La Pudeur Des Sentiments Dalila Heuse

download La Pudeur Des Sentiments Dalila Heuse

of 100

description

Sentiments

Transcript of La Pudeur Des Sentiments Dalila Heuse

  • Dalila Heuse

    La pudeur des sentiments

    J'aime lire et partager bien sur !

  • Copyright 2013 Dalila HeuseTous droits rservs.ISBN-13 : 978-2-9601695-0-8

  • Alain, mes enfants, mes frres et mes surs. Pour Maman.

  • Le meilleur moyen de protger nos enfants estde changer le monde dans lequel ils vivent.

    Elie Wiesel.

    Avant-propos Le soleil de laube initiale, Hliopolis (mythe gyptien) Atoum dit : " Jtais solitaire dans le Nouou inerte. Je ne trouvais pas dendroit o je

    puisse me tenir debout, je ne trouvais pas de lieu o je puisse masseoir. Je flottais, absolument inerte, les pts taient sans mouvement. Cestmon fils, Vie, qui ma rendu conscient et qui a fait vivre mon cur, aprs quil et runi mes membres jusqualors immobiles . Jaccomplistoute mon uvre tant solitaire, sans aucun autre existt qui puisse agir avec moi en ce lieu. Je crai les formes grce cette force suprme quiest en moi ; jassemblai les choses, tel un tre somnolant encore, car je navais pas trouv le lieu o me tenir. Puis lefficacit naquit en moncur, et le plan de la cration soffrit mes regards (Textes sacrs et textes profanes de lancienne gypte II, traductions et commentaires parClaire Lalouette, Connaissance de lOrient).

  • 1re partie

  • Louis Fvrier 2007, Spa Il y a des jours o lordre et le chaos se disputent votre espace vital comme deux ennemis un territoire. Ce matin en quittant le centre de tri,

    la lgret de sa sacoche Martin comprit quil aurait trs vite effectu sa tourne. Peut-tre mme la dernire stait-il soudain inquit. Et cette ide tout stait dsorganis dans son cerveau. Ou plus exactement, tout stait organis autour dun plan catastrophe. Son plancatastrophe. Avec internet, les hommes ncrivent plus, si cela continue, bientt chmeur mon gars, comme tous ces malheureux ! Et denos jours, qui se proccupe encore de lavenir dun facteur ? Je vous ldemande ? Maugrait-il en se dirigeant vers la maison de LouisHanotte. Toujours sous linfluence de ce navrant constat, le plus douloureux tant peut-tre lindiffrence des autres lgard de sa dtresse, iltend un colis lhomme au regard incolore peine veill plant devant lui. Et au-del de toute logique, compte-tenu dune personnalit quilsait gocentrique, Martin se surprend sacrifier sa tristesse celle de Louis pour qui il ne nourrit pourtant aucune affection particulire. En sonfor intrieur un tumulte de sentiments contraires se fait entendre, et cest le dbut dune trange confusion lobligeant sinterroger sur la valeurrelle de sa future souffrance. Face ce dilemme, supposer bien sr quil soit possible dtablir une hirarchie de la douleur humaine, Martinmesure ltroitesse de la sienne face la maladie du pauvre homme et lui adresse alors un sourire compatissant. Jespre que ce nest pas encore une mauvaise nouvelle, murmure Louis. Les temps sont plutt difficiles pour moi actuellement. Non, ne craignez rien Monsieur, un simple colis. Peut-tre avez-vous gagn le gros lot ? Allez savoir ! Si ctait vrai Martin ! Un peu de bonheur dans cette misrable vie ! Comment allez-vous aujourdhui Monsieur Hanotte ? Cela peut aller, les mdecins parlent de rmission ; ce qui est plutt encourageant. Non, cest le moral qui est mauvais. Ce doute, toujours cefichu doute ! a vous ronge les entrailles tout a. Vous lavez dit, avec cette saloperie de maladie, on est rarement rassur. Mais gardez espoir, rien nest jamais perdu dans la vie. Et puis lamdecine a fait dnormes progrs vous savez ! Merci Martin, japprcie votre gentillesse. Vraiment !

    tre courtois est bien la moindre des choses pense Martin. Il nignore pas quil y a un an un cancer contraignait Louis abandonner corps etme aux mains de la mdecine. Aprs une colectomie, le diagnostic avait t rassurant et tous les espoirs permis. Malgr cela, ptri de peur, cetartiste peintre souffre de schizonvrose et de dpression nerveuse permanente. Longtemps il avait trouv dans sa passion un soulagement delancinantes migraines et aux angoisses qui loppressaient, prsent, les mdicaments peuvent peine attnuer leurs effets.

    Plutt discret, sans le moindre relief, ce septuagnaire amnsique possde cependant ltrange pouvoir de semparer des ombres, de lalumire, des parfums aigres-doux de la vie quil fige sur ses toiles o il exprime sa douleur et par beau temps quelques doux sentiments.

    Vers dix heures Louis balaie du regard la pile de courrier dpose sur la table et ses paupires lourdes sarrtent sur le colis lui tant adress.Envoi recommand : lattention exclusive de Monsieur Louis Hanotte.

    Dun geste machinal il le saisit, le soupse, lobserve, cherche le nom de lexpditeur. Rien, nada, aucun indice le concernant. Il tudie alorssa forme, rectangulaire, dune paisseur de sept ou huit centimtres, puis, intrigu, arrache lemballage. Un livre enrob dun film transparentschappe de ses mains noueuses et tombe sur la table laquelle il est accoud :

    Un, Deux, Trois,Soleil ! Roman autobiographique de Doriane Hector. Un roman ! La seule lecture qui lintresse concerne la peinture lhuile ou llectronique. Alors, un roman ! Il doit y avoir une erreur.

    Interpell, il le repose sur la table, se rend la salle de bain, effectue sa toilette, vaque ses occupations matinales, mais intrigu revient verslouvrage. Il te alors dlicatement le film de cellophane qui le protge, hume le livre comme on respire le parfum dune femme et derrire unsourire moqueur le place sur la pile de prospectus publicitaires destins tre brls.

    Mme jour, fin daprs-midi, La Les aboiements dun chien gar font cho aux hurlements stridents quaffole une ambulance abandonne dans le sillage de sa course effrne

    vers la ville de Chartres. Ltat de loccupante est jug critique. Elle senfonce dans un coma profond, et dans cette ambulance roulant tombeauouvert vers lhpital du salut, son cur donne prsent des signes de fatigue.

    Quelques heures plus tard, elle lutte pour prolonger son destin dans le service de ranimation du Centre Hospitalier o vient darriverAlexandre. Des odeurs de mort froide et de douleur brlante commandent la peur et le chagrin. Un mdecin entre dans la pice, et usant de ceton onctueux que nous utilisons tous lorsque nous devons apprendre une mauvaise nouvelle un tre nous tant prcieux il sadresse lhomme

  • effondr qui lattend : Bonjour Monsieur, Madame est votre pouse ? Oui. La ; elle sappelle La, Docteur. Je suis vraiment dsol Monsieur, mais je suis oblig de vous dire que ltat de votre pouse est trs proccupant. Pour linstant nous nepouvons nous prononcer. Cependant croyez bien que nous allons faire le maximum pour la sauver. Elle a perdu normment de sang et sonpouls est faible. Cela dit, elle se bat comme une lionne, et a, cest trs important. Merci Docteur. Je sais que linstant est dlicat, mais je suis oblig de vous le demander. Dans le pire des cas, pourrons-nous prlever ses organes ?

    La question, telle une lame acre de guillotine, tombe comme une sentence sans appel. Dsappoint, Alexandre llude comme il peut. Pardonnez-moi Monsieur, il mest impossible de vous rpondre pour linstant. Mais ma femme est une battante, jamais elle nabandonnera lapartie. Jamais. Je vois Monsieur, je vois. Nous en reparlerons plus tard. Ne vous inquitez pas, il ny a pas durgence donner votre rponse.

    Une bulle doxygne, une petite parenthse de vie heureuse vient au secours de sa peine et emmne Alexandre loin de cet instant. Cependant,sans piti la tristesse envahit nouveau son espace et reint il sabandonne alors aux flots des souvenirs qui le submergent. Chavir de douleur,il cherche ce sourire qui lapaiserait mais celui-ci vgte lthargique ses cts. Alexandre mesure alors lampleur de ce vertigineux vide quilaspire lentement vers le manque de La.

    *Contre toute attente, au mme instant Spa, Louis Hanotte, silencieux et perplexe, pntre dans le pass de Doriane Hector

    ***

  • Un, Deux, Trois, Soleil ! Je naquis sans complication un jour dhiver 1956, deuxime de notre fratrie qui se composera plus tard de huit enfants : quatre filles et

    quatre garons.Mado notre mre avait peine vingt ans et un enthousiasme prt tout dplacer : les meubles, les lits, les tables ; ctait son dada. Ds quelle

    en avait loccasion, elle dmnageait tout dans la maison, ce qui lui donnait chaque fois limpression dinvestir un nouvel univers. Possdant laforce et lnergie dune jeune lionne, elle tait avide de bonheur, de plaisir, de rires et surtout damour. Ses armes les plus efficaces taient soninsouciance et le regard ptillant quelle posait sur tout. De grands yeux bleus rieurs clairaient un sourire ravageur, un petit nez fin et unebouche pulpeuse sharmonisaient parfaitement avec lovale de son visage enfantin. Mais ce qui mimpressionnait le plus chez ma mre, ctaitses ongles : longs, fins et toujours frachement manucurs. Aprs rflexion, avec la masse de travail quelle abattait au cours dune journe,aujourdhui je me demande encore comment elle faisait. On peut dire sans se tromper que ctait de ces belles personnes qui vouscommuniquait sa joie de vivre et sa bonne humeur par le simple sourire quelle vous adressait.

    Capable dune tendresse infinie, elle menveloppa de sa chaleur, membrassa tendrement, son cur battant pour moi au rythme de lamourquelle me prodiguait dj, et me parla damour. Elle mapaisa de sa voix douce et mlodieuse qui dun seul souffle me rassura. Je ressentis sonoptimisme au travers des mots quelle me susurrait loreille : beaux, tendres, merveilleux.

    Nous tions vendredi vingt-huit dcembre mille neuf cent cinquante-six et ce jour-l fte ses Innocents. Ctait ma chance, ma chance moi.Car ne dit-on pas : Aux innocents les mains pleines ! Jignorais alors quel sort fut rserv aux innocents de cette nuit si tragique !

    dix-neuf heures trente je poussais mon premier cri alors quun train dposait Lucien, mon pre, sur le quai de la petite gare situe cinqminutes pied de notre maison.

    Lorsquil poussa la porte, il comprit aussitt que lheureux vnement se droulait l, ce moment prcis, sous notre toit. Cest une fille ! Lui cria sa mre.

    Fou de joie il courut vers Maman qui avait retrouv son sourire lgendaire, sagenouilla devant elle, la remercia, la flicita, lembrassa,sincrement mu. Il tait heureux, ils taient tous heureux. Je prsageais de jours merveilleux ; ils en avaient la certitude. Il me prit dans sesbras, fier comme sil eut possd la terre entire, et me dposa sur le front mon tout premier baiser paternel. Jtais, ses yeux, le plus beaubb du monde. Cet homme de taille moyenne, cheveux bruns coups court, aux yeux vert meraude et lair de jeune premier me plutdirectement. Luniforme bleu de laviation nationale affermissait cet air daventurier de bandes dessines qui faisait tout son charme et luidonnait vraiment fire allure. Il tait magnifique. Et comment va sappeler ce joli bb ? Demanda le Docteur Bienfait. Dorane, elle sappellera Dorane ! Rpondirent en chur mes parents.

