La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture 1/63 Patrick Attali - ROUEN - [email protected] 1 Professeur de philosophie au lycée des Bruyères - SOTTEVILLE-LES -ROUEN 2 * 3 L’enquête sur les religions de Schopenhauer à Nietzsche. 4 Introduction générale : 5 Nous nous proposons d’étudier l’enquête sur les religions de Schopenhauer à 6 Nietzsche. Cette enquête se déploie, certes, de manière bien différente de l’un à l’autre ; 7 mais elle s’effectue, chez l’un et l’autre, dans le cadre d’un examen rigoureux des 8 relations complexes que les religions nouent avec la philosophie et avec la culture en 9 général. Il s’agit donc de faire ressortir la profondeur et l’originalité de la démarche en 10 question. 11 * 12 1°) C’est sous l’égide de Hume que nous nous placerons l’ensemble de cette 13 étude. Une remarque de ce dernier nous paraît tout à fait éclairante pour introduire notre 14 propos : 15 « Il n’y a pas de méthode de raisonnement plus commune, et pourtant il n’y en a pas de 16 plus blâmable, que de tenter de réfuter une hypothèse, dans les discussions 17 philosophiques, par le danger de ses conséquences pour la religion et la morale. Quand 18 une opinion conduit à des absurdités, elle est certainement fausse ; mais il n’est pas 19 certain qu’une opinion soit fausse parce qu’elle est de dangereuse conséquence . 1 » 20 David Hume : Enquête sur l’entendement humain - VIII° section [GF p. 165] 21 De fait, nous avons bel et bien affaire à deux penseurs qui assument pleinement 22 — et parfois même audacieusement semble-t-il — le risque d’être dangereux, en 23 particulier pour les religions établies et leurs zélateurs inconditionnels. Mais il serait 24 réducteur d’estimer qu’il n’y a là que pure provocation : l’assomption honnête de ce 25 risque est la conséquence et la condition mêmes de la rigueur de leur pensée 26 philosophique. En philosophie, le développement de la pensée a ses propres exigences ; 27 la mise en œuvre de celles-ci peut certes bousculer bien des idées reçues et des 28 croyances invétérées : mais n’est-ce pas d’abord à ces dernières qu’il faudrait s’en 29 prendre ? Or, l’une des premières d’entre ces exigences est précisément que la réflexion 30 philosophique soit pleinement conséquente avec elle-même : c’est ce que réclamait 31 Kant : « Etre conséquent, c’est la première obligation d’un philosophe, et c’est pourtant 32 celle à laquelle on se conforme le plus rarement. » 2 Dès lors, on pourrait avancer que si 33 ces deux auteurs sont « de dangereuse conséquence » pour la religion, c’est au fond 34 parce qu’ils sont conséquents avec eux-mêmes. Or, comme on l’est rarement, on a alors 35 tendance à croire que l’attaque contre les religions et les morales est inadmissible et l’on 36 1 Nous soulignons. 2 Kant : Critique de la raison pratique, trad. Picavet - PUF 1971 p. 23. Kant ajoute : « Les anciennes écoles grecques nous …donnent plus d’exemples [de conséquence avec soi-même], que ne nous en offre notre siècle syncrétique, où l’on se forme, avec des principes contradictoires, un certain système composite, plein de mauvaise foi et de frivolité, parce que cela convient mieux à un public qui est content de savoir un peu de tout, sans rien savoir en somme, et d’être propre à tout. »

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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Patrick Attali - ROUEN - [email protected] 1 Professeur de philosophie au lycée des Bruyères - SOTTEVILLE-LES -ROUEN 2

* 3

L’enquête sur les religions de Schopenhauer à Nietzsche. 4

Introduction générale : 5

Nous nous proposons d’étudier l’enquête sur les religions de Schopenhauer à 6

Nietzsche. Cette enquête se déploie, certes, de manière bien différente de l’un à l’autre ; 7

mais elle s’effectue, chez l’un et l’autre, dans le cadre d’un examen rigoureux des 8

relations complexes que les religions nouent avec la philosophie et avec la culture en 9

général. Il s’agit donc de faire ressortir la profondeur et l’originalité de la démarche en 10

question. 11

* 12

1°) C’est sous l’égide de Hume que nous nous placerons l’ensemble de cette 13

étude. Une remarque de ce dernier nous paraît tout à fait éclairante pour introduire notre 14

propos : 15

« Il n’y a pas de méthode de raisonnement plus commune, et pourtant il n’y en a pas de 16

plus blâmable, que de tenter de réfuter une hypothèse, dans les discussions 17

philosophiques, par le danger de ses conséquences pour la religion et la morale. Quand 18

une opinion conduit à des absurdités, elle est certainement fausse ; mais il n’est pas 19

certain qu’une opinion soit fausse parce qu’elle est de dangereuse conséquence.1 » 20

David Hume : Enquête sur l’entendement humain - VIII° section [GF p. 165] 21

De fait, nous avons bel et bien affaire à deux penseurs qui assument pleinement 22

— et parfois même audacieusement semble-t-il — le risque d’être dangereux, en 23

particulier pour les religions établies et leurs zélateurs inconditionnels. Mais il serait 24

réducteur d’estimer qu’il n’y a là que pure provocation : l’assomption honnête de ce 25

risque est la conséquence et la condition mêmes de la rigueur de leur pensée 26

philosophique. En philosophie, le développement de la pensée a ses propres exigences ; 27

la mise en œuvre de celles-ci peut certes bousculer bien des idées reçues et des 28

croyances invétérées : mais n’est-ce pas d’abord à ces dernières qu’il faudrait s’en 29

prendre ? Or, l’une des premières d’entre ces exigences est précisément que la réflexion 30

philosophique soit pleinement conséquente avec elle-même : c’est ce que réclamait 31

Kant : « Etre conséquent, c’est la première obligation d’un philosophe, et c’est pourtant 32

celle à laquelle on se conforme le plus rarement. »2 Dès lors, on pourrait avancer que si 33

ces deux auteurs sont « de dangereuse conséquence » pour la religion, c’est au fond 34

parce qu’ils sont conséquents avec eux-mêmes. Or, comme on l’est rarement, on a alors 35

tendance à croire que l’attaque contre les religions et les morales est inadmissible et l’on 36

1 Nous soulignons. 2 Kant : Critique de la raison pratique, trad. Picavet - PUF 1971 p. 23. Kant ajoute : « Les anciennes écoles grecques nous …donnent plus d’exemples [de conséquence avec soi-même], que ne nous en offre notre siècle syncrétique, où l’on se forme, avec des principes contradictoires, un certain système composite, plein de mauvaise foi et de frivolité, parce que cela convient mieux à un public qui est content de savoir un peu de tout, sans rien savoir en somme, et d’être propre à tout. »

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se fait alors une « méthode de raisonnement » de s’interdire de les remettre en cause. 37

2°) Dans le prolongement de Hume, nous pourrions avancer également l’idée 38

que la démarche qui est commune à ces deux auteurs est celle de l’enquête. Or, 39

enquêter, c’est s’enquérir, chercher avec ténacité, investiguer patiemment, interroger 40

sans cesse l’objet qu’on ausculte. Chez ces deux auteurs, on se garde cependant de 41

nourrir l’espoir illusoire que cette enquête finirait par s’abolir dans un dénouement 42

ultime où l’énigmaticité et l’incertitude labyrinthique se résorberaient miraculeusement. 43

La démarche d’enquête, chez Schopenhauer et chez Nietzsche, est donc 44

constitutive de la substance même de leur analyse des religions : deux approches 45

critiques radicales se présentent ici, qui se complètent par certains côtés au-delà de leurs 46

divergences indéniables. Elles portent tant sur les principales religions elles-mêmes que 47

sur l’influence clandestine que celles-ci ont pu exercer sur le discours philosophique et 48

sur l’ensemble de la culture. N’est-ce pas alors, à lire ces deux auteurs, le discours 49

philosophique lui-même qui se retrouve sur la sellette dans cette connivence secrète 50

avec les religions ? 51

3°) Schopenhauer et Nietzsche ont en effet en commun d’être à la fois de 52

vigoureux critiques de l’influence des religions sur la pensée et la culture en général et 53

en même temps de fins analystes de la diversité du fait religieux. Ils ont tous deux un 54

sens aigu de l’équivocité qui caractérise les relations des religions avec la philosophie et 55

la culture. Il faut souligner, sur ce plan, un infléchissement capital qui se joue avec eux. 56

En effet, le centre de gravité de l’approche philosophique des religions y est déplacé par 57

rapport à celles qui nous sont familières – et que nous a présenté Eric Douchin3. Selon 58

nous, ces « représentations familières » sont toutes plus ou moins influencées depuis les 59

XIX°-XX° siècles par les options épistémologiques propres aux sciences humaines ; en 60

particulier elles sont toutes relativement tributaires d’un postulat 61

sociologiste prépondérant : il s’agit du postulat selon lequel l’émergence du fait 62

religieux doit naturellement être envisagée en corrélation étroite avec la question de la 63

force et de la nature du lien social4. Avec Schopenhauer — du moins dans une certaine 64

mesure5 — et avec Nietzsche plus particulièrement, c’est dans l’horizon de la culture et 65

3 Dans son intervention intitulée : « Religion, magie, superstition et secte ». 4 Cette approche qu’on peut qualifier de « sociologisante » [sans connotation péjorative] surenchérit sur le topos étymologique : le religion serait à prendre comme un lien particulier que les hommes noueraient avec « le surnaturel » et qui contribuerait à asseoir la sociabilité : rappelons la définition de Durkheim : « une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent » [Formes élémentaires de la vie religieuse] 5 La genèse de la culture humaine est un sujet sur lequel Schopenhauer n’avance qu’avec prudence. Un des traits constants de son analyse consiste à récuser la prétendue évidence de l’idée d’un progrès continu de l’humanité : il nous invite à nous méfier de notre tendance irrépressible à « nous représenter la première race humaine sortie n’importe comment du sein de la Nature, à l’état d’ignorance complète et infantile (…) » [PP II 25 § 298a, Ed° Coda, p. 865]. Il avance en conséquence une conjecture inverse : il fait dériver l’apparition de la culture humaine d’un « instinct originel » dont les productions sont d’une très haute perfection. Ce serait en vertu de cet instinct que l’homme aurait ainsi découvert le langage : cette découverte, loin d’être consciente, aurait été instinctive. Et, de même en effet que l’instinct est la source chez les animaux d’un travail industrieux parfaitement adapté au but qu’ils recherchent, « de même le premier langage spontané fut doté de la plus haute perfection des ouvrages de l’instinct » [PP II

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du procès de culture qu’il faut envisager les faits de religion. 66

On se demandera : mais qu’est-ce que cela change ? C’est qu’avec ces deux 67

philosophes, il y a, dans les conditions du procès de culture, une dimension qui 68

synthétise globalement toutes les déterminations de l’action humaine en tant qu’elles 69

sont toutes orientées vers le travail d’un certain matériau, l’entretien d’une certaine 70

manière d’être et de faire, qui ne doit cependant pas grand chose à la conscience6 ainsi 71

qu’à la raison et qui caractérise radicalement un certain type d’humanité plus qu’un 72

certain type de société ou de sociabilité. Bref, l’enjeu du lien social apparaît ici, sinon 73

inessentiel, du moins second car dérivé de considérations plus radicales et plus 74

élémentaires. 75

Pour le montrer plus explicitement, on peut donner une brève présentation, en 76

fonction des orientations de leur projet philosophique, de l’importance que revêt pour 77

eux la culture. 78

- Schopenhauer propose, en parallèle à son entreprise d’élucidation métaphysique7, 79

un ensemble de thèses et d’hypothèses anthropologiques qui se fonde sur l’idée selon 80

laquelle l’éloignement très ancien des peuples européens de l’authentique vérité 81

contenue allégoriquement dans les religions orientales [Bouddhisme et Brahmanisme] 82

est responsable de la perte irrémédiable de la «vision juste de la vie » dont les 83

Occidentaux jouissaient pourtant il y a très longtemps, avant de se disperser et de 84

s’éloigner de cette terre natale de l’humanité que pourrait bien avoir été l’Inde antique8. 85

La culture occidentale, ainsi privée de cette sève nourricière, n’a cessé, depuis lors, de 86

se dégrader inexorablement, au fur et à mesure de l’éloignement de cette origine. Et ce 87

mouvement ne pourra être enrayé que si « la sagesse indienne » reflue « encore sur 88

l’Europe », et transforme « de fond en comble notre savoir et notre pensée »9 parce 89

qu’elle fournit des contrepoids salutaires à l’envahissement corrupteur de la pensée par 90

le théisme et l’optimisme philosophique. Schopenhauer est donc ce penseur atypique 91

dont l’approche philosophique est foncièrement inactuelle10 et qui, de ce fait, peut 92

25 § 298a, Ed° Coda, p. 866]. A partir de cette première création originelle, marquée par la perfection, l’évolution des langues, en particulier sur le plan grammatical, relèverait d’un processus de dégradation. 6 Les facteurs déterminants de cette élaboration culturelle échappent largement à la conscience ; Schopenhauer comme Nietzsche tendent à disqualifier cette dernière en mettant l’accent sur le rôle de l’instinct et de la pulsion infra-consciente ; ainsi à propos de l’apparition du langage chez l’homme, Schopenhauer avance que « le plus plausible me semble que l’homme a découvert le langage instinctivement, en vertu d’un instinct originel qui crée chez lui, sans réflexion et sans intention consciente, l’outil indispensable à l’emploi de sa raison et l’organe de celle-ci. Et cet instinct disparaît au cours des générations quand son rôle est terminé, le langage existant. » [PP II, § 298 a, Opus cité, p. 866] 7 Entreprise qu’il présente comme « une conquête sur le domaine de l’inconnu » : il écrit en effet : « toute vérité prouvée et établie est une conquête sur le domaine de l’inconnu dans le grand problème du savoir en général, et un ferme point d’appui où l’on pourra appliquer les leviers destinés à remuer d’autres fardeaux ; » [ELA, Conclusion, p. 153]. 8 PP II § 174, Sur la religion, GF, p. 84. 9 MVR I 4 § 63 in fine. 10 Schopenhauer écrit : « j’ai pu aimer, poursuivre, perfectionner mon œuvre pour elle seule, dans une tranquillité complète, à l’abri de toute influence extérieure, et mes contemporains me sont restés étrangers comme je leur suis resté étranger moi-même » [Remarques de Schopenhauer sur lui-même, in Essai sur les apparitions et divers opuscules, Ed° Alcan, 1912, p. 189 – texte cité par Joël Lefranc dans son ouvrage Comprendre Schopenhauer, p. 9 note n°1.

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s’attacher à accréditer en quelque sorte dans l’Occident philosophique les « religions 93

asiatiques ». 94

- Nietzsche, pour sa part, procède d’abord à un examen critique de l’ensemble des 95

cultures humaines en vue de jauger la table des valeurs essentielle auxquelles se 96

subordonnent radicalement — quoique plus ou moins consciemment — les hommes qui 97

vivent au sein de ces cultures au point d’en faire comme l’horizon de leur existence 98

habituelle. Il s’agira, ensuite, de mettre en œuvre, pratiquement, les moyens permettant 99

de favoriser, à un terme plus ou moins lointain, l’avènement d’un formidable 100

bouleversement historique : celui qui consiste à renverser complètement l’échelle de 101

valeurs décadentes et nihilistes auxquelles l’Europe a, depuis plus de 2 000 ans11 et 102

jusqu’à aujourd’hui continûment, subordonné le développement de sa culture. 103

Dans ce cadre, les religions doivent en premier lieu être examinées attentivement 104

dans le cadre d’une approche de type symptomatologique des « faits de culture » ; et il 105

s’agira, en second lieu, de sonder les possibilités d’en faire des instruments efficaces de 106

culture en vue de faire aboutir effectivement le projet de renversement de toutes les 107

valeurs qui anime le philosopher nietzschéen. 108

4°) Ces mises au point permettent de souligner, qu’au-delà des rapprochements 109

que nous venons d’esquisser, il y a des divergences profondes entre les deux auteurs que 110

nous étudions sur la question de la culture, de la place qu’y tient la philosophie ainsi, 111

évidemment, que sur la question de la religion. 112

Nous nous proposons donc de donner un aperçu synthétique de leurs 113

investigations intellectuelles en montrant d’abord comment Schopenhauer fonde son 114

jugement critique sur un examen différencié et hiérarchisé des différentes religions 115

appréciées à l’aune de la vérité métaphysique la plus appropriée. 116

Ensuite, on présentera brièvement la formule nietzschéenne de l’enquête sur les 117

religions en soulignant la spécificité de l’approche globale [psychologique, 118

physiologique, généalogique etc.] qui caractérise l’examen critique de l’ensemble des 119

productions culturelles. 120

**** 121

122

I Métaphysique et religions chez Schopenhauer : une investigation critique. 123

124

Épigraphe : 125

« Je suppose qu'on va encore me dire que ma philosophie est attristante et 126

inconfortable, simplement parce que je dis la vérité ; — les gens veulent entendre que le 127

Seigneur a fait toutes choses bonnes. Allez à l'église, et laissez les philosophes en paix. En tous 128

cas, ne réclamez pas qu'ils taillent leurs doctrines selon votre plan! » [PP II 12 § 156]. 129

130

Introduction : 131

11 Depuis, en particulier, le triomphe ce « platonisme pour le « peuple » » [PBM Préface] qu’est le christianisme.

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S’il est question d’« investigation critique » des religions, cela signifie que c’est 132

en fonction de la vérité que Schopenhauer entend enquêter sur les religions. Il reprend 133

ainsi à son compte, de même que Rousseau, la fameuse maxime de Juvénal {Satires IV 134

91] : « vitam impendere vero » : consacrer sa vie à la vérité. Cette maxime figure en 135

ouverture du tome I des Parerga. L’application de cette maxime, sur laquelle 136

Schopenhauer est intransigeant, suppose une astreinte : il faut s’astreindre selon lui au 137

refus de la compromission avec toutes les formes et les restes de croyance… 138

Mais, disons, la « première impression » qui se dégage de la lecture est plutôt 139

équivoque : on peut se demander s’il n’y a pas une certaine proximité de l’auteur du 140

Monde comme volonté et comme représentation avec des thématiques religieuses ou 141

avec des préoccupations apparemment bien éloignées de la philosophie. D’aucuns 142

pourraient le soupçonner d’une sorte de connivence avec des doctrines suspectes. 143

Citons quelques indices superficiels. 144

On lit d’abord sous sa plume des propos qui paraissent très éloignés de ceux qu’on 145

s’attend à lire d’un disciple des Lumières. Ces propos ont trait naturellement à la 146

métaphysique de la volonté : on pourrait les assimiler à un vague spiritualisme, ou du 147

moins à une sorte de « panthéisme » faisant de la « volonté » l’élément unificateur du 148

monde. Une citation, extraite de La volonté dans la nature, peut ici corroborer notre 149

soupçon : « cette Volonté est la seule chose en soi, la seule réalité véritable, le seul 150

élément originel, métaphysique, dans un monde où tout le reste n'est que phénomène, 151

c'est-à-dire simple représentation ; chaque objet, quel qu'il soit, reçoit d'elle la force qui 152

lui permet d'exister et d'agir. Ainsi, non seulement les actions volontaires de l'être 153

animal, mais aussi le mécanisme organique de sa vie corporelle, sa figure et sa 154

conformation, aussi bien que la végétation dans le monde des plantes, la cristallisation 155

dans le règne minéral et, d'une manière générale, toute force originelle qui se manifeste 156

dans les phénomènes physiques et chimiques, la pesanteur même, tout cela — pris en 157

soi et en dehors du phénomène, c'est-à-dire tout simplement en dehors de notre cerveau 158

et de sa représentation — est parfaitement identique avec ce que nous trouvons en nous 159

sous forme de Volonté »12. 160

En outre, il y a des textes de Schopenhauer qui procèdent explicitement à une 161

réhabilitation de « sciences occultes » qu’on aurait tendance à taxer d’irrationnelles : la 162

magie, le magnétisme animal13. 163

Enfin, Schopenhauer procède souvent à un éloge appuyé de certains contenus 164

doctrinaux des religions d’Orient : Brahmanisme et Bouddhisme. On pourrait 165

ainsi suspecter sa sincérité en se demandant s’il ne renonce pas peu ou prou à cet esprit 166

critique lorsqu’il se fait le défenseur de ces religions. 167

Il nous faut donc tenter de lever complètement ces équivoques : montrer la vacuité 168

des soupçons dont nous avons fait part. Dans ce dessein, pour ramasser en quelques 169

12 VN Introduction, p. 60. 13 Voir à ce titre VN (chapitre 6 : Magnétisme animal et magie) et PP I chapitre 5 : Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent.

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phrases ce que nous voulons dire, nous pouvons avancer que, certes, l’investigation sur 170

les religions s’avère, chez Schopenhauer, corrélative à celle qu’il conduit à l’égard des 171

philosophies en raison de l’établissement de leur racine métaphysique commune. 172

Cependant la découverte de cette racine commune débouche sur une analyse critique et 173

une hiérarchisation rigoureuse des unes et des autres effectuées à l’aune des 174

rigoureuses exigences de la probité intellectuelle et de la plus haute vérité, celle de la 175

métaphysique de la volonté. Cette analyse et cette hiérarchisation mettent le lecteur à 176

l’épreuve de certaines tensions, tensions dont la résorption partielle dans la méditation 177

schopenhauerienne corrobore la thèse d’une absence radicale de connivence de 178

Schopenhauer avec les dogmes religieux, quels qu’ils soient. 179

L’ensemble de ce propos comporte dès lors trois articulations essentielles. 180

* I D’abord il s’agit de montrer comment Schopenhauer examine, à partir de 181

l’affirmation du « besoin métaphysique de l’humanité », les points de convergence et 182

les points de divergence généraux entre religion et philosophie. 183

* II Ensuite nous mettrons en évidence la hiérarchisation et l’analyse 184

critique incisive qu’entreprend Schopenhauer des contenus doctrinaux des religions 185

d’un côté et des productions philosophiques de l’autre côté en prenant, pour étalon de 186

mesure de la vérité, la métaphysique de la volonté. 187

* III Enfin, nous nous proposons de réfléchir aux tensions qui traversent la 188

méditation philosophique de Schopenhauer sur les religions et sur leur influence, avant 189

de conclure en avançant une réponse argumentée à notre liminaire interrogation 190

suspicieuse. 191

*** 192

I L’examen général de ce qui rapproche et de ce qui éloigne philosophie et 193

religion à partir de la position de principe du « besoin métaphysique de l’humanité ». 194

195

Dans le cadre d’une approche philosophique globale et originale, Schopenhauer 196

dresse, au premier abord, un état des lieux assez contrasté. Il ressort de ce dernier qu’il y 197

a une parenté d’inspiration originelle entre philosophie et religion : elles proviennent 198

directement l’une et l’autre de ce que l’auteur nomme « le besoin métaphysique de 199

l’humanité ». Cependant, entre l’une et l’autre, des divergences importantes ressortent 200

dans la manière de prendre en compte ce besoin. 201

* 202

A) La parenté d’inspiration originelle entre philosophie et religion : elles dérivent 203

toutes deux du « besoin métaphysique de l’humanité »14. 204

C’est parce que l’une et l’autre sont issues originellement d’une souche commune 205

14 Nous nous appuyons tout particulièrement, dans ce développement, sur deux textes essentiels : il y a d’une part le chapitre 17 du Supplément au Monde comme volonté et comme représentation (supplément dont l’ensemble forme le tome II de l’œuvre entière) ; le chapitre en question est intitulé précisément Du besoin métaphysique de l’humanité [en abrégé : MVR II Supplément 17]. Il y a d’autre part, le chapitre 15 du tome II des Parerga et paralipomena intitulé Sur la religion, en particulier le § 174 qui se présente sous la forme d’un dialogue [en abrégé, PP II 15 § 174].

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qu’elles ont pour Schopenhauer un air de famille. On peut donc, en première analyse, 206

les présenter métaphoriquement comme deux rameaux différents sortis d’un même 207

tronc. En effet, philosophie et religion proviennent toutes deux de l’impérieuse et 208

profonde nécessité qu’éprouverait l’homme de satisfaire un certain « besoin 209

métaphysique » proprement humain. 210

Il convient — pour reprendre notre métaphore — de remonter des ramifications au 211

tronc. Que faut-il entendre par ce « besoin métaphysique de l’humanité » ? La réponse 212

à cette question n’est pas aussi simple que le laisserait à entendre la lecture obvie des 213

textes. 214

Par besoin, on désigne généralement le fait, pour un être vivant, d’éprouver, de 215

manière vive et impérieuse en lui-même, que quelque chose d’essentiel lui manque, la 216

possession de cette chose s’avérant absolument nécessaire, non seulement à sa 217

satisfaction, mais surtout à la perpétuation de sa vie, ou du moins d’un certain type de 218

vie au travers lui. Au surplus, le « besoin métaphysique de l’humanité » doit, dans ce 219

cadre, être analysé sous deux facettes : d’une part en se plaçant du côté du sujet de ce 220

besoin et d’autre part en clarifiant l’objet qui est à la source de ce besoin et qui le 221

stimule incessamment. Bref, il s’agira de se demander, préalablement à l’examen de ce 222

qui peut le satisfaire, pourquoi l’homme est sujet à éprouver un tel besoin avant 223

d’éclaircir ce qui, hors de lui, le suscite en lui. 224

a) L’homme est seul sujet à éprouver un besoin métaphysique dans le 225

monde animal. 226

Précisons d’abord c’est un besoin qui est qualifié de « métaphysique ». Il est 227

comme le pendant du besoin physique de pourvoir à sa vie qu’éprouve l’homme, à 228

l’instar de l’ensemble des animaux — dont il fait partie15. Il lui permet d’être défini 229

proprement comme un « animal métaphysique » parce qu’il est un être capable de 230

penser. 231

Le besoin physique existe en effet chez l’ensemble des animaux. Ainsi, chez les 232

animaux en général, c’est l’instinct qui les pousse à construire tout ce qui favorisera leur 233

survie et c’est dans ce cadre qu’ils satisfont leurs besoins physiques. Chez eux en effet, 234

l’instinct, « tout en étant une impulsion nettement marquée de la volonté, ne borne pas 235

son action, comme celle d’un ressort à l’extérieur ; il attend encore quelque circonstance 236

extérieure nécessaire, destinée au moins à déterminer le moment précis de sa 237

manifestation ; telle est pour l’oiseau de passage, l’arrivée de la saison ; pour l’oiseau 238

qui construit son nid, la fin de la fécondation et la découverte des matériaux 239

convenables (…) »16. Cela tient à ce que les animaux, même les plus intelligents, sont 240

dépourvus non de conscience mais de lucidité intellectuelle : ils n’ont que des 241

représentations intuitives ; ainsi « ils ne connaissent (...) que ce qui se présente dans 242

l’immédiat, et vivent exclusivement dans le présent. »17. Schopenhauer ajoute qu’en 243

15 MVR II Supplément 17, p. 853. 16 MVR II chap. 27 « De l’instinct en général et de l’instinct d’industrie», p. 1069. 17 La liberté de la volonté, DPFE p. 28.

