La politique pénale, l'idéologie anti-sécuritaire et le libéralisme

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N°03 © Octobre 2013 TRIBUNE LIBRE Alain Wolfelsperger a été professeur d’économie publique internationale au sein du programme doctorat de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est l’auteur de nombreuses publications sur l’analyse économique de la politique et sur la philosophie économique. Ses travaux actuels portent en particulier sur le libéralisme. Édité par l’Institut pour la Justice Association loi 1901 Contacts : 01 70 38 24 07 [email protected] La politique pénale, l’idéologie anti-sécuritaire et le libéralisme Alain Wolfelsperger économiste, a été professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris.

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N°03 © Octobre 2013

TribuNe libre

Alain Wolfelsperger a été professeur d’économie publique internationale au sein du programme doctorat de l’institut d’Études Politiques de Paris. il est l’auteur de nombreuses publications sur l’analyse économique de la politique et sur la philosophie économique. Ses travaux actuels portent en particulier sur le libéralisme.

Édité par l’Institut pour la JusticeAssociation loi 1901Contacts : 01 70 38 24 [email protected]

La politique pénale, l’idéologie anti-sécuritaire

et le libéralisme Alain Wolfelsperger

économiste, a été professeur à l’institut d’Études Politiques de Paris.

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IntroductIonL’égalitarisme ne suffit plus à caractériser l’essentiel de l’idéologie de

la majorité des intellectuels qui perpétuent la tradition « progressiste » à notre époque. Par suite des leçons qu’ils ont tirées de l’expérience du communisme, ils proclament de plus en plus hautement leur attachement à la liberté ou, comme ils préfèrent souvent dire, aux libertés ainsi qu’aux « droits de l’homme » traditionnels, notamment, en France, sous la forme volontiers sacralisée de la Déclaration de 1789. Dans cette mesure et à première vue, il ne semble pas impossible de considérer qu’ils sont devenus proches d’un certain libéralisme et c’est bien ce que certains revendiquent en qualifiant alors celui-ci de « classique » par contraste avec sa déformation perverse que serait le « néolibéralisme » devenu, selon eux, l’idéologie dominante dans nos sociétés. Alors qu’ils jugent le libéralisme classique plus ou moins récupérable en raison surtout de la place prééminente qu’il accorde à la liberté politique, ce « néolibéralisme » aurait le défaut essentiel de n’être qu’un économisme, ce qui signifie que, sous couvert de réduire au maximum les interventions économiques de l’État à des fins d’efficacité, il vise, en fait, à transformer complètement le monde dans lequel nous vivons en une pure et simple société de marché dont les principes de base leur répugnent profondément.

une autre manière, pour eux, de réhabiliter, au moins partiellement, le libéralisme classique consiste à mettre l’accent sur sa dimension dite « culturelle » ou « sociétale ». en témoigne l’appui résolu qu’ils donnent à des causes comme l’adaptation des lois à la libéralisation des mœurs, l’ouverture sans restrictions des frontières à tous les étrangers ou la lutte contre ce qui peut passer pour une manifestation de racisme, de xénophobie ou d’hostilité à l’égard de certaines religions. Dans ce genre de cas, c’est le principe que tous les hommes doivent jouir pleinement de leurs droits les plus fondamentaux, comme la liberté de conscience, la liberté d’aller et venir, etc., qui est le plus souvent invoqué pour exiger de l’État qu’il modifie (ou qu’il fasse plus strictement appliquer) la législation en vigueur.

Je me propose d’examiner ici une autre de ces grandes causes « sociétales » défendues à l’aide d’arguments d’une nature libérale par ceux qui se présentent volontiers, par ailleurs, comme totalement opposés au « néolibéralisme » : la critique de la place prise par le problème de l’insécurité parmi les débats actuels de société et du type de politique souvent choisi par l’État pour le traiter. les thèses soutenues à ce sujet sont que l’augmentation de l’insécurité dans la société n’est nullement démontrée, qu’on donne alors une importance très exagérée à ce problème au risque de détourner l’attention des véritables difficultés que traverse le pays et de « faire le jeu de l’extrême droite » et que, de toute façon, le « tout-répressif » en matière pénale est la pire des réponses à lui apporter. Toute opinion contraire ou seulement plus nuancée est disqualifiée comme le produit d’une « idéologie sécuritaire » dans un sens péjoratif des deux mots ainsi réunis. la raison principale avancée pour critiquer la politique pénale « sécuritaire » de l’État est qu’elle porte gravement atteinte aux droits de l’homme et que le pire est pour demain quand on considère l’usage sans cesse croissant que la police fait de certains moyens d’action particulièrement dangereux à cet égard. À coups d’allusions répétitives à 1984 et au Big Brother, il s’agit finalement de nous convaincre que ce n’est rien de moins que l’instauration d’un régime tyrannique et

La raison principale avancée pour critiquer la politique pénale « sécuritaire » de l’État est qu’elle porte gravement atteinte aux droits de l’homme[...]

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même totalitaire qui se mettrait peu à peu insidieusement en place. le catastrophisme systématique quant au fond et l’usage courant de l’hyperbole quant à la forme sont, en effet, les caractéristiques des écrits reflétant une pensée que, dans un souci d’équité et de symétrie, je désignerai désormais sous le nom d’idéologie anti-sécuritaire, même lorsque leurs auteurs prétendent se prononcer en tant que spécialistes professionnellement compétents du domaine (chercheurs en sciences sociales ou juristes) plutôt que comme les défenseurs avoués d’une certaine cause. Des expressions comme « terreur sécuritaire » (à la manière du sociologue Jean baudrillart dans Le Monde du 3 novembre 2001), « l’horreur sécuritaire » (titre du livre de l’avocat Jean-Marc Fédida [2006]), « la frénésie sécuritaire » (titre d’un ouvrage publié sous la direction du sociologue Jean-Louis Mucchielli [2008]) ou « la rage sécuritaire » (titre du livre de l’avocat Christian Charrière–Bournazel [2011]) sont ainsi très significatives de l’objectif poursuivi par les auteurs et de leur état d’esprit général à ce sujet.1

À condition de passer sur les excès de cette rhétorique apocalyptique et sur les motivations inavouées de ceux qui s’en servent, on peut imaginer qu’un libéral, c’est-à-dire quelqu’un qui se désigne ainsi lui-même (mais que ses adversaires préfèreront traiter d’« ultralibéral » ou de « néolibéral »), soit plutôt porté à sympathiser avec la position de fond qui est ainsi défendue puisqu’elle est ostensiblement inspirée, dans son principe, par la volonté d’empêcher l’État d’abuser de son pouvoir et de s’arroger de nouvelles prérogatives dans la société. On peut alors se demander si ce libéral ne devrait pas reprendre à son compte les principaux arguments anti-sécuritaires sans s’inquiéter du fait que ceux qui les diffusent ne verront sans doute en lui qu’un très inattendu et très suspect allié.2

la réponse que je veux apporter ici à cette question est qu’une telle attitude est à rejeter parce qu’elle ne peut pas être théoriquement justifiée de manière satisfaisante. Sans avoir à élucider les éventuelles arrière-pensées des idéologues anti-sécuritaires mais en examinant seulement la cohérence logique de leurs analyses, il apparaît, en effet, clairement que, malgré certaines apparences et contrairement à leurs allégations, les principaux arguments qu’ils avancent ne peuvent pas être correctement déduits des principes fondamentaux du libéralisme convenablement compris, qu’il soit ou non de l’espèce dite « classique ».

Pour le démontrer, j’examinerai comment l’idéologie anti-sécuritaire contredit formellement la doctrine libérale en créant une opposition radicale entre la sécurité et la liberté qui n’a pas de fondement rigoureux, en repoussant systématiquement les victimes à l’arrière-plan de la scène judiciaire, en ne traitant pas toutes les catégories de délinquants de manière impartiale et en élevant le « respect de la vie privée » à la dignité d’une liberté fondamentale sans faire état des conditions nécessaires à propos des mesures dites de surveillance de la population. Avant de conclure, j’expliquerai pourquoi la critique typiquement anti-sécuritaire du rôle jugé excessif attribué à la peine de prison ne peut pas non plus recevoir une justification libérale de principe.

1 il est amusant d’observer que celle d’« hystérie sécuritaire » qui était presque un lieu commun à ce sujet dans le milieu concerné il y a une dizaine d’années a fortement perdu de sa popularité depuis que l’on s’est aperçu qu’elle n’était pas « politiquement correcte » d’un point de vue féministe.

2 le « néolibéralisme », en tant qu’« idéologie dominante » à notre époque, étant responsable, à leurs yeux, de tout ce qui leur déplait dans le fonctionnement actuel de la société, il va de soi que la politique « sécuritaire » de l’État ne peut que lui être imputée (cf., par exemple, Garapon [2010]). C’est ce qui explique aussi que Jérôme Vidal [2008] va jusqu’à faire état de l’existence d’un « libéralisme sécuritaire » dans le titre même de son livre.

Le catastrophisme systématique quant au fond et l’usage courant de l’hyperbole quant à

la forme sont, en effet, les caractéristiques des écrits

reflétant une pensée que, dans un souci

d’équité et de symétrie, je désignerai désormais sous le nom d’idéologie

anti-sécuritaire.

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SÉcurItÉ ou LIbertÉ : un fAux dILemmel’un des premiers articles de foi des tenants de l’idéologie anti-

sécuritaire est que liberté et sécurité (des personnes et des biens) sont essentiellement antinomiques quand l’État cherche à assurer la seconde par les moyens « répressifs » habituels. bien plus, les deux concepts se situent, pour eux, à des niveaux de signification complètement différents, la liberté étant une valeur fondamentale sacrée alors que la sécurité ne serait qu’un élément du bien-être matériel des individus dont le besoin est seulement affaire d’appréciation personnelle et risque souvent d’être surestimé quand on confond insécurité et « sentiment d’insécurité ». Mettre liberté et sécurité sur le même plan et, à plus forte raison, vouloir les identifier reviendraient donc à commettre une grave confusion d’un point de vue aussi bien philosophique que politique. Que la sécurité des citoyens soit plus ou moins assurée dans les faits n’aurait donc aucun impact sur la liberté dont ils peuvent jouir.