    Cest ainsi que jouvris les yeux sur la vie, sur ma vie, et le spectacle tait pour le moins fantastique.Trois jours plus tard, aprs avoir travers la ville au pas de course, mon pre entrait dans la maison communale de Spa le cur battant.

    Lemploy de bureau tait un homme peu avenant, aux capacits intellectuelles limites au strict respect du rglement quil suivait la lettre. Enproie ce jour-l un excs de zle, un sourire idiot coll aux babines, il refusa daccder la demande de mon pre. Je suis dsol Monsieur Hector, ce prnom nest pas repris sur la liste des prnoms autoriss, vous devez en trouver un autre ! Pardon ! En trouver un autre ! Mais comment diable voulez-vous que je trouve un autre prnom ? Cest inou ! Et puis je dois consulter monpouse, je ne peux prendre une telle dcision seul !

    Il tait furieux. Comme un lion en cage, il tourna en rond dans la petite salle dattente devant le guichet Population . Et Doriane, dit-il soudain lhomme qui attendait paresseusement derrire sa petite fentre en chne, Doriane, vous tes daccord ? Permettez-moi Monsieur, rpondit-il dun air perplexe.

    Tout laissait penser quil voulait dominer sa pauvre proie, ce qui ne plut dcidment pas mon pre. Ah oui ! Doriane est sur la liste Monsieur, il ny a aucun problme. Si vous le dsirez, nous pouvons dclarer votre fille sous le prnom de Doriane .

    Et cest ainsi, que le trente et un dcembre mille neuf cent cinquante-six, je me trouvai affuble de deux prnoms tout aussi rares lun quelautre pour lpoque, Dorane pour les intimes, Maman nen dmordra jamais, et Doriane pour tous les autres. Deux prnoms pour aider unepetite fille assumer une double vie, ou plus exactement supporter une double vie quelle navait pas choisie, quelle navait pas dsire, et delaquelle elle se serait volontiers passe.

    Un an plus tard, Maman nous offrit notre petit frre Laurent, toujours sur la table de cuisine transforme nouveau pour loccasion en tabledaccouchement. Pierre le suivra quinze mois plus tard, la maternit de Spa cette fois, o Maman restera huit jours loin de nous, huit longsjours loin de moi.

    Juillet 1960 Depuis ma naissance nous partagions avec nos grands-parents maternels une jolie maison de matre entirement peinte en blanc, au caractre

  • protecteur et rassurant o nous vivions tous heureux. Cette proprit ceinture dun grand jardin dbordant darbustes, de fleurs, darbresfruitiers et dalles de graviers, possdait en son centre une norme pelouse dont lherbe tait, mon avis, plus verte que celle de nos voisins.Bref, et toujours au travers de mes yeux denfant, la plus jolie proprit de toute la rue.

    Passionn par lhorlogerie et sa complexit, notre pre connaissait parfaitement les rouages de cette profession difficile. Il rparait pour desamis ou collgues des montres et des rveils afin darrondir les fins de mois, rparations qui exigeaient de lui une grande concentration.Cependant afin dobtenir le calme ncessaire ce travail de prcision, il nhsitait pas svir ou nous punir plus souvent qu notre tour ds quenous nous agitions un peu trop dans la maison. Capable de colre envers nous et Maman qui pourtant faisait de son mieux pour nous calmer etnous matriser dans nos jeux denfants, il nous faisait peur. Nous ne comprenions pas ce paradoxe lorsque nous regardions le couple atypique etdcal que formaient nos parents. Comment deux tres aussi diffrents pouvaient-ils partager le mme avenir et surtout les mmes rves ?

    Modeste et soumise lintelligence des autres, Maman navait pas aim lcole et ne ratait jamais une occasion de nous le rappeler. Coiffeusede formation, ses grossesses rptes lavaient carte du monde du travail et elle se consacrait prsent entirement notre ducation. Elleaimait beaucoup cela, et nous aussi. linverse, notre pre, derrire une placide arrogance envers les autres quil considrait comme lui tantinfrieurs, posait un regard froid et critique sur le monde qui lentourait.

    Nous voluions dans ces deux univers aux antipodes lun de lautre, recevant de chacun des leons de vie utiles nos panouissements, bercspar les regards doux et prvenants de Maman, souvent rprouvs par ceux plus autoritaires et profonds de notre pre. lcoute de deuxpenses paradoxales complmentaires, (lune tait croyante alors que lautre tait profondment athe), ce syncrtisme spirituel et ducatif nousoffrait lapprentissage de valeurs distinctes et uniques, nous obligeant un devoir de discernement et largissant ainsi notre jugement sur lesvaleurs importantes de la vie. Bref et sans vouloir mavancer outre mesure, nous grandissions, ancrant fermement nos racines dans un sol richeet prometteur dun avenir solide et rassurant.

    *

    Louis La vie dun inconnu, aussi sympathique soit-il, na jamais suscit son intrt. Pourtant, cette famille anonyme suspend son temps. Sans savoir

    ce qui le pousse un tel comportement, il teint la tlvision et reprend la lecture, car il veut comprendre, savoir pourquoi ce livre lui a tenvoy, lui qui lit si peu, et surtout : Qui dsire quil connaisse cette histoire ?

    En rentrant de la ville, sa femme Madeleine le trouve assis la table de son atelier, la tte incline sur lnigmatique ouvrage. Quest-ce que cest ? Lui demande-t-elle, surprise de voir son mari ainsi absorb. Je nen sais strictement rien, cest ce colis que jai reu ce matin. Un bouquin ! Il mest adress, mais jignore Qui me lenvoie, et Pourquoi ?

    Dubitatif, il carte ses pinceaux, sa palette, dplace le chevalet sur lequel pose, arrogante et fire, sa dernire toile encore inacheve, etreplonge le nez sur les pages noircies par un auteur dont il na jamais entendu parler auparavant.

    Il est maintenant compltement absorb par la lecture de louvrage. Le rcit de cette petite fille lintrigue. De plus, il trouve cette jeunemaman assez sympathique. Insouciante et lgre, amoureuse de la vie et de son mari comme le serait une adolescente ; elle lui plat. Mieux quecela, elle le fascine et il se surprend la comparer sa propre pouse. Non pas que la sienne ne lui convienne pas, mais il pense souvent que saMadeleine manque un peu de classe. Plutt ronde que pulpeuse, plutt maussade que rserve, plutt quelconque que jolie, mais surtout pluttmchante que gentille. Souvent elle a lev la main sur lui, prenant rgulirement le dessus sur cet homme plutt faible. Finalement, la seulemotivation quil trouvt dans la rgularisation de sa situation par un mariage avec cette femme-l au bout de quinze annes de vie commune, futde les protger, elle et sa belle-fille Sandra, quand il avait appris quil tait atteint de ce mal incurable. Il voulait leur pargner les frais desuccession, principalement sur ses toiles qui se vendaient alors assez bien ; mais surtout, il dsirait assurer une pension de veuve la mre de safille adoptive quil aimait plus que tout.

    *

    Hpital de Chartres La lutte avec la mort. Les mdecins ne lui accordent plus quune toute petite chance de survivre ses blessures, et ce bras de fer engag avec

    lau-del est maintenant le seul espoir quil reste Alexandre. Il connait La, il sait quelle peut gagner cette bataille. Attache la vieuniquement par quelques tuyaux la raccordant aux machines qui assistent son corps comateux, elle se bat. Contrairement aux mdecins,Alexandre a confiance en ses capacits rsister, encaisser. Son tat demeure stable ; cest un signe se dit-il. Elle lui avait tant de fois rpt,quand ils avaient de gros ennuis : Tant quil y a de la vie, il y a de lespoir ! quil sait quelle ne lchera pas prise. Pas si vite.

    Malheureux comme une pierre inutile, lui tenant la main, seul, il pleure sa meurtrissure dans le fauteuil de cuir rouge quune infirmirecompatissante vient de lui apporter.

    *

    Sous le toit de Louis

  • Intrigu, Louis Hanotte tente de recueillir un peu dinformations auprs de son pouse. Peut-tre sait-elle qui est cette petite fille ? Cette

    histoire le dpasse et il dsire comprendre au plus vite. Comprendre pourquoi. Cela devient obsessionnel. Malheureusement, sur Madeleine sereferme la porte dentre de leur maison. Un rendez-vous chez le coiffeur. Il lavait oubli celui-l. La mmoire lui fait souvent dfaut et celalagace au plus haut point. Dans le corridor, il reste seul. Dsempar, il se dirige alors vers son vieux fauteuil dfonc par le temps, sinstalleconfortablement, attrape ses lunettes, les pose sur le bout de son nez rendu plus fin par cette maladie qui macie chaque jour davantage sonvisage, et reprend la lecture de lautobiographie de Doriane Hector.

    Tout coup, un spot revenant des abmes de son temps oubli claire son sourire : il se revoit enfant durant la guerre. Il jouait avec ses frreslorsquils se mirent courir derrire le camion du charbonnier pour ramasser les prcieuses ppites qui tombaient par vagues noires etpoussireuses afin daider leur mre dans leur douloureux quotidien. La rcession qui avait dcoul de cette guerre leur avait impos de terriblesprivations, et soixante ans plus tard, il se souvient avec fiert.

    Le neurologue stait voulu rassurant et lui avait prcis que dans son cas, lamnsie dont il tait victime lui rendrait des moments de sa vie,par bribes, et quun jour, peut-tre, son pass lui serait rendu dans son intgralit. Un choc violent, la mort dun proche par exemple, a probablement provoqu votre amnsie. Votre cerveau a uvr afin de vouspargner la souffrance et a balay une partie de votre existence pour vous prserver dun souvenir trop douloureux. Il nest donc pas excluquun autre choc vous rende votre mmoire dans son intgralit. Il faut y croire Monsieur Hanotte, rien nest jamais dfinitivement perduvous savez ! Lorsque vous serez prt, probablement que votre mmoire vous rendra ce quelle vous a vol .

    *

    Chartres Les mdecins sont maintenant runis en salle de colloque et dbattent du sort de La. Alexandre refuse catgoriquement que lon prlve le

    moindre organe car il est convaincu quelle sortira de ce terrible coma qui la cloue tel un lgume sur son lit de ranimation. Dcision est doncprise de la transfrer de toute urgence lhpital de la Piti Salptrire Paris o ils rpondront mieux quils ne pourraient le faire dans cethpital de banlieue. Contre toute attente, et ils ignorent pourquoi, un miracle maintient intactes les fonctions vitales de leur patiente.

    ***

  • Maman, notre lumire, rayonnait sur la famille comme un soleil de plein t. Aimante, elle rchauffait nos curs denfants, consolait,insouciante, nos chagrins de cour de rcr et nos peines de bambins en bas ge. Peu instruite, elle possdait cependant un talent fou pourlducation de ses petits. Elle avait choisi de donner la vie par amour de la vie et nous le transmettait au travers des jeux, des rires, des chansonset des clins quelle nous prodiguait sans jamais se lasser, toujours prte nous prouver quel point elle tait heureuse de nous avoir.Bienveillante et gnreuse, elle nous aimait de lamour le plus entier et le plus pur qui soit : lamour maternel.