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conséquence, « ils ont un choix fort restreint, qui ne peut porter que sur ce qui est visible 244

et qui existe pour leur pouvoir d’appréhension borné et leur horizon étroit. »18 Si 245

l’animal peut néanmoins être conduit instinctivement à œuvrer au-delà du seul présent, 246

c’est de manière totalement inconsciente : « l’instinct et l’industrie permettent aux 247

animaux de satisfaire des besoins qu’ils ne ressentent pas encore, bien plus, des besoins 248

qui ne seront pas les leurs propres, mais qui seront ceux de la génération future ; ils 249

travaillent ainsi à une fin encore ignorée d’eux (…) » 19. 250

L’homme, au rebours, éprouve, outre ce besoin purement physique, un besoin 251

métaphysique qu’il cherche à satisfaire avec autant d’intensité que son besoin physique. 252

C’est en raison de l’existence en lui de ce besoin qu’on peut, selon Schopenhauer, 253

qualifier l’homme d’« animal métaphysique » 20. 254

Mais pourquoi l’homme est-il tout particulièrement sujet, en lui-même, à éprouver 255

un tel besoin ? 256

Cela tient à deux raisons. 257

a) C’est d’abord que l’homme est capable d’avoir une conscience raisonnable qui 258

donne à la motivation de ses actes une ampleur tout à fait singulière. Il peut en effet 259

acquérir une connaissance plus élevée et plus importante que ne l’est celle de l’animal 260

avant d’entreprendre quoi que ce soit. Outre qu’il peut avoir, comme l’animal, « une 261

appréhension intuitive du monde extérieur » « il peut en abstraire des concepts 262

universaux (notiones universales) qu'il signifie, afin de les fixer et de les retenir dans sa 263

conscience sensible, par des mots. »21 Ainsi il a ce privilège, par rapport aux autres 264

animaux, d’avoir cette faculté particulière « de former des représentations non 265

intuitives, abstraites, universelles qu’on appelle des concepts (c’est à dire la 266

compréhension interne des choses) »22. C’est grâce à cette « capacité de former des 267

représentations non intuitives », qu’il pense : ce qui, selon Schopenhauer, « rend 268

possible les grands avantages de l’espèce humaine par rapport à d’autres, à savoir le 269

langage, la prudence [Besonnenheit], la remémoration du passé, le souci de l’avenir, 270

l’intention, l’action organisée et commune de plusieurs individus, l’Etat, les sciences, 271

les arts, etc. » 23 Non seulement l’homme pense, mais en outre il réfléchit : à ce titre, il 272

« possède un horizon infiniment plus vaste » lequel « comprend ce qui est absent, ce qui 273

est passé, ce qui est à venir : par là ; la sphère d’action des motifs, et donc aussi du 274

choix, est beaucoup plus grande que chez l’animal » 24. 275

L’existence d’un besoin métaphysique chez l’homme est donc intimement liée à 276

cette capacité de penser et de réfléchir ainsi qu’au souci permanent qu’il a de penser et 277

de réfléchir non seulement pour vivre… mais même au-delà. 278

18 La liberté de la volonté, DPFE p. 28. 19 MVR II chap. 27 « De l’instinct en général et de l’instinct d’industrie», p. 1074. 20 On retrouve cette formule en latin tant dans MVR II Supplément 17 (p. 851) que dans PP II 15 § 174 (GF p. 79) : « L'homme est un animal metaphysicum ». 21 ELA, p. 67 — Cf : DPFE p. 28. 22 La liberté de la volonté : DPFE p. 28. 23 La liberté de la volonté : DPFE p. 28 – Cf : SW III, p. 552. 24 Ibidem, p. 28.

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Mais Schopenhauer présente de manière très particulière cette singularité de 279

l’homme au sein du monde. Au tout début du chapitre 17 du tome II du Monde comme 280

volonté et comme représentation qu’on a déjà cité, il brosse un tableau saisissant du 281

développement continu de l’essence intime de la Nature — autrement dit du 282

déploiement du vouloir-vivre dans le monde. Cette essence, qu’il appelle volonté ou 283

chose en soi, traverse « les deux règnes de l’être inconscient » à savoir la matière 284

inorganique d’une part et l’ensemble des végétaux d’autre part pour parvenir enfin à se 285

réveiller à la lucidité dans le monde animal, au travers de l’homme : ce n’est qu’au 286

terme de ce déploiement complet de l’essence intime de la réalité25 qu’on atteint la 287

pointe de la conscience lucide au sein de l’être, celle de l’animal humain26. Le signe 288

distinctif de cette lucidité [Besinnung] est l’aptitude intellectuelle de l’homme à 289

diverger radicalement de la volonté : à travers l’homme, l’essence intime de « la 290

Nature », cette « Mère universelle », semble parvenir jusqu’au terme extrême de la 291

capacité de réflexion dont est capable un animal : terme qui est marquée par le fait 292

qu’alors on est capable de s’étonner de ce que l’on est et de ce que l’on fait : « de cet 293

étonnement naît le besoin d’une métaphysique »27 294

b) C’est ensuite, sur un plan plus théorique, que l’homme, en tant qu’il est capable 295

de penser et de philosopher, éprouve l’insuffisance de toute explication physico-296

scientifique du monde. Il se rend compte en effet « de l’impuissance de la physique à 297

fournir l’explication dernière des choses »28. Ainsi les progrès des sciences de la nature, 298

que Schopenhauer non seulement ne conteste pas mais connaît assez précisément, ne 299

permettent pas de progresser au-delà de la seule connaissance détaillée de l’essence des 300

objets particuliers : ces sciences nous laissent insatisfaits dans notre besoin profond 301

« d’expliquer l’ensemble et le général ». Schopenhauer affirme que « de nos jours 302

l’écorce de la nature » est « minutieusement étudiée » au point qu’« on connaît par le 303

menu les intestins des vers intestinaux et la vermine de la vermine » et qu’on s’évertue 304

patiemment à éplucher toute cette écorce. En revanche, la connaissance « du noyau 305

intime de la nature »29, que Schopenhauer se targue d’explorer, reste encore en friche. 306

Le besoin métaphysique de l’humanité est donc, dans une première approche, ce 307

besoin qu’éprouve l’homme de s’étonner de son existence et de celle du monde. Il le 308

peut grâce à une conscience raisonnable qui lui permet de se détacher de l’immédiateté 309

25 ou encore de cette « objectivation » pour reprendre un terme clé de la métaphysique schopenhauerienne 26 Selon Schopenhauer, entre tous les objets réels de l’expérience [Erfahrung] qui nous sont donnés et auxquels s’applique « la loi de causalité », il y a donc des différences capitales qui les séparent. Ils forment des classes distinctes : « ils sont en effet en partie inorganiques c’est à dire inanimés, en partie organiques, c’est à dire vivants, ceux-ci se divisant à leur tour en plantes et en animaux. Nous retrouvons ces derniers, malgré le fait qu’ils se ressemblent pour l’essentiel et qu’ils correspondent à leur concept, sur une échelle fort diverse et finement nuancée menant à la perfection, en partant des échelons très proches des plantes et difficiles à distinguer de celles-ci, jusqu’à l’échelon le plus accompli, correspondant le plus parfaitement au concept de l’animal : au sommet de cette échelle, nous voyons l’homme — nous-mêmes. » [DPFE, p. 24] Toute la théorie de cette échelle des êtres est exposée en détail dans un chapitre de La volonté dans la nature intitulé Astronomie physique. 27 MVR II Supplément 17, p. 851 – traduction modifiée. 28 MVR II chap. 17, p. 868. 29 MVR II chap. 17, p. 873.

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du présent dans tout ce qu’il fait et grâce à une capacité de lucidité et de pénétration 310

intellectuelles dont il a seul le privilège parmi les êtres vivants. 311

Il convient à présent de préciser ce qui, dans le monde qui l’entoure, suscite et 312

attise le besoin de métaphysique de l’homme, c’est à dire le besoin de se nourrir 313

intellectuellement d’un enseignement proprement métaphysique. 314

b) L’objet profond de l’étonnement — qui est à la source du besoin de 315

métaphysique de l’homme — dérive paradoxalement de ce que tout va pour le plus mal 316

dans le pire des mondes possibles. 317

L’homme éprouve donc un besoin de comprendre, par des explications 318

proprement doctrinales et métaphysiques — c’est à dire par un contenu d’enseignement 319

dont la teneur est essentiellement intellectuelle ou morale, et qui l’élève au-dessus des 320

seules satisfactions triviales de sa survie physique. Cet enseignement permet « une 321

connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés », et une 322

connaissance qui « tend à (…) montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend 323

possible »30. L’investigation métaphysique conduit ainsi à tenter d’élucider la 324

signification de l’existence humaine comme être vivant : c’est à dire comme être 325

souffrant et conscient de sa souffrance ainsi que de son caractère mortel. 326

Ce besoin d’explication métaphysique se manifeste par une réflexion interrogative 327

et par un étonnement qui portent tant sur le fait même de son existence que sur celui de 328

sa condition d’être souffrant et mortel. 329

Précisons : qu’est-ce qui au juste stimule cette réflexion et cet étonnement ? Il 330

apparaît que cela n’a rien à voir avec ce qui suscite l’étonnement philosophique selon 331

Platon ou selon Aristote. Trois éléments s’y combinent. 332

*1°) Il y a d’abord la douleur et le malheur des hommes dans le 333

monde : « Cette nature particulière de l'étonnement qui nous pousse à philosopher 334

dérive manifestement du spectacle de la douleur et du mal moral dans le monde. »31 335

Schopenhauer insiste sur la réalité effective de cette souffrance et de ce malheur de 336

l’humanité, à contre-courant de tout l’optimisme philosophique qui triomphe selon lui 337

depuis Leibniz. 338

Voyons ce qu’il en est d’abord de la douleur. Elle a une dimension permanente et 339

positive : il est dans la nature affective de l’homme de ne pas remarquer vraiment tout 340

ce qui concourt favorablement à sa santé, mais d’être contraint à ressentir 341

prioritairement ce qui ne s’accorde pas avec sa volonté. C’est sur ce qu’il souffre que se 342

cristallise irrémédiablement l’attention de l’homme : « tout ce qui obstrue, contrecarre 343

ou contrarie notre volonté, c'est-à-dire tout ce qui est déplaisant et douloureux, est 344

pleinement ressenti. De même que nous ne ressentons pas la santé de notre corps entier 345

mais seulement le petit endroit où la chaussure nous pince, nous ne pensons pas à toutes 346

nos affaires qui se déroulent parfaitement, mais seulement à la broutille qui nous 347

inquiète. — C'est là-dessus que repose la nature négative du bien-être, par opposition à 348

30 MVR II chap. 17, p. 856. 31 MVR II chap. 17, p. 865.

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la nature positive de la douleur (…) »32. Par ailleurs, il n’y a pas, contrairement à ce 349

qu’on affirme usuellement, de compensation générale des maux et des souffrances par 350

les biens et les plaisirs. Ainsi, « des milliers d’hommes auraient vécu dans le bonheur et 351

la volupté, que les angoisses mortelles et les tortures d’un seul n’en seraient pas 352

supprimées ; et mon bonheur présent n’empêche pas plus mes souffrances passées de 353

s’être produites »33. 354

Examinons ensuite le cas du malheur. Schopenhauer multiplie les stratégies 355

argumentatives pour établir que les hommes se sentent et sont effectivement 356

malheureux. Au nombre des nombreux arguments invoqués34, on trouve notamment les 357

idées suivantes : en premier lieu, l’auteur du Monde comme volonté et comme 358

représentation souligne que les hommes en général ne supportent pas qu’un autre 359

homme puisse leur être supérieur et jouir à leur côté d’un bonheur dont ils seraient 360

privés. En second lieu, Schopenhauer s’étonne que l’on puisse sincèrement croire que la 361

vie humaine est aussi joyeuse qu’on le dit alors qu’on endure, sans s’en récriminer avec 362

force, la pensée de la mort : c’est donc en sachant pertinemment que la mort va 363

inéluctablement nous priver de cette vie présumée si estimable qu’on a vraiment foi en 364

elle... N’est-ce pas sous-entendre que la mort « a toujours du moins ce bon côté d’être la 365

fin de la vie » ? Et que nous savons secrètement que la vie ne nous apporte pas tant de 366

joies qu’on le dit : « nous nous consolons des souffrances de la vie par la mort, et de la 367

mort par les souffrances de la vie. »35 Tout cela révèle au fond de nous-mêmes et en 368

dépit des dénégations véhémentes que l’optimisme pourrait suggérer, la trouble et 369

obscure conscience, à laquelle nous tendons si obstinément à nous dérober, que la vie 370

n’est en réalité tissée que de malheurs. 371

**2°) Il se trouve par ailleurs que cette douleur et ce mal sont non 372

seulement inéluctables, mais profondément dépourvus de justification ultime : ce qui 373

rend l’existence elle-même, en tant qu’elle est remplie de douleurs et de maux que rien 374

ne peut valablement fonder, profondément indigne d’être vécue. Schopenhauer écrit en 375

effet que « la douleur et le mal moral (…) sont (…) quelque chose qui en soi ne devrait 376

absolument pas être. Or, rien ne venant de rien, la douleur et le mal doivent avoir leur 377

raison dans l'origine, dans l'essence du monde même. »36 A lire attentivement les textes 378

de Schopenhauer, il apparaît que « l’essence intime du monde » (en l’occurrence la 379

volonté) ne permet nullement de justifier l’existence même du monde et, partant, celle 380

des douleurs que l’humanité y expérimente sans cesse. En effet, « le monde (…) ne peut 381

trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, il ne peut 382

démontrer qu'il existe en vue de lui-même, c'est-à-dire pour son propre avantage. — 383

Dans ma théorie la véritable explication est que la source de son existence est 384

32 PP II chap. 12 § 149 – trad. modifiée. 33 MVR II, le chap. 46, p. 1338. 34 Voir sur ce point, dans MVR II, le chap. 46 (De la vanité et des souffrances de la vie) : c’est le texte le plus fourni sur cette question. Nous prenons appui, pour notre part, sur ce qui est dit à la page 1341. 35 MVR II, chap. 46 : De la vanité et des souffrances de la vie, p. 1341. 36 MVR II Supplément chap. 17 p. 865.

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formellement sans raison : elle consiste, en effet, dans un vouloir-vivre aveugle, qui, en 385

tant que chose en soi, ne peut être soumis au principe de raison, forme exclusive des 386

phénomènes et seul principe justificatif de toute question sur les causes. Ce résultat est 387

en parfaite harmonie avec la nature du monde, car seule une volonté aveugle pouvait se 388

mettre elle-même dans la situation où nous nous voyons. »37 Voilà ce qui est à la racine 389

de l’étonnement et du besoin métaphysique qui travaillent l’humanité : à savoir, 390

l’absence de justification radicale de tout ce qui existe. C’est cela qui fait naître un 391

problème inextricable auquel la philosophie doit honnêtement se frotter sans s’abuser de 392

la vaine prétention de résoudre miraculeusement cette problématicité38. C’est aussi cela 393

qui rend l’existence redevable d’une dette infinie dont elle ne peut espérer se libérer à 394

bon compte39. 395

*** 3°) Enfin, à tout cela, s’ajoute naturellement la prise de 396

conscience de la condition mortelle de l’homme : le besoin de réflexion métaphysique 397

émane d’une part de la certitude que prend l’homme de devoir « connaître » la mort et 398

d’autre part de l’aspiration foncière à chercher une consolation à cette certitude : 399

« L'animal vit sans connaître véritablement la mort ; (…) Chez l'homme est apparu 400

nécessairement en même temps que la raison la certitude effrayante de la mort. Mais 401

comme cela arrive souvent, dans la nature chaque mal apporte avec soi son remède ou 402

du moins sa compensation ; la même réflexion qui conduit à la connaissance de la mort 403

conduit aussi à des vues métaphysiques consolantes dont l'animal n'a ni la capacité ni le 404

besoin. C'est principalement dans ce but que la religion et les systèmes philosophiques 405

sont établis ; ils sont d'abord l'antidote que la réflexion rationnelle a tiré d'elle-même à 406

la certitude de la mort. »40. 407

* 408

En somme, il n’y a aucune gratification réelle à exister : voilà ce qui est à la source 409

du besoin métaphysique de l’humanité. Or, le comblement de ce besoin ne permet 410

nullement d’effacer cette découverte tragique. Rien, dans le spectacle phénoménal du 411

monde et dans l’élan vers la vie de l’être humain ne peut le satisfaire : tout semble 412

œuvrer, au contraire, à le désabuser. Tel est le principe du pessimisme métaphysique de 413

Schopenhauer. Ce dont l’homme sortant de l’inconscience stupéfaite de la vie animale 414

s’étonne, ce n’est pas de ce que « tout va bien dans le meilleur des mondes possibles », 415

mais qu’au contraire, de tous les mondes possibles, « notre monde est (…) le plus 416

mauvais »41 … et que l’existence de l’individu voulant est une suite continuelle de 417

tourments42. 418

37 MVR II, Supplément chap. 46, p. 1342. 38 C’est ce qu’ont tendance à faire précisément les religions : Cf : notre conclusion. 39 « Toute grande douleur, physique ou morale, exprime ce que nous méritons : car elle ne pourrait nous atteindre si nous ne la méritions pas. » : MVR II, le chap. 46, p. 1344. 40 MVR II Supplément chap. 41, trad. Lefranc, Intégrales de philo, p. 26. 41 MVR II supplément chap. 46, p. 1347. 42 « Sorti des ténèbres de l’inconscience pour s’éveiller à la vie, la volonté se trouve, comme individu, dans un monde sans fin et sans bornes, au milieu d’une foule innombrable d’individus, tous occupés à faire effort, à souffrir, à errer ; et comme emporté au travers d’un rêve anxieux, elle se hâte de rentrer

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Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur ce pessimisme. C’est en effet en 419

poussant au paroxysme la prise de conscience de l’absence de fondement radical du 420

monde du point de vue phénoménal que Schopenhauer est conduit à dévoiler une autre 421

manière de considérer l’étendue des souffrances humaines en étant capable de les 422

supporter et de s’en consoler. Il s’agit du point de vue de la volonté. Ce point de vue 423

apporte une entière consolation à celui qui est capable de renoncer, non à la vie elle-424

même, mais au vouloir-vivre. Le caractère très singulier et paradoxal du besoin 425

métaphysique de l’humanité s’éclaire dès lors complètement : surtout si on le compare 426

au besoin physique, dont la satisfaction est censée être la condition même de la 427

perpétuation de la vie... C’est au fond le « besoin théorique » qui découle « de 428

l'inévitable énigme de notre existence et de la constatation que derrière le monde 429

physique doit se trouver un monde métaphysique immuable qui sert de base à l'éternel 430

changement »43. 431

Les philosophies, tout comme les religions, naissent de ce besoin. L’homme met 432

en effet à l’épreuve, grâce à la production de toutes ces doctrines, une double capacité. 433

* C’est d’abord la capacité à se désillusionner des sortilèges de l’existence en 434

acquérant une lucidité réellement désabusée, et, ce, sans attendre si possible le seuil de 435

la mort pour l’acquérir. 436

** C’est ensuite la capacité à rechercher, au-delà du monde phénoménal, de quoi 437

se consoler d’une vie proprement injustifiée — mais sans nourrir l’espoir vain de 438

l’améliorer. Il s’agit donc d’amener l’homme, tant sur le plan moral qu’intellectuel, 439

c’est à dire dans le cadre d’une expérience menée jusqu’au à son terme44, jusqu’au point 440

de faire vaciller en lui tout ce qui l’attache indéfectiblement à la vie : par le biais de la 441

sainteté et de l’ascétisme, il s’agira de le conduire au renoncement à l’égard de son 442

vouloir-vivre. 443

* 444

B) Les divergences irréductibles qui affectent les deux manières de satisfaire « le 445

besoin métaphysique » de l’humanité révèlent l’asymétrie profonde entre philosophie et 446

religion. 447

Ces divergences traduisent l’ampleur du fossé qui sépare philosophie et religion 448

en dépit de leur parenté d’inspiration originelle. Après avoir explicité la signification, 449

assez subtile du besoin métaphysique de l’humanité, il faut donc envisager les deux 450

manières dont les hommes le prennent en charge, soit au travers des religions, soit au 451

travers des philosophies. 452

dans son inconscience primitive. » [MVR II supplément chap. 46, p. 1334] Ajoutons, pour que les choses soient dénuées d’ambiguïté, qu’avant de rentrer à nouveau dans cette « inconscience primitive », la volonté ainsi faite individu aura eu une brève lueur de conscience, à la faveur de laquelle elle a aura pu s’étonner ; mais c’est bien tardivement, à l’approche de la mort, que cette conscience se fait enfin lucide : « son étonnement est d'autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s'approche de la mort avec une pleine conscience, et qu'avec la limitation de toute existence, l'inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. » [MVR II Supplément chap. 17, p. 851]. 43 PP II § 174, GF p 67, Coda, p.680. 44 L’allemand possède un mot pour exprimer cette acception de l’expérience : le mot Erfahrung.

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Il semblerait, du moins à première vue, que religion et philosophie, chacune à sa 453

manière propre, puissent apporter également aux hommes la satisfaction de ce besoin. 454

En réalité, comme on va le voir, il n’en va rien. Entre ces deux manières de prendre en 455

charge ledit besoin métaphysique, une hiérarchie tend — là encore, en première analyse 456

— à s’établir au profit de la philosophie. 457

* 458

La religion ne prend en effet en considération le besoin métaphysique de 459

l’humanité qu’à travers le voile de doctrines allégoriques alors que la philosophie peut 460

le satisfaire de manière beaucoup plus authentique en proposant des enseignements qui 461

sont à prendre au sens propre. 462

a) La religion ne donne qu’un ersatz de satisfaction au besoin 463

métaphysique de l’humanité en proposant des « doctrines de la croyances » adaptées au 464

niveau médiocre de compréhension intellectuelle de la grande masse des hommes. 465

* En effet elle ne cherche pas sa confirmation en elle-même par des arguments 466

raisonnés, des explications et des interprétations convergentes entre elles, mais hors 467

d’elle-même : soit par l’invocation subreptice d’interventions occultes de puissances 468

divines émanant prétendument de l’au-delà et révélant la vérité aux hommes ; soit par la 469

profession de dogmes qui introduisent un grain d’absurdité dans les doctrines 470

religieuses comme le montrent les miracles ou les mystères45. Schopenhauer caractérise 471

les religions de cette manière : « Nous appellerons ces systèmes des métaphysiques 472

populaires, par analogie avec la poésie et la sagesse populaire (…). Cependant ils sont 473

appelés communément religions et se trouvent chez tous les peuples, excepté les plus 474

primitifs. Comme nous l'avons dit, ils cherchent au dehors leur confirmation ; la vérité 475

leur est extérieurement révélée, et se manifeste par des prodiges et des miracles. Leurs 476

arguments consistent surtout en menaces de peines éternelles ou temporelles, dirigées 477

contre les incrédules, et même contre les simples sceptiques; chez certains peuples, on 478

trouve le bûcher ou tout autre supplice analogue, comme ultima ratio theologorum. »46. 479

Dans ces conditions, la religion ne peut satisfaire le besoin métaphysique humain qu’en 480

ayant recours aux ressources de la foi, de la croyance [Glauben] et de l’autorité ; et cette 481

croyance tend à être instrumentalisée par les prêtres. 482

** En outre, la « vérité » métaphysique que « propose » la religion ne peut être 483

présentée au sens propre – c’est à dire dans un langage conceptuel, approprié au 484

complet déploiement de cette vérité – mais de manière allégorique : la religion est en 485

effet « une métaphysique populaire, qui pour être telle doit réunir de nombreuses et 486

rares qualités. Elle doit être très claire, et en même temps dotée d'une certaine obscurité, 487

et même d'impénétrabilité dans des cas précis ; (…) Il s'ensuit qu'elle ne pourra être 488

vraie que sensu allegorico et non sensu proprio »47. Comme tout ce qui est d’ordre 489

45 « un mystère est un dogme ouvertement absurde recelant en lui une haute vérité complètement inaccessible par elle-même à l'intelligence vulgaire de la foule grossière. Celle-ci l'accepte en confiance sous ce voile, sans se laisser duper par son absurdité patente » [PP II 15 § 174, Coda, p. 679] 46 MVR II Supplément chap. 17 PUF, p. 856-857. 47 PP II 15 § 174 Coda, p. 683.

