisation. En

s’intéressant aux racines de la mondialisation, Baricco mettrait de l’avant des

103Next, Paris, Albin Michel, 2002, p. 28. 104 Ibid., p. 32-33.

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personnages qui n’adhèrent pas à cette vision du monde et qui s’affranchissent

consciemment ou inconsciemment du discours des « plus forts ».

Le regard que Baricco porte sur le XIXe siècle a ceci de particulier : il retrace le

parcours de ceux qui n’ont pas participé aux grandes aventures sociales dont

l’Histoire fait la promotion. Sa représentation du progrès met en présence différents

schèmes de pensées qui ne se ramènent pas à une opposition entre les tenants

d’un ancien monde et les tenants d’un nouveau monde. M. Reihl et Pekisch

incarnent chacun une vision singulière du progrès, étrangère à celle de la

mondialisation. Baricco offre ainsi à ses lecteurs une représentation sociale du XIXe

siècle qui s’écarte de la vision des vainqueurs de l’Histoire, l’Histoire avec sa grande

hache pour reprendre les mots de Georges Perec.

Cela dit, à quel type de XXe siècle aurions-nous eu affaire si la logique de M. Reihl

et de Pekisch avait prédominé ? Châteaux de la colère défend-il un modèle social

davantage issu de la créativité et des fantasmagories ? Limitons-nous à rappeler

que même au sein de l’univers de la fiction les protagonistes ont une vision du

progrès qui les conduit à leur perte, d’où l’intérêt d’examiner le dernier des trois

protagonistes fascinés par le développement technologique.

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Chapitre IV

1. Hector Horeau et l’utopie du verre : l’architecte visionnaire

Nous vivons le plus souvent dans des espaces clos, qui constituent le milieu où s’enracine et se développe notre civilisation. Notre civilisation est dans une certaine mesure un produit de notre architecture ; si nous voulons élever son niveau, nous devons donc, bon gré mal gré, transformer notre architecture. Et cela ne sera possible que si nous faisons en sorte que les pièces dans lesquelles nous vivons n’aient plus ce caractère clos. Le seul moyen d’y parvenir est l’adoption d’une architecture de verre, qui laisse pénétrer la lumière du soleil et la clarté de la lune et des étoiles dans les lieux d’habitation non seulement par quelques fenêtres, mais également par le plus grand nombre possible de murs – des murs entièrement en verre.

Paul Scheerbart105

Hector Horeau, le troisième protagoniste de Châteaux de la colère, n’intervient que

tardivement dans la diégèse du roman. C’est approximativement à la moitié de

l’œuvre qu’il fait sa première apparition, se livrant aux yeux du lecteur en pleine

lecture d’une annonce publicitaire dont il ne peut s’empêcher de constater avec

émerveillement le caractère littéraire :

Hector Horeau pensait, et sans hésiter, que vraiment, ça, c’était de la littérature. Le perfectionnement de ce texte le bouleversait. Il étudiait la précision des incises, l’imperceptible enchaînement des propositions relatives, le dosage raffiné des adjectifs. “ L’étreinte funeste du cruel corset106 ” : là, on frôlait la poésie. […] Il n’avait pas beaucoup lu, dans sa vie, Hector Horeau. Mais il n’avait jamais rien lu d’aussi parfait. (194-195)

Cette scène attire d’emblée notre intérêt puisqu’elle montre la capacité du

protagoniste à déceler l’art à travers un discours dont le but premier n’est pourtant

pas d’émouvoir. Même s’il n’est pas un lecteur aguerri, Horeau reconnait, en utilisant

un vocabulaire très riche – d’une richesse surprenante pour un lecteur inexpérimenté

– le caractère poétique de l’annonce publicitaire. Étrangement, l’objet dont le texte

fait l’éloge et dont le nom demeure inconnu ne semble pas le fasciner ; l’art capte

plutôt son attention. Il semble ainsi que le rapport d’Horeau au réel soit fondé sur un

105 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, Strasbourg, Circé, 1995 [1914], p. 29. 106 L’emploi de l’italique ici appartient à la version originale.

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point de vue artistique, ce qui n’est pas sans rappeler la figure de Pekisch. Dans

l’extrait qui nous occupe, Horeau s’émerveille de constater l’art à travers un discours

qui répond pourtant à une logique de commerce. Ce drôle de motif rappelle la

conversation entre Pekisch et Penht lorsque l’inventeur confiait à son apprenti son

désir d’utiliser les moulins non pas pour produire de la farine, mais bien pour

transporter les sons d’un endroit à un autre. Horeau et Pekisch partagent ainsi cette

tendance à envisager les choses en dehors de leur utilité première.

En outre les deux protagonistes ont encore plus en commun : tous deux sont des

artistes créateurs. Hector Horeau est en effet un architecte visionnaire dont les

aspirations n’ont d’égal que celles de Pekisch. Son rêve est d’édifier des cités de

verre : « [Il] cultivait depuis toujours une idée très précise : le monde aurait sans

aucun doute été meilleur si l’on avait commencé à construire des maisons et des

immeubles non pas en pierre, non pas en brique, non pas en marbre : mais en verre.

Il travaillait avec ténacité sur l’hypothèse des villes transparentes. » (195-196) Pour

lui, habiter des maisons de verre reviendrait à vivre d’une façon révolutionnaire :

Le verre fait le miracle, la magie… Entrer dans un endroit et avoir l’impression qu’on est dehors…Être projeté à l’intérieur de quelque chose sans que ça vous empêche de regarder où vous voulez, le plus loin possible… Être dehors et en même temps dedans…protégé et pourtant libre…c’est ça le miracle, et ce qui fait le miracle, c’est le verre, uniquement le verre. (217)

Pour reprendre les mots de Fortin, cette architecture instituerait un ordre nouveau :

Les constructions rêvées par Horeau, auxquelles il ne serait par ailleurs possible d’arriver qu’au prix d’une marche infinie (parce qu’utopique, irréalisable), disent notamment cet incontournable : que vivre, désormais, réclame non seulement pour l’homme une façon différente de bâtir, mais aussi une manière différente de percevoir107.

Le regard, n’étant plus prisonnier des murs opaques, peut se poser là où il le veut

tout en demeurant protégé. Comme le soutient Fortin en rappelant les propos de

Georges Perec, « [l]orsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin.

Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace,

c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute108. » L’architecture de verre

permettrait ainsi d’abolir tout sentiment d’enfermement lié aux habitations

107 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 63. 108 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée (coll. L’espace critique), 2010, p.121-122.

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conventionnelles. Elle instaurerait même un nouveau rapport à l’espace basé sur

une notion de profondeur109. Nous le savons maintenant, le renouvellement du

rapport à l’espace est emblématique du XIXe siècle et c’est en ce sens que

l’entreprise de l’architecte revêt un caractère tout autant moderne que celles de Reihl

et de Pekisch. En permettant de libérer le regard, l’architecture de verre pourrait,

tout comme le train et le logophore, innover et modifier l’expérience de l’espace et,

plus globalement, du monde110.

D’ailleurs, les trois personnages partagent tous un rapport au progrès technique qui

se distingue de la logique dominante, qui, en l’occurrence, est celle de l’industrie.

Nous y reviendrons ultérieurement, mais nous pouvons néanmoins souligner que

l’architecte, tout comme les deux autres protagonistes, est moult fois critiqué pour

son manque de pragmatisme. En participant à de nombreux concours, il tente de

concrétiser ses aspirations architecturales en proposant des projets très éloignés

des préoccupations de la logique industrielle. Bien que « […] les jurys restaient

régulièrement frappés par le génie absolu de ses propositions, ils lui attribuaient des

mentions d’honneur et leurs félicitations, puis confiaient la réalisation à des

architectes plus pragmatiques. » (199) Encore une fois, se profile à l’horizon cette

idée d’un manque de pragmatisme ou, d’un autre point de vue, d’un débordement

d’idéalisme. La volonté d’innover de l’architecte, tout comme celle du bourgeois et

de l’inventeur, est en effet déterminée par ses rêves et ses fantasmagories ; son

manque de pragmatisme est, de fait, souvent mis en relief. Cela dit, si Pekisch et M.

