La politique et l'histoire dans les chansons de geste
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La politique et l'histoire dans les chansons de gesteAuthor(s): Dominique BoutetReviewed work(s):Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 31e Année, No. 6 (Nov. - Dec., 1976), pp. 1119-1130Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27580360 .Accessed: 07/05/2012 10:53
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TRAVAUX EN COURS
LA POLITIQUE ET L'HISTOIRE DANS LES CHANSONS DE GESTE
Apr?s l'?re h?ro?que du grand d?bat sur l'origine de la chanson de geste, et
parfois dans son prolongement, de nombreux savants ont choisi d'?tudier les
rapports que ces uvres entretiennent avec l'?volution historique des xne xine si?cles. Reto R. Bezzola, dans un article c?l?bre intitul? ? De Roland ? Raoul de Cambrai ? *, discerne une transformation des esprits qui tend ? faire
dispara?tre les notions d'Empire, de Chr?tient?, d'Humanit?, au profit de celles
d'individu, de pays, de nation ; l'individualisme succ?de au principe d'univer salit? chr?tienne, et cette transformation serait li?e ? la faiblesse du pouvoir royal de Philippe Ier ? Louis VIL Nous ne mentionnerons pas les nombreux ar
ticles sur le Couronnement de Louis : la nature de cette chanson incite ? ?tre
prolixe. K. H. Bender2 cherche dans les transformations de la f?odalit?
fran?aise l'explication de l'?volution de Louis et de Charlemagne : Louis, d?s la Chanson de Guillaume, devient le contraire d'une figure id?ale et subit ainsi le
contrecoup de l'?chec des Cap?tiens de la fin du xie et du d?but du xne si?cle.
Charlemagne ne suivra la m?me voie que lorsque la monarchie se renforcera, ?
partir des ann?es 1180, alors que la figure du grand empereur ?tait le plus id?alis?e du temps de la plus grande faiblesse de la royaut?. A. Adler 3, ?tudiant six chansons compos?es vers 1200, y d?couvre essentiellement l'id?alisation des
pr?tentions de la f?odalit? au moment pr?cis o? le r?le historique de celle-ci semble termin? ; la chanson de geste exprimerait donc le grand r?ve, la grande obsession d'un milieu social d?termin?. P. Le Gentil4 voulant mettre un point final aux controverses sur l'origine de la chanson de geste, mais aussi prouver l'unit?, souvent mise en doute, de la Chevalerie Ogier et de Girard de
Roussillon, accumule les r?f?rences historiques et souligne ce fait capital que la
royaut?, symbole d'un ordre instaur? par Dieu, donc immuable, est toujours respect?e en tant que telle et victorieuse, quand bien m?me le roi serait tra?n? dans la boue.
Nous interromprons ici une enumeration qui deviendrait fastidieuse et
n'apporterait rien de neuf. Car ces ?tudes, si diff?rentes qu'elles soient par leur
objet, par leur m?thode, par leurs pr?suppos?s esth?tiques ou id?ologiques, parviennent toutes au m?me r?sultat : elles ?tablissent un lien direct entre la
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TRAVAUX EN COURS
chanson de geste et les probl?mes politiques ou juridiques de la soci?t? m?di?vale. On voit dans la chanson tant?t un reflet de la r?alit? socio-politique, tant?t l'expression d'un id?al qui permet ? la f?odalit? de s'?vader d'une r?alit?
historique o? s'accomplit son d?clin ; on peut ?galement y voir la combinaison d'une image ?labor?e ? l'?poque des versions primitives, lorsqu'il y en a eu, et de celles qu'ont fa?onn?es les g?n?rations suivantes, ? mesure que la soci?t? se
transformait. Toutes ces analyses, quelque int?ressantes qu'elles soient, ont trop longtemps masqu? la question primordiale, la question originelle qui est celle-ci :
pourquoi les probl?mes politiques et juridiques jouent-ils un r?le essentiel dans les chansons de geste ?
Car ?pop?e et politique ne sont pas n?cessairement li?es. Que l'on consid?re, par exemple, les po?mes hom?riques ou les anciennes ?pop?es orientales : on
peut y trouver, bien entendu, des ?l?ments du syst?me politique ; mais les
probl?mes politiques ou juridiques ne constituent jamais la trame de l'action, ni m?me son catalyseur. Leur r?le est bien de second plan. Ce ph?nom?ne n'est donc pas li? au genre ?pique. En revanche, si l'on consid?re que la trame d'un bon nombre de chansons existe au moins d?s le xie si?cle, et que cette trame est
essentiellement politique, on est amen? ? consid?rer qu'il est li? ? un certain nombre de conditions qui ?taient r?unies ? ce moment du Moyen Age et qui se
sont rapidement ?vanouies. P. Le Gentil, dans son article sur Ogier le Danois 5, ?crit : ? Le roi, malgr? son indignit?, incarne un principe. Si,en tant qu'individu, il vaut moins que son adversaire, s'il lui est inf?rieur par le m?rite et par l'h?ro?sme, il est, en tant que d?tenteur de la souverainet? ou suzerain supr?me, le garant d'un ordre qui a ?t? ?tabli par Dieu, donc doit finalement ?tre restaur?.
En cons?quence, une d?faite royale est impensable... ? Cette d?faite est pourtant bien r?elle dans Raoul de Cambrai. Mais, r?p?tons-le, l'important n'est pas l?.
