La Quinzaine N°35

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e e . a Ulnzalne 2 F 50 littéraire Numéro 3.5 15 au 30 septembre 1967 Les «AntiDléDloires» de par Maurice Nadeau Les manuels - sc . . - ," : aIres en 1967 Un appel des intellectuels tchécoslovaques

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La Quinzaine N°35 du 15 au 30 septembre 1967

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e e . a Ulnzalne

2 F 50 littéraire Numéro 3.5 15 au 30 septembre 1967

Les «AntiDléDloires» de

par Maurice Nadeau

Les manuels • -sc . . - ," : aIres

en 1967

Un appel des intellectuels tchécoslovaques

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SOMMAIRE

3 LIVRES DE CLASSE 5 7

8 ROMANS FRANÇAIS

9

10

11 PO~SIE

12 LITT~RATURE ~TRANGÈRE

14 HISTOIRE LITT~RAIRE

16 LE LIVRE DE LA QUINZA I NE

1 8 L ETTRE D 'ALLEMAGNE

21 ESSAIS 23

24 '-: CONOMIE P OLITIQUlI:

PUBLI'-: A L''-:TRANGER

26 ŒUVRES COMPLÈTES

28 LITT~RATURE PARALLÈLE

La Quinzaine littéraire

2

Hélène Perrin Jules Ravelin Robert Soulat Claude J acquin Jacques Godbout Jean-Louis Baudry Michel Bernard

Pierre Albert-Birot J ean Follain

August Strindberg August Strindberg Georges Piroué Luigi Pirandello

David Kuhn

André Malraux

Abdallah Laroui Gérard Chaliand

Paul Baran

Joel CoIton

Charles Fourier

J. Sternberg, H. Caen, J. Lob

Direction: François Erval, Maurice Nadeau

Conseiller: Joseph Breitbach

Direction artistique Pierre Bernard

Administration: Jacques Lory

Comité de rédaction: Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Choay, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Bernard Pingaud, Gilbert Walusinski.

Secrétariat de la rédaction : Anne Sarraute

Informations: Marc Saporta Assistante: Adelaïde Blasquez

Documentation: Gilles Nadeau

Rédaction, administration: 43, rue du Temple, Paris 4 Téléphone; 887.48.58.

Les manuels scolaires en 1967 Philo pour le bac Une « Histoire » simpliste

La route étroite Jeudi cash Jardins-Fontanges Gaia Salut Galarneau ! Personnes Brouage

Silex, poèmes des cavernes Pierre Albert-Birot

Seul Légendes Pirandello Théâtre

La poétiqlte de Villon

Antimémoires

Enzensberger et les jeunes Allemands en colère

L'idéologie arabe contemporaine La lutte armée en Afrique

Economie politique et crotssance économique

Léon Blum. Humanist in politics

Œuvres complètes

Les chefs-d'œuvre de la bande dessinée

Publicité littéraire: La Publicité Littéraire 22, rue de Grenelle, Paris 7. Téléphone; 222.94.03

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Abonnements : Un an; 42 F, vingt-trois numéros. Six mois; 24 F, douze numéros. 'Etudiants; six mois 20 F. Etranger; Un an; 50 F. Six mois; 30 F. Tarif d'envoi par avion; au journal

Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal C.C.P. Paris 15.551.53

Directeur de la publication : François Emanuel.

Imprimerie; Coty S.A. Il, rue F.-Gambon,' Paris 20.

Copyright: La Quinzaine littéraire.

par Gilbert Walusinski par François Châtelet par Nicolas BouIte

par Rémi Laureillard

par Clarisse Francillon par Marie-Claude de Brunhoff par Josane Duranteau par M.-C. de B.

par Claude Michel Cluny

par Jacques-Pierre Amette

par Robert Abirached

par R.L. Wagner

par Maurice Nadeau

par François Bondy

par Gabriel Bounoure par Demba Diop

par Sean Gervasi

par Annie Kriegel

par Simone Debout

par Michel Claude Jalard

Crédits photopraphiques

p. 3 p. 5 p. 7 p. 8 p. ,9 p. 10 p. Il p. 13 p. 14 p. 15 p. 17 p. 17 p. 19 p. 19 p. 20 p. 21 p. 22 p. 25 p. 27 p. ,29

Lib. Eugène Belin Janine Niepce, Rapho Bordas éd. Gallimard éd. Denoël éd. René Pari Seghers éd. Roger Viollet Roger Viollet Roger Viollet Inge Morath, Magnum Gisèle Freund Lüfti Ozkok United Press Magnum Cartier-Bresson, magnum Marc Riboud, magnum Roger Viollet Roger Viollet Denoël éd.

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LIVRES DE CLASSE

Pendant le mois de l'année où les citoyens s'intéressent aux choses de l'enseignement, le mois de la rentrée scolaire, il est beaucoup question du prix des manuels, du caractère démentiel ou changeant des programmes, de la malfaisance conjuguée des auteurs de manuels, des éditeurs et des utilisateurs ma­ladroits de ces livres. Le manuel scolaire, outil culturel, joue-t-il un rôle moteur dans la réforme ou simplement dans l'évolution de l'enseignement? La production et la vente annuelle de 70 millions de volumes sont-elles le fait d'une industrie prospère et même progres­sive?

Impossible d'épuiser toutes les questions qui peuvent ainsi être posées. Voici quelques observations sur le manuel en 1967, après une enquête partielle.

Quelle est la place du manuel scolaire dans l'industrie française du livre? Les 70 millions de ma­nuels sur une production annuelle de 230 millions de volumes repré­sentent donc presque un tiers. Mais, ce tiers ne correspond qu'au cin­quième du chiffre d'affaires des éditeurs. En moyenne, les prix des manuels sont inférieurs aux prix des autres livres. C'est heureux. Ces prix relativement faibles tiennent à des caractères particuliers de ce genre d'ouvrages: de forts tirages, plus de réimpressions que pour toute autre catégorie de volumes (pour un nouveau manuel, quatre réimpressions d 'anciens titres, alors que, même pour les ouvrages scien­tifiques, à deux nouveaux titres ne correspondent que trois réimpres­sions). Surtout, une stricte régle­mentation des prix est imposée aux éditeurs.

70 millïons de volumes

Ceux-ci s'en plaignent et leurs arguments, il faut le reconnaître, ne sont pas sans poids. Depuis 1962, les prix sont bloqués; il y a trois ans, au moment même où la fourniture de certains livres aux élèves de Sixième était prise en charge par l'Etat, une baisse auto· ritaire de 6 % fut même imposée par celui-ci. L'industrie du livre (pas seulement scolaire) a négocié ce qu'on appelle un contrat de pro­gramme qui assurerait aux éditeurs une liberté relative des prix, les hausses restant dans les limites des preVISIons du Cinquième Plan Mais ce contrat est à la signature des ministres depuis plus de quatre mois. Il est clair que ce retard, s'il n'a pas pour but, a pour effet de maintenir une année encore au moins le blocage des prix pour les manuels.

Le Gouvernement est d'autant plus favorable à ce blocage que la dépense pour les manuels est mal vue par les familles. Elle arrive à un mauvais moment, entre les ponctions des vacances et du per-

Les Inanuels scolaires en 1967 cepteur. On préférerait que les manuels soient tous fournis par l'Etat ou les municipalités, ce qui est le cas depuis longtemps dans l'enseignement élémentaire, en Sixième et Cinquième (partielle­ment) depuis 1964. Juste tendance à la complète et réelle gratuité de l'enseignement ; encore faudrait-il être assuré que les charges publi­ques sont équitablement réparties par l'impôt, ce que je n'oserai pré­tendre.

Payés directement par les famil­les ou indirectement par les contri­butions des citoyens, les manuels représentent-ils une lourde charge? On peut évaluer à 250 millions de francs le coût annuel de ces 70 millions de volumes, soit à peine un peu plus de 1 % du budget total de l'Education Nationale (dont on sait par ailleurs l'insuffisance). Une étude comparative du prix des li­vres, à la page, en les ramenant tous au même format pour la com­paraison, a été réalisée par les édi­teurs; elle montre que le manuel le plus richement illustré et im-

ont peu l'habitude d'acheter des livres. Dans le budget total des Français, on a calculé que la lec­ture entre pour 0,75 % de leurs dépenses, dont 0,15 % pour les livres scolaires. En moyenne, ce qu'une famille dépense pour les manuels d'un enfant reste inférieur au montant de la taxe annuelle de la télévision; .d'autres comparai­sons, avec les dépenses pour le tabac ou le PMU feraient penser que le Français moyen (les autres ... ) préfère la fumée ou les chevaux à la culture de ses enfants.

On pense généralement que les livres scolaires seraient encore meil· leur marché s'ils étaient imprimés en noir seulement, avec des petits caractères et des dessins au trait comme le très fameux Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, toujours en vente, depuis 1877, à la Librairie Belin qui an­nonce la 411e édition. Mais per­sonne ne se déplace plus pour des séances de lanterne magique. Les enfants et les jeunes gens ne com­prendraient pas que les livres de

que pour une faible part dans le prix des livres et les avantages pédagogiques qui peuvent ou en­core plus qui pourraient en être tirés compensent largement cette minime augmentation de prix.

Moderne et raisonnable

Les parents, aussi bien que les administrateurs de l 'Education Na­tionale, doivent aussi se faire à l'idée qu'un manuel ne peut rester en usage des dizaines d'années de suite. Le fameux Tour de la France est une curiosité bibliophilique. En se reportant au texte, on se rend compte qu'il n 'est plus adapté au Cours Moyen pour lequel il avait

. été écrit. Malgré la lenteur des pro­grès pédagogiques, le courant de l'évolution générale bouscule les tendances naturellement conserva­trices des programmes officiels. Pour les sciences, cette évolution est presque évidente, encore que contestée par ceux qui voudraient que la jeunesse soit formée en 1967

246 L& TGUR DR LA rRANC~ PAR llKUI HNFANTB · LA 'NORfotAND1E. j!U CHA~pg ST SES BHS'rIAUX. U,

.10 face de L\llgleterl'c ; eelA fail que nous sommes en rh'alité pOUl'l'i nrlusll'ie nvec. le. Angluis. Il s'agit de fail'c aussi bien,

- Comment? dil Julien, Rouen est un port? - CCI·lq.inumenl, c'est un l'0rt situé SUf la Stlinc; les na~

"ire~remonteut ln

!ii~!iiii-illili Seine jusqu'à Roueu, comme à Nantes IlOUS avons remonté ln Loil'e ct Il Bordeaux ln On­l'OllllG. Rouen, qui a plus de H6000 habi­tnnts, esl une gmnde

Plr'M1C 1>« .1I1r-.ltIt. _ 1~ hvitM' 'Ont une d. ri­th;o: .. "4:J (je nll' ~u-~. l'Ilot le. pl-ch .. r. ~rt '" ~rt ",'un Ilulrmtl!)ltl lWMM d~.1ut , JOoOI'hl de p.or.he cn ftlt l 'ill'nn IAbee M,duclq't'»u?l")mlmlt 11.11 (ond nl\ l. l'nor. l::11ft .It"r\I;th, tnu, te 1{ll'"nO M II I:1)'l l f"fl : h"~lroo'l l,iflrt'lll: h .• rm, .t un rllit cuuhn J& (tll.l!fl.

ville lllhorievso, pleine d'usines, de machines el de trnvailleurs. Elle me à elle seule lreulé millions de kilugram­lIles de <;oIOIl, chnque an néo+ dans ses vastes lllu.LlIres où Jn vapeur

met Cil mOUY,ement de:; miillel's {Je. bobines. l''l til fnÏ!, on 10 leint de Ioules Iluu.nces, en le plongeant dans des cuves ot. 5001 les couleurs; les teiulureries de Rouen sont, avce'

celles de l,yon, les plus renommées de France. E~ Rouen n.'est pas seule 11 blen lrayailler ell Normamlie, Il y ·a tRnt d'i n,lust!'Îcs diverses cher. nous, que jCl1e pui~ pas me les rup­peler (oules.

El, en dl.allt cclo:, le 'père Guillaume semblait tout fler de pouvoir' rairelle son puys Ult éloge mérité. Il aj'JUtn.:

- C'esl que, petil Julien, la Normandie esl située juste

Une double page du Tour de la France par deux enfants.

el ce n'ost pns f,lolle; mals, comme Olt ne veut plIS res­t~r co arrière, on se donne de la peine; ci alors on iU"rive ell méllle temps que ses rivÎmx, el quelquefois l'Vantoux.

- Ti~ns, tlit Julien, G'esl dODC poul'les pouples comme en classe, oÙ ClHt­cun lâcbe d'être le l'''~''' lnier?

- J.ualemcnt, petit J.u · lien. Onns l'industrie celui qui fail les plus beaux 011-

vr<lges les ventl O1ieu~,et c'est Lout proHt. OU!!l1d 1(15

1 I.~ 'n l:fT,,,Q'''. _ POl1ttelrut ... le"- &o.·he\·~"'lu

~~!:II!CjQ'~~ ~(:i~I\:~I:~~;,:~,:,~~t1!;,~~~~~~ at ri! o1utnad l ,.',r des toItoOI.

hommes seront plus sages, ils ne voudronl oblcllÎ!' le~ uns sur 'les autres que d~ ces victoires·là. Vois-tu, ce sont les meillenres et les plus glorienses; elles n~ coillenl la vie Il personne et personne ne ~isque.d 'y perdre uOu pairie.

XCVI. _ La No"",audie (mile); leo ohamps et .e. beJ!tiaux. Un graud hoaune de l 'AnJêrl~uc t1iso..i1 ~ - Si l'ou d!IlHIIU\e. ~ q-n cl-

:~.~~ ~~f;,C:il~: r:iY~e~~~(1:, ~~;I!~t~I'~eijU~ . e!lt ~O~~~I:~~.~!;~~rr~ra\~ ~~ojr comma secollde patrie. j1nQmmerl la' Ftallce."

'- Père Gllilln~me, demanda encore Julien, y a+ll du bonnes terres en Normnndie 'i

- Je le crois nien, petit. La Normandie esl l'un des sols les plus re~liJes tle ln. l'rance. Nous llI'ons des prairies sans pareilles, où les nombreu x. troupeaux qu'on y élève DUI de l'herbe jusqu'nll "cntre, C'est dans le Cotentin, dal\S mon PIl1'5 , que chaque année on vienl nobeter les bœurs grns qui sonl onsuite promenés à Puris. et qlli sont bien les plus be4u~ qu 'on puisse voir. tes ellevnu:c normands, Ilon1 la ville de Caeu fait grand r,ommerce. sont canons partOut: nos moulons de prés salés sOllldlèbl'es. 'tu sais, Jleti1 Julieu, on le~ aplleUe uinsl parce qu'ils paissent des

primé en quatre couleurs est de 25 % moins cher qu'un roman courant; la page d'un manuel pour l'enseignement élémentaire n'at­teint pas le prix d'une page de livre de poche. Mais la dépense pour les livres de classe paraît d'autant plus lourde aux familles que celles-ci

classe restent présentés comme ils l'étaient au XIX· siècle et que la typographie claire, les photos en couleurs soient réservées aux jour­naux illustrés ou aux prospectus de publicité de MM. les P romoteurs. Le prix de revient de ces amélio­rations techniques n 'entre d 'ailleurs

exactement comme elle l'était du temps « heureux » où ils en fai-­saient partie. Malgré des résistan­ces de cette n ature dans toutes les disciplines «( Ah! de mon temps, on savait mieux l'orthographe! »), des changements se font: il faut

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La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967. 3

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~ Les manuels scolaires en 1967

renouveler les manuels comme les voitures, comme les maisons, com­me les hommes ...

Cette évolution de l'enseigne­ment, qui est dans sa nature même, est-elle acceptée, souhaitée, facilitée par les personnes qui de près ou de loin s'intéressent à l'enseigne­ment? C'est poser :a question de sa réforme permanente. Tout le monde en parle et il faut même admettre que certains y travaillent. Les manuels contribuent-ils à faire progresser les idées et les méthodes nouvelles, ou bien freinent-ils l'évo­lution?

n n'y a pas si longtemps, une nouvelle méthode latine qui béné­ficiait d'une bonne présentation ap­portait dans l'enseignement des premiers pas le fruit d'expériences vécues dans les classes nouvelles des années 50; ce ne fut pas un succès de librairie, c'est le moins' qu'on puisse en dire. Dans l'en­seignement des mathématiques, alors que la tendance, dans tous les pays du monde, est à la moder­nisation, la publication de collec­tions qui se prétendent modernes (et qui le sont d'ailleurs beaucoup plus en apparence que dans le fond) est toute récente; jusque-là, c'était à qui afficherait la plus grande prudence.

Alors que dans l'industrie auto­mobile ou dans celle des machines à laver, la concurrence use et abuse de la nouveauté des inventions, dans le manuel scolaire, la note générale est à la modération. On est « moderne de façon raison­nable » ; entendez par là qu'on se dit moderne, mais que la nouveauté est plus dans la forme, le vocabu­laire et l'illustration que dans un renouvellement fondamental qui justifierait peut-être l'emploi de ce qualificatif ambigu: « moderne ». n y a d'heureuses exceptions, trop rares, à mon avis, car des manuels intelligents et provoquant la ré­fl~xion des maîtres aussi bien que des élèves pourraient faire avancer les réformes indispensables. Trois collections qui sont en cours de parution et qui traitent toutes les trois de la premlere initiation mathématique, par Mmes Picard, Touyarot et M. Vandendriesscpe respectivement, en sont un exem­pie: le succès de ces pionniers ne sera peut-être pas immédiat, mais ils amorcent un tournant de la pédagogie à l'école élémentaire et ils favoriseront les progrès dans cette bonne direction.

La olasse vivante

Pour quelques rares exemples d~ cette sorte, combien d'ouvrages qui restent volontairement dans la ligne traditionnelle! Est-ce le souci d'un profit rapide ou simplement la re­cherche d'une plus large audience? Auteurs et éditeurs conviennent de

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produire ce qui est attendu, ce qui n'inquiétera personne, ni les maî­tres peu expérimentés, ni les pa­rents mal informés. Il y a une inertie pédagogique, faite, pour une part, du juste respect des traditions, pour une autre part d'un véritable refus de l'évolution, d'une fuite devant les efforts ' que toute nou­veauté requiert. Cette inertie péda­gogique, il n'y a pas que . ceux qui enseignent qui en subissent la contrainte. Les maîtres, à tous les niveaux de l'enseignement, en sont les premières victimes.

Or, qui pourrait écrire les ma­nuels en dehors des maîtres d'éco­le? Le contact actuel avec les élèves à qui le livre est - destiné paraît indispensable. Rien ne ga­rantit pourtant que le meilleur pédagogue sera le meilleur auteur: il y a un monde entre la classe vivante et le livre qui devrait y conduire, ou la soutenir, ou la pro­voquer ...

Une vaste et difficile enquête devrait tenter un sociologue : com­ment devient-on auteur de ma­nuels? Parmi les obstacles qu'il rencontrerait dans son enquête, il y aurait à préciser le rôle de cer­tains inspecteurs, et, spécialement pour l'enseignement secondaire, le rôle de certains inspecteurs géné­raux. Grâce à leurs fonctions, qui, en principe, sont à la fois adminis­tratives et ' pédagogiques, ils choi­sissent des maîtres à qui il leur paraît opportun de confier la ré­daction d'ouvrages qui entreront, naturellement, dans les collections dont ils sont directeurs. Ces pra­tiques ne sont pas nouvelles, ce qui ne signifie pas qu'elles ne soient pas choquantes. A beaucoup il paraîtrait, sinon incompatible, tout au moins peu décent que la même personne ait la haute main sur les programmes scolaires et de l'autre, si j'ose dire, touche. les menus pro­fits de la direction d'une collection. A l'occasion d'un récent change­ment de programmes, une campa­gne de presse, à caractère très per­sonnel, fit quelque bruit. En fait, les habitudes anciennes n'en ont pas été modifiées. l

Il est plus facile de s'indigner que de trouver des solutions vrai­ment satisfaisantes, du point de vue pédagogique aussi bien que du point de vue économique, et qui satisfassent en même temps la stricte justice. Outre qu'il faudrait assurer l'indépendance de l'esprit à l'égard des autorités politiques et adminis­tratives aussi bien qu'à l'égard des puissances financières. Considérez par exemple la question des droits d'auteur; les , maîtres qui rédigent des manuels accomplissent un tra­vail difficile et vivent dans une société capitaliste; pourquoi n'au­raient-ils pas droit à rétribution ? Mais considérez le cas de ce maître expérimenté qui enseigne avec effi­cacité et compétence dans une petite ville de 40 000 habitants

éloignée de la capitale; croyez-vous qu'il lui sera facile de faire éditer son cours pourtant remarquable? On vous dira qu'on ne peut éditer tous les cours remarquables. Ce professeu'r isolé touche son traite­ment, rien de plus: il n'y a pas de droits d'auteur sur les cours oraux. Et je ne dis rien des titres universitaires qui font qu'un non­agrégé par exemple, aura plus de mal à trouver un éditeur qu'un agrégé. Je ne prétends pas résoudre ces problèmes, je signale quelques­unes des difficultés ...

L'Unesco

On peut aussi prétendre que les directeurs de collections assurent un contrôle pédagogique. Sans aller jusqu'à réclamer une censure, d'au­cuns aimeraient 'qu'il y ait, au moins pour la jeunesse, des livres autorisés et des livres interdits. En Belgique, un livre ne peut être uti­lisé dans les classes sans avoir été approuvé par un conseil officiel. En Grande-Bretagne et aux U.S.A., aucune interdiction n'est possible.

- Ici, devant la prolifération des ma­nuels, il y a des maîtres et des parents qui se sont inquiétés de cette diversité où ils ont vu des risques de confusion. Mais qu'ils comparent ce risque à son symé­trique: il pourrait venir à l'esprit d'un ministre autoritaire ou in­conscient d'imposer un manuel uni­que! Les éditeurs ne seraient pro­bablement pas favorables à ce pro­jet, au nom de la liberté d'entre­prise. Les maîtres, justement habi­tués à une certaine indépendance dans le choix des méthodes et dans l'organisation de leur enseignement, ne peuvent souhaiter un renforce­ment de ce centralisme adminis­tratif qui n'est pas l'un des moin­dres obstacles à la réforme de l'en­seignement. Il devrait être évident pour tout citoyen attaché à la liberté de pensée que le manuel unique en est la négation. Il m'a été rapporté qu'une personnalité qui touche de près à l'Education Nationale avait pourtant tenu un propos favorable à cette « solu­tion » ; j'ose espérer que c'était un lapsus.

Dans la réalité, un certain contrôle pédagogique s'opère, de lui-même, par la pratique de l'en­seignement. Mais au lieu de faire ces vérifications après l'édition du livre, ne pourrait-on, avant l'im­pression définitive, essayer les ma­nuels en classe ?

C'est poser, par ce biais, la ques­tion des recherches pédagogiques, spécialement en ce qui concerne les manuels. Un numéro spécial 4es . Cahiers Pédagogiques du 15 sep­tembre 1960 (16e année, nO 22) posait les questions essentielles et reste parfaitement actuel. C'est ain-

si que, par sa forme même, le ma­nuel a quelque chose de définitif. d'invariant, alors qu'un cours vi­vant est en élaboration. Comment rapprocher le manuel de cette for­mule mouvante ? Est-ce en faisant rédiger le manuel par les élèves eux-mêmes? Dans certaines disci­plines, sciences naturelles, mathé­matiques, langues vivantes, des professeurs travaillent à ce projet. Ne leur demandez pas de réussir tout de suite: il est plus facile de faire quelque chose soi"même, si on est compétent, que de deman­der à des apprentis de le faire à votre place. Mais la question est de savoir si l'on veut bourrer des têtes ou apprendre à ces apprentis à agir par eux-mêmes.

Bien d'autres questions restent, depuis 1960 et ce numéro des Cahiers Pédagogiques, d'une brû­lante actualité. Par exemple, les manuels sont-ils bien utilisés? Qui s'en assure? Les brochures inti­tulées « livre du maître » sont des moyens bien insuffisants d'informa­tion; un véritable service après­vente, comme pour les machines à laver, serait utile dans certains cas.

Dans certains domaines, il y a eu, depuis longtemps, d'heureuses ini­tiatives. Dès la fin de la première guerre mondiale, le Syndicat Natio­nal des Instituteurs avait pris contact avec ses camarades alle­mands pour réviser en commun les manuels d'histoire. Cet effort, in­terrompu par lé; nazisme, a été re­pris depuis 1946 par la Société des Professeurs d'Histoire de l'Unesco: des rencontres périodiques d'histo­riens allemands et français confron­tent les enseignements de leurs éco­les respectives sur tous les sujets, sans se limiter à l'histoire la plus récente.

Les coopératives

Les techniques audio-visuelles provoquent, par leur nature même, une évolution de la forme du ma­nuel : le document d'accompagne­ment d'un disque, d'un film ou d'une bande magnétique n'est plus tout à fait la même chose que le livre conçu pour être étudié seul. Je viens d'écouter un disque d'al­gèbre destiné à des débutants de treize ans; l'exploration de ces nouveaux moyens d'expression peut apporter des révélations dont les pédagogues d'aujourd'hui ne se doutent pas. De même pour l'en­seignement programmé dont on peut dire que tout le monde, a priori, se méfie. Dans certaines disciplines (les mathématiques, par exemple) il y a la plus étroite parenté entre l'enseignement dit programmé et l'enseignement dit de découverte. Socrate ne prétendait-il pas, par ses questions successives, vous faire découvrir la vérité? Des éditeurs commencent à publier des manuels programmés; ils n'en attendent pas

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de gros profits (encore l'inertie pé­dagogique !); je crois cependant qu'ils ont raison de s'engager dans une voie riche d'enseignements pour les pédagogues.

Ceux-ci seraient-ils des auteurs plus audacieux, plus ouverts sur la recherche, s'ils étaient leurs propres éditeurs? Des coopératives de ce type existent : SUD EL, coopérative d'édition créée par le Syndicat Na­tional des Instituteurs, a édité, vers les années 37, des manuels de lec­ture et de français tout à · fait re­marquables. L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne est spécialement attaché au développement de la pé­dagogie Freinet et sa « Bibliothè­que du Travail » qui compte des centaines de titres est une belle réa­lisation collective, jusque dans la rédaction. Les Cercles de Recherche et d'Action Pédagogique (C.R.A.P.) qui éditent les Cahiers Pédagogiques et qui maintiennent l'esprit de ce que furent les classes nouvelles des années cinquante, seront amenés à un travail du même genre. L'Asso­ciation des Professeurs de Mathéma­tiques (A.P.M.E.P.) édite des ouvra­ges pour la formation' continue des maîtres. Etc.

Ces divers groupements trouve­ront-ils un jour le terrain d'entente qui permettrait à ce travail coopé­ratif de prendre une autre am­pleur ? Les élèves et leurs parents pourraient, dans un cadre à définir, y être associés. Les difficultés que l'Education Nationale connaît ac­tuellement du fait des atteintes de plus en plus graves à son statut laïque par le Gouvernement lui­même, ne peuvent que compliquer la tâche de ces entreprises dont dé­pend pourtant, dans une très large mesure, le renouveau pédagogique dans ce pays, et, à plus long ter­me, l'avenir de sa cultulel. « L'éco­le aux écoliers et aux pédagogues » n'est pas un slogan vide de sens; un peuple qui voudrait la liberté et la justice sociale voudrait cette école­là qui produirait ses propres ma­nuels. Des manuels très divers, en permanente révision2• Une école très vivante, en 'permanente réfor­me. Une école comme IlIa faudrait, en avance sur son temps.

Gilbert Walusinski Secrétaire de l'Association des Professeurs de Mathématiques

1. En 1966, alors que les nouveaux pro­grammes de mathématiques applicables à la rentrée de septembre n'avaient pas encore paru, une collection dirigée par le Directeur de la Pédagogie au ministère de l'Education nationale annonçait la publication d'un ouvrage conforme à ces nouveaux programmes. La campagne de presse déclenchée à cette occasion semble avoir visé personnellement ce directeur (qui depuis a donné sa démission) plutôt que le procédé ainsi illustré. L'éditeur de l'ouvrage visé peut faire remarquer qu'il n'était pas le seul à avoir connais­sance des futurs programmes. Ce n'est pas le cas des professeurs qui ont à les enseigner. 2. Le Catalogue collectif des livres fran. çais de sciences et techniques, paru déjà en 1965 et 1966, édité par le Cercle de la Librairie, vient de paraître. Ce recueil méthodique, augmenté de deux index, rendra grand service aux documentalistes

Philo pour le bac La constante augmentation de la

masse des candidats au baccalauréat - examen qui, jusqu'à la réforme de l'an dernier, comprenait, dans toutes les sections, une épreuve de philosophie - a entraîné, comme il est normal, la multiplication des « manuels», « traités», « précis », « cours », voire « abc » dits de philosophie. Il y en a une bonne vingtaine aujourd'hui. Et il serait sans doute édifiant, si des informa­tions suffisantes pouvaient être réu­nies, d'étudier scientifiquement le contenu de ces divers ouvrages, leurs dimensions, leur présentation, leur tirage, leur diffus~on (par ré­gion, par nature d'enseignement pu­blic, privé ou privé confessionnel), leurs rééditions et les modifications que celles-ci font intervenir.

Doctrinaires et éclectiques

De cette recherche, il serait absur­de de prétendre tirer une image, même composite, de la philosophie française contemporaine. Pour cette première et bonne raison que, dans une très large majorité, des « fac­teurs » de manuels ne sont pas des philosophes (l'exception la plus écla­tante étant Ferdinand Alquié, pro­fesseur à la Sorbonne et auteur. de recherches philosophiques origina­les et aussi d'un manuel qui est, à peu près, le seul acceptable). La seconde raison, non moins décisive, est que l'organisation de l'enseigne­ment de la philosophie en France est telle, aujourd'hui, que les édi­teurs de livres scolaires en philoso­phie n'osent pas proposer des ouvra­ges où l'on philosopherait effective­ment. Une double disjonction s'est produite : la première - point trop profonde - entre la philosophie vivante et l'enseignement de la phi­losophie ; la deuxième - beaucoup plus grave - entre l'enseignement et ce qu'il faut savoir pour passer le baccalauréat. Ainsi, la société française qui, remarquons-le, se convulse deux fois l'an, aux épo­ques du baccalauréat, a peu à peu imposé son image de la - philo­sophie - au - baccalauréat contre laquelle réagissent, en général, les professeurs, mais qui a réussi à contaminer de plus en plus large­ment les manuels.

Essayons de classer ceux-ci. Il y a les manuels philosophiques, très rares. Nous avons déjà cité celui de F. Alquié; on essaie de présenter, aussi clairement qu'il est possible - mais la clarté n'exclut ni la com­plexité ni la difficulté - les modes spécifiques du raisonnement philo­sophique ; de cette nature aussi est le cours de Logique présenté par Mouy. Il y a, en second lieu, ce qu'on pourrait appeler les ouvrages qUi proposent essentiellement des informations. Tel était, jadis, le vieux Cuvilier : ·malgré son éclec­tisme désolant et sa fort superfi­cielle teinture sociologique, il avait, au moins, ce mérite d'exposer les « thèses» des penseurs passés. La

sene élaborée par Daval et Guille­min réalise, à un beaucoup plus haut niveau, ce projet : est offerte une abondance de textes, présentés et commentés avec «(Objectivité». Un troisième style est celui des « doctri­naires » : l'ouvrage défend alors une « conception »; à ce genre appar­tiennent les manuels destinés aux écoles confessionnelles ou le manuel

de G. Mury. De semblables livres, lorsque les dés ne sont pas pipés et que l'auteur joue franc jeu, ont de l'intérêt (pour l'élève, qui pourra confronter le texte avec d'autres, qui lui sont opposés). Mais la fran­chise est rare en cette matière : le « doctrinaire» se cache dès qu'il fabrique un manuel: il lui faut être accepté de tous; il multiplie donc les références, habilement infléchies, à ce qui n'est pas sa conception; un autre éclectisme vient couvrir la doctrine. Et, du coup, la plus na­vrante confusion s'introduit.

Vient la dernière catégorie, qui est triomphante. Elle réalise, par la

'présentation, le ton, les « idées », l'image que la société s'est forgée de la - philosophie - au - bacca-

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

lauréat. Au sein de cette catégorie, la série d'ouvrages publiés sous la dircction de D. Huisman est une réul'sile. La non-philosophie, l'in­science, l'approximation, la démago­gie y dominent. Le « parent d'élè­ve » que nous décrivions à l'instant a de quoi se réjouir, et l'élève qui correspond à ce même « parent » y trouve son compte, puisqu'il y ren-.

contre exactement ce qu'il souhaite: la perspective de passer le bacca­lauréat sans effort, c'est-à-dire, en­tre autres, sans faire de philosophie. Il serait absurde de faire grief à D. Huisman, à ceux qui travaillent avec lui, à son éditeur d'avoir répon­du, avec un bel enthousiasme et sans fausse honte à une demande socia­le. Le scandale de leur succès, ce n'est pas eux qui en sont responsa­bles, mais la société qui a dégradé l'idée de la philosophie et de son enseignement jusqu'à rendre ce suc­cès possible.