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allégorique, il convient donc d’en interpréter rigoureusement la signification, grâce à un 490

appareil méthodologique sur lequel nous reviendrons : il s’agit là d’une des directions 491

essentielles du travail philosophique de Schopenhauer. En tout état de cause, il importe 492

d’ores et déjà de signaler que cette approche critique s’aiguise et s’approfondit lorsque 493

Schopenhauer procède à l’examen, non de la religion comme modalité de satisfaction 494

du besoin métaphysique, mais des religions en général et en détail. 495

b) Les philosophies auront des traits directement opposés aux religions : 496

* elles ne chercheront pas leurs confirmations hors d’elles-mêmes mais en elles-497

mêmes : c’est par l’examen rationnel qu’elles prétendent valider leurs doctrines. A ce 498

titre, Schopenhauer souligne la différence capitale qu’il y a entre les divers modes dont 499

on peut amener les hommes à convenir intellectuellement de la validité d’un contenu 500

doctrinal. Il y a manière et manière d’être convaincu ou persuadé par les différentes 501

doctrines qui sont enseignées parmi les hommes : on ne peut mettre sur un pied 502

d’égalité celle du philosophe et celle du peuple. Il faut distinguer en effet 503

rigoureusement deux types de doctrines, que confond usuellement le vulgaire : il y a 504

d’une part les doctrines dont la persuasion repose exclusivement sur la foi — ce sont 505

celles des religions en tant qu’elles imposent ouvertement leurs « doctrines de la 506

croyance » [Glaubenslehre] en sollicitant de leur fidèles une adhésion sans condition à 507

force de révélations et de mystères ; et il y a d’autre part les doctrines qui ne sont 508

fondées que sur « la conviction rationnelle [vernünftiger Überzeugung] »48 — ce sont 509

celles des philosophies et des savoirs scientifiques en général qui ne sollicitent l’accord 510

de l’esprit qu’à l’aide « d’arguments raisonnés [Gründen] »49. 511

** Elles présenteront la vérité métaphysique en l’exposant au sens propre c’est à 512

dire de manière appropriée à sa nature comme nous l’avons indiqué. Cette manière ou 513

méthode est présentée comme un patient tissage tressant ensemble explication et 514

interprétation : ainsi passe-t-on, pour rendre compte de l’expérience d’ensemble du 515

monde, du phénomène à la chose en soi et, vice et versa, de la chose en soi au 516

phénomène50. 517

* 518

Schopenhauer ne met donc nullement sur un pied d’égalité religion et philosophie. 519

La satisfaction que la philosophie donne au besoin métaphysique de l’humanité est bien 520

plus honnête et authentique que ce que peut procurer la religion ; celle-ci ne fournit au 521

fond qu’un succédané de satisfaction51. Se profile dès lors ce qu’on pourrait 522

48 PP II § 174 GF p.57. 49 Ibidem, p 52 : Schopenhauer semble ici s’inspirer d’une distinction fondamentale qu’on trouve chez Platon : Gorgias, 454 d : il faut différencier croire et savoir parce que « les raisons » qu’on a de croire » [et qui produisent la simple persuasion dont se repaît le rhéteur] n’ont rien à voir avec les « raisons de savoir » [qui seules peuvent convaincre le philosophe parce qu’il est en quête de vérité]. 50 « L'ensemble de l'expérience ressemble à une écriture chiffrée ; la philosophie en sera le déchiffrement; si la traduction est cohérente dans toutes ses parties, la philosophie sera exacte. Pourvu seulement que cet ensemble soit compris avec assez de profondeur et que l’expérience externe soit combinée avec l’expérience interne, il sera possible de l’interpréter et de l’expliquer, en partant de lui-même. » [MVR supplt 17, PUF ,p . 878]. 51 Schopenhauer écrit ainsi : « Le besoin d'une métaphysique s'impose irrésistiblement à tout homme, et,

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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appréhender comme une hiérarchisation entre les deux rameaux qui, pour reprendre 523

notre image, ont « poussé » à partir du tronc commun du besoin métaphysique de 524

l’humanité : l’un [la philosophie] ne vaut pas l’autre [la religion]. Toutefois la 525

profondeur du fossé que creuse cette hiérarchisation est telle que la pertinence même 526

d’une bipartition entre les deux voies de satisfaction finit par s’avérer assez 527

problématique. La philosophie devrait donc, en droit, prendre le pas sur la religion… et 528

même la supplanter dans la satisfaction du besoin métaphysique : or, en fait, c’est 529

exactement l’inverse qui a lieu52. 530

*** 531

II La hiérarchisation ainsi que la critique incisive des différentes religions et des 532

productions philosophiques en fonction de l’étalon de mesure de la vérité que constitue 533

la métaphysique de la volonté. 534

535

On va voir que Schopenhauer fait de la doctrine métaphysique de la volonté53 536

qu’il expose dans son œuvre, à la fois la clef de voûte de son enquête philosophique et 537

l’étalon de mesure à partir duquel il analyse, critique et hiérarchise les productions 538

doctrinales émanant du besoin métaphysique de l’humanité ; car c’est à cette aune qu’il 539

convient d’apprécier, selon lui, le degré de validité de l’ensemble des religions et des 540

philosophies. 541

On procédera donc en deux temps : 542

- on présentera d’abord la clef de voûte de la philosophie schopenhauerienne, à 543

savoir la doctrine métaphysique de la volonté ; 544

- on sondera ensuite la manière dont sont hiérarchisées et examinées les religions 545

et les philosophies à l’aune de l’étalon de mesure de la vérité que cette métaphysique 546

instaure. 547

* 548

A) La métaphysique schopenhauerienne de la volonté comme clef de voûte de 549

l’enquête réalisée sur toutes les productions doctrinales provenant du « besoin 550

métaphysique de l’humanité ». 551

552

Pour apprécier correctement comment Schopenhauer construit son jugement de 553

valeur sur les philosophies et les religions, il convient en premier lieu de donner une 554

brève présentation de la doctrine métaphysique de la volonté à l’étalon de laquelle il en 555

juge. On la présentera en quatre points qui sont, au demeurant, étroitement imbriqués54. 556

sur les points essentiels, les religions tiennent justement lieu de métaphysique à la grande masse qui est incapable de penser. » [MVR supplt 17, PUF ,p . 859 – c’est nous qui soulignons]. 52 Sur cette mise au point rectificatrice, nous renvoyons à la troisième partie de notre étude. 53 Evoquant « sa » philosophie, l’auteur en parle, non comme d’une métaphysique qu’il serait le seul à professer, mais comme d’« une pensée fondamentale et universelle, sans doute la plus ancienne, à mon avis la plus vraie, commune à un grand nombre des systèmes métaphysiques » [Préface à la 1ère édition du MLV, DPFE, p. VI]. 54 Schopenhauer écrit en 1840 : « Lorsque viendra le jour où on me lira, on trouvera que ma philosophie est comme la Thèbes aux cent portes : on peut y pénétrer par tous les côtés, et chaque porte mène

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557

*1 Schopenhauer présente la genèse de sa philosophie à partir de la découverte 558

capitale qu’il aurait faite de son fondement essentiel dans la fameuse distinction 559

kantienne entre le phénomène et la chose en soi. Cependant il donne à cette distinction 560

une portée philosophiques assez déroutante : il l’étend universellement à l’ensemble de 561

ce qu’il appelle « l’expérience dans son ensemble » tant interne qu’externe55 : « Kant, 562

dans sa belle explication de la co-existence de la liberté et de la nécessité (…) démontre 563

que la même action, qui d'une part est parfaitement explicable comme conséquence 564

nécessaire du caractère de l'homme, des influences qu'il a subies pendant sa vie, et des 565

motifs actuels qui le sollicitent, doit cependant d'autre part être considérée comme 566

l'œuvre de sa volonté libre. » Schopenhauer cite, pour étayer son approche, un extrait du 567

§ 53 des Prolégomènes de Kant : « Par conséquent, la nécessité (littéralement la nature) 568

et la liberté peuvent être attribuées sans contradiction au même objet, suivant qu'on le 569

considère sous un aspect différent, soit comme phénomène, soit comme chose en soi.» 570

Or Schopenhauer opère dès lors, à partir de là, un élargissement extraordinaire de la 571

doctrine kantienne, du moins telle qu’il l’interprète : « Ce que Kant enseigne du 572

phénomène de l'homme et de son activité, ma doctrine l'étend à tous les phénomènes de 573

la nature, en leur donnant pour fondement commun la volonté comme chose en soi. »56. 574

Toutefois, à la différence de Kant, pour Schopenhauer, le sujet ne se représente 575

objectivement le monde qu’au travers de certains « cadres » : les formes générales de 576

l’objectivité57 — qui sont au nombre de trois : l’espace, le temps et la causalité58. Mais, 577

en réduisant tous ces cadres phénoménaux de la représentation objective — sur laquelle 578

se fondent toutes les sciences de la nature — à des déformations illusoires, 579

Schopenhauer, infidèle en cela à Kant, déréalise radicalement la conscience humaine du 580

monde objectif. Ainsi, à la faveur d’une sorte de réinterprétation très « personnelle » du 581

propos de Kant, il met au crédit de la Critique de la raison pure le patient démontage de 582

tout le mécanisme de la faculté de connaître : or, c’est selon lui au moyen de cette 583

faculté que se déroule « la fantasmagorie du monde objectif »59. Conséquence : « de 584

cette philosophie, il résulte encore que le monde objectif, tel que nous le connaissons, 585

n’appartient pas à l’essence des choses en soi ; il n’en est qu’un phénomène 586

conditionné par ces mêmes formes qui résident a priori dans l’intellect humain (c’est à 587

directement jusqu’au centre. » [Préface à la 1ère édition des Deux principes fondamentaux de l’éthique - DPFE, p. I] 55 Cf : MVR II, fin du supplément 17 déjà cité. 56 Ibid, p. 867-868. 57 Il s’agit là d’une refonte globale de l’Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure. L’espace et le temps, sont définis chez Kant comme des formes a priori de la sensibilité dans une approche transcendantale qui entend examiner de manière critique les conditions de possibilité a priori de l’expérience et de la connaissance de l’expérience. On voit le fossé qui sépare cette approche de celle de Schopenhauer. 58 La causalité régit légalement, au plan phénoménal, tout ce qui arrive dans le monde : il s’agit donc d’un « principe de raison suffisante » [« rien n’est sans raison d’être »] dont Schopenhauer s’attache à dégager la quadruple racine dans sa thèse de doctorat : De la quadruple racine du principe de raison suffisante. 59 MVR I Supplément : Critique de la philosophie de Kant, PUF, p. 525 [trad. modifiée].

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dire dans le cerveau) et qui par conséquent ne sauraient contenir autre chose que des 588

phénomènes. »60 589

Il ressort de tout cela que la fameuse distinction entre phénomène et chose en soi, 590

dont Schopenhauer souligne le caractère capital, est fort subtilement développée, 591

contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture rapide de ces textes : comme 592

l’indique un commentateur, « cette thèse n’est pas une thèse univoque, mais une 593

affirmation toujours suivie de sévères restrictions »61. A titre d’exemple de cette 594

complexité, on notera que le même mot de phénomène [Erscheinung] désigne tantôt ce 595

qui nous apparaît dans le registre de la représentation théorique, tantôt — et surtout — 596

la modalité dont notre cerveau se représente fantastiquement ce cœur de la réalité qu’est 597

la volonté62. 598

599

**2 Au demeurant, on peut se demander ce que signifie cette volonté que 600

Schopenhauer identifie à la chose en soi. Elle conserve dans toute l’œuvre de 601

Schopenhauer un caractère éminemment énigmatique, comme si, avec elle, on touchait 602

au seuil du dicible et de l’explicable. Mais à quoi tient ce caractère ? 603

Deux facteurs sont à prendre en compte. 604

- a) Cela tient d’abord à son caractère paradoxal par rapport à l’usage habituel du 605

mot « volonté » et du verbe « vouloir ». En effet, si l’on s’en remet à la psychologie 606

courante, l’acte volontaire serait conscient et délibéré. Il serait le résultat d’un « choix » 607

raisonnable, c’est à dire d’une détermination à agir librement à partir de motifs 608

réfléchis. En vertu de ce choix, l’homme serait pleinement responsable de ses actes. Or 609

Schopenhauer prend à revers toute cette psychologie : en effet, pour lui l’ensemble de 610

l’activité consciente, volontaire et raisonnée, qui se croit ainsi libre, devient l’aspect 611

psychologique le plus superficiel d’une volonté métaphysique qui présente un caractère 612

d’ordre pulsionnel : la volonté, dans son acception la plus large, n’obéit à aucun plan ; 613

elle est, en elle-même, inconsciente, aveugle, et elle est tendue sourdement, non vers 614

une finalité rationnelle, mais vers une absence totale de finalité désespérante par son 615

absurdité : l’affirmation de la vie. Tel est « le vouloir-vivre » qui transit l’ensemble de 616

la nature. Dès lors l’affirmation de la « liberté de la Volonté »63 est paradoxale chez 617

Schopenhauer parce qu’elle repose sur l’invalidation radicale du libre arbitre. 618

- b) Cela tient ensuite à l’extension exorbitante que subit la notion de volonté. Elle 619

ne se réduit nullement à la faculté psychologique traditionnellement désignée par ce 620

terme. Elle englobe en elle-même – chez l’homme — la vie affective toute entière, tout 621

le dynamisme interne conscient et inconscient, ainsi que le corps lui-même dont nous 622

60 Ibidem, p. 527 [trad. modifiée]. 61 Sokogolorzsky : « Le souterrain de Schopenhauer », in La raison dévoilée, Vrin 2006, p. 38. Nous reviendrons, dans la troisième partie de cette étude, sur l’esprit de cette remarque : elle nous semble en effet capitale. 62 Voir ci dessus le texte des PP I 2 Ed° Coda p. 205 donné à la note 59. 63 Tel est le titre de son Mémoire couronné par la société royale de Norvège en 1839 : Sur la liberté de la volonté.

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avons une connaissance intérieure immédiate par le biais de nos moindres actes de 623

volonté64. L’homme est volonté bien avant d’être sujet connaissant, capable de 624

représentation et conscient de lui-même. C’est ainsi que Schopenhauer rejette la notion 625

de l’âme — au sens de substance simple à la manière de Leibniz. Chez les animaux 626

(comme chez l’homme) l’intellect, si perfectionné soit-il, n’est qu’un moyen au service 627

de la volonté. Cette indication donnée à propos des animaux permet de signaler que la 628

volonté ne s’arrête d’ailleurs pas à l’homme : c’est le monde dans son ensemble qui est 629

volonté, selon le titre même de l’œuvre majeure de Schopenhauer. De fait, notre vouloir 630

n’embrasse qu’une bien faible partie du domaine de la volonté au sens large. Au-delà 631

des actes de volonté humains, il y a en outre les appétits animaux et toutes les forces et 632

énergies qui animent l’ensemble de la nature [force naturelle physique, chimique, 633

biologique et psychologique]. C’est ce qu’indique le §22 du Monde comme volonté et 634

comme représentation : « Le mot volonté désigne ce qui doit nous découvrir, comme un 635

mot magique, l’essence de toutes chose dans la nature (…) : je considère toute force 636

dans la nature comme une volonté »65. 637

- On peut considérer en somme que la volonté constitue le substrat commun à tous 638

les phénomènes : mais il s’agit d’un substrat immanent — on ne saurait l’assimiler à 639

une puissance transcendante comme le font les religions théistes et leurs adeptes66. Dès 640

lors que la volonté comme chose en soi échappe au pouvoir d’appréhension de la 641

représentation phénoménale, dès lors également que le sujet humain est 642

constitutivement dépendant des lois de la représentation, il n’a guère de moyen de saisir 643

aisément la volonté en tant que telle. Car Schopenhauer, comme on l’a vu, présente les 644

formes de la représentation objective [espace, temps et causalité] comme autant de 645

prismes déformants au travers desquels le cerveau humain croit illusoirement percevoir 646

la réalité. Toutefois, ces difficultés sont partiellement levées si le sujet, partant de sa 647

64 MVR II § 18 « Tout acte réel, effectif, de la volonté, est sur-le-champ et immédiatement un acte phénoménal du corps [erscheinender Akt des Leibes] ; et par contre, toute action exercée sur le corps est par le fait et immédiatement une action exercée sur la volonté; comme telle, elle se nomme douleur, lorsqu'elle va à l'encontre de la volonté; lorsqu'elle lui est conforme au contraire, on l'appelle bien-être ou plaisir. » l. 51-56. 65 Opus cité, PUF p. 154. 66 Ainsi il arrive que Schopenhauer convoque l’opposition spinoziste entre nature naturante et nature naturée pour présenter à nouveaux frais l’articulation étonnante entre phénomènes et chose en soi en partant de la réalité des impulsions humaines : « une nature naturante est encore loin d'être un dieu ; au contraire, son concept implique simplement l'idée que, derrière le flot éternel et sans repos des phénomènes changeants de la nature naturée doit se cacher une force impérissable et infatigable par laquelle ils se renouvellent sans cesse, tandis qu'elle-même n'est pas affectée par leur déclin et leur extinction. De même que la nature naturée est l'objet de la physique, la nature naturante est celui de la métaphysique. Ceci nous conduit finalement à voir que nous formons nous-mêmes une partie de la Nature, et qu'en conséquence nous possédons en nous-même non seulement les spécimen les plus proches et les plus clairs de la nature naturée aussi bien que de la nature naturante, mais les seuls qui soient accessibles de l'intérieur. Comme une réflexion sérieuse et précise sur nous-mêmes nous révèle la volonté comme étant le noyau de notre être véritable, par cela nous avons la révélation immédiate de la nature naturante, et sommes dès lors justifiés à la transférer à tous les autres êtres qui ne nous sont connus que d'un seul côté. Nous arrivons ainsi à cette grande vérité, que la nature naturante, ou chose en soi, c'est la volonté dans notre cœur, tandis que la nature naturée, ou phénomène, en est la représentation dans notre cerveau. » [PP I, 2 Fragments sur l’histoire de la philosophie, Ed° Coda, p. 105]

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propre expérience intérieure, parvient à se détacher du vouloir-vivre en faisant 648

l’épreuve du fusionnement de lui-même et de l’objet : tel est le chemin qui peut 649

conduire jusqu’à la volonté comme chose en soi. L’appellation de « volonté » est en 650

effet la dénomination la meilleure de la chose en soi car, par l’appréhension d’une 651

donnée subjective intime, le mot en question nous conduit jusqu’à quelque chose 652

d’éminemment objectif : « (…) nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais 653

…nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître, … nous sommes 654

nous-mêmes la chose en soi , …en conséquence, si nous ne pouvons pas pénétrer du 655

dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route, partant du dedans, nous 656

reste ouverte : ce sera en quelque sorte une voie souterraine, une communication secrète 657

qui, par une espèce de trahison, nous introduira tout d’un coup dans la forteresse, contre 658

laquelle étaient venues échouer toutes les attaques dirigées du dehors »67. Il nous restera 659

à indiquer quelles sont au juste les modalités d’accès à ces expériences intérieures. 660

Mais, en tout état de cause, Schopenhauer souligne que le philosophe est, vis-à-vis de 661

ces dernières, mis en demeure à divers titre : mis en demeure d’abord d’élaborer un 662

ordre de développement organique inédit de ses différentes réflexions parce que 663

l’unicité radicale de la pensée fondamentale qu’il expose doit surmonter une 664

contradiction irréductible entre cette matière [unique] et la forme [nécessairement 665

éclatée en parties diverses]68 ; mis en demeure par ailleurs de tendre les possibilités 666

sémantiques et expressives de la langue jusqu’au seuil de rupture en vue de traduire par 667

des mots ce qui les dépasse69 : à savoir, l’« unique pensée »70 de la volonté comme 668

noyau de la réalité. 669

Nous mesurons, chemin faisant, à quel point cette métaphysique 670

schopenhauerienne de la volonté ne doit nullement être rapprochée d’un vague 671

« panthéisme » ainsi que nous l’avions suggéré dans l’introduction de cette étude. Il ne 672

saurait être question de parler sérieusement de la chose en soi, c’est à dire de la volonté 673

dans la nature, comme d’un dieu immanent. Schopenhauer rejette d’ailleurs avec mépris 674

les « soi-disant panthéistes » qui croient pouvoir « décorer du titre de « Dieu » cette 675

essence intime du monde, à eux inconnue »71. 676

677

67 MVR II Supplément 18 PUF p. 890. 68 MVR PUF, p.2 : « la pensée dans son ensemble doit de sa clarté à chaque partie, et il n’est pas de partie si petite qui puisse être entendue à fond si l’ensemble n’a été auparavant compris. » — traduction modifiée. Cette difficulté rejoint un point délicat d’interprétation de la pensée de Schopenhauer que nous abordons dans la troisième partie de cette étude. 69 PP II 23 § 275 : « La vie réelle d’une idée ne dure que jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à la limite extrême des mots. » [Ed° Coda, p. 818]. 70 Selon l’expression qu’on lit dans l’importante Préface de la première édition du MVR PUF, p.1. 71 Il ajoute ceci : « jetons seulement, à ce point de vue, un regard sur le monde, ce monde de créatures toujours misérables, condamnés, pour vivre un instant, à se dévorer les uns les autres, à passer leur existence dans l’angoisse et le besoin, à endurer souvent d’atroces tortures jusqu’au moment où elles tombent enfin dans les bras de la mort ; enveloppons tout ce spectacle d’un coup d’œil et nous donnerons raison à Aristote quand il dit : (…) « La nature est démoniaque et non pas divine » (De divination, c. II, p. 463) ; nous avouerons même qu’un Dieu, qui se serait avisé de se transformer en un pareil monde, devrait avoir été vraiment possédé du diable. » [MVR II Supplément chap. 28, PUF, p. 1075-1076].

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***3 Schopenhauer entend dès lors jouer dès lors, face au monde, le même rôle 678

qu’Œdipe face au sphinx de Thèbes. Ou encore, il compare sa philosophie, comme 679

résolution de l’énigme du monde, au patient déchiffrement qu’on doit effectuer pour 680

comprendre une langue dont l’alphabet est au départ inconnu : « Lorsqu'on se trouve en 681

présence d'une écriture dont l'alphabet est inconnu, on poursuit les essais d'explication 682

jusqu'à ce qu'on soit arrivé à une combinaison donnant des mots intelligibles et des 683

phrases cohérentes. Alors aucun doute ne demeure sur l'exactitude du déchiffrement ; 684

car il n'est pas possible d'admettre que l'unité établie ainsi entre tous les signes de 685

l'écriture soit l'œuvre d'un pur hasard, et qu'elle pût être réalisée en donnant aux diverses 686

lettres une valeur tout autre. D'une manière analogue, le déchiffrement du monde doit 687

porter sa confirmation en lui-même. Il doit répandre une lumière égale sur tous les 688

phénomènes du monde et accorder ensemble même les plus hétérogènes, de sorte que 689

toute opposition disparaisse entre les plus contradictoires. »72. 690

Cependant la philosophie a toujours commis la grande erreur de regarder au loin, 691

vers le macrocosme, quand il fallait précisément faire attention au plus immédiat et se 692

plonger dans notre propre intériorité « microscopique ». Aussi pour être capable de 693

s’éclairer sur la volonté, il faut être capable, en philosophe, de sortir de la particularité 694

de sa volonté, de s’affranchir en quelque manière du principe d’individuation et de la 695

tyrannie du vouloir-vivre. Les expériences intérieures propres à susciter cet 696

affranchissement sont d’un côté l’expérience esthétique, d’un autre côté, surtout, 697

l’expérience la morale. 698

La morale bien comprise constitue un des leviers essentiels de cette 699

expérimentation. En effet chaque individu, parce qu’il aspire sourdement à la survie et à 700

la reproduction, est constamment animé de désirs qui le poussent à agir. Il subit la 701

pression du vouloir-vivre. Il en résulte une confrontation perpétuelle entre les desseins 702

égoïstes des multiples volontés individuelles qui cherchent à empiéter les unes sur les 703

autres. C’est de cela que résultent les conflits, les destructions, les souffrances qui sont 704

le lot commun de l’existence humaine. Or l’égoïsme spontané de chacun, parce qu’il 705

résulte de l’assujettissement aveugle au vouloir-vivre, repose en fin de compte sur une 706

illusion puisque nous partageons tous, au fond, la même nature, le même substrat qui est 707

constituée par la volonté. On ne prend conscience de cette illusion comme illusion que 708

par une sorte d’effraction, sans que la claire conscience raisonnable en mesure 709

pleinement la portée. C’est ce qui se passe dans les épreuves morales de l’abnégation, 710

de la compassion, bref de la pitié — définie comme la tendance innée en l’homme à 711

rechercher le bien-être d’autrui ou à atténuer son malheur. Ce sont des expériences dont 712

le sens profond est métaphysique. Pour être en effet moralement bon, l’individu doit 713

renoncer à l’égoïsme, et être motivé par l’instinct moral de compassion, qui met la 714

souffrance et le bien-être d’autrui au-dessus du sien. On mesure alors, dans ces 715

expériences, quoique de manière obscure et diffuse pour le non-philosophe, que c’est le 716

72 MVR II Supplément 17, PUF, p. 880. D’autres métaphores, toutes aussi suggestives, sont mises en oeuvre dans le § 12 du chapitre 2 des Parerga (tome I) sur lequel nous reviendrons.

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fait même d’être un individu qui empêche d’accéder à cette authentique moralité. 717

L’expérience authentique de la moralité nous fait sentir que les luttes et les souffrances 718

des individus sont d’égale valeur, que nous sommes tous également des êtres organiques 719

sensibles, contraints de lutter pour satisfaire les mêmes fins et désirs. On parvient alors 720

à une certaine lucidité sur la volonté, au sens cosmique, par la négation de l’étroitesse 721

égoïste de notre propre vouloir-vivre aveugle. 722

Schopenhauer laisse libre cours à ses rapprochements philologiques pour suggérer 723

la validité de ce déchirement du voile d’illusion dans lequel nous enferme la 724

représentation phénoménale : il y aurait selon lui une affinité entre le mot magie et le 725

concept de Maya73 par lequel les Indiens désignent le domaine des illusions : raison pour 726

laquelle on appelle illusionnistes les magiciens. « Maya, c’est le voile de l’illusion, qui, 727

recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde à propos duquel on ne peut pas 728

dire s’il est ou s’il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve (…) » : tel est « le monde 729

comme représentation assujetti au principe de raison suffisante ».74 De l’autre côté du 730

voile de Maya, hors de la caverne du mythe platonicien75, il y aurait ce qui est non plus 731

apparent, mais réel et essentiel, à savoir la volonté, dont l’élan est inépuisable, illimité 732

et impérissable, parce qu’elle est en dehors du temps phénoménal. 733

734

****4 Cesser de vouloir est donc cela seul qui permet le réveil du cauchemar de la 735

vie. 736

Il est donc possible, exceptionnellement, d’amener l‘homme, à la faveur de ce 737

déchirement lucide du voile de Maya, à transformer son vouloir-vivre en son contraire : 738

vouloir précisément non pas ne plus vivre, mais ne plus vouloir-vivre. On atteint alors le 739

point d’enroulement de la métaphysique schopenhauerienne : ce n’est en effet que par 740

l’ascétisme, c’est à dire par la négation assumée du vouloir-vivre, que l’on peut espérer 741

accéder à la connaissance immédiate — fût-elle incomplète et imparfaite — de 742

l’énigmatique chose en soi. Ainsi, puisqu’il est impossible de trouver un bien absolu en 743

suivant le régime habituel du vouloir-vivre, le seul bien suprême est la complète 744

négation de la volonté qui décide de se supprimer elle-même par la voie de l’ascétisme, 745

en cessant de vouloir, afin de se délivrer de la souffrance qui domine le monde. Alors se 746

fait miroitée aux yeux de l’homme enfin désabusé l’absence radicale de signification et 747

de valeur du vouloir-vivre. Schopenhauer présente cette « conversion de la 748

connaissance » au § 63 du Monde comme volonté et comme représentation : « La vérité 749

et le fond des choses, c'est que chacun doit considérer comme siennes tout ce qu'il y a 750

de douleurs dans l'univers, comme réelles toutes celles qui sont simplement possibles, 751

73 Il s’agit d’une expression que Schopenhauer emprunte à la pensée bouddhique : on peut définir approximativement ainsi le Voile de Maya : il s’agit, dans la tradition bouddhique, de la puissance d’illusion et d’obscurcissement qui déforme la perception de la réalité, vouant ainsi celui qui est sujet à elle et qui adhère à la facticité qu’elle suscite au fourvoiement et aux tourments. 74 MVR §3 PUF p.31. 75 Nous nous inspirons ici de l’article de R.R. Aramayo intitulé : L’ «optimisme » du rêve éternel d’une volonté cosmique » In La raison dévoilée déjà citée, p. 18.

