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Document généré le 1 déc. 2018 09:05 Études littéraires La Réécriture de l’Histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano Santiago Euridice Figueiredo Métissages : les littératures de la Caraïbe et du Brésil Volume 25, numéro 3, hiver 1993 URI : id.erudit.org/iderudit/501012ar https://doi.org/10.7202/501012ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval Département des littératures de l’Université Laval ISSN 0014-214X (imprimé) 1708-9069 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Figueiredo, E. (1993). La Réécriture de l’Histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano Santiago. Études littéraires, 25(3), 27–38. https://doi.org/10.7202/501012ar Résumé de l'article À travers l'analyse de deux romans, Em liberdade de Silviano Santiago et Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, l'auteure pose le problème de l'inscription de l'Histoire dans le récit des années 80 au Brésil et à la Martinique. Chez Santiago, l'on découvre, grâce à un pastiche d'un texte «classique» brésilien, la réécriture d'une écriture, et chez Chamoiseau la réécriture d'un kont , à savoir une production orale créole. L'auteure essaie enfin de définir le rapport de ces textes aux systèmes dans lesquels ils s'intègrent, l'un caractérisé par la contiuité et l'autre par la présence constante de ruptures. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1993

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Études littéraires

La Réécriture de l’Histoire dans les romans de PatrickChamoiseau et Silviano Santiago

Euridice Figueiredo

Métissages : les littératures de la Caraïbe et duBrésilVolume 25, numéro 3, hiver 1993

URI : id.erudit.org/iderudit/501012arhttps://doi.org/10.7202/501012ar

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Éditeur(s)

Département de littérature, théâtre et cinéma de l’UniversitéLavalDépartement des littératures de l’Université Laval

ISSN 0014-214X (imprimé)

1708-9069 (numérique)

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Citer cet article

Figueiredo, E. (1993). La Réécriture de l’Histoire dans lesromans de Patrick Chamoiseau et Silviano Santiago. Étudeslittéraires, 25(3), 27–38. https://doi.org/10.7202/501012ar

Résumé de l'article

À travers l'analyse de deux romans, Em liberdade de SilvianoSantiago et Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau,l'auteure pose le problème de l'inscription de l'Histoire dans lerécit des années 80 au Brésil et à la Martinique. Chez Santiago,l'on découvre, grâce à un pastiche d'un texte «classique»brésilien, la réécriture d'une écriture, et chez Chamoiseau laréécriture d'un kont , à savoir une production orale créole.L'auteure essaie enfin de définir le rapport de ces textes auxsystèmes dans lesquels ils s'intègrent, l'un caractérisé par lacontiuité et l'autre par la présence constante de ruptures.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Département des littératures del'Université Laval, 1993

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LA REECRITURE DE L'HISTOIRE

DANS LES ROMANS DE PATRICK CHAMOISEAU ET SILVIANO SANTIAGO

Euridice Figueiredo

Se battre contre l'un de l'Histoire, pour la Relation des histoires, c'est peut-être à la fois retrouver son temps vrai et son identité — poser en des termes inédits la question du pouvoir.

Edouard Glissant, le Discours antillais, p. 159

• Les romans Em liberdade de Silviano Santiago ( 1981 ) et Solibo Magnifique de Patrick Chamoi-seau (1988) posent, chacun à sa manière, les questions de l'Histoire et surtout de la fonction et du potentiel de contestation des intellec­tuels dans certains moments historiques. Le problème de l'écriture se trouve au centre des réflexions des narrateurs des deux romans : dans le premier, à travers un pastiche d'un roman­cier brésilien des années 30, l'auteur fait la réécriture d'une écriture; dans le second, à travers une sorte de pastiche d'un kont (si l'on peut utiliser le concept de pastiche dans ce cas), il réalise l'écriture d'une oraliture.

Lorsqu'on compare deux ouvrages apparte­nant à deux littératures différentes, il faut les considérer dans leur intertextualité : «tout texte se construit comme mosaïque de cita­

tions, tout texte est absorption et transforma­tion d'un autre texte» (Kristeva, p. 85). Ces deux romans s'expliquent par rapport au système dans lequel ils s'intègrent; c'est pourquoi il importe d'abord de définir à partir de quel moment s'est constituée chacune des deux littératures, brésilienne et caribéenne.

En ce qui concerne la littérature brésilienne, la critique diverge. Afrânio Coutinho considère que tous les textes produits au Brésil depuis le début de la colonisation appartiennent à la lit­térature brésilienne, même lorsqu'ils sont écrits par des Portugais. Antonio Cândido, par contre, distingue ce qu'il appelle les «manifestations littéraires» de la «littérature proprement dite, considérée ici comme un système d'œuvres liées par des dénominateurs communs, qui permettent de reconnaître les éléments domi-

Études Littéraires Volume 25 N° 3 Hiver 1992-1993

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nants d'une phase » (p. 25). Pour lui, ces déno­minateurs communs sont:

l'existence d'un ensemble de producteurs littéraires, plus ou moins conscients de leur rôle ; un ensemble de récep­teurs, qui forment les différents types de public, sans les­quels l'œuvre ne vit pas ; un mécanisme de transmission (de façon générale un langage, traduit en styles) qui lie les uns aux autres (ibid.).

