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La PRINCESSE DE CLEVES: "ELEMENTS .D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE" Guilda KATTAN

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La PRINCESSE DE CLEVES:

"ELEMENTS .D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE"

Guilda KATTAN

LA PRINCESSE DE CLEVES

ELEMENTS D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE

Gui1da KAT TAN

Department of French Language and Literature

M.A. Thesis. Abstract

Dans cette thèse, on a voulu aborder certains aspects rele­

vant d'une sémiologie socia1~ dans li-Princesse de Clèves, c'est-à­

dire de grouper un ensemble de pratiques signifiantes; (regards,

gestes, protocoles, habillement) de les situer et de les étudier

dans le contexte de l'époque, à l'intérieur de la société courtisane.

Parmi les diverses méthodes critiques, il nous est apparu

qu'une recherche sémiologique s'adaptait à une rediscussion des

hypothèses traditionnelles et mettait à notre disposition un ins­

trument de travail qui peut être très rigoureux.

L'application de cette recherche au roman de Madame de Lafa­

yette, par la typologie des regards, le cycle narratif, etc., consti­

tue sans doute une manière de dépasser l'aspect psychologique, socio­

logique, économique de l'oeuvre.

- 2 -

A travers une analyse sémiologique, on croit redécouvrir les

traces d'autres systèmes significatifs indépendants du langage arti­

culé mais dont le roman se sert très fréquemment. Ces systèmes forment

la trame de l'existence de la cour et déterminent tous les rapports

entre les courtisans. Il découle naturellement de ce qui précède une

redéfinition de l'optique traditionnelle de la princesse de Clèves.

L'analyse qu'on propose, si poussée qu'elle soit sur certains points

n'est pas exhaustive - on a surtout tenté de repérer des unités signi­

fiantes réfugiées dans la masse hétéroclite initiale, et de reconsti­

tuer ainsi un corpus qui nous permettrait de découvrir l'intelligibi­

lité d'un code social à une époque déterminée.

· -.

La PRINCESSE DE CLEVES:

"ELEMENTS D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE"

Guilda KATTAN

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and

Research in partial fulfilment of the requirements for the degree

of Master of Arts.

Department of French Language and Literature. McGill University, Montreal.

@ Gui1da Ka ttan 1972

March 1972

TABLE DES MATIERES

VERS UN NOUVEL INTELLIGIBLE

Une science qui s'ébauche

PRATIQUES SIGNIFIANTES DE LA COUR

Le code monda in • • • • • • • • • • • • . • • Les masques - Comédie des apparences

Rappo~ts entre les personnages Prédicats de base

CYCLE NARRATIF

Processus d'intégration

LA LIBIDO SENTIENDI

L'acte sémique: Voyeurisme

L'aveu. • • • •

Médiations visuelles • • • • Typologie des regards

LA RECHERCHE SEMIOLOGIQUE

Vers une totalité structurée

LISTE DES FREQUENCES •

BIBLIOGRAPHIE

. . . . . . . .

NOTES . • • 0 • • . . . . . . . . . . . . . . . .

2

7

22

36

46

66

75

90

98

99

104

VERS UN NOUVEL INTELLIGIBLE

UNE SCIENCE QUI S'EBAUCHE

~ Sémiologie d'apr~s la définition de Georges Mounin est la

science générale de tous les syst~mes de communication par signaux,

signes ou symboles. Pour Barthes, ce champ d'étude s'étend A tous les

faits signifiants (y incluant des faits comme le vêtement) et recouvre

tout syst~me de signes, les images aussi bien que les sons mélodiques,

les rites, les protocoles aussi bien que les spectacles.

A partir de ces données de départ, notre étude tentera de

cerner les différents champs de signifiance dans la "Princesse de

Clêves". Notre entreprise tiendra cependant compte de la distinction

essentielle entre une sémiologie de la signification et une sémiologie

de la communication, c'est-A-dire définir d'une part ce qui a trait

aux simples manifestations de signifiance dans la vie sociale, et

d'autre part ce qui relêve d'un code d'unités différentielles.

)

- 3 -

Notre analyse a été facilitée dans une certaine mesure par le

corpus de lois relativement restreint régissant la société décrite

par Madame de LaFayette. Cela ne signifie pas pour autant qu'il soit

toujours facile de tracer dans la vie sociale la frontiêre entre les

phénomênes qui relêvent réellement d'une sémiologie de la communica­

tion et ceux qui n'en relêvent pas. Il faut pouvoir discerner à quel

moment il y a communication et prouver qu'il y a intention de commu­

nication. Ce fait n'est relativement facile à mettre en évidence que

là oà il Y a eu apprentissage du code social en question.

Notre but est non pas d'étudier l'oeuvre mais les virtualités

du discours qui l'ont rendue possible, de voir dans quelle mesure le

sens (la fonction) d'un élément peut entrer en corrélation avec

d'autres éléments de cette oeuvre et avec l'oeuvre entiêre. Notre

objectif consiste à lire l'oeuvre sans rechercher les circonstances

de sa génêse et à la saisir au niveau de l'intrigue, organisations

des motifs, évênements et épisodes.

Les différents plans étudiés n'obtiennent leur signification

définitive qu'unis dans un récit particulier. Mais pour présenter un

schéma intelligible de ces significations nous les distinguerons les

unes des autres en découvrant l'appartenance de chaque élément à des

relations fonctionnelles entre lui et les autres signes. Ces rapports

ne servent pas uniquement à affirmer l'existence d'une structure ou à

unifier des éléments distincts, mais ils apportent une nouvelle

signification en rapprochant les éléments séparés.

- 4 -

Il s'agit de distinguer les systèmes significatifs qui

n'appartiennent pas au langage articul~ e~ qui d~rivent de la vie

sociale, de la culture des traditions. Par la suite, reconstituer

le modèle de l'oeuvre qui rend compte des rapports structuraux à

l'int~rieur de l'oeuvre et de la manièr~ dont ils sont li~s.

Notre premier chapitre portera sur l'ensemble des pratiques

oignifiantes de la cour (gestes, regards, protocoles) et leurs modes

de fonctionnement et d'interpr~tations à l'int~rieur de la soci~té

courtisane, et les rapports des courtisans entre eux à l'int~rieur

de ce cadre.

Les grands évènements du r~cit portant sur des interpr~tations

et non sur des actes, le rôle de tout courtisan se r~duit à celui

d'interprète. La question qu'on se pose est non pas comment faire,

comment agir dans telle ou telle circonstance, mais bien comment

interpr~ter.

Toute ~tude s~miologique d'un récit devant traiter d'une

analyse des techniques de narration, notre second chapitre portera

sur le cycle narratif décrivant la situation fonctionnelle de l'h~­

rolne dans le milieu de la cour.

Ce chapitre sera suivi d'une analyse des champs sémantiques

du regard, et d'une constitution d'une typologie de regards et des

signes, extrapol~e de l'~tude s~mantique.

Cette analyse nous a permis d'introduire un ordre initial

dans la masse h~téroclite des faits signifiants. Mais la s~mio1ogie

- 5 -

restant à édifier, et en raison de son champ extensif, notre étude

ne pourra pas être entièrement didactique.

Il va de soi qu'une telle lecture prescrit un champ de

découvertes et omet par ce fait même plusieurs dimensions intéres­

santes. Elle a néanmoins le mérite de dévoiler certaines perspecti­

ves jusqu'ici négligées.

PRATIQUES SIGNIFIANTES DE LA COUR

"Si vous jugez sur les apparences en ce 1ieu­ci, vous serez souvent trompée: ce qui parait n'est presque jamais la vérité".

Madame de Lafayette: "La Princesse de Clèves".

LE CODE MONDAIN

La première gageure apparente est que "la Princesse de Clèves"

est un roman historique qui refuse l'histoire. En effet, les faits

historiques - quoique décrits avec une exactitute tès méthodique et

très documentée - servent uniquement de cadre à l'intrigue.

L'atmosphère évoquée rappelle beaucoup plus la cour de Louis XIV que

celle des Valois. Le luxe, la richesse et surtout le code social

montrent des caractéristiques spécifiques du règne de Louis XIV,

sans contenir toutefois de véritable anachronisme.

Les premières pages du roman s'ouvrent sur une description de

la cour. Cette peinture nous révèle l'existence d'un groupe relative­

ment restreint, régi par des codes sociaux et politiques convention­

nels, nettement compartimentés et hiérarchisés. Ces codes fondamentaux

~.J

- 8 -

fixent d'entrée de jeu pour chaque personnage, les ordres empiriques

auxquels il aura àffaire et dans lesquels il se retrouvera. Le récit

explicite dans son développement l'ordre existant à l'extérieur de

lui. Par conséquent c'est cet ordre conventionnel qui détermine la

plupart des rapports entre les personnages, on agit ainsi parce qU'il

le faut, c'est l'attitude naturelle qui ne demande pas de justifica-

tion. Toutes les actio.ns du récit ont un dénominateur commun: elles

obéissent à la morale de l'époque telle qu'elle apparatt au temps de

Madame de Lafayette. Ainsi la vie devient partie intégrante du livre.

Son existence est un élément essentiel que nous devons connattre pour

comprendre la structure du récit.

Les premi~res pages exaltent la richesse, le luxe, la beauté

des personnages de cette cour:

"jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits." 1

Les courtisans rivalisent au bal aupr~s des femmes, en beauté,

en adresse, en luxe, en élégance. L'accent est mis sur les manifesta-

tions extérieures: les atouts physiques, la richesse sont des condi-

tions requises de chaque "membre" du groupe.

Ainsi le Maréchal de Saint-André se distingue par

"une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnifi­cence qu'on eat jamais vue en un particulier."2

Quant à Nemours, il "était un chef-d'oeuvre de la nature ••• "

et sa façon de s'habiller "était toujours suivie de tout le monde sans

pouvoir être imitée." 3

- 9 -

La création de·valeurs héroiques va de pair dans le milieu

noble avec une élaboration de l'instinct amoureux. C'est un penchant

général de l'esprit chevaleresque de faire de l'amour un stimulant à

sa grandeur.

Les valeurs auxquelles aspire tout courtisan sont "l'ambition" et la

"galanterie":

"l'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour et oc~upaient également les hommes et les femmes."

La galanterie est l'art de "faire la cour" et de donner à

l'amour un revêtement aristocratique. L'amour tend à se donner pour

incompatible avec le mariage qui est toujours décidé en raison des

convenances sociales:

"Monsieur de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage." 5

On le cherche ailleurs dans ses rapports avec d'autres conjoints, ce

qui engendre une fréquence de rapports en triangle:

mari [

femme

ma1tresse (s) femme

[

mari

. amant (s)

Le premier trio est constitué par la reine, le roi et leurs différents

amants ou mattresses:

[

Roi (Henri II) Reine

Vidame de Chartres Henri II [

Reine

Duchesse de Valentinois

A son tour, la mattresse du roi a d'autres amants en dehors du roi:

Duchesse de Valentinois [

Roi

Brissac, M. de Brézé

- 10 -

Les rapports triangles se retrouvent chez les courtisans:

Madame de Tournon

Sancerre

Madame de Martingues

Monsieur de Martingues

Estouteville Vidame de Chartres

Ainsi les amourettes des courtisans ne connaissent pas de limites et

sont devenues un sport. Ce diminutif exprime une passion qui consume

les personnages tout en étant soumise aux scrupules de l'époque. En

effet, les traditions restent extrêmement fortes et les rapports

entre l'homme et la femme obéissent à un code de la galanterie qui

ne se laisse pas transgresser impunément.

Quant à "l'ambition", elle se manifeste dans les concours entre les

grands devant le tribunal du public et qui sont l'institution la plus

conforme à l'esprit de cette société, et la plus utile à son fonction-

nement et sa conservation. La guerre et le tournoi permettent aux

courtisans d'affirmer leur virilité, leur force et leur vaillance

aux yeux des femmes. Ainsi:

Le vidame de Chartres

Quant au roi

"le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre faisait les délices de la cour." 6

"était également distingué dans la guerre et dans la galanterie." 7

"il n'avait pas toutes les grandes qualités, mai~ il en avait plusieurs et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre." 8

- 11 -

Le duc de Guise suscitait l'envie par

"une égale capacité pour la guerre et pour les affaires." 9

La valeur suprême de cette société est par conséquent l'exal-

tation du moi dans les cadres de l'ordre et de la règle: les activi-

tés de prestige commandées - animées par l'ambition (forme égoiste

de la magnificente) et la galanterie (au sens originel de séduction

et de conquête) - sont la première loi de cette société.

Ce g06t de la "magnificence héroique" se manifeste dans les

fêtes, les tournois, et les divertissements royaux - les bals. On

recherchait dans le déploiement du spectacle l'image d'un monde plus

irresponsable, plus libre d'entraves que le monde réel, et qui ampli-

fiait encore l'idée que pouvaient se fai.re les courtisans de leur

propre condition. L'intérêt porté à l'astrologie souligne d'autant

plus leur attirance par un monde de hasard, de jeu. A l'heure du

cercle chez le roi on parlait des horoscopes, des prédictions.

La seconde loi de cette société est la bienséance, elle

ramène l'individu à sa fonction sociale en réprimant en lui tout ce

qui est particularité de caractère et de sentiment: les r6les, les

attitudes, les opinions se codifient. Chacun est tenu par son rang

et sa naissance à une certaine conduite, quelles que soient ses

préférences personnelles. Les gestes, la tenue des courtisans obéis-

sent à un rituel mondain; le rouleau compresseur de l'Etat a écrasé

toute diversité. Les courtisans sont soumis aux servitudes de la

cour qui impose les g06ts, les préjugés, la mode, et dont les pressions

- 12 -

se font de plus en plus fortes. C'est le renoncement à l'individua-

lité qui s'efface devant le rêgne du conformisme, de l'esprit d'ac-

quiescement aux normes sociales. La cour devient un concours de

grimaces. Le rituel mondain gonfle les mots, et les sentiments y

tiennent lieu d'actes. La bienséance régit tous les rapports entre

les personnages, même entre mêre et fille, mari et femme.

Madame de Chartres renvoie sa fille qui "fond en larmes sur sa main",

interrompt un entretien "qui les. attendrit trop l'une 'et l'autre", 10

et refuse de la revoir pendant les deux jours qui lui restent à

vivre.

Monsieur de Clêves est forcé par les rêgles de la bienséance à se

retenir de montrer sa passion à sa femme par crainte de l'importuner

par des "maniêres qui ne convenaient pas à un mari." Il

La princesse excuse la froideur par laquelle elle répond aux senti-

ments du prince par la bienséance "Il me semble" lui dit-elle

"que la bienséance ne me permet pas que j'en fasse davantage." 12

13 Les yeux de la princesse sont à peine "un peu grossis" lorsqu'elle

se sépare à jamais de Nemours, et le pauvre sourire qui éclaire un

instant ses traits immobiles traduit mieux la désolation de son coeur.

A son tour le langage devient fortement institutionnalisé:

tous les personnages s'expriment de la même façon, utilisent les

mêmes mots.

Le discours obéit à des rêgles rhétoriques avérées ou cachées:

il Y a ce qu'on peut dire et ce qu'on ne dit pas - le code et les

- 13 -

codificateurs convergent pour étouffer la parole. -

L'Etat donne et fixe le sens - tout est sévèrement ~puré -

L'idéologie politique du pouvoir pèse sur la parole pour la métamor­

phoser en platitude. Le discours accepte des normes préfabriquées,

des "valeurs" toutes faites qui passent dans les mots. Il véhicule

les redondances des significations et des groupes de mots figés.

L'usage de la langue prolonge des préalables, des "lieux communs"

jamais remis en question. Le discours tourne autour de tautologies,

de pléonasmes. Il délaisse et dédaigne le sens pour rester au niveau

des significations et devient le triomphe de la "fonction référen­

tielle". Au lieu de se référer à un contenu, une praxis, des données

sensibles, il se fétichise et devient le référentiel pour des grou­

pes qui n'ont plus d'autre lien que la parlerie.

Face à ces critères sociaux, les personnages de cette socié­

té apparaissent comme des exhibitionnistes vivant sur le mode de la

représentation. Les valeurs sociales opérant surtout en surface,

tout l'effort se concentre sur la façade. A ce niveau des apparences

constituant le plan des signifiants correspond un autre niveau, celui

du contenu, des signifiés. Le rapport entre ces deux niveaux se loge

dans un espace où nulle figure n'assure plus leur rencontre.

Cette rupture, ce "décrochage" (selon le terme de Barthes) 1

entre les signifiés et leur représentation correspond à la nouvelle

situation des aristocrates. De l'ancienne courtoisie chevaleresque

il ne reste plus que les dehors glorieux. De nouvelles valeurs

- 14 -

introduites à la faveur du "décrochage" constituent un système second

dont les signifiants restent les mêmes. Il se produit par conséquent

un abus de signifiants qu'on ~onsomme, sans se rapporter à leur

contenu. Le discours utilise ce décrochage: il mise à la fois sur

les significations, (le sens lui échappe) et sur les signes qui pour

un temps se détachent des signifiés.

Sous ses dehors aimables et luxueux, cette politesse de cour

recèle un tissu d'intrigues, d'hypocrisies et de trafics d'alliances.

Les courtisans se livrent sans scrupules à des trames perpétrées des

trahisons. C'est l'exercice incontrôlé du "droit de guerre" (sous

le couvert de la galanterie) qui justifie aussi bien l'usurpation

que la conquête, la ruse que la force.

