La Poetique de la Ville

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COLLECTION D'ESTHETIQUE Sous la direction de Mikel DUFRENNE _—. 8 ______ Déjá parus dans la méme Collection : 1. Mikel DUFRENNE. Esthétique et philosophie. 2. P.A. MICHELIS. Etudes d'esthétique. 3. Christian METZ. Essais sur la signification au cinema (2 C tirage). Tome I. 4. Jean LAUDE. La peinture frangaise (1905-19U) et V « Art Négre » (2 volumes). 5. Michel ZERAFFA. Personne et personnage. Le romanesque des années 1920 aux années 1950 (2 e tirage). 6. Jean-Pierre MARTINON. —. Les métamorphoses du désir et l'ceu- vre. Le iexte d'Eros ou le corps perdu. 7. Jean-Francois LYOTARD. Discours, Figure. 8. Pierre SANSOT. Poétique de la ville. 9. L'année 1913. Les formes esthétique s de l'amure d'art á la veille de la premiare guerre mondiale. — Textes et docu- ments réunis et presentes sous la direction de L. BRION-GUERRY. 10. Margit ROWELL. La peinture, le geste, l'aclion. 11. Louis MARÍN. Eludes sémiologiques. 12. Christian BRUNET. Braque et l'espace, langage et peinture. 13. Stefan MORAWSKI. L'absolu et la forme. L'Esthétique d'An- dré Malraux. 14. Christian METZ. Essais sur la signification au cinema, tome II. ' i 15. Qlivier REVAULT D'ALLONNES. La création artistique et les promesses de la liberté. 16. Marc LE BOT. Peinture et Machinisme. 17. L'année '1913, tome III. Manifestes et Témoignages. Textes et documents réunis et presentes sous la direction de L. BRION- GUERRY. 18. Gilbert LASCMJLT. — Le Monstre dans í'art occideníaí, un pro- bléme esthétique. Pierre SANSOT POÉTIQUE DE LA VILLE Vreface de Mikel DUFRENNE Nouveau tirage EDITIONS KLINCKSIECK PARÍS 1973

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une description de la ville en litterature

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Page 1: La Poetique de la Ville

COLLECTION D'ESTHETIQUE Sous la direction de Mikel DUFRENNE

_ — . 8 _ _ _ _ _ _

Déjá parus dans la méme Collection :

1. Mikel DUFRENNE. — Esthétique et philosophie. 2. P.A. MICHELIS. — Etudes d'esthétique. 3. Christian METZ. — Essais sur la signification au cinema

(2C tirage). Tome I. 4. Jean LAUDE. — La peinture frangaise (1905-19U) et V « Art

Négre » (2 volumes). 5. Michel ZERAFFA. — Personne et personnage. Le romanesque

des années 1920 aux années 1950 (2e tirage). 6. Jean-Pierre MARTINON. —. Les métamorphoses du désir et l'ceu-

vre. Le iexte d'Eros ou le corps perdu. 7. Jean-Francois LYOTARD. — Discours, Figure.

8. Pierre SANSOT. — Poétique de la ville. 9. L'année 1913. Les formes esthétique s de l'amure d'art á

la veille de la premiare guerre mondiale. — Textes et documents réunis et presentes sous la direction de L. BRION-GUERRY.

10. Margit ROWELL. — La peinture, le geste, l'aclion.

11. Louis MARÍN. — Eludes sémiologiques. 12. Christian BRUNET. — Braque et l'espace, langage et peinture. 13. Stefan MORAWSKI. — L'absolu et la forme. L'Esthétique d'An-

dré Malraux. 14. Christian METZ. — Essais sur la signification au cinema,

tome II. ' i 15. Qlivier REVAULT D'ALLONNES. — La création artistique et les

promesses de la liberté. 16. Marc L E BOT. — Peinture et Machinisme. 17. L'année '1913, tome III. Manifestes et Témoignages. — Textes

et documents réunis et presentes sous la direction de L. BRION-GUERRY.

18. Gilbert LASCMJLT. — Le Monstre dans í'art occideníaí, un pro-bléme esthétique.

Pierre SANSOT

POÉTIQUE DE LA

VILLE

Vreface de Mikel DUFRENNE

Nouveau tirage

EDITIONS KLINCKSIECK P A R Í S

1973

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« La loi du 11 mars 1957 n 'autor isant , aux termes des alineas 2 et 3 de l 'article 41, d'une part , que les « copies ou reproductions strictement réservées á l'usage privé du copiste et non destinées á une uti l isat ion collective » et, d 'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'cxemple et d' i l lustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou par t id le , faite sans le consentement de l 'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinea 1e r de l 'article 40).

« Cette représentation ou reproduction, par quelque procede que ce soit, constituerait done une contrefagon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Penal. »

I.es citations et documents de cet ouvrage demeurent la propriété de leurs éditeurs respectifs.

© 1973, by Editions Klíncksieck, Par ís Printed in Frunce

PREFACE

Voici — dira-t-on : enfin ? — un livre sur la ville oü n'ap-paratt nul discours á prétention scientifique, oü rien n'est sug-géré aux technocratcs de Vurbanisme ! Un livre oü c'est la ville qui parle, librement, á voix claire ! Certes elle ne dispose pas d'une langue, d'une batterie de signifiants linguistiques ; mais elle est elle-méme ce signifiant, et qui porte en lui son signifié : elle s'exprime ; et quelqu'un qui a appris a parler et á écrire exprime á son tour cette expressivité. Sans doute faut-il que Fierre Sansot ait choisi pour cela une méthode, la plus simple et la plus difficile a pratiquer : la deseription (et il s'en explique assez pour donner satisfaction á tous les censeurs). Mais il faut aussi qu'il soit inspiré par cet amour de la ville qu'il evoque lon-guement ; il ne se fait l'interpréte de la ville, docile et fidéle, que parce qu'il en est le dévot et le cómplice.

Mais s'il exerce son droit de parler de la ville, il ne le revendique pas comme un privilége : tous ceux qui vraiment habitcnt la ville, la ville les fait parler. Davantage, elle les fait étre. Car elle n'est pas seulement expressive, elle est naturante. Les hommes — ses hommes — ne tiennent pas seulement le lan-gage que les lieux leur inspirent : langage du bistrot, langage de la rué, langage du Prisunic. lis soni, dans leurs gestes ou leurs démarches, ce que la ville attend d'eux. Qu'ils descendent dans la rué pour aller á leur travail ou pour se promener, ou pour y dresser des barricades, qu'ils se cachent pour échapper á la pólice ou qu'ils se montrent pour participer á un défdé, la ville inspire leur comportement. Et méme leurs revés ; car elle semble aussi gouverner l'imagination humaine ; ou plutót elle secrete elle-méme l'imaginaire dont elle s'auréole et par lequel elle se signifié. Lorsque Sansot écrit : « Pour distinguer sérieusement deux lieux réels, ne faut-il pas d'abord chercher ce qui les distingue imaginairement, se demander de quels prolongements oniriques ils sont capables », il se garde de diré que l'imaginaire est le fait de la subjectivité : il est au contraire le fait du réel, et ce sont les images de la ville, on oserait diré ses fantasmes, qui s'animent dans les réves des hommes. Ainsi les citadins sont-ils vraiment á l'image de leur ville.

Mais comment l'entendre ? Faut-il invoquer ici un condition-nement, comme de l'animal mu par un tropisme, ou de l'enfant

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4 PRÉFACE

dressé par l'éducation ? Nullement; ce n'est pas de détermi-nisme qu'il s'agit, mais de réciprocité et de connivence : les hommes produisent leur ville comme la ville produit ses hom-mes, sans qu'aucun des partenaires puisse se targuer d'une ini-tiative ou d'une priorité. Mais ce que Sansot entend justifier, c'est une « approche objectale » de la ville. Objectale, et non objective : car l'objectivité est réductrice, elle est le propre d'un appareil conceptuel qui determine arbitrairement son champ d'investigation, qui substitue l'objet de connaissance á l'objet réel. Violence du concept ; et Sansot est toute douceur : il laisse étre la ville ; et s'il lui faut choisir les éléments, les objets, les parcours, les hauts-lieux et les hauts-moments de la ville qu'il décrit, on verra avec quelle prudence il elabore les « critéres » de ce choix, et comment en quelque facón il en laisse la respon-sabilité a la ville elle-méme.

Mais selon cette approche objectale, le sujet n'est nullement revoqué, comme il l'est, allégrement, dans tant de philosophies á la mode : nulle philosophie n'est moins parisienne que celle de cet amoureux de París. Sansot n'oublie jamáis que si l'homme est á l'image de sa ville, la ville est tout autant á Vimage de Vhomme : édifiée par lui, marquée en tous ses lieux par son travail, ses peines et ses joies, tout ce que la présence humaine dépose sur les pierres. Et c'est pourquoi les critéres qui permet-tent de déterminer les parcours et les lieux, s'ils sont objectifs, sont aussi subjectifs. Mais la subjectivité á laquclle se refere la description n'est pas une subjectivité souveraine, qui s'afprme-rait dans le régime de la séparation ; c'est la subjectivité de Y étre au monde, engagé, pris et compris dans le monde de la ville ; et pareillement tout melé aux autres, á ees hommes « qui, tout comme nous, ne peuvent refermer leur prise sur ce monde qui en appelle, spontanément, á d'autres regarás, á d'autres pas ». Subjectivité fraternelle encoré, en-decá de l'institution et de la lutte, subjectivité naissante.

Mais quel est le lieu de cette naissance, qui est aussi la nais-sance de l'objet ? « Nous avons parlé selon le langage du dua-lisme, mais ce chiasme déplie, dans sa parfaite symétrie, l'unité sans laquclle il ne se comprendrait pas. » La phénoménologie de Sansot vise done á se situer en ce point oú l'homme et la ville — le sujet et l'objet — ne sont pas encoré separes, et n'existent que l'un par l'autre. Certes, on peut comprendre la ville comme l'ceuvre d'un homme qui a pris ses distances pour la construiré, pour maítriser et modifier le milieu : c'est á quoi s'efforce le géographe. Mais « nous avons l'ambition, dit Sansot, de descendre plus bas, avant que l'homme ne se separe de son ceuvre ». Plus bas : vers l'origine, vers cette co-naissance de l'homme et du monde. Mais une origine qui n'est pas préhistorique comme Z'olim des fables ou le paradis perdu des mythes, qui est toujours présente, qu'une description assez fine, assez penetrante, peut nous donner au moins á pressentir : a lire Sansot, vous vous étonnerez de découvrir la ville dans sa vérité premiére, une vé rite familiére que pourtant nous vivons sans en preñare conscience.

El pourquoi retarder votre lecture ? A quoi bon rediré, et de f<i(y>n si sommaire, ce que Sansot dit et montre infiniment

PRÉFACE 5

mieux ? Le seul objet de ees ligues, c'est de justifier l'insertion de ce livre dans une coUection d'esthétique. Certes, ce travail ferait honneur á n'importe quelle coUection, et c'est avec joie qu'on l'accueille ici. Mais cette coUection est bien son lieu natu-rel ; car ce livre est une « poétique » : pour dévoiler cette ville premiére, á la fois surréelle et connaturelle á l'homme, la poétique se substitue á la phénoménologie, et devient « la seule approche possible ». Sans doute cette poétique ne médite-t-elle pas sur la poésie des poetes, sur cette production d'un langage original et d'un imaginaire neuf; Sansot ne se propose pas comme Bachelard de cerner une puissance de création qui serait celle du verbe. C'est á la fois un autre imaginaire qu'il traque, pris dans un autre langage : « on apercoit la différence entre une poétique inspirée des artistes et la réverie ébauchée de l'humble habitant des villes », — et une poiésis : celle de la ville elle-méme : « le poétique n'est pas seulement une qualité du langage des poetes, il est d'abord une qualité de certains lieux de la Nature ». En un sens, si le langage de la reflexión ne peut éluder le dualisme, c'est la ville qui cree l'homme, ou du moins qui « le modifie », pour étre elle-méme et se diré par lui, pour exercer en lui sa puissance poétique : « la ville imagine en nous, et il était legitime de recueillir le sens de certains lieux qui se haussent á la dignité imaginaire par leur éclat et leur pouvoir de retcntir, de ricocher en l'homme ». Puissance proprement naturante de la ville ; cet océan de pierres est tout autant Nature que la nature, la montagne ou la mer, et l'homme qui y nait, qui en nait — et qui en est — pour le porter á la ciarte de l'apparaítre et y jouer son destín, est bien le paijsan de París.

Ainsi la poétique de la ville est-elle un chapitre d'une Poétique fundaméntale oü la poétique des poésies trouve son mspi-ration. A travers ce livre l'Esthétique remonte vers ce qui fonde la pratique des arts. Mais il faut étre un peu poete déjá pour diré cette poétique pré-humaine, et la poésie brute du langage de l'homme urbain. Pierre Sansot est ce poete de la Poétique : vous allez vous en convaincre.

Mikel DUFRENNE.

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PREMIERE PARTIE

REPERES ET PARTÍ PRIS

Page 5: La Poetique de la Ville

POUR UNE APPROCHE OBJECTALE DE LA VILLE

II semble bien admis que nous ne pouvons dissocier le couple que le sujet et l'objet fonment. Un subjectivisme absolu comane un objectivisme naif paraissent peu soutenables. Qui oserait nier la part du sujet ! II n'y a d'obiet que par référence á un sujet, qu'ü soit en ce unoment pense et percu par moi ou que d'une facón genérale, il soit pensable, perceptible par un autre sujet que moi. En l'absence d"unc conscience, l'objet c'est encoré, ce qui esl, en droit, perceptible, offert, exiposé a une conscience possible. La notion de projet est venue coníirmer cette nécessité de ne pas omettre la part de l'hounme. Le monde se différencie, se qualiñe au regarld d'un étre qui cherche á réaliser certaines ñns et qui, par et dans cet effort, fait lever des ustensiles, des appuis, ou des obstacles. En revamíche le monde est toujours déjá la. Se détourner de lui, c'est encoré prendre parti á son égard, et, si Fintentionnalité définit le mode d'étre de la conscience, il faut bien un objet pour remplir cette visee. On a done abandonné la thése d'un sujet qui se suííirait a lui-méme et qui déoouvrirait, dans son propre intórieur, des richesses suffisantes pour alimenter sa vie intellectuelle.

Cette dualité étant constatée, devions-nous, á rintérieur de ce travail, iprocéder a partir du póle-objet ou du pole-sujet ?

II aurait pu sembler ipréférable d'opter pour la seconde pos-sibilité. D'abord si le monde (en l'occurrence la ville) s'offre comme une totalité cotmpaicte, l'articulation ne lui viendra-t-elle

"í pas des projets et des intentionnalités du sujet ? En variant ses prises, ses éclairages, en essayant des perspectives différentes, la conscience fait apparaitre de la diversité — lá oü nous avions au départ un en-soi décourageant de massivité. A cet instant apiparait le role considerable du langage. L'hoimne parle et par cette parole oü il fait passer son tempérament, ses origines sociales, sa situation historique, il qualiñe ,1a réalité. Ainsi il dirá ique ce quartier est sinistre ou bourgeois ou résidentiel. Les grioupes sociaux désignent tous les aspeets de la ville et ils leur conférent leur véritable existence : cet ensemble informe de roulottes, de tentes, de baraquements qui semblaient échap-per á toute dénomination ils l'appellent « bidonvilles » et, par ce terme, ils le font entrer dans la sphére de la dérision ou de la oolére ou du pittoresque amusé. Qu'ils débaptisent des lieux

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Page 6: La Poetique de la Ville

10 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

á la suite d'une révolution et qu'ils leur donnent un autre nom, et ees lieux prenldront une autre physionomie.

Ensuite, il sembleraü possibh — á qui procederán á partir du póle-sujet — de dénombrer quelques grandes fonctions. Les psychosociologues ont ainsi mis á jour quelques besoins í'on-damentaux. II existe un danger certain qui serait d'énoncer en un langage á prétention scientifique des réalités triviales. Le psychosociologue et l'urbaniste répondront en disant qu'ils défi-nissent avec plus de rigueur ou qu'ils distinguent mieux ou que parfois ils mettent en évidence des besoins oubliés : par exemple

ijje besoin de rencontre. Si nous nous orientons du cote de l'ima-ginaire urbain, il fauldrait recenser quelques réveries essentielles qui suivent leur propre pente et qui modélent á leur facón la ville — cette méthode parait fructueuse dans la mesure oü elle systématise les données empiriques. Comunes ees fonctions ne sont pas trop nombreuses, il devient possible de les mettre en rapport entre elles et, á ce moment, toute donnée ui-baine est haippée par le systéme qu'on a mis au point. Considérons, a la maniere de Dumazedier, les loisirs urbains nouveaux, múltiples en apparence. Le psychosociologue nous dirá en quoi ils penmeltent de divertir ou de compenser ou d'éduquer...

Enfin nous pouvons inseriré un troisiéme avantage á l'actif de cette maniere de proceder. Elle remanie les données objec-tives, elle decante les apparences. En partant du póle-objet. nous aurions tendance a ne pas remettre en question les unités distinctes que la ville présente : le square, le café, le boulevard, la rué... qu'un psychosociologue nomimerait peut-élre — lieux de loisir. Ne risquons-nous pas de recevoir la réalité urbaine telle que nous la percevons ou telle que les honimes la parlent ! Point de coupure épistémologique entre le donné et le repensé ; done point de connaissance scientifique ! Que serait une phy-sique qui prendrait pour acquises et indépassables les qualités du vert, du rouge... et ne se résoudrait pas á leur substituer une étude quantitative.