C'est la combinaison de ces trois éléments (auteurs-public-langage) qui permet de parler de la littérature comme d'un système symboli­que. Quand l'activité des écrivains s'intègre dans un tel système, cela entraîne ce que Cân-dido appelle une « continuité littéraire », une « tra­dition » à laquelle il faut se référer : « Sans cette tradition, il n'y a pas de littérature comme phénomène de civilisation» (p. 26). Il estime qu'une tradition littéraire brésilienne com­mence vers 1750 avec l'œuvre de Claudio Manuel da Costa, et se consolide dans la pre­mière moitié du XIXe siècle avec le romantisme.

Ce concept de «système» nous paraît opéra­tionnel : il rend compte de la dynamique qui s'établit entre les diverses instances sociales mises en relation par le fait littéraire. La com­paraison entre le Brésil et la Caraïbe révèle qu'à rencontre de la continuité brésilienne, les Antilles offrent une histoire discontinue, faite de ruptures. Avant 1850 coexistent deux types de discours, selon Edouard Glissant : le discours oral traditionnel des esclaves noirs (oraliture) et le discours élitaire vide de la littérature béké. Celle-ci demeure médiocre «parce qu'elle ne prend pas en charge [le pays], qu'elle ne fouille pas l'histoire, qu'elle ne surprend pas la poétique» (Glissant, 1981, p. 180). Dans la seconde moitié du XIXe siècle,

la culture populaire se décompose à la suite de l'écroulement du système des Plantations. Les békés disparaissent en tant que classe produc­tive ; surgit alors une « élite de représentation sans fonction » (ibid., p . 156) composée d'abord de mulâtres, puis de Noirs, qui continue de produire une littérature mimétique. Une rup­ture s'opère à partir de 1930, lorsque les nou­velles élites noires commencent à contester l'imitation servile de la littérature existante. Légitime Défense d'Etienne Léro (1932) an­nonce la Négritude de Damas et Césaiire et postule une appartenance à un pays noir, qui inclut l'Afrique et l'Amérique noire :

Le vent qui monte de l'Amérique noire aura vite fait, espé­rons-le, de nettoyer nos Antilles des fruits avortés d'une culture caduque. Langston Hughes et Claude MacKay, les deux poètes noirs révolutionnaires, nous ont apporté [...] l'amour africain de la vie, la joie africaine de l'amour, le rêve africain de la mort. Et déjà de jeunes poètes haïtiens nous livrent des vers gonflés d'un futur dynamisme (Léro, p. 12).

La Négritude engendre une littérature qui se définit par son sentiment d'appartenance à une « race noire » plutôt qu'à une « nation ». Une certaine critique préfère aujourd'hui encore adjoindre un préfixe désignant la race : «litté­rature afro-antillaise » (Toumson). Chamoiseau et Confiant (1991) proposent plutôt le terme «littérature créole», qui renvoie à la tradition du conteur créole. Ils essaient, par ce « détour » (Glissant, 1981, p. 28-35), de relier les fils bri­sés de la discontinuité littéraire antillaise et, de manière corrélative, ils camouflent un autre aspect du problème : grâce au terme « créole », ils éludent la définition d'une littérature natio­nale qui ferait appel au concept d'État-nation. Le débat nous paraît cependant salutaire, même

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LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE

lorsqu'il débouche sur des impasses comme celle de questionner la «créolité» de Césaire, qui n'aurait pas pris le relais du conteur créole, mais aurait résisté «avec les armes qui vien­nent d'Europe » (Chamoiseau et Confiant, p. 128).

L'existence d'une critique active signale la vivacité et la floraison des littératures émergentes et implique la création d'un « système » où pro­ducteurs et récepteurs discutent du langage employé dans les oeuvres (les différents styles et tendances). Au Brésil, la question de la « littérature nationale » fut au centre des débats tout au long du XIXe siècle. Les deux roman­ciers les plus importants de l 'époque, José de Alencar et Joaquim Maria Machado de Assis, représentent les deux tendances qui persiste­ront au XXe siècle : d'une part, le nationalisme avec une «couleur locale» qui évoluera vers les régionalismes, d'autre part, le cosmopoli­tisme. Alencar, malgré la diversité de son œuvre de fiction (historique, urbaine, de coutumes), reste surtout l'auteur de romans « indigénistes ». Fortement inspiré par Chateaubriand, il met en scène des couples mixtes formés soit par un Amérindien et une Blanche (O Guarani, 1857), soit par une Amérindienne et un Blanc (Iracema, 1865). Ce modèle national de métissage mythifie l'ancêtre natif et occulte l'apport du sang noir. L'«indigénisme» cristallise une cer­taine vision de ce que l'on concevait à l'époque comme la «littérature nationale». À rencontre de ce courant se trouve Machado de Assis, homme de couleur d'origine très humble (ses grands-parents paternels étaient des affran­

chis), et qui a fondé l'Académie brésilienne des lettres. Dans ses romans urbains, Machado de Assis recrée la société pleine de contrastes de Rio de Janeiro, alors capitale de l'Empire, et montre l'impact des événements politiques de l 'époque. Fin analyste de l'âme humaine, il transforme son pessimisme en ironie et en humour pour dépeindre des personnages en proie aux affres de la passion et de la jalousie. Dans un texte de 1873, il critique le goût de la «couleur locale», affirmant que ce n'est pas le sujet qui définit la nationalité d'une œuvre, ni le vocabulaire (description de la faune et de la flore exotiques). Il ajoute :

Il est certain qu'une littérature, surtout une littérature naissante, doit se nourrir d'abord des sujets que lui offre sa région; mais n'établissons point de doctrines si abso­lues qui l'appauvrissent. Ce que l'on doit exiger de l'écri­vain avant tout, c'est un certain sentiment intime qui le rende homme de son temps et de son pays, même quand il traite des sujets lointains dans le temps et dans l'espace («Instinto de nacionalidade», dans Obras complétas, p. 804).

