La Presse Hors-série

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Edito

L

E 3 mai 2012 aurait pu clbrer le printemps des mdias en Tunisie. Mais lactualit brlante que traverse le secteur montre que lhiver joue les prolongations. Les journalistes et les mdias font lobjet dune attaque multiforme et soutenue dune partie de lopinion nourrie aux dclarations virulentes des nouveaux dirigeants. La campagne se prolonge dans le temps, observe des pics et des drapages. Les mdias publics locomotive en matire dindpendance et de neutralit en paient les frais : critiques virulentes, procs, entretien du vide juridique, nominations de responsables sans concertations, incursions physiques, volont manifeste dannexion ou de ... cession... Dans une campagne coup de poing intitule Libres jusqu quand ?, Reporters sans Frontires avaient, ds lautomne dernier, tir la sonnette dalarme quant un ventuel retournement de situation. Le cours actuel des vnements leur donne raison. Pour notre deuxime Hors-Srie, nous adoptons ce slogan en ce quil rejoint notre propre questionnement. Assistera-t-on lcrasement des liberts acquises la faveur de la Rvolution ? Et si le 14 janvier ntait quune brve embellie? Les mdias doivent-il flchir aux pressions du pouvoir et dune partie de lopinion? Sinon comment sassurer la rsistance, lindpendance et lautorgulation? Toujours dans cet esprit doffrir au lecteur un document pour lhistoire, notre Hors-Srie se dploie en trois grands moments. Il retrace le pass dans 55 ans de propagande, diagnostique les acquis de la rvolution dans Enfin Libres ! et scrute lhorizon dans Brouillard sur la plante mdias . Au fil des pages, Al Ilam* nest pas lacteur sans visage que lon accuse aujourdhui. Nos enqutes, nos reportages, nos tmoignages, nos entretiens et nos portraits dvoilent, sans complaisance, ses compromissions davant. Mais rvlent tout autant ses batailles, ses rsistants, ses figures ordinaires, ses richesses, ses comptences, ses codes, ses savoir-faire, son thique, ses possibilits de renouvellement... Il porte sa rforme en lui !* Mdias (en arabe). Le mot est devenu synonyme de tratrise en raison de son insoumission.

Hors-srie

Mai 2012

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Sommaire1956-2011 : 55 ans 14 janvier de propagande Enn libres !Entretien 6 Rachida Ennefer : Les ministres de Ben Ali se dlectaient de brimer les journalistes Rtrospective 12 Crises et embellies Entretien 46 Riadh Ferjani : Lheure est la dstatisation des esprits ! Blogging 52 Radioscopie dun mdia alternatif TuniLeaks 55 Premier bb du couple NawaatWikiLeaks Portrait 58 Hamadi Kaloucha : I have a dream Autorgulation 60 La Presse, sur les traces du conseil de la raction Tmoignage 62 Radio publique : ondes positives Zoom 64 Hadith Essa , le challenge au quotidien Nouvelles lois 66 Pas de sanction pour lexpression !

Brouillards sur la plante mdiasEntretien 76 Kamel Labidi : Priver les citoyens des mdias publics est un acte suicidaire Reportage 80 Dans les coulisses du 20h00 Interview 84 Lot Zitoun : La TV nationale na pas assimil la Rvolution ! Polmique 90 Mdia ! Mon beau miroir...

Histoire dun journal 16 Le Phare, comme un clair...

Tmoignage 19 Billonns ? Nous lavons toujours t... Portrait 20 Abdelwahab Abdallah, le pressepapier Enqute 25 ATCE : propagande, mensonges et vidos 29 La police politique contre les journalistes : les tortionnaires des mots 33 Guerre sur le Net : quand les espions envahissent la Toile 36 IPSI, une cole sous trois tutelles Portrait 40 Hamida Ben Salah : Je demanderai des comptes lEtat qui ne ma pas protge Rsistance 42 Crimes et chtiments

92 Noureddine Kridis : La

Rvolution a cass le miroir

Perspectives IPSI 94 Formation pour une libre expression

96 Hamida El Bour : Nous nous

ouvrirons aux professionnels

Observatoires 100 Les journalistes dans lil du cyclone Une question 102 Abdelkrim Hizaoui : quelle redevabilit pour les mdias? Avenir 104 Et si on dsamorait le pige de la prcarit !de Presse et dEdition (SNIPE) 6, rue Ali Bach Hamba TUNIS Tl. : 71.341.066 Telex : 13880 TN Fax : 71.349.720 Internet : http://www.lapresse.tn Mail : [email protected]

68 La raison des patronsUne question

70 Larbi Chouikha : et si ce ntaitquune claircie de plus?...

72 RepresSlection de photos : Abdelfattah Belad Direction artistique : Fethi Daghmani et Ali Nefzi Ralisation technique : Les ateliers de La Presse Edit par la Socit Nouvelle dImpression

Prsident-Directeur Gnral : Nejib Ouerghi Hors-Srie conu et ralis par Hedia Baraket et Olfa Belhassine

Hors-Srie

Nous remercions les galeries Millefeuilles et Artyshow pour nous avoir permis dexploiter les dessins et caricatures de lexposition Libert de la presse qui se tient depuis le 14 avril 2012 La Marsa. 4 Hors-Srie

1956-2011

55 ans de propagandeMai 2012 5

Entretien

Aprs un reportage An Drahem titr Le village au bois dormant que jai fait avec Youssef Seddik, toutes les instances destouriennes de la rgion ont exig le renvoi des journalistes communistes ...

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Les ministres de Ben Ali se dlectaient de brimer les journalistesHors-Srie

Rachida Ennaifer

55 ans de propagandeFigure phare du monde du journalisme de 1976 1990, Rachida Ennaifer, a travaill comme reporter au journal La Presse. Au l des jours et de la pratique, elle a milit pour un journalisme au service non pas du pouvoir mais du public. Dans cet entretien, elle remonte le temps pour tmoigner de la difcult dtre journaliste professionnelle et indpendante sous le despotisme. Ecoutons-la.

V

ous avez fait des tudes de journalisme et de droit et vous tiez connue pour votre militantisme. Quelle conception aviez-vous du journalisme et plus prcisment du journalisme militant ? Soit de cette quation neutralit/engagement ? Jai t recrute par le journal La Presse, alors que jtais encore tudiante lInstitut de presse et des sciences de linformation dans le cadre dune politique prne par le ministre de la Culture et de lInformation, dirig, alors, par M. Chedli Klibi, et qui consistait engager les mdias publics sur la voie du professionnalisme. Dailleurs, il avait dni la ligne ditoriale de La Presse comme gouvernementale concernant la Une et au service du public pour le reste des pages, limage du journal Le Monde. Jai donc exerc mon mtier, en tant que professionnelle, ce qui impliquait une indpendance trs difcile dfendre dans les annes 70, vu que le concept des mdias publics tait inexistant, en ce temps-l, et que le rgime avait opt pour une mainmise sur les mdias. Nempche que vous portiez galement la casquette de militante... Jai t toujours indpendante de tout parti politique, je militais pour les droits de lhomme et les liberts syndicales, jai t membre des structures syndicales provisoires de lUget (Union gnrale des tudiants tunisiens) la Facult de Droit. Jai t membre actif de lAJT (Association des journalistes tunisiens) depuis 1976 avant dtre lue prsidente en 1980. Quel est votre sentiment davoir incarn la premire prsidente femme de lAJT ? En me prsentant aux lections de lAsso-

ciation des journalistes tunisiens en 1980, je ne pensais pas briguer un poste mais dfendre avec mes confrres la profession. Au moment de la rpartition des fonctions, deux facteurs avaient jou en ma faveur : lentente qui prvalait au sein du groupe et lestime dont je jouissais auprs de mes confrres. Je ne sais pas si le fait dtre femme avait jou en ma faveur, cependant je navais aucun complexe occuper le poste de prsidente pour la premire fois dans lhistoire de lAJT. Je puisais cette force psychologique dans mon autre engagement dans le mouvement des femmes du Club Tahar-Haddad. Et durant les deux mandats, mon engagement fministe nourrissait mon engagement professionnel et militant et vice versa. Par ailleurs, il y avait des moments o les deux combats se rejoignaient, quand il fallait dfendre le statut des femmes journalistes ou traiter de limage des femmes dans les mdias. Lvolution du secteur de linformation depuis lIndpendance a t marque par des alternances entre le chaud et le froid, chapes de plomb et claircies. Comment lexpliquez-vous et quel a t limpact de ces ux et reux sur votre parcours personnel ? Ces alternances correspondent, quelque peu, lvolution politique du rgime. Lhistoire de la presse crite et audiovisuelle en Tunisie est lie lvolution du rgime politique issu de lIndpendance. Lequel rgime a mis sur un nationalisme dvelopp outrance et qui a reprsent une suite logique au mouvement de libration nationale. Mais il a abouti lanantissement de la dmocratie cause de lincapacit de la classe politique de lpoque assurer ou raliser une quation entre le nationalisme, fondement de lEtat indpendant et la dmocratie.Mai 2012 7

Entretien

Quant mon parcours, jai eu la chance dintgrer un journal considr lpoque comme une cole de journalisme et en tant que jeune tudiante, jai pu ctoyer de grands professionnels tels Maryem Badri, Flavio Ventura, Youssef Seddik, et tant dautres, qui mont initie au travail du terrain. En ce temps-l on recourait frquemment aux grands genres journalistiques. Nous tions vivement encourags, sur cette voie, par la direction gnrale qui avait sa tte un gestionnaire de grand talent, M. Amor Belkhiria. Sans lui La Presse aurait totalement coul aprs la fuite de son ancien propritaire, Henri Smadja. M. Belkhiria ntait certes pas journaliste, mais il savait dceler et stimuler les talents. Mieux, il tait toujours prt nous couvrir politiquement face aux colres rptes des autorits et des responsables du parti unique au pouvoir, le Parti Socialiste Destourien, bien quil ait t membre de son comit central. En 1977, nous avions ralis, Youssef Seddik et moi, un grand reportage An Draham, que nous avions intitul Le village au bois dormant. Ce papier nous a valu une pluie de tlgrammes de protestation de toutes les instances rgionales du Parti destourien, qui exigeaient purement et simplement le renvoi des deux journalistes communistes. M. Amor Belkhiria nous avait, alors, convoqu dans son bureau, il a ouvert la bote darchives qui contenait tous les tlgrammes et les a dchirs, sous nos yeux la fois bahis et ravis, tout en nous demandant dtre un peu plus prudents les prochaines fois... Quel regard portez-vous sur la priode et le contexte politique o vous exerciez le journalisme ? La priode allant de 1976 au 25 janvier 1978 a t la plus belle de ma vie professionnelle La Presse. Le journal stait libr, et le ux social li au dveloppement du mouvement syndical y tait pour quelque chose. La mtamorphose du journal hebdomadaire Echab, organe de lUgtt, qui, dun journal interne, quasi condentiel, a acquis une dimension nationale (son tirage est pass de 5.000 100.000 exemplaires, en moins dune anne) a eu un effet dentranement sur le reste des journaux de la place. Je me rappelle que pendant des mois je me suis spcialise,

en tant que reporter, dans la couverture des manifestations, grves, sit-in, et procs retentissants de syndicalistes, grvistes, etc. La Presse avait ouvert ses colonnes aux mouvements de contestation sociale.