Tout y est, c'est-à-dire le pire. L'éclectisme, d'abord et sous sa for­me la plus vulgaire. Les doctrines surgissent çà et là, de manière con-

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~ Philo pour le bac

tingente; elles en sortent affadies, aplaties (c'est ainsi que nous ap­prenons, Précis de philosophie, t. 1 l'Action, p. 120, que la critique par Spinoza de la distinction cartésien­ne de la volonté et.de l'entendement est la preuve de la « probité intel­lectuelle » de l'auteur de l'Ethique, chez qui « il n'y a jamais eu de di­vorce entre l'idée et l'acte, entre la pensée et la vie » !) La démagogie et l'apologie du moindre effort en­suite. Témoin de la première, ce texte, légende d'une illustration re· présentant la terrasse des « Deux­Magots» (Histoire des philosophes illustrée par les textes, p. 416); « Le quadrilatère formé par la rue de Rennes, le boulevard Saint-Ger­main, la rue de l'Abbaye et la rue de Buci fut au cours de ces vingt dernières années l'un des « hauts lieux où souffle l'esprit» : c'est le berceau de l'existentialisme. On a dit de lean-Paul Sartre que sa vision du monde (son « U mwelt ») était conçue à partir: d'une terrasse de café : de fait, c'est aux cafés de Flore et des · Deux-Magots que se constituèrent les équipes de rédac­tion des Temps Modernes et que naquit cette « école de Paris » dont la fécondité exceptionnelle permit à Sartre de réunir autour de lui des philosophes comme Merleau-Ponty, Albert Camus, Simone de Beau" voir, etc. » Témoin' de la seconde, cette recommandation, faite aux candidats, de choisir, parmi les tex­tes du programme à option, le le' livre du Contrat social, entre au-

ITALIE

Le Prix Strega

L'originalité du prix Strega, décerné ·chaque été en Italie, est de réunir un jury de quelque 400 personnalités du monde des Arts et des Lettres qui choisissent le lauréat au cours de la plus brillante soirée de la saison, orga­nisée .par une mécène, Maria Bellonci (le nom du prix est d'aillêurs celui d'une marque· de spiritueux qui pa­tronne l'entreprise).

Parmi les finalistes de cette année : 10 Scacco alla Regina (Echec à la reine) de Renato Chiotto, 1 Cattivi Pensieri (Les mauvaises pensées) de Sandro de Feo et Bellissimo Novembre d'Ercole Patti. Le prix est allé fina­lement .à Anna Maria Ortese (52 ans) pour Poveri e Semplici (les Pauvres et les simples) une œuvre courte, mi­Ironique, mi-attendrie, sur un groupe de jeunes communistes déchirés entre leur fidélité au parti et leur propre sens critique.

Le Prix Viareggio

Le prix Viareggio qui était attribué pour la première fois cette année à un auteur étranger de renom, avec une dotation de 40000 F, est allé à Paulo Neruda, mais une .partie du jury s'est désolidarisé de ce choix en raison des sympathies staliniennes et maoïstes du poète, et a fait savoir que la mi­norité avait voté pour Jean·Paul Sartre. En "" ." .,, ~ temps, un prix Viareggio pour l'Italie était attribué à Raffaele Bri­gnetti pour sO'n livre Il Gabbiano Azzuro (la Mouette bleue).

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tres, parce qu'il n'y a que seize pa­ges dans l'édition Larousse (idem, p. 211) !

Hegel et Mussolini

Mais ce qui apparaît plus claire­ment encore au fil des pages, est le mépris pour le concept, le goût pour la facilité. Voici, par exem­ple, une présentation de Kant (idem, p. 213) : « Emmanuel Kant a rendu la tâche aisée aux futurs candidats au baccalauréat. D'abord, le plus grand philosophe de tous les temps a eu le bon goût de mourir octogénaire, sa biographie s'inscri­vant ainsi dans une durée jalonnée par ces deux chiffres ronds: 1724-1804. Puis celui qui a soutenu que « l'espace et le temps étaient les deux formes a priori de notre sensi­bilité » a cantonné sa vie dans un lieu unique où il est né, où il est mort et où il a été à la fois écolier, lycéen, étudiant, professeur et rec­teur de l'Université: Kœnigsberg (aujourd'hui Kaliningrad). Non con­tent d'avoir ainsi la carrière la plus linéaire (donc la plus monotone) de toute l'histoire de la philosophie occidentale, notre auteur a pris soin de régler sa pensée sur un rythme ternaire, selon une répartition en trois étapes successives (on appelle cela une « tripartition») : avant 1781, c'est la période précritique de sa philosophie «( Hume m'a réveil­lé de mon sommeil dogmatique ») ;

Vittorini

En 1957, Vittorini avait fait un choix des passages les plus significatifs de son œuvre critique et les avait publiés sous le titre Journal public (traduction française chez Gallimard). Dans la re­vue Menabo qu'il avait dirigée, Italo Calvino publie maintenant selon les mêmes principes, la suite de ce jour­nal.

Ces extraits se préoccupent princi­palement de la situation de l'art et de l'écrivain dans le monde moderne. Vit­torini a été particulièrement sensible aux profondes transformations entraî­nées par la révolution industrielle et une partie importante de ces réflexions tourne autour de ce problème. On trouve dans Menabo sa fameuse inter­view de 1965 ou Vittorini a déclaré que la bonne compréhension du deuxième principe de la thermodynamique était plus importante pour un écrivain que celle de l'œuvre de Shakespeare. Ail­leurs il dit: « II est incontestable que les relations de la littérature avec les terribles et grandioses transformations du monde ... sont plus retardataires que celles d'autres activités artistiques, comme par exemple la peinture ou la musique qui se sont débarrassées dès la première avance de « l'industrie " de leur complicité avec la « nature " . Les romanciers sont très éloignés de tirer de nouveaux aspects ou de nouveaux jugements du nouveau monde industriel qu 'ils décrivent et se comportent avec une telle timidité que l'on pourrait croire qu 'il s'agit d'un secteur du mon­de déjà connu depuis longtemps ...•

de 1781 à 1790, c'est l'époque où Kant publie la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pra­tique et la Critique du jugement; de 1790 à sa mort, il traverse l'ère post-critique où il déclinera douce­ment vers l'Opus postumum que ses disciples publieront dévotement. En­fin, jugeant que la Critique de la raison pure (780 pages) serait trop longue, trop difficile et trop rébar­bative pour les candidats aux exa­ments de l'enseignement secondaire, Kant a rédigé exprès pour eux un résumé - aide - mémoire, un petit ABC : les Prolégomènes à toute mé­taphysique future. » Cette technique d'affadissement, c'est, d'ailleurs, dans l'abc (encore!) du bac inti­tulé « la Philosophie en 60 chapitres et 300 questions », qu'elle se mani­feste à l'état pur: on propose à l'élève une question à laquelle il doit répondre par oui ou par non, ou choisir entre des éventualités. La réponse lui est donnée au verso. Re­gardons la question n° 168: «De quelle philosophie s'inspire cette profession de foi fasciste de Musso­lini : « L'Etat est l'absolu devant le­quel les individus et les groupes ne sont que le relatif. Le libéralisme niait l'Etat dans l'intérêt de l'indi­vidu, le fascisme réaffirme l'Etat comme la véritable réalité de l'indi­vidu. ? a) Kant b) Rousseau c) Hegel. »

La réponse est c. Et voici com­ment se répand l'idée que Hegel est l'ancêtre du fascisme!

ETATS-UNIS

Susan Sontag

La sensation de la rentrée, aux Etats­Unis, est Death Kit, le deuxième ro­man de Susan Sontag. L'auteur du Bienfaiteur (traduit en français et pu­blié par les éd, du Seuil) s'est taillé, depuis trois ans, une très solide répu­tation parmi les « mandarins " new yorkais, notamment après la publica­tion de ses essais On interpretation (à paraître avant la fin de l'année en traduction française aux éditions du Sellil)

La fulgurante carrière de cette jeu­ne « pretresse • des lettres améri­caines a suscité tant de commentaires que son roman était attendu avec im­patience. Malgré un certain nombre d'indiscrétion plus ou moins malveil­lantes, il semble que Susan Sontag ait gagné la partie . Le New York Times lui consacre, outre la première page de son supplément littéraire, une étude importante et la compare à Jean-Paul Sartre.

Lévi-Strauss

Le magazine Time (3 millions d'exem· plaires, chaque semaine) consacre une double page à la parution imminente de la dernière œuvre de Claude Lévi­Strauss traduite aux Etats-Unis (le Cru et le cuit), et initie ses lecteurs au structuralisme. L'article, outre un résu­mé très clai r des théories de l'au· teur, insiste sur le fai t que le struc­turalisme a remplacé l'existentialisme et que Lévi-Strauss est en train de prendre la place jadis occupée par Sartre, comme maître à penser, dans

Le grave, en cette affaire, est. non seulement que les élèves Croient que c'est cela la philosophie, mal" encore que peu à peu s'accrédite l'idée que, tout compte fait, cettp désinvolture, ces simplifications SOl't

pédagogiquement acceptables, voirp nécessaires. Or, il suffit d'avoir sui­vi, cet été, les émissions radiodiffn .. sées ou télévisées destinées aux can­didats à la deuxième session du bac­calauréat, d'avoir entendu Mme Dina Dreyfus analyser une notion pour s'apercevoir que l'on peut at­teindre, par des méthodes simples et rigoureuses, à la vraie profon­deur, à la clarté, sans jamais « vul­gariser ».

Quant au problème du manuel, il ne peut être résolu. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de bons manuels de philosophie, entendons des ou­vrages qui puissent valoir pour tous les professeurs et tous les élè­ves. En fait, la solution est entre les mains de M. le Ministre de l'Education nationale : qu'il obtien­ne de son collègue des Finances des crédits permettant aux proviseurs des lycées d'offrir à leurs profes­seurs un service de secrétariat suf­fisant. Ceux-ci, alors, pourraient, durant l'année scolaire, faire ronéo­graphier les textes correspondant à leur enseignement. Les éditeurs y perdraient, mais l'enseignement de la philosophie, lui, y gagnerait la chance de redevenir plus largement philosophique.

François Châtelet

les cercles intellectuels français. Quinze jours plus tard, le magazine

publie une lettre qui lui est parvenue de Paris et dont le contenu est aussi significatif que la signature : « Après avoir consacré plusieurs mois à l'étude du structuralisme - écrit ce corres­pondant - j'ai allègrement entamé la lecture de votre essai pour épingler vos inévitables erreurs. Hélas, quelle magnifique synthèse. " Signé : Alfred R. Desautels, S. J.

Zelda Fitzgerald

On a beaucoup écrit sur la femme de Scott Fitzgerald, la belle Zelda. C'est elle qui apparaît, sous les traits de Nicole, dans Tendre' est la nuit, et Hemingway lui a· consacré bien des passages de Paris est Ulle fête, où il lui reproche d'avoir détruit son mari. Zelda elle·même devait rapidement do·nner des signes de dérangement mental et, après avoir vainement tenté de faire une carrière de danseuse, elle mourut, peu après son mari.

Ce que l'on ignore généralement, c'est que Zelda était, elle aussi, dÇluée pour écrire et qu'elle avait publié " en 1933, après son premier internement, un livre qui n'avait trouvé que quel· quI"" ~~'-.r ~i lles de lecteurs . Mais profitant de la vogue actuelle de Scott Fitzgerald, et de l'intérêt que suscite tout ouvrage le concernant, l'Univer­sité de Southern (Illinois) reprend le livre de Zelda qui reçoIt u'n excellent accueil. Il s'agit, sous l'ne forme ro­mancée, d'un épisode de la vie des époux terribles.

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Une «Histoire » siDlpliste L'histoire n'est plus à faire. Rien

ne va plus. Les morts ont enterré les morts et le souvenir n'est bon qu'à gratifier le peuple brave de quelques jours fériés supplémen­taires. Un Français peut fort bien se contenter de savoir que le 15 août, c'est la fête de la montée au ciel de la Vierge Marie, l'Assomp­tion, et le Il novembre, l'armis­tice de 1918. Pour le reste l'horos­cope hebdomadaire suffira à débus­quer le hasard et la malchance.

lA ~mml 7lImalitp"

lycéens. Toutes les tartes à la crè­me du tragique de la condition humaine, de la joie de la solidarité, et de la réconciliation entre la scien­ce et la foi, de quoi vous' faire passer tranquillement le reste de vos jours, avec votre dose de bonne­mauvaise conscience gentiment doublée d'un brin de chauvinisme tricolore.

Ainsi, la résistance française, par exemple, est-elle unilatérale­ment présentée dans la presque

oatun:1s; l fixer. la bcauié des couc:ha.nts (tU simplement A d"krire celle d'un a;r~j d'un ~l8Jlg, d:'une OaJ}uc d'eau, .... ru oubüer les nnirnnux de la campagne. Leur inspiraLion proprement picturale se tourne J'urtout vers la llWÛètc de faite do peintres holTllmJw du )Ç'Ym ll sikh:.. Ce 50nt P. HUI5T, G. }.ucuu., tl surtout. aux abords de ta furet de Fontainellleau.)e • grtwpt 44 JJartnQm "

U s'agit de quelques p."\ysagiJter qui ont désid Echapper aux batailles athçtiquC5 de Pa",- l\U'tQut apds dd &:becs té~to: a.u SalQJl. C'at d':s.bord Tu .. ROÛIsICAu; rurtcut aprls 1846. ce sont, autour de lui. des pcinU'CS comme DuPAJlc, DAumoNY, Dt,u.

Compl~tancnl A poV1, rn;ùs ct:uu la tradition -du paysage fl1lJlÇOlÏS d'un Moreau (xvllle siècle), CoROT (17g6-181S) (h~rch<! pa1 ieilUl1ènt, avcc une cxlr.UJtdjnnirc. sensibilité, l nnnlyxr les diff6resuli plans colorés <les ronnes tl.a.ru Pcspacc. Sol manière ranarquable de rendre Jes effets de hunière lui c:nnCùe ulle pL-u:c hort qe pair.

lia Iculp ,#,e Mbne divcrsir.é d'ittq)iratlon ehC': les seul.ptrunJ de PJtAolBJt .. R;UD8 : l'un tcnô\nl. du néo-d.:usiehme dl':

l'époque napotl:9nicnne, l'autre sai~i. p:lr le CQurant nouveau (D/pml dis Volonl4iT4J ;\ t'Atc de Triompht; Nnpoll.tJn ,l'hciIlQltI d fimlnOrlolill) . Parmi 1«:$ tout;prc:m.iets: David d'Angers, BARYK sur'tout, qui, a.vec: IOn goiH pour la plaStique a.n.itna1e (qu' il étudie au J;ul,lin :r:oologique de Paris.), rejoint bien. souvent )es études d'anim..,ux. de Delacroix.

SSg. ..... Mlln : CCldA'1'UB at!CTAun lIr 'Ok t.A,rnu

(1JrtHt~/.J rr~""f~ ;f'1if1I lit_ tNJi~1 'lM" }, Pt _

.~f<!4hI,_IIl'ftIflIU.

Une double page du Girard 1789-1848.

Pourquoi ces manuels sont-ils faits, écrits, conçus, comme de mauvais illustrés ? A · coup de clichés qui à force d'être impri­més partout sévissent dans la plu­part des têtes de nos concitoyens, en déformant la réalité. Nous avons ~levé ainsi, sommairement et avec sournoiserie sans doute, mais avec exactitude, des révélations stupéfian­tes. M. Bonifacio lorsqu'il parle de « l'homme occidental devant son destin }) ne trouve que trois cita­tions à apporter à son développe­ment Teilhard de Chardin, Saint - Exupéry, et Albert Ca­mus. Le texte cité de Teilhard s'in­titulant ({ Nécessité du Christ }) ! On croit rêver, mais c'est pourtant cela qu'on veut faire avaler aux

totalité des manuels comme le seul fait des F.F.1. Politiquement et historiquement, c'est une contre­vérité, voilà tout. Réactionnaire, de surcroît.

Dans le même ouvrage : « Le Front populaire n'avait pas un pro­gramme précis. » Qu'est-ce à dire ? Le Front populaire avait-il un pro­gramme? Que je sache, le comité du Rassemblement populaire rendit public le 10 janvier 1936 un pro­gramme. Dont le texte est connu, et facile à se procurer. Pourquoi donc alors se jouer de tout et de tous en ne le signalant même pas? Ne serait-ce qu'en annexe.

Dans le même sens c'est passion­nant d'aller voir - en ces temps troublés - ce que nos manuels

racontent concernant l'ancienne Indochine. Je cite pêle-mêle. Le Bordas : « •• . après neuf ans de guerre, (la France) accepte par les accords de Genève que le Viêt-nam soit partagé, que sa moitié septen­trionale passe sous influence com­muniste... » Dien Bien Phu, la vic­toire militaire du Viêt-minh, donc l'impossibilité pour la France de mener à cette époque une autre po­litique, sa défaite et non sa magna­nimité, tout cela est passé sous si-

lence. Ainsi d'ailleurs que le carac­tère provisoire de la division du pays. Ce qui permet d'écrire plus loin : « Là encore (au Sud Viêt­nam) les crédits américains ont sau­vé l'économie et permis l'instaura­tion d'un gouvernement autoritaire qui s'efforce d'enrayer les infiltra­tions communistes venues du Nord. » Sans commentaires.

Ailleurs, toujours sur le même sujet, Nathan: « La France compte à son actif : ses missionnaires qui ont eu assez d'audience pour que le Sud soit actuellement géré par la minorité catholique... » Compren­dre : le clan Diem et ses séquelles actuelles!

Finissons-en avec l'histoire des faits politiques en passant par

Le prochain numéro de La Quinzaine lUtéraire

sera en vente le Samedi 30 septembre

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

l'Amérique latine avec le Bordas : (c L'Amérique latine a les moyens de devenir un . des continents les plus riches du globe. Il lui faudrait pour cela se donner un équipement solide... Il faudrait maintenant offrir des biens de consommation à l'ensemble des habitants ... » Et le même parlant de la révolution cu­baine : cc Les Etats-Unis avaient d'abord observé avec bienveillance ce mouvement d'émancipation. » - Dis, papa, c'est loin l'Amérique latine?

Faiblesse pour faiblesse, c'est sur le présent que ces manuels qui sé­vissent sur la formation des jeunes sont le plus dérisoires. Les profes­seurs qui les écrivent semblent en tout cas assez mal préparés à bros­ser des synthèses relativement exac­tes. Cela passe encore, d'autant que c'est une entreprise particulière­ment périlleuse. Mais le service est vraiment réchauffé. Toutes les idées vagues et confuses qui traî­nent dans les cartons à dessin des (c civilisateurs » nous sont adminis­trées avec satisfaction et fanfaronna­de. C'en e~t désarmant. C'est la loi du vite dit. Le Delagrave : « ... la technique française continue à être à l'avant-garde du monde. » Le Bordas : « Dans l'avenir on peut envisager la libération des travail­leurs, remplacés par les machines. ( ... ) Il ne reste guère à découvrir qu'un moyen de régler pacifique­ment le rapport des hommes entre eux. » Messieurs les thaumaturges, au travail!

L'Eglise

Le renouveau des Eglises, chez Delagrave : « ... le Concile... a réa­lisé une œuvre considérable visant à assurer le triomphe dans l'Eglise d'un esprit nouveau « l'aggiorna­mento... » Le même à propos de la culture : « •. .Barrault et Vilar ont contribué à faire du théâtre un lieu saint, où la foule vient chercher un message. » Messieurs les grands prêtres, bénissez-nous !

Enfin chez Bordas, dans le ta­bleau chronologique en fin de vo­lume. la colonne « Monde occiden­tal » depuis 1958 signale presque exclusivement les événements rela­tifs à l'Eglise catholique.

Un ouvrage existe toutefois mais n'est pas proposé aux élèves - les professeurs se le réservant - c'est celui de chez Belin. Passionnant et remarquable. Qu'on en juge sim­plement par cette citation prise au hasard : « Commencer par l'Amé­rique latine, ce sera éviter la com­paraison immédiate, ne pas l'écra­ser à l'avance sous le poids habitùel des immenses progrès de l'Améri­que du Nord et ainsi mieux la voir en elle-même ... » Il n'en faut guère plus. Mais c'est déjà courageux, parce que cela rompt avec tous les simplismes dont nous souhaitons nous satisfaire pour n'en rêver que mieux.

Nicolœ Boulte

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ROMANS FRANÇAIS

Hélène Perrin La route étroite Gallimard éd., 106 p.

Jules Ravelin Jeudi cash Gallimard éd., 313 p.

Robert Soulat J ardins-F ontanges Gallimard éd., 340 p.

Voici trois œuvres; narratives, de celles que les Allemands, grands forgerons de mots, appellent « Ich­Romane ». Cette forme très vivace autorise maint mouvement affectif de l'auteur à son porte-parole, nar­rateur proche ou distant qui per­sonnalise au mieux ce débat d'om­bres du récit et nous sollicite avec une insistance particulière et exi­geante_

La route étroite : un titre gidien, une humeur automnale, austère et venteuse, une vaste demeure héri­tée d'un siècle champêtre et sé­ducteur, un thème équivoque et pé­rilleux, tout semble faire d'Hélène Perrin (qui publiait voici deux ans la Fille du pasteur, son premier ro­man) l'épigone inspiré d'un maître qu'on pourrait croire aujourd'hui bien oublié.

La narratrice, une très jeune femme, s'éprend par occasion d'un petit garçon de huit ans dont le gouvernement lui a été pour quel­ques mois confié. Tout un poids de silence, de solitude, et 'de demi-oisi­veté vient susciter dans le cercle parfaitement refermé du récit cette passion sans frein et sans retour, spirituelle autant que charnelle. née dans un cœur rendu à l'étrangeté de ses mouvements. Il n'est nulle échappée, nulle rémission ou ré­demption possible par l'ascèse, la contrition ou une mutilation exor­bitante. On évoque encore, à pro­pos de ce livre assurément riche en harmoniques, la sombre et fas­tueuse Mort à Venise de Thomas Mann, tant il apparaît d'abord com­me l'expression d'une perdition sans mesure, d'une course mor· telle.

Mais en vérité cet étrange mo· nologue manifeste une vive et pro­digue originalité. Loin de paraître aspiration décadente, fruit mor­bide d'une exaltation d'esthète, cet amour frémissant révèle bientôt un ,extraordinaire besoin de vivre trop longtemps contenu, un appétit de joie même au milieu d'une intolé­rable souffrance : c'est le désir ir· répressible présent en chaque hom­me de faire craquer les frontières du temps, des années qui pèsent et insolemment divisen t, la scission des sexes opposés,' l'insupportable solitude de chacun.

~aut-il alors, pour connaître une authentique liberté de l'esprit et du corps, renverser tout étai mo­ral, repousser l'autoritarisme d'une conscience en révolte et ignorer jus-

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., A la premlere

qu'à l'insatisfaction des sens illu­sionnés? Tout le problème s'agite au sein d'un même être, pour s'es­tomper peu à peu, ne plus battre qu'au rythme de phrases sourdes, respectables mots 'alignés en séries régulières quand l'âme est ailleurs, prête à d'autres jubilations. Au ter­me, un cycle immuable semble scel· 1er la confidence sans fin d'une narratrice qui a choisi de vivre ex· cessivement.

Sur un registre bien différent, extérieurement plus exubérant, joue le romancier narrateur de Jeudi cash qui ne s'en tient pas à la gri­saille dè demi·teintes. perfides : il éclabousse le papier des taches crues d'une imagination féconde et pro­vocatrice. Entrant danS un bureau de poste, il s'emploie à décontenan­cer choses et gens, à extraire du cocon poussiéreux d'un quotidien trop morne les individualités vivan· tes, avides et mouvementées de ses personnages. Le jeu audacieux se poursuit de bond en bond, susci­tant toujours de nouveaux parte­naires : petits-bourgeois devant la télévision, enfants roublards et cu­rieux, belle vénale dans une cham· bre sous les toits, truand à l'agonie,

Hélène Perrin

- c'est un fouillis de mots épate­bourgeois, de truismes incongrus, slogans usés, clichés cueillis dans la presse à sensation, avec lesquels notre aventurier jongle au risque de se casser le cou.

De cette matière composite et sa­voureuse, voire par instants sur-

personne

réaliste, l'auteur eût pu faire dix ou vingt nouvelles drôles et char­mantes là où il construit, dans la fiction d'un après-midi de jeudi, un récit fort saugrenu où l'esprit perd pied. L'auteur lui-même est maintes fois tenté de renvoyer à leur néant tous les fantasmes de son imagination échauffée auxquels il n'accorde guère de réalité, et sem­ble quêter, en dépit de ses raille­ries sarcastiques, l'approbation d 'un lecteur pour poursuivre son che­min. On lui donnerait volontiers carte blanche s'il voulait seulement s'évader de ce qui n'est en fin de compte qu'architecture solipsiste, effervescence de serre chaude, non­chalance brouillonne de cascadeur.

Tout autre est le roman de Robert Soulat, maître conteur qui gouverne son œuvre avec une saine autorité, réfrénant toute vaine grandiloquen­ce par une juste mesure des mou· vements de l'imagination. Son nar­rateur, Charles Piédeloup, est un vieil homme dont la lucidité, l'iro­nie s'exercent joyeusement dans la douce lenteur du travail de la mé­moire. Il conte l'été lointain vers 1910 sans doute - où, en-

fant song~ur et attentif, il venait passer ses vacan ces de boursier dans la famille de ses cousins.

T oute une (c belle saison » se déploie sous les frondaisons des J ar­dins-Fontanges, ancien parc seigneu­rial dépendant d'un château, qu'ani­me la ferveur républicaine d'une

commu~auté socialiste de maîtres· artisans. C'est l'occasion pour le vieillard de faire revivre ces âmes laborieuses de rêveurs utopistes, rattachés malgré eux à la conscience et aux traditions chrétiennes, qui travaillent patiemment à la cons­truction d'une éthique neuve avec les matériaux rigides hérités d'une paysannerie encore vivante en eux. On évoque parfois les Souvenirs d'enfance de Pagnol, mais Soulat, parce qu'il réinvente et recrée une vision intuitive montre sans doute un raffinement plus sensible, une minutie plus appliquée dans le ca­ractère de ses personnages multi­ples et attachants.

Au vrai Jardins-Fontanges est plus qu'une résurrection de mœurs aujourd'hui défuntes. C'est une in­vitation dans le domaine de l'en­fance, véritable lieu où se rassem· blent et convergent les passions adultes, les rigueurs des rivalités humaines, les besoins immaturés d'êtres que cerne toute la sévérité d'un monde à connaître, à expéri­menter jusqu'en des contrées inter­dites et surprenantes. Ici l'art de Robert Soulat agit autant par sug­gestion, que par claires investiga. tions. Divers plans de la conscience enfantine se révèlent successive­ment, sans jamais se jointoyer ou se superposer. La réalité des sen­timents s'exprime plus dans l'at­titude contemplative, le gribouil­lage symbolique, un certain laisser­faire qui ressemble tantôt à la lâ­cheté, tantôt à l'audace la plus folle, que dans 1'inventaire~ systématique d'une psycho~ogie i~uffisamment fondée de l'ig.e puéril. La clair­voyance ne suffit plus, en effet, là où il faut de la voyance, une sen­sibilité onirique, poétique, ironique pour pénétrer ce théâtre des reflets qu'est l'univers d'un jeune garçon.

La deuxième partie du livre offre, dans toute sa perfection, un « évé­nement » . violent qui, soixante ans après, retentit encore durement dans la mémoire du narrateur. Le petit Charles, par un coup de tête aussi imprévu pour lui que pour son au­ditoire, ose qualifier son oncle d'un mot grossier devant ses cousins. Ce mot, lancé autant par tendresse que par goût du risque, devient la proie de gamins qui vont l'utiliser comme une arme terrible et venge­resse, car rien ne se perd ni n'est gratuit dans leur monde clos. L'en­fant devient la victime d'un chan­tage à la dénonciation, et, dès lors, toutes ses pensées, actions et réac­tions, sans cesse meurtries, butent contre l'obsession. Fuite, tentative de suicide, réLell3P~ et contre-atta­que, rieu ne peut distraire le cou· pable g'une ,menaèe qui n 'existe au fond qu'en lui-même ou mieux à un certain niveau de lui-même. Cette invasion de l'angoisse, Soulat nous l'impose d'une m anière presque in­soutenable, tant il est vrai que nous sommes encore vulnérables, malgré toutes nos ressources d'adultes, à ces noires paniques de l'enfance.

Rémi Laureillard

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Les îles de la , . Dl.eDl.Olre

Claude J acquin Gaia Coll. « Les Lettres Nouvelles » Denoël éd., 184 p.

Une petite fille regarde, par la fenêtre, le Doubs qui miroite au loin. Elle grandit entre ses parents désunis et son frère. C'est le temps de l'Occupation. On a froid, on a faim, on va en classe, on a cinq ans, dix ans, douze ans. Les Alle­mands défilent dans la rue. Le père d'une camarade est exécuté. Les pa­rents de Didie se querellent, l'écho des disputes retentît du haut en bas de la maison.

Récit autobiographique, souvenirs d'enfance? Peut-être, mais comme vous n'en avez jamais lus encore.

Nos parents étaient des loups qui se déchiraient sans pitié dans la neige - commènt n'avaient-ils pas pitié d'eux-mêmes? et sur nos mains fautives coulait LeUT sang décoloré.

Nous attendions beaucoup de la magie.

Et la magie ne déçoit pas qui compte sur elle. Grâce à ses subti­les métamorphoses, la réalité s'ap­privoise, perd de sa hargne quoti­dienne. Entre Didie et les objets des liens mystérieux se trament. Les frontières qui la séparent du monde s'abolissent, elle se fond dans le reflux des choses qui, à leur tour, se fondent en elle. A force de sen­tir ses pieds sur les marches, l'es­calier s'est mis à l'aimer, et un jour, elle entoure un tronc d'arbre de ses bras, le suppliant de l'aider à ne pas souffrir. « La rugueuse réa­lité à étreindre », disait Rimbaud. . Avec des dons d'expression ex­ceptionnels, Didie a reçu en par­tage une sensibilité débordante, un pouvoir de vision d'une acuité rare, une tendresse frémissante et déchi­rée, sans cesse répandue sur les créa­tures, qui n'exclut pas une sourde violence sauvage.

D'emblée elle touche le centre des problèmes, du problème. Les co­ques, les cosses et les gangues d'un seul coup fracassées, elle se trouve au cœur des choses, dans leur dou-

Jacques Godhout Setlut Getletm",,!! ! Le ~euiJ éd. 156 p.

Jacques Godhout a déjà publié deux romans en France, l'Aquetrium en 1962 et le Coutea!! sur la table en 1965. Ce n'est donc pas un nouveau venu dans la vague canadienne. Professeur et journa. liste, il a voyagé un peu partout. II dirige la revue littéraire Liberté à Montréal, et écrit des articles politiques pour le jour­nal Partis Pris. Cinéaste, il a fait en col­laboration avec Jean Rouch Rose et Lan­dry, film qui a reçu le Lion d'or à Venise.

Son héros, le fameux Galarneau, est le roi du hot dog. Il vend des saucisses grillées avec des frites dans un vieil

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ceur, leur âcreté mortelles. Ai-je énoncé l'une des définitions possi­bles du poète? L'essentiel est là, tout de suite et toujours. Le petit chat souffre du froid, la fillette l'in­vite à se blottir dans son lit, contre son petit ventre grêle. Mais elle ne veut pas l'importuner, elle ne bou­ge pas, tout juste si elle . respire, comme fera la femme qu'elle sera plus tard, afin de ne pas 'dérane;er

le sommeil de son amant. La fa­mille élève une oie qu'on gave, qu'on traite avec les plus grands égards. Pour finir, on la trahit, on l'assassine en fue du repas de Noël, et c'est tout le drame des supplices et de la torture, toute l'ambivalence du comportement humain, la cruau­té et la charité du monde.

Du sujet principal, je n'ai rien dit encore : l'attachement passion­né de la fillette pour sa mère. Celle­ci lui préfère de beaucoup le fils qui lui ressemble, alors que la fil­lette est maigriote, brusque, pleur­nicheuse. Institutrice d'ailleurs, cette mère, bonne pédagogue très appréciée de ses élèves. A III maison. elle n'est qu'une sotte.

Afin de plaire à son idole, de la

aUlobuo-boutique coiffé par « Au Roi du Hot Dog» en énormes lettres de néon. Et chaque chapitre de ce roman est nu­méroté - si l'on peut dire - par une lettre de l'enseigne lumineuse.