La troisiéme objeeüon nous parait la plus redoutable parce que nous voulons l'assumer toute entiére ; c'est-á-dire que nous enlendons étudier ees réalités telles qu'elles se présentent á nous et souvent en usanl du langage qui sert á les désigner. En premier lieu, il nous semble — et nous tenterons de le prouver par la suite que ees unités ne sont pas seulement des agregáis. Nous montrerons qu'elles s'opposent de toutes leurs torces á ce qui pourrait les dissoudre, qu'elles ont une expression, une significa-tion, une maniere d'exister : quand ees caracteres leur manquent, nous acceptons qu'on leur refuse une existence autonome et nous penserons que ce ne sont pas de grands lieux urbains. Ces derniers en revanche apparaissent comme des quasi-personnes. Elles expriment, elles disent immédiatement ; les mots dont on les pare, viennent, en fait, d'elles. Le langage du boulevard, du bistrot, de la rué appartient á ces lieux. Quand on remplace le square « par l'espace vert », ou bien Fon designe quelque chose qui, efíectivement, n'a aucun rapport avec le square (quelque chose qui, fonetionnellement, a pour mission « de couper » les grands ensembles, de déverser de la verdure dans « la triste banlieue ») ou bien l'on parle mal du square qui,

POUR UNE APPROCHE OBJECTALE 11

sans son nom, petfd une de ses qualités : autant lui enlever le petit portillón par lequeil on y entre 1 II existe un langage urbanistique dont nous refusons la scission qu'il introduit entre l'homme et <la ville. II vise á déréaliser cette derniére : opéra-tion qui semble bénéfique, puisqu'elle introduit la neutralité, le ton fade et raisonnable des technocrates et qui, en fin de comipte, vise á expulser l 'humain de ce qui est destiné á épa-nouir Thoonme. La, c'est la parole dite scientifique qui, non seulement, est nociue mais inexacte. Elle traite la ville en langage de volumes et de surfaces. Qu'on nous entende bien. Nous ne nions pas — loin de la — la nécessité de faire intervenir le nombre, les proportions, les considérations architecturales dans la construction des villes. Mais, il ne faudrait pas pour autant éliminer l'homme auquel il convient de les rapporter et passer sous silence les besoins les plus riches qui, eux, ne sont pas chiffrables. Et, comme nous parlons dans ce travail de villes déjá existantes, qui ont derriére elles un passé parfois fabuleux, elles ont été nomimées par les homimes qui les ont aimées et qui y vécurent. Décrocher de ce langage, ce serait passer á un autre plan qui oublierait la relation effective des hommes et des lieux, ignorer une liaison primordiale qui vaut, selon nous, la peine d'é.lre étudiée. La pensée urbanistique alors méme qu'elle serait totalement fondee et rigoureuse, apparait comme une reflexión tardive, seconde, et á ce titre, elle suppose des villes que les hommes ont construites, habitées naivement. % Pour étre plus précis, prenons le niot « rué » : on préfére soiuvent employer le tenme plus « noble » d' « artére » ou de « voie de circulation » : d'une part, ces expressions ne sont pas aussi neutres qu'on le suppose ; elles relévent de méta-phores organicistes ; de toute évidence, elles assimilent la cité á un étre vivant. D'autre part, si elles entendent affirmer le pri-mat de la fonction, elles deviennent contestables, elles iimpli-quent qu'il est conforme a l'ordre social de livrer la rué á la seule circulation, á une circulation qui en chasserait les hommes. L'histoire — quand elle se réveille — réduit a son tour la réduction fonctionnaliste. Alors les travailleurs comme les hommes au pouvoir se référent á la Rué, comme á une réalité pour les premiéis authentique, pour les seconds menacante. Le gouvernoment s'écrie « nous ne céderons pas devant la rué »• Cet exemple, á lui seul, nous fait mesurer tout l'écart qui separe la notion « d'artére », de « voie de circulation » — et celle de « rué ». II n'est done pas indifférent d'employer tel ou tel langage. Souvent, sous couvert de prétention scientifique, on cherche á neutraliser le unilieu humain et ses virtualités histo-riques.

Nous prendrons done les lieux, comme ils se présentent a la conscience naive et parfois nous tácherons d'en élucider la significa üon, avec les mots de la conscience commune. Car ces mots, nous l'avons dit, n'ont pas surgi au hasard. Ils font, en quelque sorle, partie de ces lieux.

Kevenons cependant á notre troisiéme objection : peut-on accepter ces unités distinctes sans chercher á remonter á des élé-nu'iils plus fondamentaux ? L'histoire a déposé, precipité, donné corisislance á ces lieux. Une ville fluide, uniforme, composée de

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Page 7: La Poetique de la Ville

12 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

relations indéfiniment variables constitue un réve ou, peut-étre, un cauchemar. Certes, on peut concevoir une histoire accélérée oü les lieux n'auraient pas le temps de s'imposer, de se distri-buer mais il se trouve que la durée sociale a été, en France, assez lente pour que les lieux les plus favorisés aient su se constituer dans leur autonomie, parfois pour leur gloire. Les hommes ont eu le loisir de les admirer, d'y rever, de s'y attarder, d'y laisser l'empreinte de leurs pas, de leurs regards, de leurs tristesses, de leurs morts ; ainsi tous ceux qui ont aimé, désiré, connu l'espoir ou l'angoisse dans le hall d'une gare, ou séjourné dans la salle d'un bistrot... Si l'homme était une puré liberté, il serait vain de croire qu'une ville est autre chose qu'une somme d'apparte-nients, d'immeubes que l'on peut découper, assembler índiffé-remment, en raison d'une circonstance conmie les conditions d'une élection favorable. Les hommes, d'année en année, ont creusé des sillons dans la ville, ils ont melé leurs pas á ceux de leurs freres ; en quoi ils manifestaient encoré leur liberté, réas-sumant leur ville dans le labeur, la peine et quelquefois la fe te, une ville que les pouvoirs sauraient détruire, s'ils y mettaient le prix mais, qu'ils ne reconstruiraient pas comine ils l'enten-draient. On a parfois revé de la face obscure de la ville, souter-raine, miserable, satanique, revoltee qui était comine Fenvers de la ville policée, bourgeoise, lumineuse, conservatrice. C'était la un réve qui exprimait la désillusion, la misére d'une certain nombre d'homines et, en fait, les caves ont pu étre habitées par une population jugée indigne d'habiter au grand air. Mais l'envers et l'endroit de la ville ont pu coexister á la surface méine de la cité. D'une part la ville était balayée par la pólice, par les pouvoirs officiels, et d'autre part, le peuple chaqué jour, tracait, a sa maniere les contours d'une ville qu'il redistribuait en fonction des saisons, des crises et parfois des explosions de colére : ainsi, la ville dans ses bistrots, dans ses faubourgs, échappait au pouvoir d'organisation et de repression.

Que nous assure cette derniére description ? Elle nous permet de repondré, d'une facón déíinitive, croyons-nous, a la prendere et á la troisiéme objection. Nous pouvons bien accepter ees lieux en tant que tels, sans avoir le sentiment de nous laisser duper par les apparences, et, du ¡neme coup, nous nous apercevons que le point de vue objectal ne nous met pas en présence d'une totalité indistincte : non point la ville dans son ensemble, grand corps informe, bouillonnant, mugissant, empétré dans ses mem-bres mais des lieux qui, par la vertu d'un peuple, ont leur relief, leur physionomie, leur tradition. Ainsi, la premiére objection perd de son poids. Certes, les projets font lever des possibles et articulent la réalité, contribuent, par leur variété, á lui donner des formes diverses. Mais les lieux étaient déjá la : plutót reanimes que constitués par la decisión de l'homme ; et encoré préférons-nous le terme de démarches ou de gestes á celui de projets, car ce dernier semble renvoyer á une aventure indi-viduelle. Or nous voudrions plutót montrer qu'il existe quelques grandes démarches fundamentales (comme la déambulation noc-

. turne, comme la derive de l'homme traque) par lesquelles la |ville se dévoile a chacun d'entre nous. Allons plus loin : la théo-fie qui insiste sur les fonctions ou sur les motivations, ne ris-

POUR UNE APPROCHE ORJECTALE 13

que-t-elle pas de verser dans une mauvaise généralité et d'ou-blier la diversité de l'espace urbain ? Elle tachera bien de montrer que certaines de ees motivations ont pris naissance dans une civilisation urbaine. Mais est-il suffisant de parler de la fonction de travailler ou de se divertir ou de se rencontrer ! II existe tant de rencontres et, dans un village, dans les civilisations tra-¡ditionnelles, les hommes se rencontraient. Nous aimerions savoir ce qu'est une rencontre dans un bistrot, en quoi elle difiere d'une rencontre dans un café ou dans une rué. Croit-on que la parole emphatique, cascadeuse ou páteuse du bistrot ne soit pas une maniere propre de s'exprimer ? Nous essaierons de le montrer et nous ne le pourrons qu'en partant du décor, de Fobjet-bistrot qui suscite ce type de parole. Des motivations ajoutées au mot « bistrot » ne rendront jamáis compte et ne qualifieront jamáis ce nouvel avénement de l'homme qui se réapproprie sa condi-tion en parlant, en disant n'importe quoi. Nous croyons que le primat accordé á l'objet nous permettra d'éviter les deux dan-gers qui nous guettent en un pareil travail : la généralité qui ne qualiíie pas et qui n'apprend rien — l'excés de singularité qui cotoierait la description romanesque et vaudrait seulement pour cet homme-lá, á cette heure-lá. La parole du bistrot nous ensei-gne quelque chose sur une des possibilités du langage, et reprise, perpétuée par tant d'habitués, elle dépasse i'invention d'un h omine.

Une approche objectale de la ville respecte mieux le décor urbain. A l'intérieur de cette approche, on distingüela une saisie subjective et une saisie plus proprement objective. La seconde décrira la structure qui organise entre eux les éléments d'un lieu. La premiére ne nous rejettera jamáis du cóté d'un sujet enfermé en lui-méme, elle continuera á balayer d'une certaine facón l'espace urbain. Ainsi lorsque nous « monterons » la derive de Ihomme traque, nous ne ferons pas porter notre analyse sur les sentiments qui habitent la con'science du fugitif ou du chómeur, nous chercherons selon quelle gradation neces-saire son parcours se déroule, s'il est possible d'en dresser les. étapes, tout comme on a pu dénombrer les stations d'un mys-tére ou du Chemin de la Croix. La encoré, il nous parait plus fructueux de nous tourner vers un dévoilement de l'objet que de nous enfermer dans une mise a nu des motivations. Celui qui parle de l'homme des villes, se condamne á souligner des traits (jui ne manquent pas tout a fait de vérité, mais qui demeurent trop généraux. On nous décrit la foule solitaire, l'homme pressé qui' a perdu le sens et la possibilité des contaets personnels et (lont la personnalité se dissout peu a peu dans la Mégalopolis.

Sans pour autant récuser la valeur de la psycho-sociologie, nous préférons inverser la direction du trajet : aller des lieux a l'homme. Ainsi la difficulté d'étre peut se vivre dans une chambre, dans une prison, dans un hópital et elle n'est plus la méme. Nous avancerions que l'homme du bistrot a des soucis, celui du café des problémes, celui du drugstore se heurte á une situa-tion névrotique. Le choix des expressions comporte une part d'aibilraire. II veut plutót manifester que des situations en appa-rence voisines en viennent a ne plus avoir grand chose de cornil i un entre elles quand on prend au sérieux leur expressivité. Que

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14 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

faut-il done entendre par soucis ? Les soucis n'arrivent pas á prendre une forme probléinatique, ils concernent notre étre tout entier, ils paraissent plus forts que nous et leur disparilion dépend d'une évolution dont nous ne sommes pas les maitres. Voyons done en quoi « un ennui » se transforme dans un¡ bis-trot presque inévitablement « en souci », voyons comment et pourquoi ce visage-ci et non point un autre s'y accomplit. Dans un bistrot, l'on a afiaire á des habitúes et ce que l'on voulait cacher, dans la mesure oíi on voulait le taire, apparait, se manifesté. Y étre malheureux, c'est toujours l'étre a la maniere d'un enfant qui voudrait surtout que l'on ne s'apercoive de rien. On éprouve beaucoup de peine á plaisanter, a prononcer les paroles banales et l'on se rend coinpte que les autres savent maintenant. Comme un enfant sous le préau de récréation, il faudrait se déci-der entre deux attitudes possibles : continuer a faire semblant de jouer ou demeurer solitaire dans un coin. Et les autres, de leur cóté, ont compris, sachant ce que cela veut diré « avoir des soucis » : aujourd'hui, comme autrefois le maitre, ils passeront beaucoup de dioses, la mauvaise humeur, la distraction, la colére peut-étre.

Nous voyons done le role que joue le bistrot : dans ce lieu aux dimensions réduiles, a la familiarité permanente, un échec, un coup dur ne peuvent se dissimuler, et l'effort méine que l'on fait pour le masquer sous de fausses raisons, le mélange de mauvaise humeur el de désespoir qui inspire alors la couduite, caractérise ce que nous nommions « les soucis ». L'amour pro-pre, la violence des réactions ne sont pas pour nous surprendre. Elles conviennenL á cet univers viril qui perpetué, sans le savoir, les valeurs de l"école des garcons. La glace du bistrot renvoie a d'aulres glaces, celles oii il se regardait, enfant, puis adolescent dans une chambre bon marché et oü il apercevait son visage maussade des mauvais jours, aux yeux boufíis, aux traits indécis, avec une envié subite de pleurer ou « de tout envoyer au dia-ble ». II existe une glace mauvaise, sommaire, sans coniplaisance qui n'a rien a voir avec le miroir de Narcisse. Loin d'adoucir les contours, elle éeorche, elle taillade le visage. C'est celle du jeune apprenti qui part travailler, celle de la caserne, et parfois aussi celle du bistrot. Ne nous étonnons pas qu'elle intervienne et qu'elle rende plus pathétique la situation de l'habitué avec pour paradoxe apparent : un ennui qui, dans un lieu publie, prend presque les caracteres d'un chagrín intime.

Nous avons done vu comment l'univers viril, fraternel du bistrot qualifiait les ennuis d'un de ses habitúes ; qu'en sera-t-il au café ? Le consommateur, s'il s'y rend, y trouvera l'occasion de se confronter á un probléme. Du fait inéme qu'il réflcchira á ses difficultés dans un café, il y a beaucoup de chances pour qu'elles se problématisent et un probléme peut en droit se résou-dre, il suííit d'y appliquer son intelligence. Or, le café favorise ce détachement, ce recul qui permet d'y voir clair : surtout demeurer seul, ne pas se griser de mots, étre pour l'instant spec-tateur plutót qu'acteur, ne pas s'épancher sur soi-méme et con-sidérer avec quelque humour la comedie humaine, y compris l'embarras dans lequel on se trouve... toutes ees consignes peuvent étre suivies á la lettre dans ce bel établissement aux sur-

POUR UNE APPROCHE OBJECTALE 15

faces lisses et aux vitres transparentes. A la confusión du bistrot s'oppose le netteté du café oü tout s'articule, méme les difficultés. Allons plus loin dans cette symbolique. Ne nous contentons pas de diré que la tasse de café, á la différence du vin ou de la biére, implique la lucidité. Les harmoniques sont plus subtiles et plus variées. Le café vous brúle en un point précis, il incite á une connaissance de soi plus distincte, il dénoue ce malaise global qui paralysait l'étre tout entier de l'habitué du bistrot. Surtout la résolution d'un probléme se donne comme un long chemin á parcourir, avec étapes, retours en arriére, vérification : les longues chaines de raisons. Le consommateur avale de petites gorgées de café brülant : une recompense aprés les progrés accomplis dans la recherche de la solu-tion, une halte pour tendré á nouveau son attention... Avec des bouts d'allumettes, avec des ronds de fumée, il essaye des solu-tions frágiles qui sont des esquisses, une matérialisation de ce que l'on peut tenter. Tout est souvent a recommencer. Peu importe, le sortilége du malherir est exorcisé, il tombe dans le domaine familier du logos, des gestes précis et connus. On rede-mande une tasse de café. Ce n'est plus une durée vertigineuse qui nous charrie vers une fin catastrophique. Le temps se mai-trise, s'articule en instants determines, se développpe selon des étapes que l'on distribue aprés réñexion.

L'homme ne recoit du snack aucune aide. Avec ses bruits, avec ses allées et venues, il ne ménage pas, comme le café, des

Íiossibilités de reflexión. D'autre part, les plaisanteries rapides, es sourires convenus signifient assez que les confidences ne sont

pas de mise, qu'il ne faut pas introdliire la détresse dans une atmosphére neutre. Dans une situation malencontreuse l'homme en souci va done percevoir le snack sur un mode nouveau, essen-tiellement négatif. Ces parois lisses, elles glissent sous son regard, il ne peut s'y aggriper pour retarder sa chute.

Ceci dit, á l'intérieur de notre approche objectale, la saisie subjective et la saisie objectivc apparaissent comme distinctes et nous verrons bientót qu'elles posent des problémes distinets : pour la premiére, cchapper a la multiplicité — semble-t-il infi-nie — des projets humains, pour la seconde, énumérer quel-ques traits précis qui nous donneront le droit de prwilégier cer-tains de ces lieux — eux aussi — tres nombreux en fait.

Ajoutons pour terminer que cette étude objectale peut contri-buer á mieux saisir les rapports de l'homme et du monde, de l'homme et de ses semblables, a remonter jusqu'á ce moment fugitif oü les choses sont encoré chaudes de la présence, du désir, de la détresse humaine, avant que l'humanité ne se soit retirée de ce qu'elle a aimé désiré, hai — ce moment aussi oü nos exis-tences, quoique distinctes, se mélent les unes aux autres. Pari dilTicile a teñir qui a fasciné, a un certain moment, M. Merleau-Ponty ! D'une part, il existe des travaux remarquables de géo-graphie humaine, mais ils nous découvrent l'ceuvre constituée de l'homme, la facón dont il a modifié son milieu. Nous avons l'ambition de descendre plus bas, avant que l'homme ne se separe de son o;uvre, D'autre part, on a souvent parlé de l'anté-prédi-caüf mais nous n'en savions pas plus long lorsqu'on nous signi-liait l'existence d'un pré-senti, d'un pré-jugé, d'un pré-percu. Ne

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16 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

redoublait-on pas seulement ce qu'on nous décrivait auparavant sans ajouter un « pré » !