Sans M. Amor Belkhiria, La Presse aurait coul. Il nous couvrait contre les colres rptitives des autorits et des responsables destouriens.Surviennent, ensuite, les vnements du 26 janvier 1978, o la rpression sabat sur la Centrale syndicale, en particulier, et les mouvements sociaux, en gnral. Quelles rpercussions sur les mdias ? Les journalistes avaient subi le contrecoup par un putsch au sein de lAJT. Le bureau lu a t destitu et remplac par un bureau dsign. On nous avait en plus totalement interdit de couvrir les procs des syndicalistes incarcrs. Nous avions ralis, ce moment-l, quil fallait organiser la rsistance, non seulement au niveau des journalistes de La Presse, mais aussi de toute la corporation. Cette rsistance consistait, dabord, refuser dcrire contre nos propres convictions en invoquant la clause de conscience. Ce qui ma amen personnellement refuser de travailler et, par consquent, ne pas tre rmunre pendant deux mois. Il fallait, ensuite, dvelopper une solidarit interprofessionnelle en intgrant lAJT, car nous avions besoin dun cadre pour laborer et peauner nos revendications professionnelles, tout

ProlRachida Ennaifer a t lue ds 1980, pendant deux mandats successifs, premire femme prsidente de lAJT. Elle a galement milit pour les droits de lhomme et les liberts syndicales. Ayant compris que la rcration, qui a dur trois ans aprs le coup dEtat du 7 novembre, tait termine, elle reprit des tudes de troisime cycle en droit. Quasi vince de La Presse, elle quitta contrecur ses premires amours pour se consacrer lenseignement la facult des Sciences juridiques. Elle est, actuellement, vice-prsidente du Centre de Tunis du Droit Constitutionnel pour la Dmocratie et directrice de la collection Droit constitutionnel pour tous.

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Hors-Srie

55 ans de propagande

Perles de la censureen uvrant, la fois, linstauration dlections dmocratiques. Mais ces lections nont pu avoir lieu quaprs louverture politique privilgie par le gouvernement Mohamed Mzali en 1980, suite la prise de conscience du rgime que la libration conomique devait aller de pair avec la libration politique et que la rpression quil a prne lui avait cot trs cher. A commenc, alors, de 1980 1984, une nouvelle priode faste pour le journalisme et les journalistes. Tout en continuant vouloir exercer une mainmise sur les mdias, le pouvoir en place devait, alors, tenir compte de lapparition du journalisme dopinion indpendant favoris par la cration de nouveaux priodiques comme Erra, Le Phare, El Mostakbel, mais aussi de la solidarit du corps journalistique qui commenait safrmer au sein de lAJT. Cest au cours de cette priode que vous avez t lue prsidente de lAJT pour deux mandats successifs, de 1980 1982 et de 1982 1984. Quelles sont les principales mesures prises par votre quipe ? Nous avions adopt le code de dontologie des journalistes et mis au point un projet de Centre de perfectionnement des journalistes qui devait tre chapeaut par lassociation. Nous avions mme trouv les fonds ncessaires pour son nancement. Mais le projet a t dtourn par le ministre de lInformation pour en faire un Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs, le Capjc. Sa direction a t cone M. Ridha Najar qui a prfr concevoir, tout seul, les programmes sans concertation ni consultation avec les journalistes et leur association. Nous avions galement mis en place un fonds de solidarit lintention des journalistes victimes de la rpression. Grce lassociation, les journalistes ont russi souder

Perle I : Lors dun reportage sur le village dAn Drahem, dans les annes 70, jai consacr un encadr au commerce des petites bonnes que le rdacteur en chef de lpoque avait censur. Quand je suis alle le voir pour en demander les raisons, je mattendais ce quil me dise, cela nuisait limage du pays ou que ctait contre la politique sociale du gouvernement, mais ma grande surprise, il me sortit une perle du genre : a fait deux mois que ma femme est sans bonne et toi tu dnonces le commerce des petites bonnes. Perle II : Jai ralis un dossier sur la premire opration de changement de sexe en Tunisie, ctait au dbut des annes 80 dans un hpital Sousse. Javais rapport tous les points de vue, mdical, juridique, thique et social. Durant deux mois, je courais pratiquement derrire le rdacteur en chef pour quil le fasse paratre. Puis un jour il ma rtorqu : Vous navez pas honte dcrire sur un sujet pareil !. Le dossier na jamais t publi. Perle III : Dun commun accord avec la rdaction en chef, javais invit au sige du journal, un certain nombre davocats et de juristes dans le cadre dune table ronde pour discuter du projet de loi organisant la profession davocat. Jai mis au propre le compte rendu de la table ronde et le rdacteur en chef lavait remis au service technique pour quil paraisse dans le journal du lendemain. A ma grande stupfaction, le compte rendu nest pas paru. Renseignement pris, le directeur (M. Abdelwaheb Abdallah lpoque) tait pass le soir pour le retirer du marbre. Il a trimball les bromures dans la malle de sa voiture, pendant trois mois, attendant le moment propice pour les montrer au ministre de lInformation. Larticle a t publi aprs des mois, alors que le sujet ntait plus dactualit.leurs rangs, quils soient indpendants, du parti ou des mdias publics. Cette force a commenc dranger le rgime qui a multipli les exactions lencontre des journalistes et de lAJT. Mais la solidarit professionnelle a jou, dans un premier temps, en faveur de notre corps de mtier, surtout que nous avions su manuvrer, sur fond de lutte de clans politiques, pour faireMai 2012 9

A lAJT, nous avons mis au point le projet du Centre de perfectionnement des journalistes, mais le projet a t dtourn par le ministre de lInformation et con M. Ridha Najar qui a prfr en concevoir seul les programmes...

Entretien

prvaloir nos droits ainsi que la libert de la profession, et ce, jusquen 1984. Le tableau mdiatique allait sassombrir, de nouveau, partir de la n 1984 jusqu lore de lanne 1985, quand une nouvelle vague de rpressions dferla sur tout le pays. Les mdias et lAJT, ny ont pas chapp. Deux longues annes difciles suivirent au cours desquelles des plumes libres ont t obliges de se taire car elles navaient pas accept de se compromettre avec le rgime. Moi-mme, jai t traduite devant le Conseil de discipline pour divulgation du secret professionnel par Abdelwaheb Abdallah, alors directeur de La Presse depuis 1979. Javais, en fait, publi un article dans la revue Jeune Afrique qui traitait de la manire dont on assassinait la presse en Tunisie. Face cette conscation de la libert dexpression, llan de solidarit persistait, si bien que je men suis sortie avec une sanction relativement lgre ; une mise pied de 15 jours, alors quil tait question initialement dun licenciement. Je rappelle que A. Abdallah, anim par de fortes ambitions politiques, a tout fait pour dtruire le tissu structurel, professionnel, collgial, syndical et nancier de la Snipe, socit ditrice de La Presse. Est-ce que le 7 novembre 1987 vous a redonn lespoir de jours meilleurs concernant la libert de presse et dexpression ? Tout en tant convaincue que la dmocratie ne pouvait natre dun coup dEtat policier, je mtais engage avec dautres collgues, confrres et consurs pour remettre sur le tapis nos revendications professionnelles. Au sein du journal La Presse nous avons dfendu lide de la cration dune socit des rdacteurs et la ncessit dinstituer un comit de rdaction pour le choix de la ligne ditoriale et le changement de certaines mauvaises habitudes, comme librer, par exemple, La Une de lincontournable photo du prsident de la Rpublique, place gauche et stalant sur 2 3 colonnes,10

ou encore signer lditorial. On voulait faire la distinction entre le rle dun mdia public et le discours politique du gouvernement. Nous avons relanc, par ailleurs, les genres journalistiques nobles, qui avaient disparu du contenu du journal, pendant de longues annes, au prot du journalisme de communiqus. A cette n, un service de grandes enqutes et reportages a t cr linitiative de Fadhila Bergaoui, Samira

Avec des ministres de linformation comme Chedli Klibi ou Tahar Belkhodja, il tait possible de faire reculer les limites de la censure. Avec des ministres comme Abdelwaheb Abdallah et Fethi Houidi, la censure est devenue une pratique sadomasochiste.Dami et moi-mme. Le service a agit de grandes questions, telles que La sance unique, Les rgimes fonciers, Le droit des femmes et autres. Nous avons, par ailleurs, revaloris la production maison en matire dactualit. Ce qui ntait pas sans dplaire certains de nos collgues qui considraient le 7 novembre comme une opportunit de redistribuer les rles entre supporters du rgime politique et opposants de toujours. Je me rappelle encore des difcults que jai rencontres pour faire publier un reportage sur les premires et uniques lections dmocratiques sous Ben Ali, en loccurrence les lections municipales de Ksar Hellal. Deux listes taient en lice, lune destourienne et lautre indpendante et ce sont les Indpendants qui ont remport les lections. Mais surprise, ce nest quaprs une longue ngociation et moult tergiversations, jusqu une heure tardive du soir, que la dcision de publier mon article a t prise. Le lendemain, le directeur responsable de lpoque, M. Slah Maoui, mavait convoque pour me trans-

