La quête Degraal Episode 15: Les écureuils de Saint-James · TOUT L’IMMOBILIER • NO 627 • 2...

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TOUT L’IMMOBILIER • NO 627 • 2 AVRIL 2012 A Londres, les écureuils du parc Saint-James creu- sent dans la terre meuble, faisant des trous partout, au nez et à la barbe des jardi- niers de la reine. Ils cherchent quelque chose. Une noisette peut-être. Je suis un peu comme eux, songe Jean, en se mettant à l’abri de la pluie, sous un kiosque à boissons. S’approchant du présentoir: – Good morning Madam. A coffee with clouds please. La tête de la vendeuse s’avance au-dessus des Muf- fins et Donuts. – Mind repeating sir ? Zut! Elle n’a pas compris. On dit pourtant: «servir le thé avec un nuage de lait». Je voudrais la même chose avec du café. Un couple attend pour prendre la commande. La vendeuse le regarde, les sourcils levés jusqu’au milieu du front: – Sir? One cappuccino, dit-il, résigné. Le rendez-vous avec l’agent immobilier est dans deux heures. J’ai le temps de faire un tour à Buckingham, songe-t-il, en quittant le parc. Il y a quelques mois, Grandi lui tenait ce discours au cours d’une séance. – Vous voyez, Degraal, si nous décrochons ce partenariat avec les Anglais, on va terrasser la concurrence. La City, c’est la référence! Les pros de la finance! Il faut prendre exemple, faire comme eux. Ici, on dort! D’ailleurs, vous aussi! Réveillez-vous, mon vieux ! Vous avez quoi, ces temps? Jeanne vous surmène? Cette remarque avait provoqué un rire collectif autour de la table. – J’apprécie votre humour, avait répliqué Jean. – Vous préférez l’humour british? avait dit Grandi. Ça tombe bien. C’est vous qui allez démarcher la City. Fin mars, les arbres du parc Saint-James ont fleuri trop vite. Les pétales des cerisiers tremblent sous les gouttes glacées. Il pleut sur la statue de la reine. La circulation est arrêtée. Degraal traverse le giratoire en direction du Mémorial. Des centaines de touristes sont amassés autour. Jean sursaute. Une voix lui crie: – Move on! Move on! Il se retourne. Un garde le pousse, tel un mouton dans la foule chapeautée de parapluies ruisselants. Une goutte glacée, tombée d’une baleine de parapluie, entre dans son cou. Il frissonne. Prisonnier entre deux épaules, il apostrophe son voisin de droite, lequel semble parler sa langue. – Excusez-moi. Pourquoi ce monde?, demande Jean. – La reine salue au balcon aujourd’hui, répond l’homme. Avec ma femme, on a fait exprès le voyage de Calais ce matin. Ma femme est anglaise. Les Anglais sont très attachés à leur reine. – Moi aussi, dit Jean. – Vous êtes anglais? – Suisse. – Une reine? En Suisse? – La Suisse non. Moi oui. L’homme fronce les sourcils, prenant un air embarrassé. – Sauf que la mienne ne se montre pas facilement, dit Jean. – La reine d’Angleterre non plus, dit l’autre avec aplomb. – Cela fait plus d’une année qu’elle ne s’est pas montrée. Et quand elle se décide, je ne sais jamais trop à quel balcon, continue Jean. L’homme, gêné, joue des coudes avec sa femme pour attirer son attention. – C’est un peu comme une chasse au trésor … avec un trésor que je dois retrouver. Vous comprenez? – Pas vraiment, fait l’autre, de plus en plus gêné. – Le trésor. C’est Jeanne. – Jeanne d’Arc évidemment, dit l’homme, en se détournant. – Heu non… Jean, se rendant compte de son discrédit : - Désolé, je ne vou- lais pas vous importuner avec mon histoire. Je file. – is guy is totally crazy, souffle l’homme à l’oreille de sa femme. Jean disparaît entre les parapluies. Il pousse la barrière retenant la foule et s’élance sur le rond-point. Les hurlements du garde le rattrapent, tels des guêpes attirées par du melon. Il enjambe la barrière, saute sur la pelouse du parc. - Move on ! Move on ! Les cris le poursuivent comme le refrain d’un groupe de rock. Tiens, cela fait longtemps que je ne suis pas allé voir un concert, songe-t-il. Plus loin, il hèle un taxi qui freine à sa hauteur et éclabousse son pantalon. Montant à l’arrière, il salue le conducteur : – Morning Sir. To Soho, Please. La pluie ruisselle sur les vitres. «No one knows what it’s like to be the bad man, to be the sad man», les paroles du groupe «e Who» tournent dans sa tête, telle une rengaine silencieuse. Laura Maxwell La quête Degraal Episode 15: Les écureuils de Saint-James A un rythme mensuel, Tout l’Immobilier vous propose une rubrique qui évoque les aventures de personnages tellement imaginaires qu’ils en paraissent parfois réels. Nous suivons ainsi les pérégrinations de Jean Degraal, héros ordinaire de cette saga due à Laura Maxwell. De l’amour et de l’immo Jeanne Guenièvre est partie un matin. Elle a quitté Jean Degraal, son compagnon. Elle n’a pas dit où elle allait. Il paraîtrait qu’elle est partie avec un jeune étalon; c’est la voisine du haut qui l’a dit, tandis que celle du bas était plutôt d’avis qu’il s’agissait d’un hongre. Jean Degraal pense que Jeanne est partie à cause du studio qu’elle trouvait trop petit. Depuis lors, Jean Degraal cherche sans relâche, sauf à l’heure du déjeuner, l’appartement parfait, celui qui fera revenir Jeanne. Y parviendra-t-il seulement? ILLUSTRATION DANIEL HOSTETTLER