L'important est sugg?r? par l'auteur des lignes que nous venons de reproduire :
le roi, ? garant d'un ordre qui a ?t? ?tabli par Dieu ?, est ? inf?rieur ? son
adversaire par le m?rite et par l'h?ro?sme ? ; le vrai h?ros, c'est toujours un
personnage plus ou moins rebelle, qui ne peut ?tre ni socialement, ni mora
lement le repr?sentant de Dieu sur la terre, et que Dieu cependant peut choisir comme instrument de sa volont? ou ? qui il peut prodiguer, en d?pit de tout, ses
faveurs au point de l'emp?cher de commettre un crime contre son souverain ?
ce qui est aussi une fa?on de d?fendre le principe monarchique. Ces inter
ventions divines ambigu?s m?ritent d'?tre examin?es de pr?s. Dans la Chevalerie Ogier, le h?ros b?n?ficie ? deux reprises de l'assistance
divine : une premi?re fois lors du si?ge de Castelfort, une seconde fois lors de
l'ultime combat contre Chariot. Lorsque Dieu apaise les flots du Rh?ne pour
permettre ? Ogier d'?chapper ? l'encerclement, il ne fait que prot?ger mat?riel
lement celui qu'il a ?lu ; faut-il ajouter, avec P. Le Gentil, ? qu'on aurait tort de
croire qu'il l'approuve ? ? Le faire revient ? affirmer l'unit? ind?fectible du
christianisme m?di?val, et peut-?tre ? se condamner ? n'en pas saisir le tragique. Nous appliquerons, pour le moment du moins, la technique du doute
m?thodique en ce domaine. Quant ? la seconde intervention divine, elle
emp?che le h?ros de commettre l'acte ? le seul acte, remarquons-le : m?me le
meurtre gratuit d'Ami et Amile n'avait pas cette port?e ?
qui aurait entra?n? sa
damnation, et qui aurait rendu impossible la paix du royaume. L'acte qui aurait
?t? politiquement le plus grave (tuer le fils de son souverain et empereur) est
aussi celui qui, m?taphysiquement et religieusement, aurait pes? le plus lourd.
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D. BOUTET LA POLITIQUE DES CHANSONS DE GESTE
Ainsi l'intervention divine est-elle, litt?rairement, le fruit de trois n?cessit?s : une n?cessit? psychologique, qui est aussi une premi?re n?cessit? esth?tique, et que P. Le Gentil a remarquablement mise en valeur ; une n?cessit? politique ; enfin une n?cessit? m?taphysique et spirituelle, dont la complexit? est, on le verra,
beaucoup plus grande qu'il n'y para?t en premi?re analyse, et qui est une seconde n?cessit? esth?tique.
Dans Girard de Roussillon, le miracle met fin ? un sacril?ge ; s'il est mat?riellement favorable ? Charles Martel aussi bien qu'? Girard, il vient en
fait, spirituellement, au secours du comte qui osait oublier qu'un roi indigne est
toujours un personnage sacr?. Le miracle des gonfanons est d'abord un signe, un avertissement divin destin? ? interrompre le carnage et ? permettre aux par ties en pr?sence de r?fl?chir : il est donc plus fr?le, moins directement efficient
que celui de la Chevalerie Ogier. Mais il demeure tout aussi ambigu : car s'il est clair que Dieu, conform?ment ? l'id?al augustinien, cherche ? r?tablir la paix et
l'ordre, on peut se demander pourquoi, au lieu de briser le r?volt? sacril?ge, il
s'applique ? rendre possible la r?conciliation en distribuant lui-m?me ?galement ses faveurs : comme si Girard et l'empereur ?taient les deux faces d'une m?me
r?alit?, de la r?alit? divine ou, si l'on veut employer un vocabulaire philoso phique, de ce qui ?tait ressenti comme l'essence intime du monde.
Dans Girard de Vienne, l'apparition de l'ange entre Roland et Olivier joue le m?me r?le : elle permet ? chaque camp de renoncer ? la lutte sans encourir le d?shonneur et sans arri?re-pens?e, de se souvenir de ses devoirs dont le premier est de reconna?tre l'appartenance ? un m?me corps social et spirituel ; l'amiti? ?ternelle de Roland et d'Olivier est ? la fois la condition pr?alable ? cette unit? et son symbole. Parti de questions politiques, nous avons donc introduit des notions philosophiques. Sans doute nous reprochera-t-on d'avoir ?t? bien t?m?raire et d'avoir donn? ? la chanson de geste un sens qu'elle n'a jamais eu. Si nous l'avons fait, c'est qu'il nous est apparu que le Dieu de la chanson de geste ?tait aussi ambigu que ses interventions miraculeuses : choisissant, pour r?aliser ses grands desseins, un personnage qu'initialement rien ne semble disposer ?
jouer ce r?le, alors que l'on verrait fort bien un puissant empereur, qui de sur
cro?t exerce sur terre le pouvoir en son nom, se charger de la guerre sarrasine, Dieu semble ?tre lui-m?me partag?, ?cartel?, entre l'ordre serein et la grandeur chaotique et primitive. C'est de cette double vision du divin qu'est n?e la part la
plus originale de notre chanson de geste ; c'est ? elle, et au d?chirement qu'elle suppose, que les th?mes politiques doivent leur existence. C'est du moins ce que les pages qui suivent vont tenter de montrer.
Pour ce faire, nous allons mettre provisoirement entre parenth?ses tout ce
qui, dans la chanson, rel?ve du domaine politique, et nous demander ce que deviennent alors des h?ros comme Girard, Ogier et Raoul de Cambrai.