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tant qu'il porte en lui la ferme volonté de vivre, tant qu'il met toutes ses forces à affirmer 752

la vie. Quand l'intelligence perce ce voile du principe d'individuation, alors elle juge 753

mieux ce que vaut une vie heureuse sous la condition du temps, (…) : le rêve d’un 754

mendiant qui se croit roi ». La vie même cesse alors d’être voulue et ce retournement 755

dans la direction opposée est appelé par Schopenhauer, dans certains textes posthumes, 756

le revirement de la volonté. « Ce revirement exige de reconnaître que la souffrance et la 757

haine, le mal physique et le mal moral perpétré, sont en tant que chose en soi tout à fait 758

identiques, encore que dans le domaine des phénomènes ils semblent très différents et 759

même antithétiques »76. 760

Tous ces points amplement explicités dans un texte d’une extraordinaire densité, 761

toujours au § 63 du livre IV du Monde77. Schopenhauer présente métaphoriquement la 762

volonté comme un « océan de douleurs » qui emporte l’homme ordinaire prisonnier de 763

ses illusions représentatives ; ce dernier, tel un marin envisageant — dans sa folle 764

inconscience — de braver avec son frêle canot une mer déchaînée, est privé du recul et 765

de la présence d’esprit minimale permettant de percer le voile des apparences 766

confortantes. Il ne peut dès lors mesurer la justice éternelle qui règle le cours profond du 767

monde. Ainsi l’individu non-philosophe, prisonnier des formes habituelles de la 768

représentation objective, se laisse berner par les illusions qui lui font présumer de sa 769

perception superficielle actuelle, au sein de laquelle il n’a qu’une approche partiale et 770

tronquée. Il croit en effet voir des réalités individuelles bien distinctes [d’une part les 771

bras armés de la justice dans la figure du bourreau], d’autre part la victime de la justice 772

[dans la figure de celui qui expie dans la douleur sa faute] : alors qu’il n’y a là qu’une 773

essence métaphysique unique, la volonté, dont l’œuvre s’accomplit dans l’univers et 774

qui, « dans sa violence, (…) enfonce en sa propre chair ses dents, sans voir que c’est 775

encore elle qu’elle déchire ». Ainsi, la « notion vive de la justice universelle », « cette 776

balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal de la peine » 777

échappe ainsi à l’individu ordinaire, parce que, pour y accéder, « il faut s'élever 778

infiniment au-dessus de l'individualité et du principe qui la rend possible »78. Lorsque le 779

voile illusoirement trompeur de ce voile se déchire, notamment, pour le philosophe-780

chercheur en quête de l’essence métaphysique du monde, alors la « vision » de ces 781

apparences s’évanouit : tous les phénomènes du monde sont la manifestation d’une 782

seule et unique essence commune dont tous identiquement procèdent. 783

* 784

Telles sont les grandes lignes de la métaphysique schopenhauerienne de la 785

volonté. Il convient d’examiner comment elle est présente à l’arrière-plan des 786

investigations critiques sur les différentes religions. 787

* 788

76 H.N. – Ecrits posthumes, I p. 330 : texte cité par R.R. Aramayo dans l’article déjà cité : L’ «optimisme » du rêve éternel d’une volonté cosmique » In La raison dévoilée, p. 20. 77 PUF, p. 444. 78 MVR I 4 § 63, PUF, p446.

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B) L’établissement de la hiérarchie et la mise en œuvre de la critique des religions 789

et des philosophèmes à partir de l’étalon de mesure que constitue la métaphysique de la 790

volonté. 791

Pour les étudier, il est possible de procéder en trois temps : 792

- montrer comment les critères sur la base desquels Schopenhauer établit son 793

analyse et sa hiérarchisation des religions sont directement corrélés à des principes en 794

osmose avec la métaphysique de la volonté ; 795

- exposer la vigoureuse critique qui est faite des doctrines religieuses en général et 796

dans le détail en contrepoint à cette analyse et à cette hiérarchisation : autrement dit en 797

fonction de l’exigence cardinale de probité intellectuelle ; 798

- présenter l’examen critique des philosophes et des philosophèmes de toute nature 799

qui, plus ou moins subrepticement, se laissent vassalisées par les options théologico-800

religieuses que conteste Schopenhauer. 801

* 802

αααα Les critères sur lesquels Schopenhauer se fonde pour établir l’analyse et la 803

hiérarchisation critiques de toutes les productions émanant du besoin métaphysique. 804

Ces critères tournent autour de principes et de préceptes méthodologiques 805

fondamentaux qui sont en osmose avec l’ensemble des positions philosophiques de 806

Schopenhauer. 807

808

* 1er principe : la lecture schopenhauerienne des doctrines métaphysiques, celles 809

des religions en particulier, constitue un travail d’interprétation démystifiante. Elle 810

suppose qu’on dénie impérativement au discours religieux sa prétention à être pris à la 811

lettre et comme un credo insusceptible de contestation pour mieux lui enlever le voile 812

allégorique dont il se drape et pour percer ainsi à son insu son sens caché. 813

On ne peut pas en effet, selon Schopenhauer, juger du degré de validité des 814

différentes religions en partant d’elles-mêmes, c’est à dire en faisant fond sur le primat 815

de la croyance qu’elles ont tendance à accréditer auprès de la masse des hommes. 816

Compte tenu de ce que nous avons dit sur la dissymétrie et la hiérarchie à établir entre 817

religion et philosophie, il conviendra de se fonder, à l’inverse, sur la primauté absolue 818

de la philosophie. Puisque seule la philosophie est à même d’enseigner la vérité au sens 819

propre en établissant la validité de son propos sur un appareil de démonstrations 820

rationnelles, toutes les croyances devront se soumettre à l’empire de la critique 821

philosophique. 822

Dès lors, Schopenhauer est conséquent avec lui-même en se proposant de prendre 823

pour critère impérieux d’évaluation judicieuse des doctrines religieuses la plus haute 824

d’entre les doctrines philosophique : « sa » métaphysique de la volonté79. 825

79 Nous nous appuyons ici sur une indication qu’on trouve au chapitre 17 du Supplément au Monde, où l’auteur envisage l’hypothèse qu’on puisse voir « dans les résultats » de sa philosophie « la mesure de la vérité » : auquel cas, il devrait « mettre le bouddhisme au-dessus de toutes les autres religions. » : MVR II PUF, p. 861 (c’est nous qui soulignons ici). Or cette hypothèse s’avère bel et bien être ainsi mise à l’épreuve.

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L’adoption de ce critère le conduit à un travail délicat consistant à retirer les voiles 826

allégoriques sous lesquelles se cachent les vérités qu’enseignent les religions : il s’agit 827

d’en percer le sens caché80. Pour y parvenir l’auteur effectue un patient exercice de 828

retraduction ; c’est cet exercice qu’on retrouve dans la trame même de nombre de ses 829

développements sur les doctrines religieuses. 830

Lorsque Schopenhauer expose en effet ces dernières, il s’agit très souvent pour lui 831

de montrer comment elles expriment, dans le langage plus ou moins codé du mythe et 832

de l’allégorie, des expériences métaphysiques souvent capitales, mais dont la 833

signification réelle échappe en grande partie à la lucidité des adeptes des religions. Il 834

faut donc retraduire ce discours doctrinal en langue philosophique claire et, donc, 835

exposer — dans la langue même du concept — ce qui n’est expérimenté qu’au travers 836

d’un voile nébuleux et dans une langue plus ou moins impropre. Cette retraduction est 837

dès lors démystifiante car elle contribue à dépouiller les constructions de la pensée 838

religieuse de leur aura de mystère. 839

Un exemple nous permettra d’illustrer cette direction du travail philosophique 840

schopenhauerien : bien qu’il rejette radicalement la théorie du libre-arbitre, 841

Schopenhauer n’en est pas moins attentif à rechercher ce que traduit, dans la conscience 842

de l’homme de religion, l’invocation du vieux « philosophème de la liberté de la 843

volonté » : mais il le fait en allant au rebours du sens convenu qu’on prête au libre-844

arbitre. Ce « vieux philosophème » provient d’une expérience essentielle dont l’homme 845

de religion peut être le siège lorsqu’il parvient à se détacher contemplativement de la 846

tyrannie du vouloir-vivre par un acte libre de déni du vouloir-vivre. Voilà ce qui advient 847

en particulier au travers de ce qu’on appelle la grâce efficace et la régénération par la 848

grâce chez les chrétiens : « ce que les mystiques chrétiens appellent grâce efficace et 849

régénération correspond à ce qui est pour nous l'unique manifestation immédiate de la 850

liberté de la volonté. Elle ne se produit pas avant que la volonté, parvenue à la 851

connaissance de son essence en soi, n'ait tiré de cette connaissance un calmant [ein 852

Quietiv] et ne se soit par là même soustraite à l'action des motifs (…) ». Schopenhauer 853

précise ainsi ce point qui est crucial dans sa métaphysique : l’« auto-suppression de la 854

Volonté [Selbstaufhebung des Willens] procède de la connaissance ; toute connaissance 855

d'ailleurs, tout discernement est en soi indépendante du [libre] arbitre ; il en résulte que 856

cette négation du vouloir, cette prise de possession de la liberté ne peut être réalisée ni 857

de propos délibéré ni de force ; elle émane simplement du rapport intime de la 858

connaissance avec le vouloir dans l'homme, par conséquent elle se produit subitement et 859

comme par un choc venu du dehors. C'est pour cela que l'Église l'a appelée un effet de la 860

grâce : mais de même que, selon l'Eglise, la grâce ne peut rien sans notre coopération, 861

de même aussi l'effet du calmant tient en dernier ressort à un acte libre de la volonté. Et 862

80 « Pour juger de la valeur d'une religion, il faut donc voir si, sous le voile de l'allégorie, elle contient une part plus ou moins grande de vérité, et en second lieu si cette vérité apparaît plus ou moins nettement au travers de ce voile ; plus l'enveloppe sera transparente, plus élevée sera la religion. » : MVR II Supplément 17 p. 860.

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l'opération de la grâce change et convertit de fond en comble la nature entière de 863

l'homme ; désormais il dédaigne ce qu'il voulait si ardemment jusque-là ; c'est vraiment 864

un homme nouveau qui se substitue à l'ancien ; c'est pour cela que l'Eglise appelle cet 865

effet de la grâce la régénération. »81 866

867

** 2ème principe : il convient d’estimer la pertinence des religions au regard de leur 868

degré de proximité vis-à-vis du pessimisme métaphysique et d’établir sur cette base une 869

hiérarchisation complète des doctrines religieuses. 870

Préliminairement, il convient de souligner une dimension essentielle des écrits de 871

notre auteur : le jugement que Schopenhauer porte sur les religions est fondé sur 872

l’examen de la validité philosophique de leurs doctrines, à l’exclusion de toute autre 873

considération, notamment de considération d’ordre ethnique ou raciale. S’il lui arrive de 874

considérer avec plus ou moins de faveur — et avec plus ou moins de partialité, semble-875

t-il parfois — ceux qui professent ces religions, il le fait en prenant en compte 876

uniquement les enseignements doctrinaux qu’ils professent82. 877

Sur ces bases, Schopenhauer fonde son jugement sur les religions non pas en 878

fonction des catégories savantes usuelles — par exemple de la spécificité des 879

conceptions du divin —, mais plutôt en fonction de leur degré de proximité vis-à-vis de 880

la vérité métaphysiques qu’il entend promouvoir. « Je ne puis établir, comme on le fait 881

généralement, une différence fondamentale entre les religions, selon qu'elles sont 882

monothéistes, polythéistes, panthéistes ou athées. Ce qui selon moi les différencie, c'est 883

leur manière de voir optimiste ou pessimiste. Les unes considèrent l'existence de ce 884

monde comme ayant sa raison d'être en elle-même, elles la louent et la célèbrent. Les 885

autres la considèrent comme quelque chose qui ne saurait être conçu qu'à titre de 886

conséquence de nos péchés et qui, par conséquent, ne devrait pas être. »83 De là résulte 887

l’établissement d’une hiérarchie complète entre les religions en fonction de leur degré 888

d’éloignement de la vérité et du « pessimisme » 889

Nous pouvons dès lors étudier comment est établi complètement cette 890

hiérarchisation bipartite des religions à partir de ce critère de démarcation entre les 891

optimistes d’un côté et les pessimistes de l’autre côté. En outre, cette étude montrera le 892

caractère graduel de la hiérarchie en question : on passe clairement par degré des 893

religions les plus éloignées de la vérité à celles qui s’en rapprochent le plus. 894

895

— L’examen des religions « optimistes » 896

Elles ont pour caractère, comme on l’a déjà dit d’estimer « l’existence de ce 897

81 MVR I 4 § 70, PUF, p.506-507 : passage entièrement retraduit. 82 Ce point est important car il permet de faire réfléchir tous ceux qui voudraient prêter à Schopenhauer un certain antisémitisme à partir de la lecture trop lacunaire des propos parfois virulents qu’il tient à l’encontre du judaïsme : à cet égard, la note d’Etienne Osier, traducteur du chapitre 15 des Parerga, propose une analyse remarquable des tenants et aboutissants de cette question : cf : note n° 204 p. 182 de l’ouvrage déjà cité : Schopenhauer : Sur la religion GF 1996. 83 MVR II Supplément 17 PUF, p. 863.

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monde comme ayant sa raison d’être en elle-même ». Mais Schopenhauer distingue 898

deux cas : 899

* Le premier cas regroupe l’ensemble des doctrines qui 900

sont usuellement subsumées sous le vocable de « religion », alors que ce ne devrait pas 901

vraiment être le cas. Il s’agit des paganismes de l’Antiquité gréco-romaine. 902

Ainsi, selon Schopenhauer, les Anciens n’avaient nullement besoin de « religion » 903

pour garantir le respect de la morale et des lois par les hommes. D’abord parce que ce 904

qui pourrait s’apparenter à « une religion » telle que nous l’entendons aujourd’hui n’en 905

était pas chez eux une car « ils n'avaient ni documents sacrés, ni dogme qui dût être 906

inculqué de bonne heure à la jeunesse et que tous dussent accepter. — De même, les 907

serviteurs de la religion ne prêchaient pas la morale et ne se préoccupaient en rien de ce 908

que les gens faisaient ou ne faisaient pas. »84 D’ailleurs, compte tenu de tout cela, cette 909

« religion » était une religion pour les enfants. Ce n’était pas vraiment sérieux de prêter 910

foi à pareille « religion » : dès l’apparition d’une authentique religion telle que le 911

christianisme, le paganisme a été définitivement évincé et sans difficulté. Dès lors 912

qu’elle ne bénéficiait plus du soutien des princes au pouvoir [comme ce fut le cas avec 913

la conversion de l’Empereur Constantin au christianisme au IV° siècle], elle ne pouvait 914

que s’effondrer85. Au demeurant, Schopenhauer constate froidement que la cohésion 915

sociale de l’Etat n’est vraiment solidement assurée que si elle est fondée sur un 916

« système universellement reconnu de métaphysique » populaire c’est à dire de religion, 917

qui imprime sa marque spécifique sur tous les « aspects extérieurs de la vie commune 918

d’un peuple »86. Cela dit, la religion polythéiste des Anciens avait l’énorme avantage 919

qu’en l’absence de sérieux, elle ne prétendait pas régir les consciences des croyants et 920

les acculer à un fanatisme meurtrier comme le feront les religions monothéistes. 921

** L’autre religion forme un cas à part. Elle est la cible de 922

toutes les attaques les plus virulentes de Schopenhauer : il s’agit de la religion juive et 923

de son texte fondateur : l’Ancien Testament [AT]. Ce qui est attaqué dans le judaïsme, 924

c’est sa dogmatique : son dogme est « balourd »87 parce qu’il ignore un des moyens les 925

plus forts de consolation que saura promouvoir le christianisme : à savoir la conception 926

de l’immortalité de l’âme, de sa survie après la mort88. 927

Mais surtout, c’est avec le judaïsme qu’est instauré le primat absolu du 928

théisme dans les conceptions spirituelles et philosophiques d’Occident. Que signifie ce 929

« théisme » selon Schopenhauer ? Il repose tout entier sur le dogme fondamental selon 930

84 PP II § 174 Coda, p.677. 85 PP II § 177, GF p. 104. 86 PP II [§ 174, GF p. 79. 87 PP II 15 § 177, GF p. 104. 88 Ainsi dans le judaïsme, « il n'y a pas d'idée d'une autre existence après la mort et d'une récompense positive ; il n'y a qu'une idée purement négative : mourir et ne plus souffrir. Quand le Seigneur Jéhovah a suffisamment utilisé et tourmenté son œuvre, c'est-à-dire son jouet, il la jette au loin, sur le fumier ; c'est sa récompense. La religion juive ne connaissant ni l'immortalité ni, par suite, les châtiments après la mort, Jéhovah ne peut qu'adresser une seule menace au pécheur qui prospère sur la terre : c'est que ses méfaits seront châtiés dans la personne de ses enfants et de ses petits-enfants jusqu'à la quatrième génération. » [PP I 2 Coda, p.115, note]

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lequel « le Dieu créateur et souverain du monde est un être personnel, donc un individu 931

doué d’entendement et de volonté, qui a fait le monde du néant [principe de la création 932

ex nihilo de la Genèse] et qui le dirige avec une sagesse, une puissance et une bonté 933

suprêmes. »89. 934

D’où provient ce dogme ? Schopenhauer répond à cette question en s’appuyant sur 935

les principes de sa philosophie : « Le théisme est en réalité le produit non de la 936

connaissance, mais de la volonté. (…) En réalité, il naît de la volonté de la façon 937

suivante : le besoin constant qui tantôt oppresse péniblement, tantôt émeut violemment 938

le cœur de l'homme (la volonté), le maintient constamment dans un état de crainte et 939

d'espoir, alors que les choses à propos desquelles il espère et craint, ne sont pas en son 940

pouvoir ; la connexion des chaînes causales produisant ces choses, n'est accessible à sa 941

connaissance que sur une courte distance. Ce besoin, cette crainte et cet espoir constants 942

l'amènent à hypostasier les êtres personnels dont tout dépend. Il présuppose alors que 943

ceux-ci, comme les autres personnes, sont sensibles aux supplications, à la flatterie, aux 944

hommages et aux offrandes, et seront plus malléables que la nécessité rigide, que les 945

forces inexorables, insensibles, de la Nature, que les mystérieuses puissances de la 946

marche du monde. »90 947

Et, de ce dogme résultent un certain nombre de conséquences inacceptables pour 948

Schopenhauer : 949

- Le principe de l’optimisme théologique : une fois qu’il aurait été créé, le monde 950

ainsi sanctifié, est estimé bon et parfait par son propre créateur91 : ainsi est-il dit dans 951

l’AT : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela est très bon [Panta kala lian] - 952

Genèse, I 31 (traduction Louis Segond). Dès lors, les hommes qui confessent cette foi 953

devraient se mettre au diapason de cet optimisme que condamne Schopenhauer. 954

- Le principe du créationnisme : c’est à dire, la valorisation exorbitante accordée 955

au fait même de naître : on est porté, selon Schopenhauer, sous l’influence de l’Ancien 956

testament, à concevoir la naissance des êtres vivants comme une sorte de répétition 957

générale de la création divine, c’est à dire comme l’équivalent d’un commencement 958

absolu, une pure sortie du néant sans lien avec d’éventuelles situations antérieures92. Cet 959

89 QR, Vrin 2008, p. 170. 90 PP I - 2 – Coda, p. 108. 91 PP II § 179 GF, p. 126-127. 92 Cette empreinte profonde exercée par le créationnisme sur les représentations de la vie a un écho dans l’histoire des sciences de la vie. Au 1er chapitre de son livre (La connaissance de la vie - Ed° Tel 1970), François Jacob y fait mention. Selon cet auteur, à la fin du XVI° siècle, c’est à dire à l’époque d’Ambroise Paré, la génération des êtres vivants était conçue comme une création ex nihilo : « la formation de l’enfant à l’image des parents » semble s’imposer comme une évidence : mais on n’impute pas cette évidence à un mécanisme de reproduction « permettant aux êtres vivants de produire des copies d’eux-mêmes » [p.27]. On ne soupçonne même pas l’existence de lois de la nature produisant la régularité des êtres vivants au fil des générations. « Le mot et le concept de reproduction » n’ont pas cours : ils « n’apparaissent que vers la fin du XVIII° siècle pour signifier la formation des corps vivants. Auparavant les êtres vivants ne se reproduisent pas. Ils sont engendrés. La génération est toujours le résultat d’une création qui, à une étape ou une autre, exige l’intervention directe des forces divines. » Dès lors, « jusqu’au XVII° siècle, la formation d’un être reste immédiatement soumise à la volonté du Créateur. » [p.28]

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événement est censé devoir être célébré joyeusement. Or Schopenhauer considère qu’il 960

y a quelque absurdité, notamment sur le plan moral, dans ce postulat créationniste. On 961

présuppose de ce fait que « l’homme serait l’œuvre d’une volonté étrangère qui le 962

suscite du néant » : on lui enseigne ainsi qu’« il a été néant pendant une éternité mais 963

que pourtant il doit être à l’avenir immortel » 93. On instaure ainsi inconséquemment 964

une solution de continuité radicale entre l’avant la vie et le début de la vie sans que 965

l’individu puisse jeter des ponts moraux entre l’un et l’autre ; et l’on déporte ses seuls 966

espoirs de salut dans l’avenir, au-delà de la courte période de la vie humaine. Cette 967

doctrine équivaut à enseigner à l’homme « que tout en étant entièrement l’œuvre 968

d’autrui, il doit être de toute éternité responsable de ce qu’il fait ou met de faire » 94. 969

- Le principe du libre-arbitre divin comme humain dont Schopenhauer dénonce 970

l’ineptie dans son Mémoire sur la liberté de la volonté. 971

- Le mépris profond et généralisé à l’égard de l’ensemble du monde animal qui 972

est présenté comme devant se soumettre au diktat de l’animal-homme95: Schopenhauer 973

vilipende l’AT en dénonçant l’anthropocentrisme de la scène de la Genèse où tous les 974

animaux sont convoqués pour être nommés par Adam, seigneur et maître de tous les 975

animaux. Ainsi l’homme est artificiellement arraché du monde animal et l’animal est 976

considéré « comme un objet fabriqué à l’usage de l’homme »96. 977

978

— L’examen des religions dites « pessimistes ». 979

Comme on l’a dit, leur principal caractère est de considérer la vie « comme 980

quelque chose qui ne saurait être conçu qu'à titre de conséquence de nos péchés et qui, 981

par conséquent, ne devrait pas être »97. 982

A l’intérieur de ces doctrines, il est possible de distinguer deux ensembles de 983

religions. 984

* La doctrine du christianisme : Le jugement d’ensemble de 985

Schopenhauer à l’égard du christianisme est très subtilement nuancé ; il est densément 986

développé au paragraphe 177 du tome II des Parerga qui est intitulé Sur le 987

christianisme. Il comporte deux versants. 988

D’un côté, Schopenhauer dénonce avec virulence l’enracinement du christianisme 989

dans le théisme créationniste de l’AT dont il partage certains aspects, en particulier son 990

optimisme théologique. En outre, il souligne le caractère composite de la dogmatique 991

chrétienne : elle a été élaborée au fil des vicissitudes historiques, à la faveur 992

d’interventions intellectuelles et politiques très diverses. Il en résulte une certaine 993

complexité conceptuelle, une raideur théologique, et des absurdités doctrinales98 qui 994

93 MVR II chap. 41 trad. Lefranc, Intégrales de philo, p. 27. 94 MVR II chap. 41 trad. Lefranc, Intégrales de philo, p. 27. 95 Sur cet aspect de la pensée de Schopenhauer, deux textes jouent un rôle central : le chapitre 41 du supplément au Monde intitulé Sur la mort et son rapport avec l’indestructibilité de notre être en soi, et le § 177 du tome II des Parerga. 96 PP II § 177, GF, p. 114. 97 MVR II Supplément 17, texte cité à la note 78. 98 PP II § 177, GF, p. 105 & 107 notamment.

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tranchent avec la pureté et l’universalité des doctrines bouddhiques99. 995

D’un autre côté, Schopenhauer vante sa doctrine du péché originel, celle de la 996

prédestination et de la grâce élaborée par St Augustin, et celle de l’immortalité : voilà 997

tout ce qui rapproche le plus le christianisme des pures religions d’Orient. Ainsi 998

Schopenhauer affirme que le christianisme est en effet une religion qui nous a été 999

transmise tardivement « depuis sa véritable et antique patrie, l'Orient ! Elle a reçu, 1000

grâce à celle-ci, une inclination qui lui était jusqu'alors étrangère, par la connaissance de 1001

cette vérité fondamentale que la vie ne peut pas être à elle-même sa propre fin et que la 1002

vraie fin de notre existence se trouve au-delà de celle-ci. »100. Mais, en même temps, 1003

Schopenhauer constate lucidement — et sans regret — la dévitalisation de cette religion 1004

: grâce aux progrès multiformes des Lumières, la crédibilité des doctrines de la religion 1005

chrétienne s’est effritée. « Quand je vois notre époque incrédule mettre tant de zèle à 1006

achever les églises gothiques qu’a laissées inachevées le Moyen Age si croyant, il me 1007

semble la voir travailler à embaumer le cadavre du christianisme »101. 1008

** Les religions d’Orient : Brahmanisme et bouddhisme sont sans cesse 1009

loués dans l’œuvre de Schopenhauer : pour quelles raisons ? 1010

- C’est d’abord pour lui la religion la plus ancienne de l’humanité et, partant, la 1011

plus vraie : « Les premiers hommes, qui étaient beaucoup plus près que nous des 1012

origines de l'espèce humaine et des commencements de la nature organique, avaient 1013

aussi, soit une puissance intuitive beaucoup plus énergique, soit une disposition d'esprit 1014

plus juste, qui les rendait plus capables de saisir immédiatement l'essence de la nature, 1015

et qui par conséquent leur permettait de satisfaire en eux le besoin métaphysique d'une 1016

façon plus digne ; ainsi naquirent chez les ancêtres des Brahmanes, les Richis, ces 1017

conceptions presque surhumaines qui furent déposées plus tard dans les Oupanishads 1018

des Védas. »102 1019

- Elle forge la notion de la métempsycose qui est la plus proche des 1020

enseignements de la métaphysique schopenhauerienne de la mort développée au 1021

chapitre 41 du Supplément au Monde : ainsi est conçue l’idée d’un lien profond de 1022

responsabilité morale continue entre ce qu’on a été avant de naître et ce qu’on est 1023

depuis sa naissance. Dès lors l’attachement aveugle et irrationnel à l’égard de 1024

l’existence ici-bas est atténué. Il n’est au fond que le résultat de la pression en nous du 1025

vouloir-vivre. En outre, l’être humain est plus en mesure d’assumer moralement 1026

l’intangibilité de son caractère moral que lorsqu’il est censé être créé d’un Dieu tout 1027

puissant dont il serait redevable de l’existence. Schopenhauer montre dans le Monde 1028

que la version populaire de cette conception est constituée par le « mythe de la 1029

transmigration des âmes (…). Voici ce qu’il nous enseigne : « Toute souffrance que 1030

vous aurez infligée à d’autres êtres durant votre vie, vous devrez, dans une vie 1031

99 PP II § 177, GF, p. 112. 100 PP II § 174, GF, p. 83. 101 MVR II Supplt 35, p. 1153. 102 MVR II supplément 17 PUF, p. 853-854.

