“La religion du Capital” – cette

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Paul Lafargue (1887) LA RELIGION DU CAPITAL Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Paul Lafargue (1887)

LA RELIGIONDU CAPITAL

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-MarieTremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep deChicoutimi à partir de :

Paul Lafargue (1887)

La religion du capital.

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Paul Lafargue(1887), “La religion du capital” publié originalement en 1887.Réimpression : Éditions Climats, 1995, Castelnau-Le-Nez, 102 pages.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2001 pour Macintosh.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 12 septembre 2002 à Chicoutimi, Québec,au Royaume du Saguenay en désintégration.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 3

Table des matières

La religion du Capital

1. Le congrès de Londres2. Le catéchisme des travailleurs3. Le sermon de la courtisane4. L'Ecclésiaste ou le livre du capitaliste

A Nature du Dieu-Capital.B Élu du CapitalC Devoirs du capitaliste

§ 1§ 2§ 3

D Maximes de la sagesse divineE Ultima Verba

5. Prières capitalistes

A Oraison dominicaleB CredoC Salutations. (Ave Miseria.)D Adoration de l'or

6. Lamentations de Job Rothschild, le capitaliste

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 4

La religion du Capital - cette « farce » savoureuse de l'auteur duDroit à la paresse - publiée pour la première fois en 1887, est lecompte-rendu d'un congrès international tenu à Londres, au coursduquel les représentants les plus éminents de la bourgeoisie rédigentles Actes d'une nouvelle religion pour ce Chaos qu'ils ont créé et ontdécidé d'appeler « Monde civilisé ». - Une nouvelle religion, suscep-tible non seulement « d'arrêter le dangereux envahissement des idéessocialistes », mais capable de donner à ce monde chaotique et capita-listique une forme au moins apparemment définitive. Il faut bel etbien au Capital un Dieu propre, qui « amuse l'imagination de la bêtepopulaire ». (Climats)

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 5

LA RELIGION DUCAPITAL

(1887)

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 6

ILe congrès de Londres

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Les progrès du socialisme inquiètent les classes possédantes d'Europe et

d'Amérique. Il y a quelques mois, des hommes venus de tous les pays civilisés

se réunissaient à Londres, afin de rechercher ensemble les moyens les plus

efficaces d'arrêter le dangereux envahissement des idées socialistes. On re-

marquait parmi les représentants de la bourgeoisie capitaliste de l'Angleterre,

lord Salisbury, Chamberlain, Samuel Morley, lord Randolph Churchill,

Herbert Spencer, le cardinal Manning. Le prince de Bismarck, retenu par une

crise alcoolique, avait envoyé son conseiller intime, le juif Bleichrœder. Les

grands industriels et les financiers des deux mondes, Vanderbilt, Rothschild,

Gould, Soubeyran, Krupp, Dollfus, Dietz-Monin, Schneider assistaient en

personne, ou s'étaient fait remplacer par des hommes de confiance.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 7

Jamais on n'avait vu des personnes d'opinions et de nationalités si diffé-

rentes s'entendre si fraternellement. Paul Bert s'asseyait à côté de Mgr

Freppel, Gladstone serrait la main à Parnell, Clémenceau causait avec Ferry,

et de Moltke discutait amicalement les chances d'une guerre de revanche avec

Déroulède et Ranc.

La cause qui les réunissait imposait silence à leurs rancunes personnelles,

à leurs divisions politiques et à leurs jalousies patriotiques.

Le légat du Pape prit la parole le premier.

- On gouverne les hommes en se servant tour à tour de la force brutale et

de l'intelligence. La religion était, autrefois, la force magique qui dominait la

conscience de l'homme ; elle enseignait au travailleur à se soumettre docile-

ment, à lâcher la proie pour l'ombre, à supporter les misères terrestres en

rêvant de jouissances célestes. Mais le socialisme, l'esprit du mal des temps

modernes, chasse la foi et s'établit dans le cœur des déshérités ; il leur prêche

qu'on ne doit pas reléguer le bonheur à l'autre monde ; il leur annonce qu'il

fera de la terre un paradis ; il crie au salarié « On te vole ! Allons, debout,

réveille-toi » Il prépare les masses ouvrières, jadis si dociles, pour un soulè-

vement général qui détraquera les sociétés civilisées, abolissant les classes

privilégiées, supprimant la famille, enlevant aux riches leurs biens pour les

donner aux pauvres, détruisant l'art et la religion, répandant sur le monde les

ténèbres de la barbarie... Comment combattre l'ennemi de toute civilisation et

de tout progrès ? - Le prince de Bismarck, l'arbitre de l'Europe, le Nabuchodo-

nosor qui a vaincu le Danemark, l'Autriche et la France, est vaincu par des

savetiers socialistes. Les conservateurs de France immolèrent en 48 et en 71

plus de socialistes qu'on ne tua d'hérétiques le jour de la Saint-Barthélemy, et

le sang de ces tueries gigantesques est une rosée qui fait germer le socialisme

sur toute la terre. Après chaque massacre, le socialisme renaît plus vivace. Le

monstre est à l'épreuve de la force brutale. Que faire ?

Les savants et les philosophes de l'assemblée, Paul Bert, Haeckel, Herbert

Spencer se levèrent tour à tour et proposèrent de dompter le socialisme par la

science.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 8

Mgr Freppel haussa les épaules :

- Mais votre science maudite fournit aux communistes leurs arguments les

mieux trempés.

- Vous oubliez la philosophie naturaliste que nous professons, répliqua M.

Spencer. Notre savante théorie de J'évolution prouve que l'infériorité sociale

des ouvriers est aussi fatale que la chute des corps, qu'elle est la conséquence

nécessaire des lois immuables et immanentes de la nature ; nous démontrons

aussi que les privilégiés des classes supérieures sont les mieux doués, les

mieux adaptés, qu'ils iront se perfectionnant sans cesse et qu'ils finiront par se

transformer en une race nouvelle dont les individus ne ressembleront en rien

aux brutes à face humaine des classes inférieures que l'on ne peut mener que

le fouet à la main 1.

- Plaise à Dieu que jamais vos théories évolutionnistes ne descendent dans

les masses ouvrières ; elles les enrageraient, les jetteraient dans le désespoir,

ce conseiller des révoltes populaires, interrompit M. de Pressensé. Votre foi

est vraiment par trop profonde, messieurs les savants du transformisme; com-

ment pouvez-vous croire que l'on puisse opposer votre science désillusion-

nante aux mirages enchanteurs du socialisme, à la communauté des biens, au

libre développement des facultés que les socialistes font miroiter aux yeux des

ouvriers émerveillés ? Si nous voulons demeurer classe privilégiée et conti-

nuer à vivre aux dépens de ceux qui travaillent, il faut amuser l'imagination de

la bête populaire par des légendes et des contes de l'autre monde. La religion

chrétienne remplissait à merveille ce rôle ; vous, messieurs de la libre pensée,

vous l'avez dépouillée de son prestige.

1 Nous regrettons vivement que le manque d'espace nous oblige à résumer les remar-

quables discours prononcés dans ce congrès qui réunissait les sommités de la science, dela religion, de la philosophie, de la finance, du commerce et de l'industrie. Nous ren-voyons le lecteur à l'article où M. Spencer préconise la prison cellulaire et le fouetcomme méthode de gouvernement des basses classes ; il parut dans la ContemporaryReview du mois d'avril et portait le titre de « The Coming slavery » (l'esclavage quivient). Le communisme est l'esclavage que nous prédit le célèbre philosophe bourgeois.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 9

- Vous avez raison d'avouer qu'elle est déconsidérée, répondit brutalement

Paul Bert, votre religion perd du terrain tous les jours. Et si nous, libres pen-

seurs, que vous attaquez inconsidérément, nous ne vous soutenions en dessous

mains, tout en ayant l'air de vous combattre pour amuser les badauds, si nous

ne votions tous les ans le budget des Cultes, mais vous, et tous les curés, pas-

teurs et rabbins de la sainte boutique, vous crèveriez de faim. Qu'on suspende

les traitements et la foi s'éteint... Mais, parce que je suis libre penseur, parce

que je me moque de Dieu et du Diable, parce que je ne crois qu'à moi et aux

jouissances physiques et intellectuelles que je prends, c'est pour cela que je

reconnais la nécessité d'une religion, qui, comme vous le dites, amuse l'imagi-

nation de la bête humaine que l'on tond, il faut que les ouvriers croient que la

misère est l'or qui achète le ciel et que le Bon Dieu leur accorde la pauvreté

pour leur réserver le royaume des cieux en héritage. je suis un homme très

religieux... pour les autres. Mais, sacredieu ! pourquoi nous avoir fabriqué une

religion si bêtement ridicule. Avec la meilleure volonté du monde, je ne puis

avouer que je crois qu'un pigeon coucha avec une vierge et que de cette union,

réprouvée par la morale et la physiologie, naquit un agneau qui se métamor-

phosa en un juif circoncis.

- Votre religion ne s'accorde pas avec les règles de la grammaire, ajouta

Ménard-Dorian, qui se pique de purisme. Un Dieu unique en trois personnes

est condamné à d'éternels barbarismes, à des je pensons, je me mouchons, je

me torchons !

- Messieurs, nous ne sommes pas ici pour discuter les articles de la foi

catholique, s'interposa doucement le cardinal Manning, mais pour nous occu-

per du péril social. Vous pouvez, rééditant Voltaire, railler la religion, mais

vous n'empêcherez pas qu'elle soit le meilleur frein moral aux convoitises et

aux passions des basses classes.

- L'homme est un animal religieux, dit sentencieusement le pape du posi-

tivisme, M. Pierre Laffitte. La religion d'Auguste Comte ne possède ni

pigeon, ni agneau, et, bien que notre Dieu ne soit ni à plumes, ni à poils, il est

cependant un Dieu positif.

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- Votre Dieu-Humanité, répliqua Huxley, est moins réel que le blond

Jésus. Les religions de notre siècle sont un danger social. Demandez à M. de

Giers, qui nous écoute en souriant, si les sectes religieuses de formation nou-

velle en Russie, aussi bien qu'aux États-Unis, ne sont pas entachées de

communisme. Je reconnais la nécessité d'une religion, j'admets aussi que le

christianisme, excellent encore pour les Papous et les sauvages de l'Australie,

est un peu démodé en Europe; mais s'il nous faut une religion nouvelle,

tâchons qu'elle ne soit pas un plagiat du catholicisme et ne contienne nulle

trace de socialisme.

- Pourquoi, interrompit Maret, heureux de glisser un mot, ne remplace-

rions-nous pas les vertus théologales par les vertus libérales, la Foi, l'Espé-

rance et la Charité par la Liberté, l'Égalité et la Fraternité ?

- Et la Patrie, acheva Déroulède.

- Ces vertus libérales sont en effet la belle découverte religieuse des temps

modernes, reprit M. de Giers, elles ont rendu d'importants services en

Angleterre, en France, aux États-Unis, partout, enfin, où on les a utilisées pour

diriger les masses ; nous nous en servirons un jour en Russie. Vous nous avez

enseigné, messieurs les Occidentaux, l'art d'opprimer au nom de la Liberté,

d'exploiter au nom de l'Égalité, de mitrailler au nom de la Fraternité ; vous

êtes nos maîtres. Mais ces trois vertus du libéralisme bourgeois ne suffisent

pas à constituer une religion ; ce sont tout au plus des demi-dieux ; il reste à

trouver le Dieu suprême.