Reihl étaient curieusement111 liés par un contexte sociotechnique précis – celui des

réseaux – il semble qu’il existe un lien de ce genre entre le bourgeois et l’architecte,

un lien inhérent à un contexte sociotechnique particulier.

109 Dans son mémoire, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », Odette Fortin a d’ailleurs approfondi cette idée à savoir dans quelle mesure l’architecture de verre, et la dialectique du dedans et du dehors qu’elle implique, figurent un symbole de la modernité. Pour plus d’informations, voir le chapitre II intitulé « Paysages de cristal ». 110 Comme le fait remarquer Odette Fortin, les aspirations d’Horeau ne sont pas sans rappeler celles de l’écrivain Paul Scheerbart qui publia au XXe siècle L’architecture de verre, un petit livre s’approchant d’un essai, dans lequel il expose les raisons pour lesquelles l’architecture moderne devrait se tourner vers le verre. 111 Nous disons bien curieusement, car, même s’ils s’intéressent à des inventions emblématiques du contexte d’émergence des réseaux, ils n’y contribuent aucunement.

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2. L’architecture de verre et son contexte sociotechnique

Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère.

Walter Benjamin112

Dans son mémoire, Odette Fortin a réalisé une analyse très riche de la trajectoire

d’Hector Horeau ; nos idées s’inscriront donc à plusieurs égards dans le sillon des

siennes. Commençons par mentionner le lien diégétique qui existe entre l’architecte

et le bourgeois de Quinnipak. Comme l’exprime Fortin, « [c]inq mots (“ Brevet

Andersson des Verreries Reihl ”) séparent et réunissent “ l’homme du train et

l’homme [des bâtiments de verre ] ” […] En soi un lien narratif (comme un passage,

une sorte de lieu transitoire) chargé d’établir un rapport logique de cause à effet

entre deux hommes113 ». Ce lien de cause à effet entre les deux hommes existe en

effet en ce que Horeau a besoin de Reihl pour réaliser sa quête puisque pour

construire ses bâtiments innovateurs, encore faut-il qu’il dispose de plaques de verre

de la taille souhaitée. Reihl devient en ce sens son adjuvant tout désigné.

Dans Châteaux de la colère comme dans la réalité114, Horeau participe à un

concours architectural organisé par la Société des arts de Londres, présidée par le

Prince Albert. Ce concours, qui consiste à recueillir des centaines de projets

architecturaux différents et d’en garder un seul, a pour but de trouver le design du

bâtiment de la première Exposition universelle de 1851. Après avoir soumis un

croquis d’une cathédrale de verre qu’il prend grand soin de nommer le Crystal

Palace, Horeau est retenu comme l’un des deux finalistes officiels du concours.

Voulant donner plus de crédibilité à son projet, il se rend à Quinnipak afin de

rencontrer l’homme qui, en plus de pouvoir répondre à sa demande gigantesque de

verre, pourrait mettre au point un système capable de faire des plaques de verre

112 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », dans Œuvres (Tome II), Paris, Gallimard, 2000, p. 369. 113 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 66. 114 Nous devons rappeler ici comme nous l’avons fait dans l’introduction qu’un réel Hector Horeau a bel et bien existé au XIXe siècle en Europe. Comme nous avons tenté de le faire avec les figures de M. Reihl et de Pekisch, c’est dans le but d’enrichir notre perception de la société du XIXe siècle que nous nous intéresserons à Hector Horeau. Les référents réels de ce dernier seront donc évoqués, mais notre rapport à ce dernier ne changera pas de celui que nous avons entretenu à l’égard des deux autres personnages. Cela dit, il sera intéressant de constater dans quelle mesure la présence de ce Hector Horeau fictionnel crée une représentation sociale propre à Châteaux de la colère.

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d’une dimension inédite115: « Il comprit qu’une trouvaille supplémentaire était

nécessaire : quelque chose qui donnât à la fascination exercée par le Crystal Palace

une base de crédibilité et une apparence tranquille de réalisme. Il cherchait une

solution, et celle-ci le rattrapa […] Cinq mots : “ Brevet Andersson des Verreries

Reihl ”. » (207)

Si les destins des deux hommes sont liés narrativement par le concours architectural

– auquel nous reviendrons ultérieurement – un autre lien très intéressant les unit :

« Ce qui fait tenir la construction [de verre], » (217) rappelle Horeau lors d’une

conversation avec Reihl, « c’est le fer. Le verre fait le reste. […] Le verre fait le

miracle, la magie ». (217) Pour tenir debout, le Crystal Palace nécessite en effet la

présence de poutrelles de fer. En ce sens, puisque Reihl et Horeau sont liés d’une

part au transport ferroviaire et d’autre part à l’architecture de verre, ils permettent de

renvoyer au contexte d’émergence de l’architecture industrielle116.

Dans les faits, ce sont les développements du train qui, favorisant vivement la

production de fer, encouragent par le fait même le développement de l’architecture

de verre. Comme le soutient Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, ce

type d’architecture est bel et bien tributaire de la production de rails :

Avec le fer, on voit pour la première fois un matériau artificiel intervenir dans l'histoire de l'architecture. Il subit une évolution dont le rythme va s'accélérer au cours du siècle. L’impulsion décisive se produit lorsqu’il s’avère que la locomotive, dont les premiers essais datent de la fin des années 1820, ne peut circuler que sur des rails de fer. Le rail est le premier élément susceptible d’être assemblé, le précurseur de la poutrelle117.

En s’inspirant de la pensée de Benjamin, Fortin fait remarquer ceci : puisque le verre

et le fer donnent lieu aux premières créations issues de l’architecture industrielle, il

est fort intéressant de constater que la relation entre Horeau et l’innovation permet

de réunir les domaines de l’art et de l’industrie. Or, à nos yeux, si la rencontre des

deux hommes évoque la naissance de ce type d’architecture, il faut rappeler

qu’Horeau est un artiste avide d’innover. Ce n’est pas tant parce que l’architecture

115 Les deux hommes conviendront même d’une entente dans l’éventualité où Horeau remporterait le concours. Dans le cas échéant, les verreries Reihl devront fournir « [à] peu près neuf mille » (217) plaques de verre à l’architecte. 116 « Du rail de “ l’homme de train ” à la poutrelle de “ l’homme du Crystal Palace ”, soutient Fortin, il n’y a ainsi qu’un pas à franchir pour voir éclore l’architecture industrielle. » Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 67. 117 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIXe siècle », dans Œuvres (Tome III), Paris, Gallimard, 2000, p. 46.

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de verre permet de joindre l’art et l’industrie qu’elle fascine Horeau, que parce qu’elle

inaugure un nouveau rapport au monde118. Évidemment, la trajectoire du

protagoniste met en scène cet investissement de l’art par l’industrie – et la dualité

qui en découle – mais pas uniquement.

Il est intéressant de constater que les trois protagonistes de Châteaux de la colère,

par les innovations auxquelles ils s’intéressent, participent à construire un portrait

sociotechnique chronologique du XIXe siècle. Chacune des innovations est amenée

d’une façon à permettre au lecteur d’entrer progressivement dans la diégèse du

roman comme dans l’histoire de certaines innovations emblématiques de la

révolution industrielle. Rappelons que c’est d’abord la vitesse révolutionnaire du

train qui a entrainé les développements des technologies communicationnelles –

auxquelles Pekisch s’intéresse – et que ce sont les rails du train qui favorisent les

développements de l’architecture de verre. La structure de la diégèse du roman

respecte ainsi la chronologie de l’Histoire et c’est la figure de Reihl qui permet

d’assurer la transition entre les deux autres protagonistes et entre les avancées

sociotechniques du XIXe siècle.