C’est, par exemple, ce que robert badinter soutient dans le journal Le Monde (28 janvier 2004). Usant d’un argument qui sera souvent repris par les auteurs anti-sécuritaires par la suite,3 il s’appuie uniquement sur le fait que le mot « sécurité » n’apparaît nulle part dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. D’après l’article ii de celle-ci, en effet, les droits « naturels et imprescriptibles de l’homme » sont « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Or, affirme péremptoirement Badinter, la sûreté, contrairement à ce que croient les ignorants (ou veulent faire croire des gens mal intentionnés), n’est pas la même chose que la sécurité. elle ne doit être comprise que comme « l’assurance, pour le citoyen, que le pouvoir de l’État ne s’exercera pas sur lui de façon arbitraire et excessive ».4 elle ne concerne donc en rien les infractions à la loi dont le même citoyen peut être victime de la part de personnes agissant à titre purement « privé ». Cela ne signifie évidemment pas qu’il ne doit pas être protégé contre celles-ci mais que, dans la mesure où des restrictions aux droits individuels résultent de l’intervention de l’Etat à cette fin, il faut trouver un « point d’équilibre », c’est-à-dire le meilleur compromis possible, entre une aspiration à la liberté et un désir de sécurité qui sont essentiellement incompatibles.

Dans cette perspective, les principales limites apportées à l’exercice des droits des citoyens sont celles qui concernent les délinquants. Compte tenu de la nature des peines habituelles prévues pour sanctionner leurs infractions, ils seront, en effet, contraints de renoncer à l’usage de certaines de leurs libertés. On peut alors penser que

3 Voir, par exemple, Denis Colin [2011], p. 95, Denis Salas [2012], p. 100 ou Nicolas bourgoin [2013], p. 192-193.

4 J’ignore si cette interprétation du sens de ce mot est confirmée par les historiens (à l’opinion desquels badinter ne fait, d’ailleurs, aucune référence). J’observe cependant que, dans la langue du XVIIIe siècle, « sûreté » avait la même signification générale à propos de la délinquance dont les citoyens peuvent être victimes que « sécurité » aujourd’hui. C’est ce que l’on peut, par exemple, vérifier aisément en se référant à une autorité aussi indiscutable en la matière que Montesquieu [1748] (XII-4). Sûreté et sécurité viennent, d’ailleurs, du même mot latin (securitas), le second terme étant, à cette époque, le doublet savant du premier qui ne deviendra d’usage courant que beaucoup plus tard. il est, de plus, remarquable que, si la variante de la Déclaration des droits de l’homme figurant dans la constitution de l’an I (qui n’est donc que de quatre ans postérieure à celle de 1789), reconnaît aussi la « sûreté » comme un droit « naturel et imprescriptible » dans son article ii, ses auteurs, contrairement aux constituants de 1789, ont pris le soin de la définir, dans l’article VIII, comme « la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses biens ». Or, il n’est aucunement précisé que seuls les éventuels abus de l’État à cet égard sont ainsi visés. Peut-on vraiment croire, pour donner raison à badinter, que c’est parce que cela allait de soi ?

L’un des premiers articles de foi des tenants de l’idéologie anti-sécuritaire est que liberté et sécurité (des personnes et des biens) sont essentiellement antinomiques quand l’État cherche à assurer la seconde par les moyens « répressifs » habituels.

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c’est au nom de leurs convictions libérales que les idéologues anti-sécuritaires vont être systématiquement en faveur de la « prévention » et contre la « répression » en matière de politique de sécurité. Cette position peut, de plus, être justifiée par le souci de protéger les autres citoyens n’ayant pas commis d’infractions contre les atteintes à leurs libertés risquant de résulter de certaines des mesures prises par l’État pour dissuader, rechercher et appréhender les délinquants à des fins punitives.

Mais je laisse provisoirement de côté ces deux aspects du sujet sur lesquels je reviendrai. Je m’intéresse dans celle-ci au sort non de ceux qui subissent les effets de la politique « sécuritaire » de l’État mais des victimes des infractions à la loi pénale qui sont sa raison d’être. N’ont-elles pas subi de graves violations de leurs droits quand elles ont été, par exemple, agressées physiquement et/ou dépouillées d’une partie de leurs biens ? l’insécurité dont elles ont concrètement fait l’expérience à cette occasion n’est-elle pas également une atteinte caractérisée à leur liberté ? badinter, dans le même texte, répond catégoriquement non à ces questions et prétend même qu’on introduit « la confusion » dans les esprits en faisant de la sécurité « la première des libertés ». Ainsi, pour lui comme pour tous les idéologues anti-sécuritaires et contre tout bon sens, la peine de prison qui, par hypothèse (assez irréaliste, mais peu importe), serait infligée aux employés d’une entreprise ayant séquestré leur patron dans le cadre d’une action revendicative réduirait leur liberté alors que celle de ce patron pendant la durée de sa séquestration n’aurait été en rien affectée. la clé de ce mystère se trouve dans un présupposé tellement ancré dans leur esprit qu’ils ne songent même pas à argumenter en sa faveur : seul l’État peut violer les droits fondamentaux de tous, alors que les membres de la société commettant des infractions à titre « privé » ne sont que des sources de désagréments plus ou moins graves pour leurs concitoyens.

il est très facile de voir que cette idée n’est pas compatible avec les définitions les plus généralement admises de la liberté. À commencer par celle qu’on appelle « positive » et qui est parfois dite « de gauche » : être libre c’est pouvoir faire ce que l’on est en droit de faire en comprenant « pouvoir » au sens d’« avoir les moyens, notamment matériels, de ». Cette incompatibilité est encore plus claire avec la définition « négative » de la liberté comme absence de coercition. Dans les deux cas, il est patent que l’auteur d’une infraction relative aux biens ou à la personne d’autrui a empêché celui-ci de faire ce qu’il pouvait légitimement faire et qu’il a donc attenté à sa liberté.

On peut parvenir au même résultat en raisonnant en termes de droit. Selon une définition classique, affirmer qu’un individu X a le droit de faire l’action A signifie (1) que X n’a pas le devoir de ne pas faire A et (2) que toute autre personne (et pas seulement les agents de l’État) a le devoir de ne pas empêcher X de faire A. Or c’est précisément ce devoir que ne remplit pas, par exemple, l’auteur d’un vol qui, sous la menace d’une arme et donc sans l’accord de sa victime, prive celle-ci de la possession et de l’usage de certains de ses biens.

il faut reconnaître que ces simples rappels du sens habituel des mots employés dans ce débat n’impliquent pas que sécurité est, à proprement parler, synonyme de liberté. Telle qu’elle est en cause dans ce contexte et pour être tout à fait rigoureux, on pourrait la définir comme le degré d’assurance (subjectif ou objectif) qu’un individu a

On peut alors penser que c’est au nom

de leurs convictions libérales que les idéologues anti-

sécuritaires vont être systématiquement

en faveur de la « prévention » et contre

la « répression » en matière de politique de

sécurité.

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que sa liberté sera respectée dans les faits, c’est-à-dire que le droit qu’il a de faire l’usage qui lui convient de sa personne et de ses biens dans le respect du même droit pour les autres et conformément à l’état de la législation ne sera pas violé par qui que se soit, agent de l’État ou non. en d’autres termes, invoquer le besoin de sécurité des citoyens revient à se soucier de la portée effective des droits qui leur sont reconnus telle qu’elle est déterminée soit par l’inclination des autres à remplir spontanément leur devoir corrélatif de ces droits soit par l’intervention de la police et de la justice pour les y inciter par des sanctions. On voit ainsi que la sécurité n’est effectivement pas « la première des libertés » mais elle en est la pré-condition essentielle, en ce sens que, en son absence, ces libertés seraient parfaitement illusoires. C’est la raison pour laquelle la liberté et la sécurité sont à la fois distinctes en théorie mais indissociables en pratique. Se soucier d’un manque de sécurité dans telles ou telles circonstances c’est, en même temps, s’inquiéter de voir sa liberté menacée.

[...] la sécurité n’est effectivement pas la « première des libertés » mais elle en est la pré-condition essentielle, en ce sens que, en son absence, ces libertés seraient parfaitement illusoires.

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LA peIne encourue pAr un dÉLInquAnt eSt LA SAnctIon de LA vIoLAtIon deS droItS de LA vIctIme AvAnt d’être ceLLe d’une InfrActIon à LA LoI

la volonté explicite de maintenir les victimes en dehors du débat sur la politique de l’État dans ce domaine et de limiter au maximum, par principe (au pénal), la prise en compte de leurs intérêts et de leurs droits est un trait caractéristique de l’idéologie anti-sécuritaire.5 Mais elle est également au cœur de la plupart des théories classiques de la sanction pénale et est partagée par la grande majorité des juristes qui, par suite de leur « dogmatisme pénal », comme dit Bébin [2013] (chap. 8), estiment que « les principes fondamentaux du droit», c’est-à-dire ce qui a « toujours » été jugé comme tels par la doctrine, sont strictement intangibles jusqu’à la fin des temps. Or l’un de ces principes veut que ce ne soit pas au nom des victimes que les magistrats rendent la justice mais au nom de la société, c’est-à-dire de l’État qui en est le seul représentant autorisé. le fait qu’une personne ait été lésée par une autre est seulement une occasion saisie par l’État de remplir sa mission fondamentale qui est de faire respecter « la loi » sans que le souci des droits de la victime soit essentiel par lui-même. le magistrat intervient comme défenseur de l’« ordre » dans la société en tant qu’agent de l’État et uniquement à ce titre, c’est-à-dire pour faire cesser le scandale qu’est, en première analyse, la contestation par les délinquants du monopole de la contrainte légitime que, par définition, l’État revendique pour lui. C’est la raison théorique pour laquelle tout projet de modification de la loi pénale pour accorder plus de considération aux victimes au cours de la procédure judiciaire rencontre toujours la ferme opposition des idéologues anti-sécuritaires.