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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ultérieure, et en ce même monde, vous en purifier en la subissant à votre tour ; (…) » 1032

Ce qu’il nous enseigne, c’est encore ceci : « Une vie méchante exige à sa suite une vie 1033

nouvelle, dans ce monde, sous la forme de quelque être malheureux et méprisé ; le 1034

mauvais renaîtra dans une caste inférieure ; il sera femme, bête, paria, tschandala, 1035

lépreux, crocodile, etc. » Et toutes les misères dont le mythe nous menace ainsi, ce sont 1036

les misères que nos voyons dans le monde réel ; ce sont celles qu’endurent des êtres qui 1037

ne savent comment ils les ont encourues ; comme enfer, celui-là lui suffit. En fait de 1038

récompense, d’autre part, le mythe nous promet une renaissance sous des formes plus 1039

parfaites, plus nobles : celles de brahmane, de sage, de saint. » Schopenhauer ajoute : 1040

« Jamais mythe ne s’est approché, jamais mythe ne s’approchera plus près de la vérité 1041

accessible à une petite élite, de la vérité philosophique, que n’a fait cette antique 1042

doctrine du plus noble et du plus vieux des peuples »103. 1043

- Les religions d’Orient proposent, selon lui, une doctrine qui, en dépit des 1044

« insuffisances » irréductibles de toute dogmatique religieuse, se rapprochent le plus de 1045

la vérité métaphysique qu’il entend défendre dans sa philosophie. Schopenhauer montre 1046

ainsi comment ses conceptions trouvent leur transposition la plus approchée et la plus 1047

convaincante, dans les allégories bouddhistes. Un exemple permettra d’illustrer ce 1048

point. Schopenhauer affirme le principe d’une stricte pré-détermination de tout le cours 1049

de la vie humaine en fonction du caractère inné de l’individu : « Tout le cours empirique 1050

de la vie d'un homme est (…) prédéterminé dans tous ses événements, grands et petits, 1051

aussi nécessairement que le sont les mouvements d'une horloge. » Voyons quelle est la 1052

transposition de cette thèse dans les religions d’Orient : « Les brahmanes, eux aussi, 1053

expriment mythiquement la certitude immuable du caractère inné, en disant que 1054

Brahmâ, en engendrant chaque être humain, a gravé sur son crâne ses actes et ses 1055

souffrances en caractères écrits, conformément auxquels le cours de sa vie sera contraint 1056

de se dérouler. Ils indiquent les sutures en zigzags des os crâniens comme représentant 1057

ces caractères, dont la signification est une conséquence de sa vie et de ses actes 1058

antérieurs. »104 1059

* 1060

ββββ Le jugement critique porté par Schopenhauer sur les religions dans l’ensemble 1061

et dans le détail sur la base de l’exigence philosophique de probité intellectuelle. 1062

Ce jugement pourrait apparaître comme une sorte de « bilan » faisant le compte 1063

entre les « avantages » des religions d’un côté et leurs « inconvénients » d’un autre côté. 1064

Mais la modestie des premiers par rapport à l’importance des seconds révèle le 1065

déséquilibre profond de ce soi-disant « bilan ». Néanmoins, il semble bien que 1066

l’intensité des méfaits des religions s’accroît au fur et à mesure de l’éloignement de 1067

leurs doctrines par rapport à la vérité. 1068

a) La modestie des « avantages » présumés des religions : 1069

On a vu dans quelle mesure elles dérivent du besoin métaphysique de l’humanité, 1070

103 MVR I 4 IV § 63, in fine. 104 PP II 8 § 116

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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mais en offrant seulement aux hommes un succédané de satisfaction véritable. Pour 1071

Schopenhauer, elles ont à ce titre, néanmoins, une indéniable efficacité d’ordre 1072

pratique : elles détachent les hommes en quelque sorte d’eux-mêmes105 ; elles élèvent 1073

leurs âmes en les incitant à la moralité. « Dans toutes les religions, peut-être la partie 1074

métaphysique est-elle fausse, mais dans toutes la partie morale est vraie. »106. Une 1075

religion est ainsi « l’unique moyen de diriger, d’unir et d’adoucir cette race d’animaux 1076

doués de raison dont la parenté avec le singe n’exclut pas celle avec le tigre. » 107. Car 1077

les gens en général « doivent avoir quelque chose à quoi rattacher leur sentiment moral 1078

et leur action morale ». 1079

Dès lors, il est possible d’envisager les religions d’une autre manière que d’un 1080

point de vue strictement allégorique et en concevoir l’utilité de manière tout à fait 1081

originale, ainsi que le faisait Kant dans sa « théologie morale ». Elles seront alors 1082

regardées, non comme des propositions « objectivement vraies », mais comme « des 1083

hypothèses à finalité pratique, des schémas conducteurs, régulatrices comme les 1084

hypothèses physiques concernant les courants électriques pour expliquer le 1085

magnétisme (…) ». En somme, il s’agit de tout faire pour qu’elles jouent 1086

authentiquement leur rôle : être perçues comme « des guides pour l'activité et une 1087

consolation subjective pour la pensée ».108. 1088

1089

b) Les méfaits et les dangers des religions : 1090

Schématiquement, on peut les regrouper autour de deux éléments. 1091

-1°) Elles présentent abusivement leurs doctrines comme si elles étaient des vérités au 1092

sens propre du terme : alors qu’elles ne peuvent receler de vérité qu’à la faveur de 1093

l’interprétation démystifiante dont il a été question plus haut. Ce faisant, par manque 1094

d’honnêteté intellectuelle, elles n’avouent nullement leur nature allégorique. Il y a là 1095

tromperie. Et elle n’a rien « d’innocente » pour Schopenhauer car les « curaillons », qui 1096

en sont les propagateurs, ne sont pas dupes de cet état de fait. Dans le dialogue qui 1097

forme la substance du paragraphe 174 des Parerga (tome II)109, Démophèle compare le 1098

recours à l’élément allégorique dans lequel se drapent les religions à une jambe de bois 1099

artificielle par rapport à ce que serait une jambe naturelle. Les religions prétendent faire 1100

admettre que ladite jambe artificielle a de tout temps remplacé la jambe naturelle ; et 1101

qu’elle seule permettrait de marcher correctement110. Elles ne laissent pas soupçonner 1102

qu’on pourrait encore mieux marcher si l’on avait su conserver sa jambe naturelle. 1103

-2°) Les religions ont tendance à prétendre au monopole absolu dans la satisfaction du 1104

105 MVR II Supplément 17 : « dans les moments de souffrance, elles jouent absolument le rôle d'une métaphysique objectivement vraie, car elles détachent l'homme, aussi bien que celle-ci pourrait le faire, de lui-même et le transportent par-delà l'existence temporelle. C'est ici qu'éclate la valeur profonde des religions, je dirai plus, leur caractère indispensable. » PUF, p. 859. 106 PP II 15 § 174, trad. Jackson, Coda, p. 684. 107 PP II 15 § 174, trad. Jackson, Coda, p. 685. 108 Ibidem. 109 Dialogue sur lequel nous reviendrons à la fin de cette étude. 110 PP II 15 § 174 Ed° Coda, p. 680.

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besoin métaphysique de l’humanité alors qu’elle ne le satisfont que faute de mieux : 1105

elles nourrissent en conséquence une haine mortelle à l’égard des philosophes avec 1106

lesquelles elles se retrouvent en position de concurrence. Cette concurrence est 1107

dangereusement déloyale car elles s’arrogent perpétuellement un empire absolu sur les 1108

esprits. Ainsi, « les religions sont comme les vers luisants : elles ont besoin de 1109

l'obscurité pour éclairer. »111 1110

Pourquoi cette concurrence s’avère-t-elle totalement déloyale ? Parce que les 1111

religions tendent à façonner les cerveaux très précocement d’une part en dressant les 1112

esprits à n’accorder de validité qu’à des croyances dogmatiques et en perpétuant d’autre 1113

part leur influence par le conditionnement continu des esprits qui sont comme contraints 1114

à toujours devoir se contenter de croyance : et,c ela, alors même que, selon 1115

Schopenhauer — qui parle ici en hommes des Lumières [Aufklärer] —, « foi et savoir 1116

se comportent comme les deux plateaux d'une balance : à mesure que l'un monte, l'autre 1117

descend »112. Si donc, entre les doctrines de la foi et les doctrines de la conviction 1118

rationnelle, il y a compétition, celle-ci devrait virer normalement à l’avantage de la 1119

philosophie du fait que la foi est la foi « parce qu'elle enseigne ce que l'on ne peut pas 1120

savoir. Si l'on pouvait le savoir, la foi deviendrait inutile et ridicule »113. Les religions 1121

subvertissent l’ordre et la hiérarchie qui devrait légitimement prévaloir entre religion 1122

[doctrines de la croyance] et philosophie [doctrine de la conviction] dans la satisfaction 1123

du besoin métaphysique de l’humanité. 1124

A la déloyauté morale et à l’improbité intellectuelle des religions, Schopenhauer 1125

oppose l’exigence d’honnêteté, de probité intellectuelle dans la recherche de la vérité. 1126

Cette exigence constitue un principe cardinal de toute entreprise philosophique et de 1127

toute littérature en général114. 1128

C’est la raison pour laquelle, en dépit des « accommodements » qu’il trouve avec 1129

les doctrines religieuses dont la signification allégorique présente de l’intérêt, en dépit 1130

du fait qu’il se place sur le terrain même des religions dans l’énoncé de sa 1131

métaphysique115, il n’en demeure pas moins que Schopenhauer se félicite du recul de 1132

l’influence de la religion sous l’effet de l’expansion des Lumières. Il va même jusqu’à 1133

dire que « toute religion est en opposition avec la civilisation »116 ; et il dénonce 1134

l’influence perverse d’endoctrinement des esprits qu’exerce l’enseignement précoce des 1135

religions. Nous nous proposons d’exposer le mécanisme de ce conditionnement ou 1136

plutôt de cet endoctrinement religieux en annexe, dans le cadre d’un excursus au présent 1137

développement. 1138

* 1139

111 PP II 15 § 174 GF, p. 82. 112 Ibidem. 113 PP II § 175 Foi & savoir, GF p. 101 – trad. légèrement retouchée. 114 « Chez les penseurs authentiques, on découvre toujours une recherche honnête de la vérité, un effort tout aussi honnête pour communiquer leurs idées aux autres. » [PP, I 1, Ed° Coda, p. 28] 115 Selon la juste remarque d’Etienne Osier (GF p.33). 116 PP II 15 § 182 GF p. 143.

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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χχχχ L’examen critique des philosophes et des philosophèmes : et 1140

notamment de ceux qui sont, plus ou moins à leur insu, restés sous l’influence des 1141

religions : exemple : la complicité des philosophes « rationalistes » avec les postulats de 1142

l’optimisme théologique. 1143

1144

Le jugement de Schopenhauer sur les philosophes et les philosophies modernes 1145

est particulièrement sévère. Deux exigences fondamentales lui apparaissent en effet 1146

capitales en philosophie : l’exigence de vérité ; et l’exigence d’un désaveu radical à 1147

l’égard de la foi. Or, à ses yeux, la plupart des philosophes et des philosophèmes ne 1148

répondent pas vraiment aux critères de ces deux exigences. 1149

Sur le premier, Schopenhauer s’explique notamment dans ses Parerga117. Son 1150

souci exclusif de vérité est parfaitement en cohérence avec ce qui est la visée essentielle 1151

de la philosophie118. Il montre ainsi qu’aucun des systèmes philosophiques apparus chez 1152

les modernes depuis Descartes ne répond à la rigueur de ce critère tel qu’il le formule, 1153

c’est à dire à l’impératif d’une résolution complète de l’énigme du monde. En effet, les 1154

systèmes en question ne partent pas du bon point de départ pour résoudre cette 1155

redoutable énigme : faute de partir de l’affirmation du rôle central de la volonté, ils 1156

formulent, dans le corps de leur doctrines, des propositions qui peuvent certes être 1157

cohérentes entre elles partiellement : mais elles ne s’accordent pas harmonieusement et 1158

rigoureusement avec la totalité des aspects du monde de l’expérience119. Or, c’est cet 1159

accord complet qui constitue l’authentique critère de la vérité ; c’est encore cet accord 1160

que Schopenhauer se targue d’avoir trouvé dans son propre système philosophique120. 1161

Sur le second critère, Schopenhauer se refuse toute concession : le philosophe 1162

authentique ne saurait prêter foi à la foi et à la révélation religieuses. Plus exactement, il 1163

doit avoir rompu radicalement avec la foi qui lui a été inculquée dans son enfance : c’est 1164

une condition sine qua non de la probité intellectuelle qui est exigible d’un authentique 1165

philosophe. Schopenhauer affirme ainsi sans ambages, dans la préface à De la volonté 1166

dans la nature, qu’« en philosophie, les révélations n’ont point de valeur ; c’est 1167

pourquoi un philosophe doit être un mécréant »121. Ainsi entre croire et savoir, il n’y a 1168

pas de juste milieu : « On ne peut servir deux maîtres à la fois : c’est ou bien la Raison 1169

ou bien l’Ecriture. Juste milieu• signifie ici s’asseoir entre deux chaises. Ou bien croire, 1170

117 PP I 2 Fragments sur l’histoire de la philosophie, § 12 La philosophie des modernes. 118 Voir sur ce point notre introduction. 119 Schopenhauer compare d’ailleurs l’enchevêtrement complexe de tous ces aspects soit à un labyrinthe, soit à un écheveau de fils emmêlés [Opus cité : PP I 2 § 12] 120 « Il n’y a guère de système philosophique aussi simple et composé d’aussi peu d’éléments que le mien ; aussi l’embrasse-t-on et le comprend-on d’un seul coup d’œil. Ceci résulte de l’unité et de la concordance [Übereinstimmung] complète de ses idées fondamentales, et milite certainement en faveur de sa vérité, qui est parente de la simplicité (…) » [PP I 2 § 14 Ed° Coda, p. 118] 121 VN p. 45, note. Il indique dans une autre note que « la philosophie n’est pas faite pour apporter de l’eau au moulin de la prêtraille [den Pfaffen] » (note p. 48 – SW III, p. 308 note F). Sur le terme de Pfaffen, nous renvoyons à l’annexe n°1. • En français dans le texte.

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ou bien philosopher ! Ce que l’on choisit, qu’on le soit totalement. »122 1171

En conséquence, le jugement qui est porté sur les philosophèmes est étroitement 1172

lié à cette exigence de rupture. Schopenhauer ne cesse donc de vitupérer violemment 1173

contre l’inféodation plus ou moins larvée des productions philosophiques aux doctrines 1174

religieuses. Même Kant, qu’il loue pourtant abondamment, n’échappe pas 1175

complètement à ce soupçon. 1176

Par ailleurs, il dénonce avec véhémence le poids excessif qu’on pris sur la scène 1177

intellectuelle allemande les « professeurs d’université » et tous les « philosophaillons » 1178

de la même trempe. Tous ceux-là, à la suite du premier d’entre eux (Hegel)123, 1179

prétendent non pas vivre pour la philosophie mais vivre de la philosophie. Ces 1180

« philosophes » prétendus ont donc un intéressement qui est seul le vrai moteur de leur 1181

prétendue vocation. 1182

Sur le fond, pour Schopenhauer, les successeurs de Kant, notamment Jacobi, 1183

Fichte et Schelling, ont dénié un aspect essentiel de l’œuvre de Kant en occultant sa 1184

magistrale réfutation de la validité de toute preuve théorique de l’existence de Dieu124, 1185

alors que cette réfutation aurait dû constituer « un mur sur lequel les raisonnements 1186

théologiques les mieux conduits viennent se briser comme ver »125. Ils ont, à cette fin, 1187

utilisé le « stratagème » frauduleux consistant à « introduire en contrebande », sous le 1188

mot séducteur d’absolu, « la preuve cosmologique, explosée et proscrite » 126 à la suite 1189

de la réfutation kantienne. Ils ont crédité la raison d’un pouvoir d’« intuition 1190

intellectuelle »127 lui permettant un accès prétendument direct à cet « absolu » : ils 1191

affirment ainsi « que notre faculté de raison est l’organe de la connaissance directe des 1192

choses supra-terrestres »128. 1193

Ainsi les « professeurs d’université », qui amplifient ces orientations 1194

philosophiques contestables de leur chœur assourdissant, et, plus généralement 1195

l’ensemble de la profession philosophique, sont dès lors, sous cette couverture 1196

commode, restés secrètement inféodés au théisme129. Cela se remarque notamment dans 1197

la façon dont est invoqué chez eux le pouvoir sacré de « la raison ». « Dans l’école 1198

kantienne, la raison pratique, avec son impératif catégorique, apparaît donc de plus en 1199

plus comme un fait hyperphysique, comme un temple de Delphes dans l’âme humaine, 1200

obscur sanctuaire d’où sortent des oracles qui annoncent infailliblement non pas, hélas, 1201

ce qui va, mais ce qui doit arriver. »130 Au bout du compte, la revendication de 1202

« rationalisme », sur laquelle semblent s’accorder l’ensemble des successeurs de Kant, 1203

122 PP II 15 § 181, GF p. 139. 123 Cf : PP I 3 Coda, p. 127. 124 Critique de la raison pure, II 2 3 5° section intitulée : De l’impossibilité d’une preuve cosmologique de l’existence de Dieu. PUF, p. 431 & svtes 125 VN Préface de 1854, p. 45. 126 PP I 2 Fragments sur l’histoire de la philosophie, Ed° Coda, p. 104. 127 Fichte est suspecté d’avoir procédé ainsi : FM § 6 DPEF, p. 124. 128 PP I 2 Fragments sur l’histoire de la philosophie, Ed° Coda, p. 104. 129 Sur l’origine de cette inféodation sournoise mais tenace, on se reportera à l’excursus que nous présentons en annexe 1. 130 FM §6, DPFE, p. 125.

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trahit un assujettissement secret aux options théologiques que Schopenhauer ne cesse de 1204

contester : « Les rationalistes croient prendre la raison comme critère : en réalité, ils 1205

prennent à cette fin la seule raison prisonnière des présupposés du théisme et de 1206

l’optimisme, à peu près comme La profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau, 1207

ce prototype de tout rationalisme. C’est pourquoi du dogme chrétien ils ne veulent rien 1208

laisser en l’état, excepté ce que précisément ils tiennent pour vrai sensu proprio : le 1209

théisme et l’âme immortelle. » Cette manière de procéder, qui fait des concessions plus 1210

ou moins ouvertes aux doctrines religieuses les plus en cours dans la culture allemande 1211

contemporaine131, va, on le voit, directement à l’encontre de l’exigence fondamentale de 1212

rupture et d’honnêteté intellectuelle sourcilleuse que Schopenhauer impose au 1213

philosopher. 1214

**** 1215

III La signification profonde des tensions qui traversent la méditation 1216

philosophique de Schopenhauer sur les religions et sur leur influence. 1217

1218

La méditation de Schopenhauer sur les religions — ainsi que sur leur influence 1219

protéiforme — est traversée de tensions. Elle comporte en effet des prises de position 1220

dont l’équilibre, sinon la cohérence d’ensemble, paraît instable. Ces tiraillements, dont 1221

nous avons simplement pressenti l’existence jusqu’à présent, laissent le lecteur 1222

perplexe. 1223

Nous présenterons un échantillon explicite de ces tensions, tout en essayant de 1224

montrer, à chaque fois — et dans la mesure du possible — comment elles se résorbent 1225

au travers du patient travail de croisement des différentes approches philosophiques de 1226

l’auteur et grâce à une attention scrupuleuse à la lettre de ce qu’il écrit. Il nous semble 1227

cependant qu’elles ne se résorbent que partiellement. Schopenhauer semble réaliser 1228

l’exploit d’être parfaitement conséquent avec lui-même tout en restant suprêmement 1229

paradoxal. Ce constat nous amènera à proposer une interprétation de la signification 1230

profonde de ces tensions dans le cadre du méditer schopenhauerien. 1231

1232

A) Les tensions qui percent dans la méditation schopenhauerienne. 1233

Deux exemples significatifs permettent de se faire une idée de ces tensions. 1234

1235

1°) La tension inhérente à la bipartition des modalités de satisfaction du besoin 1236

métaphysique de l’humanité. 1237

Si l’on n’y prend garde, les choses paraissent simples. Une exposition 1238

superficielle de cet aspect de la doctrine de Schopenhauer pourrait d’ailleurs le laisser à 1239

entendre. On se contenterait alors, à partir de l’affirmation d’un besoin métaphysique de 1240

l’humanité, d’indiquer que la religion et la philosophie apportent, chacune à sa manière, 1241

une satisfaction à ce besoin. 1242

131 « croire jusqu’à un certain point et pas plus, et philosopher jusqu’à un certain point et pas davantage — c’est là la demi-mesure qui caractérise fondamentalement le rationalisme » [PP II 15 § 181, GF p. 139].

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En réalité, la pensée de Schopenhauer s’avère beaucoup plus complexe : elle met 1243

en garde sans cesse contre la tentation de toute simplification grossière. 1244

S’il lui arrive, d’abord, de présenter religion et philosophie comme des 1245

« métaphysiques » c’est à dire comme des doctrines de la vérité, il le fait avec des 1246

réserves appuyées : les réserves de celui qui parle encore grosso modo132. Ensuite, il y a 1247

une série de paradoxes qui caractérisent les conditions de satisfaction du besoin 1248

métaphysique. Schopenhauer souligne en premier lieu l’existence d’un hiatus profond 1249

entre l’intensité impérieuse de ce besoin chez l’homme et les capacités effectives de le 1250

satisfaire : ce n’est pas parce qu’on l’éprouve qu’on est en mesure de le satisfaire 1251

convenablement. Pour y parvenir, il faudrait avoir l’aptitude effective à penser — et non 1252

à croire ; or celle-ci fait défaut à la grande masse de l’humanité133. En second lieu, 1253

Schopenhauer tire jusqu’au bout les conséquences de ce hiatus. Lorsqu’on confronte 1254

ainsi les capacités qu’ont la grande majorité des hommes à philosopher authentiquement 1255

et l’acuité radicale des interrogations métaphysiques que suscite une honnête prise de 1256

recul par rapport à l’ensemble de l’existence, on ne peut qu’être frappé de la 1257

contradiction considérable entre les unes et l’autre. Alors que les hommes devraient 1258

donc philosopher sans désemparer… très peu le font effectivement134. 1259

Dans ces conditions, il nous faut sinon corriger nos prises de position liminaires, 1260

du moins les nuancer. A y regarder de près, la bipartition des manières de satisfaire le 1261

besoin métaphysique de l’humanité relève quasiment de l’effet de trompe-l’œil. Les 1262

religions ne le satisfont pas vraiment : elles en sclérosent au contraire la dynamique et 1263

finissent même par l’entraver. Au lieu de prendre en charge en effet le problème 1264

métaphysique de l’existence, elles cherchent à ce qu’on s’en accommode à moindre 1265

frais135, tout en déléguant aux « curaillons », qui afferment le besoin métaphysique de 1266

l’humanité à des fins intéressés136, un pouvoir exorbitant sur la conduite des hommes. 1267

C’est cette hégémonie usurpée qui permet à ces curaillons d’amener les hommes à faire 1268

ce qu’ils veulent qu’ils fassent dans le cadre d’une sorte de mascarade grotesque. Voilà 1269

comment, sur le fond tragique de l’existence humaine137, se déroule, sur la scène du 1270

monde, une piètre et dérisoire comédie sociale138. 1271

132 « aussi, chez les peuples civilisés, trouvons-nous en gros deux espèces de métaphysiques, qui se distinguent l'une de l'autre, en ce que l'une porte en elle-même sa confirmation, et que l'autre la cherche en dehors d'elle. » - MVR Supplément 17 PUF, p. 856 [nous soulignons « en gros »]. 133 MVR Supplément 17 PUF, p. 853 & 857. Sur la genèse de cette lacune criante, on se reportera à l’annexe n°1. 134 PP II 3 § 39 135 PP II 22 § 271. 136 « on n'a jamais manqué de gens qui se sont efforcés de tirer leur subsistance de ce besoin métaphysique, et qui l'ont exploité autant qu'ils ont pu ; chez tous les peuples, il s'est rencontré des personnages pour s'en faire un monopole, et pour l'affermer : ce sont les prêtres. » MVR II Supplément 17 PUF, p. 854. 137 « Les générations humaines éphémères surgissent et disparaissent en une rapide succession, tandis que les individus se jettent en dansant dans les bras de la mort, en proie à la peur, à la détresse et à la douleur. Ainsi, ils ne cessent de demander ce qu'ils font ici-bas, ce que peut signifier toute cette farce tragi-comique, et ils supplient le ciel de leur répondre. Mais le ciel reste muet. Par contre, les ratichons [Pfaffen] arrivent, munis de leurs révélations. » [PP II 15 § 176] 138 « le secret fondamental, la ruse de tous ratichons [Pfaffen], sur la terre entière et de tous temps, qu'ils

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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Et Schopenhauer va conséquemment jusqu’au bout de sa pensée en allant 1272

jusqu’à corriger à la marge les propositions philosophiques fondamentales qu’il a 1273

formulées préliminairement139 : si l’existence d’un besoin métaphysique chez l’homme 1274

tient au privilège de ce dernier au sein du monde animal, c’est à dire à la capacité qu’il a 1275

de penser grâce à sa raison, il faut préciser que cette capacité de penser est chez lui 1276

singulièrement limitée : ayant tendance à éluder le problème métaphysique de son 1277

existence, son horizon intellectuel habituel reste limité à l’actualité du présent dont il 1278

parvient difficilement à se détacher. S’il peut à l’occasion penser, il ne pense guère par 1279

lui-même. Il faut donc conclure que l’homme ne dépasse l’horizon d’existence de 1280

l’animal que dans une faible mesure et qu’il « peut être qualifié d'être pensant 1281

seulement en un sens très large » 140. 1282

1283

2°) Les tensions qui affectent la pensée de Schopenhauer sur la portée de 1284

l’influence religieuse dans la philosophie et sur la considération que la philosophie doit 1285

accorder aux religions. 1286

a) Considérons d’abord les prises de position contrastées de Schopenhauer sur 1287

l’influence des religions dans l’ensemble de la culture philosophique. 1288

A quoi tiennent ces contrastes ? D’un côté il semblerait qu’il dénonce le 1289

caractère pernicieux de cette influence, d’un autre côté, il semblerait au contraire en 1290

souligner les effets bénéfiques. 1291

* Ainsi en va-t-il du jugement porté sur l’influence qu’exercent les options 1292

d’ordre théologico-religieux sur les grands courants de la pensée philosophique. Ces 1293

courants sont, dans les Parerga, schématiquement répartis entre deux grands types de 1294

systèmes : les systèmes d’obédience matérialiste et les systèmes d’obédience théiste141. 1295

Or, si Schopenhauer dénonce avec la verve qu’on connaît, l’inféodation des seconds à 1296

des postulats judéo-chrétiens contestables, il n’en est pas moins critique à l’égard des 1297

systèmes d’obédience matérialiste dans leur rejet aveugle de toute influence religieuse. 1298

Ainsi le même philosophe qui professe des déclarations dignes d’un apôtre des 1299

Lumières militant, en montrant que les progrès des sciences se traduisent par un recul 1300

inexorable de l’obscurantisme142, est aussi celui qui semble s’inquiéter du recul de 1301

l’influence chrétienne, en particulier auprès des adeptes du matérialisme143. 1302

soient brahmanes, musulmans, bouddhistes ou chrétiens, je vais le dire : ils ont très justement reconnu et très bien saisi la grande force et le caractère indélébile du besoin métaphysique de l'homme. Alors ils disent posséder le moyen de le satisfaire, prétendant que le fin mot de la grande énigme leur serait parvenu directement par une voie extraordinaire. Maintenant, après qu’ils ont fait croire une fois les hommes en ce miracle, ils peuvent les diriger et les dominer à cœur joie. » [PP II 15 § 176] 139 Cf : MLV p. 27-28 & FM §6 p. 127-129. Voir ci-dessus la présentation qui a été faite de ces propositions dans la 1ère partie de cette étude. 140 PP II 22 § 271. 141 PP I 2 § 12 Ed° Coda, p. 66-67. 142 « La physique et la métaphysique sont les ennemies naturelles de la religion, qui est en conséquence leur ennemie ; la religion s’efforce de les soumettre, comme la physique et la métaphysique s’efforcent de miner la religion. (…). Les religions sont enfants de l’ignorance, qui ne survivent pas longtemps à leur mère. » [PP II 15 § 181, Ed° Coda, p. 726]. 143 VN Préface, p. 43.