    Mon pre, lui, incarnait le rle ingrat de lautorit. Il faut avouer quil remplissait ce devoir merveille, au point que lon se demandaitparfois sil ne prenait pas quelque malin plaisir nous punir et nous frapper sous prtexte dune indiscipline ou dun manque de respect qui, parailleurs, nous paraissait souvent insignifiant et ne justifiant pas la correction quil venait de nous infliger. De ce fait, depuis quelques temps, ledoute sinstallait dans nos esprits car lorsquil tait la maison entre deux missions il troublait, nos yeux, la douce harmonie du cocon familialque nous avions concoct sans lui : juste notre mre, notre Grand-Mre et nous. Un gynce qui nous comblait et nous convenait parfaitementbien. Nous pensions plus souvent aux jeux qu lcole et Maman rpondait mieux que notre pre nos besoins ludiques. Il rgnait en sonabsence une ambiance polissonne et magique, lamour, lhumour et la joie baignant une atmosphre emplie du parfum de ma mre et de sesextravagances enfantines. Nous laimions cependant beaucoup, conscients quil navait pas le meilleur rle et pensions, comme il nous le disaitsouvent, que ctait pour notre bien.

    Notre seule exprience sentimentale, cette poque, se limitait lamour parfait et merveilleux que nous partagions avec nos parents, nosgrands-parents, nos frres et surs, nos cousins, nos oncles et tantes venant aprs, juste avant les petits amis. Enfin, il nous semblait que ctaitla hirarchie la plus logique de nos amours cette poque.

    Il pouvait toutefois se glisser quelques imperfections dans cette chelle des valeurs. Par exemple, javais pris la libert daimer davantage lasur de Maman que nous appelions Tati que ma grand-mre Agns, pourtant ma marraine, de qui je ne percevais pas un amour vraimentsincre mais plutt un semblant dintrt pour mes capacits et aptitudes scolaires trs prometteuses cette poque. Jtais prsume enfantprcoce ; javais un an davance sur mes camarades de classe, ce qui faisait la fiert toute particulire de mon pre et de sa mre.

    Si Maman avait choisi de donner la vie par amour de la vie, il en tait de mme pour Tati qui avait deux magnifiques enfants : mon cousinJulien, un peu turbulent mais trs souriant, et ma cousine Carine, petite fille modle par excellence, lhumeur radieuse et dans mon souvenirqui riait aux clats chaque fois que la radio diffusait Le petit chien dans la vitrine de Line Renaud.

    Ma tante les duquait et les soignait avec la plus grande attention. Elle les observait de trs prs, guettait les moindres petites anomaliespathologiques qui auraient pu troubler leur panouissement ou leur croissance. En fait, elle les aimait plus que tout. Mado, tu ne trouves pas que Carine incline toujours la tte du mme ct ? Mais, non, tu te fais des ides ; elle doit avoir un petit torticolis, cest tout ! Non, je tassure, a fait plusieurs jours quelle incline la tte sur son paule gauche. Je pense que je devrais aller voir le mdecin. coute, si tu trouves que ce nest pas normal, vas-y, prends rendez-vous, mais je suis certaine que tout va bien ! Tu sais Mado, elle est si belle, si parfaite, jai toujours peur de la perdre. Mais tais-toi Franoise, ne dis pas a, cest ridicule ! Elle est trop belle, tu verras, je ne la garderai pas ! Tais-toi, tais-toi, sil te plat !

    Maman sentit un frisson lui parcourir la colonne vertbrale.La rflexion alarmiste de sa sur perturba sa candeur habituelle, et, trangement, la glaa jusquau sang sans quelle sut vraiment pourquoi. a sent les choses une Maman.

    * Louis Un drle de pressentiment lenvahit. Et si cette famille ne lui tait pas trangre ? Sil avait connu ces gens ? Mais il a beau se concentrer, se

    torturer lesprit et la mmoire, il ne sait pas. Peut-tre Lucien, un ancien collgue de travail, ou un ami ? En entendant la porte dentre de lamaison souvrir sur sa femme, il ressent un lger soulagement. Elle, sans aucun doute, pourra laider. Il descend la vole descaliers qui le sparedu hall dentre et la questionne demble, avant mme quelle ait le temps dter son manteau. Celle-ci, quelque peu surprise par ltatdnervement de son mari fait un pas en arrire et le toise du regard : Bon Dieu Louis, quas-tu aujourdhui, tu es si nerveux ? Cest ce bouquin, je me demande pourquoi il a atterri chez nous. Est-ce que tu connais, toi des Hector , qui auraient habit la ville il y aune quarantaine dannes ? Non, pas du tout ! Pourquoi ? Quont-ils fait de tellement intressant ces gens pour que tu sois dans cet tat ? Rien de spcial ; cest lautobiographie dune petite fille trs ordinaire. Je suis tonn, cest tout ! Toi qui ne lis jamais, voil que tu tintresses aux autres maintenant. Cest nouveau a !

  • Oui, cest nouveau ! Dit-il, agac.

    *Paris, au mme instant La vient dtre admise dans le service des soins intensifs de la Piti Salptrire dans un tat jug critique.Trop jeunes, ses filles nont pas encore t averties de la situation, seuls ses fils ont t prvenus, et cest mortifis par le chagrin quils

    arrivent lhpital afin dapporter un peu de soutien leur pre.

    ***

  • Septembre 1961, le 1er Le premier septembre 1961, notre propritaire planta un panneau A VENDRE sur le seuil de notre maison. Maman nous expliqua alors

    que nous allions dmnager dans une autre beaucoup plus petite, mais que nous ne devions pas tre tristes car cela ne serait que temporaire.Nous quitterons donc cet endroit idyllique pour une petite demeure encastre dans la rue de Renesse beaucoup plus modeste : seulement deuxfaades, moins darbres, moins de fleurs, moins de jardin, et surtout moins de bonheur venir.

    cette poque jai cinq ans, les cheveux coups court la garonne, souriante, plutt mignonne. Un regard vert tendre franc et direct sassurede mon emprise sur les autres et sur le monde qui mentoure et ma curiosit na de limites que celles que mimpose mon jeune ge. Je rencontreun joli succs auprs des adultes qui nhsitent jamais me dire que je suis jolie ou malicieuse. Bien sr jignore ce que malicieuse signifie,mais je prends cela pour un compliment, ce qui mhonore et me rassure sur mon charme et mes capacits lutiliser. Souvent, des regardsenthousiastes de mes parents flottent sur moi comme un baume embellisseur de ma petite personne et renforcent mon assurance djsurdimensionne. Cela a pour effet, juste titre, dnerver fortement mes frres. La jalousie engendre par la prfrence que mon pre metmoigne explique amplement les efforts quils font, avec la maladresse denfants en bas-ge, pour attirer son attention : beaucoup de pirouettes,beaucoup de bricolages, beaucoup demprunts doutils et de matriel prcieux chapards son insu dans son atelier, bref, beaucoup de btisespour se faire aimer de lui. Mais en ralit le rsultat ne correspond jamais ce quils esprent. Notre pre a fabriqu un martinet constitu dunmanche de bois au bout duquel il a fix des lanires de cuir avec lesquelles il a effectu dnormes nuds afin de le rendre plus efficace, plusmalfique. Cet objet symbolise nos yeux lautorit laquelle nous devons nous soumettre, nous assujettir. En ce qui me concerne, pargnepar ces sentences trop violentes, la vie me sourit ; lavenir me sourit ; je suis heureuse, extraordinairement heureuse. Entirement sous lemprisede ce bonheur naf et parfait que seule peut nous offrir la petite enfance, je jouis pleinement de ce bonheur qui mest offert.

    Nous reprsentions la russite, de ma mre, le sens de sa vie. Elle ne pouvait sempcher de nous dire que nous tions les plus beauxenfants du monde, les plus gentils, les plus intelligents.

    Dsabus, sensible aux difficults qui nous guettaient et aux privations auxquelles il tait rgulirement astreint, notre pre, lui, changeait,devenait colrique. Maman apprenait souffrir, silencieuse et rsigne, lenthousiasme savrant tre une rponse plutt maigre face ladversitsournoise et venimeuse qui sinfiltrait tel un poison dans sa vie. Garder le sourire tout prix, sefforcer de pointer uniquement les bonsmoments est possible, sans aucun doute, mais pour cela il faut une bonne raison. Nous tions sa bonne raison. Jai vu ma mre rire au traversdes larmes quelle tentait de cacher et malgr mon jeune ge dus me construire une carapace pour ne pas souffrir des chos lancinants de sespeines. Pour une larme quelle versait, jen essuyais dix sur mes joues dpites ; pour un sanglot qui la secouait, jen apaisais le double dans monthorax affol. Mon amour pour elle grandissait au rythme des souffrances mles aux sourires et aux rires quelle continuait de nous prodiguer,simplement pour nous protger du dsespoir qui envahissait lentement son bonheur, notre bonheur. Javais cependant dcid de distinguer messouvenirs comme on spare la crme du lait, purant ainsi ma vie, nen retenant que le meilleur.

    Un jour nous tions tous table et dgustions avec beaucoup de plaisir les spaghettis que Maman avait prpars. La sauce bolognaise avaitmijot plusieurs heures et son parfum avait excit nos esprits autant que nos papilles gustatives ; nous savions que Maman faisait les meilleursspaghettis du monde. Quel vin as-tu mis dans la sauce Mado ? Lui demanda-t-il ? Du vin blanc. Pourquoi ? Elle ne gote rien ta sauce, elle est dgueulasse !

    Ce furent les seuls mots quils changrent.Sans comprendre ce quil se passait, nous vmes notre pre dcocher une violente gifle Maman qui bascula sur le sol. Couche sur le dos

    mais toujours agrippe sa chaise, elle parcourut toute la diagonale de la cuisine en glissade dorsale, les jambes enroules aux pieds de son sigequi suivait le mouvement avec elle en raison de la puissance du choc quil lui avait assn. Ce fut la stupfaction. Un silence de plomb crasa latable, nous empchant tous de respirer. Elle sortit en larmes de la cuisine, tenant sa joue entre ses fins doigts et alla se rfugier dans lestoilettes, seule pice qui fermait cl dans notre maison. Dun regard, notre pre nous immobilisa sur nos chaises, nous empcha de bouger, deparler et mme de pleurer. Il venait pourtant de toucher ce que nous avions de plus prcieux : notre Maman. Nous lentendions sangloter.Notre cur saignait, nos yeux retenaient les larmes qui nous brlaient les paupires, nos tempes palpitaient sous la pression du flux sanguinaffol par la peur qui nous paralysait sur nos siges. Je sentais cette peur battre plein rendement dans ma poitrine. Comment avait-il os, lui,notre protecteur, frapper ainsi notre mre devant nous, ses propres enfants ? Cela dpassait tout ce que nous pouvions supporter. Bravantlinterdiction quil nous avait impose, nous nous engouffrmes tous les quatre dans le petit corridor et allmes tambouriner sur la porte destoilettes. Nous voulions nous assurer que Maman allait bien, quelle tait vivante, pour nous jeter dans ses bras, la soutenir dans la peine, maissurtout, pour quelle nous consolt.

    Nous restmes un long moment colls les uns aux autres, agglutins contre son corps brlant de chagrin, tremblants et malheureux, ignorantencore que ctait le dbut dune autre vie, diffrente. Une peur mtaphysique commena alors me gagner pour ne plus jamais me quitter. Ce nest rien les enfants, tout va bien, je nai rien senti, tout va bien !