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Page 1: La quête Degraal Episode 15: Les écureuils de Saint-James · TOUT L’IMMOBILIER • NO 627 • 2 AVRIL 2012 A Londres, les écureuils du parc Saint-James creu-sent dans la terre

TOUT L’IMMOBILIER • NO 627 • 2 AVRIL 2012

A Londres, les écureuils du parc Saint-James creu-

sent dans la terre meuble, faisant des trous partout, au nez et à la barbe des jardi-niers de la reine. Ils cherchent quelque chose. Une noisette peut-être. Je suis un peu comme eux, songe Jean, en se mettant à l’abri de la pluie, sous un kiosque à boissons. S’approchant du présentoir: – Good morning Madam. A co� ee with clouds please. La tête de la vendeuse s’avance au-dessus des Muf-� ns et Donuts. – Mind repeating sir ?Zut! Elle n’a pas compris. On dit pourtant: «servir le thé avec un nuage de lait». Je voudrais la même chose avec du café. Un couple attend pour prendre la commande.La vendeuse le regarde, les sourcils levés jusqu’au milieu du front: – Sir?– One cappuccino, dit-il, résigné. Le rendez-vous avec l’agent immobilier est dans deux heures. J’ai le temps de faire un tour à Buckingham, songe-t-il, en quittant le parc. Il y a quelques mois, Grandi lui tenait ce discours au cours d’une séance.– Vous voyez, Degraal, si nous décrochons ce partenariat avec les Anglais, on va terrasser la concurrence. La City, c’est la référence! Les pros de la � nance! Il faut prendre exemple, faire comme eux. Ici, on dort! D’ailleurs, vous aussi! Réveillez-vous, mon vieux ! Vous avez quoi, ces temps? Jeanne vous surmène? Cette remarque avait provoqué un rire collectif autour de la table. – J’apprécie votre humour, avait répliqué Jean. – Vous préférez l’humour british? avait dit Grandi. Ça tombe bien. C’est vous qui allez démarcher la City.Fin mars, les arbres du parc Saint-James ont � euri trop vite. Les pétales des cerisiers tremblent sous les gouttes glacées. Il pleut sur la statue de la reine. La circulation est arrêtée. Degraal traverse le giratoire en direction du Mémorial. Des centaines de touristes sont amassés autour.Jean sursaute. Une voix lui crie: – Move on! Move on! Il se retourne. Un garde le pousse, tel un mouton dans la foule chapeautée de parapluies ruisselants. Une goutte glacée, tombée d’une baleine de parapluie, entre dans son cou. Il frissonne. Prisonnier entre deux épaules, il apostrophe son voisin de droite, lequel semble parler sa langue.– Excusez-moi. Pourquoi ce monde?, demande Jean.– La reine salue au balcon aujourd’hui, répond l’homme. Avec ma femme, on a fait exprès le voyage de Calais ce matin. Ma femme est anglaise. Les Anglais sont très attachés à leur reine.– Moi aussi, dit Jean.