Toutes les intrigues inscrites en marge du récit (que nous explici­

terons par la suite) soulignent cette distinction entre la réalité

et ce qu'elle révèle. La cour offre l'image d'une aristocratie para­

site, oisive, vivant aux crochets du roi: monde de défiance perpé­

tuelle, des autres et de soi. Le rôle essentiel de tout courtisan

se réduit à pratiquer la flatterie servile. La grande préoccupation

consiste désormais à attendre le mot d'ordre du roi, à noter tous

ses gestes et ses signes. Les aristocrates ne sont plus que des

marionnettes du roi et essayent de camoufler tant bien que mal cette

servitude derrière des dehors glorieux. Ces critères entrainent

cette haute société vers la facilité matérielle et la soumission

morale: jouir et obéir, tels étaient les mots d'ordre de tout cour­

tisan.

- 15 -

Ce profond changement qui s'est opéré dans la classe aristo-

2 cratique correspond à ce que Bénichou appelle "la démolition du

héros". Ce discrédit du sublime héroique est la conséquence d'une

évolution politique: évolution qui, par les progrès de la puissance

monarchique et le renforcement définitif de l'Etat rendait anachro-

nique le moi chevaleresque et toute la morale qui pouvait se fonder

sur lui. En effet, sous le règne de Louis XIV le surhomme aristocra-

tique était bien mal en point. Cette période correspond au plus

grand affaissement politique de la noblesse qui se soit encore jamais

vu; la discipline monarchique n'a connu en aucun temps pareil degré

de force et l'individu noble pareil degré d'impuissance.

Par tout ce qu'il contenait d'amoral, l'esprit noble justifiait

l'absolutisme. L'idée d'une volonté suprême s'exerçant librement

et gratuitement, d'une majesté que rien ne limite hante les esprits

nobles puisqu'ils réclament le même privilège. Leur propre rêve de

puissance et de gloire se réalise de tout temps dans la royauté.

Ainsi l'éclat, le luxe, la grandeur dont s'entoure cette

aristocratie ne sont que vernis et apparence. La connaissance de soi

n'atteint que l'extérieur de l'être. Nul ne peut atteindre son propre

fond. L'homme n'a de soi-même qu'une conscience obscure et ignore ses

vrais mobiles. Ce pessimisme est plus ou moins explicitement fondé

sur la théologie janséniste, on sent la condamnation de la nature

humaine, d'une époque révolue. Tout va être mis en oeuvre pour mon-

trer dans l'homme l'être le plus éloigné de cette invincibilité, de

- 16 -

cette fidélité consciente à soi, qui sont la marque des héros et des

demi-dieux tels que l'aristocratie les imaginait. Il était un "moi"

au-dessus des choses et il devient comme une "chose" parmi les autres.

Les personnages chez Madame de Lafayette vivent sur le mode de l'a­

voir et de la nature. Ce sont des consciences vides qui pour s'emplir

ont besoin d'un monde plein. On étale une gloire inauthentique qui

est la couverture et l'instrument des passions cachées. Sous l'appa­

rence de grandeur et de politesse se dissimulent les vices et les

bassesses.

La censure s'effectue uniquement en surface pour le plan des signi­

fiants., Par conséquent, ne pouvant manifester ouvertement leurs

penchants qui n'ont pas droit de cité, les courtisans les refoulent

à un autre niveau. La passion et l'ardeur de vivre réprimées par la

morale de la société ne deviennent que plus virulentes.

A c6té des messages conscients et intentionnels qu'envoient

ou transmettent des émetteurs, il existe de multiples messages demi­

intentionnels, demi-conscients qui ne se perçoivent et ne se déchif­

frent qu'avec un code. Le décryptage des émissions suppose la connais­

sance de certaines données de départ.

L'émetteur et le récepteur communiquent uniquement par des éléments

connus et acceptés par les deux et qui se propagent le long du canal.

La connaissance des signes et du code s'avérait donc être nécessaire

pour la survie de tout courtisan. C'est par des signes imperceptibles

- significations non manifestes latentes, différentes de leur usage

ou de leur signification apparente - qu'on essaiera de deviner les

- 17 -

pensées des autres. Le système ùe décodage donne ainsi matière à

maintes interprétations à cause de la polysémie des signes.

L'interprétation des indices n'étant pas univoque pour tous les

récepteurs, la cour devient le lieu privilégié du trompe-l'oeil,

des illusions, des faux-fuyants et des quiproquos qui viennent ainsi

nourrir les intrigues.

Tout courtisan dispose de certains outils pour effectuer

ce décryptage. Sa première arme est la parole. Elle donœla possi­

bilité de se mouvoir et de survivre à la cour au moyen des mots.

L'art du langage était une manière de "faire signe", d'où l'impor­

tance du mot qui pouvait être ou disgrâce ou faveur. Dans le dis­

cours, et par lui la communication, est à la fois assurée et in­

certaine. Assurée car le code est supposé connu des destinataires

et destinateurs. Incertaine: le message passera-t-il, sera-t-il

capté, bien interprété?

Ce prix de la parole - qu'on ne trouve que dans des sociétés closes -

permettait à cette société d'évoluer, du moins de s'agiter mais

uniquement par rapport aux mots. La condition de ce milieu se trouve

par conséquent toute entière dominée par ie~vicissitudes des armes

de la parole. L'importance accordée aux signes qui sont coextensifs

à la représentation, accentue le rôle des instruments de décryptage,

à savoir la vue et l'ouie. Les facultés de la vue et celles de l'ouie,

du fait même qu'elles doivent constater les apparences et déchiffrer

ce qu'elles cachent, sont sans cesse à l'affOt. Grâce à la vue on

- 18 -

épie sans arrêt les autres. En tendant l'oreille on puise des infor-

mations qu'on se dépêche de divulguer pour sauvegarder son statut.

La vie de cour se réduit à des conversations feutrées chez la dau-

phine, à une guerre perpétuelle de regards interdits, dérobés, à des

intrigues. C'est le milieu o~ se trament les fourberies et les tra-

hisons. Les conflits restent latents: ils dégénèrent souvent en

rivalités de personnes, en querelles sournoises de clan, sans que

les confrontations éclatent au grand jour.

Monde d'actes masqués, de propos couverts o~ l'apparence

finit par l'emporter sur la réalité, le monde de la cour n'est plus

à nos yeux qu'un cérémonial magnifique et fallacieux. Chacun mani-

feste une agilité dans le mensonge, les courtisans trichent sans

arrêt et la vérité est de plus en plus inaccessible.

Madame de Tournon trompe Sancerre sans qu'il le sache

"l'adresse et la dissimulation ne peuvent aller plus loin qu'elle les a portées." 14

Le vidame de Chartres ment à la Reine qui à son tour

"avait une si profonde dissimulation qu'il était difficile de juger de ~es sentiments." 15

Il existe ainsi des correspondances thématiques entre les

intrigues infinies de la société et les labyrinthes intérieurs. Les

faits sont suspendus entre le réel et l'irréel.

Tout réside dans l'expression involontaire: la politesse de

cour, les bienséances, la mattrise chez les personnages sont autant

de façons de ne jamais être pris par les autres, de toujours se

~J

- 19 -

retrancher derrière une certaine réserve, une retenue.

Ces moyens de défense dont dispose tout courtisan lui per-

mettent de refouler toute manifestation extérieure qui risque de

le trahir.

Dans les situations les plus critiques Nemours parvient

toujours à se mattriser, à se tirer d'affaire. Confronté par la

Dauphine devant la princesse de Clèves, Nemours

"voyant l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se rendit mattre tout d'un coup de son esprit et de son visage." 16

Dès lors on comprend que la curiosité soit à l'affÜt de tout ce

qui peut être deviné sous le masque et que la dissimulation soit

sans cesse en état d'alerte: "on vous observe", dit la reine au

vidame,

"on sait les lieux oll vous voyez votre mat­tresse, on a dessein de vous y surprendre." 17

Ainsi tout courtisan doit se surveiller incessament tout en sur-

veillant les autres.

L'apparence est toujours conforme à la dignité et à la

bienséance; le sentiment intime est l'orgueil. Entre les deux une

tension extrême qui n'est pas contradiction, car si l'ordre des

bienséances n'a rien à voir comme valeur avec celui de l'amour-

propre, il lui doit toute sa vertu. La perfection de la politesse

est ainsi le triomphe de l'égolsme. La bienséance dicte toutes les

attitudes, mais elle sert aussi de couverture, de prétexte contre

- 20 -

les exigences de la cour:

"Madame de Chartres joignait A la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances qu'elle achevait de la faire parattre une personne o~ l'on ne pouvait atteindre." 18

La princesse de Clèves incapable de prendre une décision se retranche

derrière la bienséance qui "lui donnait un temps considérable A se

déterminer," 19 avant oe passer aux actes.

On touche ici au fond de cette société. Au-deU de la "magnificence

galante", au-delà de la tension entre la politesse et l'amour-propre

règnent le hasard, la passion déviée, le délire que la société

entoure d'un prestige dangereux.

Cette passion a pour but le risque, la lutte et non pas le bonheur.

La règle de la politesse a pour conséquence que vivre intensément,

c'est vivre périlleusement et clandestinement.

Sous ces dehors luxueux, ordonnés, la vie A la cour est toute agita-

tion, "agitation sans désordre" car "personne n'était tranquille,

ni indifférent." 20

Les changements subis par la classe aristocratique n'affec-

tent pas seulement leur position sociale et économique. Un grand

changement s'opère dans les idées morales. La science du coeur qui

inspirait naguère les grands desseins, devient l'art de déméler les

mobiles inavoués, les ruses inconscientes, l'aveuglement, les fai-

blesses et les misères de l'homme. "L'amour" n'est plus une vertu,

mais une faiblesse, une fatalité contre laquelle la volonté est

- 21 -

impuissante. On peint désormais un amour déréglé, tout en Sauvant

les apparences. Le respect des bienséances - en réprimant les ma-

nifestations des passions - finit par leur donner bien plus de force.

Les ravages de la passion sont décrits dans les premières

pages du roman. Elles nous sont présentées par une série d'intrigues

politiques, matrimoniales, galantes. Les épisodes secondaires ins-

crits en marge de l'intrigue principale n'ont pas qu'un but docu-

mentaire; ils donnent une idée de l'univers dans lequel se déroule

cette intrigue, et bien qu'ils soient en eux-mêmes complets et

indi',7idualisés, "cernés", ils sont entièrement subordonnés au sujet

central.

Ces disgressions qui en apparence tiennent le moins au sujet

central servent à lui donner les racines les plus profondes. La cour

avec ses animosités, ses rancunes, ses jalousies est le cadre dans

lequel la vie de Madame de Clèves sera enserrée. Les origines de

ces trames seront exposées par la suite dans le chapitre du cycle

narratif. '-'

~.J

RAPPORTS ENTRE LES PERSONNAGES

Le système de la cour par ses structurations étroites déli-

mite un champ spécifique à l'intérieur duquel les différents rapports

entre les personnages auront lieu.

La plupart des échanges doivent ainsi leurs lois et leur régularité

aux modalités de l'ordre social:

"Les inclinations, les raisons de bienséan­ces ou les rapports d'humeur faisaient ces différents attachements." 21

Ces échanges assurent la faible cohésion du groupe qui se ..

fait uniquement à un niveau spécifique: c'est sur le plan du langage

que prend forme un lien social: sur le plan du discours bondé d'allu-

sions, bourré d'index et de connotations. Les membres du groupe n'ont

d'autre lien que la parlerie parce que rien ne les met en relation

avec l'activité productrice ou créatrice de la cour. La cour donne

ainsi l'exemple d'une société de consommation, la seule préoccupation

- 23 -

de tous les personnages se réduisant à leur propre contemplation.

L'être et le parattre: l'existence de deux niveaux de rap-

ports dans cette société, celui de l'être et du parattre entratne

une duplicité dans les rapports des personnages qui obéissent de

cette façon à une sémiotique de la connotation.

Chaque action peut parattre d'abord comme amour, confidence,

etc., mais elle peut ensuite se révéler comme un tout autre rapport

de haine, d'opposition et ainsi de suite. Madame de Chartres met sa

fille en 'garde contre ce piège social:

"Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, vous serez souvent trompée: ce qui parait n'est presque jamais la vérité.,,22

Tous les rapports se trouvent par conséquent faussés dès le départ.

Une méfiance s'établit et empoisonne la plupart des relations. On

ne peut jamais faire entièrement confiance à qui que ce soit. "Il

n'y avait personne en qui j'en eusse (de la confiance) une entière"

dit le vidame à la Reine qui l'approuve, car elle aussi

"n'avait trouvé personne en France qui eOt du secret et ••• cela lui avait 8té le plaisir de donner sa confiance." 23

L'existence de ces deux niveaux est consciente chez la plupart des

personnages qui utilisent l'hypocrisie pour arriver à leurs fins.

A l'intérieur de ce champ de rapports, différents clans

rivaux se disputent les faveurs du roi, en effet:

"Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres." 24

J

- 24 -

Le récit de Madame de Chartres éclaire la princesse sur les diverses

cabales de la cour de François 1er, qu'on retrouve à nouveau à la

cour d'Henri II.

On apprend qu'il existe plusieurs clans rivaux, dont deux

plus importants à cause de leur affiliation directe au pouvoir.

L'un est constitué par la mattresse du roi, la duchesse de Va1en-

tinois, et vient s'opposer au clan de la Reine.

A leur tour les favoris ou les fils du roi entretiennent des rapports

de rivalités entre eux et prennent soit le parti de la Reine, soit

celui de la mattresse du roi.

Ces rapports se présentent de la manière suivante:

Roi François Premier et ses mattresses

1 1 Duchesse d'Etampes haine Duchesse de Valentinois

"Jamais il n'y a eu une si grande haine que l'a été celle de ces deux femmes." 25

François 1er et ses fils

DauPhih ---- haine buc d'Orléans

"le rang d'atné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le duc d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation qui allait jusqu'à la haine." 26

Une rivalité sépare les deux mattresses du roi qui forment

chacune une clique. La duchesse de Valentinois est soutenue par le

Dauphin et le Connétable de Montmorency. Quant au duc d'Orléans et

l'empereur, ils s'allient à la duchesse d'Etampes.

- 2S -

La mort du duc d'Orléans entraîne la défaite du clan de la

duchesse d'Etampes. Cette mort est suivie de celle du roi François

1er, et le pouvoir passe aux mains du Dauphin. La victoire d'un

clan sur un autre entraîne automatiquement l'élévation de tous ses

membres à un rang supérieur. Le clan de la duchesse de Valentinois

est victorieux. Tous les ennemis du clan sont par contre expulsés

de la cour:

"la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement et de cette duchesse (duchesse d'Etampes) et de tous ceux qui lui avaient déplu." 27

Nous retrouvons le même schéma à la cour d'Henri II. Cette

fois-ci une rivalité sépare la reine et la duchesse de Valentinois.

Roi Henri II

1 1 Rein~ - haine -Duchesse de

Valentinois

Roi Henri II-et ses favoris

connltable de--haine--Dul de Montmorency Guise

En apparence tous les partis entretiennent d'excellents rapports

et les rivalités ne se devinent jamais. Les confrontations n'écla-

tent que lorsqu'un changement s'opère au pouvoir. La mort d'Henri II,

comme celle de François 1er, provoque de brusques renversements de

situations. Le clan de la Reine prend le pouvoir. La duchesse de

Valentinois est vaincue ainsi que ses alliés. Cette défaite entraîne

des conséquences analogues à celles de la cour de François 1er.

L'appartenance à un clan désignait de prime abord à tout

courtisan ses rapports avec les autres:

"on songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire." 28

- 26 -

A première vue ces rapports peuvent parattre divers à cause du

grand nombre de personnages, mais en fait il est facile de les

réduire à trois prédicats de base: désir, communication et parti-

cipation.

Le désir est attest~ chez tous les personnages dans sa forme

la plus répandue que l'on pourrait désigner comme "l'amour", il

obéit aux lois de la galanterie.

"L'amour" est à la base de tous les rapports, la source de toutes

les rivalités. Très souvent il ne se limite pas à une seule pers on-

ne. Tout courtisan peut ainsi avoir plusieurs mattresses. Les

femmes à leur tour ont une cour d'amants. Leur inclinations sont

souvent dictées par les intérêts:

"Il Y avait tant d'intér~ts et tant de cabales différentes ••• que l'amour était toujours mélé aux affaires et les affaires à l'amour." 29

Henri II "aimait le commerce des femmes," 30 et s'entourait,

en plus de sa mattresse attitrée, de nombreuses autres maîtresses.

La duchesse de Valentinois se laisse courtiser par d'autres amants

en dehors du roi. L'amour n'est souvent pas réciproque et contribue

à créer de nombreux conflits.

Madame Thémines aime le vidame de Chartres qui lui préfère

Madame de Martingues.

Sancerre est amoureux de Madame de Tournon qui l'abandonne pour

Estouteville.

- 27 -

Monsieur de Clèves est amoureux de sa femme qui est plus attirée

par le duc de Nemours.

La Dauphine est aimée par Monsieur D'Anville, mais elle aime le

duc de Nemours qui ne s'intéresse qu'à la princesse de Clèves.

Tous les personnages sont amoureux et agissent en fonction de ce

prédicat pour se faire aimer à leur tour.

Le deuxième axe le plus évident est celui de la communica-

tion, et il se réalise dans la "confidence." Tout lien social

s'établissant par la parole, chaque agent fait des confidences et'

devient le confident de quelqu'un d'autre:

"c'était une chose nécessaire dans la vie, que d'avoir quelqu'un à qui on pat parler et surtout pour les personnes de rang." 3i

En plus de leur confident attitré, les agents se confient à leurs

proches amis, à leurs mattresses ou amants.

