La Quinzaine littéraire n°27

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._-. -- _. - - -- - ---- e e a UlnZalne 2 F 50 1 i ttéraire Numéro 27 rr au 15 mai 1967 Inédits e au e Imon Tradition et révolution Un conte d' Isaac Babel Entretien imaginaire avec · e m rOWICZ Butor par lui-même .Varèse -- ....... J L'art rODlan .La réforDte de · l'Université 300 lettres de Tocqueville Théâtre à Ne,.., York et à RODt .e

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La Quinzaine littéraire n°27 du 1er au 15 mai 1967

Transcript of La Quinzaine littéraire n°27

Page 1: La Quinzaine littéraire n°27

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e e a UlnZalne

2 F 50 1 i ttéraire Numéro 27 rr au 15 mai 1967

Inédits e

au e Imon Tradition et révolution

Un conte d' Isaac Babel

Entretien imaginaire avec · e

m rOWICZ

Butor par lui-même .Varèse --.......J

L'art rODlan .La réforDte de ·l'Université

300 lettres de Tocqueville Théâtre à Ne,.., York et à RODt.e

Page 2: La Quinzaine littéraire n°27

SOMMAIRE

3 LE LIVRE DE LA QUINZAINE

4 ROMANS FRANÇAIS fi

6

Georges Perec

Simonne J acquemard Michel Butor

Georges Charbonnier Joseph Kessel Jean-Noël Gurgand

7 ROMANS ÉTRANGERS Peter Bichsel

8 ENTRETIEN

10 E'SSÀIS

1,1 CONTE INÉDIT

12 INÉDIT

14· POÉSIE

15 HISTOIRE LITTÉRAIRE

16 ART

18 PHILOSOPHJ;.E

19 PHILOSOPHIE POLITIQUI:

20 UNIVERSITÉ

22 HISTOIRE 14

26 ÉCONOMIE POLITIQUE

MUSIQUE

27 CINÉMA

28 QUINZE JOURS

29 THÉATRE

La Quinzaine litté .. aire

Jean-Pierre i?aye

Philippe J accottet

Robert Kanters et Maurice Nadeau Eléonore M. Zimmermann

Erik Kubach et Peter Bloch

Ferdinand -Alquié Michel Alexandre

Alexis de Tocqueville

Jean Capelle G. Antoine et J .-Cl. Passeron

Emmanuel Le Roy Ladurie Georges Tessier Donald Bullough

J.-M .. Albertini

Bernard Cazes

Fernand Ouellette

Jean Douchet _

Direction: François Erval, Maurice Nadeau

Conseiller: Joseph Breitbach

Direction artistique 'PIerre Bernard

Administration: Jacques Lory

Comité de rédaction: Georges Balandier, Bernard Cazes, François Châtelet, Françoise Çhoay,

, Dominique Fernandez, Marc Ferro, Michel Foucault, Bernard Pingaud, Gilbert Walusinski.

Secrétariat de la rédaction: Anne Sarraute

Infor.mations : Marc Saporta Assistante: Adelaïde Blasquez

Documentation: Gilles Nadeau

Rédaction, ad.""inistration: 43, rue du Temple, Paris 4 Téléphone: 887.48.58.

Un homme qui dort

Navigation vers les îles Portrait de l'artiste en jëune singe Entretiens avec Michel Butor Les Cavaliers Israéliennes

Le Laitier

Gombrowicz: « l'étais structuraliste avant tout le monde»

Le Récit hunique

Elie Isaacovitch et Marguerite Prokofiev na

Tradition et révolution

Airs

Anthologie de la poésie française Magies de Verlaine

L'art roman, de ses débuts à son apogée

Solitude de la Raison Lecture de Platon

Œuvres complètes

L'école de demain reste à faire La réforme de l'Université

Les paysans de' Languedoc Charlemagne Le Siècle de Charlemagne Le livre des Héros

Les Rouages de l'économie nationale La Vie économique

Edgar Varèse

Alfred Hitchcock

Mai revient

A New York: politique A Rome: happening

Publicité littéraire: La Publicité Littéraire 22, rue de Grenelle, . PariS 7. Téléphone: 222.94.03

Publicité générale: au journal.

Abonnements : Un an: 42 F, vingt-trois numéros. Six mois: 24 F, 'douze numéros. Etudiants: six mois 20 F . Etranger : Un an: 50 F. Six mois: 30 F. Tarif d'envoi par avion: 'au journal

Règlement. par mandat, chèque bancaire, chèque postal C.C.P. Paris 15.551.53

Directeur de la publication ; François Emanuel.

, Imprimerie: Coty S.A. 11, rue F.-Gambon, Paris 20.

Copyright: La Quinzaine littéraire.

par Bernard Pingaud

par Josane Duranteau par Alain Jouffroy

par Marie-Claude de Brunhoff par Réini Laureinard

par Jean Tailleur

par Henri Ronse

par Isaac Babel

par Claude Simon

par Gérard Arseguel

par Samuel S. de Sacy

par Roger Paret

par François Châtelet par Jean-François Nahmias

par Jacques Nantet

par Antoine Prost

par Henri Moniot par Edith Thomas

par Lucette Finas

par Michel Lutfalla

par Maurice Faure

par Claude Pennec

par ,Pierre Bourgeade

par Naim Kattan par Anne éapelle

Crédits photof5raphiques

p. 3 p. 5 p. 7 p. 8 p. 9 p. 10 p. 11 p. 12 p. 13 p. 13 p. 15 p. 16. p. 17 p. 19 p. 21 p. 23 p. 24 p. 27 p. 27 p. 28

Elizabeth Mangolte Lüfti Ozkok Gallimard éd. Denoël éd. Denoël éd. Le Seuil éd. Roger Viollet Droits réservés Roger. Viollet Droits réservés Roger Viollet Roger Viollet Lucien Hervé~Arthau4 Roger Viollet Marc Ribond-MagIlllIl1: Roger Viollet '. Roger Viollet Seghers éd,. , Philippe Halsman V.I.P. presse

Page 3: La Quinzaine littéraire n°27

LE LIVRE DE LA QUINZAINE

L'indifférence, • passion

Georges Perec Un homme qui dort Coll. « Les Lettres nouvelles » Denoël éd., 168 p.

L'indifférence est une passion méconnue. On la décrit en géné­ral comme un refus, sans se de­mander quel bénéfice l'indifférerit tire de ce refus, si ce « non » n'ouvre pas sur un « oui )) caché. Le pari, volontaire ou involontaire, de l'indifférent consiste à croire qu'en négligeant de « faire la dif­férence )), en s'installant dans un état où « tout est égal )), il échap­pera du même coup à ses propres déterminations. Ce qu'il nie, c'est la négation elle-même, son refus vise tous ces refus quotidiens par lesquels, insensiblement, notre existence se détermine comme fonction gestes ou paroles qui s'engendrent les uns les autres, jalonnant un itinéraire, une ambi­tion, une volonté. Il affirme donc simultanément la possibilité d'une autre vie, d'une vie vraie qui, se situant au-delà de tout projet particulier, prendrait la forme d'une adhésion généralisée.

Naturellement, l'indifférence, comme toutes les passions, est chi­mérique. Nous pouvons bien, dans des circonstances fugitives, impré­visibles et la plupart du temps très banales, connaître ces « moments d'être)) dont parlait Virginia Woolf ; mais nous ne pouvons pas nous y installer et vivre comme si nous étions déjà morts. L'indif­férence, quand elle devient un état, se détruit elle-même.

C'est ce trajet - la conquête de l'indifférence, puis son retour­nement - que décrit, dans un livre bref et saisissant, Georges Perec. Tombé dans l'indifférence par hasard, son héros en sortira par nécessité : la situation où il se trouve l'y contraint.

Rien de plus facile que de commencer : il suffit de ne pas faire, à un certain moment, le geste que l'on attend de vous. Par exemple, de ne pas se présenter à un examen. A partir de là; tout se défait. La rupture initiale pro­voque un effet de vide qui n'est pas agréable. « Tu découvres que tu ne sais pas vivre. Tu ne te sens plus s~JUtenu. )) Où trouver de ' nouveaux soutiens ? Egaré, l'indif­férent s'accroche d'abord à ce qui l'entoure : sa chambre, les objets familiers. Il continue à accomplir, mécaniquement, les gestes dont il a l'habitude. Mais ces gestes et ces objets ont cessé de jouer, dans sa vie, un rôle ; ils ne désignent plus aucun avenir. Le monde, autour de l'indif­férent, se referme comme un cercle. Planté au centre de ce cercle;l'hom­me regarde, marche, mesurant sa vie nouvelle au rythme d'un temps qui ne conduit plus nulle part, qui se contente de s'écouler. Il coÏnci­de avec ce temps: cc Minute après minute, heure après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 mai 1967.

, Dl.eCOnnUe n'aura jamais de fin: ta vie végé­tale, ta vie annul4,e )).

La perspective, alors, se renver­se insensiblement : on dirait que le vide devient un plein. Les cho­ses, désorientées, révèlent un visa­ge inconnu. Ainsi cet arbre qui, sans doute, ne surgit pas par ha­sard. On se souvient de celui qui fascinait Roquentin, dans la Nau­sée. L'arbre de Roquentin était un indicateur métaphysique, le pré­texte à une découverte de l'être. Celui que rencontre sur sa route le héros de Perec n'a cc pas de cc morale )) à proposer, ni de cc mes­sage )) à transmettre )). Il ne pos­sède que la vertu d'évidence. Di­sons que c'est un arbre robbe-gril­lettien : il est là, purement et sim­plement. Avec une différence essentielle toutefois : c'est que l'évidence, aussitôt aperçue, se pro­pose elle-même en modèle. cc Tu ne seras jamais maître de l'arbre. Tu ne pourras jamais que vouloir devenir arbte à ton tour. )) La première tentation de l'indifférent est de se rendre évident.

Vouloir être évident, c'est vou­loir être la chose que l'on regarde. Or la chose se distingue précisé­ment de l'homme en ce qu'elle ne regarde pas. Nul moyen de com­bler l'écart qui la sépare de nous dans sa présence à nous. L'indif­férent, dans un second t.emps, essaiera donc de retourner la si­tuation à son profit en fixant cette présence, en devenant ce qu'il avait d'abord refusé d'être : le maître de la chose. Non pas pour la plier à son service, mais pour la laisser -être au contraire, pour lui permet­tre de se déployer dans toute son innocence de chose. Il ira de dé­couverte en découverte. Dans l'es­pace désormais ouvert où il se déplace, libéré de toute attache comme de tout désir, il n'y a plus ni chemin ni but. Il va donc pou­voir isoler les éléments du spec­tacle, les considérer un 'à un dans leur singularité insolite ; ou bien les combiner autrement, comme les cartes d'un jeu de patience, modi­fier à sa guise la donne. L'ivresse de l~ domination succède ainsi au repos de l'évidence : cc Maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de la toile, tu règnes ' sur Paris )). A ce stade, l'indifférence révèle sa vraie nature. Elle n'est plus une fuite, mais un mouvement de conquête : l'indifférent se sent cc inaccessi­ble )).

On se doute qu'il ne le restera pas longtemps. L'immunité qu'il croit avoir conquise repose sur la fiction d'une absence. Pour régner sur le monde, il faut imaginer qu'on n'est pas là. Mais cette absence figurée est en réalité une présence qui refuse de s'avouer. Dans un troisième temps, l'indif­férent découvre que l'exercice de ' son singulier pouvoir a fait de lui un autre. Cet autre, c'est son œil à lui qui le désigne : cc Tu ne cesseras jamais de te voir )). La

maîtrise absolue est aussi une abso­lue séparation. Voici maintenant le monde qui se rebelle; l'indiffé­rent se sent pris en chasse, accusé, dénoncé par ses propres sujets. Sous peine de devenir un paria, un de ces c( rats )) dont il décou­vre la présence à chaque coin de rue, doubles dérisoires et figures

Georges Perec

de son échec, il devra reconnaître la vanité d'une entreprise qui fi­nalement ' n'a rien changé à l'or­dre du monde, confesser l'illusion lu pouvoir comme celle de l'évi­dence. L'indifférence n'est ni triomphante ni désespérée, elle est « inutile )). On ne meurt ja­mais qu'au moment où l'on meurt, quand il est trop tard pour s'échap­per vraiment. Il faut donc conti­nuer:

Cette brève analyse aura peut­être donné une idée de la richesse du livre de Perec. Mais elle ris­que de laisser croire que son pro­jet était d'écrire l'histoire d'un indifférent. En réalité, l'entreprise est tout autre. Il s'agit de faire parler l'indifférence et non pas d'en parler. La distinction peut pa­raître mince. Je la crois essentiel­le, car elle met en jeu toute une conception de la littérature, aussi éloignée du témoignage ou de la démonstration que du pur exercice verbal. Littérature que l'on pour-

rait appeler eXpérimentale, à con­dition de donner au mot expérien­ce son sens plein : exploitation méthodique d'une hypothèse.

L'hypothèse, ici, c'est une cer­taine attitude dont le premier si­gne révélateur, nous l'avons vu, est l'écart, la mise à distance. D'où l'emploi de la deuxième personne,

qui ne doit pas être pris pour une concession à la mode, mais qui est requis par le projet même de l'écrivain. Ce « tU)) auquel s'adresse le narrateur, c'est évi­demment lui-même. Mais un lui­même décalé, un lui-même autre, celui qu'il découvre quand com­mence l'étrange aventure de l'in­différence. Le « tu )) qu'emploie Kafka dans certains fragments (l'un d'eux figure en épigraphe du livre) pour figurer devant lui quelqu'un où il se reconnaît, sans pourtant se, confondre avec lui : homme « neutre )), insaisissable, mais complice, à la fois accusé et victime, que l'œuvre, à partir du moment où elle l'aura fait appa­raître - se détachant du silence comme l'indifférent se détache de sa propre vie - ne cessera plus de questionner.

D'où aussi la composition par fragments, et ce morcellement du récit qui va croissant à mesure que

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• L'indifférence, • passIon

méconnue

l'épreuve gagne en violence, que l'étau des questions se resserre, que l'expérience devient plus critique. Ces fragment~ sont autant de scènes possibles, im ssns où le psy­chanalyste parle de scènes, qui peuvent être réelles ou imaginaires. A partir d'une intuition primordia­le, celle du détachement - un déta­chement qui pourra s'interpréter en termes de refus ou d'adhésion, d'absence ou de présence -, l'am­vre - c'est-à-dire, ici, le langage d'un homme qui se met à la ques­tion - décrit une série de figu­res du détachement, qui tantôt se répètent, tantôt se renouvellent, jusqu'au moment où par leur seul 'poids, leur seule accumulation, ces figures finissent par faire bas­culer la machine.

D'où enfin la métaphore du .sommeil qui gouverne tout ce pseudo-récit. L'homme qui dort est aussi un homme qui rêve. Pareille au sommeil, l'indifférence « absen­te » celui qui l'éprouve ; mais c'est pour lui faire le don des images. Elle n'est rien d'autre, fi­nalement, que l'exercice de ces images : regard tour à tour in­quiet; fasciné, despotique, délirant. Mettre ce regard en mots, lui don­ner la parole, sans tomber ni dans l'abstraction démonstrative ni dans le pittoresque visuel, exigeait à la fois beaucoup d'art et une grande exactitude. J'évoquais à l'instant Kafka, celui" du Journal, qui écri­vait : « Notre ar~, ·c'est d'être aveu­glé par la vérité ; seule est vraie la lumière sur la face grotesque qui rec~le ». Mais il y a un autre livre, composé lui aussi par frag­ments, hanté lui aussi par les figu­res de l'indifférence, à quoi Un homme qui dort fait souvent pen­ser : les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Avec plus de retenue, SUr

un ton plus feutré, miiis Jlon moins persuasif, Perec réussit, comme Rilke, à suggérer la présence, au cœur du monde quotidien, d'un autre monde que seuls peuvent dé­cou"rir, à certains signes discrets, ceux qu'tin accident a placés à côté d'eux-mêmes. n noùs révèle cette « vie à l'envers » qu'un film avait naguère presque réussi à fai­re passer sur l'écran : histoire, si l'on peut dire, d'un dérangement - mais parole,- avant tout, qui dérange, et à quoi l'on reconnaît le véritable écrivain.

Bernard Pingaud

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La Quinzaine littéraire

ÉDITEURS

Le Seuil

Pour la nouvelle collection théâtrale qu'inaugure Le Seuil, Luc de Goustine a tiré la leçon des expériences du T.N.P., qui vend, en guise de program­me, le texte de la pièce, en format de poche et à un prix réduit.

Les ouvrages dramatiques publiés par Le Seuil, au prix de 3 francs, sont censés être vendus dans la salle, à l'occasion de représentations - indé­pendamment d'ailleurs de la présence des volumes en librairie.

Premier titre : V comme Vietnam d'Armand Gatti, dont la présentation anticipée à Toulouse a perturbé les plans de l'éditeur et l'a obligé a avancer le lancement de la collection.

Suivront : M. Fugue ou le Mal de Terre, de Liliane Atlan, qui entamera bientôt sa carrière dans les maisons de la culture et les centres de pro­vince, et ·Ia Butte de Satory de Pierre Halet.

Cette innovation coïncide avec une nouvelle présentation · de la collection « Ecrire » réservée aux jeunes roman­ciers et qui présente, en format de poche elle aussi, des premiers ro­mans. Elle se substitue ainsi à la re­vue du même nom que publiait Jean Cayrol - sans périodicité d'ailleurs -et où il a révélé Philippe Sollers, Jean­Pierre Faye, Claude Durand. Ce der­nier prend la direction de la nouvelle sérip.. Des écrivains consacrés : Ro­land Barthes, Jean Cayrol, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Louis Bory ont aidé leurs cadets d'une pre­mière série à essuyer' les feux de la rampe.

Flammarion

Les remaniements intervenus 3vec l'entrée de Jeanne Durand au déparle­ment étranger de la maison portent leurs fruits. Deux ouvrages améri­cains, sortis au cours de la saison aux Ettlts-Unis, sont déjà sous presse. Du premier, . la Mutinerie, de Frank EIIi, les critiques américains ont dit grand bien. L'auteur, dont c'est le premier roman, a passé une grande partie . de sa vie en prison et il a consacré sa réclusion à se cultiver. Le résultat de cet effort, c'est le récit d'une muti­nerie imaginaire dans une maison de force. Les rapports ambigus qui se nouent entre les rebelles ou entre ceux-ci et leurs otages sont, semble-t­il, dans la tradition sartrienne : on est . toujours traître à quelqu'un.

Le second, le Secret de Santa Vit­toria, figure toujours sur la liste des best-sellers du New York Times depuis sa parution en septembre. Il est l'œu­vre de Robert Crichton et raconte avec humour la lutte menée par un petit village italien pour soustraire à l'oc­cupant allemal1d un vrai trésor : de nobles et dives bouteilles du cru, par milliers.

Flammarion, qui vient également de publier l'épaisse biographie de Sammy Davis Jr" prépare une bombe de prin­temps : une série dirigée par Bernard Pivot : « Critique des critiques -. Premier titre à paraître : les Critiques de cinéma. Pierre Ajame y part en guerre contre la conception actuelle de la critique cinématographique, de Georges Charensol à ·Michel Cournot.

La même maison entreprend la réimpression d'un ouvrage classique sur Baudelaire : Histoire d'une âme, de François Porché. Il sera présenté de la même façon que le Voltaire de Jean Orieux qui fut un best-seller l'an ' dernier.

Enfi,,; dans une formule plus ou moins inspirée par « L'intégrale - du Seuil, on annonce l'édition complète des Contes de· Grimm.

ROMANS FRANÇAIS

Voyages imaginaires

Simonne lacquemard

Simonne Jàcquemard Navigation vers les îles Nouvelles Le Seuil éd., 190 p.

Le livre commence par une bour­rasque et s'achève par la descente précipitée d'un escalier virtuel : « Je me hâtais de le descendre pen­dant qu'il existait encore. » Car ici, l'espace et le temps du sens commun sont dépassés par une autre expérience - bien au-delà de l'ac­cord qui .d'ordinaire nous rassure entre nos sentiments naïfs, l'ensei­gnement eucli~en et la régularité des horloges.

Ici, la connaissance de l'espace et sa jouissance trouvent à s'exal­ter. Car c'est bien peu, de se tenir debout, et de sentir sur son visage le vent passer. n faudrait encore profitér des courants pour s'élever, planer, tournoyer; et peut-on se satisfaire de la réponse ordinaire : cc impossible » ? Faut-il s'en conten­ter alors qu'une expérience cent fois renouvelée, en rêve, nous a fait éprouver ce que c'est que voler, avec une joie si violente, et la force d'une révélation si évîdente que l'écho s'en prolongeait souvent bien après le réveil ? Il I>uffit dans nos rêves d'imaginer fortement ce, que nous voulons pour le saisir. La rési­gnation aux défaillances de notre imagination fait la pauvreté mélan­colique de notre grisâtre état de veille.

Simonne Jâcquemard .ne se rési­gne pas du tout. Et les nouvelles réunies sous le titre de Navigation vers les îles sont autant de victoires éclatantes remportées par l'imagi­nation qui crève l'enveloppe du possible et fait surgir, présentes, réelles, actuelles, utilisables, les for­mes désirées de cet enverl> du vrai qui ne se livre pas sans qu'on le force.

Simonne J acquemard se trans­porte avec vigueur dans l'univers fantastique, et s'appuie, pour y par­venir, sur ces intuitions qui ne peu­vent tromper, cette connaissance par sympathie du bonheur des oiseaux - cet enthousiasme fa-

mllier à nos rêves, et la force de ce vieux désir qui inspire en nous l'ivresse même d'Icare. Ses person­nages, saisis d'un vertige qui les aspire vers le haut, filent vers les étoiles - et quelles étoiles? vers des soleils plus grands que le nôtre - et, devenus oiseaux, plus qu'oi­seaux, comètes, éclairs, pour la pre­mière fois, dans cette fuite triom­phale, ils sont eux-mêmes enfin. Une vibration musicale, extrême, et lumineuse aussi, les habite et les entoure : la joie de la délivrance tire d 'eux un cri surhumain -comme à l'oiseau pris au filet qu'une main secourable rend au ciel désiré.

Le poème aussi peut aider à par­tir : la vertu fantastique d'un mot, d'un nom, peut être le tremplin - pourvu qu'on soit docile - vers l'espace infini ou le temps révolu. cc Clarence », par exemple, peut conduire jusqu'à la cc Chambre haute » où, à cinq siècles près, on peut voir, éclairé par le feu, Tho­mas de Lancastre, duc de Clarence, vêtu de cuir, de velours, de four­rure, et rêvant, le visage échauffé, près d'une cheminée dont rien ne reste aujourd'hui. Le voir soupirer, aller et venir par la chambre, dans le crépitement du feu et le frois­sement des vêtements lourds, c'est le début d'un grand prodige. Mais croiser son regard - et le voir confondu -, être 'soi-même l'apparition et l'impossible pour ce regard de si loin rencontré, c'est le plus aigu et l'extrême des émerveil­lements de la Chambre haute.

Les retombées - puisqu'il y en a - peuvent être des désastres. Ainsi, la tempête en mer peut venir à rendre au village des monstres arrêtés dans leurs métamorphoses : homme à l'agonie, sur des pattes d'échassier, bête à barbe noire et chapeau enfoncé, objet d'horreur et de pitié, suscitant chez les villa­geois une curiosité et une peur sans réponse. L'homme, ainsi surpris en pleine vie secrète, ne peut que mou­rir, dans des soubresauts de muette douleur, sans secours et sans aide, livrant aux humains trop humains l'énigme de ses échasses écailleuses, de sa tête trop grosse, et d'un passé al>sent.

cc Comment est-ce arrivé ? dit la veuve. » Le mourant ne donne pas de suite à une telle question. Com­ment est-ce arrivé ? Comment arrive l'incroyable? n faut le demander aux spécialistes : à ceux qui savent, comme Marcel Schneider, que notre vie onirique est pour une grande part responsable de ce visage que nous offrons ingénument aux re­gards des in4ifférents de chaque jour; à Simonne J acquemard qui croit à l'unité essentielle du vrai, et qui refuse les hautes murailles par quoi nous séparons le rêve du réel, l'oiseau de l'homme, le végé­t81 du minéral, l'intention de l'acte, et le bonheur de .l'espérance du bonheur.

J osane Duranteau

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Butor par lui-même Michel Butor Portrait de l'artiste en jeune singe Gallimard éd., 240 p.

G.eorges Charbonnier Entretiens avec Michel Butor Gallimard éd., III p.

Il faudrait peut-être lire Michel Butor comme si l'on venait de découvrir la littérature. Après cha­cun de ses livres, certains se de­mandent encore: cc Est-ce bien cela, un roman, un essai ?' » Eh oui, cela pourrait être ce que Butor conçoit. Il me semble en effet que les questions que l'on se pose après la lecture sont celles que Butor se pose avant l'écriture, ou pendant qu'il écrit l'un de ses informes cc brouillons » qu'il donne à ses petites filles pour qu'elles .fassent des dessins. Jamais Butor ne se départ d'une attitude d'élève consciencieux devenu, à force de patience et de ténacité, un profes­seur de très grande érudition: teute son œuvre pourrait s'intitu-1er: (c la Dialectique de l'élève et du professeur ».

"Les Mille et une nuits"

Il ne cesse de vouloir nous faire partager l'enseignement de ses voyages successifs en Egypte (Le génie du lieu), en Angleterre (l'Emploi du temps), aux Etats­Unis (Mobile, 6810000 litres d'eau par seconde), et maintenant celui que, jeune étudiant, il 'fit en Allemagne et qui semble-t-iL est la clé de tous les autres. Il ne cesse de vouloir nous faire partager également l'enseignement de ses lectures (Répertoire 1 et II) et jus­qu'à l'intérieur de ses derniers livres, nous sommes conviés à par­courir avec lui les itinéraires par­ticuliers qu'il emprunte dans Chateaubriand a u x Etats-Unis (6810000 litres d'eau) dans les ou­vrages d'alchimie et de cabale (Por­trait de l'artiste en jeune singe) mais aussi dans les Mille et une nuits, son livre-repère, puisqu'il procède ' de l'accumulation d'histoires en­castrées les unes dans les autres, et peut être considéré comme le premier monument littéraire que l'homme ait élevé pour se protéger consciemment de la menace de mort.

,Il est certain que depuis que l'on a pris conscience en France, et cela n'est pas si vieux, de la stagnation à laquelle aboutit la pratique somnambulique du lyris­me individuel - je veux dire depuis une dizaine d'années, la lecture attentive de Cummings et de Pound-~OUil y ayant aidé, mais aussi la révision à laquelle a été soumise Jlinterprétation des œuvres apparemment" les plus « classi­ques .. », depuis que l'on sait, en tout cas, que l'organisation des signes obéit elle-même aux lois de

l'inconscient dont l' cc écriture au­tomatique» demeure le moins étanche des filtres, la littérature ne peut plus se lire selon la même CI: prise de vue » (et ne peut donc plus s'écrire, de même) qu'il y a vingt et trente ans. Un livre, comme un film, est un montage, et la plus grande « lucidité » pré­side à la résolution des contradic­tions qui engendrent la décision de faire ce montage. Mais tout n'est pas aussi simple qu'on le croit par­fois.

Les procédés d'écriture, procédés d 'homophonie et de liaison syntaxi­que (les substantifs reliés par cc à », tels ceux qui ont permis à Roussel

Michel Butor

d'écrire cc certains de (s) es livres », ou procédés de découpage préalable de la cc matière » verbale, tels ,ceux que pratique couramment Butor, ne sont pas, ne' peuvent être, à eux seuls, l'essentiel des mécanismes mentaux particuliers qui jouent à la faveur de l'écriture. Tout se passe pourtant comme si la for­mule de fabrication était devenue la cc bonne conscience ,» des litté­rateurs: cette formule se substi­tuant peu à peu, par son autorité technique, et ses innovations éven­tuelles, à ce qu'était autrefois le cc message » de l'écrivain.

S'il est passionnant de suivre l'évolution de Butor, comme il est passionnant de ,suivre, très contra­dictoirement, celle de-Sollers et de Robbe-Grillet, celle de Faye et de Le Clézio, ou, pour soi-même, de découvrir le sens qu'acquièrent certains mots, certains « groupes de mots », dans le contexte de toute une littérature en mouve­ment, plus exigeante que jamais, plus tournée' 'que jamais vers ce qui la fonde et vers ce qui la bou­leverse sans cesse à l'intérieur comme à l'extérieur d'elle-même,

La. Quinzaine lhtéraire, 1" au 15 mai 1967.

on ne peut, on ne saurait plus, je crois, distinguer dans un livre de Butor ce qui le caractérise person­nellement en tant qu'œuvre d'un auteur, de l'immense texte dont chacun de nous dispose en regar­dant... et en lisant tout ce qui se présente sans cesse aux yeux.

Cette littérature qUe certains esprits très naïfs et très retarda­taires, pour ne pas dire réaction­naires, regrettent de voir cc s'en­fermer dans le langage » est tine réalité complètement liée à notre mode de vivre, à notre mode de voyager, à notre mode de parler, à notre mode -de penser. C'est iné­vitable, bien sûr, s'il est vrai qu'un

eCrIvain qui recherche le dérègle­ment systématique de tous les sens, par exemple, ou la beauté convul­sive, autre exemple, ou la vérité pratique, troisième exemple, sont tous trois déclencheurs de l'his­toire, et... déclenchés par elle. En lisant Butor, et tout particùIière­ment ce livre où il nous donne un portrait fort allégorique de lui­même, on peut se demander c;.>~n­dant si ce n'est pas l'histoire ancienne, beaucoup plus que celle que nous sommes en train de vivre. qui le sollicite maintenant le plus. Depuis ce superbe « coup de filet » qu'a été Mobile, où pour la pre­mière fois on avait affaire à un t'exte qui était en même temps la description d'un espace contempo­rain et l'énumération des signes distribués et stratifiés dans cet espace, on dirait que, par le détour de San Marco, à Venise, Butor tente de projeter des significations mo­dernes dans le passé : ce « Por­trait » le confirme.

Il a ' tenté, chaque fois, d'entre­lacer son texte à un contexte, point contre point, note contre note : les phrases des passants, des touristes,

les inscriptions des monuments, les formules publicitaires, les cita­tions littéraires, etc. Le livre est pour lui le plan horizontal sur le­quel viennent se refléter parallèle­ment les- langages verticaux de la réalité: littéralement, il les inter­secte... Cela nous permet, en fait, de comparer plusieurs veines lin­guistiques différentes et de recon­naître le sens qu'elles prennent historiquement à la lumière les unes des autres. Mais l'exigence de transformation du monde, et donc du langage qui fait partie du nion~ de (Butor le précise bien dans ses Entretiens avec Georges Charbon­nier), semble un peu estompée. Nous demeurons dans une biblio­thèque, où ' l'on ne songe qu'à changer 1'ordre de classement des livres.

Ce qui me gêne, dans ~ette entre­prise dont je vois bien l'ampleur, le systématique envahissement par « degrés » successifs, ce n'est pas l'excès de l'ambition - elle n'est jamais trop grande pour celui qui identifie la pensée au monde -, c'est la paralysie dont elle semble' menacer peu à peu les intentions révolutionnaires qui la fondent. Tout, dans Portrait de l'artiste en jeune singe, sernhle pétrifié défini­tivement, et les éléments très (lif­férenciés qui , le composent par tranches - selon l'habituelle struc­ture en « cassata » chère à l'au­teur - sont privés du qIouvement, de l'électricité mentale qui pour­rait donner un sel'lS réel à leur

' stratification artificielle. Entre ces mots, entre ces phrases, le blanc ne joue pas comme une force dynamique, mais comme le fond statique d'une toile blanche. Butor pense à tout, dans ses combinaisons les plus savantes (et principalement aux contrastes, aux divergences d'écriture et même de style, autant qu'aux analogies formelles des noms et des choses), sauf à l'éner­gie qu'elles d~vraient pouvoir créer dans l'esprit du lecteur. A la limite, nous serons bientôt en présence d'une littérature de constat cultu­rel.

Je ne sais s'il m'entendra

Je ne sais s'il m'entendra ... Mais je crois qu'un ecrlvain qui ne dédaigne pas de parler de ses contemporains (puisqu'il s'agit d'une entreprise collective où, encore une fois, la personnalité de l'auteur n'est, 'ne pourrait être seule en cause) ne doit pas se contenter de faire coïncider ses vues avec celles d' cc un autre ». Quant Butor se décrit métaphoriquement, « alchi­miquement » comme cc un jevne singe» allant étudier le Mysteri'um Magnum dans un château alle­mand où on lui demande d'ap­porter les Demeures philosophales de Fulcanelli, livre pour lequel Butor nous rappelle que Breton s'enthousiasma, nous sommes dé-

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~ Butor par lui-même

crits implicitement comme tels. Comment pourrions-nous accepter . sans broncher une · telle interpréta­tion ? L'écriture ne fait pas qu'imi­ter: elle crée, elle invente... elle s'égare aussi. Je ne puis croire qu'il n'a que lui-même en tête. Je ne puis croire qu'il se voit, lui, Butor (dont, nous dit-il, le nom signifie mobilier en hongrois) comme le" « singe » de cette « initiation » sans penser à la situation où nous nous trouvions tous, au lendemain de la guerre et où soudain il nous fallait tout reconstruire, pour dé­couv:rir avec précision ce qui devait être détruit, ce qu'on ne devait pas reconstn,lÏre. Le « jeune singe », qui se voit aussi en apprenti aide­forestier, dans un costume assez semblable à celui que revêt Martin Heidegger, et qui accepte l'hospi­talité du couite W., « qui avait dû quitter ses terr~s des Sudètes lors de la transformation de la Bohème en démocratie populaire » et qui gar­de dans son château le portrait de .son frère « en uniforme d'officier de· l'armée allemande, avec la croix ·de fer ... mort pendant la campagne de Russie », ce « jeune singe» joy­cien qui rêve d'une étudiante qui lui demande --;- toujours en rêve - de céder chaque dimanche à un vam­pire, et qui contemple une collec­tion de minéralogie et les « boules de visée » du chemin de ronde, ce « jeune singe » - là, qui va bientôt enseigner le français en Egypte, sur laquelle il écrira plus tard les belles pages du Génie du lieu, c'est un peu nous-mêmes, à la différence que nous n'avons jamais été l'hôte d'un comte "'. ' en Allemagne et que nous n'avons pas apporté, puis remporté dans notre valise les De­meures philosophales de Fulcanelli. Quels sont ses MOBILES, à lui ?