- La seule religion qui puisse répondre aux nécessités du moment est la

religion du Capital, déclara avec force le grand statisticien anglais, Giffen. Le

Capital est le Dieu réel, présent partout, il se manifeste sous toutes les formes

- il est or éclatant et poudrette puante, troupeau de moutons et cargaison de

café, stock de Bibles saintes et ballots de gravures pornographiques, machines

gigantesques et grosses de capotes anglaises. Le Capital est le Dieu que tout le

monde connaît, voit, touche, sent, goûte ; il existe pour tous nos sens, Il est le

seul Dieu qui n'a pas encore rencontré d'athée. Salomon l'adorait, bien que

pour lui tout fût vanité ; Schopenhauer lui trouvait des charmes enivrants, bien

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 11

que pour lui tout fût désenchantement ; Hartmann, l'inconscient philosophe,

est un de ses conscients croyants. Les autres religions ne sont que sur les

lèvres, mais au fond du cœur de l'homme règne la foi dans le Capital.

Bleichrœder, Rothschild, Vanderbilt, tous les chrétiens et tous les juifs de

l’Internationale jaune, battaient les mains et vociféraient :

- Giffen a raison. Le Capital est Dieu, le seul Dieu vivant !

Quand l'enthousiasme judaïque se fut un peu calmé, Giffen continua :

- Aux uns sa présence se révèle terrible ; aux autres tendre comme l'amour

d'une jeune mère. Quand le Capital se jette sur une contrée, c'est une trombe

qui passe, broyant et triturant hommes, bêtes et choses. Quand le Capital euro-

péen s'abattit sur l'Égypte, il empoigna et souleva de terre les fellahs avec

leurs bœufs, leurs charrettes et leurs pioches, et les transporta à l'isthme de

Suez ; de sa main de fer il les courba au travail, brûlés par le soleil, grelottant

de fièvre, torturés par la faim et la soif : trente mille jonchèrent de leurs osse-

ments les bords du canal. Le Capital saisit les hommes jeunes et vigoureux,

alertes et bien portants, libres et joyeux ; il les emprisonne par miniers dans

des usines, dans des tissages, dans des mines ; là, comme le charbon dans la

fournaise, il les consomme, il incorpore leur sang et leur chair à la houille, à la

trame des tissus, à l'acier des machines ; il transfuse leur force vitale dans la

matière inerte. Quand il les lâche, ils sont usés, cassés et vieillis avant l'âge ;

ils ne sont que des carcasses inutiles que se disputent l'anémie, la scrofule, la

pulmonie. L'imagination humaine, si fertile cependant en monstres terrifiants,

n'aurait jamais pu enfanter un Dieu aussi cruel, aussi épouvantable, aussi puis-

sant pour le mal. - Mais qu'il est doux, prévoyant et aimable pour ses élus. La

terre ne possède pas assez de jouissances pour les privilégiés du Capital ; il

torture l'esprit des travailleurs pour qu'ils inventent des plaisirs nouveaux,

pour qu'ils préparent des mets inconnus afin d'exciter leurs appétits blasés ; il

procure des vierges-enfants afin de réveiller leurs sens épuisés. Il leur livre en

toute propriété les choses mortes et les êtres vivants.

Agités par l'esprit de vérité ils trépignaient et hurlaient:

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 12

- Le Capital est Dieu.

- Le Capital ne connaît ni patrie, ni frontière, ni couleur, ni races, ni âges,

ni sexes ; il est le Dieu international, le Dieu universel, il courbera sous sa loi

tous les enfants des hommes ! s'écria le légat du Pape, en proie à un transport

divin. Effaçons les religions du passé ; oublions nos haines nationales et nos

querelles religieuses, unissons-nous de cœur et d'esprit pour formuler les

dogmes de la foi nouvelle, de la Religion du Capital.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 13

Le Congrès de Londres, qui marquera dansl'histoire autant que les grands conciles quiélaborèrent la religion catholique, tint sesséances durant deux semaines; on nomma unecommission composée des représentants detoutes les nationalités qui fut chargée derédiger les procès-verbaux et de grouper en uncorps de doctrine les opinions et les idéesémises. Nous avons pu nous procurer diffé-rents travaux de cette commission que nouspublions dans ce volume.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 14

IILe catéchismedes travailleurs

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DEMANDE. - Quel est ton nom ?

RÉPONSE. - Salarié.

D. - Que sont tes parents ?

R. - Mon père était salarié ainsi que mon grand-père et mon aïeul ; mais

les pères de mes pères étaient serfs et esclaves. Ma mère se nomme Pauvreté.

D. - D'où viens-tu, où vas-tu ?

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 15

R. - Je viens de la pauvreté et je vais à la misère, en passant par l'hôpital,

où mon corps servira de champ d'expériences aux médicaments nouveaux et

de sujet d'études aux docteurs qui soignent les privilégiés du Capital.

D. - Où es-tu né ?

R. - Dans une mansarde, sous les combles d'une maison que mon père et

ses camarades de travail avaient bâtie.

D. - Quelle est ta religion ?

R. - La religion du Capital.

D. - Quels devoirs t'impose la religion du Capital ?

R. - Deux devoirs principaux : le devoir de renonciation et le devoir de

travail.

Ma religion m'ordonne de renoncer à mes droits de propriété sur la terre,

notre mère commune, sur les richesses de ses entrailles, sur la fertilité de sa

surface, sur sa mystérieuse fécondation par la chaleur et la lumière du soleil ; -

elle m'ordonne de renoncer à mes droits de propriété sur le travail de mes

mains et de mon cerveau ; - elle m'ordonne encore de renoncer à mon droit de

propriété sur ma propre personne ; du moment que je franchis le seuil de

l'atelier, je ne m'appartiens plus, je suis la chose du maître.

Ma religion m'ordonne de travailler depuis l'enfance jusqu'à la mort, de

travailler à la lumière du soleil et à la lumière du gaz, de travailler le jour et la

nuit, de travailler sur terre, sous terre et sur mer; de travailler partout et

toujours.

D. - T'impose-t-elle d'autres devoirs ?

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 16

R. - Oui. De prolonger le carême pendant toute l'année ; de vivre de

privations, ne contentant ma faim qu'à moitié ; de restreindre tous les besoins

de ma chair et de comprimer toutes les aspirations de mon esprit.

D. - T'interdit-elle certaine nourriture ?

R. - Elle me défend de toucher au gibier, à la volaille, à la viande de bœuf

de première, de deuxième et de troisième qualité, de goûter au saumon, au

homard, aux poissons de chair délicate ; elle me défend de boire le vin natu-

rel, de l'eau-de-vie de vin et du lait tel qu'il sort du pis de la vache.

D. - Quelle nourriture te permet-elle ?

R. - Le pain, les pommes de terre, les haricots, la morue, les harengs saurs,

les rebuts de boucherie, la viande de vache, de cheval, de mulet et la charcu-

terie. Pour remonter rapidement mes forces épuisées, elle me permet de boire

du vin falsifié, de l'eau-de-vie de pommes de terre et du casse-poitrine de

betterave.

D. - Quels devoirs t'impose-t-elle envers toi-même ?

R. - De rogner mes dépenses ; de vivre dans la saleté et la vermine ; de

porter des habits déchirés, rapiécés, reprisés ; de les user jusqu'à la corde,

jusqu'à ce qu'ils tombent en guenilles, de marcher sans bas, dans des souliers

percés, qui boivent l'eau sale et glaciale des rues.

D. - Quels devoirs t'impose-t-elle envers ta famille ?

R. - D'interdire à ma femme et à mes filles toute coquetterie, toute élégan-

ce et tout raffinement ; de les couvrir d'étoffes communes, juste assez pour ne

pas choquer la pudeur du sergot ; de leur apprendre à ne pas grelotter en hiver

sous des cotonnades et à ne pas suffoquer en été dans les galetas ; d'inculquer

à mes petits-enfants les sacrés principes du travail, afin qu'ils puissent> dès le

bas âge, gagner leur subsistance et n'être pas à la charge de la société ; de leur

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 17

enseigner à se coucher sans souper et sans lumière, et de les accoutumer à la

misère qui est leur lot dans la vie.

D. - Quels devoirs t'impose-t-elle envers la société ?

R. - D'accroître la fortune sociale par mon travail d'abord, par mon épar-

gne ensuite.

D. - Que t'ordonne-t-elle de faire de tes économies ?

R. - De les porter aux caisses d'épargne de l'État pour qu'elles servent à

combler les déficits du budget 1 ou de les confier aux sociétés fondées par les

philanthropes de la finance pour qu'ils les prêtent à nos patrons. Nous devons

toujours mettre nos économies à la disposition de nos maîtres.

D. - Te permet-elle de toucher à ton épargne ?

R. - Le moins souvent possible ; elle nous recommande de ne pas insister

quand l'État refuse de la rendre 2 et de nous résigner quand les philanthropes

de la finance devançant nos demandes, nous annoncent que nos économies se

sont dissipées en fumée.

D. - As-tu des droits politiques

R. - Le Capital m'accorde l'innocente distraction d'élire les législateurs qui

forgent des lois pour nous punir ; mais il nous défend de nous occuper de

politique et d'écouter les socialistes.

1 Le catéchisme fait allusion à des faits qui se passent en France, mais que, sans doute, ses

rédacteurs désireraient voir se généraliser dans les autres pays. Les sommes déposéesdans les caisses d'épargne ont été employées à liquider la dette flottante, qui s'élevait àdouze cents millions de francs ; tous les ans les excédents des sorties sur les rentrées descaisses d'épargne servent, comme dit le catéchisme, à combler les déficits du budget. M.Beaulieu signalait le danger que présentait cette situation, l'État pourrait être mis enfaillite par les déposants venant réclamer leur argent.

Je ferai remarquer le caractère vraiment international du catéchisme capitaliste, quiformule les devoirs et les droits des prolétaires sans distinction de pays et de race.

2 Le fait est arrivé déjà en 1848 ; les rédacteurs prévoient qu'il se répétera encore et veulenty préparer les ouvriers épargnistes.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 18

D. - Pourquoi ?

R. - Parce que la politique est le privilège des patrons, parce que les socia-

listes sont des coquins qui nous pillent et nous trompent. Ils nous disent que

l'homme qui ne travaille pas ne doit pas manger, que tout appartient aux sala-

riés parce qu'ils ont produit tout, que le patron est un parasite à supprimer. La

sainte religion du Capital nous apprend, au contraire, que le gaspillage des

riches crée le travail qui nous donne à manger; que les riches entretiennent les

pauvres ; que s'à n'y avait plus de riches, les pauvres périraient. Elle nous

enseigne encore à n'être pas assez bêtes pour croire que nos femmes et nos

filles sauraient porter les soieries et les velours qu'elles tissent, elles qui ne

veulent se parer que de méchantes cotonnades, et que nous ne saurions boire

les vins naturels et manger les bons morceaux, nous qui sommes habitués à la

vache enragée et aux boissons fraudées.

D. - Qui est ton Dieu ?

R. - Le Capital.

D. - Est-il de toute éternité ?

R. - Nos prêtres les plus savants, les économistes officiels, disent qu'il a

existé depuis le commencement du monde ; comme il était tout petit alors,

Jupiter, Jéhovah, Jésus et les autres faux Dieux ont régné à sa place et en son

nom ; mais depuis l'an 1500 environ il grandit et ne cesse de grandir en masse

et en puissance; aujourd'hui il domine le monde.