Machado de Assis avait l'intuition que chaque écrivain devait trouver son langage : étant « homme de son temps et de son pays », son œuvre exprimerait forcément une réalité « nationale ». Edouard Glissant, un siècle plus tard, dans un contexte de diglossie1, pose la question de manière explicite :

Il faut frayer à travers la langue vers un langage, qui n'est peut-être pas dans la logique de cette langue. La poétique forcée naît de la conscience de cette opposition entre une langue dont on se sert et un langage dont on a besoin (1981, p. 237).

1 Ce qui n'était pas le cas au Brésil, malgré l'existence d'un problème linguistique au XLXC siècle : écrire selon la tradition portugaise ou trouver un langage dans la langue telle que pratiquée par les Brésiliens.

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Glissant est sans doute l'écrivain qui a su donner sa marque au roman antillais et en a « trouvé la forme » (Rimbaud). La Lézarde (1958) a encore un style emprunté mais, à partir du Quatrième Siècle (1964), Glissant associe une écriture serrée à une certaine oralité du conte, pour devenir dans ;Wtf&tfgo?ry( 1987), selon son alter ego Mathieu, «le chroniqueur [qui] avait voulu descendre en spirale, le plus à fond pos­sible, dans le tohu-bohu du temps que nous vivions» (p. 214). Ce faisant, Glissant fonde une lignée : Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant sont tributaires de sa pensée et de son langage. D'ailleurs, dans SoliboMagnifique, l'épigraphe extraite de l'œuvre de Glissant ouvre la piste pour comprendre le projet littéraire de Chamoi­seau : « Mon langage tente de se construire à la limite de l'écrire et du parler; de signaler un tel passage — ce qui est certes bien ardu dans toute approche littéraire ». Cependant, Chamoi­seau et Confiant poussent plus loin la contribu­tion de l'oraliture et la présence du créole dans leurs romans, ce qui les met dans une impasse déjà évoquée par Glissant lui-même : «Je suis d'une communauté que l'on accule à son folk­lore ; à qui toutes productions sauf la folklori­que sont interdites. La littérature ne peut pas "fonctionner" dans un simple retour à des sour­ces orales folklorisées» (1981, p. 262).

Dans Solibo Magnifique, Chamoiseau fait de la mort du conteur une métaphore de la mort de l'oraliture. Comme dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé (1989), tout le roman se passe autour d'un cadavre, qui en est le personnage principal; mais tandis que la veillée funèbre devient un moment de réflexion et de prise de conscience pour chacun des

personnages de Condé, Solibo, lui, n'a pas de veillée. Le grand conteur meurt pendant le car­naval, sur la Savane de Fort-de-France, devant son public habituel. Les péripéties et les qui­proquos, qui créent un comique de farce, sont déclenchés par des gendarmes burlesques et ridicules. Entre le rire amer et un certain ton de « réel merveilleux » (Alejo Carpentier), jaillit une critique acérée d'une Police truculente qui torture et finit par tuer deux témoins devenus suspects de meurtre.

Le personnage-narrateur, qui porte le véri­table nom de l'auteur, est surnommé Cham2:ibié, Ti-Cham ou Oiseau de Cham (d'où Cham-oiseau) ; son nom renvoie au Cham biblique, fils maudit par Noé et ancêtre éponyme des Chamites (les peuples africains). Solibo explique : «Chamoi­seau? Parce que pour eux, tu étais descendant du Cham de la Bible, celui qui avait la peau noire» (p. 55). Le narrateur se présente ainsi :

Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l'écrivain est d'un autre monde, il rumine, éla­bore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de l'oraliture, il recueille et transmet (p. 159).

«Marquer» en créole c'est écrire, mais aussi rythmer le solo dans le concert des tambours-ka qui accompagnent le conteur. Ainsi, en refusant le statut d'écrivain pour revendiquer celui de marqueur de paroles, Chamoiseau assigne une fonction à l'écrivain antillais : il doit être celui qui «recueille et transmet» une tra­dition orale. Partant, il s'inscrit dans le champ de l'oral (ce qui est une contradiction) pour porter un témoignage de cette oraliture qui se perd, pour écrire cette parole sur un ton oral, lui donner la fonction d'un kont:

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LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE

Frappé d'un blanc à l'âme, il ne me reste plus qu'à en témoigner, dressé là parmi vous, maniant ma parole comme dans un Vénéré, cette perdue nuit de tambour et de prières que les nègres de Guadeloupe blanchissaient en souvenir d'un mort (p. 27).