Un pouvoir privilégié ?

« L'amitié fraternelle ne suffit plus », dit-il à propos des théories de William Penn qui ont contribué à la formation de l'Etat de Peltn­sylvanie aux Etats-Unis: en effet., hien que l'amitié soit indispensable et que Saint-Just prévoyait le ban­nissement de ceux qui n'ont pas 4'amis dans la République future. Est-ce manque d'amitié, cette œu­vre? Butor fait comme si la cul­ture lui appartenait, comme s'il en était le dépositaire et le . contesta.­teur en titre, comme si son initia­tion allemande, qui lui a ouvert .les portes de l'Egypte, était la clé d'un pouvoir privilégié, ésotérique, dont il veut bien nous offrir subrepticement quelques clés.

Dérobe-t-il son « secret » au comte ? Quel serait ce secret? Le goût du vin de Tokay dans le fla­con qu'il finit par ouvrir sur le ma,nteau de la cheminée? En se remémorant et en citant quelques­unes des exécutions capitales qui ont eu lieu dans le château pen­dant plusieurs siècles, il finit par ' identifier, ou presque, le comte W.

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à son frère mort en Russie «( Caïn et Abel») et, l'œil droit doulou­reux, conscient de la nécessité « de fuir, non seulement le château, non seulement l'Allemagne ... » (mais, sous-entendu, la France et l'Europe), il fait ses adieux au comte le lendemain ... Le livre se termine par ces mots: « Comment, après cela, dès la première possi­bilité offerte, comment aurais-je pu ne pas m'embarquer pour­l'Egypte? » Oui, la description de ce château de H. est éloquente, puisqu'à la fin c'est toute la cul­ture européenne qu'elle met en cause, et sa politique du même coup, mais voilà, je me demande s'il y a quelque chose d'autre qu'un « message » en code « personnel » dans ce Portrait, et si l'ambition à laquelle préside la construction d'un tel livre n'est pas mystérieu­sement détournée de ses fins, beau­coup plus lointaines, j'espère, que l'érection d'un monument à soi­même.

La méthode de Butor

Dans ses Entretiens avec Geor­ges Charbonnier, que l'on doit lire pour ' comprendre la méthode de Butor, où le travail d'organisation

ret d'agencement joue évidemment un plus grand rôle que celui de l'écriture proprement dite (le lan­gage étant considéré surtout comme un. matériau, à répartir en tranches de différentes couleurs, un peu comme le polyester pour un sculp­teur), on prend conscience que cette œuvre se développe par ex­plorations successives, dirigées de main de maître par un homme qui croit peut-être de bonne foi qu'il est seul à défricher aujourd'hui de nouveaux territoires. Mais est-ce la meilleure façon de transformer le monde par les voies du langage ? Sans doute la lenteur autant que l'ampleur de sa démarche l'em­pêchent-elles de voir, qu'ici ' et là, autour de lui, d'autres bâtissent des livres « avec d'autres mobi­les »... selon des méthodes diffé­rentes et à partir d'autres « grou­pes de mots ». La littérature révo­lutionnaire ne se fait jamais seule.

En quittant le château d'Argol à la fin du livre de Gracq, Hermi­nien entendait des pas résonner derrière lui dans la nuit glaciale, et se demandait avec terreur si c'étaient ses propres pas <tui se rap­prochaient. A la fin, il sentait « l'éclair glacé d'un couteau couler entre ses épaules ». En quittant le château de H., · après avoir fait un rêve où il est banni, Butor n'en­tend rien : personne ne le suit. Cette menace de mort dont il parle à Charbonnier, nous ne la ressen­tons 'pas à sa lecture. Pourtant elle existe: pour Herminien, pour Bu­tor, pour tous. Et c'est elle qu'il faut conjurer pour que se forme une vie nouvelle en dehors du « château ».

Alain Jouffroy

Joseph Kessel Les Cavaliers Gallimard éd.. 552 p.

La steppe s'étendant à l'infini jusqu'à donner le vertige, un cavalier poussant une clameur hululante si aiguë, si longue qu'elle semble ébranler et la terre et le ciel, l'Afghanistan sauvage, voilà le nou­veau roman de Joseph Kessel. C'est un livre qui vous emporte très loin au galop pour un long voyage. II vous inonde d'images somptueuses, vous secoue par une brutalité orientale. Le dépaysement est immédiat et total.

Un tel roman ne peut être considéré qu'au superlatif car tout y est énorme : le pays, les personnages, l'orgueil, le mé­pris, la rage et la passion des chevaux. Le lecteur ne peut réagir que d'une fa­çon affective : Kessel n'emploie pas d'ar­tifices littéraires, ce n'est pas un cérébral mais un des derniers virtuoses du roman d'aventures.

Le grand Toursène, comme son fils Ouroz, sont de prodigieux cavaliers d'élite, champions du jeu ancestral appelé le bouzhachi, mélange de tournoi, de course et de rugby : la carcasse d'un bouc déca­pité est placée dans un trou. Près de là , un cercle tracé à la chaux vive. Très loin sur la gauche (parfois à des kilomètres), est planté un mât, de même sur la droite. Les cavaliers doivent s'emparer du bouc, contourner les mâts, et le vainqueur sera celui dont le bras aura jeté le bouc sans tête dans le cercle blanc. La bataille, la course peuveut durer des heures.

Ouroz va disputer le bouzhachi donné pour l'anniversaire du roi, à Kaboul. Son père lui donne J ehol, le cheval fou, le plus bel étalon. Mais si Jehol est en effet

Jean-Noël Gurgand Israéliennes Grasset éd., 175 p.

y a-t-il, peut-il y avoir dans une vie d'homme une halte - pause fortuite, ac­cidentelle - où l'homme se mesure avec sa solitude,. son destin précaire, son effa­cement . et sa mort? L'auteur de ce récit - le récitant, devrais-je dire, provoque follement .ce hasard, plus encore en goûte la saveur, se risque hors du temps, hors de l'espace des villes et des champs, hors des lois communes, dans le désert, im· mense tombeau de peuples et de paysages anciens.

Etranger, il vit d'abord de longs mois . à Néot Hakikar, simple ferme de pion­niers qu'enveloppe le désert israélien du Néguev. Quand un jour il s'en évade, au volant d'un command-car, pour tenter une dernière randonnée solitaire sur des pistes blanches et brûlées, sans cesse ce Néot Hakikar, oasis et ultime refuge, le rappelle par des souvenirs, les menus faits quotidiens, les tâches communes d'élevage et de culture, les ' chiens, les hommes enfin, compagnons de ' passage en route vers la folie, la mort ou les mirages de la vie « concrète ll.

La mort, surtout, revient sans cesse avec une séduction renouvelée : promesse de paix, d'ombre bienfaisante, d'oubli, et c'est le récit de la mort de la cigogne au col noir, trop longtemps, trop étroitement caressée par l'étrange Ménakhem, c'est le récit de la mort du grand zébu gris éventré par des' barbelés, le récit de la mort d'une hyène qui attire son poursui­vant dans une comse impérieuse, secrète et fatale.

Le récit, chant lent et grave modulant une seule note nostalgique et passionnée,

Le grand jeu

le cheval vainqueur, Ouroz ne le monte pas jusqu'au bout : dans une mêlée ter­rible il se casse la jambe. Mortifié d'avoir été ainsi vaincu, Ouroz s'échappe de l'hô­pital avec Jehol et le palefrenier Mokkhi. Pour effacer sa honte, il va prendre un chemin impossible à travers les monta­gnes, accomplir des exploits surhumains, tandis que sa jambe pourrit. II va aussi mettre tout en œuvre pour susciter chez son palefrenier, un Saïs dévoué, le désir forcené de l'assassiner.

Cette épopée offre à l'auteur une serIe de morceaux de bravoure où le romantis­me et le journalisme alternent. Une nuit, Ouroz rencontre dans un lieu désert une vieille tzigane à la voix rugueuse, puis il affronte une caravane de chameaux géants, doit traverser un pont de poutres où J ehol se prend le pied, passe par des défilés où le vent se lamente comme une flûte de pierre .... Va-t-il mourir? Va-t-il être assassiné? L'odyssée de ce héros my­thologique se déroule tandis que sur "Ses terres le grand Toursène, tel un Zeus vieillissant, apprend à assumer sa vieil­lesse .

D'autres personnages: Zéré, la nomade lubrique, voleuse et meurtrière, qui aime être battue et violée, Guardi Guedj, l'Aïeul de Tout le Monde, la vérité et la sagesse habitant un corps qui semble devoir 's'effriter au moindre choc; des scènes de bazars orientaux, de dressages de chevaux, de banquets, de combats de chameaux et de boucs allument d'autres feux sur le passage de ces cavaliers mé­téores au hâle jaune, aux yeux bridés et au l'ictus de loup.

C'est le grand jeu! avec toute la ma­gie des bons romans-fleuves et des mytho­logies orientales.

Marie-Claude de Brunhoff

Le désert

s'interrompt, après quelques derniers ac­cents précipités où les mots, les thèmes inlassablement répétés se font pressants, sur une brusque chute. C'est le retour amer et résigné vers les hommes et les villes après une épreuve trop forte, la fuite loin d'un pays où l'on ne revient jamais.

Ce pays, c'est le désert, et Jean-Noël Gurgand nous en impose à chaque page, par chaque image et chaque mot, la pré­sence maîtresse. Le désert domine impla­c:ablement cette poignée d'hommes qui tentent d'y vivre, il estompe les caractè­res, réduit les individus à des noms, les êtres et les objets à des caricatures, à des images, des reflets d'un insondable mystère. Le désert est le domaine du vent et des « fils du vent ll, ces nomades qui passent furtivement pour y alimenter leur trésor de contes et de rêves. On ne peut s'y fixer, s'y implanter, pas plus qu'on ne s'établit dans la mort, le néant ou la soli­tude. Il n'y a pas de halte possible dans le désert.

Et c'est ainsi, rapportée avec un char­me rude et très attachant, la rencontre d'un homme avec plus grand, . plus pro­fond, plus beau que lui. Cependant le ton du récit reste à hauteur d'homme, pudi­que et sobre. Nulle trace d'invocation ou d'incantation orientale. L'expérience est vécue - fortement - de l'intérieur. L'auteur reste, en fin de compte, étran­ger - étranger au sortilège, au désert et même Ml pays d'Israël: « Je ne connais pas Israël », écrit-il abruptement. C'est le grand mérite du conteur d'avoir su ra­masser en notes brèves et personnelles un rêve magnifique qui reste proche de nous. Car, le désert, 01: l'éprouve au-dedans de soi.

RRmi Laureillard

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ROMANS ÉTRANGERS • • • à Saint Germain : des : Prés .'

Traduit du • sUisse • ouverte de 10 h • à minuit •

Peter Bichsel Le Laitier trad. de l'allemand par Robert Rovini Gallimard éd., 138 p.

« Traduit du suisse », la men­tion prêterait à rire et, pourtant, « traduit de l'allemand » risque de cacher au lecteur français la vi­gueur du renouveau littéraire que connaît depuis quelques années la Suisse alémanique. Finis Ica temps où surgissaient les seuls r .. 0m.s de Max Frisch et de Dürrenmatt ! Diggelmann, Federspiel,Yluschg, Steiner sont certes inédits en Fran­ce, mais après la Dernière Nuit ' (Prix Charles-Veillon 1958) et Monsieur T ourel, d 'OUo Friedrich Walter, voici que paraît enfin le premier livre, plus que prometteur, d'ùn jeune instituteur de trente­deux 'ans, Peter Bichsel, révélatiQn de 1964.

Le Laitier est un volume min­ce, d'une minceur déconcertante pour une traduction ... de"}'allemand. Bichsel fait fi de l'inflation ver­bale chère à un Günter Grass comme des recherches d'un Uwe Johnson ou d'un Arno Schmidt. Point de proclamation métaphysi­que non plus, ni de construction la­borieuse d'un sujet scandaleux ou déroutant. Rien que de courts tex­tes, dont le plus long doit bien faire cent vingt lignes, et qui se refu­sent à être de brillants exercices de style : Bichsel semble être de ceux qui dédaignent de s'affirmer dans l'originalité à tout prix. L'ex­traordinaire économie de sa langue lui permet d'atteindre en quelques dizaines de lignes ce que d'autres s'essoufflent à poursuivre à lon­gueur de pages: loin d 'être des poè­mes en prose, les textes du Lai­tier sont de véritables histoires, plus suggérées, il est vrai, que ra­contées.

Le monde dans lequel nous nous trouvons projetés, c'était déjà celui d,e Je ne suis pas Stiller, de Max Frisch : l'idylle de la provin­ce suisse, où le temps semble en suspens et toute vie marquée du sceau de l'immuable quand elle est en fait rongée par l'attente et la nostalgie de « l'exotisme ». Mais alors que Frisch avait fait faire le saut à Stiller pour mieux montrer la vanité de sa fuite , Bichsel reste au niveau de la vie quotidienne des petites gens et du grand ennui de vivre. Ses récits sont ceux de l'échec et du rêve compensateur, le rêve du grand-père, par exemple, qui voulait se faire dompteur « pour faire enrager tous ceux qui n'attendaient rien de bon de lui, pour faire enrager tout le monde ». Mais un jour, les lions se sont en­fuis de ses rêves, « et avec eux les rêves eux-mêmes ( ... ). Les lions étaient partis sans bruit, grand-père ne s'en est pas aperçu. Il est mort parce qu'il buvait trop. »

A ce niveau de sensibilité, le ré­cit, souvent extérieur, est instan-

La Quinzaine littéraire, 1'" au 15 mai 1967,

tané, tout de pudeur et d'une mé­lancolie non exempte d'un humour qui frise parfois la sentim~ntalité. Pourtant, jamais Bichsel n'insiste, èt le miracle se produit : ce style de retenue et d'ellipse, loin de pa· raître monotone, nous incite à la confiance, chaque phrase retient notre attention, rien n'est indiffé­rent, et l'on réapprend à lire, confronté à l'un des plus vieux thè­mes de la littérature: l'absence de communication.

La solitude est en effet le leit·

Peter Bichsel

motiv de ces vingt et une nouvelles, sans que jamais le mot tombe, mais son équivalent : l'attente. « Le soir, ils attendaient Monika », ainsi commence la nouvelle intitulée « la Fille » ; mais les parents savent qu'un jour Monika prendra une chambre en ville, se mariera, « qu'il n'y aura plus alors de chambre avec un tourne-disque, plus d'heure d'attente », ils mange­ront une heure plus tôt, le père lira son journal après le travail. Pourtant, quand ils l'interrogent, à son retour du travail, elle ne trou­ve rien à leur dire.

Certains textes peignent directe­ment la solitude de personnes seu-

• :~A - t HUNE

les ; dans « le Laitier », la vieille. Mme Blum .souhaite vraiment faire • la connaissance du laitier avec le· • quel elle correspond seulement par • billets puisqu'il livre sa marchan- : dise à quatre heures du matin . • Elle n'aimerait pas qu'il pense du • mal d'elle, mais le laitier, lui,· « connaît Mme Blum, elle prend • deux litres (de lait) et cent gram- : mes (de beurre) et a un pot bosse- • lé ». De même, pour « la Tante », • c'est déjà beaucoup « qu'une .notf:. •

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piano (de maman) sorte du coffre », • • et cela n'arrive que par hasard, par. exemple quand elle passe « le chif- • fon jaune sur' les touches ». En •• .••• .••• i • • • • ••••• « Novembre », la peur envahit ' le. - -

vieillard : « il était paré pour l'hi~ • S'a rv-e' Na' z 1

ver, mais il avait peur; En hiver, on : . . est. perdu ». . ' 1

C'est dans les textes où Bichsel. KAMA-KALA confronte des individus entre eux • ROMA-AMOR qu'il obtient ses meilleurs effets, • qu'il parvient, libéré de la situa- • tion trop immédiate, à un art de : l'implicite qui s'impose par sa pro· • fondeur. Un homme a acheté un • stylo, il l'essaie et écrit sur une • feuille : « Il fait trop froid pour • mOL, LCL. Je pars en Amérique du • Sud ». Sa femme est à une répé- : tition de la chorale paroissiale, il • l'imagine découvrant son mot, elle • rentre ' et demande : « Les, enfants •

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dorment? ». • • • • • .• • • • • • • • • • • • . ' • Nombreux sont les textes à ce • • niveau de réussite, où rien n'est •

explicité et ' qui ouvrent cependant • sur l 'infini d'une histoire humaine • faite de ratés, sans que l'amertume • qui semble guider la plume de Bich. : sel débouche sur la sensiblerie. Une • femme reçoit d 'Italie la lettre atten· • due d'un homme à qui elle est visi- • blement indifférente. Les derniers • fidèles sortis, un pasteur se rappelle, • en vidant le t.ronc, sa prière de : séminariste. Deux amoureux ima- • ginent le dialogue auquel ils ne • parviennent pas. Tout ici est laco· • nisme et sérénité enjo.uée, sans ja- . :

. 1 mais sentir l'artifice.

. 1 Que Bichsel, en revanche, cher- • 1

che, comme dans « Frison », à ex- • primer directement une certaine • nostalgie, la chaleur humaine, à la- • quelle manifestement il aspire, fuit • son récit, un sentiment de malaise • • s'empare du lecteur confronté à un • texte qui n'a pas trouvé son équili .• bre et reste fait d'éléments dispa- • rates . • •

J'ignore ce que sera le roman : qu'on nous annonce et pour un • extrait duquel Bichsel a déjà re- • çu le prix du Groupe 47. Pourtant, • une chose est sûre : avec Peter Bich. • sel , la Suisse alémanique possède • • un véritable écrivain, ennemi de la • facilité et de l'esbroufe, d 'une pré- • sence et d'une profondeur d'obser· • vation et d'expression devenues. rares en notre époque où ce qui • manque le plus est cette naïveté • et cette grâce naturelle dont Bich- : sel nous fait cadeau . Un beau ca- • d~u. •

J ean T ailleur •

La culture, qu~est-ce que c~est?

C'est à cette question que s'efforce de répondre d'abord le livre d'André de Baecque: LES MAISONS DE LA CUL- · TURE, qui vient de paraître. Mais ce livre, surtout, fait le point de l'expérience des Mai­sons de la Culture, et dégage les perspectives qu'elles' ont ouvertes et peuvent ouvrir, dans le sens d'une culture accessible au plus grand nombre. André de Baecque précise pour nous les origi­nes, les structures, les objec­tifs, les méthodes, les activi­tés, les répertoires, de ces organismes nouveaux qui sont l'un des signes majeurs de l'évolution de notre civili­sation, et une étape essen­tielle vers la " civilisation des loisirs". En annexe: un pré­cieux dossier documentaire sur les Maisons de la Culture ainsi que sur les centres Dra­matiques - Collection "Clés du temps prêsent" - 8,40 F.

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Page 8: La Quinzaine littéraire n°27

:,J:N'TBE,T 'IEN

Alors, mon chèr Gombrowicz, il paraît que vous vous croyez struc­turaliste depltÎs trente ans ?

G.G. Au moins. Depuis Ferdy-'durke. Mais n'oubliez pas que celui qui se veut artiste n'est,pas philo­sophe, ni sociologue. ,Où donc trouver un terrain commun pour pouvoir comparer les explorations capricieuses et ondoyantes de l'art avec les résultats d'une pensée disciplinée ? Le dénominateur com­mun ne serait-il pas la façon même de voir l'homme ? La musi­que de Beethoven est bien diffé­rente de la philosophie kantienne, et cependant, existent un « homme beethovenien » et un « homme kantien », qui sont même assez proches, l'un de l'autre. On peut comparer l'homme de Platon avec l'homme , de Balzac, l'homme de Dostoïevski avec celui des positi­vistes ou l'homme de Ç-oya avec celui de Schopenhauer.

Le structuralisme d'aujourd',hui c'est aussi cela: un homme. Qu'il me soit permis' de dire que cet homme structuraliste m'est appa­ru déjà avant la &uerre ; je lui ai fait faire bien des pirouettes dans mes romans! Et, de plus, je lui ai consacré quelques maigres com­mentaires dans mon Journal et mes ·préfaces.

Oh ...

G.G. Sceptique? Vous avez rai­son !, Mais regardez un peu ce que j'écrivais dans mon Journal (année 1957): «, L'hommè, comme je le vois est 1. créé par la forme, 2. créatèur de la forme, son produc­teur infatigable». Remplaçons «' forme » par, « structure » ... '

Et quand j'ai lu avant-hier (Pingaud) que dans le structura­lisme « on n'agit plus, on est agi, on ne parle plus, on est parlé » c'était comme si j'entendais le pro­tagoniste de mon drame « le M a­riage» (année 1947) : « Ce n'est pas nous qui disons les paroles, ce sont les paroles qui nous dise!1:t». Non, ce n'est pas une petite coïn­cidence in.arginale ; toute mon ' œuvre est enracinée, 'depuis sés origines, dans ce drame de la for­me,. Le conflit de l'hoIDli1e avec sa for~e, voilà mon thème fonda­mental.

A,· , le .

G.G. Mais oui, mais oui, je suis informé. Une CI: structure» structuraliste ce n'est pas ce que j'entends par « forme» et, vous pouvez me croire, j'ai lu par-ci, par­là, un peu de Greimas, Bourdieu, J akobsoD., Macherey, Ehrmann, Barbut, Althusser, Bopp, Lévi­Strauss, Sai,nt-Hilaire, Foucault, Genette, Godelier, Bourbaki, Marx, Doubro~ski, Schuèking, Lacan, Poulet et aussi Goldmann, Staro­binski, Barthes, Mauron et Barre­ra. Sachez-le, je suis à la page, quoi­q1,le je ne sache pas laquelle... il y 'en a trop!

8

Je vous suggère cependant : lais­sons dans le champ épistémologi­que la Phonétique et l'Anatomie Comparée, et dans le champ philo- ' sophique, la Formalisation si pro­che, par la voie de l'ontologie for­melle, de , l'Articulation, quoique recevant aussi quelque influx de l'apophantique. Non, ce n'est pas de cela que je veux parler. Au fond, il s'agit, je le répète, d'une façon de voir l'homme, et c'est sur ce ter­rain que mon homme « formel » peut faire quelques cQnfidences à l'homme « structuraliste »... Ce sont tout de même des cousins ! Ne dites-vous pas que l'homme se manifeste à travers certaines struc­tures, indépendantes de lui, comme celles du langage ; qu'il est limité par quelque chose qui le pénètre et le définit en même temps ; que sa vis movens est hors de lui? Eh bien, voilà l'homme qui s'est ins­tallé dans mes livres. Voyons donc un peu comment la même tendance fondamentale vers le Formel s'ou­vre le chemin dans la pensée scien­tifique et dans l'expérience turbu­lente d'une existence vouée, plutôt à des fins artistiques. Voulez-vous que nous parlions' de cela ?

Hum!

G.G. A l'époque de mes dé­buts artistiques - vers 1930, -on exigeait de l'homme qu'il soit, avant tout, authentique. Et muni des vérités et des idéaux auxquels il devait pleinement s'identifier et même leur sacrifier sa vie .. : Or, je me souviens qu'encore gosse je sa­vais - c'était un savoir spontané - qu'on ne peut être ni « authen­tique» ni « défini». Cette convic­tion intime, on la retrouve dans Ferdydurke (1937). Comment ' est­il ce héros de Ferdydurke ? Dam son intérieur, il n'est ,que ferme:p.t, chaos, immaturité. C'est pour se manifester à l'extérieur, et surtout en face des autres h«:lmme~, qu'il a besoin de la, forme (j'entends par « forme » toutes nos façons de nous manifester, comme la parole, les idées, les gestes, les décisions, ' ac­tes, etc.). Mais cette forme le , limi­te, le violé, le déforme. S'exprimant à travers un apparat, déjà établi, des attitudes, des façons d'être, il est toujours falsifié, .. il se sent ac­t~:ur. La forme, c'est le costume que nous mettons pour couvrir notre

. honteuse nudité ! ... et surtout pour paraître devant les autres plus « mûrs» que nous sommes.

Elle se réalise donc, notre forme, surtout dans l'interhumain... On arrive par là à une certain relativi­sation de l'homme. Avec une per­sonne, je suis noble, avec une autre lâche, avec une sage, avec une au­tre stupide (j'espère que ce ne sera pas notre cas, cher monsieur). De sorte qu'on peut dire que je suis ,à chaque instant « créé' » 'par les au­tres.

Chez les structuralistes, c'est tout . autre chose : eux, ils cherchent I~urs structures dans la culture,

'GOJD. brolMicz': « J" étais

moi dans la réalité immédiate. Ma façon de voir était en rapport di­rect avec les événements d'alors : hitlérisme, stalinisme, fascisme ... J'étais fasciné par les formes gro­tesques et terrifiantes qui surgis­saient dans la sphère de , l'interhu­main en détruisant tout ce qui était jusqu'alors vénérable.' C'était com­me si l'humanité franchissait un certain stade de développement et entrait dans un autre: celui d'une consciente élaboration de sa forme. L'homme désormais pouvait « se faire », on fabriquait à volonté les vérités, les idéaux, les fanatismes et même les sentiments les plus inti­mes ... L'homme m'est apparu com­me une abeille, sécrétant sans cesse non le miel mais la forme. Il se modelait dans le vide. '

Ti.

G.G. Quelles structures ! Moi" structuraliste anonyme et effrayé, je lui criais à cet homme nouveau, déchaîné : Prudence ! Distance ! Distance envers la forme ! Sois ru­sé, 'sois prudent, ne t'identifie ja­mais entièrement avec ce que tu fais de toi! Hélas! même après la guer~e, l'humanité n'avait pas l'air de suivre mes conseils. En France, le marxisme d'une ' part, l'existen-

Wituld Gombrowicz

tialisme de l'autre; se sont mis à or­ganiser l'homme à travers le inon­de et le monde ,à travers l'homme. L'unique avantage que j'ai tiré de mon attitude était de nature person­nelle et artistique. Ma « distance envers la forme» m'a procuré dans mes œuvres ce qu'on appelle, un peu pompeusement, une « liberté créatrice» vraiment excitante.

Ta.

G.G. Et permettez-moi d'ajouter que cette notion de la forme, appli­quée directement à la réalité hu­maine, ouvre d'intéressantes pers­pectives. Il ne s'agit pas seulement du fait qu'avec X je Iil.e suis pas le même qu'avec Y, ou que dans une certaine structure hu~aine (l'ar-

mée) je tue un homme avec plus de facilité que je tuerais une mouche dans une autre (famille). Non, il y a bien plus : les initiations, les ins­pirations, les découvertes, les com­binaisons, les jeux qui nous atten­dent sur ce chemin sont, à mon avis', passionnants et instructifs.

Il me semble, donc, qu'il ne se­rait pas bon qu'un structuralisme scientifique limite cette notion plus ample, plus directe, plus immédiate de la forme humaine. D'autant plus qu'il serait trop triste de se . diluer dans l'objectivisme.

Ah ! Foucault a raison, de son point de vue, quand il annonce l'éclipse de l'homme, sa liquidation graduelle. Oui, l'homme disparaît, mais seulement pour lui, Foucault, dans le champ strict de sa théo~ie. Mais est-ce qu'une formule peut être autre , chose qu'une formule" ? Attention, messieurs, ne ' permettez pas que cette espèce de trou qui se laisse voir dans vos raisonnements ne vous engloutisse à la longue. , Dans les sciences exactes, on peut penser contre la ré~lité quotidien­ne, personnell,e, la plus évidente' ; il n'en va pas de même dans les sciences humaines. Ici, cette, métho­de vous conduira à une situation, je le crains, aussi gênante , qu'artifi­cielle', 'en vous obligeant à 'contredi-

re du matin au soir votre théorie par votre pratique. Exemple ? Fou­cault se propose de détruire l'hom­me, dans l'épistème. Mais pour­quoi? Pour s'affirmer ,dans sa per­sonnaÎité, pour gagner sa bataille avec les autres philosophes, pour devenir un homme éminent. Nous voilà de nouveau dans la réalité « simple ».

J'admire la science et d'autant plus que je suis un ignorant (com­me vous, messieurs, et comme So-, crate), mais je crains que ce petit mot « je » ne se laissera pas élimi­ner, il nous est imposé avel) trop de brutalité.

Excusez-moi, maître, mais vous avez dit que l'homme est toujoJ.l.rs inauthentique et ne peut jamais être lui-même ? Alors ?

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structuraliste avant tout le lIlonde» G.G. Eh bien oui. Malgré cela,

j'ai toujours été obligé d'affirmer mon « moi» dans ma littérature avec la plus grande énergie. Dès que je voulais le rejeter, il revenait tel un boomerang. Rien à faire! Impossible ! Sans « je » ça ne mar­che pas. Mais qu'est-ce alors que ce « je » qui n'existe pas et qui vous accapare ainsi? Je me suis dit que c'est uniquement ma volonté d'être moi-même qui soutient mon « je ». Je ne sais pas qui je suis, mais je souffre quand on me déforme, voi­là tout.

Cependant, si vous le permet~ tez, je voudrais encore vous chu­choter à l'oreille - toujours en ma qualité de personne de « l'autre bord », non celui de la théorie, mais celui de la pratique ; . l'art c'est cela -, vous chuchoter, dis-je, quelque chose de.~. terrifiant. Il y a, ' voyez-vous, un seul élément dans tout l'Etre... anti-humain .. . impossible... vraiment unique .. . incroyable... et réel, oh, réel... Vous pâlissez, cher ami, vous avez deviné. Oui, c'est ça : c'est la Douleur. Il se pourrait que le talon d'Achille des sciences hu­maines (et aussi de l'existentia­lisme sartrien) ' soit sa relation trop flegmatique, dirais-je, et trop olympienne, avec la Douleur. On raisonne trop tranquillement sur l'homme. Vous faites avec lui 1 ce que vous voulez. Le jour où' la Douleur s'introduira dans votre pensée, vos structures 'deviendront plus.. . difficiles... plus douloureu­ses ...

Il faut avo~:r peur de la forme

Top.

G.G. Laissons. Il y a . encore quelques confidences que je vou­drais . faire aux structuralistes en ma qualité d'outsider. Ceux qui ont lu . mes romans et mon J'ouT­nal S:e souviennent peut-être de cette « Immaturité » qui s'oppo- . se, dans l'homme, à la forme. Etre « non mûr », qu'est-ce que cela' signifie, . exactement ? C'est être sous-développé, inférieur à la plé­nitude de ses possibilité~, de son « maximum », être « pas tout à fait ». Seul ce qui est mûr se prête à l'extériorisation ; dans no­tre réalité intérieure, privée, nous sommes l'immaturité. Oh! les idées dans l'art ! Ce n'est pas grand-chose, c'est un échafauda­ge, rien de plus... Si j'ose, cepen­dant, attirer votre attention sur cette ' idée de l'immaturité, c'est parce qu'elle vise une antinomie qui devient pour nous tous, specta­teurs admiratifs du grand match de la pensée contemporaine, de plus en plus gênante... scandaleu­se même... On pourrait la formu­ler ainsi:

Plus c'est intelligent, plus c'est stupide.

il faut que je m'exprime avec une certaine spontanéité, ingénue sans doute, oui, ingénue, mais néces­saire... « Intelligent et stupide » c'est cela ,que je sens, que nous sentons, en face de ce colloque si docte, si sérieux, qui se déroule devant nous. Or, cette « stupi­dité » qui constitue le revers de notre « sagesse », c'est, je le · crois, un des grands problèmes de notre temps. Comment se fait-il que Kant lui-même (pour ne pas parler de structuralisme) peut être pour nous à la fois sagesse et stupidité ? Parce que toute . sa Critique est un effort surhumain pour arriver à Une sagesse, qui est le but, non le point de départ.

W ,,:told Gombrowicz

Je m'excuse ! Je ne voudrais pour rien au monde manquer 'de respect à qui que ce soit ! M~ .

Kant était un « non mûr » qui se voulait mûr. ,Et comme, de même, chacun de nous cache ses imper­fections et se manifeste dans ce qu'il a de plus achevé, toute notre culture ne cesse de monter vers le ciel, tandis que nous restons en bas, le nez en l'air. Et si elle est au-dessus de nous, nous sommes en ·dessous ... .

. NCfUS nou~' exprimons donc dans un langage ct: supérieur» qui n'est

La Quinzaine littérajre, 1"' ~u 15 mai 1967.

pas le nôtre ... Faut-il vraiment dé­montrer le tragique de cette situa­tiori à tous ceux ' qui, à la sueur de leur front, essaient d'écrire 'ou de lire notre littérature... qui, dé­sespérés, fréquentent les concerts ou les expositions ? Ou à ceux qui participent ·à la discussion actuelle à propos de la « nouvelle criti­que », du « nouveau roman » ? J'affirme : on comprend peu, on n'assimile pas assez, ça devient chaque jour plus hermétique, plus irréel. La situation, je le répète, est extrêmement sérieuse. Un cri d'alarme, même ingénu comme le mien, est préférable à un silence complice. Ce quiproquo ne peut pas durer, si nous ne voulons pas

être précipités dans une imma­turité spécifique, sous-produit d'un excès de raffinement intellectuel, impossible à digérer.