Le récit de Châteaux de la colère nous rappelle à certains égards la structure de

celui Du guépard de Guiseppe Tomasi di Lampedusa dans la mesure où la

progression diégétique fait avancer le lecteur dans les ruines sans cesse plus

évidentes de l’aristocratie italienne. Dans le récit de Baricco, la progression

diégétique fait avancer le lecteur au sein du contexte sociotechnique du XIXe siècle.

Le rapport insolite des personnages aux innovations construit toutefois un portrait

singulier du développement technique et social en faisant se confronter différentes

logiques. Allons voir de plus près la trajectoire de l’architecte français pour dégager

et comparer les logiques en présence.

118 Nous avons pu observer le même genre de motif avec M. Reihl et Pekisch : les deux innovations auxquelles ils s’intéressaient étaient liées par le contexte des réseaux alors que les deux héros étaient paradoxalement très loin de vouloir contribuer à l’épanouissement de ce contexte.

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3. Le Crystal Palace et la dualité de l’art et de l’industrie

Contemporaries of Crystal Palace stress two qualities above all else. An apparently paradoxical pair: on the one hand its practical arithmetic and down-to-earth common-sense; on the other, it’s dissolving spatial identity and insubstantiality. In more senses that one, here is a story part no-nonsense industrial accomplishment and part fairy tale; it is important but difficult, todays as then, to resist mixing them and reading it as the original fable of industrialized building.

John McKean119

Comme nous l’avons mentionné, l’histoire de Châteaux de la colère met en scène

le concours architectural de l’Exposition universelle de 1851. Dans la réalité comme

dans la fiction de Baricco, la Société des Arts se gardait le droit de proposer son

propre projet dans l’éventualité où aucun projet ne se révèlerait satisfaisant :

La Société des Arts se réservait par ailleurs la faculté de “ présenter son propre projet, qui rassemblerait les suggestions les plus fonctionnelles apparues dans les propositions aimablement avancées par tous les illustres participants ”. (203-205)

Malheureusement pour l’architecte français, ce ne seront finalement pas ses croquis

qui seront retenus par les membres du jury. Le lecteur apprend en effet sa défaite

dans un passage très particulier du roman120 où se mélange librement un maelström

d’actions et de voix de différents personnages. Nous en retiendrons l’essentiel :

Hector Horeau, il monte lentement le chemin qui mène à la maison Reihl – il n’y a guère plus qu’une poignée de minutes maintenant entre ces deux-là, l’homme du train et l’homme du Crystal Palace […] quelles nouvelles apporte-t-il ? se dit monsieur Reihl en entendant s’ouvrir la porte de son cabinet de travail […] il se passe la main dans les cheveux, Hector Horeau, et dit Nous avons perdu, monsieur Reihl, voilà ce que je voulais vous dire, nous avons perdu/voilà c’est arrivé/ voilà/ c’est arrivé/ c’est arrivé/ voilà […] Pas de Crystal Palace ? – Non, pas de Crystal Palace, monsieur Reihl […] Ils ont choisi le projet de Paxton – Qui est Paxton ? – Un autre que moi/. (247-252)

Qui est Paxton? Dans les faits, Joseph Paxton est l’architecte à la base du projet

proposé par la Société des arts, lequel, fait de verre et de poutrelles de fer, n’est

qu’une variante des croquis suggérés par Horeau. Les organisateurs de l’évènement

119 John McKean, Crystal Palace: Joseph Paxton and Charles Fox, Londres, Phaidon Press, 1997 p. 4. 120 Ce passage est celui de la cérémonie d’adieu de Pehnt. La narration devient particulière durant cette scène puisqu’elle ne cesse d’alterner les focalisations, faisant voir différentes scènes qui se déroulent néanmoins durant la marche des fanfares. Fait intéressant, pendant que les fanfares se rapprochent du point milieu, Hector Horeau se rapproche, quant à lui, de M. Reihl et du moment fatidique où il lui apprendra le dénouement du concours.

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ont en effet décidé de réaliser leur propre projet, le Crystal Palace121 de Joseph

Paxton. Châteaux de la colère ne livre toutefois pas à son lecteur toutes ces

informations. Le récepteur du roman apprend la défaite d’Horeau, mais il apprend

également quelques pages plus tard qu’un bâtiment de verre a bel et bien été

construit et qu’il porte le nom de Crystal Palace. Le récit entretient donc la confusion,

car, faute de connaître ces éléments historiques sur l’Exposition universelle de 1851,

le lecteur ne peut que s’en remettre à ce que le roman lui présente, c’est-à-dire un

Crystal Palace qui n’est pas celui d’Hector Horeau, mais qui, pourtant, repose sur

les mêmes idéaux architecturaux. Arrêtons-nous sur la nature du palace de verre de

la diégèse du roman.

Si l’on se penche sur sa nature autant matérielle qu’idéologique, celle-ci condense

des pôles plutôt contradictoires. D’abord, comme nous l’avons déjà mentionné, la

nature matérielle du bâtiment exprime le croisement entre l’art et l’industrie. Pour

l’une des premières fois de l’Histoire, un matériau artificiel, le rail, soit le symbole de

la révolution industrielle, est incorporé à une œuvre architecturale, unissant ainsi

deux pôles habituellement opposés. De surcroît, si l’on pense à la nature idéologique

du bâtiment, celle-ci combine également ces deux variables paradoxales. La

fonction de l’Exposition universelle est de faire la promotion des produits liés à

l’industrie. Comme le souligne la narratrice du roman, Hector Horeau participe à un

concours visant « […] la construction d’un très grand édifice capable d’accueillir une

prochaine, et mémorable, Grande Exposition Universelle des Produits de la

Technique et de l’Industrie. » (203-204) Sachant qu’Hector Horeau est avant tout,

dans l’univers de Châteaux de la colère, un artiste critiqué par son manque de

pragmatisme pour qui l’architecture est un produit de l’art, il nous apparaît d’emblée

curieux, voire paradoxal, de le voir finaliste à un concours qui vise la construction

d’un bâtiment dont la fonction est d’être une vitrine à la glorification de l’industrie.

D’ailleurs, le principal concerné, l’architecte français, est lui aussi fort surpris de

l’issue du concours. Il en vient même à douter du caractère innovateur de son

croquis tellement il est étonné de constater l’appui temporaire du jury :

121Joseph Paxton, l’architecte officiel de la Société des arts, est donc passé à l’histoire pour avoir inventé un bâtiment

innovateur alors que sa création n’était, en réalité, qu’une élaboration des idées architecturales des autres participants, dont celles de Hector Horeau.

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Horeau ne s’attendait pas à gagner. Il participait désormais aux concours non tant avec l’ambition de les remporter que pour le plaisir de déconcerter les jurys. Qu’il ait été choisi cette fois, parmi tant d’autres, lui fit se demander s’il n’avait pas présenté une banalité. (205)

Il peut être pertinent ici de mentionner une idée qu’Odette Fortin présente dans son

mémoire : selon plusieurs, dont Walter Benjamin, au XIXe siècle les expositions

universelles « […] transfigurent la valeur d’échange des marchandises [en créant]

un cadre où leur valeur d’usage passe au second plan122. » Ces évènements « […]

inaugurent une fantasmagorie à laquelle l’homme se livre pour se laisser distraire123.