D. - Ton Dieu est-il tout-puissant ?

R. - Oui. Sa possession donne tous les bonheurs de la terre. Quand il dé-

tourne sa face d'une famille et d'une nation, elles végètent dans la misère et la

douleur. La puissance du Dieu-Capital grandit à mesure que sa masse s'accroît

tous les jours il conquiert de nouveaux pays tous les jours il grossit le trou-

peau de salariés qui, leur vie durant, sont consacrés à augmenter sa masse.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 19

D. - Quels sont les élus de Dieu-Capital ?

R. - Les patrons, les capitalistes, les rentiers.

D. - Comment le Capital, ton Dieu, te récompense-t-il ?

R. - En me donnant toujours et toujours du travail, à moi, à ma femme et à

mes tout petits enfants !

D. - Est-ce là ton unique récompense ?

R. - Non. Dieu nous autorise à satisfaire notre faim en savourant des yeux

les appétissants étalages de viandes et de provisions que nous n'avons jamais

goûtées, que nous ne goûterons jamais et dont se nourrissent les élus et les

prêtres sacrés. Sa bonté nous permet de réchauffer nos membres que le froid

engourdit, en regardant les chaudes fourrures et les draps épais dont se cou-

vrent les élus et les prêtres sacrés. Elle nous accorde encore le délicat plaisir

de réjouir nos yeux en contemplant passer en voiture sur les boulevards et les

places publiques, la tribu sainte des rentiers et des capitalistes luisants, dodus,

pansus, cossus, environnés d'une tourbe de valets galonnés et de courtisanes

peintes et teintes. Nous nous enorgueillissons alors en songeant que si les élus

jouissent des merveilles dont nous sommes privés, elles sont l'œuvre de nos

mains et de nos cerveaux.

D. - Les élus sont-ils d'une autre race que toi ?

R. - Les capitalistes sont pétris du même argile que les salariés ; mais ils

ont été choisis entre des milliers et des millions.

D. - Qu'ont-ils fait pour mériter cette élévation ?

R. - Rien. Dieu prouve sa toute-puissance en déversant ses faveurs sur

celui qui ne les a point gagnées.

D. - Le Capital est donc injuste ?

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 20

R. - Le Capital est la justice même ; mais sa justice dépasse notre faible

entendement. Si le Capital était obligé d'accorder sa grâce à ceux qui la méri-

tent, il ne serait point libre, sa puissance aurait des bornes. Le Capital ne peut

affirmer sa toute-puissance qu'en prenant ses élus, les patrons et les capita-

listes, dans le tas des incapables, des fainéants et des vauriens.

D. - Comment ton Dieu te punit-il ?

R. - En me condamnant au chômage ; alors je suis excommunié ; on m'in-

terdit la viande, le vin et le feu. Nous mourons de faim, ma femme et mes

enfants.

D. - Quelles sont les fautes que tu dois commettre pour mériter l'excom-

munication du chômage ?

R. - Aucune. Le bon plaisir du Capital décrète le chômage sans que notre

faible intelligence puisse en saisir la raison.

D. - Quelles sont tes prières ?

R. - Je ne prie point avec des paroles. Le travail est ma prière. Toute prière

parlée dérangerait ma prière efficace qui est le travail, la seule prière qui

plaise, parce qu'elle est la seule utile, la seule qui profite au Capital, la seule

qui crée de la plus-value.

D. - Où pries-tu ?

R. - Partout : sur mer, sur terre et sous terre, dans les champs, dans les mi-

nes, dans les ateliers et dans les boutiques.

Pour que notre prière soit accueillie et récompensée, nous devons déposer

aux pieds du Capital notre volonté, notre liberté et notre dignité.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 21

Au son de la cloche, au sifflement de la machine nous devons accourir ; et,

une fois en prière, nous devons, ainsi que des automates, remuer bras et jam-

bes, pieds et mains, souffler et suer, tendre nos muscles et épuiser nos nerfs.

Nous devons être humbles d'esprit, supporter docilement les emportements

et les injures du maître et des contremaîtres, car ils ont toujours raison, même

lorsqu'ils nous paraissent avoir tort.

Nous devons remercier le maître quand il rogne le salaire et prolonge la

journée de travail ; car tout ce qu'il fait est juste et pour notre bien. Nous de-

vons être honorés quand le maître et ses contremaître caressent nos femmes et

nos filles, car notre Dieu, le Capital, leur octroie le droit de vie ou de mort sur

les salariés ainsi que le droit de cuissage sur les salariées.

Plutôt que de laisser une plainte s'échapper de nos lèvres, plutôt que de

permettre à la colère de faire bouillonner notre sang, plutôt que de jamais

nous mettre en grève, plutôt que de nous révolter, nous devons endurer toutes

les souffrances, manger notre pain couvert de crachats et boire notre eau

souillée de boue; car pour châtier notre insolence, le Capital arme le maître de

canons et de sabres, de prisons et de bagnes, de la guillotine et du peloton

d'exécution.

D. - Recevras-tu une récompense après la mort ?

R. - Oui, une bien grande. Après la mort, le Capital me laissera m'asseoir

et me délasser. Je ne souffrirai plus ni du froid, ni de la faim ; je n'aurais plus

à m'inquiéter ni du pain du jour, ni du pain du lendemain. je jouirai du repos

éternel de la tombe.

Page 22: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 22

IIILe sermon de la courtisane

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(Le manuscrit qui m'a été remis est incomplet, les trois premiers feuilletsmanquent ; ils devaient sans doute contenir une invocation au Dieu-Capital,le protecteur de ceux que l'on méprise, La règle que je me suis imposée d'êtreun simple copiste, m'interdit toute tentative de reconstruction.

Des notes marginales laissent supposer que le rédacteur du sermon, lelégat du pape, a pris pour collaborateurs le prince de Galles, deux richesindustriels connus du monde entier pour leurs soieries et leurs étoffes, MM.Bonnet et Pouyer-Quertier, et une célèbre courtisane, qui fit passer par son litla haute noce cosmopolite, Cora Pear !). P. L.

*...............................Les hommes qui marchent dans les ténèbres de la vie,

guidés par les lueurs vacillantes de la chétive raison, raillent et insultent la

courtisane ; ils la clouent ignominieusement au pilori de leur morale ; ils la

soufflettent de leurs vertus de parade, ils ameutent contre elle les colères et les

indignations ; elle est l'esclave du mal et la reine de la scélératesse, la meule

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 23

du pressoir de l'abrutissement, elle corrompt la jeunesse en fleurs et souille les

cheveux blancs de la vieillesse ; elle enlève l'époux à l'épouse, elle pompe de

ses lèvres altérées et insatiables l'honneur et la fortune des familles.

O mes sœurs ! la brutale fureur et la basse envie salissent avec un fiel

amer et boueux la noble image de la courtisane, et cependant, il y a bientôt

dix-neuf siècles, le dernier des faux Dieux, Jésus de Nazareth, relevait de

l'opprobre des hommes, Marie-Madeleine, et l'asseyait au milieu des saints et

des bienheureux, dans la splendeur de son paradis.

Avant la venue du Vrai-Dieu, avant la venue du Capital, les religions qui

se sont disputé la terre et les Dieux qui se sont succédé dans la tête humaine,

commandaient d'emprisonner l'épouse dans le gynécée et de ne permettre qu'à

l'hétaïre de mordre aux fruits de l'arbre de science et de liberté. La grande

déesse de Babylone, Mylitta-Anaïtis, « l'habile enchanteresse, la séduisante

prostituée », ordonnait à son peuple de fidèles de l'honorer par la prostitution.

Quand Bouddha, l'HommeDieu, venait à Vesali, il allait habiter dans la mai-

son de la maîtresse des prostituées sacrées, devant qui se rangeaient les prêtres

et les magistrats revêtus de leurs costumes de cérémonie, Jéhovah, le Dieu

sinistre, logeait dans son temple les courtisanes 1.

Éclairés par la foi, les hommes des sociétés primitives déifiaient la courti-

sane ; elle symbolisait la force de l'éternelle nature qui crée et qui détruit.

Les pères de l'Église catholique, qui pendant des siècles amusa de ses lé-

gendes l'enfant-humanité, cherchaient l'inspiration divine dans la compagnie

des prostituées. Quand le pape réunissait en concile ses prêtres et ses évêques

pour discuter un dogme de la foi, guidées par le doigt de Dieu, les courtisans

de toute la chrétienté accouraient ; elles apportaient dans leurs jupes le Saint-

Esprit ; elles éclairaient l'intelligence des Docteurs. Le Dieu des chrétiens

1 Le légat du pape fait allusion à ce verset de l'Ancien Testament : « Il [Josiah] démolit les

maisons des Sodomites qui étaient dans le temple de l'Éternel et dans lesquelles lesprostituées tissaient des tentes. » (II, Rois, chap. XXIII, v. 7.) Dans le temple de Mylitta,les courtisanes de Babylone avaient de semblables chapelles où elles exerçaient leur saintministère.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 24

arma du pouvoir de faire et de défaire les Papes infaillibles, Théodora,

l'impériale catin.

Le Capital, notre Seigneur, assigne à la courtisane une place encore plus

élevée : ce n'est plus à des papes aux chefs branlants qu'elle commande, mais

à des milliers d'ouvriers jeunes et vigoureux, maîtres de tous les arts et de tous

les métiers : ils tissent, brodent, cousent, travaillent le bois, le fer et les mé-

taux précieux, taillent les diamants, rapportent du fond des mers le corail et

les perles, produisent au cœur de l'hiver les fleurs du printemps et les fruits de

l'automne, bâtissent les palais, décorent les murailles, peignent les toiles,

sculptent le marbre, écrivent des drames et des romans, composent des opéras,

chantent, jouent et dansent pour occuper ses loisirs et contenter ses caprices.

jamais Sémiramis, jamais Cléopâtre, jamais ces reines puissantes n'eurent

pour les servir un troupeau aussi nombreux de travailleurs, savants en tout

métier, habiles en tout art.

La courtisane est la parure de la civilisation capitaliste. Qu'elle cesse d'or-

ner la société et le peu de joie qui reste encore en ce monde ennuyé et attristé,

s'évanouit ; les bijoux, les pierreries, les étoffes lamées et brodées deviennent

inutiles comme des hochets ; le luxe et les arts, ces enfants de l'amour et de la

beauté, sont insipides la moitié du travail humain perd sa valeur. Mais tant

que l'on achètera et que l'on vendra, tant que le Capital restera le maître des

consciences et le rémunérateur des vices et des vertus, la marchandise

d'amour sera la plus précieuse et les élus du Capital abreuveront leur cœur à la

coupe glaciale des lèvres peintes de la courtisane.

Si la raison n'avait pas abêti l'homme, si la foi avait ouvert les portes de

son entendement, il aurait compris que la courtisane, en qui vont les luxures

des riches et des puissants, est un des moteurs du Dieu capital pour remuer les

peuples et transformer les sociétés.