Le livre fonctionne donc comme un vénéré en hommage au mort; pourtant, le narrateur n'est pas « dressé là parmi vous », mais assis dans son coin, à écrire. Cette contradiction n'est pas éludée par l 'auteur: il transpose simple­ment les conversations qu'il avait avec Solibo à ce sujet.

Solibo Magnifique me disait: «[...] Oiseau de Cham, tu écris. Bon. Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance? Dans ton livre Manman Dlo, tu veux capturer la parole à l'écri­ture, je vois le rythme que tu veux donner, comment tu veux serrer les mots pour qu'ils sonnent à la langue. Tu me dis : Est-ce que j'ai raison, Papa? Moi, je dis : On n'écrit ja­mais la parole, mais des mots, tu aurais dû parler. Écrire, c'est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La parole répond : où est la mer? Mais l'essentiel n'est pas là. Je pars, mais toi tu restes. Je parlais, mais toi tu écris en annonçant que tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C'est bien, mais tu touches la distance [...]» (p. 50).

Le projet de Chamoiseau se heurte à deux pro­blèmes fondamentaux concernant la langue et le langage. Comme l'oraliture est dire en créole et écrire en français, elle passe par une double traduction qui change forcément le rythme de la phrase, la valeur sémantique des mots, bref, toute une vision du monde implicite dans une langue. La solution que Chamoiseau et d'autres écrivains antillais (depuis Jacques Roumain) ont trouvée, c'est la créolisation du français, qui altère la formation lexicale, la sémantique et la syntaxe; ils inscrivent parfois dans leurs textes des phrases entières en créole et en donnent la traduction entre parenthèses. Quant à la transposition de l'oral à l'écrit, l'écrivain y

perd beaucoup : « les informations, les mimiques, la gestuelle du conteur» (p. 210). Il donne à lire une «sorte d'ersatz», car la parole du conteur, «sa vraie parole, toute sa parole, était perdue pour tous — et à jamais» (p. 211).

Mais en tentant cet impossible, Chamoiseau crée un type de narrateur qui ressemble au conteur. Dans un article sur Leskov, Walter Benjamin distingue trois types de narrateur : le narrateur des récits oraux qui échange son expé­rience avec le spectateur et peut lui trans­mettre une sagesse, lui donner des conseils; le narrateur du roman qui, écrivant dans la soli­tude de sa chambre, n'a pas de contact direct avec son lecteur, ne peut pas lui donner de con­seils; le journaliste qui donne des informa­tions neutres et ne partage pas les idées qu'il véhicule (p. 205-209). Chamoiseau construit un narrateur proche du conteur traditionnel : il imprime sa marque à l'histoire qu'il raconte, se met en scène, se fait personnage; ce qu'il raconte garde donc une valeur de témoignage parce que c'est le fruit de son expérience (acquise au contact du conteur). Dans ce jeu de miroirs, Solibo est le Maître et Chamoiseau l'Ap­prenti, Solibo est Papa et lui, Ti-Cham. Le rôle qui lui est assigné consiste à transmettre une connaissance, une sagesse, bref, une tradition que seul Solibo possédait. Héritier d'une mé­moire épique, Chamoiseau est le porte-parole de Solibo et du monde qu'il représente. Il se fait le double de Solibo afin de rompre la léthargie et d'aviver les «mémoires indifférentes» :

cet homme était la vibration d'un monde finissant, pleine de douleur, qui n'aura pour réceptacle que les vents et les mémoires indifférentes, et dont tout cela n'avait bordé que la simple onde du souffle ultime (SoliboMagnifique, p. 212).

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La description de la veillée funèbre de Man Gnam (organisée par Solibo) fonctionne comme une mise en abyme inversée : « Sans le Magni­fique, elle serait morte comme une chienne, exactement comme lui-même à cette heure» (p. 148). Solibo, qui égayait les veillées funèbres avec ses kont, meurt en effet « comme un chien » : son corps reste étendu sur la Savane, en atten­dant que les gendarmes le transportent chez le médecin qui fera l'autopsie. Sa mort est la négation de sa vie à cause d'une Police inepte, qui n'admet pas l 'évidence: Solibo est mort d'une «égorgette de la parole», comme en ont témoigné ses auditeurs. Il ne pouvait mourir que de l'intérieur; c'est sa propre parole qui l'étrangle, parce qu'il a conscience que le règne de l'oral est fini. L'inspecteur principal, intrigué par cette mort et «converti» à la cause, mène une enquête pour découvrir qui était Solibo. Il conclut que, sans auditoire pour l'écouter, « un flot de verbe devait lui tortu­rer le ventre, lui vibrionner la poitrine, guetter ce terrible moment du carnaval où un cyclone lui jaillit de la gorge — dévastateur» (p. 209).

Solibo avait refusé de participer à des spec­tacles organisés par les autorités de l'Action culturelle, craignant «cette sorte de mise en conservation où l'on quittait la vie pour un cadre d'artifice» (p. 208). Lucide, le vieux conteur rejette la folklorisation qui ferait de son artisanat de la parole un amusement pour touristes, figé, mort, détourné de la vie du peuple. Le récit oral tire sa force de l'interaction entre le conteur et l'auditoire : le premier ajoute toujours une note personnelle et le public réagit pour l'encourager à poursuivre; l'art de conter est un métier artisanal. Le conteur Solibo

vit de son métier, il est un «djobeur de l'âme collective» (Glissant, 1990, p. 83).