» Le rapport entre la classe populaire et les produits de l’industrie évoluerait donc,

n’étant plus uniquement basé sur la valeur d’échange desdits produits puisque les

variables de l’émerveillement et de la séduction se greffent à ce rapport. C’est ce

que Benjamin nomme la fantasmagorie de la marchandise. À son sens, ce sont les

débuts de la société capitaliste qui auraient été encouragés par la tenue des

Expositions universelles124. Or, dans tout le roman, aucun passage ne décrit les

produits de l’industrie qui se trouvent exposés à l’intérieur du bâtiment de verre.

Comme c’est Hector Horeau qui présente à M. Reihl et – par le fait même au lecteur

attentif à leur conversation – le déroulement de l’Exposition, il semble que la fonction

de promouvoir l’industrie soit relayée au second plan dans l’univers du roman. Plus

encore, ce que les gens semblent retenir du Crystal Palace est non pas qu’il leur a

permis de contempler des marchandises, mais plutôt qu’il leur a fait sentir le pouvoir

ésotérique d’une architecture innovatrice :

Indescriptible. Les gens rentrent chez eux, après avoir vu le Crystal Palace, et ils disent : on ne peut pas décrire. Il faut y avoir été. Mais c’est comment ? C’est vrai qu’il y fait une chaleur à crever ? Non, ce n'est pas vrai. Et comment ont-ils fait ? Je ne sais pas. […] Et les vitres, parle-moi des vitres. Tout est en verre, comme une serre, mais en mille fois plus grand. Tu es dedans et c’est comme si tu étais dehors, et pourtant tu es dedans. Pas besoin de leur expliquer quoi que ce soit, aux gens, ils le savent bien, que c’est de la magie. Ils arrivent du dehors en marchant, et déjà ils ont compris, dès qu’ils le voient de loin, que personne n’a jamais vu une chose pareille. Et à mesure qu’ils s’approchent, ils imaginent. Un monde entier fait en verre. Tout serait plus léger, alors. Même les

122 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIXe siècle », op cit., p. 52-53. 123Ibid., p. 53. 124 Il peut être judicieux ici de nommer un autre aspect paradoxal qui gravite autour du Crystal Palace : selon Walter Benjamin, le verre, en plus d’être l’ennemi du mystère, est « […] aussi l’ennemi de la propriété. » Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », dans Œuvres (Tome II), Paris, Gallimard, 2000, p. 369. Puisque le verre est un matériau transparent, il lui est impossible de cacher quelque chose à la vue. L’architecture de verre donne donc lieu à des habitations dans lesquelles presque rien n’est protégé du regard d’autrui. Tout est en un sens partagé. Or, la propriété prend son sens à travers la possession exclusive d’un objet. Si cet objet peut être observé par quiconque, il ne représente dès lors plus une possession exclusive, au sens large que l’on peut accorder au terme « exclusif ». Dans cette perspective, selon le philosophe allemand, la nature architecturale du Crystal Palace rendrait insignifiant le besoin de possession alors que la tenue de l’Exposition universelle accomplirait le contraire.

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paroles et les horreurs, et même mourir. Une vie transparente. Et puis mourir avec les yeux qui peuvent regarder loin, et inspecter l’infini. (273-274)

Bien que la construction ne soit pas d’Horeau, le bâtiment de verre existe bel et bien

et les gens, en s’y rendant, peuvent expérimenter ce rapport au monde auquel

l’architecte a tant rêvé, soit un rapport au monde fondé sur un habile procédé ou une

sorte de ruse – pour reprendre les mots de l’architecte125 – puisqu’il permet autant

d’être protégé en dedans que de percevoir la profondeur des décors du dehors. En

se rendant au Crystal Palace, la classe populaire se livre à une fantasmagorie non

pas liée au fétiche de la marchandise comme Walter Benjamin le souligne à propos

des objectifs des expositions universelles, mais plutôt à une fantasmagorie des

pouvoirs de l’art, à une fantasmagorie qui ne peut être expliquée et qui est à des

années-lumière de toute logique industrielle rationnelle. La fonction du bâtiment de

verre semble donc délaissée dans l’univers du roman. Ce que semblent retenir les

gens de ce Crystal Palace, ce sont plutôt ses vertus artistiques avant-gardistes.

Encore une fois, le roman offre une sorte de décalage face aux fonctions premières

des inventions. Certes, les trois protagonistes ont un vif intérêt pour le progrès

technologique, mais cet intérêt s’écarte systématiquement des fonctions premières

de celles-ci : pour M. Reihl, le train n’est qu’un moyen de matérialiser la métaphore

du destin, pour Pekisch, ses recherches sur le logophore semblent être une façon

de laisser libre-cours à sa créativité et, enfin, pour Hector Horeau, le Crystal Palace

a comme seule fonction de concrétiser ses aspirations architecturales. À travers les

quêtes des protagonistes, Châteaux de la colère présente ainsi le portrait de son

rapport à l’innovation, innovation qui tend à se penser en dehors des schèmes de

pensées dominants. D’ailleurs, si l’on revient au Crystal Palace, la fascination des

visiteurs pour l’architecture de verre nous rappelle celle éprouvée par la population

lors de l’inauguration du chemin de fer reliant Manchester et Liverpool. Si l’on se

rappelle ce passage du roman, les spectateurs s’émerveillaient de la vitesse du train

non pas parce qu’elle allait faciliter les déplacements, mais parce qu’elle instituait un

rapport surhumain au monde. Baricco rapproche ainsi l’opinion populaire de la

125 En effet, l’architecture de verre attire Horeau, car elle représente une sorte d’artifice face au monde extérieur : « Comprenez-vous ? c’est ce qui est magique dans le verre… protéger sans emprisonner… être dans un endroit et pouvoir regarder partout, avoir un toit et voir le ciel… se sentir dedans et se sentir dehors, simultanément… une ruse, rien qu’une ruse…si vous voulez une chose mais qu’elle vous fait peur, vous n’avez qu’à mettre une plaque de verre au milieu ». (220-221)

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logique des protagonistes face aux innovations technologiques. Si le Crystal Palace

et la Rocket de Stephenson fascinent le peuple, ce n’est pas tant pour leur virtuosité

technique en soi que pour leur capacité à changer le rapport au monde. Les

préoccupations utilitaires – inhérentes à la logique industrielle – sont évincées de ce

rapport. Ces innovations permettent de laisser libre cours aux fantasmagories du

peuple et, en ce sens, il semble que la logique industrielle à laquelle se butent les

protagonistes ne soit pas davantage soutenue par les gens qui assistent aux

développements des nouvelles technologies. C’est avant tout le rêve qui surplombe

leur vision de celles-ci.

Si nous revenons à l’édifice de verre, celui-ci permet pour la première fois dans le

roman de condenser deux pôles qui, jusque-là, se montrent portant antipodiques :

la logique industrielle pragmatique et la logique artistique idéaliste. Nous avons vu

que Pekisch et M. Reihl n’ont jamais réussi à matérialiser leur volonté à innover en

raison de leur indifférence à respecter la logique industrielle : Pekisch voulait

contribuer aux sciences à partir de la logique d’un artiste créateur alors que M. Reihl

désirait développer le train pour des raisons personnelles qui s’éloignent des

préoccupations pragmatiques liées à l’industrie. Or, la présence de la cathédrale de

verre dans la diégèse du roman parvient, elle, à abolir cette opposition. Alors que

Reihl et Pekisch se sont butés au pouvoir contraignant de la logique industrielle,

c’est ce même pouvoir qui, ironiquement cette fois, permet la création d’un bâtiment

qui condense les rêves et l’industrie. Même si le Crystal Palace n’est pas celui

d’Hector Horeau, il demeure que ses idéaux sont réalisés et, qu’en ce sens, sa

trajectoire est de loin plus fructueuse que celles des deux autres protagonistes, du

moins à cette étape du roman.