Nous commencerons par le plus typique, Raoul de Cambrai. Tous les
critiques per?oivent l'?normit? de ce caract?re, et s'efforcent souvent de percer son myst?re en le situant dans une conception chr?tienne de l'homme. Sa d?mesure ?clate dans chaque ?pisode important : la mise ? feu et ? sang du
bourg d'Origny, avec la mort atroce de la m?re de Bernier et des religieuses du monast?re ; l'offense ? la m?moire de Marcent devant Bernier lui-m?me, puis le
geste qui lib?re ce m?me Bernier de l'hommage et de ses cons?quences morales et juridiques ; le refus constant de pr?ter attention aux offres de paix des fils
d'Herbert, et enfin l'invasion de leur territoire. Reto R. Bezzola peut ?crire 6 :
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TRAVAUX EN COURS
? La d?mesure de Raoul ne s'exprime pas seulement par un courage et un h?ro?sme pouss?s ? bout, mais par une vraie cruaut? sauvage. Raoul n'est pas seulement preux comme Roland, il est cruel et il est impie. Roland p?che par exc?s de z?le, par orgueil envers les hommes, par m?pris de l'ennemi. Raoul
p?che par m?pris de ce qu'il y a de plus haut, de l'ordre divin. ? Ce climat de
sauvagerie, de d?cha?nement aveugle qui rappelle celui des plus grandes trag?dies grecques, on le rencontre dans la plupart des chansons de geste des vassaux rebelles. Ce m?me savant peut ?crire 7, ? propos de Garin le Loherain, de Renaut de Montauban, comme de Raoul de Cambrai : ? Dans aucune de ces trois chansons, on ne peut d?celer le moindre principe directeur, la moindre
aspiration ? la s?r?nit?. Elles nous plongent dans un monde chaotique o? les ins tincts les plus sauvages sont d?cha?n?s et o? au premier abord on ne sent que les forces ?l?mentaires d?livr?es de toute entrave ; cela est vrai du h?ros, cela est vrai de la pr?sentation des faits, cela s'applique en partie aussi (Renaut de Mon
tauban) ? la structure et toujours ? la tonalit? de la chanson. ? Mais si la mort de
Raoul, accabl? par les coups de ses adversaires, en pleine solitude morale, peut ?tre le signe du triomphe de Dieu sur un impie, il faut reconna?tre avec Reto R. Bezzola que ? Raoul n'est pas le diable, le d?mon incarn? ?. Il a des acc?s de
ferveur, il invoque la Vierge avant de mourir : sans doute, sont-ce ces d?tails qui incitent Martin de Riquer
8 ? conclure que ? Raoul est un h?ros fort propre ? susciter une profonde admiration dans le public des ch?teaux et des f?tes ? et
que, si sauvage et d?mesur? qu'il soit, ? le po?te lui est n?anmoins favorable ?.
Ainsi pr?sent?, Raoul ressemble beaucoup ? Ogier. Certes, il n'appara?t jamais comme l'instrument de Dieu, et Dieu ne fait jamais pour lui aucun
miracle. Certes, sa d?mesure d?passe de loin celle du h?ros danois qui ne s'?tait
jamais rebell? contre Dieu. Mais ce n'est qu'une question de dosage : on ne peut pr?senter comme un impie le h?ros dont Dieu a besoin pour r?aliser ses grands desseins, on ne peut pr?senter comme un d?mon celui qui doit susciter l'ad
miration. En d'autres termes, le h?ros, pour ?tre tel, ne doit pas ?tre totalement anti-chr?tien : car cela ne serait pas supportable. Le personnage de Girard de Roussillon est sans doute le plus lumineux ? cet ?gard : l'itin?raire spirituel que P, Le Gentil discerne chez Ogier, dans ses tr?s fines analyses, constitue la trame de la chanson de Girard de Roussillon : la d?mesure du h?ros, qui l'avait entra?n? ? massacrer des soldats royaux qui se tenaient ? une croix, ? br?ler une
?glise et ? passer cinq ans ? insaisissable et sanguinaire comme un bandit de
grand chemin ?9, n?cessite une longue p?nitence, un rachat progressif qui aboutit ? la r?demption ; J. B?dier a pu dire du Girard que c'est une chanson de
geste qui a les allures d'une vie de saint, ou une vie de saint qui a les allures
d'une chanson de geste 10. L? encore, Dieu ne saurait abandonner son h?ros, m?me si ce dernier commet des actes impies.