Si, d’un point de vue pratique aussi, ceux-ci mettent tant en garde contre le « populisme pénal » et l’« idéologie victimaire » (Salas [2005]) qui séviraient à ce sujet, c’est non seulement parce qu’il peut en résulter un dangereuse tendance à, comme ils disent, « sacraliser la parole des victimes » pendant l’instruction mais aussi parce que la sérénité de la justice en serait troublée et que des jugements plus punitifs risqueraient d’être rendus sous l’influence d’un détestable esprit de vengeance.6 Un autre argument plus original est aussi avancé par Antoine Garapon [2010]. De cette manière, selon lui, on créerait artificiellement « une opposition binaire des victimes et des agresseurs comme s’ils étaient de nature différente », ce qui « ne peut que diviser une société, la cliver davantage [au risque de] générer une peur profonde ». Or, poursuit-il, « cette séparation radicale est une abstraction dangereuse». Pourquoi ? Parce que « nous pouvons tous nous retrouver d’un côté ou de l’autre de la barre » (p. 98, c’est moi qui souligne). Ainsi, pour échapper à la « démagogie sécuritaire » en matière pénale en même temps que pour maintenir la cohésion sociale, l’idéal serait que toute victime, par

5 L’importance croissante qu’elle tend à donner à l’idée de « justice restauratrice » (voir Salas [2012]) n’est pas la preuve d’une certaine évolution en sens opposé. il semble qu’elle exprime le désir plus de « réconcilier » le délinquant et sa victime que d’accorder à cette dernière un plus grand rôle dans le fonctionnement du système judiciaire, au point, d’après Xavier bébin [2013], qu’elle peut aller jusqu’à vouloir mettre sur le même plan la souffrance des victimes et celle des délinquants, puisque ces derniers, à leur manière, ne sont aussi finalement que des victimes (p. 178-179). C’est, d’ailleurs, un raisonnement quelque peu utilitariste qui surprend chez ces farouches adversaires de tout utilitarisme que sont, en général, les idéologues anti-sécuritaires.

6 C’est l’insinuation qui paraît habituellement suffisante pour faire taire les victimes qui auraient l’impudence de vouloir faire entendre leur voix. Michel Erman [2012], dans son intéressante réévaluation de cette passion ordinaire, rappelle cependant que le verbe « venger » vient du latin vindicare qui veut dire « réclamer justice ».

La volonté explicite de maintenir les victimes

en dehors du débat sur la politique de l’État dans ce domaine et de

limiter au maximum, par principe (au pénal),

la prise en compte de leurs intérêts et

de leurs droits est un trait caractéristique de l’idéologie anti-

sécuritaire.

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exemple d’une agression, au lieu de se lamenter et de se laisser aller à de vaines récriminations contre l’auteur de celle-ci, se persuade qu’elle aurait très bien pu en commettre une elle-même !7 en d’autres termes et plus généralement, par un renversement complet de perspective, le devoir des soi-disant « honnêtes gens » est de s’imaginer systématiquement à la place des justiciables et non des victimes. S’ils y parvenaient, ils cesseraient, de plus, de se tourmenter stupidement à propos du risque que leur maison soit cambriolée ou que leurs enfants soient agressés dans la rue. ils se préoccuperaient seulement, en tant qu’auteurs virtuels de ce genre d’infractions à l’égard d’autrui, des inconvénients pour eux d’être, par voie de conséquence, arrêtés par la police et de faire un séjour en prison. Ainsi le pseudo-problème de l’insécurité serait définitivement chassé des esprits et n’y subsisterait plus que le « vrai » problème, celui des excès de la « répression » policière et judiciaire. Ce serait le rêve anti-sécuritaire devenu enfin réalité.

Pour mettre en doute le caractère authentiquement libéral du curieux « humanisme hémiplégique » (Bébin [2013], p. 157) qui semble correspondre à cette conception de la justice pénale, il suffit d’admettre la pertinence d’une idée élémentaire sur laquelle les libéraux de toute tendance seraient sans doute d’accord. Cette idée est que, s’il est justifié que l’Etat intervienne en matière de justice et de police, ce n’est certainement pas parce qu’il est lui-même seul ou principalement concerné par les infractions commises ou susceptibles de l’être. les victimes le sont beaucoup plus que lui. Comme le rappelle barnett [1977] : « C’est, d’une certaine manière, conforme au sens commun en matière de délinquance. Le voleur à main armée a volé la victime et non pas la société » (p. 489, c’est l’auteur qui souligne).8 et c’est précisément parce qu’ils sont conscients que cette évidence est conforme à l’intuition du commun des mortels que les idéologues anti-sécuritaires sont amenés à être d’autant plus péremptoires et catégoriques dans la manière d’affirmer leur position anti-victimaire. Sans préconiser un système de justice privée (à l’exception des anarcho-capitalistes), les libéraux estiment seulement que les citoyens, précisément parce qu’ils se sentent spontanément solidaires des victimes, ont collectivement décidé (en raisonnant en termes de contrat social hypothétique) ou non (en supposant l’existence d’un processus de main invisible à la Nozick [1974]) de recourir à l’etat non pour qu’il se substitue intégralement à eux mais pour qu’il les aide à réaliser la finalité essentielle des institutions de la justice et de la police : rétablir autant que possible les victimes des infractions dans leurs droits et en faire payer le prix aux délinquants avec la garantie d’un maximum de neutralité et de rigueur professionnelle dans le traitement des affaires.

7 Xavier bébin [2013] cite une publication de l’administration pénitentiaire qui, dans le même esprit, signale que l’avantage de la « justice restauratrice » (au sens indiqué dans la note 5) est que les rencontres entre délinquants et victimes permettent aux secondes de mieux prendre conscience de leur propre « part d’ombre » et de la « chance qu’elles avaient eue pour ne pas basculer, à certaines occasions, dans le passage à l’acte » (p. 179).

8 en d’autres termes, l’opinion du théoricien raisonnant à partir des principes du libéralisme est fondamentalement la même que celle de l’homme de la rue doté de son seul bon sens. il faut, de plus, noter que la réaction instinctive de ce dernier en matière pénale est conforme au principe de réciprocité (de même qu’il faut rendre le bien pour le bien, il faut rendre le mal pour le mal, autrement dit sanctionner tout manquement à la règle) dont nos modernes réformateurs sociaux chantent toujours les louanges mais dans une version réduite à sa première composante de peur que la référence à la seconde ne soit que la traduction d’un vulgaire et intolérable désir de vengeance. De plus, si ce même homme de la rue est souvent porté à exiger une punition sévère pour l’auteur d’un crime particulièrement horrible, c’est parce qu’il partage spontanément la souffrance de la victime ou la douleur de ses proches, autrement dit parce qu’il fonctionne à l’« empathie » à leur égard. Or c’est justement une disposition psychologique dont la nouvelle critique morale de l’économie de marché fait le plus grand cas (voir Wolfelsperger [2013]). Mais, en l’occurrence, d’un point de vue anti-sécuritaire, cette empathie est mal orientée. Ce sont les délinquants et non les victimes qui devraient en bénéficier.

[...] s’il est justifié que l’État intervienne en matière de justice et de police, ce n’est certainement pas parce qu’il est lui-même seul ou principalement concerné par les infractions commises ou susceptibles de l’être. Les victimes le sont beaucoup plus que lui.

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« touS LeS dÉLInquAntS Sont ÉgAux (en humAnItÉ) mAIS certAInS Sont moInS ÉgAux que d’AutreS » comme SLogAn AntI-SÉcurItAIre ImpLIcIte

Cette nouvelle incohérence dans la position libérale affichée par les auteurs anti-sécuritaires est plus difficile à mettre en évidence car, contrairement à ce qui était le cas pour la précédente, le problème qui est à son origine n’est pas théorisé ni même évoqué explicitement par eux. Pour la comprendre il faut, d’abord, rappeler les trois propositions de base de leur idéologie : (1) L’augmentation de l’insécurité dans la société est un mythe et l’inquiétude populaire à ce sujet est toujours excessive ; (2) de toute façon, ceux qui semblent en être responsables ne sont pas vraiment coupables parce que le phénomène est intégralement explicable par des causes économiques et sociales qui les excusent ; (3) dans la mesure, enfin, où il faut quand même prendre des mesures dans ce domaine, la « répression » est toujours pire que la « prévention » car elle est inefficace et attentatoire aux libertés de tous, délinquants ou non. intéressons-nous maintenant à certaines situations génératrices d’insécurité, qui n’ont rien d’exceptionnel à l’heure actuelle, comme les violations du code du travail par les entreprises,9 les violences gratuites contre des Arabes, des Noirs ou des homosexuels, les vitesses excessives des voitures, les conduites en état d’ivresse et autres infractions au code de la route mettant en danger la vie d’autrui, les « bavures » commises par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions ou les crimes d’autodéfense. Demandons-nous alors s’il y a la moindre chance qu’un idéologue anti-sécuritaire utilise telle ou telle de ces transgressions de la loi pour illustrer les trois propositions mentionnées plus haut. la réponse est évidemment négative. Comment croire un seul instant que ce juriste ou ce sociologue soit disposé à nous expliquer en détail qu’on exagère beaucoup le nombre et la gravité des faits de ce genre à notre époque, qu’il ne faut surtout pas céder à un « fantasme sécuritaire » à leur sujet, que ceux qui les commettent, étant eux-mêmes victimes du système économique et social, méritent la plus grande compréhension et qu’il faut, en particulier, tout faire pour leur éviter une peine de prison ?