Chamoiseau a fait un travail d'ethnographe chez les djobeurs du marché aux légumes pour son livre Chronique des sept misères (1986) et il en rend compte dans Solibo Magnifique, établissant ainsi un dialogue intratextuel. Dans son «observation directe participante» du monde des djobeurs, il rencontre Solibo qui lui permettra de «retrouver une logique d'écri­ture» (p. 43). H découvre ainsi son identité de « marqueur de paroles » ; jusqu'alors il était « une sorte de parasite, en béatitude stérile, dont les notes s'apparentaient [...] aux armes mira­culeuses des chantres surréalistes» (p. 143). C'est là une référence ironique à un recueil de poèmes de Césaire (les Armes miraculeuses, 1970), héritage que Chamoiseau refuse pour s'inscrire dans la lignée des conteurs créoles. Il critique ses prédécesseurs de la Négritude (Césaire) et de l'Antillanité (Glissant) qui ont ignoré l'amour, n'ayant jamais décrit ni la passion ni l'acte sexuel :

Notre pré-littérature est de cris, de haines, de revendica­tions, de prophéties aux Aubes inévitables, d'analyseurs, de donneurs de leçons, gardiens des solutions solutionnantes aux misères d'ici-là, et les nègres ceci, les nègres cela, et l'Universel, ahl'Universel !... Final : pas de chant sur l'Amour. Aucun chant du koké. La négritude fut castrée et l'antillanité n'a pas de libido (p. 62).

D'une certaine manière, Césaire serait le degré zéro, omniprésent, de la littérature antillaise : tous le citent, soit pour le critiquer, soit pour le saluer. Raphaël Confiant, par exemple, pa­rodie un passage de la Tragédie du roi Christophe (1963) en le mettant dans la bouche des con­teurs dans les veillées funèbres :

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LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE

Tu as vécu dans le roussi de tes cheveux l'haleine infernale de la foudre. [...] Au nom du dieu Legba, au nom de mon cœur qui me remonte la vie tout entière sans un hoquet, je te baptise et sacre nègre (JEau de café, p. 160).

Cette intertextualité révèle la création d'un système où s'intègrent producteurs, œuvres et récepteurs, chaque auteur trouvant un lan­gage qui continue ou rompt avec celui des pré­décesseurs. Ce dialogue entraîne des débats, voire des querelles. Mais c'est justement cette confrontation qui prouve l'existence d'une littérature antillaise.

Le processus de formation d'une littérature nationale se caractérise enfin par la quête d'une identité qui la distingue de celle dont elle est issue. Aux Antilles, cela se manifeste par la recherche de thèmes exprimant une histoire nationale : la traite, la plantation, le quimbois, le nègre marron, les kontet les légendes, le rapport des races, le rapport à la terre, les veillées funè­bres, la mémoire collective. Glissant affirme que les Martiniquais n'ont possédé ni le temps ni l'espace tout au long de leur «histoire subie» :

Il n'y a ni possession de la terre, ni complicité avec la terre, ni espoir en la terre. [...] Le temps martiniquais n'est pas plus intériorisé par la collectivité. L'inconscient et lanci­nant besoin de se connaître se perd dans l'absence du sens ou de la dimension historiques. Non seulement l'histoire fut collectivement subie, mais encore elle fut « raturée ». Ce manque de la mémoire collective rend (pour partie) compte de la discontinuité qui a caractérisé le peuple martiniquais dans ses œuvres (1981, p. 88).

Comme l'a montré Alejo Carpentier, l'Histoire pèse plus sur le Latino-Américain que sur l'Euro­péen parce qu'en Europe, le passé est inscrit sur les pierres, tandis qu'en Amérique latine, ce sont les hommes qui vivent à la fois dans le passé et dans le présent. L'oralité est un trait

archaïque ; les Latino-Américains vivent la moder­nité et la postmodernité sans avoir perdu les formes traditionnelles de culture. Glissant op­pose la «modernité maturée» de l'Europe à la « modernité vécue » de l'Amérique, qui a plutôt fait «irruption dans la modernité» (1981, p. 192). Ce dilemme se manifeste dans le roman antillais : doit-il chercher son visage (une identité natio­nale) en préservant l'oralité au risque de tom­ber dans la folklorisation, ou accepter d'entrer de plain-pied dans la modernité, voire dans la postmodernité, et de perdre son caractère « national » ?

Le roman brésilien, en deux siècles de « conti­nuité littéraire», a connu toutes les tendances. On ne peut pas en tracer l'histoire à l'intérieur des limites de cet article; dans la succession d'écrivains qui ont exploré les différents cou­rants littéraires, chacun a pris le relais de ses prédécesseurs soit pour s'y opposer, soit pour poursuivre le même projet, soit encore pour reprendre des modèles vieillis et les contester, établissant ainsi un rapport dialogique extrê­mement fertile. Si bien qu'il n'a été possible à Mario de Andrade d'écrireMacunaima en 1928 que parce qu'il y avait eu avant le roman « indi-géniste» de Alencar, dont il fait la parodie. L'Amérindien Macunaima, un anti-héros noir et laid, s'oppose de manière symétrique à Péri, l'Amérindien héroïque et beau de O Guarani. Alencar glorifiait l'image narcissique du Brési­lien admirable au moment de la formation de la Nation, alors que Mario de Andrade tend un miroir déformant qui projette une image cri­tique du Brésilien amoral et débrouillard. L'in­version carnavalisée instaure un dialogue avec

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Alencar mais surtout avec ses contemporains trop fiers d'un Brésil géant et paradisiaque (l'« ufanismo », le naïf orgueil patriotique d'Afonso Celso et Olavo Bilac).