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55 ans de propagandePour raliser les aspirations des journalistes aprs le 14 janvier, la solidarit du corps doit jouer fond.mettre les flicitations de la Prsidence de la Rpublique, sauf quon me demandait de ne plus crire sur des sujets politiques. Javais dsormais le choix entre le sport et la culture pour continuer exercer mon mtier. Et de clore lentrevue en murmurant gentiment, que je navais rien compris au 7 novembre... Depuis, a dbut, pour moi, une priode de dsaffection du journalisme et de dtachement de La Presse qui sest accentue par des dissensions qui commenaient voir le jour au sein du Bureau de lAJT, lu en 1988, o joccupais le poste de secrtaire gnrale, la prsidente tant Emna Soula. Il faut dire que linltration de lAJT par le rgime de Ben Ali, travers certains collgues anims par des ambitions personnelles, de courte vue, a abouti la scission du bureau. Aprs la guerre du Golfe et une courte embellie mdiatique, la situation gnrale du journal La Presse allait se dtriorer davantage avec le dbut de la vague de rpression qui sest abattue sur lopposition, en gnral, et les islamistes, en particulier. Jai, alors, dcid de prendre une mise en disponibilit, dans lattente de jours meilleurs, et jai intgr les bureaux dun organisme tranger de coopration en Tunisie. En 1995, jai entam une procdure de rintgration La Presse qui a t accepte par le directeur, M. Faouzi Aouam, avant son limogeage derrire lequel se prolait la main de Abdelwaheb Abdallah. Son successeur, Mohamed Ben Ezzeddine, ma signi quil ntait pas en mesure de me rintgrer, minformant que mon dossier administratif aurait t gar et quil fallait du temps pour le retrouver... Quelle comparaison faites-vous entre lre Bourguiba et lre Ben Ali concernant la propagande ofcielle, la rpression et le billonnement des journalistes ? La censure cest la censure. Ce qui est encore mieux cest quil ny ait pas de censure du tout, mais la cit de Platon existe-t-elle ? Seulement il y a une diffrence de degr qui tient au fait quil vaut mieux avoir affaire un censeur cultiv qu un censeur ignare. A titre dexemple : avec des ministres de lInformation comme Chedli Klibi ou Tahar Belkhodja, il tait possible de ngocier an de faire reculer les limites de la censure. Avec larrive de ministres comme Abdelwaheb Abdallah ou Fethi Houidi, la censure est devenue davantage une pratique sadomasochiste. Car, visiblement, ils se dlectaient de brimer les journalistes et les mdias en mme temps quils souffraient de cette haine que les mdias nourrissaient leur encontre. Ils incarnaient en quelque sorte le ct pervers et diabolique du pouvoir. Il y a galement une autre diffrence. Sous Bourguiba, nous tions une majorit lutter contre la censure car nous savions que ctait possible, si ce nest de lenrayer, du moins de la circonscrire. Sous Ben Ali, la majorit des journalistes avaient petit petit perdu le sentiment que cette lutte pouvait tre utile. Le rgime avait russi avec laide des prdateurs de la libert de la presse ronger le tissu professionnel. Il est temps quils payent pour leurs crimes dans le cadre dune justice transitionnelle. Le 14 janvier 2011 a-t-il reprsent un vrai espoir pour la libert de la presse ? Lespoir est venu du ct du peuple qui a dmontr que la libert ne se donnait pas mais sarrachait. Le peuple a ouvert une porte sur un ordre nouveau construire et au sein duquel les journalistes sont appels jouer un rle de premier plan. Bien entendu, ce rle reste prciser. Aujourdhui les journalistes savent ce quils ne veulent plus. La solidarit de corps doit jouer fond : Ne touche pas mon collgue doit tre leur devise. La solidarit de toute la socit civile doit galement jouer trs fort. Il ne faut surtout pas retomber dans lancien systme de mainmise sur les mdias et linformation qui ne peut tre que prjudiciable, non seulement au journalisme mais aussi au projet dmocratique dans son ensemble. Touche pas mon journaliste devrait tre le slogan phare de la socit civile et de la classe politique. Propos rerueillis par Samira DAMI

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Retrospective

Crises et embellies12 Hors-Srie

De lindpendance nos jours...

55 ans de propagandeA partir des annes 60, linformation devient un instrument du pouvoir, au service de ses objectifs : assurer lunit nationale et servir le dveloppement. Cette monopolisation saccentuera partir de 1963, avec la disparition des dernires publications de lopposition. Lvolution des mdias connatra par la suite quelques claircies concidant gnralement avec des priodes de crise et suivies, chaque fois, dun renforcement des mcanismes de la censure.

Caricature de Habib Bouhaoual publie en 1980 suite aux lections lgislatives truques

J

uin 1970. La premire claircie que connaissent les mdias aprs lindpendance concide avec la fin de la collectivisation des terres. Elle sera suivie par cette exprience trs riche de lanne 1977 marque par lapparition des premiers journaux indpendants et le rle jou par le journal Ech Chaab, organe du syndicat, dans la cristallisation des vnements de janvier 1978. La mme claircie se reproduira en 1981 avec lavnement du pluralisme politique et lorganisation des premires lections pluralistes en novembre de la mme anne. Elle

sera ractive en 1987 aprs la dposition de lexprsident Habib Bourguiba... Dans tous les cas, ces courtes expriences douverture ont t marques par un regain de dynamisme et de curiosit dans le secteur de linformation, ainsi que par une revalorisation de la fonction et du rle des journalistes. A chaque fois, le nombre et la diffusion des publications non officielles ont augment en tirage et leur contenu rdactionnel sest diversifi et enrichi. En effet, ces courtes priodes se caractrisaient par la rhabilitation soudaine des genres journalistiquesMai 2012 13

Retrospective

humoristiques et polmiques avec des articles au ton sarcastique, un attrait pour les caricatures dont les auteurs se dlectaient tourner en drision les sujets les plus srieux et les personnages les plus sacrs. Le ton, le style et lcriture journalistique connaissaient un net progrs, et les espaces de libre expression foisonnaient dans ces publications.

Au nom de lintrt gnral du pays !Mais lchec de toutes ces expriences et la rpression contre les journalistes et les mdias libres qui sensuivaient parfois ont fini par touffer jamais toute vellit dautonomie ou mme de distanciation par rapport la centralit de lEtat. En effet, travers tous ces moments douverture politique, leuphorie ne dura que le temps, pour le pouvoir politique, dexplorer de nouvelles mthodes renvoyant aux rflexes anciens, et pour la presse, de retourner son cantonnement dantan. A chaque fois, ce mcanisme ouverture / raidissement sest reproduit selon la mme rhtorique et la mme symbolique. Et cest prcisment ce mcanisme mme qui semble tre la conscration du style de gouvernement no-patrimonial. Ce paradoxe montre quel point le pouvoir politique ne peut concevoir la presse et les mdias en gnral que comme sa propre reprsentation, travers laquelle il exerce son pouvoir rel et symbolique. En effet, dans une situation douverture politique, le champ journalistique, linstar du champ politique, peut connatre des dynamiques contradictoires qui sont gnralement impulses par le haut. Par contre, dans des situations de fermeture, le champ journalistique prend la configuration dun appareil o toutes les formes de rsistance et de luttes collectives se trouvent annihiles au nom de lintrt gnral du pays ou encore de la contrainte ncessaire.

Dessin de Chkib Daoud

Quand le code de bonne conduite annihile le Code de la presseDj, lautorisation de paratre ou dmettre est conue comme un privilge que le pouvoir octroie qui bon lui semble et peut retirer tout moment, dune faon ou dune autre. Il en est de mme pour le droit daccder aux sources de linformation, de mettre en circulation le journal via les socits de diffusion, de tirer profit de la manne publicitaire manant des institutions publiques14

ou prives , des abonnements administratifs, de bnficier des subsides de lEtat...Dans tous les cas, le propritaire dun mdia se trouve assujetti un code de bonne conduite non crit, constitu de variables explicites mais aussi implicites dictes par les contingences politico-personnelles du moment. Tout directeur, quelle que soit la nature du mdia quil dirige, doit ncessairement tre lafft des interprtations possibles qui dcoulent de lapplication officielle et effective de ce code, ce moment prcisment. Il doit, ce faisant, faire preuve de beaucoup de flair pour naviguer dans ces eaux troubles. Tout drapage entrane de trs lourdes sanctions ; les exemples abondent dans ce sens. Dans un tel environnement, les notions de priv et de public ou encore de presse indpendante ou dopposition, se trouvent dilues dans cette tatisation rampante de la socit. Et toute approche institutionnelle base sur les dispositions du Code de la presse savre insuffisante mener, si lon ne dispose pas au pralable des lments constitutifs de ce code de conduite et des manires den appliquer les bonnes interprtations au bon moment. Ces situations dambivalence caractrises par des flux et des reflux mettent nu les paradoxes et dysfonctionnements qui agitent le champ politicojournalistique pendant tout ce temps.

Une profession trs fragilise et des stratgies de survie !De lvolution du paysage politico-mdiatique depuis lindpendance, il ressort un autre cons-

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55 ans de propagande Les tribulations de la presse doppositiontat. Face aux difficults inhrentes lexercice de la profession, les journalistes restent partags entre trois scnarios : la loyaut lentreprise, au risque denfreindre les principes et la dontologie professionnels, lhsitation sinvestir davantage dans le travail, et la longue, la reconversion professionnelle. Mais la majorit dentre eux semble saccommoder des conditions et de la structuration de lentreprise, dveloppant paralllement des stratgies dintrts personnels quils dploient lextrieur de leur entreprise et parfois sans rapport aucun avec la profession. Dans le mme temps et au sein de leur entreprise, ils se partagent entre le registre de la complaisance, voire du zle et de la flagornerie, le registre de la contestation ou celui du silence qui en dit long et de la rsignation... Le contraste entre ce qui relve de leur sphre publique et ce qui se confine dans leur sphre prive en est lune des manifestations les plus difiantes. Ainsi, les stratgies discursives, les volte-face, les dbrouillardises de toutes sortes, les ruses (El hiyl), etc. font partie de leurs rpertoires personnaliss, enrichis par leurs expriences du moment et renvoyant tous aux usages et sens recherchs. Et cest manifestement dans les situations de crises aigus qui affectent le systme politique crises sociales, politiques que leurs arts de faire deviennent observables, tout comme les formes dambivalence qui les caractrisent parfois. Parmi les plus visibles, la recherche dun potentiel de prestige personnel par la participation active dans les structures politiques partisanes du pouvoir, bien souvent au dtriment de lactivit professionnelle, tout comme cette propension privilgier au sein de lentreprise la gratification personnelle aux principes dontologiques, mais aussi la qute de gains supplmentaires en sadonnant, en parallle, toutes sortes dactivits lucratives. A titre dexemple, le fait pour des journalistes des entreprises publiques qui constituent la moiti de la population des journalistes dtre autoriss exercer au-del de lge de la retraite (60 ans), de bnficier de privilges pour lachat de logements la Cit des journalistes (construite avec les fonds de lEtat) ou, pour lacquisition de voitures dites populaires ( bon march grce lappui de lEtat)... dcoule la fois de leur savoir-faire et de lapprciation que le pouvoir porte sur leurs positions publiques. Dans un tel contexte, la prennit des institutions et lquilibre social en gnral reposent en grande partie sur ces pans de ngociations qui stablissentLes publications des partis dopposition occupent en cette priode une place trs minime. La raison porte tant sur leur configuration structurelle que sur leur incapacit agir sur le cours de lvolution de linformation en gnral. En effet, la presse dopposition aurait pu tre dfinie dans un cadre gnral, comme celui dun engagement politique pour la dfense dun programme ou des valeurs politiques et culturelles ainsi que par la pratique dune information pluraliste axe sur la rvlation des conflits de la socit et le dbat dides. Mais, cette fonction ne pouvait plus tre remplie convenablement aprs la dposition de Bourguiba par Ben Ali et ce, pour les raisons suivantes : rosion de leur discours avec lappropriation par le nouveau pouvoir de leurs slogans mobilisateurs, rosion de leurs structures internes par un effritement constant de leur clientle, chute trs sensible de leur audience accentue par des luttes internes qui les dchirent. De plus, la bipolarisation pouvoir/islamistes obligeait lopposition abandonner ou attnuer sa fonction critique, succombant bien souvent aux tentations du clientlisme dEtat. Par consquent, en plus des difficults financires que ces formations rencontrent et de labsence de tout effort de professionnalisation et dimagination dans la conception de leur publication, la problmatique des rapports entre le systme politique et le discours quelles vhiculent se pose de manire contradictoire. Tout en rclamant une libert perue plus que jamais comme condition de toute crativit, elles ne peuvent se passer des services dun Etat qui demeure dans ce domaine le principal investisseur et qui perptue ainsi sa fonction dEtat-providence en faveur de lopposition lgale.

entre les journalistes-individus et les dtenteurs de pouvoir. En effet, dans une situation dhgmonie, les journalistes vont dployer tous leurs arts de faire pour saffirmer dans leur individuation. Dans ce cas, lattention des dcideurs portera sur ces stratgies dintrts personnels et collectifs, et ce, pour deux raisons. La premire est de pouvoir ngocier, le cas chant, dans une situation donne, en vue de perptuer un rapport de force qui leur demeurera toujours favorable. La seconde est, selon lapprciation mme de ces dcideurs, de pouvoir utiliser ces stratgies comme monnaie de change et de pression, lencontre des individus qui, par leurs actions et comportements cherchent menacer individuellement ou collectivement cet quilibre social et les intrts divers qui le rgissent. Larbi CHOUIKHAMai 2012 15

Histoire dun journalDe gauche droite : Tahar Ayachi, Habib Bouhaoual, Abdelkrim Moussa et Abdeljelil El Bhi

Le Phare, comme un clair16 Hors-Srie

55 ans de propagandeUn clair qui aurait travers le ciel mdiatique de la Tunisie dans une priode caractrise par la lourdeur du climat social et politique du pays. Cest un peu limage qui vient lesprit de quiconque se penche sur la carrire du journal le Phare, hebdomadaire indpendant, comme lindique lexergue accol au titre.