Galarneau écrit son histoire sur deux carnets, poussé par sa maîtresse, que cela fla tte, et parce que son frère, écrivain professionnel, lui a promis de corriger les adjectifs qualificatifs. Galarneau pi­que un peu à gauche et à droite dans sa mémoire. Son père pêchait par tous les temps sur son bateau le Wagner III, il en est mort, d'une pneumonie. Sa mère ne vivait que la nuit, sur le sofa en peluche du salon : elle mangeait des caramels et lisait des photos-romans ita­liens ou bien des bandes dessinées en an­glais, selon la saison. Il y avait aussi

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

conquerIr, Didie se montre docile, appliquée, elle nettoie, astique, frot­te sans relâche. Car Didie n'est pas l'enfant terrible qui tend à s'éri­ger en personnage classique de notre littérature. C'est bien plus « terri­ble » que ça. La condamnation sans appel, les ravages de la luci­dité portée à son plus haut point d'incandescence. L'amour ne rend pas aveugle. Et puisque, en vertu

de cette loi qui ne souffre pas d'ex­ception, c'est le moins aimé ou le pas aimé qui acquiert une sorle d'aînesse distante, humble et déses­pérée, les rôles s'inversent, la fille devient la mère et vice versa, la fille protège, soigne, prodigue de sa pro­pre substance.

Mais Didie a beau se dépenser, elle ne recueille que rebuffades et sarcasmes. La mère reporte-t-elle sur sa fille une part de la haine qu'elle voue à l'époux? Lui, au contraire, marque une préférence pour Didie, il la nomme Princesse, mais entre eux, aucune intimité ne règne. Quand il corrige son fils, durement, balafrant les mollets nus, Didie se roule par terre, muette de chagrin, de honte. d'horreur quasi

sacrée. Vengeance de la morgue de sa femme perpétrée sur le gar­çonnet, sadisme paternel? La fil­lette, d'ailleurs, ne résiste pas, elle non plus, à l'envie furtive d'admi­nistrer une fessée aux ravissants lapereaux que pourtant elle ca­resse et embrasse, qu'elle nourrit d'herbe fraîche.

La mésentente du couple s'ac­croît, les conjoints finissent par di­vorcer. Suprême dérision : la fille attribuée à la mère, le garçon au père. Les deux femmes vivront dans un très petit logement, avec peu de ressources. La mère restera ce qu'elle fut : sèche et futile, sans envergure. Même ses gentillesses, car elle en a quelquefois, Didie les ressent comme des actes d'agression. Cependant:

Je l'adorais et je la chérissais quand nous marchions ensemble elle tenait dans sa main ma petite matn nous avancions comme un couple céleste.

On entend la voix de Novalis : L'amour peut, par la volonté abso­lue, se muer en religion ...

Ainsi, entraînés par Claude Jac­quin, explorons-nous peu à peu ces îles de mémoire, depuis le nénu­phar aux pétales épais qui flotte sur le fleuve, à côté d'un couvercle de boîte à sardines enroulé autour de sa clé, jusqu'aux jeux urinaires, à la coprophilie, la coprophagie en­fantines, le tout exprimé avec une souveraine impudeur qui me paraît la pudeur même.

Mot pour mot nous pouvons re­prendre, à propos de l'auteur, ce qu'un critique écrivait, en octobre dernier, au sujet de l'Avalée des A valés du jeune Canadien Ré­jean Ducharme : « Il entre en force dans la littérature française, négli­geant ronds de jambe et présenta. tions. Tant mieux, morbleu! Nous avons besoin de gens comme lui. »

Grand besoin, en effet. Mais un an a passé depuis lors. Et déjà, vous voyez, nous n'avons rien à envier au Québec.

Clarisse Francillon

La vague canadienne

un oncle taxidermiste. C'est très utile : lorsqu 'on est fatigué d 'une femme, on peut toujours la faire empailler.

Galarneau donne son opinion sur des tas de choses : sur la fondue bourgui­gnonne (dont généreusement il recopie la recette), comme sur le Journal de Gide : « un drôle de zèbre qui écrit des phrases à pentures, pour analyser ses sentiments, comme une vieille fille peureuse, des qui, des que, ça s'enchaîne comme des canards dans un stand de tir. Mais c'est intéressant ... ))

Galarneau, lui, écrit comme il parle, avec un bagout cahotant où les images ont les couleurs et la logique des pein­tres naïfs. Certains mots du langage québécois font des croche-pieds à des expressions américaines. Galarneau n'ai­me pas trop le Johnson du Qnébec, mais

Jacques Cartier non plus, il faut bien le dire.

n ne cache jamais ce qu'il pense, mais c'est aussi un rêveur. Cela lui joue un mauvais tour. La belle Marise le quitte pour son frère écrivain. Pauvre Galar­neau, il abandonne les hot dogs, s'enfer­me chez lui et fait construire de hauts murs tout autour de sa maison. Un châ­teau fort, sans porte ni pont-levi~. II y est tout seul avec la télévision qui débite des offres publicitaires, et il s'écrit des petites lettres qu'il poste à la salle de bain ou dans le réfrigérateur.

Galarneau est-il triste, est-il gai ? C'est un drôle de bonhomme. Voit-il le fond des choses, ou bien fait-il des pi­rouettes ? Un peu des deux. n est très sympathique.

Marie-Claude de Brunhoff

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Jean-Louis Baudry Personnes Le Seuil éd., 192 p.

Arrière-neveu, peut-être, de notre Monsieur Teste, Jean-Louis Baudry est de ceux, qu'on ne rencontre guè­re, à qui ne convient pas la hâte du passage obligé.

Que légère soit la passerelle, et fragile, et percée des longues gale­ries voulues par un destructeur pa­rasite .... - c'est alors qu'à dessein le voyageur tient à s'y attarder. Et si craque le mot, et si, dans l'abî­me le curieux est lancé, - alors tant mieux : car c'est la profol).­deur qu'il cherche, plutôt que les plats rivages, c'est tout au bas qu'il veut aller, c'est dans la chute et l'exploration de la verticalité du langage qu'il se connaît chez soi.

Jean-Louis Baudry n'aime pas à feindre de ne pas voir dans le dis­cours les interstices que l'exercice le plus o ... ·dinaire de la littérature a fonction d'ignorer jusqu'à en nier l'existence même.

L'interstice est son affaire. Et la Cl solitude »., si l'on veut, du nar­rateur de Personnes, ce n'est plus la solitude inventée, construite et racontée du moi au milieu des autres, mais les solitudes change an- . tes, et à tout instant radicales des ÎIgUreS, tantôt regardant et tantôt regardées, que les divers moments d'un temps non homogène multi­plient, superposent, dans l'acte sans commencement ni fin qui tend à constituer son propre sujet.

Car il n'est pas légitime de postu­ler l'existence de quelque sujet pen­sant, né tout armé comme une Mi­nerve, préalable à et producteur d'une pensée manifestée, - mais plutôt le discours qui se poursuit travaille--t-il à établir le mythe d'une

Michel Bernard Brouage Editions L'Age d'Homme, Lausanne, 83 p.

Brouage, un fantôme de ville, une cité envasée dans les marécages et la tourbe, encadrée dans un vaste paysage plat avec, très loin, la mer qui il y a trois siècles était là, pré­sente. Brouage, des fortifications géométriques de pierre jaunissan­te marquée par la lèpre, une place carrée encore blanchie par le sel, des maisons hantées par des vieil­lards, de l'herbe fleurie de persil. Des légendes, des souvenirs, les om­bres du jeune Louis XIV, et de Ma­rie Mancini, nièce du cardinal Ma­zarin.

Brouage a fait rêver Michel Ber-

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Rencontre avec l'autre

lean-Louis Baudry

cause unique à qui s'appliquerait un nom. Moi est une hypothèse.

Le monologue que je suis d'abord, inégal, fluide, où fulgurent des tentatives retombées, où flottent des fragments dont je n'ignore pas l'origine étrangère, - en dépit de tout ce temps qu'il consomme à mesure que je crois vivre - ne té­moigne pas pour la certitude d'une personne qui serait l'auteur de cette confusion. Ainsi l'autre, dans nos rencontres fragmentées, si je tente de le connaître avec toute l'atten"

nard et son récit est un poème en quatre t'hants. Le premier est une oraison funèbre pour cette ville qui dérive vers l'intérieur des terres. La mélancolie du ton est rythmée, comme martelée par un styliste ba­roque, qui avec une volonté de for­geron tord ses phrases jusqu'à trou­ver la forme exacte. Ces torsions, ces enroulements montrent ici que Michel Bernard sait lorsqu'il le dé­sire, maîtriser sa fougue et ses vi­sions.

Il est hanté par l'eau, qui lui ins­pire ici de très belles pages. Hors de l'eau croupie, de l'eau des songes, « de l'eau blonde jadis quand s'y miraient navires et cimiers ... » se dresse soudain grande et belle, Marie Mancini, seule, abandonnée. Dehors, la tempête gronde, la nuit est là,

tion de l'attente et du besoin, je ne le saisis ni dans son histoire inconnue, ni dans la mienne (ai-je une histoire autre que racontée ?), mais je me parle ces moments où nos figures rapprochées apparais­sent ensemble et l'une par l'autre réfléchies dans un échange provi­soire et précaire. Mon propre plu­riel interdit l'illusion d'une proxi­mité autre que déclarée par un constat déjà rétrospectif. En quoi le fùtur antérieur est le mode de la rencontre.

L'eau blonde

le feu décline et Marie déraisonne : « plutôt que prisonnière, je suis si vaine, si dérisoire, que je ne sui.~ plus moi». Elle crie sa mort, sa haine. Le roi a laissé en elle une brûlure qui la consume. Fiévreuse, ravagée d'amour, hébétée de dou­leur, elle reste fière, digne, elle est Marie Mancini qui a été aimée par un roi.

Comment est donc ce roi dont le portrait fait pendant à celui de cet­te femme à la fois vulnérable et su­perbe ? Le roi, la nuit sur ]a Bidas­soa immobile, songe. Jeune prince il semble boire les heures de la nuit, le privilège de l'ombre. Son esprit, comme un oiseau enfermé, se cogne aux murs qu'il a construit lui-même ou que l'on a élev".s sur sa grandeur. Ces murs s'appellent le Cardinal, le Pouvoir, l'Etat, la Couronne.

Cependant, l'autre n'est pas plus distant "e moi que je ne le suis de moi-même. Si la rencontre avec l'au­tre n'est jamais expérimentée au présent, de même jamais ne coÏn­cident au point de se confondre en un tout contradictoire les per­sonnes qui portent mon nom. Et bien sûr, il n'est pas question, même ici, d'impossibilIté psychologique, mais plutôt grammaticale, ou géo­métrique et physique. En fait, le roman de Jean-Louis Baudry appa­raît comme dégagé de façon exem­plaire du souci des singularités indi­viduelles : les pronoms, « je », « il », « elle » s'y meuvent, s'y jouent, sans qu'aucun « caractère» ni aucun « sentiment » traditionnel vienne troubler ni infléchir l'im­personnalité rigoureuse et limpide 'fui fait de ce roman un roman de l'universel. Le vif instant du désir lui-même ne s'alourdit pas des mots qu'il faudrait pour l'épaissir en un sentiment amoureux.

Dira-t-on que ces « personnes » sont abstraites ? C'est tout le contrai­re. Elles sont justement ce qui pré­cède l'opération d'abstraction par quoi se constituent le mythe de la personne unifiée, l'illusion d'être ou de rencontrer « quelqu'un ».

La littérature s'est encore peu aventurée à ce niveau, préalable à toute fiction romanesque tradition­nelle. Et donc, le roman de Jean­Louis Baudry peut apparaître com­me difficile_ On ne le lit qu'avec lenteur, d'autant que la pensée lec­trice glisse souvent de la phrase écrite, pour tomber dans le non­écrit. Ce n'est pas la moindre exi­gence· de cette lecture de Person­nes, que cette présence imposée en une région du réel qui exclut l'éva­sion.

losane Duranteau

Il se souvient de Brouage. La fan­ge ombreuse des récits lubriques de ses capitaines sur les particularités des Saintongeaises traînent dans sa mémoire, mais Marie ... Marie lui donne le vertige. Des bijoux, des oiseaux, des larmes, des paroles sont les éléments qu'il ferait figurer sur ses armes s'il devait les définir.

Ce portrait est celui d'un homme inachevé lorsqu'on le compare à celui de la femme qu'il a aÏlliœ et qui en réalité n'est plus. Il y a des retouches, des repentirs, des om­bres mal définies.

Le quatrième chant est une vision, souplement brunIeuse, insolite, qui permet au lecteur de rêver à son tour. C'est une suprême courtoisie de l'auteur.

Marie-Claude de Brunhof,f

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POÉSIE

Pierre Albert-Birot Silex, poèmes des cavernes Cahiers de la Barbacane, 44 p.

Jean Follain Pierre Albert-Birot coll. « Poètes d'Aujourd'hui» Seghers éd., 192 p.

Il n'aura pas même vu la pre­mière gerbe de ses poésies enfin rassemblées, le vieil homme trop effacé témoin de plus d'un demi­siècle de vie littéraire. Il vient de mourir au cœur de l'été, cette sai­son qu'il aimait comme le plus haut moment de l'année, celui des forces vives et de la plénitud,e :

l'invectiverai contre l'assassin de l'été

Je sens passer son souffle empoi­sonné

Entre ma chemise et mOL Mon amie la fleur rouge Est morte derrière la barrière du

jardin

Je te hais comme peuvent te hatr Les arbres et les oiseaux A l'assassin l'été se meurt Et ma joie marche la tête en bas ...

Sans aucunement forcer les mots, on peut écrire que Pierre Albert­Birot meurt méconnu. Il avait mené son œuvre à bien, dans une sorte de retraite sans ostentation ni amer­tume, entouré de quelques fidèles. Il publiait rarement, et presque toujours à petit nombre, des pla­quettes ou des recueils dont on nous assure que ce n'était qu'une part très mince des inédits qu'il accu­mulait. Etait-ce délibéré? En toul cas, ce n'était pas mépris du lec­teur : il n'est que de voir avec quel soin il surveillait l'édition de ses poèmes, lui qui si longtemps les imprima chez lui, sur une petite presse. Modestie sans doute, et ce n'est pas là le moins louable. Et puis, il avait trop appris la patience. Une sorte de malchance pesait sur ses livres: le seul grand éditeur qui ait soutenu et publié son œuvre

po

avant la seconde guerre inondiale, Denoël, meurt assassiné au moment même que paraissent les Amuse­ments naturels, en 1945; de ce coup, les livres sont mis au pilon sans diffusion !

En septer.:.bre, l'année dernière, paraissait Silex, poèmes des caver­nes, avec un frontispice de Zadkine et une préface de Max Pons. Ce petit livre merveilleusement impri­mé, plein de jus, de force simple, si neuf d'avoir attendu vingt ans de retrouver une équipe capable de nous le donner selon le désir exact du poète, était sur ma table comme un remords; on attendait l'édition des poésies chez Galli­mard ... les mois passaient. Le pre­mier volume va enfin paraî­tre, regroupant Trente et un poè-

Stèle pour P.A.B. mes de poche (1917), Poèmes quo­tidiens (1919), la Joie des sept couleurs (1919), la Trilotrie (1920), la Lune ou le Livre des poèmes (1924); Pierre Albert-Birot, qui en a peut-être corrigé les épreu­ves, venait d'entrer dans la collec­tion « Poètes d'Aujourd'hui », avec une préface de Jean Follain suivie d'une excellente anthologie établie par Arlette Lafont. Ces ouvrages, et l'édition récente de Grabinoulor, revue et augmentée, chez Gallimard ' (1964), devraient rendre sa place et donner ses lecteurs à l'un des poètes les plus féconds et les plus libres de notre temps.

Ce long effacement de la scène littéraire ne le rayait pas des mé­moires, mais le coupait du public et de jeunes écrivains qui ont tant à prendre dans son œuvre. Les renseignements qu'on peut trouver dans les ouvrages de critique ou d'histoire littéraire sont souvent er­ronés. On a fait de lui un poète dadaïste ou cubiste. On écrivait: Pierre-Albert Birot; sa date de naissance restait fantaisiste... De fait, il est né le 22 avril 1876, à Angoulême. Parmi ses premières amitiés, celle d'Apollinaire. C'est Albert-Birot qui fait représenter, le 24 juin 1917, les Mamelles de Tirésias, manifestation placée sous l'égide de la revue Sic, qu'il a fon­dée l'année précédente, et c'est lui qui convainc l'auteur d'adopter pour son drame l'épithète ·appelée à définir le plus grand mouvement littéraire et artistique de ce siècle :

fonde en 1929 le Théâtre du Pla­teau. Il fait preuve en tout d'une liberté d'esprit rebelle à toute école. Et dans son théâtre, qui ne sera pas joué par ceux-là mêmes qui en faisaient leurs délices - « Je vous garde pour mon dessert », lui as­surait Copeau -, c'est-à-dire Jou­vet, Baty ou Dullin, ce qui fait loi, c'est la poésie. Il imprimait tout cela sur sa petite presse à bras - et aussi les pages d'un journal qu'il était seul à rédiger ... la Quinzaine de Pierre Albert-Birot! - ; comme ses poèmes et drames dans l'espace, scénarios pour le cinéma; comme l'étonnant Grabinoulor ...

Que ce soit le théâtre, Barbe­Bleue, les Femmes pliantes, ou les chapitres de l'épopée fantastique de Grabinoulor, taillés chacun dans un bloc de matière verbale, selon son dire, il s'agit toujours de poésie. Il ne se souciait pas des modes, ni des genres. Il ne connaissait d'au­tres .règles que celles qu'il s'im­posait, conscient des limites dans lesquelles enferme tout formalisme. Il a de tout temps envoyé promener les béquilles de l'écriture académi­que, parce qu'elles l'auraien.t em­pêché de courir hors des sentiers battus (mais ce n'est pas sans avoir très bien vu de quel secours elles peuvent être pour un écrivain de troisième rang), et c'est de cela qu'il sourit, lui qui savait si bien boucler un sonnet avec une science pleine de verve, lorsqu'il fait dire à son héros Rémy Floche, employé:

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ont commencé à parler; c'est un peu, il me semble, comme ces sor­tes de jupes en jonc et à roulettes dans lesquelles on entre les enfants jusqu'aux aisselles pour lelor ap· prendre à marcher. Pour Albert­Birot, toute création véritable se­crète des lois à sa mesure. Magni­fique principe vital qu'on ne saurait' reprocher ni dénier à un poète qui, loin d'user un procédé jusqu'à la corde, trouvait avant d'avoir cher­ché et pourrait bien paraître au­jourd'hui à l'avant-garde de l'avant­garde ...

Le dadaïsme était peut-être né­cessaire, mais sa vocation entière­ment destructrice n'était pas de nature à seulement l'attirer ; ce qui intéressait Pierre Albert-Birot, ce n'était pas de détruire, mais .de découvrir. Le langage était poui­lui la nature même. C'est une leçon qui devrait fortifier, mais qu'on n'entend guère. Et, de ce discours mesuré, qui fut bien avec l'idéo­gramme la première mémoire des hommes. ce qu'il rejette ce sont les formes fixes et sclérosées: des mesures, il en proposera de nou­velles, longues laisses de vers de dix-huit pieds ou curieuses caden­ces impaires, plus brèves. Il fera éclater le poème dans l'espace de la page, nourrissant l'espoir de le projeter dans celui du film. Il joue­ra avec les onomatopées et les sons purs, comme Artaud ou Michaux, ouvrant et fermant le livre du let­trisme dans lequel le pauvre Isou n'a pas encore appris à lire. Il fera

Pierre Albert-Birot par lui-même.

Un poème-affiche de Pierre Albert-Birot.

surréaliste. Les recherches non con­formistes de Sic, et l'extraordinaire chahut provoqué par la plece d'Apollinaire plaçaient Albert-Birot au centre de l'effervescence pari­sienne. Son humour, ses dons ver­baux, son invention étaient écla­tants: aussi sculpteur et peintre, et passionné par le théâtre puisque non seulement il écrit des pièces qui veulent « pousser le drame sur les genoux du spectateur », mais

Je SULS vraiment très étonné que les écrivains qui écrivent en vers soient encore à employer de petites combinaisons de sauvages qui per­mettent de trouver facilement des choses qui ont l'air poétique, et qu'on croit encore définitives parce qu'elles sont fixées dans une me­sure qui ne dépasse pas les possi­bilités de contrôle de nos oreilles. Le vers est un truc que les premiers hommes ont dû inventer quand ils

de Grabinoulor le roman ODlrIque le plus extravagant, surréaliste sans l'être, inégal en diable et pourtant venu d'une unique veine profonde, comme d'un marbre criblé de cail­loux mais riche des oxydations les plus somptueuses. Capable encore de surprendre avec de petits poèmes d'une sagesse mélancolique, tels . Cent dix gouttes de poésie (Seghers, 1952), auxquelles il venait d'en aiouter cent autres... •

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967. 11

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LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE

~ StèlepourP.A.B. Tragique Strindberg

Est·elle définissable, cette somme qui semble avoir découvert ou uti· lisé tout ce qu'on cherche depuis les calligrammes d'Apollinaire jus. qu'aux poèmes à jouer de Jean Tardieu, du rêve éveillé - Crevel, Chirico! - ' à une restructuration du poème qui fait penser aux essais les plus intéressants de la jeune poésie, aux poésies de prose de Denis Roche ou de Jude Stefan ? Rien ne serait plus hasardeux dans l'état actuel des publications: c'est l'iceberg, si seule sa plus petite part nous est connue. Au moins peut­on supposer que ce qui nous man· que est de même nature. De grands pans de vie pris dans les mots.

Et puis, Albert·Birot se dédouble. Il n'est pas trop de deux pour se connaître, et pour arpenter le temps et l'espace. Là encore, nos préoccu. pations étaient les siennes, soit un modernisme tout entier nourri de l'amour de vivre, le futur n'étant pour lui qu'un possible de plus:

Peuples qui aurez bâti des villes nouvelles des costumes inimagi. nables et des langages nouveaux

· Ie veux me promener dans vos villes je veux porter vos costumes et vous parler dans votre langue

le veux être l'un de vous et que nous vivions bras dessus bras dessous sans que vous sachiez jamais mon âge

Puisque je veux faire le miracle d'avoir à la fois et le vôtre et le mien jeunesse d'aujourd'hui et jeunesse future

le suis le frère de tous les hommes que le soleil a connus et connaî· tra jamais et s'il faut pourtant qu'enfin je meure

le veux vivre au moins autant que ces soleils perpétuels contempo­rains qui sans amour nous assis­tent de si haut ...

Mieux que se dédoubler - et ses romans en sont l'expression la plus manifeste mais aussi la plus simple -, il se multiplie. L'œuvre qui éclate propage une sorte de génie de poésie, dans toutes les directions, dans le dérèglement de tous les sens plastiques. Poète sans prudence, sans gloire, sans calcul et sans artifices et brassant les mots comme la pâte de la création, Pierre Albert·Birot est à découvrir: pour des pages superbes qu'on ne devrait plus oublier; pour un luxe qu'il nous offre, celui de ses échecs si riches d'enseignement ...

Holà holà il n'est pas mort il n'est pas mort holà holà coupez.lui ses cent mille Etés mais coupez donc

Cent mille Etés dans mon cœur cent mille Etés dans mes yeux cent mille Etés cent mille Etés vous dis·je

Coupe coupe vilain monde tue et tue et va beuglant toujours tu entendras chanter cette tête d'Or· phée.

Claude Mirhel Cluny

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Auguste Strindberg Seul trad. du suédois par Helen et Hervé Coville Mercure de France éd., IqO p.

Légendes texte revu et annoté par c.·G. Bjurstrom et G. Perros Mercure de France éd., 264 p.

En France, on connaît Strind· berg surtout par son théâtre. Mais les œuvres autobiographiques l ne touchent encore qu'un public res· treint. Le lecteur moyen se tient à distance respectueuse, et en littéra­ture, c'est une mauvaise distance. Est·ce que . la publication de Seul va modifier la situation et donner à Strindberg la place qu'il mérite ? On le souhaiterait, tant ce texte nous dévoile les ressources d'un art intimiste. Et il nous donne discrè· tement un aperçu sur la vie tragi. que de l'auteur.

Le récit s'ouvre sur une réunion d'hommes d'un certain âge. Ils sont serrés autour d'une table, dans un café suédois. Les propos de ces mes· sieurs tournent continuellement à la chamaillerie, sauf quand il s'agit de déclarer, par exemple, que les femmes sont « bien gênantes aux entournures ». Le ton est donné : amertume, ironie, brièveté savou­reuse ·de certains dialogues. Le nar· rateur, vite agacé, se retire. Ces propos de vie.ux le rendent nostal· gique. Il décide de s'enfermer chez lui. Ainsi va s'établir une chroni· que des jours ordinaires d'un vieil homme qui voyagera autour de sa chambre.

Voyager autour de sa chambre est un privilège qui revient aux convalescents, aux écrivains et aux gens un peu brouillés avec leurs semblables. A cinquante.quatre ans, Strindberg est tout cela en même temps. Il va préférer la solitude, sc recueillir, observer, écouter, cons· tater. témoigner, lire les journaux, regarder la pendule, sentir certains soirs le monde lui échapper, et ten· ter de le retenir. Les seules aventu· res qu'il rapporte consistent en scè· nes brèves observées du balcon de sa chambre, quelques commérages de ménagères revenant du marché sur· pris sur un palier ou sur le trot· toir. Jamais plus. Il n'y a que les conversations téléphoniques qui re· lient Strindberg à ses connaissan· ces. Pour l'essentiel, il se passe dans la vie secrète de sa chambre, dans la tranquille intimité des quatre murs. De l'appartement il aperçoit la ligne de la forêt, tou· jours sombre, même en plein été, et dont le thème revient moderato cantabile pour nous rappeler le climat scandinave. Les riens suffi· sent à meubler le temps, ce temps qui passe dans les blancs du livre. Car le livre dans ses aveux, ses silences, nous garde sous son char· me austère.

L'ambiance générale, apparem· ment limpide, nous laisse deviner beaucoup de choses sournoises et vives, à demi étouffées. Le va et vient entre le désir d'être seul et l'envie, irrépressible par instants, de rencontrer quelqu'un (J'allais m 'asseoir dans un tramway. écrit· il, uniquement pour me sentir dans la même pièce que d'autres) donne une tension continuelle. Parfois, Strindberg prend des jumelles et observe la campagne ou la mer, selon son humeur. Des petites scè· nes le touchent : une fillette sur· prise et effrayée devant le museau d'une vache. Ou bien il suit de près l'installation d'une boutique et le manège obséquieux et truqué du commerçant. Vers la fin du livre, des manœuvres militaires se dérou· lent comme un songe sur une prai. rie.

Les passages de l'ombre et du soleil agissent directement sur lui, les moindres changements dans sa vie de misanthrope, les moindres bruits suspects le font réfléchir, le rendent moraliste; sa faculté d'at· tention s'affine. Et l'attention, pour l'écrivain, c'est important. Il ne lui est pas nécessaire de courir la ville, d'accumuler les personnages, de barioler ses impressions ou de forcer la note pour avoir quelque chose à raconter. Il raconte simple. ment ses angoisses, il rapporte ses observations comme une sorte de Monsieur Fabre qui se prendrait pour objet. Simplement.

On appelle ça « l'économie des moyens ». Cela convient à mer· veille pour un récit dont le thème lancinant est la solitude, forme de l'ascétisme. Economie certes, mais pas pauvreté. Au contraire, on sent qu'il est beaucoup donné : les pre­miers beaux jours (et si c'étaient les derniers ? .. ), le son des voix qui se mettent à vivre d'une vie indé· pendante dans la mémoire du vieil homme, le côté nu des objets, des murs, de cette vie muette aux pen· sées feutl é.?s . Il se dit : Tiens, si je rclisais Balzac, ah ! Balzac, on y revient... Tiens, si je pouvais re· trouver certains visages ... La saisie de ce qui court sous les phrases les plus simples, les ressentiments, les attirances, les répulsions annon­cent les tropismes de Nathalie Sar· raute. On sent une ferveur qui s'ap. plique aux gestes, aux paroles les plus usées. On pense à des séquen. ces de Dreyer, aux derniers plans de Gertrud, à des quatuors de Brahms. Un téléphone accroché au mur devient présenL. Quelques répliques cernent les mouvements de l'âme et suspendent le temps ou le font peser, on ne sait plus très bien.

Des rapports instinctifs d'effa­rouchement ou d'émoi lient le nar­rateur à son milieu. La tradition du kal/ll/wrspiel a dû passer par là. Ce qui n'exclut ni la surprise, ni l'enjoucment. Rien de moins

monollJne que la lecture des jour­naux. Le vieil homme constate, oh ! surprise, que le. monde tourne presque sans lui. Des gens naissent. se battent, se marient - sur ce point Strindberg devrait en savoir quelque chose ! - font les quatre cents coups. Il s'aperçoit qu'il y a des événements importants, vio­lents, officiels, des tas d'événe­ments. Pourtant sa chambre est si calme .. .

Ces petits mouvements de l'inté­rieur sont autant de grands mo­ments du livre. On a l'impression de partager le sort de cet homme qui vient de rater son train et qui sait parfaitement qu'une longue attente va commencer : la vieillesse. Des pensées inquiètes lui viennent alors à l'esprit. Des pensées quant au lendemain. Le lendemain étran­ge. Des pensées quant aux rêves. Pensées de méfiance, de précaution, d'économie et de timidité. « Mon intérieur se reflète dans mes rêves, et c'est pourquoi je peux les utili­ser comme je me sers d'une glace pour me raser, pour voir ce que je fais, et éviter de me couper. » Cu­rieuse réflexion qui mélange le goût de la pénétration intérieure, le sens de l'épargne et de la pré­voyance. Il garde quelque chose de l'enfance qui se demande : Qu'est-ce que c'est qu'être grand? Qu'est-ce que c'est qu'avoir le droit de se coucher tard ? Lui, Strind­berg, se pose la question: Qu'est-ce que ça fait, mourir ? Et pour ne pas trop être tourmenté, il s'attache au présent, se repose dessus, en tire une confiance fragile mais néces­saire. Cela lui suffit.

Tout, dans ce livre, réside dans le tremblement intérieur du style. Son aisance trompeuse. La sensi­bilité de Strindberg frôle une mé­lancolique sensualité avec une maî­trise qui rappelle certaines pages de l'Etranger, de Camus. La soli­tude d'une vie privée, trop privée, bien trop, pèse; et le vieil homme l'avoue sans insister. Strindberg n'élève ni n'enflamme son style. Il le laisse aller. Une attitude de dé­nuement, crispée par l'isolement, mais non contrainte ; une attitude qui laisse percer une sorte d'in· quiétude fondamentale. Cette in­quiétude qui donne la perspective et qui l'épure. On peut comparer le calme apparent de la voix de S!trindberg à un remous d'eau.

Cela vient des profondeurs, sans bruit, et finit par vous toucher inti­mement. Au centre, de ces senti­ments flous faits d'attachement au monde, dans ce qu'il a de plus minéral, d'attachement aux êtres, dans ce qu'il a de plus vague mais de plus profond. Strindberg, dans Seul, a délaissé son goût des effets. Il atteint le tragique.

Jacques-Pierre Amette

1. Publiées intégralement nu Mercure de France et dont les derniers t~>.tl" parus sont bl/emo ct Légendes.

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Pirandello, aujourd'hui

Pirandello devant le temple de la Concorde à Agrigente.

Georges Piroué Pirandello Denoël éd., 235 p.

Luigi Pirandello Théâtre Diane et la Tuda Quand on est quelqu'un Les géants de la monta8"\ ' traductions nouvelles de Félicien Marceau, Georges Piroué et André Barsacq. Denoël éd., 342 p.

Il y a quelque chose de paradoxal dans la gloire de Pirandello. A pri. me abord, voilà un écrivain ligoté par d'étroits particularismes, empê­tré dans une philosophie à deux sous, aussi ' retors que lucide et trop intelligent pour être honnête; sourd à la marche de l'histoire, il s'est enfermé, face à la société, dans une attitude de critique morose; pour couronner le tout, son œuvre s'est pétrifiée en elle-même, victime d'un système - le pirandellisme - qui, pour une bonne partie, lui a été pla­qué de l'extérieur. Mais, en cette année du centenaire de sa naissan. ce, Pirandello n'en apparaît pas moins comme l'un des fondateurs de notre modernité et comme le plus universel des dramaturges du siècle.

Alors qu'Ibsen ou Strindberg n'exercent plus de régence directe, il a marqué plusieurs générations d'auteurs, de Sartre à Genet et de Salacrou à Ionesco, et il continue d'être présent dans les laboratoires du jeune théâtre et du cinéma ac-

tuels : on sait, par exemple, ce que lui doit Saunders dans la Prochaine fois, je vous le chanterai. Et quoi de plus pirandellien, en un sens, que l'admirable Persona, le dernier film d'Ingmar Bergman? Nul n'au· ra semé autant d'images et d'idées que ce contempteur du réel, ni si exactement devancé nos angoisses et nos questions que ce provocateur patelin. Aujourd'hui plus qu'hier, le jeu de miroirs qu'il a mis en place prend au piège le public : on s'en est aperçu par deux fois cette saison, lorsque le Théâtre Antoine a créé Se trouver et que le Piccolo Teatro a présenté les Géants de la montagne, pièce difficile, pourtant, et inacherie.