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4. Les ruines prospectives du Crystal Palace ou la fin d’un rêve

Car les leçons de l’histoire sont ici celles de ses ruines, comme si la force d’altération du temps – en soi capable du meilleur et du pire – n’annonçait plus qu’une catastrophe qu’il fallait commémorer avant même qu’elle n’advienne.

Jean-François Hamel126

C’est ainsi qu’en nous faisant revisiter l’édification du Crystal Palace, Baricco nous

invite à revoir un moment particulier du XIXe siècle qu’il présente comme une

conjugaison des aspirations industrielles et des rêves de l’art. Comme tout espoir

pour les protagonistes connait vraisemblablement une fin dans Châteaux de la

colère, cette combinaison finit, elle aussi, en cendres et, cette fois, c’est bien au sens

littéral puisque le Crystal Palace succombe à l’attaque d’un incendie. Bien que cet

évènement soit de fait postérieur à l’époque du roman127, c’est bel et bien Hector

Horeau qui en prend connaissance, et ce, malgré le fossé temporel qui sépare son

époque et celle de l’incendie réel. C’est en fait à travers le récit proleptique d’un

autre personnage, un homme qui s’amuse à écrire une encyclopédie imaginaire128

– ou fictionnelle – qu’Hector Horeau apprend la fin du Crystal Palace :

Un jour il m’arrive une lettre où quelqu’un m’écrit je veux rencontrer l’homme qui a imaginé le Crystal Palace. Écriture de femme. Une signature, Rebecca. […] Je finis donc par aller au rendez-vous […] Je suis celui qui a imaginé le Crystal Palace. Je suis Rebecca. […] Rebecca dit J’ai épousé un homme merveilleux, il est médecin, il a disparu il y a un mois, sans rien dire, sans laisser une ligne, rien. Il avait un hobby un peu particulier, pratiquement une manie, il travaillait à ça depuis des années : il écrivait une encyclopédie imaginaire. Je veux dire qu’il inventait des personnages célèbres, je ne sais pas, des artistes, des savants, des politiciens, et il écrivait leur biographie et ce qu’ils avaient fait. […] Il y avait votre histoire, et puis toute l’affaire du Crystal Palace, jusqu’à la fin. La fin ? Quelle fin ? Jusqu’à la fin, dit Rebecca. Et c’est ainsi que j’ai su comment finirait le Crystal Palace. (275-276)

S’étalant encore sur plusieurs pages, cet extrait relate alors le déroulement de

l’incendie, en soulignant d’ailleurs son caractère absurde – mais pourtant réel – en

126Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », dans Protée, vol. XXXV, n°2 (automne 2007), p. 10-11. 127 Dans les faits officiels, le Crystal Palace succombe à un incendie le 30 novembre 1936. Pour plus d’informations, lire : John McKean, Crystal Palace : Joseph Paxton and Charles Fox, op cit., p. 49. 128 Il serait d’ailleurs fort intéressant de prolonger les réflexions d’Odette Fortin quant à cette présence sibylline de l’encyclopédie. Quel crédit accorder au contenu de cette encyclopédie de personnages fictionnels, quand elle reflète la vie d’Hector Horeau, une figure qui est pour nous réelle ?

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regard des matériaux principaux qui constituent le bâtiment : le verre et le fer, soit

deux matériaux qui ne sont pas particulièrement connus pour leur capacité à bruler

facilement : « Comment ça peut bruler quelque chose qui est en fer et en verre ?

c’est vrai, comment est-ce possible une chose pareille, ça ne brule pas, le fer, le

verre, non plus, et pourtant les flammes sont en train de tout engloutir ». (279)

Horeau prend donc conscience des ruines du Crystal Palace à travers le récit

proleptique de l’encyclopédie. Tout comme la relation unissant M. Reihl à Élizabeth

qui, à la fin du récit, est rouillée et posée sur seulement deux rails, le reste du chemin

de fer ayant été démantelé, la présence des décombres du Crystal Palace met

également de l’avant un imaginaire de la ruine auquel nous désirons accorder notre

attention. Les pensées de Jean-François Hamel nous seront encore une fois d’une

grande utilité.

Dans son article « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin », Hamel, en étudiant

notamment le roman Le Dernier Homme de Grainville, s’intéresse à un passage

particulier du texte, soit celui où le narrateur de l’histoire fait la rencontre d’un esprit

céleste. Ce dernier permet alors au narrateur de contempler les ruines futures de

Paris. Faisant face aux ruines prospectives de sa ville, le narrateur peut

expérimenter un rapport au temps qui, aux yeux de Hamel, suggère une inversion

du modèle de l’Historia magistra vitae. Au lieu de sonder le passé pour y trouver

l’exemplum à suivre, le personnage se voit offert la possibilité de trouver l’exemplum

au sein d’un futur éloigné « […] que les hommes doivent se remémorer pour y

conformer leur conduite, comme si c’était désormais l’avenir, mais un avenir

catastrophique, qui éclairait le présent129. » Dans Châteaux de la colère, Hector

Horeau est soumis à un type d’expérience temporelle qui ressemble à celui du

narrateur de Grainville : en apprenant l’issue future du Crystal Palace, l’avenir se

révèle à lui et devient un souvenir. Autant pour Horeau que pour le personnage de

Grainville, cet avenir se révèle sous des signes catastrophiques puisqu’il donne lieu

à un amoncellement de ruines. Ce qui fut pour lui le plus près de ses ambitions

utopistes, soit le Crystal Palace, est détruit par un incendie. En plus de lui apprendre

129 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », op cit., p. 10.

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la chute du bâtiment de verre, les paroles de Rebecca recèlent une portée

symbolique pour l’architecte français : cet incident est pour lui vécu comme la fin de

son idéal architectural :

[Le Crystal Palace] se laissa consumer petit à petit, presque sans résister, et à la fin se plia en deux, vaincu à jamais, sa colonne vertébrale se brisa en deux, cruellement fracassée, cette grande poutre de fer qui le parcourait tout entier, d’un bout à l’autre, elle se rompit après avoir résisté pendant des heures mais elle n’en pouvait plus, elle se déchira dans un grondement terrible que personne ne pourra oublier, on l’entendit à des kilomètres de là, comme si une bombe immense avait explosé, fracassant la nuit aux alentours, et le sommeil de chacun. C’était quoi, maman? Je ne sais pas, J’ai peur, N’aie pas peur, rendors-toi, Mais c’était quoi ? Je ne sais pas, mon petit, quelque chose a dû s’écrouler, le Crystal Palace s’est écroulé, voilà la vérité, il est tombé à genoux et il a rendu les armes, à jamais perdu, disparu, évanoui, et plus rien, voilà ce qui s’est passé, tout est fini, pour toujours cette fois, fini dans le néant, pour toujours. Quel que soit, celui qui l’a rêvé, il s’est réveillé maintenant. (280)

Particulièrement évocateur, ce passage, en plus de marteler la fin du Crystal Palace,

semble jouer sur l’alliance entre le fer et le verre, soit le symbole de l’alliance entre

l’art et l’industrie. C’est « après avoir résisté durant des heures » que la « colonne

vertébrale » du bâtiment, soit le parfait symbole de l’industrie130, se déchire dans un

grondement terrible, qui entraine la chute de l’union entre le fer et le verre. La fin du

Crystal Palace rappelle à certains égards la force du destin qui fascinait tant M.

Reihl, sur laquelle ni l’artiste ni l’homme de l’industrie n’a d’emprise. Cette fois, ce

n’est pas la logique pragmatique industrielle qui réduit à néant les idéaux de

l’architecte, mais bien une force extérieure, faisant apparaitre les ruines du Crystal

Palace comme quelque chose d’inexorable. Or, comme le relate la narratrice,

l’incendie a comme impact de ramener la population à la réalité : « Quel qu’il soit,

celui qui l’a rêvé, il s’est réveillé maintenant. » (280) Si le Crystal Palace ne semble

avoir été qu’un songe épargné jusque-là par la réalité, l’incendie s’est chargé de

remédier à la situation.