C

e fut, en effet, une brve mais si intense aventure que celle de cette publication dont le premier numro parut le 6 janvier 1980. Le propritaire et directeur du titre, feu Abdeljlil El-Bhi (Ajeb, pour les familiers de lhebdomadaire Tunis Hebdo des annes soixante-dix o il assurait sous cet acronyme une chronique trs apprcie intitule Point dorgue), avait dans lide de mettre sur le march un organe caractre touristique et rgional ddi sa ville natale, Sousse, et sa rgion. Au demeurant, le titre dpos auprs des autorits de tutelle snonait ainsi : le Phare de Sousse, et comportait, entre autres rubriques caractre rgional, celle intitule les nouvelles de Soussana... Pour tout fonds de lancement, El-Bhi disposait dun prt bancaire de quatre mille dinars et, pour toute logistique, un bureau au premier tage dun immeuble de la rue Annaba quil partageait avec un compatriote de Sousse. Cest sur cette base quil a constitu le noyau dur de lquipe qui allait former son staff rdactionnel, des compres rescaps de la premire hcatombe du quotidien le Temps : Habib Bouhaoual et Tahar Ayachi, sduits davantage par le personnage que par les conditions matrielles, trs rudimentaires, et financires, trs alatoires, de cette troisime quipe de leur jeune carrire journalistique. Les unes des premiers numros portaient sur le cancer ou sur langoisse... Tels taient les choix du directeur de la publication. Les autres collaborateurs, bnvoles dans leur grande majorit, taient des amis au talent littraire confirm et quelques professionnels de la plume que lamiti envers Ajeb incitait faire russir lexprience. Trs rapidement, le duo de base allait tre rejoint et chapeaut par feu Abdelkrim Moussa, autre naufrag du systme, qui avait auparavant occup, entre autres, les fonctions de directeur des affaires politiques de Tahar Belkhodja, alors ministre de lIntrieur, par la suite lui-mme tomb en disgrce. Avec le nouveau venu, le journal prend tout de suite une orientation politique plus engage, habilement mene par le rdacteur en chef il a t le seul porter ce titre , ce qui allait accrotre son audience et son lectorat. El-Bhi

est dabord sduit par ce virage ; mais, au fil des mois, il acquiert la conviction que Moussa (volontaire bnvole et pleinement engag dans laventure) roule pour son propre compte. Et dcide de sen sparer.

Faire uvre utileCest, de nouveau, le duo Bouhaoual-Ayachi qui reprend les commandes du journal aprs une suspension de la parution dcide pour mettre au point une nouvelle formule appele trancher avec la prcdente. Elle se distinguera par une augmentation de la pagination qui passera de 16 20 pages avec ladjonction de supplments hebdomadaires dont le plus marquant sera le Phare-felu, quatre pages darticles humoristiques et de caricatures chapeautes par Habib Bouhaoual et qui ont connu un trs grand succs dans une socit plutt crispe et fait grincer beaucoup de dents aussi. La reparution sest effectue dans des conditions matrielles et financires de plus en plus prcaires. Avec navet et maladresse galement. Rapidement, les compres sont rejoints par une figure de proue de lopposition au rgime, Khmas Chammari, mais aussi par une foule htroclite de dmocrates, de syndicalistes, de rvolutionnaires, vrais et faux, qui apportent au journal matire rdactionnelle et basses manuvres. Les conditions de travail, plutt artisanales, empchent la rdaction en chef de prendre de laltitude et de matriser la machine qui semballe, offrant une censure aux aguets de beaux prtextes de saisie et de suspension. Ce sera fait plus dune reprise avec, la cl, chaque fois trois mois de chmage forc. Au point que lhebdomadaire mettra deux ans pleins pour paratre cinquante-deux fois... A la dernire suspension, au printemps 1981, le coup a paru fatal. Ajeb sy rsigna et se rsolut tourner la page. Avec le soutien de quelques amis, il lance alors une unit de photocomposition (alors procd de traitement de textes rvolutionnaire), moins stressant pour le grand malade quil tait (opr du cur, porteur dun stimulateur cardiaque) et plus rentable quun journal qui la cribl de dettes. Mais ne voil-t-il pas quil advint un 7 novembreMai 2012 17

Histoire dun journalen lan de grce (ou de disgrce) 1987. Comme lcrasante majorit des Tunisiens, El-Bhi crut en les promesses fallacieuses de Ben Ali. Et relana le Phare en 1989 avec le concours dun professionnel de talent, Bourguiba Ben Rejeb. La rsurrection fut phmre. Le premier article incompatible avec l re nouvelle a t fatal. Au titre et son propritaire. Trait avec une brutalit inoue, Abdeljelil El-Bhi est terrass par une attaque qui le cloua au lit, paraplgique. Aprs quelques mois dune existence vgtative, il steignit le 7 mars 1993 dans une immense dtresse morale et matrielle. Lui, qui avait t un meneur de la rsistance au colonialisme franais en milieux scolaire puis estudiantin, sans jamais revendiquer autre chose que de faire uvre utile, devise quil voulait accoler au titre le Phare de Sousse. Tahar AYACHI

Les prtextes pour une suspension rptitionCest donc dans le contexte dun semblant de pluralisme dopinions que le Phare voit le jour.

E

n 1980, il rgnait sur la Tunisie un tel dsordre politique que celui-ci nissait par donner les apparences de la dmocratie. Le parti au pouvoir PSD, Parti socialiste destourien tait travers par des courants distincts sinon opposs mens par les poids lourds de la scne gouvernementale: Mohamed Sayah, Tahar Belkhoja; lopposition se regroupait autour de deux courants principaux, les sociaux-dmocrates rassembls autour de lhebdomadaire Arra qui donneront naissance au Mouvement des dmocrates socialistes (MDS), dune part, et les islamistes regroups autour de lhebdomadaire elFejr qui donneront, eux, le Mouvement de la tendance islamique (MTI).

Lalli des dmocratesAu dbut, sa ligne de conduite, marque par un engagement prudent aux cts des libraux conduits par Tahar Belkhoja mais sous le parapluie du bourguibisme, mnage au journal le Phare une place plutt confortable sur la scne mdiatique du pays. Mais, aprs le dpart dAbdelkrim Moussa, promoteur de cette ligne, de la rdaction, le journal sengage plus rsolument dans le dbat politique et prend le parti du camp dmocrate et syndical. Cest le dbut de ses ennuis avec le ministre de lIntrieur, ce moment-l dirig par Driss Guiga. La premire suspension du journal intervient la premire semaine du mois de juin 1980, loccasion de la clbration, le 1er juin, de la fte de la Victoire commmorant le retour triomphal en Tunisie, en 1955, de Habib Bourguiba, leader du No-Destour. Lhebdomadaire a, cette occasion, publi en une une photo reprsentant le leader18

chevauchant un pur-sang au milieu de la foule en dlire. A ct, il a publi un portrait de cet autre leader quest Salah Ben Youssef, rival de Bourguiba, que la rdaction a voulu associer laccession du pays lindpendance. Mal inspir le Phare a cop dune suspension de trois mois. Ds lors, le moindre prtexte pouvait tre bon pour abattre sur le journal le glaive de la censure. Cette Pologne qui nous ressemble, titre publi en une loccasion de linvasion de la Pologne par les troupes sovitique aprs le soulvement du syndicat Solidarnosc qui ntait pas sans rappeler le soulvement de 1978 en Tunisie ou la photo publie en une aussi reprsentant les forces de police en ordre de bataille devant la gare de chemins de fer de Tunis loccasion

dune grve des cheminots : tout tait bon pour mettre le journal genoux. Dautant que ce journal drangeait en permanence, notamment par le trait assassin de Habib Bouhaoual qui, dune semaine lautre, brocardait les gouvernants dans une bande dessine malicieusement baptise le poulet au pied. Et cest certainement dans le supplment le Phare-felu que Habib donnait toute la mesure de son talent de grand caricaturiste par le trait et par la plume. Ce supplment mensuel tait attendu avec gourmandise par le public des lecteurs mais aussi avec apprhension par les acteurs politiques. A ce titre, le bain de la dmocratie, vritable fresque daprs les lections lgislatives largement truques de 1980, constitue une parfaite illustration des murs politiques de lpoque. T.A.

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Tmoignage

55 ans de propagandeAche RSF

Billonns ? Nous lavons toujours t...Des pans entiers de ce pass si proche tal sur les 23 ans du rgne de Ben Ali restent encore dans lombre. Le public sait-il vraiment ce que certains journalistes tunisiens ont vcu dans le secret de leurs salles de rdaction ou encore entre les murs du bureau de leur directeur ?

B

illonns ? Nous lavons toujours t mme au dbut du Changement du 7 Novembre. Le nouveau prsident avait trs vite trouv ses marques, rig ses interdits, install ses hommes la tte des mdias ofciels et pseudo-indpendants. Il avait toutefois laiss des brches, qui nous permettaient de glisser, bon an mal an, des enqutes et des reportages explorant les marges socioconomiques de la Tunisie du changement, les profondeurs du monde rural, les arcanes de la ville de Tunis et les bas-fonds de ses tentaculaires ceintures priphriques. Au dbut des annes 90, Ben Ali cre la Caisse nationale de solidarit 26-26. Selon la propagande ofcielle les zones dombre deviennent grce cet acquis des zones de lumire. Dsormais, mme le meilleur quilibriste voluant sur la corde raide de la censure ne pouvait plus passer une seule ligne sur les catgories sociales marginalises par un partage peu quitable des richesses du pays. Ceux qui ont continu ramener des articles tremps dans un esprit critique, crits pour tenter au quotidien laventure du vrai, selon lexpression du journaliste Jacques Derogy, ont affront une stratgie de lhumiliation. Leurs papiers taient taxs dimpressionnistes, lorsquon ne les jugeait pas dsquilibrs, subversifs, litigieux. Bref, les journalistes les plus engags dans un contrat moral avec leurs lecteurs, les plus ptris des rgles professionnelles et dontologiques sont traits

dincomptents et de dfaillants. Paralllement la dmultiplication des mercenaires de la plume, courroies de transmission de la propagande du rgime, Ben Ali prenait la parole rgulirement pour exhorter les journalistes dpasser leur rexe dautocensure et de se mettre au niveau de lvolution conomique et sociale du pays. En n stratge de la manipulation, il a russi remonter une partie de lopinion publique contre les journalistes. Nous devenions les boucs missaires de la Rpublique. Ses pestifrs. Ses parias. Olfa BELHASSINE

AnecdoteAu journal La Presse de ces annes 2000, les articles taient tellement charcuts que leurs auteurs ne les reconnaissaient plus. Les anecdotes racontant la btise des censeurs, notamment lorsquils semmlent les ciseaux, abondent. Un collectif de journalistes de La Presse a relev quelques bourdes dans un rapport sur la situation du journal publi en 2008 sur Internet. En voici un exemple : un reporter du service sport crit : Pour le public, peu importe qui se trouve la tte de lquipe nationale, limportant ce sont les rsultats, il dcouvre le lendemain, avec consternation, la version corrige de sa phrase : Le public, qui est la tte de lquipe nationale, veut des rsultats.