– Vous êtes anglais?– Suisse.– Une reine? En Suisse?– La Suisse non. Moi oui. L’homme fronce les sourcils, prenant un air embarrassé.– Sauf que la mienne ne se montre pas facilement, dit Jean.– La reine d’Angleterre non plus, dit l’autre avec aplomb.– Cela fait plus d’une année qu’elle ne s’est pas montrée. Et quand elle se décide, je ne sais jamais trop à quel balcon, continue Jean. L’homme, gêné, joue des coudes avec sa femme pour attirer son attention.– C’est un peu comme une

chasse au trésor … avec un trésor que je dois retrouver. Vous comprenez?– Pas vraiment, fait l’autre, de plus en plus gêné.– Le trésor. C’est Jeanne.– Jeanne d’Arc évidemment, dit l’homme, en se détournant.– Heu non… Jean, se rendant compte de son discrédit : - Désolé, je ne vou-lais pas vous importuner avec mon histoire. Je � le.– � is guy is totally crazy, sou� e l’homme à l’oreille de sa femme.Jean disparaît entre les parapluies. Il pousse la barrière retenant la foule et s’élance sur le rond-point. Les hurlements du garde le rattrapent, tels des guêpes attirées par du melon. Il enjambe la barrière, saute sur la pelouse du parc. - Move on ! Move on ! Les cris le poursuivent comme le refrain d’un groupe de rock.Tiens, cela fait longtemps que je ne suis pas allé voir un concert, songe-t-il.Plus loin, il hèle un taxi qui freine à sa hauteur et éclabousse son pantalon. Montant à l’arrière, il salue le conducteur : – Morning Sir. To Soho, Please.La pluie ruisselle sur les vitres. «No one knows what it’s like to be the bad man, to be the sad man», les paroles du groupe «¡ e Who» tournent dans sa tête, telle une rengaine silencieuse. ■

Laura Maxwell

La quête Degraal

Episode 15: Les écureuils de Saint-JamesA un rythme mensuel, Tout l’Immobilier vous propose une rubrique qui évoque les aventures de personnages tellement imaginaires qu’ils en paraissent parfois réels. Nous suivons ainsi les pérégrinations de Jean Degraal, héros ordinaire de cette saga due à Laura Maxwell.

De l’amour et de l’immoJeanne Guenièvre est partie un matin. Elle a quitté Jean Degraal, son compagnon. Elle n’a pas dit où elle allait.Il paraîtrait qu’elle est partie avec un jeune étalon; c’est la voisine du haut qui l’a dit, tandis que celle du bas était plutôt d’avis qu’il s’agissait d’un hongre. Jean Degraal pense que Jeanne est partie à cause du studio qu’elle trouvait trop petit. Depuis lors, Jean Degraal cherche sans relâche, sauf à l’heure du déjeuner, l’appartement parfait, celui qui fera revenir Jeanne. Y parviendra-t-il seulement?

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