Mais est-on sûr de bien connaître Pirandello? Sans compter qu'une bonne partie de son théâtre nous est parvenue dans des traductions ha­sardeuses ou impropres à la scène, on ignore communément en France ses romans et ses nouvelles, et l'on s'est moins soucié de le découvrir lui-même à travers son œuvre que d'épiloguer sur le pirandellisme. Le conflit entre la vie et .la forme, la dissociation du moi, les antinomies de la notion de vérité, les ambi­guïtés du réel, le jeu des ombres répercutées, tous ces thèmes, qui appartiennent désormais au fonds commun de notre sensibilité collec­tive, ont été amplement étudiés : en outre, il n'échappe à personne que Pirandello n'en a pas été exac­tement l'inventeur et que, de Scho­penhauer à Bergson, ils se sont peu à peu dégagés de la crise où l'âge moderne a plongé la pensée euro­péenne. Reste à savoir pourquoi Pi-

La Quinzaine littéraire, 15 au ,~O septembre 1967.

randello les a portés à leur plus haute incandescence et comment ils se sont noués dans son œuvre : im­possible de le comprendre sans reve­nir à l'homme, visage et masque.

C'est ce qu'a voulu faire Georges Piroué, dans un essai très dense qu'il vient de consacrer au drama­turge sicilien : il a abordé de front l'œuvre tout entière, en mettant entre parenthèses le pirandellisme pour remonter jusqu'à ses sources. Malgré son écriture un peu hâtive et sa présentation touffue, ce livre nous offre une image complète et subtile de Pirandello : il le dégage de ses carapaces, il lui restitue sa vie contradictoire, il analyse de près les pulsions qui l'ont fait écrivain. Tout cela, avec une lucidité intran­sigeante, qui, sans exclure une cer· taine sympathie, refuse méthodique. ment la complaisance. Rien n'est passé sous silence ici, ni des fai­blesses de l'écrivain, chez qui l'on trouve de la rhétorique, un goût affirmé pour le sophisme clinquant et une sorte de machiavélisme in­génu, ni de l'ambiguïté des attitu­des de l'homme, sur le triple plan politique, social et métaphysique. Cerner ces ombres, c'est mettre en lumière, précisément, le paradoxe pirandellien par excellence, puis­qu'en ce Méditerranéen douteux, le monde contemporain n'a pas tardé à se reconnaître.

Par toutes les fibres de son être, Luigi Pirandello tient en effet à la Sicile qui l'a vu naître. Son œuvre est si profondément immergée dans l'inconscient collectif de son île que presque tout, chez lui, porte la mar-

que de cette insularité primitive : l'attention qu'il porte au réel et l'acharnement qu'il met à le discré­diter, sa mobilité intellectuelle qui désigne à la fois un vouloir-vivre exaspéré et une fascination du vide, sa conception de la femme, mise en danger par la concupiscence ou par l'idéalisme masculins, mais toujours bloquée dans son corps, son refus de la chair et son mépris de l'esprit, sa virulence sceptique qui se tourne en un conservatisme « prépotent » et sournois, sa problématique du dehors et du dedans, son goût effré­ne pour le discours qui, à ' mesure qu'il procède, nie la vérité qu'il est en train d'établir, son amour, enfin, pour le merveilleux et la parade. Pour établir cet enracinement, Geor­ges Piroué va sans cesse de l'œuvre narrative à l'œuvre ' dramatique, mais, de quelque côté qu'il se tour­ne, il 'doit constater que le « déniai­sement » entrepris par Pirandello ne l'a pas mené à la révolution : nulle part, il n'a essayé de recons­truire au niveau du social ou du politique les structures qu'il avait effeuillées, sans mieux réussir à dé­valuer décisivement le monde des apparences. Car son subjectivisme a toujours visé à rejoindre un~ ob­jectivité absolue : héritier infidèle du vérisme, il .a cru si fortement à la réalité des choses qu'il les a vues abolir l'identité du sujet qui les perçoit et les décrit.

La philosophie, la science, l'his~ toire ? Frappées de suspicion. L'irra­tionnel ? Tout autant que la raison, il nous fait esclaves. Nous allons de défaite en défaite, décomposés par le temps, écartelés dans l'espace, ré­fractés jusqu'à l'infini, envahis par le dehors, pétrifiés en autant de sta­tues qu'il y a de regards pour nous apercevoir. Au fond de cette vision du monde, Georges Piroué décèle avec raison une angoisse de l'exis­tence et un désir épe .. du d'incarna­tion, 'qui procèdent l'une et l'autre d'un savoir primitif et retors. La seule issue est d'ériger, par un coup d'état méthodique, la fiction comme réalité : que l'homme s'accepte comme fantôme et comDU~ masque (mais masque nu, vraiment), qu'il se donne ' en spectacle dans le des­sein de faire triompher sa vérité la plus personnelle et la plus improba­ble pour autrui, c'est la voie du seul salut que nous puissions at­tendre et que nous désignent, avec un éclat excmplaire, les fous rejetés par la société. Oui, d'un signe de contradiction, il faut faire l'instru­ment d'une victoire: le vouloir-vi­vre remplit alors le vide des formes et le théâtre peut naître. Plus que d'un drame de la connaissance, il s'agit ici d'un drame de la persua­sion, selon la formule de Georges Pi· roué, où l'on ira d'une ironie radi­cale à une foi méthodiquement re­cherchée. Le théâtre (et, plus géné­ralement, l'art) s'achève toujours, plus ou moins, en thaumaturgie.

Il faut avancer plus loin : pour exister, le théâtre est condamné à sC'

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~ Pirandello

détruire lui-même_ Chez Pirandel­lo, la parole, à mesure qu'elle se déploie, nettoie par le vide l'espace qu'elle décrit; le personnage se pré­sente à la fois comme héros et com­me comédien, l'un démantibulant l'autre ; l'appareil théâtral montre à nu ses (c farces et attrapes », com­me le dit Georges Piroué, et tourne au dénigrement des prestiges de la scène_ En bref, l'esthétique du « théâtre dans le théâtre» postule la disparition de l'auteur derrière ses propres fantasmes, dont le jeu consiste à se dénier eux-mêmes, et le retournement de la fonction tradi­tionnelle du public : les spectateurs médusés ont à se déprendre de leur fascination et à entrer dans la ronde des fantômes, fable et vie entremê­lées.

En définitive, nous sommes en présence d'un art de la provocation, qui a voulu échapper à l'histoire pour inventer cc ex nihilo une autre société plus souple et transparente », « une forme pure qui ne tire sa fé­condité que d'elle-même». Mais, à son tour, ce refus opposé à l'épique est lui-même significatif d'une épo­que où l'Occident a commencé de plonger dans l'anarchie, toute intel­ligence déployée. L'Italie fasciste, engourdie par une rhétorique déri­soire, la Méditerranée, où le déses­poir de ·vivre essaie de faire figure et la parole de tromper une mélanco­lie millénaire, l'Europe des années vingt à trente, partagée entre le ba­vardage et la violence, tributaire en­core de son vieux style, mais séduite déjà par l'inconnu qui l'assiège de tous côtés, voilà la toile de fond de l'œuvre de Pirandello, qui exprime à sa manière toutes ces contradic­tions. Le premier mérite de Georges Piroué est d'avoir redonné à l'écri­vain sicilien une telle dimension, qu'il avait perdue en entrant dans le domaine public.

Une autre tâche s'impose désor­mais pour lui rendre sa vraie pla­ce parmi nous : il faut repenser les problèmes de traduction que po­se l'ensemble de son œuvre. A dé­faut de pouvoir soumettre à cette révision le théâtre de Pirandello tout entier, Denoël nous propose une version nouvelle des neuf piè­ces dédiées à Marta Abba : cette entreprise s'annonce d'ores et déjà comme une vraie réussite, à s'en fier au volume qui vient de paraî­tre. Le laIent nerveux et incisif de Félicien Marceau fait merveille dans Diane et la Tuda, tandis que Geor­ges Piroué restitue à la fois la vir­tuosité et l'épaisseur dramatique de Quand on est quelqu'un et qu'An­dré Barsacq donne aux Géants de la montagne l'aisance théâtrale dont Il' texte de Marie-Anne Comnène était assez gravement démuni (mais pourquoi n'avoir pas cité. à titre documentaire, le canevas du qua­trième acte, que Stefano Pirandello dit avoir recueilli auprès de son pè­re ?) Lorsque cette édition sera achevée, il faudra y revenir avec at­tention.

Robert Abirached

1 HISTOIRE LITTÉRAIRE

David Kuhn La poétique de Villon Armand Colin éd., 506 p.

L'œuvre de Villon n'a-t-elle don­né lieu jusqu'à présent qu'à des méprises ? Convient-il d'en propo­ser une lecture qui fasse oublier les images du poète tenues hier encore pour vraisemblables ? Aux traits conventionnels du vieil étudiant mal mûri, emporté, vindicatif, vo­leur, paillard, mais rachetant ses défauts par une foi naïve, a-t-on le droit de substituer l'effigie d'un homme grave en somme ? Emou­vant même, car s'il remue comme un poisson pris à la nasse, c'est qu'il cherche à se désempêtrer des con­tradictions où l'enferment son temps, son caractère et les jeux du destin. A ces questions, M. David Kuhn répond bravement oui dans un ouvrage qui suscitera des re­mous.

La thèse, défendue en Sorbonne, y a été honorée de la meilleure men­tion en dépit de son impertinence. Hommage dû, certes, au talent pas­sionné du candidat, mais récom­pense qui, pour certains, s'adressait davantage au contenu d'une argu­mentation originalement construite. Je ne souhaite pas à M. David Kuhn que son livre serve d'aliment à la querelle des deux critiques. Il mérite mieux que d'être loué ou dé­chiré au nom de principes.

Que Villon pose à tous égards un cas singulier dans notre littérature, cela est vrai. Marot, le premier, l'avait bien senti. Le hasard n'est sûrement pas seul en cause si l'être historique de François de Moncor­bier s'évanouit comme une ombre après l'année 1463. De sa vie an­térieure, aventureuse, tourmentée, une grande part demeure aussi mys­térieuse, mais on peut tenir pour vraisemblable qu'une protection oc­culte la préserva, autant qu'il fut nécessaire, des verdicts qui en bon­ne logique auraient dû la borner d'une fin précoce. Qu'advint-il en­suite de ce clerc dévoyé ? La ques­tion est ouverte depuis le XVIe siè­cle. Or qui cherche à le savoir va contre une des leçons les plus claires des Lais et du Testament, car Vil­lon a manifestement inclus là tout ce que, d'après sa volonté expresse, nous avons le droit de connaître sur lui. Rarement homme a mis plus de soin à déjouer les investigations des critiques, de ceux du ;moins qui déclarent forfait quand ils ne par­viennent pas à rabouter des dates et des faits. .

L'érotisme au xv· siècle

Ce n'est pas que le poète ignore remploi discret du « je» ni rart du trait direct lancé contre ses en­nemis nommément désignés j mais amorçant quantité de confidences il les interrompt net au moment pré­cis où elles déboucheraient sur les éléments d'une biographie en bonne et due règle. Archivistes et histo-

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Bois gravés pour une des premières éditions de Villon.

riens le déplorent sans voir, je le crains - et sur ce point, que M. David Kuhn a donc bonne vue ! -qu'agissant de la sorte Villon fait ce qu'il peut pour engager son lec­teur à dépasser avec lui ce que les événements sordides de son existen­ce ont eu d'accidenteP.

Pour David Kuhn tout se tient en Villon, ses réactions d'écrivain, ses réactions d'homme; elles ont mê­me origine et même portée si leurs enjeux diffèrent. Cette vue procède d'une idée très saine sur la création artistique. Il y a donc artifice de ma part à disjoindre deux aspects de cette poétique, mais après tout ne doit-on pas aborder un poème par le versant du langage ? D'autant qu'à travers un texte peu sûr_ assez mal établi encore, ceux de Villon s'entourent de défenses hérissées j

au point qu'un lecteur moderne, à moins d'être philologue, se laisse parfois aller au découragement. Il incrimine la trame même des Lais et du Testament, ces allusions que Marot déjà ne perçait plus, mais davantage leur style, en maint'> en­droits énigmatique, et leur vocabu­laire.

Qu 'à l'égard des formes classiques et des topoï Villon pratique une sor-

te d'exorcisme, c'est ce que l'auteur de la thèse insinue avec patience, explique peu à peu, éclaire enfin au terme de sensibles commentaires. En ce qui concerne d'autres textes, pudiquement proscrits des morceaux choisis, A. Meillet et O. Bloch ont dit il y a longtemps ce qu'il faut savoir sur l'annexion par la littéra­ture, au xv· siècle, d'un domaine du lexique qui n'avait pas été in­vesti jusque-là de pouvoirs poéti­ques. M. David Kuhn manque un peu à le rappeler. Je m'étonne que dans ses prolégomènes, il minimise le fait que Villon a composé des bal­lades en jargon. Là pourtant est la clé de son discours. A l'encontre de la langue commune, l'argot n'ouvre pas de plain-pied sur les choses. Il les symbolise indirectement. au se­cond degré si l'on peut dire. Braise ne signifie « monnaie » que par référence au moyen terme argent, signe dont, pour quelque raison que ce soit, on écarte l'emploi. L'exer­cice patient d'un tel système d'ex­pression détermine des réflexes qui se répercutent dans l'usage qu'on fait du système commun.

Rompu qu'il était aux prestiges de ce double jeu, rien d'étonnant que Villon tire du langage ordinai-

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Du nouveau sur re tout ce que celui-ci implique d'ef­fets cocasses ou évocateurs en vertu de l'homophonie et de la polysémie. L'ambiguïté est l'âme de son style. en sorte que maints et maints passa­ges se prêtent à deux, si ce n'est à trois lectures. La difficulté s'ac­croît du fait que pour Villon com­me pour tout écrivain de son temps, mots et choses entretiennent d'au­tres relations que pour nous, qui discriminons l'univers et sa présen­tation en langue. Loin donc de re­procher à M. David Kuhn une complaisance à trouver dans les textes plus de sens qu'ils n'en com­portent, j'estime au contraire qu'il faut s'engager résolument dans la voie ouverte par ce chercheur.

Quant à incriminer l' ({ érotisme » du contenu latent dévoilé par M. David Kuhn, c'est se méprendre et sur ce mot et sur des images que personne, au xv· siècle, n'eût son­gé à couvrir d'une telle étiquette. La vraie question est de savoir quelle valeur, quelle fonction poé­tique l'artiste et ses contemporains assignaient à la contrepartie réa­liste des jeux amoureux idéalisés depuis Théocrite. Or dans l'ignoran­ce où la pruderie concertée, persis­tante, des critiques universitaires français nous laisse sur la significa­tion poétique d'Eros, M. David Kuhn ne pouvait établir sa thèse là-dessus sur d'autres bases que cel­les d'une intuition sensible ; et ses contradicteurs n'étaient pas en me­sure de contredire celle-ci par de bons arguments.

Le bonheur ou le malheur voulut qu'en plus de ses tourments propres d'écrivain, Villon en affrontât d'au­tres et eût beaucoup à dire sur eux. Ils les avait suscités, certes, par son imprudence, par un penchant déplorable al! laisser-aller , mais il vivait à une époque et dans un mi­lieu qui ne l'aidaient guère à les

résoudre. S'il nous déconcerte par ses manières de les poser - en formes lyriques ou en huitains dis­cursifs - la faute en est à nous, non à lui. On ne saurait encore trop remercier M. David Kuhn de l'avoir fait sentir. Un poète romantique eût traité de ces inquiétudes comme d'une affaire personnelle entre Dieu et lui. Conduite impensable pour un clerc, au xve siècle. Sous l'effet d'une illusion Villon peut nous pa­raître ({ moderne », il ne l'est en aucune façon. Pour tenter de voir clair dans ce qui lui arrive il éli­mine le plus qu'il peut de son his­toire les accidents, l'anecdotique. Son cas devient celui d'une unité microcosmique appartenant à un ensemble organisé, hiérarchisé -le macrocosme -, régi lui-même par quelques forces supérieures. Dans cette vue le destin particulier d'un individu dépend de la marche générale - bonne ou mauvaise -du monde. Le difficile, pour un chrétien, est de savoir où, dans cé'ue

. mécanique, s'insèrent le libre-arbi­tre et la grâce; comment s'y conci­lient la providence et le mal qui, tant du fait d'un homme que par le dérèglement des institutions, dé­range 'l'harmonie du macrocosme. La foi naïve du charbonnier esca­mote le problème. Or pas de foi moins naïve que celle, incontesta­ble à mes yeux, de Villon. Aussi. loin de le conforter d'un sentiment de sécurité confiante, ne fait-elle qu'irriter son inquiétude. Remise aux théologiens telle ou telle ques­tion épineuse du dogme, Villon tente l'impossible effort d'accorder en ce bas monde les promesses des Ecritu­res et les démentis que leur donnent, à ce qu 'il constate, les faits.

L'art pour l'art?

Villon n 'est pas un philosophe. Et bien Cru'il ait sans doute assisté à la représentation de mystères, ce qui s'y passe au pied du trône de Dieu entre la Justice et la Charité toujours en conflit, l'une éprise de rigueur, l'autre assoiffée de pardon, se situe trop haut et trop loin pour lui ; hors de sa portée. Il se voit, ici-bas, victime exemplaire de contradictions tragiques, et c'est sur terre, à son niveau qu'il cherche comme il peut, dialectiquement, à se libérer. Par les moyens ' du bord: en s'appuyant sur des souvenirs de lectures, en recourant à des exem­ples tirés des M aralia, en jouant de proverbes, en ouvrant sa Bible. Il y a deux manières d'entendre les huitains XII-XLI du Testament. A la légère, comme une ({ médita­tion » nostalgique, un peu pleurni­cheuse, sans grande portée. Mais d'autres discernent dès les premiers mots «( Or est vray qu'après plains et pleurs/Et angoisseux gémisse: mens ... » une plaidoi]:'ie accusatrice, très subtilement agencée, qui met en cause Dieu lui-même, je veux dire le dieu des chrétiens, et, plu-

La Quin1..a int· littéraire . 15 au 30 septembre '190 7.

Villon tôt que la fortune2, un fatum iné­luctable.

Trois questions y sont posées, des plus graves : pour aucune Villon ne trouve ni ne reçoit de réponse; Dieu se tait. Il va de soi que M. Da­vid Kuhn est de la seconde école . Combien je m'en réjouis, quitte à saisir un peu autrement que lui la structure de ce passage ! Mais il dé­passe hardiment ceux que le ton

de ces huitains déterminait à pren­dre Villon au sérieux. Retrouvant, au terme de longues lectures, ras­semblant, raboutant les pièces d'un système que le poète a pu se former au cours de ses études - système politique, moral autant que systè­me poétique - il en reconnaît le dessin à travers l'ensemble du Tes­tament qui devient du même coup. par l'ordonnance et la progressioll de ses parties, l'analogue d'un am­ple mystère ; un drame au centre duquel Villon, Christ dérisoire, souf­fre et meurt, victime, comme l 'au­tre, de mauvais juges.

Avec M. David Kuhn je tiens pour vrai que Villon ne pouvait pas être effleuré une seconde par l'idée de l'art pour l'art. Il compose en vue de figurer au moyen d'images ce qu'un philosophe scolastique eût analysé dans une dissertation abs­traite. D'un poème, ni le sujet" ni la structure, ni le moindre détail ne sauraient être gratuits. L'art n'a de sens que s'il informe des modes de connaissance et d'eXpérience. Dans cette vue très juste les poèmes les plus célèbres de Villon - les plus méconnus aussi, galvaudés ' qu'ils sont - ne perdent rien de leur grâce; mais ils se révèlent autre­ment graves et inquiétants qu'on ne le pensait. Leur commentaire, conduit de main de maître par M. David Kuhn, me rappelle par­fois, dans sa ferveur, les admirables

lectures JUives de la Bible par M. A. Neher. Une ferveur, au reste, nourrie du suc même des sources bibliques, grecques, latines, fran­çaises, auxquelles Villon a puisé.

Depuis Marot, chaque critique inventait un Villon à sa mesure. Cette thèse n'a pas été écrite en· vue de superposer un nouveau por­trait à ces visages falots. Discutable, je n'en disconviens pas, sur quel­ques points, elle a une tout autre portée. Un peu comme Malraux nous a permis de redécouvrir la Monnaie et le Louvre, David Kuhn nous interdit de proférer à propos de Villon des propos inexacts ou dérisoires . . Il y parvient en prou­vant à tout le moins que cet écri­vain ne pouvait pas être l'individu banal, médiocre, le versificateur fa­cile de plume auxquels trop de cri tiques modernes se sont plu à le réduire. Ce n'est pas mal joué,

quand on y pense, pour un jeune Américain de trente ans. Mais ce tour de force eût-il été possible sans le don d'e la poésie que M. David Kuhn allie à sa vertueuse érudi­tion?

R .-L. Wagner

1. Les érudits authentiques, le plus au fait des problèmes qui posent la biogra. phie de Villôn et l'établissement de se~ textes, se sont bien gardés en général de travailler sur ce poète autrement qu'en philologues. On les comprend. Il {allait la merveilleuse imprudence de la jeunesse pour oser faire ce qu 'a réalisé M. David Kuhn. Felix culpa!

2. Aucune allusion, à ma connaissance , en effet à la roue de la Fortune, assez consolante en somme puisque ~on mou· vement, s'il précipite en ba~ celui qui tenait le haut, laissé du moins au mal· heureux l'espoir de remonter. Pour le poète, au contraire, tout semble donné à l'hom~e une fois pour toutes: pauvre· té ou richesse , juges attentifs se décidant d'après l 'équité ou juges étroil~ ne con· naissant que la lettre.

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LE LIVRE DE LA QUINZAINE

Les « MélUOires d'outre-tontbe » André Malraux Antimémoires Gallimard éd. 608 p.

Ses admirateurs aimeront ici le retrouver. Ils y verront ce que les œuvres précédentes, sous d'autres formes, leur ont déjà livré. Ceux pour qui l'écrivain s'était peu à peu éclipsé derrière le ministre éprouveront un plaisir plus vif: celui de se laisser reconquérir et comme porter au-dessus d'eux­mêmes par une voix qu'ils s'étaient' désaccoutumés d'entendre, plus for­te et plus persuasive que celles qui lui font écho dans la littérature d'aujourd'hui. Une comparaison vient à l'esprit et un nom sur les lèvres. Malraux vient d'écrire ses Mémoires d'outre-tombe.

Non qu'il façonne son piédestal et veuille prendre devant l'Histoire une pose avantageuse. La figure qu'il fait, celles qu'on lui prête lui sont indifférentes et il ne s'est jamais soucié de plaider pour lui­même ou de se justifier. Ministre ' de de Gaulle comme l'autre le fut de Louis XVIII, il a rencontré en tant que tel Nehru et Mao Tsé­Toung. Ce n'était pas pour leur tenir tout à fait des conversations de ministre. Son prédécesseur dans le genre, quand il parvenait à faire taire en lui le vicomte ou le minis­tre, incarnait une certaine idée du gouvernement des hommes et n'était pas aVéugle au sens que prenait l'histoire . N'avons-nous pas entendu déjà chez lui ce dialogue avec Dieu, ou avec l'histoire, celui de l'écrivain avec la mort?

Un dessein important

Dans des phrases dont l'éloquen­ce à la fois nerveuse et somptueuse porte le deuil du jeune dandy qui écrivit Royaume farfelu et Lunes en papier - tout comme, dans les Mémoires d'outre-tombe, le conseil­ler dédaigné de la légitimité prenait congé de René - un dialogue se poursuit: avec l'Histoire, avec la transcendance - quels que soient ses visages et ses noms -, avec la mort. Amateur modéré de Mémoi­res - ' qui s'intéressent trop aux « secrètes actions des individus » -, peu enclin à l'introspection -, la psychanalyse l'a ruinée -, moins soucieux des « petits faits vrais » que des grandes actions et des grands destins et persuadé qu'un artiste révèle suffisamment de soi dans son œuvre, Malraux pouvait appeler « Antimémoires » un ou­vrage qui fait fi du souvenir pour le souvenir, du secret dit intime, de la révélation .cancanière. Un des­sein important le hante sur lequel il a bâti son œuvre: « L'homme qu'on trouvera ici, c'est celui qui s'accorde aux questions que la mort pose à la signification du monde. » Dostoïevski, déjà ...

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Dans cette perspective, l'individu enregistré à l'état-civil sous le nom d'André Malraux (plus exactement de Georges, un prénom qu'il n'a jamais porté) peut écrire: « Je ne m'intéresse guère ». En revanche, l'homme qui a écrit ~a' Condition humaine et les V oix du silence a droit à toute sa considération. Non qu'il soit plus étranger à cet homme que ne l'était Jean-Jacques à Rou~­seau. Mais il plaint Jean-Jacques et c'est Rousseau qu'il admire, la « métamorphose » dont, grâce à l'art, l'auteur des Confessions s'est rendu capable pour transformer ulu « destin subi » en « destin domi­né ». Si l'on sait que « le domaine de l'art n'est pas celui de la vie », où commence l'art, où finit la vie? Victor Hugo écrit Marion Delorme avant de rencontrer Juliette Drouet, Hemingway pouvait voir son sui­cide inscrit dans le destin de ses personnages et Nietzsche écrit pré­monitoirement à la fin du Gai Savoir: « Ici commence la tragé­die ». Malraux s 'aperçoit que dans le Temps du mépris il décrit la torture avant qu'elle tombe dans le domaine public et si le suicide du grand-père Berger dans les Noyers de l'Altenburg nous est de nouveau remis sous les yeux, c'est qu'il ré­pond au suicide du père de l'auteur. On ne s'étonnera pas de voir ces Antimémoires partagés selon les œuvres précédentes et sous leur titre: elles trouvent ici leur pro­longement. Les deux correspondants imaginaires de la Tentation de l'Oc­cident ont seulement cédé la place à Malraux et Nehru pour confron­ter Orient et Occident. Dans la Voie royale une histoire plus rocambo­lesque encore que celle de Perken trouve une confirmation dans la vie. Quant à la révolution chinoise dont la Condition humaine décrit les prodromes, Mao dira à l'auteur comment il espère la faire aboutir. Celui qui par le roman entendait « transformer en conscience une expérieJ;1ce aussi large que possi­ble » ne se doutait pas que l'ex­périence peut venir après coup et vérifier les intuitions de l'artiste.

Ces grandes divisions des Anti­mémoires selon les œuvres précé­dentes constituent le cadre à l'in­térieur duquel Malraux pose à nouveau les questions que débat­taient déjà les participants au col­loque de l'Altenburg. Il est faux de dire que, dans le monde, elles n'ont jamais trouvé de réponses, mais ces réponses sont si diverses, si contra­dictoires selon les lieux, les époques et les hommes, que s'en tenir à l'une d'elles, c'est dangereusement tourner le dos à toutes les autres. C'est l'histoire de bien des philo­sophes et de quelques penseurs politiques. En fait, si réponse il y a, elle est dans le comment plutôt que dans le pourquoi, dans le « faire » plus que dans l'esprit, dans l'approfondissement des ques­tions plus que dans la découverte d'une solution. Le professeur Moll­berg qu'on peut tenir, dans les

Noyers de l'Altenburg, pour un des porte-parole de l'auteur, préfigure Michel Foucault quand il déclare que « l'aventure de l'humanité » n'est que la succession de ses « grandes structures mentales ». Ethnologue au fait des sociétés africaines primitives, il déclare: « Qu'il s'agisse du lien avec le cosmos dans ces sociétés, ou de Dieu dans les civilisations, chaque struc­ture mentale tient pour absolue, inattaquable, une évidence particu­lière qui ordonne la vie, et sans laquelle l'homme ne pourrait ni penser ni agir ... Elle est à l'homme ce que l'aquarium est au poisson qui y nage. Elle ne vient pas de l'esprit. Elle n'a rien à voir avec la recherche de la vérité. C'est elle qui saisit et possède l'homme; lui, ne la possède jamais tout entière. » Foucault pense à peu près de même pour les hommes de la Renaissance, ceux des siècles qui suivirent, jus­qu'au nôtre. Car, depuis, le monde s'est agrandi et si l'honnête homme du XVIIe siècle pouvait penser que, hors d'Europe, il n'existait que des sauvages de différentes espèces, l'écolier d'aujourd'hui n'est pas porté à dédaigner la « structure mentale » de l'Hindou, du Sovié­tique ou du Chinois. Il aurait plus de doutes, comme Malraux depuis quarante ans, quant à cette « évi­dence particulière qui ordonne la vie » dans la civilisation occiden­tale.

A qui, ou à quoi s'en remettre? En Egypte, Malraux interroge le Sphinx dont la rencontre ordonne « des années durant » sa réflexion sur l'art, lui apprend à distinguer l'apparence qui est « langage de l'éphémère » de la « Vérité » qui est « langage de l'éternel et du sacré». « C'est vrai aussi », dit-il, des cathédrales, des grottes de l'Inde et de la Chine: « Tout art sacré s'oppose à la mort, parce qu'il ne décore pas la civilisation, mais l'exprime selon sa valeur suprême.» Malheureusement, pour nous cet art n'est plus qu'objet de curiosité, de science ou d'histoire, bon pour le musée. « Le monde de l'art n'est pas celui de l'immortalité, c'est ce­lui de la métamorphose. » La folie sacrée qui s'empare des Indiens catholiques d'Antigua, au Mexique, est pour nous une histoire révolue, et quand la Reine de la Casamance adore son platane géant, elle est dans sa vérité, non dans la nôtre.

Orient-Occident

Malraux retourne à Bénarès, re­voit New Delhi, rend visite à Nehru qu'il connut autrefois et qui lui lance ironiquement: « Ainsi, vous voilà ministre ... » La réponse est sur le même ton: « En ce moment, je feins d'être chat chez Mallar­mé.! » Bien entendu, c'est l'Inde, son art, ses croyances, la conception de la vie et de la mort qu'ont ses habitants, Gandhi et la non-violen­ce, les problèmes que pose à Nehru

l'organisation d'un pays chaotique et partagé, les convoitises chinoises, qui font les frais de la conversation. Mais Nehru est plus gentlemaQ anglais que Gandhi n'était Indien et l'Inde de 1965 n'est plus l'Orient de la Tentation de l'Occident. Elle commence à croire aux machines, qui vaincront la famine, et ses diri­geants à l'Etat, qui fera du pays une nation. Si la civilisation occi­dentale ne l'a pas subjuguée, elle lui a néanmoins appris à fabriquer un réacteur atomique.

L'ancienne Indochine? Celle où, en 1925, Malraux fondait le parti Jeune Annam et dirigeait, avec Paul Monin, le seul journal d'op­position2 ? On sait quel est devenu son sort sous le nom de Vietnam : une terre piétinée, brûlée et bom­bardée par les Américains. Faut-il se demander de quel côté se trou­vent les éternels insoumis des pla­teaux Moïs?

Mao-Tsé-Toung

Et la Chine de la Condition humaine? Malraux ajoute un cha­pitre à son livre fameux sous forme d'une visite à Mao Tsé-Toung. Il trouve en face de lui un vieux révolutionnaire, le héros épique de la Longue Marche qui combattit un Tchang Kaï-chek longtemps sou­tenu par Staline et qui, comme Staline, n'a jamais quitté son pays. Méfiant, donc, à l'égard des révo­lutionnaires étrangers, méfiant à l'égard du Komintern et méfiant à l'égard d'un marxisme-léninisme qui (( posait en principe que la paysannerie ne peut jamais vaincre seule ». Or, la révolution chinoise fut une révolution en grande partie paysanne, et, dit Mao, d'abord «( une Jacquerie ». Tactique de lutte: la guérilla, l'armée n'est venue qu'ensuite: une armée de militants aux cadres disciplinés, car, dit encore Mao: ( Tout peut pousser dans le canon d'un fusil. » Et de ranger dans ( l'opposition » d'aujourd'hui « les bourgeois-natio­naux, les intellectuels, etc. - Pour­quoi les intellectuels? - Leur pensée est antimarxiste. .. » Mao veut (( remodeler » par la jeunesse une civilisation millénaire et « éprouver le parti ». Il a besoin d'adversaires comme la Chine a besoin d'ennemis afin d'en « libérer le monde ». Ce qui le sépare le plus de la révolution ininterrom­pue, écrit Malraux, c'est la Russie. Et de comparer Mao Tsé-Toung à la statue du commandeur, mar­chant (( comme une figure légen­daire revenue de quelque tombeau impérial. » Il n'est pas douteux que Malraux éprouve pour ce conduc­teur de sept cent millions d'hommes la plus grande sympathie et il pour­rait signer certaines des phrases qu'il place dans sa bouche. Elles procèdent plus de Nietzsche que de Marx: ( Pensée, culture, coutumes doivent naître d'un combat, et le

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André Malraux

combat doit continuer aussi long­temps qu'il existe un risque de re­tour en arrière. » Mais est-ce encore la vieille Chine qui parle, ou l'Oc­cident ? Cet Occident dont le der­nier combat sanglant a été marqué, de la part des fils abusifs de Niet­zsche et à la vérité ses contrefac­teurs, par l'infamie des camps de concentration. Est-ce par hasard que ce premier tome des Anti­mémoires se termine sur l'évocation de ces camps? Est-ce par hasard que les questions posées par Mal­raux à toutes sortes d' « évidences qui ordonnent la vie » s'achèvent sur ce point de suspension ?