Chose certaine, ce même incendie crie à Horeau l’impossible pérennité de ses

idéaux. Aussi cette vision prospective change-t-elle profondément son rapport au

monde et, par extension, son expérience temporelle : son rapport au présent se

pétrifie face à un futur dont il connaît déjà l’issue et qu’il peut même vivre comme

une mémoire du passé. Le présent d’Horeau, à la fin du récit, tout comme celui de

M. Reihl, semble devenu complètement vide d’intérêt. Comme sa quête d’innover

130 Les poutres de fer.

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se révèle tout autant infructueuse que celle de ses comparses et comme son art

progressiste est voué à sombrer dans les ruines, il fuit le monde qu’il a sous les yeux

en s’isolant dans un hôpital psychiatrique, où il commence à vivre en tant que

bénévole dont les loisirs sont inexistants : « Il se retirait dans sa chambre, chaque

soir, à la même heure. Sur sa table de nuit, il n’y avait pas de livres, il n’y avait pas

de photographies. Personne ne l’avait jamais vu écrire ou recevoir une lettre. On

aurait dit un homme venu du néant. » (312) Pendant des années, Horeau s’en tient

à ce mode de vie jusqu’à ce qu’il finisse par endosser l’uniforme rayé réservé aux

fous pour ne plus jamais l’enlever : « La pendule s’était à jamais enrayée. Durant les

six années qu’il passa encore dans l’hôpital personne ne l’entendit prononcer une

seule parole. […] Il mourut, une nuit d’été, le cerveau inondé de sang. » (317) Le

dénouement de la trajectoire d’Horeau, tout comme ceux de M. Reihl et Pekisch, se

montre soumis à une ironie des plus tragiques : lui qui rêvait d’un monde où

l’enfermement n’existerait plus, il s’isole pourtant dans un bâtiment fermé et coupé

de la société où il passe ses derniers jours entre quatre murs opaques, s’éloignant

à jamais d’un monde qui l’a conduit au désenchantement, enfermant de surcroît

avec lui ses aspirations innovatrices. Tout juste avant de sombrer définitivement

dans la folie et avant son mutisme qui durera 6 années, Horeau condamne son

époque ainsi que la société à laquelle il aura tenté en vain de contribuer : « Je

méprise votre destin. Et maintenant que vous m’avez volé le mien, la seule chose

qui m’importe c’est de vous savoir crevés. [….] Je voulais juste vivre, au fond. »

(317) Ironiquement, Horeau aura été brisé par le futur alors que ce même futur était

ce qu’il lui permettait de croire en un monde meilleur. Cela dit, ce n’est pas

seulement ce personnage, mais bien les trois protagonistes de Châteaux de la

colère qui voient leurs aspirations réduites en cendres. Il semble impossible pour

ces rêveurs dans cet univers qui s’ouvre à la réalité industrielle de matérialiser leurs

vœux. Tels des protagonistes Du Château de Kafka, M. Reihl, Pekisch et Hector

Horeau sont incapables d’atteindre leur propre château qui, dans l’histoire de

Baricco, est représenté par leur volonté d’innover. En ce sens, le portrait social qu’ils

participent à peindre est chargé de déceptions et même de rancœur. Cela nous

ramène au titre du roman et au lien qu’il semble entretenir avec la quête infructueuse

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des protagonistes. Pourquoi leur quête se solde-t-elle par une suite d’échecs qui les

atteignent au point de leur faire vivre une vive colère ? En conclusion de ce mémoire,

il est le temps de nous pencher sur la fin fort déstabilisante du roman.

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Conclusion

Dans ce mémoire, nous nous sommes intéressé à la société textuelle de Châteaux

de la colère en accordant une attention particulière à son rapport à l’innovation.

L’objectif de notre démarche était d’analyser ce rapport particulier en fonction de

l’avènement de la révolution industrielle afin de saisir la lecture critique du XIXe siècle

qui s’en dégageait. Pour ce faire, nous avons étudié la quête des trois protagonistes,

M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau, qui tentent de participer à l’innovation. Il est

maintenant temps de poser un regard englobant sur les particularités de la relation

des protagonistes au progrès. Nous pourrons ainsi saisir quelles sont les

significations et la portée que cette relation produit. Commençons par un résumé de

ce que nous avons vu ci-dessus.

D’abord, nous avons pu observer l’étrange attrait de M. Reihl pour le train. Pour ce

personnage, qui représente à Quinnipak un homme d’affaires admirable dont la

conscience temporelle est constamment tournée vers l’avenir, le train est une

énorme source de fascination. Or, il est tellement fasciné par la vitesse

révolutionnaire de cette invention qu’il en vient à délaisser sa valeur utilitaire. Aussi

n’est-il pas étonnant de constater que sa conception de l’invention entre en conflit

avec celle des ingénieurs chargés d’installer le chemin de fer à Quinnipak. Selon le

bourgeois de Quinnipak, une locomotive qui file en parfaite ligne droite sur une voie

ferrée à une vitesse révolutionnaire rappelle la métaphore du destin. Plus

exactement, à ses yeux, lorsque le train file en suivant un tracé rectiligne et que sa

force d’inertie est telle que rien ne peut l’arrêter, il ressemble au mouvement

inéluctable et incorruptible du destin, tel qu’on tend à le concevoir dans la culture

occidentale. Ce qui fascine donc M. Reihl dans cette innovation technique, c’est à la

fois le phénomène physique hors du commun et sa portée signifiante et même

métaphysique. Son caractère utilitaire n’est pour lui d’aucun intérêt. Sa relation à

cette innovation met ainsi de l’avant une façon antithétique d’appréhender

l’innovation : l’une propre à l’industrie, qui conçoit l’innovation à partir de

préoccupations fondamentalement utilitaires ; l’autre, celle de M. Reihl, qui voit

l’innovation comme une façon de répondre à ses fantasmes de vivre un nouveau

rapport au monde. Bien que le bourgeois sache parfaitement pour quelles raisons

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il désire développer le train à Quinnipak, il se révèle incapable d’amasser les

capitaux nécessaires pour réaliser pleinement son projet. Comme ses affaires

périclitent et qu’il ne peut plus payer les travaux, la compagnie ferroviaire quitte

Quinnipak en laissant derrière elle Elizabeth, la locomotive, avec un tout petit

tronçon de rails sous elle. À la fin du récit, M. Reihl est seul et il fait l’expérience

d’une réalité marquée par les déceptions et le désenchantement. Son expérience

du temps se pétrifie dans un éternel présent.

En ce qui concerne Pekisch, à tour de rôle inventeur, scientifique, musicien et chef

d’orchestre, ce sont toutes les sphères de sa vie qui s’articulent autour d’une volonté

d’innover. Pour le bien de ce mémoire, nous nous sommes plus longuement attardé

à son rapport au logophore puisqu’il illustre à nos yeux une relation paradoxale aux

progrès de la science. Dans le premier passage du roman qui met en scène le

personnage, ce dernier se présente en pleine démarche scientifique, car, en plus de

tenter d’améliorer les capacités à communiquer du logophore, il partage ses

résultats auprès du Pr Dallet, le père de cette invention. Or, ce que montre sa

démarche farfelue, c’est que sa conception de la voix n’est aucunement fondée sur

des connaissances scientifiques rigoureuses. Dans son rapport à l’innovation,

Pekisch ne semble pas distinguer une démarche artistique d’une démarche

scientifique. En fait, son rapport à l’innovation se traduit davantage par le fait de

créer que par le fait d’innover. Chaque invention semble être le fruit d’une création

artistique. Or, comme nous le montre sa quête infructueuse pour l’amélioration du

logophore, le personnage incarne une intéressante juxtaposition entre deux

paradigmes socioculturels : l’un lié à l’Ancien monde, l’autre lié au monde moderne.