Le duc de Nemours a pour confident Lignerolles, et est le confident

du vidame de Chartres.

D'Anville est le conf~dent du roi et a pour confident Chastelard.

Le vidame de Chartres est le confident de la ~eine et fait ses

confidences à Madame de Martingues sa mattresse, qui, à son tour

les rapporte à Madame La Dauphine. Cette dernière met au courant

la princesse de Clèves de tout ce qu'elle apprend.

Par cette "disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que

lion sait à ce que l'on aime," 32 tout finit par se savoir, et par

tout le monde.

- 28 -

Quoique très ouverte, il existe cependant certaines zones

que la confidence ne dévoile pas. Les secrets les plus importants

sont tus aussi longtemps qu'il est possible de les soustraire à la

curiosité des autres.

Sancerre, malgré toute son amitié pour le prince de Clèves ne lui

fit pas part de son amour pour Madame de 'fournon:

IIIl me le cacha avec beaucoup de soin aussi bien qu'à tout le reste du monde." 33

Nemours, de m€me, tait son secret au vidame de Chartres:

"M. de Nemours est passionnément amoureux et ••• ses amis les plus intimes, non seu­lement ne sont point dans sa confidence, mais ••• ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime." 34

De Guise et de Clèves, tous deux amoureux de la princesse arrêtent

leurs confidences réciproques. Ainsi, même l'amitié interdit la

franchise que la société condamne. La Dauphine reproche à la prin-

cesse la sincérité dont elle fait preuve vis-A-vis de son mari:

"Il n'y a que vous de fermne au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait." 35

Le troisième axe, la participation, "l'aide" apparatt souvent

comme subordonné à l'axe du désir et obéit la plupart du temps aux

intérêts personnels. La duchesse de Valentinois "pistonne" ses

favoris et les aide à accéder à un meilleur rang. En échange, ces

derniers la soutiennent dans son pouvoir.

La Reine, à son tour, favorise les membres de son clan.

- 29 -

Nemours aide le vidame à sortir d'un mauvais pas (Episode de la

lettre). Il est aidé à son tour par le vidame qui lui ménage une

entrevue avec la princesse.

Madame de Chartres éclaire la princesse sur la conduite à prendre,

et l'aide à surmonter sa passion pour Nemours.

Ces trois prédicats possèdent une très grande généralité et dési­

gnent les rapports de base. Tous les autres rapports peuvent être

dérivés à partir de ces trois-là, à l'aide de deux règles de déri­

vation.

Règles de dérivation

La première, dont les produits sont les plus répandus, est

la règle d'opposition.

Chacun de ces trois prédicats possède un prédicat opposé, qui est

moins explicite que son corrélat positif. Ainsi l'opposé de l'amour,

la haine, est un sentiment souvent refoulé à un autre niveau.

La haine nourrit toutes les rivalités qui existent entre

les clans et entre les différents agents se disputant les faveurs

d'un autre. Le clan de la Reine est ennemi du clan de la duchesse.

A cause de leurs visées semblables, ils se vouent une haine mutuelle

qui se reporte sur tout agent entretenant un rapport quelconque

avec 'l'opposition.

La duchesse de Valentinois hait la princesse de Clèves à cause du

lien de parenté qui l'unit au vidame de Chartres, ennemi déclaré

de la duchesse.

J

- 30 -

La compétition à laquelle se livrent le duc de Guise et le prince

de Clèves pour obtenir la main de la princesse les divise et les

rend ennemis.

Le rapport qui s'oppose à la confidence est plus fréquent,

bien qu'il reste implicite. C'est l'action de rendre un secret

public, de l'afficher. En fait, ce prédicat est présent dans tout

le roman, bien qu'il reste latent. Le danger d'~tre pris par les

autres détermine une grande partie des actes des agents. Toute

l'attitude des personnages est fondée sur ce fait. C'est dans ce

but qu'on essaie de s'approprier du secret des autres et qu'on

cherche constamment à leur nuire. Chez la princesse, ce prédicat

subit une transformation personnelle: chez elle, la peur de la

parole des autres est intériorisée, et se manifeste dans l'impor­

tance qu'elle accorde à sa propre conscience.

L'épisode de la lettre perdue illustre bien ce prédicat.

L'indiscrétion du vidame qui mentionne la lettre sans retenue,

révèle à quel point la vanité l'emporte sur toute discrétion. Le

déroule~ent de cet épisode nous renseigne d'autant plus sur les

rouages de ce milieu pourri, asservi aux règles du colportage. La

lettre perdue passe de mains en mains, et son contenu est rapide­

ment divulgué. Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir.

La Reine apprend qu'elle est trahie par le vidame. Désormais, ce

dernier ne favorisera plus de ses bonnes graces.

Très souvent, un "secret" qu'on croyait uniquement connu d'une

personne, finit par retourner à son auteur par l'intermédiaire

- 31 -

d'un autre agent! Monsieur de Clèves détient le secret de la brouil-

lerie du roi et de la duchesse de Valentinois par D'Anville. Il en

fait part à Sancerre en lui recommandant de ne pas le divulguer. Le

lendemain, Monsieur de Clèves se fait raconter son secret par sa

belle-soeur, qui le tenait de Madame de Tournon. Monsieur de Clèves

apprend par la même occasion le secret de Sancerre et démêle ainsi

ses rapports avec Madame de Tournon.

L'aveu de la princesse de Clèves subit le même sort. Nemours,

qui le surprend, en parle de façon détournée au vidame. Celui-ci

se dépêche de le raconter à Madame de Martingues, qui en fait part

à la Dauphine. L'aveu est rapidement divulgué sans qu'on connaisse

l'identité de l'auteur, et finit par retourner à la princesse, par

l'intermédiaire de la Dauphine.

Enfin, l'acte d'aider, trouve son contraire dans celui

d'empêcher, de s'opposer. Les disputes de clans qui se mettent

incessament les bfttons dans les roues, les rangs, les traffics

d'alliances posent des obstaoles continuels à l'accomplissement

de certains attachements.

Ainsi, de Guise ne peut prétendre à la main de Mademoiselle de

Chartres

"il savait bien qu'il n'était point un parti qui lui convtnt par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang; et il savait bien que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariftt, par la crainte de l'abais­sement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons." 36

- 32 -

A son tour, Monsieur de Clèves se voit empêché dans ses projets

de mariage par le duc de Nevers, son père:

"Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois: elle était enne-mie du vidame et cette raison était suffi­sante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensitt à sa nièce." 37

Valentinois fait tout ce qui est en son pouvoir pour boy-

cotter les projets de mariage avec Mademoiselle de Chartres. De

sorte que:

"Personne n'osait plus penser à Mlle. de Chartres par la crainte de déplaire au roi ou pour la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince de sang." 38

Ainsi la présence de l'autre ou des autres contribue souvent

à perturber la réalisation d'un désir. Madame de Chartres et le

prince de Clèves présentent autant d'obstacles pour la princesse,

qui l'empêchent d'appartenir au duc de Nemours.

Les transformations personnelles

La duplicité qui régit tous les rapports, fait apparattre

l'existence d'un nouveau prédicat qui se situe à un niveau secon-

daire par rapport aux autres. C'est celui de prendre conscience,

de s'apercevoir. Il désignera l'action qui se produit lorsqu'un

personnage se rend compte que 'le rapport qu'il a avec un autre

n'est pas celui qu'il croyait avoir. Ainsi des agents différents

peuvent éprouver des sentiments d'une teneur inégale. Pour retrou-

ver ces nuances, nous pouvons introduire la notion de transformation

- 33 -

personnelle d'un rapport. Ce postulat apparattra surtout chez un

groupe de victimes, prises au piège à cause de leur crédulité,

leur naiveté. Des rapports d'amitié se transforment en rivalités

à cause d'une femme. Dès que Sancerre apprend que Madame de Tournon

l'a trompé, un changement s'opère en lui, et ses sentiments vis-à-

vis d'Estouteville virent à la haine. Le prince de Clèves réagit

de façon analogue après l'aveu que lui fait la princesse de Clèves.

Ce prédicat est particulièrement perçu chez la princesse

qui "prend conscience" de sa passion sans cesse grandissante pour

Nemours. Un autre exemple nous est fourni par la réalisation de

"l'amour" chez la plupart des personnages. Une fois leur désir

satisfait, il est suivi par l'indifférence. Le seul moyen de s'as-

surer de la fidélité de quelqu'un est de s'abstenir de lui donner

des signes de son amour. Madame de Thémines s'en rend compte et

l'écrit au vidame:

"Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente; je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous et, dans le temps que je vous la laissais voir toute entière, j'appris que vous me trompiez." 39

C'est en se refusant au duc de Nemours que la princesse le

tient attaché à elle.

Ainsi d'une part il y a des prédicats, notions fonctionnelles

telles que "se confier", "aimer". Il y a d'autre part des person-

nages, les agents, qui peuvent avoir deux fonctions: soit être les

sujets, soit être les objets des actions décrites par les prédicats.

- 34 -

A l'intérieur de l'oeuvre, les agents et les prédicats sont des

unités stables, ce qui varie, ce sont les combinaisons de deux

groupes. La troisiême notion est celle des rêg1es de dérivation:

celles-ci décrivent les rapports entre les différents prédicats.

Ces rêg1es ref1êtent les lois qui gouvernent la vie d'une

société, celle des personnages de notre roman. Toutes les actions

découlent d'une certaine logique, et même s'il existe des actions

qui n'en font pas partie (l'aveu de la princesse de C1êves par

exemple), elles sont analysées en fonction de cette logique -

elles y obéissent ou n'y obéissent pas.

CYCLE NARRATIF

"Il n'y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait."

Madame de Lafayette: "La Princesse de Clèves".

CYCLE NARRATIF: PROCESSUS D'INTEGRATION

Le récit s'ouvre sur description de la cour et de ses valeurs

affectant toute une collectivité sous forme d'intrigues. La présence

de Mademoiselle de Chartres dans ce milieu, introduit une infraction

à l'ordre pré-existant.

Par conséquent, nous avons au départ l'opposition suivante:

Valeurs sociales dégradées

Valeurs authentiques de Mlle. de Chartres

En effet, les principes inculqués par Madame de Chartres,

qui s'est efforcée à "lui donner de la vertu et à la lui rendre

aimable", 40 s'opposent à la morale conventionnelle de la cour,

qui pr6ne l'adultère sous des dehors vertueux.

- 37 -

Madame de Chartres met sa jeune fille en garde contre le milieu

passionnel dans lequel elle va devoir évoluer:

"Elle faisait souvent à sa fille des pein­tures de l'amour. Elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader aisé­ment sur ce qu'elle lui apprenait de dan-gereux." 41 .

Pour la protéger des risques qu'elle peut encourir, Madame de

Chartres - qui condamne la passion même dans le mariage - la pousse

à faire un mariage de raison:

"Elle n'admirait pas moins que son coeur ne fQt point touché, et d'autant plus qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne l'avait touchée, non plus que les autres. Cela fut la cause qu'elle prit de grands soins de l'attacher à son mari." 42

Tout le récit porte par conséquent sur une tentative d'inté-

gration de la princesse de Clèves dans la cour, milieu passionnel

que son éducation lui fait rejeter. Cette séquence élémentaire

s'articule en trois moments principaux, chacun donnant lieu à une

alternative.

- Une situation ouvrant la possibilité d'un comportement (Tentative

d'intégration).

- Le passage à l'acte de 'bette virtualité" (Processus d'intégration).

- Aboutissement de cette action qui clôt le processus par un succès

ou un échec.

1

- 38 -

Ainsi, nous aurons le schéma dichotomique suivant:

Tentative d'intégration

1) Actualisation de la possibilité: Processus d'intégration

2) Possibilité non actualisée: Absence du Processus d'intégration

[

Succès de l'intégration

- Echec de l'intégration

Tant que son code de valeurs n'est pas mis à l'épreuve, la

princesse semble s'intégrer parfaitement dans le milieu de la cour.

Ce n'est qu'à la rencontre de Nemours qu'un déséquilibre commence à

se sentir. Par sa beauté, son esprit, son succès auprès des femmes,

Nemours incarne au plus haut point les valeurs sociales. Il suscite

chez la princesse "des sentiments indéfinis" qui lui entr'ouvrent

un univers passionnel jusqu'ici méconnu. La présence de Nemours

instaure un nouvel ordre dans l'état des choses. En fonction des

lois sociales, Nemours pourrait compléter le couple mari-femme et

constituer ainsi le triangle parfait. Nous aurons alors la situation

banale du trio qu'on retrouve implicitement dans tous les rapports.

Mise en demeure de respecter ses principes, renforcés d'autant plus

par Madame de Chartres - qui en rappelant la règle tend à l'incarner -

mais attirée d'autre part par Nemours et ce monde inconnu d'émotions

qu'elle ressent à sa vue, la princesse se trouve dans une impasse.

Tout le mouvement, que décrit cet effort d'adaptation - et qui

constitue l'intrigue principale - est parallèle à celui des intrigues

secondaires de la cour. Ces deux mouvements s'alternent tout le long

du récit et constituent à leur tour une dichotomie.

- 39 -

On aurait le tableau suivant:

TABLEAU DES INTRIGUES SECONDAIRES DE LA COUR ET

LEUR RAPPORT AVEC L'INTRIGUE PRINCIPALE

INTRIGUES DE LA COUR

R~cit sur la R~cit sur la R~cit sur la R~cit sur la cour de cour d'Henri mort de Mme. cour d'Angle-Francois 1er IV par Mme. de Tournon terre par la par Mme la de Chartres par M. de Dauphine Dauphine Clèves

INTRIGUE PRINCIPALE

Mise en gar- Avertisse- Pr~pare l'a- Danger de de contre le ment des veu de Mme. cet univers pouvoir de la dangers que de Clèves A où règne la duchesse de la princes- son mari passion. Valentinois, se encourt Monde de qui fait obs- dans ce mi- Nemours tacle au ma- lieu pourri, riage de Mlle infest~ d'hy-de Chartres pocrisies avec D'Anvil-le

Episode de la lettre. Histoire du vidame de Chartres et de Mme • de

. Thémines

Provoque la jalousie chez Mme. de Clèves et l'entratne A faire un second aveu au duc de Nemours

Les passages concernant les intrigues secondaires sont indis-

pensables d'être pr~sentes A l'esprit pour comprendre le r~cit dans

toutes sesr~sonnances. Ces intrigues, au nombre de cinq, cr~ent une

"motivation compositionnelle" qui introduit dans le sujet les diff~-

rentes phases de l'intrigue principale. Les origines de ces trames

sont d~crites par Madame de Chartres dans le tableau qu'elle fait de

l'ancienne cour; leurs cons~quences apparaissent A la mort d'Henri II,

. J

- 40 -

avec les brusques renversements {)e situations dont sont victimes

plusieurs courtisans. Ces intrigues multiples, dont la principale

instigatrice est la duchesse de Valentinois, contribuent à constituer

un obstacle au mariage de Mademoiselle de Chartres.

Même l'histoire d'Anne de Balen, racontée par la Dauphine

n'est pas une pure concession au genre historique: elle fait connat-

tre à l'héroine un monde aussi dangereux et aussi passionné que celui

dans lequel elle a été introduite: un monde qui appelait Nemours à

lui comme son mérite l'y destinait naturellement.

Les autres intrigues, celle de Sancerre, d'Estouteville et de Madame

de Tournon, et celle du vidame de Chartres et de Madame de Thémines

ont un rapport encore plus étroit avec le sujet: la premi~re prépare

l'aveu de Madame de Cl~ves à son mari, le seconde son refus au duc

de Nemours.

La conduite de Madame de Tournon rend 'à Madame de Cl~ves la dissi-

mulation odieuse, et les conseils du prince de Cl~ves à Sancerre, lui

inspirent le désir encore inconscient d'y échapper par la sincérité:

"Je vous donne" dit Monsieur de Cl~ves à Sancerre,

"le conseil que je prendrais pour moi-même; car la sincérité me touche d'une telle sorte que je crois que si ma mattresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui plOt, j'en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d'amant ou de mari pour la conseiller et pour la plaindre." 43

Quant à l'histoire du vidame de Chartres et de Madame de

Thémines, elle est nécessaire pour justifier l'épisode de la lettre

- 41 -

perdue, au cours duquel Madame de Clèves a découvert "la jalousie

dans toutes ses horreurs": même si cette souffrance joue d'abord

comme un piège en rendant plus doux à Madame de Clèves le bonheur

d'être rassurée, la peur de souffrir à nouveau ne la quittera plus,

et lui dictera sa décision finale. Tout joue comme un piège dont elle

est victime, tout se tient et va au même but, qui est de lui rendre

la passion à la fois inévitable et innacceptable.

La mort de Madame de Chartres prive la princesse d'une alliée

clairvoyante. La constatation de cette carence équivaut à une phase

de dégradation. Ne pouvant trouver d'autre allié, la princesse entre-

prend de remédier à son sort en s'aidant elle-même, et en s'efforçant

d'éviter Nemours. Cette mise en oeuvre de sa t§che offre à son tour

la binarité suivante:

Péril connu [

Péril écarté

r-Action de défense, de protection - Péril non écarté

~Absence d'une action de défense

L'impossibilité d'éviter Nemours - les obligations de la vie

de cour lui imposant des occasions quotidiennes pour rencontrer celui

qu'elle veut fuir - le trouble qui saisit la princesse chaque fois

qu'elle se trouve en sa présence et l'échec de ses efforts, lui font

prendre conscience de l'entraînement insurmontable auquel elle cède.