Chut!

G.G. Effrayé ? Voyez - vous, cette tendance à l'immaturité, à l'infériorité, elle est également soutenue par une « structure », qui ne me paraît , pas du . tout né-

gligeable : c'est l'interdépendance, au sein de l'hwn,anité, des âges, des sexes, des phases de développe­ment. Homme ? Quel homme ? Adulte, vieux, jeune, femme, en­fant ? Il n'y a pas d' « homme » en soi. Et, comme nous nous créons mutuellement à travers la forme, il faudrait admettre que l'adulte, tout en formant le jeune, est aussi formé par lui. De quelle manière?

Nous voudrions tous être jeu­nes, hé, Tourroutaire ? La jeunesse, c'est la phase ascendante' de la vie, fleurissante, tandis que . l'âge mûr, c'est le début de la mort. Nous sommes donc voués d'une façon étrange à ' deux désirs contradictoires. Nous aspirons à la maturité, la force, la sagesse de l'âge mûr, en même temps nous avons un penchant irrésistible vers la jeunesse. Mais la jeunesse est l'infériorité. Etre jeune c'est être moins fort, 'moins mûr, moins sa­ge. Voilà une contradiction sur­prenante. En un sens, l'homme se .veut parfait ; il se veut Dieu. En l'autre, il se veut jeune, il se veut imparfait.

L'homme adulte est' donc entre Dieu et le Jeune.

Le jeune est dominé par l'adul­te, mais l'adulte est fasciné par le jeune. La beauté, le charme et la grâce sont du côté de la jeunesse, elles sont puissamment liés à l'in­fériorité.

On en pourrait parler longue­ment, cet amour secret de la dé­gradation èst un thème inépuisa~ ble, riche d'une poésie violente. Mais ce qui nous intéresse ici c'est que l'immaturité :p.'est pas uniquement subie par l'homme, elle est aussi voulue ... Nous nous aimons ainsi... Oui, .il est temps de mettre un peu d'ordre dans ces confessions ...

Moi, plutôt artiste, donc ,lilet­tante, je ne prétends pas envahir le domaine de la science, ni de la philosophie. Cependant, les néces­sités d'une époque, 'ses tendances profondes, peuvent se réaliser par des voies différentes : celles du raisonnement aussi bien que celles de la vision artistique. Je crois que le structuralisme et moi, . nous sommes dans le même courant ... m6n « homme » est apparenté au sien ... je me suis donc •. permis de le présenter. Le voilà. Il parle un langage différent du vôtre, mes:. sieurs les pr~fesseurs ? D'accord. Malgré tout, il a quelque chose à vous dire : 1. Cherchez vos anti­nomies ; en parlant de l'Universel, de l'Abstrait, de l'Humanité, de la Culture, n'oubliez pas la Forme humaine dans son aspect concret, immédiat, telle qu'elle. apparaît produite par l'individu. 2. « Je » a 1a ' vie dure. 3. Méfiez-vous de la DouÏeur, c'est le tigre qui vous , menace. 4. Méfiez-vous de l'im­maturité qui gît, secrète, au cœUr de votre maturité.

.Propos recueillis et transmis par Witold GombrowiCz ·

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ESSAIS

Jean Pierre Faye Le Récit hunique Collection « Tel Quel» Le Seuil éd., 337 p.

Du côté des Palus Méotides (au­jourd'hui mer d'Azov), des Huns chassaient la biche et, la poursui­vant, ils franchirent le pas qui les séparait d'un autre monde - dont ils se hâtèrent de revenir conter au pays les merveilles. Cette brève histoire - qui en introduit d'au­tres, et sur laquelle il faudra re­venir - ouvre le récit, dès lors hzmique, que Jean-Pierre Faye nous fait d'une certaine expérience du récit qui imprime, au long des trente-neuf essais de son livre, le tracé d'une précise et périlleuse fonction qui n'arrête pas de bou­ger et compose, par ' là, le récit, unique celui-là, où se rejoignent ces textes improvisés au cours des trois dernières années.

Récit enjoué, joyeusement polé­mique, fragmenté à travers la di­versité des (pré) textes, mais qui se dégage, peu à peu, par des prélè­vements, des greffes - une cita~ tion, une phrase, un nom, un mot - qui font le lien d'un texte à J'autre ; ou encore par des sauts de côté qui, parfois de manière in­attendue, enchevêtrent les fils de deux narrations jusque-là distantes, qui avouent soudain leur parentè­le. Récit qui articule, suivant cette méthode, les genres, les écoles, les époques, les noms et les théories littél:aires, pour les amener à parler cette narration au second degré - qu'il faut dire, faute de mieux, idé010gique - où s'enlacent, dans le fil de l'histoire, le futurisme ita­lien et l'expressionnisme allemand, le dadaïsme helvète et le formalis­me russe, Brecht et Artaud, l'acerbe abbé Gassendi et Je rude gentil­homme Descartes, Calderon et Solle~s.

Il y a, dans la lecture de ce li­vre, un plaisir étrange, pareil à celui que l'on peut prendre à la lecture d'un index alphabétique ~ écouter la fable où notre hist~ire se prend pourrait donc se réduire à l'énumé­ration des noms d'auteurs ou d'éco­les qui s'y trouvent récités. Comme si lc tJavail même du critique se résumait dans ce mouvement de perversion infini des noms! : Homè­re, Hopkins, Apulée l'Algérien, Charles Sorel, Musil, Barthes, Me­yerhold, Hitler, ~ Tynianov, Kurt W oIff, Epicure, Kafka, Proust, Va­léry, Marx, Queneau, Jakobson, Pound, Godard, ·:Artaud le Momo, Brecht, Chklovski, Raymond Rous­sel, Beckett, Aristote le Macédo­nien, Max Planck, Gropius, Klos­sowski, Césaire l'Antillais, Sartre, Robbe-Grillet - tous, c'est par leur nom d'abord qu'ils nous parvien­nent, qu'ils commencent de se ra­conter (et cet instant. où le récit commence ---". de minuscules com­mencements, d'où procèdent certai­nes dangereuses détonations, dit Faye - ' cet instant-là est au cœur

'0

A la poursuite de la biche

de la physique du récit). Parler (de) la littérature, c'est articuler cer­tains de ces noms-là, les déplacer, risquer certains voisinages, certaines collisions. C'est comme une rhéto­rique de 1 'histoire que propose cette lecture, habile à repérer les narrations, parallèles ou inverses, et "leurs chiasmes où, par exemple, Brecht et les formalistes russes se trouvent coïncider un instant, de même Brecht et Artaud devant le théâtre oriental, ou Sartre et Robbe­Grillet lorsque leurs trajectoires s'in­versent, de l'imaginaire aux choses et des choses à l'imaginaire.

Dans cette « fabuleuse critique », l'histoire et la littérature se décou­vrent intimement unies. Non pas au sens où le croit la critique histo­rienne, mais comme deux séries pa­rallèles, deux strates d'un procès

Jean-Pierre Faye

de langage tout à fait général. L 'histoire du roman - les aven­tures du récitatif - est saisie à l'intérieur d'une histoire des signes, d'une histoire de la communica­tion. C'est en ce point que les Huns se retrouvent, revenus au pays, ap­pelés par la seule et innocente im­patience de raconter qui entraÎne­ra, avec elle, un étrange précipité historique .: une révolution (puis­que les Huns, excités par ces dis­cours, créeront bientôt la France - et le français). S'il y a ce rapport plus d'une fois noué par Faye dans sa chronique, de la révolution au ré­cit, c'est que la révolution s·'annon­ce, dans un récit, comme un récit qui va commencer, aléatoire, en­core, soumis à ce demain joueur que Maurice Blanchot vient de dési­gner comme l'avenir (à-venir) de toute écriture ; c'est que la révolu­tion, comme le récit, est ce tracé furtif, à peine esquissé, qui s'effor­ce - dit Faye - de capter l'air du temps, d'inscrire à mesure le profil de quelque chose qui reste absent, qui est là-bas. Cette diction du récit est pré-diction. Le récit hunique ruine, de la sorte, la plate

. dichotomie de l'art pour l'art et de la littérature engagée. Le formalis-

me ne signifie aucunement le refus de l'histoire : la « forme », mais c'est l'histoire en même temps ! C'est ce commencement biaisé qui va tout amorcer. C'est la limite du contenu. Ce qui le découpe et lui donne contour: ce qui l'allume.

Cette articulation des « séries » littéraire et historique' entre elles, c'est ce que Faye a choisi de nom­mer matérialisme sémantique, puis­qu'il est aux productions de la litté­rature ce que le matérialisme dialec­tique entend être à celles de la nature et de l'histoire (ce matérialis­,me sémantique étant, d'ailleurs, promis à coiffer la dialectique, s'il est vrai que le langage définit le procès social dans sa totalité). Sans doute est-ce là, sinon 'dans son principe - qui n'est ici que suggé­ré -, du moins dans les définitions partielles qu'elle engendre (notam-

ment p. 293-294), la tache aveu­gle de ce recueiF. Il s'agit, dans la proposition de matérialisme sé­mantique, de montrer comment a lieu le couplage de l'action et du récit, traversés identiquement par le sens (la littérature, le récit litté­raire étant seulement - notons au passage cette restriction - le plus sourd et le plus scintillant de tous les tracés interdépendants qui cons­tituent le langage et la société ; le plus autonome aussi, reconnaît Faye, mais par l'effet d'une générosité surgie comme deus ex machina). Ce qui conduit à l'affirmation : la littérature ? C'est pouvoir dire par quels signes notre réalité vient vers nous. Disons-le net : il nous gêne ce mot de réalité qui repa­raî! soudain, connoté par son parent redoutable, réalisme, dans le dis­cours formaliste. N'est-ce pas plu­tôt avec la question de sa « véri­té », de sa véri-dicité que.la fiction est aux prises, inlassablement? Et, est-ce toujours, nécessairement, en avant de nous qu'elle s'en va tissant le sens ? Ne s'épuise-t-elle pas aussi à exhausser cette voix an­térieure qui parle tout au long de la Recherche proustienne ou dans le saccage que fit une certaine His-

toire de l' œil à l'intérieur de la bio-graphie de Georges Bataille ? N'est-ce pas aussi le travail de la fiction que ce langage-là, rebrous- ' sé sur lui-même, exorbité hors de toute vraisemblance, hors de tout calcul « réaliste » ? Et quelles sont ses adhérences ?

Il est, d'ailleurs, plus d'une « définition » de la littérature dans ce Récit hunique. Notamment, dans Fête, la dernière partie du volume, la plus libre, la plus belle, où l'écri­ture se trouve désignée comme cette fête fermée qui n'a pas de fin, mê­lant à l'infini prose, prosodie, théâ­tre - les formes où se diversifie le récitatif. D'avoir saisi de la sor­te, dans le tissu mouvant de sa chronique, cet être de la liuératare comme récitatif - ce qui est sû­rement l'une des propositions les plus stimulantes de son livre -Faye est conduit à ébranler toute distinction de genres littéraires. Sur la page, comme couleurs pliées, prose et prosodie se nouent étroi­tement dans le même' geste par le­quel une écriture se risque à dé­couper ceci dans le noir de la langue, à tracer comme au-dedans d'elle-même cet inscape dont parle Hopkins (que Faye cite avec bon­heur) et par lequel il désigne le mouvement même de métamorpho­se de l'écriture. Et, cette fête sur laquelle se clôt le f{écit hunique, symboliq:uement, c'est au théât:;:e qu'elle a lieu - dans ce « théâ­tre» justement rapproché dans son etymon de la « théorie» où toute écriture, aujourd'hui, est pri­se.

Fête, doublant le jeu du monde comme autrefois les Pythiques, les Olympiques ou les Néméennes où parlait Pindare, aujourd'hui muet­tement hantée par la folie d'Holder­lin, celle de Pound ; et après eux par un flot de paroles nomades. Fê­te aux dimensions de la ville ba­bélisée où nous sommes, par la­quelle Faye vient à désigner cette autre fiction qui nous anime : celle d'une résidence où communique­raient les langages. Comme il y a résidence, par exemple - lieu où l'on venait d'un peu partout, donner forme à ce qui allait com­mencer -, lorsque les Huns sont revenus, que le soir tombe, qu'à la veillée tardivement ils s'aven­turent à répéter ce que fut, ce que ne fut jamais, leur voyage par­delà les Palus Méotides, à la pour­suite de la biche et des mots, des noms et des livres.

Henri Ronse

1. Perversion qui doit opérer dans le plein du nom propre et non pas, comme chez .Sartre, insinuer une douteuse « fa­miliarité» par le recours au prénom: le petit Charles, le petit Gustave et le petit Jean sont déjà Beaudelaire, Flaubert ou Genet. C'est ce nom-là qu'il faut appren­dre à lire. 2. Il est étrange que le désir, parfaite.­ment justifié, de rendre compte, par la forme même, d'un certain cheminement de l'écriture à l'intérieur de l'histoire, conduise le récit du formaliste Faye à s'imbriquer dans celui du très dogmatique· Roger Garaudy, lorsqu'il vient à parler de réalisme sans rivage ~. 193).

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UN CONTE D'ISAAC BABEL

Les Contes d'Odessa, publiés par Isaac Babel en U.R.S.S. après Cavalerie rouge, n'avaient jamais été traduits en français - sauf dans quelques revues. Les éditions Gallimard vont réparer cet incroyable oubli. Nous avons choisi dans le recueil actuellement sous presse la nouvelle ci-après. Elle fera amèrement re­gretter la disparition - par les soins de Staline - d'un grand écrivain des années héroïques de la Russie soviétique.

Guerchkovitch était sorti de chez le commis­saire le cœur gros. On lui avait déclaré que s'~ ne quittait pas Orel par le premier train, il serait expulsé sous escorte. Mais partir, cela signifiait manquer son affaire.

Sa serviette à la main, gringalet et peu pressé, il suivait la rue sombre. Une haute silhouette féminine le héla à la hauteur du coin:

- Chéri, tu viens ? Guerchkovitch leva les sourcils, la regarda

à travers ses lunettes étincelantes, réfléchit un instant, puis répondit d'un ton posé:

- Je viens. La femme le prit par le bras. Ils tournèrent

au coin de la rue. - Où est-ce qu'on va ? A l'hôtel? - Il faut que je passe la nuit chez toi,

répondit Guerchkovitch. Ça fera trois roubles, mon petit père. Deux, dit Guerchkovitch. C'est pas un compte, mon petit père ...

Ils se mirent d'accord pour deux roubles et demi, et poursuivirent leur chemin.

La chambre de la prostituée était petite, pro­pre, avec des rideaux déchirés et un abat-jour rose.

Quand ils furent entrés, la femme ôta son manteau, déboutonna son corsage ... et cligna de l'œil.

- Eh ! dit Guerchkovitch avec une gri-mace, quelle sottise !

- T'es pas commode, mon petit père. Elle s'assit sur ses genoux. - Vous devez bien faire vos quatre-vingts

kilos, fit Guerchkovitch. - Pas tout à fait.

. Et elle plaqua un gros baiser sur sa joue aux poils grisonnants.

- Eh, je suis fatigué, et Guerchkovitch fit à nouveau la grimace.

La prostituée se leva. Son visage était devenu mauvais.

- Tu es juif ? Il la regarda à travers ses lunettes, et ré­

pondit: - Non. - Petit père, proféra lentement la pros-

tituée, ça fera dix roubles. Il se leva et se dirigea vers la porte. - Cinq, dit la femme. Guerchkovitch fit demi-tour. - Fais-moi le lit, dit lé Juif d'un ton las;

il ôta son veston et chercha du regard un endroit pour l'accrocher. Comment t'appelles­tu ?

- Marguerite. - Change. les draps, Marguerite. Le lit était large, avec un édredon moelleux. Guerchkovitch commença à se déshabiller

lentement; il retira ses chaussettes blanches, redressa ses orteils en sueur, ferma la porte à clé, mit la clé sous l'oreiller, et s'allongea. A ve~ Je petits bâillements, Marguerite ôta sa robe sans hâte, loucha pour presser un bouton sur son épaule, et se mit à tresser pour la nuit sa chevelure peu fournie.

Comment t'appelles-tu, petit père? Elie, Elie Isaacovitch. Tu es dans le commerce ?

La Quinzaine littéraire, 1"' au 15 mai 1967.

Elie Isaacovitch et Marguerite Prokoflevna

Isaac Babel

- Notre commerce ... , dit -.Guerchkovitch d'un ton v.ague.

Marguerite souffla la veilleuse et se coucha ... - Dis donc, tu es bien en chair, dit Guerch­

kovitch. Ils s'endormirent rapidement. Le lendemain matin, la lumière vive du

soleil inondait la pièce. Guerchkovitch se ré­veilla, s'habilla et s'approcha de la ~enêtre.

- Chez nous c'est la mer, chez vous c'est les champs. C'est bien.

- T'es d'où? demanda Marguerite. - D'Odessa, répondit Guerchkovitch. C'est

la première ' des villes, c'est une bonne ville. Et il sourit avec malice.

- Tu te sens bien partout, à ce que je vois, dit Marguerite.

- C'est juste, répondit Guerchkovitch, on est bien partout où il y a des gens.

- Ce que t'es bête, dit Marguerite, en se soulevant sur le lit. Les gens . sont méchants.

- Non, dit Guerchkovitch. Ils sont bons. On leur a appris à penser qu'ils étaient mé­chants, et ils l'ont cru.

Marguerite se mit à réfléchir, puis elle sourit. - T'es un marrant, proféra-t-elle lente­

ment, et elle l'examina avec attention. - Tourne-toi, je vais m'habiller. Ils prirent ensuite le petit déjeuner : du

thé avec des craquelins. Guerchkovitch apprit à Marguerite à beurrer des tartines et à mettre du saucisson par-dessus d'une certaine façon.

- Goûtez voir; moi, il faut que je m'en aille.

En partant, Guerchkovitch dit : - Voici trois roubles, Marguerite. Croyez­

moi, il n'est pas facile de les gagner. Marguerite sourit. - Espèce de pingre_ D'accord pour trois

roubles. Tu viendras ce soir? - Oui. Le soir, Guerchkovitch apporta le dîner :

du hareng, une bouteillè de bière, du saucis­son, des pommes. Marguerite était vêtue d'une robe sombre, fermée au ras du cou. Tout en mangeant, ils se mirent 'à parler.

- Avec cinquante roubles par mois, on ne peut pas s'en tirer, disait Marguerite. Dans ce métier, si on s'habille à bon marché, on ne gagne rien. Je paie quinze roubles pour la chambre, tu n'as qu'à faire le compte ...

- Chez 'nous à Odessa, répondit Guerchko­vitch après avoir réfléchi, tout en déëoupant soigneusement le hareng en parties égales, on a pour dix roubles une chambre princière sur la Moldavanka.

- Et n'oublie pas qu'il y a .foule chez moi; les ivrognes aussi, faut les accepter ...

- Chacun ses ennuis, dit Guerchkovitch, et il se mit à parler de sa famille, de ses mauvaises affaires, de son fils, pris pour le service militaire ...

Marguerite écoutait, la tête posée "sur la table, et son visage était attentif, doux et pensif. '

Après le dîner, quand il eut ôté 'son veston et soigneusement essuyé ses lunettes avec un bout de chiffon, il s'assit devant la petite table et, approchant la lampe, se mit à écrire des lettres commerciales. Marguerite se lavait les cheveux.

Guerchkovitch écrivait sans hâte, levant les sourcils avec . attention. Par instants, il s'ar­rêtait pour réfléchir, et en trempant sa plume dans l'encrier, il n'oublia pas une seule fois de la secouer po~r enlever l'encre superflue. . Quand il eut fiÏli d'écrire, il fit asseoir Marguerite sur son registre.

- Vous êtes une dame de poids, pas vrai. Asseyez-vous, Marguerite Prokofievna, je vous en prie.

Guetchkovitch sourit, ses lunettes étincelè­rent et ses yeux devinrent brillants, petits et rieurs.

Le lendemain, il partait. Tandis qu'il faisait les cent pas sur le quai, quelques minutes avant le départ du train, Guerchkovitch aper­çut Marguerite, qui venait rapidement vers lui, un petit paquet à la main. Le paque~ contenait des petits pâtés, et des taches de· graisse avaient traversé le papier.

Marguerite avait le visage rouge, pitoyable; l'essoufflement de la marche faisait se soulever sa poitrine.

- Bien le bonjour à Odessa, dit-elle, bien le bonjour ...

- Merci, répondit Guerchkovitch. Il 'prit les petits pâtés, haussa les sourcil!?, réfléchit. un instant, et son dos se voûta.

La troisième sonnerie retentit. Ils se. tendi-rent la main.

- Au revoir, Marguerite Prokofievna. - Au revoir, Elie Isaacovitch. Guerchkovitch monta dans le wagon. Le

train démarra. Traduit du russe par

A. Bloch et Minoutschine

---~"'-'''-'~ ....... ~~-- -- - ----.. .. ... ... ... . . . ;eront alors, dans le domaine de la littérature -~e seul où l'écrivain puisse œuvrer -, révolu­ionnaires?

« L'écrivain, a dit encore Marx (Débats sur ~ liberté de la presse - La Gazette Rhénane, L842), ne considère nullement ses travaux ~omme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu'il sacrifie son existence à leur existence, quand il le faut, et que, d'une ~utre manière, comme le prédicateur religieux, :l se plie au principe: Il obéir à Dieu plus qu'aux rwmmes », aux hommes parmi lesquels il est ~onfiné lui-même avec ses besoins et ses désirs ,J'homme. »

Je ne peux dire que « ma » réalité - qui; naturellement, enclôt sans distinction aussi bien mon '« vécu » que mon « imagipaire ». Ce­[Jendant, homme parmi les hommes, avec mes besoins et mes désirs d'homme, ma réalité, {Uoique particulière, est un fragment .de l'uni­rersel. Mais ç'est seulement s'il obéit exclu­IÏvement à son dieu, en d'autres termes au ilngage, que mon dire, alors, concernera tous ès hommes et pourra peut-être ainsi s'inscrire laIlS la révplution toujours recommen~ .du nonde.

Claude Simon

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'UN TEXTE INÉDIT DE CLAUDE SIMON

Du 24 au 26 avril s'est tenu à Vienne, sous les auspices de la Société autrichienne de Littérature, un colloque réunissant des écri- ' vains de l'Est et de l'Ouest sur le thème : « Littérature : tradition et révolution. » Voici l'essentiel de l'intervention de Claude Simon, invité à participer à cette rencontre.

Selon qu'il est employé au pluriel ou au singulier, le mot tradition recouvre des réali­tés très différentes, sinon, même, opposées, et cette ambivalence est la source de bien des confusions.

Les traditions sont principalement des répé­titions de formes mortes. Elles appartiennent à un folklore immobiliste. Par exemple : les étu­diants d'Eton portent traditionnellement un certain couvre-chef, le peuple espagnol raffole

Art et révolution

Mondrian: composition,

i1JJU~ \:Ta:;senUl et · ;le ruae gentIl­homme Descartes, Calderon et Sollers.

Il y a, dans la lecture de ce li­vre, un plaisir étrange, pareil à celui que l'on peut prendre à la lecture d 'un index alphabétique : écou!er la fable où notre histoire se prend pourrait donc se réduire à l'énumé­ration des noms d'auteurs ou d'éco-1('5 qui s'y trouvent récités. Comme si lc havail même du critique se résumait dans ce mouvement de perversion infini des nomsl : Homè­re, Hopkins, Apulée l'Algérien, Charles Sorel, Musil, Barthes, Me­yerhold, Hitler" Tynianov, Kurt W oHf, Epicure, Kafka, Proust, Va­léry, Marx, Queneau, Jakobson, Pound, Godard, ,:Artaud le Momo, Brecht, Chklovski, ~mond Rous­sel, Beckett, Aristote le Macédo­nien, Max Planck, Gropius, Klos­sowski, Césaire l'Antillais, Sartre, Robbe-Grillet - tous, c'est par leur nom d'abord qu'ils nous parvien­nent, qu'ils commencent de se ra­conter (et cet instant. où le récit commence --< de minuscules com­mencements, d'où procèdent certai­nes dangereuses détonations, dit Faye - cet instant-là est au cœur

L 'nlstOlrt tures du l'intérieu d'une hi tion. C'e: se retrou pelés pal patience ra, avec historiqu que les cours, C1

- etle ~ plus d'U] sa chroni cit, c'est ce, dans qui va core, sou que Mau gner COI

toute écr tion, COI

furtif, à ce - di du ternI profil d, absent, ( du réci1 hunique

, dichotoll la littér;

Tradition et à l'homme-sujet, se sont succédé pour l'engendrer.

Le mot révolution a également plusieurs sens; Issu du latin revolvere" il signifie aussi bien mouvement rotatif que changement profond d'un état de choses existant. On néglige peut­être trop le rapport entre ces deux sens. D'autre part, par révolution on a le plus souvent cou­tume de désigner des changements surtout politiques - que l'on a tendance à considérer comme totalement novateurs. Mais il y a aussi les révolutions scientifiques, techniques, pictu­rales, littéraires, etc., qui, chacune dans son domaine, contribuent à modifier les rapports de l'homme avec le monde.

Curieusement, ces diverses révolutions sem­blent le plus souvent s'ignorer, sinon, même, mal se supporter : les révolutions sociales et politi. ques, par exemple, tolèrent avec peine - ou

Film russe, 1917,

pas du tout - la liberté de critique et d'ex­pression indispensable aux révolutions dans les arts et les , lettres, quelquefois même, au nom de dogmes à respecter, elles l'interdisent aussi dans les sciences.

Avec un peu de recul, on s'aperçoit cepen­dant que, s'ignorant, se condamnant ou s'op­posant en 'apparence, ces mouvements que cer­tains veulent cloisonner obéissent tous à des courants de pensée parallèles et complémen­taires.

Il serait absurde ...

C'est qu'à notre tentative sans cesse renou­velée de saisie du monde, toutes les activités de la pensée concourent à la fois, que ce soient la littérature, les arts plastiques, la philosophie, les mathématiques, la science ou la politique. Parmi les facteurs qui ont présidé à l'avène­ment de la bourgeoisie capitaliste triomphant des entraves du monde féodal, qui peut faire la part entre le conflit des forces économiques, l'œuvre de J .-J. Rousseau, celle des Convention­nels et les découvertes scientifiques de l'épo-

que? Kandinsky en Russie, les cubistes en France précèdent de quelques années la grande révolution bolchévique. Il serait évidemment absurde de prétendre que les premiers sont des artisans de la seconde : il serait tout aussi risible de soutenir que peinture abstraite, cubis­me et Révolution d'Octobre sont des phéno­mène sans aucune espèce de liens entre eux.

Accorder un rôle exclusif à l'une ou plusieurs de ces activités de l'esprit au détriment des autres, croire que l'on peut ne disons pas résoudre mais simplement affronter les pro· blèmes toujours renaissants du monde en né­gligeant ou en interdisant certaines d'entre elles, ou même en les mettant entre paren­thèses pour un temps, c'est ne pas voir que rien n'est isolé ni isolable : dans le même espace historique (à peu près une soixante d'an­nées) où Marx, Nietzsche, Freud, Einstein bou­leversaient le monde par leur pensée, DostoÏev-

ski, Proust, Joyce, Kafka, Cézanne et Van Gogh bouleversaient la littérature et la peinture. Et l'œuvre de chacun d'eux ne peut se concevoir hors de ce qui les a précédés et les entoure, pas plus que ce qui les unit ne peut se conce­voir sans eux.

Périodiquement on s'interroge sur les pou­voirs de la littérature, sur le rôle qu'elle peut ou qu'elle doit jouer.

Il convient de mettre fin à une légende : jamais aucune œuvre d'art, aucune œuvre lit­téraire n'a eu, dans l'immédiat, un poids quel­conque sur le cours de l'Histoire. Si des mo­numents du langage qui en appelle à l'action tels que les Tables de la Loi, les Evangiles, le Discours de la Méthode, le Contrat social ou le Manifeste communiste ont, parallèlement à l'évolution des techniques et des conditions économiques, transformé les sociétés de façon spectaculaire (encore que très lente), il n'est aucun exemple d'ouvrage littéraire (poème, ro­man) qui ait influé de cette façon.

En revanche, au sein de l'immense et inces­santp. gestation du monde, et dans l'ensemble des activités de l'esprit, toute production de celui-ci, à condition d'apporter quelque chose de neuf, joue son rôle, le plus souvent de façon

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et révolution invisible, souterraine, mais cependant capitale.

Une œuvre impliquant la pensée, que ce ~oit un masque Dogon ou Esquimau, une cathé­drale gothique, un concerto de Bach, une théo­rie de physique, une page de Proust ou une peint.ure de Paul Klee, est une tentative de conjuration, de prise 'de possession et de trans­formation de la nature et du monde par leur recréation dans un langage. C'est à la fois une affirmation et une' interrogatiol1, à l'inté­rieur d'un vaste horizon de ,réponses, sur le sens, le pourquoi de l'histoire, de l'univers, de l'être : en un mot sur la finitude, problème qui, contrairement à ce que l'on a voulu pré­tendre, ne préoccupe pas seulement ceux qui sont débarrassés des soucis matériels mais aussi ceux que la misère, la faim, le travail épuisant, une existenèe privée de joies, conduisent à se poser avec une angoisse sans palliatifs la ques­tion : pourquoi l'homme, pourquoi la vie, pour­quoi la mort ?

Schématiquement, on peut dire que tout lan­gage (verbal, mathéniatique, musical, pictural) consiste essentiellement à établir des relations, des rapports : rapports entre de~ sons, des couleurs, des volumes, des concepts, des mots, des signes, comme, ailleurs, entre des masses, des coefficients de dilatation, des tempéra­tures, etc.

({ Pour transformer la vie, il faut d'abord commencer par la connaître », a écrit Léon Trotsky dans Littérature et Révolution, parole que complète cette phrase de Proust: « Nous ne connaissons vraiment que ce que noujS sommes obligés de recréer par la pensée. » Mieux connaître la ' Vie, c'est donc déjà la trans­former.

On a coutume d'opposer tradition et révo­lution, et il est remarquable que dans le do­maine des arts, et particulièrement dans celui du roman, les forces immobilistes, d'une façon révélatrice, tiennent mot pour mot le même langage dans les pays capitalistes ou non capitalistes.

Ici comme là on propose comme modèles des écrivains dits classiques qui auraient, une fois pour toutes, moulé le roman dans des formes immuables et parfaites.

Proposer en exemple aujourd'hui Stendhal, Balzac et Tolstoï, c'est ne pas comprendre que ce qui fait leur grandeur est d'avoir écrit comme personne ne l'avait fait avant eux et que leur leçon est celle d'une constante insa­tisfaction des formes déjà découvertes qu'ils rejettent pour en inventer d'autres jusque-là inconnues.

Car mi écrivain qui ({ emploie» des formes mortes, c'est, en dépit du visage ~'il peut chercher à se donner en arguant d'un ({ conte­nu » soi-disant révolutionnaire de son œuvre, un écrivain qui n'a rien de neuf - encore moins de ({ révolutionnaire » - à dire : un avion d'une conception révolutioiniaire, c'est un avion qui, par sa vitesse, sa sécurité, son 'confort accrus, transforme les rapports que l'homme entretenait jusque-là avec le temps et l'espace, et par conséquent le :t;J1onde : ce 'n'est pas un vieil avion aux performances ' sur­classées que l'on s'est contenté de barbouiller de ' .peinture rouge, même si l'on a peint en supplément sur la carlingue le portrait de Staline ou de Mao Tsé.toung.

({ Selon moi, écrivait Karl Marx à . Minna ' Kautsky en 1885, un roman à tendances socia­listes remplit parfaitement sa tâche quand, par une 'peinture fidèle des rapports réels, il détruit les illusions conventiOnnelles sur la natJJ.re de ces rapports, ébranle l'optimisme du monde

La Q~e littéraire.? 1" au 15 mai 1967.

bourgeois, contraint à douter de la pérennité de l'ordre existant, même si l'auteur n'indique pas clairement de solution, même si le cas échéant il ne prend pas directement parti. ( .•. ) Il est toujours mauvais que le poète exalte son propre héros. »

Le langage et l'écriture créent

Il va de soi que nous ne pouvons pas avoir, en 1967, la même conception du langage et des rapports du langage ct de la réalité que celle que pouvait avoir Marx en son temps. Une ({ peinture fidèle des rapports réels », telle . que celui-ci l'entendait, ne pourrait être le fait, si toutefois elle est concevable, que d'ouvrages scientifiques basés sur une multitude d'obser­vations, de recoupements. En aucun cas elle ne

Maïakov"ky

saurait être le fait d'un romancier bien informé ou pas, imaginant une histoire fantaisiste ou vériste racontée en vue d'illustrer des signi­fications.

En littérature, en art, les seuls, ({ rapportS réels » d'une peinture sont ceux qui s'établis­sent entre la réalité des éléments qui la compo­sent : couleurs, masses, mots ou groupes de mots. Ou ces rapports (harmonies, accords, as­sonances, dissonances) sont parlants, ou ils ne le sont pas, et une peinture, une littérature qui ne parviennent pas à cette sorte de fidélité ne sont fidèles à rien parce que pour le peintre en train de peindre, l'écrivain en train d'écrire, comme pour l'artisan en train de fabriquer une table ou le chercheur dans son laboratoire il n'existe d'autre réalité productive que celle de l'œuvre qu'il accqmplit, la table qu'il fabrique ou la recherche qu'il poursuit. Ona pu voir avec des « savants » comme Lysenko, des ({ peintres » comme Guérassimov, et d'autres, tant à l'Est cju'à l'Ouest, dont il serait oiseux de citer les noms, à quelles ahep-ations peut , conduire toute recherche qui se pretend fidèle à des ({ rapports réels » définis hors des réalités qui lui sont propres.