Aux noirs temps du moyen âge, alors que le Capital, notre Seigneur, sem-

blable à l'enfant qui palpite sourdement dans le sein de la femme, s'élaborait

mystérieusement dans la profondeur des choses économiques, alors que pas

une bouche ne prophétisait sa naissance, alors que l'âme humaine ignorante de

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 25

la venue d'un Dieu, ne tressaillait pas d'allégresse, alors cependant le Capital

commençait à diriger les actions des hommes. Il souffla dans l'esprit des chré-

tiens d'Europe le sauvage emportement qui les précipitait sur les routes d'Asie

en bandes plus serrées que des bataillons de fourmis. - En ces temps-là, les

chefs des hommes étaient les grossiers seigneurs féodaux, vivant dans les

cuirasses comme les homards dans leur carapace, se nourrissant de viandes

lourdes et de boissons épaisses, n'estimant d'autres plaisirs que les coups de

lance, ne connaissant d'autre luxe qu'une épée bien trempée. Pour mouvoir ces

brutes, notre Dieu dut s'abaisser au niveau de leur intelligence plus dense que

le plomb : il leur suggéra l'idée de se croiser, de courir en Palestine délivrer

les pierres d'un tombeau qui jamais n'exista. Dieu voulait les amener aux

pieds des courtisanes de l'Orient, les enivrer de luxe et de jouissances, im-

planter dans leur cœur la passion divine, l'amour de l'or. Quand ils rentrèrent

dans leurs sombres manoirs, où hululaient les hiboux, les sens encore troublés

par l'or et la pourpre des fêtes, les parfums de l'Arabie et les molles caresses

des courtisanes épilées, ils prirent en dégoût leurs femelles gauches et velues,

filant et enfantant et ne sachant rien autre : ils rougirent de leur barbarie, et

comme une jeune mère prépare le berceau de l'enfant qui va naître, ils bâtirent

les villes de la Méditerranée, ils créèrent les cours ducales et royales de l'Eu-

rope, pour la venue du Dieu-Capital.

Je vous le dis en vérité, la courtisane est plus chère à notre Dieu qu'au fi-

nancier l'argent de l'actionnaire ; elle est sa fille très aimée, celle qui de toutes

les femmes obéit le plus docilement à sa volonté. La courtisane trafique avec

ce qu'on ne peut ni peser, ni mesurer, avec la chose immatérielle qui échappe

aux lois sacrées de l'échange : elle vend l'amour, comme l'épicier débite le

savon et la chandelle, comme le poète détaille l'idéal. Mais en vendant

l'amour, la courtisane se vend ; elle donne au sexe de la femme une valeur,

son sexe participe alors aux qualités de notre Dieu, il devient une parcelle de

Dieu, il est Capital. La courtisane incarne Dieu.

Vous êtes plus naïfs que les veaux paissant dans les prairies, ô poètes, ô

dramaturges, ô romanciers, vous qui injuriez la courtisane parce qu'elle n'ac-

corde l'usage de son corps que contre argent comptant, vous qui la traînez

dans la boue parce qu'elle cote à un prix élevé ses tendresses. Vous voulez

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 26

donc qu'elle profane la parcelle divine qui est son corps, qu'elle le rende plus

vil que les pierres du chemin ? Vous, moralistes, qui êtes des porcheries à en-

graisser les vices, vous lui reprochez de préférer l'or fin au cœur brûlant

d'amour. Philosophes obtus, vous prenez donc la courtisane pour un épervier

se gorgeant de chair pantelante ? Vous tous que l'avarice étouffe, croyez-vous

donc que la courtisane soit moins désirable parce qu'on l'achète ? N'achète-t-

on pas le pain qui soutient le corps, le vin qui réjouit le cœur ? N'achète-t-on

pas la conscience du député, les prières du prêtre, le courage du soldat, la

science de l'ingénieur, l'honnêteté du caissier ?

Dieu-Capital maudit les prostituées, folles de leur corps, qui se vendent

pour quelques francs, quelques sous aux travailleurs et aux soldats ; plus re-

doutable que la peste, il martyrise les brutes du plaisir des pauvres, il empoi-

sonne la chair des chauves-souris de Vénus, il les livre aux Alphonses du

ruisseau qui les battent et les pillent ; il les soumet à l'inspection de la police,

ainsi que la viande pourrie des marchés.

Mais la courtisane qui possède la grâce efficace du Dieu-Capital se bouche

les oreilles à vos morales et ridicules déclamations plus vaines que les cris des

oies qu'on plume: elle enveloppe son âme d'une glace polaire que le feu d'au-

cune passion d'amour ne fond ; car malheur, trois fois malheur à la Dame aux

Camélias, qui se donne et ne se vend pas ; Dieu se retire à la courtisane amou-

reuse qui se pâme de plaisir ; si son cœur palpite, et si ses sens parlent,

l'acheteur d'amour qui succède à l'amant de cœur, dépité et désappointé, au

lieu d'une marchandise fraîche ne trouve qu'un corps échauffé et épuisé.

La courtisane se cuirasse d'attirante froideur, pour que sur son corps de

porcelaine, où la passion ne bat de l'aile, ses acheteurs usent leurs lèvres brû-

lantes sans en altérer la fraîcheur ; c'est de la fermentation de leur sang qu'ils

doivent tirer l'ivresse d'amour, et non de la fièvre de ses caresses et de la

chaleur de ses étreintes ; car il faut que, tandis que l'acheteur mange de baisers

son corps vendu, son âme libre songe à l'argent qui lui est dû.

La courtisane filoute ceux qui l'achètent; elle les oblige à payer au poids

de l'or le plaisir d'amour qu'ils apportent en eux. Et parce que, lorsqu'elle vend

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 27

l'amour, la marchandise vendue n'existe pas, notre Dieu-Capital, pour qui le

vol et la falsification sont les premières des vertus théologales, bénit la

courtisane.

Femmes qui m'écoutez, je vous ai révélé le mystère de l'énigmatique froi-

deur de la courtisane, de la courtisane marmoréenne, qui convie la classe

entière des élus du Capital au banquet de son corps et leur dit : « Prenez, man-

ger et buvez, ceci est ma chair et ceci est mon sang ».

*

L'épouse fidèle et bonne ménagère que les gens du monde honorent en

paroles, mais s'empressent de fuir et de laisser se morfondre au foyer conju-

gal, isole l'homme de ses semblables, engendre et développe dans son sein la

jalousie, cette passion antisociale, qui empoisonne de bile le sang, et l'empri-

sonne dans son chez soi ; elle le mure dans l'égoïsme familial. La courtisane,

au contraire, libère l'homme du joug de la famille et des passions.

L'argent crée des distances parmi les hommes, la courtisane les rapproche,

les unit, Dans son boudoir, ceux qui divisent l'intérêt fraternisent, un pacte

secret, indéfinissable, mais profond, mais irrévocable, les lie ; ils ont mangé et

bu de la même courtisane; ils ont communié sur le même autel.

L'amour, la passion sauvage et brutale, qui trouble le cerveau, pousse

l'homme à l'oubli et au sacrifice de ses intérêts, la courtisane le remplace par

la facile, la bourgeoise, la commode galanterie vénale, qui pétille comme

l’eau de seltz et n'enivre pas.

La courtisane est le présent du Dieu-Capital, elle initie ses élus aux sa-

vants raffinements du luxe et de la luxure; elle les console de leurs légitimes,

ennuyeuses comme les longues pluies d'automne. Quand la vieillesse les

saisit, les ride et les ratatine, éteint la flamme des yeux, enlève la souplesse

des membres et la douceur de l'haleine, et les rend un objet de dégoût pour les

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 28

femmes, la courtisane allège les tristesses de l'âge ; sur son corps froid que

rien ne rebute, ils trouvent encore le fugitif plaisir que leur or achète.

Plus agissante que les ferments qui travaillent le vin nouveau, la courtisane

imprime aux richesses un vertigineux mouvement giratoire ; elle lance dans la

folle valse des millions, les fortunes les plus lourdes ; dans ses nonchalantes

mains, les mines, les usines, les banques, les rentes sur l'État, les vignobles et

les terres à blé se dissolvent, coulent entre les doigts et se répandent dans les

mille canaux du commerce et de l'industrie. La vermine qui monte à l'assaut

des charognes, n'est pas plus épaisse que la nuée de domestiques, de mar-

chands, d'usuriers, qui l'assiègent ; ils tiennent béantes leurs insondables

poches pour recueillir la pluie d'or qui tombe quand elle retrousse sa robe.

Modèle d'abnégation, elle ruine ses amants pour enrichir les domestiques et

les fournisseurs qui la volent.

Les artistes et les industriels s'endormiraient dans la grasse médiocrité, si

la courtisane ne les obligeait à surchauffer leurs cervelles pour découvrir des

jouissances nouvelles et des futilités inédites ; car, assoiffée d'idéal, elle ne

possède un objet que pour s'en dégoûter; elle ne goûte un plaisir que pour s'en

rassasier.

La machine abrège-travail condamnerait les ouvrières et les ouvriers à

l'oisiveté, cette mère des vices ; mais élevant le gaspillage à la hauteur d'une

fonction sociale, la courtisane augmente son luxe et ses exigences à mesure

que la mécanique industrielle progresse, afin qu'il y ait pour les damnés du

prolétariat toujours du travail, cette source des vertus.

La courtisane qui dévore les fortunes, qui gâche et qui détruit comme une

armée en marche, les seigneurs de la fabrique et de la boutique l'adorent ; elle

est le génie tutélaire qui entretient la vie et la vigueur du commerce et de

l'industrie.

La morale de la religion du Capital plus pure et plus élevée que celles des

fausses religions du passé, ne proclame pas l'égalité humaine: la minorité,

l'infime minorité seule est appelée à se partager les faveurs du Capital. Le

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 29

Phallus, ainsi que dans le temps primitifs, ne rend plus les hommes égaux. La

courtisane ne doit pas être salie par les baisers des rustres et des manants ; car

Dieu-Capital réserve pour ses élus les choses précieuses et délicates de la

nature et de l'art.

La courtisane, que Dieu garde pour la joie des riches et des puissants, si

elle est condamnée à soulever le voile des hypocrisies sociales, à toucher le

fond des turpitudes humaines basses à lever le cœur, elle vit dans le luxe et les

fêtes ; nobles et bourgeois respectables et respectés, quémandent l'honneur de

métamorphoser la Madame Tout-le-Monde en Madame Quelqu'un ; et il lui

arrive de clore la série de ses folles noces par une noce raisonnable. Au prin-

temps de ses jours, les capitalistes déposent à ses pieds leur cœur qu'elle

dédaigne et leurs trésors qu'elle dissipe ; les artistes et les littérateurs voltigent

autour d'elle, l'adulant d'hommages serviles et intéressés. A l'automne de ses

ans, lasse et de graisse épaissie, elle ferme boutique et ouvre maison, et les

hommes graves et les femmes prudes l'entourent de leur amitié et de leurs

soins empressés, afin d'honorer la fortune qui récompense son travail sexuel.

Dieu comble la courtisane de ses grâces : à celle que l'imprévoyante nature

n'a pas dotée de beauté et d'esprit, il donne du chic, du montant, du chien, de

la roserie, qui séduisent et captivent l'âme distinguée des privilégiés du

Capital.

Dieu la met à l'abri des faiblesses de son sexe. La nature marâtre condam-

ne la femme au dur labeur de la reproduction de l'espèce; mais les lancinantes

douleurs qui tenaillent le sein des mères ne sont infligées qu'à l'amante, qu'à

l'épouse. Dieu, dans sa bonté, épargne à la courtisane les maculatures et les

déformations de la gestation et le travail de l'enfantement : il lui accorde la

stérilité, cette grâce si enviée. C'est l'amante, c'est l'épouse qui doivent implo-

rer la vierge Marie et lui adresser la fervente prière de la femme adultère : « O

vierge sainte, qui avez conçu sans pêché, faites que je pèche sans concevoir ».