C'est dans la fuite qu'elle tente de se protéger de la dégra-

dation qui la menace, et qu'elle mesure chaque fois l'étendue de sa

chute. La perdition la plus douloureuse est celle qui se mesure elle-

même. Chaque chute aggrave la précédente, ne serait-ce qu'en la

- 42 -

répétant, et les moments de lucidité où la princesse fuit la cour

sont ceux où elle constate dans la honte et le remords, les progrès

du mal. Chaque "phase de lucidité" est amenée dans le récit par

l'intermédiaire d'une intrigue secondaire qui sert de fonction -

prétexte. Chaque récit d'intrigue secondaire provoque chez la prin­

cesse un retour sur elle-même, où elle tente de se ressaisir et de

se cramponner à ses valeurs. Ainsi le mouvement de l'intrigue prin­

cipale trouve son rythme dans l'alternance de deux sortes de moments:

- Les moments de solitude, de honte, mais aussi de calme où la prin-

cesse fuit la cour et constate les progrès du mal.

- Les moments où elle se retrouve à la cour en présence de Nemours,

offerte aux regards d'autrui.

Mais ces propres décisions sont minées de l'intérieur. Ne

pouvant et ne voulant pas se soustraire à la vue de Nemours, trop

faible pour lutter contre lui, elle se tourne vers son mari en qui

elle croit trouver un allié capable de la protéger. Aliénée par sa

différenciation où elle ne trouve nul exemple ailleurs, induite en

erreur, elle met en oeuvre les moyens qu'il faut pour atteindre un

résultat opposé à son but, et détruit les avantages qu'elle veut

conserver.

Au fil de cette tâche inversée, des processus nocifs (tels

que le mensonge) sont considérés comme moyens, tandis que les règles

propres à s'assurer ou à conserver un avantage (telle que la sincé­

rité) sont traitées comme obstacle.

- 43 -

En faisant l'aveu de sa passion à son mari, la princesse de Clèves

commet une imprudence irréparable. En accomplissant un acte de sin-

cérité dans une société basée sur le mensonge, elle se condamne à

l'avance à un échec. L'aveu apporte une violation au principe du

système et introduit une infraction à l'ordre pré-établi. La trans-

gression des lois sociales lui porte préjudice; par ignorance du

code ou par son refus, Madame de Clèves échoue dans sa tentative de

sincérité.

La mort de Monsieur de Clèves lui enlève ses obligations; elle

est libre désormais d'épouser Nemours, sans pour autant transgresser

son code de moralité. Mais Nemours représente toujours à ses yeux

un monde de pasoions qu'elle rejette "J'avoue", dit-elle à Nemours,

"que les passions peuvent me conduire; mais elles ne sauraient m'aveugler ••• vous êtes né avec toutes les dispositions de la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs pas­sions, vous en auriez encore.~ •• 44

Prise entre son propre code de valeurs et celui de la société,

tout compromis étant impossible, elle finit elle-même par se condamner

à l'échec avant d'y être réduite par ses ennemis.

Elle ne peut trouver de salut que dans la retraite, une posi-

tion d'intransigeance rigoureuse lui étant difficile à maintenir au

sein d'une société dont la st~ucture et les puissances établies lui

étaient contraires. La société est un fait si écrasant qu'il est

difficile de réaliser contre elle un équilibre supérieur au sien.

- 44 -

La princesse de Clèves est présentée comme l'héroine courant toujours

après cette impossible connaissance de soi, agissant dans un demi­

somnambulisme entrecoupé de réveils impuissants trop perspicaces.

Son inadaptation profonde A l'état des choses, l'entratne A se mettre

hors de leur portée.

LA LIBIDO SENTIENDI

L'ACTE SEMIQUE VOYEURISME

Regarder est un mouvement qui vise à reprendre sous garde •••

L'acte du regard ne s'épuise pas sur place, il comporte un élan per­

sévérant, une reprise obstinée, comme s'il était animé par l'espoir

d'accrottre sa découverte, ou de conquérir ce qui est en train de lui

échapper.

On ne s'étonnera pas que le roman de Madame de Lafayette soit

placé sous le signe du regard, le souci constant de cette société

close étant de vérifier dans quelle mesure l'apparence révèle la réa­

lité. Au code social et politique vient s'ajouter la pratique de

l'espionnage qui se sert de la vue. Les facultés visuelles deviennent

- 47 -

à leur tour codées. Le regard s'en tient difficilement à la pure

constatation des apparences. Il est dans sa nature même de réclamer

davantage. Il exprime le qui-vive d'une convoitise, le désir de

posséder par le moyen de l'oeil, de pénétrer les apparences (il est

alors curiosité, lucidité, analyse) et constitue ainsi l'arme essen­

tielle dont disposent les personnages pour démasquer les autres,

affirmer leur propre réputation et éprouver celle des autres.

Les réseaux de signes sollicitent à tout ineta~t chacun des

personnages, s'entremêlent et contribuent largement à former la

trame de l'existence collective. Au-delà de l'apparence on va cher­

cher les contenus des signifiants, leur signification réelle. La

substance visuelle confirme ses significations en se faisant doubler

par un message linguistique. Le système de la vue, passe par le relai

de la parole qui en découpe les signifiants et nomme les signifiés.

C'est par des regards "exercés" qu'on découvre les secrets de l'autre.

Ces découvertes, une fois divulguées, au moyen de la parole, devien­

nent les actes des personnages.

Pour que "ces actes" soient accomplis, ils exigent d'une part un

émetteur (la personne qui épie) et d'autre part un récepteur (la

personne épiée).

A la différence de ce qui se passe pour la communication linguistique,

il ne semble pas y avoir de reversibilité possible dans le code du

regard. Le récepteur ne devient pas à son tour émetteur par le même

canal du même système, ou d'un système complémentaire. Les récepteurs

n'ont habituellement pas lieu de répondre aux messages émis (regards

- 48 -

curieux) autrement que par un comportement non sémiologique qui

n'est pas à son tour un message, mais un acte (réflexe de se dérober

au regard d'autrui). Ainsi ces "signaux visuels" sont perçus comme

de purs déclencheurs de stimulis. Chaque élément de ce systême com-

mande par conséquent un comportement, ordonne des réflexes. Dans les

bals, les fêtes, les réunions, une curiosité insatiable conduit les

personnages. Ne travaillant pas, cette société n'est occupée que

d'elle-même et de sa propre image:

"on était toujours occupé par des plaisirs et des intrigues." 1

N'ayant rien à faire, les personnages se regardent entre eux, s'épient,

jouent à cache-cache. Leur vie intérieure étant intégralement régie

par les habitudes et les lois sociales, et déterminée par une vision

mondaine, ils ne peuvent par conséquent être seuls avec eux-mêmes.

Que faire sous le regard hostile? Se faire autre: se transformer ou

se masquer. Prisonniers d'un thé8tre dont ils sont à la fois les

acteurs et les spectateurs, les personnages de cette cour ne songent

qu'à dissimuler leurs intérêts véritables. Chacun cache ce que les

autres cherchent à découvrir, et cherche à découvrir ce que les autres

cachent. En voulant démasquer l'autre, on lui impose le masque et cet

acte finit par se retourner contre soi. Toute sortie devient désormais

impossible. Rien n'échappe à la surveillance meurtriêre des regards.

Chaque geste, chaque parole, tout changement d'attitude, toute fuite

sont immédiatement soumis aux interprétations. La cour est constituée

J

- 49 -

par des réseaux d'information, d'espionnage, qui viennent alimenter

les rivalités de clans. Chaque personnage est à la fois regardant et

regardé, interprétant et interprété, etc.,

Ce monde n'est pas sans nous rappeler l'univers de Sartre

où "l'enfer c'est les autres" et où les personnages n'existent que

par le regard d'autrui. La réalité des êtres se morcelle, se frag­

mente: une personne devient la somme de ce que voit en elle tous ces

regards. C'est cette dissolution du moi à laquelle aboutissent tous

les moralistes jansénistes, de ce moi sur lequel on prétendait tout

fonder, et qui s'est dispersé lui-même au sein des choses. C'est ce

qui explique l'acharnement des jansénistes qui se sont révélés être

parmi les démolisseurs les plus assidus de l'idéal aristocratiqu~.

Tout le pessimisme moral tel qu'il apparatt au XVIIe, et la théologie

sur laquelle il se fonde sont en fait dirigés contre la tradition

morale du milieu noble.

A c6té des regards qui remplissent une fonction d'espionnage,

il en existe d'autres suscités par l'admiration, le désir, la haine,

etc. Tous ces regards n'agissent que dans un sens et produisent des

réactions qui varient selon les situations.

Ce n'est que dans une sémiologie de la communication qu'une

réciprocité de regards est possible. Le récepteur devient à son tour

émetteur par l'intermédiaire du même canal. Cet échange de regards se

rencontre fréquemment dans les rapports d'amour ou de haine, de

jalousie de clans, ou de personnages se disputant les mêmes faveurs.

.J

- 50 -

L'arrivée de Mademoiselle de Chartres à la cour intensifie

ces regards, leur donne plus de poids. Dans cet enfer de curiosité,

la future princesse de Clèves occupe la place d'honneur. Cernée,

prise au piège par tous les regards que sa beauté suscite, elle crée

des remous en multipliant les jeux de cache-cache, et motive l'appa-

rition de divers évènements de l'intrigue.

Monsieur de Clèves ne peut s'emp~cher d'~trellsurpris" à la

vue de Mademoiselle de Chartres:

"Il la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette 2 belle personne qu'il ne connaissait point."

A son tour, le duc de Guise succombe à l'effet de son charme:

"Ce prince était devenu amoureux de Mlle. de Chartres le premier jour qU'il l'avait vue." 3

Bientôt des rivalitéc éclatent entre ses nombreux prétendants

qui échangent des regards de jalousie et de haine:

"M. de Clèves avait un grand nombre de rivaux; le chevalier de Guise lui parais­sait le plus redoutable." 4

Conscients de ne pas ~tre les seuls à ressentir la m~me inclination,

ils se surveillent entre eux, ils s'épient:

"De Guise s'était aperçu de la passion de M. de Clèves, comme M. de Clèves s'était aperçu de la sienne." 5

Une méfiance s'établit et empoisonne les rapports les plus amicaux.

Cette compétition entre de Clèves et de Guise les ligue l'un contre

l'autre:

"leur amitié s'était refroidie sans qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir." 6

J

- 51 -

Un jeu de regards jaloux va s'établir entre ses deux rivaux, qui

par leur rang, leur mérite et le prestige social dont ils bénéfi-

cient, ont plus de chance que les autres auprès de Mademoiselle de

Chartres. Dans cette société - où le choix du conjoint est surtout

déterminé par le rang social, où le mariage est une "alliance" (au

sens militaire du mot) - "les prétentions"du prince de Clèves et

du duc de Guise s'expliquent.

Regardant la princesse, se regardant entre eux, les soupirants

sont à leur tour regardés par la société:

"Le chevalier de Guise fit tellement parattre les sentiments et les desseins qu'il avait pour Mlle. de Chartres qu'ils ne furent ignorés de personne." 7

Le prince de Clèves "n'avait pas donné des marques moins publiques

de sa passion qu'avait fait le duc de Guise", 8 son rival.

Le regard prend une triple dimension, où désir, jalousie et

curiosité se superposent. Emprisonnée dans cet incessant jeu de

regards, encerclée par tous ces jeux de miroirs, Mademoiselle de

Chartres se trahit involontairement par son trouble et ses rougeurs.

Ses réflexes de défensive, contrairement aux autres courtisans, sont

très mal contrôlés: sous l'insistance du regard du prince de Clèves

"Mlle. de Chartres ne put s'empêcher de rougir en voyant l'étonnement qu'elle lui avait donné." 9

Ne connaissant pas le code, et non préparée pour le déchiffrer, la

princesse de Clèves devient la victime de son ignorance. Prise dans

un système qu'elle ne saisit pas de dedans, exerçant un regard

- 52 -

"non armé",· la princesse ne cherche pas au-delà des apparences un

autre niveau de signification. Pour elle la seule vérité est celle

qui se manifeste en surface: sous les aignes établis, il existe un

autre discours qu'elle ne déchiffre pas. Contemplée partout où elle

va, Mademoiselle de Chartres parvient néanmoins à décourager les

avances les plus assidues par le respect que toute sa personne dégage:

"Elle avait un air qui inspirait un si grand respect et qui paraissait si éloi­gné de la galanterie que le maréchal de Saint-André, quoique audacieux et soute­nu de la faveur du roi, était touché de sa beauté sans oser le lui faire parat­tre ••• Plusieurs autres étaient dans le même état." 10

Son mariage avec le prince de Clèves la soustrait quelque peu

aux regards des curieux. Par contre, son mari scrute en vain son

visage pour y trouver des signes qui répondent à sa passion. Malgré

toute l'estime qu'elle lui porte, il devine que son trouble dénote

bien plus sa timidité que sa passion:

"Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de Mlle. de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la reconnaissance." l1

Ne connaissant de l'amour que ce qu'elle en avait entendu parler par

Madame de Chartres, la princesse

"ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances." 12

Cette indifférence de la princesse devant l'amour ne fait que persua-

der Madame de Chartres des mérites de sa fille:

"Elle n'admirait pas moins que son coeur ne fat point touché, et d'autant plus que le prince de Clèves ne l'avait touchée, non plus que les autres." 13

- 53 -

La présence de Nemours menace cette fausse sécurité émotion-

nelle dans laquelle la princesse se trouvait maintenue. A la vue de

Némours la princesse réagit. Les regards de Nemours lui sont rendus,

l'échange devient réciproque. L'attraction qu'ils ressentent est si

forte qu'il leur devient difficile de cacher leur "surprise":

"M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que lorsqu'il fut proche d'elle ••• il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration." 14

Ils se connaissent déjA, sans s'être jamais vus, sans avoir jamais

été présentés l'un à l'autre. L'amour natt d'un regard. Mais il est

aussitôt menacé par le regard des autres, et soumis sans cesse à

leurs interprétations. L'obsession du regard des autres place Nemours

dans une alternative cruelle: ou se taire - et ne pas montrer des

signes de son amour, et par conséquent ne rien espérer pour échapper

aux regards des curieux - ou parler et donner des signes de son amour

en compromettant ainsi celle qu'il aime. Comment révéler sa passion

à celle qui en est l'objet sans se trahir et la trahir?

"Mme. de Clèves lui paraissait d'un si grand prix qu'il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion, que 5 de hasarder à la faire connattre en pUblic."l

Quant A la princesse, un trouble la saisit chaque fois qu'elle

se trouve en présence de Nemours. La signification de ce trouble

n'échappe pas aux yeux avertis du duc de Guise qui souffre de se

voir évincé par cet autre rival: "Ce qui venait de se passer lui

avait donné une douleur sensible" et sa jalousie lui "fit voir au-

delà de la vérité;" la réaction de la princesse lui prouve

- 54 -

"qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince." 16

A son tour, Madame de Chartres - constamment soucieuse de

protéger sa jeune fille contre les dangers de la cour, ne tarde pas

non plus à remarquer le changement qui s'opère chez sa fille:

"La princesse lui loua M. de Nemours avec un certain air qui donna à Mme. de Char­tres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise." 17

Les obligations sociales les mettent constamment en présence

l'un de l'autre. La princesse ne peut s'empêcher d'être attirée par

Nemours. Sa vue exerce une fàscination sur elle et lui procure des

sentiments indéfinis:

"Elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague ••• elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres ••• qu'il fit une grande impres­sion dans son coeur." 18

Se sachant regardé, Monsieur de Nemours révèle le meilleur

de lui-même aux regards de la princesse, de sorte que:

"Se voyant souvent, et se voyant l'un et l'autre ce qu'il y avait de plus parfait à la cour, il était difficile qu'ils ne se plussent infiniment." 19

La princesse est longtemps à ne pas même soupçonner ce que

signifie le trouble qu'elle éprouve en présence de Nemours, et

qu'elle continue à sentir quand elle pense à lui. Il faut un mot

de sa mère, pour lui découvrir l'intérêt qu'elle prend à tout ce

qui touche à cet homme, et qu'elle ne s'était pas encore avoué.

- 55 -

A la suite du Bal du Maréchal de Saint-André, la princesse se rend

compte "que les sentiments qu'elle avait pour Nemours étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés." 20

Jusqu'ici c'est par voies indirectes, par des lapsus involontaires

que la princesse laisse entrevoir son intérêt pour Nemours.

Le Bal du Maréchal de Saint-André dévoile des sentiments qu'elle

ne s'avoue pas encore et la trahit aux yeux de Madame de Chartres.

Il faut rappeler que quelques jours avant le bal, Nemours s'était

distingué par des vues spéciales lors d'une discussion. Il souhai-

terait dérober la femme qu'il aime à la curiosité de la foule dans

les grands bals - car en pareille occasion, toutes les femmes

veulent plaire à tous ceux qui les regardent - Nemours en soule-

vant cet argument pensait surtout à la princesse de Clèves. Sa

souffrance est d'autant plus accrue qu'il se trouve dans l'impossi-

bUité d'assister au bal du maréchal et "de savoir qu'elle y est et

de n'y être pas", 21 à cause de sa mission.

Le prince de Condé rapporte cette discussion à la reine

dauphine; la princesse, présente à l'entretien, ne perd pas un mot

de conversation:

"elle jugeait aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait M. de Nemours." 22

Malgré tant de médiations, le message est saisi par la prin-

cipale intéressée. Il ne lui reste plus qu'à trouver un prétexte pour

décliner l'invitation. Consciente de l'amour que lui porte le maréchal

- 56 -

de Saint-André,

"elle entra aisément dans l'opinion qu'il ne fallait pas aller chez un homme dont on était aimée." 23

Se servant de cette excuse, elle feint d'être malade et peut ainsi

"faire une chose qui était une faveur pour M. de Nemours" 24 sans

attirer les soupçons.