    Nous savions que ctait faux car nous utilisions ce stratagme quand nous voulions cacher que nous avions mal, par fiert, par orgueil. Nousnignorions pas sa souffrance, mais voulmes la croire, malgr tout, pour nous prserver du remord de navoir pu la protger, et aussi, afin de

  • nous prserver de la douleur que son chagrin provoquait dans nos entrailles denfants malheureux.Un bloc plus solide que le roc venait de voir le jour : tous solidaires, tous souds autour de Maman.Assise sur la lunette du cabinet, elle nous apaisa.Le lendemain, quand la bouchre lui demanda ce qui lui tait arriv au visage :

    Ce nest rien, Madame Collard, un petit accident contre la porte de la cuisine !Elle ponctua son mensonge dun grand sourire rassurant, craignant que la commerante ne se doutt de quelque chose. Mon frre Laurent,

    qui avait retenu que nous ne devions jamais mentir, la reprit doucement : Mais non Maman, tu as oubli, cest papa qui ta frappe hier !

    Elle enfona son beau regard bleu dans le fond de son sac la recherche dun billet de cinquante francs, paya, Excusez le petit, murmura-t-elle, il dit vraiment nimporte quoi ! et sortit du magasin sans plus oser regarder la brave dame qui nous saluait poliment, visiblement fortembte. Mon pre avait russi la culpabiliser de sa propre violence ; elle se sentait responsable, ctait dplorable. Cest cette poque quellecommena protger son mari violent. Lamour, la honte et la peur exeraient sur son jugement un effet pervers rpresseur, la privant de touteobjectivit lgard de lhomme de sa vie.

    *Louis Est convaincu quil a connu ces gens mais narrive pas rassembler suffisamment de souvenirs pour les situer dans sa propre vie. Cela le

    perturbe, et, dpit, il dpose le livre sur la table du salon. Il dne avec son pouse, un peu embarrass de la tenir lcart de ce quil ressent ce moment prcis. Percevant une distance sinstaller entre lui et sa femme, il sinterroge sur la sincrit de son amour pour celle-ci. Depuislarrive de ce livre dans leur foyer quelque chose simmisce entre lui et ses sentiments et il ignore ce que cela peut tre. Lorsquils staientrencontrs, Sandra, la fille de Madeleine, avait 8 ans. Demble car nayant jamais eu denfant, il lavait considre comme sa propre fille etlavait soutenue dans tout ce quelle avait entrepris. Bref, il lavait aime ds leur premier regard chang.

    Tous ces souvenirs avec Sandra le rconfortent. Il sourit. Mais subitement, son visage se ferme. La maladie, venimeuse, meurtrire lavaithapp son bonheur !

    Aprs un repas silencieux fait de doutes et de questions, il se rinstalle au salon

    ***

  • Quelques temps aprs notre arrive dans la maison de la rue de Renesse Profondment endormie, une nuit de cet hiver particulirement rigoureux me plongea dans le cauchemar le plus effrayant de ma toute petite

    vie. Un air glacial rgnait dans ma chambre coucher et agissait sur moi tel un puissant somnifre. Recroqueville sur moi-mme afin de ne pasressentir le froid des draps quand jloignais un membre trop loin de mon corps, je dormais paisiblement ainsi couche en position ftalerconfortante. Plonge dans ce profond sommeil, je ne sentis pas la prsence trangre qui respirait tout bas prs de moi. Discrte, elle tait l,tapie dans lombre, mobserver dormir. La malchance voulut cacher la lune derrire une paisse couche de nuages sombres, plongeant ainsi lapice dans une obscurit totale absolue. Seuls les clairs dun orage terrifiant transperaient les rideaux alors quune pluie diluvienne collait sesvagues luisantes ma fentre dans un bruit sourd de dluge satanique. Dieu devait pleurer des larmes de pluie sur ma douleur venir. Car cest ce moment prcis que lenfer dcida de maspirer dans son gouffre sans fond. Le bruit du tonnerre faisant diversion, la prsence trangresavana vers moi, et avec dlicatesse sempara lentement de mon corps endormi qui quitta alors la chaleur des draps ; puis, en lvitation, futdoucement transport vers ailleurs. Dans cet tat dapesanteur, mes bras tombrent le long de mon corps amorphe et balancrent dans le videcomme auraient oscill les bras dune morte. Tout coup, je sentis la froideur dun nouvel endroit envahir mon tre. Tout mon tre. Mesmains sondrent mon corps : jtais nue. Enfin presque, car javais toujours sur moi ma blouse de pyjama jaune imprime de petits motifscolors, des petits clowns marrants jouant de la musique. Mais ils taient tristes prsent, comme moi qui tais terrorise. Un morceau detissu, tait-ce un foulard ou un mouchoir, adroitement pos sur mes yeux, misolait du monde et me plongeait dans une peur abyssale quitreignait jusqu ltouffement ma poitrine denfant de cinq ans. Ce chiffon qui comprimait douloureusement mes tempes simbiba alors deslarmes qui se mirent couler. Le cauchemar ne portait pas de nom. Lintelligence dune enfant de cet ge ne peut concevoir la puissance dunetelle violence.

    Et pourtant.Mon corps tremblant cras par le poids de cette masse mouvante scartela et se dchira sous ses uvres. Comme un oiseau quon empale,

    quelque chose dinconnu sempara violemment de ce que je possdais de plus pur, de plus tendre, et avec une brutalit indescriptible pulvrisamon corps denfant. La terreur tuait peu peu le raisonnement qui emmenait lentement mon esprit loin de mon corps meurtri. Jtais en enfer.Le temps avait suspendu son vol ; la douleur navait pas de fin ; je voulais me dgager ; je voulais quon arrte de me faire mal ; je voulaisMaman. Jignore combien de temps cette masse sagita sur et dans mon corps compltement cras par son terrible poids, mais ctait troplong, beaucoup trop long. a faisait trop mal. Asphyxie, extnue, mortifie de douleur, je fus ensuite ramene dans mon petit lit qui avaitperdu la chaleur protectrice dont il mavait toujours entoure jusque-l. Jaffichais peine cinq ans au compteur de ma petite vie et venais desubir les premiers assauts dun monstre ignoble.

    Mon corps ntait plus que souffrance et tremblements. Tout me faisait mal. Des spasmes soulevaient ma poitrine et mempchaient derespirer. Je veux Maman, sil vous plat . Jimplorai, hurlai de douleur et dpouvante puis sombrai inconsciente dans la froideur de ce petit litdevenu glacial comme la pierre. En fait, je ne pense pas que je fus inconsciente, je pense que cette souffrance insupportable ordonna mammoire docculter les faits afin de diminuer quelque peu lintensit de leur douleur. Car je venais de vivre une inconcevable, inimaginable,insupportable agression de mon corps denfant ainsi quune brutale mise mort de mon me de petite fille. Elle emportera avec elle, et toutjamais, mon enfance heureuse et une grande partie de mon bonheur venir.

    Quelques dizaines de minutes plus tard, ou tait-ce une heure, comment savoir, je revins lentement la vie, prostre, toujours tremblante, etme trouvais miraculeusement dans les bras de mon pre. Silencieuse, je pleurais doucement, comme si je dsirais que personne ne mentende. Je suis l ma chrie, naie plus peur, jai chass ce monstre, il ne te fera plus jamais de mal, je te le promets, plus jamais !

    Dieu merci, il tait l, mon hros, mon sauveur. Javais toujours su que je pouvais compter sur lui et il me le prouvait encore en cette nuitdhorreur. Sil savrait tre trs svre avec mes frres, il me manifestait souvent beaucoup plus de tendresse ; mon avis parce que jtais unefille. Je laimais et surtout, jtais terriblement fire de lui. Il savait tout faire, mme raliser des meubles. Il avait dailleurs fabriqu tous lesmeubles de la cuisine. Qui tait-ce papa, o il est pass, il ma fait si mal, dis-je dans un sanglot touff. Il est parti, ne tinquite plus ma chrie, je suis l et tout ira bien maintenant. Ctait un horrible cauchemar, mais cest fini maintenant toutira bien. Cest a un cauchemar papa ? Mais a fait trop mal ! Mais non ma chrie, a ne fait pas mal, cest une impression, cest tout ! Quand on fait un cauchemar, cest que lon dort, donc on ne peutpas sentir la douleur. On croit quon la ressent, mais en ralit, on dort. Ah, dis-je dans un nouveau sanglot. Cest a un cauchemar ! Oui dit-il tout bas, cest a un cauchemar.

    Je hoquetai, inspirai profondment, javais besoin dair, et essuyai mes larmes. Enfin jessayai, il y en avait trop. Elles coulaient de mes yeuxbrlants comme la lave dun volcan, dun flot continu impossible endiguer. Et il membrassa sur le front, me donnant ainsi un autre baiserpaternel.

    Je semblais intacte. Aucune blessure, aucun traumatisme ntait visible. Je ne comprenais plus rien, jtais entire alors que javaislimpression dtre coupe en deux, le bas de mon corps meurtri dun ct, ma tte malade et vide de lautre.

  • La douleur sestompa lentement sur les paroles rconfortantes de mon protecteur. Jarrivais enfin respirer sans spasmes, retrouvantdoucement mon calme, berce par les bras qui menlaaient avec une infinie douceur, certaine que jamais plus je naurai revivre ces momentsdouloureux.

    Le lendemain matin, je mveillerai sous les premiers rayons du soleil, me demandant ce quil stait rellement pass durant mon sommeil.Pour vivre sereinement parmi mes frres, dans linsouciance lgitime des jeunes enfants, je voulus croire que rien ne stait pass et quil y

    avait des souffrances plus grandes que la mienne, Maman nous ayant ainsi conditionns quand nous voulions nous plaindre : Pensez un peuaux enfants qui nont pas de bras ou de jambes ! Eux ils sont malheureux ! Au fond, javais toujours mes deux bras et mes deux jambes.

    Pour survivre, avancer vers mon destin, presque entire, presque normale malgr les agressions rgulires de la bte, chaque soir je fermaisles yeux sur des journes remplies des actions constructrices de mon identit et de ma personnalit, sur les apprentissages qui feront de moi ceque je suis aujourdhui, puisant ma force et ma dtermination au cur mme de cette douleur qui nourrissait inlassablement le feu de matorpeur profonde. Mais javanais. Tenue au silence sous peine de voir la bte sen prendre Maman, elle men avait fait la menace terrifiante, je me forgeai dans la banalisation de cette souffrance mystrieuse.

    Cest cette poque que je commenai tout comptabiliser mentalement par multiples de trois : trois fois toucher ma tte pour provoquer lachance, mcher trois fois ma viande avant de lavaler, rciter trois Notre Pre , trois Je vous salue Marie , trois Petit Jsus couronn defleurs en chapelets que je rptais en alternance avant de mendormir, parfois, jusqu lpuisement. Ces prires que ma grand-mre mavaitapprises ds que je fus en ge de mmoriser taient le seul moyen que je possdais pour me protger de mes peurs. Ce Dieu implor nemaidera pourtant jamais, plus je le priais, plus je souffrais. Un deux trois, un deux trois, un deux trois

    Jtais galement victime de tics obsessionnels compulsifs ; ces Tocs dont jignorais la signification et dont jtais la seule connatrelexistence. Honteuse, je les cachais tous, mme mes frres, pensant que je ferais certainement lobjet de leur moquerie si je leur en parlais.Ces mouvements rpts de faon organise, avec mthode et normment de prcision, me rassuraient silencieusement et maidaient dans maqute de protection.

    *

    Louis Un malaise palpable sinsinue prsent profondment en lui. Pourquoi quelquun a-t-il dsir quil connaisse cette histoire ?Une certaine tristesse sinstalle. Cette souffrance denfant linterpelle. Il a galement la dsagrable sensation de profaner la douleur de cette

    petite fille, dentrer frauduleusement dans lintimit de sa vie. Pourtant, si elle a crit cette autobiographie, si elle la lui a fait parvenir, cestquelle dsire que lui, Louis Hanotte, en prenne connaissance. Ainsi opprim par la tristesse, il reprend la lecture. Il veut savoir, par respectpour cette petite Dorane, la suite de son destin dores et dj atrocement mutil.