D’ailleurs, dans son expérience temporelle, le personnage est également fasciné

par la juxtaposition entre le futur et le passé et par le processus de transition qui en

résulte. Au contraire de M. Reihl qui n’avait d’yeux que pour l’avenir, Pekisch est

intéressé par la tension existante entre le passé et le futur. Finalement, à la suite de

sa dispute avec l’être auquel il est le plus chèrement lié, Penht, Pekisch finit par

mourir de son obsession pour l’innovation ou, plus spécifiquement, pour la création.

Enfin, le destin qui attend le dernier des protagonistes, Hector Horeau, n’est guère

plus lumineux. Tout comme ses comparses, cet architecte français est guidé par

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une volonté intarissable d’innover. Horeau rêve de cités utopiques où l’architecture

de verre dominerait les rues. Pour lui, une pareille architecture reviendrait à instituer

une nouvelle façon de vivre, basée sur les grandes vertus qu’il accorde à la

transparence du verre. Étant libéré de toute contrainte d’opacité, le regard pourrait

ainsi se poser là où il veut tout en continuant d'être protégé. Aussi les résidents des

habitations de verre pourraient expérimenter un rapport au monde où le dehors et le

dedans ne feraient qu’un grâce à l’artifice que représente le verre : protéger tout en

pouvant libérer. Cette volonté de vivre une sensation inédite du monde n’est bien

sûr pas sans rappeler le souhait de M. Reihl et de Pekish. D’ailleurs, comme eux,

Horeau échoue à concrétiser ses aspirations. Toutefois, contrairement à Pekisch et

M. Reihl, il finit par voir temporairement la lumière au bout du tunnel lorsqu’il se

révèle être l’un des deux finalistes du concours d’architecture de la Société des arts

de Londres, auquel il a présenté ses croquis du Crystal Palace. C’est à travers la

présence paradoxale de ce bâtiment et de la tenue de l’Exposition universelle dans

l’univers du roman que se déploie une réflexion sur la dualité entre l’art et l’industrie.

Alors que cette combinaison semblait impossible à la lumière de la quête

infructueuse de Pekisch, il semble qu’elle se concrétise à travers l’édification du

Crystal Palace. Comme nous l’avons vu, pour Horeau, cette dualité n’a cependant

aucune importance. Seuls ses idéaux de transparence comptent. D’ailleurs, ce que

l’histoire de Châteaux de la colère met de l’avant avec cette présence du Crystal

Palace, c’est la sensation du monde inédite qu’il permet de faire vivre à ses visiteurs.

La fonction de ce bâtiment, qui est de glorifier les produits de l’industrie, reste en

arrière-plan. En ce sens, tout comme M. Reihl, Horeau tend lui aussi à évincer le

caractère utilitaire du progrès technique. Seulement, comme tout espoir semble

connaître une chute dans ce roman, la concrétisation des idéaux de l’architecte

tombe elle aussi en ruines. C’est à partir d’une vision proleptique de l’incendie du

Crystal Palace qu’Hector Horeau prend conscience de la défaite de ses idéaux.

Connaissant ainsi ce qui lui réserve l’avenir, ce dernier, dégouté, décide de

s’enfermer dans un hôpital psychiatrique afin de quitter le monde qu’il habite, là où

il n’existe qu’un éternel présent.

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L’importance de créer dans Châteaux de la colère

Châteaux de la colère met donc en scène plusieurs représentations de

l’innovation. Néanmoins, deux d’entre elles se distinguent plus particulièrement.

D’un côté se présente la vision des protagonistes que nous pouvons résumer ainsi :

pour ceux-ci, l’innovation représente une façon d’expérimenter une sensation inédite

du monde. En outre, cette vision se rapproche de la création, puisque tous trois

veulent donner vie à des nouvelles façons de vivre. M. Reihl veut un train pour faire

l’expérience d’un phénomène métaphysique, Pekisch tente d’améliorer le logophore

pour réaliser une possibilité qui n’existe pas encore, soit réentendre sa propre voix

et, enfin, Hector Horeau s’intéresse à l’architecture de verre puisqu’elle institue un

mode de vie où les mondes extérieur et intérieur ne sont plus distincts. D’un autre

côté, une vision différente de l’innovation est véhiculée par le discours dominant de

la logique industrielle. Celle-ci est avant tout envisagée à partir de préoccupations

utilitaires dont les profits économiques font évidemment partie. Ce que montre le

dénouement des quêtes des protagonistes, c’est que la vision industrielle du progrès

représente le discours hégémonique et qu’il semble impossible de profiter de

l’innovation en tentant de s’affranchir de ce discours. À nos yeux, l’histoire de

Quinnipak illustre cette naissance d’un culte pour une logique utilitariste au XIXe

siècle. Pour les figures d’autorité contre lesquelles se butent les protagonistes, le

fait de vouloir jouir du progrès, plus particulièrement s’il est d’ordre technique, revient

à vouloir répondre à un désir utilitaire.

Ainsi Châteaux de la colère met-il en scène une société marquée par différentes

façons d’appréhender le progrès. Déchirée par deux époques qui comportent

chacune des paradigmes distincts, la société, telle que nous l’avons étudiée à partir

de nos observations, vit un processus de transition parsemé d’accrocs. Alors qu’on

pourrait s’attendre à ce que la fin du roman se termine sur les quêtes infructueuses

des protagonistes, elle s’ouvre au contraire sur une nouvelle avenue. Mettant en

scène un nouveau personnage, qui se révèle être la narratrice du roman, la fin

relance une réflexion sur l’importance de la création dans cet univers fictionnel.

Dans l’ultime chapitre du roman se présente en effet une femme qui se confesse par

l’entremise de son journal. De ses confessions inattendues, nous comprenons

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qu’elle traverse l’océan Atlantique en bateau le 14 février 1922 dans le but d’accoster

en Amérique. Pour payer sa traversée, elle doit rendre des faveurs sexuelles au

capitaine du navire. Afin d’échapper à la difficulté de sa réalité, elle se réfugie dans

un lieu que seul son imaginaire peut visiter : Quinnipak. C’est son copain, Tool,

enfermé en prison, qui lui a inculqué cette façon de trouver refuge face à la cruauté

de leur existence :

C’est Tool qui m’a appris ce truc-là. Aller à Quinnipak, dormir à Quinnipak, se sauver à Quinnipak. Des fois, je lui demandais « Où étais-tu, tout le monde te cherchait ? ». Et il me disait « J’ai fait un saut à Quinnipak ». C’est une espèce de jeu. Ça sert quand la saloperie te colle trop à la peau, et que tu n’arrives pas à t’en débarrasser. Alors tu te pelotonnes quelque part, tu fermes les yeux et tu commences à t’inventer des histoires. (332-333)

Comme le faisait remarquer Jean-François Chassay, le lecteur réalise alors que tout

ce qu’il vient de lire a en fait été créé par cette femme qui, comme une « […] nouvelle

Schéhérazade131 », s’inventait des histoires pour survivre psychologiquement à sa

situation. Prend place alors une lecture ludique – tout en étant tragique – puisque la

narratrice, en révélant toutes ses cartes, révèle par le fait même toutes ses sources

d’inspiration132.Tout comme son prénom l’évoque, Tool et les évènements qui

constituent la vie de la narratrice ne sont, en fait, que les outils – ou des instruments

– avec lesquels la narratrice arrive à créer l’histoire de Quinnipak. Ainsi réalisons-

nous que le récit de Châteaux de la colère est construit à partir d’un emboitement

temporel à trois niveaux : le XIXe siècle, l’année 1922 et l’époque de Baricco, soit la

fin du XXe siècle. Au lieu de contenir une lecture du passé, le roman en contient

deux. C’est donc par la médiation de la narratrice que Baricco explore son rapport

au XIXe siècle. D’ailleurs, nous désirons nous attarder brièvement sur la situation

énonciative de la narratrice.