A la suite du bal, la Dauphine en plaisantant, durant un

entretien, dévoile le secret de la princesse. Démasquée, la prin-

cesse

"rougit de ce que Mme. la Dauphine devi­nait si juste et de ce qu'elle disait devant M. de Nemours ce qu'elle avait deviné." 25

Madame de Chartres sauve la situation et se dépêche de

camoufler la vérité qu'elle ne soupçonnait pas non plus. Mais

Nemours n'est pas dupe:

"la rougeur de Mme. de Clèves lui fit soupçonner que ce la Dauphine avait dit n'était pas entièrement éloigné de la vérité." 26

Le pas est franchi, une première manche est gagnée. Nemours

reçoit des signes involontaires qui répondent à son amour. Il lui

reste à se défaire de tous ses autres rivaux:

"l'absence du maréchal de Saint-André défit M. de Nemours du rival qui lui était le plus redoutable." 27

Préoccupé par sa passion sans cesse aux aguets, Monsieur de

Nemours change de comportement. Son renoncement au trône d'Angle-

terre, la rupture avec toutes ses anciennes mattresses sont autant

- 57 -

de motifs qui viennent confirmer sa nouvelle attitude. Malgré toutes

ses précautions, cette métamorphose n'échappe pas à l'entourage.

Partout des regards le guettent pour percer son secret. Un réseau

d'information est mis aussitôt en marche pour décrypter ses moin-

dres gestes, ses regards. "J'ai de la curiosité de savoir ce qui

l'a fait changer", confie la Dauphine à Mme. de Clèves,

"Il sera bien difficile que je ne le démêle ••• Le vidame de Chartres qui est son ami intime est amoureux d'une personne sur qui j'ai quelque pouvoir et je saurai par ce moyen ce qui l'a fait changer." 28

L'étau social se resserre pour étouffer de plus en plus l'individu.

Désormais, aucun échappatoire n'est possible.

Toute l'évolution de l'amour entre la princesse et Nemours

est marquée par des scènes muettes où les regards deviennent de plus

en plus intenses. Les marques de la passion deviennent un problème

plus important que l'amour lui-même, sont l'amour même! Le duc de

Nemours cherche des moyens pour communiquer ses sentiments à Madame

de Clèves. Il saisit toutes les occasions, tous les prétextes pour

lui montrer des signes de l'intérêt qu'il lui porte, tout en trompant

la vigilance des autres. La princesse, elle, cherche par tous les

moyens à maitriser les mouvements qui révèlent sa passion, non

seulement à Nemours, mais à tous ceux qui la regardent;

"Mais l'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trou~le dont elle n'était pas mattresse." 29

- 58 -

Quoiqu'elle fasse, en effet, l'amour parle de lui-même. Comme il

natt d'un regard, un regard suffit à l'exprimer:

"ces sortes de passions n'échappent po~nt à la vue de celles qui les causent." 30

Les progrès de la passion sont marqués par une série de tête-

à-tête muets, on elle se trahit sans le vouloir par le seul trouble

qu'elle provoque:

"la vue de M. de Nemours achève de lui donner une rougeur qui ne diminuait pas sa beauté ••• Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mme. de Clèves n'était pas moins interdite de sorte qu'ils gardè­rent assez longtemps le silence." 31

Ces silences sont pourtant lourds de significations. En

rendant sa passion muette, ou en la dévoilant par touches incertai-

nes, par sous-entendus, Monsieur de Nemours suscite un effet bien

supérieur à celui qu'auraient pu produire des avances assidues:

"les paroles les plus obscures d'un homme qui platt donnent plus d'agitation que des déclarations ouvertes." 32

L'impossibilité d'éviter Monsieur de Nemours, le trouble qui

saisit la princesse chaque fois qu'elle se trouve en sa présence,

l'échec de ses efforts pour ne pas se trahir, lui font perdre

conscience de l'entratnement insurmontable auquel elle cède. Puisque

l'amour natt à la vue de "l'objet" qui l'inspire, l'absence de

l'être aimé peut par conséquent l'affaiblir. Madame de Clèves prend

la décision de se défendre contre cette passion par la fuite:

- 59 -

"Elle savait que le seul moyen d'y réussir était d'éviter la présence de ce prince; et comme son deuil lui donnait lieu d'être plus retirée que de coutume, elle se ser­vit de ce prétexte pour n'aller plus dans les lieux oil il la pouvait voir." 33

Tout compromis étant impossible, la lucidité ne peut trouver

de salut que dans la fuite: faute de vaincre l'amour, on se sous-

traira à la vue de celui qui le provoque. C'était déjà le conseil

que Madame de Chartres mourante donnait à sa fille. Madame de Cl~ves

en éprouve la justesse et tente à plusieurs reprises de le mettre en

pratique. Mais à supposer que l'on ait le courage de maintenir cette

résolution, la société ne saurait tolérer une telle transgression.

Ses regards, exercés à tout remarquer, sans cesse à l'affOt, vont

s'apercevoir de la disparition d'une de leurs victimes. Toute fuite

est interprétée: non seulement par les autres, mais aussi par l'en-

tourage immédiat et surtout le mari à qui on ne peut expliquer ses

vrais motifs. Dans le mouvement rigoureux qui, de chute en chute,

emporte Madame de Cl~ves vers la retraite définitive, il y a des

heures de grâce; ce sont celles précisément oil elle réussit à quitter

la cour, et oil, n'étant plus exposée aux regards de Monsieur de

Nemours qui l'aime, ni des autres qui l'observent, elle peut re-

trouver sa tranquilité d'esprit. Mais ces haltes sont toujours de

courte durée. A des yeux avertis, la fuite risque de révéler ce

qu'elle prétend cacher. Elle est un demi-aveu. Pour ne pas paraitre

telle, il faut qu'elle se trouve un prétexte. Le plus facile est le

malaise. Chaque fois que Madame de Cl~ves se trouve embarrassée en

- 60 -

présence du duc de Nemours, ou de quelque personne dont elle risque

d'éveiller des soupçons, elle feint de se trouver mal. La mort de sa

mère lui fournit un autre motif plus fondé de ne point parattre à la

cour. Enfin quand elle n'en peut trouver aucun, elle se contente

d'invoquer sans autre précision, les dangers de la vie mondaine.

Elle dit à son mari

"qu'elle ne croyait pas que la bienséance voulUt qu'elle fut tous les soirs' avec ce qu'il y avait de plus jeune à la cour; qu'elle le suppliait de trouver bon qu'elle ftt une vie P41us retirée qu'elle n'avait accoutumé." 3

Encore une fois la bienséance vient à son secours. Malheureusement,

aucune de ,ces raisons ne peut soutenir une retraite véritable.

L'indisposition est pour Monsieur de Nemours l'occasion d'aller

prendre des nouvelles de Madame de Clèves, et de la voir chez elle.

Si elle refuse de le recevoir, Monsieur de Clèves y voit une marque

d'intérêt et la confirmation de ses soupçons.

Prise dans ce cercle vicieux, traquée de toutes parts, Madame de

Clèves sent de plus en plus qu'elle perd pied. Dans une série d'é-

pisodes successifs, elle est amenée malgré elle à ,montrer les

ravages que provoque cette passion en elle. Elle n'est plus mat-

tresse de ses sentiments, malgré tous ses efforts pour les cacher

à Monsieur de Nemours:

"Quelque application qu'elle eUt à éviter ses regards et à lui parler moins qu'à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d'un premier mouvement qui faisaient juger à ce prince qu'il ne lui était pas indifférent. Un homme moins péné­trant que lui ne s'en fat peut-être pas aperçu." 35

- 61 -

D'autres yeux, aussi perspicaces que ceux de Monsieur de Nemours

parce que sans doute aussi amoureux, ont percé le secret de la

princesse. Ainsi le prince de Guise

"était le seul homme de la cour qui eQt démêlé cette vérité: son intérêt l'avait rendu plus clairvoyant que les autres." 36

La scène du portrait dérobé, entièrement centrée autour du

regard, apporte de nouveaux éléments dans la phase de séduction

entreprise par Monsieur de Nemours, et offre une gradation par rap-

port au récit. La scène se passe chez la princesse qui pose pour son

portrait. C'était un usage courant au XVIIe de faire des portraits

de grands personnages et d'actions héroiques:

"La Reine Dauphine faisait faire en petit de toutes les belles personnes de la cour pour les envoyer à la reine sa mère." 37

Cette tradition se retrouve aussi chez la duchesse de Valentinois

qui "avait fait faire ••• pour sa belle maison d'Anet" de grands

tableaux représentant "toutes les actions remarquables qui s'étaient

passées du règne du roi." 38

Présent à cette séance, Monsieur de Nemours, trop conscient

du regard des autres

"n'osait pas avoir les yeux attachés sur elle ••• et craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avait à la regarder." 39

La présence du prince de Clèves achève de l'exaspérer et

d'augmenter sa jalousie. Profitant d'un moment d'inattention géné-

raIe, Monsieur de Nemours passe aux actes: il s'empare du portrait

- 62 -

de la princesse appartenant au prince de Clèves. Mais ce geste

n'échappe pas à la princesse:

"Mme. de Clèves aperçut ••• M. de Nemours ••• et elle vit, que sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur la table. Elle n'eut pas de peine à devi­ner que c'était son portrait, et elle en fut si troublée, que Mme. la Dauphine remar.qua qu'elle ne l'écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. M. de Nemours se tourna à ses paroles: il rencontra les yeux de Mme. de Clèves qui étaient encore attachés à lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eQt vu ce qu'il venait de faire." 40

Toute cette scène quasi muette tourne autour du regard qui acquiert

une dimension cosmique. Jusqu'ici Monsieur de Nemours s'était conten-

té d'exprimer son désir par voies indirectes, au moyen d'un discours

connotatif plein de sous-entendus et de regards appuyés.

Par son acte il amorce une nouvelle étape dans ses rapports avec la

princesse. Son geste donne à Madame de Clèves une preuve tangible de

son amour, et la place dans une alternative embarrassante: d'une

part elle ne peut réclamer son ,ortrait devant tout le monde, vu

les conséquences qu'une pareille action pourrait entratner; elle

ne peut pas non plus d'autre part réclamer son portrait à Monsieur

de Nemours, car elle l'engagerait à lui parler de sa passion.

Elle se décide de garder le secret, non sans éprouver du plaisir

de céder involontairement son portrait. De son c8té, Monsieur de

Nemours, tout à la hâte de savourer sa victoire

'~lla se refermer chez lui ne pouvant sou­tenir en public la joie d'avoir un portrait de Madame de Clèves." 41

- 63 -

L'épisode du tournoi oà Monsieur de Nemours fait une chute de

cheval met fin aux espoirs du duc de Guise. La panique, l'inquiétude

que suscite cet accident chez la princesse lui font oublier toutes

ses précautions. Son trouble éclate au grand jour et n'échappe pas

au duc de Guise. La princesse regarda Nemours

"avec un visage si changé qu'un homme moins intéressé que le chevalier de Guise s'en fat aperçu; aussi le remarqua-t-il aisé­ment. 1I 42

Quant à Nemours, ses nombreuses expériences amoureuses lui font

aisément deviner la nature de ce trouble:

"il avait aimé tant de fois qu'il était difficile qu'il ne connat pas quand on l'aimât." 43

La princesse, elle, souffre de n'être plus mattresse ni de

son coeur, ni de ses regards. Le trouble qui la saisit en présence

de Monsieur de Nemours, ses sentiments qu'elle révèle au grand jour,

lui font entrevoir avec effroi les conséquences de cette passion

qu'elle ne contrOle plus:

"Ce lui était une grande douleur de voir qu'elle n'était pas mattresse de cacher ses sentiments et de les avoir laissés parattre au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que M. de Nemours les connQt." 44

L'épisode de la lettre dérobée finit par la persuader de sa

chute. Eprouvant les morsures de la jalousie à la pensée d'avoir été

trompée, agitée de remords, désespérée, elle s'en veut d'avoir "laissé

voir à M. de Nemours qu'elle l'aimait;" 45 la joie qu'elle ressent

en apprenant la vérité, la complicité qui s'établit entre elle et

- 64 -

Monsieur de Nemours en rédigeant la fausse lettre n'effacent pas

cette impression:

"Quoique les soupçons que lui avait donnés cette lettre furent effacés, ils ne lais­sêrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d'être trompée." 46

Le bonheur est senti. comme l'abandon de soi, la dérive de la per-

sonnalité qui devient incapable de se reconnattre. La princesse se

juge coupable de ne pas s'être gouvernée et elle

"était honteuse de parattre si peu digne d'estime aux yeux de son amant." 47

Par son exigence de transparence, son refus des apparences et sa

volonté de sincérité, la princesse ne peut aimer Nemours sans se

condamner.. Elle se voit dans l'impossibilité de garder ses résolu-

tions A sa vue. Dês lors qu'on ne peut voir l'objet aimé sans fai-

blir , le combat devient inégal. Tout joue comme un piège dont elle

est victime, et qui l'entratne de chute en chute vers la retraite

finale.

La princesse essaie en vain de se ressaisir dans les rares instants

on elle fuit la cour et on, soustraite aux regards des autres, elle

ferme les yeux pour mieux se voir. Mais ces fuites sont de courte

durée; elle se retrouve de nouveau A la cour et ouvre ses yeux sur

Nemours, pour ne devenir qu'un regard muet et passionné, enfermée

avec lui dans une complicité que les circonstances rendent inavoua-

ble, et qui cherche A s'exprimer dans des propos A double sens ou

de furtifs tête-A-tête.

65

Ces tête-à-tête ne sont d'ailleurs pas pour déplaire à Madame de

Clèves qui doit se faire une perpétuelle violence dans la fuite.

Mais ses résolutions les plus courageuses sont teintées de faiblesse.

Quand elle ne voit pas Nemours depuis quelque temps, elle accepte

aisément les servitudes de la cour qui l'obligent à le renccmtrer:

"Il Y avait trop longtemps qu'elle ne l'avait vu pour se résoudre à ne pas le voir." 48

Toutes ses résolutions sont contrariées du dedans, à la fois

par le sentiment de leur inutilité et par la douceur qu'elle éprouve

à passer outre. Arrivée à un point on elle ne peut plus répondre de

ses propres actes, rejetée vers un monde auquel elle avait en vain

espéré d'échapper, il ne lui reste plus qu'à demander à un autre de

la protéger contre elle-même.

I/AVEU

ta seule fuite raisonnable est "l'aveu" qui met un terme à

la comédie des apparences, et marque un moment particulier du récit.

En dressant entre Monsieur de Nemours et elle cet acte irrémédiable

qui n'a d'équivalent que leur rencontre, la princesse espère, en

quelque sorte, remonter le cours du temps, abolir tout ce qui a

précédé, et rétablir l'équilibre.

Cet aveu, point culminant du roman, constitue la "Spannung" et

justifie en quelque sorte le roman; préparé depuis longtemps par

l'intrigue, il finit par éclater, provoqué par l'inquiétude et les

pressantes questions du mari, l'embarras et le silence de la femme.

A plusieurs reprises, Madame de Clèves est sur le point de céder à

la tentation de la sincérité. Si elle se retient, c'est parce qu'elle

- 67 -

s'inquiète des conséquences d'un aveu; c'est aussi parce qu'elle

n'a pas perdu tout espoir de se vaincre. Luttant jusqu'à l'extrême

de ses forces, elle cède finalement à son impulsion, son silence

ayant trop duré. Mais sa tentative échoue; l'aveu, qui voudrait

être un retour au calme, ne fait que rendre manifeste l'impossibi-

lité de ce retour, il ne supprime pas l'instant du premier regard:

il lui donne une valeur décisive en le portant au grand jour. L'aveu

est une action qui n'est pas conforme aux règles et distinctions

établies. Il constitue une infraction par rapport à l'ordre, et

institue un conflit existant. Bernard Pingaud, 1 dans son analyse

de l'aveu en montre les conséquences néfastes mais inévitables.

Les évènements qui suivent sont tous commandés par les caractères

des personnages, par la situation 00 ils sont mis, et le jeu 'normal,

imprévisible et meurtrier de la vie sociale.