    De plus, cette force incontrlable et mystrieuse quest la curiosit lencourage continuer malgr son malaise

    ***

  • Fin de lanne 1961 Le mdecin ne put cacher son inquitude. Depuis quelques jours, Carine prsentait dautres symptmes assez alarmants : vomissements,

    pertes dquilibre et incontinence urinaire. Il pensait un problme crbral plutt que musculaire et ordonna durgence une visite chez unneurologue renomm de la clinique Saint-Joseph Lige. Le diagnostic fut sans appel : tumeur situe au cervelet, opration invitable. Ma tanteseffondra dans notre cuisine son retour de lhpital. Sa merveilleuse petite fille venait davoir deux ans et ses jours taient prsent en danger.Bouleverse, rvolte mais pourtant soumise, elle tomba dans les bras de Maman qui ne savait comment la rassurer, les mots tant totalementinefficaces face cette douleur, tant insoutenable quindcente. Elles sanglotaient toutes les deux sous le regard dconfit de mon oncle qui meregardait sans me voir, ignorant ma prsence, mesurant toute limpuissance de lhomme face linjustice dun Dieu qui ils vouaient pourtanttous, lexception de mon pre, une foi sans limite.

    Elle prpara une valise pour lhospitalisation de sa fille, prit quelques vtements pour elle et son mari et tous trois sengouffrrent dans laminuscule fiat 500, Carine enveloppe dans une couverture carreaux bleus et blancs laissant filtrer derrire son repli le sourire dange inquietquelle nous adressait timidement. Au mme instant, la radio diffusait une chanson de Line Renaud que nous ne connaissions que trop bien.Quand le petit chien aboya en cadence, une rage soudaine sempara de Maman qui se prcipita sur le poste et le jeta violement sur le sol : Pourquoi mon Dieu, pourquoi ne prends-tu pas celui-ci ?

    Et tapant un poing rageur sur son ventre de femme enceinte, elle pleura. Sans retenue. Elle pleura devant moi dconcerte et laissa scoulerlentement sa peine dans le tablier quelle avait repli sur son visage et dans lequel se rfugia son insupportable chagrin.

    Ma petite sur Pauline natra trois mois plus tard. Dans la douleur, Maman aurait sacrifi un enfant quelle ne connaissait pas encore poursauver la vie de sa petite nice. Mais Dieu ne lavait pas coute ; il aurait d pargner les deux enfants, malheureusement, il tait rest sourd ses supplications.

    Nous ne revmes jamais Carine vivante. Maman, en pleurs, nous annona la triste nouvelle : notre petite cousine navait pas survcu sa terrible maladie, le chirurgien nayant mme

    pas eu le temps de loprer. Elle nous dit quelle tait monte au ciel avant quon puisse tenter limpossible pour la sauver, et ctait injuste.Ce fut mon tout premier contact avec la mort ; je venais davoir cinq ans et prenais en plein cur cette terrible ralit : nous ne sommes pas

    ternels, mais en plus, la mort pouvait nous faucher nimporte o, nimporte quand, mme si nous ne lavions pas mrite. Je pensais que seulsles mchants et les voyous mourraient sous leffet des balles de rvolver des gentils policiers, japprenais ce jour-l que nous tions tous mortels,tous vulnrables, mme les enfants innocents, pleins de tendresse et damour.

    Ils, ces tranges personnages aux visages anguleux, vtus de noir et sentant une drle dodeur, avaient ramen le petit corps sans vie dansnotre maison et lavaient dpos dans un lit denfant recouvert dun drap blanc immacul. Ils lui avaient pos les bras sur le thorax et entrelacsses petits doigts, lui donnant ainsi lapparence dune enfant en prire. Elle reposait dans le living room de mes parents, lendroit mme o unesemaine plus tt, encore pleine de vie, elle avait tent de saisir une banane en plastique que le mdecin, enclin une douceur inhabituelle, luiavait gentiment tendue. Quas-tu ma chrie ?

    Appuye contre le meuble de la cuisine, celui que mon pre avait fait tout seul , la tte enfouie entre les mains, je mefforais de simulerdes pleurs afin dattirer sur moi le regard de ma grand-mre. Je voulais massurer de son amour et participer au chagrin collectif. Elle taitmortifie davoir perdu sa petite-fille, de voir souffrir ainsi sa propre fille ; je voulais sentir sa douleur et peut-tre lui en prendre une partie. Elleprit le temps, dans ce moment de tristesse insupportable, de me consoler et scher mes larmes qui avaient fini par couler, de la voir, elle, simalheureuse. Nous les enfants, dans de tels moments, ne trouvions pas notre place. cet ge, nous ne pleurions que lorsque nous avions trspeur ou physiquement mal. Nous ignorions la douleur du cur, celle qui ravage la raison et dtruit lme, celle qui provoque des larmes scheset creusent des sillons invisibles sur les visages dfigurs par le chagrin. Elle menlaa, me serra contre sa poitrine et membrassa avec toute latendresse quelle aurait probablement voulu offrir Carine. Jtais enfin rassure ; dans cette treinte, la peur se dissipa doucement, je vivaistoujours et ma grand-mre aussi.

    Je ressentis alors un peu de honte. Je venais, par une manipulation purile, dajouter encore un peu de souffrance la peine dj si grande dema grand-mre adore, et mesurai, sans vraiment comprendre, toute lampleur de mon gocentrisme qui avait voulu dtourner sur moi les yeuxrougis par le chagrin dun tre merveilleux et lui dire : jexiste moi aussi !

    Je cachai ma honte derrire quelques hoquets. Est-ce que tu veux aller la voir avec moi ? Oui, jaimerais la voir encore une fois !

    Elle ouvrit doucement la double porte qui nous sparait du living et nous entrmes, main dans la main, dans cette pice transforme en tendremausole pour accueillir ce petit destin inachev. Malgr la pnombre je la vis avec une distinction surprenante. Paisible, elle reposait dans sonlinceul immacul. Son crne ras en prvision de lintervention chirurgicale manque tait cercl dune bande Velpeau aussi blanche que le drapsur lequel elle tait tendue et dgageait un petit visage de porcelaine diaphane ayant trouv lapaisement de ses traits dans la fin de sessouffrances. Mon Dieu quelle tait belle.

  • Cherchant un dernier contact avec sa peau, je posai ma main sur les siennes, pour conjurer la mort et me convaincre quelle vivait encore,quils se trompaient tous. Mais le froid de son corps me gagna et mobligea accepter lvidence. Alors subitement, lide quelle se trouvait l,seule pour lternit, je ressentis pour la premire fois une terrible et irrpressible envie de pleurer. Spontanment, les larmes coulrentdoucement sur mes joues. La mort avait emport ma petite cousine, ctait profondment injuste, et malgr mon jeune ge, je perusdistinctement la rvolte gronder en moi, me dchirer la poitrine et faire trembler tout mon corps denfant. Pourquoi Dieu a-t-il fait a Bobonne ? Carine est maintenant un ange ses cts ma chrie !

    Bobonne, qui, une fois de plus trouvait la force de surmonter sa peine grce sa foi reste intacte tait convaincue davoir, par ses prires,pargn les limbes sa tendre petite-fille.

    Chaque semaine, jusqu ce que plus tard ses forces taries ne le lui permettent plus, ma grand-mre se rendra au cimetire sur la tombe de sapetite fille disparue.

    Aprs lenterrement, la vie dut reprendre son cours. Pour retrouver un semblant de ralit, il fallut sortir doucement de cette lthargie danslaquelle le malheur avait immobilis ma famille. Ma pauvre tante, soutenue par son mari et mon cousin, trouva la force de laisser son petit angeen terre Belge et accepta de rentrer en Allemagne o son mari tait casern. Je ten prie Mado, laisse-moi reprendre Dorane avec moi, a me fera du bien de lavoir !

    Et bien sr, Maman accepta. Comment refuser ?En fait, jadorais repartir avec eux en Allemagne. Pour fuir la bte je les implorais chacun de leurs dparts afin quils memmnent. Mais l,

    ctait diffrent : ma cousine ne repartirait pas avec nous. Jembarquai donc un peu contrecur avec eux, ma petite valise en toile cossaise etleur terrible chagrin. Sur le seuil de la porte, Maman me fit un petit signe de la main. Je vis couler une perle de pluie sur son visage puis elledisparut doucement derrire mes larmes, se fondant lentement au dcor de notre rue que je quittais pour quinze jours.

    Le voyage se passa sans problmes et sans grand enthousiasme, mais cependant, plus nous approchions de la maison, plus les tristes souvenirsdes derniers jours sestompaient dans ma mmoire et plus je me rjouissais darriver. Ma tante elle, faisait preuve dune dignit exemplaire,retenant ses larmes et sefforant de nous montrer, Julien et moi, un visage souriant et rassurant. Je garderai ternellement en mmoirelinstant de notre arrive, o, attendant sa petite propritaire, un minuscule landau en osier trnait dans le salon et attira mon attention : Non, ne touche pas a, sil te plat, supplia ma tante ; cest Carine !

    Elle venait de seffondrer dans le hall dentre, soutenue par mon oncle dont les yeux rougis par les larmes quil retenait de toutes ses forces sefermrent sur ce petit pass quil devait ce jour-l dpasser afin de continuer vivre, pour les siens, pour son fils.

    Jtais anantie. Je passai une nuit blanche, transie par la peur et le froid qui ne me quittrent pas avant laube, percevant les pleurs provenantde la chambre voisine et ne sachant que faire pour ne plus les entendre. Cette nuit-l, une nouvelle forme de peur simposait moi, diffrente,douloureuse, assommante : Un deux trois, un deux trois, un deux trois, petit Jsus, faites que ma Maman ne meure jamais, sil vous plat petit Jsus !

    *

    Paris, hpital de la Piti SalptrireDeux mdecins et une infirmire dboulent affols dans la chambre de La. Les moniteurs de leur colonne de contrle viennent de dnoncer

    un arrt cardiaque chez leur patiente et ils dploient maintenant tous leurs efforts pour la ramener la vie. Les dcharges lectriques arqueboutent son corps inerte sous les yeux mduss dAlexandre qui, refoul dans un coin de la pice, prie un Dieu auquel il ne croit pas, esprantainsi, par ce geste dsespr, participer leffort collectif.

    Aprs dix minutes qui lui semblent tre des heures, Alexandre entend nouveau les bipbips rassurants, dabord discontinus, puis de plusen plus rguliers, rsonner dans la pnombre de la chambre. Soulag, il remercie La. Il sait, prsent, que jamais, il ne saurait vivre sans elle.Il laime, et ds son rveil, il se jure de lui dire et de lui redire, jusqu satit, et mme au-del, ces mots damour que la grandeur de leurhistoire avait enfouie au fond dun tiroir us, dont les charnires grippes par le temps refusaient trop souvent de fonctionner.