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 30

La courtisane appartient au troisième sexe ; elle laisse à la femme vulgaire la

sale et pénible besogne d'enfanter l'humanité 1.

Le hasard recrute les courtisanes dans les basses classes de la société.

N'est-ce pas une honte et un crève-cœur de voir celles qui occupent un rang si

élevé dans le monde, sortir de la crotte ?

Femmes qui m'écoutez, vous appartenez aux classes supérieures,

souvenez-vous que l'ancienne noblesse reprochait à Louis XV de prendre ses

concubines dans la roture ; réclamez comme un de vos plus précieux privilè-

ges le droit et l'honneur de fournir les courtisanes des élus du Capital. Déjà

beaucoup d'entre vous, méprisant les tristes devoirs de l'épouse, se vendent

comme les courtisanes ; mais elles trafiquent de leur sexe timidement, hypo-

critement. Imitez l'exemple des honorables matrones de l'ancienne Rome qui

se faisaient inscrire chez les édiles pour exercer le métier de prostituées ;

secouez, jetez à terre et foulez aux pieds des préjugés idiots et démodés qui ne

conviennent qu'à des esclaves. Le Dieu-Capital apporte au monde une morale

nouvelle; il proclame le dogme de la Liberté humaine : sachez que l'on n'ob-

tient la liberté qu'en conquérant le droit de se vendre. Libérez-vous de l'escla-

vage conjugal, en vous vendant.

Dans la société capitaliste, il n'est pas de travail plus honorable que celui

de la courtisane. Tenez, regardez le travail de l'ouvrière et contemplez ensuite

celui de la courtisane. A la fin de sa longue et monotone journée, l'ouvrière

méprisée, pâlie et courbatue, ne tient dans sa main amaigrie que le modique

salaire qui l'empêche de mourir de faim. La courtisane, joyeuse comme un

jeune dieu, se lève de son lit ou de son canapé et, secouant sa chevelure par-

fumée, elle compte négligemment des louis d'or et des billets de banque. Son

travail ne laisse sur son corps ni fatigue, ni souillure ; elle rince sa bouche et

s'essuie les lèvres et dit en souriant : à un autre !

1 Les rédacteurs du sermon se sont inspirés de la pensée d'Auguste Comte. Le fondateur du

positivisme prédisait la formation d'une race supérieure de femmes, débarrassées de lagestation et de la parturition. La courtisane réalise en effet l'idéal du bourgeoisphilosophe.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 31

Philosophes ruminants, qui sans relâche mâchez et remâchez les préceptes

surannés de l'antique morale, dites-nous donc quelle besogne est plus agréable

à notre Dieu-Capital, celle de l'ouvrière ou celle de la courtisane ?

Le Capital marque son estime pour une marchandise, par le prix auquel il

permet qu'elle se vende. Allons, moralistes cafards, trouvez donc dans l'in-

nombrable série des occupations humaines, un travail de la main ou de l'intel-

ligence, qui reçoive un salaire aussi rémunérateur que celui du sexe ? La

science du savant, le courage du soldat, le génie de l'écrivain, l'habileté de

l'ouvrier, ont-ils été jamais autant payés que les baisers de Cora Pearl ?

Le travail de la courtisane est le travail sacré, celui que Dieu-Capital ré-

compense par-dessus tous les autres.

Mes très chères sœurs, écoutez-moi, écoutez-moi, Dieu parle par ma

bouche:

Si vous êtes assez abandonnées de Dieu, pour ne pas abhorrer le travail

accablant de l'ouvrière qui déforme le corps et qui tue l'intelligence, ne vous

prostituez pas ;

Pour ambitionner l'existence végétative de la ménagère, cloîtrée dans la

famille et condamnée à l'économie sordide, ne vous prostituez pas ;

Pour vouloir vivre solitaire au foyer conjugal, délaissée par l'époux, qui

mange votre dot avec la courtisane, ne vous prostituez pas ;

Mais si vous avez souci de votre liberté, de votre dignité, de votre gloire et

de votre bonheur sur terre, prostituez-vous ;

Si vous avez trop de fierté dans l'âme pour accepter sans révolte le travail

dégradant de l'ouvrière et la vie de la civilisation, prostituez-vous ;

Si vous voulez être la reine des fêtes et des plaisirs de la civilisation,

prostituez-vous ;

Page 32: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 32

C'est la grâce que je vous souhaite Amen !

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 33

IVL'Ecclésiasteou le livre du capitaliste

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Ce livre a circulé entre les mains de plusieurs capitalistes qui l'ont lu et

annoté; voici quelques-unes de leurs annotations :

« Il est certain que ces préceptes de la sagesse divine seraient mal inter-

prétés par l'intelligence grossière des salariés. je suis d'avis qu'on les traduise

en volapuk ou toute autre langue sacrée. »

Signé: Jules Simon

« Il faudrait imiter les docteurs judaïques qui interdisaient aux profanes la

lecture de l'Ecclésiaste de l'Ancien Testament et ne communiquer le Livre du

Capitaliste qu'aux initiés possédant un million. »

Signé: Bleichrœder

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 34

« Un million de francs ou de marks me semble une somme bien misérable,

je propose un million de dollars. »

Signé: Jay Gould

A - Nature du Dieu-Capital.

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1. - Médite les paroles du Capital, ton Dieu.

2. - Je suis le Dieu mangeur d'hommes; je m'attable dans les ateliers et je

consomme les salariés. Je transsubstantie en capital divin la vie chétive du

travailleur. je suis l'infini mystère : ma substance éternelle n'est que périssable

chair; ma toute-puissance que faiblesse humaine. La force inerte du Capital

est la force du salarié.

3. - Principe des principes: par moi débute toute production, à moi aboutit

tout échange.

4. - Je suis le Dieu vivant, présent en tous lieux : les chemins de fer, les

hauts fourneaux, les grains de blé, les navires, les vignobles, les pièces d'or et

d'argent sont les membres épars du Capital universel.

5. - Je suis l'âme incommensurable du monde civilisé, au corps varié et

multiple à l'infini. Je vis dans ce qui s'achète et se vend ; j'agis dans chaque

marchandise et pas une n'existe en dehors de mon unité vivante.

6. - Je resplendis dans l'or et je pue dans le fumier ; je réjouis dans le vin et

je corrode dans le vitriol.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 35

7. - Ma substance qui s'accroît continuellement coule, fleuve invisible, à

travers la matière; divisée et subdivisée au-delà de toute imagination, elle

s'emprisonne dans les formes spéciales revêtues par chaque marchandise et,

sans me lasser, je me transvase d'une marchandise dans une autre : pain et

viande aujourd'hui, demain force travail du producteur, après-demain, lingot

de fer, pièce de calicot, œuvre dramatique, quintal de suif, sac de poudrette.

La transmigration du Capital jamais ne s'arrête. Ma substance ne meurt pas ;

mais ses formes sont périssables, - elles finissent et passent.

8. - L'homme voit, touche, sent et goûte mon corps, mais mon esprit plus

subtil que l'éther est insaisissable aux sens. Mon esprit est le Crédit ; pour se

manifester, il n'a pas besoin de corps.

9. - Chimiste plus savant que Berzélius, que Gherardt, mon esprit trans-

mute les vastes champs, les colossales machines, les métaux pesants et les

troupeaux mugissants en actions de papier; et plus légers que des balles de

sureau, animées par l'électricité, les canaux et les hauts fourneaux, les mines

et les usines bondissent et rebondissent de main en main dans la Bourse, mon

temple sacré.

10. - Sans moi, rien ne se commence, ni ne s'achève dans les pays que

gouverne la Banque. je féconde le travail ; je domestique au service de l'hom-

me les forces irrésistibles de la nature et je mets en sa main la puissant levier

de la science accumulée.

11. - J'enlace les sociétés dans le réseau d'or du commerce et de l'industrie.

12. - L'homme qui ne me possède pas, qui n'a pas de Capital, marche nu

dans la vie, environné d'ennemis féroces et armés de tous les instruments de

torture et de mort.

13. - L'homme qui n'a pas de Capital, s'il est fort comme le taureau, on

charge ses épaules d'un plus lourd fardeau ; s'il est laborieux, comme la four-

mi, on double sa tâche; s'il est sobre comme l'âne, on réduit sa pitance.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 36

14. - Que sont la science, la vertu et le travail sans le Capital ? - Vanité et

rongement d'esprit,

15. - Sans la grâce du Capital, la science égare l'homme dans les sentiers

de la folie; le travail et la vertu le précipitent dans l'abîme de la misère.

16. - Ni la science, ni la vertu, ni le travail ne satisfont l'esprit de l'homme;

c'est moi, le Capital, qui nourris la meute affamée de ses appétits et de ses

passions.

17. - Je me donne et je me reprends selon mon bon plaisir et je ne rends

pas de compte. Je suis l'Omnipotent qui commande aux choses qui vivent et

aux choses qui sont mortes.

B. - Élu du Capital

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1. - L'homme, cet infecte amas de matière, vient au monde nu comme un

ver, et, enfermé dans une boîte, comme un pantin, il va pourrir sous terre et sa

pourriture engraisse l'herbe des champs.

2. - Et pourtant, c'est ce sac d'ordures et de puanteur que je choisis pour

me représenter, moi le Capital, moi la chose la plus sublime qui existe sous le

soleil.

3. - Les huîtres et les escargots ont une valeur par les qualités de leur

nature brute ; le capitaliste ne compte que parce que je le choisis pour mon

élu ; il ne vaut que par le Capital qu'il représente.

Page 37: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 37

4. - J'enrichis le scélérat nonobstant sa scélératesse ; j'appauvris le juste

nonobstant sa justice. J'élis qui me plaît.

5. - Je choisis le capitaliste, ni pour son intelligence, ni pour sa probité, ni

pour sa beauté, ni pour sa jeunesse. Son imbécillité, ses vices, sa laideur et sa

décrépitude sont autant de témoins de mon incalculable puissance.

6. - Parce que j'en fais mon élu, le capitaliste incarne la vertu, la beauté, le

génie. Les hommes trouvent sa sottise spirituelle, ils affirment que son génie

n'a que faire de la science des pédants ; les poètes lui demandent l'inspiration,

et les artistes reçoivent à genoux ses critiques comme les arrêts du goût ; les

femmes jurent qu'il est le Don Juan idéal ; les philosophes érigent ses vices en

vertus ; les économistes découvrent que son oisiveté est la force motrice du

monde social.

7. - Un troupeau de salariés travaille pour le capitaliste qui boit, mange,

paillarde et se repose de son travail du ventre et du bas-ventre.

8. - Le capitaliste ne travaille ni avec la main, ni avec le cerveau.

9. - Il a un bétail mâle et femelle pour labourer la terre, forger les métaux

et tisser les étoffes ; il a des directeurs et des contremaîtres pour diriger les

ateliers, et des savants pour penser. Le capitaliste se consacre au travail des

latrines ; il boit et mange pour produire du fumier.

10. - J'engraisse l'élu d'un bien-être perpétuel ; car qu'y a-t-il de meilleur et

de plus réel sur terre que boire, manger, paillarder et se réjouir ? - Le reste

n'est que vanité et rongement d'esprit,

11. - J'adoucis les amertumes et j'enlève les peines de toutes choses pour

que la vie soit aimable et agréable à l'élu.

12. - La vue a son organe ; l'odorat, le toucher, le goût, l'ouïe, l'amour ont

aussi leurs organes. je ne refuse rien de ce que désirent les yeux, la bouche et

les autres organes de J'élu.