Évidemment le fait que certaines réalités ne soient pas mentionnées dans certains textes peut toujours être attribué à un pur hasard dû à l’impossibilité d’être exhaustif et non à un choix délibéré. il est néanmoins remarquable que, dans son examen minutieux de la délinquance et de la politique pénale depuis 1976, bourgoin [2013] ne mentionne aucune de ces infractions et, s’il est

9 les infractions de ce type semblent être hors sujet ici puisqu’elles ne concernent pas la sécurité des biens et des personnes. Si je les mentionne, c’est parce que certains idéologues anti-sécuritaires (comme Bourgoin [2013], p. 9) aiment insister sur la gravité de ce qu’ils appellent métaphoriquement l’« insécurité sociale » et la « violence patronale » quand on leur parle d’insécurité et de violence au sens propre et courant de ces termes. Au moyen de ces artifices rhétoriques, ils cherchent à minimiser l’importance réelle des risques dus à la délinquance ordinaire dans la société pour mieux en détourner l’attention. D’où une curieuse ambiguïté dans leur discours : d’un côté, ils considèrent que l’insécurité est, en général, un mot à mettre systématiquement entre des guillemets dubitatifs mais, de l’autre, elle redevient un authentique problème et ces guillemets disparaissent quand il s’agit de certains aspects du fonctionnement du marché du travail. De même, ils donnent une extension variable au concept de violence selon les faits auxquels il est appliqué : tantôt, pour eux, la violence, entendue comme purement physique, est en voie de diminution constante, tantôt, dans une acception large du terme, ils s’efforcent, au contraire, de dévoiler sa présence croissante partout (sauf là où tout le monde croit en voir !).

Cette nouvelle incohérence dans la position libérale

affichée par les auteurs anti-sécuritaires est

plus difficile à mettre en évidence car,

contrairement à ce qui était le cas pour

la précédente, le problème qui est à son

origine n’est pas théorisé ni même évoqué

explicitement par eux.

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vrai que Mucchielli [2011] consacre un chapitre à quelques unes d’entre elles, c’est uniquement pour s’indigner que, dans ces cas, il arrive que les tribunaux ne soient pas assez « répressifs », du fait, selon lui, que c’est une « justice de classe » qui est souvent rendue quand ce sont des « riches » qui sont coupables. Mais il arrive aussi que certains magistrats prennent des décisions qui semblent refléter une partialité en sens inverse, c’est-à-dire conforme au préjugé anti-sécuritaire qui m’intéresse ici. Peyrat [2005] (p. 110) constate ainsi que, pendant l’année 2003, près de la moitié des affaires de vols simples complètement élucidées (il n’existait aucun doute ni sur la matérialité des faits ni sur l’identité des auteurs) ont été classées sans suite par les grands tribunaux d’ile-de-France alors que presque tous les délits routiers ont fait l’objet de poursuites.

la discordance entre l’attitude des idéologues anti-sécuritaire à l’égard de ces formes particulières de délinquance et celle qu’ils adoptent en général est étrange. Tout se passe comme s’il y avait, pour eux, deux catégories de délinquants : les « normaux » et les autres. C’est aux premiers et à eux seuls que sont applicables les raisonnements qu’ils tiennent à propos de l’insécurité et de la politique pénale. Quant aux autres délinquants que j’appellerai « anormaux », ils semblent avoir oublié complètement leur existence sauf quand on ne leur a pas infligé la sanction qu’ils méritaient, ce qui signifie toujours, en ce qui les concerne et contrairement aux autres, que celle-ci a été trop douce. il est donc apparemment permis de penser, par exception, que l’insécurité à l’origine de laquelle ils se trouvent est bien réelle et que la politique pénale les concernant ne risque pas de pécher par excès de sévérité.

il faut ajouter que, par une curieuse incohérence dans l’incohérence, les idéologues anti-sécuritaires qui habituellement s’inquiètent volontiers, comme on l’a vu plus haut, des inconvénients de trop tenir compte des victimes dans le déroulement de la procédure judiciaire, sont exceptionnellement disposés à compatir ouvertement avec elles et à même évoquer leurs sentiments comme ce qu’il n’aurait justement pas fallu négliger quand cette procédure n’a pas conduit à infliger une punition suffisante aux délinquants de l’espèce « anormale ». C’est, par exemple, ce que l’on a pu constater en 2002 quand l’ancien haut fonctionnaire du régime de Vichy, Maurice Papon, avait été remis en liberté après sa condamnation pour l’aide qu’il avait apportée aux persécutions allemandes contre les Juifs en France. « une insulte aux victimes » avait été le titre indigné de l’article du journal L’Humanité, pourtant toujours à la pointe du combat contre les excès de la « répression » sécuritaire. réhabilitation de l’esprit de vengeance ?

il est vrai que l’on pénètre ici dans le domaine de la politique et que les intellectuels progressistes, qui sont maintenant unanimement anti-sécuritaires, ont pendant longtemps été tentés de mettre à part la justice le concernant. On peut ainsi rappeler que, sans remonter plus loin que le milieu du siècle dernier, des personnalités aussi éminentes et représentatives que Simone de beauvoir et Jean-Paul Sartre avaient refusé de donner leur appui à la campagne lancée par Albert Camus contre la peine de mort. bien que celle-ci passe maintenant pour la pire des sanctions « sécuritaires » encore officiellement en existence dans certains pays du monde, elle n’était pas, pour eux, en matière politique, injustifiable par principe. C’est, d’ailleurs, une attitude qui semble rester un peu d’actualité dans les

La discordance entre l’attitude des idéologues anti-sécuritaire à l’égard de ces formes particulières de délinquance et celle qu’ils adoptent en général est étrange. Tout se passe comme s’il y avait, pour eux, deux catégories de délinquants : les « normaux » et les autres.

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milieux anti-sécuritaires quand on pense aux faibles protestations que soulève, en général, l’exécution, même sommaire, d’un dictateur particulièrement odieux.

Autant il est aisé de rendre compte de ces applications manifestes du principe « deux poids, deux mesures » par une préférence idéologique de type égalitariste (c’est très souvent l’origine sociale, réelle ou supposée, des délinquants qui permet de distinguer entre ceux qui méritent la plus grande clémence et ceux qui n’y ont aucun droit)10 ou par des théories, sentiments ou calculs politiques de nature variée, autant il paraît impossible d’y voir le produit d’un réel attachement aux droits de l’homme, c’est-à-dire de tous les hommes, et à la valeur de liberté comprise comme ce dont tout le monde doit bénéficier également.

10 Mais, par une nouvelle incohérence, cette origine n’est pas toujours suffisante pour passer du bon côté de cette division. C’est ainsi que les policiers du bas de la hiérarchie suspectés d’avoir abusé de leur pouvoir dans l’exercice de leurs fonctions, de même que les skinheads et autres néo-nazis poursuivis pour des violences de type raciste, bien que n’étant habituellement pas originaires des « beaux quartiers », ne doivent espérer aucune compréhension ni excuse sociologique de la part des idéologues anti-sécuritaires.

Autant il est aisé de rendre compte de ces

applications manifestes du principe « deux

poids, deux mesures » par une préférence

idéologique de type égalitariste [...] ou par

des théories, sentiments ou calculs politiques de

nature variée, autant il paraît impossible d’y

voir le produit d’un réel attachement aux droits

de l’homme.

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LA LIbertÉ reconnue à un IndIvIdu n’ImpLIque pAS qu’IL AIt un droIt IncondItIonneL Au reSpect de SA vIe prIvÉe

l’un des principaux méfaits de l’« idéologie sécuritaire », selon ses détracteurs, est qu’elle incite l’« État policier » à perfectionner sans cesse les dispositifs de « traçage » de la population dont il dispose déjà ou à en mettre en place de nouveaux (fichage, contrôle des communications en tout genre, vidéosurveillance, relevés d’ADN, etc.). Accusés d’opérer notre « entrée dans une société de surveillance généralisée » (Salas [2012], p. 89), ceux-ci ne seraient rien de moins que « liberticides », pour employer le poncif habituel à ce sujet.11 Au cas où ces craintes ne seraient pas totalement infondées et tout en faisant la part du fantasme orwellien dans lequel les idéologues anti-sécuritaires, comme à leur habitude, ne manquent pas de tomber à ce propos, il serait compréhensible qu’un libéral se sente concerné et participe même à sa manière au combat mené contre cette tendance puisque ses préoccupations sur le fond du problème ne peuvent être que les mêmes. Mais il importe d’abord de vérifier si ou dans quelle mesure ces dispositifs sont effectivement aussi incompatibles qu’on le prétend souvent, de manière péremptoire et comme s’il s’agissait d’une évidence, avec la préservation de la liberté de tous les citoyens.

Quand on procède à ce genre d’examen à partir d’exemples concrets, on s’aperçoit rapidement que les raisonnements tenus à ce sujet tendent à reposer sur une pétition de principe évidemment inavouée mais peut-être inconsciente qui risque d’en ruiner totalement la qualité logique. ils partent tous, en effet, de l’existence d’un « droit au respect de la vie privée » considéré comme incontestable et d’un sens parfaitement clair alors qu’il est, en réalité, notoirement très difficile à interpréter et à justifier philosophiquement par référence à des principes généraux bien établis, qu’ils soient ou non libéraux. Or, comme il paraît impossible d’y voir un droit de l’homme de la « deuxième génération », c’est-à-dire d’un droit « économique et social », ils en déduisent qu’il est de la « première génération » bien qu’il ne figure nulle part dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. il en résulte que, pour eux, un tel droit doit nécessairement être impliqué par l’un de ceux dont le caractère « naturel et imprescriptible » est explicitement reconnu par l’article ii de celle-ci et que, dans ces conditions, il ne peut s’agir que de « la liberté ».12

le problème que pose cette argumentation est qu’elle ne prouve pas mais postule que la liberté et le respect de la vie privée (au sens du droit en question) sont dans une relation d’implication stricte. Comme

11 Voir, par exemple, Evelyne Sire-Marin [2011] et Jérôme Thorel [2013]. Je constate que, sur ce sujet comme pour le reste de la politique pénale « sécuritaire », c’est le « néolibéralisme » qui est incriminé de nouveau. Dans le livre qu’ils ont consacré à son interprétation et à sa critique, Pierre Dardot et Christian Laval [2009], dont les thèses semblent avoir une grande influence sur la pensée anti-sécuritaire (comme on le voit d’après Garapon [2010] et Salas [2012], entre autres), écrivent ainsi que « la surveillance de plus en plus dense de l’espace public et privé » est l’un des aspects de « la face sombre de la normativité néolibérale » (p.454).

12 Je constate que le Conseil Constitutionnel semble avoir raisonné de cette manière quand, dans le 22e considérant de sa décision du 10 juin 2009, il a affirmé, sans démonstration mais conformément à une position plus ancienne, que « la liberté proclamée par cet article [ii de la Déclaration de 1789] implique le respect de la vie privée ».