Le langage, l'écriture, n' ({ expriment » pas : ils créent. ·Ils out leur dynamique propre

qui entraîne l'impulsion première de l'écrivain dans des directions imprévues, et c'est à travers cet immense réseau de relatioIll!, insoupçonnées de lui avant qu'il se mette à écrire,qu'il va avancer. Du choix qu'il va faire entre elles, ({ consciemment » mais en fonction d'une norme qui le dépasse et qui est celle du langage même, de ce choix (en retenant certaines, en rejetant ou en ne percevant même p,as d'autres) vont, à son insu, ressortir des significations. En écri­'vant - et en écrivant seulement - il découvre un monde - et se découvre.

Si le roman consiste à raconter une histoire, au lieu de celle de héros eXemplaires dans le bien ou le mal - et fatalement convention­nels -, n'est-ce pas plu\ôt en étant lui-même l'aventure d'un esprit cherchant et se cherchant dans le langage qu'il, peut espérer trouver des formes et par ~ conséquent un fond neufs qui

Kandinsky composition en rqse,

seront alors, dans le domaine de la littérature -le seul où l'écrivain 'puisse œuvrer -, révolu­tionnaires ?

« L'écrivain, a dit encore Marx (Débats sur la liberté de la presse - La Gazette Rhénane, 1842), ne considère nullement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi~ ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu'il sacrifie son existence à leur existence, quand il le faut, et que, d'une autre manière, comme le prédicateur religieux, il se plie au principe: « obéir à Dieu plus qu'aux hommes », aux hommes parmi lesquels il est confiné lui-même avec ses besoins et ses désirs d'homme. »

Je ne peux dire que « ma » réalité - qui, naturellement, enclôt sans distÏDction aussi bien mon .« vécu » que mon « imaginaire ». Ce­pendant, homme p~ les hommes, avec mes besoins et mes déSirs d'homme, ma réalité, quoique particulière, est un fragment de l'uni­versel. Mais c'est seulement s'il obéit exclu­sivement à son dieu, en d'autres termes au langage, que mon dire, alors, concernera tous les hommes et pourra peut-être ainsi s'inscrire dans la révplution toujours recommen~ du monde.

Claude Simon

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.. ... II' •

la nouvelle revue française

numéro spécial avril 1967 -ANDRE BRETON 1896-1966

et le mouvement surréaliste

• AUTEURS • • • .• • • • • • • .• Aragon .. : la ~;~~~ d~ :~~o~~n~~~ritl!~u~lr~~: • Gallimard avait annoncé une première • fois il y a bientôt un an.

le roman doit montrer la dégrada-• tion du souvenir ·dans la mémoire d'un

hommages - témoignages - l'œuvre­le mouvement surréaliste

• vieil homme, et le remplacement des • images anciennes par des images plus • récentes et de plus en plus fausses.

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GALLIMARD

• Il aurait dû paraître presque en même • temps que le roman de Claude Mau­Î' : riac qui porte le même nom.

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LA DUCHESSE D'ALBE

• la France - du 6 février 1934 à la fin • de l'O.A.S., approximativement.

On y retrouvera - outre le retour • sur soi de l'auteur, et en tête du • volume, l'opinion de Mauriac sur les • grands événements de l'histoire • contemporaine, telle qu'il l'avait exp ri-• mée sur-le-champ: le 6 février, le Front • populaire, la guerre d'Espagne, Mu-• nich, la guerre, l'Occupation, la Libé-• ration, l'épuration, la IV' République, le • problème colonial, etc. • • •

James Jonos

Depuis cinq ans au moins, on sa-• vait que James Jones (Tant qu'il y • aura des hommes) écrivait à Paris un ..... _______________________________ ..1. épais roman qui devait être le som-

• met de sa carrière. Et les éditeurs • s'impatientaient, aux Etats-Unis, où • chaque livre de l'auteur a toujours été • de très grande vente. Le public et les • libraires ne sont pas les seuls à recon-• naître à Jones, en Amérique, un talent • que contestent généralement les criti-• ques français. • L'attente faisant monter l'intérêt, • res éditions Delacorte (livres de po-

che Dell) ont offert à l'auteur un • million de dollars (un demi-milliard • d'anciens francs) pour le ravir à son • éditeur habituel, Scribner's, et s'assu-• rer, outre le roman en cours, les deux • suivants.

""UVRIi'S POIi'TI~UIi'S VICTOR HUGO · Go to the Widow Maker vient enfin W CÜOMPLl!TIi' OI'JIi' •• de paraître. Il est rare que le supplé-

Ü l'J l'J ment littéraire du New York Times, • d'habitude pondéré, se livre à pareil

Jamais, daus aucun pays, écrivain L'ENTHOUSIASME DE LA PRESSE • éreintement. Voici, par exemple, citée n'a eu l'audience de cet immense poète dont deux million. de Fran- • par le critique, l'une des théories de liai, ont suivi le cercueil. La poésie Magnifique volume ICOMBATl. .. /a • James Jones sur ce .qui fait, apparem-de Victor Hugo domine tout un siè- derniére merveille IL'EXPRESS!... • ment, l'un des thèmes du 1 ivre : le cie, toute l'hi.toire littéraire fran- inépuisable recueil 1 F 1 & A R 0 J. . . 1 çaise et l'Histoire tout court. Si, ("événement littéraire de ("année • pénis : « Tous ces garçons. Dans e dans la bibliotbèque de chaque [ARTSJ. •. un admirable livre quI • monde entier. Par quelque nom qu 'ils Fralnçais ne deva.it figurer qu'une fait honneur à ("édition françaIse • l'appellent (en italique dans le texte) : seu e œuvre poétique, ce ne pour- A ' E . rait être que celle de Victor Hugo. IL'INFORMATION!... "un des livres Communisme, mericanisme, mplre. Mais cette œuvre gigantesque les plus saisissants de l'année... • Ce sont de petits garçons qui regar-(153.873 vers 1) était ju.qu'ici dis- la Grande Encyclop6die du lyrisme • dent leur papa faire pipi, dans une persée dans de nombreux recueils français ·' CLAUDE ROY une extraor- • pissotière, et ils savent que leur ma-louvent introuvables. Ce sera la • h . gloire de l'édition française d'avoir dlnalre édition IJOURS OEFRANCE! c in ne sera jamais aussi gros : aussI réussi à la réunir en un seul magni- • gros que le sien : leur machin ne fique volume qui en remplacevingt, !:,::ement de la bibliothèque de ~ sera jamais aussi gros que celui de rD l'enrichissant de toutes les ta- C' 1 d ff' bles nécessaires et d'une chrono- HAtez-vous ilonc _ "ar le tirage • papa. ar, voyez-vous, c est a i e­logie illustrée de 40 pages. s'épaise rapideDlent _ de profi- • rence qui reste gravée dans leur crâ-Ce volume salué al la Foire du ter des conditions exceptionnelles ne, dans les crânes des gosses, de livre de Francfort comme le chef- dont vous fait bénéficier la Librai-· • . rt"l d· d'œuvre de l'édition européenne. rie Pilote: envoi immédiat franco . ~ sorte que peu Impo e SIS gran IS­contient 13 millions de caractères, à domicile - examen gratuit p~n- • sent, peu importe combien ils grandis-1.800 pages format 21 x 27, d'une dant 5 jours avec faculté de retour' 1 sent, combien leur machin grandit, la typographie aérée sur beau papier, - règlement 135 F comptant ou 3· ~ d-ff' d·t A t reliure pleine toile, tranche supé- menoualités de 45 F ou 10 men- ' . 1 erence gran 1 en meme emps. rieure dorée à l'or fin. Instrument oualités de 14,40 F. L'image gravée dans le crâne du gosse de travail pour certains, livre de Adressez-nous dès aujourd'hui le - l'image remémorée - est là, et chevet pour beaucoup. ce sera bon ci-de.oous : elle grandit avec l'adulte . De sorte .. ------------------------.., • BON à adresser à la L.IBRAIRIE PILOTE 22, rue de Grenelle, Paris 701 que, à la fin, ils ne peuvent plus jamais

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resse enea/ra . .. ...... .. . . . .... . .. .. : ... . . ..... . . .... . . .. ... D • tent des petits garç;ns, à l'intérieur 1. ~~ ~. - d'eux-mêmes, juste parce qu'ils n'y 1 :a. • arrivent pas. • •

POÉSIE

Mesure du si·lence

Philippe Jaccottet Airs Gallimard éd., 96 p .

Tout y est mesure et pesée du silence, palpitation fugace de l'ins­tant, lecture du souffle et du mur­mure avec, plutôt que noms ou verbes, la lenteur de leurs mouve­ments, l'ombre portée sur le blanc de la page de leurs passages aériens. Ce sont fleurs, fruits, oiseaux ou paille ; thèmes légers soumis au vol, à la lévitation, au balancement de l'heptasyllabe et tous saisis à leur surface, littéralement Car le cen­tre est mutisme ou vide mais sou­tenu de fines arcatures parlées, comme, pour ainsi dire, la structure du cerf-volant. Pareillement la pré­tention des mots ici n'est pas de couvrir le silence (ni d 'accueillir les voix surprenantes du hasard), mais de le découvrir en le voilant. A cette limite se tiennent les mots de J accottet où, soulevés par quel­que courant ascendant, ils demeu­rent de mal gré sur la page qui les contraint.

Si tout repose à la fin dans l'im­mobilité, le lieu du poème est ru­meur, mouvement de houle, incen­die; combustion des mots, braises lentes des images, micro-explosion au ras du vers. Car dans une telle chambre, tout s'enflamme plus vite, et seule la prudence aver­tie d'une dictée rythmique conjure le péril. L'air brûle et le regard qui se perd jusqu'à la nuit en garde comme une rougeur. A trop cher­cher à voir, la parole s'aveugle, et traverser le jour ou le langage, c'est atteindre la nuit et cette cé­cité où le regard voit de ne plus voir, où les mots parlent de se taire. C'est parce que le poème moderne se retourne sur sa diction qu'il af­fronte, comme au temps grec, l'épreuve de l'aveuglement et qu'il se tient sans le nommer dans l'es­pace de la pré-diction.

Du haut et du bas le poème as­sure la limite, conjoint le mouve­ment de l'envol et celui de la chute dans l'aire médusée de sa parole pour cet équilibre sur quoi pèse l'air, souffle le feu. Les limites du poème sont posées et reconnues par J accottet non comme défenses ou protections mais pour que vien­nent s'y inscrire et s'y former les vagues (et le vague) de l'illimité.

Où nul ne peut demeurer ni entrer voilà vers quoi j'ai couru la nuit venue comme un pillard

Puis j'ai repris le roseau qui mesure l'outil du patient .

Mesure qui scande la parole comme elle structure son domaine : évaluant les distances à l'écoute des bruits, elle pose l'espace (où nous sommes) et le cadastre. Telle aussi la parole de J accottet est mesure du silence qui la comprend, qui tremble entre les mots du poème et qui peut-être purifie.

Gérard Atseguel

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HISTOIRE LITTÉRAIRE

Robert Kanters et Maurice Nadeau Anthologie de la poésie française Rencontre éd., 12 vol., 8 publiés.

Eléonore M. Zimmermann Magies de Verlaine José Corti éd., 352 p.

Nous sommes à plaindre, nous autres crotteux, minables et pi­tuiteuxl chroniqueurs de littéra­ture. Nous n'avons pas la chance de disposer d'un vocabulaire éso­térique comme la sociologie, la psychanalyse, la critique d'art, l'électronique ou la prospective. Nous manquons de moyens pour embrumer les sottises qu'il nous arrive, oui ~)Ui, de dire. Mais vienne à paraître une anthologie de poésie : alors nous relevons le front, nous allons montrer qui nous SOIhmes, combien notre science est grande, notre culture profonde et notre goût raffiné.

Nous nous faisons inquisiteurs: pourquoi, demandons-nous, tel poète présent, tel autre absent, pourquoi Sainte-Beuve, ql,li est dé­testable, et non pas Philothée O'Neddy, simplement médiocre, Valéry et non pas Franc-Nohain, qui fut plaisant, Anna de Noailles et non pas Rosemonde Gérard, Mauriac et non pas Pascal Bonet­ti, pourquoi tel poème nul à nos yeux et non pas tel autre où nous avons découvert des beautés se­crètes ? C'est une épreuve qu'a subie . récemment M. Pierre de Boisdeffre ; et avant lui M. G.-E. Clancier, et notre M. Pompidou lui-même ; et auparavant l'excel­lent Arland comme le Gide aflli" geant.

Mais voilà qu'aux éditions Ren­contre, qui savent oser, MM. Ro­bert Kanters et Maurice Nadeau, assistés de M. Gilbert Sigaux (et de Mme Régine Pernoud pour le Moyen Age), ont développé. leur entreprise sur douze volumes et cinq mille ou six millc pages : assu­rés ainsi de ne rien omettre, ou pres­que rien, qui comptât vraiment. Deux tomes pour le Moyen Age, xv" siècle inclus ; deux pour le XVI' ; deux pour le XVIIe ; un pour le XVIIIe ; quatre pour le' XIX', dont un tout entier pour Hugo ; un enfin pour le nôtre. Un « amas de merveilles », sous une reliure d'une digne sobriété.

Pas trace, vous le· voyez, de l'outrecuidance qui étrique la pla­ce des vieux poètes sous prétexte qu'ils sont trop éloignés de nous. (Comme si les présocratiques ne se révélaient pas aujourd'hui moder­nes entre les modernes.) Et puis il arrive que certains poèmes sans réelle signification poétique gar­dent néanmoins une signification historique ou traditionnelle, on ne saurait les éliminer sans manquer aux devoirs qu'on a envers le lec­teur, ils encombrent, ils écrasent : dans une perspectiv~ allongée sur

Verlaine

douze volumes ils prennent un équilibre juste.

Un Moyen Age exubérant_ XVIe

siècle, Ronsard, quelque 160 pa­ges sur 700 environ : bon; régu­lier ; encore que de Sainte-Beuve à l'école maurrassienne on ait, je crois, surestimé celui dont « l'au­dace était belle » mais qui « osa trop » pour c.e qu'il pouvait. Seu­lement 40 pages pour Du Bellay, dont la vertu poétique me paraît plus pure ; un peu davantage pour Agrippa d'Aubigne (qui ne nous y propose pas sa «rose d'automne» exquise). Au total, pour ce XVIe

siècle que nos souvenirs scolaires réduiraient aisément aux têtes de liste de la Pléiade, une quarantai­ne de noms, dont,. bien entendu, Sponde et Louise Labé, ainsi que Lasphrise et autres Lazare récem­ment rèssuscités.

Et plus de cinquante pour le XVIIe. La Fontaine et Molière sont traités selon les convenances, ainsi que Corneille et Racine. Théo­phile, Tristan, Saint-Amant, redé­couverts par Remy de Gourmont et son entourage après Théophile Gautier, montrent plus de grâce sans doute qu'ils n'exercent uri « charme » ; mais avec leurs pairs ils témoignent que la poésie alors foisonnait. La rigueur malherbien­ne a peut-être étouffé quelques flammes qui méritaient de palpi­ter plus longuement ; elle a aussi suscité, directement ou non, un Maynard, honoré naguère encore, aujQurd'hui parfaitement mécon­nu : sa Belle Vieille, avec « les divines clartés des yeux qui m'ont brûlé », reste adorablement nette et fraîche.

Théophile de Viau eut chaud, lui ; il passa fort près du bûcher: il pensait mal, et il disait ce qu'il pensait. Cependant, grâce à des appuis peut-être, il s'en tira. Plus heureux que Claude Le Petit qui en 1662, c'est-à-dire en . plein Grand Siècle, se vit condamné « à avoir le poing droit coupé et à être brûlé vif en la place de

La QuiD7.8Îne littéraire, 1"' au 15 Inai 1967.

Perle de la pensée

grève » ; sentence qui fut bel et bien exécutée, à ceci près qu'on fit au poète la faveur de l'étrangler au préalable. « Quand vous verrez un homme avecque gravité, / En chapeau de clabaud promener sa savat~ ... » : non, ce n'est pas un des sonnets satiriques des Regrets, c'est le Poète crotté de ce pauvre petit truand, martyr grotesque et tragique du libertinage. De. tels assassinats nous restons, après trois siècles, solidaires et . respon­sables ; veillons au salut de l'Em­pire.

XVIIIe siècle. Où l'on observera ce . que l'ode selon Valéry doit peut-être à Houdar de La Motte, à Lefranc de Pompignan, à Le­brun-Pindare, autant qu'à Malher­be : les conditions se trouvaient réunies pour une rénovation de la grande poésie, il n'y manquait que le génie, lequel manquait absolu­ment. Une surprise : parmi les poètes s'insinuent Rousseau, Buf­fon, Lacépède (avec de curieusès sonorités annonciatrices de Mal­doror), Volney, Bernardin de ,Saint-Pierre. Sur leur intrusion Maurice Nadeau dans sa préface s'explique impeccablement ; mais alors pourquoi avoir écarté Pascal auparavant, et Chateaubriand plus tard , ? Et puis, pourquoi priver Parny de ses Chansons madécas­ses, qui ont plus de tenue en leur désuétude que ses petites polisson­neries ? Et les stances du Cid et de Polyeucte, et les chœurs de la tragédie sacrée ? Vous voyez que je ne manque pas, à mon tour de jouer au petit jeu dont nous par­lions tout à l'heure. "

A propos de Vigny je vais réci­diver. On trouve de lui, dans le premier tome, seul paru à ce jour, du XIX' siècle, certains textes iné­vitables sans doute, mais déplora­bles ; on n'y trouve pas L'Esprit pur (non plus d'ailleurs que dans lÏrland, Gide, Pompidou, etc.). Me tromperais-je en mettant ce poème au premier rang de ses plus beaux?

Dans le même volume figurent Lamartine, Musset. Maurice de Guérin aussi. Surtout Nerval, avec l'intégralité de ce qui y est appelé son « œuvre poétique en vers », sans pléonasme (mais alors, dere­chef, pourquoi Vùlney et non pas Sylvie ou Aurélia ?). Et puis, à côté des grands noms, mon vieux cœur tendrement sarcastique prend un plaisir d'un aloi douteux à ren­contrer celui de Joséphin Soulary avec ses Deux Cortèges - « La jeune mère pleure en regardant la bière, / La femme qui pleurait sourit au nouveau-né » - ou celui d'Hégésippe Moreau, pour qui Pé­guy eut quelque faiblesse, et que Baudelaire appelait « un ignoble pion enflammé de sale luxure et de prêtrophobie belge ». Ce sont des pauvretés que les pédagogues aujourd'hui n'osent plus mettre sous les yeux de nos enfants ; mais ne serait-il pas plus -sain que le sentiment poétique passât chez eux, dans l'ordre, comme l'em­bryon, par tous les degrés de l'évo­lution ?

Verlaine apparaîtra dans l'un des volumes suivants de la collec­tion. En attendant, et faute d'as­sez de place pour faire davantage, signalons la thèse de Mme Zim­mermann, dont le sous-titre, « Etude de l'évolution poétique de Paul Verlaine », vaut mieux qu'un titre raccrocheur qui met en dé­fiance plutôt qu'il n'attire. Disons sommairement qu'il s'agit (ou qu'il s'agirait) de montrer que la mer­veille verlainienne n'est pas fille simplement de la circonstance, du hasard et de la faveur des Muses; et que Verlaine, à défaut de savoir explicitement ce qu'il voulait, res­tait très attentif à gouverner selon les vents qui le poussaient. « Tout dans notre étude devrait tendre à montrer combien il sait ce qu'il fait. Si l'on peut dire parfois qu'il est un poète instinctif, c'est dans le sens le plus large du mot ins­tinct : au-delà de la raison, ses réactions sont devenues seconde nature. » (P. 91.)

L'ambiguïté de la phrase répond à l'ambiguïté du livre, laquelle ré­pond à l'ambiguïté de la poésie. Poésie, disait Vigny dans cette Maison du Berger que reprennent à juste titre toutes nos antholo­gies, « perle de la pensée ». La pensée, c'est la coquille d'huître où la poésie dans la nacre arron­dit et irise sa perle. Vrai. Mais la pensée toute seule ne serait-elle qu'une écaille bêtement minérale ? Allons, allons. L'huître ne sait pas ce qu'est cette tumeur qui la démange. Tandis qu'un poète presque toujours sait ce qu'il fait, et pourquoi il le fait, et comment il le fait. Il le sait à sa manière ; (que nous-même entrevoyons un peu moins mal en pratiquant une anthologie volumineuse enfin ! -comme doit être un trésor.

Samuel S. de Sacy

1. « Le pituiteux sent, pense et agit len­tement et peu.» Cabanis.

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ARTS

Erich Kubach Peter Bloch L'art roman, de ses débuts à son apogée Albin Michel éd., 300 p .

Il est de bonne méthode de répé. ter ce que chacun connaît - pour ne pas l'oublier soi-même en écri· vant. En l'occurrence, il est une précaution liminaire que sa bana­lité même rend indispensable rappeler que les monuments de cet art, que les historiens modernes nomment « roman », ne présentent plus que très rarement leur appa­rence originelle et qu'en conséquen­ce les principaux traits sur lesquels les Européens d 'aujourd'hui fon· dent leur" admiration et leur exé· gèse ne sont en rien des traits originaux, significatifs de l'esthéti· que médiévale, mais à l 'inverse l'effet des altérations successives de l'édifice primitif, des reconstruc­tions et des restaurations les plus récentes parfois. L'une des diffi­cultés majeures pour l'étude des architectures européennes du x e au XIIe siècle tient précisément à ce que la plupart des auteurs qui se sont, depuis la fin du XIXC siècle, préoccupés de ces problèmes ont, fût-ce à leur insu, conduit leurs re· cherches en fonction d 'une systé­matique préalable, et ceci d'autant plus que l 'importance de « l'âge roman» dans la formation de la culture et dans le développement des structures politico-sociales de l'Europe médiévale a été telle que les travaux les plus particuliers, les discussions les plus rigoureusement techniques impliquent presque iné­vitablement des conclusions, ou tout au moins des hypothèses, qui mettent en cause non plus seule- ' ment des points de détail en matiè­re d'histoire « de l'art», mais des conceptions divergentes quant à l'évolution des populations établies en Europe pendant le haut Moyen Age, quant " à l'importance dans cette évolution des facteurs techno­logiques, quant à l'existence surtout d'une civilisation européenne uni-taire.

Il ne saurait être ici question que d'un très rapide examen de deux de ces problèmes, qui sont parmi les plus importants et qui paraissent au demeurant liés l'un à l'autre : le lien éventuel entre le développement des architectures romanes et une évolution supposée des moyens techniques. de produc­tion d'une part, et d'autre part le lien entre les différents types d'ar­chitecture et la formation de nou­velles configurations politico-socia­les dans le continent européen aux XIe_XIIe siècles.

Est-il possible de déceler, dans la formation l et le développement des divers types d'architecture post­carolingiens, l'indice de change­ments technologiques majeurs? Y eut-il innovation dans les métho­des de construction, dans l'utilisa­tion des matériaux, dans la mise

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en œuvre des instruments et des appareils de levage ? Ou seulement l'effet d'une modification du systè­me social ? Sur le plan de la tech· nique elle-même, faut-il considé­rer qu'il y eut dans les pays de l'Europe occidentale et centrale, à la fin du premier millénaire de l'ère chrétienne, une « renaissan­ce » d'un corps de traditions que les hommes du haut Moyen- Age n 'avaient pas eu la possibilité éco­nomique et politique de mettre en application mais dont ils n 'avaient pas perdu le souvenir, ou bien au con traire faut-il supposer une « se­con de découverte » de procédés, de solutions techniques pendant des siècles oubliés ? Le fait que , l'ar t roman nous apparaît le prolonge­ment de l'art de la « basse anti­quité » permet-il de supposer une évolution sans solution de continui­té ? Ou bien à l 'inverse faut-il considérer qu'à "des problèmes du même ordre des " solutions compara­bles ont été données, dans des mi­lieux culturels différents mais de niveau technologique équivalent, par des hommes qui, de la sorte, retrouvaient une tradition « romai­ne» dont ils étaient les héritiers sans le savoir - ou, plus exacte-

Souillac.

ment, dont ils se voulaient les héri­tiers, mais sans avoir une connais­sance exacte de ce qu'était vérita­blement l'héritage ?

Le principal mérite des travaux les plus récents est de montrer qu'il est vain de vouloir donner des ré­ponses « globales » à ces questions. La plupart des éléments architec­turaux utilisés dans les édifices

A-t-il . , eXiste

d'époque romane, colonnes enga­gées, pilastres, entablements, arca­tures aveugles, « se trouvent déjà dans l'architecture romaine, spécia­lement dans l'art romain des pro­vmces. La combinaison de ces éléments dans des arcatures à plu­sieurs étages, dans des arcatures co­lossales et finalement dans l'ordre romain est ... un point de départ dé­cisif pour l'art roman » (Kubach , p. 25). Par ailleurs , dès l'époque « pré-romane» on peut observer toutes les formes de voûtes en pierre : berceaux, culs de four, cou­poles circulaires, voûtes cloisonnées octogonales sur trompes ou penden­tifs, voûtes d'arêtes et, dès le dé­but du X Ie siècle, voûtes sur croi­sée d'ogives. Il n'y a donc pas eu « succession» de formes de plus principe avec les plus «archaïques» , d 'être ordonnées en une série évo­lutive dont les diverses étapes au­raient représenté une progression technologique continue . Tout au contraire , les formes tenues pour les plus « achevées» coexistent dès le principe avec les plus «archaïques» , non seulement dans des régions différentes mais parfois dans une même zone . Il faut à cet égard citer la pertinent(lJ et prudente remar­que de Howard Saalman , dans son Architecture romane: « Dans l'état actuel de notre connaissance impar­faite de la théorie et de la pratique de l'architecture médiévale, la fonction ou la raison d 'être d'élé­ments structuraux donnés peuvent être malaisées à découvrir, pour ne pas dire parfois totalement mé­connues. »

En outre, il serait illusoire de prétendre déterminer pour quelles raisons, d'ordre technologique où d'ordre socio-culturel, un type de teurs dans une région, pour quelles raisons par exemple la nef des égli­ses à plan basilical a été couverte de voûtes en berceau en Bourgogne, alors qu'elle l'était de coupoles en Périgord et en Aquitaine. Ces ob­servations sont importantes, dans la mesure en particulier où elles tendent à confirmer que la théorie typologique, mise en honneur par plusieurs historiens de langue alle­mande au début du siècle, ne rend pas suffisamment compte de la com­plexité des phénomènes, d'autant que dans une même région co­existent souvent des monuments construits sur des plans de types variés, d'origine diverse, mais aux­quels d'autres éléments architectu­raux confèrent par ailleurs une vé­ritable unité. En Catalogne, en Nor­mandie, dans les Pouilles, sur la Meuse, au-delà de l'Elbe, l'art ar­

. chitectural roman a donc été, contradictoirement, l'expression de ce que les hommes du XIe siècle en­tendaient qu'il fût, l'affirmation de Rome « restaurée » dans une dou­ble tradition impériale et chrétien­ne, mais une expression polymor­phe, où Rome n'était plus qu'un mythe - tout ensemble marginal et essentiel - , cependant que s'y marquaient les premièrs traits d'une

configuration nouvelle dont les élé­ments constitutifs étaient les villes et les bourgs d'un réseau urbain en voie de reconstitution.

Bien plus en effet qu'à des condi­tions d 'ordre strictement technologi­que c'est à une modification de l 'en­semble des structures économiques et sociales dans l'Europe occidenta­le et centrale qu 'il convient de ratta­cher le développement de l 'architec­ture "romane. Le lien apparaît essen­tiel entre le mouvement de construc­tion qui, pour citer une fois de plus l 'expression si souvent répétée de Raoul Glaber, a couvert l'Europe d'un « blanc manteau d 'églises », et le mouvement de renaissance urbaine, qui est sans doute l'un des traits primordiaux de l'histoire eu­ropéenne à la fin du xe et surtout au XIe siècle. L'art roman apparaît pour l'essentiel u n fait citadin. Sans dou­te il serait tout à fait inexact, parce que sommaire , d'en conclure que son essor a été foncti.on de celui de la classe artisanale et marchande, qui devint peu à peu « la bourgeoi­sie ». Cet art est « seigneurial » au­tant, voire plus que « communal », impérial bien plus que « bour­geois ». Mais il l'est au niveau de la ville ou tout au moins de l'ag­glomération, il se développe dans l'agglomération, en fonction d'elle et pour elle . Ceci vaut tout particu­lièrement pour les édifices reli­gieux. L'église est le bâtiment par excellence autour duquel et par ré­férence auquel s'ordonne la cité ; elle est, très exactement, ce par quoi la cité vient au monde.

Quelle Europe?

Au reste, la modification des dispositions architecturales ne fut pas seulement la conséquence de ce mouvement général de « re-urbani­sation» et de -l'accroissement des moyens de production, d'autant qu'il apparaît très difficile, ainsi qu'il a déjà été noté, de déterminer l'ampleur des « progrès » techni­ques en ce domaine . Elle paraît bien plus immédiatement et plus pro­fondément à la fois liée à l'évolu­tion des coutumes liturgiques, à l'augmentation du nombre des prê­tres, à la croissance démographiq"IJe, à des facteurs proprement religieux et culturels. Toutefois, sur ce point encore, il convient de reconnaître qu'il est, au moins en l'état présent des recherches, impossible d'établir clairement la relation de causalité entre les divers ordres de phénomè­nes. Ce n'est cependant pas extra­poler de façon irrecevable que de considérer que ces milliers de mo­numents attestent plus qu'une sim­ple reprise d 'activité, une profonde mutation dans les conditions de vie, à la fois dans le domaine de la vie matérielle et dans celui de la vie psychologique. A cet égard, l'épa­nouissement des architectures ro­manes a réellement marqué ce qu'il serait tentant de nommer « l'acte de naissance de l'Europe ».

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un " univers " roman? Mais quelle Europe? C'est là que

les problèmes d'ordre technique et culturel s'articulent aux problèmes d'histoire « politique », dans la me­sure au reste où ce type de distinc­tions entre « disciplines» est sus­,ceptible d'offrir un sens. Deux ob­servations à cet égard semblent particulièrement importantes, car elles font paraître combien il est illusoire de prétendre donner des faits une interprétation fondée sur un système de corrélations tenu pour universellement valable.

Variantes régionales

La première est qu'il n'y a pas de « correspondance » décelable entre l'architecture et l'idéologie : dans 'son livre, E. Kubach note (et insiste avec raison sur cette remar­que) qu'il n 'y a pas un type d'ar­chitecture « clunisienne» opposée en tant que telle à une architecture « impériale », qUe rien ne laisse supposer une cc querelle des investi­tures » dans l'évolution de l 'art ro­man dans les pays du Saint Empire.

La seconde est qu'en aucun cas il n'est possible d'établir dans ces architectures de différences « natio­nales » ; il n 'y a pas d'art cc italien », d'art cc français», d 'art « germani­que' » d'époque romane ; ce type de classification n'est que la projec­tion dans le passé de configurations ethno-politiques postérieures, sans fondement dans les sociétés médié­vales . Il n'apparaît pas davantage de frontières entre (c peuples» ; les limites des diverses cc écoles» archi­tecturales ne coïncident ni avec les limites territoriales des principau. tés ou des diocèses ecclésiastiques, ni avec celles des anciennes provin­ces romaines, ni même avec les li­mites des groupes linguistiques peu à peu formés en Europe après l'éta­blissement des populations germani­ques. Il y a, dans un Occident en­~re marqué de traits unitaires liés à la foi et à la langue de culture, des cc régi.ons» où se développent en réalisations spécifiques des élé­ments provenant d'une tradition commune, antique et carolingienne. Le trait le plus déconcertant sans doute et donc le plus remarquable de ces cc régions » est que leur unité n'est perceptible que dans le seul domaine des réalisations artisti­ques ; on constate, dans une même zone, l'existence de monuments dont on peut considérer qu'ils sont de style homogène, dont on est conduit à conclure qu'ils ont été l'œuvre de bâtisseurs appartenant à une « école», mais cette (( zone archi­tecturale» ne correspond ni à ,une unité géograp.hique, ni à une orga­nisation p'olitique, ni même à des structures socio-économiques nette­ment différenciées. La géographie monumentale ne saurait donc être interprétée de façon satisfaisante en fonctio :J de la géographie politique ni de la géographie économique. Le lien entre le développement de cer-

tains types architecturaux et l'acti­vité des grands axes de communica­tion est sans doute moins immé­diat, plus complexe qu'il n 'était admis n aguère.

' L'ambiguïté de ces données est encore accentuée par ce qu 'on peut connaître de l'évolu tion à l'int~rieur de chacune des zones architectura­les de l'Europe romane. Kubach souligne que ces var iantes régiona­les ne représentent pas, pour au­tant qu 'on en puisse juger, le résul­tat de l'évolution divergente d'un art et d'une technique qui eusSent été homogènes au début du pro­cessus évolutif, donc au momen t où les populations germaniques s'éta­blirent sur le territoire de l'Empi­re romain ; tout au contraire, dès l'époque ottonienne, dès le xe siècle, on peut observer que, dans chaque zone, ce qui avait été conservé des m éthodes, des connaissances, des canons esthétiques de l'antiquité « romaine » avait fait l'objet d 'un traitement original. I ci encore, sur un point capital, l'étude des réalisa-' tions artistiques du haut Moyen Age conduit à accorder plus d 'intérêt et à reconnaître plus d'import~mce qu'on ne le supposait naguère aux variantes régionales de l'art cc impé­rial» à l'époque romaine.