Page 38: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 38

13. - La vertu est à double face la vertu du capitaliste est de se contenter la

vertu du salarié de se priver.

14. - Le capitaliste prend sur terre ce qui lui plaît ; il est le maître. S'il est

blasé des femmes, il réveillera ses sens avec des vierges-enfants.

15. - Le capitaliste est la loi. Les législateurs rédigent les Codes selon sa

convenance, et les philosophes accommodent la morale selon ses mœurs. Ses

actions sont justes et bonnes. Tout acte qui lèse ses intérêts est crime et sera

puni.

16. - Je garde pour les élus un bonheur unique, ignoré des salariés. - Faire

des profits est la joie suprême. - Si l'élu qui encaisse des bénéfices perd sa

femme, sa mère, ses enfants, son chien et son honneur, il se résigne. Ne plus

réaliser des profits est le malheur irréparable, dont jamais le capitaliste ne se

console.

C. - Devoirs du capitaliste.

§ 1.

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1. - Beaucoup sont appelés, et peu sont élus ; tous les jours, je réduis le

nombre de mes élus.

2. - Je me donne aux capitalistes et je me partage entre eux ; chaque élu

reçoit en dépôt une parcelle du Capital unique ; et il n'en conserve la jouis-

sance que s'il l'accroît, que s'il lui fait faire des petits. Le Capital se retire des

mains de celui qui ne remplit pas sa loi.

Page 39: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 39

3. - J'ai choisi le capitaliste pour extraire de la plus-value; accumuler les

profits est sa mission.

4. - Afin d'être libre et à J'aise dans la chasse aux bénéfices, le capitaliste

brise les liens de J'amitié et de l'amour; il ne connaît ni ami, ni frère, ni mère,

ni femme, ni enfants, là où il y a un gain à réaliser.

5. - Il s'élève au-dessus des vaines démarcations qui parquent les mortels

dans une patrie et dans un parti; avant d'être Russe ou Polonais, Français ou

Prussien, Anglais ou Irlandais, blanc ou noir, l'élu est exploiteur ; il n'est

monarchiste ou républicain, conservateur ou radical, catholique ou libre-

penseur, que par-dessus le marché. L'or a une couleur; mais devant lui, les

opinions des capitalistes n'ont point de couleur.

6. - Le capitaliste embourse avec la même différence l'argent mouillé de

larmes, l'argent taché de sang, l'argent souillé de boue.

7. - Il ne sacrifie pas aux préjugés vulgaires. Il ne fabrique pas pour livrer

des marchandises de bonne qualité, mais pour produire des marchandises rap-

portant de gros bénéfices. Il ne fonde pas des sociétés financières pour

distinguer des dividendes, mais pour s'emparer des capitaux des actionnaires ;

car les petits capitaux appartiennent aux grands, et, au-dessus d'eux, il y a des

capitaux plus grands encore qui les surveillent pour les dévorer dans le

temps,. Telle est la loi du Capital.

8. - En élevant l'homme à la dignité de capitaliste, je lui transmets une par-

tie de ma toute-puissance sur les hommes et les choses.

9. - Le capitaliste doit dire : la société, c'est moi la morale, c'est mes goûts

et mes passions la loi, c'est mon intérêt.

10. - Si un seul capitaliste est lésé dans ses intérêts, la société tout entière

est en souffrance ; car l'impossibilité d'accroître le Capital est le mal des

maux ; le mal contre lequel il n'existe pas de remède.

Page 40: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 40

11. - Le capitaliste fait produire et ne produit pas ; fait travailler et ne

travaille pas ; toute occupation manuelle ou intellectuelle lui est interdite, elle

le détournerait de sa mission sacrée : l'accumulation des profits.

12. - Le capitaliste ne se métamorphose pas en écureuil idéologique, tour-

nant une roue qui ne meut que du vent.

13. - Il se soucie fort peu que les cieux racontent la gloire de Dieu ; il ne

recherche pas si la cigale chante avec son derrière ou avec ses ailes et si la

fourmi est une capitaliste 1.

14. - Il ne s'inquiète ni du commencement ni de la fin des choses, il ne

s'occupe que de leur faire rapporter des bénéfices.

15. - Il laisse les théologiens de l'économie officielle pérorer sur le

monométallisme et le bimétallisme; mais il empoche, sans distinction, les piè-

ces d'or et d'argent à sa portée.

16, - Il abandonne aux savants qui ne sont bons qu'à cela, l'étude des phé-

nomènes de la nature et aux inventeurs l'application industrielle des forces

naturelles, mais il s'empresse d'accaparer leurs découvertes dès qu'elles de-

viennent exploitables.

17. - Il ne se fatigue pas le cerveau pour savoir si le Beau et le Bon sont

une seule même chose ; mais il se régale des truffes si bonnes à manger et

plus laides à voir que les excréments du cochon.

18. - Il applaudit aux discours sur les vérités éternelles, mais il gagne de

l'argent avec les falsifications du jour.

19. - Il ne spécule pas sur l'essence de la vertu, de la conscience et de

l'amour mais il spécule sur leur vente et leur achat.

1 L'auteur de l'Ecclésiaste capitaliste fait sans doute allusion à ces économistes, ennuyeux

diseurs de billevesées, qui déclarent que le capital est antérieur à l'homme, puisque lafourmi, en accumulant des provisions, fait acte de capitaliste.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 41

20. - Il ne recherche pas si la Liberté est bonne en soi ; il prend toutes les

libertés pour n'en laisser que le nom aux salariés.

21. - Il ne discute pas si le Droit prime la Force, car il sait qu'il a tous les

droits, puisqu'il possède le Capital.

22. - Il n'est ni pour ni contre le suffrage universel, ni pour ni contre le

suffrage restreint, il se sert des deux : il achète les électeurs du suffrage res-

treint et dupe ceux du suffrage universel. S'il doit opter il se prononce pour ce

dernier, comme étant le plus économique : car s'il est obligé d'acheter les

électeurs et les élus du suffrage restreint, il lui suffit d'acheter les élus du

suffrage universel.

23. - Il ne se mêle pas aux parlotages sur le libre-échange et sur la pro-

tection : il est tour à tour libre-échangiste et protectionniste suivant les conve-

nances de son commerce et de son industrie.

24. - Il n'a aucun principe : pas même le principe de n'avoir pas de prin-

cipes.

§ 2.

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25. - Le capitaliste est dans ma main la verge d'airain pour mener l'indo-

cile troupeau des salariés.

26. - Le capitaliste étouffe dans son cœur tout sentiment humain, il est

sans public, il traite son semblable plus durement, que sa bête de somme. Les

hommes, les femmes et les enfants ne lui apparaissent que comme des machi-

nes à profit. Il bronze son cœur, pour que ses yeux contemplent les misères

Page 42: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 42

des salariés et pour que oreilles entendent leurs cris de rage et de douleur, et

ne palpite pas.

27. - Telle une presse hydraulique descend lentement, infailliblement,

réduisant au plus mince volume, au plus parfait dessèchement la pulpe soumi-

se à son action ; tel, pressant et tordant le salarié, le capitaliste extrait le travail

que contiennent ses muscles et ses nerfs ; chaque goutte de sueur qu'il essore

se métamorphose en capital. Quand, usé et épuisé, le salarié ne rend plus sous

sa torsion le surtravail qui fabrique de la plus-value, il le jette dans la rue

comme les rognures et les balayures des cuisines.

28 - Le capitaliste qui épargne le salarié me trahit et se trahit.

29. - Le capitaliste mercantilise l'homme, la femme et l'enfant, afin que

celui qui ne possède ni suif, ni laine, ni marchandise quelconque, ait au moins

quelque chose à vendre, sa force musculaire, son intelligence, sa conscience.

Pour se transformer en capital, l'homme doit auparavant devenir marchandise.

30 - Je suis le Capital, le maître de l'univers, le capitaliste est mon repré-

sentant : devant lui les hommes sont égaux, tous également courbés sous son

exploitation, Le manœuvre qui loue sa force, l'ingénieur qui offre son intelli-

gence, le caissier qui vend son honnêteté, le député qui trafique de sa con-

science, la fille de joie qui prête son sexe, sont pour le capitaliste des salariés

à exploiter.

31 - Il perfectionne le salarié : il l'oblige à reproduire sa force de travail

avec une nourriture grossière et falsifiée, pour qu'il la vende meilleur marché

et il le force à acquérir l'ascétisme de l'anachorète, la patience de l'âne et

l'assiduité au travail du bœuf.

32. - Le salarié appartient au capitaliste : il est sa bête de travail, son bien,

sa chose. Dans l'atelier où l'on ne doit s'apercevoir ni quand le soleil se lève,

ni quand la nuit commence, il braque sur l'ouvrier cent yeux vigilants, pour

qu'il ne se détourne de sa tâche ni par un geste, ni par une parole.

Page 43: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 43

33. - Le temps du salarié est de l'argent : chaque minute qu'à perd est un

vol qu'il commet.

34. - L'oppression du capitaliste suit le salarié comme son ombre jusque

dans son taudis, car à ne doit pas se corrompre l'esprit par des lectures et des

discours socialistes, ni se fatiguer le corps par des amusements. Il doit rentrer

chez lui en sortant de l'atelier, manger et se coucher, afin d'apporter le lende-

main à son maître un corps frais et dispos et un esprit résigné.

35. - Le capitaliste ne reconnaît au salarié aucun droit, pas même le droit à

l'esclavage, qui est le droit au travail.

36. - Il dépouille le salarié de son intelligence et de son habileté de main et

les transporte aux machines qui ne se révoltent pas.

D. - Maximes de la sagesse divine

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1. - Le matelot est assailli par la tempête ; le mineur vit entre le grisou et

les éboulements, l'ouvrier se meut au milieu des roues et des courroies de la

machine de

fer ; la mutilation et la mort se dressent devant le salarié qui travaille : le

capitaliste qui ne travaille pas est à l'abri de tout danger.

2. - Le travail éreinte, tue et n'enrichit pas : on amasse de la fortune, non

pas en travaillant, mais en faisant travailler les autres.

3. - La propriété est le fruit du travail et la récompense de la paresse.

Page 44: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 44

4. - On ne tire pas du vin d'un caillou, ni des profits d'un cadavre : on

n'exploite que les vivants. Le bourreau qui guillotine un criminel fraude le

capital d'un animal à exploiter 1.

5. - L'argent et tout ce qui rapporte n'ont point d'odeur.

6. - L'argent rachète ses qualités honteuses par sa quantité.

7. - L'argent tient lieu de vertu à celui qui possède,

8. - Un bienfait n'est pas un bon placement portant intérêt.

9. - En se couchant mieux vaut se dire j'ai fait une bonne affaire qu'un

bonne action.

10. - Le patron qui fait travailler les salariés quatorze heures sur vingt-

quatre ne perd pas sa journée.

11. - N'épargne ni le bon, ni le mauvais ouvrier, car le bon comme le mau-

vais cheval a besoin de l'éperon.

12. - L'arbre qui ne donne pas de fruits doit être arraché et brûlé ; l'ouvrier

qui ne porte plus de profits doit être condamné à la faim.

13. - L'ouvrier qui se révolte, nourris-le avec du plomb.

14. - La feuille du mûrier prend plus de temps à se transformer en satin

que le salarié en capital.

15. - Voler en grand et restituer en petit, c'est la philanthropie.