Ce projet serait impossible et passerait pour une visión « pani-que » du monde réservée á la parole poétique, si par un phéno-méne qu'il faut bien admettre, la présence humaine ne s'était déposée sur les lieux de la ville. Dans une ville, chacun de nous a singuliérement conscience de vivre une aventure propre — dans la souffrance ou la jouissance — et pourtant nous sentons que ce qui a été aujourd'hui continuera demain dans une conscience ou dans une autre. Le trottoir de la rué sous mes pas anonymes et sous ceux des passants qui nous suivent, le journal du bistrot dans ina main mais il a été tenu par d'autres mains, ma voix unie aux autres voix dans cette foule qui scande sa révolte : en un mot, nos existences non encoré cadenacées mais ouvertes les unes aux autres et béantes sur le méme monde. Nous ne prétendons pas qu'il s'agit de cette Ouverture, de cette Patence ou de ce Non-Voilement qui permet á l'Etre de se manifester a nous. L'instance á laquelle nous faisons attention est plus modeste, peut-étre seconde, mais tellement plus humaine et on peut en diré quelque chose qui parle á tous. La ville se compose de lieux et d'objets qui n'appartiennent á personne, qui ont accumulé tant de présences (cette cabine de teléphone, ce boule-vard, ce metro, tous ees dedans ou ees dehors collectifs) qu'il ne saurait étre question de les posséder. Alors, nous nous sentons a la fois nous-mémes et n'importe qui, irremplacables et fraternels, mélés a tous ees autres homrnes qui, tout comme nous, ne peuvent refermer leur prise sur ce monde qui en appelle, spontanément á d'autres regarás, a á'autres pas. On a parfois decrit la lutte des consciences qui cherchent á s'empa-rer du méme spectacle qu'elles percoivent. Nous n'imaginons pas une telle lutte en ce qui concerne les lieux urbains. Certes nous ne forgeons pas une visión idyllique de la ville á laquelle on pourrait de surcroit reprocher d'étre tardive ou précoce : tardive par rapport a un Mit-Sein innocent, prématurée par rap-port á une histoire humaine qui n'a pas encoré commencé. II n'empéche que par bien des cotes — en une période encoré inhúmame — la ville offrait l'équivalent de quelque chose qui, sans étre naissant, n'était pas encoré momifié, gelé, avant la clóture des hommes les uns sur les autres ; et, ceci parce qu'il ne saurait étre question d'enclóre les grands lieux d'une ville.

SOURCES ET TRADITIONS URBAINES

Nous commencerons par comparer la situation du topologue avec d'autres « réflexions critiques ». L'épistémiologue ne ren-contre, qua-nt a lui, aii'cune diffiícullé tíans la détermination des oeuvres iqu'il veut reteñir. 11 se trouve en présence d'ceuvres scientifiques 'qui ont iait (leur preuve et que l'on retient jusqu'á ce qu'elles soient révisées par les savants eux-^inémes. II peut done dégaiger et examiner a partir d'elles les méthodes qui ont réussi.

L'historien de la philosophie, lui aussi, prend acte des philo-sophies déjá existanLes. A-t-il la responsabilité de les évaluer ? En un sens, il doit se les réapproprier et, par son intervention, il redistrilme les valeiurs, les « situaüions » respectives. Mais les oeuvres posséldent leur ipropre autorité ; elles se modiíient, en quelque sorte, mutuellement, á la facón des itíées de Stpinoza qui ont leur degré propre d'étre. L'histoire nous instruit sur ce mouvement qui, avec le teinips, met en place la situation d'un Kant ou d'un Hegel ou d'un Schelling. Et les grands comunen-taires de l'histoire de la philosophie valent aussi, aiHdelá de la sagacité ou de la pertinence des remarques, par leur propre densité d'étre. Nous devons reteñir l'idée ique les choses pésent leur propre poids et qu'aussi, peu a peu elles s'installent a leur propre niveau. Gette reünarque risque d'étonner dans la unesure' oú noms n'avons guére il'habitude de laisser les ehoses retrouver leur propre gisement. Ainsi, toutes chases étant égales, d'une part un topologue doit ouvrir un horizon assez vaste pour que les lieux urbains y oceupent la place qu'ils méritent (tout comme rhomime qui delibere fait en sorte que les valeurs ou les Solutions se distribuent selon leur ordre d'excellence). D'autre part, une topologie n'est ni bonne ni mauvaise en soi ; elle trouve son importance exacte par rapport a d'autres topologies qui la font paraitre valaible ou non valable. II faut savoir donner la parole aux choses et mettre un frein a un idéalisme qui pré-tendrait tout déduire, tout fonder et ne rien rencontrer.

I>'esthéticien semble se trouver dans la méme position que le lopologue. Quand il veut definir l'art, il lui faut bien avoir recours á ce que l'on nomine les ceuvres d'art, imais ees derniéres, á quoi les reconnaitre si l'on ne pressent pas déjá ce qu'est l'art ? Au plaisir qu'elles procurent ? Encoré faudrait-il pré-

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18 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

ciser ce qu'est le plaisir esthétique dans toute sa pureté et lé dóméler d'autres formes de jouissance qui lui ressemblent, avec lesquelles on le peut confondre. Cependant, il existe une longue tradition de personnes éclairées qui nous détourne d'erreurs trop grossiéres. Nous allons nous demander s'il en est de méme á propos de la ville. II apparait deja qu'il existe en gros deux traditions entre lesquelles il nous faut bien choisir. No as ren-controns des voyageurs comme Guermantes ou Paul Morand, des amateurs de ville qui ont fait le tour de l'Europe culturelle, qui reviennent en pélerinage á Florence, á Paris, a Madrid comme d'autres lisent et relisent, pendanl toule leur vie, les romantiques allemands. lis ont su former par une longue patience leur goñt. Peut-on cependant reteñir leur seul témoignage et ne pas écouter ceux qui vivent la ville jusqu'á en mourir, ou qui, tout simple-111 ent, la révent, s'y bousculent, la voient ehanger dans son allure quotidienne ? Peut-on étre un amateur éclairé des villes comme on est un amateur de peinture ou de unusique ? Cette ville apprivoisée, atíoucie, esthétisée, comparée a d'autres villes, est-ce encoré notre ville ? Les bistrots, les gares, les arréts d'au-tobus, les sorües d'usines faut-il done feindre de croire qu'ils n'existent .point !

Nous préférerions nous confler a une tradition <papulaire, niais que vaut-elle exactement ? Ne verse-t-eille pas a son tour dans la littérature et méme dans la mauvaise littérature, celle du « populisime », du « misérabilisme » ! En iparlant de tradition populaire, nous aurions done le choix enlre un vécu éva-nescenl, peu coimnunicable (que dit, que signifie la promenade de ce travailleur au bord d'un canal ou aux alentours de cette gare ?), et des mythologies d'autant plus pleines de tics et de conventions qu'elles les ignorent.

Pour notre part — et c'esl l'un des paris essenüels qui sou-tiennent notre travail — nous refuserons une disfinclion ausfii tranchée. Nous préteradrons que le vécu nourrit, authentiíie cer-taines mythologies (celiles des journaux, 'des rengaines, des ramans fáciles) et que celles-ci, en revanche, donnent consis-tance au vécu (íes paroles, les marches, les habitudes des nomines de la ville). Coiniment concevons-nous done leurs rapports, com-inent les sauver de l'insignifiance ou de la tbéálralité ?

Nous avancerons la propositions suivante : il est de Vessence de la ville de se déplier et de se redoubler elle-méme : á la facón d'une conscience collective ? d'un homme qui se raconte des histoires ? nous ne prendrons pas parti ; nous constatons le phénoméne que nous ne retrouvons pas dans tout groupe orga-nisé. Le village a une certaine image de lui-méme, mais il se tient solidement k elle, sous peine d'éclater et de disparaitre. Les jeux d'échos et de reflets sont iplus nombreux dans une ville, conume si les villes étaient bavardes, volubiles par vocation. Raymond Queneau donne un exemple plaisant et signifiant de ce phénoméne dans le « Ghiendent » — á propos du fait divers. Les personnages de ce román en sont, ipour la plupart friands et vont a sa recherche. Une concierge qui a eu la chance d'as-sisler á la mort d'un passant, revient á la méme heure, au café qui lui permit de voír l'aocident mortel. Elle sera tres décue lorsílii'elle saisira seulement du regand un aocident sans gravité.

SOURCES ET TRADITIONS URBAINES 19

L'anecdote importe peu ; nous remarquons aussitót l'ambigu'ité du fait divers. II est issu du journal, done d'une chronique écrite sur la ville et, ensuite, il se met á courir dans les rúes, précédant l'article du journal et non plus le suivant. Le passant esí avide non pas exactement d'accidents imais de faits divers, car les gros titres tmétamorphosent l'événement et c'est bien cet événement modifié, stylisé, inscrit sur du papier imprimé que les étres d'une ville recherchent. Dans un autre passage du « Ghiendent », un héros pense qu'il va mourir dans sa cabane (le .phénoméne banlieue redouble ici l'écho de la ville) — et tres natureLlement il se dit qu'il figurera bientót dans les faits divers. On ne meurt iplus dans ses draps ou sur le plancher mais « á la une » ou dans un court entre-filet du journal. Cette inversión nous parait révélatrice. Le journal absorbe la rué, ses pas-sants, ses immeubles. Allons plus loin : dans une ville, on ne sait jamáis qui refléte el qui est reflété, quel est le son et quel est l'écho, qui a la fiévre le so ir, si ce sont les lumiéres de la ville ou les passants affairés. On ne saurait distinguer le réel et l'ima-ginaire, ce qui se passe sur l'éeran ou dans les rúes qui avoi-sinent les cinemas, si l'afliohe nous regarde ou si elle entre distraitement dans notre chamip de visión. Les inots, rengaines de ohansons, plaisanteries du jour, gros titres répétés des journaux, sont mélés aux choses et aux étres. lis n'ont pas besoin — [)Our étre pris au sérieux — d'élre convine la signature de Dieu. lis emplissent les bistrots, les magasins, les manifestations (et nous hésiterons a qualilier d'urbain des ,lieux qui ne pré-sentent pas ce phénoméne de résonance).

Sur un plan jiiéthodologique, nous en tirons les conclusions suivantes. l)'une part, il faut distinguer autant que nous le pou-vons, les différenfcs niveaux d'expériences ou de réveries, et il nous faudra nous demander souvent : qui réve ? Qui véhicule cette tradition ? Quelle est la part des objets dans cette réverie ? D'autre part, et, par un mouvement inverse, ne pas nous laisser emporter par le démon du soupcon, ne pas chereher á tout prix un faubourg qui serait au-delá .{le la tradition l'aubourienne, sous pretexte quel le est na'ive car cette tradition, méme faussement naíve, a redouble et constitué le faubourg.

N'eút-il pas mieux valu taire appel á l'art et á la littérature en particulier ? Qui sút mieux voír que les voyants ? Existe-t-il d'autres images que celles qui ont été forgées par les princes de l'imaginaire, tout comme la imusique n'existe que chez les musiciens et les couleurs chez les ipeintres. II n'y aurait pas lieu d'opposer le vécu et la dimensión esthétique, imais les niots qui ressassent et ceux qui dévoilent.

Notre recherche des critéres propres á reteñir les véritables lieux urbains trouverait par la méme une réponse satisfaisante. La ligne de partage a été opérée par des artistes qui ont porté a l'urbanité tel ou tel asipect de la ville. Delaunay ne se contente pas d'extraire la Tour Eífeil de Paris ou Utrillo ds choisir Mont-martre parmi d'autres quartiers possibles. lis les métamorphosent en objets ou en lieux urbains. Vouloir atteindre la ville en decá de cette transmutation, n'est-ce pas aussi vain que de vouloir écouter la nature comme si la nature pouvait se faire entendre avant la parole des peintres ou des poetes ? Un critique litté-

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20 REFERES ET PARTÍ PRIS

raire eomme Génette oppose, dans le méme sens, la pauvreté des réveries spontanées et le prix des réveries élaborees par l'ar-tiste.

Cependant nous avons refusé cette approche qui n'était pas sans présenter quelques difficultés : quelle communauté de sens découvrir entre les Paris d'Utrillo, d'Apollinaire et de J. Romains! Lorsqu'il nous arrivera de faire allusion á leurs ceuvres, nous prendrons la responsabilité de rever anonymement á l'intérieur de ce qu'ils ont écrit ou peint, en privilégiant, par exemple, d'une facón délibérée tel détail ou telle phrase ¡qui n'avait pas en soi (si cette exipression a un sens) l'importance que nous lui accor-dons. Nous avons marché dans leurs oeuvres corome on peut marcher á l'intérieur d'une ville. Et, en fin de compte, nous avons á nouveau préféré la tradition plus populaire et moins éclatante que nous avons évoquée plus haut. La perpétuent les promeneurs qui reviennent aux mames lieux, les journaux qui la parlaient lorsqu'il existait des journaux locaux, les films que les spectateurs reconnaissaient comime leurs. II existe des tómoins de la ville mais il faut qu'ils aient assez d'humilité et de tenacité pour l'entendre. Ce sont souvent les petites gens, les vieillards, les timides qui nous guilderont non point de leurs rares paroles mais de leurs pas silencieux. L'opposition des lieux et de I'homime (en termes classiques de l'abjet et du sujet) se resorbe dans les faits. Car ees gens de peu, ees gens du peuple ne sont rien quand les lieux ne viennent pas leur común uniquer de leur génie et, en revanche, qui savait honorer comrne il convient les points chauids (les boulevards par exemple) d'une ville — sinon les gens du peuple, en une apoque, du moins, oú les plus riches cherchaient leur salut ailleurs ?

II faudra, sans doute, élargir notre classe de témoins. Car il est des témoignages kíifférents qui en appallent a des expé-riences diverses mais, qui, tous, se prévalent de quelque immé-diateté ; le chauffeur de taxi qui s'oriente avec prestesse dans une ville qu'il posséde á méme son véhicule ; la prostituée vers laquelle confluent les détresses et les immondices de la ville ; l'indicateur qui marche, de longues heures, de bistrot en bistrot ; le clochard qui vit á méme le sol de la rué ; ceux que la ville a uneurtris et ceux qui n'acceptent pas que l'on malméne encoré davantage leur ville — et le topologue, luininéme, quand il pré-tend se laisser iporter par l'esprit des lieux, se mettre a l'écoute de la ville, de cette rumeur a peine articulée que les rúes ou les faubourgs font entendre. Etrange orgueil dans cette prétention á vouloir entendre humblement ce que disent les no manes ! Nous sommes done obligés de réfléchir sur les conditions de possibi-lité d'un tel accord et, du méme coup, si nous arrivons á fonder cette immédiateté, nous justifierons une approche qui ne passe pas par les procédures patientes, rigoureuses mais indirectes des sciences humaines. II ne s'agit pas évildemment de les décrier mais de montrer qu'une autre voie est en droit possible.

Or, si la ville existe ou si elle a existe, n'est-il pas naturel qu'elíe nous ait produits, nous, homimes des villes, pour que nous proférions ouvertement ce qu'elle avait á diré ? Faut-il penser une distance entre la Nature Naturante et la Nature Naturée qui serait telle que la seconde ne saurait rien de la premiére,

SOURCES ET TRADITIONS URBAINES 21

alors qu'elle en est l'effet, davantage la iinanifestation ! L'idée d'un schisme et d'une étrangeté fundaméntale parait, de toute maniere, non pas une evidence mais une hypothése aussi contestable que celle d'une entente ou d'une complicité.

Les ¡deux hypothéses sont aussi « 'métaíphysiques » l'une que l'autre. Ce qui fait confusión et semble donner autorité á la premiére, c'est que celle-ci implique le recours á une recherche scientifique á l'aide d'indices que Ton unifie et systématise. Mais il faut considérer que cet appel á une rationalité rigoureuse rapóse sur un parti Jpris philosophique : l'Etre est absent, loin-tain. II se tait, énigmatique, ou il est mort. Mais alors si cette hypothése est la bonne, comunent expliquer dans le cas de la ville que les citadins aient pu la connaitre par le coeur, la vivre conime on vit et parcourt non pas un corps étranger niais son propre corps. Les hommes auraient-ils pu survivre dans un .milieu qui ne leur était pas connaturel ? De quelle illusion auraient été dupes tous les amoureux de la ville ? Nous analy-serons, par la suite, cet amour de la ville et nous tácherons de montrer qu'il s'agit d'un sentiment immádiat et non de la com-pensation á quelque échec ou de la sublimation d'une tendance inavouée. Nous ne prétendons pas que, de tous tenips, les hommes ont aimé leur ville et il est fort possible que ce sentiment n'ait plus, un jour, un sens quelconque. Nous disons seulement : la Nature Naturante prenld bien des formes ; elle peut étre le Kosunos ou le Idésert ou la ville ; a une cerlaine epoque et á travers certaines conditions historiques, une entente s'est réailisée entre les villes et les hommes. Cette entente nous perinet, en droit, de parler d'elle — sans passer nécessairement par la pro-cédure des sciences humaines, laquelle serait la seule legitime, si nous avions affaire á un étre étranger et distant. Cette remarque faite, il s'agit de diré quelles précautions doivent étre prises pour en parler valablement. II ne faut pas substituer la confusión et l'arbitraire aux probabilités de la science mais d'autres certitudes qui reposent sur d'autres regles et sur d'autres contraintes.