Nous avons dit pr?c?demment que Dieu semblait ?cartel? entre le h?ros, qui a sa sympathie comme il a celles du trouv?re et du public, et l'empereur qui est son repr?sentant sur cette terre. C'est maintenant le h?ros qui est ?cartel? entre des sentiments chr?tiens et des instincts barbares. On peut voir l? une image du conflit entre le bien et le mal, ou encore un drame psychologique dans une con
ception religieuse et morale du monde. C'est ce que font, dans les articles
pr?cit?s, P. Le Gentil et Reto R. Bezzola. Mais cela pr?sente l'inconv?nient de
disjoindre les ?l?ments psychologiques des th?mes politiques et historiques, de les superposer et d'obtenir ainsi deux couches diff?rentes, quoique l'une puisse
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D. BOUTET LA POLITIQUE DES CHANSONS DE GESTE
?tre consid?r?e comme le support de l'autre, voire comme sa cause dramatique :
alors qu'il est possible de les superposer et de les confondre, car ils sont de m?me nature ; il suffit, pour cela, de reconna?tre que l'inspiration des chansons de
geste n'est pas exclusivement chr?tienne et d'en conclure que leur explication ne saurait ?tre donn?e par une philosophie exclusivement chr?tienne. Sinon, la vic toire de Dieu et de la morale chr?tienne est consid?r?e comme allant de soi, ce
qui d?tourne l'esprit d'en rechercher la cause et d'en tirer les cons?quences. Cette victoire est bel et bien effective dans nos chansons : r?demption de Girard et d'Ogier, fin tragique de Raoul. Mais n'est-ce pas parce qu'on l'envisage du
point de vue chr?tien et humain que la fin de Raoul est consid?r?e comme
tragique ? Ainsi se pose le probl?me de la place de la religion dans ces uvres. Sans elle, le h?ros ressemblerait fort ? l'image qui se d?gage des comparaisons de Ylliade : il serait ? la fois temp?te, feu tourbillonnant et sanglier d?vastateur. Une telle apparence, toute monolithique, serait tr?s concevable : elle manifes terait l'affirmation totale du moi, la r?alisation, au-del? de toute notion de bien et de mal (et non dans le mal), de toutes les forces primitives qu'il contient. Un h?ros qui rappelle ? ce point le monde pr?chr?tien serait intol?rable pour des consciences m?di?vales, et plus encore le symbole que pourrait recouvrir ce h?ros : celui de la nature des choses. Que l'on examine de pr?s, par exemple, les
moments de ferveur, voire de repentir, d'un Raoul de Cambrai : ils paraissent bien fragiles, bien ext?rieurs ? sa nature profonde. Le ph?nom?ne est plus com
plexe chez Ogier ou chez Girard, mais dans les trois cas il est bien clair que c'est la force aveugle qui est le trait caract?ristique du h?ros, ce qui le d?signe ? l'ad
miration des foules, et que les aspects chr?tiens ne font que se superposer ? cet ?l?ment primordial, quitte ? le transformer ensuite de l'int?rieur. La chanson de
geste exprime, ? travers le h?ros, la rencontre brutale de deux univers mentaux, de deux sensibilit?s, de deux civilisations. A travers le triomphe de Dieu, elle ex
prime la victoire de la civilisation chr?tienne sur la barbarie primitive : elle retrace le conflit dont est n? le monde chr?tien d'Occident.
Ce conflit, de m?me que l'expression d'une vision du monde ?trang?re ? toute morale et ? toute ? humanit? ? au sens habituel du mot, n'aurait pu ?tre trait? directement : ils eussent ?t? l'un et l'autre trop bouleversants ? la fois pour l'individu et pour la soci?t?. De cette impossibilit?, P. Le Gentil fournit la preuve ?clatante dans ses analyses. C'est ainsi qu'il ?crit, ? propos des vers 8810 et suivants de la Chevalerie Ogier
u : ? Est-il concevable qu'Ogier terrorise ainsi sa victime en la pr?venant du coup qu'il lui destine ?? ; ? propos du meurtre d'Ami et Amile n : ? Pareil crime est sans excuse. Le forfait est m?me si grave
qu'on peut tr?s l?gitimement douter de l'authenticit? de l'?pisode [...]. Pourquoi cet ?crivain, outrepassant la vraisemblance, tenait-il tant ? ce qu'Ogier, tel un bandit de grand chemin, massacr?t Ami et Amile, innocents et sans armes ? ?
Pour que l'auditeur puisse s'identifier au h?ros, il faut que ce dernier ?prouve de
temps ? autre, et particuli?rement dans la d?tresse, des sentiments chr?tiens :
mais pour ce qui est du fond lui-m?me de l'identification, il r?side pr?cis?ment dans cette inconcevable, dans cette invraisemblable puissance de vie, de destruction et de vengeance qui seule justifie la complaisance de ces uvres
pour les d?tails les plus atroces. Tout l'art de la chanson de geste consiste donc ?
exprimer cet ?lan profond par lequel l'individu se fond dans le chaos, et ? le rendre supportable.
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TRAVAUX EN COURS
Et c'est ici qu'interviennent les th?mes politiques et historiques : car si un exutoire est n?cessaire, ils peuvent jouer merveilleusement ce r?le, et ce pour au
moins deux raisons. La premi?re ? et c'est ici que s'explique la diff?rence
essentielle qui existe entre la chanson de geste et l'?pop?e antique ? c'est que
l'h?ritage politique, au sens pratique comme au sens id?ologique et intellectuel, de l'empire romain, l'accoutumance ? l'id?e de droit, ? l'id?e d'?tat, ont marqu? suffisamment les esprits pour que ces questions leur soient famili?res ou du
moins retiennent leur attention. Il y a donc une conjonction d'une r?alit?
quotidienne, ? savoir les rapports d'homme ? homme, et de th?mes de nature
id?ologique, qui explique l'engouement du public pour les sujets historico
politiques des chansons de geste. La seconde raison, directement li?e d'ailleurs ? la premi?re, est la rencontre de la politique et de la religion chr?tienne. Les trait?s politico-religieux de tradition augustinienne ont fleuri ? l'?poque carolingienne et continuent de le faire pendant la grande p?riode de la chanson de geste. D'ailleurs, n'est-il pas int?ressant de constater que lorsque le n?o aristot?lisme thomiste ?clipse l'augustinisme, la chanson de geste dispara?t pratiquement de la sc?ne litt?raire, lentement mais s?rement, un peu de la
m?me fa?on que la trag?die grecque a chang? de nature, puis disparu, avec le
d?veloppement du ? socratisme ? ? Lorsque s'?labore et triomphe la chanson de
geste, l'ordre politique est con?u comme une pr?figuration de la J?rusalem
c?leste, chaque ?l?ment du corps social a une fonction religieuse, et la royaut? en tout premier lieu. Mais chaque ?l?ment est aussi un individu. Tout per sonnage politique, tout personnage historique, peut donc ?tre ais?ment le lieu d'une opposition entre les tendances individuelles et l'id?al chr?tien ; certains
personnages, dont la mission chr?tienne est plus vigoureusement affirm?e,
pourront ?tre plus ais?ment utilis?s comme des symboles. Il suffit ensuite de dissocier ou d'associer plus ou moins fortement le personnage et la fonction
pour op?rer le dosage dont nous avons parl? pr?c?demment. D'autres per
sonnages, non plus le roi mais les barons, sont moins li?s par nature au monde
religieux et ont fr?quemment, dans l'histoire, marqu? leur ind?pendance : qu'ils aient ?t? consid?r?s comme porteurs d'un monde antinomique du premier ne
surprendra personne. Le conflit entre les vassaux et la royaut? dans la soci?t?