1 L'Ecclésiaste nous révèle la raison capitaliste de la campagne pour l'abolition de la peine

de mort menée avec tant de fracas par Victor Hugo et les autres charlatans del'humanitarisme.

Page 45: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 45

16. - Faire coopérer les ouvriers à l'édification de sa fortune, c'est la

coopération.

17. - Prendre la plus grosse part des fruits du travail, c'est le participation.

18. - Le capitaliste, libertaire fanatique, ne pratique par l'aumône; car elle

enlève au sans-travail la liberté de mourir de faim.

19. - Les hommes ne sont rien de plus que des machines à produire et à

consommer : le capitaliste achète les uns et court après les autres.

20. - Le capitaliste à deux langues dans sa bouche, l'une pour acheter et

l'autre pour vendre.

21. - La bouche qui ment donne la vie à la bourse.

22. - La délicatesse et l'honnêteté sont les poisons des affaires.

23. - Voler tout le monde ce n'est voler personne.

24. - Démontre que l'homme est capable de dévouement ainsi que le cani-

che, en te dévouant à toi-même.

25. - Méfie-toi du malhonnête homme, mais ne te fie pas à l'homme hon-

nête.

26. - Promettre prouve de la bonhomie et de l'urbanité, mais tenir sa pro-

messe dénote de la faiblesse mentale.

27. - Les pièces de monnaie sont frappées à l'effigie du souverain ou de la

République, parce que, comme les oiseaux du ciel, elles n'appartiennent qu'à

celui qui les attrape.

28. - Les pièces de cent sous se relèvent toujours après être tombées,

même dans l'ordure.

Page 46: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 46

29. - Tu t'inquiètes de beaucoup de choses, tu te crées bien des soucis, tu

t'efforces d'être honnête, tu ambitionnes le savoir, tu brigues les places, tu

recherches les honneurs ; et tout cela n'est que vanité et pâture de vent ; une

seule chose est nécessaire : le Capital, encore le Capital.

30. - La jeunesse se fane, la beauté se flétrit, l'intelligence s'obscurcit, l'or,

seul, ne se ride, ni ne vieillit.

31. - L'argent est l'âme du capitaliste et le mobile de ses actions.

32. - Je le dis en vérité, il y a plus de gloire à être un portefeuille bourré

d'o., et de billets de banque, qu'un homme plus chargé de talents et de vertus

que l'âne portant des légumes au marché.

33. - Le génie, l'esprit, la pudeur, la probité, la beauté n'existent que parce

qu'ils ont une valeur vénale.

34. - La vertu et le travail ne sont utiles que chez autrui.

35. - Il n'y a rien de meilleur pour le capitaliste que de boire, manger et

paillarder : c'est aussi ce qui lui restera de plus certain quand il aura terminé

ses jours.

36. - Tant qu'il demeure parmi les hommes qu'éclaire et que réchauffe le

soleil, le capitaliste doit jouir, car on ne vit pas deux fois la même heure et on

n'échappe pas à la méchante et à la vilaine vieillesse qui saisit l'homme par la

tête et le pousse dans le tombeau.

37. - Au sépulcre où tu vas, tes vertus ne t'accompagneront pas ; tu ne

trouveras que des vers.

38. - Hors un ventre plein et digérant gaillardement et des sens robustes et

satisfaits, il n'y a que vanité et rongement d'esprit.

Page 47: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 47

E. - Ultima Verba.

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1. - Je suis le Capital, le roi du monde.

2. - Je marche escorté du mensonge, de l'envie, de l'avarice, de la chicane

et du meurtre. J'apporte la division dans la famille et la guerre dans la cité. Je

sème, partout où je passe, la haine, le désespoir, la misère et les maladies.

3. - Je suis le Dieu implacable. Je me plais au milieu des discordes et des

souffrances. je torture les salariés et je n'épargne pas les capitalistes mes élus.

4. - Le salarié ne peut m'échapper : si pour me fuir, il franchit les monta-

gnes, il me trouve par-delà les monts ; s'il traverse les mers, je l'attends sur le

rivage où il débarque. Le salarié est mon prisonnier et la terre est sa prison.

5. - Je gorge les capitalistes d'un bien-être lourd, bête et riche en maladies.

J'émascule corporellement et intellectuellement mes élus : leur race s'éteint

dans l'imbécillité et l'impuissance.

6. - Je comble les capitalistes de tout ce qui est désirable et je les châtre de

tout désir. je charge leurs tables de mets appétissants et je supprime l'appétit.

je garnis leurs lits de femmes jeunes et expertes en caresses et j'engourdis

leurs sens. Tout l'univers leur est fade, fastidieux et fatigant : ils bâillent leur

vie ; il invoquent le néant et l'idée de la mort les transit de peur.

7. - Quand c'est mon plaisir et sans que la raison des hommes sonde mes

raisons, je frappe mes élus, je les précipite dans la misère, la géhenne des

salariés.

Page 48: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 48

8. - Les capitalistes sont mes instruments. Je me sers d'eux comme d'un

fouet aux mille lanières pour flageller le stupide troupeau des salariés. J'élève

mes élus au premier rang de la société et je les méprise.

9. - Je suis le Dieu qui conduit les hommes et confond leur raison.

10. - Le poète des temps antiques a prédit l'ère du Capitalisme ; il a dit :

« Maintenant les maux sont mêlés de bien; mais un jour, il n'y aura plus ni

liens de famille, ni justice, ni vertu. Aïdos et Némésis remonteront au ciel et le

mal sera sans remède » 1. Les temps annoncés sont arrivés : ainsi que les

monstres voraces des mers et les bêtes féroces des bois, les hommes s'entre-

dévorent sauvagement.

11. - Je ris de la sagesse humaine.

« Travaille, et la disette te fuira ; travaille, et tes greniers s'empliront de

provisions », disait la sagesse antique.

J'ai dit :

« Travaille, et la gêne et la misère seront tes fidèles compagnes ; travaille,

et tu videras ta maison au Mont-de-piété. »

12. - Je suis le Dieu qui bouleverse les Empires : je courbe sous mon joug

égalitaire les superbes ; je broie l'insolente et égoïste individualité humaine ;

je façonne l'imbécile humanité pour l'égalité. J'accouple et j'attelle les salariés

et les capitalistes à l'élaboration du moule communiste de la future société.

13. - Les hommes ont chassé des cieux Brahma, Jupiter, Jéhovah, jésus,

Allah, je me suicide.

14. - Lorsque le Communisme sera la loi de la société, le règne du Capital,

le Dieu qui incarne les générations du passé et du présent, sera fini. Le Capital

1 Cette prédiction des temps capitalistes, plus véridique que celle des prophètes annonçant

la venue de jésus, se trouve dans les Travaux et les Jours d'Hésiode.

Page 49: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 49

ne dominera plus le monde: il obéira au travailleur, qu'il hait. L'homme ne

s'agenouillera plus devant l'œuvre de ses mains et de son cerveau ; il se re-

dressera sur ses pieds et debout il regardera la nature, en maître.

15. - Le Capital sera le dernier des Dieux.

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 50

VPrières capitalistes

A. - Oraison dominicale.Retour à la table des matières

Capital, notre père, qui êtes de ce monde, Dieu tout-puissant, qui changez

le cours des fleuves et percez les montagnes, qui séparez les continents et

unissez les nations ; créateur des marchandises et source de vie, qui comman-

dez aux rois et aux sujets, aux patrons et aux salariés, que votre règne s'éta-

blisse sur toute la terre.

Donnez-nous beaucoup d'acheteurs prenant nos marchandises, les mau-

vaises et aussi les bonnes ;

Donnez-nous des travailleurs misérables acceptant sans révolte tous les

travaux et se contentant du plus vil salaire ;

Donnez-nous des gogos croyant en nos prospectus :

Page 51: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 51

Faites que nos débiteurs payent intégralement leurs dettes 1 et que la

Banque escompte notre papier;

Faites que Mazas ne s'ouvre jamais pour nous et écartez de nous la

faillite ;

Accordez-nous des rentes perpétuelles.

Amen.

B. - Credo.

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Je crois au Capital qui gouverne la matière et l'esprit ;

Je crois au Profit, son fils très légitime, et au Crédit, le Saint-Esprit, qui

procède de lui et est adoré conjointement ;

Je crois à l'Or et à l'Argent, qui, torturés dans l'Hôtel de la Monnaie, fon-

dus au creuset et frappés au balancier, reparaissent au monde Monnaie légale,

et qui, trouvés trop pesants, après avoir circulé sur la terre entière, descendent

dans les caves de la Banque pour ressusciter Papier-monnaie ; je crois à la

Rente cinq pour cent, au quatre et au trois pour cent également et à la Cote

authentique des valeurs ; je crois au Grand-Livre de la Dette publique, qui

garantit le Capital des risques du commerce, de l'industrie et de l'usure ; je 1 Le Pater noster des chrétiens, rédigé par des mendiants et des vagabonds pour de pauvres

diables accablés de dettes, demandait à Dieu la remise des dettes : dimite nobis debitanostra, dit le texte latin. Mais quand des propriétaires et des usuriers se convertirent auchristianisme, les pères de l'Eglise trahirent le texte primitif et traduisirent impudemmentdebita par péchés, offenses, Tertullien, docteur de l'Église et riche propriétaire, qui sansdoute possédait des créances sur une foule de personnes, écrivit une dissertation surl'Oraison dominicale et soutint qu'il fallait entendre le mot dettes dans le sens de péchés,les seules dettes que les chrétiens absolvent. La religion du Capital, en progrès sur lareligion catholique, devait réclamer l'intégral payement des dettes : le crédit étant l'âmedes transactions capitalistes.

Page 52: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 52

crois à la Propriété individuelle, fruit du travail des autres, et à sa durée

jusqu'à la fin des siècles ; je crois à l'Éternité du Salariat qui débarrasse le

travailleur des soucis de la propriété ; je crois à la Prolongation de la journée

de travail et à la Réduction des salaires et aussi à la Falsification des produits ;

je crois au dogme sacré : ACHETER BON MARCHÉ ET VENDRE CHER;

et pareillement je crois aux principes éternels de notre très sainte église,

l'Économie politique officielle.

Amen.

C. - Salutations.(Ave Miseria.)

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Salut, Misère, qui écrasez et qui domptez le travailleur, qui déchirez ses

entrailles par la faim, tourmenteuse infatigable, qui le condamnez à vendre sa

liberté et sa vie pour une bouchée de pain ; qui brisez l'esprit de révolte, qui

infligez au producteur, à sa femme et à ses enfants les travaux forcés des

bagnes capitalistes, salut, Misère, pleine de grâces.

Vierge sainte, qui engendrez le Profit capitaliste, déesse redoutable qui

nous livrez la classe avilie des salariés, soyez bénie.

Mère tendre et féconde de Surtravail, génératrice de rentes, veillez sur

nous et les nôtres.

Amen.