Au reste ces évolutions régiona­les elles-mêmes sont diffioiles à étudier dans leur développement diachronique. Il semble qu'elles aient été fort peu hom6gènes, très différentes d 'une « région » à l'au­tre ; non seulement les diverses phases d'évolution des types archi­tecturaux romans n 'ont pas' été synchrones dans les « régions », mais il paraît douteux que dans chacune d 'elles le même processus se soit produit et qu'on y puisse reconnaître les mêmes phases. Il est donc impossible et dangereux de prendre comme système de référen­ce le type d'évolution qu'on a cru pouvoir reconnaître dans l'une des (c régions» européennes et de pré­tendre ordonner en fonction de ce type local ce qui peut être obser­vé de l'évolution des autres arts cc régionaux ».

Des monuments, pas d'univers

La prudence est d'autant plus nécessaire que, même dans une zone nettement délimitée, il est

' impossible de fixer une chronologie absolue, sur laquelle il serait permis de fonder l'analyse de l'évolution des formes et des techniques ; il faut renoncer le plus souvent à pré­ciser, à quelques décennies près, ce qui est considérable, la date de construction, d'achèvement des dif­férentes parties d'un édifice. Il est le plus souvent presque' impossible par là même de déterminer, de deux monuments, lequel a été entrepris le premier et achevé le premier, dans la construction duquel ont pu être utilisés pour la première fois des procédés nouveaux, mis en œuvre des partis architecturaux

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 mai 1967.

jusque-là ignorés. Il est donc im­possible, plus radic~lement, d'envi­sager même une histoire de ce qu'on continue, par paresse le plus souvent, à nommer les « influen­ces » ou à l'inverse d 'entreprendre

Citeaux

une véritable étude de ce qu'a pu être l'élaboration simultanée, en tout cas indépendante, dans des (c régions» diverses de solutions identiques à de semblables difficul­tés d'ordre technologique et à de semblables exigences d'ordre cultu­rel. Pour certains des problèmes les plus importants, l'apparition de la croisée de transept, l'élaboration du plan carré des par ties orientales de l'église, la façade à deux tours par exemple, il se révèle illusoire de proposer un lieu ou un e date ; , parmi les monuments de haute épo­que aujourd'hui conservés, où ces éléments sont observables, aucun n'est datable avec certitude; il faut admettre qu'une cc généalogie » de ces formes architecturales est im­possible, au moins en l'état pré­sent des connaissances.

Tout compte fait, les tentati­ves de synthèse trop ambitieuses se révèlent, comme à l'accoutu­mée, fallacieuses. Prétendre rame­ner à l'unité d'un système, fût-il polymorphe et développé dans l'es,. pace d'un monde polycentrique, des

phénomènes historiques dont les traits communs, si nombreux soient-ils, importent moins que les dissonances, c'est se condamner (ou se résigner, qui est pire) à la p lus dérisoire des erreurs de méthode,

céder à la tentation de l'intelligi­bilité. L'intérêt principal peut-être pour l'historien de cet âge de mu­tation, que furent le XC et le XIe siè­cles, est qu'il contraint à confesser l'impossibilité d'en présenter une (( interprétation globale », sauf au niveau de la plus élémentaire « litté­

' rature ». Dans cet émiettement des histoires locales, nous ont été narrés des faits, nous demeurent visibles des monuments - mais les faits eux-mêmes, et la nature des sour­ces, et plus encore les batiments qui subsistent aujourd'hui sont tels précisément que rien ne serait plus aventureux que de tenir l'ensemble qu'ils paraissent former pour signi­ficatif de l'époque dont ils sont la trace. Ces édifices conservés, pour tant d'autres détruits, dessinent un cc système» - mais qui n 'existe que dans le regard des hommes du 'xxc siècle. Vouloir y lire l'Eur p~' de l'an mil ou des croisades, c'est exactement le contraire du « métier d'historien \l. L'histoire n 'est pas un langage. Il y a, des églises romu­nes. Il n'y a pas d'univers roman .

Roger Paret

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INFORMATIONS

BmisaiODS littéraires de l'O.R.T.F ..

Sous réserve des modifications pos­sibles, Fran~Culture a programmé une série d'émissions littéraires pour la première quinzaine de mai :

Lundi; mercredi, vendredi, 22 h 40: entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers.

Mercredi, 8 h (heure de la culture française) : Apollinaire et son temps, par Michel Decaudin.

Symbolisme et langage, par André Giumbretière, le 3 mai.

Robbe·Grillet, le 10 mai. Mercredi 13 h 40 : tribune des cri·

tiques littéraires. 3 mai : 14 h 10 : une heure avec

Julien Green. 10 mai : 14 h 10 : une hèure avec

Georges Mathieu. Mercredi 3 mai, 20 h : Journal d'un

séducteur (adapté de Kierkegaard). Mercredi, 10 mai. 20 h : la Paix,

d'Aristophane. Jeudi 4 mai, 19 h 15 et mercredi

10 mai, 19 h 15 : A propos du prix intemational de littérature.

Quinzaine du livre du cinéma

La Société des Ecrivains de Cinéma et de Télévision (Président: Maurice Bessy, Secr.étaire général Pierre LherminierJ organise, du 1er au 15 mai, une Ouinzaine du livre de ciné­ma et de télévision sous forme d'une exposition-vente qui aura lieu chez 20Q, l.ibraires répartis dans toute la France et. particulièrement, dans les villes universitaires. Une trentaine d'éditeurs participent à cette mani­festation . Un catalogue collectif, qui sera diffusé à 30.000 exemplaires, a été établi où sont répertoriées les œuvres consacrées au septième ' art éditées par ces maisons. Les salles d'essai et les cinéma-clubs prêtreront également leur concours. L'O.R.T.F., de son côté, organise une série d'inter­views ainsi qu'une grande vente·si­gnature qui aura lieu le 11 mai à la Maison de l'O.R.T.F. en présence d'une' centaine d'auteurs.

Traductions en Italie

Selon des statistiques récemment publiées, il ressort que l'Italie était le troisième pays du monde, en 1964, pour le nombre de titres traduits (après l'U.R.S.S. et l'Allemagne).

Langues [es plus favorisées : l'an­glais (953 titres), le français (581), l'allemand (259). Les deux auteurs les plus fêtés sont Simenon et Brecht (dix traductions chacun), avant Sha­kespeare et Balzac.

A l'inverse, les auteurs italiens re­cueitlaient plus de succès en France (95 titres} qu'en aucun autre pays. Venaient ensuite l'Allemagne (93), les Etats-Unis (73), l'Espagl1e (61), la Yougoslavie (49) et la Grande-Breta­gne (48).

Les auteurs italiens contemporains les plus traduits étaient, en 1964, dans l'ordre : Moravia (53 traduc­tions), Paul VI (21), Jean XXIII (15), Pirandello (t2). Suivent : Calvino, Lampedusa, Pavese, Guareschi et Pratolini.

Ezposition Pierre-J ean Mariette

• Le Cabinet d'un grand amateur, Pierre Jean Mariette (1694-1774), des­sins du XV' au XVIII' siècle ». Sous ce titre, du 22 avril au 12 juin, une importante exposition présente au Louvre la collection Mariette dont les chefs-d'œuvre sont dispersés depuis deux cents ans. Grâce aux prêts con­sentis par les plus grands musées d'Europe, les Parisiens peuvent voir, provisoirement réuni~~ ces dessins qui témoignent à la fois de leur temps, et du goût d'un homme exceptionnel.

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PHILOSOPHIE

Ferdinand Alquié Solitude de la Raison Losfeld éd. 192 p.

«L'homme ... ne peut pas dire «ma raison », mais seulement: «La Raison », la Raison étant commune à tous, et même, sem­ble-t-il, présente dans les choses dont elle constitue la structure ». Cette phrase a été écrite, en 1946, par Ferdinand Alquié. Dans sa formulation immédiate, elle res­sortit au vocabulaire de l'Ecole et on ne s'étonnera pas que «les philosophies de l'engagement» aient pu la mettre au compte d'une certaine fadeur rationaliste. Il reste, si on y regarde d'un peu plus près, que si la pensée, en France, en avait respecté plus scrupuleusement les termes, il y aurait bien gagné, gagné de l'éner­gie et contre la sottise. En rassem­blant, dans Solitude de la Raison, un certain nombre d'études pu­bliées au cours de ces vingt der­nières années (études qui ne sont pas spécifiquement philosophiques puisqu'il y est question aussi bien de J.-P. Sartre et de M. Merleau­Pont y que du surréalisme), F. Al­quié ne manifeste pas, semble-t-il, d'intention polémique. Il rappelle seulement, et avec quelle rigueur, un rendez-vous qu'il avait donné alors ...

Existentialistes et marxistes

Dès cette époque, en effet (et, bien avant, dans ses cours)..., il po­sait une question décisive, celle à laquelle finalement viennent se heurter, quelque ruse qu'elles veuillent y mettre, toute théorie (dite, démontrée, exposée) et toute pratique (définie techniquement et effectuée) : la question de la vérité. L'occasion qu'il avait, à ce moment, de soulever un tel pro­blème était la querelle opposant existentialistes et marxistes, que. relie que supervisait, avec les for­ces surabondantes que lui fournis­saient la providence divine et les voix du M.R.P., la pensée chré­tienne. Qu 'on se souvienne de ce qui se passait alors - non pour le plaisir d'une remémoration morose -, mais parce que ce qui se dit et s'écrit, aujourd'hui, par­ticipe encore de ce même état d'esprit et, trop souvent, en dé­pend étroitement! , On disputait pour savoir qui lèverait le plus haut la bannière de l'humanisme, qui ferait le meilleur sort à l'homo me, passé, présent, à venir et, en tous cas, inoubliable et irrem­plaçable; c'était à qui, dans la surenchère prophétique, assurerait à l'humanité le destin (récupéré et projeté) le plus juste, le plus ri· che, le plus « dépassant» !

Bref, l'idéologie dite de gauche, en France, commençait son pro-

La question de la vérité

cessus d'autodestruction théorique. Elle choisissait dans l'éventail que lui offrait la tradition révolution­naire, le plus mauvais parti : eelui de l'indignation, de l'efficacité idéologique à court terme, celui où l'idéologie accepte, même dans ses prétentions théoriques, de se situer au niveau de la plus fébrile et de la plus mesquine propa­gande.

F. Alquié a refusé, d'entrée de jeu, de s'en laisser conter. Il a demandé - et ce rappel est oppor­tun, dans la mesure oÙ il permet de scander l'histoire idéologique contemporaine en des textes pré. cis et brefs - qu'on distingue tou­jours entre ce qui est affaire pas­sionnelle et ce qui ressortit à l'or­dre de la Raison.

S'appuyant sur ce qu'il est con­venu d'appeler le rationalisme mé­taphysique, il analyse les produc­tions intellectuelles de son temps en fonction de cette idée fonda· mentale, mais presque toujours inaperçue, qu'à une question théo­rique, il n'est de réponse que théo­rique "et que toute considération morale ou politique, toute réfé­rence au vécu, à l'empirisme, au prétendu donné immédiat doivent être exclues. Dans ce texte même, il reprend brièvement un des thè· mes majeurs de son œuvre - sin­gulièrement dans la nostalgie de fEtre - à savoir que le refus de la rationalité est, pour ainsi dire, « normal»: car la Raison est l'Etre même, elle n'est pas moi, mais «ce qui porte le moi » et le contraint dès lors, celui-ci se rebel­le : il la hait, mais conserve le dé­sir de sa réalité et de sa fermeté; il s'arroge une liberté absolue ou prétend se faire le dépositaire d'un mouvement de création qui passe par lui et dont il devient, dès lors, responsable... Il refuse, dans le désarroi, cette raison que la métaphysique lui proposait, à la fois, comme contrôle et comme sollicitation d'aller plus avant; il s'abandonne aux miroitements de l'empirique.

Le phénomène surréaliste

Le «moi» n'est plus partagé entre le fini et l'infini, comme le voulait Descartes : il est le tout; autant dire qu'il n'est plus rien •• " rien que la passion qui l'habite et qui le fait être chrétien ou mar·

' xiste, néo-marxiste ou néo-chré­tien, ou les deux (ou les quatre) à la fois. C'est à la lumière d'une telle problématique que F. Alquié ....:... dans la ligne de l'ouvrage qu'il y a consacré - analyse, par exem­ple, en quelques brèves pages, le phénomène surréaliste. Il note les contradictions qui ont été la vie même du surréalisme, il souligne leur irréductibilité. Il y voit une

autre manifestation de ce désir de l'Etre, désir que guette et que mine la haine, de cette guerre que mènent, à l'époque actuelle, sour­dement et dans la confusion com­me, jadis, dans la clarté" d'une réflexion qui se voulait savoir, Immanence et transcendance, vécu et raison ...

Il y a, certes, des questions théoriques à poser. C'est le propre d'une œuvre philosophique com­me celle de F. Alquié, qui s'est développée dans la rigueur, de :provoquer des interrogations. Il n'est pas sûr, par exemple, qu'on puisse aussi aisément comprendre l'alternative méthodologique scien­ce-passion (ou idéologie) à celle, qui est ontologique, transcen­dance-immanence; ou qu'on ait le droit, comme l'a fait la méta­physique classique, de tenir pour évidente l'identité de l'Etre et l'in­fini. Mais ce sont là discussions théoriques. L'important est qu'il y ait exigence théorique, une exi­gence qui s'applique ici aux œu­vres et aux hommes qui consti­tuent notre culture.

François Châtelet

Un guide

' Michel Alexandre Lecture de Platon Bordas éd., 420 p.

Sous ce titre modeste se trouve réuni l'ensemble des cours de Michel Alexandre, lorsqu'il était professeur de Khâgne, entre 1931 et 1952. Par souci de garder vivant son enseignement, on,a conservé telles quelles les notes qu'avaient prises ses élè­ves, en leur laissant leur côté concis, par­fois télégraphique.

A l'exception du Phèdre, du Politique et des Lois, tous les principaux dialogues sont ici abordés. L'auteur suit de très près le texte, presque ligne par ligne et l'illus­tre de deux points de vue différents. D'abord, par son analyse philosophique qui se réfère constamment soit aux grands systèmes classiques (Descartes et Kant ), soit aux préoccupations de l'époque. En suite, en sachant nous intéresser au per­sonnage de Socrate, et en nous faisant comprendre les situations, les détails, par l'histoire et les mœurs athéniennes du V· siècle. C'est donc un guide à travers Platon que Michel Alexandre , se propose d'être pour le lecteur, comme il le fut pour ses élèves. Entreprise qu'il considé· rait comme particulièrement utile pour un texte qui ne livre 'rien de ses riches­ses si l'on ne sait l'aborder. Platon, disait Michel Alexandre « est le seul auteur qui suffise, seulement il n'apprend rien, ü ne vous force jamais ».

On pourra faire plusieurs reproches à cet ouvrage: certains passages importants ne sont pas toujours suffisamment com­mentés, l'interprétation, trop intellectua­liste, donne parfois une image un peu kantienne de Platon, mais on ne saurait nier non plus le mérite d'une telle tenta­tive. Il ne manque pas en France d'ex· cellentes études d'ensemble sur la doctrine de Platon, ce livre ne prétend pas rivali. ser avec elles, il les complète. Pour ceux qui voudront entreprendre une lecture du texte platonicien - que rien ne saurait remplacer - il sera un guide sûr et agréa­hIe : ils trouveront chez Michel Alexan­dre la rigueur d'un universitaire et la sensibilité d'un honnête homme .

lean-François Nahmias

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PH.ILOSOPHIE POLITIQUE

Trois cents lettres de Tocqueville

Alexis de Tocqueville Œuvres complètes. T. 8 Correspondance d'Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont Texte établi, annoté et préfacé par André Jardin Gallimard éd., 3 vol. 621 p., 470 p., 644 p.

La confrontation avec ces trois gros volumes de correspondance -qui va de 1828, quand les deux jeunes gens font connaissance au barreau de Versailles, à 1859, année de la disparition de Tocque­ville - laisse de prime abord per­plexe, en dépit de la magistrale introduction d'André Jardin. Com­ment classer, et quelle exploitation faire de ces trois cent huit lettres de Gustave de Beaumont, toutes inédites, et de c~s trois cent trente lettres d'Alexis . de Tocqueville, dont une quarantaine seulement étaient connues ? Car il y a de tout là-dedans ! Depuis l'écho des amours de leur bonne à Versailles, que leur propriétaire a rencontrée « donnant le bras à un soldat », depuis les malaises et les accou· chements de Clémentine (la fem­me de Gustave) et les mauvaises humeurs de Marie (la femme d'Alexis), jusqu'aux jugements dé· jà portés, dès Versailles et avant même le voyage en commun aux Etats-Unis, sur la politique et les mœurs en France, sur le légitimis­me et son avenir. Seul l'éloigne­ment, de surcroît, et non les cir­constances, donne sa périodicité à cette correspondance.

Comme il est naturel, on s'écrit quand on est séparé : rien donc sur les Etats-Unis, précisément ; ni sur la révolution de 1848, puis­que les deux amis étaient ensemble à Paris pendant ces tragiques évé­nements. L'échange de lettres ne s'accélère pas forcément quand les faits les plus décisifs se produisent. Et puis, tout cela paraît d'une autre époque, alors qu'il faut six jours pour aller - comme le mé· nage Beaumont en août '1843 -de Paris à Nice, et que Nice est, de plus, encore rattachée au royaume de Sardaigne. Alors l'histoire de ces deux jeunes aris­tocrates, empêtrés dans leur paren­taille conservatrice, embarrassés devant les Orléans au point de pré­férer faire un voyage d'études quelque temps en Amérique, et qui oI;lt bien du mal à se transfor­mer, le moment venu, en défen­seurs de la République, prend un caractère un peu désuet. 'On songe à la description qu'Alexis fait de son château, dans la Manche, près . de Cherbourg : « Une vieille mai· son flanquée de deux tours... avec de vastes cheminées qui donnent plus de froid que de chaud... »

Pourtant - bien qu'il soit . plus facile, et plus « moderne », de penser ' à Karl Marx, à cette épo­que dans son appartement à Lon­dres - il faut rejeter ces appa-

rences, qui sont de fausses appa­rences et nous masquent la vérité. Tocqueville a là-dessus une forte expression. Parlant des électeurs . qui l'ont boudé en 1837 parce qu'ils avaient dans la tête, sur l'aristocratie, « quelque chose de semblable à la répugnance instinc­tive que les Américains ont pour les hommes de couleur », il faut déchirer le voile de nos préjugés et voir ces choses-là comme elles sont : le XIXe siècle, c'est uous. D'abord, quelle similitude entre les luttes parlementaires, sous Charles X et Louis Philippe, et

. tente et son drapeau et il s'es' montré de là, écrit Tocqueville, à la Chambre et au pays comme le seul homme qui, sans vouloir amener une révolution nouvelle ... pouvait consolider ce gouverne­ment-ci. » N'y a-t-il pas dans ces mots toute la réalité politique, l'at­mosphère et la perspective selon lesquelles nos affaires publiques n'ont cessé de se traiter?

A travers cette lutte, d'ailleurs, des mutations se produisent, une société intermédiaire se constitue, où les restes de l'aristocratie se dis­solvent dans la bourgeoisie et les

Alexis de Tocqueville, PCV Chassériau.

celles de la Troisième, de la Qua­trième, et même de la Cinquième République. Le système s'est alors créé, dont nous vivons encore, et je me réfère à la description que Tocqueville fait de la longue lutte entre Thiers et Guizot. Elle abou­tit au célèbre débat, à la Chambre, en mai 1837. Guizot monte à l'as­saut, et son entrée dans le minis­tère Odilon Barrot paraît devoir s'imposer. Mais, le lendemain, Thiers, froid et habile, prend posi­tion à Ini-route de la gauche et des Ininistériels : « Il établit là sa

intellectuels avancés, tandis qu'on passe du comte Molé à Barrot et à Blanqui. Tout cela, c'est nous, et même l'apparition de Louis Napo­léon, quand il est élu pour la pre­Inière fois à Paris en septembre 1848. Au creux de ce XIXe siècle, tout ce qui va faire le nôtre est là : les socialistes et Karl Marx avec 1848 ; la société capitaliste libérale qui se renforce ; et Gobi­neau, dont Tocqueville commente, dans une lettre du 3 novembre 1853, le Traité sur l'inégalité des

. races, qu'il vient de recevoir :

La Quinzaine littéraire, rr au 15 mai 1967.

« Un gros livre, pour prouver que tous les événements de ce monde s'expliquent par la différence des races, système de maquignon plu­tôt que d'homme d'Etat. »

Il y a plus. L'actualité est sai­sissante des jugements que Toc­queville porte en matière de poli­tique extérieure, quand il est, pen­dant quelques mois en 1849, mi­nistre des Affaires étrangères du prince-président. La situation est la même d'un peuple qui a le sou­venir d'une force immense, et qui « aspire à tout et, au fond, ne veut et peut-être ne peut rien oser. » A la veille du Deux décem­bre, parlant de l'état de l'opinion dans son département, la Manche, Tocqueville remarque la « grande tolérance pour ceux qui n'aiment pas (Louis Napoléon), et l'entraî­nement presque général à le re­nommer, parce qu'il y est ». Peu de temps après le Deux décembrè, Tocqueville observe déjà « qu'une Chambre nommée directement par le vote universel et maintenue dans une situation subalterne et humi­liée n'est rien jusqu'à ce qu'elle devienne tout ». Enfin, quelle pé­nétration, à propos de la Russie, telle que la fait voir le savant alle­mand Haxthausen. Là, l'actualité est atteinte à travers la permanen­ce, clairement perçue, d'un certain nombre de phénomènes. Tocque. ville constate que la Russie est uniforme dans ses usages et « jusqu'aux moindres détails de l'aspect extérieur des objets ». Per­manent aussi est le mécanisme par lequel l'excès d'égalité met en cau­se la liberté. C'est la grande idée fondamentale de Tocqueville, qui court de la Démocratie en Améri­que jusqu'à l'Ancien Régime et la Révolution, en passant par les Souvenirs (de la révolution de 1848), les rapports du parlemen­taire et une partie de la corres­pondance générale.

Dès juillet 1838, Tocqueville met en garde son correspondant -et il ne s'agit plus là de consi­dérations sur les Etats-Unis, mais manifestement d'une réflexion que le jeune parlementaire tire de sa vie politique en France, sous la monarchie de Juillet - contre le fait que « les idées et les senti­ments des peuples démocratiques les (font) tendre naturellement, et à moins qu'ils ne se retiennent, vers la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de l'auto­rité ce"(ttrale et nationale ». Ce n'est pas que Tocqueville soit contrai­re à l'esprit démocratique­qui le croirait d'un homme mar­que dès ses débuts de ce côté-là,

. et qui est, en quelque sorte, le La Fayette des penseurs de l'époque ? - mais il sait où le bât peut bles­ser dans les affaires de ce monde, toujours imparfaites et en équili­bre instable. Une pensée très fer­me, souvent répétée, pénètre peu à peu le milieu qui entoure Toc-

~

19

Page 20: La Quinzaine littéraire n°27

une révolution • • • • • • ~ Trois cents lettres

de Tocqueville

technique • • • • • • queville, au point qu'elle donne • en 1853 à Gustave de Beaumont • • le talent d'écrire : « Quelle est la

• • valeur des droits que ne protège • aucune liberté ? ». Y a-t-il, aujour-• d'hui, problème plus actuel de • Washington à Moscou ? : La correspondance entre Alexis au serVice • de Tocqueville et Gustave de Beau-

de la réforme • mont met également en lumière le • caractère des hommes. Soupçon-• nait-on Tocqueville, à propos d'une • jeune personnequ 'il fréquente à • • Versailles, capable d'écrire : « Je

de • crois que ces yeux-là ' voulaient • être tendres, mais que la matière • première manquait. » C'est encore • lui qui, parlant du philosophe • Charles StoffeIs, le traite de • • « grand jeu;ne homme. clair de • lune » ; et comme il a fait un • beau mariage, ajout~ qu' « il est

l'enseignement • retombé du haut de ses nuages • sur la terre et a employé sa méta­• • physique à tourner la tête d'une • héritière ». • Plus importantes, bien sûr, sont • les précisions que nous tirons -de • cette correspondance sur certains •

20

• points restés obscurs de l'action et • de l'œuvre de Toçqueville. On • comparera utilement le discours • officiel qu'il prononce pour ac­• cueillir, à Cherbourg, en tant que • • président du Conseil général, le • prince-président, et la lettre qu'il • écrit, le même jour, à Beaumont • pour commenter l'événement. On • sentira toutes les hésitations qui • ont agité cette double carrière • • d'écrivain et d'homme politique, • tenté par la chose publique et • attiré par le « rude et détestable • métier d'auteur ))_ (juillet 1838). • On verra naître l'idée de l'œuvre : à faire, avant qu'elle ne soit ou-• vertement entreprise. A Sorrente, • en décembre 1850, Tocqueville • 'songe manifestement à ce qui va • être les Souvenirs, quand - il parle • de ce « nuage qui flotte devant • • mon imagination )) ; et de même • une lettre du 8 avril 1853 annonce • l'entreprise; cette fois dévoilée, de • 1'Ancien -Régime et la Révolution. • Enfin, dans cette correspondan­: ce se voit à chaque lÎgne - sauf • deux périodes de froissements et

1200 C.E.S. à constn.tl~e . en 5 ans! • d'irritation sous la monarchie de -Seule, l'Industrialisation du Bâtlmènt peut.y parvenir. • Juillet - l'amitié qui lie les deux

Dans le domaine scolaire, G.E.E.P.-INDUSTRIES, • hommes. Gustave de - Beaumont le plus anèien et le plus important -des Constructeurs : est touchant quand il en écrit. Il

_ (4000 classes édifiées en 6 ans, pour 150 OOQ élèves; • reconnaît avec simplicité la supé-2500 classes pour la seule année 1966), • riorité de Tocqueville comme per­

reste à la pointe de ce combat. • sonnalité poljtique et comme écri­Grâce au dynamisme de son Service. Recherches _, • vain. Mais c'est très justement que

à la puissance des moyens mis en œuvre, G.E.E.P.-INDUSTRIES, • Tocqueville met l'accent sur tout ne cesse d'améliorer la qualité et le confort : ce que lui a apporté cet homme

de ses réalisations et de justifier • dynamique, au contact -humain. la confiance grandissante qui lui est faite. • Pratiquement, toute l'œuvre de

• Tocqueville a été commentée, dis-• cutée, revue sur épreuves par son • ami Beaumont. A ce titre encore • la correspondance entre les deux : hommes apporte beaucoup d'infor-. - mations sur l'élaboration de la • pensée tocquevillienne : et on se • prend à regretter, pour la critique • à venir, que le téléphone remplace

22, rue Saint-Marti_n, _ Paris-4· : si souvent, _ aujourd'hui, la lettre. Téléph. 272.25.10 - 8a7.6Ù7 • Jacques Nantet

OEEP-I-N-DUSTRIES

UNIVERSITÉ

Jean Capelle L'école -de demain reste à faire P.U.F. éd., 266 p .

Gérald Antoine, Jean-Claude Passeron La réforme de l'Université Calmann-Lévy éd., 291 p.

Dans ces deux livres consacrés aux problèmes de l'enseignement, ce qui frappe le plus, c'est la- diffé­rence des perspectives. Le recteur Capelle est sans nul doute, des trois auteurs, celui dont le regard em­brasse le champ le plus large. L'an­cien' directeur général de l'organi­sation et des programmes scolaires est de ceux qui ont donné à la réforme de 1959, dont il souligne justement la timidité, un élan plui vigoureux: il fut à l'origine de la création des C.E.S. et de la défini­tion de la carte scolai,re. Ajoutons que depuis son départ du ministère, la réforme du premier cycle n'a reçu -aucul\e impulsion décisive.

Son livre suit un plan simple : deux courtes parties préliminaires rassemblent des données connues, en insistant sur le bref répit que constitue la décennie 1960-1970, avant une seconde explosion sco­laire. Suivent deux grandes parties, l'une sur les enseignements fonda­mentaux (ju squ'à dix-huit ans), l'autre consacrée aux enseigne­ments supérieurs.

Ce plan rend mal compte de l'ori­ginalité de l'ouvrage, qui réside es­sentiellement dans une approche réaliste, positive des problèmes. On ne sait s'il faut l'imputer à la for­mation mathématique ou à la pra­tique administrative, mais l'auteur voit la réforme concrètement: d'où un certain dépaysement pour qui fréquente la littérature, à forte charge idéologi«we, courante en cette matière. Comme exemple de cette démarche, on verra la façon dont le recteur Capelle traite du surmenage scolaire : il nous épar­gne les tirades hypocritement api~ toyées, et distingue dans l'emploi du temps des heures lourdes, des heures neutres, des heures soula,­geantes, avant de recomposer Une journée scolaire: TI est ainsi conduit à poser le -problème des vacances : il le fait sans démagogie, ce qui lui vaudra des ennemis, mais il faut bien dire qù'on ne pourra s'accom­moder indéfiniment de l'anarchie actuelle, imputable d'ailleurs pour une part aux habitudes d'une ad­ministration pressée d'enregistrer des compositions. Dans le même ordre d'idée, notons des_suggestions qui seront reprises : introduire une langue vivante à la fin de -l'école élémentaire, ce qui met en f{Ues­tion la polyvalence rigoureuse des instituteurs; repousser d'un an le début du latin et constituer un tronc commun d'une année -le ~ot est évité. Enfin une analyse impitoya­ble des examens -conclut à la sépa­ration de l'examen de fin d'éhldes et de l'examen de selection, notam-

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La réforlne de l'enseignelnent ment dans le cas du baccalauréat. Bref, il y a beaucoup à glaner au fil de ces pages.

L'idée directrice du livre réside dans une volonté de promouvoir les études techniques de tous ni­veaux. Le grand risque pour le rec­teur Capelle est l'engorgement des filières d'enseignement général, les plus nobles, tandis que les filières professionnelles, les plus utiles so­cialement, et non moins dignes, n'accueilleraient pas assez de re­crues. De ce point de vue, la pa­renté avec l'ouvrage de M. Vermot­Gauchy, l'Education nationale dans la France de demain (S.E.D.E.I.S. éd.) si stimulant pour la réflexion, est évidente.

Pour obtenir l'harmonie des ta­lents, des qualifications et des am­bitions, qui risque d'être compro­mise de manière explosive en 1975, le recteur Capelle compte à la fois sur la revalorisation de l'enseigne­ment technique et sur le renforce­ment des sélections. Il veut intégrer l'enseignement technique dans l'en­seignement général, pour l'ennoblir en « l'humanisant ». Inversement, il dénonce le scandale d'un libre accès aux facultés, tandis que l'en­trée dans les I.U.T. se veut sélec­tive. Mais cette démonstration n'est pas totalement convaincante. Il manque d'abord une partie qu'on aurait pu intituler « professionna­liser l'enseignement humaniste », et que nul n'aurait pu écrire mieux que le recteur Capelle qui plaida autrefois avec conviction la cause de la technologie obligatoire, consi­dérée comme discipline de forma­tion générale.

La position des universdtaires

Sous le titre « Conservatisme et novation à l'Université », l'essai de J .-C. Passeron constitue la seconde partie de la Réforme de l'Univer- . sité. Sociologue brillant, auteur avec P. Bourdieu des Héritiers, J.-C. Pas­seron analyse ici la signification des positions des universitaires en face de la réforme de l'Université. C'est donc une analyse au second degré, une . critique des critiques, une révi­sion des réformes. On a peine à se défendre d'un certain agacement quand l'on est soi-même engagé dans ces débats, · et ce livre est de nature à vous faire passer l'envie d'écrire sur ce sujet, voire de ré­pondre aux enquêtes apparemment anodines d'universitaires. J .-C. Pas­seron est dans la situation du voyeur : il sait la vérité de" propos, tandis que leurs auteurs l'igno­rent. Le moindre texte peut servir de prétexte à l'analyse redoutable du sociologue, et Dieu sait ce qu'il lira entre les lignes : il décèle le conservatisme de positions réfor­mistes, mais le cours magistral lui révèle presque un sens novateur. Au terme, on ne sait plus où l'on en est : les adversaires renvoyés dos à dos, l'auteur ne conclut pas. C'est d'ailleurs sa force : s'il

concluait, il se mettrait lui-même au niveau des positions qu'il pré­tend arbitrer et deviendrait à son tour justiciable des critiques d'in­terprétation.

Le point faible de cette position, c'est que la distance du sociologue à son objet - les positions des universitaires devant la réforme -est factice. Universitaire lui-même, la réforme le concerne. Ne pas conclure, est-ce alors autre chose que s'avouer satisfait du statu quo? Retournons-lui le compliment : der­rière la nouveauté intellectuelle de l'analyse, on peut découvrir un conformisme très traditionnel : cet essai est une excellente dissertation.

Ma critique concerne surtout la dernière partie du livre, qui analyse les réponses de membres de l'en­seignement supérieur littéraire à une enquête centrée sur l'agréga­tion. Dans d'autres domaines, l'ana­lyse critique de J .-C. Passeron n'est pas sans fécondité. En démontant inexorablement les propositions des autres, avec talent, rigueur et perti­nence, il laisse deviner ses propres solutions. S'ils surmontent la crainte de ·son regard futur, d'autres pour­ront construire sur le terrain qu'il déblaie, . et où déjà il amorce quel­ques fondations.

La critique des planificateurs porte pleinement. La rationalité qu'ils introduisent dans l'enseigne­ment ne repose pas sur une logique objective des faits, comme on le croit trop vite. Elle implique une hiérarchie des fins de l'éducation. D'ailleurs aucune fonction sociale, pas même celle qu'assurent les in-

. vestissements productifs, n'obéit strictement à la logique de la ren­tabilité. On ne peut donc échapper à un jugement de valeur qui hiérar­chise les fins de ce système multi­fonctionnel.