correspond donc exactement ? celui qui oppose, au c ur des individus, les ins
tincts barbares aux r?actions chr?tiennes ; ce sont les deux images d'une m?me
r?alit?, les deux repr?sentations mythiques d'un choc de civilisations qui est,
r?p?tons-le, la v?rit? historique profonde de la chanson de geste. Ces consid?rations g?n?rales demandent ? s'appuyer sur les chansons elles
m?mes, sur les diff?rents th?mes qui apparaissent, disparaissent ou se transfor
ment. La chanson de Raoul de Cambrai est sans doute celle qui illustre le plus
remarquablement notre analyse, parce qu'elle pr?sente une particularit? qui rap
pelle de tr?s loin, en creux pourrait-on dire, le cycle de Guillaume. Alors que les
gestes de Girard, la Chevalerie Ogier, Gaidon, Jean de Lanson et bien d'autres
chansons de rebelles opposent constamment le roi et le vassal, en s'effor?ant de
faire ?galement appara?tre les deux adversaires, Raoul de Cambrai est une chan son de r?volte dans laquelle le roi appara?t ? peine. De m?me que Guillaume, devant la faiblesse de Louis, se chargeait lui-m?me de la guerre sarrasine, de
m?me Raoul, devant la veulerie du m?me Louis, se charge lui-m?me de ses
propres affaires, dans un domaine o? une pr?sence et une action royales eussent
?t? bienvenues : l'individualisme a remplac? la grande id?e chr?tienne, l'ins
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D. BOUTET LA POLITIQUE DES CHANSONS DE GESTE
piration a chang?, mais le sch?ma n'a pas vari?. Le roi est donc absent, les
guerres de Raoul ont l'allure de guerres priv?es ; on a l'impression que l'on
glisse du droit public au droit priv?, de la politique ? la vendetta. Certes, les
probl?mes soulev?s demeurent des probl?mes politiques, puisque ce sont ? la fois la paix et l'unit? nationale qui sont menac?es : et ces mots ont un sens au xne si?cle. Mais le personnage politique essentiel, le roi ou l'empereur, est absent. Est-ce un hasard ? Est-ce l'effet d'une loi de causalit? ? Cette chanson est aussi celle o? la r?volte va le plus loin : contre Dieu m?me. La r?bellion contre le roi, l'opposition entre le vassal et le repr?sentant de Dieu ?vitaient, dans les autres gestes, la r?bellion directe contre Dieu lui-m?me. Sans doute nous objec tera-t-on que Girard de Roussillon aussi est quelquefois impie, et que le roi est
pourtant bien pr?sent. Nous r?pondrons que cela justifie le fait que le Raoul ne s'ach?ve pas comme le Girard. Le comte de Roussillon, apr?s avoir subi, ?
Civaux, une ultime d?faite contre le roi, traverse de longues ann?es de p?nitence au cours desquelles il peut se repentir de son double crime, contre le roi et contre Dieu. C'est par la r?conciliation avec son souverain, par la paix de
Troyes, que Girard pourra obtenir le pardon divin et sa manifestation miraculeuse ? V?zelay. Il n'y a pas de roi dans Raoul de Cambrai, il n'y a pas non plus de r?demption possible pour le h?ros. La chanson qui exprime de la
fa?on la plus brutale et la plus irr?m?diable l'opposition entre la civilisation chr?tienne et le monde barbare est celle qui voile le plus possible la politique et le pouvoir royal. Qu'est-ce ? dire, sinon que le r?le normal de l'?l?ment politique dans les chansons de geste est celui d'un exutoire, que sa fonction est de rendre
supportable un antagonisme initialement insoutenable, voire de rendre possible une conciliation qui n'est pas n?cessairement ?vidente ? Mais cela signifie aussi
que la politique ne joue ce r?le que dans la mesure o? elle est li?e au monde
m?taphysique : on devine que, le jour o? la raison et l'exp?rience concr?te, o? la notion de soci?t? pleinement terrestre tendront ? se d?velopper, la chanson de
geste sera appel?e ? conna?tre une crise qui entra?nera sa disparition. On voit donc que ces uvres, m?me de ce point de vue qui se veut global,
donc unificateur, demeurent tr?s diverses et r?pondent ? des tensions diff?rentes. Le temps en transforme non seulement les th?mes superficiels, mais encore
l'esprit. Nous voudrions le montrer en ?tudiant une chanson relativement tar
dive, Jehan de Lanson. Comme cette uvre est g?n?ralement moins connue que les autres 13, nous pensons qu'il peut ?tre utile d'en tracer les grandes lignes.
Charlemagne, tenant sa cour ? Paris, exprime son intention d'agrandir son em
pire aux d?pens de Jean de Lanson, et de contraindre ce dernier ? devenir son
vassal. Lorsque les pairs arrivent ? Lanson, Jean les re?oit largement, mais tente de s'emparer d'eux par surprise. Alors commence une premi?re phase de la lutte au cours de laquelle, dans chaque camp, des prisonniers sont faits, puis s'?vadent; les pairs sont dans une tour et Jean dans ses murailles (v. 1632
2728). Ce dernier assemble ses vassaux et assi?ge les douze pairs, qui sont con
traints d'envoyer Basin demander de l'aide ? Paris. Celui-ci, apr?s diverses aven
tures, arrive ? la cour de Charles ; Ganelon, qui est du m?me lignage que Jean de Lanson, tente vainement de dissuader l'empereur de partir. Retour de Basin ?