    ***

  • Si lourdes, si pleines des angoisses qui turent mes annes denfance, mes nuits deviennent le repre tnbreux de ma torpeur profonde.Jai six ans et ignore si je passerai toute la nuit calfeutre sous ldredon dans la douceur de mon petit lit ou si je serai nouveau emmene,

    suspendue par le noir de ma chambre impassible, dans lantre glacial de la bte immonde. Japprends que lapprhension de la souffrance estdj de la souffrance, alors, par diffrents moyens denfant que je rinvente chaque nuit, je rsiste son emprise afin de me protger de seseffets. Je repousse le sommeil aux limites du supportable, refusant de me soumettre sa volont pour garder le contrle du temps, de lespace,de mon corps, et surtout de ma vie. Avec force, je souffle sur le temps pour quil acclre son cours et me projette loin de cette terreur. Jeralise sans comprendre que seule la seconde qui grne mon avenir existe et que ce pass proche nest dj plus quun simple souvenir ; quedemain sera diffrent et quil emportera avec lui ma douleur prsente. Car je vis ce prsent dans loubli de moi-mme ; non plus comme cecadeau de la vie quil devrait tre, mais comme une tape obligatoire vers ce qui sera une dlivrance, ma dlivrance. Ds ma sortie de lantre dela bte, me viendra alors le got amer de la tristesse, ce court espace de temps suspendu de la mlancolie, avant que ne simpose nouveau, plusfort encore, le temps assommant de la peur.

    Et cest au travers de ma vie avec la bte que japprends me battre. Les rgles du jeu sont trs simples : tu es plus fort, tu gagnes ; tu es plusfaible, tu dois te protger, tre protg, ou tu perds ! six ans je vis, impuissante, le triste et dfinitif enterrement de mon enfance dans ladouleur et cette peur, avec cette lucidit que mimpose ce dpassement de moi-mme. Seul mon corps refuse de grandir, de spanouir, memaintenant dans lanormale petite taille qui fut la mienne durant cette enfance devenue vieille bien avant lge. Chaque nuit dans mon lit froid,des heures entires, je pleure mes prires. Une, deux, trois, jimplore Dieu pour quil rchauffe et ramne la vie mon petit corps meurtri,abm par toutes ces violences obscures. Jtabli secrtement une chelle de la douleur, de ma douleur. L, je crois que jai touch le fond, querien ne peut marriver de pire. Erreur, demain sera plus pnible, plus douloureux quaujourdhui, plus dmoniaque mme. Mais je relverai latte et tournerai le dos toute cette misre. Je renatrai ainsi de mes propres cendres, plus forte, plus solide, arracherai nouveau la vie aucur de ma vie afin daffronter mon futur avec obstination et courage, dans ce lendemain qui panchera mes souffrances et diluera, sanstoutefois men dlester, dans son tourbillon dvnements quotidiens, ma terrible peur.

    Seules les nuits passes en Allemagne chez ma tante et mon oncle taient pargnes par la bte. Jimplorais donc mes parents afin quils melaissent passer les vacances scolaires chez eux, ce quils acceptaient volontiers ; un enfant de moins grer, une bouche de moins nourrirpendant quelques semaines, cela comptait dans le maigre budget dont ils disposaient pour nos repas quotidiens.

    Sandrine, ne de la douleur de ma tante quelques temps aprs le dcs de Carine apaisa lentement son chagrin. Pleine de vie, chez eux,jexplosais de joie chaque rcration passe sous la tutelle de cet oncle si comique. Il faut dire quil tait toujours prt organiser nos loisirs ;se donnant sans compter, il nous comblait.

    la maison, en dehors de Maman, de mes frres et ma petite sur, Bobonne mapportait ma part de bonheur et de joie. Les dimanches,quand mes parents le permettaient, elle memmenait lglise pour assister loffice de dix heures. Je dtestais la messe. En dehors du passagepar le bnitier qui mamusait toujours, cette eau sclabousser soi-mme sur le manteau marrachait chaque fois un sourire, ctait long etprch dans une langue incomprhensible. De plus, il fallait rester assis sur une chaise pendant plus dune heure, chose impossible pour moi cet ge, javais des fourmis dans les jambes et sous les fesses. Lglise tait froide et sinistre, remplie dmes insensibles aux souffrances despetites filles et mme l, Dieu ne pensait qu lui. Malgr cela, jaimais laccompagner car aprs la messe elle me gardait pour partager le repasde midi entre elle et mon parrain, son mari. Lambiance tait bien meilleure qu notre table o mon pre avait instaur la loi du silence.Souvent avec Bobonne nous prenions le chemin du bois pour monter au cimetire qui se situait haut perch sur une colline de la ville pour nousrecueillir sur la tombe de Carine. Il dominait nos mes et nos curs, probablement afin que nous noubliions jamais nos morts. Ses allestaient bien entretenues et le marbre des pierres tombales alignes en rangs serrs brillait sous le soleil qui noyait lendroit, comme sil dsiraitcapter un maximum de chaleur pour rchauffer tous ces pauvres habitants refroidis par la terre qui les contenait. De jolies fleurs poses sur lestombes embellissaient lendroit afin de le rendre agrable ses occupants, mais compte tenu de lendroit o elles brillaient, pour moi ellessentaient la mort et la putrfaction. Ces balades en pleine nature nous rgnraient, surtout en automne o les couleurs quelle nous proposaittaient fabuleuses. Lair, souvent doux, treignait mon cur bless, et consciente de ses bienfaits je respirais fond cet air du bonheur quemoffrait ma grand-mre, spcialiste des plaisirs simples. Ce furent ces moments de douceur extrme subtiliss au temps qui maidrent supporter le poids de mon silence, ce poids de la douleur et de la peur ; ce terrible fardeau de mon enfance dfigure.

    ***

  • Septembre 1962

    Ca suffit vous deux, Dorane, viens ici, descends dans la cave, et je ne veux rien entendre ! Non, papa, pas la cave, je ten supplie papa, pas la cave, jai trop peur ! Fallait rflchir avant de te disputer avec ton frre, jen ai marre de vous, maintenant, tu descends ! Papa, jai rien fait, cest Pierre qui a commenc, cest pas moi !

    Jimplorai sa clmence, mais rien ny fit. Ctait vraiment injuste : je navais rien fait de mal et il le savait. Une fois de plus, il menferma danslescalier menant au sous-sol, endroit lugubre et sinistre, me laissant seule dans le noir, aux prises mes terribles angoisses, effraye par le videet le froid qui mentouraient. Non contente de dtruire mes nuits, la bte sen prenait maintenant mes jours. Il me fallait descendre lesmarches qui me conduisaient en enfer. Car elle allait nouveau me torturer, je le savais. Elle mempcherait le moindre mouvement de dfense,paralyserait mes jambes et mes bras qui resteraient immobiles, amorphes, crass dans une souffrance terrible par son poids insupportable. Jelutterais alors, impuissante, contre cette force surhumaine qui me dchirerait. Son acte termin, elle menlverait le bandeau appliqu avec soinsur mes yeux afin que jamais mon regard ne croise le sien et me librerait enfin de son emprise. Je resterais un moment seule. Les perles deaucouleraient alors lentement le long de mes tempes et iraient mourir dans le creux de mes oreilles en raison de la position horizontale quellemaurait nouveau impose. La tte vide, un vertige mengloutirait ; jaurais alors la sensation affreuse de me noyer dans leau sale de monpropre chagrin, puis pour un court instant, un court instant seulement, viendrait le moment de lapaisement. ce moment prcis, je penseraisplus encore ma mre :

    Maman jai besoin de toi, de ton amour, de tes clins, de ta tendresse. Jai mal et ne peux en parler personne. Mais comment ne

    comprends-tu pas ce quil marrive ? Toi qui mas donn ta chair et ton sang, nes-tu pas raccorde mon me afin de dtecter mesmoindres souffrances, mes moindres douleurs ? Tous les jours tu chantes prs de moi comme si la vie tait belle alors que je lutte seule dansle marcage de ma triste vie, enfonant chaque jour davantage ma douloureuse enfance dans le ptrin de ma peur. Est-ce possible ?Pourquoi ce silence, au moins toi, ma Maman, tu devrais me comprendre, tu pourrais me protger, tu es ne pour a, tu mas mise aumonde avec ce devoir, je le sais, jamais tu ne nous as laiss tomber, alors pourquoi ? Les mots sont prts dans ma tte mais jamais ilsnarrivent mes lvres qui tremblent de te parler.

    Mais quoi bon pleurnicher. Attrape ma main Maman, fais-moi danser ! Entrane-moi dans le sillon mlodieux de ta voix et chassemon chagrin loin de notre bonheur. Tu vois, je le sens qui schappe des plis lgers de ma robe et voil quil se fracasse tes pieds sur le solo nous tournons. Tu es magicienne Maman ! Regarde ce soleil qui maveugle et qui rchauffe enfin mon corps froid, il illumine tonsourire. Tu es belle Maman, tu es si belle, et moi, je suis si sale !

    Je sortis de la cave lamine, le corps douloureux et meurtri, me balanant dune jambe sur lautre et laissant tomber les bras comme un pantin

    dsarticul ayant perdu ses fils suspenseurs. Le soleil brillait dans le jardin o mes frres jouaient aux billes et se disputaient tant lenjeu taitdevenu important : gagner le pot. Viens jouer avec nous, cest nous qui gagnons ! Me dit Franois. Jai rafl tous leurs maillets et toutes leurs chanceuses pendant tonabsence.

    Une heure plus tt, javais d quitter cette partie au got des noisettes chapardes sur le coudrier de notre vieille voisine modiste pourdescendre en enfer, sous lordre militaire irrfutable et non ngociable de mon pre.

    Je souris mon frre, cachant tant bien que mal lmotion qui me secouait de la tte aux pieds, surtout quils ne voient rien , et lesrejoignis dans le fond du modeste jardin sur lequel brillait ce beau soleil de septembre, aussi chaud quun soleil de plein t. Les grandes fleurssauvages floraison tardive cultives avec soin par notre vieille voisine embaumaient lair, leurs effluves se perdant gracieusement dans toutlespace de notre petite cour. Des oiseaux chantaient dans le gros arbre de la somptueuse proprit qui jouxtait notre maison larrire, cachderrire un haut mur de vieilles briques qui dlimitait notre univers dinfortune. Quand je voulais mchapper, si lair du temps opprimait tropintensment ma poitrine, je montais sur le banc adoss ce vieux mur, et, sur la pointe des pieds, humais limmense parc arbormagnifiquement entretenu qui stendait deux pas de notre misre. Aprs une pluie dt, il tait exceptionnel. Une sorte de brume montantde la terre flottait dans lair et stagnait en suspension, juste mi-chemin entre lherbe humide et limmense htre pourpre qui trnait en sonplein milieu. Mon me emportait alors mon cur sur ce petit nuage o je retrouvais ma petite cousine.

    Toutes ces choses familires et rassurantes me sortirent lentement du mutisme dans lequel je mtais rfugie. Je respirais enfin, captant nouveaux les parfums de la vie qui prenaient maintenant le pouvoir sur les odeurs putrides que la bte immonde mavait imposes. tonne, jeressuscitais, revenais malgr moi la vie, cette vie qui me tendait de faibles bras si peu protecteurs. Soudain je sentis couler sous moi unliquide chaud, dont la source se situait lintrieur de mes entrailles traumatises et que je ne pus retenir. Et je vcu, dpite, la trs dsagrableimpression duriner sous moi. Ctait le comble.