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Mais, là encore, il convient d’être circonspect : nous avons affaire à une pensée 1303

qui se refuse au simplisme. 1304

Matérialisme et théisme sont renvoyés en quelque sorte dos à dos. Nous ne 1305

reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit à propos du second. Pour ce qui est en 1306

revanche du premier, il faut dire sur ce point la chose suivante : si les progrès accélérés 1307

des sciences de la nature conduisent de nombreux savants, enfermés qu’ils sont dans 1308

leur étroite spécialisation, à nourrir un « matérialisme physique »144, « aussi grossier que 1309

stupide »145, cela ne signifie nullement qu’ils se sont affranchis réellement des « bribes 1310

de catéchisme qui leur restent de leurs années d’école » 146. Selon Schopenhauer, ils 1311

restent secrètement encore tributaires de ces restes d’éducation religieuse dont la 1312

rémanence se traduit par une tendance à railler présomptueusement la religion dès lors 1313

que ses dogmes ne sont pas en accord avec leurs conclusions. Ils ne sont pas dès lors en 1314

mesure de soupçonner que les convergences éventuelles des sciences exactes avec les 1315

métaphysiques sont souterraines plus que superficielles147. De manière symétrique, le 1316

recul très sensible de la foi en Europe, favorise les progrès d’un « matérialisme moral » 1317

148 qui est encore plus dangereux que le matérialisme physique : car il s’accommode 1318

parfaitement d’une congruence purement formelle avec les enseignements du 1319

christianisme sans qu’on cherche pour autant à s’enquérir de l’esprit et du sens profond 1320

du christianisme. On préfère ainsi, par tartufferie, esquiver les interpellations cuisantes 1321

qu’il adresse aux hommes quant au sens de l’existence. 1322

** Examinons ensuite la position de Schopenhauer sur les bienfaits moraux des 1323

religions. 1324

Nous avons souligné, en présentant les « avantages » présumés des religions, 1325

que les religions semblent avoir, sur le plan moral, un effet salutaire : elles élèvent les 1326

âmes en obligeant les hommes à la moralité. 1327

Mais il faudrait presque dire que cet avantage est « empoisonné ». Car la 1328

manière dont s’y prennent les religions pour incliner à la moralité est telle qu’elles 1329

peuvent tout aussi bien prédisposer aveuglément les hommes à tomber dans un 1330

fanatisme religieux outrancier et parfaitement immoral. Ce n’est pas par une pédagogie 1331

morale qu’elles parviennent à obliger les hommes149. Elles n’y parviennent qu’en 1332

suscitant une adhésion inconditionnelle à leurs récits mythico-allégoriques. Dès lors, le 1333

croyant confond benoîtement adhésion à la morale religieuse et foi dans des dogmes 1334

144 VN Préface, p. 43. 145 VN Préface, p. 41. 146 VN Préface, p. 42. 147 Ainsi dans De la volonté dans la nature, Schopenhauer présente la parabole des deux chercheurs souterrains : l’un, dans le champ de la connaissance physique, et l’autre, dans le champ de la connaissance métaphysique, sont comme deux mineurs qui creusent des galeries souterraines « dans les entrailles de la terre », mais à partir de deux endroits bien différents et avec des moyens adaptés à leur visée respective : n’étant pas dépourvus d’astuce, ils ont la joie d’être récompensés des efforts ingrats qu’ils ont consentis au moment où ils découvrent que leurs deux galeries finissent par se rejoindre. 148 VN Préface, p. 43. 149 Au demeurant cette pédagogie relève pour Schopenhauer de la pure illusion : « velle non discitur [vouloir ne s’apprend pas] » : Cf : MVR I 4 § 55.

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religieux tissés de mythes150. Il ne se sent obligé que dans la mesure exacte de sa foi car 1335

sa « moralité » s’avère être pour lui la contrepartie obligée de sa croyance aux mythes. 1336

C’est pourquoi, « chez les peuples monothéistes, l’athéisme (…) est devenu synonyme 1337

d’absence totale de moralité »151. Sous l’empire de ces croyances aveugles, les 1338

« curaillons » chrétiens ont pu, dès lors, sans rencontrer de notoires oppositions, amener 1339

les fidèles à accomplir — en toute « bonne conscience » — la chasse meurtrière contre 1340

les hérétiques sous l’Inquisition espagnole. 1341

1342

b) Attardons-nous enfin sur un dernier type de tension. Il y a, pour couronner le 1343

tout pourrait-on dire, les tiraillements caractéristiques qui apparaissent dans la manière 1344

dont Schopenhauer réfléchit sur le degré et le type de considération que le philosophe 1345

doit accorder en général aux religions. Ils sont flagrants à la lecture attentive de 1346

l’important dialogue qui constitue l’essentiel du chapitre 15 du tome II des Parerga : ce 1347

dialogue forme la substance du paragraphe 174 de cet ouvrage ; le titre en est 1348

précisément : Sur la religion. 1349

Or, il y a une divergence marquée entre les deux points de vue défendus par les 1350

protagonistes de ce dialogue. Tout au long de ses péripéties, ces deux points de vue ne 1351

parviennent jamais à se concilier durablement et en profondeur entre eux, en dépit des 1352

accords provisoirement ébauchés. 1353

D’un premier côté, Philalèthe représente, nommément, l’ami de la vérité : il est le 1354

défenseur ombrageux de la philosophie comme quête intransigeante de la vérité au sens 1355

propre et avec les seuls moyens de la raison : il pourfend les religions. 1356

Démophèle semble être, quant à lui, le trompeur du peuple : il est le défenseur des 1357

religions qui, sans s’illusionner sur la part de mystification qui leur est inhérente, invite 1358

néanmoins à s’en accommoder par « réalisme » ou par opportunisme. 1359

On pourrait penser que c’est uniquement au travers des propos du premier que 1360

Schopenhauer défend sa position. En réalité, il n’en va rien. Comme Schopenhauer 1361

l’indique lui-même dans sa correspondance, il est aussi bien l’un que l’autre152. Si l’on 1362

ne peut donc réduire sa pensée à l’une ou à l’autre de ces deux orientations, on peut 1363

supputer que la réflexion de l’auteur se situe en quelque sorte à l’intersection des deux 1364

ou plus exactement dans la tension très stimulante qui les oppose. Le dénouement du 1365

dialogue, où les deux protagonistes parviennent à se mettre d’accord seulement sur ce 1366

qui les oppose, corrobore cette analyse : Démophèle invite son interlocuteur à se 1367

représenter la religion comme le dieu grec Janus « ou, mieux encore, comme le dieu 1368

brahmanique de la mort, Yama » : elle possède deux visages : « l'un très aimable et 1369

150 Un exemple peut être pris dans l’Ancien Testament : la création originelle du monde constitue un récit mythique auquel les religions judéo-chrétiennes vont attacher, directement ou indirectement, un enseignement moral. On ne s’estimera dès lors « moral » que dans la mesure où l’on croira à l’existence d’un dieu créateur. 151 MVR I 4 § 65 note - PUF, p. 455. 152 « dans la longue conversation, j’incarne aussi bien Démophèle que Philalèthe. » [Lettre n° 257 à Frauënstädt, Correspondance complète, Ed° Alive 1998 - p. 347

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l'autre très sombre »153. L’un et l’autre s’accordent donc à reconnaître, pour finir, qu’ils 1370

se sont fait tour à tour, comme par jeu, le défenseur unilatéral d’un seul visage de la 1371

religion. La pensée de Schopenhauer, qui refuse avec véhémence tout unilatéralisme, est 1372

en quelque sorte dans les deux faces. 1373

Il convient de cerner plus précisément la nature du différend entre les deux 1374

protagonistes pour voir comment Schopenhauer peut parvenir à soutenir simultanément 1375

des options apparemment si antagonistes, sans chercher au fond à les concilier 1376

artificiellement. Ces options se dégagent en particulier dans la deuxième partie du long 1377

dialogue154. 1378

— Il y a d’un côté, ainsi qu’il a été dit, Philalèthe. Ce dernier, en philosophe 1379

intransigeant, n’est pas prêt du tout à faire de compromis sur la manière dont on 1380

persuade les esprits d’un quelconque contenu doctrinal : selon lui, la façon de procéder 1381

des religions repose sur une sorte de supercherie : c’est à la faveur d’une tromperie des 1382

masses qu’elles prétendent faire accéder à la vérité. Or la vérité n’est plus vraiment la 1383

vérité dès lors qu’elle est donnée pour telle par les religions, alors qu’elle n’est en 1384

réalité, dans les dogmes religieux, que recouverte du voile de l’allégorie et du mythe. Ce 1385

stratagème infâme, qui confine au machiavélisme politique, vicie radicalement le propos 1386

des religions. Remarquons que cette position inflexible de Philalèthe s’avère bien être 1387

celle de Schopenhauer lui-même : il dénonce, dans ce même chapitre des Parerga, au 1388

paragraphe 176, la supercherie et le détournement frauduleux que perpètre la clique de 1389

ces prêtres abusifs qu’il appelle « curaillons » [ou « ratichons » selon les 1390

traducteurs]. Ces derniers font semblant hypocritement de satisfaire le besoin 1391

métaphysique de l’humanité sans le satisfaire véritablement : ils ne font donc que porter 1392

seulement le masque de la sagesse. 1393

Dès lors, accepter que quoi que ce soit de faux ou d’incertain soit donné pour vrai 1394

et certain comme on le fait dans les religions, c’est cautionner, selon Philalèthe, la 1395

perpétuation de l’erreur dans les esprits : cette perpétuation est, en soi néfaste. Il 1396

vaudrait mieux en effet, plutôt que de laisser le champ libre à un endoctrinement 1397

religieux qui cautionne les pires immoralités du fanatisme religieux, tolérer l’aveu de 1398

l’ignorance sur les questions dont on doute. On laisserait ainsi à chacun le soin de se 1399

forger ses propres « articles de foi »155. La confrontation pacifique et démultipliée des 1400

articles de foi personnels les plus divers aurait l’avantage de susciter la tolérance. La 1401

porte serait laissée ouverte aux progrès des Lumières et à l’étude de la philosophie. Tel 1402

est l’espoir optimiste que Philalèthe nourrit pour l’avenir, in fine. 1403

— De l’autre côté, Démophèle, par contraste, est prêt à tolérer une manière de 1404

compromis avec les religions. Leur contenu doctrinal reste, en son fond, vrai. Certes, il 1405

faut admettre que la vérité, dès lors qu’elle n’est plus voilée par l’allégorie et le mythe, 1406

153 PP II 15 § 174, Ed° Coda, p. 701. 154 Cf en particulier : éd° GF, p. 76-78. 155 GF, p. 79 : c’est Démophèle qui résume la position de son adversaire.

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est de nature à aveugler « l’œil commun »156 ; elle ne peut donc être enseignée aux 1407

vulgaires « en soi immédiatement », mais seulement voilée. Démophèle ne va pas 1408

cependant jusqu’à dire que les voiles dont la religion enveloppe la vérité n’en 1409

dénaturent pas du tout le message. Ce n’est pas exactement son argument. Il pense 1410

plutôt que ce procédé constitue la « condition sine qua non » pour que la religion puisse 1411

exercer « son inappréciable influence bienfaisante sur le moral »157. Il nourrit donc 1412

plutôt une position « réaliste » en voyant « les bons côtés » de la religion ; et il suspecte 1413

dès lors Philalèthe de se retrancher dans une position altière de philosophe imbu de sa 1414

supériorité au nom de principes d’une sagesse « idéaliste » beaucoup trop rigoureuse. 1415

Ce rigorisme excessif, qui porte ainsi à s’aveugler sur les réalités de ce monde, se 1416

condamne alors — selon lui — à l’inefficacité : « Si la religion consentait à avouer que 1417

le seul sens véritable de ses doctrines est leur sens allégorique, cet aveu lui ôterait toute 1418

efficacité, et ce rigorisme mettrait fin » à l’influence moralisatrice profitable dont il 1419

vient d’être question158. Il ne faut donc pas, comme le voudrait Philalèthe, se complaire 1420

dans des « chicaneries théoriques » qui introduiraient au sein du peuple « quelque 1421

suspicion » et lui arracheraient « quelque chose qui est pour lui une source inépuisable 1422

de réconfort et d’apaisement dont il a autant besoin que nous, et même plus face à son 1423

dur destin »159. Le « réalisme » de Démophèle lui interdit en quelque sorte de verser 1424

dans la tentation de l’espérance optimiste à laquelle cède de son côté Philalèthe. 1425

Il nous semble que la spécificité de la méditation de Schopenhauer le conduit à 1426

assumer tour à tour ces deux positions, en dépit de leur tension. Le philosophe 1427

authentique doit être le penseur qui, d’un côté, s’étant affranchi des restes de religiosité 1428

de son enfance, est capable d’une critique radicale à l’égard de toutes les religions en les 1429

considérant lucidement pour ce qu’elles sont : des récits allégoriques qu’on prend 1430

abusément au pied de la lettre. Cette première orientation intellectuelle réclame de lui 1431

une radicale indépendance d’esprit. De l’autre côté, tout en s’opposant à l’influence 1432

sournoise des religions sur les consciences, le philosophe doit également être celui qui, 1433

sans conniver avec elles, sait s’accommoder de leurs nuisances en sachant les interpréter 1434

pour mettre en lumière le message métaphysique profond qu’elles recèlent. Si elles font 1435

d’ailleurs obstacle parfois aux progrès de l’esprit humain, il faut certes les écarter : mais 1436

avec beaucoup de ménagements »160. Schopenhauer invite ainsi à ne pas céder à la 1437

tentation soit de l’optimisme des « prophètes de la raison » qui sans cesse prédisent 1438

vainement la mort prochaine des religions, soit du mépris dédaigneux et ignorant que 1439

les savants matérialistes font preuve à leur égard. 1440

* 1441

B) Essai d’interprétation des tensions qui traversent la pensée de Schopenhauer. 1442

1443

156 PP II § 174 GF p. 76. 157 Ibidem. 158 Ibidem, Ed° Coda, p. 686. 159 Ibidem, Ed° GF, p. 77. 160 MVR I Supplément 17, PUF, p. 861.

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Les « tensions » ne se résorbent donc pas complètement chez Schopenhauer, 1444

comme nous venons de le voir avec ce dernier exemple. 1445

Elles ont pendant longtemps entretenu, chez les lecteurs philosophes de son 1446

œuvre, le préjugé tenace selon lequel Schopenhauer ne serait pas un philosophe 1447

vraiment rigoureux à l’instar de Kant, dès lors que de multiples contradictions en 1448

altèreraient la cohérence161. 1449

Cette conclusion relève du refus pur et simple d’interpréter avec rigueur les 1450

tensions que nous avons mentionnées. En prenant donc un peu de distance, on se 1451

propose d’avancer prudemment un essai d’interprétation de cette singularité de l’œuvre 1452

schopenhauerienne. 1453

Cette philosophie, qui prétend à la systématicité, inaugure néanmoins une sorte 1454

de « système » qui fait le deuil des constructions architectoniques classiques. Elle ne 1455

saurait en effet se résumer à une somme d’affirmations thétiques. Il n’y a pas un seul 1456

point de vue de Schopenhauer sur un enjeu particulier — comme ici sur la religion —, 1457

mais un ensemble de directions de réflexion qui se croisent et qui, en se croisant, se 1458

corrigent et se nuancent les unes les autres. Une prise de position donnée fait donc 1459

toujours l’objet d’une série de rectifications ou d’ajustements polémiques de telle façon 1460

que la totalisation de ces nuances ou de ces légers infléchissements successifs 1461

contraignent le lecteur, sans prendre le contrepied de l’orientation initiale, à l’ajuster au 1462

contraire à un niveau de complexité plus élevée. C’est de cette façon que Schopenhauer 1463

parvient à bannir tout simplisme ou tout unilatéralisme dans sa réflexion, mais sans 1464

essayer de concilier dialectiquement toutes ses perspectives162. 1465

Telle est la raison pour laquelle on peut parler valablement d’une méditation 1466

pour caractériser la pensée schopenhauerienne. Ce n’est pas tant — comme l’indiquent 1467

les dictionnaires usuels — le fait de s’absorber intensément dans la longue et profonde 1468

réflexion d’une chose qui définit ce mot. Michel Foucault montre que l’originalité de cet 1469

exercice spirituel tient à autre chose : selon lui, le mot latin meditatio est la traduction 1470

en latin du substantif grec meletan. Deux aspects significatifs se conjuguent dans ce 1471

substantif. D’une part le meletan grec, à l’instar de la meditatio latine, constitue un 1472

exercice d’appropriation d’une pensée au terme de laquelle sa vérité se grave 1473

profondément dans l’esprit. D’autre part, il consiste à faire « une sorte d’expérience » 1474

dans laquelle on s’exerce à la chose à laquelle on pense163. Foucault précise par ailleurs 1475

la nature de cette expérimentation, et des liens existant entre ces deux aspects, lorsqu’il 1476

explicite le sens de la méditation proprement cartésienne. « Une « méditation » (…) 1477

produit, comme autant d’événements discursifs, des énoncés nouveaux qui emportent 1478

161 Barbara Stiegler, dans son article intitulé « Refaire le cogito », fait allusion à ces « contradictions » pour en rejeter le bien-fondé. In La raison dévoilée, opus cité, p. 74 note n°1. 162 Nous avançons ce terme à dessein, pour souligner la parenté de cette manière de philosopher avec le perspectivisme nietzschéen ; mais il ne faudrait pas aller, selon nous, jusqu’à l’assimilation complète de l’une à l’autre. 163 M. Foucault : L’herméneutique du sujet – cours au collège de France 1981-1982 – Ed° Le Seuil-Gallimard, Collection Hautes études 2001, p. 340.

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avec eux une série de modifications du sujet énonçant : à travers ce qui se dit dans la 1479

méditation, le sujet passe de l’obscurité à la lumière, de l’impureté à la pureté, de la 1480

contrainte des passions au détachement, de l’incertitude et des mouvements 1481

désordonnés à la sérénité de la sagesse, etc. Dans la méditation, le sujet est sans cesse 1482

altéré par son propre mouvement ; son discours suscite des effets à l’intérieur desquels 1483

il est pris ; il l’expose à des risques, le fait passer par des épreuves ou des tentations, 1484

produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification dont il n’était point 1485

détenteur au moment initial. Bref, la méditation implique un sujet mobile et modifiable 1486

par l’effet même des événements discursifs qui se produisent. »164 Si l’on veut bien faire 1487

l’effort de transposer ce qui est dit ici de la méditation cartésienne à ce que nous 1488

appelons la « méditation » schopenhauerienne, on verra qu’il y a, dans ces propos de 1489

Michel Foucault, des indications tout à fait éclairantes. La pensée de Schopenhauer 1490

confronte bel et bien son lecteur — et pas seulement son auteur — à des expériences de 1491

pensée au terme desquelles ce qu’il médite [le rôle de la volonté] l’affecte et l’altère 1492

progressivement, mais en exigeant de lui un travail rigoureux d’élévation progressive à 1493

un niveau de complexité supérieure à la faveur d’une remise en cause permanente de 1494

lui-même. 1495

*** 1496

1497

Conclusion sur l’enquête de Schopenhauer sur les religions 1498

Quelles doivent être dès lors les relations entre philosophies et religions selon 1499

Schopenhauer ? 1500

Les unes et les autres, si elles ont poussé sur le même rameau qu’est le besoin 1501

métaphysique de l’humanité, n’en doivent pas moins être radicalement distinguées. 1502

Elles ne peuvent cohabiter ensemble en bonne intelligence et à l’avantage réciproque de 1503

l’une et l’autre. Le développement de la recherche philosophique, c’est à dire « la 1504

recherche sincère de la vérité »165 est inéluctablement contrariée par l’essor de la 1505

religion — cette « métaphysique conventionnelle vassalisée par l’Etat »166 — parce que 1506

celle-ci imprime précocement dans les cœurs une foi si difficilement effaçable et qui 1507

pervertit si durablement la raison qu’il est bien difficile de favoriser par la suite le 1508

développement de la capacité à penser par soi-même. Dès lors, « l'une et l'autre de ces 1509

catégories de métaphysiques auraient intérêt à demeurer pures de tout mélange avec la 1510

classe voisine; chacune d'elles devrait se tenir strictement sur son domaine propre, pour 1511

y développer entièrement son essence. »167. 1512

Malheureusement, ce n’est pas ce qui s’est passé et ce n’est pas non plus ce qui 1513

se passe encore. Tel est le regret de Schopenhauer. 1514

Il envisage le travail du philosophe comme une investigation approfondie d’un 1515

164 Michel Foucault : Dits et écrits I – 1954-1975, Ed° Quarto Gallimard 2001, p. 1125. 165 PP II 15, § 174 GF p.53. 166 Ibidem p.53. 167 MVR II Supplément 17 p. 860.

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La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

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problème métaphysique crucial : « le punctum pruriens168 de la métaphysique, le 1516

problème qui remplit l'humanité d'une inquiétude que ne sauraient calmer ni le 1517

scepticisme ni le criticisme, consiste à se demander, non seulement pourquoi le monde 1518

existe, mais aussi pourquoi il est plein de tant de misères. »169 Or, dans cette méditation 1519

soutenue, il faut, selon Schopenhauer, se pénétrer profondément de cette problématicité 1520

de la métaphysique et de cette énigmaticité du monde avant de lui rechercher une 1521

quelconque solution prématurée : par exemple la « solution » consistant à croire à 1522

l’intervention d’un deus ex machina pour les résoudre miraculeusement170. C’est 1523

précisément ce que font les religions : et c’est en partie la raison de leur succès 1524

prolongé. 1525

Aussi, pour un homme quelconque, fût-il dénué de préjugés, la progression sur 1526

le chemin de la philosophie, c’est à dire la méditation de cette problématicité et de cette 1527

énigmaticité, exige un affranchissement radical à l’égard des propositions de solution 1528

qui lui ont été inculquées au cours de la petite enfance, à un âge où il ne pouvait pas 1529

encore penser. L’affranchissement en question s’avère particulièrement délicat à 1530

accomplir. Les propositions inculquées semblent s’être à ce point ancrées dans l’esprit 1531

qu’il n’a, en général, guère la force suffisante plus tard de douter de leur véracité171. 1532

L’endoctrinement est profond : il pousse inconsciemment la majeure partie des hommes 1533

à chercher, sous couvert d’une profession de foi philosophique — telle « la gnose » des 1534

professeurs d’université172 —, à retrouver le chemin qui les reconduit inexorablement à 1535

ces propositions au charme si familier. En tous cas, ils s’habituent ainsi à un certain type 1536

de « nourriture spirituelle », qui ne fortifie pas vraiment le besoin métaphysique, mais 1537

qui incline à recevoir avec faveur tout ce qu’on croit être la vérité. Le texte des Parerga 1538

que nous avons proposé en ouverture à cette étude prend dès lors tout son relief : la 1539

métaphysique schopenhauerienne déclenche chez la majeure partie des gens, si 1540

familiarisés depuis leur enfance à l’optimisme théiste, un profond désappointement. Son 1541

pessimisme radical choque : dès lors en effet que la vérité ne dit pas « que le Seigneur a 1542

fait toutes choses bonnes »173, elle n’est pas jugée conforme à ce que l’on veut entendre. 1543

On préfère dans ces conditions retourner toujours à ce qu’on veut entendre plutôt que de 1544

se risquer à comprendre autre chose. Cette propension s’oppose radicalement à l’esprit 1545

philosophique : ce dernier ne connaît pas de demi-mesure : on ne peut selon 1546

Schopenhauer croire un peu et philosopher un peu. Il faut choisir. Et, à ceux qui ne sont 1547

pas prêts à renoncer à l’attrait de leurs croyances invétérées, Schopenhauer recommande 1548

168 Le point qui démange, qui chatouille, à l’instar d’un poil à gratter. 169 MVR II Supplément 17 p. 866. 170 « c'est, en vérité, une triste situation que la nôtre ! Un court instant d'existence, rempli de peines, de misères, d'angoisses et de douleurs, sans savoir pour le moins d'où nous venons, où nous allons, pourquoi nous vivons ; ajoutez à cela les ratichons de toutes les couleurs, avec leurs révélations respectives et leurs imprécations contre les incrédules ! » [ 171 PP II 15 § 174, p. 54-55. 172 PP I 3 Coda, p. 127-128 – Voir sur ce point l’annexe n°1 : notre excursus relatif au processus d’endoctrinement religieux. 173 PP II 12 § 156.

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d’être conséquents avec eux eux-mêmes : il vaut mieux qu’ils continuent d’aller à 1549

l’Eglise. Mais qu’ils ne réclament pas, en retour, du philosophe qu’il taille ses concepts 1550

à la mesure étroite de leurs croyances. L’esprit philosophique repose donc sur 1551

l’exigence d’indépendance absolue174. 1552

Cette indépendance d’esprit philosophique exige d’avoir l’aptitude, assez 1553

exceptionnelle, à contrecarrer l’attrait des croyances invétérées aussi solidement ancrées 1554

soient-elles. Seul le philosophe peut accorder à ce titre une préférence absolue à la 1555

vérité. C’est la raison pour laquelle il y a pour Schopenhauer un abîme entre le non-1556

philosophe et le philosophe175. 1557

Mais, si difficile soit-elle à atteindre, l’indépendance d’esprit philosophique 1558

constitue cependant pour Schopenhauer la condition sine qua non d’un discours 1559

philosophique lucide sur les religions : on peut, alors seulement, les considérer à leur 1560

juste valeur, en apprécier judicieusement les mérites. 1561

Les rapports de Schopenhauer avec les religions, même celles de l’Orient, s’en 1562

trouvent dès lors définitivement clarifiés : il n’y a pas chez lui, comme nous l’avons 1563

hasardé imprudemment dans l’introduction de cette étude, de complaisance suspecte à 1564

leur égard. 1565

Le disciple très particulier de Schopenhauer qu’a été Nietzsche, si critique qu’il 1566

ait été à son égard, a souligné cependant l’importance du présupposé fondamental de sa 1567

pensée : l’athéisme radical ; un athéisme dont la victoire constitue, pour Nietzsche, « un 1568

événement paneuropéen » de première importance : « Schopenhauer fut, en tant que 1569

philosophe, le premier athée déclaré et inflexible que nous, Allemands, ayons eu : c'est 1570

cela qui constituait l'arrière-plan de son hostilité envers Hegel. La non-divinité de 1571

l'existence était pour lui quelque chose de donné, de tangible, d'indiscutable ; il perdait 1572

sa circonspection de philosophe et entrait en fureur lorsqu'il voyait ici quelqu'un hésiter 1573

et chercher à noyer le poisson. C'est là que se trouve toute son intégrité : l'athéisme 1574

inconditionné, probe, est justement le présupposé de sa problématique, en ce qu'il est 1575

une victoire finale, difficilement acquise, de la conscience européenne, en ce qu'il est 1576

l'acte le plus lourd de conséquences d'un dressage bimillénaire à la vérité qui finit par 1577

s'interdire le mensonge de la croyance en Dieu... »176 1578

174 « c'en est fait de la philosophie quand autre chose que la pure vérité est adopté comme mesure de la critique ou pour règle de ses principes, vérité si difficile à atteindre même quand on la recherche honnêtement et par la concentration des pouvoirs intellectuels les plus élevés. Elle dégénère en simple fable reconnue pour vraie, une fable convenue*, comme Fontenelle le dit de l'Histoire. Si l'on philosophe en accord avec un dessein préconçu, on n'avancera jamais d'un pas vers la solution des problèmes que l'existence infiniment mystérieuse nous présente de tous côtés. » [PP I, 3 Ed° Coda, p. 166] Et Schopenhauer ajoute un peu plus loin : « La véritable philosophie réclame l’indépendance » [Ibidem, p. 168] 175 Ainsi dans le Mémoire sur la liberté de la volonté, Schopenhauer indique qu’il est vain, pour le philosophe, de se fonder sur la conscience de soi d’un homme naïf — quoique philosophiquement inculte — pour sonder les ressorts profonds du vouloir. Cet homme, que l’on tentera de pousser dans ses derniers retranchements, aura toujours tendance à trouver refuge dans les certitudes illusoires de sa conscience [qui lui serine ce qu’il répète : « ce que je veux, je peux le faire, et je veux ce que je veux »] et à fuir ainsi la perplexité. [DPFE - MLV Ed° Alive, p. 17-18]. 176 Nietzsche : Le Gai savoir - livre V § 357 – Trad. P. Wotling Ed° GF 2000 p. 311-312.