Le roman postmoderne brésilien doit être envisagé dans ce contexte de dialogue entre les nouveaux romanciers et leurs prédécesseurs. Lorsque Silviano Santiago pastiche le style de Graciliano Ramos, il rend un hommage à cet écrivain qui a profondément marqué la littéra­ture brésilienne. Graciliano Ramos, né dans l'État d'Alagoas (Nord-Est) en 1892 et mort à Rio de Janeiro en 1953, est un «classique expérimenta­teur» (Carpeaux, p. 7); chacun de ses quatre romans représente un type d'oeuvre différent. Arrêté en 1936 dans son État natal, il est trans­féré à Rio ; il passe dix mois en prison sans pro­cès. Dix ans plus tard, il écrit ses Memôrias do cârcere où il relate les souffrances et humilia­tions subies2.

Dans son roman Em liberdade3, Santiago uti­lise un procédé typique du XVIIIe siècle : la « Note de l'éditeur» prétend que Graciliano Ramos a tenu un jounal pendant deux mois et treize jours, juste après être sorti de prison en 1937. Tous les lecteurs savent qu'il a écrit ses mé­moires de prison, mais ce journal «découvert» par Santiago ne peut être qu'un faux. À l'instar de l'abbé Prévost ou de Montesquieu qui affir­ment n'être que les « éditeurs» de leurs textes, Santiago feint d'avoir reçu le manuscrit d'un ami de Graciliano Ramos, dont le nom ne peut

être révélé. L'originalité tient à une sorte d'in­version : l'auteur du XVIIIe siècle prétendait que ses personnages étaient de vraies personnes ayant laissé des manuscrits qu'il tentait de dé­crypter, alors que Santiago n'a pas besoin de prouver l'existence de Graciliano Ramos mais bien celle du journal. Comme le romancier du XVIIIe siècle qui, en faisant semblant d'éditer un récit réel, donnait la preuve qu'il s'agissait bien d'un roman (le lecteur n'est pas dupe, il reconnaît le procédé), Santiago, en feignant de publier un journal de Graciliano Ramos, met comme titre à son livre : Em liberdade, uma fieçâo de Silviano Santiago (il faut dire qu'il était alors connu surtout comme professeur et critique littéraire). Le titre sur la couverture ne trompe personne; l 'épigraphe, empruntée à Carpeaux, donne la clé du projet : «Je vais cons­truire mon Graciliano Ramos» (Em liberdade, p. 7). Et effectivement, il construit « son » Graciliano Ramos, un pastiche de l'auteur de Memôrias do cârcere, afin de montrer, « dans une capsule de la machine du temps, la permanence des régimes autoritaires au Brésil » et « la position qu'occupent les intellectuels quand ils mani­festent publiquement le désir d'une société plus juste» (p. 209). Pour voyager (et nous faire voyager) dans cette « machine du temps », il se cache derrière un narrateur postmoderne, si bien que, sous prétexte de transmettre une expérience qui lui est extérieure, il finit par faire entendre sa propre voix. Comme Santiago

2 Presque toute l'œuvre de Graciliano Ramos a été publiée en français aux éditions Gallimard : Sécheresse (1954), Enfance (1956), Sào Bernardo (1986), Mémoires de prison (1988), Angoisse (1992). Un recueil de nouvelles, Insomnie, est à paraître.

3 Ce roman n'a pas été publié en français. Un roman ultérieur de Silviano Santiago, Stella Manhattan, va paraître pro­chainement à Paris chez Anne-Marie Métailié.

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LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE

lui-même l'affirme ailleurs (Nas Malhas da letra), le narrateur postmoderne correspond au troisième type de narrateur décrit par Ben­jamin, le journaliste qui, dans une interview, donne la parole à l'autre, pour entendre sa voix. Mais à travers la parole de l'autre qu'il transcrit, il laisse passer sa propre voix, «par personne interposée».

Un texte de Theodor W. Adorno mis en exergue éclaire le sens idéologique du roman : Adorno affirme que l'on peut craindre que «les grandes catégories de l'histoire puissent nous tromper» et que c'est l'individu qui a assumé «une bonne part du potentiel de protesta­tion». Aussi, pour dépeindre le rôle des intel­lectuels qui ont contesté toutes les formes de dictature au Brésil, Santiago part-il d'un indi­vidu, Graciliano Ramos, injustement incarcéré, et dans sa «machine du temps», il remonte jus­qu'à la fin du XVIIIe siècle à Minas Gérais, au moment où le poète Claudio Manuel da Costa s'est suicidé (selon la version officielle) ou a été tué (selon la version du roman). Puis, toujours dans sa «machine du temps», il voyage vers le futur et arrive à Sâo Paulo en 1975, lorsque le journaliste Wladimir Herzog s'est suicidé (selon la version de l'Armée) ou plu­tôt, de toute évidence, a été assassiné. Ainsi donc, Santiago retrouve et ressuscite trois in­tellectuels emblématiques dont les actions ont catalysé l'opinion publique contre les régimes autoritaires : ils représentent la permanence d'un esprit de combat dans l'histoire du pays. Une dernière épigraphe, extraite d'un roman de Graciliano Ramos, confirme son refus d'être ravalé à une condition sous-humaine : «Je ne suis pas un rat. Je ne veux pas être un rat».