Lanson, riche en p?rip?ties (v. 2728-4443). Charlemagne, peu de temps apr?s, arrive ? Rome, puis ? Lanson m?me, o? les pairs regagnent son arm?e (v. 5494
5564). Ensemble, ils mettent le si?ge devant Lanson. Jean fait une sortie vic
torieuse qui lui permet de r?cup?rer un de ses hommes, Hardr?, que Ganelon
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TRAVAUX EN COURS
avait charg? d'un message. Charlemagne, lass? de ce si?ge, part ? la chasse ; Ganelon en avertit Jean, qui prend l'empereur par surprise mais le traite cour toisement. Par une ruse, et par l'effet de sortil?ges, Basin renverse la situation : il lib?re Charles, et tous deux font prisonniers Jean et ses hommes. Il ne reste plus qu'? prendre d'assaut la cit? (v. 6207-15) et ? emmener Jean ? Paris, o? il sera
en un si tr?s mau lieu et mis et enserr? dont jamais n'en istra en trest?t son a?... (v. 6287-88).
Juridiquement et politiquement, cette chanson repose sur une ambigu?t? ; les
paroles y d?mentent les faits, sans que cela embarrasse le moins du monde le trouv?re. Celui-ci, d?s les premiers vers, pr?sente Jean comme un rebelle
orgueilleux et irrespectueux :
Le commencement est de Jehan d'Alenson,
De le gu?re qu'il fist contre le roy Charlon (v. 6-7) ;
et un peu plus loin (v. 14-16)
Mais il estoit tant fier en son condission Ne daignoit tenir tere de l'empereour Charlon Ne de nul homme vivant, si ot le euer fellon.
Or rien, dans la suite du po?me, ne laisse entendre que la condition de Jean est celle d'un vassal ou d'un alleutier ; aucune obligation, m?me morale, ne le lie ? Charlemagne. Ce dernier prononce d'ailleurs des paroles qui semblent montrer
que, dans son esprit, il s'agit bien d'une conqu?te (v. 44-48) :
Jou ai conquis la tere jusquez en Prez Noiron, Sy ai jusqu'en Garscongne portet mon confanon,
Et tant que je n'y say entour et environ
Prince qui ne me serve a ma devision
For seullement Jehan le singneur d'Alenson.
Au surplus les pairs tentent, mais en vain, de le dissuader d'attaquer Jean ; les raisons que donne Basin sont fort claires (v. 157-167):
Sire, ce dist Basin, ce me samble follie
Qu'ensi voliez honnir fleur de chevallerie [...] Jehan est gentilz hons pour tenir grant mainie, Toute Puille et Calabre, Venisse et Savonnie, Et trestoute le tere jusquez en Rommenie Se vous allez sur ly pour faire vilonnie...
Enfin, au verset 215, Charlemagne, exc?d? d'entendre ses barons critiquer les uns apr?s les autres sa d?cision, lance ? Robert de Montdidier ce mot
capital :
Ains yrez avec yaulz pour ce conquest moult fier !
Toute la suite le confirme : il ne s'agit pas de rappeler ? Jean de Lanson, les
armes ? la main, qu'il tient sa terre de l'empereur, mais de le contraindre ? la
tenir d?sormais de lui. D'autre part, si l'on excepte la d?loyaut? de Ganelon, qui n'est pas un ?l?ment nouveau, et si l'on compare le sort que Jean r?serve ?
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D. BOUTET LA POLITIQUE DES CHANSONS DE GESTE
Charles, lorsque ce dernier est prisonnier, avec celui que l'empereur r?serve au
duc ? Paris, on constate que la d?mesure ne se trouve pas particuli?rement chez Jean de Lanson. Ce dernier ne commet aucun crime, ni contre les hommes ni contre Dieu (qui est singuli?rement absent de la chanson), ni m?me contre
Charlemagne : attaqu?, il se d?fend. Le personnage le plus int?ressant est donc
l'empereur : il l'est d'autant plus qu'il est tr?s diff?rent de l'image qui est la sienne dans la plupart de nos chansons. Manifestement, du point de vue du
droit, il n'a pas raison d'attaquer Jean qui ne lui a rien fait et qui ne manque ? aucun devoir en conservant sa souverainet? et son ind?pendance ; or le trouv?re demeure favorable ? Charles au point de consid?rer Jean de Lanson comme un
rebelle et comme un f?lon. Si donc Charlemagne a raison en d?pit du droit c'est
que le trouv?re estime que l'empereur a tous les droits, qu'il se situe au-del? du droit. Parce qu'il est l'empereur, mais surtout parce qu'il est puissant, l'empereur a n?cessairement raison : la fin en apporte la preuve ?clatante. Le fondement du
droit, c'est donc la puissance : nous sommes loin des raffinements juridiques et moraux du Girard de Roussillon. Mais si tout lui est permis pour ainsi dire par nature, l'empereur ne se permet pas tout : c'est l'?l?ment nouveau de la figure du h?ros. Embuscades, ruses, d?guisements, assauts : telle est la mati?re de la chanson. L'empereur est simplement un h?ros r?solu et inflexible, qui n'?coute
que sa propre volont? et qui demeure inaccessible ? toute piti? ; le duc demeurera dans son affreux cachot jusqu'? la fin de ses jours, il n'y aura point de recours : c'est ce que laissent entendre, dans leur bri?vet? et leur s?cheresse, les derniers vers de l' uvre. Charles est donc dur, mais il n'est ni sauvage, ni
barbare. Plac? au-dessus du droit, confondant le droit avec la puissance et avec
l'expression de sa propre volont?, l'empereur ?chappe lui aussi aux cat?gories du bien et du mal dans la mesure o? sa duret? ne d?g?n?re jamais en brutalit? ni en
violence. Tel est sans doute le point ultime de l'?volution de nos chansons de
geste : un ?quilibre, peut-?tre fragile, entre la force aveugle de l'individu et l'or dre chr?tien. Il est tr?s significatif que cet ?quilibre se r?alise pr?cis?ment dans la
figure de l'empereur, dont nous avons d?j? not? la valeur particuli?re. N'?tait-ce
pas au moment pr?cis o? cet ?quilibre devenait envisageable que le roi devait n?cessairement devenir le v?ritable h?ros d'une chanson de geste ?