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Suivant encore en cela Nietzsche, il faut même, peut-être, aller plus loin : 1579

suspecter l’origine même de cette suspicion à laquelle nous avons prêté quelque crédit. 1580

N’est-ce pas par l’effet d’un positivisme ou d’un scientisme larvé que l’on croit être 1581

saisi d’effroi, ou plutôt de « la peur d’une mystique camouflée »177, en lisant trop vite 1582

les textes de Schopenhauer? 1583

*** 1584

1585

1586

177 Nietzsche : Par delà bien et mal § 204 – Trad. Wotling, Ed° GF 2000 p. 166.

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II l’enquête sur les religions dans le cadre de l’examen des cultures chez 1587

Nietzsche : une approche psychologique et généalogique de la religiosité. 1588

Épigraphe : Nietzsche : Aurore I § 96 in fine : 1589

« Il y a bien aujourd'hui dix à vingt millions d'hommes parmi les différents peuples 1590

d'Europe qui « ne croient plus en Dieu », — est-ce trop demander que de souhaiter qu'ils se 1591

fassent signe? Dès qu'ils se seront ainsi reconnus entre eux, ils se feront aussi publiquement 1592

reconnaître — ils deviendront immédiatement une puissance en Europe et, fort heureusement, 1593

une puissance répartie entre tous les peuples! entre les classes! entre les pauvres et les riches! 1594

entre les dirigeants et les sujets! entre les agités et les pacifiques, les pacificateurs par excellence 1595

! » 1596

1597

Introduction : trois mises au point préalables : 1598

a) Ici on parle à nouveau d’enquête : elle s’enchâsse à l’intérieur d’une démarche 1599

de pensée étonnante en philosophie —étonnante parce qu’elle récuse le primat 1600

inconditionnel que la tradition philosophique a accordé à la quête de vérité : il s’agit 1601

d’une démarche de « tentative » ou d’« expérimentation » [Le Versuch de Nietzsche] : 1602

pour reprendre les traductions habituelles de ce terme polysémique. Comme le dit E. 1603

Blondel : il s’agit là d’abord d’un « style philosophique qui insiste plus sur la recherche 1604

que sur le système achevé ». Par ailleurs « le Versuch signale la genèse, le travail patient 1605

d’une pensée labyrinthique qui reconnaît qu’elle s’attaque au monde comme à une 1606

énigme et qui entend se passer d’un Dieu garant des vérités éternelles ou d’une 1607

quelconque Ariane (…) » [Blondel : NCC, p.99-100]. 1608

b) On insiste sur un point qui a déjà été suggéré dans l’introduction de cet exposé : 1609

l’importance du cadre de référence que constitue la culture: cette question de la 1610

culture est le pivot de toute la réflexion philosophique de Nietzsche. C’est dans 1611

l’horizon d’une tentative de refonte complète de la culture européenne, et en particulier 1612

de renversement du socle des valeurs qui orientent souterrainement les aspirations et les 1613

positionnements de cette civilisation, que se situe le projet capital du philosopher 1614

nietzschéen. C’est que Nietzsche appelle dans Ecce homo [II § 10] le complet 1615

changement de méthode qu’un nouveau philosophe à l’esprit libre doit initier dans la 1616

réflexion philosophique sur la culture pour se déprendre radicalement de tout ce à quoi 1617

on a jusqu’à présent attaché du prix : « Tout ce que l'humanité a jusqu'à présent 1618

considéré comme sérieux, ce ne sont même pas des réalités, ce sont de simples 1619

fantasmes de l'imagination ou, à plus strictement parler, des mensonges issus des 1620

mauvais instincts de natures malades, nuisibles au sens le plus profond — toutes les 1621

notions comme « Dieu », « âme », « vertu », « péché », « au-delà », « vérité », « vie 1622

éternelle »... » Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de voir l’un des plus 1623

intransigeants critiques de la religion – et notamment de ce qu’il appelle « le 1624

christianisme » – reconnaître qu’elle peut avoir une efficacité particulière dans le cadre 1625

du dressage sélectif [Züchtung] permettant de conduire à une autre humanité. 1626

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c) On va adopter ici une extension la plus large au mot « religion » en parlant 1627

alternativement de formes ou de types de « la vie religieuse » [HTH I 3° section] ou de 1628

« religiosité » [en y incluant aussi bien « la nature religieuse », « la nature de la 1629

religion » que le « caractère religieux »] : nous avons considéré que ce terme n’échappe 1630

pas à ce que Nietzsche dit sur tous les mots d’une langue « tous les mots » ne sont que 1631

« des poches dans lesquelles on a mis tantôt ceci, tantôt cela, tantôt plusieurs choses 1632

d’un coup ! » [VO§ 33 la vengeance]. Et Nietzsche s’attache lui-même, comme on va le 1633

voir, à retraduire en termes psychologiquement adéquats, certains des termes qu’il 1634

affectionne : « la religiosité » a un autre nom : il l’appelle « la névrose religieuse » 1635

[PBM III § 47]. 1636

* 1637

On se propose d’examiner notre matière en deux parties : 1638

a) préciser la signification du recours nietzschéen à l’approche 1639

psychologique dans le cas ces faits de religion ; 1640

b) Esquisser un tableau des principaux axes autour duquel s’organise d’une 1641

part le sondage psychologique de la foi et de la religion, d’autre part la généalogie du 1642

fait religieux. 1643

* 1644

A La signification du recours à l’approche psychologique pour sonder les 1645

« réalités religieuses » — de la « vie religieuse » [HTH I 3], ou encore de la 1646

« religiosité » [PBM 3° section] 1647

L’approche philosophique nouvelle des questions de religions est celle-là même 1648

qui est celle qui, selon Nietzsche, s’impose pour tous les autres composantes des 1649

cultures : morales, art, sciences de la nature… Cette approche repose sur un certain 1650

nombre d’exigences qu’il faut préciser (1°) avant de tenter d’expliciter la signification 1651

du psychologique chez Nietzsche (2). 1652

1°) Elle est d’abord est subordonnée à une exigence de complète rupture. 1653

La probité de l’esprit libre exige non seulement la rupture radicale à l’égard de 1654

tout ce à quoi l’on croit habituellement mais aussi une éthique intellectuelle 1655

intempestive qui est la condition sine qua non de la probité dans les choses de l’esprit – 1656

et singulièrement dans les questions de psychologie des religions. 1657

- rupture de l’EL vis-à-vis de l’adhésion à toute forme de religiosité et/ou de 1658

morale dont on pourra avait subi l’influence : exigence de rupture intempestive : Cf : 1659

HTH I EL. >>> ce qui est le plus dur, c’est la conquête jamais définitivement acquise de 1660

l’indépendance d’esprit - qui ne peut être acquise que par une rigoureuse discipline 1661

pulsionnelle » [Wot, PEL p. 284] et qui ressemble au surmontement du mal de mer de la 1662

part de celui qui accède au par-delà le bien et le mal : il faut que la psychologie nouvelle 1663

soit affranchie de la morale et de la religion, ce qu’elle n’a pas du tout été auparavant 1664

[PBM I § 23 ; CId : G §1 « On connaît mon exigence à l'égard du philosophe : se placer 1665

par-delà bien et mal, ─ s'être élevé au-dessus de l'illusion du jugement moral. » et 1666

Nietzsche ajoute que « Cette exigence découle d'une conception que j'ai été le premier à 1667

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formuler : qu'il n'y a pas de faits moraux du tout. Le jugement moral a en commun avec 1668

le jugement religieux de croire à des réalités qui n'en sont pas. La morale n'est qu'une 1669

interprétation de certains phénomènes, pour le dire plus précisément, une 1670

mésinterprétation. »] 1671

- rupture méthodologique de Nietzsche comme « psychologue-né » à l’égard de 1672

toute aspiration, qu’elle soit avouée ou voilée, à trouver dans les religions une 1673

quelconque parcelle de vérité ; de là dérive la critique de Schopenhauer : contre l’idée 1674

d’une vérité allégorique des religions, Nietzsche défend la thèse de l’absence totale de 1675

vérité des religions : il faut s’arc-bouter sur cette « conviction philosophique » pour 1676

engager l’enquête philosophique en question… En effet « jamais encore, ni directement 1677

ni indirectement, ni sous forme de dogme ni sous forme de parabole, une religion n'a 1678

contenu de vérité. Car toute religion est née de la peur et du besoin, c'est par les voies de 1679

la raison égarée qu'elle s'est insinuée dans l'existence. » [HTH I 3 § 110] Ce sont encore 1680

ces « voies de la raison égarées » qu’interpelle Nietzsche encore dans le CId F § 6 : tous 1681

les états affectifs qu’on impute à « la crise » et à « l’éveil religieux » en l’homme et qui 1682

suscitent en lui terreurs et angoisses ressortissent d’un conditionnement physico-1683

psychologique qui s’ignore et qui est en conséquence travesti en langage religieux : 1684

ainsi « les sentiments généraux désagréables (…) » : on croit qu’ils « sont conditionnés 1685

par des êtres qui nous sont hostiles (esprits maléfiques » mais le « cas le plus célèbre » 1686

révèle une profonde « méprise » : on avait considéré comme sorcières « des 1687

hystériques » Il en va de même pour « le sentiment du « péché», de l’«état de péché» » 1688

qui n’est que l’état substitué « à un malaise physiologique ». « En vérité, toutes ces 1689

prétendues explications sont des états consécutifs et comme des traductions de 1690

sentiments de plaisir ou de déplaisir dans un dialecte faux : on est en état d'espérer 1691

parce que le sentiment physiologique fondamental a retrouvé force et richesse ; on a 1692

confiance en Dieu parce que le sentiment de plénitude et de force procure le calme. ─ 1693

La morale et la religion relèvent de fond en comble de la psychologie de l'erreur. » 1694

- Rupture intempestif à l’égard du conditionnement multiforme qu’exerce sur 1695

l’homme l’appartenance contemporaine à sa propre culture : c’est ce à quoi n’avait pas 1696

su échappé Schopenhauer selon Nietzsche. Ainsi si l’on fait la genèse de sa théorie du 1697

« besoin métaphysique de l’humanité », on voit qu'« il s'est trompé sur la valeur de la 1698

religion pour la connaissance. » Car « lui-même n'était en la matière que l'élève trop 1699

docile des professeurs de sciences de son temps, qui, tous tant qu'ils étaient, sacrifiaient 1700

au romantisme et avaient abjuré l'esprit du Siècle des lumières » [HTH § 110]. Cette 1701

rupture qu’instaure l’intempestivité est notamment la condition d’une authentique 1702

sagacité psychologique vis-à-vis du problème que constitue la religion : car ce problème 1703

n’apparaît plus à la masse des contemporains chez qui plusieurs siècles d’accoutumance 1704

machinale aux formes du travail moderne ont dissout complètement les instincts 1705

religieux. Ainsi est-il écrit dans PBM § 58 « Parmi ceux (…) qui aujourd'hui en 1706

Allemagne, vivent à l'écart de la religion, je trouve (…) une majorité d'individus chez 1707

qui la fureur de travail a, de génération en génération, dissout les instincts religieux : 1708

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de sorte qu'ils ne savent absolument plus quelle est l'utilité des religions, et se 1709

contentent en quelque sorte d'enregistrer leur présence dans le monde avec une 1710

espèce de stupéfaction hébétée. Il ne se sentent déjà que bien trop absorbés, ces braves 1711

gens, que ce soit par leur affaires, par leurs plaisirs, pour ne rien dire de la « patrie », 1712

des journaux et des « devoirs de famille » : il semble qu'il ne leur reste vraiment pas de 1713

temps à consacrer à la religion (…) » Ainsi la « mort de Dieu » (GS § 125) càd l’érosion 1714

de la plausibilité en l’existence du divin et l’absence de centre de gravité morale de 1715

l’existence consécutive à cette affaissement laisse entièrement actif, sous couvert 1716

d’athéisme, « l’instinct religieux » qui, lui « est en pleine croissance » [PBM III § 53] et 1717

peut se satisfaire par des succédanés de divinités : Cf : CS § 347. 1718

1719

2°) La signification philosophique du recours nietzschéen à la psychologie 1720

Un des éléments fondamentalement originaux de l’approche philosophique de 1721

Nietzsche est que, chez lui, la psychologie — telle du moins qu’il l’entend — est érigée 1722

au rang de « maîtresse science, que les autres sciences ont pour mission de servir et de 1723

préparer » : pourquoi? Désormais la psychologie — telle que Nietzsche la conçoit, càd 1724

comme « morphologie et doctrine de l’évolution de la volonté de puissance » ou encore 1725

comme physio-psychologie véritable » — « est de nouveau le chemin qui mène aux 1726

problèmes fondamentaux » [PBM § 23 GF p. 71 & 72]. 1727

Essayons de préciser brièvement ces points — et il ne s’agira pas là de 1728

digressions déplacées : on se propose de s’appuyer sur quelques éclairages données par 1729

les commentateurs les plus pénétrants de Nietzsche pour nous permettre un accès plus 1730

rapidement perspicace à la compréhension de son investigation sur les religions. 1731

a) Pourquoi conjuguer ensemble le psychologique et le physiologique au risque 1732

de suggérer l’idée d’un réductionnisme simpliste du second au premier ? C’est que ces 1733

deux terminologies, celle de la psychologie et celle de la physiologie, se combinent : 1734

leur usage combiné permet de « décrire le corps comme un jeu complexe de processus 1735

interprétatifs concurrents, et de congédier par là même tout espoir de trouver en lui un 1736

point fixe susceptible de jouer le rôle de fondement de la connaissance (…). Les 1737

grandes métaphoriques de Nietzsche ont en effet pour objet de traduire l’activité 1738

interprétative de la volonté de puissance et c’est dans cette perspective qu’il faut lire la 1739

métaphorique psycho-physiologique. » [Wotling, La pensée du sous-sol, p.62]. 1740

b) S’agit-il d’une psychologie du conscient ? S’intéresse-t-on à l’« âme », de 1741

l’« esprit », et seulement aux phénomènes de la pensée consciente ? Evidemment non ! 1742

« la psychologie nietzschéenne » se donne « précisément pour objet d’étude … 1743

l’ensemble des processus infra-conscients auxquels est réductible généalogiquement la 1744

totalité de la pensée consciente : passions, pulsions, instincts, affects. » [Ibid, p. 63]. Le 1745

centre de gravité de la réflexion « psychologique » est déplacé vers le champ du corps : 1746

« le corps est un mot qui recouvre ne collectivité spécifique d’instances infra-1747

conscientes, d’instincts et d’affects. Or Nietzsche présente métaphoriquement ces 1748

instances comme des esprits élémentaires (…) « notre corps n’est pas autre chose qu’un 1749

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édifice d’âmes multiples » [PBM I § 19] » (Ibid, p. 65-66) 1750

Or : un des problèmes fondamentaux de la culture = la place et la signification 1751

qu’une culture accorde aux faits et à la vie religieux. 1752

* 1753

B Le sondage psychologique nouveau de la foi et de la religion se double d’une 1754

enquête généalogique à l’égard de ses sources les plus archaïques. 1755

1756

1°) L’investigation physio-psychologique des religions et des phénomènes 1757

apparentés de religiosité : il s’agit d’abord de tenter de refluer vers la source 1758

pulsionnelle qui, psychologiquement, les fait émerger au sein d’une culture [avant -2°- 1759

de retraduire dans le nouveau langage de la psychologie les différentes stases de la 1760

religiosité]. 1761

La « religion » au sens le plus courant du terme est d’abord réduite à une des 1762

formes parmi d’autres de croyances : elle n’a aucun titre intellectuel à se présenter 1763

comme une foi qui, parce qu’elle se porterait sur le divin ou sur le sacré, se situerait au-1764

dessus des autres croyances. 1765

* La provenance de la foi [Glauben]. D’où provient-elle ? Elle s’enracine 1766

concrètement dans une propension marquée des hommes d’une culture donnée à 1767

l’adhérence d’esprit qui les fait s’incliner sans discernement devant l’autorité 1768

inconditionnelle des mœurs dans lesquelles ils ont été élevés. Ainsi la foi en un contenu 1769

intellectuel n’est nullement fondée sur une persuasion qui s’affranchirait 1770

malencontreusement des exigences d’argumentation rationnelle (en raison de 1771

l’étroitesse d’esprit du croyant) comme le veut Schopenhauer. C’est tout autre chose qui 1772

est déterminant. A ce titre, un texte est particulièrement éclairant : 1773

Citation : HTH I 5 § 226 « Provenance de la croyance — L'esprit adhérent [Der 1774

gebundene Geist] ne prend pas position pour telle ou telle raison, mais par habitude ; il 1775

sera par exemple chrétien, mais ce ne sera pas pour avoir scruté les diverses religions et 1776

choisi entre elles ; s’il est anglais, ce ne sera pas parce qu'il s'est décidé pour 1777

l'Angleterre ; mais il a trouvé le christianisme et l'Angleterre tout prêts et les a adoptés 1778

sans raisons, comme quelqu'un né dans un pays de vignes devient buveur de vin. Plus 1779

tard, une fois devenu chrétien et anglais, il aura peut-être réussi à trouver aussi quelques 1780

raisons en faveur de son accoutumance ; on aura beau renverser ces raisons, on ne le 1781

renversera pas, lui, ni le moins du monde sa position. » 1782

Précisons : Nietzsche examine ici la provenance de la croyance, ainsi finalement 1783

que du besoin de croire. Il les dérive des conditions concrètes dans lesquelles ils se 1784

développent au sein d’une culture donnée. La croyance ne naît pas d’un développement 1785

conscient et volontaire d’adhésion pure de l’esprit à des principes intellectuels ; elle 1786

dérive plutôt d’un processus physiologique, dans laquelle la conscience n’a guère de 1787

rôle directeur, d’accoutumance ou d’adhérence inconditionnelle du corps-esprit à des 1788

« principes intellectuels dénués de fondement ». En faisant la genèse de cet 1789

accoutumance, Nietzsche met en en relief le fait que croyance et besoin de croire 1790

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proviennent au fond, sur le plan psychologique, d’un certain laisser-aller paresseux et 1791

pusillanime [CF SEd I] par lesquels une majorité d’esprits se laissent insensiblement 1792

conditionner par leur milieu de culture d’origine en adhérant, sans y opposer de 1793

résistance, à tout ce qui forme le fond commun actuel de croyances dans leur culture (la 1794

foi en la religion anglaise, la foi en la nation anglaise : mais finalement ces deux objets 1795

de croyance sont également discutables sur le plan de leur infra-rationalité). Ces 1796

principes sont sous-tendus par un ensemble de préjugés de valeurs dont la pertinence, 1797

ininterrogée, n’est réputée fondée que parce qu’elle est communément partagée 1798

communément par d’autres esprits adhérents. Telle est la dimension inconsciemment 1799

grégaire de l’adhérence d’esprit qui caractérise l’immense majorité des hommes au sein 1800

d’une culture donnée, notamment au sein de la civilisation moderne. Ainsi les « esprits 1801

adhérents » finissent par adopter d’instinct toutes les opinions de leur milieu ainsi que 1802

les comportements qui leur sont corrélatifs. 1803

Il semblerait donc que, sur le plan psychologique, ce soit bien la faiblesse de la 1804

volonté de puissance qui prédispose à croire et qui préside de manière infra-consciente 1805

au besoin de croire. Précisons cette inférence. 1806

** Nietzsche approfondit et étend son investigation en caractérisant la foi comme 1807

le crampon à laquelle la faiblesse s’accroche. 1808

Toute croyance est plutôt dérivée d’une volonté sous-jacente que quelque chose 1809

soit ferme et vraie pour qu’on puisse s’y reposer ou s’y accrocher comme à un point 1810

stable et permanent. Et cela constitue un symptôme de faiblesse. A quoi tient cette 1811

faiblesse de la volonté du croyant ? Elle tient à la secrète aspiration à ce qu’un autre 1812

exerce vis-à-vis de lui une autorité de commandement absolue. C’est ce qui est analysé 1813

au § 347 du GS : « La quantité de croyance dont quelqu'un a besoin pour se développer, 1814

la quantité de « stable » auquel il ne veut pas qu'on touche parce qu'il y prend appui, ─ 1815

constitue une échelle de graduation de sa force (ou, pour m'exprimer plus clairement, de 1816

sa faiblesse). » Nietzsche ajoute : « moins quelqu'un sait commander, plus il désire de 1817

manière pressante quelqu'un qui commande, qui commande avec autorité, un dieu, un 1818

prince, un état, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti. » Par 1819

ailleurs Nietzsche souligne que ce besoin de croire n’est pas cantonné au seul domaine 1820

des religions : il concerne un grand éventail d’hommes cultivés qu’on croit être 1821

complètement à l’abri de l’engouement à l’égard de la croyance : « Quelques-uns ont 1822

encore besoin de métaphysique ; mais aussi cette impétueuse aspiration à la certitude 1823

qui se décharge aujourd'hui chez la grande majorité sous une forme scientifique et 1824

positiviste, l'aspiration qui veut détenir quelque chose de manière stable (…), bref cet 1825

instinct de faiblesse qui, certes, ne crée pas les religions, les métaphysiques, les 1826

convictions de toutes sortes, mais ─ les conserve. » 1827

En somme, Nietzsche établit que la foi rend finalement stupide à force de 1828

soumission aveugle. Cependant tout cela ne prouve pas « l’impuissance de la raison » 1829

face à l’empire des passions qui pousseraient à croire, mais cela dénote plutôt du primat 1830

des déterminations affectives infra-conscientes qui orientent souterrainement les prises 1831

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de position et les choix réputés volontaires des hommes en leur faisant préférer 1832

irrépressiblement les considérations affectives inconscientes aux considérations 1833

rationnelles : « (…) la foi rend stupide de toute façon, même dans le cas 1834

particulièrement rare où elle ne l’est pas, où elle est au départ une foi avisée. Toute foi 1835

prolongée devient finalement stupide, ce qui signifie, exprimé avec la clarté propre à 1836

nos modernes psychologues, que ses raisons sombrent « dans l’inconscience », qu’elles 1837

y disparaissent, — désormais elle ne repose plus sur des raisons mais sur des affects 1838

(c’est à dire que, dans le cas où elle a besoin d’aide, elle envoie les affects combattre 1839

pour elle et non plus les raisons). » (FP XII 4[8]) 1840

*** 1841

2°) La retraduction en termes de psychologie de la volonté de puissance des 1842

éléments constitutifs du fait religieux- si disparates soient-ils. 1843

- L’approche psychologique est pour Nietzsche l’aboutissement de la mutation 1844

qu’accomplit la philosophie quand elle renonce à l’approche métaphysique et éternitaire 1845

des questions épineuses pour se contenter de considérations prudentes nourries par la 1846

conquête d’un authentique « sens historien »178 : 1847

Citation : Aurore I 95. La réfutation historique en tant que réfutation définitive. — 1848

Autrefois on cherchait à prouver qu'il n'y avait pas de dieu, -— aujourd'hui on montre 1849

comment la croyance en un dieu a pu naître et à quoi cette croyance doit son poids et 1850

son importance : du coup une contre-preuve de l'inexistence de Dieu devient superflue. 1851

— » 1852

- Cette approche des types de religiosité est sous-tendue par un travail de 1853

retraduction, en termes proprement physio-psychologiques — càd dans une langue 1854

philologiquement plus correcte pour Nietzsche — des différentes formes et modalités 1855

sous lesquelles cette religiosité se présente de manière à les faire dériver ultimement 1856

d’un certain état de la volonté de puissance. Ainsi ce n’est nullement, comme chez 1857

Schopenhauer, à partir des modalités différenciées de persuasion de l’esprit que la 1858

religiosité est abordée, mais à partir de ce qui sous-tend, au plan infra-conscient, 1859

l’adhésion - ou plutôt l’adhérence plus ou moins inconditionnelle – à quelque pensée ou 1860

croyance que ce soit. 1861

Essayons de présenter brièvement cette sorte de patient déchiffrage de la 1862

religiosité en langage psychologique. 1863

* Les hommes religieux : 1864

L’investigation psychologique aboutit à les désigner par l’expression latine 1865

inusuelle d’homines religiosi : pourquoi l’auteur de Par-delà bien et mal préfère entre 1866

toutes cette formule latine ? Peut-être pour nous bien faire sentir la distance qui nous 1867

sépare actuellement de l’expérience vécue la plus profonde et la plus déchirante des 1868

hommes religieux des siècles passés [que ce soient des expériences ascétiques – Luther, 1869

178 HTH I §2 in fine « tout résulte d'un devenir ; il n’y a pas plus de données éternelles qu’il n’y a de vérités absolues. ─ C’est par suite la philosophie historique qui nous est dorénavant nécessaire, et avec elle la vertu de modestie. »

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Thérèse d’Avila Cf : GM - ou non cf : Pascal, Cromwell]. Et peut-être aussi pour nous 1870

faire mesurer à quel point l’authentique religieux dans les religions est choses rares : 1871

Cf : GS III § 128 : « dans toute religion, le religieux est une exception ». 1872

** La détermination souterraine des affects prédisposant au religieux par des 1873

considérants physiologiques complètement sous-estimés par l’idéalisme religieux : en 1874

particulier, ce qui jour un rôle capital, c’est le type d’alimentation adopté par les 1875

croyants pendant une très longue période de temps qui les déterminent à leur insu : GS 1876

III § 134 : « Là où s'impose un profond déplaisir quant à l'existence, se révèlent les 1877

répercussions d'une grave faute de régime alimentaire dont un peuple s'est longtemps 1878

rendu coupable. C'est ainsi que l'expansion du bouddhisme (non pas son émergence) est 1879

liée pour une large part à la place prépondérante et presque exclusive du riz dans 1880

l'alimentation des Indiens et à l'amollissement général qu'elle entraîne. » Et le § 145 du 1881