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Portrait

Le presse-papiers

Abdelwahab Abdallah

A.A., de son nom de code, nest pas un ministre de la propagande proprement parler. Il est conseiller prsidentiel, et sa place dans lombre du palais est probablement lorigine de lomnipotence quon lui prte... Comment le professeur de droit de la presse qui lisait les journaux Bourguiba a initi la machine presser les mdias.20 Hors-Srie

55 ans de propagandeLidal, cest que la presse soit organise avec une telle finesse quelle devienne un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement Joseph Goebbels

E

ntre 1975 et 1987, une gnration dtudiants de lIpsi avait connu M. Abdelwahab Abdallah, le professeur de droit de la presse et de droit constitutionnel. Un professeur emphatique. Un cours magistral solennel. Des prambules et bien des articles ont coll la mmoire

LIpsi, la ronde des cabinets et la leon de mtoNon. Rien ne pouvait vraiment informer les futurs journalistes sur le destin de leur professeur. Avec son rictus immobile, son long manteau de laine fonce, son air impassible et lpais cran de fume, tour tour, de sa pipe et son cigare, il aurait bien pu faire patron de mdias, comme il y en a dans le cinma. Mais il y avait dj le paradoxe de son ton mielleux, ses sourires nigmatiques, ses postures hautaines et ses doses dintimidation injectes aux tudiants lexamen oral... Il y avait dores et dj ce nuage de pouvoir autour de lui. Dans le milieu des tudiants, le professeur trane dj le dbut de lhistoire de sa ronde des cellules destouriennes et des cabinets ministriels. Il enchane ceux du ministre de lEducation nationale, du ministre directeur du cabinet prsidentiel, du ministre de la Culture et du ministre de lInformation. Selon Frej Chaeb, alors professeur de sociologie de la communication lIpsi, lors de ces annes cabinets, le professeur aurait cultiv plus dune vocation : Se tailler une place dans lombre dun homme dEtat, inuencer cet homme dEtat, scruter la mto politique, prvoir ses orages et ses embellies. Question davoir de la hauteur et de la matrise sur les vnements. En mme temps quil escalade les premires marches du pouvoir, le professeur de droit croise le monde des mdias et lapprivoise. Sa porte dentre, lunique cole de journalisme de Tunisie sera dsormais sa terre conquise, son terrain de jeu, sa ppinire. Peu peu, il procdera mthodiquement la clochardisation de lIpsi. Il ira jusqu intervenir dans lorientation des tudiants de manire favoriser

Le conseiller inaugurant une nouvelle rotative du journal La Presse. Visibles sur la photo : Fethi Houidi, feu Mohamed Mahfoudh et Ezzeddine Maghrebi

dlibrment le recrutement dun prol peu prpar lexercice critique et indpendant de la profession..., ajoute F. Chaeb appuy en cela par Rached Skik, ancien professeur lIpsi. A coup de critiques envers ce quil appelle la pitre qualit de la presse, il initie les rformes de lenseignement au palais et soppose au modle de cursus universel de formation propos par lUnesco. Il cone lIpsi la tutelle du RCD, dtourne lobjet de ses colloques annuels et y interdit toute activit indpendante, par le biais de ses inconditionnels parmi les enseignants et les directeurs successifs qui demandaient son autorisation en tout... Ainsi, il a ni par contrler linput et la sortie du secteur de linformation et devait monnayer cette performance Carthage, tmoigne Abdelkrim Hizaoui, enseignant lIpsi. (Lire Une cole et trois tutelles) Incontestablement, cest de ses positions lIpsi que le professeur de droit tirera une certaine inuence de matre sur ses futurs disciples. Cependant, de ses manuvres, il ne reste rien dcrit. Rien qui soit lgu aux archives. Aucun agenda, aucun plan, aucune stratgie. Ltendue des prrogatives du matre, lIpsi comme ailleurs, a la particularit de nautoriser aucune traabilit. Selon lun de ses anciens collaborateurs qui a requisMai 2012 21

PortraitPhoto A. BELAID

lanonymat, A. Abdallah nest pas un homme politique, ni un homme de pouvoir. Il ne la dailleurs jamais prtendu. Il est un grand homme dinuence qui a appris trs tt agir sur la dcision, intervenir sur le cours des choses pour le changer en tirant les celles et sans jamais laisser de traces.

La Presse, la TAP, le ministre de lInformation : danse avec le ventLa premire fois o le professeur de droit fait son entre effective et publique dans les mdias, cest par une grande porte. Chedly Kelibi alors ministre de lInformation nomme son ex-chef de cabinet la tte du quotidien La Presse de Tunisie rput pour tre une cole de journalisme, dans le temps. Le concept de mdias publics ntait certes pas inscrit dans la tradition du pays, mais son passage entre 1979 et 1986 marque la mmoire du journal par un rtrcissement excessif de la marge de libert laisse par son prdcesseur. (Lire interview de Rachida Ennefer) Ce nest pas exactement lempreinte que laisse son bref passage lAgence Tunis-Afrique Presse quil dirige entre aot 1986 et septembre 1987. Il nest jamais intervenu sur mon travail. Il jouait mme au protecteur, au parrain. Il ma repre, ma montr quil mapprciait, mais il ma empch de partir travailler ltranger. Il vous montre quil tient vous et que vous tes indispensable dans la bote. Il jouait bien louverture, se souvient Hamida Ben Salah, ancienne journaliste lagence TAP. Cette ouverture, le ministre de lInformation cheval entre les derniers mois du rgne de Bourguiba et le dbut de lre Ben Ali va continuer la jouer. Charg de travailler avec lui sur la rforme de laudiovisuel et la rvision du code de la presse, Abdelkrim Hizaoui tmoigne : Entre 1987 et 1988, date de son premier limogeage, il donnait limage dun ministre libral. Nos propositions de rforme nont pas t bloques son niveau, mais au niveau de la prsidence et du ministre de lIntrieur. On est en pleine embellie mdiatique. Et pourtant, le ministre de lInformation ne suscite pour aucune raison la

A lIpsi, il y avait dj le paradoxe de son ton mielleux, ses sourires nigmatiques, ses postures hautaines et ses doses dintimidation injectes aux tudiants loral...critique dans lopposition. Dans Le Maghreb, Erra, El Mawqef..., A. Abdallah est au-dessus de tout soupon... Il tait encore prsentable et frquentable... A cette poque, personne ne voyait vraiment venir le museleur de la presse, prcise Hizaoui.

Carthage : naissance dun RaspoutineA. Abdallah attend dtre nomm le 20 dcembre 1990, ministre-conseiller et porte-parole du prsident de la Rpublique pour instaurer son ordre... Depuis, dans la mcanique de la propagande et de la censure du rgime de Ben Ali, cet homme va compter davantage que tous les appareils runis. Le secteur est ses ordres. Le palais est ses conseils. Aucun talent particulier dorateur ni de rhtoricien, tmoigne cet ancien collaborateur. Et pourtant son rle est trs important dans la mise en place et la diffusion des mots dordre. Ses prrogatives, ses mthodes, la logique et ltendue de son inuence et de ses cercles de pouvoir ont la singularit de constituer un dispositif insaisissable ; sans nom, sans traabilit, sans lgalit. Kamel Labidi, ancien journaliste lagence TAP et actuel prsident de lInric, instance en cours de prparation dun rapport sur ltat des mdias avant et aprs le 14 janvier, explique : Il est lui-mme le sous-produit dun systme de propagande. Matre de linuence, il a russi recruter des inconditionnels, des dles. Il a travaill avec ceux qui ont bien voulu

Peu peu, il procdera mthodiquement la clochardisation de lIpsi. Il ira jusqu intervenir dans lorientation des tudiants...22

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55 ans de propagande

le faire avec lui. Au plus haut de la pyramide, il pouvait dj compter sur quatre relais institutionnels, au moins, saccordent nos tmoins. Ds la n des annes 80 et le dbut des annes 90, ces institutions ont, de manire synchronise et bien orchestre, contribu rpercuter son ordre : la subordination programme des mdias. La premire est le secrtariat dEtat lInformation. On lui doit une uvre mthodique dintox et de dsinformation inaugure par le clbre communiqu reniant toute parent entre Moncef Ben Ali et son frre de prsident. Les coups de l orageux qui en fusent abondamment lencontre des journalistes politiquement incorrects sont notoires. La deuxime est le Centre africain de perfectionnement des journalistes et des communicateurs (Capjc). Pendant plus de vingt ans, cet tablissement a d grer la formation continue des journalistes dans une totale rupture avec les exigences de la libert de la presse. On lui doit linitiation des journalistes aux nouvelles technologies de linformation et de la communication, mais aussi le dogme de la sparation entre la technique journalisti-

A.A. et les rebelles : Il a souvent rencontr un osA.A. aurait aim rcuprer tous les professionnels, mais il na pas eu que des inconditionnels. Avec moi, il sest confront un os, tmoignent certains journalistes et responsables du secteur qui ont refus de prendre part luvre du matre. Quelques mois aprs sa nomination la tte de la TAP, poste que vient de quitter A.A. pour devenir ministre de lInformation, F. Chaeb dmissionne. Motif : le ministre intervient en tout. Il entrave ses plans de rformes. Il est bien dcid ne pas abandonner lagence aux intentions subversives dun P.-d.g. un peu trop indpendant et entreprenant. Devant un parterre de journalistes et de diplomates venus assister la crmonie de passation, le P.-d.g. sortant balance au ministre ce quil pense de ses basses manuvres. Dans le milieu mdiatique, linvective est sans ambigut. Elle fait date et marque la premire querelle publique entre un responsable de mdia et son ministre. On est encore en mars 1988. Autres noms, autres sorties moins tapageuses. Mohamed Amami, ancien directeur au ministre de lInformation sous A.A., dirige lAtce sitt cre, et conformment ses toutes premires nalits. Homme de caractre et dautorit, une vraie pointure, selon les tmoignages danciens employs de lagence, il ne fera pas long feu. Faouzi Aouam non plus. Pour avoir refus dcouter les consignes ditoriales et dobir aux coups de l rpts du conseiller, lancien directeur de La Presse a d dmissionner. Rares sont les journalistes en qui A.A. a cru identier un futur auxiliaire et qui ont dclin son offre. Cela sest pass en 1995. Je venais dobtenir le prix Hdi-Labidi. Jai pens quon ma simplement rcompens pour mes treize ans de journalisme de terrain. Mais, en me flicitant, A. Abdallah ma insinu quil est lorigine de cette rcompense. Il ma propos de diriger un journal comme dbut, pour ensuite contribuer de plus prs et mettre mes comptences au service du pays. Jai trouv cette proposition indcente pour un journaliste qui se veut indpendant. Jai dclin poliment. Il ne me la jamais pardonn... Jai subi les pressions morales, les blocages professionnels et les pratiques policires quon rserve aux dissidents, alors que je ne demandais qu poursuivre une carrire de journaliste dinvestigation et de grand reporter, tmoigne une journaliste sous le couvert de lanonymat. Quand il a compris que je ne tiens qu mon travail, il ma attaqu sur mon point faible; le professionnalisme, nous cone cette autre journaliste. Il tait second par un secrtaire dEtat trs violent, trs menaant au tlphone qui intervient en premire ligne. Immdiatement aprs, cest A.A. qui appelle. Il se fait conciliant Cest sa tactique : se placer toujours au-dessus de la mle. Il contrle autrement que par la censure directe, mais travers une certaine emprise morale. Il veut sassurer de limage que tu as de lui. Image de sage, de protecteur. Il demande une reconnaissance, une sorte de lgitimation.