A l'autre extr?mit? de la cha?ne des chansons qui nous sont parvenues, on
trouve des uvres qui, loin de retracer l'affrontement d'un empereur avec l'un de ses vassaux, s'applique ? exalter la fid?lit? in?branlable d'un lignage envers la couronne ou encore, comme dans le Roland, l'union ind?fectible contre les Sarrasins d'Espagne. Ces uvres sont g?n?ralement construites autour de trois ?l?ments qui sont le h?ros, la royaut? ? travers les figures de Louis et de
Charlemagne, les Sarrasins. La pr?sence de ces derniers, qui sont en quelque sorte l'incarnation du Mal, modifie sensiblement le sch?ma que nous avons fait
appara?tre, sans pour autant remettre en cause la signification g?n?rale de la chanson de geste. Si l'on ajoute que ces chansons, m?me si des versions du cycle des rebelles existent ? la m?me ?poque, sont les premi?res qui nous soient par venues sous une forme ?labor?e et d?finitive, et sont donc vraisemblablement les
plus significatives de l'esprit dominant de leur ?poque, on aura pos? les fon dements de l'argumentation qui va suivre.
Les Sarrasins sont ? la fois des non-chr?tiens et des envahisseurs, ils repr? sentent l'?tranget? absolue, ce pour quoi il ne doit pas y avoir de place dans le
monde. La Chanson de Roland ne cesse de r?p?ter que les pa?ens ont tort par
1127
TRAVAUX EN COURS
nature, les chr?tiens raison par nature : c'est dire qu'ici le christianisme domine toute la pens?e et toute la sensibilit?. Mais cela ne fait que d?placer, en
l'att?nuant, le conflit originel que nous avons mis au jour. De l? d?coulent toutes les diff?rences qui existent entre les Sarrasins et les vassaux rebelles, toutes les ressemblances qui se manifestent, au-del? de la premi?re apparence, entre les vassaux rebelles et ces grands serviteurs que sont Roland et Guillaume. La r?volte d'un vassal, m?me dans le pire des cas, pose un probl?me juridique ou un probl?me politique ; la lutte contre les Sarrasins n'en pose aucun. Le vassal rebelle para?t ?tre moins dans le mal que par-del? tout univers moral ; le
Sarrasin, c'est le mal incarn? : il repr?sente ? la fois la force brutale, le gigan tisme monstrueux (ainsi Corsolt dans le Couronnement de Louis), la fourberie et l'affirmation militante d'une religion erron?e, ce qui fait de lui l'impie le plus profond. En revanche, la distance qui s?pare la d?mesure d'Ogier, de Girard ou
de Raoul de celle de Roland ou de Guillame ne tient qu'? l'objet auquel elle s'ap plique ; dans un cas elle d?truit, dans l'autre elle consolide une soci?t? : la
diff?rence est politique, elle n'est pas m?taphysique. Les th?mes historico-politiques jouent donc un r?le important. Dans les
chansons les plus anciennes, le th?me de la croisade est cet exutoire suppl?men taire qui permet aux relations d'ordre politique d'?tre moins violentes, et m?me d'?tre unies : qu'e?t ?t? un Guillaume ? qui il n'aurait pas ?t? donn? de com
battre les Sarrasins ? Dans un certain nombre de chansons de r?volte, comme la
Chevalerie Ogier, le Girard de Roussillon, la Chanson d'Aspremont, le Girard de
Vienne, la croisade est l'?l?ment qui cr?e le mouvement de r?conciliation, qui reforme l'unit? chr?tienne et donne une solution plus ou moins durable aux
oppositions politiques. Mais, dans ces derni?res uvres, le fait que cette solution
apparaisse bien tard, qu'elle n'ait pas ?t? brandie comme un argument de poids d?s les premiers pas du conflit
? le fait qu'ait ?t? possible une chanson o?
l'esprit de croisade ne souffle qu'? la fin ?
s'?claire si l'on se souvient de ce que P. Alphand?ry ?crivait au sujet de la deuxi?me croisade ,4 : ? Maintenant le r?ve
inconscient, mais magnifique, d'unit? chr?tienne, est d?truit [...]. Les grands viennent de faillir ? leur renom de soldats de la chr?tient?. Ils ne sont plus, dans
la hi?rarchie f?odale, ceux qui luttent, et qui par cons?quent prot?gent ; ils sont
d?j? ceux qui jouissent [...]. L'esprit la?que de nationalit? et de classe l'emporte contre la doctrine d'unit?, et la Croisade est sans doute l'une de ses premi?res victimes. ? On nous dira sans doute que la plupart de ces chansons ?taient d?j? ?bauch?es ? la fin du xie ou au d?but du xne si?cle ; mais, encore une fois,
pourquoi attribuer au hasard le fait que ces versions ne nous sont pas par venues, alors que nous sont parvenues les versions, exactement contemporaines,
du Roland ou du cycle de Guillaume, plut?t qu'? une n?cessit? li?e ? la
mentalit? dominante de l'?poque ? Ainsi s'explique que la chanson de geste, sans
changer de nature, ait chang? d'apparence autour des ann?es 1140-1150. Selon
que le th?me de la croisade est pr?sent ou absent, les deux principes auxquels la
chanson doit son existence (force primitive et ordre chr?tien) s'unissent ou
s'opposent. Mais la pr?sence des Sarrasins n'est pas la seule cause de cette
union ; dans ces uvres, la croisade est associ?e au mythe imp?rial, lui-m?me li?