L’un des principaux méfaits de l’« idéologie sécuritaire », selon ses détracteurs, est qu’elle incite l’« État policier » à perfectionner sans cesse les dispositifs de « traçage » de la population dont il dispose déjà ou à en mettre en place de nouveaux.

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aucune définition de la liberté n’est, en effet, fournie à cette occasion il est impossible de vérifier qu’il existe bien un lien logique entre les deux. Tout se passe donc comme si une pure et simple intuition avait tenu lieu de démonstration. Mais celle-ci apparaît trompeuse dès que l’on se réfère à une concept de liberté clair et susceptible de recevoir un large assentiment.

un exemple simple permettra de le montrer. imaginons que, dans la ville où j’habite, je fasse un jour une promenade dont, pour une raison quelconque, je préfèrerais que personne ne soit informé. Je croise alors M. X qui est une de mes relations et qui me salue d’une manière qui prouve qu’il m’a parfaitement reconnu. J’en suis très gêné mais je viens heureusement de lire le livre d’Alex Türk [2011] qui est certainement une autorité en matière de respect de la vie privée puisqu’il enseigne le droit public et préside la Commission nationale de l’informatique et des libertés. J’y ai appris, en effet, qu’il existe un droit à ce sujet et qu’il implique normalement (c’est-à-dire avant que certaines exceptions soient explicitement prévues dans un cadre réglementaire spécifique) celui de circuler anonymement sur la voie publique. Je fais donc remarquer à M. X qu’il vient de violer ce droit en m’identifiant sur une telle voie sans mon autorisation, que je n’ai aucune envie de la lui donner à titre rétroactif, et que j’exige donc, au nom de ce droit, qu’il chasse définitivement de son esprit la constatation qu’il vient de faire de ma promenade dans la ville ce jour-là. Absurde ? Certes, car ce serait impossible compte tenu du fonctionnement normal du psychisme humain.

Mais supposons maintenant que, conscient de cette difficulté, je lui demande seulement de ne transmettre cette information à personne, ce qui est tout à fait concevable (bien que difficile à vérifier). Je vais maintenant pouvoir invoquer, faute de mieux, une sorte de « droit de circuler aussi anonymement que possible sur la voie publique ». Surgit alors le problème essentiel qui est d’ordre non pas pratique mais proprement éthique. Au nom de ce droit je lui impose, en effet, le devoir de ne pas faire de son esprit l’usage qu’il aurait pu désirer en faire. Tout se passe donc comme si j’avais un droit de propriété sur lui. Or un principe fondamental du libéralisme (que l’on trouve bien formulé, par exemple, chez Nozick [1974]) est que chaque individu est le seul propriétaire légitime de son propre corps et des aptitudes qui lui sont liées (comme celles de transmettre ou non à autrui les informations dont il dispose). il est donc impossible de déduire le droit au respect de la vie privée d’un principe plus général de liberté selon lequel tout individu peut faire l’usage qui lui convient de sa personne et de ses biens dans le respect du même droit pour les autres. Ce que je viens, plus précisément, de montrer est que la reconnaissance d’un tel droit au bénéfice d’une personne contredit et restreint la liberté d’expression de toutes les autres que personne ne songe aujourd’hui à contester (sauf dans des cas particuliers, comme la diffamation, qui ne correspondent pas à celui de mon exemple).

le fait que les idéologues anti-sécuritaires s’intéressent principalement à l’équivalent étatique et « policier » de mon exemple que sont les systèmes actuels de vidéosurveillance des voies publiques ne change rien à l’affaire. Sauf qu’il s’agit de son travail régulier et non d’une action particulière due à un certain concours de circonstances, l’agent de l’État qui est chargé de cette surveillance ne fait rien d’autre que ce que M. X a fait quand, passant dans une certaine rue, il a constaté par hasard que c’était également mon cas. il ne

Il est donc impossible de déduire le droit au

respect de la vie privée d’un principe plus

général de liberté selon lequel tout individu

peut faire l’usage qui lui convient de sa personne

et de ses biens dans le respect du même droit

pour les autres.

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fait, d’ailleurs, rien d’autre non plus que ce que pourraient faire des policiers physiquement présents sur les mêmes voies dans le cadre de leur activité professionnelle lorsque, par exemple, ils effectuent une ronde de surveillance. Or personne, à ma connaissance, ne s’est jamais inquiété du risque susceptible d’en résulter pour le droit au respect de la vie privée des citoyens (sauf lorsqu’un contrôle d’identité est effectué, surtout si celle-ci doit faire l’objet d’une « vérification » et que l’intéressé est obligé, à cette fin, de se rendre dans un poste de police).

Contrairement à ce qui est répété ad nauseam (et de tout côté, politiquement parlant, comme le prouve le livre cité plus haut d’Alex Türk qui, en dehors de ses hautes fonctions à la CNIL, est sénateur de l’UMP) le désir que nous avons tous plus ou moins de vivre anonymement et dans une certaine intimité, aussi compréhensible et puissant soit-il, n’a, par lui-même, rien à voir avec le souci que notre liberté et les droits qu’elle implique soient parfaitement respectés. Par exemple, le fait éventuel que je décide de renoncer à ma promenade sur la voie publique pour éviter d’y être reconnu (à l’aide d’une système de vidéosurveillance ou autrement) est une gêne certaine mais ne provient pas de ce que j’y ai été contraint par la force. Ma liberté n’est concernée que lorsque mon droit de propriété sur ma personne et sur mes biens est enfreint à l’occasion d’une action d’autrui dont la conséquence est que mon anonymat (ou mon intimité) cesse d’être aussi préservé que je le voudrais. C’est pourquoi le mot « droit » utilisé sans précaution à ce sujet peut être trompeur. D’un point de vue libéral, comme Murray Rothbard [1982] le souligne (au sens propre) à juste titre, « Il n’y a pas d’autre droit au respect de la vie privée que celui d’être protégé contre toute violation de sa propriété ».

il n’est, malgré tout, pas interdit de penser que le besoin correspondant à ce prétendu droit est suffisamment important pour que certaines restrictions aux droits authentiquement libéraux de chacun puissent être jugées légitimes pour le satisfaire. Mais je laisse de côté la discussion de cette opinion qui soulève un problème théorique délicat et de trop grande ampleur pour être abordé ici. l’important est, en toute hypothèse, de ne pas confondre ce qui est et doit rester conceptuellement distinct à ce sujet.

un aspect particulier de ce problème mérite toutefois considération d’un point de vue libéral. lorsqu’on s’alarme, dans les milieux anti-sécuritaires, de l’absence de respect de la vie privée qui provient de ce que les services de police, pour accroître l’efficacité de leur travail, établissent différents fichiers comprenant des renseignements sur beaucoup de personnes qui ne sont pas toutes des délinquants d’une grande dangerosité, il est toujours fait allusion à ce qui se passerait de dramatique si ces fichiers étaient utilisés par un régime politique de type autoritaire instauré à la suite d’on ne sait quel coup d’État. C’est un argument qu’un libéral ne peut négliger pour la bonne raison qu’un peu moins de liberté aujourd’hui peut être le prix nécessaire à payer pour éviter éventuellement de la perdre totalement demain et, peut-être, sans beaucoup d’espoir de la retrouver. Je me demande seulement si l’éventualité de la prise du pouvoir par une bande d’extrémistes de gauche ou de droite dans un pays comme la France a vraiment un degré de probabilité suffisant pour s’inquiéter autant de ce problème et surtout, de toute façon, si des fichiers qui concernent essentiellement des infractions sans rapport avec la politique pourraient vraiment leur être d’une aide importante pour les fins qu’ils poursuivraient.

C’est un argument qu’un libéral ne peut négliger pour la bonne raison qu’un peu moins de liberté aujourd’hui peut être le prix nécessaire à payer pour éviter éventuellement de la perdre totalement demain et, peut-être, sans beaucoup d’espoir de la retrouver.

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Il faut, enfin, insister sur l’idée que la constitution d’un fichier quelconque par une personne quelconque n’est jamais, par elle-même, contraire à la liberté de qui que ce soit (du moment, encore une fois, que le droit de propriété de chacun sur sa personne et sur ses biens a été respecté) et que tout le monde s’accorde même à en trouver certains très utiles.13 il peut seulement arriver qu’un mauvais usage en soit fait, ce qui, d’un point de vue libéral, est une toute autre question et n’est, en principe, condamnable que si ledit usage est contraire aux droits de ceux qui sont ainsi affectés.

13 N’est-ce pas, en fait, ce que pensent les idéologues anti-sécuritaires eux-mêmes ? On n’a guère entendu, me semble-t-il, leurs cris d’alarme angoissés habituels à propos, par exemple, de l’établissement ou du perfectionnement des fichiers de contribuables par les services fiscaux des différents États du monde et, en particulier, à propos de l’éventualité que tous ces services partagent leurs informations et coordonnent leurs actions contre l’évasion et la fraude fiscales. Si un tel projet était mené à bien, on aurait pourtant affaire, pour évoquer leur obsession favorite, à un quasi Big Brother à la vigilance certes spécialisée mais qui aurait alors une portée planétaire et qui pourrait être d’une redoutable efficacité. Mais, en vertu du principe « deux poids, deux mesures » qui est parfois le leur, il y a probablement, pour eux, fichier et fichier comme il y a délinquant et délinquant ainsi qu’on l’a vu plus haut (et sans doute pour le même genre de raisons).

[...] la constitution d’un fichier quelconque

par une personne quelconque n’est

jamais, par elle-même, contraire à la liberté de

qui que ce soit.