En voyageant sur un transatlantique, celle-ci se dirige vers l’Amérique dans l’espoir

de vivre une situation nouvelle et meilleure : « Dieu sait où j’ai pris la force de faire

ça. Mais un jour, j’ai rempli une valise et je suis partie. La capitaine Abegg, c’est une

amie à moi qui me l’avait fait rencontrer. Il disait que de l’autre côté de l’océan, tout

131 Jean François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », op cit,. p. 92. 132 Par exemple, lorsqu’ils étaient plus jeunes, son copain et elle communiquaient dans un long tube en carton et le grand-père de Tool n’était rien de moins qu’un maître de musique. Nous pouvons évidemment repérer les référents de la figure de Pekisch à travers ces détails.

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était différent. Alors je suis partie. » (336) En plus de se trouver sur un bateau en

mouvement, elle se situe entre deux endroits distincts, soit l’Europe et l’Amérique.

Ces deux endroits représentent d’une part un monde ancien qu’elle connait et,

d’autre part, un monde nouveau qu’elle ne connait pas. En outre, elle écrit son

journal en 1922, soit une époque postérieure aux grandes années d’effervescence

de la révolution industrielle. Or, le moyen de transport qu’elle utilise, le

transatlantique, renvoie à une invention emblématique de la révolution industrielle.

Si l’on se fie à l’historien David J. Clarke, qui s’intéresse à l’histoire du transatlantique

à vapeur, cette invention connut son heure de gloire dans la deuxième moitié du

XIXe siècle133. De plus, c’est pendant la fin des années 20 que l’avion commença à

transporter des passagers: « During the late 1920s and early 1930s, the U.S. Post

Office instituted payment formulas that favoured aircraft large enough to carry

passengers as well as mail134. » Nous voyons ainsi la figure du bateau comme un

moyen de transport qui, tout comme le cabriolet d’Arnold au début du roman,

s’apprête à être déclassé par le progrès d’autres moyens de transport.

Les détails de cette scène nous rappellent en effet Arnold et la première scène du

roman. Tout comme Arnold qui se déplaçait encore en cabriolet alors que l’invention

du train était aux portes de Quinnipak, la narratrice entre dans une nouvelle époque

en utilisant un des moyens de transport emblématiques de l’époque qu’elle fuit. Il

nous semble que ce parallélisme entre la fin et le début du roman rappelle le

caractère cyclique du processus de transition entre différentes époques. Tout

comme l’ont vécu certains personnages qu’elle a créés, la narratrice s’apprête à

vivre en Amérique un processus de transition entre un monde qu’elle connait et un

monde qu’elle ne connait pas. Plus encore, tout comme elle, les personnages de sa

fiction font face à un avenir qu’ils ne peuvent pas prévoir. Si nous avons dit maintes

fois dans ce mémoire que Baricco tentait de questionner sa propre époque en

représentant un XIXe siècle fictionnel, nous pensons que la narratrice en fait tout

autant en imaginant l’histoire de Quinnipak. Comme elle l’avoue en pensant à son

133 Lire à ce sujet : David J. Clark, « The Development of a Pioneering Steamship Line : William Wheelwright and the Origins of the Pacific Steam Navigation Company », dans International Journal of Maritime History, XX, n°1 (Juin 2008), p. 221-250. 134 Walter James Boyne, « History of flight », dans Britannica Academic, Encyclopædia Britannica online [en ligne]. https://academic-eb-com.acces.bibl.ulaval.ca/levels/collegiate/article/history-of-flight/390563 [Texte consulté le 20 avril 2018].

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avenir inconnu, c’est un sentiment contradictoire de peur et d’envie qui l’habite

durant sa traversée :

Qui sait comment elle est, cette terre de là-bas ? Des fois je suis sûre que là-bas ce sera le bonheur. D’autres fois, rien que d’y penser, il me vient une tristesse dingue. […] J’en ai beaucoup vu, mais il y a deux choses qui ont réussi à me coller autant d’envie et autant de peur dans le même moment. Le sourire de Tool, quand Tool était là. Et maintenant l’Amérique. (336-337)

Certes, sa position énonciative rappelle celle de Baricco et celle de ses

personnages, mais ce qui attire d’autant plus notre intérêt dans la fin de ce roman,

c’est la notion de création. Nous pouvons en effet constater que Baricco et ses

personnages sont animés par le même désir ou besoin : celui de créer. Pensons

d’abord à la narratrice qui se sert de son imagination pour créer une histoire à partir

de laquelle elle tente de comprendre son présent et d’appréhender son avenir.

Pensons maintenant aux trois protagonistes qui, s’ils ne sont pas en train de créer

de nouvelles inventions, s’intéressent à des innovations en leur conférant un sens

inédit et qui, par conséquent, donnent vie à de nouvelles inventions. Leur rapport au

progrès se révèle en effet beaucoup plus près du monde de la créativité que du

monde de l’utilité. En ce sens, tout comme la narratrice et Baricco, c’est en créant

qu’ils réagissent aux turbulences de leur réalité. Peut-être que tout comme leur

créateur, les protagonistes créent afin de donner un sens à une époque qu’ils ne

peuvent pas comprendre. Seulement, nous ne pouvons pas être certain de la

véracité de cette affirmation. Pour cela, il faudrait à nouveau nous pencher sur ce

roman qui, comme nous le constatons, regorge encore d’avenues fécondes. Nous

pouvons néanmoins conclure cette étude par l’observation suivante : la présence de

la narratrice à la fin du récit tend à montrer l’importance de la création dans l’univers

du roman. Certes, le fait de créer lui sert à mieux appréhender sa réalité, mais elle

lui sert aussi à supporter la traversée en bateau. Posons maintenant cette question :

malgré les échecs des quêtes des protagonistes, est-ce que leur créativité a eu une

quelconque utilité ? Il nous semble que oui. Ces personnages ont permis à une

partie de la société textuelle de vivre toutes sortes d’expériences hors de l’ordinaire.

Pensons à Pekisch qui, avec son spectacle des fanfares ou bien avec son

humanophone, a permis aux habitants de Quinnipak de vivre des sensations

existentielles inédites. Pensons aux visiteurs du Crystal Palace qui revenaient de

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leur visite avec l’impression d’avoir expérimenté un phénomène surnaturel. Enfin,

pensons à M. Reihl qui, en développant le train, matérialisait la fascination de la

classe populaire pour la vitesse. La créativité des personnages comporte donc un

certain attrait pour le reste de la population. De plus, tout au long du roman, le récit

de la narratrice comporte des adresses directes à de potentiels lecteurs, créant un

auditoire fictionnel. Cette particularité n’est pas anodine puisqu’elle suggère l’idée

d’une transmission de savoir, un peu comme si d’autres personnes allaient pouvoir

un jour lire son récit. En somme, la notion de créativité dans l’univers de Châteaux

de la colère est non pas fermée sur elle-même, mais plutôt ouverte aux autres et

porteuse d’expériences du monde inédites. En cela, la création ne rejette pas

complètement la logique utilitariste : elle cherche plutôt à la redéfinir.

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BIBLIOGRAPHIE

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135 Il est à noter que nous travaillons à partir des œuvres traduites de l’italien au français par Françoise Brun, à l’exception des Barbares qui a été traduit par Françoise Brun et Vincent Raynaud.

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Montréal, UQÀM, 2004, 128 f.

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