Vient ensuite une ex~ellente ana­lyse des « équivoques de la démo­cratisation » qui dénonce une dou­ble erreur. Les défenseurs de l'extension à tous les enfants d'une scolarité inchangée se trompent, car ils postulent que tous les enfants sont interchangeables; les défen-

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 mai 1967.

seurs de la différenciation scolaire par l'extension des enseignements latéraux, techniques notamment, se trompent aussi en ne reconnaissant pas la hiérarchie sociale des types d'enseignement. Et J .-C. Passeron s'engage ici en concluant, ce que nous ne pouvons qu'approuver puis­que nous le défendons depuis plu­sieurs années, à la nécessité d'un effort pédagogique de l'école. C'est « par l'instauration d'une pédago­gie - inexistante actuellement -visant à donner à tous les moyens d'acquérir ce que, faute de conce­voir leur nature sociale, elle per­çoit comme des « . dons », que l'école contribuera à sa propre dé­mocratisation ».

J .-C. Passeron s'en prend ensuite aux équivoques de la « révolution pédagogique », entendez par là le mouvement favorable à la modifi­cation du rapport hiérarchique du maître aux élèves. Il montre fort bien que le rapport pédagogique n'est pas autonome, et qu'il faut distinguer le jugement porté sur l'efficacité de la démocratie péda­gogique de sa valeur sociale. Il est vrai que le meilleur service à ren­dre à certains étudiants est parfois de faire un cours magistral, tandis qu'on défendrait contre eux"mêmes certains professeurs en les détour­nant du « faux socratisme » pares­seux de séminaires non direCtifs. Enfin il était bon de souligner l'idéa­lisation du système américain qui sévit chez certains universitaires réformistes.

Le oouple Paris-provinoe

Le recteur Antoine s.ouscrirait à ces conclusions. Mais avec lui nous changeons de· registre. C'est un grammaIrIen qui parle, et l'admi­nistration ne l'a ni formé ni dé­formé : elle lui a fourni des ex­périencesqu'il raconte et commente à la manière savoureuse d'un vrai littéraire.

Les meilleures pages de cet essai qui constitue la première partie de la Réforme de l'Université sont sans

aucun doute celles qui traitent du couple Paris-province et du campus universitaire à la française. Ce sont là problèmes directement vécus par le recteur d'Orléans, et contre sa vision judicieuse, équilibrée, les arguments s'émoussent. Le campus qu'il propose n'est pas séparé de la ville, mais il a de l'espace, de vrais arbres et de l'herbe verte, et l'urbanisation qui l'enserre s'ar­rête à sa porte. Bien plus, le livre suggère d'organiser des lieux de rencontre entre citadins et étu­diants : la maison des étudiants peut être la maison de la culture, et l'on peut prévoir une galerie marchande qui soit intégrée topo­graphiquement' au campus tout en étant juridiquement en dehors.

Pour le reste de son propos, le rec­teur Antoine défend, avec· un rare bonheur de langage, des solutions de bon sens trop souvent mécon­nues. Le pessimisme qui affleure ici ou là n'est que trop justifié. On gâche tant de choses qu'il serait facile de réussir. Le recteur Antoine aime la vie: il dit la joie d'ensei­gner, et la malédiction de ne pou­voir travailler. Il enrage devant la laidt"ur, la tristesse de nos bâti­ments moroses : pourquoi le sérieux des études serait-il ennui? Il ré­dame pour les étudiants les moyens d'un travail véritable et, contre Ivl. Gu~dorf et ce que l'on pourrait appeler le malthusianisme de la haute culture, il revendique pour l'Université un souci de formation diversifiée.

En notre époque où les techno­crates et les psycho-pédagogues se disputent la réforme de l'enseigne­men t, la voix des honnêtes gens qui demandent quelques mesures sim­ples et humaines a peu de chances d'être entendue. C'est dommage : la réforme de l'enseignement ne se fera pas sans les planificateurs et les psycho-sociologues ; mais elle ne trouvera jamais dans l'opinion l'au­dience nécessaire au succès si elle ne sait trouver le langage direct qui convaincra les pères de famille.

Antoine Prost

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Page 22: La Quinzaine littéraire n°27

HISTOIRE

Emmanuel Le Roy Ladurie Les Paysans de -Languedoc S.E.V.P.E.N. éd. T. 1 : 746 p., T. 2 : 289 p.

Thomas-Robert Malthus était un élève doué, mais sans doute mal orienté. Son dernier examinateur en loue l'esprit pénétrant; de la disser­tation qui lui est soumise, il va jusqu'à faire siennes les questions directrices et les démarches propo­sées - un débat fondamental : en­tre population et subsistances ; le

•••••••••••••••••

il:

"TEMPS ET

CONTINENTS" .. Une remarquable collection"

LE MONDE

vue par un ambassadeur occidental Herbersteln

vue par un. savant allemand Humboldt

IRE vu par un sujet de Louis, XIV

Jean Thévenot

DU xvmo SIËCLE vu par un botaniste suédois Ch.-P~ Thunberg

vu par un voyageur grec Hérodote

vue- par un précepteur français Hubert Vautrin

ETATS-UN,IS PENDANT LA GUERRE DE SÉCESSION vus par un Journaliste français. E. Duvergie.r de Hauranne

vue par un explorateur françaIs G. Th. Mollien

Chaque volume lIIusfré de nombreux documents d'époque "En vous référant à cette annonce vous recevrez gratuitement nos bulletins de nouveautés"

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dessin que lui donnent les variables secondaires ; les enchaînements qui font surgir fluctuations démographi­ques, essors et plafonds, blocages et catastrophes -; mieux encore, il apporte à cette pensée l'hommage d'une thèse qui l'illustre assez bien pour un grand morceau de France et sur huit générations. Mais l'illus~ tration prend fin au tiers du XVIIIe siècle, et . la dissertation; largement prospective, est d'environ 1800, quand déjà les faits démentent son pessimisme. D'où le rapport -du correcteur, impitoyable et magnifi­que : « Prophète du passé... vient trop tard dans un monde trop neuf ». Traduisons : bravo pour le schéma suggéré d'une situation pas­sée, mais zéro pour ce qui est d'éta­blir une loi historique et d'éclairer l'action ; refus du certificat d'apti­tude aux métiers, d'historien et d'ex­pert. Ne plaignons pas Malthus, qui trouvera encore des employeurs et dont cette réhabilitatiQn dans 'la condamnation souligne autant l'in­telligence que la faiblesse!. Voyons plutôt l'examinateur :-- Emmanuel Le Roy Ladurie - son Languedoc et leurs paysans.

Un grand cycle agraire

Les paysans : dans ce livre en effet, tout conspire à l'histoire so­ciale. Mais c'est un autre personna­ge que l'auteur pousse au premier plan : « un grand cycle agraire ». Trois fois, depuis le XIe siècle, la société rurale languedocienne a vé­cu un flux et un reflux: une lon­gue expansion, uri jour malade de ses précarités et de ses contradic­tions, butte contre une limite et se disloque. Dans le cadre, riche­ment unitaire, de la deuxième phase (XIe-Xve siècle), Le Roy Ladurie a reconstruit les mouvements du nom­bre des hommes, de la production agricole, des prix, des revenus, des prélèvements, de la propriété, etc., et surtout leur interaction continue - « l'immense respiration d'une structure sociale ». L 'histoire éco­nomique ici n'est ni maîtresse ni ser­vante : productions et croissances, répartition des biens et des revenus, caractères et hiérarchie des groupes sociaux, les trois réalités sont en dépendance mutuelle dans la vie, donc dans l'intelligence historique, donc chez notre auteur. Une docu­mentation généreuse permettait ce regard, large, sérielle et bien répar­tie.

On part de « l'étiage d'une so­ciété », au Xve siècle finissant. Pes­tes et guerres ont fait l'homme rare et les terres vides, donc les salaires beaux et la rente foncière basse. Les mortalités ont provoqué l'éclate­mel!t des familles, qui se mue en remembrement, foncier - par re­groupement successoral ---: et li­gnager : la Cévenne retrouve la fa­mille étendue - patriarcale ou fra­ternelle - dans la rigueur de ses

'manifestations. Le manque d'hom-

Un bon , . .

pOint mes ligote encore un monde revi­vifié, qui assure la promotion du travail.

L'essor commence vers 1500, quand une croissance démographi. que, vive et soutenue jusque vers 1560, le tire allègrement. Mais elle provoque surtout des défrichements extensifs, de moins en moins ren­tables, et très vite éclate la contra­diction entre « l'élasticité dynami­que de la population » et « la rigi­dité têtue de la production, », qui plafonne au bout d'une génération. La crise des environs de 1530, sor­te de révélateur historique total, pour paraphraser Mauss sans élé­gance, le montre à maints niveaux noués. Les ciseaux restent ouverts après 1560, quand se casse l'essor démographique ; car dans la Fran­ce folle des guerres de religion, l'ac­tivité économique aussi est attein­te. Ils le restent au premier XVIIe. siècle, quand la population reprend plus doucement ses progrès : ceux de la production sont surtout un rattrapage, Mais la répartition a changé entre temps, et avec elle, la société et les « solutions» du dra­me. La première solution, dès 1530 environ, et la plus durable, est la paupérisation du gros des travail­leurs, par le double rétrécissement des lopins - la micropropriété foi­sonne au même rythme que les hommes - et des salaires, qui tous se dégradent, comme l'alimentation. Le XVIe siècle est l'âge d'or du pro­fit d'entreprise, c'est-à-dire du fer­mier, qui verse salaires bas et rente encore modeste, et vend un peu plus à des prix ascendants. Une bour­geoisie rurale de capitaines de cul­ture, coiffée d'une oligarchie de brasseurs d'affaires, riche d'argent et habile à le faire suinter et fruc­tifier, c'est l'embryon d'un capita­lisme rural. Il avortera, sachant mal accroître sa production et ses do­maines, et progressant surtout aux dépens des salariés ; « on ne bâ­tit pas un capitalisme sur la pau­vreté ». Après 1600, à la reprise, les salaires restent au plancher, mais les prélèvements (impôt, endettement, etc.) se font bientôt plus lourds, et la rente foncière grimpe magnifi­quement - la terre devenue rare, le propriétaire peut bien dicter sa loi. Alors, les pauvres restent les pauvres, ' mais les fermiers - les laboureurs, possesseurs d'un train de culture - dont le profit est laminé, perdent la sécurité. Quelle belle époque en revanche pour une classe rentière, qui vit des loyers de sa terre ou de son argent, ou de pré­lèvements extra-économiques (la dîme du Clergé, les bénéfices dont la levée des impôts est l'occasion) ! Voilà de quoi financer les ressorts matériels et le triomphalisme du « siècle des saints», les hôtels ,ci­tadins, et les plaisirs cultivés et li­bertins d'un petit monde de grands. Au temps du profit et des Pl'omo­tions a succédé l'âge du prélève­ment sans vertu économique et, de l'immobilisme social.

Dans les années 1660, le produit brut pousse une pointe; précaire,

elle tombe en pleine baisse des prix - dont le long mouvement de hausse vient , de se retourner -l'accélère et s'y brise. Le point d'in­flexion du grand cycle agraire, le renversement d'ensemble, arrivent vers 1675-80: de façon durable, les productions déclinent ou s'ef­fondrent, le profit fait naufrage -non pas les prélèvements! Et la population suit de peu, retournant sa courbe à son tour. Une baisse soutenue du revenu agricole réel induit une surmortalité prolongée. La décrue des hommes reste mo­deste, mais significative d'un ajus . tement à la misère - macabre solu- ' tion dernière. L'amenuisement des pauvres s'accompagne d'un remem­brement foncier, avec promotion, cette fois, des 'rassembleurs de terre citadins.

Entre Renaissance et Régence, un échec est consommé, qui met en cause, notamment, la vieille écono­mie-grain, avec ses permanences techniques, agronomiques, alimen­laires et la hiérarchie sociale, avec ses prélèvements et les politiques de ses maîtres nationaux et régiO­naux,

En une telle recherche, Le Roy Ladurie manifeste Sa J;D.aîtrise des documents et des techniques, la vigueur de sa problématique, une aisance élégante. Sa marque est dans un choix d'attitudes (ainsi

_ l'enquête « en très longue durée») et dans une série d'apports person­nels (un exemple: sa précieuse anatomie des salaires en nature, et mixtes, de l'Ancien Régime) -mais non dans la nouveauté du pro­pos général. Reconstituer les mou­vements de l'économie et les anta­gonismes sociaux qu'ils fondent, déceler les rythmes variés et conju­gués des réalités historiques, des permanences multiséculaires aux variations les plus brèves, resusciter la démographie, analyser la crois­sance, quand on vient après La­brousse, Braudel, Goubert, Vilar et qu'on est de la même trempe, cela peut donner des progrès, ce n'est plus une aventurez. L'histoire éco­nomique.et.sociale est un exemple de vraie .croissance, dont le take off date de la décennie 1924-1934, Mais Le Roy Ladurie propose aussi une autre histoire, jamais oubliée mais tellement moins bien domes­tiquée: celle des niveaux de cul­ture et des blocages psychologiques, des prises de conscience et des échappées de l'inconscient.

Langue française et Réforme

Ainsi mesure-t-il les deux « cou­lées culturelles» - langue fran­çaise et Réforme - qui pénètrent au XVIe siècle des morceaux de Midi, et leur insertion dans les lut­tes. Autre affaire: les soulèvements qui jalonnent la période ont un thème permanent, peu lucide, pié­gé : le thème antifiscal; il ménage de curieuses alliances sociales, qui

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pour Malthus laissent les paysans seuls à l'heure de la répression; il cristallise les ressentiments contre un aspect ano­nyme et étranger du pouvoir et laisse intacte l'intégration morale à l'ordre établi. Entre 1560 et 1594 pourtant, une ptise de conscience s'esquisse: dans les montagnes, il est des actions souples qui harcèlent de proche en proche tout l'ordre social (fiscal, décimal, seigneurial). Mais l'esquisse ne se prolonge pas. Au contraire, c'tt't une grande va­gue de hantise ' démoniaque qui triomphe à la fin du XVIe siècle, et les hauts pays, déçus et aban­donnés, retrouvent massivement la sorcellerie, vieille sève rurale. La volonté d'inversion sociale se lit dans les affabulations multiples où les délires s'expriment. On voit que l'auteur quitte peu à peu le terrain des élaborations conscientes pour écouter de riches témoignages in­contrôlés. Il y a plus de choses sur la terre et dans l'enfer des mouve­ments sociaux que n ~en rève leur philosophie. Voici, tout près du Languedoc et témoignant pour une même société, le chaud carnaval de Romans (1580), avec ses défilés, défis et déguisements, ses fantas­mes d'anthropophagie et ses mimes d'inversion sociale, ses fêtes et son

Gravure du XV' siècle. Scène de moisson,

massacre terminal qui remet tout à l'endroit « psychodrame, dont les acteurs ont joué et dansé leur ré­volte au lieu de discourir sur elle », en révélant des contenus latents qu'une « idéologie-écran » n'est pas venue masquer . Et dans la révolte des Camisards le combat pour la liberté, la révolte contre la misère et le fisc, l'adhésion à des prophé­ties millénaristes côtoient l'hystérie convulsionnaire et le fanatisme, leurs impulsions à motivations ir-

La Quinzaine littéraire, 1" au 15 mai 1967.

rationnelles, le tout poussé sur un terreau de traumatismes et de refou­lement sexuel propres à la Cévenne protestante.

Le Roy Ladurie met donc au programme des enquêtes histori­ques, d'une façon qui soit délibérée et non furtive, toutes les manifes­tations du psychisme. A la problé­matique déjà riche des soulèvements populaires d'Ancien Régime, il ajoute les pulsions sous-jacentes à la conscience. Pour la troupe dra­matique du Théâtre Historien, il vient d'engager le « Çà ».

Entre les deux parcours vers l'histoire sociale - par l'économi­que, par le mental - il n'y a pas égalité. Dans le premier cas, l 'au­teur dispose de sources précises, nombreuses; il les soumet à une critique impitoyable ; maître d'une méthode, il fonde sur elles de véri­tables démonstrations. Dans l'autre cas, ses témoignages sont plus dis­parates, plus retors, ses interpréta­tions 'parfois moins sûres et leur expression moins prudente. D'un côté, il convainc et il explique, de l'autre il suggère et il éclaire. L'op­position est très forcée, mais réelle. Le talent de l'historien n'est pas en cause, mais une documentation, et surtout l'immaturité d'un type de

recherche. Il faudrait cependant poser une question: quelle est la valeur explicative du mental, ou la nature de ses contributions à l'intelligence de l'histoire sociale ? il arrive que l'auteur ait pu réunir, pour une situation, un moment, un groupe privilégiés - ainsi la guer­re des Camisards - un faisceau d'analyses mentales, économiques, sociales; il approche alors de la compréhension très riche et pro­fonde d'un cas, dans la ligne de

l'intégration chère aux ethnologues. Plus isolés, d'autres coups de sonde dans les réalités mentales sont d'une portée 'plus imprécise : sait-on vrai­ment J;llesurer si telles révoltes ont plus de « charge affective» que d'autres, et surtout définir l'ensei­gnement historique contenu dans cette intuition? Il reste une troi­sième façon de fajre appel au men­tal, en tentant de saisir sa place dans la dynamique sociale, sur le long terme et dans ses enchaîne­ments décisifs. A ce titre, Le Roy Ladurie ' insiste très heureusement sur le thème des blocages culturels .à la croissance; si la formulation semble forcée , à la conclusion, elle trouve son an tidote à d'autres pas­sages du livre. Le mental freine, le mental suit.

Une démarche unitaire

Un chef-d'œuvre, il faut que ça serve. La cause de l'histoire par exemple. On l'invoque beaucoup, dans les débats de la culture contemporaine; mais, mythe ou repoussoir, résidu ou code, mor­ceaux choisis, mag.asin de formes ou chaos indomptable, ce n'est presque jamais l'histoire des histo-

riens. Ils ont tort d'abandonner le public à ceux qui écrivent sur le passé, et les discussions épistémo­logiques à leurs collègues, au lieu de défendre leur mode d'appréhe'n­sion du social - quand ils en ont un, ' bien sûr. Vraiment suffit-il d'aller vêtu de probité ombrageuse, de fureur documentaire et de sens critique ? Le Roy Ladurie ne com­mente pas sa méthode, mais sait la rendre à tout moment très visi­ble. Retenons-en quelques aspects.

, Il n'est jamais, chez luj., d'étude d'une réalité quelconque à un mo­ment donné - disons, si l'on veu t, d'analyse structurale en coupe syn­chronique - qui ne suppose, pour elle-même, la confrontation avec un « avant » et un « après » : une réa­lité datée ne révèle ses significa­tions, son organisation et ses hié­rarchies réelles que par la connais­sance de la tendance, et du moment de cette tendance, où elle prend place. Aucun intérêt non plus n'est porté à la succession pure, que ce soit le vieux récit, 'absent, ou les courbes abstraites des prix, des r e­venus ou des hommes, présentes, mais qui .n 'expliquent rien si on ne les explique pas d'abord elles­mêmes. Une histoire des mouve­ments purs serait aussi décevante qu'une anthropologie des systèmes formels de relations : le « contenu» s'escamote mal, sauf dans les jeux de l'esprit sur ses propres construc­tions. Bref, une telle histoire -celle de Le , Roy Ladurie et des prédécesseurs qu'on lui a nomm~s - tente de saisir dans une seule démarche unitaire la cohérence et le mouvement des sociétés ou, si l'on veut, les structures et leurs dynamismes; elles ressemble beau­coup, par là, à certaines sociologies - celles de R. Bastide, de Balan­dier, de Meillassoux - face à. d 'au­tres histoires, à d'autres sociologies (ou anthropologies). Aux économis­tes qui remontent le temps, ce livre peut donner un nouvel exemple des positions des historiens de l'écono­mie, dans le demi-dialogue de demi­sourds où vivent ces gens-là, sur deux points sensibles : le traitement critique et l'homogénéisation, dans chaque cadre d'emploi, des données chiffrées anciennes d 'une part, et d'autre part la longueur de corde laissée à l'économique pur par rap­port à ses attaches sociales réelles et changeantes. Enfin, Le Roy La­durie écrit une langue simple, forte et belle: c'est s'ouvrir un public qui absorbe aujourd'hui des œuvres aussi grosses aux richesses plus revêches.

Combien lisez-vous de vrais li­vres d'histoire? Si c'est au moins un par an, Les paysans de Langue­doc, sont bons pour votre campagne 1967.

Henri M oniot

1. E. Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIII' siècle, 1933 et la crise de l'éco­nomie française à la fin de l'Ancien Ré­gime et au début de la Révolution, 1943. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, 1949. P . Goubert, Beauvais et le Beauvai­sis au XVII' siècle, 1960. P . Vilar, Croissance économique et analyse histo­rique, dans les Contributions à la 1'· conférence internationale d 'Histoire éco­nomique de Stockholm (1960), Paris, 1960 et la Catalogne dans l'Espagne mo­derne, 1963.

2. En 1933, l'Esquisse... de Labrousse, qui reste l'œuvre-pilote, encadrée, à un an d'intervalle, de deux autres piliers de rhistoire quantitative, élevés par Si­miand et Hamilton. Dès 1924, G. Lefèbvre propose une étude rigoureuse des struc­tures sociales, avec ses Paysans du Nord pendant la Révolution française.

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Georges Tessier Charlemagne Coll. « Mémorial des Siècles » Albin Michel éd., 443 p.

Donald Bullough Le Siècle de Charlemagne Albin Michel éd., 212 p.

En 1965, le Conseil de l'Europe organisait à Aix-la-Chapelle une exposition en l'honneur de Char­lemagne, le premier « Européen ». V oilà qui en dit long sur la per­sistance de la légende de ce ,Karl der Grosse, Carlomagno, Charles the Great, dont la haute stature à la barbe fleurie se dresse aux portes de l'histoire occidentale, à côté d'autres « géants », Alexan­dre ou César.

Depuis la mort de Charlemagne jusqu'à cette exposition de 1965, la tradition de Charlemagne n'a cessé de se poursuivre avec des fortunes diverses. « L'adulation dont Charlemagne respira l'encens de son vivant est un curieux exemple de ce culte de la person­nalité dont notre époque a connu de sinistres manifestations », écrit avec raison M. Georges Tessier. Et de retracer à grands traits les ima­ges successives que l'on se fit de ce symbole. '

Dans les convulsions politiques qui suivirent sa mort, son règne apparaît comme un paradis per­du : « C'était alors partout l'abon­dance et la joie. C'est maintenant partout la misère et la tristesse ». Il est le héros de maintes légendes qui courent à travers ' toute la lit­térature du Moyen Age: la Chro­nique du pseudo-Turpin, par exemple, avec miracles, visions, prophéties, et surtout cette Chane

son de Roland qui est « l'Iliade » française par excellence et fut re­maniée tant de fois, au cours des siècles, jusqu'à Victor Hugo. Otton III vit, dit-on, Charlemagne assis sur son trône, comme s'il était vivant, la tête ceinte d'une couronne d'or, tenant son sceptre dans ses mains couvertes de gants, « que les ongles continuant à pousser avaient troués... » Tout cela ne pouvait aboutir qu'à la canonisation, qui transforma en saint ce bon vivant prolifique. Fré­déric Barberousse, élu roi à Franc­fort, en 1152, se fit couronner em­pereur quelques jours plus tard à Aix-la-Chapelle, rendant ainsi hommage à Charlemagne, dont il s'instituait le continuateur. Lors­que Napoléon Bonaparte se fit à son tour, sept siècles plus tard, proclamer empereur des Français, il ne manqua pas de plumitifs (on en trouve toujours) pour saluer l'avènement d'un nouveau Charle­magne. Et qui sait si aujourd'hui encore son souvenir ne hante pas les nuits de quelque grand ?

Qui était au fond ce personnage hors série ? Quel a été réellement son rôle ? Pour un savant histo­rIen belge, le professeur Ganshof,

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Charlemagne et sa légende

c'était un profond homme d'Etat. Pour un historien anglais non moins savant, M. Wallace-Hadrill, «cette personnalité d'homme d'Etat » n'a probablement jamais existé. Les deux livres de M. Georges Tessier et de M. Donald Bullough viennent- donc à leur heure. Ils se complètent admirable­ment et font le point de ce que l'on peut aujourd'hui honnêtement sa­voir.

Dans la collection le « Mémo­rial des siècles », M. Georges Tes­sier nous présente, traduit en fran­çais, un choix de textes à partir desquels on a pu établir l'histoire de Charlemagne : les Annales royales, la Vita Caroli d'Eginhard, Hincmar, Notker de Saint-Gall, les Capitulaires" etc. L'introduction éclaire ces textes, résume ce que l'on a pu en tirer. Un homme fruste et intelligent, formé par l'équitation, la chasse, la natation, qui parlait un dialecte germanique, peut-être un dialecte roman, et un peu le latin, qui savait lire et peu écrire, et qui, à plus de trente ans, se mit à étudier les sciences de

Clwrlenwgne, par Dürer (détail).

son temps, la rhétorique et la dia­lectique, l'arithmétique et cette astronomie primitive qui permet­tait de calculer le retour cyclique de Pâques. Ce grand conquérant, ou ce grand pacificateur comme on voudra, qui soumit au baptême' les Saxons vaincus «( Si quelqu'un viole le saint jeûne de carême par mépris pour la religion chrétienne et mange de la viande qu'il soit puni de mort. Les prêtres exami­neront pourtant s'il n'y a point été forcé par un motif de nécessité ... Si quelqu'un fait un vœu aux fon­taines, aux arbres ou aux forêts ... qu'il paie soi~ante sous s'il est no­ble... etc. ») fut aussi un grand administrateur. Par son ordre, on révisa les législations coutumières, on chercha à édicter des règles 'gé­nérales. Des missi parcouraient le royaume, plus tard l'empire, pour y faire régner l'ordre, la justice, la paix. Il semble que Charlema­gne ait voulu être un roi selon la Bible (Alcuin le compare à Da­vid) qui doit guider le peuple chré­tien et assurer sa défense contre les païens ,et son unité spirituelle. Il appartient à l'empereur de dé­fendre la sainte religion du Christ, au pape d'aider par ses prières aux succès de ses armes.

Mais ce n'est pas seulement le rôle de conquérant et de législa- , teur de Charlemagne qui a frappé

ses contemporains et la postérité. Il sut réunir autour de lui, dans sa cour d'Aix-la-Chapelle, les esprits les plus brillants de son temps: l'Anglo - Saxon Alcuin, l'évêque Théodulphe. Dans cette cour encorè si fruste, la «culture» devient à la mode et les nobles du palais se mettent à , étudier, à la suite de l'empereur. On rénove l'écriture. On peint des psautiers. Alcuin écrit un dialogue entre lui­même et Charlemagne : « Expo­sez la nature de la justice ». Alcuin : « La justice est un état d'esprit qui assigne à chaque chose sa propre valeur. En elle sont préservés le culte du divin, les droits de l'humanité, et l'état équitable de l'ensemble de la vie ».

Le très bel ouvrage de M. Bul. lough, dont nous extrayons ces lignes, complète le livre de M. Tessier, en nous promenant à tra­vers l'empire et le siècle de Char­lemagne : ce reliquaire du monas­tère d'Anger (Saxe) fut peut-être offert par Charlemagne à Witi­kind, le chef saxon vaincu, lors de son baptême l

, cette page du ' psau­tier de Saint-Gall, avec ses cu­rieux soldats carolingiens, ces pa­ges de manuscrits où l'on découvre l'admirable « minuscule caroline », qui fut une révolution dans l'écri­ture, après les signes illisibles mé­rovingiens, cette page ~ surréaliste des Pléiades dans un manuscrit d'Aratus de Reims, cette maquette de la reconstitution du palais de Charlemagne~ à Aix-la-Chapelle,

etc. Documentation considérable qui soutient un texte solide et aussi peu pédant que possible. (Comme ces historiens anglais ou écossais sont agréables à lire, qui se croiraient déshonorés d'écrire en jargon ! le pédantisme est à leurs yeux un ridicule et une im­politesse.)

Il s'agit là de Charlemagne, certes, "mais aussi de son siècle, de la civilisation de son temps. Et l'on peut souscrire pleinement à la conclusion de M. Bullough : « Ce qui distingue (Charlemagne) des autres hommes et des autres chefs, c'est son extrême vigueur physi. que et mentale, sa faculté de réa· gir aux revers et aux désastres par un surcroît d'efforts et l'instaura­tion de nouvelles mesures pour ré· soudre les problèmes latents ; sa curiosité et son désir d'apprendre ... et surtout la force de sa personna· lité. L'ascension apparemment soudaine à de nouveaux sommets dans la guerre ou le gouvernement, en art ou en littérature... exigent la catalyse d'un événement ou d'une personne. C'est parce qu'il fut ce catalyseur qu'on peut par· ler du siècle de Charlemagne... »

Et cela explique la légende et la persistance de la légende.

Edith Thomas 1. II faut regretter que la traductrice de M. Bullough ait gardé l'orthographe an­glaise des noms propres: Widukind est appelé en français WitÏkind; Théodulf Théodulphe, etc. C'est comme si on lais: sait London pour Londres, dans uue tra­duction française ...

Le Livre des Héros trad. de l'ossète par Georges Dumézil, Gallimard éd., 264 p.

Mythographe et comparatiste, ainsi qu'il le rappdle dans sa pré. face à l'édition française de la Religion romaine archaïque, Geor· ges Dumézil fait avant tout œuvre de savant. Il a donné en 1965, sous le titre le Livre des Héros, la version française de la plus grande partie du recueil ossète: Chants épiques sur les N artes; publié en 1946 au terme d'une enquête sys· tématique menée au Caucase par des savants ossètes et russes. Quel intérêt le non.spécialiste, qui par· fois ignorait jusqu'à l'existence de la langue ossète, peut-il prendre au Livre des Héros? Et d'abord, qui est le peuple ossète ? Qui sont les Nartes?

Georges Dumézil évoque, dans son introduction, cette mosaïque dé vieux peuples qui vivent sur le versant nord de la chaîne du Cau· case et qui, malgré la diversité de leurs origines, possèdent en cnm­mun une civilisation matérielle et morale qui les distingue des peu~ pIes non caucasiens. Au centre de la chaîne vit le peuple ossète, peu· pIe indo.européen, « l'ultime dé· bris du vaste groupe qu'Hérodote et les autres historiens et 'géogra­phes de l'Antiquité couvraient des noms de Scythes et de Sarmates ». Leur parler s'explique « à partir de ce qu'on entrevoit de la langue des Scythes, sœur septentrionale et tôt séparée des langues classiques de l'Iran ».

Quant aux Nartes, nés sans doute en Ossétie, mais connus aus,si des Tchetchenes, Ingouches, Tcherkesses" Abkhaz, etc., ce sont des héros, fabuleux, dont le nom générique « dérive certainement,

' d'une manière ou d'une autre, du nom indo·iranien de l'homme hé­roïque, nar ».

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• • • • • Vi~ux .peuple du Caucase • • • •

L'épopée narte possède, au point de vue linguistique, historique, sociologique et folklorique, un in­térêt considérable. 'Georges Dumé­zil mentionne, entre autres survi­vances des réalités scythiques dans la légende, la tripartition sociale, de type indo-iranien, du village mythique ' des Nartes. A chaque niveau, une famille; pour chaque famille, une fonction. Au sommet de la colline, les Aehsaertaeggatae incarnent la force physique, l'hé­roïsme guerrier; au milieu de la pente, les Alaegatae, l'intelligence, la sagesse; tout en bas, les Bora­tae, la puissance économique (ri­chesse en troupeaux).

De même, les croyances religieu­ses auxquelles se réfère l'épopée narte' sont encore celles des Ossètes au début du XXC siècle. Elles ras­semblent pêle-mêle le Dieu chré­tien ou islamique, des êtres sur­naturels dont certains dérivent, pour les noms, des saints Elie, Georges ou Théodore, un forgeron qui loge au ciel et a pour miss~on de chauffer à blanc les héros, un

, roi des eaux, un juge et gardien des morts, un géant borgne," ma­nière de Polyphème, etc.

Mais l'épopée narte n'est pas seulement un document polyva­lent. C'est un texte d'une remar­quable activité poétique, le fruit d'un compromis incessant entre le réel et la fiction. L'humanité de ce poème - si l'on entend par humanité une certaine richesse psychologique qui nous le rendrait proche - ne nous paraît pas l'es­sentiel. Les personnages ressem­blent à des fonctions plus qu'à des personnages. On ne les distingue les uns des autres - à l'exception

. du héros féminin Satana - que dans la mesure où chacun d'eux met en jeu . une disposition fonda­mentale à la bravoure, à la ruse, à l'ingéniosité, à la violence. Sos­lan, en dépit d'une faute, est le

, vaillant, le généreux; Syrdon, le fourbe; Batradz, le violent. Quant li Satana, jolie diablesse terrible­ment féminine, elle figurerait assez bien l'expédient.