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Le probLème de LA JuStIfIcAtIon de LA peIne de prISon d’un poInt de vue LIbÉrAL

l’idéologie que j’ai appelé anti-sécuritaire pourrait tout aussi bien être qualifiée d’anti-répressive ou d’anti-punitive. L’un de ses traits caractéristiques est, en effet, que les sanctions pénales sont toujours présentées comme généralement inadaptées et excessives, surtout quand elles prennent la forme de l’incarcération qui est la pire de toutes depuis que les châtiments corporels, le bagne et la peine de mort n’existent plus (en France). C’est ce qui s’exprime dans la campagne menée, dans son cadre, contre les prisons aussi bien anciennes (et toujours qualifiées de « vétustes ») que modernes (et alors réputées « déshumanisantes ») et, en particulier et en attendant mieux, contre la détention à perpétuité, en tant que « grise transposition » du « meurtre légal » qu’était la peine capitale (Salas [2012], p. 192). Dans la mesure où l’insécurité est un véritable problème dans la société, l’etat doit systématiquement chercher à lui apporter d’autres « réponses » que le « tout-carcéral » dont on aurait tendance à abuser de nos jours. Ces réponses devraient idéalement être non judiciaires, c’est-à-dire préventives, sous la forme principale d’une réduction des inégalités, de la pauvreté et du chômage qui sont réputés être les causes essentielles de la délinquance (sans qu’on en apporte d’autres preuves, dans le meilleur des cas, que de simples corrélations peu significatives). Si, malgré tout, des sanctions judiciaires restent nécessaires et si la pure et simple admonestation du juge (le « rappel à la loi ») n’est pas suffisante, il faut toujours donner la préférence aux peines qui portent le moins atteinte à la liberté des délinquants, comme la probation (dite aussi « contrainte pénale »). De nouveau, il s’agit là d’une position qui, à première vue, pour l’essentiel et aux outrances rhétoriques près, pourrait être celle des libéraux.

La difficulté considérable que l’on rencontre, quand on veut s’assurer du bien fondé de cette impression, est que, pour reprendre les termes de bedau [2005], « il n’existe pas de formulation canonique de la théorie libérale de la peine » (p. 3). Il en va de même dans la variante « libertarienne » de la doctrine, la situation n’ayant pas beaucoup changé depuis l’époque où rothbard [1982] regrettait qu’« il y ait peu d’aspects de la théorie politique libertarienne qui soient moins satisfaisants que la théorie de la peine » (p. 85). Cela signifie non qu’il n’existe pas une importante et intéressante littérature classique ou récente sur ce sujet mais plutôt qu’aucune position dominante n’en résulte clairement quant au rôle à attribuer aux sanctions pénales en général et à la peine de prison en particulier. À défaut donc de pouvoir me référer à quelques textes faisant autorité en la matière, je me contenterai ici de proposer quelques éléments d’une thèse qui mériterait de beaucoup plus amples développements mais qui me paraît en conformité avec ce qui fait la spécificité du libéralisme en tant que philosophie politique de portée générale.

Je partirai de l’idée que la mesure « répressive » par excellence à notre époque, c’est-à-dire la peine « privative de liberté », comme on l’appelle significativement, semble bien contredire, en première analyse, ce principe libéral fondamental qu’est la propriété exclusive de chacun sur lui-même. le fait que le délinquant ait lui-même violé le droit de propriété de sa victime sur sa personne et/ou sur ses biens n’est pas, par lui-même, une justification générale suffisante de cette peine

L’un [des traits caractéristiques de l’idéologie anti-sécuritaire] est, en effet, que les sanctions pénales sont toujours présentées comme généralement inadaptées et excessives, surtout quand elles prennent la forme de l’incarcération qui est la pire de toutes depuis que les châtiments corporels, le bagne et la peine de mort n’existent plus (en France).

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sauf, peut-être, dans la conception rétributive de la justice pénale à laquelle les libéraux ne sont nullement tenus d’adhérer (même si certains d’entre eux, et non des moindres à commencer par Kant, l’ont défendue). Il est vrai aussi qu’un droit est, par définition, ce qui rend légitime l’usage de la force pour le faire respecter en cas de besoin mais il ne l’impose pas en toutes circonstances.14

il faut toutefois noter que, nul, selon l’adage, n’étant censé ignorer la loi (pénale), le délinquant a normalement agi en parfaite connaissance de cause pour ce qui est des risques qu’il courait quand il a commis son infraction. Comme personne ne l’a obligé à agir ainsi, on doit donc estimer qu’il a accepté volontairement qu’une peine de prison lui soit infligée dans l’éventualité où il serait appréhendé par la police et condamné par la justice. il a, autrement dit, choisi en toute liberté un comportement qui, du fait de la législation en vigueur et de la manière dont son affaire sera traitée par la police et par la justice, implique cette sanction avec une certaine probabilité. la réduction de sa liberté qui, le cas échéant, en sera la conséquence ne doit pas plus être condamnée d’un point de vue libéral que celle, par exemple, qui tient à l’obligation dans laquelle il peut se trouver de verser une certaine somme d’argent à quelqu’un parce qu’il a perdu à un jeu auquel il avait participé librement.

le délinquant pourrait cependant arguer qu’il n’a pas personnellement donné son approbation préalable à la législation en vertu de laquelle il est ainsi puni. Mais, pour la doctrine libérale, cette législation est par excellence le moyen par lequel les citoyens expriment la valeur fondamentale qu’ils donnent à la liberté dans la société dite justement libérale et la signification de la fonction que l’État doit y remplir en conséquence, celle-ci étant même la seule légitime (sur le plan interne) dans la perspective dite minarchiste. En la refusant le délinquant reconnaît donc ipso facto lui-même qu’il n’a pas sa place dans cette société et, en toute logique, la peine qui devrait lui être infligée est normalement celle de l’exclusion de la communauté, autrement dit le bannissement. Mais, pour diverses raisons d’un caractère théorique et pratique sur lesquelles je n’insiste pas, il se trouve qu’une telle sanction peut difficilement être envisagée. la solution de remplacement qui se rapproche le plus du bannissement consiste alors à maintenir le délinquant à l’écart de cette société par la force tout en l’y laissant présent physiquement, c’est-à-dire à l’emprisonner pendant un temps dont la durée variable pourra être justifiée de différentes façons (réhabilitation, dissuasion, etc.). On voit ainsi que, malgré l’apparence à laquelle s’attachent les idéologues anti-sécuritaires, le libéralisme est parfaitement compatible avec le recours systématique à la peine de prison, même dans l’hypothèse où d’autres types de sanction sont imaginables et sans exclure que, pour certains types d’infraction d’une gravité relativement faible, on ait effectivement recours à l’une de celles-ci, comme, en particulier, l’amende ou le dédommagement pécuniaire de la victime.

Pour critiquer ce raisonnement, ces mêmes idéologues ne manqueront certainement pas d’y détecter le recours à une hypothèse de rationalité individuelle qu’ils ont tendance à juger

14 N. Stephan Kinsella [1997] estime, au contraire, qu’une sanction pénale est toujours justifiée, d’un point de vue « libertarien », du seul fait qu’il ne serait pas cohérent pour un délinquant de faire objection à la violence qui lui est ainsi imposée puisque, par ses actes, il a pris lui-même l’initiative du recours à la violence.

[...] malgré l’apparence à laquelle s’attachent

les idéologues anti-sécuritaires, le libéralisme

est parfaitement compatible avec le

recours systématique à la peine de prison, même

dans l’hypothèse où d’autres types de sanction

sont imaginables[...].

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pernicieuse. en raison de sa nature générale et indépendamment des défauts particuliers qu’on peut reprocher à certaines de ses spécifications en science économique, une telle conception du comportement des agents s’intègre aisément dans la vision générale de l’homme qui est au fondement de la philosophie politique libérale. De ce point de vue elle devrait convenir aux idéologues anti-sécuritaires qui font volontiers état de leur attachement à la valeur de liberté. Mais ce n’est nullement le cas comme on peut le constater d’après le chapitre ii de Salas [2012] intitulé, avec des guillemets très significatifs, « Le délinquant “rationnel” ».15 l’idée que les délinquants ont délibérément choisi de commettre les infractions pour lesquelles ils sont punis à la suite d’un calcul coûts-avantages les irrite toujours au plus haut point. elle implique, en effet, que, sauf preuve du contraire, ceux-ci sont à la fois sensibles aux sanctions susceptibles de leur être infligées et pleinement responsables de leurs actes. Il n’y aurait donc pas alors de raison de refuser, par principe, de recourir aux peines de prison dans une conception dissuasive de la justice. D’un point de vue anti-sécuritaire, la théorie de type déterministe du courant dominant en sociologie est beaucoup plus séduisante car elle a le précieux avantage de conduire à une conclusion opposée. les infractions à la loi pénale y sont expliquées, pour l’essentiel, par des causes économiques et sociales ne laissant aucune marge d’autonomie à ceux qui les ont commises et qui ne doivent donc pas être considérés comme ayant fait, à proprement parler, le choix de la délinquance puisqu’ils ne sont, en réalité, que les victimes impuissantes du mauvais fonctionnement de la société. il en résulte nécessairement que, les peines de prison risquant d’être non seulement injustifiées moralement mais aussi, de toute façon, dépourvues d’efficacité en pratique, les autorités de l’État doivent agir de manière essentiellement préventive contre la délinquance.

Sans chercher ici à faire la critique détaillée de l’application de la sociologie de type déterministe à ce domaine (laquelle, d’ailleurs, constitue plus l’arrière-plan théorique de la position anti-sécuritaire, qu’elle ne sert explicitement à la valider, comme si son contenu et sa valeur de vérité étaient évidents)16, je voudrais seulement attirer l’attention sur trois points.

le premier est que les auteurs anti-sécuritaires peuvent très bien retenir, en pratique, une hypothèse de rationalité individuelle sans l’avouer ou peut-être même sans en être conscient quand il s’agit des délinquants de l’espèce que j’ai qualifiée plus haut d’« anormale ».

15 Pour Salas cette théorie a le tort d’être conforme au « catéchisme néolibéral » (p. 72). Mais il est intéressant de noter que Garapon [2010] semble ignorer totalement son existence. Selon lui, en effet, « le postulat néolibéral situe la détermination du comportement dans l’organique, voire la génétique » en matière de crime (p. 140). C’est une thèse étrange qu’il n’appuie – et pour cause ! – sur aucune référence. Conformément à une modalité classique de l’argumentation idéologique, il a sans doute pensé que, si elle est peut-être fausse, elle mériterait d’être vraie ! il est bien connu, en effet, que quiconque fait allusion au rôle d’un facteur génétique dans les actions humains peut être aisément déconsidéré en laissant entendre, grâce au procédé de la reductio ad Hitlerum, qu’il est coupable de complicité intellectuelle avec les responsables politiques des pires horreurs du XXe siècle.