GS continue et surenchérit : « L'énorme prédominance de la consommation du riz 1882

pousse à l'usage de l'opium et des narcotiques, de la même manière que l'énorme 1883

prédominance de la consommation de pommes de terre pousse à l'eau de vie — ; mais 1884

elle pousse aussi, répercussion plus subtile, à des manières de penser et de sentir qui 1885

produisent un effet narcotique. » 1886

*** La caractérisation du « christianisme » sur un plan strictement affectivo-1887

pulsionnel : « On appelle le christianisme la religion de la pitié. — la pitié s’oppose aux 1888

affects toniques qui élèvent l’énergie du sentiment vital : elle agit de manière 1889

dépressive. » 1890

*** Plus largement, de cette détermination souterraine de la religiosité par des 1891

facteurs inaperçus jusqu’à présent, résulte la caractérisation médicale de la religion 1892

comme « névrose ». 1893

C’est ce qui apparaît dans la 3ème section de PBM : L’apparition d’une telle 1894

forme de « névrose » est selon Nietzsche [PBM III § 47] « liée à la prescription 1895

de trois régimes dangereux : solitude, jeûne et abstinence sexuelle » ; à la suite 1896

de cette prescription fleurit le « phénomène du saint », l’ascétisme religieux. 1897

Voilà comment Nietzsche le caractérise dans HTH I 3 § 137 « Il y a un 1898

acharnement contre soi-même dont les manifestations les plus sublimées 1899

comprennent certaines formes d’ascétisme. Certains hommes ont en effet un 1900

besoin si intense d’exercer leur puissance et leur passion de dominer que, faute 1901

d’autres objets, ou parce qu’ils y ont toujours échoué par ailleurs, ils finissent 1902

par s’aviser de tyranniser certaines parties de leur propre personne, des secteurs 1903

ou niveaux de leur être en quelque sorte. » Dans ces conditions, on comprend 1904

mieux ce que dit Nietzsche dans la GM III § 17 « On peut poser d'emblée 1905

comme probable que de temps en temps, en certains lieux de la terre, un 1906

sentiment physiologique d'inhibition doit s'emparer presque nécessairement de 1907

vastes masses, sentiment qui toutefois, du fait du manque de savoir 1908

physiologique, ne pénètre pas comme tel dans la conscience, de sorte que sa « 1909

cause », son remède ne peut être cherché et tenté que sur le terrain 1910

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psychologico-moral (— car c'est là ma formule la plus générale pour ce que l'on 1911

appelle communément une « religion »). » 1912

* 1913

3°) L’enquête généalogique conduite à l’égard des origines les plus archaïques de 1914

la religion : 1915

Elle conduite dans la GM à partir dans le 2ème traité : dans cette partie de son 1916

œuvre, Nietzsche enquête sur l’origine de la « mauvaise conscience » en tant qu’affect 1917

caractéristique su sentiment moral. L’auteur avance la conjecture selon laquelle 1918

l’origine de la mauvaise conscience résiderait dans le retournement contre soi-même de 1919

la cruauté du châtiment. Or, à partir de l’émergence de la mauvaise conscience, peut 1920

être conçu le processus de moralisation de la religion par lequel le sentiment 1921

d’obligation inhérent au devoir est reporté sur les ancêtres avant d’être poussé au 1922

paroxysme en étant transféré à Dieu. « Que l'on imagine cette espèce grossière de 1923

logique parvenue à son terme : les ancêtres des groupes les plus puissants finiront 1924

nécessairement, du fait de l'imagination de la peur croissante, par prendre des 1925

proportions formidables et par refluer dans les ténèbres d'une réalité inquiétante et 1926

irreprésentable de nature divine : — l'ancêtre finira nécessairement par se voir 1927

transfiguré sous la forme d'un dieu. Peut-être même est-ce là l'origine des dieux, une 1928

origine inspirée par la peur, donc !... » [GM II 19] 1929

* 1930

Conclusion sur Nietzsche : 1931

Cette critique si radicale de la religion n’empêche Nietzsche de nous inviter à la 1932

lucidité : 1933

sur au moins 2 points : 1934

1°) Ce qu’on entend habituellement par « religion » ne doit pas nous cacher qu’une 1935

autre religion est possible et qu’une autre religiosité a été possible qui n’était pas fondée 1936

sur la croyance et qui magnifiait la vie au lieu de la déprécier : « qu'il y ait des manières 1937

plus nobles de se servir de la fiction imaginative des dieux qu'en vue de cette auto-1938

crucifixion et de cette auto-souillure de l'homme où les derniers millénaires de l'Europe 1939

ont atteint le sommet de leur virtuosité, — voilà ce qui par bonheur ressort de tout 1940

regard que l'on porte sur les dieux grecs, ces reflets d'hommes nobles et souverains chez 1941

qui l'animal en l'homme se sentait divinisé et ne se déchirait pas, ne se démenait pas 1942

avec fureur contre lui-même ! » [GM II 23]. 1943

2°) La liberté d’esprit pourrait être venue au monde à partir du moment où le 1944

détachement à l’égard de la religion a permis que s’insinue dans les esprits l’idée que la 1945

religion pourrait être utilement instrumentalisée e à des fins notamment politiques [HTH 1946

VIII § 472]. 1947

2°) Il faut donc ne jamais oublier le rôle utile que peut avoir la religion mise dans les 1948

mains des philosophes à l’esprit complètement libres et appelés à l’exercice de la 1949

« grande politique ». Car elle peut être aussi un « moyen d’élevage et d’éducation » de 1950

l’homme qui, après tout, « est l’animal qui n’est pas encore fixé de manière stable » 1951

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[PBM II § 62]. 1952

*** 1953

ANNEXES : 1954

1955

Annexe n° 1 : Excursus : La critique par Schopenhauer du dispositif d’endoctrinement 1956

religieux. 1957

Un ensemble de raisons amènent Schopenhauer à dénoncer avec autant 1958

de force l’endoctrinement précoce des esprits qui est accompli par ces zélateurs des 1959

religions que sont pour lui les curaillons [Pfaffen179]. Il serait erroné toutefois de penser 1960

que Schopenhauer conteste cet endoctrinement au nom du libre-arbitre et de 1961

l’autonomie de l’intellect humain : son Mémoire sur la liberté de la volonté établit 1962

rigoureusement la nature complètement illusoire de la doctrine du libre-arbitre. 1963

Mais comment peut-on dénoncer les effets de l’endoctrinement des esprits alors 1964

que l’on dénie la liberté de l’arbitre de déterminer souverainement le cours des 1965

pensées ? La réponse de Schopenhauer pourrait être au fond la suivante : 1966

l’endoctrinement des religions est pervers parce qu’il repose sur un dressage 1967

[Abrichtung180] précoce des esprits ; celui-ci, en conformant les pensées au même 1968

moule, altère profondément les potentialités de développement purement intellectuel 1969

par lequel on pourrait être à même, une fois mûr, de mieux se connaître — de connaître 1970

les impulsions morales innées qui, longtemps ignorées, sont les constituants de son 1971

propre caractère. Or, cette connaissance rétrospective de soi permet le détachement à 1972

l’égard du vouloir-vivre. L’endoctrinement constitue donc une entrave à l’émergence de 1973

ce détachement. 1974

Reprenons cela en détail. 1975

* 1976

I Selon Schopenhauer, il est dans l’essence du caractère individuel d’un homme 1977

d’être inné : « il n’est pas une œuvre d’art, ni le produit de circonstances fortuites, mais 1978

l’ouvrage de la nature elle-même ». Cela se manifeste très tôt chez l’enfant : il montre 1979

en petit ce qu’il sera plus grand. Ainsi deux enfants, soumis à une même éducation et à 1980

l’influence d’un même entourage, ne tardent pas à révéler le plus clairement possible 1981

deux caractères essentiellement distincts : ce sont les mêmes qu’ils auront une fois 1982

vieillards. « Dans ses traits généraux, le caractère est même héréditaire, (…) il résulte 1983

179 Ce terme, que Schopenhauer affectionne, apparaît souvent sous sa plume : il fait référence à une ancienne littérature germanique, celle des XIV et XV° siècles, qui « cultive la nouvelle, le conte graveleux, le roman réaliste et satirique. Elle aime la farce truculente et le fableau salé, les recueils d’anecdotes grasses dont les prêtres sont fréquemment les héros (Der Pfaffe Amis, Des Pfaffe vom kalemberg) » : Cf : G. Blanquis : Hist. de la littératude allemande A. Colin, 1969, p. 24. 180 Voir la note de Schopenhauer dans PP I 2 [Ed° Coda, p. 103, note 175] : « Quant à la genèse de cette conscience de Dieu, j'ai récemment reçu à ce sujet une illustration singulière, une gravure sur cuivre, montrant une mère à côté de son enfant de trois ans agenouillé sur un lit, les mains jointes, et qu'elle dresse [abrichten] à prier — ; ceci est certainement un fait fréquent, constitutif de la genèse de la conscience de Dieu ; car il ne fait aucun doute, après que le cerveau ait été ainsi moulé depuis l'âge le plus tendre et au premier stade de son développement, que la conscience de Dieu ne devienne aussi profondément imprimée en lui que si elle était réellement innée. »

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[de cet exposé] sans doute que les vertus et les vices sont choses innées.»181. Si les 1984

éléments originels constitutifs du caractère moral de l’enfant sont donc héréditaires, il 1985

reste qu’il est possible pour l’homme de prendre a posteriori, après une longue 1986

expérience mûrie par la réflexion182, une certaine connaissance de la manière dont ses 1987

motifs, qui le poussent à agir nécessairement de telle ou telle façon, le font à partir des 1988

déterminations fondamentales de son caractère. Ces déterminations fondamentales 1989

renvoient ce qui est en lui le plus souterrain et le plus déterminant : la Volonté. Seule 1990

cette élucidation partielle et a posteriori peut éventuellement permettre à certains 1991

hommes de se résoudre à se conduire autrement à l’avenir qu’ils ne l’ont fait par le 1992

passé. Ils deviennent accessibles alors à des motivations plus élevées, certes inhérentes 1993

aux potentialités de leur caractère, mais dont ils ignoraient jusqu’alors l’importance et la 1994

valeur faute de discernement lucide. On ne doit pas au demeurant s’illusionner au point 1995

de croire que cette élucidation partielle change de fond en comble le caractère ou la 1996

conduite à venir d’un homme : elle peut seulement le rendre plus lucide sur lui-même et 1997

plus désabusé. 1998

Cependant, pour que ladite élucidation partielle puisse avoir lieu, il y a une 1999

condition essentielle : il faut que les motifs qui poussent à agir puissent devenir 2000

accessibles un jour à l’entendement et que ce dernier puisse se perfectionner, voire être 2001

redressé par l’éducation. Schopenhauer écrit : « « Le caractère est invariable, l’action 2002

des motifs fatale : mais ils doivent avant d’agir passer par l’entendement, qui est le 2003

medium des motifs. Or celui-ci est susceptible à des degrés infinis des 2004

perfectionnements les plus divers et d’un redressement incessant : c’est là le but même 2005

vers lequel tend toute éducation. La culture de l’intelligence, enrichie de connaissances 2006

et de vues de toute sorte, dérive son importance de ce que des motifs d’ordre supérieur, 2007

auxquels sans cette culture l’homme ne serait pas accessible, peuvent se frayer ainsi un 2008

chemin jusqu’à sa volonté. Aussi longtemps que l’homme ne pouvait pas comprendre 2009

ces motifs, ils étaient pour sa volonté comme s’ils n’existaient pas. »183. 2010

* 2011

II On voit dès lors le point névralgique sur lequel intervient l’endoctrinement 2012

religieux : il ne change nullement les impulsions innées du caractère moral ni n’altère 2013

un prétendu libre-arbitre de l’enfant. Mais il interfère fâcheusement sur deux plans. 2014

a) D’abord, il ruine la possibilité de voir aboutir cette « culture de 2015

l’intelligence » dont on vient de voir le rôle essentiel. L’endoctrinement religieux 2016

intervient en effet avant même que la jeune âme ait pu acquérir l’expérience et la 2017

réflexion requises pour qu’on soit capable plus tard de penser par soi-même : c’est à 2018

dire avant même que l’esprit soit capable de la pleine conscience du monde extérieur 2019

qui, seules, permet le filtrage lucide des motivations de notre conduite par 2020

181 ELA, p. 96. 182 Ou plus exactement la rumination incessante des expériences et des lectures en vue de leur véritable assimilation [CF PP I 6 Coda p. 342 & PP II 22 § 264 Coda p. 810. 183 ELA, p. 95.

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l’entendement. Les religions impressionnent les jeunes esprits encore crédules, dès l’âge 2021

de trois ans : c’est à dire à un âge où l’on ne pense pas encore mais où l’on croit. Elles le 2022

font par la mise en scène spectaculaire d’attitudes très solennelles, qui exercent une 2023

sorte de stupéfaction propre à abasourdit l’intelligence. Elles contribuent ainsi à 2024

« mouler les cerveaux » en nivelant les pensées ; et les conduites tendent dès lors à se 2025

stéréotyper à la suite des pratiques répétées du culte184. En conséquence, les « impulsion 2026

morales [moralischen Regungen] de l’homme connues sous le nom de conscience 2027

morale »185 ne peuvent parvenir au stade de lucidité aux yeux de ceux qui les portent en 2028

eux-mêmes. Cela explique que, pour Schopenhauer, la « métaphysique doctrinale des 2029

religions » constitue une « métaphysique octroyée »186 : elle est inculquée par des 2030

moyens qui violentent les consciences juvéniles avant même qu’ils aient atteint l’âge de 2031

raison. Le développement intellectuel est dès lors comme stérilisé ; l’esprit tend à être 2032

tétanisé par des représentations iconiques « sacrées » dont le caractère allégorique n’est 2033

pas explicité et dont la répétition ressassée perpétue la crédulité de l’enfance au-delà de 2034

l’âge de l’enfance, comme on va le voir ci-dessus. 2035

b) Ce façonnement agit ensuite de manière contre-nature sur des être encore 2036

malléables et influençables en empêchant également la libre expansion du germe naturel 2037

de moralité qu’ils recèlent : à savoir de la pitié. Les religions interviennent en effet 2038

péremptoirement et précocement sur des « impulsions morales » qui sont l’embryon du 2039

caractère et dans lesquelles « la ligne de démarcation entre ce qui en elles appartient 2040

originairement et proprement à la nature humaine et ce qui est ajouté par l’éducation 2041

morale et religieuse, n’est pas encore tracée de façon nette et irréfutable »187. Les 2042

enfants subissent donc une sorte de coercition qui entrave également le développement 2043

moral de l’enfant. 2044

* 2045

III L’altération qu’accomplit l’endoctrinement religieux sur les esprits est 2046

profonde : elle a des répercussions sur le long terme. Elle façonne durablement la 2047

manière de vivre et de penser de la majorité des hommes. Le procédé d’endoctrinement 2048

dont usent les curaillons de toutes les religions aboutit à un résultat consternant : les 2049

hommes parviennent à l’âge mûrs sans s’être dépris d’une certaine tendance infantile à 2050

s’illusionner sur eux-mêmes et sur leur existence. Ils sont ainsi en général, une fois 2051

adultes, encore comme des grands enfants à qui on peut faire croire, sans coup férir, que 2052

des puissances surnaturelles ont, en leur donnant la foi, informé directement 2053

184 Ainsi les « dogmes sont si fortement inculqués, avec des jeux de physionomie étudiés et pleins d'une gravité solennelle, à l'enfance tendre, flexible, confiante et sans pensée, qu'à partir de ce moment ils ne font plus qu'un avec le cerveau et prennent presque le caractère d'idées innées. » MVR II Supplément 17 PUF, p. 883. 185 Cf : MLV, DPFE p. 8 : nous nous permettons de modifier la traduction, par ailleurs très estimable, de C. Jaedicke qui rend ici le mot allemand Regungen par « affections », en occultant ainsi la « motilité » inhérente aux impulsions dont parle Schopenhauer. On reconnaît dans le mot Regung un terme que Freud emploie abondamment pour désigner ce que certains traducteurs appellent les « motions inconscientes » [Bourguigon, Cotet, Laplanche, Robert : Traduire Freud,. PUF 1989, p. 292]. 186 PP II 15 § 174, GF, p.78. 187 MLV, DPFE p. 8.

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l’intelligence humaine de la nature et des finalités de l’existence, sans qu’ils aient 2054

néanmoins à s’interroger eux-mêmes sur ces questions188. Par ailleurs, cette influence 2055

peut être plus sournoise. La religion a inculqué péremptoirement, au cours de la petite 2056

enfance, des dogmes et des manières de voir qui se sont à ce point insinués puis 2057

enracinés en l’esprit de beaucoup des futurs penseurs d’aujourd’hui que ces dogmes et 2058

ces manières de voir continuent d’exercer par la suite une sorte d’attrait : on n’a une 2059

tendance à y revenir inexorablement. Cet attrait inconscient s’exerce d’ailleurs souvent 2060

indirectement, au travers du voile de certains concepts ou de certaines options 2061

philosophiques. 2062

Si, donc la philosophie ne parvient pas, nonobstant la légitimité dont elle 2063

pourrait se prévaloir sur le plan de l’accès à la vérité, à supplanter la religion dans la 2064

satisfaction du besoin métaphysique, cela ne tient pas essentiellement à une sorte de 2065

donnée naturelle : la grossièreté d’esprit de la grande masse des hommes. Cela est dû en 2066

grande partie au fait que cette grossièreté est expressément suscitée et activement 2067

entretenue par les religions. Les curaillons de toute obédience font d’ailleurs de 2068

l’inculcation des dogmes leur fonds de commerce et l’instrument direct ou indirect de 2069

leur pouvoir189. 2070

Un philosophe qui, sans jouir d’un pouvoir particulier, voudrait enseigner 2071

honnêtement la vérité, court toujours le risque de se heurter aux séquelles ultimes de 2072

l’endoctrinement religieux. 2073

D’une part en effet, la grande masse des esprits, parce qu’elle continue à 2074

s’accrocher à des convictions religieuses invétérées, ne les troquera pour rien au monde 2075

contre des convictions rationnelles ; car on s’accommode plus facilement de la croyance 2076

que du savoir. 2077

D’autre part, en ce qui concerne les penseurs et les prétendus philosophes 2078

d’aujourd’hui190, leur assujettissement se manifeste plutôt, comme on l’a indiqué ci-2079

dessus, par un attrait plus ou moins inconscient. Voilà ce que dénonce Schopenhauer 2080

avec tant de vivacité chez ceux qu’ils appellent « les professeurs d’université ». Ils 2081

professent, sous couvert de « philosophie », « une espèce de gnose » au terme de 2082

laquelle ils donnent comme « résultat, mesure et contrôle de la vérité », « la religion 2083

établie »191 c’est à dire la religion qui leur a été inculquée. Le diagnostic que 2084

Schopenhauer porte sur eux peut sembler, par bien des côtés, assez partial. Il est 2085

188 PP II § 176 : sur la révélation. 189 « le secret fondamental et la ruse originelle de tous ratichons [Pfaffen], sur la terre entière et de tous temps, qu'ils soient brahmanes, musulmans, bouddhistes ou chrétiens, je vais le dire : ils ont très justement reconnu et très bien saisi la grande force et le caractère indélébile du besoin métaphysique de l'homme. Alors ils disent posséder le moyen de le satisfaire, prétendant que le fin mot de la grande énigme leur serait parvenu directement par une voie extraordinaire. Maintenant, après qu’ils ont fait croire une fois les hommes en ce miracle, ils peuvent les diriger et les dominer à cœur joie. Les souverains le plus avisés font alliance avec les ratichons : les autres hommes se laissent dominer par eux. (…) » [PP II § 176 sur la révélation – Trad. E. Osier légèrement modifiée Ed° GF, p. 103]. 190 On se reportera sur ce point à la charge pamphlétaire que lance sans cesse Schopenhauer contre les « professeurs d’université » : voir ci-dessous la note 123. 191 PP I 3 – Coda, p.127.

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néanmoins intéressant pour son absence de complaisance. Ainsi, selon lui, ces prétendus 2086

philosophes, à la manière de chiens de garde attachés encore à leurs chaînes, n’ont, 2087

semble-t-il, pas su rompre avec la foi de leur enfance : parce qu’ils y reviennent 2088

toujours192... 2089

* 2090

Annexe n°2 : Références bibliographiques aux œuvres de Schopenhauer et aux textes 2091

des commentaires cités dans cette étude – Liste des abréviations utilisées pour le renvoi 2092

à ces références : 2093

I Edition allemande citée : 2094

Samtliche Werke [SW], éd. Wolfgang Frhr. von Löhneysen, 5vol., 2095

Francfort/Main – Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft 1986. 2096

* 2097

II Traductions françaises : 2098

- De la volonté dans la nature [VN], trad. E. Sans, Paris, P.U.F., 1986. 2099

2100

- De la quadruple racine du principe de raison suffisante [QR], trad. F.-X. 2101

Chenet, Paris, Ed°Vrin, 1997, rééd° 2008. 2102

2103

- Le Monde comme volonté et comme représentation, traduction A. Burdeau 2104

revue par R. Roos, PUF 1966 [réédition Quadrige 2003] [Le Monde ou MVR]. 2105

L’ouvrage comporte deux volumes : 2106

* l’un, paru en 1818, constitue le 1er volume [MVR I]. Ce dernier comprend 4 2107

livres, répartis en 71 paragraphes, et assortis d’un Appendice détaillé présentant une 2108

critique de la philosophie de Kant ; 2109

** l’autre, ajouté en 1844 à l’occasion de la 2ème édition de l’œuvre, est un 2110

complément ; ce second volume comporte ce que Schopenhauer appelle en effet le 2111

Supplément au Monde [MVR II] ; il comporte 50 chapitres correspondant chacun à un ou 2112

plusieurs paragraphe du 1er volume. 2113

2114

- Parerga et Paralipomena : Edition intégrale [Parerga ou PP, Ed° Coda] - 2115

Traduction Jean Pierre Jackson – Editions Coda 2005. Cette œuvre comporte deux 2116

parties [PP I & PP II]. Chacune d’entre elles est divisée en chapitres : la 1ère partie 2117

comporte 6 chapitres, que nous précisons le cas échéant [ex : pour les références au 2118

chapitre 3 des Parerga intitulé Sur la philosophie dans les universités, nous indiquons 2119

192 « on se sent parfois tenté de croire qu’ils ont terminé les recherches philosophiques regardées par eux comme sérieuses avant l’âge de douez ans, et qu’à cet âge ils ont établi pour le reste de leurs vies leur vision de la nature du monde et de tout ce qui s’y rattache. Nous en sommes tentés, en effet, parce qu’après toutes les discussions philosophiques et des déviations dangereuses avec des guides hardis, ils reviennent toujours à ce qui paraît plausible à cet âge, et semblent même l’accepter comme critérium de la vérité. Toutes les doctrines philosophiques hétérodoxes dont ils doivent s’occuper dans le cours de leur vie, ne leur paraissent exister que pour être réfutées et établir ainsi d’autant plus fermement les autres. Il faut même admirer la façon dont ils ont su garder si pure leur innocence philosophique intérieure en passant leur vie, comme ils le font, au milieu de tant de malveillantes hérésies. » [PP I 3 Coda, p. 128]

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ainsi : PP I 3 suivi du n° de page de l’édition Coda]. La 2ème partie, plus fournie, 2120

comporte 31 chapitres ; l’ensemble est découpé en 396 paragraphes. Nous y faisons 2121

référence en ajoutant, si besoin est, la pagination de l’édition Coda [ex : pour les 2122

références au chapitre 15 des Parerga intitulé Sur la religion, nous indiquons ainsi PP 2123

II 15 suivi du n° de § et de la page de l’édition Coda] 2124

A l’intérieur des Parerga, il nous arrive de faire référence à des éditions 2125

séparées de certains chapitres de cet ouvrage : il s’agit des ouvrages suivants : 2126

* Essai sur les apparitions et opuscules divers, trad. A. Dietrich Ed° Alcan, 2127

1912. 2128

* Sur la religion (Parerga et Paralipomena, II 15 § 174-182), trad. Étienne 2129

.Osier, Paris, GF-Flammarion, 1996 : nous faisons référence à cette édition précieuse du 2130

chapitre 15 des Parerga consacré à la religion en indiquant succinctement PP II 15, Ed° 2131

GF et en précisant le numéro du paragraphe. 2132

2133

- Les Deux problèmes fondamentaux de l'éthique : [DPFE] comprenant deux 2134

parties : Sur la liberté de la volonté humaine [1ère partie] & Sur le fondement de la 2135

morale [2ème partie], trad. Ch. Jaedicke, Paris, Alive, 1998. 2136

* Essai sur le libre arbitre [ELA], trad. S. Reinach, revue et corrigée par D. 2137

Raymond, Paris, Rivages, 1992 : il s’agit d’une édition séparée de la première partie de 2138

l’ouvrage précédemment indiqué [Mémoire sur la liberté de la volonté – MLV], assorti 2139

néanmoins d’une traduction défectueuse du titre. 2140

* Le Fondement de la morale [FM], trad. A. Burdeau, Paris, Librairie générale 2141

française, 1991 : il s’agit, à nouveau, d’une édition séparée, mais cette fois de la 2142

deuxième partie, des Deux problèmes fondamentaux de l'éthique. 2143

2144

- Correspondance complète de Schopenhauer - trad. Ch. Jaedicke, Paris, Alive, 2145

1996. 2146

* 2147

B Les commentaires : 2148

- La raison dévoilée – Etudes schopenhaueriennes sous la direction de Christian 2149

Bonnet & Jean Salem – Vrin 2005. 2150

- Comprendre Schopenhauer par Joël Lefranc – Coll. Cursus – Ed° Armand 2151

Colin 2002. 2152

*** 2153

Annexe n°3 : Liste des références bibliographiques aux œuvres de Nietzsche, 2154

aux commentaires cités et aux abréviations. 2155

A Aurore 2156

An L'Antéchrist 2157

CId Crépuscule des idoles 2158

EH Ecce homo 2159

HTH Humain trop humain 2160

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OSM Opinions et Sentences mêlées in HTH II 2161

VO Le voyageur et son ombre in HTH II 2162

GM Généalogie de la morale 2163

GS Le gai savoir 2164

NT La Naissance de la tragédie 2165

PBM Par-delà bien et mal 2166

Les Fragments Posthume [FP] sont indiqués dans l’édition des œuvres philosophiques 2167

complètes chez Gallimard. 2168 En ce qui concerne la désignation de passages particuliers de certaines d’entre ces 2169

œuvres, nous avons adoptés les principes suivants : 2170

a) Lorsque l'ouvrage n'est pas divisé en paragraphes qui se suivent (EH, 2171

CId, etc.), nous avons indiqué en chiffres romains, les parties non numérotées 2172

expressément par Nietzsche dans leur ordre de succession (ex. : EH, III, CW, § 1 = Ecce 2173

homo, Pourquoi j'écris de si bons livres, Le cas Wagner, § 1) 2174

b) Pour les renvois au Crépuscule des idoles, nous avons adopté des 2175

modalités similaires en divisant chacun des chapitres du livre en parties désignées par 2176

une lettre suivie du n° de paragraphe. 2177