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DETERMINATION DES GRITERES

II parait, des maintenant, nécessaire d'énumérer quelques enteres géneraux qui permettront de reteñir les lieux qui expri-nient le mieux la vie. Car, si nous ne fondons pas notre choix sur des criteres précis, il pourra toujours nous étre reproché d'avoir parlé de tel lieu et non de tel autre : ou le cnoix se don-nerail coinme arbitraire ou il supposerait des raisons nial éluci-dées. Et, en choisissant tel lieu plutót que tel autre, nous ne nous contentons pas d'omettre ou de rendre gloire á certains lieux. Nous opérons une certaine distribution, qui contribue á donner á la ville sa physionomie. Le choix n'engage pas seule-ment quelques éléments de la ville ; il conslitue, d'une certaine maniere, un espace urbain, dont on i'eindrait de percevoir á la fin l'existence, comme s'il s'était donné á nous et sans nous.

En énumérant certaines regles, nous échapperons á ce mouve-ment « hypocrite ». Nous n'imiterons pas, pour autant, le mathé-ínaticien qui convient de certains axiomes fondamentaux et qui ne se permet pas d'introduire, en cours de procédure, des éviden-ces pretendues « intuitives »... Toutes choses étant causantes et causees, la méthode et l'objet se prétent une aide reciproque, nous devons pluiót établir certains principes et nous demander s'ils résistent á l'épreuve de la description. C'est pourquoi, un certain nombre de réflexions d'ordi-e méthodologique naitront au cours de l'analyse. Ainsi, nous aurons l'occasion de considérer certaines questions qui sont impliquées par l'existence de ce tra-vail : les relations du rtel el de l'imaginaire urbain, les niveaux de cet imaginaire, les relations d'une Phénoménologie et d'une Poétique de l'espace urbain...

Pour commencer, nous renverserions volontiers la position commune et nous dirions : pour distinguer scrieusement deux lieux réels, ne faut-il pas d'abord chercher ce qui les distingue imaginairement, se demander de quels prolongements onenques ils sont capables. Avec un peu de distraction, il arrive que l'on confonde deux lieux si leurs fonctions sont a peu prés les mémes. Mais lorsqu'il s'agit d'authentiques lieux urbains, nous ne risquons pas de les rever de la méme maniere. Pensons, par exemple, aux Grands Magasins, aux Prisunic, aux Supermarchés. Certes leurs principes de ventes, leurs diénteles, leurs fournis-

DÉTERMINATION DES GRITERES 2.-J

seurs, le moment de leur apparition sur le marché différent mais, avec le temps, ils se sont mis á vendré des produits presque semblables, et certaines personnes se rendront indistinctement dans l'un ou l'autre « de ees points de ventes » (nous adoptons volontairement cette expression pseudo-technique qui confond les lieux dans leurs fonctions de vendré). En revanche, quand. nous révons activement, nous arrivons á imaginer l'incendie du J Grand Magasin — qui n 'aura jamáis ses véritables dimensions,j s'il s'agit d'un Prisunic et surtout d'un Supermarché. Si la ville prend feu, il faut qu'elle s'embrase dans un théátre ou dans un grand magasin — Et les journaux et les gens en parleront alors avec émotion parce qu'ils sentiront que lá devait s'abattre et se « déclarer » comme eüt dit Giraudoux, le cataclysme — tout comme il est des cháteaux destines á l'orage ou des cotes á la tempéte. C'est que l'holocauste y sera magnifique. Tant de robes de nylon, tant de soiries, tant de poupées en celluloide, tant de grands registres sont offerts á l'incendie. Les femines pépiantes, déjá nerveuses, prétes dans leur ennui « a prendre leu et cause », vont s'enílammer. Par leurs cris, leur impatience, elles déchai-nent et elles hurlent la catastrophe qui ne devait pas leur arriver á elles — venues faire ees courses déjá fatigantes. Les élages, le plaí'onds, les escaliers perdenl leur bel equilibre et s'immobilisent comme á la parade, avant de s'écrouler. 11 existe de largos ver rieres a travers lestiuelles on voit le feu se propager. II existe encoré des corniches sur lesquelles les clientes se réfugient et demeurent dans leur hésitation á choisir entre la chute dans le vide et les ilumines.

Que diré de cette reverie ? Elle parait trop spectaculaire, mais c'est qu'elle met en évidence l'aspect théátral du grand magasin. L'incendie ne s'abat pas du dchors sur lui, il revele ce que nous xc.ntions déjá : que le Grand Magasin est inflammable (par ses soieries, par le corps de ses femmes oisives), qu'il comporte assez de ihdes et de creux {le grand magasin ménageait un Vede intérieur) pour que la catastrophe aille a son terme. 11 faut pous-ser l'analyse plus loin. Cet incendie nous revele quelque chose de la ville en general. En effet, l'incendie urbain ne saurait étre confondu avec les feux de la campagne. Ces derniers montent au riel, les flanimes s'élévent. En ville, une autre image s'impose «[••i chasse l'élévation des ilumines. Elle suscite la visión des é-tres humains qui se précipilent dans le vide.

A la question assez embarrassante : « Quelle est l'essence d'un lieu » il faudrait souvent substituer une autre question : i qu'en peut-on rever ? » Ainsi, une Poétique de la ville ne se (loiine pas córame tardive. II lui arrive de preceder un dévoile-ment de l'espace urbain. Nous devons, sans tarder davantage, poser ce critére : les grands lieux urbains dévoilent, d'une facón ¡rremplacable, la ville. Nous risquons, en effet, de nous laisser fasciner par la personnalité vigoureuse de tel ou tel de ces lieux. El la ville, entité confuse, tendrait á s'effacer au profit d'étres don I la configuration posséde plus de netteté. II est vrai que nous avons préféré nous intéresser á des lieux, á des trajets determines et nous avons cru bon d'exercer notre regard sur la visión de surfaces articulées, de séquences scandées. Seulement ce n'était pas pour oublier, pour autant, leur urbanité. Une ana-

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24 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

lyse longue et minutieuse nous renseignerait sur les relations qui se nouent entre les lieux privilegies et la ville. Ce n'est pas la méme chose d'affirmer qu'un lien redouble ou resume ou refléte ou exprime la ville, et toutes les difficultés que l'on ren-contre quand on veut distinguer des relations de causalité, ou de correspondance ou d'homologie structurale ou d'expressivité, afflueraient en une pareille élucidation. Qu'il nous suffise, pour 1 instant, d'affirmer que les véritables lieux urbains (la Gare, le Port, le Grand Magasin) vivent en tensión avec la ville. La des-cription que nous voudrions tenter, mettra en évidence, une rela-tion indirecte mais forte. Elle se situera délibérément en dehors de tout rapport causal : non pas, cominent, par exemple, des torces se nouent et se resserrent en un point de l'espace urbain, mais comment, en un lieu determiné, on surprend, d'une facón privilégiée, ce qui advient á la ville. Ainsi l'avénement des sai-sons dans toute leur gloire. Pensons au printemps ideal d'une vdle, si furtif et tellement insaisissable. Oü peut-il se savourer et « se déclarer », sinon dans un café ? Impression de jeunesse, de renaissance, d'une certaine douceur, d'une nouvelle qualité impalpable de l'atmosphére et des étres... Le café représente alors par un matin inespéré, le creux d'ombre, le bosquet d'une jour-née ensolcillée. On y respirera une certaine i'raieheur et l'on sentirá que c'est bien une malinée de printemps en ville, car les prémisses et les signes et la jouissance ne peuvent étre les mémes qu'á la campagne. Dans un burean, dans notre apparte-ment, nous l'aurions manqué. Dira-t-on que nous accordons un privilége arbitraire au café et que nous bénéficierions de la méme faveur dans la rué ou dans un square ? II est certes des rúes qui ne voilent pas mais dévoilent le printemps, mais tres vite des dissonances malencontreuses mettent fin á la révéla-tion : les signes heureux, c'étaient des visages neufs, l'allure dégagée des jeunes-filles, les vitrines plus claires, d'autres voix ; mais la circulation, le soled qui se leve, la fatigue de la marche, trop d'étres et trop d'objets pesants qui n'ont pas compris qu'en cette matinée il convient d'étre légers et de danser, viennent trou-bler notre émotion. Au contraire, dans un café, a loisir, nous vivrons d'une facón plus puré pendant de longs instants l'avénement de quelque chose de nouveau, de diaphane, de sonore, d'impalpable á la fois — toutes qualités réunies qui sont Yéqui-valent de ce que la campagne peut apporter en ees mémes jours, mais sous d'autres especes. La transposition de la campagne á la ville ne peut étre que totale et c'est pourquoi le sqúare ne nous parait pas le lieu favorable a une telle expérience : cette demi-nature, avec son sable poussiéreux : et malgré ses quel-

ues arbres verdoyants, apparáit dérisoire parce qu il est permis e la comparer a une autre nature sans simulacre. Au contraire,

rien ne nous empéche de chercher et de trouver une équiva-lence entre deux registres tout á fait différents (nature et culture) ; la méme sensation d'allégement, le méme regard neuf et reposé, la méme vacance d'áme — seulement lá a propos d'une certaine atmosphére, de certains objets, de certains visages — et ailleurs á propos de la terre, des sources, des prairies.

Notre thése emportera peut-étre plus facilement l'adhésion en ce qui concerne Teté urbain. Car, lá encoré, il existe une certaine

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qualité de l'été qui est propre á la ville et qui ne ressemble pas á l'été de la montagne ou de la nature. Le pur azur, l'éternel été, immobile et sec, voilá le réve que l'on peut projeter sur les cam-pagnes, sur les monts, mais non point sur les villes oü l'été a toujours quelque chose d'humide, de tremblé, oü loin d'immobi-liser, il trouble et fait chanceler la visión des choses. Quoi qu'il en soit de cette distinction, nous croyons qu'il est toujours malaisé de faire Vexpérience puré d'une saison et de la sentir présente dans toute sa veri té. Nous sommes souvent volés parce que la nature ou la ville ne nous présente que des á-peu-prés. Or, nous prétendons que le café, pour peu que la chance nous accom-pagne, peut constituer un excellent révélateur de l'essence de l'été urbain. Celui-ci — pour autant qu'on puisse le definir — apparáit comme un appel á la liberté, un besoin de se dénuder et de se montrer, un mélange d'irritation et de surexitation, le sentiment d'un manque et d'une plcnitude á la fois. II serait facile de faire remarquer (jue toutes ees sensations ne sont que les conséquences physiologiques d'un corps attaqué par la cha-leur. Nous ne cherchons pas a nier cet ordre de causalité, mais ce qui nous intéresse dans une poétique de l'espace urbain, c'est ce que les hommes peuvent attendre de l'été, sur quel mode pré-réflechi ils anticipent alors les objets et les spectacles, avec quel type de comportemenl ils vont á la rencontre du monde qui leur est proposé. Cette fiévre et cette attente culminent le soir. Or, il se trouve qu'elles peuvent, selon nous, étre comblées dans un café fréquenté. Notre visee de Velé purement urbain se rcmpli-rait dans et par Vexpérience du grand café. Car les consomma-teurs y jouent ce qui peut le faire apparaitre, ils y ménent sym-boliquement une existence anarchique (on parle cent fois d'aller ailleurs, on se leve — et peu importe si l'on demeure) et capri-cieuse (qui se traduit par le choix des boissons qui jurent ensem-ble : café, puis glaces, eaux minerales, biére). Clients et clientes parlent, sourient un peu trop, se montrent, se dccouvrent. II y a lá autre chose que la simple nuance d'exhibitionnisme qui trans-parait toujours en un pared établissement. Les étres, en vérité, s'épanouissent et se dilatent á la chaleur du café et cette chaleur est bien celle de l'été — non point celle qui épuise, mais celle qui fait fondre les réticences, les fausses pudeurs, celle qui rend Iroublante la nuit. On se bouscule, on se parle de table á table. Les propos prononcés dans la surexcitation genérale ne sont pas sans rappeler les cris aigus des baigneurs que roulent les vagues. Et, en fin de compte, le café assume a merveille le role que le sole.il, sur la plage, joue bien imparfaitement. Car, sur celle-ci, si l'on s'y denude, par suite d'un nouveau mode de vie et de la lan-gueur, on y oublie tres vite que les corps existent. Dans le café, le consommateur reconnait enfin le visage de l'été devenu in-contestablement lui-méme. Cet été á leur bureau ou dans leur appartement, ils n'avaient pas les moyens de le faire apparaitre. lis se rendaient seulement compte qu'il faisait plus chaud, que des voisins étaient partís en vacances... Mais ees signes ne pou-naient teñir lieu d'une présence. D'ailleurs, ils se protégeaient plutot de lui par une autre alimentation, un autre habillement. .4;/ café, ils l'assument, ils le voudraient encoré plus évident et plus terrible. Surtout, ils ne peuvent douter qu'il est lá, en per-

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sonne, émouvant. Le café tout entier scintille et ils n'ont pas de peine á identifier re té de la ville á toutes ees vagues de propos

ui déferlent, au miroitement des visages et des yeux, á cette éraison collective qui pousse les uns et les autres á se décou-

vrir, comme s'il faisait tellement chaud. D'autres habitants de la méme ville qui ne se seront pas rendus, ce soir-lá, dans ce grand café fréquenté, auront manqué le passage de Veté, comme des Européens manquérent parfois le passage de l 'Empereur.

Un autre critére s'impose : il faut que les lieux urbains, tout comme les oeuvres d'art, possédent une certaine unité. On con-naít l'adage fameux : « un étre est un étre ».

Ainsi, la fumée de la brasserie qui enveloppe les consomma-teurs, bourre un espace deja trop plein,» anet un peu plusi de confusión et de vertige dans les regards — la fumée du bistrot qui vient se coller á ses vitres et qui le rend plus intime, plus chaud — la fumée d'un café qui ne peut se développer qu'en fines volules, en pensées ameres ou joyeuses mais toujours acérées.

C'est pourquoi des éléments semblables, lorsqu'ils sont pris dans des lieux voisins mais différents, prennent des significations tout a l'ait diverses.

De méme, ce ne peut pas étre le méme journal que l'on lit au Café, au Bistrot, au Snack — ou du moins il n'y est pas regardé de la méme facón et il ne remplit pas la méme fonction. Le lec-teur en use de différentes facons pour modifier son statut daiís le monde. Au bistrot, le journal constitue un lien de plus. Gráce a sa lecture en coinmun, les habitués ressenlent leur solidarité, ils éprouvent qu'ils apparliennent au méme inilieu (ce qui ne veut pas diré nécessaireinent á la méme classe sociale), qu'ils ont les inémes centres d'intérét. Ils se penchent ensemble sur le méme titre, sur la méme bande dessinée. L'article prend d'au-tant plus de valeur qu'ils le commentent en méme temps et que leurs regards convergent vers les mémes lignes, qu'ils ne regar-deraient peut-étre pas s'ils étaient seuls avec leur journal.

Bien au contraire, le consommateur du café se sert du journal pour prendre ses distantes, pour observer les autres a loisir, sans leur donner trop de prise. II constitue une défense et il contribue a parí'aire l'image de soi de son lecteur — celle d'un homme qui a un ego, une personnalité singuliére, méme si les consommateurs lisent le méme journal á d'autres tables. Le journal du bistrot serait vesperal, un délassernent en commun aprés la journée de travaií. Au café, il joue au mieux son role, le matin. Par le journal et par le loisir qu'il s'accorde en cette matinée, le consommateur se « désengage», il prend du recul pour juger le cours du monde, il ne compte plus parmi ceux qui subissent les événements. Le voilá installé commodément dans un univers clair, aussi clair que celui du café, distribué selon des points névralgiques, comme la salle est ordonnée en tables distinctes. L'Histoire avance selon un rythme peu previsible mais l'on ne manque pas de repéres : alliances, noms, ministé-res, chiffres de production (les habitués du bistrot viennent s'écraser contre des masses confuses, contre de gros titres qui les laissent pantois). Surtout. de toute évidence, dans ce mondé

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bouleversé, il y a une place, une enclave de repos pour ceux qui comprennent, au-dessus de la mélée.

Le passager du snack tient un journal entre les mains, mais il le tient seulement et n'en retient ríen. II avait peur d'étre seul chez lui et comme il ne rencontre « ici » personne, il retourne les pages les unes aprés les autres. Cruel paradoxe, á peine entré dans le snack oú il s'est precipité, il le quitte et lui tourne le dos, en feuilletant un journal aussi vide et aussi illusoire que le snack, plein á craquer de fausses présences et de fausses nou-velles.

On ne lit pas de journal dans un salón de thé : par courtoi-sie, par politesse et surtout parce qu'une fois qu'on y est entré, le reste de l'univers — un univers effroyablement bruyant et disgrácieux — disparait. Les vraies nouvelles, les nouvelles importantes sont celles que l'on chuchóte de bouche a oreille et non point celles que les journaux étaient á la une.. Ce dernier exemple, nous prouve assez que le journal déploie un certain espace — compatible ou non avec Vespace que nous vivons dans le présent. Dans le cas du salón de thé, l'incompatíbilité parait extreme. Ce serait d'ailleurs d'une facón dérisoire réintroduire une qualité d'espace (celui de la promiscuité, des fausses valeurs, He la masse) á laquelle on prétendait échapper dans ce lieu privilegié. [Dans le café, au contraire, le « pubtic », dans ce qu'il a de grisant, d'excitant, de mondial, d'événementiel, est redoublé parlé"faít qu'on le lit dans un lieu lui-méme public.