Madame de Clèves se trompe quand elle pense que Monsieur de

Clèves sera assez fort pour ne pas céder à la jalousie: cet aveu le

rend soupçonneux, méfiant: il accuse sa femme de l'avoir trompé en

donnant délibérément le portrait qui lui appartenait. La princesse

essaie en vain de se défendre: "Croyez," lui dit-elle

"que je n'ai point donné mon portrait: il est vrai que je le vis prendre; mais je ne voulus pas faire parattre que je le voyais, de peur de m'exposer à me faire dire des choses que l'on ne m'a encore osé dire." 1

J

- 68 -

Malheureusement, les affres de la jalousie agitent le prince, et

suscitent en lui la méfiance, l'inquiétude, le doute. Aveuglé par

cette passion destructrice, obsédé par ses soupçons, il ne peut

apprécier la grandeur de l'aveu de sa femme, et répondre entière-

ment à l'estime qui l'a dicté. Il n'aura de cesse qu'il ne connaisse

le nom de celui qui a touché le coeur de sa femme. Au lieu de mettre

un terme à la chute de la princesse, l'aveu en est la péripétie

finale. La présence de Nemours qui, caché dans le pavillon assiste

à tout l'entretien n'ayant pu "se refuser le plaisir de voir cette

princesse, ni résister à la curiosité d'écouter sa coonversation" 2

donne une nouvelle dimension à l'aveu. Fier d'avoir réduit Madame

de Clèves à cet excès de désarroi, il ne peut soutenir son pers on-

nage jusqu'au bout, et provoque par son indiscrétion vaniteuse la

mort de MOnsieur de Clèves. Nemours, après avoir écouté l'aveu, ne

peut se retenir d'en parler de façon détournée au vidame, qui le

divulgue à son tour. L'aveu, au lieu de libérer la princesse de

Clèves, l'aliène encore plus. Au lieu d'alléger le poids des regards

qui pèsent sur elle, il en ajoute d'autres plus soupçonneux, alimen-

tés par la jalousie, l'envie. Monsieur de Clèves, à qui cet aveu a

"ouvert les yeux",3épie sans cesse sa femme. Ne voulant se trahir,

la princesse le supplie de l'éloigner de la cour et de renoncer à

découvrir celui qu'elle aime:

"Si vous essayez de les éclaircir (à savoir les soupçons) en m'observant, vous me don­nerez un embarras qui para1tra aux yeux de tout le monde. Au nom de Dieu, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne." 4

- 69 -

Mais encore une fois, elle ne peut ~chapper à la soci~t~ sans

attirer des soupçons. Oblig~e de se soumettre aux lois sociales,

elle fait tout pour ~viter "la pr~sence et les yeux de Monsieur de

Nemours," et elle le fait si bien

"qu'elle lui Bta quasi toute la joie qu'il avait de se croire aim~ d'elle." 5

Mais cette attitude ne fait qu'attiser l'amour de Nemours:

"des regards et des n'eussent pas tant M. de Nemours~ que te austère."

paroles obligeantes augment~ l'amour de faisait cette condui-

Le prince de Clèves, de son cBt~. n'est pas tranquille. La

jalousie lui donne un regard lucide. En scrutant le visage de sa

femme, il espère qu'elle se trahira à la vue de l'homme qu'elle

aime, et par la même occasion, r~vèlera l'identit~ de son rival.

Les circonstances viennent à son aide; le roi veut assigner

une mission à l'un des grands seigneurs ""de la cour:

"M. de Clèves avait les "yeux sur sa fennne le temps qu'on ajouta que ce serait peut­être le chevalier de Guise ou le mar~chal de Saint-Andr~. Il remarqua qu'elle n'avait point ~t~ ~mue de ces deux noms." 7

Ayant port~ ses soupçons sur ces deux rivaux, les jugeant

dignes de lui disputer l'amour de sa femme, et ne les voyant pas

confirm~s, il ne lui reste plus qu'à miser sur le troisième de la

liste: Nemours. Usant d'un subterfuge, il fait croire à sa fennne

que Monsieur de Nemours a ~t~ charg~ de cette mission. La r~action

- 70 -

qu'il attendait ne tarde pas à venir:

ilLe nom de Nemours et la pensée d'être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyag~, en présence de son mari donna un tel trouble à Mme. de Clèves qu'elle ne le put cacher." 8

Grâce à cette ruse, les doutes du prince sont confirmés. Par cet

aveu involontaire, la princesse révèle l'identité de celui qu'elle

aime.

De son côté, ayant divulgué les circonstances de l'aveu, Nemours

sème le doute dans l'esprit du vidame. Ce dernier, convaincu que

cette aventure concernait directement Nemours, tente de découvrir

la vérité en surveillant son ami:

"11 l'observait avec tant de soin que peut­être aurait-il démêlé la vérité, sans que l'arrivée du duc D'Albe et de M. de Savoie firent un changement ••• qui l'empêcha de voir ce qui aurait pu l'éclairer." 9

Comme tout secret est automatiquement divulgué, les confidences de

Madame de Clèves sont rapidement connues de tout le monde. Monsieur

le vidame se dépêche d'en faire part à sa mattresse et

"il la con~ura de lui aider à observer ce prince." 10

. Madame de Martingues, à son tour, connaissant l'intérêt de la Dauphine

en tout ce qui concerne Nemours, met cette dernière au courant:

"La curiosité qu'elle avait toujours vue à Mme. la Dauphine pour ce qui regardait M. de Nemours lui donnait encore plus envie de pénétrer cette aventure." Il

- 71 -

L'aveu de la princesse n'est plus qu'un secret de polichi-

nelle. Cette confidence qu'elle pensait uniquement connue de son

mari fait le tour de la cour, pour lui revenir par l'intermédiaire

de la Dauphine. Il est aisé d'~maginer sa stupeur en apprenant par

la reine son propre iecret! Heureusement po~r elle, sa position lui

évite d'être trahie. La princesse en effet est assise au pied du

lit de la reine et

"Par bonheur pour elle, elle n'avait pas le jour au visage." 12

L'arrivée de Nemours, l'interrogatoire auquel le soumet la

Dauphine qui veut à tout prix connattre l'auteur de cet aveu si

extraordinaire,' font perdre à la princesse tous ses moyens:

"Le trouble et l'embarras de Mme. de Clèves étaient au-delà de tout ce qu'on peut imaginer." 13

Nemours, n'ayant pas mesuré la portée de son indiscrétion est pris

au piège:

"M. de Nemours était encore plus embarrassé ••• il lui était impossible d'être mattre de son visage." 14

Cette réaction n'échappe pas au regard de la Dauphine qui s'écrie:

"Regardez-le, regardez-le, et jugez si cette aventure n'est pas la sienne." 15

Se sentant trahi, Nemours se dépêcha de sortir de ce mauvais pas et

parvient ainsi, non seulement à effacer les soupçons de la Dauphine,

mais laisse croire à la princesse que l'indiscrétion vient de son

mari. La princesse elle, accablée par tout ce qu'elle vient

d'apprendre, et voulant se soustraire à cet entretien qui la met

- 72 -

au supplice~ fait un faux pas en se hâtant vers la sortie.~.

Les conséquences de l'aveu ne se font pas attendre: fait dans un

moment de sincérité parfaite, de confiance réciproque et sans ré-

serve, l'aveu·échoue dans son exigence de transparence et devient

le moment de la plus.gra~de tromperie. Les confidences malheureu-

ses du prince de Nemours, le malentendu qui s'institue à leur sujet

et dresse l'un contre l'autre Monsieur et Madame de Clèves, le

regain de curiosité qu'elles provoquent, signifient que la seule

franchise ne suffit pas à briser le cercle obsédant du regard; que

la sincérité totale n'élimine pas les intérêts ni les intrigues,

mais en suscite de nouveaux.

Il suffit que Nemours découvre le secret de la princesse, pour que

sa discrétion dispàraisse et qu'il fasse parattre un autre visage:

"Il a été discret tant qU'il a cru être malheureux; mais une pensée

d'un bonheur même incertain, a fini se discrétion," 16 pense Madame

de Clèves. La princesse constate les effets néfastes que cette

passion provoque en elle. Elle, qui mettait son honneur à ne pas

être "comme les autres", finit par faire partie de cette masse de

femmes inconscientes et déréglées, et ne fait que rendre publics

ses ravages:'

"C'est pourtant pour cet homme (Nemours) que j'ai cru si différent du reste des hommes, que je me trouve comme les autres femmes, étant si éloignée de leur ressem­bler ••• Je serais bientôt regardée de tout le monde comme une personne qui a une folle et violente passion." 17

- 73 -

Nemours, lui aussi est anéanti par les cruelles suites de

son imprudence. Mais il parvient, ainsi que la princesse, à surmon-

ter sa douleur en public et à faire bonne figure:

"Mme. de Cl~ves et M. de Nemours cach~rent aisément au public leur tristesse et leur trouble." 18

Craignant d'adresser la parole à la princesse, se sentant indigne

d'elle, Nemours

"lui fit voir tant de tristesse et une crainte si respectueuse de l'approcher qu'elle ne le trouva plus coupable." 19

Ce serait donc se tromper sur la signification de l'aveu

que d'y voir le coup de théâtre héroique et romanesque, grâce auquel

Madame de Cl~ves se libérerait, à la derni~re seconde, de la servi-

tude d'une passion qui la conduit au désastre. L'aveu, comme la

morale qui le justifie, est ambigu. C'est un acte suprême de 1uci-

dité, mais d'une lucidité qui est réduite à constater son impuis-

sance: M. de C1~ves se trompe lorsqu'il pense que Mme. de Cl~ves

est assez forte pour affronter la présence qu'elle voulait fuir:

en avouant elle s'est privée de la seule arme qui lui restait:

dit le prince à sa femme.

"Vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que celles que j'attendais de vous." 20

L'aveu est aussi un effort pour rompre avec les usages d'une

société fondée sur la ruse, mais un effort condamné d'avance, parce

que cet aveu, à peine accompli, est lui-même soumis aux interpréta-

tions intéressées.

- 74 -

La partie de plus en plus serrée qui se joue au-dehors, entre

l'apparence et la réalité, le mouvement intérieur de l'analyse qui

découvre peu à peu la fragilité des résolutions font de l'aveu une

conclusion inévitable: fausse issue, mais dans laquelle on ne peut

manquer de se jeter, n'étant :-~.r'~ libre de nos actes. Les confiden­

ces que la princesse fait à son mari sont aussi le résultat d'une

faiblesse. L'aveu, s'il constitue au départ une victoire apparente,

finit par n'apporter que des défaites décisives. Les épisodes qui

suivent ne font qu'accentuer l'étendue de cet aveu, et les propor­

tions désastreuses qu'il atteint.

J

MEDIATIONS VISUELLES

A côté des sémies non verbales, à double sens, il ~n existe

d'autres à fonction sémiologique, qui renvoient à des significations

précises. Il était dans la tradition pour tout courtisan d'apparai-

tre aux couleurs et aux chiffres de sa dame. On apprend dans les

premières pages que "les couleurs et les chiffres de Mme. de

Valentinois paraissaient partout," 1 preuve tangible de sa supério-

rité auprès du roi, vis-à-vis de ses autres mattresses.

Durant l'épisode du tournoi qui devait célébrer le mariage de

Madame et du duc d'Albe, Madame de Clèves reçoit deux témoignages

d'amour: "M. de Guise parut avec de l'incarnat et

du blanc ••• on se souvint que c'étaient les couleurs d'une belle personne qu'il avait aimé pendant qu'elle était fille et qu'il aimait encore, quoiqu'il n'os§t plus le lui faire paraître." 2

- 76 -

Quant à Nemours, un des plus vaillants joueurs du tournoi, il choi-

sit du jaune et du noir:

"M. de Nemours avait du jaune et du noir; on en chercha inutilement la raison. Mme. de Cl~ves n'eut pas de peine à la deviner: elle se souvint d'avoir dit devant lui qu'elle aimait le jaune, et qu'elle était f§chée d'être blonde, parce qu'elle n'en pouvait mettre. Le prince crut pouvoir parattre avèc cette couleur, sans indis­crétion, puisque Mme. de Cl~ves·n'en mettant point, on ne po~vait soupçonner que ce fOt la sienne."

Cet hommage que lui rend Nemours acquiert un prix d'autant plus

inestimable à ses yeux à cause de l'anonymat qu'il renferme, et de

la complicité qu'il crée, dont nul en dehors d'eux n'en connait le

secret. Nemours, en choisissant des couleurs qui témoignent de son

amour, fait de sorte que le message parvienne à la principale inté-

ressée, sans que la curiosité du public soit satisfaite. Il fait

preuve d'une telle adresse durant le tournoi, que la princesse ne

peut se retenir de le suivre des yeux:

"Sitôt qu'elle le vit paraitre au bout de la lice, elle sentit une émotion extra­ordinaire et à toutes les courses de ce prince, elle avait de la peine à cacher sa joie." 4

L'accident mortel survenu au roi durant le tournoi va causer cer-

tains remous et rompre pour quelque temps les habitudes de la cour.

Profitant de cette panique générale, la princesse décide de se

retirer de la cour en prétextant une maladie, sachant autrement

- 77 -

"qu'elle y verrait M. de Nemours, qu'elle ne pourrait cacher à son mari l'embarras que lui causait cette vue, connaissant aussi que la seule présence de ce prince le justifiait à ses yeux et détruisait toutes ses résolutions." 5

Pour une fois son absence est à peine remarquée, et n'est guère

soumise aux interprétations. Seul Monsieur de Clèves connait les

raisons véritables de cette fuite, et ne désapprouve pas la condui-

te de sa femme:

"Quelque bonne opinion qu'il eQt de la vertu de sa femme, il voyait bien que la prudence ne voulait qu'il l'expos§t plus longtemps à la vue d'un homme qu'elle aimait." 6

Mais Nemours ne lâche pas prise, il tente d'aller surprendre la

princesse chez elle, mais cette dernière, malgré son désir de le

voir lui oppose son refus!

"Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir Mme. de Clèves et de ne pas la voir parce qu'elle ne voulait pas qu'il la vit." 7

Mis au courant de cette visite, Monsieur de Clèves reproche à

Madame de Clèves son comportement envers Monsieur de Nemours, atti-

tude qu'il souhaitait pourtant que sa femme adopte. Au lieu d'approu-

ver sa conduite, il l'accable de reproches:

"Pourquoi Nemours? gniez sa voir que

des distinctions pour M. de Pourquoi faut-il que vous crai­

vue? Pourquoi lui laissez-vous vous le craignez?" 8

Sa jalousie, qu'il croyait apaisée pour un temps se rallume. Il

regrette l'aveuglement tranquille dans lequel il avait trop longtemps

- 78 -

vécu. Obsédé par ses soupçons, il veut tout savoir sans être jamaiS~

convaincu de la sincérité de sa femme. Avide de précisions, il l'es-

pionne sans arrêt et trouve des motifs qui viennent sans cesse ali-

menter sa jalousie. La retraite de la princesse à Coulommiers, et

les malentendus qui s'en suivent, portent la jalousie du prince à

son paroxysme et finissent par l'achever. Le prince meurt, victime

de ses soupçons, sans être persuadé de l'innocence de sa femme.

Dans le but de fuir Nemours, la princesse s'était retirée à la

campagne; loin du tumulte de la cour, des regards des curieux, la

princesse voulait tenter dans sa nouvelle solitude, d'effacer de

son esprit l'image de Nemours, mais en vain:

IIDepuis qu'elle l'aimait, il ne s'était point passé de jour qu'elle n'eat craint ou espéré de le rencontrer, et elle trouva une grande peine à penser qu'il n'était plus au pouvoir du hasard de faire qu'elle le rencontrât." 9

L'ayant visitée dans sa demi-retraite à la campagne, Madame de

Martingues donne de ses nouvelles à la cour, en s'étendant longuement

sur les activités de la princesse. Présent au cours de cette réunion,

Nemours ne perd pas un mot de la conversation. Sa décision est prise:

"Nemours qui connaissait assez le lieu ••• pensa qu'il n'était pas impossible qU'il y pat voir Mme. de Clèves sans être vu que d'elle." 10

Ses intentions n'échappent pas à Monsieur de Clèves qui le surveille

de très près, lui aussi présent à cette entrevue:

- 79 -

"M. de Clèves, qui l'avait toujours regardé ••• crut voir dans ce moment ce qui lui passait dans l'esprit ••• en sorte qu'il ne douta point qu'il n'eQt dessein d'aller voir sa femme." Il

Ne pouvant s'assurer de la fidélité de sa femme, en butte à

de cruels soupçons, Monsieur de Clèves décide de faire espionner

Nemours par un de ses hommes. Ne se doutant de ri.en, Nemours part

à Coulommiers et attend la tombée de la nuit pour mettre son projet

à exécution.

Cette scène du pavillon, où la princesse fait un second aveu,

beaucoup plus grave que le premier, reprend en les renversant la

première scène. entre Madame de Clèves et son mari, et celle du por-

trait dérobé. Cette fois-ci, c'est la princesse qui se trouve en

possession du portrait de Nemours. Dans la nuit, la princesse est

observée à son insu par Nemours, lui-même épié sans le savoir par

l'espion de Monsieur de Clèves. Par une des portes vitrées qui donne

sur la chambre à coucher de la princesse, Nemours observe cette

dernière:

"Il vit qu'elle était seule: mais il la vit d'une si admirable beauté qu'à peine fut-il mattre du transport que lui donna cette vue ••• Elle était sur le lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plu­sieurs corbeilles pleines de rubans: elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quel­que temps et qu'il avait donnée à sa soeur, à qui Mme. de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnattre pour avoir été à M. de Nemours." 12

- 80 -

Michel Butor trouve un contenu sexuel à cette scène, qu'il quali-

fie de freudien: "Il n'est certes pas besoin d'un diplôme de psy-

chanalyste pour percer et goQter le symbolisme de cette scène;"

11 pense que c'est

"le même que celui des contes de fées rédigés en ce temps-là et le contenu sexuel de ces contes est non seulement évident pour .nous mais aussi pour les gens du XVIIe." 1·

L'esprit de la princesse travaille dans une zone très obscure pour

elle-même. C'est comme en rêve qu'elle noue les rubans à cette

canne, et son rêve va se préciser peu à peu devant le"portrait

de Nemours.

Il est utile de noter qu'après le tournoi fatal, la duchesse

de Valentinois chassée de la cour,"avait emporté dans son château

une série de tableaux"!~ppelant toutes les actions de son royal

amant. Lorsque la princesse se retire à Coulommiers, elle emporte

avec elle des copies de ces tableaux:

"Il Y avait entre autres le siège de Metz et tous ceux qui s'y étaient distingués étaient peints fort ressemblants. M. de Nemours était de ce nombre et c'était peut-être ce qui avait donné envie à Mme. de Clèves d'avoir ces ta­bleaux." 14

Ce "peut-être" exprime l'incertitude, la peur de la princesse de

s'avouer à elle-même ce qu'elle ressent. Ce sentiment est tellement

combattu, qu'il devient obscur; mais il finit par éclater car la

princesse n'emporte que le tableau de Nemours avec elle dans le

pavillon.