? celui de l'unit? chr?tienne. Qu'il soit puissant et inspir? par Dieu, comme
Charlemagne, ou faible comme Louis, l'empereur incarne un principe grandiose et vivant, donc dynamique et capable de tout entra?ner dans son sillage. Lorsque toute esp?rance d'unit? chr?tienne s'?teint, le mythe imp?rial perd sa force
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D. BOUTET LA POLITIQUE DES CHANSONS DE GESTE
dynamique, et les deux principes qu'il unissait peuvent devenir, ou redevenir,
antagonistes : alors apparaissent, ou plut?t se d?veloppent librement, les chansons de r?volte. Ogier qui, jusqu'? la fin du xie si?cle, est surtout consid?r? comme un fid?le vassal (ainsi dans la Nota Emilianense et dans la Chanson de
Roland) fait figure, dans la seconde moiti? du xne si?cle, de baron rebelle. Notre
principe d'explication rend donc bien compte de l'ensemble des chansons de
geste, et non pas seulement des plus tardives ; il rend compte de la chanson de
geste comme genre caract?ristique de cette grande phase du Moyen Age qui s'ach?ve doucement pendant le xine si?cle
Le roi, dans la chanson de geste, est donc presque toujours le deuxi?me per sonnage ; le h?ros est g?n?ralement un autre. M?me lorsque le d?nouement leur est favorable, le roi et la royaut? sont moins grandis par la chanson que le vassal
h?ro?que : seul un ? deus ex machina ? peut, dans certaines uvres, donner au conflit une solution heureuse qui pr?serve l'essentiel. Tout se passe comme si se
superposaient une pens?e mythique non chr?tienne qui serait une sorte de chant d'ivresse et une pens?e politico-religieuse d'essence purement chr?tienne. Les chansons o? le principe monarchique est respect? ne sont donc pas fondamen talement diff?rentes de celles o? il est totalement et irr?m?diablement bafou? : ce n'est qu'une diff?rence de dosage entre ces deux ?l?ments. Si l'on pr?f?re une autre formulation, le point de vue politique pr?domine dans les unes, la vision
mythique et tragique l'emporte dans les autres. S'il n'y a pas, avant Jean de Lan
son, de v?ritable ?pop?e royale, c'est bien parce que le roi ?tait trop engag? du c?t? religieux pour ?tre le lieu d'une contradiction.
Dieu se trouve donc ?cartel? entre le h?ros sauvage et amoral dont il veut
parfois faire son instrument et l'empereur qui est son repr?sentant officiel sur cette terre. Dans ce cas, le h?ros ne peut triompher et appara?tre comme l'ins trument de Dieu qu'apr?s avoir reconnu la souverainet? royale, c'est-?-dire
qu'apr?s s'?tre soumis ? l'aspect chr?tien, hi?rarchique et ordonn?, du divin :
sinon le mythe ne serait pas supportable. A ce niveau, la chanson de geste peut ?tre interpr?t?e comme une expression mythique, ? apparence politique et
historique, du choc des civilisations chr?tienne et barbare, autrement dit de
l'origine de la civilisation, de la pens?e et de la sensibilit? m?di?vales. La
politique est l? pour donner une dimension terrestre, un contenu bien indivi dualis? et aussi ad?quat que possible, ? des forces dont la v?ritable nature, qui est tragique, n'est ni admissible ni supportable pour quelque public que ce soit.
Mais il est bien certain qu'une fois le th?me politique introduit, il subit des
d?veloppements propres et fait de la chanson de geste un miroir des probl?mes de son ?poque. Il n'est nullement question de lui ?ter ce caract?re : nous avons
simplement pens? qu'il fallait montrer que la chanson de geste avait une
signification profonde en tant que genre, directement li?e ? une n?cessit? de l'art et ? sa propre origine. Sa disparition, au moment m?me o? le Moyen Age se transforme et change de nature, en est un t?moignage ?clatant.
Dominique Boutet
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NOTES
1. Reto R. Bezzola, ? De Roland ? Raoul de Cambrai ?, dans M?langes E. Hoepffner, i 949,
pp. 195-213.
2. K. H. Bender, K?nig und Vassal, Heidelberg, 1967.
3. A. Adler, R?ckzug in epischer Parade, Klosterman, 1963.
4. P. Le Gentil, ? Ogier h?ros ?pique ?, Romania, 1957 ; ? Girard de Roussillon, structure et sens du po?me ?, ibid.
5. Op. cit., p. 224.
6. ?De Roland ? Raoul de Cambrai?, op. cit., note 1.
I. Ibid.
8. M. de Riquer, Les chansons de geste fran?aises, Nizet, 1957.
9. Op. cit., p. 468.
10. J. B?dier, Les l?gendes ?piques, t. II, Champion, 1908, pp. 91-92.
II. Op. cit., pp. 213-214.
12. Ibid., p. 468.
13. Jehan de Lanson, ?d. by Vernon Myers, University of North California Press, 1965.
14. P. Alphand?ry, A. Dupront, La Chr?tient? et l'id?e de croisade, t. I, Albin Michel,
1954, p. 206.
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