Ensuite, les grands lieux urbains débordent leurs propres limites. II existe "pour de tels lieux toute une topologie des abords el mieux vaudrait parler de chainps que de lieux. L'élre parait nécessairement un plus-étre qui se traduit par -des manifesta-lions diverses. Car ees lieux qui existent d<avantage que les autres, peuvent rayonner ou accaparer les alentours, les iinmo-biliser ou leur préter un surcroit de dynamisme. Les meublés, les brasseries, les immeubles de la gare élaient indiscutable-ment qualifiés par celle-ci : Nous ne songeons pas seulement a la couleur des murs mais a une nuance atmosphérique plus subtile qui retenait les apparences du douteux, du crasseux, d'une tristesse démesurée et aussi d'un impossible espoir. La gare était plus forte que le bistrot ou que la brasserie. Nous voulons signifier par la que leur caractére premier était de faire partie de l'environnement de la gare plutót que de se donner comme une brasserie. Lorsque la gare se fait plus discréte, lors-qu'elle cesse d'imposer son visage et sa maniere de vivre aux alentours, un certain optimisme a base de propreté et de mesure y gagne peut-étre mais", en méme temps, la gare cesse détre un coin chaud, fascinant, presque insoutenable de la ville. Elle devient objet d'usage plutót que de jouissance — et les gens, les petites gens, cessent de venir y rever.

De loin, on devinait la gare, comme on a pu deviner l'Eglise, le Prisunic, le Dancing, et, quand on cesse de pressentir ees lieux, c'est qu'ils se résorbent dans le tissu urbain, appauvris-sant du méme coup la ville. II fut une apoque oü, dans une pelile ville l'église se devinait aux missels, aux chapeaux noirs, a un mouvcment affairé et cependant peu rapide. Le Dancing se pré-percevait au rire des jeunes filies qui se tenaient par

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le bras et á l'allure des garcons qui semblaient conspirer. Les premieres marchaient assez vite, les seconds évoluaient au ralenti et devenaient des regards : la « chasse » commencait avant de ipénétrer dans le dancing. Vous ne devinez pas seu-lement le Prisunic au notobre des saes, des filets, des saeoches, des eabats, des couffins, á cette iprolifération .maligne de l'espéce « contenant » ou á cette diversité de la conduite du panier (comime eut dit Janet) mais plus sutbtilement aux visages des femmes : fardées plutót que maquillées. Ceux qui sont sensibles á l'esprit des lieux trouvent plaisir á reconnaitrc les abords aux signes les plus minees.

Nous allons énoncer inaintenant un troisiéme critére. Ces lieux ne sont pas nécessairement garúes ; bien au contraire, ils se donnent en general comme pubíics — et cependant, il existe pour eux des rites d'entrée et de sortie. Leurs frontiéres, méme invisibles, ne se laissent pas oublier. D'ailleurs, on n'y entre pas et on n'en sort pas de la méme facón, tout comme selon L. V:ix, on ne se dirige ipas vers le lieu fantastique comme on le quitte. Les deux ilinéraires ont beau géométriqueiiient recouvrir le méme tracé ; ils sont sentís d'une facón difieren te,. Ce n'est pas la méme chose d'avoir devant ou derriére soi le chutean hanté, et l'habitué du Bistrot n'a pas la méme allure quand il se dirige vers son bistrot ou quand il s'en éloigne. Cette remarque vise á manifester une structuration spatiale que tous les lieux n'ont pas le pouvoir d'imvposer.

Considérons l'entrée d'un Prisunic. II n'est ¡pas rare d'y remar-quer un attrouipement de jeunes gens. Souvent le Prisunic se dresse á un carrefour battu par les vents, par le roule>ment des automobiles. Sur cette digue qui constitue en méme teinps un abri, les gaunins se sentent á l'aise. Ils respirent l'air du large (dont on ne trouve ipas réquivaQent a la porte d'un magasin ordinaire), le mouvement des entrées et des sorties (provoque du desondre et cette anarehie qui pourrait dégénérer faeilement en tohu-bohu leur plait. Par son aspect hétéroclite, le Prisunic leur ra-ppelle le terrain vague oü ils se retrouveront le soir. 11 s'agit d'un terrain vague mouvant oü les ipersonnages ont remplacé les choses : débris, les visages ébréchés, les voix félées, les corps deformes, les ¡peaux flétries. Ils peuvent á loisir épier tous ces adultes qui courbent l'échine lamentablement pour se nour-rir. Ils ne peuvent s'empécher de jouir á la vue de la bétise humaine — celle de leurs parents et de leurs ainés. Ils riea-nent. lis serrent les poings, ils jurent de ne jamáis leur res-sembler.

Nous avons pris comme exemple l'entrée du Prisunic parce que, lors de cette premiére inspection elle nous offre un spec-tacle que nous ne pouvions deviner et auquel nous nous heurtons comme á un fait brut. Nous attendions une approche familiére, presque bonasse et, par une constatation indéductible, nous ren-controns quelque chose qui s'apparente au terrain vague, tant il est vrai que les véritables analogies déroutent. Car il y a bien une analogie entre le terrain vague et l'entrée du Prisunic : ce sont des espaces balayes, instables, périlleux, et il importe peu qu'il s'agisse la d'herbes mauvaises, de pneus déchiquetés, de papiers sales et ailleurs de la foule qui passe, des paroles qui se perdent,

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de l'usure de la vie quotidienne. Nous ne devons done pas nous laisser porter par une réverie qui engendrerait son propre uni-vers, selon des images attendues.

Aprés avoir examiné, en quelques lignes ces rapports délicats du réel et d'une réverie qui, selon nous, ne peut donner libre cours á sa pente que si elle se conforme avec docilité aux creux el aux pleins et aux déliés de ce qu'elle rencontre (mais le vécu urbain se donne tres vite comme fantastique parce qu'il est tra-vaillé par les besoins, les conflits, les réves de l'homme), nous voudrions a nouveau insister sur l'entrée du Prisunic. On éprou-vait de la peine a pousser les battants de la porte qui étaient assez lourds. Cette lourdeur ne manquait pas de sens. La porte dcoient gueule. Une fois que l'on en avait repoussé le battant, on avait l'impression de pénétrer dans un tout autre milieu et de dégringoler dans le Prisunic, cet espace moite, sonore, clinquant écárlate, odorant, tiéde au nez, á la main, au dos. Le Prisunic nous a ingurgité et seul un étre qui a conscience d'avoir cté avalé peut jouir du plaisir d'étre dedans. La ménagére ou le fláneur admireront, tout á l'heure, toute cette pacotille et s'émerveille-ront á la pensée qu'elle aussi a échoué lá par hasard, qu'elle a élé aspirée par la gueule du Prisunic. lis se proméneront á l'aise dans le ventre du monstre.

La sortie, de son cóté, constitue une transition périlleuse, au cours dé laquelle on ne saurait s'attarder sans risque de cha-vi rer. Quand les ménagéres s'engagent dans ce chenal pour surtir, elles doivent redoubler d'attention pour ne ríen perdre de leurs filets oü s'entasse une peche miraculeuse. II leur arrive de se retourner pour s'assurer qu'elles n'ont rien égaré de leur cargaison. Aussi, quand un Prisunic ouvre, pendant l'été, ses portes, il s'écarte de son essence et il perd de son pouvoir. Cette description nous semble valoir pour le seul Prisunic : elle ne s'apphquerait pas au super-marché ou á un magasin modeste. Mais ce qu'il en faut surtout reteñir, c'est que l'entrée et la sortie, les frontiéres d'un lieu qualifient les espaces les plus pres-liqieux de la ville. II existe une entrée du Prisunic, de la gare, du b'islrot qui les détache du reste de l'espace urbain, tout comme les premiers accords d'une symphonie l'isolent de la rumeur

Iconfíise du monde. Quand les frontiéres se brouillent ou quand, tout simplement, on entre en un lieu, d'une facón distraite, en allant remplir une fonction, ce lieu perd sa dignité de « forme ».

Autre critére, les lieux privilegies d'une ville aiment se redoubler. Nous sommes en présénce d'une double symbolisation. D'abord, le lieu peut symboliser comme nous l'avions dit, un aspect de la ville, tout comme un monument vivant parle de quelque chose á ceux qui passent devant lui. Ainsi, pour la daré, l'impossible evasión ou le debut d'une liberté neuve ; pour le Prisunic, le besoin, le désir et l'usure de la vie quotidienne qui exige inlassablement que l'on pourvoit á la Nécessité ; pour le Bistrot, la parole gratuite, la camaraderie et la virilité des hommes entre eux. Ensuite, a l'intérieur méme du lieu, s'érige un étre ou un objet tel qu'il porte a l'excellence ou á la limiiére ce qui était confusément entendu : le zinc du Bistrot, la salle d'atiente de la Gare, le gargon dans le Café. De la méme

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maniere, le maitre-autel se détache dans la cathédrale et il existe, dans le chateau fantastique, une piéce particuliérement malé-ñque. Le topologue a pour role de structurer les lieux dont il recompose le modele et de rechercher des foyers qui sont parfois múltiples. La détermination du foyer central est délicate ; cependant, comme elle engage la structuration de l'ensemble, elle doit étre determinante. Si nous examinons le Prisunic, nous sommes en présence de rayons non négligeables, comme les jouets, les vétements, les parfums-maquillages. II nous semble cependant que, malgré cette diversité et cette importance (chiffrablé par la vente journaliére), le stand alimentation resume le Prisunic. Disons davantage : le Prisunic n'éclate, ne se dilate, ne s'af-fiche que par le stand alimentation. Négligez, le Iong de votre parcours, le rayón de l'alimentation (on dit cette fois le rayón et non point le stand) d'un grand magasin ; il ne vous sera pas pour autant inconnu. En revanche, le Prisunic ne dit son étre que par ce stand — et nous nous trouvons en présence d'une serie d'einboitements et de redoublements internes qui nous enchantent ; car, á l'intérieur de ce stand, tout ne parle pas de la méme maniere. Les Fromages, la Charcuterie, le Vin, quand on le vendait á la tireuse, il y a déjá longtemps, avaient le plus d'importance.

Nous nous permettrons de proceder á une description plus longue, dont l'enjeu sera évidemment de déceler le foyer central du Prisunic mais aussi, de surcroit, de distinguer notre tra-vail des enquétes psycho-sociologiques. En effet, l'alimentation, comme la marchandise, ont donné lieu á de nombreuses enquétes: quels sont les tissus, les parfums, les aliinents que préfére telle classe de la société ? Un café qui ne deviendrait pas noir, se vendrait-il encoré ? Qu'exige-t-on d'un savon ? Disons-nous autre chose et si nous disons la méme chose, de quel droit pro-poser nos « impressions » ou plutót nos imprécisions urbaines, alors que les spécialistes dépouillent des interviews dúment échantillonnés. II nous faut montrer que nous ne nous placons pas sur le méme terrain, tout comme les analyses de la marchandise chez Marx demeurent irremplacables.

La psycho-sociologie avancera qu'il s'agit de produits odorants, gras, bon marché qui plaisent á une diéntele populaire. C'est le régne du quasi ou du simili. Nous ne nions pas cette attente de la diéntele, nous savons que le quasi, le simili prétend imiter un produit plus authentique et plus cher auquel il se substitue parfois tout á fait. Mais, ce qui nous intéresse pour notre part, c'est de mettre á jour les pouvoirs imaginaires de ce stand de l'alimentation, et d'abord de libérer les aliments, comme le poete libere les mots ou l'insurgé ses camarades emprisonnés, voir comment ils ne se contentent pas d'exister mais comment ils se métamorphosent goülument, furieusement. Alors nous serons en présence d'un excés que les rationalistes de la vente n'avaient pas prévu tout comme le poéme excede les définitions du dictionnaire — et il faudra que cette prolifération inattendue naisse de la matiére elle-méme. Entasser des marchandises pour donner l'illusion du bon marché — voilá un stratagéme commer-cial que les psycho-sociologues ont mis en évidence mais cette générosité envahissante des aliments que nous allons décrire est

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bien autre chose. II faut que les aliments nous mettent en appctit d'imaginer, il faut qu'ils mettent notre regard et notre parole au défi de les suivre dans toutes leurs métamorphoses.

Au stand de l'alimentation, le quasi (plutót que le simili, auquel s'attache parfois la bourgeoisie) ne détonne pas. On vend surtout de la Charcuterie et des Fromages. Or ees derniers sont destines par leur nature fluide á se transformer en une multi-plicité de formes. Le fromage n'est aprés tout que l'apparence prise par le lait tout comme la charcuterie est l'apparence prise par le porc. Les classiques n'y sufflsent pas : camembert, gruyere, saucisson, jambón. II faut que, dans une fureur baroque, l'on cree sans cesse des nouveautés. II existe des imitations du bleu d'Auvergne ou du gorgonzola, lesquels imitent déjá le Roquefort. Dans cette serie sans fin (car seule la vérité est sans mélange) une imitation est toujours le modele d'un produit et Fimitation d'un autre. A l'unité et á l'authenticité du bceuf, s'opposent les compromissions plus ou moins avouées du saucisson, de la mor-tadelle, de la coppa. L'aloyau sera toujours rond et juteux, la saucisse s'allonge, s'arrondit, blanchit sous la graisse, fait croire qu'elle vient de Toulouse ou de Strasbourg, avant de frire et de grimacer dans la poéle.

La plus qu'ailleurs encoré, les lieux transforment les étres. Les commises découennent, elles tranchent dans le páté, elles recoupent, elles ajoutent un peu d'épaule. Elles font front aux clients qui s'imp'aüentent. A la fin de la journée, certaines vendeuses, par excés de conscience ou par un curieux mimé-tisme, s'assimilent á leur marchandise. La fatigue aidant, elles ne résistent plus á une matiére qu'elles avaient pour tache de vendré et non point de subir. Par un subtil et lent processus d'identi-fication, leur teint rosit, leurs yeux rapetissent, leurs nez se retroussent.

Voici au carrefour de ees rúes populeuses, la fontaine d'abon-dance. Chacun s'affaire avec des bonbonnes de toute sorte, des bouteilles vides, des petites barriques, des cruches. Le Vin cependant n'y est pas d'excellente qualité. II se vend á peine moins cher qu'ailleurs mais on le distribue a la tireuse. II coule, il circule, il emplit, il ahonde. Surtout il écume, il continué a viyre. Certes, il ne vieillit pas sagement dans une cave. Sa maniere d'exister, c'est de perpétuer une jeunesse turbulente, c'est de mal tourner. Par sa folie, par sa couleur douteuse et son mauyais goüt, il evoque les ruelles, le vacarme des anciens quartiers nopulaires, le Carnaval des voyous et des filies. II appartient a une époque oíi le peuple n'avait pas peur de mal se teñir et d'arborer son désordre. Ce liquide tumultueux lui aussi, qui écume et qui salit, ne craint pas de s'afficher dans son étre. Au contraire, de nos jours, les bouteilles cachetees, avec leurs cha-teaux, leurs manoirs et mémes leurs beaux monastéres sur l'éti-quette, participent d'une mystification et d'une falsification bien moderne : l'effacement des classes sociales dans la standardisa-lion, le désir bourgeois de sauver les apparences. Autour de ce vin écumant, les clients ne craignaient pas de se bousculer frater-nellement. Ils tiraient les derniers pétards d'un 14 juillet presque aboli : de la lie a la liesse. On voit done en quel sens ce vin était vrai á titre de symbole. Quand le peuple ne peut pas s'exprimer,

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les hommes n'ont d'autre recours que les procedes de la popu-lace. Quand le vin ne s'accomplit plus dans les caves et les chais, il n'échappe a la prison et á la mort des bouteilles capsulées, il ne se survit qu'en fermentant et en écumant. Ne poñvant étre bon, il fait le mauvais.

Nous pouvions voir la une alliance symbolique du vin et de la populace, en déniant á ce terme le sens péjoratif que les « classes supérieures » lui prétent : la bousculade fraternelle qui ne fait peur qu'á ceux qu'elle raenace (mal se teñir parce qu'on ne se retient plus et qu'on ne vous contient plus). La poésie — ignorée pour des raisons de méthode par les spécia-listes de la vente — des aliments restitue a l'histoire une part de sa vérité. Le Front Populaire, beau par déla son échec relatif, ce sont les gréves de 36, les défilés dans les rúes de Paris, les occupations d'usines, les premiers congés payés, un espoir extra-ordinaire mais c'est aussi ce Prisunic qui pourtant appartenait a des sociétés anonymes. La rué pénétrait dans le Prisunic et s'y donnait en spectacle, en particulier á partir de cette libé-ration des aliments et du vin. Mais la l'éte, surtout cette féte difficile a découvrir lorsqu'on y participe pas, était trop gratuito pour intéresser les techniciens de la vente (certains psycho-sociologues) qui, de surcroit, n'avaient pas a statuer sur le sens de l'aventure humaine. lis préféraient voir dans les aliments des stimuli qui déclenchaient des réactions chez les consom-mateurs. On assagit et on affadit la réalité, de peur qu'elle ne rayonne dangereusement. En reuanche la poésie et la révolution et une certaine idee de la philosophie se rejoignent dans la mesure oü toutes prélendent libérer.

Pour en revenir á la détermination des critéres qui nous occu-pent en ce chapitre, l'existence d'un lieu urbain implique bien celle d'un foyer central — et ceci pour deux raisons : ce pote structure le lieu qui, sans son existence, risque de demeurer informe. D'autre part, et nous préférons cette seconde raison oü il est davantage question du sens, le lieu pourrait-il clairement se manifester et proférer son étre sans un foyer qui porte á la ciarte ce qu'il veut aire ?