- 81 -

Devant un tel aveu, Nemours à qui rien n'échappe de cette

scène, ne mesure plus l'étendue de son bonheur:

"Voir au milieu de la nuit ••• une personne qu'il adorait, la voir sans qu'elle sat qu'il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait~ c'est ce qui n'a jamais été goaté ••• par nul autre amant ••• Il demeurait immobile à regarder Mme. de Clèves sans songer que les moments lui étaient précieux." 15

Cette scène enferme le regard dans l'instant, et lui donne une

intensité incommensurable. Nemours ne peut détacher ses yeux de la

princesse qui à son tour, ne cesse de contempler son portrait. En

apparence, il y a pure réciprocité. Nemours regarde la princesse

qui lui rend ses regards par l'intermédiaire de son portrait. Et

pourtant, cette mince ligne de visibilité enveloppe tout un réseau

complexe d'incertitudes d'échanges et d'esquives. Remplacé par son

portrait, Nemours est chassé du champ de regard de la princesse.

Il est en même temps le point de mire, mais aussi le point le plus

ignoré, la forme la plus frêle, la plus éloignée. Il est retiré en

une invisibilité essentielle du fait même qu'il réside en dehors du

tableau. Une double distance assure une séparation entre Nemours et

la princesse: l'obstacle "physique" constitué par le portrait, et

un obstacle "mental", la princesse de Clèves étant loin de soup-

çonner la présence de Nemours. Cette distance empêche que soit

jamais repérable, ni définitivement établi le rapport des regards.

- 82 -

Monsieur de Nemours n'a plus qu'une envie, celle de passer par cette

porte vitrée, à travers laquelle il regarde cette scène, mais

"quelle peur de faire changer ce visage (celui de Mme. de Clèves) o~ il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère." 16

Il ne peut se retenir néanmoins de tenter de lui parler:

"Rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu'il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu'une échar­pe qu'il avait s'embarrassa dans la fen~tre, en sorte qu'il fit du bruit. Mme. de Clèves tourna la tête et, soit qu'elle eOt l'esprit rempli de ce prince, ou qu'il fOt dans un lieu ••• pour qu'elle pOt le distinguer elle crOt le reconnattre." 17

Ainsi celui dont elle rêve lui apparatt, et elle ne peut savoir si

c'est fant6me ou réalité. Nemours sort du cadre du portrait pour

surmonter son invisibilité et apparattre en l'espace d'un instant

devant elle. Sa présence est quasiment inexplicable, puisque ce

prince devait être à Chambord. Mais la princesse, malgré sa fuite

immédiate, l'a "si bien vu", qu'à moins d'être hantée, Nemours se

trouvait effectivement en ces lieux.

Pour l'espion de Monsieur de Clèves, qui se trouve de l'autre c6té

de la palissade, qui n'a rien vu, ni rien entendu, tous est possi-

ble. Il a pu y avoir une scène amoureuse, une conversation alors

qu'en fait tout s'est déroulé dans le silence.

Devant un tel aveu, les doutes de Nemours sont effacés. Désormais

il est sûr d'être aim~:

- 83 -

"les plus grands engagements et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j'en ai eues." 18

Enhardi, il retourne le lendemain soir sur les lieux, mais sa d~cep-

tion est grande devant toutes les fenêtres fermées. Madame de Cl~ves,

pr~voyant son retour s'isole pour ne pas c~der ~ la tentation •.

Pouss~ par le d~sir de lui parler, Nemours accompagn~ de sa soeur

lui rend visite le jour suivant. Les soupçons de la princesse sont

confirm~s:

"La vue de Nemours ••• ne lui laissa plus de douter que ce ne fQt lui qu'elle avait vu la nuit pr~c~dente." 19

Apr~s avoir rempli sa mission, l'espion revient en faire un rapport

au prince. Monsieur de Cl~ves jugea

"par son visage et par son silence qu'il n'avait que des choses fâcheuses ~ lui apprendre." 20

Malgr~ le manque de preuves, Monsieur de Cl~ves est convaincu

de l'infid~lit~ de sa femme. Ce qU'il pr~voyait depuis si longtemps

d~j~ se r~alise. Monsieur de Cl~ves ne peut supporter cette trahison

et s'abandonne au d~sespoir. Aveugl~ par la jalousie, il ne tente

pas d'~claircir ce malentendu et tombe gravement malade. Ce n'est

qu'~ la veille de sa mort qU'il laisse ~clater son d~sespoir dans

les reproches qu'il fait ~ la princesse. Accablée par ses accusations

injustifi~es, Madame de Cl~ves tente de se disculper aux yeux de son

- 84 -

mari qui meurt sans être totalement persuadé de son innocence.

Cette mort, dont elle se sent responsable, la met au désespoir.

Une analogie s'établit ainsi entre "l'accident" du pavillon

et celui du tournoi: la lance de Montgomery durant le tournoi, en

pénétrant dans l'oeil du roi, provoque sa mort et la retraite de

Diane de Poitiers. De même, l'entrée de Nemours par la porte vitrée,

entra1ne la mort de Monsieur de Cl~ves et, fatalement, la.retraite

de la princesse.

Les sc~nes de "L'aveu" et de "L'apparition" se superposent l'une à

l'autre et en acqui~rent dans la mémoire de la prinéesse une telle

solidité, une telle pe~manence qu'elle ne pourra plus jamais y

échapper.

Ainsi ce jeu de l'apparence - réalité est sans fin. Emprisonnés

comme des rats, tous ceux qui essaient d'en sortir échouent. Nemours,

"trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de

Madame de Cl~ves,"2l essaie de la revoir en louant une chambre en

face de sa résidence. Intriguée en apprenant qu'un homme habitait

en face d'elle, qui "venait quelquefois pendant le jour pour dessi­

ner de belles maisons et des jardins que l'on voyait de ses fenêtres,"

la princesse tente de connattre l'identité de cet homme "le mieux

fait au monde." Elle devine confusément que c'est Nemours. Cette

découverte lui donne de "l'agitation." En se promenant dans le jardin

"elle vit un homme couché sur des bancs ••• et elle reconnut que

c'était Monsieur de Nemours. Cette vue l'arrêta court."22 Nemours,

en entendant du bruit est tiré de sa rêverie et se retire précipi-

J

- 85 -

tamment sans apercevoir la princesse. Cette rencontre donne un choc

~ la princesse; tout ce qu'elle croyait enseveli à tout jamais,

réapparait à la surface, à la vue de Nemours.

Le fait de le voir dans de telles circonstances, ne fait que renfor-

cer son amour, son estime pour cet homme. Nemours lui donne la plus

belle preuve de la sincérité de ses sentiments en se tenant à l'écart,

et la regardant de loin sans qu'elle le sache,

"respectant jusqu'à sa douleur songeant à la voir, sans songer à en être vu, ••. venir rêver dans des lieux où il ne pou­vait prétendre de la rencontrer." 22

Mais cette réaction ne fait que renforcer sa décision: "elle s'en

revint chez elle, persuadée qu'elle devait fuir sa vue comme une

chose entièrement opposée à son devoir," mais ne peut s'empêcher

de se précipiter à sa fenêtre le lendemain:

"elle y alla, elle y vit M. de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu'il avait été reconnu," 23

Ainsi, cette tranquilité qu'elle pensait avoir atteinte

n'est qu'un leurre, puisqu'elle tire ses faibles forces du refus

de regarder la réalité en face. Il suffit que Nemours refasse une

apparition pour que tout soit remis en question, pour qu'elle se

sente à nouveau "inquiète et agitée."

Cette grande scène double hante les deux amants qui ne peuvent

s'empêcher de la reconstituer, recherchant les pavillons dans les

jardins, les fenêtres, les magasins de soierie; cette hantise

tragique forcera la princesse à fuir celui que pourtant maintenant

- 86 -

elle pourrait épouser.

La dernière scène 00 la princesse fait un second aveu à Nemours,

montre à quel point elle ne peut se soustraire à ce complexe d'ima­

ges. Le rêve s'est trouvé tellement bien confirmé par le réel, aussi

bien dans ses aspects délicieux que dans ses aspects le~ plus terri­

bles qu'elle ne peut plus voir Nemours sans que la mort de Monsieur

de Clèves soit présente à son esprit.

Pour la première fois, la princesse avoue son amour à Nemours; par

cet aveu aussi elle lui Ôte tous ses espoirs. Il est vrai que les

obstacles n'existent plus, que Madame de Clèves n'obéit qu'à "un

fantôme de devoir,"24 qu'au lieu d'accepter le bonheur qui s'offre

à elle et d'en jouir, elle se retire dans la solitude; mais sa

décision n'est qu'une conséquence logique de ce qui a précédé.

L'épisode de la lettre, l'aveu, l'apparition, toutes ces scènes

consécutives jouent comme un piège et contribuent à l'éloigner de

Nemours.

La lettre de Madame de Thémines, qu'elle croyait être adressée à

Nemours lui a infligé de "cruelles peines," et il lui en "est

demeurée une idée" qui contribue à lui faire "croire que c'est le

plus grand des maux".25 La crainte d'une infidélité possible de

la part de Nemours lui dicte son refus, persuadée que "les obstacles"

font la constance de ce dernier. Quant à l'apparition de Nemours,

ses conséquences sont à jamais ancrées dans l'esprit de Madame de

Clèves. La tragédie de la mort de Monsieur de Clèves ne la quittera

J

- 87 -

plus: "Je sais que c'est par vous qu'il est mort" dit-elle à Nemours

et "que c'est à cause de moi"; sa décision est irrévocable:

"Je me priverais de votre vue, quelque violence qU'il m'en coOte". 26

En rompant le lien du regard, Madame de Clèves clôt cette histoire

d'amour, et met fin aux espoirs de Nemours. En effaçant Nemours de

son champ de re"gard, et en se soustrayant à sa vue, la princesse

détruit toute possibilité de retour.

Nemours essaie en vain de la dissuader. La princesse se

retire pour retrouver "le repos". Cette retraite, loin du monde

pour la possession de soi, est réalisée, mais au prix d'une muti1a-

tion. La princesse éprouve cette "difficulté d'être", son ambition

d'être quelqu'un, de se poser comme sujet, est écrasée par la

société où elle évolue. Eprouvant avec angoisse que le monde où

elle vit est une prison, et que son incarcération est injuste, elle

décide de quitter la cour. Sa retraite est à la fois l'affirmation

d'une innocence - puisqu'elle n'accepte pas les lois de cette socié-

té, puisqu'elle refuse le verdict qui la frappe - mais aussi la

reconnaissance d'une culpabilité - puisque sa lucidité ne va pas

jusqu'à lui fournir les moyens d'une évasion réelle. Prise dans

cet engrenage impitoyable, son sacrifice est une protestation. La

fidélité et la sincérité y reçoivent leur plus bel hommage comme

sur les lèvres d'une Phèdre expirante. Cet engourdissement final,

cette mortification qu'elle choisit, mettent Nemours hors de lui:

- 88 -

"M. de Nemours était inconsolable, sa douleur allait au désespoir et A l'extra­vagance. Le vidame eut beaucoup de peine A l'empêcher de faire voir sa passion au public" ••• 27

Mais le temps et l'absence finirent par effacer sa douleur et étein-

dre sa passion.

Quant, A Madame de Clèves, "sa vie qui fut assez courte, laissa des

exemples de vertu inimitables." 28

La fin du roman ne fait que souligner l'inutilité de ce sacrifice,

de cet état négatif qui est une espèce d'ascèse: "S'accoutumer A

se détacher des choses", "Avoir des vues plus grandes et plus éloi­

gnées", et se "rendre les autres choses du monde indifférentes"; 29

,pour tout dire, atteindre une sorte de fixité sans désir, et ne

sentir rien d'autre que la permanence d'une vie on présent, passé,

futur soient semblable's.

C'est ainsi que cette âme fatiguée par les émotions immédiates se

tourne vers cet état de "tranquillité" que lui recommandait sa mère

pour ne "conserver sa vertu que par une extrême défiance de soi-

même". 30

LA RECHERCHE SEMIOLOGIQUE

VERS UNE TOTALITE STRUCTUREE

Les scènes du portrait dérobé, du tournoi, de l'aveu et de

l'apparition, s'imbriquent les unes dans les autres, et sont comme

des figures s'engendrant mutuellement, et se répondant admirablement.

Toute l'histoire d'amour de la princesse et de Nemours se déroule

sous le signe du regard, et la gradation est marquée par une suite

de scènes se faisant écho et par une série d'accessoires qui assurent

un va-et-vient continuel. Tous les épisodes nous transportent par

magie dans un autre siècle, et nous font toucher des portraits, des

rubans, des fenêtres, des parcs, des pavillons.

Dans toute oeuvre, il existe une tendance à la répétition,

qu'elle concerne l'action, les personnages ou bien les détails de

J

- 91 -

la description. Dans "La Princesse de Clèves", c'est d'abord la

succession d'accessoires dans les diff~rentes scènes qui contribuent

à constituer le fil conducteur et à rattacher les ~pisodes entre eux.

La lettre - ~lément le plus important sur lequel repose toute l'in­

trigue du vidame de Chartres et de Madame de Thémines - par les

comportements qu'elle dévoile, met à nu toutes les hypocrisies de

la cour. Cet indice établit d'autre part !lne complicité entre Nemours

et la princesse qui, sous pr~texte de rédiger une autre lettre pour

disculper le vidame aux yeux de la Reine, prolongent leur t@te-à­

t@te complice.

On retrouve à nouveau cet indice dans l'intrigue de Sancerre

et de Madame de Tournon. Grâce aux lettres que cette dernière envoie

à Estouteville, Sancerre apprend sa trahison. Estouteville, en r~v~­

lant à Sancerre l'amour que lui porte Madame de Tournon, lui montre

"quatre de ses lettres et son portrait", 1 comme preuve à l'appui de

ses dires.

Madame de Clèves, "qui craignait les accidents qui peuvent

arriver par les lettres" 2 refuse de nouer toute correspondance avec

Nemours.

Le portrait est un autre indice qui joue le raIe de d~nomi­

nateur commun dans plusieurs scènes. C'est l'~lément fondamental de

la scène du portrait dérobé. Il réapparait dans l'aveu où Monsieur

de Clèves mentionne à nouveau la disparition de ce portrait qui lui

appartenait, en accusant sa femme de l'avoir d~libérément offert à

J

- 92 -

son amant:

"Vous avez donn~ Madame, vous avez donn~ ce portrait qui m'~tait si cher et qui m'appar­tenait si l~gitimement." 3

A son tour, la sèène du pavillon - oô la princesse s'~nivre du por-

trait de Nemours - donne à cette miniature une dimension incommensu-

rable.

Les couleurs et les chiffres jouent un rôle primor9ial dans

les tournois, oô chaque participant arbore les couleurs et les chif-

fres de la femme qu'il aime. Le jaune et le noir que Nemours choisit

au tournoi pour rendre hommage à Madame de Clèves, sont repris par

cette dernière dans la scène du pavillon, oô la princesse noue des

rubans jaunes et noirs autour de la canne de Nemours.

D'autres indices dispers~s tout le long du r~cit ne servent

souvent que de cadre. En effet, une des caract~ristiques de Madame

de Lafayette est de planter un d~cor qu'elle ne plante jamais, d'~-

voquer dans le moindre d~tail des accessoires dont elle ne s'occupe

jamais, de nous jeter dans un parc ou sur une rivière, par le seul

fait qu'elle dise que ses h~ros traversent une rivière ou un parc.

Les intrigues de la cour contiennent à leur tour des ~l~ments

r~p~titifs. Mais la monotonie est ~vit~e grâce à la gradation. Chaque

intrigue introduit des indices suppl~mentaires qui pr~cipitent l'ac-

tion et augmentent graduellement la tension jusqu'à son ~clatement

dans l'aveu.

A travers chaque oeuvre qui n'est que de la "parole", il

existe aussi une "langue" dont elle n'est qu'une des r~alisations.

- 93 -

Nous devons ~tudier cette langue pour envisager en quoi elle reflète

les lois sociales de l'époque. Il n'existe pas de langage ~crit sans

affiche. Toute litt~rature doit signaler quelque chose diff~rent de

son contenu, et de sa forme individuelle et qui est sa propre clôture,

ce par quoi elle s'impose comme oeuvre. L'~criture est un acte de

solidarit~ historique. Tout comme la soci~t~ qui l'a enfant~e, l'~­

criture de Madame de Lafayette est une ~criture de classe, une part

priv~e du rituel mondain. Née dans le groupe qui se tenait autour du

pouvoir, formée à coups de d~cisions automatiques, elle a ~té donnée

comme la langue d'une classe miroitante et privil~giée. La vertu

allusive du style de Madame de Lafayette, r~cèle les d~tours et les

secrets de la soci~t~ qu'elle d~crit, et qu'il importe au lecteur de

d~voiler.

Par son refus de tout effet, de tout ~lanJ de tout langage

po~tique, Madame de Lafayette s'interdit toute précision. L'autorité

politique, le dogmatisme de l'esprit ont d~clench~ ce mouvement de

restriction, cet ordre, cette unit~ du langage. Le style de Madame

de Lafayettè~ constitu~ à partir de la politesse de cour, rend tous

les honneurs aux apparences. Un ton laconique, impersonnel, presque

sec, r~git tout le roman.

La pauvreté du vocabulaire, des adjectifs où l'on chercherait

en vain une qualification pr~cise, sert néanmoins de signalisation.