16 Même le sociologue et militant anti-sécuritaire Laurent Mucchielli [2012] n’en fait qu’un usage allusif (mais permanent) en laissant apparemment au lecteur le soin de la découvrir et de se convaincre (si c’est nécessaire) de sa pertinence par lui-même au moyen d’arguments habilement choisis et développés. Dans cet esprit il met celui-ci, par exemple, en face d’une alternative totalement artificielle en insinuant que, si « la réflexion sur les causes sociales de la délinquance est […] discréditée», on pourrait en déduire que « certains [sont] nés criminels » (p.296). Comme si le seul choix possible était entre le déterminisme sociologique et le déterminisme génétique ! et nouvel exemple, après celui mentionné dans la note précédente, de la tentation d’attribuer à l’adversaire une théorie que celui-ci ne défend nullement mais qui le discréditera à coup sûr auprès du « grand public cultivé » !

Il n’y auraient donc pas alors de raison de refuser, par principe, de recourir aux peines de prison dans une conception dissuasive de la justice.

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C’est, en effet, ce qui résulte du fait qu’ils semblent généralement n’avoir rien à reprocher à la « répression » quand elle concerne les infractions, par exemple, au code de la route, à la législation fiscale ou à la loi Pleven. une telle attitude ne peut s’expliquer que s’ils sont persuadés que celle-ci est alors efficace et donc que ces trois catégories de délinquants (entre autres) réagissent rationnellement aux sanctions. en d’autres termes ils s’appuient implicitement sur la théorie assez baroque que la société est composée de deux espèces d’individus – ceux qui sont rationnels et ceux qui ne le sont pas – et qu’on peut les distinguer par le type de délits qu’ils commettent ainsi que par leur « appartenance de classe » ou leur niveau de revenu (puisque, dans leur esprit, le détournement de fonds par un riche ne peut certainement pas être traité, à cet égard, de la même manière que le vol à l’étalage d’un pauvre). À moins qu’ils ne se réfèrent, en l’occurrence, à une conception purement rétributive de la justice mais il serait alors illogique qu’ils ne raisonnent pas de la même façon pour les délinquants « normaux ».

Mon second point permettra de mettre en lumière une nouvelle incohérence de la position anti-sécuritaire. On nous affirme, d’un côté, que l’implacable déterminisme sociologique dont le délinquant est victime le rend totalement et irrationnellement indifférent aux incitations négatives que sont la probabilité et la sévérité de la sanction pénale qui pourrait lui être infligée. Mais, de l’autre, on nous persuade qu’il pourrait être fortement et rationnellement motivé par les incitations positives auxquelles correspondent les mesures de prévention et de réhabilitation qui sont proposées pour remplacer celles de « répression ». Ainsi la force des déterminants sociaux qui est présentée comme irrésistible pour l’excuser de ses agissements ne l’est plus du tout pour prévoir ses réactions à ce genre de stimulants. il est arbitraire de faire appel à une théorie ou de l’abandonner en fonction uniquement de l’intérêt que cela peut avoir pour faire échapper les délinquants à toute punition. la différence radicale d’hypothèse faite sur la sensibilité de ces derniers aux deux types d’incitations est également intenable. Être rationnel consiste à tenir compte à la fois des coûts et des avantages de l’action. Or, pour ne prendre qu’un exemple, si lionel Jospin, dans un propos célèbre tenu lors de la campagne présidentielle de 2002, s’attendait (avec « naïveté », a-t-il reconnu après coup, mais comme sans doute la plupart des idéologues anti-sécuritaires) à ce que la baisse du chômage, constatée dans la période antérieure, réduise l’insécurité dans la société, c’est parce qu’il supposait que de nombreux responsables effectifs ou potentiels de celle-ci seraient rationnellement conduits à préférer une activité rémunératrice légale à la suite de la modification de son bilan coûts-avantages par rapport à celui de la délinquance.

il est intéressant d’observer, en troisième lieu, que la très grande majorité des idéologues anti-sécuritaires ne se déclarent pas en faveur de l’abolition pure et simple de la peine de prison.17 On chercherait pourtant en vain dans leurs écrits la moindre justification de l’idée qu’elle pourrait être justifiée au moins dans certains cas (ne serait-ce que pour les délinquants de l’espèce « anormale » qui ne sont pas l’objet de leur sollicitude) Or ils développent inlassablement la thèse qu’elle est inefficace et même contre-productive (« criminogène ») et que, dans son principe et par son fonctionnement, elle est un outrage

17 Pour un plaidoyer, au contraire, favorable à une telle mesure, voir, par exemple, Catherine Baker [2004].

Il est intéressant d’observer, en troisième lieu, que la très grande

majorité des idéologues anti-sécuritaires ne se

déclarent pas en faveur de l’abolition pure et

simple de la peine de prison.

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perpétuel à la dignité de la personne humaine. Tout en faisant la part de l’usage qu’ils font peut-être de la règle polémique selon laquelle il ne faut jamais reconnaître que son adversaire a un peu ou parfois raison, même quand on en est persuadé en son for intérieur, c’est au moins une lacune et peut-être une nouvelle incohérence dans leur prise de position générale sur la politique pénale.

Pour en revenir à la thèse principale que j’ai proposée ici à propos de la justification des peines de prison, il est important de souligner qu’elle n’est pas incompatible avec l’idée, peu douteuse d’un point de vue libéral, que celui qui a violé les droits d’autrui doit normalement dédommager pécuniairement sa victime. en certaines circonstances, cela peut, en effet, impliquer de limiter sa liberté sous la forme d’un emprisonnement s’il existe des raisons de penser qu’il cherchera à échapper à son obligation, par exemple, de travailler contre la rémunération devant servir à verser ce dédommagement (cf. Barnett [1977] et [1998] qui développe cet argument dans le cadre de sa propre conception « restitutionniste » de la peine).

On doit noter enfin que, l’insécurité étant, dans une société libérale, le premier des maux et même le seul qui importe d’un point de vue philosophico-politique puisqu’elle est la négation pratique de la liberté de ceux qui en sont victimes, il appartient à l’État, dont c’est la principale raison d’être, d’employer les moyens les mieux adaptés à l’objectif de la réduire et idéalement de la faire disparaître. le recours à des peines prison est l’un de ceux-ci. Si, pour préserver la liberté des délinquants et en négligeant, par conséquent, mon argument principal, on substituait à l’incarcération des mesures considérées comme non-répressives, on devrait tenir compte d’un problème de nature empirique. il faudrait, en effet, s’assurer que, pour faire baisser l’insécurité, cette politique est au moins aussi efficace que celle de « répression », à montants égaux des dépenses publiques nécessaires pour financer l’une et l’autre. Les travaux statistiques à entreprendre à cette fin seraient loin d’être simples. Mais s’ils montraient de manière raisonnablement certaine que le refus de la « répression » revient à sacrifier la liberté des victimes au profit de celle des délinquants avec pour conséquence une diminution globale de la liberté dans la société, il n’y aurait aucune raison (et pas seulement d’un point de vue libéral) de lui donner la préférence. Il importerait enfin de tenir compte du fait que toutes les mesures, « répressives » ou non, prises en réponse à la délinquance, tendent nécessairement, indépendamment de leurs conséquences sur l’insécurité, à réduire la liberté des autres membres de la société en leur qualité de contribuables appelés à les financer.

[...] l’insécurité étant, dans une société libérale, le premier des maux et même le seul qui importe d’un point de vue philosophico-politique puisqu’elle est la négation pratique de la liberté de ceux qui en sont victimes, il appartient à l’État, dont c’est la principale raison d’être, d’employer les moyens les mieux adaptés à l’objectif de la réduire et idéalement de la faire disparaître. Le recours à des peines prison est l’un de ceux-ci.

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concLuSIonAu terme de cet examen de l’idéologie anti-sécuritaire, il est tentant

de conclure que la posture libérale affichée par ses tenants n’est qu’une… imposture destinée à masquer des intentions qui pourraient être fort peu libérales (et qui ne le sont clairement pas dans le cas d’un chercheur en sciences sociales comme bourgoin [2013] qui ne laisse planer aucun doute sur la nature de son engagement politique à l’opposé de tout libéralisme18). Mais ce n’est là qu’une interprétation risquant d’être désobligeante de l’effort désespéré mais peut-être sincère que certains, au moins, font pour échapper à une aporie qui est, en réalité, sans issue pour eux quand leur culture idéologique de base est du type de celle des progressistes de naguère. Ayant décidé de réhabiliter la liberté politique et les droits de l’homme, ils aimeraient qu’il n’en résulte aucune remise en question de leurs autres croyances et notamment de leur égalitarisme qui est ce par quoi ils se distinguent le plus clairement des libéraux traditionnels. Peut-être ont-ils alors inconsciemment trouvé que le meilleur moyen de conserver leur confort intellectuel était de ne pas trop chercher à savoir ce que signifie et implique exactement la valeur de liberté pour mieux pouvoir maintenant l’invoquer et la révérer sans avoir à faire face à de trop difficiles problèmes de cohérence.

une preuve a contrario de la plausibilité de cette conjecture est fournie par Antoine Garapon [2010] lorsque, faisant exception à la pratique habituelle chez les autres militants de la cause anti-sécuritaire, il se lance dans un début de réflexion, louable mais très superficielle, sur la définition de la liberté. Se fondant surtout sur des sources de seconde main et généralement partiales dans le chapitre qu’il consacre à cette question, il attribue au « néolibéralisme » (qu’il oppose au libéralisme classique dont il se réclame p. 240) ce qu’il appelle une « nouvelle conception de la liberté » (souligné par moi). Il veut dire celle, dont la « nouveauté » est en réalité très relative, que chacun a « de se consacrer à son bonheur privé » alors que, selon lui, ce qui doit compter pour tout citoyen est « d’être à la fois l’auteur et le destinataire de la loi » parce que la liberté est, avant tout, « la participation à l’orientation des choix collectifs » (p. 96).