Là vaohe d'Haemyts

Parce que les caractères des héros sont élémentaires - quoique

. changeants, évolutifs de telle ver­sion il telle autre, comme nous le signale Georges Dumézil dans ses

. précieuses notes -, ils donnent lieu à des mutations brusques de l'état d'âme ou du comportement. Uryzmaeg a tué son fils par erreur. TI erre, « la tête basse et les épaules hautes », et passe dans le chagrin une longue période de sa ·vie. Les y;ieillards nartes lui font des re­m:ontrances. « Alors Uryzmaeg se ·1I1oqua de lui-même et retrouva son ':enh'ain' d'autrefois». Syrdon a

. mangé la vache d 'Haemyts, lequel, j uu· vengeance, vient ·d'exterminer ,~ famille et de la faire cuire dans un chàudron: « Il (Syrdon) resta

qu~lque temps pétrifié. Puis il re­tira du chaudron les ossements de sa famille. Il prit la main de son fils aîné, attacha . dessus douze cordes - les veines qui sortaient des cœurs des autres garçons. Puis il s'assit près du tas d'ossements et se mit à chanter en joùant de cet instrument - la faendyr ». Ras­séréné·, Syrdon va jouer et chanter sur la Grand-Place: « Nartes, dit· il, voici mon cadeau, 'aissez-moi désormais vivre avec vous! »

La personne, dans l'épopée narte, peut nous dérouter. C'est d'une hygiène excellente. Le -sentiment y a moins d'importance que l'affron­tement au jeu et au combat, pré­férence qui n'exclut pas le suicide d'une veuve, les larmes d'une mère, ni les délicatesses de cer­taines scènes : « Le petit Atsaemaez avait deux mères: l'une l'avait mis au monde, l'autre le nourrissait. Elles l'avaient attaché dans son berceau et, assises chacune d'un côté, . elles le berçaient: « A-lo-llay, A-Io-llay! D'acier noir 'et d'acier bleu est ton berceau, en peau de géant est ta courroie ». Voici dé­peinte la mort d'un enfant: « Il s'effondra, pareil à une belle fleur brillante et, après quelques convul­sions, sa jeune âme s'en alla ».

Plus frappante, peut-être, que l'humanité du poème est sa cruau­té qui, même lorsqu'elle paraît motivée par un souci de vengeance, se signale par son mouvement al­lègre, son allure de jeu, comme une éruption du désir. « Il coupa leurs têtes (il s'agit des sept fils de Buraefaernyg), ·les mit dans les sacs de sa selle et revint devant la maison de Buraefaernyg: « V e­nez voir, cria-t-il, vos sept maris m'ont chargé de vous apporter des pommes ». La femme et les sept brus sortirent, et Batradz jeta les sept têtes devant elles ». Au reste, on périt par la broche autant que par l'épée dans ces légendes nartes. Uryzmaeg, déjà à moitié flambé, s'arrache non sans peine à celle du géant borgne qui la lui avait pas­sée dans les deux genoux: « pre­mier. exemple du fizonaeg, le fa­meux chachlyk caucasien, auquel 'l'Occident a pris goût », précise Georges Dumézil. Il arrive qu'un lièvre dont on a rôti le foie ressus­cite et décoche, en détalant, une phrase sentencieuse, exempte de rancune. Les héros ressuscitent comme les bêtes, ce qui n'empêche pas le monde des morts d'être un monde clos et doté d'une solide

. organisation. Soslan, pour ressus­citer Beduha, qui s'est tuée sur le cadavre de son père, frotte sa bles­sure avec ~ne perle qu'il a tirée de la bouche d'un serpent.

Il existe plusieurs sortes de mer­veilleux dans le Livre des Héros. Celui qui nous requiert particuliè­rement est celui que semble pro­duire la déviation, 'le déplacement ~u désir, et qu'on pourrait peut­être assimiler au rêve, au symp­tôme ou, si l'on veut, à la méta-

,Lt .Quinzaine littérlÙl:e, 1" au 15 mai 1967.

• •

phore. Par exemple, la naissance. merveilleuse d'un fils de Satana: • un berger paît son troupeau. Sata- • na arrive. Le berger sent bondir: son cœur devant le corps blanc de • Satana. Il se couche sur une pier- • re... Le temps révolu, on dégrossit • la pierre. Satana l'ouvre et en tire • l'enfant. . •

Tout aussi inquiétante la métal· : lisation, partielle ou totale, du. vivant, qui reste tout de même. vivant: un poulain tout en fer, un • loup à la gueule de ' fer, un vautour • au bec de fer. Tel héros a le de· • vant du corps d'acier pur, tel autre: a une moustache en fer, des yeux. d'acier qui laissent échapper des. larmes de plomb. Même quand elle • veut être totale, la métallisation· des héros comporte une faille: un : « talon d'Achille ». On dirait d'une • menace ou d'une sanction: ainsi. Soslan a des genoux de chair, cal' •

l'auge emplie du lait des louves • d~ns laquelle on l'a trempé était : trop étroite. •

un des très grands sllccès de la saison 66-67

CHABROL LA

GUEUSE roman

" Un Germinal des années trente .. . Aprés Hugo est venu Zola et voic i mai ntenant Chabrol " André BILLY (Le Figaro). " Un roman qui ne craint pas de ressembler à du Hugo" , André STIL (L'Humanité). " Dans toute la littérature contem­poraine, il n'y a pas d'exemple plus caractéristique d 'œuvre écri­te sur le peuple, pour le peuple .. . " Etienne LALOU (L'Express).

PlON · ..... ~ .......... .

Uryzmaeg dans le bûcher • • .................... •

Les objets, eux aussi, sont le lieu .:.: E'" Sl-",'" P. .R 1 T, de transformations. A côté de la Il ~ 1 dent d'amour qui rend l'amant ire résistible ou de la pierre bleue qui fait oublier les malheurs, on trouve la corde qui rend tout ce qu'elle enserre plus léger qu'un papillon, •••••••••••••••• deux ail~s à ressort, un lac de lait. •

On jette les dés, il en sort un flot • S E' A SUN de millet, des poussins, un sanglier. • LET· T - 1 S

Tel épisode pourrait s'assimiler • à un rêve: U ryzmaeg va' 'chercher : ET du bois au bûcher. Un aigle s'em· • pare de lui, le transporte au fond •

LE MONDE de la mer où le héros festoie et • par tue son enfant par mégarde. L'ai-· S H ff gle le saisit de nouveàu et Uryz- : tanley 0 mann maeg se retrouve dans son bûcher. t Hen ry K" " comme le rêveur dans son lit et • e Issinger comme si rien ne s'était réellement. passé. Le temps, dans l'épopée nar- • te,. est élastique ou indéterminé. • Les bébés grandissent vite : « d'un : empan le jour et; la nuit, d'une • paume ». En trois ou quatre pous· • sées, un beau joùr, ils font ~clater • leur berceau et les voilà prêts à • • partir pour la guerre. Elastique le •

• LA QUESTIO.N ARMÉNIENNE

• temps, élastiques aussi l'espace et

:LA FORMATION la matière - celle-ci infiniment résistante ou accueillante. Les larmes d'une mère creusent un • trou dans la tombe du fils et le • cri de Batradz suffit à faire trem- • • bler les poutres du troit et pleuvoit •

SYNDICALE •

AVRIL 1967 6 F sur les convives la suie accumulée. • Elastique la mort, puisque le che· • val tué préconise qu'on bourre de • paille sa peau écorchée afin qu'il • ••••••••••••••• puisse achever sa course. On se : IfSPRIT 19, rue Jacob, Paris, 6e

trouve en présence d'un réalisme • I!A C. C. P; Paris 1154- 51 magique, qui n'est peut-être d'au- •••••••••••••••• cun âge, et semble répondre aux • plus profonds besoins de l'incon· • • scient. A lire l'épopée des Nartes ••••••• 0 •••••••••••

on mesure, en revanche, tout ce • que comporte de rationalisme exi- • geant le merveilleux de . l'Iliade et • de l'Odyssée. ' . . ' •

Lut~tte Finas •

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Page 26: La Quinzaine littéraire n°27

ÉCONOMIE POLITIQUE

J.-M. Albertini Les Rouages de l'économie nationale Ed. ouvrières, 253 p.

Bernard Cazes La Vie économique A. Colin éd., 444 p.

En France, depuis les travaux de l'équipe d'Economie et Huma­nisme, les initiations à la science économique se multiplient : l'ex­cellente collection « Société », pu­bliée au Seuil, a repris la technique de présentation des ouvrages d'Eco­nomie et Humanisme; on ne peut que s'en réjouir, tant· étaient ap­préciés les graphiques qui jalon­naient l'ouvrage de M. J.-M. Alber­tini, les Rouages de l'économie na­tionale. Ces Rouages, en six ans, depuis leur première édition, en sont arrivés à leur 40e mille. La multi- · plication même de leurs concur­rents, et l'évolution économique

. française sous la Ve République impliquaient une révision tant des chiffres que de la bibliographie. La voici : M. Albertini et ses col­laborateurs nous mènent jusqu'en 1965. Ils signalent pour le reste que l'ouvrage de M. Cazes, la Vie économique, «fortement axé sur les problèmes de croissance, peut être un excellent complément aux Roua­ges » (Albertini, p. 235). Acceptons cette invitation à traiter en même temps de ces livres que leur clarté et leur précision rapprochent et dont le contenu est, en effet, complé-mentaire. .

M. Albertini n'aborde les problè­mes de la croissance que rapide­ment, dans sa 4e partie, « l'interven­tion de l'Etat · et la maîtrise de la machine économique » ; c'est après avoir longuement parlé des cycles et des politiques anticycliques. M. Cazes, au contraire, commence par se demander si la solution de bon nombre de nos problèmes ne se trouve pas dans cette fuite en avant que constitue la croissance écono­mique. Un taux élevé et main):enu de progression du revenu national permet, en effet, la poursuite conjointe d'objectifs de progrès éco­nomique et de progrès social qui, autrement, auraient été contradic­toires (Albertini en donne cepen­dant un exemple fort clair pour le Ve plan, pp. 215-218).

Au contraire d'Albertini qui adopte en première approximation la vieille métaphore de la machine économique, il ne s'agit plus pour M. Cazes de savoir par quels méca­nismes se répartit le « gâteau »; mais comment croît un organisme : la Vie él!onomique s'ouvre par une comparaison biologique. Alfred Marshall ne disait-il pas d'ailleurs qlle la biologie serait la Mecque des économistes du XXC siècle ? Le titre même de Cazes évoque la vie, objet de cette science.

l\ie poussons pas trop la critique dcs inétaphores mécanicistes : le

.!6

Processus de la • croissance ,. . economlque

livre de M. Albertini n'a rien de ces manuels d'initiation abstraits au point de se· croire intemporels du déhut du .siècle ; il est lui aussi bien vivant; "a théorie économique est t.oute sociologisante et doit peu au physicisme naturaliste des anciens. Son inspiration et ses conclusions sont même nettement volontaristes; trop, peut-être? Je pense à sa conception .du salaire. Les écono­mistes sont encore loin d'avoir éta­bli de façon péremptoire que le prix du travail se fixe en fonction de la force des groupes en présence.

M. Cazes dépasse lui aussi la considération purement abstraite des données économiques. Après une première partie consacrée à la révo­lution qu'a constituée pour l'huma­nité occidentale le passage d'une alternance de bonnes et de mau-~ vaises périodes à une tendance crois­sante de longue durée (dont B. Ca· zes rappelle opportunément qu'elle fut le fruit de l'accumulation sécu­laire de faibles taux annuels, 1 à 2 0/0), une deuxième partie aus­culte l' « homme économique », son niveau et son genre de vie. C'est l'occasion pour Cazes - dont la première partie s'inspirait surtout de recherches historiques et théo­riques (analyse de la fonction de production, examen du rôle du pro­grès technique au « facteur rési­duel.» inspiré de l'Américain De­nison, étude séculaire du rapport entre le capital et le produit natio­nal) - de se livrer à des réflexions, fort nouvelles dans un manuel fran· çais, sur ce que les Anglo-Saxons appelle le welfare, le bien-être, qui comporte toute une série d'éléments impossibles ou difficiles à compta­biliser exactement et qui, pourtant, forment la trame de notre existence moderne. Il s'agit de l'aspect éco­nomique du loisir, des équipements collectifs, des dépenses militaires, de la recherche scientifique. Cazes n'a garde d'oublier, dans son étude du bien-être, la rançon de l'indus­trialisation et de l'urbanisation, les diverses formes d'anti-progrès, nui­sances telles que le smog.

La troisième partie du livre de Bernard Cazes est intitulée De la politique économique. L'auteur y traite de l'action concertée et macro­économique des responsables natio­naux, tant en ce qui concerne la planification souple ou indicative - et, il est, on le sait, orfèvre en la matière - que sur celui de la politique à court terme visant à écarter les « incidents de parcours ». C'est dans cette partie, qui clôt l'étude des économies occidentales, qu'est également examiné l'aspect international des problèmes écono­m:iques, dont l'importance grandit avec la constitution de communau­tés douanières et économiques.

Par contraste, les Rouages sont essentiellement ceux de l'économie fr:mçaise contemporaine, les aspects internationaux et mondiaux des questions étant renvoyés à deux ou-

vrages en préparation dans la même collection d'initiation. Mais M. Al­bertini et ses collaborateurs, après une première partie de mise en place des institutions économiques françaises et de définitions (il s'agit essentiellement de celles de la comptabilité nationale française), nous présentent une étude exhaus­tive des circuits monétaires et fi­nanciers français. Cette étude due probablement à la collaboration de M. Kerever (auteur dans la même collection, de l'excellente Inflation aujourd'hui) est tout à fait remar-quable. .

Je regrette un peu que MM. Ca­zes et Albertini n'aient pas limité aux parties déjà évoquées leurs ou­vrages respectifs. Mais la Vie éco­nomique paraît dans une collection au nom contraignant, « U », et le monde socialiste et le tiers monde font également partie de l'univers économique et social de 1967. Une partie est consacrée par Cazes à chacun de ces mondes autres ; elles sont brèves, particulièrement la cin­quième; peut-être est-ce là une vertu car le sous-développement a été le prétexte d'Qcéans de disser­tations. Quant aux économies collec­tivistes, M. Cazes a voulu surtout y voir 1", volontarisme affiché des premiers dirigeants soviétiques; il a été ainsi amené à insister lon­gu"'ment sur l'aspect idéologique et in~tilutiomiel du collectivisme, qui est lE' mieux connu.

Dans les Rouages, livre nécessai­rcment court, le rappel historique des crises « cycliques » depuis l'an­cien régime occupe une place qui aurait été mieux employée à appro­fondir les mécanismes de la répar­tition, évoqués trop rapidement. La quntrième partie est meilleure ; elle tourne autour du concept d'infla­tion rampante, cette hausse des prix de 2 à 5 % par an qui est bien différente des explosions monétaires de crise telles que celle des assi­gnats révolutionnaires ou du mark de Weimar, pour ne pas parler du Chili ou du Brésil aujourd'hui. L'in­flation rampante n'est pas vraiment pathologique; certains ont même soutenu qu'elle était la condition de l'optimisme des entrepreneurs, donc de la croissance des inves­tissements en économie capitaliste. C'est aller un peu loin, mais il n'est pas douteux que nous aurons l'oc­casIon de reparler de ce concept.

Mes réserves sont donc à cause d'un trop et non d'un trop peu. Elles s'adressent ainsi plus aux édi­teurs responsables des ajouts qu'aux auteurs. Il faut en effet lire ces deux ouvrages, enrichis tous deux : celui de Cazes par oe nombreux docllments et un glossaire qui ren­dra de grands services au néophyte cultivé qui n'a plus le droit d'igno­rer J'économique, celui d'Albertini par des tableaux de la comptabilité nationale et une bibliographie par­ticulièrement bien choisie.

Michel Lutfalla

MUSIQUE

Fernand Ouellette Edgar Varèse Seghers, éd. 304 p.

·S'if y avait de nombreuses pages d'ouvrages sur la musique consa­crées à Edgar Varèse (et ce n'est qu'à présent, grâce à Fernand Ouellette qu'on s'en aperçoit), s'il y avait de nombreux articles de périodiques ou même des numéros spéciaux tout entiers réservés à ce maître, il n'y avait point encore de livre où il fût étudié. Cette lacune grave est aujourd'hui comblée. Non après la mort du compo­siteur, puisque le compositeur a lu le manuscrit. C'est en dire les li­mites et qu'il ne saurait être qu'une totale approbation. Il se trouve être, par la mort, l'hommage d'un ami. Un peu sec. L'admiration s'y étale, mais non l'amitié. En revanche il est écrit avec rigueur, et avec pré­cision.

« Je n'ai pas la naïveté de pré­tendre vous raconter la vie de V a­rèse. Une vie d'homme ne se ra­conte pas. On ne peut que contour­ner un abîme, dit l'auteur en com­mençant. J'apporte le premier do­cument concernant certains événe­ments de la vie d'un compositeur qui est né à Paris et qui est mort à New-York. Toutefois Varèse n'est pas réductible à ces événements. Qui peut cerner l'homme tel qu'il est lui-même ? »

Cependant, F. Ouellette tente de cerner l'homme et y parvient. Il le représente intransigeant et violent, tout habité par une idée. Le désespoir et le tourment de sa vie auront été d'entendre intérieu­rement des sons nécessaires à la traduction exacte de sa pensée, dont il imaginait les sources électroni­ques, mais que la technologie ne pouvait encore réaliser (et cela dès 1903 où il se passiom;le 'pour la percussion, s'intéresse à la sirène, mais il ne donne ses œuvres origi­nales au point de vue du son qu'à partir de- 1920). En 1965, bien qu'il ait travaillé dans des studios électroniques, on ne peut dire que les sons produits par les machines électriques correspondent à ce qu'il souhaite. On ne peut exactement le considérer comme un précurseur de la musique concrète ou électro­nique. Peut-être des sons seront­ils produits dans l'avenir qui eussent comblé son imagination.

Il a été mieux connu en Amérique . qu'en Europe. C'est naturel d'ailleurs car il s'était fixé aux Etats-Unis et il obtint la natu­ralisation américaine. Il eut de fréquents contacts avec la presse, avec le public des concerts, avec des personnalités; il eut des amis et des admirateurs. Cela n'empêcha point qu'il se sentît rejeté, solitaire, qu'il traversât même une crise où lui vint l'idée de suicide. parce que son œuvre n'était pas profondé­ment comprise. Toutefois l'Europe aussi, et surtout Paris, avait ses premières auditions. Mais on ne pouvait réellement le connaître que

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Edgar Varèse par le disque, et il fallait le Domaine Musical pour qu'il acquît en France la notoriété.

Fernand Ouellette dresse la liste de ses ouvrages, et les fait suivre de la date de la première exécu­tion. D'abord ce furent Trois piè­ces pour orchestre, puis la Chanson des jeunes hommes, Souvenir, le Prélude à la fin d'un jour, Rhap­sodie romane, Bourgogne, Gargan­tua, inachevé, et deux opéras : Les Cycles du Nord, Œdipe et le Sphynx, de 1905 à 1914. Il avait vécu enfant, au Villars en Bourgo­gne, puis à Turin où son père « homme d'affaires dur et impi­toyable » avait des intérêts très importants. Il avait pris des leçons d'harmonie et de contrepoint de Giovan~i Bolzoni, directeur du Conservatoire. Varèse rompit avec son père, s'établit à Paris, puis à :Berlin, où il noua des relations amicales avec Busoni, son profes­seur. Après 1920-1921 (où il com­pose Amériques), viennent Offran­des (1921) pour soprano et orches­tre de chambre, Hyperprisme, Octandre, Intégrales, Arc a n a (1926-27) Ionisation pour un en­semble de treize exécutants de per­cussion, Ecuatorial (1934) pour chœur, trompette, trombones, pia­no, orgue, deux ondes Martenot ~t percussion, Densité 21,5 pour flûte solo, Etude pour Espace, Déserts, la Procession du Verges, son orga­nisé sur bande magnétique, musi­que de film, le Poème électronique

Edgar Varèse

(1958), Nocturnal et Nuit, inache­vé. Déserts a été exécuté en 1954, pour la première fois, au Théâtre des Champs-Elysées : ce fut un grand scandale_

Le Poème électronique a été pré­senté au Pavillon Philips à l'Expo­sition de Bruxelles avec des images colorées_ Le secrétaire de le Corbu­sier, chargé de l'architecture était alors Yan Xénakis_ F. Ouellette a inséré quelques fragments de let­tres de Varèse à Xénakis_ Il en ra­conte l'histoire agitée dont le suc­cès se prolonge jusqu'à New-York. L'ouvrage mêle l'exécution orches­trale à l'audition d'un ruban ma-

La Quinzaine littéraire, rr au 15 mai 1967.

gnétisé. Le dispositif et la mise au point furent d'une extrême com­plexité. L'auteur signale le pas­

sage de Varèse au studio du centre de recherches de l'O.R.T.F., mais il ne s'étend pas sur les rapports de Varèse et de Schaeffer, non plus qu'il n'explique à ce propos la dif­férence entre musique concrète et musique électronique.

Tout serait à citer dans ce texte sobre et dense. Nous nous conten­terons de quelques phrases: « Pour moi, a dit Varèse, l'orches­tration fait partie essentiellement de la structure d'une œuvre ». Cela est devenu un principe de la mu­sique actuelle. « Alors que l'orches­tre romantique avec Berlioz et Wa­gner visait à la fusion des timbres entre eux, au contraire, écrit Odile Vivier, le timbre doit créer la dif­férenciation des ondes, des plans et des volumes ». De Stravinsky à Robert Craft, Varèse fut aussi un des premiers compositeurs à se servir des intensités comme élé­ment intégrant formel. Il fut aussi parmi les premiers à calculer préa­lablement les intensités dans une composition, les aigus et les gra­ves, les tempé, la densité et le mou­vement rythmique. Et enfin, de l'auteur lui-même : « Pour Varèse vivant, l'œuvre est un organisme vivant. (Je préfère ce mot à « struc­ture »). La vie continue vraiment en elle à s'exprimer_ La force cos­mique, toujours vive, continue son évolution. »

Fernand Ouellette fait état de l'idée selon quoi on ne devrait pas appeler cette musique de la musi­que. Tel n'est pas l'avis de Varèse, évidemment. Peut-être faudrait-il remarquer que Varèse a beaucoup employé les instruments de l'or­chestre. Mais comment faire autre­ment à son époque. Il y a été con­traint. Je crois que la musique élec­troacoustique s'imposerait plus vi­te et plus aisément, si on lui don­nait une individualité autre que la musique orchestrale ou vocale avec un autre nom. Mais on perdrait de vue la continuité de la musique à laquelle tiennent les compositeurs.

Enfin, il faut dire, que ce n'est pas la faute des compositeurs si certains appareils dont ils se ser­vent comme d'instruments asso­cient l'idée de leur sonorité à l'idée de leur emploi pendant la guerre. La sirène, par exemple, évoque un raid et la menace des bombes. Comment demander à une mère du temps de guerre d'oublier l'émotion inscrite dans sa chair par le triple appel des sirènes ? Elle n'oubliera jamais. Il faut donc attendre que sa génération s'efface et que jus­que là on ne se serve plus de si­rène pour annoncer un raid de bombardiers, qu'à l'orchestre on ait découvert un appareil d'une autre sonorité. La sirène de bateau ne ferait pas le même effet. Ce n'est pas que je la proRose. J'attends ...

Maurice Faure

Pour cet ouvrage, M. Fernand Ouellette vient d'obtenir le prix France-Québec.

CINÉMA

Alfred Hitchcock et François Tm/faut

Jean Douchet Alfred Hitchcock L'Herne éd., 167 pages

Sous la direction de Georges Keller l'Herne nous donne de très loin le meilleur livre de cinéma paru à ce jour. Son auteur, Jean Douchet, est un passionné très intelligent qui stimule l'imagina­tion de son lecteur et lui donne envie de se précipiter au cinéma.

Récemment Truffaut analysait le cinéma selon Hitchcock. L'essai de Douchet entre à l'intérieur de l'œuvre, remonte jusqu'au proces­sus de création et prouve qu'Hit­chcock n'est pas du tout celui qu'il fait semblant d'être. Il n'y a guère que les vrais amateurs, ceux qui vont au delà des apparences qui sa­vent qu'Hitchcock est un auteur très secret. Les autres ne voient en lui qu'un banal fabricant de sus­pense. Ces positions semblent inconciliables. Non, justement Jean Douchet base sa démonstration sur le suspense qu'il commence par dé­finir : « la dilatation d'un présent pris entre deux possibilités contrai­res d'un futur imminent » puis en approfondissant : « l'attente d'une âme prise entre deux forces occul­tes, l'Ombre' et la Lumière ».

Ce suspense tant reproché à Hitchcock beaucoup de cinéastes ont voulu le lui emprunter. Per­sonne n'y est parvenu. Comment Hitchcock fait-il ? Douchet révèle le secret.

« La mécanique de son suspense consiste à juxtaposer une série de glissements (de personnages, d'ob­jets, de mouvements d'appareils) à une série de plans morts où tout est en attente jusqu'au moment crucial où le suspense se résout par un heurt ».

L'auteur s'appuie sur des exem­ples irréfutables empruntés essen­tiellement à North by N orthwest, Vertigo, Psychose, les Oîseaux et démontre que le maître du suspen­se est en réalité le metteur en scène le plus intellectuel du monde. Au centre de chacun de ses films, l'Idée qui se développe successive­ment puis simultanément selon trois ordres : l'occulte, le logique, le quotidien.

La symbolique est souveraine chez Hitchcock même si l'auteur respecte trop le public pour la ren­dre explicite. Le héros de 1 Confess représente le Christ, celui de Wrong Man Job, Anthony Perkins

Un conteur né

dans Psychose est le Christ noir. Le vrai titre ,le Trouble with Harry devrait être « Trouble with I.N.R.I. ' ». Il y a aussi la nuit l'ombre, le reflet. A ce sujet Jean Douchet constate que le spectateur peut se dire qu'à chaque fois dans un film d'Hitchcock qu'un per­sonnage se reflète dans un miroir ou dans une vitre, ce personnage n'est plus libre : « il est agi par son double ténébreux ».

Hitchcock, remarque Jean Dou­chet est un conteur né - ses films sont les Mille et une nuits modernes - come tel il veut capti­ver, fasciner son auditoire. Le biais du suspense lui permet d'introduire de force le spectateur dans son uni­'vers magique, irréel, cauchemar­desque. Dans cet univers les crimi­nels ne se déplacent qu'en train, moyen de transport maléfique. Ils tuent toujours selon trois modes: « le poignardage (intrusion brutale et inopportune d'un corps solide dans le corps humain), l'étrangle­ment (manière rapide de couper le souffle et de faire rendre l'âme) et l'asphyxie par gaz toxique ». Ils n'utilisent jamais !l'armes à feu, réservées aux forces de l'ordre, et dont la rapidité éliminerait le sus­pense. Quant à la chute ou le poi­son, ce ne sont pas des crimes hitchcockiens, ils ne dépassent ja­mais la fentative de meurtre.

Tous les spectateurs reconnais­sent Hitchcock sur l'écran et sa­vent que ses héros ne travaillent jamais. Douchet justifie certaines de ces apparitions en tant que créa­teur et explique que ' si le héros hitchcockien se trouve toujours disponible, ce n'est pas par hasard. Bien au contraire il convient de voir dans la « vacance », le vide, la source même du suspense.

La démonstration de Douchet qui va du suspense banal au sus­pense de la création à travers le suspense esotérique et le suspense esthétique est logiquement inatta­quable. Pourtant ce livre d'ama­teur de cinéma amoureux de son sujet suscitera des contreverses. Comme Douchet connaît infini­ment mieux l'œuvre d'Hitchcock que ses détracteurs on l'accusera d'extrapoler. Quelle importance ! après ce livre il n'est plus possible de tenir Hitchcock pour quantité négligeable. Le parti-pris d'un par­tisan ouvre une brèche dans toute cette littérature de cinéma qui se veut « objective ».

Claude Pennee

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Page 28: La Quinzaine littéraire n°27

QUINZE JOURS

Mai revient. Le printemps jaillit hors de ses cendres. Henri Beyle traverse une rivière nommée Pom­me. Il ajoute deux scalps, dont l'un, maladif, a ses trophées. 1er

mai (1806). « Je fais ça à la grosse fille brune et à Théréson. Elle est charmante, mais on a dit à Tri­chand qu'elle avait la vérole. » A travers la haute fenêtre printa­nière, Molloy voit des branches agitées. Le ciel est par-dessus le toit. Comment se retenir de ren­verser les meubles (sans les cas­ser) ?.. Mes vêtements, s'écrie-t-il, mes béquilles! Nous allons vers des événements extraordinaires. Télémaque s'allonge sur le corps d'Eucharis et pose la tête sur ses seins. L'aigle sexuel existe, il va dorer la terre une fois encore. On entend partout des rossignols.

Les rossignols. 1806.

Ce jour-là grande bamboche avec Guilhermoz, Trichand, Blanquet. Je fais ça à la grosse fille brune du sr... et à Théréson. Elle est charmante, mais on a dit à Tri­chand qu'elle avait la v ... J'attends tous les jours avec une extrême impatience la réponse de Z. Le 29 avril, nous partons pour la Pomme, Guilhermoz, Mante et moi. Dis­position aux aventures romanes­ques. Bonhomie du garçon d'écu­rie qui nous donne à coucher sur son foin. Nous repartons à cinq heures. Fraîcheur de la Pomme que nous traversons. Rossignols. (Stendhal, Journal.)

Les branches. 1951.

A travers les hautes fenêtres, je voyais des branches. Elles se balan­çaient doucement, mais pas tout le temps, de brusques secousses les agitant, par moments. Je remar­quai que le lustre était allumé. Mes vêtements, dis-je, mes 1?équil­les. J'oubliais que mes' béquilles étaient là, contre le fauteuil. Le valet revint et me dit que mes vêtements avaient été envoyés à la teinturerie, pour être délustrés. Il . apportait mes béquilles, ce qui au­rait dû me paraître étrange, qui me par1?-t naturel au contraire. J'en pris une et me mis à en frapper les meubles, mais pas très fort, juste assez fort pour les renverser, sans les casser. (Samuel Beckett, Molloy.)

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L'aigle. 1934.

L'AIGLE sexuel exulte il va dorer la terre encore une fois

Son aile descendante Son aile ascendante agite imper­

ceptiblement les manches de la menthe poivrée

Et tout l'adorable déshabillé de l'eau

Mai revient

Les jours sont comptés si claire­ment

Que le miroir a fait place à une nuée de frondes

Je ne vois du ciel qu'une étoile Il n'y a plus autour de nous que

le lait décrivant son ellipse vertigineuse.

(André Breton, l'Air de l'eau.)

La gorge. 1966.

Télémaque posa sa tête d'orage entre les seins d'Eucharis et sa voix vint mourir, flot marin, contre ces éminences dorées.

Eucharis, - dit-il. - Télémaque ? - Eucharis, Eucharis, Eucha-

ris, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eu­charis, Eucharis, Eucharis, Eucha­ris, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eucharis, Eu­charis, Eucharis, Eucharis, Eucha­ris, Eucharis ...

(Aragon, les Aventures de Télé­maque.)

Aragon, Beckett, Breton, . Sten­dhal: mai les confond. Je donne, mai venu, dans la fantasmagorie platonicienne: l'espèce seule existe, l'individu n'est qu'apparence. Bor­ges l'a soutenu (pour le rossignol) et Schopenhauer, que cite Borges, pour le rat. Borges: « Keats peut penser, avec juste raison, que le rossignol qui l'enchante est celui qu'entendit Ruth dans les champs de blé de Bethléem ». Schopen­hauer: « Que celui qui m'entend dire que le chat gris qui joue en ce moment dans la cour est celui qui y sautait et y folâtrait il y a cinq cents ans, pense de moi ce qu'il voudra, mais c'est une folie plus étrange encore d'imaginer que fondamentalement il est un autre chat ». Et plus étrange encore, s'il se peut, la folie qui consiste à dis­tinguer ceux qui écrivent et à chercher on ne sait quelle diffé­rence dans leurs œuvres! La criti­que, plus savante que sage, s'y exténue. Elle devrait faire l'effort contraire et démontrer, ou tendre à démontrer, que, de Racine à Beckett, de Ronsard à Breton, un unique écrivain écrit la même uni­que et poétique phrase.

Quelles voies neuves ouvertes ainsi, d'un coup, à ses recherches! Quel renouvellement inattendu! Elle n'aurait plus pour but de dis­tinguer, mais de confondre. Plato­nicienne dans ses fins, surréaliste par ses méthodes, elle nous per­mettrait de découvrir, peut-être, de nouveaux espaces poétiques, nés des coïncidences, de l'arbitraire, du hasard.

Pierre Bourgeade

TH~ATRE DANS LE MONDE

, a Ne1M-York • •

Mac Bird, une tragédie burlesque

Une jeune fille de vingt-cinq ans qui participait, en 1965, à Berke­ley, en Californie, à des manifes­tations contre la guerre, décida d'écrire une pièce humoristique à partir de Macbeth. Elle a produit l'une des œuvres les plus originales et les plus passionnantes du théâtre américain actuel. Mais la pièce de Barbara Garson a suscité tant de controverses qu'on a oublié l'œuvre dramatique.

MacBird est une transposition de Macbeth. Les personnages contemporains sont connus: Mac­beth, c'est le président Johnson; Duncan, c'est John Kennedy, et Robert Kennedy est une sorte de mélange de Malcolm et Macduff. Cette pièce a connu beaucoup de péripéties avant d'être présentée au public. Aucun éditeur ne voulait prendre le risque de la publier. C'est alors que le mari de l'auteur, Marvin Garson, décida de fonder une maison d'édition. En quelques

Une scène de MacBird.

semaines, plus de 100 000 exem­plaires furent vendus. Les jour­naux se décidèrent à en parler. MacBird 'sortait de la clandestinité. Un théâtre de Greenwich Village (Village Gate) vient de la présen­ter au public tandis que la maison d'édition Grove Press l'a fait pa­raître en livre de poche.

Ce qui choque la critique et les spectateurs américains, c'est la mise à nu d'un mythe: l'assassin de Kennedy serait Johnson lui­même. Outrecuidance ou légèreté? Nombreux sont les Américains qui pensent, sans oser se l'avouer, que le Texan Johnson n'est peut-être pas étranger au complot de Dallas. L'audace, c'est de l'avoir dit et c'est là où le bât blesse. Il ne s'agit là, cependant, que de l'anecdote et il est malheureux que la significa­tion de l'œuvre soit ignorée.