Nous énoncerions volontiers cette nouvelle proposition qui nous parait fundaméntale : le véritable lieu urbain est celui qui nous modifie, nous ne serons plus en le quittant celui que nous étions en y pénétrant. Un bergsonien rétorquerait que la durée est incessante nouveauté, que ce phénoméne est done universel. II nous semble que tous les lieux n'ont pas l'égal privilége de nous modifler. Nous entendons bien que le sujet doit étre disponible, attentif mais, une fois de plus, nous accordons le primat a l'objet. Nous pouvons nous promener dans un super-marché, nous laisser submerger par des désirs d'achats, avoir á y résoudre certains conflits et cette tensión, mal ou bien résolue, constitue un élément nouveau mais elle ne s'apparente pas á cette modification fundaméntale et globale qui s'empare parfois de l'homme : le sentiment que quelque chose s'est passé, parfois tout simplement que du temps s'est écoulé, que 1'on a vieilli de quelques heures — d'un samedi, comme ce sera le cas pour l'ha-bitué du bistrot. Certaines rúes, que nous hésiterions, en pre-

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miére analyse, a qualifier de lieux parce qu'elles sont traversées, trouées, de part en part, nous paraissent indiscutablement des lieux parce qu'elles se mélent a notre durée et la rythment pen-dant quelques minutes. Un amateur de villes saura choisir et reconnaitre ses rúes — avec l'angoisse soudaine que la modification ne s'opére pas et qu'une ligne vivante, chaude de la ville ne se soit éteinte.

Nous voudrions, pour mieux marquer ce pouvoir des lieux, prendre á titre d'exemple un espace qui n'est pas proprement urbain : celui du compartiment. Lorsque le compartiment a conquis son unité et que la nuit se fait plus profonde, il peut agir — malgré la trivialité des propos — comme un excellent révélateur. II nous dévoile a nous-mémes et aux autres. Nous allons diré ce que nous n'avons jamáis confié á personne et ce que nous ne savions peut-étre méme pas. Nous ne voyons plus tres bien ees visages qui nous écoutent, qui se confondent presque avec le tissu de la banquette. Notre voix ne nous fait plus peur. Surtout le train nous méne vers un ailleurs, tou-jours plus loin jusqu'au bout de la nuit. II faudra cetle fois, ne pas s'arréter láchement en chemin. II suffit d'étre, comme le train est lui-méme, sans défaillance et sans honte aucune. L'errance, la transhumance du train nous apparaissent indispensables. Des que le train stationne ou méme seuleinent ralentit, la voix se trouble et les propos tournent court. Quand nous quittons le compartiment, en accédant au couloir, nous sommes projetés violemment dans le dehors du train qui oceupe et fait frissonner cette longue enfilade qui borde le wagón (aíors que pendant le jour le couloir appartenait bel et bien au train, il avait méme iin aspect mondain, fait de politesses et de rencontres). C'est done dans le compartiment que l'on peut échanger des souvenirs comme des prisonniers de guerre échangeaient des photos, des bribes de leur passé. Méme si les voyageurs s'endorment, le compartiment continué sa confession, il se raconte sans emphase, il se juge sans amertume et sans complaisance.

Nous nous sommes donné la partie belle, en choisissant comme exemple le compartiment qui constitue un monde clos et qui, par ailleurs, implique un voyage, done un changement. II fallait que l'illustration soit plus nette pour faire entendre notre pro-pos — mais ne croit-on pas que toute une catégorie de lieux urbains privilegies implique de la méme maniere une explo-ration de leurs surfaces et de nous-méme ! On ne peut les consi-dérer simplement comme une portion d'étendue : leur espace se confond avec un parcours temporel qui constitue d'une faqon indissociable, une meüleure prise de leur aire et un changement da notre étre. Et, ce qui prouve á quel point le parcours n'est pas en eux surajouté, c'est qu'il apparait souvent comme le seul mayen de les distinguer les uns des autres.

Le Prisunic, le Super-marché, le Grand Magasin ont pu parfois, malgré quelques différences, présenter des produits presque semblables : de toute facón l'essentiel était ailleurs, dans la lacón dont on parcourt ees grands ensembles. Le trajet linéaire, rectiligne, presque irreversible du Super-marché, la marche tour-noyanle, sinueuse, bousculée du Prisunic, le long, majestueux, imposant parcours du Grand Magasin se distinguent avec beau-

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34 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

coup de netteté. Nous dirons plus loin que ce déploiement tem-porel nous parait un moyen de développer l'essence de chacun de ees lieux. Ce qui nous importe pour l'instant, c'est de raon-trer que les grands lieux urbains demandent á étre parcourus d'une maniere déterminée et qu'ils se distinguent par le par-cours qu'ils sollicitent.

«lean Cayrol, cet itinérant par excellence, a décrit, avec beau-coup de justesse, la marche dans le grand magasin. Elle est noble, elle implique le loisir, elle ne s'effectue pas sous le signe de la contrainte comme dans le Su per-marché mais, a l'analyse, elle va nous paraitre moins simple qu'on ne croyait et, une fois de plus, le réel nous ménage des surprises. Si la mauvaise image est pauvre, docile, trop docile, le poétique urbain nous méne oú il l'entend. Quand on ne connait pas un grand magasin, les repéres peuvent manquer, les étages instituent une certaine discontinuité dans le bátiment ; escaliers, ascenseurs, rayons, étages, portes ne se distribuent pas d'une facón totalement visible ou previsible. II y a done, dans le Grand Magasin, á la différence du Super-marché un itinéraire qu'il faut apprendre, et alors la cliente se trouvera, de plus en plus, a son aise. Cependant, que le séjour se prolonge, et elle éprouvera le besoin de repartir, elle n'attein-dra pas la sortie aussi promptement qu'elle le souhaitait et elle subirá le grand magasin dans le vertige, dans l'écoeurement. Errance, adaptation, debut d'affollement, quelque chose s'est done passé pendant ees quelques heures.

Est-ce a diré que, par suite de l'adaptation, la modification ne s'opére plus : les lieux les plus familiers, ceux que nous recher-chons parce qu'ils nous parlent, devraient done étre dénués d'in-térét ! En fait il n'en est ríen. II faut avoir goüté la durée molle, paresseuse, digestive et pourtant irremplacable d'un Bistrot par certaines aprés-midi. D'autre part, nous savons bien qu'un par-cours peut s'effectuer sans qu'il y ait désorientation, tátonne-ment ou raéme déplacement spatial. On peut poursuivre des traces intelligibles et s'enchanter de métamorphoses qui ne nous surprennent point : éternelle jeunesse de la démonstration mathématique qui engendre á nduveau, comme pour la premiére fois, des propriétés pourtant bien vieilles ! Éternelle innocence du regard qui, dans un café, glisse sur les surfaces, les visages lisses des consommateurs et qui s'associe á une cérémonie qui a en horreur les surprises et le flou ! ce qui en revanche nous paraü nécessaire pour que nous nous trouvions en présence d'un authentique Ueu urbain, c'est qu'il nous demande de le réactiver et que, par la méme, il nous modifie.

Les critéres que nous venons de dégager ne peuvent qu'im-pliquer certaines manieres d'approcher l'objet. Puisque nous pré-tendons que les lieux urbains constituent des unités distinctes et non point de simples agrégats, il est bon de dégager le noyau sans lequel ils cessent d'étre ce qu'ils sont, ou encoré, il parait intéressant de montrer comment certains éléments virent de sens quand on les integre á des totalités différentes. De la, le role particulier que nous attribuerons á la variation imaginaire, mais ne risquons-nous pas de donner á cette expression plusieurs accoplions diverses ?

DÉTERMINATION DES CRITÉRES 35

Nous croyons pouvoir assumer, sans gene, cette indecisión dans la nature et la portee de l'expression, en particulier dans le sens que nous attribuons au terme d'imaginaire.

Car, dans certains cas, cet imaginaire va naitre d'une variation que nous tenterons á propos d'une expérience réelle. Je percois un élément, si minee soit-il, de l'ensemble, et il me semble déter-minant. Ainsi, l'escalier du Prisunic qui n'est jamáis tres net, qui est d'une matiére peu noble (caoutehouc), qui se termine bétement, qui s'incurve au point de fléchir curieusement notre allure —• on ne saurait le concevoir dans un Grand Magasin qui exige un escalier moins rapide, plus majestueux, plus accordé á la marche de la cliente. Un escalier de Prisunic dans un Grand Magasin constituerait un non-sens matériel, il serait une atteinte á l'intelligibilité aussi forte que l'affirmation selon laquelle « deux chaises et trois tables font cinq boeufs » — nous semblons done la au ras du réel, d'une observation presque positive, et pourtant nous maintiendrons avec fermeté le terme d'imaginaire. D'abord notre réaction vient bien d'une tentative imaginaire et qui se revele impossible pour accoler cet escalier de Prisunic en image et le Grand Magasin en image (alors que d'autres éléments du Prisunic ne sont pas impossibles a imaginer dans le Grand Magasin). Nous ne pouvons jamáis que comparer et manipuler des souvenirs, des images d'expériences. Ensuite l'imaginaire n'est pas aussi absent qu'il le parait. Cet escalier de Prisunic, s'il était seulement la conséquence d'une politique d'économie, tout comme l'escalier du Grand Magasin parait lié á un souci de prestige, nous n'aurions pas a en parler dans le cadre de ce travail. En fait, il nous joue un mauvais tour, il tourne bizarre-ment, il adhére á nos pas, il rend, pour quelques instants, nos jambes méconnaissables en les incurvant ; en quoi il mérite notre attention á la différence de tant d'escaliers que nous avons oubliés.

Nous sommes dé ja au niveau de l'imaginaire et l'analyse se revele homogéne a d'autres variations plus hardies : par exem-ple se donner la regle suivante pour éprouver l'importance d'un Ueu urbain : peut-on imaginer une ville sans ce Ueu, en l'occur-rence sans une gare ? Dans la ville d'avant-guerre, l'existence de la ville sans une gare parait inconcevable imaginairement : y arriver par véhicules individuéis ou par un autobús, ce n'est pas véritablement y pénétrer ou encoré c'est introduire un élément rural et faire de la ville, si importante soit-elle, un gros bourg. C'est encoré biffer le pathétique des villes qui á cette époque furent atteinles par l'industrialisation. Cette expérience imaginaire (imaginer l'absence d'un lieú) déborde la precedente (faire co-exister un élément dans un autre ensemble pour éprouver sa compatibilité). Elle ne nous semble pas radicalement dif-férente. Elle suppose une effectuation qui rencontre des possi-bilités, des impossibilités, qui se concluí d'une facón ou non satisfaisante.

Allons encoré plus loin. Nous avions dit plus haut que nous ne connaissions un lieu qu'en le déployant, non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps. Confions-nous a la durée d'une salle d'attente, d'un Grand Magasin, d'un Bistrot, d'un square et nous verrons ce qu'ils deviennent et ce que nous sommes. II

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36 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

ne s'agit pas exactement d'un lien de principe á conséquence ou de cause á effet mais d'un passage de la pmssance á l'acte. Cela ne suppose pas, évidemment, que les futurs étaient contenus tels quels dans l'état présent du heu mais nous ne saurons ce qu'il est qu'en le faisant devenir, tout comme un artiste ne connait ses possibilités et ses limites qu'aprés avoir écrit ou peint. Cette effectuation ne risque de nous effrayer que dans la mesure oü nous aimons voir et saisir ce qui est étalé sous nos yeux. Or, en demeurer á une visión statique, ce serait aussi bien mal voir. Les assiettes, les simples assiettes, les chaises, les simples chaises du bistrot, il faudra les faire résonner et trébucher pour savoir qu'elles ne sont pas les assiettes ou les chaises d'un restaurant bourgeois.

Si l'exemple ou la description ont une telle importance dans notre travail, c'est parce qu'il faut teñir compte d'une durée des lieux qui ne se resume pas et dont il faut attendre qu'elle fruc-tifte au mieux. Tant que nous n'avons pas fait varier l'objet devant nous, nous ne savons pas ce qu'il est. L'exemple n'illustre pas une vérité dont nous serions déjá en possession ou une essence que nous connaitrions déjá. II se confond avec l'effec-tuation du lieu dont nous avons a prendre la responsabilité. Oui, le réel, et, par-la, nous entendons tout ce que nous pouvons ren-contrer selon les diverses modalités de l'expérience humaine, a quelque chose a nous apprendre.

Ne pourrions-nous pas faire état d'autres procedes qui, eux aussi, sont exiges par notre traitement de l'objet et qui ne res-sortissent pas á une méthodologie classique ? par exemple, les approches discordantes de la démystiñcation et de la remythisation. Si, face a l'objet, le physicien classique cherchait a l'in-vestir gráce aux catégories de la causalité, de la substance..., en présence d'un lieu urbain, il nous parait essentiel de nous deman-der : « est-il possible de le remythiser ? est-il possible de le démystifier ? » Souvent les philosophes et les historiens de la littérature pensent, d'une facón plus ou moins implicite, que ees traitements s'appliquent á des domaines distinets. Selon Paul Ricoeur, les sociétés totémiques relévent d'une approche struc-turale ; en revanche notre tradition judéo-ehrétienne mérite un autre traitement (parce qu'elle est autre chose qu'un remanie-ment de débris, de mythémes, parce qu'elle implique l'avéne-ment d'une histoire, parce que nous vivons encoré de cette tradition). Un critique littéraire comme Génette admettrait assez bien une telle dichotomie. Une distribution structurale peut rele-ver statistiquement des constantes, des unités élémentaires, dans la littérature populaire, comme celle des romans policiers ou des comics. En revanche, nous devons tenter de revivifler l'ceuvre de Proust ou de Mallarmé.

Notre position sera moins nette en ce qui concerne les lieux urbains.

D'abord, elle se situé á un niveau qui n'est pas celui du dit, de l'écrit, du transmis, mais de l'objet méme : d'ailleurs, il nous faudra, par la suite, défendre cette possibilité que la plupart des philosophes modernes jugeraient irrecevable. Nous l'avons déjá

, fait en montrant que le mythe urbain, quand il existe, est en ¡ partie, un echo du lieu.

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DÉTERMINATION DES CRITÉRES .17

Ensuite remythisation et démystiñcation échangent souvent leurs voies. Ainsi, nous essayerons de démystiñer l'image du stu-dio mais, emporté par notre mouvement, nous le colorerons un peu trop et, malgré nous, nous participerons a la fascination qu'il exerce dans le monde moderne : il deviendra une image de la modernité. A l'inverse, la remythisation n'est jamáis absolue. II advient un moment oú l'excés du mythe peut passer pour une manifestation du poétique ou pour un grossissement caricatural. Nous n'échapperons a ce danger qu'en montrant que la norme est un plus-étre et que, cependant, elle s'inscrit dans la nature des choses. Elle n'est done jamáis monstrueuse.

Enfin, nous ne nous cachons pas que démystificatión et remythisation en appellent á des partís pris que nous aurons l'occa-sion plus tard de mettre en lumiére. Nous choisissons la remythisation de la rué, parce qu'elle nous parait avoir été, á un certain moment de l'histoire, la chance de l'homme. Nous démys-tifions le studio parce qu'il suppose un séparatisme, un « mona-disme » que nous condamnons.

Ceci dit, méme s'il n'y a pas une séparation des deux domaines, l'objet importe. Par sa viqueur, par sa capacité á se redoubler (en lui-méme, puis en nos pages) il appelle parfois la remythisation. S'il est pauvre, s'il se resorbe en images attendues, s'il ne nous déborde jamáis par ce que nous découvrons en luí, il nous faut, sans pitió, le démystifier. Que notre joie soit de réduire á rien le peu qu'un certain systéine voulait faire passer pour l'au-thentique, lorsque nous n'avons pas le bonheur de nous « aug-menter » de la richesse du monde !

Nous voyons done que ees approches n'ont rien de formel, qu'elles naissent toujours de l'investigation de l'objet. Mais, au fait, y a-t-il, dans notre travail, des critéres ou des procedes forméis ? Si nous disons que la cohérence obtenue ou non dans la description d'un lieu juge notre travail et ce lieu, nous n'en-tendons pas une cohérence purement formelle qui se manifes-terait par une non-contradiction dans les analyses. Car alors, il suffirait d'un peu d'habileté pour éviter des contradictions trop flagrantes et d'autre part de quel droit nous substituer a l'objet ! Suffit-il de le diré « un » (de le constituer dans son unité, écrirait plutót un idéaliste) pour qu'un lieu accede á la dignité de lieu ! Ce sont les éléments du lieu qui s'entretiennent les uns les autres — étant bien entendu qu'il n'y a pas d'abord des éléments qui, en s'unissant ensuite entre eux, donneraient le lieu mais que les lieux adviennent en méme temps á l'unité et á I'existence.

— Dans ees conditions qui pourra décider que c'est le lieu qui est défaillant (qui manque á l'unité) ou que c'est notre analyse qui n'a pas su en retrouver et en restituer l'unité ? Personne ne peut en décider á l'avance. La description, une fois menee á son lerme, peut seule nous convaincre ou ne pas nous convaincre — et les raisons d'en douter ou de nous laisser persuader survien-nent aprés coup : elles naissent de l'évidence que la description sai! ou non procurer.

Nous sommes, sur ce terrain, assez proches de l'évidence per-ceptine. Ce caillou, c'est un caillou, non point parce qu'il est

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vraisemblable, d'aprés sa forme, son emplacement, sa consistance que c'est un caillou ; au contraire, de l'unicité irrefragable de ce caillou, toutes les raisons et les impressions tirent quelque assu-rance : parce que je ne peux le constituer autrement, parce que je ne peux assurer ma prise sur lui autrement qu'en le recon-naissant comme un caillou. Et, si une autre prise était possible, moins labile plus prégnante, alors ce ne serait pas un caillou. II en est de méme de nos descriptions : tiennent-elles ou non sous notre regard ? Cela veut diré : « assurent-elles du dedans leur propre unité ? » •— et cette premiére question renvoie immé-diatement á une autre question : « puis-je mieux assurer, au nom d'une autre description réelle, la singularité du Café ou du Pri-sunic ? » Des raisons théoriques ne suffisent pas á ébranler la validité d'une description mais plutót une autre saisie réelle en a le droit et le pouvoir. Le vrai et le faux, ou plutót le valide et le non-valide, ne se décident pas au nom de critéres généraux mais en fonction d'une saisie, d'un remplissement qui s'effectue ou non a propos de la description que l'on lit.