Garapon remet ainsi en honneur la vieille distinction entre la liberté des anciens et celle des modernes mais, apparemment ignorant des subtiles analyses de benjamin Constant sur ce thème, il nous invite à privilégier inconditionnellement la première. Certes, il reconnaît bien que la liberté est aussi « le droit de poursuivre son bonheur privé » (p. 247) mais c’est plus loin, dans un autre chapitre de son livre et comme à contre-cœur. il ne mentionne, d’ailleurs, que les défauts de cette conception, le principal étant qu’elle « se fait au détriment de la liberté politique ». Puisque cette dernière est essentielle pour lui, s’il en est ainsi, il ne peut logiquement que lui donner une place prééminente par rapport à la première qu’il définit, avec un mépris manifeste, comme l’« absence d’entraves à la possibilité de mener nos vies comme nous l’entendons, c’est-à-dire, pour les néolibéraux, de calculer » (p. 96).19

18 L’auteur ne semble voir aucune contradiction à se référer à des maîtres à penser comme Marx et lénine dans son bilan critique de la politique « sécuritaire » actuelle de l’etat tout faisant mine de s’inquiéter de la grave menace que celle-ci ferait courir aux « libertés publiques ».

19 l’emploi insolite du verbe « calculer » dans ce contexte peut s’expliquer à la lumière de la thèse principale du livre de Christian Laval [2007] auquel Garapon se réfère à la page précédente et dont il s’est certainement inspiré à ce sujet. On y trouve, en effet, une critique du « néolibéralisme » actuel en tant qu’il serait un retour à l’anthropologie de bentham et ferait donc essentiellement

Au terme de cet examen de l’idéologie

anti-sécuritaire, il est tentant de conclure

que la posture libérale affichée par ses tenants

n’est qu’une… imposture destinée à masquer des intentions qui pourraient

être fort peu libérales.

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Le plus révélateur, à cet égard, est quand Garapon s’emporte contre le « néolibéralisme » rendu responsable de la « disparition de tout transcendant » et contre les « nouveaux absolus » (italiques de l’auteur) qu’« il lui substitue insidieusement ». Que désigne-t-il ainsi péjorativement ? entre autres, « la sécurité » et « la liberté du sujet ». Quel aveu ! Dans la phrase qui suit immédiatement il affirme que ces « absolus » sont « antipolitiques et doivent être congédiés a priori tant qu’ils n’accepteront pas d’être soumis au crible de la discussion » (p. 248). Même en admettant qu’il y ait un sens à menacer des concepts de congédiement s’ils n’acceptent pas quelque chose, il n’y a rien de moins libéral que cette manière de refuser « a priori », pour reprendre son mot, d’accorder une valeur au principe de la « la liberté du sujet » (par contraste, sans doute, avec la « liberté de la collectivité » qui ne peut être qu’« a priori » irréprochable) et de se défier, en même temps, de la sécurité. Ainsi la sécurité n’est plus seulement ce qui doit inévitablement être plus ou moins sacrifié à la liberté quand on croit, comme on l’a vu plus haut, à l’existence d’un dilemme à ce sujet. Pour Garapon, c’est maintenant autant la sécurité que la liberté de chacun (quand elle est affirmée de manière « antipolitique ») qu’il faut soumettre à un examen critique et soupçonneux pour s’opposer à la dangereuse inclination typiquement « néolibérale » à donner une valeur excessive à de tels « absolus ».

Si tous les défenseurs des thèses anti-sécuritaires avaient tendance à raisonner de la sorte, on pourrait avoir les plus grands doutes non seulement sur la rigueur conceptuelle et argumentative de leur réflexion quand son fondement est censé être la primauté de la valeur de liberté mais aussi sur la profondeur et/ou la sincérité de leur attachement à celle-ci. Faire constamment référence aux libertés publiques ou à la Déclaration de 1789 pour les émotions ou les associations vagues d’idées qu’elles suscitent plus que pour leur signification précise et leur portée exacte n’est pas une preuve suffisante de conversion, même partielle, au libéralisme classique. Celle-ci est, d’ailleurs, trop récente pour que même leur louange appuyée de la liberté politique, entendue comme le recours aux méthodes démocratiques de décision collective, soit vraiment rassurante. On peut notamment craindre, à ce sujet, qu’ils n’aient pas encore bien compris l’enseignement de base du libéralisme classique ainsi formulé par l’un des plus illustres représentants : « Comme dans les démocraties le peuple paraît à peu près faire ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernement et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple » (Montesquieu [1748], XI-2).

Mais, si les idéologues anti-sécuritaires ne sont donc pas véritablement guidés par des principes libéraux, d’où vient que l’on peut en avoir l’impression, de manière, d’ailleurs, souvent renforcée par leurs propres dires ? De ce qu’ils partagent avec les libéraux un certain humanisme qui, avant toute spécification d’une philosophie politique

de l’homme une « machine à calculer », c’est-à-dire à comparer « les plaisirs et les peines ». Toutes réserves faites sur la valeur de cette interprétation du « néolibéralisme », il est évident que, selon celle-ci, les agents sont censés attacher de l’importance à « l’absence d’entraves à la possibilité » non « de calculer » mais d’agir conformément à ce calcul (qui est toujours possible). Si elle n’est pas seulement l’effet d’une maladresse d’expression, la proposition de Garapon est donc dépourvue de sens. Il semble, en fait, que dans son esprit (comme dans celui de Salas [2012] qui cite la même source), l’idée de « calcul » soit associée à ces horribles défauts typiquement « néolibéraux » que sont, pour lui, l’individualisme, l’hédonisme et le matérialisme de nos contemporains. Pourtant « calculer » veut seulement dire s’informer, réfléchir avant d’agir, peser le pour et le contre, etc. Or ce n’est pas là seulement le propre d’un consommateur avisé supposé uniquement soucieux de « son bonheur privé ». C’est aussi, me semble-t-il, ce que Garapon et Salas ne peuvent qu’attendre d’un citoyen consciencieux et donc désireux, conformément à leurs vœux je suppose, de prendre les meilleures décisions pour la collectivité.

Faire constamment référence aux libertés publiques ou à la Déclaration de 1789 pour les émotions ou les associations vagues d’idées qu’elles suscitent plus que pour leur signification précise et leur portée exacte n’est pas une preuve suffisante de conversion, même partielle, au libéralisme classique.

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déterminée, se traduit par la même intention de se soucier du bien, sans autre précision, de tous ceux qui sont concernés, directement ou indirectement, par les activités de la police et de la justice (sauf, comme on l’a vu, en ce qui concerne les victimes des infractions pour lesquelles ils n’ont qu’une considération limitée). leur perspective anthropologique n’a pourtant que peu de choses en commun avec celle des libéraux. Ses éléments principaux sont, en effet, ceux du progressisme de toujours : la bonté innée de l’homme, son infinie perfectibilité et, quand, par exception (sociologiquement explicable), il agit mal, sa très probable capacité à reprendre naturellement le droit chemin avec la seule aide des spécialistes de la réhabilitation. la vision libérale de l’homme est toute différente. D’après elle, l’homme est un mélange de bien et de mal, un système institutionnel bien adapté à cette donnée est le meilleur moyen de réduire, sans espérer les faire disparaître, les incitations qu’il peut avoir de choisir le second plutôt que le premier et, quand elles ne sont pas efficaces, il faut surtout tabler sur sa rationalité, c’est-à-dire sur sa prise en compte des inconvénients d’agir ainsi du fait des sanctions encourues par tout délinquant, pour le dissuader de récidiver. Il suffit alors d’entrer un peu dans le détail des caractéristiques de l’idéologie anti-sécuritaire pour constater que ce qui rend le mieux compte de sa nature essentielle est effectivement ce qu’il faut bien appeler son angélisme.

il est vrai que cet angélisme n’est pas toujours franchement assumé. il peut, d’ailleurs, coexister avec une absence totale de considération pour les délinquants de l’espèce qualifiée plus haut d’« anormale » comme si ceux-ci étaient curieusement des « anges » trop déchus pour qu’on puisse espérer qu’ils viennent à résipiscence et éviter de recourir, dans leur cas, à une contrainte, en principe, honnie. il arrive même que cet angélisme soit tout simplement oublié. C’est ce qui résulte de l’observation faite plus haut (section 3) que les idéologues anti-sécuritaire veulent parfois nous persuader que tout être humain a « sa part d’ombre » et peut « se retrouver d’un côté ou de l’autre de la barre », comme dit Garapon [2010], et que c’est non pas à leur vertu mais à la « chance » que les « honnêtes gens » doivent de n’avoir pas (encore ?) sombré dans la délinquance. Faut-il donc maintenant croire que tous les hommes sont, au moins potentiellement, plus ou moins mauvais ?

Un tel angélisme tantôt « manichéen » (ou, pour éviter l’oxymore mais pas la contradiction dans les idées, « tempéré par une bonne dose de manichéisme »), tantôt à éclipses n’est qu’une nouvelle incohérence s’ajoutant à toutes celles qui ont été mises ici en évidence. Par elle, comme par les autres, s’exprime une sorte d’opportunisme idéologique. il faut entendre par là, en l’occurrence, que tous les moyens (intellectuels) semblent bons pour que, malgré l’hommage formel qui lui est maintenant souvent rendue, la liberté individuelle ne risque pas de contredire la prééminence des principes normatifs du progressisme traditionnel dont la traduction symbolique concrète, aussi intangible que ces principes eux-mêmes, est l’indulgence systématique pour les auteurs d’infractions à la loi (du moment qu’il sont de la « bonne » espèce). indulgence qui peut même, d’ailleurs, confiner à la complaisance quand on va jusqu’à considérer que ces adversaires de l’« ordre établi » apportent une nouvelle preuve de l’injustice de la société et de la nécessité d’y mettre fin et qu’ainsi, à leur manière, un peu rustique il est vrai, ils œuvrent aussi pour le progrès de l’humanité.

[...] ils (les idéologues anti-sécuritaires)

partagent avec les libéraux un certain

humanisme qui, avant toute spécification d’une

philosophie politique déterminée, se traduit par la même intention de se soucier du bien,

sans autre précision, de tous ceux qui sont

concernés, directement ou indirectement, par

les activités de la police et de la justice [...]

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