    Malgr leurs frquences, je narrivais pas mhabituer ces tortures. Les douleurs physiques seffaaient systmatiquement de ma mmoireds leurs accomplissements, mais, psychologiquement, je ne pouvais my soumettre, ctait impossible. Je subodorais quil sagissait du mal danssa plus terrible expression et refusais den tre la victime. Mais tristement impuissante, je ne pouvais rien empcher. Je me mis rire telle une

  • petite folle hystrique, seul moyen que je trouvai pour mieux dissimuler les spasmes qui me secouaient en silence. La honte semparait prsentde mes joues et de mes yeux qui nosaient plus regarder mes frres. Ils riaient de plus belle avec la navet denfants de quatre, cinq et sept ans,inconscients du drame que je venais de vivre et que je ne pouvais absolument pas leur raconter. Car je cachais cette affliction de lme commeon cache une maladie honteuse. Comme un funambule sur un fil surplombant le vide de son dsespoir, je cherchais en vain la juste limite entreacceptation et refus, trouvant ce mince quilibre me permettant de supporter ce mal dans labngation, ou peut-tre tait-ce dans la ngationpure et simple des faits qui le provoquaient.

    A ce moment prcis, je dcidai de devenir une petite fille sage, pour quon maime et pour que mon pre ne me jette plus jamais dans cettecave humide et froide aux odeurs de moisi et de bte immonde. Avec pour armes du courage, de la dtermination et ce que mon cerveauvoulait bien produire dintelligence, je partis la conqute de ma vie comme un brave petit soldat se serait engag sur le chemin de la guerre,ignorant ce qui mattendait et surtout comment jallais faire pour garder lenvie de continuer de marcher malgr cette peur permanente dunnouvel assaut. Jtais toute entire enferme dans le monde de la terreur, univers castrateur et inhibiteur de bien-tre, dinsouciance et debonheur. Etre irrprochable, ctait tout ce que jesprais pour moi, parce que ctait probablement lunique moyen dchapper aux sentences demon pre, trop violentes et trop destructrices pour moi.

    Je pleurai quelques mots de dtresse en mloignant de mes frres qui avaient repris, trangers mon histoire, le jeu et la lutte pour la victoirefinale.

    Tout sourire, Maman tendait son linge sur les fils quand elle poussa un cri dhorreur pouvantable quivalent au moins cent mille dcibels.Dun coup elle bondit sur le petit tabouret qui se trouvait lextrmit du schoir et sur lequel tait pos un petit panier de plastique bleucontenant ses pinces linge. Sur ce minuscule podium de fortune, elle hurlait en tapotant des pieds limage dune danseuse de flamencohispanique. Ctait drle, et je souris. Javais tellement envie de danser avec elle, limage tait si jolie. Mes frres accoururent du fond du jardin,inquiets pour leur Maman qui semblait tre vraiment effraye. Des grenouilles, cria-t-elle, il y a des grenouilles plein le jardin ! Mais do viennent-elles bon Dieu ? Des grenouilles, rtorqua Franois, trs fier de lui. a y est, nos ttards, ils sont grands, ils sont devenus de vraies grenouilles, a cestchouette !

    Laurent et Pierre accoururent, heureux de dcouvrir les fruits de leur pche miraculeuse dans ltang de la Havette. Mais attrapez-les, ne restez pas plants l les regarder. Enlevez-moi a du jardin, sinon, gare la gare !

    Ctait son expression favorite, gare la gare . Cela ne voulait absolument rien dire, mais ds quelle la serinait, nous savions tous quilvalait mieux couter. Mes frres, un peu surpris de la voir ainsi affole par quelques petites grenouilles obtemprrent, partirent la chasse enriant et se gargarisant de moqueries lgard de Maman qui plantait toujours sur son tabouret, les bras tendus vers les fils auxquels ellesagrippait afin de ne pas tomber sur le sol o sautillaient maintenant une trentaine de petits batraciens apeurs. Au fur et mesure que lesembryons arrivaient maturit, aids par les gigantesques pattes qui staient miraculeusement dveloppes sur leurs corps moelleux, ilssortaient du bassin deau dans lequel ils attendaient depuis une bonne semaine. Sans demander leur reste, la libert leur tendant les bras, ilsfilaient en croassant tuette dans un concert merveilleusement orchestr par les barytons de la troupe. Souvent par la suite, je rverai quednormes ressorts invisibles sous mes pieds me permettaient des bonds gigantesques me propulsant lextrieur de ma vie et mautorisant unsurvol de mon existence. Aide par daussi gigantesques cuisses, je nageais alors dans les airs, au-dessus de mon corps souill bloqu au sol,lgre, libre et heureuse.

    Bnficiant de la diversion quoccasionna cette msaventure, jentrepris daller me laver et me changer linsu de mes parents ; surtout ils nedevaient rien savoir de mon petit accident, ils mauraient certainement punie nouveau et cela aurait t au-dessus de mes forces. linstantmme o jentrai dans la maison, jentendis le bonheur qui les unit tous dans la joie de leur instant. Mon pre les avait rejoints en riant, Mamanexplosait son tour dun rire cristallin aussi lger que lair quelle dplaait et qui rsonna douloureusement dans ma tte qui envoyait moncorps vers un autre destin. Je frottai pendant de longues minutes, insistant sur les zones abmes par la violence de la bte avec le secret espoirque cela effacerait toutes ses traces, les refouleraient par cet acte au plus profond de moi-mme, labri du regard des autres.

    Le soir, en me couchant dans le lit situ dans la chambre que je partageais avec mon frre, je ne pus trouver le sommeil. Franois, tu dors ? Non Franois, maintenant, tu dors ? Non, laisse-moi dormir !

    Un quart dheure scoula. Dis, tu dors ? Oui ! Menteur, puisque tu me rponds, cest la preuve que tu ne dors pas. Bon, tes vraiment casse-pieds, si tu continues, jappelle papa !

    L, je savais que javais atteint ses limites, quil fallait que je me taise et que jessaye de dormir, car sils sendormaient tous avant moi, jamaisje ne pourrais trouver le sommeil. Je me mis alors prier, Dieu, Marie et Jsus, pendant un temps interminable, recommenant sans cesse deschapelets de prires, par sries de trois et finis enfin par fermer les yeux, puise, abandonnant corps bless et me meurtrie la douceur desdraps qui les accueillaient enfin chaleureusement. La peur sinstallait, profonde, lancinante, paralysant tous mes rcepteurs de bonheur. Mme sile matin je me sentais plus forte davoir survcu, mon bonheur se diluait lentement dans la dimension des souffrances que la bte minfligeait.

    lcole je dus lutter une grande partie de la journe contre la fatigue qui mempchait de me concentrer, ramassant au passage quelques

  • remarques de notre matresse qui ne reconnaissait plus en moi la bonne lve que jtais en ralit. Elle me priva de rcration et me condamna terminer seule lexercice de grammaire que je navais pas termin dans le dlai qui nous avait t imparti. Seule dans la classe, il me prit uneterrible envie daller aux toilettes. Mais le rglement de lcole minterdisait tout dplacement dans les couloirs sans autorisation. Jtaisdsespre. Je russis cependant me retenir un certain temps, mais au bout de quelques minutes, mes sphincters mabandonnrent et lurinescoula nouveau lentement sous ma chaise. Ctait la troisime fois en quinze jours que cela marrivait lcole. Jtais tellement effraye lide que mes amies et la matresse ne sen aperoivent que je pris la serpillire qui servait laver le tableau et pongeai au mieux la flaque quibrillait sous mon banc. La honte sempara alors entirement de moi, et lorsque mes compagnes rentrrent en classe elles me trouvrent penchesur mon ouvrage. Je nosais relever les yeux vers elles et mappliquais terminer ce fichu exercice de franais avec le bonheur contrit quemoffrait cet alibi pour viter leur regard. Je sentais une chaleur empourprer mes joues que je dissimilais derrire mes cheveux qui pendaient,filandreux, sur mon cahier de grammaire. Les larmes nosrent couler ; il fallait les retenir, absolument, sous peine de me dvoiler et trahir ainsimon incapacit. Jamais je ne sus si notre institutrice avait remarqu quelque chose ; elle ny fit jamais allusion. Personnellement, me sentantterriblement coupable je nai jamais racont cet pisode personne, pas mme ma mre.

    Ma scolarit se dgradait de mois en mois. Je ne pouvais assumer cette double vie sans abmer ma vie, sans en payer les consquences,ctait impossible. Cest au cours de gymnastique que je trouvai cependant le meilleur moyen de me distinguer des autres enfants. Jy excellaislittralement. Un corps fin, athltique, justement muscl, mapporta la meilleure rponse aux souffrances dont il tait lui-mme rgulirementvictime. Comme sil et voulu compenser ce que la bte lui prenait, il ragissait en moffrant lopportunit de briller aux yeux de messemblables, moi le petit oiseau bless, je ressuscitais pour un court instant ds que lon me plaait face un dfi sportif ou gymnique. Je pouvaisenfin pater les autres ; briller au lieu de me ternir. cette poque, le surnom de Ouistiti , pour mon agilit, me fut attribu par lensemblede mes amies, surnom que je trimbalerai jusqu lge de douze ans.

    *

    Louis Est prsent compltement dstabilis. Une horrible impression lenvahit. Et si cette enfant ntait autre que sa fille Sandra ? Au fond, il ne

    sait rien de sa vie avant leur rencontre. Que sest-il pass avant quil ne soit l pour la protger ? Qua pu endurer sa petite fille avant lui, avantquil ne lui tende une main bienfaitrice, un cur pour laimer ? Jamais sa femme navait voqu leur pass. Toujours superficielle, vasive, ellenavait parl que de trs vagues souffrances et de quelques difficults financires. Il sait que son premier mari les maltraitait. Do vient Sandra ?La petite fille du roman sempare sans cesse du visage de Sandra et cela lui est insupportable. Il laisse chapper un soupir de dgot. Cestvident, ces derniers chapitres lui sont particulirement difficiles lire.

    ***

  • Aot 1964

    Bon, cest la dernire fois que je te le demande, arrte de pleurer, Maman a besoin de repos !Mon pre levait le ton ; il usait de son pouvoir et son autorit afin de me faire cder.

    Non, je ten supplie Maman, ne pars pas sans moi, je veux aller avec toi chez Tati ! Mais a suffit maintenant, tu es trop petite pour dcider ! Ce sont les parents qui prennent les dcisions, pas les enfants !

    Je pleurais toutes les larmes de mon corps. Maman, soutenue par mon pre, me rprimandait galement afin que je la laisse aller lespritserein. Elle avait besoin de repos, mais elle naimait pas dcevoir ses enfants ni les entendre pleurer, de ce fait, elle avait envie de me savoirheureuse et compatissante. coute Dorane jen ai besoin, alors laisse-moi partir et arrte de pleurer ; ce nest pas trs amusant pour moi. Moi, je te laisse toujours partirchez Tati sans rien dire. Et puis, tu vas rester avec papa, tu laimes bien ton papa ?

    Pas de rponse. Dis, tu laimes bien ton papa ? Mais oui, je laime bien, mais je veux aller avec toi. Bon, maintenant a suffit, tu es vraiment une petite goste, une sale gamine. Non, ce nest pas vrai, je ne suis pas mchante, je suis gentille, gentille ! Alors, si tu es gentille, laisse-moi partir ! Je ne peux pas, je ne veux pas rester ici sans toi ! Laisse Mado, je vais lui offrir un ballon et ds que tu seras partie, elle sera calme. Ne tinquite pas, tout ira bien !

    Mon pre avait tranch. bout dargument, lasse, craignant de dcevoir Maman et risquer de perdre ainsi son amour, je minclinai, lapoitrine opprime par la dception davoir chou, consciente quen la laissant partir, jallais nouveau passer des nuits sous la coupedmoniaque de mon ennemi nocturne.

    Maman je taime, mme si tu nentends pas ce que je ne peux te dire. Je taime parce que sil ny a plus toi et moi , il ny aura plusmoi ; certainement !