Dans la mcanique de la propagande et de la censure du rgime de Ben Ali, cet homme va compter davantage que tous les appareils runisque et son champ dapplication... La troisime est lIpsi qui, ds 1990, est dnitivement entr sous la tutelle politique et administrative du RCD La quatrime est lAssociation des journalistes tunisiens qui, en favorisant llection de journalistes proches de A. Abdallah, perd dnitivement son indpendance davant. Sans oublier lErtt, Etablissement de la radio et tlvision tunisienne, qui aura pour mission de pratiquer une subordination grand public, sous la direction du mme chef dorchestre et de ses doubles. Vers le bas de la pyramide, les listes sallongent. Les prols se multiplient. Les responsabilits se partagent la tte des entreprises de presse, dont mme les indpendants deviennent des proches , la merci du march du papier et de la publicit ou simplement disposs servir le rgime et courtiser les cercles du pouvoir.

Toile daraigne et pacte dacierChasseur de ttes, celui que lon surnomme dj A.A., dun nom de code, aura toujours lil ses anciens tudiants. Matre dans le double langage et la dsinformation, insaisissable, selon ceux-l mmes qui

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PortraitTous nos tmoins lui reconnaissent une qualit sans laquelle rien ne lui aurait russi : une vocation avre dans le rseautage et les relations.lont ctoy, ses mthodes consistent apprivoiser et attirer les journalistes dans son camp, en mme temps qu les dsavouer, les intimider car incapables, selon ses termes, dexercer la libert dexpression qui leur est offerte par le rgime de Ben Ali. Tous nos tmoins lui reconnaissent pour autant une qualit sans laquelle rien ne lui aurait russi : une vocation avre dans le rseautage et les relations. Intrinsquement, A.A. nest pas un dictateur pervers. Il a comme un besoin congnital dautorit et dinuence qui a fait quil volue en chef de rseau, nuance A. Hizaoui. Il a commenc par dliser des personnes quil ne connaissait pas. A partir de sa position au palais, il est parti avec un premier petit cercle : une ppinire de cinq ou six noms. Ctait son quipe de base. Progressivement, le cercle sest largi atteignant des dimensions difcilement chiffrables. Beaucoup ne sont jamais entrs en relation directe avec lui. Ils lont relay indirectement ou condentiellement. Dautres ont brandi une mensongre liation et agi en son nom, en toute impunit. Il a constitu une toile de connaissances et dalliances qui a volu en strates plus ou moins proches de lui. Il a russi mettre la main sur toutes les institutions travers les directeurs gnraux de linformation, les responsables des entreprises de presse... Ils lui ont servi la fois de sources dinformation et de tentacules pour touffer toute vellit de critique parmi les journalistes. Cest la fois un rseau dinconditionnels et dindicateurs, avance Kamel Labidi. Rsultat : sans vritable contrat ni autre disposition, ils ont tiss une toile rsistante et scell un pacte dacier qui continue uvrer mme pendant son limogeage et son passage au ministre des Affaires trangres. Pendant vingt ans, ils ont t les matres du paysage mdiatique en Tunisie. Ailleurs, le pari de A.A. ne tarde pas prendre forme: recruter le plus grand nombre de journalistes trangers acquis la cause du rgime et limage factice du pays. (Lire enqute Atce). Mais il ne se contentera pas des institutions. A. Abdallah a pu compter sur le formidable rseau de son vieil ami Hosni Jemmali ils ont tous les deux grandi Monastir pour compenser ses carences en matire de lobbying, lit-on, notamment, dans Tunis Connection*. Homme daffaires, Hosni Jemmali est propritaire de lagence Contact Voyages, rue Richelieu Paris, de la revue trimestrielle Tunisie Plus, ainsi que du Club Sangho Zarzis o il organise annuellement des rencontres avec des journalistes et des hauts responsables franais. Le rgime lui doit un soutien actif de la censure et de la propagande en Tunisie et un lobbying daffaires intgrant hommes daffaires, leaders dopinion, clbrits du monde du showbiz et du cinma. Jusqu la veille du 14 janvier, il est dcrit par ses amis comme lambassadeur numro 2 de la Tunisie en France et par ses dtracteurs comme le lobbyiste de la dictature de Ben Ali. Rien ne devait arrter lhomme daffaires ni le prtendu journaliste dont la carrire se rsume six mois de stage (dans La Croix)... Surtout au vu de ce qui se tramait Carthage...

Lela, ou la dernire campagneN sous le signe de Carthage, comme il la dit son retour au palais, en janvier 2010, A.A. semble prt jouer une nouvelle carte. A peine rinstall dans ses fonctions de ministre conseiller (et peuttre bien avant), il consulte la mto, sassure de la dcrpitude de Ben Ali et lance de bouche oreille et out of recorder, la campagne Lela prsidente. Son cercle slargit une nouvelle strate ; des hommes et des femmes de la profession (journalistes et animateurs) qui ont dsormais pour mot dordre de redorer limage de lpouse du prsident, encore clabousse par les rvlations de La rgente de Carthage. Un marketing forcen sensuit. Ben Ali est radi des journaux radio de la matine et Lela Trabelsi occupe exclusivement le premier quart dheure des journaux tlviss, partageant avec lui la une des journaux papier. Au matin du 14 janvier, A.A. tait encore son bureau, selon une source au palais. Cette fois, sa mto na rien prvu... Hdia BARAKET* Tunis Connection : enqute sur les rseaux franco-tunisiens sous Ben Ali, Lenaig Bredoux et Mathieux Magnaudeix . Ed. Seuil, 250 p.

A peine rinstall dans ses fonctions de ministre conseiller, il consulte la mto, sassure de la dcrpitude de Ben Ali et lance de bouche oreille la campagne Lela prsidente.24 Hors-Srie

Enqute

55 ans de propagande

Propagande, mensonges et vidos

ATCE

Pendant vingt ans, lAgence tunisienne de communication extrieure (ATCE) a fonctionn comme une fabrique produire de la propagande officielle. Elle a russi mettre sous scell toute tentative dexpression libre. Notre enqute rvle la parent de ses mthodes beaucoup plus avec le renseignement, la corruption et le mensonge dEtat quavec la communication !Mai 2012 25

Enqute

Le contexte

D

ans la ville, qui lentoure et lassige, ce btiment- l se drape danonymat. Comme dans une qute dsespre de clandestinit tous ses signes extrieurs de reconnaissance ont t dissimuls : le drapeau, lenseigne, la blancheur immacule de sa faade, sise au 5, avenue Jean-Jaurs... et le punch avec lequel la majorit de ses cadres nont pas arrt vingt ans durant de redorer le blason de Ben Ali et de sa politique clair . LAgence tunisienne de communication extrieure na jamais t dissoute ! Contre toute attente, la fameuse Atce fonctionne toujours ! Deux de ses services sont maintenus : le centre de presse international dlivre des accrditations aux journalistes trangers, et le service actualits continue envoyer ses revues de presse au premier ministre. Une note de service rcente affiche lentre du btiment, signe par Chekib Titche, ladministrateur judiciaire nomm par le gouvernement Ghannouchi, annonce le recours dsormais au systme de lempreinte digitale pour marquer la prsence des employs. Elle ordonne

Le projet de lAtce a t lanc deux ans aprs laccs de Ben Ali au pouvoir. Pourquoi a-t-on eu besoin de crer une telle structure ce moment-l ? En fait, ds les lections lgislatives davril 1989, la rpression sabat contre les islamistes. Son spectre slargit quelques mois aprs pour toucher les militants des droits de lhomme et les partis de lopposition de gauche, qui ont dcid de boycotter les lections municipales de juin 1990. Le rgime du gnral-prsident fait alors lobjet de plusieurs articles critiques dans certains mdias franais, selon lexpression consacre de la presse tunisienne. La contre- attaque officielle simpose avec la sonnette dalarme quagitent la Ltdh, lAJT et les 300 intellectuels tunisiens contre le retour la censure et surtout suite au scandale Couscous Connection, largement relaye ltranger, o le frre de lex-prsident est souponn de trafic de drogue par la justice franaise. aux 105 fonctionnaires dviter les absences et les retards et de respecter lhoraire administratif afin de ne pas contraindre la direction couper dans les salaires... . Aprs nous avoir rserv un accueil glacial et dmenti la prsence ici de journalistes, le rceptionniste suit dun mauvais il notre discussion dans la pnombre du salon avec deux cadres de la bote. Ds le dpart, lopacit a rgn dans cette maison hante par les bruits et les chuchotements du renseignement, de la rpression de lexpression et du mensonge dEtat...