Ce qui m'intéresse, dit en subs­tance Malraux, ce n'est pas l'indi­vidu, mais l'homme et, dans l'hom­me, la condition humaine, ce qui constitue sa « relation particulière avec le monde ». C'est-à-dire avec la vie, c'est-à-dire avec la mort. En deux récits saisissants: celui de la montée en ligne du char qu'il com­mandait en 40 et qui, tombant dans une fosse piégée, va immanquable­ment déclencher un tir de canon au but, celui du simulacre de son exécution par les Allemands qui l'ont arrêté pendant la Résistance, il analyse l'état d'âme de l'homme promis dans peu d'instants à la mort. Dans le premier cas il se sur­prend à constater qu'on ne revoit point toute sa vie avant de mourir. Dans le second un rêve resurgit qui, lui montrant sa vie comme irré­médiablement finie, le fait éclater (c d'un rire sans fin ». A supposer

que son corps ait été plus intelli­gent que lui et ait su qu'il n'allait pas disparaître, que faut-il en conclure ? Il se pourrait que, sur­gissant dans l'instant, la mort ne fasse pas problème et que frôlée, déviée au terme de sa trajectoire, elle donne seulement à la vie une saveur encore jamais goûtée. Pour­quoi faut-il que celle-ci soit d'ordi­naire solitude, sentiment de l'ab­surde, angoisse sans fin ? Heureux le révolutionnaire, heureux le saint, heureux le cc grand homme ! » Mais pour eux le bonheur individuel n'est ni une recherche, ni un but. Il peut seulement venir par surcroît.

De Gaulle

Malraux a misé sur deux ta­bleaux: l'art et l'action, formes privilégiées que revêt pour l'homme l'interrogation du monde. Dans ces deux domaines il s'est éprouvé mieux que personne, et si cc ce n'est pas le rôle qui fait le personnage », mais la cc vocation », on peut dire qu'il a sans barguigner répondu à toutes deux, outre une troisième dont on le crédite: celle d'être le témoin lucide, informé et vigilant d'un monde qui a plus changé en cinquante ans que dans les cinq siècles précédents. Aussi tiendra-t-on pour épisodique la fonction qu 'il occupe présentement et ne rappor­tera-t-on que pour la petite histoire

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 seplembre 1967.

d'André Malraux

le récit qu'il fait de ses rapports avec le général de Gaulle.

Tout est venu de la défaite de 40, après laquelle, dit-il, (c j'ai épousé la France », et de la Résis­tance où il a combattu en chef responsable, au premier rang. Si sa revendication la plus profonde, et permanente, est la « justice socia­le », il découvre comme cc le pre­mier fait capital de ces vingt der­nières années le primat de la nation ». Et si la nation réclame un Etat, car cc sans Etat toute poli­tique est au futur et devient plus ou moins une ethique », on com­prend qu'il ait été fasciné par une personnalité qui , pour lui comme pour la plupart des Français à l'époque, incarnait la Résistance, la

nation et bientôt l'Etat. Les qua­lités personnelles du général ont fait le reste et aussi, cela est claire­ment dit, la peur d'un communisme qui, selon Malraux, risquait de transformer la France en démocra­tie populaire à la mode stalinienne. Tous deux, mais c'est de Gaulle qui le dit, conviennent que « la France ne veut pas la Révolution. L'heure est passée! », et si doivent être c( nationalisées dans l'année », com­me le promet le général, cc toutes les sources d'énergie et de crédit », Malraux n'a pas de réserves à for­muler. Il n'a plus qu'à s'émerveil­ler que de Gaulle soit si pleinement de Gaulle, (c égal à son mythe » et ses paroles lestées du (c poids que donne la responsabilité historique », un de ces grands solitaires en pro­fonde relation avec les vivants et les morts pour lesquels ils combat­tent », seul homme capable, comme de Gaulle l'annonce privément à son ministre, de cc refaire l'Etat, de stabiliser la monnaie, d'en finir avec le colonialisme ». On peut

aussi penser que, lisant durant l'interrègne les Mémoires de ce {( personnage hanté », Malraux soit sensible au fait que s'il y est sou­vent question de de Gaulle, Charles reste dans les coulisses. Ce sont en fait deux personnages symboliques qui se sont reconnus et pris d'ami­tié : le de Gaulle des Mémoires, le Malraux des futurs ·Antimémoires.

Si cette conjonction s'insère dans la biographie d 'André Malraux de façon un peu surprenante, c'est que nous avions mal lu ses œuvres d'avant-guerre. Ce livre riche, élo­quent, poétique et tout bruissant de questions qu'est les Antimé­moires, vient confirmer que nous prenions autrefois pour des affir­mations flU des réponses ce qui

jalonnait en fait le chemin d'une vaste et permanente interrogation. C'est l'honneur de l'écrivain que de poursuivre l'enquête jusque dans un ouvrage dont les trois-quarts seront posthumes. (c Ce qui rend le cas d'André Malraux si singu­lier, écrivait Maurice Blanchot il y a près de vingt ans, c'est que peut-être ne fait-il que se chercher lui-même, mais il se rencontre dans la réalité historique la plus im­médiate et la plus générale. » Ce qui permet de comprendre qu'ici de Gaulle et Mao Tsé-Toung ne s'excluent pas l'un l'autre puisque Malraux s'est c( rencontré » en cha­cun d'eux. En attendant sans doute d'accrocher sa foi d'agnostique à d'autres mystiques, à d'autres por­teurs d' cc évidences ».

Maurice N adeau

1. Allusion à une histoire que racon­tait Mallarmé. Comme on demandait à son chat quelles étaient ses occupations : « F- ce moment... » 2. Voir Walter G . Langlois: André Mal­raux, l'aventure indochinoise, Mercure dt' France, et notre dernier numéro.

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LETTRE D'ALLEMAGNE

Poète, essayiste, critique, âgé de 38 ans, Hans Magnus Enzensberger occupe depuis une dizaine d'années le premier rang parmi les jeunes écrivains allemands que l'on peut appeler « engagés » et qui jettent sur l'Allemagne de l'Ouest et sur l'Occident dont elle fait partie, un regard lucide, méfiant et irrité, critiquant l' « establishment », -l'appareil du pouvoir et celui de la transmission des idéologies et d'une « fausse conscience » -, et exami­nant sans indulgence les mécanis­mes d'autoperpétuation d'une socié­té « restaurative ». Mais Enzens­berger est également de ceux qui n'ont jamais nourri des illusions au sujet de l'antithèse de cette société, des régimes communistes dont l'autre Allemagne offre à l'observation de jeunes intellectuels le moins attrayant des modèles.

Les appareils de culture

Elève de Theodor Adorno, En­zensberger est aussi le contempo­rain du Roland Barthes des My tho- ' logies et on constatera facilement cette parenté en lisant Culture ou mise en condition! ? Avec ce livre, Enzensberger aura du reste été le premier jeune essayiste allemand à être présenté aux lecteurs français.· Il existe également une proche parenté entre les thèmes de cet écrivain et les débats d'intellectuels italiens comme Calvino et Pasolini sur la littérature sous le « néo­capitalisme », la transformation de la notion d'avant-garde et le bon usage des t( appareils de culture ». On voit par là combien Enzensber­ger a raison quand il refuse de se poser en représentant d 'une Alle­magne quelle qu'elle soit - la « bonne », la « jeune », la « post­nazie » ou une autre. Dans un récent ecnt - inclus dans le volume Deutschland, Deutschland unter anderm paru chez Suhrkamp, et pas encore traduit - il conclut : « Etre allemand, c'est une condi­tion que j'assumerai où ce sera possible et que j'ignorerai où ce sera nécessaire. »

Enzensberger se pose ce problè­me: Comment changer un ordre de choses mauvais, réactionnaire et à la longue catastrophique, si aucune classe sociale, aucun grand intérêt matériel ne s'associe à ces raisons de désespoir, ce be­soin d'une révolution et si, par conséquent, un activisme théorique­ment justifié risque de tourner à vide? Les masses allemandes ne désirent, en effet, rien moins que de briser une stabilité à peine re­troùvée après un cataclysme; elles ont épousé le désir de tranquillité poliiique et de dynamisme écono­mique qui caractérise l'ère d' Ade­nauer à laquelle, après coup, les adversaires socialistes du chancelier se sont pleinement ralliés. Car ni la « grande coalition », ni la tra­dition de l'éloge d'un grand défunt ne suffisent à expliquer le ton des

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hommages que des adversaires comme W ehner ou Carlo Schmid, ou même le virulent Spiegel, ont rendu au vieux chancelier, après sa mort.

La polémique d'Enzensberger contre les conformismes dominants est nourrie de la conscience des contradictions, des impossibilités, des « apories » comme il aime les appeler, d'une gauche intellectuel­le « aliénée » dans une société de consommation qui donne provisoi­rement satisfaction à une majorité. Comment exprimer cette opposition sans faire soi-même le jeu des « ap­pareils »? Enzensberger, déjà ap­précié comme poète, était devenu célèbre d'un coup, grâce à une ana­lyse impitoyable du style collectif de Der Spiegel, qui est, inspiré par Time Magazine, mais avec une in­solence que l'hebdomadaire améri­cain n'avait pratiquée qu'à ses débuts. Der Spiegel se fit un plaisir de publier cette analyse - plus intelligent en ceci que la Frankfur­ter Allgemeine Zeitung qui s'atta­cha à réfuter avec un succès très relatif l'analyse, par Enzensberger de ses procédés de filtrage des in­formations.

Or, Enzensberger allait devenir plus tard et pour toute une période le principal collaborateur littéraire de ce même Spiegel. On voit ainsi que les « appareils de culture » profitent des verges taillées pour les battre, comme d 'une bonne « sauna » qui active leur circu­lation sanguine. C'est une des contradictions ressenties par l'intel­lectuel en colère s'il est un écrivain de talent; ses explosions devien­nent l'attraction supplémentaire d'une radio et d'une presse qui sup­portent et digèrent tout. Enzensber­ger, toutefois, comme jadis Sartre dans Qu'est-ce que la littérature ? revendique le droit d'utiliser les « mass media ». Il est inévitable, pense-t-il, de se servir des « appa­reils de conditionnement» pour les transformer. L'appel à la révolte choisit les ruses de la raison.

La riche Europe

Mais VOICI un autre essai qui conclut son récent volume, et qui porte sur la cassure entre le monde pauvre et les sociétés riches. L'au­teur s'interroge: Le terme « peu­ples en développement » ne s'ap­plique-t-il pas en réalité à des peu­ples comme l'allemand et le japo­nais qui, déjà surindustrialisés, progressent toujours, alors que les sociétés dites en développement souvent ne . se développent qu'à peine, en tout cas jamais au rythme des nations industrielles? Ainsi l'abîme entre deux mondes ne fait que s'élargir. A la longue, cette disparité produira des bouleverse­ments dont nous n'avons vu que les signes avant-coureurs et englou­tira les sociétés « riches ». Mais il faut reconnaître que lJlême les ou-

Enzensberger et les

vriers des pays capitalistes ne vivent jamais sur la même longueur d'on­de que les « damnés de la terre » et que la solidarité nécessaire n'est ni éprouvée ni agissante. Comment injecter une dose de « fanonisme » au marxisme embourgeoisé de l'Oc­cident ?

Nous retrouvons ici une des ob­sessions majeures de la pensée politiquc de Sartre, et Enzensber­ger la formule en termes à la fois de nécessité et d'impossibilité. Car les trois comportements possibles de la prise de conscience dans les sociétés prospères sont d'après lui: l'idéalisme, incarné par le docteur Schweitzer, qui inspire des actions humanitaires et traite les symp­tômes d'un mal qu'il est incapable de guérir; le libéralisme de ceux qui réprouvent les excès de la ré­pression comme de la révolte 1 et souhaitent un progrès mesuré, et enfin le comportement des « doctri­naires » dont l'information et l'ana­lyse sont les plus cohérentes mais qui, eux non plus, ne parviennent pas à réaliser une solidarité active avec un monde trop lointain. Con­clusion négative: « le doute qu'un citoyen de la riche Europe puisse adopter réellement un comporte­ment irréprochable.» Analysant ainsi simultanément une impérieu­se exigence et une inévitable im­puissance, Enzensberger nous paraît prol;hc de ces intellectuels de gau­che français - fréquents dans les rangs du P.S.U. - qui analysent avec une grande honnêteté et par­fois en des termes poignants un déchirement qui devient à son tour le garant de leur lucidité. Et une fois de plus nous constatons que cet écrivain, ni par son horizon, ni par ses problèmes et ses réponses, n'est plus « spécifiquement alle­mand ».

Voici que paraît un nouveau volume d'essais Politique et crime'l qui traite successivement d'Eich­mann, de Trujillo, d'Al Capone, de l'affaire Vilma Montesi et d'au­tres points d'intersection entre le pouvoir et le crime, plus exacte­ment, le crime organisé soit par ce pouvoir lui-même, soit avec sa complicité. Cette fois, malheureuse­ment, à l'inverse du précédent ouvrage, la traduction ne per­mettra guère au lecteur français de sentir qu'Enzensberger est un prosateur admirable. Ici la cage de verre d'Eichmann à Jérusalem est devenue une « vitrine », et nous lisons « embrumé comme une ra­diographie » quand l'auteur écr~. vait: « transparent comme une radiographie », pour ne donner que ces deux exemples.

Chacun des « cas » est retracé avec une ironie mordante et une indignation sous-jacente, d'une ma­nière souvent très brechtienne. Mais le tout de ce livre vaut moins que ses parties. Car, fallait-il en­core démontrer que la politique en tant qu'exercice du pouvoir est liée à d'innombrables crimes, que les Etats, organes de la justice répres-

sive, ont été souvent les criminels collectifs, impunis, à une échelle colossale. Au siècle d'Auschwitz et d'Hiroshima, de la collectivisa­tion forcée et des procès staliniens, qui ignore cette évidence ? Le pro­blème nouveau, c'est précisément la distinction entre le genre des crimes liés aux intérêts du pouvoir et des puissants, à leur sécurité, leur en­richissement - et les crimes -mas­sifs liés à une idéologie de « pure­té » raciale ou sociale, à une vision globale du monde, et perpétrés avec bonne conscience. Cette différence entre les crimes traditionnels et les crimes « politiques » modernes, se trouve ici estompée - sauf; toute­fois, sur un point: l'auteur envi­sage une future guerre atomique anéantissant l'humanité; le plus vaste des crimes pourrait être com­mis par des hommes en panique qui ne seraient absolument pas des « criminels ». et à peine de!;> acteurs de l'acte aux conséquences les plus vastes, la plus complète des « solu­tions finales ».

Le poète Enzensberger n'est pas non plus inconnu en France, grâce à l'édition bilingue en un volume3

de ses trois recueils. C'est ici que nous sentons le mieux combien le « progressisme » d'Enzensberger est enserré entre le passé de l'extermi­nation menée par les nazis et l'angoisse d'un holocauste atomi­que. Le souvenir pèse plus lourd chez ce poète que l'espoir:

... hors de moi sur la trace de l'avenir, fouillant

le sort, fouillant nos propres cendres, fouil­

lant ce qui du fond des terres n'est pa.~

encore ressuscité et n'a pas encore été impitoyable­

ment accompli.

Il hait une société de consom­mation qui en vérité ne se nourrit que de victimes:

Et je connais bien ce goût de chlore et de plomb

n'est-ce pas celui de la meringue éternelle

dont vos cadavres ne cessent de s'empiffrer chez Kranzler

heil Hitler! Dieu vous le rende ! Ce goût d'Auschwitz au café Flore, de Budapest chez Donney et de

Johannesburg au Savoy ?

La troisième Révolution

Enzensberger ne parlerait plus aujourd'hui de l'impossibilité de vivre en Europe dans un climat de révolte et de violence qui convient au monde des affamés, puisque de très nombreux étudiants de la Freie Universitiit de Berlin Ouest ont manifesté et continuent de mani­fester ce désir d 'une rupture totale, d'une révolution à la fois politique, académique, sexuelle, et qu'après la

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jeunes AlleDlands en colère

Hans-Magnus Enzensberger

mort d'un de ces étudiants tué à bout portant et sans provocation par un policier en panique, des mouve­ments estudiantins de solidarité se sont produits à Hambourg, à Mu­nich, à Bonn. Le propre frère cadet de Hans Magnus est membre du « noyau dur » de cette révolte, la « Kommune 1 » de Berlin, et le poète, qui avait longtemps résidé en Norvège, a repris son domicile à Berlin et participe aux manifesta­tions contre la guerre du Viêt-nam qui se déroulent au cri de « Ho -Ho - Ho Chi Minh ». La « Freie Universitiit » est une création amé­ricaine, elle a été financée par la Fondation Ford et son statut ré­serve aux étudiants des droits in­connus dans les autres universités allemandes. Il est significatif qu'ici soit né un mouvement qui rappelle celui du « campus » de Ber­keley en Californie, tant il est vrai que l'anti-américanisme est aujour­d'hui lui-même un américanisme, une manière de vibrer à l'unisson avec une « autre Amérique ». en révolte.

La revue Das Kursbuch, animée par Enzensberger, est le bréviaire intellectuel de ces étudiants en co­lère ; dans son plus récent numéro, Enzensberger présentait les docu­ments du soulèvement de Kronstadt de 1921 sous le titre « La troisième Révolution » . On voit par là que les révoltés contre l'establishment ouest-allemand n 'ont pas de sympa­thies pour le totalitarisme bureau­cratique. Du reste, le plus agressif des porte-paroles du mouvement, l'étudiant en sociologie Rudi Dut­schke, est un réfugié de la RDA, où il était _champion sportif.

Manifestation d'étudiants allemands à Berlin-ouest. lors de la visite du schah d'Iran.

Mais Hans Magnus n'est pas vraiment l'idéologue de ce mouve­ment. Il suffit de se reporter à la polémique qui l'opposait dans Das Kursbuch à Peter Weiss. Par rapport à l'extrémisme total et ex­clusivement « anti-occidental » de cet écrivain, Enzensberger se dis­tingue .par une conception politi­que moins partisane et une infor­mation moins partiale. Ce n'est toutefois pas chez leurs pères et leurs frères aînés que les étudiants cherchent des répondants, mais dans la génération des grands-pères. Provisoirement, c'est Herbert Mar­cuse4, émigré allemand et profes­seur aux Etats-Unis, qui est leur « héros culturel ». Marcuse est venu à Berlin, il a été écouté, interrogé. Ce qui a frappé les jeunes dans ses ouvrages, c'est que Marcuse justi­fie la violence d'une minorité éclai­rée contre une société qui intègre et démantèle toute protestation lé­gale; celle-ci devient la preuve de son libéralisme, mais n'entame ni le système, ni ses entreprises. Dans des entretiens avec les rédacteurs du Kursbuch et du Spiegel, Mar­cuse a tenté de situer sa doctrine, qui est celle d'un utopiste souhai­tant la saine violence d'une révo­lution morale - en attendant que suivent les plus vastes mouvements des classes opprimées, aujourd'hui passives - et qui envisage une société future où aucune espèce d'agressivité n 'aura plus de raison d'être.

En fait, il apparaît que les pro­pos de Marcuse ont plutôt déçu les lecteurs de ses écrits. De toute manière, la révolte des étudiants de Berlin Ouest est liée autant qu'aux

perspectives politiques mondiales - la visite du Schah d'Iran était l'occasion - à des griefs d'ordre universitaire, en bonne partie jus­tifiés; ceci explique que certains des meilleurs professeurs assurent à ces étudiants leur compréhension et leur appui. Car la crise de l'édu­cation en Allemagne - à tous les niveaux - est actuellement encore plus profonde et générale qu'en France; elle mériterait une étude à part.

Les nouveaux tabous

La nouvelle extrême gauche dont, voici dix ans, les écrits d'En­zensberger étaient presque le seul signe avant-coureur, transforme­t-elle la société ouest-allemande? Les ouvriers organisés ne voient pas dans les étudiants leurs champions mais plutôt - de cela j'ai euà Berlin des témoignages - de jeu­nes trublions privilégiés que la police d'une ville à gouvernement socialiste devrait mettre à la raison. Dans la population vieillissante de Berlin Ouest, ces étudiants sont assez isolés. Mais cela ne vaut pas nécessairement pour toute la Répu­blique fédérale, et il est prématuré de risquer une prophétie sur les conséquences d'une opposition de jeunes qui est la seule à troubler l'Etat régi par une coalition.

Voici peu de temps que la Répu­blique fédérale était présentée à l'opinion française comme un véri­table bloc de conformisme et de conservatisme, aux tabous nom­breux et presque inconscients. Cela n 'a jamais été entièreffil'nt exact ,

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

et n'est désormais plus vrai du tout. La jeune gauche intellectuelle alle­mande correspond au même milieu en France, en Italie, en Angleterre, Dirons-nous que l'Allemagne, fati­guée d'être « sage toute seule », veut vivre le drame européen avec toutes ses crises, et même toutes ses modes ? On peut formuler ce­la moins négativement : le dan­ger allemand, c'est que la jeune génération se réfugie à nouveau dans un nationalisme exclusif et virulent, se cantonne dans ses rêves et ses obsessions. Ce danger n'est pas encore conjuré. En contras­te, une jeunesse dont les colères mêmes l'éloignent de tout chauvi­nisme, l'associent à des courants de pensée à l'échelle du monde, est un phénomène positif, même si cette révolte charrie certaines intoléran­ces et certains nouveaux tabous (ou anti-tabous) qui peuvent inquiéter. Hans Magnus Enzensberger a été l'annonciateur le plus articulé, le plus éloquent de cette jeunesse en mouvement; il est d'autant plus heureux que son œuvre de poète et d'essayiste soit accessible en France. Après une Allemagne qui fascinait par ses différences, voici, au contraire, avec et derrière En­zensberger, une nouvelle Allemagne dans laquelle n'importe quel jeune intellectuel européen peut se re­connaître: c( Mon semblable. mon frère! »

François Bondy

1. « Les Lettres Nouvelles ». Julliard éd. 2. Gallimard pet. 3. Gallimard pd. 4. D .. u:\ IiHI"S de Marcuse ont rré tra­ouits en français : Ero5 et cit,ili"lI/iol, . éd. dt' Minuit. et le Merxi .. me sovihique. coll. " ltlrc< », Gallim'lrIl.

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Page 20: La Quinzaine N°35

LIBERTÉ D'EXPRESSION

Des intellectuels tchécoslovaques ont réussi à faire parvenir à Paris et à Londres un manifeste, signé par 183 écrivains, 69 artistes, 56 scienti­fiques et 21 cinéastes que nous pu­blions intégralement. Dans ce qu'elle voudrait être un démenti l'agence tchécoslovaque C.T.K. déclare que cette protestation n'émane pas de l'Union des Ecrivains en tant qu'orga­nisation » , ce qui est l'évidence même.

Publié à Londres par le Sunday Times le manifeste a suscité une grande émotion, et le grand journal anglais a interrogé plusieurs écrivains auxquels les intellectuels thécoslova­ques s'étaient adressés. Jean-Paul Sartre annonce qu'il a examiné le do­cument avec attention et qu'il fera connaître sa réponse dans le prochain numéro des Temps Modernes; Arthur Miller et Peter Weiss attendent des informations plus précises avant de

..se prononcer, ainsi que Bertrand Russell qui affirme dès maintenant qu'un appel émanant d'écrivains, d'où qu'il vienne, ne saurait le. laisser indif­férent. John Steinbeck semble douter de l'authenticité du document. Pour le moment seul Günter Grass a envoyé au Président Novotny une lettre dans laquelle il plaide pour la liberté d'ex­pression, qu'il a également envoyé à Die Zeit, hebdomadaire allemand . pa­raissant à Hambourg.

Les écrivains tchécoslovaques, mem­bres de l'Union des Ecrivains Tchéco­slovaques et participants du IV' Con­grès des Ecrivains Tchécoslovaques, qui s'est déroulé à Prague du 27 au 29 juin, les artistes, savants et intel­lectuels dont les signatures suivent, appellent instamment à leur aide le public et les écrivains des démocraties et de l'ensemble du monde libre pour sauver la liberté de pensée et les droits fondamentaux de leurs artistes, menacés par la terreur que fait règner sur eux le pouvoir.

Pendant tout le déroulement de no­tre congrès et au cours des journées qui l'ont suivi, nous nous sommes trouvés devant une situation de fait que nous ne pouvons pas et ne devons pas taire sous peine de nous rendre coupables de trahison envers nous­.mêmes. Au cours de ce congrès nous avons demandé qu'e soit restaurée une liberté totale de parole et d'expres­sion, de pensée et de création, abo­lie sans que nous sachions ni par qui ni comment et que nous considérons comme le droit indéfectible de tout artiste dans toute démocratie et dans toute société qui se veut humanitaire. Nous avons demandé la suppression de la censùre politique. Nous avons protesté contre l'antisémitisme et le racisme qui président à la politique of­ficielle de notre pays dans ses rela­tions avec Israël ; contre la persécu­tion de l'écrivain soviétique Soljénit­syne; contre la suppression de la dignité humaine où et en quelque per­sonne que ce soit; contre la suppres­sion des droits civiques dans notre propre patrie. Nous avons plaidé, en un mot, pour une démocratisation et une humanisation véritables de la po­litique culturelle en Tchécoslovaquie, car ce sont là des problèmes qui pèsent lourdement sur chacun de nous et qui jettent le trouble dans nos rangs.

Tous ceux qui ont élevé cette pro­testation dont nous considérons qu'il n'est pas une clause qui ne ressor­tisse au trésor culturel douloureuse­ment gagné par l'humanité depuis les temps de la Révolution française et de la Guerre d'Indépendance améri­caine, ont été immédiatement accusés, avec une brutalité sans précédent, d'activités subversives et anti-nationa­les par les représentants du pouvoir et, notamment, du parti.

Les représentants du parti se . sont arrogé le droit d'intervenir dans les é!~tions de notre comité; ils nous ont donné ïordre d'effacer de nos listes les noms de douze d'abord, puis de quatre candidats choisis parmi les

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Le manifeste des in tellectuels tchécoslovaques

plus courageux de nos confrères. Ceux-ci ont été contraints au silence sous la menace, placés sous la sur­veillance de la police et leurs œuvres ont été interdites. La persécution dont ils sont actuellement l'objet met en danger et leurs moyens d'existence et leur liberté personnelle. Une chasse aux sorcières, dont le caractère fas­ciste est manifeste, à été entreprise contre la communauté des écrivains tchécoslovaques tout entière et les classes laborieuses sont endoctrinées contre leurs propres gUides spirituels.

Nous comptons parmi nous un grand nombre de marxistes, de communis­tes, et la grande majorité d'entre nous, désapprouvant le système éco­nomique et social des nations capi­talistes, est résolument favorable au socialisme. Mais nous sommes pour un socialisme authentique, pour « le règne de la liberté » proclamé par Marx et non pour le régime de la ter­reur et c'est pourquoi nous protestons et lançons ce cri d'afarme.

Prague.

Nous croyons avec Emerson que seul un homme anti-conformiste peut se dire un être humain; nous croyons avec Sartre que l'écrivain a une part de responsabilité dans les événements de son temps. Nous croyons avec un de nos plus grands critiques, F. X. Salda, qu'aucune société, aucune clas­se ne peut acheter le cœur d'un vrai poète et que le poète ' commence là où le partisan plein de haine finit.

Nous croyons avec Salda que le de­voir politique d'un écrivain réside dans son opposition à une doctrine politi­que unilatérale; que son rôle est de défendre des attitudes humanitaires contre les profeSSionnels de la poli­tique, l'universalité de l'esprit humain

De nouvelles nous sont parvenues d'Espagne à propos de l'emprisonne­ment d'Arrabal et du procès qui lui est intenté.

Qu'Arrabal ait été victime d'une provocation, cela ne fait plus de doute. Une personne s'est présentée à lui lors d'une signature de livres en le priant de lui faire une dédicace « brutale » .

Arrabal est tombé dans le piège. Après qu 'il a été dénoncé, une violente cam­pagne de presse s'est déchaînée, demandant notamment sa « castra­tion • (l) . Il s'agissait en fait de jus-

contre l'esprit sectaire des partis poli­tiques; nous croyons qu'il doit dé­fendre sa patrie contre les partis et l'humanité contre le nationalisme ou­trancier.

On nous a brutalement remis en mémoire la valeur éternelle des mots de Karel Capek : «Tout régime terro­riste se tourne en premier lieu contre l'intelligence et la liberté d'esprit; il se sert de son pouvoir d'oppression pour endoctriner les esprits ».

Il y a plus de trente ans, Edouard Bénès proclamait à la face du monde que la paix était indivisible. Peut-être avons-nous gagné à présent le droit de rappeler au monde que la liberté et la culture sont également indivisi­bles. Et ne nous rétorquez pas que toute protestation, tout appel à l'aide est inutile dans notre cas et qu'aider ceux qui vivent dans un pays non dé­mocratique est une entreprise plato­nique et par conséquent futile. Car nous vous demandons: qui a souffert et qui a gagné, Voltaire ou Louis XV ?

Victor Hugo ou Napoléon III? Emile Zola ou le général Staff? Thomas Mann ou Hitler ? Meyerhold ou Sta­line?

Ce n'est pas le secours des gran­des nations que nous recherchons au­jourd'hui, mais la solidarité des grands esprits. Protestez ! C'est un cas de force majeure. Exigez le droit à k 'i­berté d'expression, le droit à la liû, critique, la fin de la persécution per­sonnelle! Et cet appel s'adresse sur­tout à vous, intellectuels de gauche occidentaux qui vous laissez encore bercer d'illusions dangereuses en ce qui concerne les pays socialistes, vous qui protestez contre les massa­cres américains au Viêt-nam, le fas-

Arrabal

tifier l'interdiction faite aux théâtres espag'nols de jouer ses pièces.

Arrêté à une heure et demie du ma­tin, Arrabal a été gardé au secret pen­dant cinq jours. La nouvelle de cette incarcération, et l'émotion qu'elle a suscitée, ont amené les autorités à mettre l'écrivain en liberté provisoire. On vient d'apprendre la peine requise con tre lui: 1 an et 4 mois de prison. Son dossier est, de ce fait, passé entre les mains de son avocat et le jugement aura lieu en octobre. Le verdict, rendu par trois magistrats

cisme espagnol ou le militarisme grec, mais qui vous fourvoyez une fois sur deux quant à ce qui se passe là où vous avez mis tous vos espoirs!

Nous faisons appel à Arthur Miller et à John Steinbeck; nous deman­dons l'aide de Jean-Paul Sartre et de Jacques Prévert; nous avons besoin de Bertrand Russell et de John Os­borne; nous en appelons à Heinrich Boil et Günther Grass, à Peter Weiss et Alberto Moravia; nous nous adres­sons à tous ceux de nos amis so­viétiques qui ont prouvé leur respect de la liberté : lIya Ehrenburg, Alexan­dre Soljénitsyne, Jevgenij, Evtuchenko, Alexandre Voznessenski; nous nous adressons à tous les écrivains du monde libre!

Défendez la démocratie! Défendez la liberté! Ne permettez pas que la terreur triomphe sur l'autonomie de l'âme! Et rappelez-vous que la liberté d'expression n'est pas un impératif moral pour nous à sens unique, qu'ac­cepter sa disparition en quelque lieu

du monde que ce soit, c'est vous mar­quer vous-même du sceau infamant de l'esclavage!

John Fitzgerald Kennedy était ré­solu à «payer quelque prix que ce fût, à passer par n'importe quelle épreuve, à endurer n'importe quelle souffrance, à soutenir n'importe quel ami et à résister à n'importe quel en­nemi pour assurer la survie et le triomphe de la liberté » .

Voilà le grand credo que nous en­tendons inscrire en lettres de feu sur notre bouclier dans ce combat inégal que nous avons entrepris et c'est sous cette enseigne que nous faisons appel à l'esprit et à la conscience du monde entier.

plusieurs jours après le jugement, risque d'être sévère.

Atteint de tuberculose, Arrabal est sorti très affaibli de la prison de Cara­banchel. Quelques personnalités es­pagnoles lui ont prêté l' i' rgent de sa caution et la somme qui lui est néces­saire pour payer ses av02ats. 1\ ne peut rien recevoir de l'extérieur et il est, bien entendu, assigné à résidence .

L'envoi de télégrammes individuels de protestation au Ministre de la Jus­tice, à Madrid, ne serait pas sans effet sur le sort qui attend l'écrivain.

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ESSAIS

Le clerc et le technophile

Abdallah Laroui L'idéologie arabe contemporaine Maspero éd. 224 p .

Voici un ouvrage remarquable qui nous est présenté par son au­teur comme une « idéologie » des sociétés arabes d'aujourd'hui. Cette notion d'idéologie, Abdallah Laroui l'emprunte à Gurvitch et il la jus­tifie comme une formule d'étude qui s'impose quand l'objet ne se prête pas à une analyse dialectique rigoureuse, faute d'homogénéité et à cause d'un certain retard histo· rique.