Cette discipline en effet, loin de diminuer les sentiments, pouvait

seule leur donner toute leur r~sonnance. La vérit~ dans la princesse

- 94 -

de Cl~ves est plus dans ce qui est suggéré, que dans ce qui est

explicitement dit.

Plusieurs intrigues constituent la trame du récit, et viennent

se greffer autour de l'intrigue principale: les récits sur la cour

d'Angleterre, de France, l'intrigue de Madame de Tournon et Sancerre,

l'épisode de la lettre, alternent tout au long du récit avec l'intri­

gue principale. D'autre part, toutes les intrigues sont enchâssées

dans le cadre bien défini de la cour.

Il existe d'autres liaisons multiples entre les histoires;

elles sont réalisées à l'aide de personnages secondaires qui assument

des fonctions différentes dans plusieurs récits. Ainsi, l'épisode de

la lettre en engendre un autre à cause du vidame de Chartres qui, en

dehors de son rôle d'amant aupr~s de Madame de Thémines, assure un

rôle de conseiller aupr~s de la Reine. Chaque personnage peut ainsi

cumuler plusieurs fonctions.

A côté des intrigues principales, le roman en contient d'au­

tres secondaires qui ne servent habituellement qu'à caractériser un

personnage. Les pourparlers en vue d'une alliance entre la Reine

d'Angleterre et le duc de Nemours, soulignent les prétentions, le

cynisme de ce dernier qui monnaie ses charmes pour acc~der à un rang

plus élevé. De même, les traités d'alliances de Madame soeur du Roi,

rév~lent tous les intérêts de cette cour. A ces temporalités propres

aux personnages qui se situent toutes dans la même perspective,

s'ajoute le temps de l'énonciation.

- 95 -

L'emploi du passé simple qui donne un effet de distance est

caractéristique d'une volonté de recul. Le passé simple en effet est

l'expression d'un ordre. Il suppose un monde construit, élaboré,

détaché, réduit à des lignes significatives. C'est le signe opéra­

toire par lequel le narrateur ramène l'éclatement de la réalité à

'des mots abstraits, purs. Le passé simple signifie, signale une

réalité plus qu'il ne la décrit. L'écriture classique est une suc­

cession d'éléments soumis à une même pression émotionnelle, et

retirant d'eux toute singularité, toute tendance à une significa­

tion individuelle. Elle tente d'ordonner les mots suivant le pro­

tocole de parfaire la symétrie, de réduire une pensée à la limite.

Les mots sont aménagés en surface selon les exigences d'une écono­

mie élégante, ou décorative. Le langage de Madame de Lafayette est

un langage immédiatement conçu pour une consommation réglée, selon

les contingences mondaines. Par son souci du dépouillement, le

style de Madame de Lafayette est surtout un style de l'abstention,

reflétant le vide social qu'il décrit.

L'écriture analytique implique que l'écrivain, au lieu de

participer au mouvement du récit, s'en écarte. Il faut que la situa­

tion soit particulièrement pathétique, (comme le désespoir où sombre

Madame de Clèves après l'épisode de la lettre) pour que Madame de

Lafayette ose utiliser le monologue direct. Mais même dans les si­

tuations les plus critiques, Madame de Clèves reste mattresse de

son langage, ~t les émotions qu'elle exprime sont disposées dans

J

- 96 -

un ordre ~ui contraste avec son agitation.

Quand, après le vol du portrait de Nemours, elle essaie de

faire le point, sa réflexion prend tout naturellement la forme d'une

série de propositions liées logiquement les unes aux autres.

"Ces paroles .•. firent une vive impression dans l'esprit de Mme. de Clèves: elles lui donnèrent du remords; elle fit réflexion à la violence de l'inclination qui l'entrai­nait vers M. de Nemours: elle trouva qu'elle n'était plus mattresse de ses paroles et de son visage." 4

Le style de Madame de Lafayette traduit bien le jeu de l'ap-

parence - réalité. Cet art qui consiste à dire le moins et à suggé-

rer le plus, recrée cette tension intérieure entre ce qu'on peut

dire, et l'exigence de politesse. Par cet éclairage opaque, elle

impose les personnages par le vague même qui les entoure.

Gide ne trouvait à la Princesse de Clèves aucun secret, aucun

retrait, aucun détour. Il semble que toute étude approfondie de ce

roman vient démentir ce propos, par le dévoilement qu'elle entreprend.

Quand on lit le roman de Madame de Lafayette avec attention,

on ne saurait se défendre de l'impression que ce qui est dit, ne

constitue que l'apparence, que l'histoire est un prétexte, et que

sa séduction tient toute entière au secret qu'elle cache.

Les différents niveaux de signification auxquels nous ren-

voie le roman, les innombrables détours qu'il rêcèle justifiaient

donc une étude sémiologique.

- 97 -

Nous avons tenté de retrouver dans "La Princesse de Clèves",

les traces d'autres systèmes significatifs qui n'appartiennent pas

au langage articulé, mais dont la littérature se sert très fréquem­

ment. Notre étude a essayé de \rérifier si les systèmes de communica­

tion non linguistiques tel que le regard, les gestes, ne sont pas

tenus pour plus marginaux qu'il ne le sont réellement. On a pu ainsi

dresser un panorama de certains de ces systèmes sur lesquels reposait

la société du temps telle que décrite par ~dame de Lafayette.

Il convient de s'interroger sur la portée d'une étude sémio­

logique. Tout d'abord une telle approche permet de considérer les

circonstances du jaillissement du sens. Elle conduit à relativiser

sa portée psychologique, sociologique, métaphysique, somme toute

humaine, et à assigner sa place dans une séquence à chaque forme

d'évènement. Elle rend évidente la différence qui existe entre un

personnage de roman et l'être humain.

Pareille étude évite de négliger l'importance de certaines

parties du roman. Elle a tout au moins le mérite d'astreindre à une

lecture attentive du texte. Elle élimine d'autant plus la formation

d'interprétations hâtives et hasardeuses, et commande un agencement

de séquences qui se succèdent, se hiérarchisent, se dichotomisent

selon un ordre intangible. Technique d'analyse littéraire, la sémio­

logie d'un récit tire sa possibilité et sa fécondité, de son enraci­

nement dans une anthropologie.

- 98 -

LISTE DES FREQUENCES

Ce vocabulaire contient certains mots forts de "La Princesse de Clèves". Les références sont prises dans l'édition du Livre de Poche, Paris, 1964.

Elles sont données de la manière suivante: le premier chiffre indique la page, les autres la ligne; la séparation du tiret indi­que une autre page.

Les verbes les plus nombreux, voir et parattre, ne sont donnés que par leur fréquence.

Liste des mots selon leur fréquence

Voir 419 Parattre 134 Embarras 33 Trouble 33 Regarder 68 Vue 26 Troubler 12

Rougir: 28.13 - 64.5 - 80.17 - 161.26 - 209.5 - 219.18 - 224.30 -227.12 -

Rougeur: 64.23 - 93.18 - 224-31 -

Regarder: 19.27 - 21.11 - 28.17.25 - 31.26 - 35.27 - 49.27 - 61.7-77.20 - 81.26 - 91.7- 94.16.21 - 103.19 - 105.8 - 106.8 -107~4- 111.26 - 112.22 - 113.12 - 125.22 - 140.22 - 141.14 -143.10 - 146.20.28 - 147.9 - 150.14 - 152.4 - 157.13 -159.13 - 160.17 - 164.11.20 - 166.22 - 167.14 - 171.4.4.22 -173.30 - 174.1 - 179.4.22 - 180.27.28 - 199.31 - 202.11.23 -206.7.9.10 - 193.28 - 208.31 - 209.36 - 210.4 - 214.25 -215.11 - 220-4 - 221.15.25 - 225.29 - 230.11 - 234.26 -

BIBLIOGRAPHIE

1. DATES DE PARUTION DES OEUVRES DE MADAME DE LAFAYETTE (On indique entre parenth~ses le nom de l'éditeur original).

1662 La Princesse de Montpensier (Jo11y) 1669-71 Zaide 2 Volumes (Barbin) 1678 La Princesse de C1~ves (Barbin) 1679 Conversations sur la Critique de la Princesse de C1~ves

(Barbin) 1720 Histoire d'Henriette d'Angleterre (Le C~ne) 1731 Mémoires de la Cour de France (Le C~ne)

- 100 -

II. TRAVAUX CRITIQUES SUR LA PRINCESSE DE CLEVES

Il n'est pas question de dresser ici une bibliographie complè­te des études que Madame de Lafayette et Son roman ont pu susciter depuis 1678.

Nous nous contenterons de renvoyer aux bibliographies très détaillées qui figurent dans des éditions courantes.

Nous citerons uniquement des études récentes qui ont pu servir à notre recherche.

BAZIN, J. DE: Inde~du vocabulaire de la Princesse de Clèves. Paris, Nizet, 1967.

BLANZAT, J. : "La Princesse de Clèves", Monde Nouveau, (février 1956.) pages 100-103.

BUTOR, MICHEL: Répertoire II, Paris, 1960.

CHAILLET, J.: "Etude Stylistique - La Princesse de Clèves". Pleiade - Romanciers du XVIIe siècle, (mai-juin 1967); pages 132-138.

COCTEAU, J.: La Princesse de Clèves dans Poésie Critique. Paris, Gallimard, 1959.

CROCE, B.: "La Princesse de Clèves". Quaderni della Critica, VII, (1951.)

DELPECH, J.: "La Princesse de Clèves". Nouvelles Littéraires, (aoOt 1958); pages 1-2.

DEDEYAN, CH.: Madame de Lafayette. Paris, Société d'Edition de l'Enseignement Supérieur, lY56.

DURRY, M.J.: "Mme. de Lafayette". Mercure de France, CC XL, (1960). pages 193-217.

DELKEZ-SARIE '1'. CLAUDETTE: "La Princesse de Clèves: Roman ou nouvelle?". Revue Française, 80, (lY68); pages 53-85.

DELPECH, Jeanne: "La Princesse de Clèves". Nouvelles Littéraires, (7 aoOt 1958); pages 1-2.

DOUBROVSKY, SERGE: "La Princesse de Clèves": Une Interprétation existensie11e. La Table Ronde, (juin 1952); pages 3~-51.

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DURRY, MARIE-JEANNE: Madame de' Lafayette. Paris, Mercure de France, 1962.

FABRE, J.: L'Art et l'analyse dans la Princesse de C1~ves. Mélanges, 1964.

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- 102 -

III. OUVRAGES DE REFERENCE

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BENICHOU, PAUL: Morales du Grand Siècle. Collection "Idées". Ga 11 ima rd, 190 7 •

COULET, HENRI: Le Roman jusqu'à la Révolution. Collection U, Série: Lettres Françaises, Paris, A. Colin, 1967.

DULONG, CLAUDE: L'Amour au XVIIe Siècle. Paris, Hachette, 1968.

LEBRUN, F.: Le XVIIe Siècle. Paris, Colin, 1967.

LERRON, JACQUES: La vie quotidienne à la cour de Versailles au XVIIe et XVIIIe siècles. Paris, Hachette, 1965.

ROUSSET, JEAN: Forme et signification. Essais sur les Structures littéraires de Corneille à Clauder. Paris, Corti, 1962.

B) - OUVRAGES DE SEMIOTIQUE -

BARTHES, ROLAND: Mythologies. Paris, le Seuil, s.d. 1957.

E1éments de Sémiologie dans: Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Gonthier, 1964.

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GREIMAS ALGIRDAS, G.: Du Sens. Essais sémiotiques. Paris, le Seuil, 1970.

- 103 -

JACOBSON, R.: Essais de Linguistique G~n~rale. ed. de. Minuit, Paris, 1963.

KRISTEVA JULIEN: Recherches pour une sémanalyse. Paris, Le Seuil, 1970.

KRISTEVA JULIA: La mutation s~miotique. Annales 6, 1970.

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MARTINET, (A): La linguistique synchronique. Paris, Presses Univer­sitaires de France, 1965.

LEROI-GOURHAN, ANDRE: Le Geste et la parole. 2 vol. Albin Michel, 1964-1965.

MERLEAU-PONTY: Signes. Gallimard, 1960.

MORRIS, CH. W.: Signs, Language and Behavior. New-York, 1946.

MOUNIN, GEORGES: Introduction à la S~miologie. Paris, Ed. de Minuit, 1971.

MUKAROVSKY, JAN: "Littérature et s~mio1ogie". Poétique, 3, 1970.

ORTIGUES, EDMOND: Le discours et le Symbole. Paris, Aubier, Montaigne, 1962.

PRIETO, LUIS, J.: Messages et signaux. Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

TODOROV TZVETAN: "La description de la signification en littérature". Communications No. 4, 1964; pages 33-40.

NOTES

Par convention, toutes les citations tirées de la Princesse de Clèves (Edition du Livre de Poche) porteront l'abréviation P.d.C. Ainsi donc la citation 1 page 18, sera indiquée dans les Notes par 'P.d.C.', 18'. -----

Toutes les autres citations seront indiquées suivant le titre des recueils dans lesquels elles ont été prises, et seront numérotées indépendemment des autres citations.

On trouvera donc la citation de Bénichou page 50 dans Morales du Grand Siècle qu'on indiquera:

2 Morales du Grand Siècle 50

- 105 -

PRATIQUES SIGNIFIANTES DE LA COUR

a}

1 P.d.C. 18 2 P.d.C. 23-24 3 P.d.C. 21 4 P.d.C. 33 5 P.d.C. 231 6 P.d.C. 20 7 P.d.C. 20 8 P.d.C. 24 9 P.d.C. 19

10 P.d.C. 70 11 P.d.C. 213 12 P.d.C. 42 13 P.d.C. 234 14 P.d.C. 87 15 P.d.C. 18 16 P.d.C. 171 17 P.d.C. 125 18 P.d.C. 45 19 P.d.C. 237 20 P.d.C. 33 21 P.d.C. 33 22 P.d.C. 51 23 P.d.C. 124-125 24 P.d.C. 34 25 P.d.C. 52 26 P.d.C. 53 27 P.d.C. 56 28 P.d.C. 33 29 P.d.C. 33 30 P.d.C. 18 31 P.d.C. 125 32 P.d.C. 167 33 P.d.C. 74 34 P.d.C. 88 35 P.d.C. 143 36 P.d.C. 34 37 P.d.C. 32 38 P.d.C. 39 30 P.d.C. 116 40 P.d.C. 26-27 41 P.d.C. 27 42 P.d.C. 43 43 P.d.C. 80 44 P.d.C. 232

b)

1 2

- 106 -

E1éments de Sémiologie Morales du Grand Siècle

LA LIBIDO SENTIENDI

a) L'acte sémique: Voyeurisme

1 P.d.C. 2 P.d.C. 3 P.d.C. 4 P.d.C. 5 P.d.C. 6 P.d.C. 7 P.d.C. 8 P.d.C. 9 P.d.C.

10 P.d.C. Il P.d.C. 12 P.d.C. 13 P.d.C. 14 P.d.C. 15 P.d.C. 16 P.d.C. 17 P.d.C. 18 P.d.C. 19 P.d.C. 20 P.d.C. 21 P.d.C. 22 P.d.C. 23 P.d.C. 24 P.d.C. 25 P.d.C. 26 P.d.C. 27 P.d.C. 28 P.d.C. 29 P.d.C • . 30 P.d.C. 31 P.d.C. 32 P.d.C. 33 P.d.C. 34 P.d.C. 35 P.d.C. 36 P.d.C. 37 P.d.C.

63 50

33 28 32 32 32 32 34 35 28 45 41 42 43 47 58 48 48 49 49 66 62 61 61 61 64 64 65 68 95 91 93 95 96 97

101 101 105

- 107 -

38 P.d.C. 197 39 P.d.C. 106 40 P.d.C. 107 41 P.d.C. 107 42 P.d.C. 112 43 P.d.C. 113 44 P.d.C. 114 45 P.d.C. 114 46 P.d.C. 147 47 P.d.C. 147 48 P.d.C. 163

b) L'aveu

1 P.d.C. 156 2 P.d.C. 150 3 P.d.C. 160 4 P.d.C. 161 5 P.d.C. 162 6 P.d.C. 163 7 P.d.C. 163 8 P.d.C. 163 9 P.d.C. 166 10 P.d.C. 167 11 P.d.C. 167 12 P.d.C. 168 13 P.d.C. 170 14 P.d.C. 170 15 P.d.C. 171 16 P.d.C. 179 17 P.d.C. 179 18 P.d.C. 181 19 P.d.C. 183 20 P.d.C. 196

1; Madame de Lafayette par elle-même 63

c) Médiations visuelles

1 P.d.C. 17 2 P.d.C. 184 3 P.d.C. 184 4 P.d.C. 184 5 P.d.C. 186 6 P.d.C. 191

- 108 -

7 P.d.C. 192 8 P.d.C. 194 9 P.d.C. 197 10 P.d.C. 199 11 P.d.C. 200 12 P.d.C. 201-202 13 P.d.C. 197 14 P.d.C. 198 15 P. d. C·. 202 16 P.d.C. 203 17 P.d.C. 203 18 P.d.C. 205 19 P.d.C. 209 20 P.d.C. 210 21 P.d.C. 217 22 P.d.C. 130 23 P.d.C. 223 24 P.d.C. 229 25 P.d.C. 233 26 P.d.C. 234 27 P.d.C. 240 28 P.d.C. 242 29 P.d.C. 240-241 30 P.d.C. 70

1 Répertoire II 76

LA RECHERCHE SEMIOLOGIQUE

1 P.d.C. 84 2 P.d.C. 238 3 P.d.C. 156 4 P.d.C. 108