Le ou juridique et nancier : voulus et assums Au dbut, rien nannonait les drapages auxquels a abouti lAtce. Nous nous efforcions vendre limage dun pays calme et stable aux investisseurs trangers en mettant laccent sur lintelligence et les performances de ses ressources humaines. Nous avons travaill en troite collaboration avec le Cepex, lOffice du tourisme, le ministre de la Culture, notamment pour monter des vnements tels, la Saison de la Tunisie en France en 1994... , se rappelle une ancienne haut cadre de lagence, ayant requis lanonymat. Partie vers dautres horizons en 2000, elle se souvient encore: Jai quitt ltablissement lorsquon a dcid de prsenter Sada Agrebi comme le porte-parole de la femme tunisienne!. Mme si la guerre de la communication contre les fronts de la libert dopinion sest durcie au fil des crises politiques, les graines de la propagande officielle ont t semes ds les origines. Dans le texte mme de la loi portant cration dune agence charge de renforcer la prsence dans les mdias

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Hors-Srie

55 ans de propagande

Une seconde vie pour lAtce ?trangers de la Tunisie et sa politique nationale dans tous les domaines *. Aucun texte na t publi pour dfinir les statuts de ltablissement. Ni dterminer le montant de son budget annuel. Jamais on na fix la grille de salaire de ses agents, ni les modalits de choix et de rtribution de ses collaborateurs externes. Dans ce contexte de flou juridique et financier absolu, voulu et assum, tous les drapages dontologiques et de comptabilit taient permis. Les lignes de dmarcation entre le mtier de communicateur et celui dindicateur sestompaient. Dans ce contexte dabsence de tout contre- pouvoir qui pouvait oser mettre en cause publiquement le fonctionnement dune bote place sous la tutelle directe du palais et de son propagandiste en chef, Abdelwahab Abdallah, probablement le pre fondateur de lAtce ? Interrog sur lavenir de lagence, M. Ridha Kazdaghli, conseiller auprs du premier Ministre charg des mdias, lche la rponse sibylline suivante : Est-il concevable de parler de lAtce en cette priode-ci ?. M. Kazdaghli semble pourtant bien connatre le dossier ayant en plus effectu une visite au 5, Avenue Jean-Jaurs le mois de mars dernier. Comme la liste noire des journalistes, les archives de lagence ont t retrouves au palais de Carthage o Ben Ali centralisait tout. Quand le gouvernement de la troka les rendra-t-il publiques ? Les 105 salaris de lagence dpriment force de se tourner les pouces au quotidien. Nest-ce pas l un signe de mauvaise gouvernance que de faire tourner une structure de ce volume juste pour livrer des badges aux correspondants trangers ? Le nouveau pouvoir a-t-il dj trac un avenir lAtce, comme laffirme plusieurs de ses cadres ? Compte-t-il ressusciter les cellules dormantes de la propagande et du mouchardage organiss ? Rendre la vie cet tablissement plong aujourdhui dans un coma profond sonnerait le glas toute aspiration une vraie libert de pense. les journalistes tunisiens pigistes de lagence derrire lesquelles se cachent Borhane B, Boubaker E, Kamel B.Y, Ali B.N... Leur littrature sur les prouesses conomiques de la Tunisie, sa stabilit politique, lmancipation de ses femmes, ses brillants indicateurs macro-conomiques, la tolrance de son Islam inonde des journaux dOrient : Al Ahram, Al Mostakbal, Al Arabi, Al Wafd, Al Hadath, Al Ousboui... Aux dires dun ancien de lAtce, tmoignant sous le couvert de lanonymat,le march libanais, trs friand de pices sonnantes et trbuchantes, a le plus profit de cette poule aux ufs dor que reprsentait lagence pour des mdias ne regardant pas trop sur lthique. Ces papiers de commande renfloueront les comptes en banque de trois parties : leurs auteurs tunisiens (pays jusqu 800D la pice), les journaux bienveillants et les journalistes trangers qui prteront leurs noms des textes plus laudateurs les uns que les autres.

Dans larrire-boutique des articles taient fabriqus par des soustraitantsQuels dispositifs ont t installs au sein de lagence dans lobjectif de billonner, manipuler, contrler, menacer et acheter les mdias tunisiens et trangers ? Coince au centre-ville de Tunis entre le ministre du Tourisme et le ministre de lIntrieur, lAtce voluait entre une vitrine de communicateurs Bcbg et une dimension rpressive, quelle sest vertue camoufler. Mister Jekill and Docteur Hyde ! Son organigramme (officieux) reflte bien ce dualisme doubl dambigut. En rfrence loi du mois daot 90 lUnit de la presse arabe, aurait pu tre charge uniquement de collecter et danalyser toutes informations et tous commentaires de presse publis lextrieur relatifs limpact de la politique nationale dans tous les domaines . Or, dans son arrire-boutique, une fabrique darticles de propagande taient produits la chane par des sous-traitants, familiers du terrain. Des mercenaires de la plume, recruts sur la base de leur allgeance au rgime et dont les missions stendent souvent, selon le rapport de la Commission nationale dinvestigation sur la corruption et les malversations dirige par feu Abdelfattah Amor jusquaux comptes rendus quils prsentaient sur le terrorisme. La commission a, par ailleurs, rvl une quinzaine dinitiales parmi

Effacer les traces du renseignement anti-terrorisme ...Quelques jours aprs la Rvolution, des Himalaya de documents sont passs au broyeur et jets devant les bureaux du 5, Avenue Jean-Jaurs. Il sagissait bien des fameux rapports sur le terrorisme tablis en ralit par les journalistes indics sur les activits des militants des droits de lhomme...Mai 2012 27

EnquteLune est franaise. Lautre tunisienne. Rien ne les unit. A part la mission dentretenir et de soigner le lobbying en faveur de lex-prsident. Image 7, lagence de com que lAtce lit en 1997 semble prdestine, de par son nom servir le rgime du 7-Novembre. Marie-Luce Skraburski, pilier de la bote et pouse de Michel Boyon, prsident du Conseil suprieur de laudiovisuel, se dmne pour organiser rgulirement des voyages de presse en Tunisie*. Dans son dition du 29 juin 2011, le Canard Enchan rvle, daprs une note signe par Mme Skraburski, le rseau de dirigeants des mdias bienveillants lgard de la Tunisie mis en place par les soins dImage 7 : Etienne Mougeotte (Le Figaro), Jean-Claude Dassier (LCI), Nicolas de Tavernost (M6), Christian de Villeneuve (Paris Match et le Journal du Dimanche), Dominique de Montvalon (Le Parisien), Alain Weill (BFM TV, Grard Gachet (Valeurs Actuelles) et... Christine Laborde (France 2). Montant des services dimages 7 pays par lagence selon les tarifs de lanne 1998 : 15. 000 euros par mois (30.000D). Lautre femme est blonde, elle tait prsentatrice au journal tlvis de lex-TV7. Trs proche de Abdelwahab Abdallah, Houda Ben Othman a t envoye en octobre 2006 en Belgique par lAtce. Honneur suprme, un bureau lui a t rserv dans les murs de lambassade Bruxelles. Selon le rapport de la commission de feu A. Amor, la dame a bnfici de privilges octroys traditionnellement un consul. Lagence payait ses frais de transport, de logement, toutes ses factures et lui octroyait un salaire mensuel brut de 4, 692 D. Le total des transactions bancaires verses pour le compte de lex-prsentatrice du JT slve 570.470 D. Le rapport sinterroge sur lopportunit denvoyer Houda Ben Othman Bruxelles, alors quici comme Paris lagence avait recrut une bote de com charge de faire reluire limage du rgime. La capitale de lEurope, lieu de passage de tant de militants des droits de lhomme, exigeait-elle un effort supplmentaire de renseignement ?

LUnit audiovisuelle. Derrire son intitul apparemment banal et ses reportages cartes postales de la dolce vita tunisienne tourns pour promouvoir le tourisme et limage du pays, cette structure documente par la vido les dbats diffuss sur les chanes trangres propos de la situation politique locale. Par la suite, les dclarations des opposants sont transcrites au dtail prs. Les rapports qui en dcoulent sont envoys directement lex-prsident et au ministre de la Justice. Des documents devenus ainsi des charges pouvant engendrer des procs en diffamation ou en propagation de fausses nouvelles de nature troubler lordre public. Cest ce procd, qui a t suivi pour jeter Sihem Ben Sedrine en prison aprs son passage sur la chane de TV base Londres El Mustakillah en juin 2001. Cette unit a pour autre tche de slectionner une armada de communicateurs patents de Ben Ali et de les envoyer comme contradicteurs face aux opposants dans les dbats sur Al Jazira, BBC Arabi, El Arabiya, France 24...

Deux femmes dinfluence

La publicit, machine amadouer les ditorialistes dici et dailleursMais le cur de la machine Atce se situe bien dans ce prcieux robinet quest la publicit des entreprises publiques et semi-publiques si vitale pour les journaux. La manne publicitaire, gre directement par le directeur gnral et son daffeur, selon les consignes du palais, a permis de contrler la ligne ditoriale des journaux et des revues publics et privs. De tuer des titres indpendants comme 7 sur 7 de Souhyr Belhassen. Et de dvelopper et dengraisser des publications transgressant toutes les rgles dontologiques, dont certains papiers crits pour porter atteinte lhonneur des activistes des droits de lhomme frisent la pornographie : Al Hadath, Les Annonces, Koll Ennass, Essarih, LObservateur... En France, des revues comme Les Cahiers de lOrient, Arabies, Afrique Asie, Jeune Afrique ont bnfici des largesses- via les abonnements et lachat de milliers dexemplaires distribus sur les vols de la compagnie arienne nationale et dans les administrations et des encarts publicitaires distills par lAtce portant sur Tunis Air, lOffice du Tourisme, la CTN... Rsultat : les dossiers sur la Tunisie et les interviews du couple prsidentiel baignent dans une complaisance de bon aloi et une doucereuse courtoisie. Une courtoisie probablement inspire de laccueil si chaleureux rserv28

* Lire ce propos Tunis Connection : Enqute sur les rseaux franco-tunisiens sous Ben Ali. Lnaig Bredoux et Mathieux Magnaudeix. Ed. Seuil 2012

aux patrons de presse et aux journalistes amis de la Tunisie et de leurs pouses lorsquils sont invits, tous frais compris, (billets davion, chauffeur et voiture, htels, thalasso, excursions, cadeaux) pour des sjours au soleil dans les 5 toiles les plus luxueux du pays... Olfa BELHASSINE* Loi n 18-76 du 7 aot 1990 publie dans le Journal Officiel du 10 aot 1990.

Hors-Srie

55 ans de propagande

La police politique contre les journalistes

Les tortionnaires des mots

Filatures au corps corps, coutes tlphoniques, interceptions du courrier lectronique, intimidations, menaces, violation de la vie prive, agressions... Loffensive de la police politique contre les dissidents parmi les journalistes sest intensifie sous le rgime de Ben Ali. Faits, vrits et tmoignages de deux dcennies de drive rpressive.Mai 2012 29

Dessins de Yassine Ellil

Enqute

J

e me suis souvent cru dans un film. Un thriller. En pleine ville, alors que je traversais tranquillement une rue, un vhicule sans immatriculation fonce sur moi. Il freine brusquement. Trois ou quatre colosses apparaissent. Ils commencent me cogner en hurlant pour la parade : Au voleur! Au voleur!. Et moi je rplique : Vive la Tunisie! A bas Ben Ali!. Les barbouzes, confisquent mon matriel de tournage et mon portable en continuant minsulter et me tabasser dans lentre dun sombre immeuble ou dans un terrain vague o ils mabandonneront sanguinolent, telle une loque humaine.... En tout : sept camras arraches. Et autant de micros. Aymen Rezgui, journaliste la tlvision El Hiwar Ettounssi depuis 2006, lorsque la chane faisait partie du rseau de la rsistance au rgime de Ben Ali et ancien reporter Ettarik El Jadid, a appris quitter son domicile, libre de tout papier didentit, document professionnel, tlphone... Il a galement appris apprivoiser la peur et le sentiment dinscurit : En sortant le matin de chez moi, je ne savais pas quel lot dennuis mattendait au bout : serais-je agress, humili, arrt?. Cest que lhistoire du jeune Aymen avec la police politique remonte lanne 2002. Elle incarne une autopsie au scalpel de lenchanement des intimidations, harclements, chantages, violences morales et physiques, violation de la vie prive, perquisitions, pressions psychologiques et tentatives de rcupration dont font preuve les escadrons de la terreur du ministre de lIntrieur pour neutraliser les voix dissidentes parmi les journalistes...