L'aute~r a plei:t;tement conscience que cette perspective ne saurait avoir la pleine approbation des marxistes de stricte obédience; mais il est convaincu, à juste titre, qu'elle convient à un Etat dont l'économie est encore « en position mineure » et qu'elle est de mise pour décrire une société où les valeurs religieuses et les valeurs culturelles du passé, dont une ratio­nalité de type ancien, commandent encore les secteurs essentiels de la vie. Le Maghreb, en effet, offre une structure à la fois « naïve » et partiellement modernisée, très complexe, ambiguë, où se mêlent parfois inextricablement l'autrefois et le demain. Quant au présent, il s'y trouve souvent décoloré par le prestige d'un passé glorieux conti­nuellement évoqué. La splendeur de l'Andalousie à. la grande époque hante l'imagination des hommes cultivés, - en même temps que certaines formes de la vie moderne (iridustrialisation commerçante, em­bourgeoisement, culture occidenta­le) proposent des modèles nouveaux.

Ces modèles séduisent les esprits novateurs, mais aux yeux de beau. coup ils ont le tort de n'être pas nés d'un développement organique autochtone. Nous voici donc en presence d'éléments très hétéro­gènes, et souvent contradictoires, -. contradictoires parfois jusqu'aux conflits les plus . ~10111oltreux. Ce qui fait la valeur e;,ceptionnelle du témoignage d 'Abdallah Laroui, c'est que celui qui le porte est un très brillant représentant de la jeune intelligentsia marocaine. Sa prise de conscience est profondément pé. nétrante, ni solipsiste, ni bornée à l'objectivité; elle est vraiment en­gagée dans l'eXpérience vécue d'une situation historique, où plusieurs âges de la pensée se superposent, où des significations d'origines très diverses s'affirment, se combattent, se disputent l'avenir. Témoignage infiniment précieux que seul un fils du vieil Orient, parlant de l'es­sence de sa propre civilisation, après avoir maîtrisé nos modes de pensée, pouvait apporter avec autorité.

Quel que soit l'admirable pouvoir démystificateur du marxisme, quel­le que soit sa capacité d'explication II: thérapeutique », l'auteur affirme que « la pensée arabe dans son état actuel p.st idéologique » ; - l'inter­prétation qu'il en apporte sera, elle·

même « idéologique », en ce sens qu'elle se maintiendra « en dehors du domaine des méthodes positi­vistes » • Reconnaissons que la na­ture de son objet imposait de telles exigences. Tant d'aspects différents réclamaient des approches plurales. fines, investissantes. La conscience arabe est facilement blessée par toute enquête de caractère extérieur ou totalitaire, paraissant négliger a

Ouvriers marocains du bâtiment.

priori la p01'Som':'UJ;u; :b la CIte islamique. La violence colonialiste, la présence arrogante de l'autre ont donné aux Arabes un sentiment vif de leurs différences, le désir d'af. firmer avant tout la fidélité à leur passé, leur droit à leur singularité nationale et humaine. Nous sommes d'accord pour admettre qu'une idéologie arabe prenne légitime­ment de la distance par rapport au tronc de la praxis. Maxime Rodin­son dans sa remarquable préface rappelle le mot de Marx refusant l'épithète de marxiste. Ce qui prou­ve que « les grands simplificateurs du monde », quand ils sont vrai·

. ment grands, éprouvent le besoin d'envisager, à côté de leurs concepts les plus dominateurs, le tracé de quelques relations plus sinueuses. Pour tâcher d'épouser « l'immense subtilité du réel », comme disait Léon Brunschvicg. Louons sans ré-

1 Il Quinzaine l':.éraire. J3 au 30 septembre 1967.

serve Abdallah Laroui d 'avoir mon­tré lumineusement, par l'analyse de trois types humains, situés à des niveaux différents, comment la conscience arabe d'aujourd'hui se représente le drame qui se joue en elle, au travers duquel elle tente de se penser.

Ce sont les types du clerc, du politicien, du technophile, les trois personnages principaux de ce dra-

me, auxquels s'ajoutera un qua­trième personnage paradigmatique non moins important, l'homme du discours, celui qui dispose du pou­voir de la parole, de la force in­quiétante des mots; - l'homme de l'expression avait sa place parmi ces figures-types, le langage enve­loppant tous les rapports sociaux et portant l'être historique de l'homme.

Les vieilles vérités

Dans les sociétés arabes le clerc incarne non seulement la connais­sance essentielle, - à savoir que le monde n'est qu'un signe sacral évo­quant la puissance et la gloire de l'Unité - mais encore il perpétue 1e conflit historique avec l'Autre idolâtrique et oppresseu r, c'cst-à­dire le Christianisme. Moins peut-

être à cause du ressentiment légué par les vieilles luttes, que par la conviction que l'Islam, « religion limpide » a plus de chance que toute autre de rassembler les hom­mes doués de raison dans un destin réglé par la justice.

Ce problème (qu'on peut dire d'œcuménicité) hante aussi le poli­ticien ami des lumières, porté à croire comme nos ancêtres du temps

de Montesquieu et de Voltaire que le pouvoir unifiant de la raison mettra fin aux luttes absu rdes qui divisent les hommes. Cette raison, elle « a pu venir d'Andalousie », pense l'apôtre du progrès, « mais c'est en Europe qu'elle a trouvé son terrain propice ». C'est ainsi qu'Al­lal El Fassi, grande figure pleine d'autorité, persuadé que l'Islam est la religion la plus ouverte à la posi­tivité de l'entendement, cite volon­tiers le mot fameux de Michelet sur notre XVIIIe siècle. Cette admira­tion n'est point partagée par le technophile, lequel fait remarquer que l'Europe d'aujourd 'hui a rejeté la conception du monarque éclairé et du roi philosophe. C'est dans la science, l'industrie et le travail que réside sa puissance. S'il doit y avoir un Roï.Soleil, prenez le technocnlte . L'avenir de la cité a1:1he dépend de

~

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• Le clerc et le technophile

sa capacité à s'assimiler le savoir moderne, à se donner un équipe­ment mécanique, ainsi qu'une pla­nification économique et sociale conçue par des spécialistes haute­ment compétents_

Ces trois figures, selon Laroui, dominent le « champ culturel marocain »; elles résument des choix et des significations qui com­posent l'épaisseur actuelle de plu­sieurs sociétés arabes superposées dans chacune d'entre elles. Com­ment joueront dans l'avenir les strates de cette archéologie que sur­montent des sédiments récents, -nappes trop jeunes sur des couches trop vieilles ? Entre des générations humaines si différentes, comment le dialogue peut-il s'établir?

Abdallah Laroui a senti avec in­tensité que c'est de la situation historiquO! présente qu'il faut faire sortir une vérité capable d'avenir. A ces vieilles sociétés marquées profondément par leur inhérence à

LETTRES A « LA

l'histoire, il serait vain de deman­der qu'elles s'affranchissent de tout leur passé. Il faut au contraire que leurs demains soient appelés par leur autrefois - que les vieilles vérités deviennent créatrices. Le vin nouveau dans les vieilles outres.

Un passé revécu

Aujourd'hui, toutes les vieilles significations discernées par l'ana­lyse ne font que se télescoper et se détruire elles-mêmes. « Notre présent au Maroc est un passé re­vécu et un futur anticipé. » Résul­tat: la situation actuelle est dé­pourvue de temporalité vraie. Il s;agirait d'obtenir qu'elle devienne origine pour une réalité effective à créer. Ce problème, Laroui le ré­sume par la formule heureuse du « Futur Antérieur ». Elle main­tient à droits égaux la réalité sociale et la conscience individuelle réflé-

QUINZAINE»

Le conflit israélo-arabe

Je n'ai pas l'habitude de répondle aux critiques, étant d'une part cO/lScient de mes limitations et d'autre part étant résigné aux difficultés de l'inter-compré­hension. Mais je Ile puis sans protester laisser suggérer - car la question ml! dépasse de beaucoup et est d'une impor· tance politique et humaine cO/lSidérable - COmme le fait 1. Nantet dans son compte rendu (fort peu compréhensif) pour votre revue du numéro des Temps M odemes sur le conflit judéo-arabe (n° 33, 1er août 1967 ), que R. Misrahi et A.R. Abdel-Kader sont pour la récon· ciliation des deux peuples (isrélien et a, '1·

bp.), et que je suis contre, avec les Arabes, au surplus par manque de foi dans le socialisme. Cette vue des choses et tout ce qui s'y rattache ont causé trop de mal dan.s la gauche française et dans le monde en général.

Misrahi et Abdel·Kader sont pour la réconciliation certes, lT'ais sur la base de l'acceptation totale par les Arabes des po· sitions israéliennes. De même évidemment les sionistes et les pro-] sraéliens pour la plupart, Nul ne souhaite plus que moi la réconciliation et j'en serais heureux à n'importe quel prix (ce n'est pas moi qui paye). l'essaye seulement de montrer qu'il est fort peu probab1, que cette ré· conciliation puisse se fair. s'il n 'est pas tenu compte des griefs des Arabes, dont on peut fort bien conf.ester la stratégie et la t,!('ti.;jue politiques. 'l1.ais qui, à 1non avis (je n'ell dis pas plus mais le démon­tre, je crois), ont tout à fait raison sur le fond da/lS leur analyse de la l1ature des torts qu'ils ont subis de . la part des sionistes-israéliens. le souhaiterais fort que le socialisme apporte la réconcilia­tion, mais le socialisme ne peut pas tout à lui seul et ne résout pas forcément les conflits nationaux comme le montre de façon éclatante le conflit sino-soviétique. C'est une constatation peut être dépri­mante, mais à laquelle on n 'échappe pa4

par des vœux pieux aboutissant à conseiller (sans aucun effet évidemment) la capitu­lation devant le partenaire jugé (de fa­çon fort contestable) le plus socialiste.

Quant à la spécificité, c'est une tarte à la crème à la mode sur laquelle il y au­rait trop à dire pour abuser plus long­temps et moins utilement de la place que vous voudrez bien m'accorder.

M.axime Rodinson

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Jacques Nantct répond :

Par sa lettre, Maxime Rodinson sou­lève deux points : la capacité du socialis­me à contribuer à surmonter les conflits internationaux ; les positions de Robert Misrahi et d'Abdel·Kader - générale­ment des sionistes et des pro-Israéliens­sur les conditions de la paix au Moyen­Orient.

Libre à Rodinson d'affirmer que le so­cialisme n'est guère un facteur de paix, et de confirmer ainsi - ce dont je lui suis bien reconnaissant - ce que je sug­gérais de ses opinions dans le compte rendu contesté. D'ailleurs, relevons dans son ["ticle des Temps modernes le pas­sa/!,p .lÏvant: « Faire fond sur un régi­me _. ·ial nouveau en pays arabes pour accepter ] sraël est une illu§;~n dangereu­se. » Libre aussi à Rodiuson de donner un coup de pied à la « tarte à la ~rème à la mede » de la spécificité. Remarquons seulement ici que je n'ai pas, q'lant à n'oi. abordé le problème au fonn. Puis· li U 'on pose la question, je tendrais à ré· pondre qu'il y a chez certain~ juifs un judaïsme spécifil:/'" (ils forment vraisem­blablement la grande majr,rité des sio· nistes) et chez d'autre. un judaïsme « vide» : ceux dont Sartre affirme qu'ils sont juifs seulement parce que les au­tres le disent.

!(estent les conditions de la paix. Au \ ontraire de Rodinson (pour lequel peu Il '. importerait le prix, puisque ce n'est l'ils lui qui paye), le prix m'en importe fort, et je suis convaincu qu'il importe aussi à Misrahi et à Abdel-Kader. D'au· tre part, est·ce une méthode de discus· sion que de prêter aux adversaires (qu'on se choisit, d'ailleurs fort délibérément) des propos absurdes? Je n'ai ja­mais écrit que Rodinson était contre la paix ; pas plus que, selon Mis­rahi et Abdel-Kader, cette paix au Moyen-Orient ne passait par l'acceptation, au seul détriment des Arabes, de toutes les conditions des Israéliens. Misrahi a inti­tulé sa contribution aux Temps moder­nes: « La coexistence ou la guerre », ce qui est déjà une indication. Mais, ici, Misrahi et Abdel·Kader sont, comme on voit, mis directement en cause.

Ainsi argumentons-nous avec Maxime Rodinson sur ses «limitations» et sur « l'inter-compréhension ».

Jacques Nantet

chie, l'objectivisme et la solitude, l'analyse économique et les formes prestigieuses de l'expression et de la culture. Cet observateur aigu, féru de rigueur progressiste sait bien qu'il faut les forces de la vie intérieure et du verbe pour changer le savoir en vérités, pour que ces vérités deviennent valeurs, maximes d'action, révolution. Ce processus ne s'obtient que par l'intériorité angoissée, l'élan vers des voies nou­velles, l'expression créatrice, l'œu­vre littéraire, la culture. La ({ cause du peuple» tient par un lien fort et secret aux recherches verbales. Les formes littéraires sont maîtres­ses de valeurs, pour l'homme, cet évaluateur; pas de valeurs nouvel­les sans leur intercession.

Il y a une mélancolie qui s'at­tache aux idéologies. Toutes les évaluations arabes sont marquées par un regret, le désir fiévreux d'un retour aux âges où le verbe prophé­tique amenait les hommes au bord d'un accomplissement miraculeux. Est-il possible à notre époque tour­mentée de retrouver la promesse et le fait bienheureux? Aujour­d'hui. les tables de valeur doivent être révisées virilement. Aux écri­vains de définir et de faire désirer des harmonies nouvelles. Aux écri­vains de faire surgir et de répandre une conscience nouvelle, où serait conservée l'authenticité de l' ({ âme arabe » en même temps que serait exaltée l'idée d'une renaissance moderne. Cet appel à une nouvelle Nahda, (c'est-à-dire à une Vita Nuova) s'autorise d'un précédent. Dans des pages très belles, Laroui relate l'aventure d'un clerc rani­mant la pensée islamique guettée par la stérilité doctrinale. L'échec dogmatique de l'école mutazilite, au troisième siècle de l'hégire, fut compensé, surmonté par les valeurs puissantes d'une intériorité renou­velée. Mohasibi, cet ({ inventeur de l'examen de conscience », (comme dit Massignon), par l'exemple de sa c( vision pure de l'essence di­vine », « apprit aux hommes de son temps la guérison du cœur, mit fin à l'étroitesse desséchante de la dodrine, e,tseigna aux fidèles à recevoir la bonne nouvelle. »

Littérature et folklore

Laroui a été trop marqué par la positivité marxiste pour accorder confiance aux techniques de l'in­trospection mystique ; - pour lui les conditions économiques et les conditions naturelles priment l'ac­tion du sujet. Et pourtant il sait aussi que l'homme échappe à la pesanteur de ces conditions et à l'inertie de la chose par le mouve­ment autonome de son esprit. Une thérapeutique analogue à celle de Mohasihi, un renouveau compor­tant engagement dans la vie con­crète de la cité arabe devrait être le but et le programme des spécia­listes du verbe, d'une littérature arabe rénovée et créatrice d'action.

L'intelligence et la parole sont ma­chines, elles aussi, à transformer les choses. La réalité de l'avenir n'apparaît que par les figures qui d'avance la dessinent. Où sont les

Musulmane en prière.

écrivains qui rechargeront les cœurs afin que le dehors et le dedans de l'homme s'harmonisent dans une grande construction d'avenir?

A cette question Laroui répond sans illusion, et avec la pffis cou­rageuse netteté. Aucun écrivain arabe n'est là pour ouvrir par le Kalam de nouvelles dimensions à la conscience de la communauté. Dans l'aire totale de l'Islam, la vie littéraire ne dépasse pas le niveau de la niaiserie folklorique ou de la platitude réaliste. Jugement sévère, injuste pour quelques jeunes gens porteurs de grands espoirs, sachant apprivoiser « le Verbe flamboyant qui retentit au cœur du désert ». Sans doute Laroui les trouve trop isolés dans leur exception, trop exilés. Mais l'Islam sait depuis long­temps que ce sont les exclus qui sont destinés au triomphe.

Gabriel Bounoure

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Gérard Chaliand La lutte armée en Afrique Maspero éd., 170 p.

Comblant une lacune que l'on commençait à déplorer, Gérard Cha­liand vient de publier un ouvrage sur les luttes armées en Afrique. Ancien rédacteur en chef de Révo­lution Africaine d'Alger, l'auteur s'est déjà illustré par des études sur le problème kurde ainsi que la pu­blication d'un livre sur l'Algérie : L'Algérie est-elle socialiste?

Bien que par son titre il semble couvrir toutes les luttes armées d'Afrique, l'essai porte essentielle­ment sur l'action du Parti Africain de l'Indépendance et du Cap-Vert (P.A.I.G.C.) que dirige Amilcar · Cabral, un ingénieur d'origine cap­verdienne. Il faut reconnaître à Gé­rard Chaliand le mérite d'avoir pris ses distances à l'égard des schémas classiques qu'une certaine gauche applique aux problèmes du tiers monde. Il ne dédaigne pas de recou­rir à l'ethnologie pour décrypter les sociétés à «histoire froide» qu'il étudie. D'où l'intérêt qu'il attache à l'étude des problèmes du tribalisme. C'est là un son nouveau de la part d'un intellectuel de gauche.

Accompagné du leader du P .A.I. G.C., l'auteur s'était rendu dans les maquis guinéens et avait pris contact avec les maquisards et les populations. Il a étudié l'organisa­tion politique et militaire des insur­gés et l'embryon du système écono­mique mis sur pied par ce parti. Il a vu des avions portugais déverser des bombes sur les villages et des commandos de la F.A.R.P. (Forces Armées révolutionnaires et populai­res) aller à l'assaut des positions tenues par les troupes portugaises. Oswaldo, un des chefs des partisans, nous renseigne sur les techniques utilisées. «Avant de déclencher la lutte armée, nous avons parcouru tout le pays en le mobilisant. La lutte armée proprement dite a com­mencé dans le Nord en juin 1963. Notre objectif était de tuer les Por­tugais. Imprudemment, les Portu­gais s'aventuraient sur les routes, ne sachant pas que nous étions armés. Nous les avions par surprise. A cette époque, on a pris beaucoup d'armes aux Portugais ... Au fur et â mesure qu'on récupérait les armes, les grou­pes grossissaient. »

La structure des forces insurtec­tionnelles est simple, comme d'ail­leurs celle de l'organisation politi­que. Chargé des embuscades, le groupe de base compte de 5 à 11 hommes dont un commissaire poli­tique. Autonome et offensif, le groupe mobile comprend 23 hom­mes dont un commissaire politique et un commandant. D'autres grou­pes de même dimension sont dotés de bazookas et de mitrailleuses. Le pays est divisé en deux interrégions, celles-ci en deux régions, chacune d'elles en sections. L'âge des gueril­leros varie entre 16 et 25 ans. De l'avis même des autorités portugai-

Guérillas africaines ses, le P.A.I.G.C. contrôle 40 à 50 % de ce territoire de 36.000 km2 dont la population s'élève à 800 000 âmes. L'action armée a été déclenchée en septembre 1962.

L'auteur nous fournit une péné­trante analyse de la formation éco­nomico-sociale guinéenne et esquis­se la stratégie politico-militaire des guerilleros. Les Balantes, les Man­dingues, les Mandjaques et les Fou­las sont les principales ethnies de ce territoire. Foulas et Mandingues sont islamiques tandis que les au­tres sont en grande partie animis­tes.

Dotés de chefferies coutumières, les Foulas et les Mandingues (30 0/0 de la population totale) possèdent une aristocratie assez développée et pratiquent l'esclavage patriarcal. L'administration coloniale s'est long­temps servie de cette classe diri­geante foula pour imposer sa do­mination sur les populations ani­mistes. Aussi, le recours à l'action directe contre les Portugais ne pou­vait-elle que rejeter la classe domi­nante foula du côté de la répression.

Formant 70 % de la population, les animistes font partie des com­munautés sans organisation étati­que structurée. Leur société est arti­culée sur le modèle mécanique qui caractérise les sociétés peu différen­ciées. Les Balantes (30 % de la population) constituent le groupe ethnique le plus important. La fa­mille est la cellule de base de la société dont les principaux groupe­ments sociaux sont les classes d'âge. La distribution des terres et des fonctions, ainsi que la justice sont assurées au niveau du village par le conseil des anciens et, au niveau de la famille, par le chef de famil­le. Ni les islamisés, ni les animistes ne connaissent de problèmes agrai­res. La stratification dans les mi­lieux urbains est déjà plus différen­ciée. Hormis une mince couche de privilégiés, essentiellement des hauts fonctionnaires et assimiladosl , ils sont pour la plupart originaires

du Cap-Vert (üe située à quelqùe 300 km de la Guinée-Bissau et qui dépend de la même administration). Le gros de l'élite est formé de petits­bourgeois, fonctionnaires ou com­merçants. On compte aussi un grand nombre de salariés dans les villes et des prolétaires issus de l'exode ru­raL

Si les salariés sont en général favorables à l'indépendance, il n'en est pas de même de la petite-bour­geoisie. Une minorité de cette der­nière a fourni le noyau des cadres du P.A.I.G.C.; la majorité, long­temps hésitante, s'est ralliée timi­dement au courant nationaliste, par peur mais aussi par souci de se pré­parer au remplacement des coloni­sateurs. Il s'agit donc d'un engage­ment opportuniste, comme cela s'est passé dans la plupart des pays afri­cains. P. Bourdieu note déjà le fait dans Travail et travailleurs en Algé­rie. Comme le lumpen-prolétariat, la petite-bourgeoisie n'a jamais eu de perspectives révolutionnaires. En ralliant le mouvement de décoloni­sation, elle ne poursuit qu'un seul but: s'efforcer de bénéficier de l'in­dépendance en occupant les postes laissés par les Européens avec tous les avantages que cette promotion hâtive accorde. Aussi doit-on regret­ter que dans son discours de La Ha­vane qui fait office de plate-forme doctrinale, A. Cabral n'ait pas pré­cisé comment il envisageait la trans­formation des petits-bourgeois gui­néens en avant-garde révolution­naire.

Le chapitre consacré aux diffé­rentes luttes armées d'Afrique est quelque peu superficiel. L'auteur a cependant raison d'avoir souligné le vide doctrinal de nombre de mou­vements, comme le « Comité natio­nal de Libération» du Congo-Kin­shasa, ainsi que l'absence de pro­blèmes agraires dans la plupart de ces pays. Ce qui complique d'autant la mobilisation de la paysannerie pour une guerre révolutionnaire.

Gérard Chaliand note avec jus­tesse que toutes les masses paysan-

M.

nes ne sont pas mobilisables. C'est ainsi qu'en Guinée, les Foulas et les Mandingues, du fait des liaisons de leur aristocratie avec l'adminis­tration coloniale, sont hostiles à la lutte anti-colonialiste. Les dirigeants révolutionnaires doivent savoir quels sont les secteurs sensibilisés et mo­bilisables, pour des raisons objecti­ves et subjectives. Chaliand souli­gne l'erreur qui consiste à extrapo­ler des schémas d'analyse euro­péens en Afrique et admet que dans la phase actuelle, un dirigeant in­contesté demeure le garant de l'ho­mogénéité de la direction. Reste que l'auteur aurait eu intérêt à confronter les lignes générales de la situation objective de la Guinée avec celles de l'Angola ou du Mo­zambique. Il aurait sans doute cons­taté que l'étendue et la situation coloniale de ces deux territoires ne leur permettent peut-être pas de se contenter de la méthode de lutte ap­pliquée par le P .A.I.G.C. Les problè­mes qui se posent aux dirigeants des guérillas de ces deux territoi­res sont plus ardus, d'autant plus complexes qu'ils font partie de la come de l'Afrique Australe dont on sait qu'elle est le bastion du néo­colonialisme en Afrique.

Ayant franchi l'étape de l'im­plantation, la lutte armée · de la Guinée en est au deuxième stade de la guérilla, celle du développe­ment. Pour enlever la décision fi­nale, les rebelles guinéens devront passer à la phase destructrice qui exige la formation de grandes uni­tés. Le P.A.I.G.C. est-il prêt à s'y engager? L'auteur ne nous le dit pas. Il est vrai qu'il est encore tôt pour trancher cette question. Mais il aura fait son devoir: présenter le combat d'un peuple décidé à en finir avec le « luso-tropicalisme » et un colonialisme qui demeure encore fortement régi par l'idéologie du Pacte colonial.

Demba Diop

1. Assimilado: Africain ayant obtenu le titre de citoyen portugais.

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ÉCONOMIE POLITIQUE

Tenace . ,

DllSere Paul Baran Economie politique et croissance économique

. traduit de l'anglais par Liane Mozère Maspero éd. 344 p.

Economie politique et croissance économique de Paul Baran étudie sous un angle à la fois théorique et appliqué les processus de dévelop­pement économique. Il couvre un large éventail de sujets, depuis le prohlème de l'expansion agricole dans le tiers monde jusqu'à la· théorie de la stagnation séculaire qu'Alvin Hansen formula pendant les années 30. L'ouvrage présente certaines incohérences, et un certain nombre de questions essentielles y sont laissées dans l'ombre; il n'en reste pas moins que c'est un travail important et stimulant. Il a en ef­fet le mérite de s'appuyer sur un fait évident mais trop souvent igno­ré, à savoir que la croissance éco­nomique ne dépend pas seulement du progrès technique mais aussi de mutations dans l'économie et dans la société. Ce genre d'évidence n'a pas encore réussi à s'imposer dans certaines chapelles universitaires. Les économistes s'obstinent à traiter le problème du développement com­me si on pouvait le comprendre à partir de l'étude des seuls faits éco­nomiques ou d'une réflexion sur quelque modèle économétrique éso­térique. Ils admettent du bout des lèvres que le processus du dévelop­pement forme un tout mais les ana­lyses qu'ils nous proposent sont dé­formées, . sommaires et, en dernière instance, inutilisables. La meilleure preuve en est dans l'échec pour ain­si dire total des économistes et des experts d'assistance technique de­vant les problèmes politiques et so­ciaux que pose toute planification à l'échelle nationale.

Baran consacre une grande partie de son livre à exposer les effets du capitalisme moderne sur le dévelop­pement des sociétés dites « sous-dé-

veloppées ». Les chapitres sur les cc Racines du sous-développement» et la cc Morphologie du sous-déve-10ppement)J ouvrent des perspecti­ves nouvelles sur le problème bien connu du cc cercle vicieux )J du sous­développement (en vertu duquel plus un pays est pauvre, moins il est apte à sortir de sa pauvreté). Suit une analyse des plus passionnantes sur les différentes solutions que l'on peut envisager lorsqu'il s'agit d'éla­borer une stratégie de la croissance. Tout cela à quoi il faudrait ajou­ter l'étude de la nature du capita­lisme moderne, gravite autour d'un thème unique qui, dans une large mesure, est une réminiscence de l'économie politique classique: pour Baran, le développement économi­que dépend de la libération du cc surplus potentiel)J de la société pour l'investir dans des activités pro­ductives. Le concept de surplus po­tentiel, au sens où l'emploie Baran, est assez éloigné de la plus-value de Marx. Il est à la fois plus simple du point de vue économique et plus compliqué parce qu'il débouche sur des considérations beaucoup plus vastes touchant l'évolution sociale auxquelles les économistes ne peu­vent rester insensibles.

La portée véritable de la· thèse apparaît dans la définition même que l'auteur nous donne de ce con­cept de base. Pour Baran, le surplus potentiel est cc la différence entre la production que permettrait un environnement naturel et technolo­gique donné grâce à la mise en œuvre des ressources productives utilisables, et ce que l'on peut consi­dérer comme le volume de consom­mation indispensable )J. Sa mobilisa­tion présuppose une réorganisation plus ou moins radicale de la produc­tion et de la répartition de la pro­duction nationale et implique des transformations très profondes dans la structure sociale. Baran fait donc intervenir ici une distinction entre le surplus (l'épargne) disponible pour les investissements et l'expan­sion, et le volume de ressources qui pourrait être mobilisé de la même façon grâce à un certain nombre

• • • • • • • • • • • • • • • • •• de changements dans les institu-• tions. Ce qui fait obstacle au déve-• loppement, soutient-il, ce sont les

I~I VO", '",,,ore, eho, ,o're 0 ;n.é"" é.oblis qui provoquent une libraire habituel les livres • affectation des ressources excédant

-_*" dont parle la QUINZAINE • 1 .. 't 1 'd f' . -~__ LlTTËRAIRE. A défaut la. e mInImUm VI a a es ms qUI ne

• contribuent pas au progrès écono-LIBRAIRIE PILOTI • mique. Aux économistes tradition-

• nels, qui ne pensent qu'aux taux •• d'épargne existant effectivement et

vous les enverra, franco . pour toute commande de • achoppent constamment devant la plus de 30 F accompagnée • difficulté qu'il y a à le faire aug­de son montant (Chèque. • menter, Baran propose un schéma chèque postal ou mandat). • qui oblige à s'interroger sur le mi­Pour les commandes de • nimum cc nécessaire )J et à considérer moins de 30 F., ajoutez • comme une variable l'ensemble des au prix des livres 2 F pour • structures institutionnelles. frais d 'envoi. •

• Selon le même raisonnement, la

LlBR• 'l'DIB PILOTI • stagnation économique et le sous­A&A : développement sont le produit d'un

24

22, rue de Grenelle PARIS (70 )

LIT. 63-79 C.C.P. Paris 1390531

• système particulier de contrôle des • ressources productives, lui-même • lié aux structures politiques et so-• ciales qu'il vient à son tour renfor-

cer. Pour obtenir le développement économique, il faut briser l'équili­bre existant en introduisant délibé­rément des transformations au sein de la société.

Pour Baran, quatre facteurs ren­dent la constitution de ce surplus impossible en régime capitaliste. Le premier est l'excès de consommation dans les couches disposant d'un re­venu moyen ou supérieur. Le se­cond est l'existence de travailleurs (c improductifs)J. Le troisième est l'organisation irrationnelle de la production et le gaspillage qui en découle. Le dernier est cc l'anarchie de la production capitaliste et l'in­suffisance de la demande effecti­ve ». Le premier facteur peut être rangé sous la rubrique cc surplus consommé)J. Les trois autres peu­vent être classés dans la catégorie du « manque à produire ». Que tou­tes ces catégories se chevauchent un tant soit peu ne doit pas être rete­nu comme un obstacle à la poursuite de l'analyse. Ce sont de bonnes hy­pothèses de travail qui peuvent tou­tes également contribuer à débrouil­ler le problème de la régression ou des blocages du développement éco­nomique, sujet sur lequel Baran est d'ailleurs loin d'avoir dit son der­nier mot. Elles concourent en tout cas à attirer notre attention sur des problèmes qui, il faut l'avouer, ne font pas partie des préoccupations ou de l'o~tillage des économistes néo-classiques par exemple.

Quant à l'analyse des effets dé­bilitants du capitalisme dans les pays c( sous-développés )J, elle se ré­vèle encore plus convaincante à la lumière des événements actuels qu'elle ne l'était au moment où elle fut pensée et écrite par Baran. Les dernières années nous ont beaucoup appris sur la ténacité de la misère, et Baran nous aide à en compren­dre les causes réelles. Sans doute ne nous propose-t-il pas une théorie systématique de la croissance éco­nomique. Peu importe. Dans son essai, il a jeté les bases d'un mode d'approche beaucoup plus large du développement et de son analyse. En ce qui concerne les causes du sous-développement et les remèdes à y apporter, quelques-unes de ses thèses sont convaincantes, d'autres le sont moins. Mais ses vues sont nouvelles et vivifiantes et permet­tront certainement à tous ceux qui étudient ce problème de reconsidé­rer le processus du développement comme un tout indissociable et dt' saisir le lien essentiel qui existe en­tre la maîtrise du pouvoir politique et le rythme du progrès économi­que - lequel rythme peut évidem­ment être nul. Economie politique ' et croissance économique est parti­culièrement recommandé aux lec­teurs trop intelligents qui considè­rent que tous les économistes sont d'irrémédiables imbéciles.

Sean Gervasi, Oxford University

(traduit de l'anglais par Adelaïde Blasquez)

PUBLIÉ A L'ÉTRANGER

Joel Colton Léon Blum. Humanist in politics New York, A. Knopf, éd., 550 p.

Voici que nous arrive d'Améri­que la première biographie de Léon Blum qui soit œuvre d'historien!.