Nous allons, pour en ternuner avec ce point de méthode, nous demander s'il n'aurait pas été possible de proceder d'une facón tout á fait différente. Le recours á l'histoire ne nous aurait-il pas mieux aidé a découvrir les lieux privilegies d'une ville : seraient tenus pour essentiels les lieux qui ont donné naissance á la ville. Nous essayerons de plaider cette proposition avec la plus grande forcé. Elle ne nous apparait pas sans valeur mais, selon nous, pour avoir une valeur imaginaire ou existentielle, elle suppose un recours á une tradition vivante : en quoi elle ne se distingue plus tellement de notre approche. Ensuite, nous dirons qu'elle vise d'autres lieux que ceux qui, par principe, font l'objet de cette

étude. Qu'attendre d'un recours á l'histoire ? D'abord, il donnerait a notre étude plus de souplcsse ; nous

respecterions davantage la diversité des civilisations ou simple-ment des circonstances historiques. II existe, pour employer le langage des géographes, des civilisations agricoles, semi-agricoles industrielles, de type colonial, de régime capitaliste ou socialiste. On comprend que, dans les unes, le marché ait joué un role fondamental et qu'á une autre époque, l'hótel de ville ait été le foyer d'une vie politique active. La place publique n'a pas de sens lorsque le cháteau ou la cour confisquent les grandes déci-sions collectives. La mer, le fleuve, les montagnes, la présence du désert, l'absence ou la multiplicité des activités commerciales modiflent l'allure des villes et done de ees lieux-pilotes... Nous ne retiendrons pas cet argument qui vaudrait dans le cadre d'une étude ambitieuse du fait urbain mondial. Tel a pu étre l'objet de certains travaux de géographie. Nous cherchons plus modeste-ment a étudier la « poésie » d'une ville qui a existe en France aux alentours des années 30.

Méme si nous restreignons, de cette facón, notre étude, nous pouvons encoré attendre un second bénéfíce de l'histoire : nous en retirerions une garantie d'objectivité. Car les critéres que nous avons énoncés supposent une expérience de la part du déchif-freur et du lecteur. Par exemple, si nous disons que « le lieu urbain est celui qui nous modifie », qui dirá qu'un lieu nous a

DÉTEIIMINATION DES CRITÉRES 35)

iiiodilics, sinon nous-mémes ? L'histoire permettrait done de reduire cette part de l'homme dont on continué parfois á se inéíier comme si le sujet ne pouvait que tronquer l'objet dans sa nutlilé vraie, au lieu de contribuer á son dévoilement. La topo-nymie, les documents hérités du passé nous apprendraient — sans contestation aucune — quels íurent chronologiquement ees lieux fondateurs.

Seulement, en fait, cette méme histoire a brouillé les chemins, multiplié les axes directeurs ; elle n 'aurait pu conserver la premiére assise que si elle était demeurée dans le cadre d'une rivilisation traditionnelle, á l'abri des invasions étrangéres et des révolutions industrielles. Le Temple, si la foi était demeurée vive el si les pélerins continuaient á parvenir aux lieux sacres, aprés de longs périples. La Forteresse, si la féodalité n'avait pas laissé la place á des inonarchies centralisatrices et si l'introduction d'une artillerie lourde n'avait pas rendu frágiles les reraparts. Le Marché, si les homines de la ville et des campagnes environnantes avaient persiste á échanger immédiatement, joyeusement, leur monnuie et leurs marchandises. Par une ingratitude bien néces-saire, les villes ont renié leur acte de naissance et se lisent souvent selon les schéinas issus des fonctions économiques presentes et d'une histoire sociale « projetée sur le sol ». Nous n'avons plus sous les yeux le chemin de ronde des soldats ou la marche épuisée des pélerins ou l'arrivce maünale des marai-chers. Les cainions, les véhicules prives ou publics tracent, chaqué jour, les chemins incontestables d'une cité et. bien fou, bien proche de l'absurde serait celui qui voudrait s'opposer á ce lie lecture ou parfois simplement, par ses pas, aller a conlre courant de ees flux qui composent chaqué jour, le visage d'une ville.

Est-ce a diré qu'il faille abandonner a l'oubli les lieux-fon-daleurs. Non point, mais en leur donnant la vérité imaginaire <|iii est la leur. En effet, sur un plan imaginaire, une ville qui va tout á fait á contre-sens de son engendrement, est-elle encoré une ville oü l'on puisse s'orienter, s'enrichir, mieux vivre et mieux respirer ? A-t-elle encoré cette unité sans laquelle une ville ne peut plus étre considérée comme une quasi-personne, deve-nanl alors machine á dormir ou á survivre ? Le role d'un réveur des villes, homme actif par excellence, n'est-il pas de rendre la ville á son principe ? : non point par simple érudition ou encoré par une sotte condamnation du présent mais pour que la ville ail un sens, pour qu'elle advienne á elle-méme selon son propre principe de croissance. Le réveur n'est pas seul. Les promeneurs nocturnes, les manifestants, les petites gens retrouvent — et c'est la le miraele d'une ville authentique — ees chemins que personne ne leur a enseignés. VHistoire, á ce niveau, n'est plus celle qu'un homme averti peut reconstituer avec de la patience et de l'indul-(/ciice, elle apparaít comme une tradition reprise et it nouveau assiimée, celle-lá méme que notre travail suppose.

Ainsi Michel Butor dans Le Génie du Lieu recherche le principe ordonnateur de Delphes ou de Cordoue. On réintroduit, d'une certaine facón, l'idee de norme, mais le biologiste ne l'a-l-il pas fait depuis longtemps et certains sociologues ne pensent-ils pas que la norme est immanente au corps social ? La poésie

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I I ir KEPÉRES i;i I'AIITI PRIS

i \iiii- se confond alors avec sa venue progressive á l'étrc. „.iiliinciit il ne faut pas entendre cette venue sous le signe

i-\clusif de la naturalilé, encoré qu'il soit plaisant de concevoir la croissance végélale d'une ville. Les lieux (le décor, la géogra-phie, le site) onl pu déterminer la ville á croitre selon une eertaine voussure. Les Dieux ou le Génie révolutionnaire des hommes ont pu aussi bien la solliciter en lui conférant une eertaine vocation, en lui demandant d'égaler ce qu'ils considéraient comnie l'hon-neur ou comme la beauté du monde.

Ville-Forteresse, Ville-Marché, Ville-Pont, Ville-Sanctuaire, la valeur de ees expressions nous parait tres forte imaginaire-ment. Lorsque l'origine d'une ville se manifesté dans le nom qu'elle porte, lorsqu'il suffit de la prononcer, pour en connaitre la naissance, les mots retrouvent leur pouvoir oraculaire. II n'y a pas d'un cóté un langage auquel on a retiré sa confiance et de l'autre des lieux oü l'on se pose sans conviction. Nous nous souvenons alors de ce que l'acte d'habiter signifie. Les villes sont venues se loger dans les mots qui leur étaient destines, el cet entrelaceinent annonce, a la perfection, ce qu'est un véritable habitat. Lorsqu'une ville devient forteresse, marché, sanctuaire, lorsqu'elle se voue tout entiére á une fonction — la fonction devient office, service divin. La ville se pro file, sur le fond inhuma in des forteresses qui, á forcé d'étre remparées, cessent de servir á la guerre ou encoré sur le fond glorieux des temples qui, par la multiplicité de lenrs parvis et par la richesse de leur enco.ns, cessent de célébrer des Dieux cruels, ou encoré sur le, fond luxuriant des marches qui rappellent piulót Voasis, le verger que la spéculation ou la fann. La ville se donne les figures du Guerrier, du Prétre, du Marchand, figures trop hiératiques pour nuire á l'homme.

Les lieux générateurs méritent done, par leurs richesses, et par leurs caracteres principiéis, d'étre consideres comme des lieux urbains privilegies. Mais cette constatation ne nous indique pas comment il nous est possible de retrouver leur essence. Un réveur de villes peut-il retracer la croissance d'une ville á partir de l'un de ees lieux, tout comme le mathématicien engendre le cercle á partir de la demi-droite qui balaye un inéme plan ;'i partir d'un point ñxe situé en ce plan ? Un géographe le pourra á l'aide d'une analyse historique. Un poete qui s'arroge tous les droits jusqu'á devenir chaise, soleil ou Dieu, lui aussi, peut descendre le cours du temps qui fait étre, année par année, une ville — le topologue urbain qui assume sa situafion spatio-tem-porelle, doit s'astreindre á remonter ce inéme cours du temps, a viser á travers ce qui lui est proposé dans sa perception présente ce que furent ees lieux générateurs. Malgré les brouillages de l'histoire, malgré les idéologies ou les sédimentations éga-rantes, il lui est possible de viser assez loin et assez juste. Cependant il ne dépassera jamáis ce présent a partir duquel il recueille et il réassunie un héritage précieux, lequel lui perniet d'atteindre une parcelle d'étre au lieu de déduire intelligemment des concepts. Et nous retrouvons la l'idée d'une tradition vivante qui inspire, par bien des cotes, notre travail.

Seulement nous avons préféré pour notre part le passé proche au passé lointain. Nous y perdons en dignité. Les Lieux

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DÉTERMINATION DES CRITÉRES 41

que nous atteignons sont déjá des résidus, des conséquences, ¡tarfois des déchets de la ville — et non point des lieux seigneu-rialement générateurs. En revanche, ce passé proche (des années .'{() ou 40) est davantage coextensif au présent que nous vivons. II est encoré lá sous forme d'actualités, de palissades, de films, de trottoirs, de coins de rúes, a portee de notre regard et de notre langage... Qu'on ne considere pas trop notre visión de la ville, sous un angle misérabiliste, comme si nous avions préféré él re brocanteurs, chiffonniers, plutót qu'hérauts et poetes. Si nous bu lons sur une ville déjá lá et non point naissante, si les lieux cpie nous considérons comme les plus urbains, comportent leur part de misére, de fatigue, de ressassement comme la gare ou le bislrot, c'est en fonction du point d'accommodation que nous uvons choisi. Nous avons cru que notre saisie la meilleure por-leraít sur cette époque oü la ville était déjá passée á l'état d'images mais oú elle était encoré trop présente pour étre deve-nue un savoir. C'était nécessairement une ville déjá essoufflée, malmenée, détériorée — non pas la ville de 1'Agora ou des palais de la Renaissance mais celle oü, comme nous l'avons dit, l'homme n'y succombait pas tout á fait á 1'inhumain. Quoi qu'il en soit, c'est bien la portee de la visee qui a determiné le choix des lieux el par lá, le choix des critéres qui leur sont lies.

Lorsqu'on aura remarqué l'ambiguité de l'approche histo-ri(|iie on apercevra mieux la diversité des réveries possibles — ce qui constitue l'un des buts de ce travail. En effet, quand on evoque la Ville-marché ou la Ville-sanctuaire ou la Ville-pont, on peut penser á la maniere dont le marché, le gué, le pont ont engendré la croissance de la ville, et le géographe ou l'hislorien seront sensibles á ce processus de croissance. Mais un réveur de villes sera tenté de l'ignorer. Car la Ville-citadelle ou la Ville-sancluaire, si l'on veut sauvegarder leur charge imaginaire qui esl lies forle, contrarient et, á la limite, nient cette croissance qui esl aussi une degradation. Pour mériter des noms aussi prestigien x — évocateurs des caravaniers qui y aboutissent ou des Kcns d'armes qui veillent sur ses remparts, il faut que ees villes lolcrent a peine, comme une licence dangereuse, tout ce qui ne releve pas de la priére ou encoré de la guerre ou encoré de l'échange. Done elles s'immobilisent pour étre aussi sages et anssi belles que des images — et aussi, pour s'opposer á un engendrement qui aboutit toujours á une négation de l'unité et de la simplicité premiére. Agrandies, elles déposent leur bel clendard, couleur de leur Prince ou de leur Saint, elles cessent de mettre en branle l'imaginaire. Elles deviennent des villes (•(niiine les autres.

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LA VILLE DESACRALISEE ET DESAGRALISANTE

L'objectif et le subjectif devraienl, en stricte vérité, étie indissociables, tout comtrje l'iimiage renvoie á la conscience ima-geante ou le percu á une conscience percevante. Ce couple, quand nous l'avons ipris en oonsidération, a toujours été intro-duit á rinlérieur de l'objectif : le Café, le Bistrot, le Quartier, le Prisunic sont solidaires d'une certaine visee qui les fait étre tel ou tel. En outre, ce couple nous semble moins originel qu'on ne le prétend dans beaucoup de philosaphies, il suippose un en decá de cette scission, il instaure une mise en représentation, en decá de laquelle nous chePchons á nous situer, autant que nous le pouvons. En parlant idu subjectif, nous abandonnerons l'étude des lieux, nous chercherons par quels gramls mouvements ou par quels trajets l'homime peut appréhender et connaitre la ville. Ainsi l'insurrection révolutionnaire ou la déambulation nocturne ou la promenade sous la pluie coimiptent parmi ees aictes ou ees trajets possiibles. Gependant les lieux ne seront jamáis tout á fait absents car, il n'est pas indifférent de s'élan-cer dans une ville á partir d 'une gare ou d'y acceder par un véhicule privé, et, se promener dans une ville c'est aussi explo-rer les lieux essentieís qni la composent. En ce sens, il nous arrivera d'einpiéter sur 1 étude qui fait plus proprement l'objet de notre seconde partie.

Mais la diííiculté se situé ailleurs et elle se donne comme plus grave. La notion de trajet exemplaire a-t-elle un sens dans une ville ? Nous entendons bien — des hommes comme Lynch l'ont montré — qu'il existe des axes de facilitation, que nous sommes incites á emprunter tel parcours plutót que tel autre. L'espace de la ville est fort&ment orienté avec des obstacles, des appels, des zones indifTérentes, des points chauds, des noeuds, des goulots d'étranglement... Les .mouveiments de la foule et des véhicules en font foi. Mais nous nous situons la á un niveau pra-tique qui n'engage pas l'exlpiloration d'une cité. Une homime moins pressé pourrait, sans mal, emprunter un autre chemin el, si nous allons d'un point á un autre, ce n'est pas en fonction d'uiic nécessité réelle qui serait liée á raccomplissement de notre mol mais parce que nous habitons la et que notre travail nous ^píx'Ilc iiilleuns. D'autres homimes qui habitent et travaillent dans d inilres lieux, «mpruntent d'autres chemins. Leurs itinéraires et

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le mien ne sont ni plus ni moins justiflés. Nous rencontrons une continigence, qu'il est, scmble-t-il diñicile d'éliminer. La ville nous fait libre, libre d'aller oü bon nous semble et á l'heure qui nous convient, dans un espace oíi tous les chemins sont possibles. De la, en partie, l'ennui ou l'angoisse des dimanches en ville. Pendant la seinaine, les urgences vitales me laissaient croire qu'il existe des voies privilógiées, des chemins interdits (ils me retarideraient). Que ees urgences disparaissent, et je me retrouve responsable d'un espace qui ne me propose rien et qui supportera toules mes décisions.

Les hommes ressenlent telleinent cette neutralité de l'espace urbain, que la valeur du pavillon se lie, dans leurs esprits, á un rite de la rentrée. 11 faut prendre le train de banlieue que l'on abandonne á une slation bien reconnaissable — peu á peu quitter ses camarades de travail, identifier le paviílon a un coude, á une certaine odeur et retrouver un jardin, ides outils, tout un lUionde qui vous attentí. Nous ne disons pas que le mylhe pavillonnaire se réduise á ce sentiment, nous accordons aussi que la longueur des dáplacemenls est ressenlie avec ainer-tume, mais ce parcours, ce long retour, cette odyssée en rac-courci á travers les saisons et les peines i'mpriment aux aller et retour une nécessité qui manque .aux déplacemenls des habitan Is d'une ville.

En remontant plus haut dans le te'mips et en radicalisant I'objection, nous dirons que l'espace urbain a été particuliére-ment désacralisé. Pensons aux reformes de Clysthéne l'Athé-nien, á la transt'oruuilion de la cité grecque. Quand le pouvoir ,du ROÍ s'aíraiblit uu mcnie titre que celui des grandes familles, fl'espace perd de son miyslere. Le centre en est cette agora oü 'tout ile monde peut pénétrer : lieu ouvert, public, vide — tout comme les lois maintenant écrites contrastent avec la parole secrete des initiés. Les hommes peuvent circuler librement ; les édifices et les temples se tournent vers l'extérieur et, par leurs frontons, exposent ce qu'ils veulent diré. Cette mutation 'marque I'introduction d'une democratie urbaine mais, en méme temips, elle fait reculer ila charge sacrée de l'esipace. Gertes l'Acropole demeure, citadelle prestigieuse et les processions venerables se font dans le respect, selon un rituel précis. Mais, dans beaucoup de domaines, les étagements hiérarchiques disparaissent au proflt d'un milieu plus homogéne, done plus indifférencié. Les tribus cédent la place á des « eirconscriptions electorales » qui comprennent des gens de la plaine, de la montagne et du lit-toral. Elles forident les classes entre elles et, par la méme, elles effacent des différences socio-topologiques. Cette désacra-lisation n'est concevable que sous la poussée de nouvelles condi-tions : apparition de l'égalité politique ou pénétration en pro-fondeur de la discipline géométrique. Nous ne pouvons décider de la priorité de 1 un ou l'autre facteur mais 11 parait clair qu'ils concourent au iméme résultat. D'une ipart, dans un monde oü tous les hommes sont égaux, il n'est plus question de divi-ser la cité en quartiers reserves, interldits, publics. Méme si la distimction des toeaux et des bas quartiers conserve un sens sur le plan économique, elle n'a plus autant de charge émotionnelle : fascinée á l'approche de ce qui attire et qui posséde une valeur

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exeeptionnelle, terriftée á l'égard de ce que l'on suppose étre le lieu de la souillure. D'autre part, ¡la géométrie, dans la mesure oü elle tisse des relations, tena á rejeter les ilots qui vouidraient sauvegarder leur unicité. Elle rend justice á tous les points qui, par leur mise en relation, constituent une figure.