Derrire une fonction de maintenance, la Direction gnrale des services techniques du ministre de lIntrieur inltre le milieu de la dissidence en installant les micros, les coutes, les systmes dinterception de courrier lectronique, les camras...quant les ambitions personnelles et promettant de confortables situations professionnelles. Les offres demploi pleuvent sur Aymen : Dsires-tu tre recrut TV 7?, Prsenter le JT de 20H?, Partir en mission ltranger?. Devenir un proche conseiller du prsident Carthage!, cest ce que les missaires de Ben Ali proposent, trois reprises, au journaliste Taoufik Ben Brik devenu la bte noire du rgime. Il vient de dfrayer la chronique en Tunisie et ltranger avec ses 44 jours de grve de la faim en 2000, dans le sige du Conseil national pour les liberts en Tunisie, suite la confiscation de son passeport. Aprs mavoir trait comme si jtais un trafiquant de drogue, un dangereux criminel, le Pablo Escobar tunisien une fois en visite chez ma mre jai t mis sous le contrle de 300 flics... ils me laissaient le choix entre la prison et le palais!, tmoigne ce chroniqueur, qui a attaqu frontalement lex-prsident le provoquant, le raillant et le criblant, dans ses articles, coups de surnoms, Zinochet, Ben Avie, Zaba... Or pour ces deux tentatives de rcupration avortes, combien dautres ont russi? Emergent alors des noms qui ont mystrieusement chang de camp : Mezri Hadad, ancien de lAudace, Hachemi Hamdi, le directeur de la chane de tl El Mustakellah et tant dautres encore...

Taoufik Ben Brik : Ils me laissaient le choix entre la prison et le palaisTout a dbut lInstitut de presse et des sciences de linformation o Aymen, tudiant en journalisme, sengage dans les rangs de lUnion gnrale des tudiants tunisiens (Uget). Commencent alors les filatures rapproches, les coutes tlphoniques, la surveillance de son courrier lectronique. Elles sont suivies par des menaces peine dguises. Des camarades, sous le couvert de lamiti viennent le prvenir : Fais attention. Ils sont dangereux!, Laisse tomber, Ils vont te casser!, Ils demandent aprs toi!. Son pre est perscut sur son lieu de travail et au tlphone. Un nouveau vendeur ambulant sinstalle devant chez lui... Ses amis nosent plus sattabler avec lui au caf du coin depuis que ce type ventripotent, le visage moiti mang par de grosses lunettes de soleil, la tte tout le temps enfouie dans un journal, ne le quitte plus dune semelle. Devant lchec des interventions muscles, on brandit une tactique dont lancien rgime sest fait une spcialit. Racheter le ralliement Ben Ali des rsistants les plus farouches en provo30 Hors-Srie

Un dispositif rpressif dune rare violenceMais comment cette nbuleuse nomme police politique, officiellement dmantele par lexministre de lIntrieur Farhat Rajhi en mars 2011 fonctionnait-t-elle? Qui sont ses agents? Et qui est charg de la rpression des journalistes? En fait presquune anne et demie aprs la Rvolution du 17 Dcembre-14 Janvier, lorganigramme du ministre de lIntrieur reste toujours confidentiel. Et si ce bunker de lavenue Bourguiba baigne encore dans les tnbres du silence, nous savons quil ny a jamais eu une structure

55 ans de propagandeadministrative nomme police politique. Ce terme gnrique, probablement emprunt des dictatures de lEurope de lEst, couvre un dispositif rpressif form de plusieurs dpartements et de centaines dhommes dune rare violence. Cest un vritable Etat dans lEtat, insiste le journaliste citoyen Ramzi Bettaieb, alias Winston Smith (personnage principal du prophtique roman dOrwell, 1984, sur le totalitarisme), qui a son actif une longue histoire avec les brigades de la Sret de lEtat (voir encadr). Trois directions reprsentent le fer de lance de cet appareil, qui existe depuis le temps de Bourguiba : la Direction gnrale des services spciaux, la Direction gnrale des services techniques et la Direction des tudes. Derrire un nom, qui pourrait faire penser une fonction de maintenance , dentretien et de stockage de la machinerie du ministre, la Direction gnrale des services techniques cache une structure charge de fournir lexpertise et la logistique ncessaires pour infiltrer le milieu de la dissidence en installant les micros, les coutes, les systmes dinterception de courrier lectronique, les camras... Elle rpond en fait aux demandes spcifiques de la Direction gnrale des services spciaux, qui, elle, collecte les informations fournir en vrac la Direction des tudes, lieu danalyse et de recoupement des donnes sur les personnes. En fin de parcours, les dossiers atterrissent sur les bureaux de la sinistre Direction gnrale de la Sret de lEtat (Dgst), les fameux Amn Eddawla. Tmoignant dans le documentaire Memory at risk* (Au risque de la mmoire), la directrice de Radio Kalima, Sihem Ben Sedrine, lune des journalistes parmi les plus perscutes sous le rgne de lex-prsident, affirme : La direction de la Sret de lEtat, nest que la partie merge de liceberg. Cest lorgane excutif, qui arrte les militants avec la complicit de la police judiciaire, les agresse, les interroge et les torture. La marge de manuvre de cet appareil, dans son ensemble, est trs grande. Illimite. Ses moyens et pouvoirs dpassent de loin ceux des autres corps de police. Aymen Rezgui confirme : Ils tentranent dans un poste de police, adoptant un ton autoritaire avec les agents pour exiger quon leur libre un bureau. On sent tout de suite les petits policiers indisposs et impuissants devant lintrusion dans leurs locaux de ce corps qui les commande avec autant darrogance. Souhayr Belhassen, journaliste et prsidente de la Fdration internationale des droits de lhomme, exile Paris, crivait en 2004 : La terreur est institutionnalise. Jamais lappareil scuritaire et policier ne sest autant dvelopp, na t aussi efficace et na dpendu aussi fortement de la Prsidence de la Rpublique. **

Ramzi Bettaieb, alias Winston Smith

Chronique des annes de prisonInformaticien de carrire, Ramzi Bettaieb, la quarantaine, naurait jamais pens devenir un jour journaliste. Sans le vouloir, les hommes de la Sret de lEtat lont pouss intgrer ce mtier pour tmoigner des conditions de dtention dans les geles de Ben Ali, de la torture qui se poursuit mme aprs la condamnation de lourdes peines demprisonnement. Et au traitement inhumain rserv aux prisonniers dopinion, qui nont jamais t reconnus comme tels sous lancien rgime. Ramzi est arrt en automne 2005, devant ses clients lintrieur de son publinet au Kram, au moment de lorganisation en Tunisie du Sommet mondial sur la socit de linformation (Smsi). Il fut incrimin davoir menac volontairement la scurit de lEtat et condamn deux ans et demi de prison. Son tort? Jai refus de livrer le mot de passe de mon publinet aux agents du renseignement du ministre de lIntrieur et des ingnieurs de lAgence tunisienne dInternet (ATI). Cet identifiant leur aurait permis daccder la messagerie lectronique de tous mes amis. De la prison du 9 Avril, celle de Borj El Amri (il est jet dans la cellule occupe par feu Zouher Yahiaoui, cyberdissident, durement tortur et dcd en mars 2005) puis Borj Erroumi, le jeune homme est initi par les militants du mouvement Ennahdha un judicieux jeu dcriture clandestine. Jeffeuillais les papiers mouchoirs sur lesquels je notais mes chroniques ordinaires de la torture et de lhumiliation que je subissais au quotidien. Grce mes amis dtenus de droit commun, jai publi mes articles dans Tunis News puis dans le blog collectif Nawaat. Le support que je condensais de mes mots tait imperceptible la fouille. Dans cet univers carcral sous contrle continu, orwellien comme pas possible, il prend pour pseudonyme, Winston Smith, le nom de lanti-hros de Georges Orwell dans son roman sur le totalitarisme, 1984. Aujourdhui, Ramzi Bettaieb est journaliste dinvestigation. Sa spcialit ? La police politique !

La machine du mouchardage organis se ramifie sous Ben AliCes quipes spciales du ministre de lIntrieur sont polyvalentes. Elles mettent dans le mme sac avocats, activistes des droits de lhomme, leaders de partis de lopposition et journalistes. Tous sont taxs d ennemis de la patrie. Dans plusieurs postes de police situs de Bizerte Ben Guerdane, une affiche, vue par Aymen Rezgui et plusieurs de ses amis, listant avec leurs portraits les ttes Wanted, mettait cte cte Mokhtar Trifi, Sihem Ben Sedrine, Ahmed Nejib Chabbi, Sofiene Chourabi, Radhia Nasraoui, Taoufik Ben Brik, Hama Hammami, Om Zied... En fait ds quun journaliste dissident se dplace lintrieur ou mme lextrieur du pays, tout agent des forces de scurit, de la douane et mme de la Garde nationale peut se transformer, en vertu dinstructions, en policier politique. A laroport, nous tions rpertoris sous le code 6. Ds que ce code sallume, bonjour les ennuis...,Mai 2012 31

Enqutesoutient Matre Mokhtar Trifi, ancien prsident de la Ligue tunisienne des droits de lhomme et avocat de tous les journalistes victimes de loppression sous la dictature. Et sil y a une marque de fabrique propre lpoque de Ben Ali, un homme qui lorigine provenait des renseignements, cest bien davoir ramifi linfini le champ de la machine du mouchardage organis. Il sest appuy en cela sur le citoyen lambda, les comits de quartier, les petits commerants, les gardiens de parking, les pseudos intellectuels, les universitaires, les cadres administratifs, les indics du RCD, le personnel consulaire, certains cameramen de la tl... Les rdactions de journaux publics et privs ont t infiltres de lintrieur par des journalistes collabos, qui loin de cacher leurs relations avec Amn Eddawla en faisaient un motif dhonneur et de fiert! Tout le monde sest mis espionner tout le monde. Leur objectif? Mokhtar Trifi en est totalement persuad : Plus que la protection du systme en place, ils voulaient que la peur devienne une seconde peau chez nous. Que le lien social incarn par la parole spontane et libre soit rompu.... Le 7 mars 2011, Farhat Rajhi annonait sur les ondes de Radio-Mosaque FM la suppression de la DGST. Et lintgration de ses brigades dans les services financiers et ceux en relation avec laction sociale du ministre (sic!). La plus grande intox du sicle!, sourit Krim Bouzouita, chercheur-universitaire, spcialiste en dissidence et contre culture et co-ralisteur de Memory at risk. Aujourdhui encore, Taoufik Ben Brik assure tre suivi : Nous te protgeons, le rassure-t-on du ct des hauts cadres du ministre... Le tlphone dAymen est toujou