Il n'est pas à s'étonner que cet ouvrage considérable nous vienne des Etats-Unis. Outre que la scien­ce historique connaît là-bas un dé­veloppement prodigieux d'une si­gnification d'ailleurs complexe, on sait combien la personnalité de Léon Blum est demeurée populaire dalls de larges couches de l'opinion publique américaine. D'abord par­mi les démocrates pour qui Léon Blum est un Roosevelt français : identification qui aurait beaucoup réjoui le leader de la S.F.I.O., car celui-ci nourrissait effectivement l'espoir de faire pour la France ce dont Roosevelt est crédité pour son pays. Ensuite, la communauté juive américaine est reconnaissante à Blum d'avoir, à l'instant décisif, ouvertement soutenu l'Etat d'Is­raël. Un soutien que les Juifs d'ori­gine alsacienne, comme l'était Léon Blum, avaient plutôt tendance à l'époque à marchander. Enfin les milieux syndicalistes où se recru­tent encore des éléments pas seule­ment libéraux mais plus ou moins pénétrés d'idées socialistes sont res­tés fidèles à la mémoire du chef du gouvernement de Front populaire. Et de façon plus générale, les Amé­ricains moyens trouvaient, unies en Léon Blum, trois des convictions majeures inhérentes au consensus national : l'antifascisme, l'anticom­munisme, l'idéalisme optimiste.

Joel Colton a travaillé dix ans sur son Léon Blum. On le croit volontiers à considérer l'ampleur de l'information qu'il a rassemblée. Cette immense information, il l'a traitée avec un impavide esprit critique. Il n'est pas un argument, une hypothèse, une justification, une critique, une louange, une ré­serve, une condamnation, une dé­marche, un \ projet, un silence, un regret, un tourment, une hésitation. une larme, un sourire, une habileté. une esquive de ou sur Léon Blum., qui n'ait été repéré, classé, intégré. interprété.

Un exemple entre dix, parmi les plus difficiles: la politique de non­intervention qui fait l"objet du chapitre v III. Joel Colton souligne d'abord que cette politique, Léon Blum, jusqu'à la fin de sa vie . la défendit comme ayant été la seul, ' susceptible de sauver à la fois la République espagnole et la paix. Non pas qu'il ne fût encore tour­menté par la question :' il avait confié un jour à un ami que, com­me Mary Tudor avait dit que le mot « Calais )J était gravé dans son cœur, dans le sien était gravé le mot « Espagne )J.

Puis Colton établit un compte minutieux des faits et gestes de

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Un hUD1.aniste dans Blum entre le 20 et le 25 juillet 1936. De sa visite en Angleterre, prévue avant que n'éclate l'affaire d'Espagne - aussi celle-ci n'est­elle pas au programme des conver­sations officielles - mais où le premier ministre français reçoit toutes sortes de conseils de pru­dence : sans d'ailleurs qu'on puisse conclure à un ultimatum anglais. Mais « il ne fait pas de doute qu'il (L. B.) quitta Londres profondé­ment troublé... ))

De l'opposition qui, en France, se déchaîna dès le 23, pas seule­ment l'opposition de droite repré­sentée par des journaux comme l'Echo de Paris et le Jour, mais, beaucoup plus sensible à Blum,. l'opposition ou les mises en garde de parlementaires et ministres ra­dicaux. Cette opposition est si forte que le 25 juillet, à l'heure où L.B. va tenir son premier conseil de cabinet depuis son retour à Paris, « son âme est déchirée ) ; néan­moin·s Blum maintient encore sa décision « à tout prix et malgré tous les risques »). Il faudra trois conseils de cabinet successifs et di­verses péripéties pour que la poli­tique française à l'égard de l'Espa­gne soit irréversiblement engagée dans le sens de la non-intervention.

Des deux éléments qui ont con­tribué à cet engagement, quel est l'élément déterminant? Colton établit que pour Blum, l'élément n'a pas été la politique anglaise, tout au moins s'est-il toujours re­fusé à rejeter sur les Anglais la responsabilité d'une politique qui fut la sienne. L'élément majeur, c'est la menace inteneure de guerre civile ; la division de l'opi­nion française, une division à la­quelle Blum fut sensible dans le moment même.

Enfin Colton achève son analyse en mettant l'accent sur le fait que Blum, en disciple de J au~ès, pen­sait ne jamais devoir se comporter comme si la guerre était désormais inéluctable ; il ne lui était en conséquence pas acceptable de prendre, comme les communistes l'y invitaient, le risque de déclen­cher préventivement une guerre de défense antifasciste.

Ainsi, s'appuyant sur une infor­mation irrécusable, Colton parvient à donner à chaque problème sa so­lution complexe et nuancée, où les plans sont bien distingués : ce que pensait et voulait Blum, ce qu'il fit dans un contexte donné, les conséquences à court et à long terme de ses actes, l'idée rétros­pective que Blum et l'opinion en gardèrent, enfin le jugement pro­pre de l'historien.

Les temps d'épreuve

Et pourtant ! Me voici à la con­clusion, j'ai lu près de 600 grandes pages et j'ai l'impression réconfor­tante d'avoir considérablement accru mes connaissances sur Blum, ses faits et gestes, ses raisons, ses

LéOlt Blum

vertus, ses grandeurs, ses manques, ses chutes. Mais comment ne pas avouer que j'ai aussi l'impression, bien que plus sourde, de ne pas savoir mieux qui est Blum, quelle sorte d'homme et d'homme politi­que, et ce que je pourrais bien en penser. N'y a-t-il pas un homme, une vie, une œuvre qui réponde au nom de Léon Blum ?

Est-ce la faute de l'historien ? En partie, oui. Je n'incrimine pas ici sa méthode d'information tota­le: j'ai dit qu'elle était à la fois indispensable et fort bien conduite. Ni le traitement du détail de cette information : j'ai dit qu'il était d'une grande sûreté. Mais son trai­tement global.

Joel Colton consacre en effet 35 pages de son livre à la période de la vie de Léon Blum qui va jus­qu'en 1914, 18 à la période qui va de la guerre à la scission du parti socialiste unifié (1914-1920), 37 pages à la période qui va jusqu'à la veille du Front populaire (1920-1934), soit au total 90 pages pour toute la période de la vie de Léon Blum qui précède son accession au poste de chef de gouvernement. Par contre, 175 pages sont consa­crées à la période qui va de la chute du Front populaire à la mort de Léon Blum (1938-1950).

Il y a là, à mon sens, des désé­quilibres profonds.

Certes on comprend que Colton se soit particulièrement attaché à décrire les temps d'épreuve (1940-1945) où Léon Blum se montra admirable de courage, de fermeté et de lucidité. Il n'en est pas moins vrai, que si Léon Blum, dans ces années de souffrance, donne de lui­même une image qui force le res­pect, il n'a fait qu'y suivre fidèle­ment le chemin qu'il s'était anté­rieurement tracé. Sa grandeur, c'est alors de maintenir, et non plus d'innover.

En revanche, combien décevan­tes et pauvres sont les quelques pa­ges consaérées aux longues années de formation antérieures à son entrée dans la politique. Or c'est oublier l'une des particularités les plus remarquables de la carrière de Blum : n'être « entré dans la politique » qu'à 42 ans.

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

la politique

Colton à ce propos écrit que Blum « se considéra toujours lui­même comme un amateur en ma­tière politique ». Cela me semble tout à fait inexact : cette idée qu'il n'est qu'un dilettante n'est pas du tout une idée de lui, mais une im­putation que suggéraient volontiers ses adversaires. Au contraire, me semble-t-il, une fois qu'il eut accep­té d'assumer des responsabilités po­litiques, Blum se consacra à sa tâche avec une énergie, une conti­nuité que ne justifiait pas toujours la médiocrité de la vie politique française entre les deux guerres.

Pourquoi donc en 1914 Léon Blum abandonne-t-il une vie pleine­ment satisfaisante de haut fonction­naire et de critique littéraire appré­cié ? Pour deux motifs qui sont liés mais qui ébranlent en lui des zones différentes de sa conscience morale et politique : la mort de Jaurès et la guerre.

L'extrémisme

Dans les premières années du siècle, Blum se contentait, dans le sillage de Jaurès qu'il tenait pour un dirigeant prestigieux et avec qui il entretenait des rapports étroits, de mettre au service du parti ses capacités techniques de juriste averti. Rien ne le contrai­gnait alors à faire de la politique il était en plein accord avec la pensée, les objectifs et les métho­des jaurésiennes.

Mais Jaurès disparaît tragique­ment. Et de plus, c'est la guerre, une guerre qui, de l'aveu même de Léon Blum, bouleverse son être le plus intime ; la formidable vague de patriotisme qui, dans les pre­miers jours d'août 14, roule dans son écume toutes les énergies fran­çaises, l'emporte comme les autres. Les dés en sont jetés ; l'ancienne vie de Léon Blum est à jamais finie.

Colton me paraît donc avoir une part de responsabilité dans le fait que ne se dégage pas nettement, malgré son énorme labeur, la per­sonnalité de Léon Blum. Mais bien plus grande est finalement la part

de responsabilité du sujet lui­même: le phénomène Blum, com­me le phénomène Jaurès, se dérobe à l'analyse et aux conclusion~ assu­rees.

A quoi cela tient-il ? Peut-être à deux raisons.

La première, c'est que Léon Blum avait conservé, du marxisme, du socialisme, du rôle de la politi­que dans la vie sociale, des rapports de la morale et de la politique, du processus historique, des mutations économiques, les idées qu'il avait reçues en héritage et qu'il parta­geait avec tous les hommes ayant baigné dans le climat de la ne Inter-

, nationale d'avant 1914. Aussi, toute son existence politique, eut-il à sou­tenir le défi qu'à ces mêmes idées lançait la version bolchevique du socialisme. Or la méchanceté de l'histoire a voulu que, Léon Blum à . peine mort (mars 1950), le monde puisse enfin apprendre officielle­ment et sans conteste que l'homme du discours de Tours et ses amis avaient eu raison au moins sur un point : le rendez-vous du socialis­me et de la liberté avaient bien été manqué en Union soviétique.

L'autre raison, c'est sans doute l'inextinguible goût pour l'extré­misme que manifeste la sensibilité politique française, du moins la sensibilité de l'opposition ; pendant longtemps, ce fut un dogrpe qu'au­cun changement structural sérieux ne pouvait être atteint hors d'un dessein immédiatement, directe­ment et globalement révolution­naire ; qu'au demeurant, rien, et surtout pas l'éloquence des faits, ne pouvait entamer les droits de la cohérence idéologique et d'une philosophie générale de l'histoire. Là aussi, l'ironie de l'histoire a voulu que l'aptitude de la classe politique française à l'extrémisme ne commence à s'épuiser qu'après la mort de Léon Blum ; dans les années 50 et 60, la France a décou­vert les vertus du pragmatisme et de l'adaptation. Mais l'ironie de l'histoire est cruelle ; quand elle donne sa chance à ce type d'hom­me socialiste qu'avait incarné Léon Blum en un temps peu propice, il semble que ce type ait disparu ou du moins que la France ne s'aper­çoive plus de la présence des quel­ques exemplaires qui en subsistent !

Annie Kriegel

1. Sans doute disposait-on déjà de la biographie établie par Marc Vichniac: Léon Blum,. Paris, 1937. Mais, outre qu'elle fut publiée longtemps avant que la carrière de Blum soit achevée, c'était, bien que très sûre dans le détail et d'une grande délicatesse de pensée, l'œuvre nécessairement subjective d'un familier. Le petit livre de Colette Audry, Léon Blum ou la politique du juste, essai. Paris, 1955, donne moins à penser sur Léon Blum que sur les idées politiques, dans les années 50, de la gauche révolu­tionnaire non-communiste. De son côté, le très important travail de Gilbert Zie­bura: Léon Blum. Theorie und Praxis einer sozialistischen Politik, vol. I, Berlin, 1963, est « moins une biographie qu'une analyse de la relation 'entre la théorie et la p'ratique du socialisme français à tra, uers l'exe mple de Léon Blum ».

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ŒUVRES COMPLÈTES

Charles Fourier Œuvres complètes Textes publiés, textes inédits Introduction de Simone Debout Anthropos, 14 vol.

Le socialisme, avec Fourier, avan­ce ·sur des chemins interdits vers un éden à la fois brut et raffiné. Parti de recherches sur l'association, qui réduit les dépenses et multiplie les richesses, « l'utopiste» ne s'at­tache à la production que pour les plaisirs qu'elle procure, le luxe des cinq sens, et les échanges illimités qu'elle permet. La sagesse économi­que sert les fantasmes du désir et le sens de l'histoire se confond avec le secret de notre destinée et la conquête du bonheur. « Je ne son­geais à rien moins qu'à des recher­ches sur les destinées, dit-il au dé­but de la Théorie des Quatre Mou­vements; je partageais l'opinion gé­nérale qui les regarde comme im­pénétrables .. : l'étude qui m'y ache­mina ne roulait que sur des problè­mes industriels ou politiques_ »

D'emblée, il indique le point de rupture entre le bon sens et l'ima­gination. Le triomphe de cette der­nière conduit de l'analyse économi­que à la critique fondamentale et

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La révolution au recommencement, à la vie réin­ventée. Mais au plus haut degré d'enfièvrement, illuminé d'un sen­timent de certitude et de gloire, Fourier n'a rien d'un inoffensif maniaque. Sauvage et puissant, il a d'abord « marqué au fer rouge» la civilisation qu'il veut détruire. « Indigence, fourberie, oppression, carnages » sont les maux qu'elle porte avec elle sous le masque des « principes de perfectibilité ». Il montre à vif la chair du monde inhumain édifié au cours des siè­cles et sa voix résonne comme celle du dieu, feu, nature dont il se fait le hérault : « Les philosophes di­sent que les passions sont trop vives, trop bouillantes; à la vérité elles sont faibles et languissantes. Ne voit-on pas en tous lieux la masse des hommes endurer sans résistance la persécution de quelques maîtres et le despotisme des préjugés ... leurs passions sont trop faibles pour com­porter l'audace du désespoir. C'est pourquoi le grand nombre est tou­jours victime du petit nombre gui emploie la ruse pour maîtriser la force. » Il vise l'éveil de l'én~rgie passionnelle qui décide le sursaut de la révolte et peut seule créer un phénomène de voûte où viennent se briser les tyrannies. « La morale au contraire n'a jamais rien fait puisqu'elle n'atteint pas les Tibère et les Néron. »

C'est donc une erreur de sépa­rer, comme on l'a fait, la verve im­placable de Fourier contre le sys­tème civilisé et les mœurshypocri­tes de ses projets fantasques, car la portée de ses attaques et la valeur de ses visions futures sont intime­ment liées. C'est la même pensée sauvage qui s'enfonce comme un bélier au cœur du vieil édifice et qui rebâtit tout à neuf. Fourier rêve une société où les passions favori­sées s'appellent et se compensent_ Leur libre choc renouvelle l'élan, il est principe de turbulence et d'in­vention et le monde sociétaire sort à chaque instant de source, vif et dru. Le plus assuré dès lors est remis en question - la police, les visages qui se ferment comme des jalousies, l'amour, la vieillesse_

Le Bien et le Mal

On a toujours façonné le peuple au malheur et le Nouveau Messie annonce une bonne nouvelle inouïe, la réalisation de tous les désirs : « Si vous croyez de bonne foi q~e la médiocrité Fuisse remplir le cœur de l'homme, suffire à son inquié­tude perpétuelle, vous ne connais­sez pas l'homme », en effet « on n'a jamais obligé les écrivains à dé­finir l'objet dont ils traitent, aucun d'eux ne sait ce que c'est que la na­ture intentionnelle de l'homme ».

L'anachronique « illitéré », l'au­todidacte d'un autre siècle fut le premier sans doute à parler d'in­tentions et d'intentions sensibles, non pas de projets de conscience explicites, mais d'une spontanéité obscure à elle-même et cependant

irréductible. Connaître les « res­sorts de notre âme » ce n 'est donc pas décrire un donné mais se met­tre dans leur sens, comprendre leur direction et leur vérité, atteindre et conduire le pur mouvement avant tout être que représentent les pas­sions primitives.

Fourier nomme son premier livre Théorie des Quatre Mouvements , car il prétend ressaisir les divers moments du dynamisme universel qui relie tous les êtres. Mais si l'ac­tivité est partout initiale, les objets et les sujets ne sont plus que des nœuds d'intentions. Il n'y a pas d'états stables, aucun être fermé et suffisant en soi, mais des relations mouvantes et variées. Les choses na­turelles mêmes n'ont pas d'essence fixe et l'homme sensible n'est pas un spectateur. Il conduit une évo­lution qui se fera totale délivrance s'il sait rejeter les règles arbitrai­res, conjuguer ses désirs avec ceux d'autrui et consentir au mouvement plein de ' « l'attraction ». Le réel, transformé de donnée en proposi­tion, ne saurait faire peser d'inter­dit sur le désir puisqu'il est lui­même relatif aux passions. « Rê­veur sublime », Fourier passe au­delà de l'opposition principe de réalité - principe de plaisir et de tout manichéisme. « On a imaginé, dit-il, un dualisme réel, le Bien et le Mal, quand il fallait reconnaître un double essor possible, le Ver­tueux ou harmonique et le Vicieux ou subversif. » Le bonheur et le bien, le malheur et le crime ne sont que les résultats de l'essor réussi ou manqué d'une activité antérieure à toute réalisation.

Fourier ne croit pas à « la vertu des bergers » non plus qu'à la béni­gnité du cours des choses: « Qu'est­ce que l'enfer dans sa furie pouvait inventer de pire que le serpent à sonnettes, la punaise, les légions d'insectes et de reptiles, les mons­tres marins, la peste, la rage, la lè­pre, la vénérienne, la goutte et tant de venins? » Mais cette création infernale n'est que l'image hiérogly­phique de nos mouvements déviés. Nos intentions constituent peu à peu leur objet dans l'espace, elles se prennent dans la matière sociale, ' les institutions et les règles, jusque dans la nature qui nous offre com­me une caricature figée de nos vices_ L'homme refait le monde et soi­même, a dit Marx, mais son affir­mation pâlit a~près de celle de Fou­rier qui, sans crainte de délirer, montre le jeu des passions à la charnière de l'être. Le mouvement total de l'existence sociale sculpte dans les choses son image redou­blée et la nature trahit nos inten­tions inavouées.

Fourier n'est donc pas dupe, mais s'il raille les champions de la « sim­ple nature» c'est pour mieux fon­der la liberté « composée »: « L'im­mensité de notre misèn:: nous ouvre les chances d'un merveilleux bon­heur pour peu que nous consentions à l'épreuve d'Harmonie. » L'analo­gie, ces reflets toujours plus lourds

de nos passions à travers les diffé­rents règnes, ne signifie rien autre que la résonance universelle de nos actes. Mais si la contagion s'étend des sociétés à l'univers, notre conver­sion peut tout métamorphoser, ra­cheter les forces terribles et démo­niaques.

Superbe et assuré, Fourier nit'" l'opposition entre la nécessité natu­relle et la spontanéité humaine. Le « hasard objectif », la rencontre merveilleuse et fugitive de la né­cessité des choses et de la nécessité humaine et logique, seule suscep­tible, selon André Breton, de lever le terrible interdit, « se fait par­tout triomphant. Il est la règle d'Harmonie ». Nous sommes appe­lés à « agir de concert avec Dieu » non pas à devenir maîtres tyranni­ques et possesseurs de la nature mais à délivrer partout les puis­sances créatrices dont le type et le modèle est en nous.

Le meurtre de Caïn

« Quelle épaisse nuit voile en­core la natu~e », écrit Voltaire, mais il ne divulgue que « la cataracte intellectuelle ». La nécessité qui en­serre et réduit, comme la peau de chagrin, tout profond désir de li­berté n'est que la « cécité innée », la résignation aux pièges que nous avons forgés, l'hypnose du passé.

Et certes, le mouvement ,s'est fait derrière nous. La matière où il s'est pris sera plus longue à trans­former que l'existence sociale. Mais peu à peu le climat tempéré s'éten­dra des pôles à l'équateur et les c( antilions ou les antibaleines » remplaceront les monstres et les bêtes féroces.

Cependant la « compréhension » de la nécessité, les « chimères d'im­possibilité sont les plus dangereuses de toutes ». Elles ferment les che­mins de la liberté. Les philosophes assurent l'ordre établi quand même ils prétendent l'attaquer. Ce sont « les chiens de garde » de la civili­sation.

Fourier porte contre eux une ac­cusation sans appel. Ils n'ont ja­mais protesté contre l'esclavage. « Ce fut la religion chrétienne qui intervint puissamment pour faire affranchir les esclaves mais, avant le christianisme les philanthropes anciens réduisaient le génie humain à l'état de bête de somme et au­dessous encore puisqu'on obligeait 20.000 esclaves à s'entretuer dans une naumachie pour amuser les vertueux citoyens de Rome. V edius Pollion (les) faisait dévorer vivants par des lamproies quand ils avaient commis la moindre faute, et les Spartiates (les) égorgeaient par mil­liers quand ils se multipliaient trop. »

Asservis à la nécessité, les philo­sophes n'imaginaient pas que « la civilisation pût subsister sans les esclaves. Ils ne s'élevèrent jamais contre ces atrocités » qui n'étaient pas liées au défini, aux convulsions

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Charles l"ouner

d'une frénésie tendue à l'extrême comme dans les fantasmes de Sade, mais suivaient « naturellement Jl

l'esclavage. « Cette prouesse a été répétée plus civique ment chez les vertueux républicains de Sparte qui rassemblaient 2 000 esclaves des plus fidèles. On les promenait dans la ville, couronnés de fleurs, ensuite on les égorgeait pour en diminuer le nombre. »

En face de cette atroce injustice les fautes inventées par les théolo· giens font pâle figure. Fourier est fruste, a-t-on dit, naïf et optimiste, il bâtit un monde indemne de pé­ché, une dérisoire utopie. Il ignore en effet le péché de la chair, non pas le mal, mais ses boucs émis­saires ; il cerne le crime. où les sages n'ont pas osé porter la vue; car la ré­pression de nos désirs sensibles mas­que ou justifie le mal réel : l'em­prise des puissants sur les peuples mystifiés, la ruse du désir qui cher­che à jouir des choses et des êtres sans effort.

« Le meurtre de Caïn, dit-il, fut moins grave que l'asservissement du premier esclave, car il ne se transmet pas. Au contraire les en­fants des esclaves furent eux-mêmes esclaves Jl, et jusque dans les bagnes mercantiles de la société civilisée. C'est là le « véritable péché origi­nel II et qui se perpétue : on ruine la santé des ouvriers dans les in­dustries malsaines, · on envoie au

massacre « des jeunes gens pourvus d'enthousiasme )l et trompés par les nouvelles idoles! Humanisme ' et Patrie - Production et Progrès -tout comme les vertueux Spartiates égorgeaient leurs esclaves couron­nés de fleurs. Si nos mystifications sont plus subtiles, elles n'en sont que plus dangereuses.

La grande misère des premiers temps favorisa une profonde inéga­lité entre les hommes, mais si l'in­justice subsiste au temps de l'abon­dance c'est que la préhistoire mo­rale survit à la préhistoire écono­mique. Il fallait d'abord vaincre les obstacles matériels, il s'agit maintenant de rallier le génie « na­turel », le sens des intentions faus­sées et comme enchantées au long d'un effort millénaire. On inventa des interdits pour prévenir les dé­sirs qu'on ne pouvait satisfaire. Les hommes se sont faits esclaves d'une part d'eux-mêmes tandis qu'ils obli­geaient d'autres à les servir. La tyrannie tient à un défaut de ma­turation, à un arrêt du développe­ment; c'est la cruauté et la vora­cité des enfants, mais elle s'exerce désormais avec les pouvoirs de l'adulte et de la science.

« Les savants, en effet, ont pris le roman par la queue », ils ont étudié le mouvement des corps et négligé celui des âmes , alors « les progrès matériels mêmes devien­nent des germes de malheur ».

La Quinzaine littéraire. 15 au 30 septembre .1967.

brute Fourier se fait soudain prophé­

tique et Lerrible : « N olre globe est en péril imminpl1l. s'il ne consent à l'épreuve de la transition à l'Har­monte. lJ

La violence du désir qui cherche frénétiquement satisfaction sans te­nir compte du désir d'autrui et que Sade poursuit jusqu'à son terme in­dividuel, les crimes du libertin qui réduisent les individus à l'anonymat de corps torturés et détruits et qui s'achèvent par le supplice du bour­reau lui-même, écrasé par des par­tenaires devenus plus puissants, ce triomphe précipité du « cours des choses ", de la haine et de la mort apparaît encore limité et mesquin en regard de l'abîme que pressent l'étrange visionnaire: « A l'expira­tion d'un délai fatal », à l'extrême d'une évolution unilatérale - le perfectionnement scientifique dé­bouche sur l'apocalypse.

Harmonie et mathématiques

La raison cependant et la mo­rale contre les passions déchaînées, en essor subversif, sont « de plai­santes digues, analogues au barrage de petits cailloux qu'élèveraient des enfants pour arrêter le Rhin et le Danube ll.

« Il n'est qu'un moyen noble et pur à la fois de lutter contre une passion malfaisante. C'est de la sup­planter par un mouvement plus am­ple et qui l'absorbe pleinement. lJ

« La passion ne se soigne que par elle-même )), dit-il encore tan­dis que, faussée par la violence ou les règles arbitraires, engorgée, elle reflue en actes aberrants; et la fu­reur est d'autant plus grande que le désir entravé ignore son but et « n'a pas même d'essor idéal ".

Les passions civilisées ne sont que des symptômes ou des « sup­pléances II et Fourier entreprend un décryptage, une psychanalyse à l'échelle de l'humanité.

(c Si vos sciences dictées pur la sagesse n'ont servi qu'à perpétuer l'indigence et les déchirements, don­nez-nous plutôt des sciences dictées par la folie pourvu qu'elles calment les fureurs et soulagent les misères des peuples. II

La création de telles sciences de­vient d'ailleurs urgente car par­tout les passions gagnent du ter­rain et cc forcent le génie à se faire leur partisan ". Déjà les savants pactisent avec le désir des richesses et pourtant est-ce cc dans les fureurs de l'ambition ou les perfidies du commerce que nous trouverons tra­ce de l'esprit divin II ? Non, certes, et pas même cc dans la vénalité des amitiés ou les désordres des famil­les Jl. Les politiques n 'ont pas su trouver un « fanal plus sûr )). Ils répriment l'amour qui seul cc dans l'abîme des ténèbres conserve sa noblesse primitive et entretient chez les mortels le feu sacré ... N'est-ce pas dans l'ivresse de l'amour que l'homme s'élève aux cieux et s'iden­tifie avec Dieu? II La plus belle des passions nous rend la puissance

et la joie que nous attribuons à Dieu. Pivot de société, ressort ma­jeur de l'aventure, il est l'image la plus commune de « l'unitéisme, souche et but de toutes les pas­sions », et son image individuelle. «Chacun en effet a toujours rai­son en amour puisqu'il est la pas­sion de la déraison. )l Ses variantes

. et son triomphe nous enseignent que le bonheur suit des chemins sin­guliers et que notre folie nous est consubstantielle - nuisible et terri­fiante en essor subversif - créa­trice et merveilleuse en essor har­monieux. Les sciences de la folie sont les sciences des pouvoirs indi­viduels. Elles libèrent le génie sin­gulier et jusqu'aux cc manies infi­nitésimales ", toutes les « fantai­sies lubriques JJ et autres.

L'Harmonie, qui projette l'amour en tous les domaines, assure le mira­cle renouvelé de la rencontre du dé­sir et de son objet privilégié; c'est ainsi que le travail même en Har­monie se fait attrayant.

Mais il ne suffit pas d'affirmer que le Bien et le Mal naissent des relations, il faut savoir inventer de nouveaux modes d'échange, les structures qui permettent à chaque élan singulier de trouver sa place essentielle. L'harmonie résulte du calcul mathématique, dit Fourier. Mais il ne chiffre les passions que pour mieux les déchiffrer. Les séries de groupes seront les gammes infini­ment souples où faire jouer toutes les nuances du clavier passionnel. Analogues aux séries naturelles, mais toujours plus complexes, èlles se démultiplient sans fin pour faire droit aux destins individuels. Elles passent les unes dans les autres ce­pendant et, nous reliant au globe entier et aux « ultra-mondes )l, elles sont (c le calcul de l'unité univer­selle lJ.

Les passions

Entées sur la poussée passionnel­le, les règles d'Harmonie comportent un aller-retour perpétuel du désir au système, une avancée parallèle à cene des (c facultés humaines lJ

innombrables, illimitées et se déve­loppant de siècle en siècle ; elles ne procèdent donc pas de méthodes fixes - au contraire, les mathé­maticiens trouveront l 'emblème de la route nouvelle dans « le méca­nisme sociétaire lJ et, pour mieux le prouver, Fourier emploie à l'avance des termes qui devaient être ceux des mathématiques mo­dernes, module et théorie des grou­pes. L 'essor de la vie emporte la loi elle-même dans son dynamisme. « Les passions sont les ma.thémati­ques animées » et le système qu'el­les fondent est un cc poème mathé­matique ".

Une rapide étude ne saurait ren­dre compte d 'une œuvre aussi riche et variée . Fourier distançait il y a un siècle ses compagnons de bonne volonté, mais la modernité de sa pensée ne doit pas cacher aujour­d'hui « son écart absolu Jl. On ne

~

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HELENE CIIOUS

le prénom de dieu Mme Hélène Cixous est un écrivain, elle mérite qu'on lise longuement son U Prénom de Dieu".

ROBERT KANTERS, Le Figaro Littéraire.

Un ton si étrange et si neuf que notre attention, sans cesse prise en défaut, doit repartir sur d'autres frais, tâtonner avant de s'y reconnaître de nouveau puis de reperdr~ le contact, pour le retrouver encore, et ain~i de suite, longtemps, jusqu'à ce que nous ayons appns non pas à lire avec aisance, cette suite d'étranges et beaux récits mais à nous y orienter. Un poète, une fois encore. est descendu aux Enf~rs.

CLAUDE MAURIAC, Le Figaro.

Hélène Cixous s'est aventurée, avec cet étonnant pre­mier livre, dans tous les domaines lyriques et imagi­naires par un chemin unique, une voie qui n'est que d'elle. On dirait ainsi qu'en se joignant au concert de la littérature, elle a changé le U la".

REMI LAUREILLARD, La Quinzaine Littéraire.

GRASSET

Les Lettres Nouvelles

Juillet-Septembre Ig67

Raymond Queneau---- -Un conte à votre fafon Carlo Bernari Littérature et science-fiction Klaus Wagenbach Le château de Kafka Philippe Ivernel--- En suivant Wagenbach Ludmila Vachtova Sirem, en Bohême Abraham Moles L'artiste etl'intellectuel Janine Matillon L'émigrante

• • • • • • • • La révolution • • • • •

brute

• peut s'approprier certaines de ses • idées et rejeter les autres car tout • se tient puissamment en son œuvre. : Il faut pouvoir comprendre tout • l'arbre fleuri de ses divagations et • de ses projets les mieux réfléchis • - car c'est toujours la même ingé-• nuité féconde qui paraît, une puis-• sance brute et hardie qui nous af­• franchit de l'autorité, des coutumes • • et des modes. • D'où l'intérêt exceptionnel de • l'édition complète réalisée par An-• thropos et qui comprend : • 1. les textes imprimés mais devenus • introuvables • • 2. les inédits qui furent toujours • occultés car ils parurent scandaleux • et irrecevables. • Les textes cachés sont réunis et • étudiés en un volume à part : le • • Nouveau Monde amoureux qni reM • présente les points extrêmes de la 1) pensée de Fourier. • Cependant les éditions J .-J. Pau-• vert présentent dans la collection • « Libertés »1 un choix de textes • • établis par M.-R. Shérer et publie-• ront prochainement la Théorie des • quatre Mouvements2, le premier • livre de Fourier, et le plus fervent, • selon l'édition originale de 1808, • , d . d l' • augmentee es correctIons e au-• teur sur les exemplaires annotés, et • des extraits du Nouveau Monde • amoureux. • Enfin aux Lettres Nouvelles une • étude de M. Lehouck3 : Fourier : aujourd'hui, insiste sur le côté • païen et la bonne santé de Fourier • qui refusa l'idée de péché. • M. Lehouck découvre en Fourier • un grand écrivain et ce point sans : doute est discutable. La prolixité et • les négligences de son œuvre décou-• ragent au premier abord. Mais • d'heureuses formules, une verve • inimitable illuminent les redites • nombreuses. : Les correspondances cependant et • tous les exemples d'analogie ne pa-• raissent point tant poétiques que • minutieuses et cocasses. Fourier • d'ailleurs nous avertit de ne pas : être dupes de toutes ses facéties . • (c Preuve que savent rien inventer • prennent figure à la lettre. » Lui-• même pourtant s'est laissé prendre • aux images d'un monde rêvé où • le sublime se mêle au bouffon. C'est : ainsi par exemple que les armées • d'Harmonie lorsqu'elles se rencon-• trent pour exercer des prodiges d'in-• dustrie et des prouesses amoureu-• ses, ou pour gagner la cc guerre des • petits pâtés » font sauter d'un seul : coup en une cc joyeuse pétarade » • les bouchons de 300 000 bouteilles • des meilleurs vins. Les canons • d'Harmonie sont des promesses de • plaisirs variés et excessifs. • Simone Diibout • • 1. Charles Fourier: L'Attraction passion-• née, textes choisis et présentés par René • Schérer. Coll. « Libertés )J, Jean-Jacques • Pauvert éd. • 2. Charles Fourier: Théorie des Qua-• Ire Mouvements, extraits du , Nouveau • Monde Amoureux, introduction et notes • de Simone Debout. Jean-Jacques Pauvel't • éd., à paraître. • 3. E. Lehouck : Fourier aujourd'hui. Coll. • « Lettres Nouvelles )J, Denoël éd.