Ce que l'auteur évoque dans cette pièce, c'est la lutte pour le pouvoir. Le poste de président des Etats-Unis est ' sans nul doute le plus important au monde. Pour l'atteindre, on doit se soumettre aux exigences de la démocratie de masse à l'âge de la télévision. Ce n'est là qu'apparence! La lutte

pour le pouvoir suscite aujourd'hui les mêmes passions et met en jeu les mêmes instincts qu'à l'époque de Shakespeare. Il n'y a que le rituel qui change. La grande trou­vaille de Garson c'était de plaquer le rituel d'aujourd'hui sur un vocabulaire élisabéthain. D'où le grotesque, d'où la puissance satiri­que et explosive de la pièce.

Garson n'est pas plus tendre pour les Kennedy que pour les Johnson. Ils couvrent de masques différents leur soif tribale du pou­voir mais ils ne sont pas moins vulgaires. Le manque de goût de Lady MacBird, le populisme gros­sier de son mari n'ont d'égal que le snobisme prétentieux et infantile de Robert et Ted Ken O'Dunc. Le malaise est provoqué plus par l'absence de prestige du pouvoir que par l'assassinat du président.

Il y a quelques années, Saul Bellow a dressé un portrait de l'an­cien dirigeant du Kremlin, Khrou­chtchev. Il y faisait ressortir les mêmes traits de vulgarité et de force brutale que l'on trouve à la latitude américaine dans M acBird.

Certes, n'eût été la gigantesque anecdote: l'assassinat du président Ken~dy, cette pièce n'arirait pas eu autant de succès. Mais c'est là une autre histoire.

Une pièoe de Norman Mailer

Quand le roman de Norman Mailer le Parc aux Cerfs (Deer Park) parut en 1955, il fut diver­sement accueilli par la critique. Pendant dix ans, Mailer a travaillé à l'adaptation théâtrale de ce roman. La pièce telle qu'elle est présentée au Théâtre de Lys, à New York, fait ressortir et les défauts et les qualités du roman.

L'action se déroule dans un en­droit de villégiature en Californie appelé Désert d'Or. Mais la véri­table scène, c'est Hollywood. Ce parc aux cerfs est un enfer doré, climatisé. Les personnages sont dépassés par les rêves qu'ils fabri­quent et traversent la réalité comme des ombres. Mailer les en­ferme dans une sorte de cage aux fauves et il dévoile leur vrai visage. Ils sont féroces et pitoyables, as­soiffés de vie et fascinés par la mort.

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politique

La principale figure est Charles Eitel, un réalisateur qui a eu maille à partir avec MacCarthy et qui, pour revenir à la surface, est obligé de rentrer dans le rang, de donner des gages de sa loyauté envers l'ordre établi. Il s'éprend d'une danseuse névrosée qu'un producteur lui jette dans les bras. Elena a tout ten té pour se libérer de ses traumatismes d'enfant: la drogue, la prostitution. Pour ces deux personnes dont la vie est saccagée par les circonstances, l'amour apparaît comme un ultime sursis, la dernière bouée de sauve­tage. Mais le rêve abîme cette réalité-là aussi.

Les personnages de Mailer sont stéréotypés: un maquereau, une call-girl, une star, une journaliste potinière, un producteur de films cupide et simplet... On a l'impres­sion d'assister à du déjà vu et c'est la faiblesse de l'œuvre. Cependant, la pièce, comme les personnages, est ambiguë. Ces hommes et ces femmes fabriquent des rêves pour des millions de spectateurs. Ce ne sont pas des acteurs, ils n'interprè­tent pas des rôles, ils se jouent eux-mêmes, se donnent en specta­cle et ils sont les premières vic­times du monde de fantaisie qu'ils créent. La réalité perd ses contours. Comment dès . lors en discerner les frontières? Aussi ces personnages tentent-ils d 'exciter leurs sens ou de les endormir. Ils ont recours aux orgies et aux drogues. Impuis­sants devant les rêves qui prennent le pas sur la réalité, ils essaient d'intégrer le rêve pour en faire une réalité de remplacement. Ils ne réussissent qu'à s'abîmer, qu'à atteindre les frontières de la folie.

Mailer nous fait deviner l'œuvre puissante qu'il aurait pu écrire s'il avait poussé plus loin, jusqu'à l'extrême limite, cet aspect de la pièce.

«Eh? »

Cette pièce a été présentée pour la première fois par le Royal Sha­kespeare Company, à Londres. Elle aurait pu aussi bien être l'œuvre d'un Américain. Henry Livings dépeint avec humour les rapports de l'homme et de la machine. Son héros, Valentine Brose, est un poète qui s'ignore. Il trouve un emploi peu exténuant, surveillant d'une chaudière. Sa fonction se résume à presser un bouton . au début de la nuit et à vérifier la marche de la machine automatique à quatre heures du matin. Ainsi ' la machine toute - puissante réduit l'homme à l'état d'un esclave fai­néant. Mais Brose résiste. Il se marie et installe sa femme dans la' salle de la chaudière. De plus, il fait pousser là des champignons grâce à un . engrais chimique. Au­trement dit, il oppose à la machine son univers personnel et c'est lui qui triomphe finalement.

Naim Kattan

Mille personnes environ, tour à tour allant et venant, mais plus sou­vent agglutinées, de neuf heures du matin à neuf heures du soir, sans boire n! manger, j'allais dire sans respirer, pour suivre avec une patience de fanatiques - ou de cu­rieux - les phases d'un « No stop teatro » de douze heure!,! qui réu­nissait les noms les plus célèbres de l'avant-garde littéraire italienne. La cérémonie - c'est le terme qui convient étant donné son côté rituel, fût-il un rituel du désordre - était donnée en l'honneur du lancement d'une nouvelle revue Grammatica.

Tout ce monde, dans l'arrière­salle de la librairie Feltrinelli ... parfois même dans la rue deI Ba­bouino, bloquant la circulation, en­tourant les voitures de voiles de plastique, arborant les « badges » de leur foi : contre le Vatican -pour le P.C., contre Johnson -pour le Vietnam, contre la chas­teté - pour la pilule, contre la médecine - pour le L.S.D., et sur­tout, surtout « Fato l'amore no la guerra ».

Tout ce monde, installé sur des amoncellements de vieux pneus, au­tour d'un espace vide, où se dé­roule le jeu, les jeux. Dans un coin deux beatniks dorment. Admirés. Ils symbolisent la révolte sous­jacente à toute la manifestation.

Mais la nouveauté est-elle évi­dente, exception faite de cette idée de théâtre ininterrompu, et donc interrompu par le va-et-vient de la vie dans le cadre d'un endroit pu­blic ? La librairie continuait à être accessible aux clients ... et on n'a pas volé de livres !

En attendant, si les idées foison­nent et les imaginations délirent et si je n'avais entendu, vu, lu des œuvres de ceux qui participèrent à cette journée ... j'avoue que j'au­rais été déçue par elle. Il suffit de savoir que des écrivains comme Nanni Balestrini, des mUSICIens comme Busotti, l'auteur de la Pas­sion selon Sade, des animateurs comme Perilli, dont les mises en scène audacieuses à la Scala de Milan firent scandale, participaient à cette manifestation pour com­prendre que lè ton eût pu être plus convaincant.

L'idée de théâtre en perpétuelle formation, se servant des éléments de l'instantanéité, lequel n 'est pas exactement du « happening» mais y ressemble (ici d'ailleurs le public trop respectueux, trop attentif n'a pas joué sa· partie comme l'espé­raient les animateurs), est, très évi­demment, l'obsession de tous ces auteurs. Avec ce qtJe cela implique de psycho-drame. C'est, d'abord, «la campagne électorale pour le choix d'un metteur en scène », d'un texte - affiché sur les murs - à varia­tions de Giordano Falzoni, poète, peintre surréaliste, cabbaliste, fon­dateur du « Group Act » de Rome, Falzoni proposait ce jour-là, l' « Eat Art », qui- n'est pas l'art de manger, mais l'art comestible, ' menant les spectateurs à dévorer les miniatures en pâte de riz colorié (cœurs et os,

La Quinzaine littéraire, 1er au 15 mai 1967.

à RODle • • happening

goût d'hostie à intentions magiques et sûrement sacrilèges) et la diété­ticienne à manger son chapeau en signe de protestation !

Beat 72

Ensuite la Repetizione Pome Ziggio de Jone Pepper ... le Mettere in ordine et conservare de Novelli ... rangements, ordre et désordre plus ou moins concertés : ce sont tou­jours des « préparations » de pièces, des structures permettant les varia­tions, des jeux, autant de cubes que de pneus et de voiles plastiques, sur lesquels se greffent des sons, des mots, des lumières, parfois des phrases.

Répétition encore, mais cette fois d'une subtilité qui laisse loin der­rière elle les autres tentatives. La Provà de Sylvano Bussotti qui il permis d'assister à un très beau strip-tease du mime Romano Ami­dei, et à une insertion cinématogra­phique due à la fois à Bussotti et au jeune cinéaste Bernardo Leonardi dont on verra peut-être à Paris le long métrage Amore Amore. Cette « répétition »-là s'est agrémentée d'une préparation culinaire de gran­de saveur. Chaque assistant des pre­miers rangs a pu goûter un cm3 de viande savamment préparée - ryth­mée par la lécture, en français, d'un texte dit avec brio par l'auteur de la Passion selon Sade. Le plat était préparé par un fin musicologue : Piero Capponi, spécialiste de musi­que du XVIIIe siècle. Il faut signa­ler que toute la partie cinématogra­phique de la journée était, elle, d'une réelle originalité. Je songe en particulier à une certaine utilisa­tion de pellicule détériorée faite par Alberto Griffi dont la façon d'opé­rer ce jour-là le mena jusqu'à l'évanouissement. Il n'a pas été pour rien acteur au Living Theater!

Répétition sans . doute aussi, ou plutôt jeu expérimental servant de « gammes » pour une œuvre plus dense, les jeux de lumière et de sons du musicien Frederic Rzewski dont, la veille, j'avais entendu le très beau Requiem pour voix bas­ses et instruments. Qu'il ait ac­compagné ces jeux d'ondes lumi­neuses d'un strip-tease n'est proba­blement dû qu'à l'atmosphère sur­

. chauffée de la fin d'après-midi. Il fallait être aux premiers rangs pour le déceler.

A cette avant-garde les subtilités de langage paraissent moins impor­tantes que l'avenir du monde. Leur art est d'abord une option politique. Et comme il faut plus de courage à Rome pour être «. beat » qu'à Paris - la réprobation est générale et la police a « nettoyé .» la · Piazza d'Espagne des malheureux qui por­taient cheveux longs - évidem­ment, on est « beat » d'esprit et on rêve de haschich.

Il n'en reste pas moins que des éC1;ivains comme Nenni Balestrini,

. Eduardo Sanguinetti et les musi­ciens d'avant-garde déjà cités, tous

attirés par le théâtre total, sont dé­cidés à lui insuffler l'air du large et à lui redonner les primautés sur les autres arts.

Cela me conduit à parler du spectacle le plus intéressant de ce mois de mars romain. Il ne s'agit pas d'avant-garde, c'est du moins ce qu'affirme son réalisateur: Car­melo Bene qui met en scène un Hamlet d'après Jules Laforgue.

La répétition à laquelle j'ai as­sisté dans l'ombre de cette cave, garnie de bancs d'école, qui sert de salle au théâtre « Beat 72 », où ce metteur en scène-acteur-auteur officie, est bien la plus fascinante représentation à laquelle il m 'ait jamais été donné d'assister. Certes, le lendemain, pour la presse, le spectacle était plus sage.

- On change tous les jours, dit Carmelo Bene. C'est ça fair~ du théâtre?

Une nudité absolue

Mais ce soir-là, veille d'armes, le happening était sanglant et j'ai bien cru assister à mî meurtre. Les imprécations étaient dignes des Atrides ... et des acteurs. Les coups, eux, étaient vrais. Coups de poings et de pieds, gifles, œil au beurre noir pour l'acteur félon qui refu­sait de jouer... si on ne lui payait des arriérés qu'il chiffrait par an­nées! Cela sous l'œil terrifié de trois Erynnies figées sur la scène, et tandis que la bouteille de Grappa passait fraternellement d'un camp à l'autre, toutes les issues étant har­rées pour empêcher Judas de fuir.

Tout s'est arrangé bien sûr. Et la répétition a eu lieu qui, avec les moyens les plus pauvres, démontrait magistralement ce que peut être un théâtre « sur trois plans » : celui de Shàkespeare, celui de La· forgue et celui de Carmelo Bene, lequel pourrait assurément être l'un des plus grands acteurs et réalisa­teurs de théâtre qui soient, si l'al­cool ne risquait de le tuer avant quarante ans.

Il en a vingt-huit, mais déjà le masque alourdi, le corps d'un félin aveuli, et c'est dommage, car il a dû être fort .beau.

Qu'importe! Il est certainement l'un de ceux qui pourrait donner, à n'importe quel théâtre, j'insiste là-dessus, à n'importe quel texte -mais il ne choisit pas avec aussi peu de discrimination - une di· mension nouvelle, qui ne fût pas uniquement due à des trouvailles de décor, à des violences sado-éroti­ques - Ophélie dont la robe trllns· parente s'ouvrit un instant sur. sa nudité absolue et qu'un Hamlet hystérique giflait avec un indénia­ble plaisir - ni même à une remar· quable utilisation de la commedia dell'arte. Mais à une passion du théâtre assurant sa jeunesse. Une jeunesse qui exige de mêler le jeu du présent, du quotidien même, au passé des jeux morts.

Anne Capelle

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TOUS LES LIVRES

ROMANS l'RANÇAIS

Jean-Pierre Abraham Armen Le Seuil, 155 p., 12 F La solitude d'un gardien de phare.

Marcel Arland La musique des anges Gallimard, 280 p., 15 F Un homme vieilli fa it le compte de ce qui lui

. apparaît comme essentiel

Jean-Pierre Attal L'antagoniste Gallimard, 226 p., 15 F Par l 'auteur des « Chats -.

Marc Blancpain Ulla des antipodes Denoël , 224 p., 13,40 F Une héroïne de notre temps.

Hélène Cixous Le prénom de Dieu Grasset, 208 p., 14,50 F D.e la soif de vivre à la fascination de la mort.

Rejean Ducharme Le nez qui voque Gallimard, 280 p., 16 F Le nouveau roman de l 'auteur de c l'Avalée des avalés " .

Jean-Noël Gurgand Israéliennes Grasset, 175 p ., 12 F Voir ce n°, p. 6.

André Kédros Même un tigre Flammarion, 266 p., 13,50 F Les destins de deux couples dans le Paris de la guerre d:Algérie.

Pierre Leuzinger La croisière du «Sottise Il)) Le Seuil, 174 p., 9,50 F Les aventures parisiennes d'un journaliste épris de liberté, de soleil et de révolte.

Jacques-Gérard Unze L'étang-cœur Gallimard , 176 p., 9 F Une petite fille, un vieillard, un jeune homme, un étang, un crime, un amour.

Joseph Majault La conférence de Genève Laffont, 224 p., 12,35 F Ayant perdu son fils et sa maîtresse, un intellectuel au cœur sec médite sur sa vie.

Georges Perec Un homme qui dort Les Lettres Nouvelles Denoël, 176 p., 11,30 F Voir ce n°, p . 3.

Alain Relnberg Le haut de la coquille Laffont, 240 p., 12,60 F La quête déroutante d'un amateur de coquillages

30

Dominique Rolin Maintenant Denoël, 272 p., 15,45 F Après la mort de sa mère, une femme s'interroge sur sa propre identité.

Pierre Roudy La florisane Flammarion, 200 p., 12 F Un homme et une femme se retrouvent 20 ans après la guerre.

Reine Silbert L'inexpérience Préface de P. Bodin Laffont, 256 p., 13 F Une femme fait l'expérience de la liberté.

René Sussan L'étoile des autres Denoël, 312 p., 18,50 F Du Front Populaire à la guerre d'Algérie, en passant par la Seconde Guerre mondiale, le destin dissemblable de deux Juifs pieds-noirs.

R. et F. Vanhove Les enfants de Saint-Prisque Laffont, 280 p., 14,40 F La bataille pour la contraception dans un Clochemerle de l'Artois.

José-Luis de Vilallonga Allegro barbaro Le Seuil, 228 p., 15 F La débâcle d'une famille aristocratique espagnole en 1936.

ROMANS ÉTRANGERS

James Blish Villes nomades trad . de l'américain par M. Deutsch Denoël, 208 p., 6,15 F Science-fiction : New York au XXii" siècle

Tibor Déry L'excommunicateur trad. du hongrois A. Michel, 320 p., 18 F Saint Ambroise et les luttes idéologiques du IV' siècle.

Alexandre Donat Veilleur, où en est la nuit? trad . de l'américain par Claude Durand Le Seuil, 413 p., 19,50 F Du ghetto de Varsovie à Auschwitz, la tragédie d'une famille juive.

Witold Gombrowicz Bakakai trad. du polonais par G. Sédir, A. Kosko et Brone Les Lettres Nouvelles Denoël, 288 p., 19 F Douze contes écrits entre 1926 et 1946.

Ouvrages publiés entre le 5 et le 20 Avril

J.B. Monteiro Lobato La vengeance de l'arbre et autres contes trad . du portugais par G. Tavares Bastos Ed. Universitaires 258 p., 18,50 F Nouvelles ayant pour cadre la forêt brésilienne.

Robert Neumann Le constat ou la bonne foi des Allemands trad . de l'allemand par S. et G. de Lalène Laffont, 336 p., 18,60 F La bonne conscience des Allemands du • miracle - .

Harry Mark Petrakis Un rêve de roi trad . de l 'américain Stock, 196 p., 12,90 F Dans la communauté gréco-américaine de Chicago.

Severo Sarduy Ecrit en dansant trad . de l'espagnol par E. Cabillon, C. Esteban et l 'auteur Le Seuil, 207 p., 12 F Cuba, carrefour de civilisations et de mythes.

POESIE

Ga'briel Cousin Jean Perret Nommer la peur Préface de G. Mounin Pierre Jean Oswald, 8 F Poèmes politiques sur le colonialisme

Bertin-B. Douteo L'harmonica oublié Regain , 125 p., 25 F.

Michel Enaudeau Le jeune homme interpellé Pierre Jean Oswald 40 p., 6 F

Georges Malte Au cœur des taupes Pierre Jean Oswald 64 p., 9,60 F.

Catherine Paysan Musique' du feu, suivi de Ecrit pour .l'âme des cavaliers et Le Pacifique Denoël, 144 p ., 12,35 F.

RÉÉDITIONS

Honoré de Balzac Le curé de Tours Pierrette Garnier Sélecta, 416 p., 14 F.

Descartes Œuvres philosophiques Tome Il (1638-1642) 12 reproductions Garnier, 1.176 p., 29 F.

Georges Politzer Critique des fondements de la psychologie P.U.F., 276 p., 9 F.

Ronald Syme La révolution romaine trad. de l 'anglais par Roger Stuveras Gallimard, 680 p., 45 F Un grand classique de l'histoire romaine.

BIOGRAPHIES MEMOIRES

Sammy Davis Jr Jane et Burt Boyar Ves 1 can Flammarion, 582 p., 25 F Le mari de May Britt nous parle du monde du spectacle américain et du milieu noir.

Armand Lanoux Maupassant, le bel ami Fayard, 460 p., 23,45 F Le Maupassant des images d'Epinal et celui de la folie et de la mort.

Henri Tisot Le copain et le cabanon Hachette, 224 p., 12 F Les souvenirs tendres d'une enfance toulonnaise.

ESSAIS

Piera Aulagnier-Spairanl Jean Clavreul, François Perrier, Guy Rosolato, Jean-Paul Valabrega Le désir et la perversion Le Seuil, 206 p., 18 F Cinq exposés sur la structure des perversions.

Jean-Claude Barreau La foi d'un païen Le Seuil, 94 p., 7,50 F La tradition ohrétienne aujourd'hui.

Froland Barthes Systèmes de la mode Le Seuil, 327 p., 24 F La mode comme système de significations.

Marcel Bataillon André Berge François Walter Rebâtir l'école Payot, 352 p., 19 F Pourquoi et comment il faut reconstruire l'enseignement français.

Jacques Brosse Cinq méditations sur le corps Stock, 162 p., 17,90 F Les fondements organiques et psychiques de la vie humaine.

Robert Charroux Le livre des maîtres du monde Laffont, 352 p., 15 F

La science-fiction douze mille ans avant notre ère d'après les v~stiges

archéologiques.

Georges Elgozy Le contradictionnaire ou l'esprit des mots Denoël, 368 p., 19,85 F Le dictionnaire démystifié.

Yves Fauvel et Jacques Brosse Le génie adolescent Stock, 416 p., 31,50 F Caractéristiques communes et structures essentielles de ce type humain représenté par Pascal, Kleist, Rimbaud, Mozart, Van Gogh, etc.

Pierre Gaffré Anatomie de l'argent Denoël , 224 p., 14,40 F Le rôle et les avatars de la monnaie, des origines à la Banque de France.

C. Wright Mills L'imagination sociologique Maspéro, 240 p., 24,65 F Un des plus grands sociologues de notre temps, mort en 1962. Voir c la Quinzaine " , n° 16.

Jean-Pierre Monnier L'âge ingrat du roman La Baconnière, diffusion Payot, 175 p., 18 F

Marcel Sendrail Sagesse et délire des formes Hachette, 256 p., 20 F Les lois de la morphologie humaine.

Robert Surrieu Sara é Naz 168 ill . couleur Nagel, 182 p., 186F Essai sur les représentations érotiques et l'amour dans l'Iran d'autrefois.

HISTOIRE

Henry Bergasse Histoire de l'Assemblée des élections de 1789 aux élections de 1967 Payot, 368 p., 30 F Les lois pendulaires de la politique au cours de 5 législatures et 2 républiques.

Julien Coudy La chute de l'Empire romain Julliard, 256 p., 20 F L'un des moments cruciaux de l'histoire de l'Occident.

Harold Kurtz L'Impératrice Eugénie Lib. Académique Perrin, 490 p., 20 F La femme la plus calomniée de son temps.

Christian Loubet Savan'!role, Prophète assassiné? Centurion, 244 p., 16,95 F La rencontre d'un moine fiévreux ' et d'une ville ardente: Florence.

Michel Richard La vie quotidienne des protestants sous l'ancien Régime Hachette, 320 p., 15 F Une minorité, reconnue et intégrée au XVII' siècle , hors-la-loi au XVIII' siècle .

DOC UMENTS

Marie Cardinal Cet été·là Julliard, 192 p., 15 F Le tournage de c Mouchette " et de . « Deux ou trois choses que je sais d'elle " , vécus au jour le jour.

Paul Elvstrom Les nouvelles règles de course, 1965·1968 trad. de l'anglais par F. Herbulot Laffont, 100 p., 14,60 F Le yachting à voile et sa tactique.

David Irving A bout portant sur Londres trad. de l 'anglais par M. Carrière Laffont, 464 p., 24 F Les nazis et les armes secrètes.

René Laurentin L'Eglise et les Juifs à Vatican Il Casterman, 136 p., 9 F Vers un dialogue constructif et réconciliateur.

Denis .'Langlois Le cachot Maspéro, 144 p., 8,90 F Ecrit en 1966, à Fresnes. Le récit de 45 jours passés au cachot.

Claude Lévy Paul Tillard La grande rafle du vel' d'hiv' 16 juillet 1942 Préface de J. Kessel Laffont, 272 p., 18F L'arrestation de 7.000 Juifs dont 4.051 enfants.

William Manchester Mort d'un président 25 novembre 1963 trad. de l 'américain par Jean Perrier . Laffont, 786 p., 29,30 F Le résultat d 'une enquête de deux ans, menée à la demande de la famille Kennedy.

Beverley Nichols Le cas de Mrs Somerset Maugham

Page 31: La Quinzaine littéraire n°27

trad. de l'anglais Stock, 160 p., 13,80 F la rupture du mariage des Maugham et la réhabilitation d'une épouse calomniée.

louis de Robien Journal d'un diplomate en Russie (1917.1918) A. Michel, 352 p., 18,50 F les étapes de la révolution au jour le jour.

Gordon Zahn Un témoin solitaire Vie et mort de Franz Jiigerstiitter Le Seuil, 253 p., 15 F Un objecteur de conscience allemand exécuté en 1943.

POLITIQUE ÉCONOMIE

Gérard Bergeron Le Canada Français après deux siècles de patience Le Seuil, 281 p:, 218 F Le Québec francophone et la liberté culturelle et politique.

Pierre Bleton Mort de l'entreprise Laffont, 256 p., 10,30 F Des vieilles affaires familiales aux nouvelles « unités de production-.

Régis Debray Révolution dans la révolution? Maspéro, 144 p., 8,90 F Les conceptions castristes de la lutte révolutionnaire dans le Tiers-monde.

Heinz Kuby Défi à l'Europe trad. de I"allemand par Martine Farinaux. Le Seuil, 351 p., 19,50 F Vers une fédération européenne.

Philippe de Saint Robert Le jeu de la France Julliard, 256 p., 18 F La politique étrangère du gouvernement de de Gaulle.

ARTS

Georges Arnulf 20 estampes pré-colombiennes Diff. Edit., 135 F De très helles sérigraphies reproduisant des motifs de bijoux pré-colombiens.

Gustave Doré Les Russes ave.c une petite suite

chronologique d'Alain Meylan Tchou, 140 p., 39 F Une œuvre méconnue du génial illustrateur de Dante et Cervantes.

Gustav René Hocke Labyrinthe de l'Art fantastique 16 p. d'illustrations Gonthier, 224 p., 24,20 F Origines et histoire de l'art fantastique de Léonard de Vinci à Max Ernst et Dali.

Raymond Peynet Avec les yeux de l'amour Album de dessins Denoël, 192 p., 10,15 F 192 dessins sur les célèbres amoureux.

P . .J. Ucko et A. Rosenfeld L'Art paléolithique Hachette, 256 p., 12,50 F La complexité de l'Art paélolithique et ses différentes interprétations.

THlI!.oATRE

Marcel Aymé Théâtre Gallimard, 280 p., 14 F Le · Minotaure, la Convention Belzébir, Consommation.

André Frère Nouvelles comédies à une voix Gallimard, 160 p., 10 F 6 pièces en un acte.

Félicien Marceau Un jour, j'ai rencontré la vérité Gallimard, 232 p., 12 F Créé à la Comédie des Champs·Elysées en janvier 1967.

DIVBRS

M.-L. et R. Bauchot La vie des poissons Nomb. illustrations Stock, 160 p., 16,50 F Le comportement social des poissons et leurs conditions d'existence.

Pierre Fisson Les automobilistes. Récits des temps actuels Laffont, 248 p., 14,40 F Six récits sur l'art de vivre avec les voitures.

Henriette Mirochnitchenko Danse et ballet 16 p. d'illustrations Stock, 224 p., 22,80 F L'art de la danse dans la société moderne et dans ses rapports avec les autres activités artistiques.

La Quiuzaine littéraire, 1" au 15 mai 1967.

POCHE

Littérature

Marcel Arland Antarès, suivi de La Vigie Livre de Poche.

Serge Dieudonné La lisière Présenté par Jean Cayrol le Seùil/Ecrire La passion de l'impossible.

Alexandre Dumas Joseph Balsamo Tomes 3 et 4 Livre de Poche.

Claude Frochaux Le lustre du grand théâtre Présenté par André Pieyre de Mandiargues Le Seuil/Ecrire Le monde comme théâtre et l'écriture comme artifice.

Antoine Gallien Verdure Présenté par Roland Barthes Le Seuil/Ecrire Un enfant naît et se détruit à travers le langage.

Ernest Hemingway Paris est une fête Livre de Poche.

Laurent Jenny Une saison trouble présenté par Jean-Louis Bory Le Seuil/Ecrire Un Parisien retrouve en Italie, pour le perdre bientôt, le paradiS perdu.

Lamartine Jocelyn Garnier-Flammarion.

Prévost Manon Lescaut Garnier-Flammarion.

Stendhal Armance Garnier-Flammarion.

Xénophon Œuvres complètes Garnier-Flammarion

Essais

H.-C. Allen Les Etats-Unis Histoire, politique, économie. Marabout· Un panorama complet de la civilisation américaine.

Bilan d'Avril

LES LIBRAIRES ONT

1. Henri Troyat La Malandre 2. Roger Peyrefitte Notre amour 3. Desroches-Noblecourt Toutankhamon 4. Schwarz-Bart Un plat de porc aux

5. Han Suyin 6. Joseph Kessel 7. André Chamson 8. Maurice Genevoix 9. Marc Toledano

10. Robert Aron

bananes vertes Une fleur mortelle Les cavaliers La Superbe La forêt perdue Le franciscain de Bourges Histoire de l'épuration

VBNDU

2

3 2

4

LES CRITIQUES ONT PARLÉ DB

D'après les articles publiés dans les principaux quotidiens et hebdomadaires de Paris et de province

1. Georges Simenon Le chat Presses de la Cité Œuvres complètes .Rencontre

2. Marguerite Duras L'Amante anglaise Gallimard 3. Claude Simon Histoire Minuit 4. Michel Butor Portrait de l'artiste en jeune singe Gallimard

5, Maurice Genevoix 6. André Chamson 7. Joe Bousquet 8. Norman Mailer

. 9. Alejo Carpentier 10. J. Cowper Powys

Entretiens avec Georges Charbonnier La forêt perdue ' La Superbe Lettres à Poisson d'or Un rêve américain Guerre du Temps Camp ret ranché

Gallimard Plon Plon Gallimard Grasset Gallimard Grasset

LA QUINZAIN E LITTÉRAIR E VOUS RECOM MANDB

Romans

Tibor Déry Witold Gombrowicz J. Cowper-Powys Ernesto Sabato Claude Simon

Essais

L'Excommunicateur Bakakaï Camp retranché Alejandra Histoire

Hannah Arendt Essais sur la Révolution Pierre Cabanne Entretiens avec· Duchamp Gilles Deleuze Présentation de Sacher. Masoch Jean-Marie Domenach Le retour du tragique Georges Dumézil La religion romaine archaïque Merle Falnsod Smolensk à l'heure de StaD ... Jean Servier Histoire de l'Utopie

Albin Michel Denoël Grasset Le Seuil Minuit

Gallimard Pierre Belfond Minuit le Seuil Payot Fayard Gallimard

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Page 32: La Quinzaine littéraire n°27

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DU MONDE ENTIER

11 PRIX NOBEL 23 PAYS SSO TITRES

Publiés depuis le 1er jarivier 1967

IALLEMAGNEI JAMES PURDV PAPONI A paraîtr'e:

HEINZ KOPPER Le satyre JUNICHIRO TANIZAKI lA MERIQuEi Simplicius 45 une satire des milieux américains de Journal WilLIAM FAULKNER la finance et de la publicité à propos chron ique d'une petite ville allemande de l'histoire d'un satyre d'un vieux fou Histoires diverses pendant cette guerre

la passion d'un vieillard non seulement les lieux mals aussi

ANN QUIN les personnages rattachent ces PETER BICHSEL 17 nouvelles à l'œuvre de Fau.lkner

Le laitier Berg et au .. Livre", selon son mot un homme appelé Berg ayant changé

le.OLOGNEI Nouvelles: une suite de fictions son nom en Greb vient dans une ville BERNARD MAlAMUD mystérieuses créant un univers d'angoissé du bord de mer pour y tuer son père

JERZY ANDRZEJEWSKI Le tonneau magique et de silence

Cendres 13 nouvelles sur la vie quotidienne

lAMER/QUEl KEITH· WATERHOUSE et diamant des juifs d'Europe Jubb les querelles pOlitiques et réfugiés aux Etats Unis

FRANCIS l'histoire d'un pyromane obsédé les morts ·qu'elles entrainent SCOTT FITZGERALD au jour de la libération

NICCOlO TUCCI Les enfants du jazz Sautant sur les Les funérailles une évocation du .. jazz âge"

à travers les meilleures nouvelles IARGENTlNEI montagnes inachevées de l'auteur de .. La Fêlure" la tyrannie exercêe sur son entourage JULIO CORTAZAR un peintre déjà célèbre et vieux retrouve

Marelle familial par une femme dont à la faveur d'un nouvel amour, les ressorts psychologiques en appellent

IRWIN FAUST pour avoir fui Paris et le souvenir d'un une inspiration nouvelle à Freud et à Masoch

Hardi les lions enfant mort: l'homme perdu trouvera-t-il dans l'amitié les voies de son salut?

dix personnages à la recherche de leur respiration dans New York

IpORTUGALI IANGLETERBEI /ESPAGNEI IANGLETERREI JOSE CARDOSO PIRES PETER MATTHIESSEN JUAN MARS': L'invité de Job En liberté dans les H.E. BATES Enfermés la randonnée de deux paysans

champs du Seigneur Six par quatre avec un seul jouet à travers le Portugal jusqu'à

un roman, une chronique sociale au leur rencontre dans un cadre exotique s'affrontent 24 nouvelles écrites en 24 années lendemain de la guerre civile avec "l'Invité de Job" deux modes de vie celui des blancs " ... et puis il y a ce thème et celui des Indiens. Le rapprochement qui à mon avis reparait sans cesse. ne se fera pas c'est l'obsession de la souffrance .....

ltTALlEI ISUEDEI BRIGID BROPHY

ELiO VITTORINI PER OLOF SUNDMAN La boule de neige Les femmes de Messine Les chasseurs Il TA LlEI Pour couronner le tout à l'image de ces femmes qui ont 14 nouvelles GIORGIO BASSANI un bal costumé, reconstruit leur ville après le tremblement dans le cadre Derrière la porte un pensionnat pour jeunes filles de terre, un groupe d'hommes et de de la Laponie Suédoise servent de cadre femmes errants s'établissent dans un dont les quatre premières les bons élèves et les autres ... à chacune de ces deux nouvelles village en ruine pour le rebâtir ont pour thème la chasse à l'homme l'annonce des conflits d'adulte

GALLIMARD