Page 53: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 53

D. - Adoration de l'or.

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Or, marchandise miraculeuse, qui porte en toi les autres marchandises ;

Or, marchandise primigène, en qui se convertit toute marchandise;

Dieu qui sait tout mesurer,

Toi, la très parfaite, la très idéale matérialisation du Dieu capital,

Toi, le plus noble, le plus magnifique élément de la nature,

Toi, qui ne connais ni la moisissure, ni les charançons, ni la rouille ;

Or, inaltérable marchandise, fleur flamboyante, rayon radieux, soleil res-

plendissant ; métal toujours vierge, qui, arraché des entrailles de la terre, la

mère antique des choses, retourne t'enfouir, loin de la lumière, dans les

coffres-forts des usuriers et les caves de la Banque et qui, du fond des cachet-

tes où tu te tasses, transmets au papier vil et misérable ta force qu'il double et

qu'il décuple ;

Or inerte, qui remues l'univers, devant ton éclatante majesté les siècles

vivants s'agenouillent et t'adorent humblement ;

Accorde ta grâce divine aux fidèles qui t'implorent et qui, pour te possé-

der, sacrifient l'honneur et la vertu, l'estime des hommes et l'amour de la fem-

me de leur cœur et des enfants de leur chair, et qui bravent le mépris d'eux-

mêmes.

Page 54: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 54

*

Or, maître souverain, toujours invincible, toi l'éternel victorieux, écoute

nos prières ;

Bâtisseur de villes et destructeur d'Empires ;

Étoile polaire de la morale

Toi, qui pèses les consciences

Toi, qui dictes la loi aux nations et qui courbes sous ton joug les papes et

les empereurs, écoute nos prières ;

Toi, qui enseignes au savant à falsifier la science, qui persuades la mère de

vendre la virginité de son enfant et qui contrains l'homme libre à accepter l'es-

clavage de l'atelier, écoute nos prières Toi, qui achètes les arrêts du juge et les

votes du député, écoute nos prières ;

Toi, qui produis des fleurs et des fruits inconnus à la nature ;

Qui sèmes les vices et les vertus

Qui engendres les arts et le luxe, écoute nos prières ;

Toi, qui prolonges les ans inutiles de l'oisif et qui abrèges les jours du

travailleur, écoute nos prières ;

Toi, qui souris au capitaliste en son berceau et qui frappes le prolétaire

dans le sein de sa mère, écoute nos prières.

Page 55: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 55

*

Or, voyageur infatigable, qui te plais aux fourberies et aux chicanes,

exauce nos vœux ;

Interprète de toutes les langues,

Entremetteur subtil,

Séducteur irrésistible,

Étalon des hommes et des choses, exauce nos vœux ;

Messager de paix et fauteur de discordes

Distributeur du loisir et du surtravail ;

Auxiliaire de la vertu et de la corruption, exauce nos vœux ;

Dieu de la persuasion, qui fais entendre les sourds et délies la langue des

muets, exauce nos vœux ;

Or maudit et invoqué par d'innombrables prières, vénéré des capitalistes et

aimé des courtisanes, exauce nos vœux

Dispensateur des biens et des maux

Malheur et joie des hommes ;

Guérison des malades et baume des douleurs, exauce nos vœux ;

Toi, qui ensorcelles le monde et pervertis la raison humaine ;

Page 56: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 56

Toi, qui embellis les laideurs et pares les disgrâces ;

Porte-respect universel, qui rends honorables la honte et le déshonneur, et

qui fais respectables le vol et la prostitution, exauce nos vœux ;

Toi, qui combles la lâcheté des gloires dues au courage ;

Qui accordes à la laideur les hommages dus à la beauté;

Qui fais don à la décrépitude des. amours dues à la jeunesse ;

Magicien malfaisant, exauce nos vœux

Démon qui déchaîne le meurtre et souffle la folie, exauce nos vœux ;

Flambeau qui éclaire les routes de la vie ;

Guide et protecteur, et salut des capitalistes, exauce nos vœux.

*

Or, roi de gloire, soleil de justice

Or, force et joie de la vie. Or, illustre, viens à nous ;

-96

Or, aimable au capitaliste et redoutable au producteur, viens à nous

Miroir des jouissances ;

Toi, qui donnes au fainéant les fruits du travail, viens à nous :

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Paul Lafargue (1887), La religion du capital 57

Toi, qui emplis les celliers et les greniers de ceux qui ne bêchent, ni ne

taillent les vignes ; de ceux qui ne labourent, ni ne moissonnent, viens à nous ;

Toi, qui nourris de viande et de poisson ceux qui ne mènent paître les

troupeaux, ni ne bravent les tempêtes de la mer, viens à nous ;

Toi, la force et la science et l'intelligence du capitaliste, viens à nous ;

Toi, la vertu et la gloire, la beauté et l'honneur du capitaliste, viens à

nous ;

Oh ! viens à nous, Or séduisant, espérance suprême, commencement et fin

de toute action, de toute pensée, de tout sentiment capitaliste.

Amen.

Page 58: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 58

VILamentationsde Job Rothschild,le capitaliste

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Capital, mon Dieu et mon maître, pourquoi m'as-tu abandonné ? quelle

faute ai-je donc commise pour que tu me précipites des hauteurs de la pros-

périté et m'écrases du poids de la dure pauvreté ?

N'ai-je pas vécu selon ta loi ? - mes actions n'ont-elles pas été droites et

légales ?

Ai-je à me reprocher d'avoir jamais travaillé ? N'ai-je pas pris toutes les

jouissances que permettaient mes millions et mes sens ? - N'ai-je pas tenu à la

tâche nuit et jour, des hommes, des femmes et des enfants tant que leurs

forces pouvaient aller et au-delà ? Leur ai-je jamais donné mieux qu'un salaire

Page 59: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 59

de famine ? Est-ce que jamais je me suis laissé toucher par la misère et le

désespoir de mes ouvriers ?

Capital, mon Dieu, j'ai falsifié les marchandises que je vendais, sans me

préoccuper de savoir si j'empoisonnais les consommateurs ; j'ai dépouillé de

leurs capitaux les gogos qui se sont laissé prendre à mes prospectus.

Je n'ai vécu que pour jouir et pour me laisser enrichir; et tu as béni ma

conduite irréprochable et ma vie louable en m'accordant femmes, enfants,

chevaux et valets, les plaisirs du corps et les jouissances de la vanité.

Et voilà que j'ai tout perdu, tout, et je suis devenu un objet de rebut

Mes concurrents se réjouissent de ma ruine et mes amis se détournent de

moi; ils me refusent jusqu'aux conseils inutiles, jusqu'aux reproches ; ils

m'ignorent. Mes maîtresses m'éclaboussent avec les voitures achetées avec

mon argent.

La misère se referme sur moi et, comme les murs d'une prison, elle me

sépare du reste des hommes. je suis seul et tout est noir en moi, hors de moi.

Ma femme, qui n'a plus d'argent pour se farder et se déguiser le visage,

m'apparaît dans toute sa laideur. Mon fils, élevé pour ne rien faire, ne com-

prend même pas l'étendue de mon malheur, -l'idiot ! - les yeux de ma fille

coulent comme deux fontaines au souvenir des mariages manqués.

Mais que sont les malheurs des miens auprès de mon infortune ? Là où j'ai

commandé en maître, on me chasse quand je viens m'offrir comme employé

Tout est pour moi puanteur et ordure dans mon taudis ; mon corps endo-

lori par la dureté du lit et mordu par les punaises et les insectes immondes ne

trouve plus de repos, mon esprit ne goûte plus le sommeil qui apporte l'oubli.

Page 60: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 60

Oh ! qu'ils sont heureux les misérables qui n'ont jamais connu que la

pauvreté et la saleté. Ils ignorent ce qui est délicat, ce qui est bon ; leur épider-

me épaissi et leurs sens abêtis n'éprouvent aucun dégoût.

Pourquoi m'avoir fait savourer le bonheur pour ne m'en laisser que le

souvenir, plus cuisant qu'une dette de jeu ?

Mieux eut valu, ô Seigneur, me faire naître dans la misère que me con-

damner à y croupir après m'avoir élevé dans la fortune.

Que puis-je faire pour gagner mon misérable pain ?

Mes mains, qui n'ont porté que des bagues et qui n'ont manié que des

billets de banque, ne peuvent tenir l'outil. Mon cerveau, qui ne s'est occupé

qu'à fuir le travail, qu'à se reposer des fatigues de la richesse, qu'à échapper

aux ennuis de l'oisiveté et qu'à surmonter les dégoûts de la satiété ne peut

fournir la somme d'attention nécessaire pour copier des lettres et additionner

des chiffres.

Mais, Seigneur, se peut-il que tu frappes si impitoyablement un homme

qui n'a jamais désobéi à un de tes commandements ?

Mais c'est mal, c'est injuste, c'est immoral que je perde les biens que le

travail des autres avait si péniblement amassés pour moi.

Les capitalistes, mes semblables, en voyant mon malheur, sauront que ta

grâce est capricieuse, que tu l'accordes sans raison et que tu la retires sans

cause.

Qui voudra croire en toi ?

Quel capitaliste sera assez téméraire, assez insensé pour accepter ta loi, -

pour s'amollir dans la fainéantise, les plaisirs et l'inutilité, si l'avenir est si

incertain, si menaçant, si le vent le plus léger qui souffle à la Bourse renverse

Page 61: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 61

les fortunes les mieux assises, si rien n'est stable, si le riche du jour sera le

ruiné du lendemain ?

Les hommes te maudiront, Dieu-Capital, en contemplant mon abaisse-

ment ; ils nieront ta puissance en calculant la hauteur de ma chute, ils repous-

seront tes faveurs.

Pour ta gloire, replace-moi en ma position perdue, relève-moi de mon ab-

jection, car mon cœur se gonfle de fiel, et des paroles de haine et des impré-

cations se pressent sur mes lèvres.

Dieu farouche, Dieu aveugle, Dieu stupide, prends garde que les riches

n'ouvrent enfin les yeux et ne s'aperçoivent qu'ils marchent insouciants et

inconscients sur les bords d'un précipice; tremble qu'ils ne t'y jettent pour le

combler, qu'ils ne se joignent aux communistes pour te supprimer !

Mais quel blasphème ai-je proféré

Dieu puissant, pardonne-moi ces paroles imprudentes et impies.

Tu es le maître, qui distribue les biens sans qu'on les mérite et qui les

reprend sans qu'on les démérite, tu agis selon ton bon plaisir, tu sais ce que tu

fais.

Tu m'écrases pour mon bien, tu m'éprouves dans mon intérêt.

O Dieu doux et aimable, rends-moi tes faveurs : tu es la justice et, si tu me

frappes, j'ai dû commettre quelque faute ignorée.

O Seigneur, si tu me redonnais la richesse, je fais vœu de suivre plus ri-

goureusement ta loi. J'exploiterais mieux et davantage les salariés ; je trom-

perais plus astucieusement les consommateurs et je volerais plus absolument

les gogos.

Page 62: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 62

Je te suis soumis, comme le chien au maître qui le bat, je suis ta chose, que

ta volonté s'accomplisse.

Pour copie conforme:

PAUL LAFARGUE

Page 63: “La religion du Capital” – cette

Paul Lafargue (1887), La religion du capital 63

La religion du Capital - cette « farce » savoureuse de l'auteur du Droit à la

paresse - publiée pour la première fois en 1887, est le compte-rendu d'un

congrès international tenu à Londres, au cours duquel les représentants les

plus éminents de la bourgeoisie rédigent les Actes d'une nouvelle religion

pour ce Chaos qu'ils ont créé et ont décidé d'appeler « Monde civilisé ». - Une

nouvelle religion, susceptible non seulement « d'arrêter le dangereux

envahissement des idées socialistes », mais capable de donner à ce monde

chaotique et capitalistique une forme au moins apparemment définitive. Il faut

bel et bien au Capital un Dieu propre, qui « amuse l'imagination de la bête

populaire ». (Climats)