Em liberdade est divisé en deux parties, qui correspondent à deux «blocs-notes» du «ma­nuscrit». Elles se définissent par un change­ment d'espace : dans la première, Graciliano Ramos est accueilli (d'abord avec sa femme, ensuite seul) chez l'écrivain José Lins do Rêgo ; dans la seconde, il loge seul dans une pension. Mais surtout, il se produit un changement dans le ton et les sujets traités, comme si la voix de Santiago, cachée derrière celle de Graciliano Ramos, se libérait petit à petit du pastiche pour devenir le véritable sujet de renonciation.

Dans la première partie, l 'homme Graciliano Ramos occupe le centre du récit : ses premiè­res sensations de liberté, ses rapports avec sa femme, le couple qui les héberge et tous les intellectuels qui vont lui rendre visite. La pre­mière phrase du livre, écrite le lendemain de sa sortie de prison, concerne son corps meur­tri par les souffrances : «Je ne sens pas mon corps. Je ne veux pas le sentir pour le moment. Aujourd'hui je ne me permets d'exister qu'en tant que consistance de mots» (p. 27). Huit jours de bonne chère lui font redécouvrir son corps : une jeune fille marchant vers la plage éveille son désir endormi et, pour la première fois, il se sent en liberté. Le narrateur postmo­derne de Santiago, s'inspirant des idées de Georges Bataille (que Graciliano Ramos ne pou­vait pas connaître), oppose le gaspillage de la passion à l'esprit d'épargne qui prévalait en prison parmi les autres détenus.

Le désir rend Graciliano Ramos à son corps et à son goût pour la littérature. Avant la scène de voyeurisme, seules des citations d'autres écri­vains l'aidaient à expliquer les événements, les sensations qu'il expérimentait. À partir de

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cette scène, le texte commence à assumer son caractère de métafiction, le narrateur réfléchit sur son écriture et sur celle des autres. Il distin­gue l'écrivain qu'il est lorsqu'il écrit ses romans et le scribe qu'il cherche à être dans ce journal, simple récit de la vérité. Dans le jeu de miroirs entre les deux narrateurs, Ramos-scribe et San­tiago-écrivain, se dessine un trompe-l'œil, puisque Santiago part d'une vérité4 pour créer sa fiction. Il fait ce que Graciliano Ramos affirme faire dans ses romans : il prête des sentiments, des désirs, des pensées à ses personnages.

Ce narrateur ambigu Ramos-Santiago cri­tique l'écriture de Rêgo, romancier qui produit de manière «spontanée» et à profusion, à l'op­posé de Graciliano Ramos dont l'écriture est plus «élaborée». Il affirme que l'écrivain ne doit pas être un simple conteur comme Rêgo, qu'il a une responsabilité à l'égard de la lan­gue : «il doit élargir ses propres possibilités de forger un langage, pénétrant des formes lin­guistiques qu'il ne possède pas, qu'il ne com­mande pas» (p. 115). Malgré les apparences, les romans de Rêgo ne sont pas historiques, ne manifestant pas cette « conscience critique qui cherche à englober les deux moments en un même devenir historique» (p. 118). La critique de Rêgo fonctionne comme une mise en abyme inversée puisque Santiago, au contraire, écrit un roman historique — ou plutôt, une « métafic­tion historiographique » (Hutcheon, p. 21) —, car il montre les conflits et les contradictions vécues par les classes et surtout par les intel­

lectuels pendant la dictature de Vargas et la conspiration de Minas.

La question historique s'approfondit dans la seconde partie du livre. Les vers de Claudio Manuel da Costa qui servent d'épigraphe indi­quent la piste à suivre : Santiago va ressusciter le poète et lui faire revivre ses derniers moments. Le Rio de Janeiro des années 30 disparaît presque ; dans sa «machine du temps», le narrateur nous emmène à Minas Gérais à la fin du XVIIIe siècle. À partir de ses recherches dans les documents de l'époque, Santiago propose une hypothèse d'ex­plication du prétendu suicide de Claudio Manuel da Costa : il en savait trop, parlait trop, et voulait à tout prix forcer le gouverneur, qui avait lui aussi conspiré, à poursuivre le combat afin de mener à bien l'indépendance. Le gouverneur et ses acolytes, peureux, décidèrent de l'éliminer.