    Le soir, je me retrouvai seule avec mon pre. Alors que je mapprtais monter me coucher, il mappela. Viens, on va faire la fte rien que nous deux, a va tre bien, seulement toi et moi. Toi tu es une grande fille non ? Tiens, bois, cest du coca,tu aimes bien le Coca Cola? Oui, jadore !

    Il y avait des chips au sel sur la table. Gourmande de nature, guide par mon apptit, je voulus croire au bonheur. Nous recevions trs peu deboissons sucres ou de sodas cette poque, ceux-ci tant rservs uniquement aux vnements exceptionnels. Ctait donc la fte, rien quenous deux. Lodeur du breuvage quil me tendit mtait cependant totalement inconnue. Non, ce nest pas du coca, cest autre chose ! Non, je te jure que cest du Coca. Regarde, voici la bouteille ! Non, je ne veux pas boire a, je naime pas, cest mauvais ! Bois cest trs bon. Non, je ne peux pas, je ten supplie papa, laisse-moi aller dormir, je suis fatigue. Bois dabord ou tu vas tre punie. Ce nest pas bon, a sent lalcool. Ya pas dalcool dedans, ya que du coca-cola, comme tu aimes. Non, je naime pas a du tout, ya de ce truc-l dedans !

    Je lui montrai la bouteille de Gin qui tait pose sur la table ct de son verre. Non, a cest juste pour moi.

    Il mentait, ctait vident. Il samusait de me voir faire la grimace et sobstinait mobliger boire. Je tins cependant un bon moment,plusieurs heures peut-tre, le temps me semblait si long, buvant gorge aprs gorge, renversant la moiti du verre quil sacharnait remplir nouveau, diluant un peu plus le Gin dans le coca afin que javale plus facilement. Au bout de mon calvaire, pour en finir, javalai lentiret dubreuvage infecte qui se trouvait devant moi. Javais implor Maman de ne pas me laisser avec lui pendant son absence, rien faire, javais dabdiquer sous leurs cris et leur autorit. Je sentis les larmes couler sur mes joues rosies par la chaleur de lalcool qui avait envahi tout mon treet brl au passage mon sophage non entran. Ma tte commena tourner. Je voulus marcher mais ny parvins pas. Titubant sur mesjambes, je fis trois pas puis tombai plat ventre sur le sol froid de la cuisine. Jimplorai Dieu de me ramener Maman pour quelle me sorteenfin de l. Dieu nentendit rien. Le spectacle de sa fille dans cet tat lamusait beaucoup. Il riait maintenant gorge dploye alors que jesanglotais au rythme des gloussements de cet abominable pre indigne. Il me prit dans ses bras et me coucha alors dans son lit o les portes delenfer se refermrent une fois de plus sur mon pauvre corps. Je dus nouveau subir les assauts de la bte immonde qui avait attendupatiemment toute la soire que je rejoigne sa tanire. Cette fois, ce fut plus long que dhabitude, plus insupportable, la bte croyantprobablement que lalcool mempcherait de comprendre, de ragir, de ressentir. Ce fut une erreur. Anime par une rage venue du fond de mes

  • entrailles, je russis pour la premire fois dgager une main de sa lourde emprise et arrachai le bandeau quil mavait nouveau appliqu surles yeux, comprimant mes narines et mobligeant respirer par la bouche. Nous tions maintenant en train de nous battre. Je frappais, essayaisde mextirper de dessous elle, criais, mais en vain, norme pieuvre cinq bras, elle me dominait par la force et par la taille. Je ne pesais pas letiers de son poids, jtais plus faible, je le savais, mais il fallait quelle sache que je refusais de me soumettre sa volont, maintenant et jamais.

    Pour la premire fois, je dus admettre ce que javais toujours su au fond de moi : je connaissais cette bte immonde. Dans le dni javaisrussi me persuader quil sagissait dun monstre venu du nant, sorti tout droit dun conte pour enfants dsobissants, ou peut-tre duninconnu vil et dmoniaque, fruit de mon imagination n pour me faire souffrir, me prendre ma raison et mon me afin dprouver marsistance la douleur et lautorit, mais non, elle avait le visage dun tre aim, qui vivait prs de moi tous les jours et qui se transformait enpieuvre gluante chaque fois que jtais seule. Bobonne qui logeait ltage en-dessous fut rveille par mes cris. Je lentendis monter la premirevole descaliers puis sarrter lentresol. Mon cur se mit battre plus fort dans ma poitrine comprime par le poids de la bte. Elle grognait,apostropha mon pre et lui demanda : Que se passe-t-il l-haut, Lucien, est-ce que tout va bien ? Oui, oui, Mman, ne vous inquitez pas, la petite a fait un mauvais rve, tout va bien.

    Mappliquant sa lourde main sur la bouche il marmonna entre ses dents : Maintenant a suffit, arrte de pleurer ou a va mal finir !

    Comment cela aurait-il pu finir plus mal ?Mon presque sauveteur redescendit les escaliers et alla se recoucher. Mon espoir svapora. Il ny aura donc jamais personne pour ouvrir les

    yeux ? Des larmes muettes coulrent le long de mes tempes, javais froid et je voulais dormir.trangement, ma plus grande peine fut dadmettre cette trahison venue dun tre que jadorais plutt que des violences que jendurais depuis

    si longtemps. Je compris que plus jamais je ne pourrai laimer, ladmirer, le vnrer. A partir de cet instant, jallais vivre dans lindiffrence et lemanque de celui qui abmait mon chagrin. Il nen navait pas le droit et ce fut le dbut dune souffrance diffrente, bien plus destructrice quelautre que javais fini par apprivoiser, pour mieux men dfendre, mieux men protger. Cette nouvelle forme de douleur, jusqualors ignore,simmisa en moi comme une maladie incurable aurait pris possession de mon abdomen. Une sorte de gne permanente et profonde mcrasaitde tout son poids et me condamnait la culpabilit perptuelle. Je couvrais par mon mutisme un acte dont jignorais alors quil tait criminel etduquel jtais pourtant la victime. Je devenais par ce fait coupable dun silence complice venant au secours de mon bourreau et protgeais cecriminel en libert, linsu de la socit qui lavait engendr.

    Maintenant que la bte tait consciente que je connaissais sa vritable identit, je savais que seule ma mre pourrait men protger. Je prisdonc la dcision de ne plus jamais la laisser partir loin de moi.

    Coince dans ce cauchemar duquel personne ne put mextraire et ce, pour deux longs jours et deux nuits plus longues encore, loin de Mamanet de sa protection, je supportai en silence.

    Il mavait offert un ballon blanc aux motifs de Tintin et Milou, du capitaine Haddock et du professeur Tournesol qui sentait bon le plastiqueneuf. Dune douceur infinie il promettait dgayer un peu ce sjour, seule la maison avec lui. Mais il avait clat le premier jour. Je navaismme plus mon cadeau. Il mtait rest ma douleur, ma solitude et ma peur. Javais vendu mon bonheur pour un ballon. Un ballon et lebonheur de ma mre.

    ***

  • Quelques mois plus tard Nous avions dmnags dans la maison que mon pre avait construite presque entirement seul. Enfin chez nous. Seule ombre au tableau,

    nous abandonnions la cohabitation avec nos grands-parents maternels que nous adorions. Au prix dnormes privations, un peu forcs parladversit, mes parents nous offraient un toit la campagne avec un grand jardin en terrasses, plein de groseilliers, darbres fruitiers et depapillons.

    La famille stait nouveau agrandie durant lt. Juste avant notre dmnagement, Maman avait donn naissance son sixime enfant, notrepetite sur Victoria. Cette grossesse avait t pnible pour elle et ctait seule et pied quelle avait rejoint la maternit pour accoucher de cetenfant non dsir par notre pre. La surcharge de travail que lui imposait cette famille de six enfants assommait littralement Mado. Lui, demoins en moins concern par lavenir de sa progniture, la laissait souvent seule face aux responsabilits quexigeait lducation dune telle tribu.Pendant son sjour la maternit, tous les enfants avaient t rpartis dans la famille afin dallger au maximum la tche de mon pre qui nousavait avertis quil ne pourrait assumer la famille nombreuse, les visites la maternit et son travail la caserne.

    mon plus grand dsespoir il fut convenu que Tati allait soccuper de Franois et Laurent, Pauline, encore bb, serait confie notre tante,alors que mon frre Pierre et moi devrions rester la maison avec notre pre jusquau dbut de notre camp louveteaux qui dbuterait le lundi.

    Deux nuits dans la tanire de la bte eurent raison de moi. Je sortis transie et blesse par les agressions de ce monstre. Maman tant loin demoi, je fus donc seule pour affronter mes angoisses. Malgr lt torride qui rgnait, nous tions le trente juillet , le soleil refusa derchauffer mon corps denfant refroidi par ces nuits sans lune et je dus supporter cette terrible souffrance sans recevoir le moindre petit clin deMaman. Le lendemain de ces nuits blanches comme le vide, sans mme avoir pu la voir ni admirer ma nouvelle petite sur, on me conduisit aucamp louveteaux o je passai une semaine de remise en forme. Remise en forme de mon corps bless, mais surtout de mon me clate quiavait bien besoin de ces six journes dans le bois et ses parfums dcorce mouille pour nettoyer toutes les traces laisses par mon tortionnaire,avant de rentrer, plus ou moins rpare, une semaine plus tard, dans ma famille.

    Je ne fus jamais aussi heureuse de revoir Maman. Elle membrassa tendrement, attnuant un peu, grce cette nouvelle preuve damour,toutes mes souffrances du week-end prcdent, car malgr son nouveau bb, elle maimait toujours.

    Elle ne saperut de rien. La gravit des faits se dvoilait pourtant lentement mon intelligence ; en fait, je ralisais lampleur du dsastre dema petite existence et lincidence quil pourrait avoir sur notre famille. Au prix defforts surhumains, je russis lui cacher cette vrit, car jemtais jur de ne pas lattrister avec une nouvelle qui laurait dtruite elle aussi ; et voir souffrir ma mre mtait tout simplementinsupportable. Une sorte daccord tacite, un contrat entre le monstre et moi me contraignait ce silence et me murait dans cet isolementinfernal. Si je me taisais, Maman ne craindrait jamais rien.

    Elle rentrait la maison avec un enfant dans les bras, beaucoup plus lger que le poids du secret que je gardais bien cach au fond de moidepuis maintenant prs de trois ans, mais combien plus important. Jallais avoir huit ans, je laimais et voulais la protger, elle aussi, de la bteimmonde. Sur mes paules denfant reposait le poids de notre bonheur familial, celui de ma mre, de mes frres et surs et donc le mien ; ilfallait me taire, ne rien dire, supporter en silence, le poids de mon silence, ce lourd fardeau de la honte, de mon chagrin et de mes peurs.

    Elle tait experte en maladies denfants. Par exemple, elle pouvait distinguer, rien qu la vue, une rougeole dune rubole, ou une varicelledune scarlatine sans le moindre degr derreur. Pour confirmer son verdict, elle ttait nos ganglions, inspectait notre gorge laide dune cuiller soupe, palpait notre front et le tour tait jou. Le diagnostic tombait dans les cinq minutes avec lexactitude dun pdiatre surdiplm. Jauraistant aim quelle soit aussi subtile dbusquer ma maladie moi.

    Je terminai mes tudes primaires avec une anne davance et mention suffisant , ni plus, ni moins. Mon excellente mmoire me permettaitbien souvent de russir les contrles et les examens sans tudier, une simple lecture me sauvant de situations assez dsastreuses les lendemainsde nuits blanches. Javais engag un bra