LITTÉRATURE PARALLÈLE

J, Sternberg, H. Caen, J. Lob, Les chefs-d'œuvre de la bande dessinée Planète éd., 477 p.

De la bande dessinée - de la B.D., plutôt, pour parler comme les spécialistes - on nous dit qu'elle s'érige en neuvième art. Nous se­rions volontiers portés à souscrire à cette promotion, ne serait-ce que parce qu'elle nous autorise à faire place, dans notre univers c?lturel, à certaines tendresses secretes et tenaces, et à ranger ainsi Félix le. chat, Mandrake, les Pieds Nickelés et Guy L'Eclair aux côtés de héros jusqu'ici plus respectueusement considérés.

A son appui, les Editions Pla­nète viennent de publier une an­thologie singulièrement riche et qui constitue, sans doute~ le premier rassemblement un peu méthodique qui ait jamais été conduit en ce domaine : 480 pages dont 100 en couleurs, 150 scénaristes et dessi­nateurs, 4000 dessins, bref, un dossier nécessaire, un livre de base et la première étape d'une prise de conscience. '

Ce n'est pas que ce travail soit sans défauts. Matériellement, d'abord, il est évident qu'un certain nombre de B.D. ont été affectées par leur réduction au format du vo­lume : leur lisibilité en souffre et, plus gravement, leur graphisme, qui devient souvent confus. Si, d'autre part, il est assez vain d'épiloguer sur le bien-fondé du choix effectué - ici, en dépit d'un ensemble par­ticulièrement satisfaisant, on pour­rait discuter à l'infini, mais on ne peut tout de même s'empêcher, par exemple, de penser qu'il existe de meilleurs Popeye, et que les Pieds Nickelés ont été bien mal servis, qui ne sont représentés que par un épisode d'une de leurs moins bonnes périodes, celle de la guerre 14·18 -l 'appareil documentaire nous paraît, en revanche, un peu coùrt : un historique de la B.D., utile, certes, mais où, faute de perspectives, l'es­sentiel 'ne se dégage pas de l'anec­dote- des notices bien venues sur cha~ue série, mais pas de diction­naire critique des principaux dessi­nateurs et pas d'analyse thématique des principaux héros.

En fait, ce qui dans ce recueil passionnant fait peut-être le plus défaut, c'est une conception généra­le de la FLD. L'atteste le classement un peu flottant des extraits repro­duits. Farceurs, surhommes, héros, animaux et insolites, cela ne fait pas une division bien rigoureuse, beau­coup de personnages participent si­multanément à plusieurs catégories. La classe des héros, notamment, est singulièrement floue, et l'on est un peu surpris d'y voir Zig et Puce suc­céder à Li'l Abner, comme, du res­te, de voir, dans la, classe des ani­maux, Copi faire suite à ,Benjamin Rabier. C'est que, dans ces deux cas, la RD. n'a pas la même fonc-

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La bande dessinée • en question

tion et ne vise pas le même public : Zig et Puce et les histoires de Ra­bier sont d'ordre avant tout narratif et se ·destinent plutôt aux enfants, tandis que Li'l Abner, de type narra­tif mai!;, aussi, critique, et les ban­des de Copi, qui ressortissent à une sorte de terrorisme métaphysique, concernent plutôt les adultes.

Ce sont là, il est vrai, quatre cas­limite. La majorité des B.D. sont li­sibles indistinctement par les en­fants et les adultes, et si l'on peut à l'occasion parler de bandes pour les enfants et de bandes pour les adultes, c'est moins selon un critère de difficulté que selon un critère de situation: les premières s'enfer­ment généralement dans les données de l'enfance bourgeoise dont elles font une sorte d'absolu, tandis que les secondes font appel à des con­naissances ou à des démarches in­tellectuelles propres à la maturité. Ce qui est vrai, en revanche, c'est que la lecture de l'adulte n'est pas celle de l'enfant, mais son contrai­re : la lecture enfantine va dans le sens du réalisme, c'est-à-dire dans le sens de ce qui donne une forme cré­dible à cette disponibilité de l'ima­gination qui est son vécu immédiat. tandis que la lecture adulte s'effor­ce de dépasser les signes du réalisme - son propre vécu immédiat -pour retrouver l'aisance de l'ima­ginaire.

Aussi bien un classement plus éclairant nous aurait, semble-t.il, proposé, plutôt que des personna­ges regroupés selon des critères trop extérieurs, les différentes strates de la B.D. : de son noyau le plus pur -ce sMteur royal, lieu idéal de la double lectur.e, qui est avant tout récit, couvre également Félix le chat et Tarzan, Superman et les Pieds Nickelés, et dont l'analyse pourrait être tentée à partir des genres ( western, policier, angois­se, picaresque, brèves séquences poétiques et comiques) - , . à ces types de B.D. que spécifient une in­tention seconde, moralisme (Bécas­sine) et assomption, par le lecteur, du milieu familial (à travers les aventures d'un double, Bicot par exemple) du côté des plus jeu­nes, poésie critique, critique socia­le, humour de contestation, bande dessinée d'art (Barbarella) du côté des plus vieux. Cette coupe en profondeur nous aurait permis, en tout cas, de mieux cerner la question que nous nous posons tont au long de la lecture de l'antholo­gie : où commence, et où finit la B.D. et, en somme, qu'est.elle ?

« Pour chaque auteur de bandes dessinées », écrit, dans sa préface René Goscinny, « (ce métier) ·re­présente la réalisation d'un rêve d'enfant. Nous avons tous, en effet, commencé par tracer les tradition­nels petits dessins en marge de nos cahiers d'écolier. )) C'est suggérer, à juste titre, combien l'invention d'une B.D. rejoint le dessin d'enfant qui est, comme on sait, moins une illustration qu'une écriture ; et la naissance de la B.D., c'est l'histoire

de la formalisation progressive distribution· des dessins, organisa­tion des séquences, insertion des textes - de cette activité dessina­trice globale qui est, d'entrée, signi­fication et récit. On voit bien, par exemple, que Gustave Doré choisit dans un texte préalable un certain nombre d'éléments dont il tire des illustrations incisives et somptueu­ses, mais qui ne s'enchaîneJ' ! pas toujours, tandis que chez cet au­tre pionnier, Wilhelm Busch , les images retentissent les unes sur les

décoratif prend le pas sur la ligne narrative). Avec la B.D. classique, en r, anche, s'opère une fusion du de-<,ül et du texte - que celui-ci soit au bas de l'image, pulvérisé sur sa surface ou el1fermé dans des bal­lons - telle que l'un et l'autre sont perçus simultanément, au long d'une lecture unique. Encore une fois, la spécificité de la B.D., c'est la spécificité d'une écriture.

Mais cette écriture a une particu­larité essentielle : en elle, l'image vise à prouver le texte. Là encore.

Windsor McCay, 1910 Little Neillo in Slumberland.

autres et le mouvement s'esquisse. Ainsi commence une évolution qui, à l'autre extrême, <!onduira les B.D. aux portes du cadrage et du montage cinématographique (cf. Johnny Ha­zard et Rip Kirby). Mais ce sera alors, le texte se subordonnant à l'image, risquer un déséquilibre in­verse de celui qui affecte les ban­des de Doré ou de Christophe (il en va d'ailleurs de même pour des bandes récentes, comme Jodelle ou Barbarella, d'une séduction incon· testable mais où le souci allusif et

la B.D. rejoint le dessin d'enfant, où l'image ne fait pas que désigner mais encore, magiquement, réalise. Ecriture tyrannique, la B.D. ne nous confronte pas à une aventure, elle nous y incorpore. Mais c'est aussi une écriture qui se dépasse d'emblée dans son contenu, parce qu'elle tend, par essence, à nous l'iinpœer : elle disqualifie, alors, sa propre matérialité, c'est-à-dire cet· te dimension objective dont la re· connaissance inaugure tout vrai commerce esthétique.

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

Par là, nous nous expLquons que le héros , terme et non or igine de la B.D.1 ne puisse constit ("!. - malgré les apparences, un bon "epère df' classification pour une anthologie. Nous comprenons aussi que . ce hé­ros, loin d'être l'une des données d'une œuvre, apparaît plutôt com­me un thème proposé à notre affec­tivité, progressivement re'construit par elle dans le temps où il l'assou­vit et la magnifie. La B.D., ainsi, nous rend à nous-p1êmes au lieu de nous conduire à elle, et c'est pour-

quoi, finalement, il n'est guère possible d'y voir une réalité artisti­que originale. Mais nous lui devons beaucoup et mieux, d'une certaine façon, elle nous donne des amis sûrs et nous aide à rêver, c'est-à­dire, tout de même, à vivre.

Michel Claude Jalard.

1. En ce sens, il est diffieile de ranger, comme le fait la présente anthologie, le;; séries de Copi ou de Max l'E-xpklrateur p8rmi les B.D.: le .héros y est plutôt le point d'application d'un certain type. d'bu­

. mour et la série elle-même, un dessin humoristique en plusie~ images.

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une révolution • ÉDITEURS • • • • • • • • • technique • • Hachette

• Deux nouveaux titres dans la col-• lection «Classiques du Théâtre. : • Tartuffe mise en scène de Planchon, • et le M~riage de Figaro mise en scène • de Jean-Louis Barrault. Cette petite • collection, qui comporte déjà six ti-• tres, dirigée par Raymond Laudreaux, • propose une formule toute nouvelle ?e • présentation des classiques. Pour rea-• liser chaque volume, un reporter est • envoyé pendant trois jours de suite .à • la représentation de la pièce et pho-• tographie. séquence par séquence, • chaque attitude des acteurs. Le tex-• te, présenté sur la page de droite, est • ainsi constamment illustré par les in-• dications de mise en scène portées

sur la page de gauche. 1\ est suivi d'un • commentaire dû au metteur en scène • et par un choix important de docu-• ments annexes. • Parmi les autres ouvrages impor-• tants à paraître prochainement chez • Hachette, citons le tome Il des Mé-

-au service de la réforme de

• moires d'Adenauer. Ce volume, qui cou-• vre la période 1953 à 1956, porte es-

l'ensel- 1 nement: ~~;~~~~F~~t~~j i~~I~~~~P~~i~!~:~~ ••• l'Allemagne fédérale. A signaler que

le tome III, rédigé peu avant la mort d'Adenauer, paraîtra au cours de l 'an-

• née 68. Dans la collection « La Vie quotidien-

: ne", on annonce pour septembre un ouvrage qui ne manquera pas de sus-

• citer un vif intérêt: la Vie quotidienne • des Français en Algérie par Marc Ba-• rolL • Dans la collection «Soirées du Lu-• xembourg", petite collection de luxe • consacrée à des essais critiques sur • des thèmes littéraires ou historiques, • paraîtra en octobre : Trois portraits de • femmes par André Maurois (Henriette • de France, la Duchesse de Devonshire, • la Comtesse d'Albany). • Mais les trois titres sur lesquels • Hachette compte le plus pour cette • rentrée 1967 sont : • l'Art nègre de Pierre Mauzé, colla-

borateur de Malraux, organisateur du • récent festival de Dakar et ancien di-• recteur du Musée Colonial de Vincen-• nes. Cette analyse esthétique a pour • originalité de proposer une comparai-• son entre les arts de l'Afrique et les • autres arts primitifs. • 200 millions d'Américains de John • Craven. Photographe de presse, l'au-• teur a rapporté d'un séjour de dix-huit • mois aux Etats-Unis cet album de voya-• ge où se dessine le visage de l'Amé-• rique actuelle dans sa vie quotidienne • et dans toutes les couches de sa so-• ciété. • Histoire de la guerre de 1939-1945,

Tome 1. Ce gros ouvrage qui a été réa-• lisé sous la direction de Pierre Laza-• reff et avec la collaboration de Yves • Grosrichard est le fruit d'un énor-• me travail de documentation effectué

1 200 C.E.S. à construire en 5 ans!· principalement à partir des archives Seule, l'industrialisation du Bâtiment peut -y parvenir.·. allemandes. Les documents, photogra­

phies. lettres de soldats, ordres du Dans le domaine scolaire, G.E.E.P.-INDUSTRIES,. jour de généraux, etc, y sont présen-

le plus ancien et le plus important des Constructeurs. tés à l'état brut.

Arm.and Colin (4000 classes édifiées en 6 ans, pour 150000 élèves; •

2500 classes pour la seule année 1966), • reste à la pointe de ce combat. •

° • Chez Arma'nd Colin, la collection Grâce au dynamisme de son Service « Recherches "'. • U" avec ses diverses séries: Let-

à la puissance des moyens mis en œuvre, G.E.E.P.-INDUSTRIES,. tres, Philosophie, Politique, Economie, ne cesse d'améliorer la qualité et le confort. connaîtra un prolongement nouveau

de ses réalisations et de justifier. sous forme d'une petite collection de poche pour laquelle on prévoit une

la confiance grandissante qui lui est faite . : trentaine de titres d'ici la fin de l'an-

OEEP-INDUSTRIES

• née : la collection • U2 " . Destinée au même public d'étudiants,

• d'universitaires et de responsables • d'organisations politiques, profession-• nelles ou culturelles qu'elle espère ce-• pendant déborder par son abord plus • facile et moins didactique, la collection • • U2. présentera dans un format de " po,;he classique des ouvrages de 192 • n 320 pages et dont le prix variera • entre 8 F et 11,50 F. Elle recoupera,

22, rue Saint-Martin, Paris-4< • Gdlrb les séries existantes, un certain Téléph. 272.25.10 - 887.61.57 e n:·mbn. de séries nouvelles dont la

A paraître

collection • U " se verra augmentée dès la fin de septembre. Elle inaugu­rera ainsi la série • Etudes anglo-amé­ricaines - avec un premier volume inti­tulé les Noirs américains, monographie sur la question noire due à Michel Fabre et complétée d'une anthologie de textes d'écrivains noirs. Autres ti­tres importants: la Peine de mort par Jean Imbert; Socialisme et commu­nisme français par Claude Willard; la Littérature comparée par Claude Pi­chois et André Rousseaux.

La collection. U -, de son côté. inau­gurera la nouvelle série. Histoire con­temooraine" avec le XVII' siècle de François Lebrun. Dans la série • Etu­des anglo-américaines", on annonce également les Grands moments du Royaume Uni de Roland Marx; dans la série • Economie., l'Entreprise agri­cole dont la rédaction a été confiée à un groupe d'économistes et de spécia­listes des questio"n$ agricoles; dans la série. politique ", le Gouvernement et l'Administration par Gérard Belangey; dans la série « Lettres ", le Théâtre de Carmontelle par Jean-Hervé Donnard.

Calmann-Lévy

Une nouvelle collection : • Les gran­des vagues révolutionnaires" doit comprendre une quinzaine de volumes. Elle embrassera uon champ qui va des révoltes millénaristes du Moyen Age aux actuelles révolutions du Tiers­Monde.

Aussi souvent que le sujet le per­met, les révolutions contemporaines d'un même type seront regroupées par-delà les frontières. Ainsi, dans le volume qui inaugure la collection : Fureurs paysannes, les paysans dans les révoltes du XVII' siècle de Ro­laond Mousnier, professeur d'histoire moderne à la Sorbonne, seront étu­diées les révoltes paysannes de ce siècle el1 Frlmce, en Russie .. .

Au récit des événements, selon la méthode classique, s'ajoutèra un essai d'interprétation de la vague révolution­naire étudiée aionsi qu'une analyse de sa charge mythique. A paraître en janvier 1968 Paul Akamatsu, atta­ché de recherche au CNRS. as­sistant à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes: 1868 - la Révolution du Meiji; Charles-Patrick Fitzgerald, professeur à l'Australian University : les Révo­lutions républicaine ~t ccmmuniste chinoises; en juin: R.R. Palmer, pro­fesseur d'histoire de la Faculté à Harvard : la Révolution ·française.

Chri.tian Bonrgois

De °nouveaux romans, de Maurice Cia­vel : la Pourpre de Judée, et de Jean Pelegri : les Monuments du déluge. D'Henry Miller : Lettres à Anaïs Nin.

Fayard

Fayard annonce la publication, dans la collection • grandes études contem­poraines" de la République fédérale allemande par A. Mannon et L. Marcou. Dans la collection « Histoire sans fron­tières " : le Marxisme, une doctrine p0.­litique centenaire par B.D. Wolfe. En no­vembre paraîtra la monographie d'Edgar Morin : Une commune en France.

Stock

Stock annonce un roman de l'Argentin Juan Carlos Onetti : le Chantier et, de Jean Rostand : Inquiétudes d'un bio­logiste. En octobre paraîtra le roman de Abe Kobo : la Femme des sables.

Laffont

taffont publie, de l'Américain W. Sh . 1.\ 1! ~, n. Il'le ennuête sociologique sur la vie d'une ville allemande sous l'hitlérisme : une Petite ville nazie.

Julliard

En octobre, le nouveau roman de Michel Bataille : l'Arbre de Noël.

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TOUS LES LIVRES

ROMANS l'RANÇAIS

Béatrix Beek Cou coupé court toujours Gallimard, 112 p., 6 F. Voir notre numéro du 1 er septembre.

Daniel Boulanger La nacelle R. Lattont, 208 p., 13,50 F. Voir notre numéro du 1er septembre.

Bénigno Cacérès L'espoir au cœur Seuil, 173 p., 1~ F. Dans les maquis du Vercors où naquit le mouvement • Peuple et Culture -.

Gérard Caillet La terre de la lune Denoël, 320 p., 22,65 F. Dans une petite ville allemande, un inventeur d'histoires pris à son propre jeu.

Claude Cariguel L'insolence ~. Laffont, 268 p., 15,45 F. Les cartes, l'argent, la drogue et l'amour.

Marcel Cramer Acrobate en Jaune avec un pélican Gallimard, 220 p., 10 F. Dans une Venise picaresque, pirates, ba'ladlns et fil:es de Joie.

Didier Decoln La mise au monde Seuil, 189 p., 12 F. Neuf mols de la vie d'une adolescente.

Jacques Delvare Grete Baumann Calmann-Lévy, 256 p., 15 F. En Afrique du Sud, une femme fait l'expérience .de l'amour libre.

Jean-Louis Faivre d'Arcier Un roman , ne fait pas le printemps Seuil, 190 p., 15 F. Primé par la Fondation Del Duca.

Jacques Fournet La défaillance Gallimard, 256 p., 12 F. La révolte d'un prêtre.

Georges Fradler Dieu d'herbe Calmann-Lévy, l!56 p., 14,70 F. Les aventures d'une prostituée.

Jacques Godbout Salut Galarneau 1 Seuil, 155 p., 12 F. Voir notre numéro p. 9.

William Grorud la nuit conjugale Seuil, 223 p., 15 F. Le drame privé d'un homme, vécu li travers l'histoire immédiate d'un pays : la Tunisie.

Guy Hetz Mortemar Galimard, 208 p., 10 F. Les prestiges fugaces du théâtre dans une petite ville de province.

Claude Jacquin Gaia Coll. Lettres Nouvelles, Denoël, 192 p., 13,40 F. Voir notre numéro p. 9.

Mohammed Khair-Eddine Agadir Seuil. 143 p., 12 F. Un écrivain du Maghreb.

Josef Makowski Les colonnards Presses de la Cité, 317 p., 15 F. L'armée de Hitler vue sur ses arrières par deux juifs évadés des camps.

Janine Matillo'n L'émigrante Coll. Lettres NouveHes, Denoël, 208 p., 15,45 F. A Zagreb, une Française éprouve jusqu'à l'angoisse la misère des pays dits sous-développés.

Hélène Perrin la route étroite Gallimard, 112 p., 7 F. Voir notre numéro p. 8.

Alain Prévost Le port des absents Seuil, 255 p., 18 F. Dans l'Amérique des • campus­universitaires.

Suzanne Prou Les demoiselles sous les ébéniers Cal mann-Lévy, 256 p., 14,70 F. Une vieille demoiselle dans le monde clos d'une pension de famille.

Jules Ravelin Jeudi Cash Gallimard, 320 p., 16 F. Voir notre numéro p. 8.

Marcel Séguler Su casa Denoël, 192 p., 12,35 F. Un cœur Simple, épris de bonheur calme 'et de la mer.

La Quinzaine littéraire, 15 au 30 septembre 1967.

Ouvrages publiés du 20 août au 5 septembre

Robert Soulat Jardins-Fontanges Gallimard, 344 p., 16 F. Voir notre numéro p. 8.

ROMANS ÉTRANGERS

Desmond Bagley Cyclone sur San Fernandez trad. de l'anglais par Pierre Charles R. Lattont, 336 p., 15 F. Aventures dans une petite île des Caraïbes.

Bhairava Prasad Gupta Gange, ô ma mère trad. du hindi par Nicole Balbir Gallimard, 208 p., 12 F. La vie des Villages indiens sous l'emprise des riches propriétaires fonciers.

V.S. Naipaul. Miguel Street trad. de l'anglais par Pauline Verdun Gallimard, 236 p., 12 F. Dans l'île de la Trinité envahie par l'armée américai'ne.

Clifford Simak Les ingénieurs du cosmos trad. de l'anglais par J .. et M. Ciment E. Losfeld, 235 p., 12 F. Voir • la Quinzaine littéraire. du 1 er septembre.

ESSAIS

Roger Boussinot Le cinéma est mort, vive le cinéma ! Coll. Les Lettres Denoël, 176 p., 12,35 F. Le cinéma à la veille d'une mutation fondamentale : un pamphlet.

Albert Caraco Le galant homme A la Baconnière, éd., Diff. Payot, 341 p., 21 F. Réflexio'ns sur la forme, l'art et les styles.

Maurice Le Lannou Le déménagement du territoire . Rêveries d'un géographe Seuil, 248 p" 18 F. Chroniques publiéell dans • le Monde - et études diverses sur l'environnement naturel ' de l'homme.

Bryan Magee Un sur vingt trad. de l'anglais par Gilles Malar R. Lattont, 276 p., 13,90 F. Etude SOCiologique, psychologique et morale sur l'homosexualité.

Eric Rouleau Jean-François Held Jean et Simonne Lacouture Israël et les Arabes Le 3< combat Seuil. 185 p., 15 F. Deux témoins et deux historiens s'interrogent sur la guerre israélo-arabe.

J.-L. Talmon Destin d'Israël L'Unique et l'Universel trad. de l'américain par Paulette Fara Cal mann-Lévy, 312 p., 21,60 F. Le Juif en quête de son identité, symbole de l'homme contemporain.

DOCUMENTS

William Sheridan Allen Une petite ville nazie (1930-1935) trad. de l'anglais par Renée Rosenthal Préface d'A. Grosset R. Laffont, . 359 p., 21,65 F. La stupéfiante montée de l'hitlérisme d'après les archives d'une petite ville allemande.

Contrôle des naissances et théologie Le dossier de Rome traduction, présentation et notes de J.-M. Paupert Seuil, 191 p., 15 F. Les problèmes posés à la conscience chrétienne par la régulation des naissances.

René Laurentin L'enjeu du Synode Suite du Concile Seuil, 223 p., 12 F. Le premier Synode des évêques, qui aura lieu à Rome en septembre 67.

Henri Le Saux Une messe aux sources du Gange le Seuil, 91 p., 9,50 F. Le pèlerinage de deux prêtres chrétiens dans les lieux saints de l'Himalaya.

John Toland Les 100 derniers Jours (27 janvier-8 mai 1945) 24 p. Hors-texte Les derniers soubresauts du III< Reich.

THÉATRE

Philippe Adrien la Baye Le Seuil, 125 p., 3 F. De la comédie du mot à la tragédie des êtres.

Miodrag Bulatovic Il est arrivé trad. du serbo-croate par Claude Bailly Seuil, 137 p., 12 F. Variations sur le thème du Godot de Samuel Beckett.

DIVERS

M. de la F. L'album de la comtesse 335 vignettes d'Henri Monnier Pauvert, 256 p., 24,25 f. Recueil de contrepéteries publiées dans le • Canard Enchaîné-,

Teilhard de Chardin Sur l'Amour Le Seuil éd. 90 p. Choix de textes, parfOiS inédits, relatifs à l'amour humain qui se transcende en amour de Dieu.

POCHE

Littérature

Beaumarchais Le mariage de Figaro Classique du Théâtre Hachette.

Albert Camus Noces suivi de l'Efé Livre de Poche

Leslle Charteris Le Saint à New York Livre de Poche Policier

Romain Gary Les racines du ciel Livre de Poche

Molière Tartuffe Classique du Théâtre Hachette.

Thyde Monnier la rue courte Livre de Poche.

Jean Prévost Les frères Bouquinquant Livre de Poche.

Thomas Raucat l'honorable partie de campagne Livre de Poche

J.-D. Salinger L'attrape-cœurs Livre de Poche.

Tolstoï Maître et serviteur 'Livre de Poche.

Jules Verne Face au drapeau Livre de Poche.

Ernst Wiechert la grande permission Livre de Poche.

Essais

Tibor Mende Réflexions sur "histoire d'aujourd'hui Entre la peur et l'espoir Seuil/Politique Les nations pOSSédantes face au péril des nations prolétaires.

J.-E. Muller L'art au XX· siècle Livre de Poche Illustré.

Inédits

Roland de Candé Vivaldi Seuil/Microcosme Dans la collectio'n • Solfèges -.

Henry Pelling Histoire du syndicalisme britannique Seuil/Politique Des trade-unions au travaillisme, l'Angleterre au seuil du Marché commun.

A. Van Hoorebeeck la conquête de "air Marabout Université Un ouvrage de référence très détaillé et abondamment Illustré,

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Page 32: La Quinzaine N°35

rmn.ans, théâtre ALAIN PRÉVOST Le port des absents 15 f Un jeune Français aux U.SA

BÉNIGNO CACÉRÈS L'espoir au cœur 12 f La suite de "La rencontre Iles hommes " .

DIDIER DECOIN La mise au monde 12 f Neuf mois de la vie d'une adolescente.

JEAN-LOUIS FAIVRE D'ARCIER Un roman ne fait pas le printemps 15 f Lauréat de la Fondation Del Duca 1967.

JACQUES GODBOUT Salut Galarneau 1 12 f Dans le langage québécois dru et savoureux, les histoires du "roi du hot-dog ".

WILLIAM GRORUD La nuit conjugale 15 f Que faut-il dire pour être compris?

MOHAMMED KHAIR-EDDINE Agadir 12 f Aprês Kat~ Yacine, la révélation d'un grand écrivain du Maghreb.

MIODRAG BULATOVlé Il est arrivé 12 f Variations-sur le théme du Godot de Samuel Beckett. (ihéatre)

essais MAURICE LE LANNOU Le déménagement du territoire 18 f Rêveries d'un géographe Coll. "Esprit ".

ERIC ROULEAU, JEAN-FRANCIS HELD, JEAN ET SIMONNE LACOUTURE Israël et les Arabes, le 3° combat 15 f Deux voix, une vérité sur la guerre israélo-arabe. Coll. "l'Histoire immédiate ".

RENÉ "LAURENTIN L'enjeu du synode Suite du Concile 12 f Le Synode va rassembler fin septembre à Rome des délégués de tous les épiscopats du monde.

JEAN-MARIE PAU PERT Contrôle des naissances et théologie, le dossier de Rome 15 f Traduction intégrale et annotée, suivie des textes originaux.

HENRI LE SAUX Une messe aux sources du Gange 9,50 f Un moine et un prêtre chrétiens pélerinent vers les lieux sacrés des Himalayas et y célé­brent ensemble le sacrifice eucharistique.

PIERRE TEILHARD DE CHARDIN Sur l'amour 7,50 f (Un vol. relié toile blanche, 10,5 x 14 cm). Quelques beaux textes du Père Teilhard, déjà publiés ou inédits.

coll. de porl.e THEATRE 4 - La Baye, par Philippe Adrien 3 f Un dimanche comme les autres, une famille ordinaire reçoit une autre fam ille ordinaire ... (Pièce créée cet èté au Festival d'Avignon).

POLITIQUE 13 - Réflexions sur l'histoire d'aujourd'hui par Tibor. Mende 6 f Entre la peur et l'espoir.

14 - Histoire du syndicalisme britannique par Henry Pelling 7,50 f La meilleure des introductions à l'Angleterre de M. Wilson.

SOCIETE 21 - Le syndicat dans l'entreprise, par HUbert Lesire Ogrel 6 f Vie et mort des syndicats - La liberté syndi­cale ... - ... Du code du Travail aux réalités quo­tidiennes - Pour une réforme de l'entreprise.

MICROCOSME Vivaldi, par Roland de Candé 6 f Coll. illustré " Solfèges " no 28.

re"ues SOCIOLOGIE DU TRAVAIL nO 3/67 Classes sociales et pouvoir politique en Amérique latine (n° spécial) 9,50 f

TEL QUEL nO 30-7,50 f Jean Genet - Antonin Artaud - James Joyce

E. Rouleau, J.-F. Held, J. et S. Lacouture

ISRAEL ET LES ARABES le 38 combat L'un de retour du Caire, l'autre de Tel-Aviv, aeux grands journalistes confrontent leurs expériences et leurs informations sur le conflit qui a opposé Israël aux Arabes en juin 1967. Ces deux témoins, reflétant deux vérités qui se heurtent et se complètent, nous disent avec la collaboration des auteurs de'~'Egypte en mou­vement:'ce que fut la .. guerre la plus courte" et ce que devrait être la paix la plus longue à venir.

ËDITIONS DU SEUIL Coll. "l'Histoire immédiate" dirigée par J. Lacouture, 192 p., 15 F SEUIL

JEAN- JACQUES MARIE

éDITIONS OU SEUIL

Jean-Jacques Marie

STALINE

Pendant trente ans, il fut un dieu. Depuis 10 ans, il est lê diable. Du séminaire de Tiflis aux journées d'Octobre, des purges monstres de 1938 à la " mort posthume" de 1956, Jean­Jacques Marie conte la carrière fabuleuse de l'homme le plus follement divinisé et le plus furieusement haï de notre temps.

Coll . .. L 'Histoire immédiate" dirigée par J. Lacouture, 288 p., 18 F SEUIL

Victor Serge

ROMANS

1 LE?" TA~TSKY .' 1 HistOire de _' la révolution russe

\. 'j.1 l , . ~ 1 ~,.,t,,. . 1 L., __ ... _ ... t+o~

l.S(O'Wo .,~~_ .... _ A< ...... ".~U.ç ... I._ U-,':.f'I<l""" __ I ................. <l l "' .... _~ C.rO(l#~_.",~

1

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Léon Trotsky

HISTOIRE DELA RÉVOLUTION RUSSE

T. 1 : Février 1917 - 512 p., 9,50 F T. 2 : Octobre 1917 - 768 p., 9,50 F

Cinquante ans après l'événement, vingt-cinq ans après sa rédaction, cette grande Histoire de la Révolution russe n'a rien perdu de son actualité: Trotsky n'est pas seulement, aux côtés de Lénine, le principal dirigeant de la révolution russe. C'est aussi son plus grand historien. Et un incomparable artiste.

Coll. "Politique" dirigée par SEUIL J. Julliard, n° 11 et 12.

LES RÉVOLUTIONNAIRES Voici enfin réunis sous le titre ,. Les Révolutionnaires ", les cinq romans de Victor Serge retraçant les étapes de cette sorte de .. Grandeur et Servitude de l'action révolutionnaire" : Les hommes dans la prison - Naissance de notre force - Ville conquise - S'il est minuit dans le siècle - L'affaire Toulaév. Les mémoires d'un témoin sévère et persécuté.

Un vol. 960 p., relié pleine toile blanche SEUIL imprimée 3 couleurs,jaquette rhodoïd, 39 F

Jean-Francis Held

JE ROULE POUR VOUS

.. Dis-moi ta voiture, je saurai qui tu es ". Le cé­lèbre chroniqueur du .. Nouvel Observateur" réunit ici quelques-uns de ses meilleurs articles sur le monde automobile. Le psychologue, le sociologue, le technicien et l'humoriste, réunis sous une même plume, dressent un panorama éblouissant de nos enthousiasmes et de nos ridicules.

Un volume 240 pages, couverture illustrée 4 cout. 15 F SEUIL

rŒ~If([$ VITVlE$ Pierre !l!J 1'/l1C1C! J:HUJ(IoWJAI f')

~ fil Klossowski SADE lYiJ 0lJ ~ =< MON PROC HAIN

~ l E PHILOSOPHE >9 0lJ SCHÉRAT SADE ~ ~ 0

iQ ~ MON ~ ~ ~ AI 'X tllffJ':'.\ 'Y fit' J/;IJII ~ I PROCHAIN

1

précédé de : Le philosophe scélérat

Une réédition du livre classique de Klossowski paru en 1947 et précédé ici de la conférence

"Sade ou le philosophe scélérat:' faite sous les auspices de "Tel Quel" au printemps dernier: ou de Sade à la Théologie à Sade et la raison.

Coll. "Pierre Vives ", 192 p., 15 F SEUIL