Santiago rejette les versions officielles sur la mort des conspirateurs de 1792. Il critique l'interprétation religieuse qui a transformé ces héros en martyrs, qui les a vidés de leur con­tenu révolutionnaire pour en faire des saints. L'iconographie a toujours représenté Tiradentes — «chef» de la conspiration — à l'image du Christ, avec barbe et cheveux longs, portant une longue tunique blanche, ce qui ne correspond pas à la vérité historique. Les historiens ont pro­duit des « discours » sur les événements, les trans­formant en « faits historiques » intégrés dans un «système» (Hutcheon, p. 161). Santiago refuse les interprétations, il se sert des « événements » pour récrire l'Histoire telle qu'il la comprend :

4 Résultat de cinq années de recherche dans les journaux et revues de l'époque pour reconstituer Rio de Janeiro en 1937, ainsi que dans les documents sur l'« Inconfidência Mineira » (ce mouvement pour l'indépendance du Brésil s'est constitué en 1789 ; matés par la Couronne portugaise, ses principaux chefs seront condamnés à mort ou à l'exil en Afrique en 1792).

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LA RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE

Je voudrais [...] repenser les événements que les bons his­toriens ont recueillis plutôt que leurs écrits. Je proposerai, dans le conte, une nouvelle interprétation de l'action des hommes, tout en essayant d'élucider le raisonnement et la motivation qui se trouvent derrière les actes et les paroles. C'est là qu'intervient le travail de l'imagination (p. 206).

Le « je » qui parle (Graciliano Ramos) se propose d'écrire un conte sur Claudio Manuel da Costa et, dans sa métafiction historiographique, San­tiago réalise ce projet en donnant la parole à ce dernier. Refusant le langage froid et objectif de l'historien, il en fait un personnage litté­raire. Il conçoit un conte où s'accomplit une fusion des voix, où il parle avec les mots du poète mineiro, le citant sans guillemets, bref, où il le pastiche. Voilà donc dévoilé le procédé en jeu de miroirs qu'utilise Santiago dans son roman : trois écrivains occupent l'espace tex­tuel, se faisant écho les uns aux autres. Silviano Santiago recrée Graciliano Ramos qui, à son tour, en tant que personnage-narrateur, ressuscite Claudio Manuel da Costa, tandis que, sans avoir accès à la parole, le spectre de Wladimir Herzog (dont la mort ébranla les derniers bastions de la torture) hante tout le texte.

Pour conclure, reprenons notre idée ini­tiale : l'on ne peut comparer deux œuvres sans les replacer dans leur contexte. Silviano San­tiago parle de l'histoire et de la littérature derrière / à travers les voix de Graciliano Ramos et de Claudio Manuel da Costa. Il pratique un « pastiche transgressif » où il assume aussi bien le style que le je de Graciliano Ramos, ce qui n'empêche pas une certaine distance critique, voire une certaine ironie, malgré tout le «respect» qu'il lui porte. Il affirme ailleurs que ce jour­nal, Graciliano Ramos « n'a jamais eu le courage de l'écrire», n'ayant relaté que «l'expérience de

la prison, du martyre, de la souffrance » (NasMal-bas da letra, p. 116). Santiago ne reproche pas seulement à Graciliano Ramos et à la gauche des années 30 de n'avoir rapporté que la douleur (donc de se poser en victimes), mais il dialogue de manière critique avec toute la production des exilés qui, rentrant au Brésil après l'amnis­tie de 1979, décrivirent les tortures subies. Santiago parle du présent (la mort de Herzog en 1975) mais, en le fondant avec le passé, il lui donne une dimension historique absente des récits des exilés. Ce qui ressort de ce roman (et d'autres romans contemporains qui récrivent l'Histoire), c'est un désir de mieux connaître son passé et surtout le besoin d'en promouvoir une révision. Parce qu'elle est univoque et unilatérale, l'Histoire, telle qu'on l'a étudiée dans les livres, mérite de nouvelles interprétations, de nouvelles recherches. Le «pacifisme» du peuple brésilien est remis en question devant l'abondance de guerres, de révoltes, de rébellions de tous genres. Les traîtres ne sont plus des traîtres. Les victimes deviennent des héros. Et les héros perdent leurs médailles lorsque sont révélées les atro­cités qu'ils ont commises.

Si l'on compare avec la Martinique, on s'aper­çoit que les différences de la production litté­raire reflètent les différences sociopolitiques. L'absence de mémoire ou la vision parcellaire, fragmentée de l'Histoire semblent être le patri­moine commun des peuples colonisés. Les romanciers et les historiens brésiliens pour­suivent une révision de cette histoire, sans doute pour combler une carence. Glissant asso­cie la mémoire du passé à la confiance en l'ave­nir : « de même qu'il n'y a ni présence (ou sens)

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de l'histoire, ni mémoire collective, il n'y a pas ce qui en constitue le légitime corollaire, la pro­jection dans l'avenir» (1981, p. 88). Le narra­teur de Chamoiseau, directement concerné par la disparition de ce monde ancien, s'assigne le devoir de le préserver. Mais peut-on mettre la vie d'un pays en conserve? Cette vision nostal­gique du passé serait-elle la confirmation du manque de «projection dans l'avenir»? Le con­

teur qui était la «vibration d'un monde finis­sant » est mort ; la dernière page de Solibo Magni­fique n'ouvre sur aucun avenir. Par contre, le narrateur postmoderne qu'est Santiago peut garder une certaine distance critique vis-à-vis de Graciliano Ramos parce qu'il se situe dans une continuité littéraire qui, elle, n'est pas menacée de rupture.

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