Ce monient ¡parait exemlplaire á J.-P. Vernant, car il inaugure le régne de la raison, de la philosophie et une certaine ¡'orine de liberté. II posséde une valeur non moins importante en ce qui concerne l'espace urbain qui cesse d'étre une terre brillante : avec toutes sortes d'anfractuosités, de pies, de creux, de monstres, d'apparitions bienfaisantes ou malfaisantes. Nous entendons bien qu'il s'agit d'une instauraüon synibolique, que les villes ont longtemps été sacrées et consacrées, mais ainsi ap¡mrait la vocation de la ville : faite par les hommes, pour les hommes elle fait refluer le surnatitrel agricole, méme si elle n'existe, ¡tas encoré sous le régne de l'esprit. Tout ce qui est accordé á la liberté et á la créativité húmame, semble bien, en prendere analyse, éliminer les pouvoirs de fait de la nature et l irruption du surnaturel. Deja le relie!' ipurement ¡physique s'es-tomipe. Dans une nature qui se situé avant la main-mise de rho'iiinne, il faut escalader une colline et on prend plaisir a marcher ¡plus librement sur le platean. Le fleuve arréte, la forét protege, les íissures de la terre étonnent. 11 est des passages oü il faut se proteger du soled et, ailleurs, il faut prendre garde á l'humidité, par exemple, ne pas s'endormir á 1'ombre de cer-tains arbres. Ktonnante diversité du paysage terrestre !... Monter, descendre, ramper, s'accroupir, frissonner, avoir soif, boire á méme la source autant d'actes élémentaires et d'émotions fonda-mentales qvii tirent l'homme de la platitude et qui provoquent en lui la détresse, l'admiration, l'exaltation. La ville nous fait oublier que la terre est ronde et inégale, parfois douce, parfois rude au (oucher. Elle est comme une iplage que ne boriderait aucune mer et qui ignorerait la finesse du sable.

Elle accumule, mais c'est ipour .mettre entre parenthéses l'élagement vertical. Comme le remarque Henri Lefebvre, « la cité rend simultané ce qui, dans la campagne et selon la nature, se passe et passe, se r tparl i t selon des eyeles et des rythmes » (le droit á la ville p. 36). On comprend les raisons «le ce grand rassemblement. La ville engrange, recueille, les richesses de la campagne. Elle comptabilise les récoltes que les saisons produi-sent. A elle, les fonctions d'organisation et de direction. Mais ce recueillement n'en reste pas au niveau des biens matériels. 11 concerne aussi les pensées, les traditions, les eoutumes que la ville recoit, qu'elle assemble les unes á cóté des autres avant de les juger et de les critiquer. Cette contraction temporelle (signe d'une aceumulation bénéfique) implique l'effacement des hiérarchies, des priorités, d'une durée qui nous méne irréver-siblement d'une origine á un terme. L'espace n'est plus orienté parce qu'il a perdu son animation temporelle, les rythmes qui auparavant en faisaient le lieu de proeessions et de conversions, de chutes et d'ascensions, de fécondations et de taorts.

Nous sommes en présence, croyons-nous, d'un « impensé » condition de possibilité de notre maniere de voir plutót qu'objet de notre jugement. Nous disions, les uns et les autres : « libertes

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l'ornielles, libertes matérielles, solitude, angoisse, médiations ou ¡minédiateté » et, au fond, toutes ees réflexions ou toutes ees expériences ne se situaient-elles pas á l'intérieur de ce type d'es-pace particulier que la ville avait creé ?

Ainsi aurait disparu la culture qui rendait possible les tra-jeís exemplaires. Pour parler d'un trajet, au sens fort du terme, i I faut que la succession de ses étapes soit motivée et que l'on ne puisse pas les inverser. Le mythe et le rile,, tant qu'ils coexistent, se prélent un appui mutuel. On ne peut changer á son gré le par-cours de la procession parce qu'il imite et parce qu'il reactive une grande action. Chaqué degré du parcours correspond á un monient de l'évolution que l'on revit. L'Ethnologue peut bien, a pies coup, montrer qu'il s'agit d'une coinbinaison de mythé-nies. L'iniüé et le croyanl revivent la tratlilion dans l'absoiu. Ñ'esl-ce pas repórter toute la contingence sur cette grande action «pie la procession re trace. Ce serait ignorer le sens de la tradition (|iii, elle, n'a pas besoin d'étre fondee : non point parce qu'elle est tres vieille et (pie les hommes recommencent paresseusement ce qui fut une prendere fois mais parce qu'en cette période immémoriale le fait et la valeur étaient étroitement soudcs, parce que ce temps se situé en amont de la Jinitude et de la contingence du nutre.

Cette nécessité du parcours est, en fait, double. Elle s'appuie, comme nous l'avons dit, sur un drame qu'elle imite et qui n'a pas á se justifier, mais on peut aussi la concevoir comme motivée en piofondeur par la nature de l'honiine. Ainsi le disciple de Jung remarquera qu'il n'y a pas tle détail innocent, arbifraire dans le i'Iieminement d'ÍEdipe. II fallait qu'il partit, les pieds entlés, lui, le produit de la nature ou encoré le corps enllé de vanité, inca-pahle de marcher droit. Le chemin oú il rencontre son pére et «MI i I ne le reconnait pas, est creux, comme les caniveaux de riut'onscient. 11 est trop lourmenté pour ceder la place au vieil-lai'd. II le l'rappe avec ce báton qui ne le quilte pas car, pour (Diupenser son iníirniité, il a besoin de cette béquille afin de marcher. Quant au Sphinx, écrasé sur son roclier, on reinarquüi'a que, malgré ses aües il est bien une criatura chíonienne... \)::\ importe le contenu de cette interprétation jungienne qui abou-lil ¡i la réconciiiation avec le soi, a l'acceptation du pére positif el de la mere positive, au renoncement aux désirs terrestres et á l'ouverture á une autre clairvoyance. Notre propos ne vise pas a prendre parti sur ce drame, sur ce cheminement surdéterminé. Disons qu'un parcours, pour étre signifiant, doit effeciner la ¡nodijicaüon de celui qui Va entrepris. CEdipe, á la fin de son pélcrmage dramaticiue, a bien changó. Ce qui est beau poé ique-iiienl et ce qui reconcilie la part de la nécessité et l'honneur de l'lionune, c'est qu'une méme marche ait un sens visible et invisible, c'est qu'en changeant de lieu on se change. Alors toutes les étapes constituent les degrés indispensables de cette initiation an terme de laquelle l'homme acquiert un peu plus d'humanilé • ni succombe, s'il capitule. Le cours des astres, le voyage des héros, le parcours des forces psychiques et la succession des paysages qui sont traversos composent ensemble des trajets aussi prestigieux qu'efficaces. Nous n'en trouverons pas d'aussi licaux el d'aussi incontestés dans l'espace urbain.

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Au delá de Ieurs justifications particuliéres et conscientes dans les civilisations traditionnelles, les trajets sont exiges par la culture tout entiére. lis sont rendus possibles et nécessaires par tous les autres éléments du méme réseau. lis sont intelli-gibles et ils comblent une attente, parce qu'ils utilisent des signes, des figures, des objets que la langue véhicule et fait apparaitre dans les autres circonstances et aux autres niveaux de la vie sociale. Quand les hommes empruntent « la pirogue mystique » et lorsqu'ils prennent comme passagers le soleil et la lune, les trois éléments en présence déterminent déjá le sens de la navigation et son enjeu. Puisque la chasse est également chasse de poissons et de femr'nes, puisque le soleil juge les fernmes trop proches (ne les fait-il pas grimacer !) et puisque la lune les estime á la bonne distance, il s'agira, par cette navigation, de rendre un verdict entre les deux parties en présence : le proche et le lointain, l'inceste et le célibat, l'endogamie, et l'exogamie. On voit l'importance d'un tel trajet qui va statuer sur l'aventure de la tribu et qui convoque l'univers aux fins de sa réussite. Le Cosinologique et le Sociologique se répondent ; l 'homine^et la femme sont rapportés a la jerre , á la lune, au soleiTTTTavénenient d'une cívilisalion tout á la' fofs "rationnelle, industrielle et urbaine aurait « désenehanté » la ville et rendrait vaine une certaine poétique.

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LES CONDITIONS D'UN DECHIFFREMENT DE L'ESPACE URBA1N

Toutes ees raisons semblent nous pousser á renoncer a notre projet. La promenade la plus agréable et la plus instructive ne saurait passer pour un trajet exemplaire. II existerait des « iti-néraires conseillés », des parcours plus rapides, des avenues plus fréquentées, des rúes plus chargées d'histoire, mais, dans leur multiplicité, et dans leur contingence, elles ne nous offri-raient pas ce que nous cherchons. Cependant, des hommes, des Ecrivains ont fait confiance a cette ville qui est encoré la nótre, ils ont cru y lire leur destin, et il fallait qu'ils la déchiffrent, s'ils voulaient arriver a une connaissance d'eux-mémes. A quelles conditions leurs recherches pouvaient-elles avoir un sens ? D'abord il faudrait que la ville nous concerne au point d'attendre d'elle quelque chose d'essentiel. Ensuite, il faudrait que le mes-sage ait efe brouillé, qu'il ne se donne pas immédiatement, qu'il faille le connaitre au prix d'une expérience, le plus souvent d'une marche — et non d'une information théorique. Si ees deux conditions sont réunies, il s'avérera que nous pouvons rechercher des parcours excmplaires.

La ville nous concerne et nous parle a un double titre, archéologique et téléologique : parce que nous procédons d'elle et, parce que nous avons á la faire exister et á nous réaliser en elle. Elle se donne á nous, comme une origine et comme une fin. JTJn certain réalisme d'essence visuelle semble mettre un frein au premier terme de la proposition et nous sommes tentés d'en atténuer la portee, de nous diré fils de la Cité, comme on est fils de la Patrie. Or, nous entendons une génése qui ne serait pas simplement métaphorique. Nous concevons plus facilement que la terre soit féconde, qu'elle porte en elle, les fruits, les récoltes et aussi ees enfants qui en épousent la blondeur et encoré ees hommes dont la peau, avec l'áge, devient aussi fine-ment parcheminée, rougeoyante que les vignes de ses cóteaux. Nous devons nous empécher de voir et de matérialiser, sans verser dans une puré rhétorique. Nous devons diré : « les hommes des villes ont été exiges, voulus, par la ville, par un certain rapport exact qui devait s'établir entre leurs attitudes, leurs goüts, leur langage et d'autre part ees murs, ees trottoirs, ees cours, ees rúes ». Génése et non point le jeu ordinaire des condi-

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tionnements !... Oublions la thématique qui associe l'enfantement, la maternité, la tendresse, la terre. Gavroche, le gamin et l'in-surgé parisién, est porté par le sol de la rué. II ne le trouve pas trop dur a son gré. Le pavé lui est connaturel, il en connait les ruses et les complicités. — En quoi il étonne les autres hommes, ceux qui ne vivent pas dans la rué et qui ne procédent pas d'elle. Sur ce pavé, il connait l'ivresse et la sécurité. II le pro-longe, il accepte, de bon coeur, d'y mourir et de revenir a lui, sans jamáis rever d'une campagne, molle et abandonnée, qui lui aurait été refusée par le sort.

Une origine done mais aussi une fin. La ville était et elle est encoré pour beaucoup d'étres, le lieu de leurs espoirs et de leurs détresses — leur chance. On comprend alors que le visage de la villetít que le sens de leur destinée se rejoignent. Quoiqu'il arrive, dans cette ville, dans une ville se nouera et se dénouera leur passion d'exister, de changer leur vie ou la face du monde. La ville reprend un sérieux qui ne repose pas sur i'absolu du sacre mais sur celui de la liberté humuine. La mise est de taille : la dignité de l'homme, la fraternité des hommes, la résolution de leurs problémes. Les rúes, les facades, les quartiers cessent d'étre muets : non point parce qu'ils transmettent un message venu d'ailleurs, mais parce qu'ils sont les témoins de l'histoire indi-viduelle et collective des hommes. Toute ville et toute la ville s'exposent comme l'horizon indépassable de nos serments, de nos luttes et de nos rencontres.

Certains sociologues ajouteraient qu'une révolution urbaine doit accompagner les révolutions économique et sociale et que, tout en étant conditionnée par les deux autres, elle demeure indispensable parce qu'elle peut, seule, changer nos rapports avec autrui, done notre existence. Nous n'en disconvenons pas. Mais il ne faut pas énoncer cette proposition sur un plan pure-ment tactique. Ce qui se donne d'abord, en dehors de toute stra-tégie, c'est le sentiment que notre destin se joue dans la ville, que nous aurons souffert, triomphé ou capitulé en elle, que notre existence reflue á mesure que la ville se démembre — ceci, au delá de toute réussite personnelle.

Voilá done établie, selon nous, la relation fundaméntale de l'homme et de la ville : nous ne pouvons nous parfaire et nous comprendre qu'en la comprenant mieux. Mais pour qu'apparaissr la nécessité de certains parcours ou de certain.es altitudes revelantes il faut qu'elle ne se donne pas á nous dans un premier regará. Cette derniére aífirmation a de quoi surprendre. II sem-blerait que, dans une ville, tout soit patent et manifesté.

Puisque les objets ou les immeubles y ont une destination et puisque ils ont été créés par les mains de l'homme, il sufHt de savoir a quelles fins ils ont été édifiés. Connaitre un édifice public, c'est s'informer de sa destination : nulle contingence apparente comme l'existence de ce rocher au milieu d'un pré. De surcroit, les hommes se sont donnés la peine d'écrire et d'ins-crire ees fonctions. La ville est pleine d'affiches, d'enseignes, et on I i l, sans tréve, « épicerie fine, droguerie, agence immobi-licic... » on lit les menus des restaurants et le tarif des corisom-nialioiis, on lit que c'est une pelouse á respecter, on lit les sens inlerdits (puisque la signalisation routiére issue d'un code fermé,

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simple et exemplaire, prolifére dans les villes). Alors, un mur un simple mur, gris et lézardé nous émeut parce qu'il restitue un peu de matiére friable dans ce monde de l'écriture — Ou encoré ees vieilles affiches, collées les unes sur les autres, devenues papier jauni, battu... qui, pour une fois, ne m'invitent pas sérieu-sement á me rendre á une féte qui eut lieu, voici vingt-trois ans.

Mais cette volubilité fonctionnelle, si elle peut donner des renseignements précieux a qui veut étudier la vie économique, sociale d'une cité, ne nous instruit pas sur la ville dont nous avons á étre les témoins : non seulement parce qu'elle concerne l'usage, la vie trop apparente de la ville, mais aussi parce qu'elle reclame un décodage, une seconde instance qui collecte et rema-nie les informations. Or, nous pensons a un déchiffrage immédiat qui coincide avec l'expérience personnelle et qui s'effectue au cours d'une durée que l'on vit pour son compte... Certes nous poussons a l'extréme cette opposition car, dans le passé, nous devrions relever le nom de tous ees promeneurs-enquéteurs qui s'instruisirent en parcourant une ville, une Capitale : avec méthode, parfois au hasard des rencontres, car, qui sait, le malin la personne qu'ils aborderont ou l'intérieur qu'ils visiteront. Ces hommes demeuraient davantage des promeneurs que des enquéteurs, en ce sens que leur regard, leur perspective (amusée, méfiante, enthousiaste, ironique n'est jamáis absenté. C'est tou-jours la une rencontre entre une personnalité et la ville. Mercier, Daniel Halevy, Louis Chevallier, malgré leur souci d'information scientifique, demeurent proches de Restif de la Bretonne ou de Balzac.

Nous pouvons songer a une autre lisibilité de la ville. Celle-ci, par vocation a le dessein d'étre lisible : produite pour les hommes et, en partie, par les hommes, elle ne peut avoir eu pour but de se dérober á leur intelligence et, jamáis, nous ne serons fondamentalement surpris par ce qu'elle nous reserve. Nous aurons par la suite, á nuancer cette affirmation, mais nous dirons, des maintenant, qu'elle invoque une évidence précieuse. La ville coexiste avec elle-méme, « s'entre-tient » par elle-méme, á tel point qu'elle comporte des quartiers, des immeubles, des monuments de style différent et que nous ne doutons cependant jamáis que ce soit la méme ville. II ne s'agit pas d'une croyance qui naitrait aprés coup de la vue d'une juxtaposition spatiale (puisque ces fragments d'étendue sont continus, ils appartien-nent au méme ensemble) mais d'une évidence que la ville suscite á partir de sa propre unité... Les lieux de la ville seraient visibles au méme titre que les éléments matériels. Nous pensons á ce que_, Merleau-Ponty disait dans sa Phénoménologie de la perception : 3 . ce miel dont nous voyons á l'ceil nu qu'il est gluant, ce morceau de fonte dont nous voyons qu'il est lourd, ce vase de cristal dont la sonorité est inscrite dans sa perception visuelle. II en serait de méme pour ce quartier qui respire la misére ou l'opulence, de « cette rué canaille ou compassée » de cet établissement qui est une brasserie et non un bistrot. D'ailleurs, s'il n'en était pas ainsi, comment une lecture des essences serait-elle possible ? Si les a priori n'étaient pas enfouis dans les lieux, de quel droit songerions-nous á les mettre en évidence ? Cette remarque conserve sa vérité et c'est pourquoi, nos deux approches, subjective

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et objective, ne se situeront pas au méme niveau. L'évocation des grands trajets urbains impliquera une plus grande participation, il faudra torcer la ville á diré ce qu'elle ne montre pas á tout le monde. En revanche, la mise á nu des essences urbaines cons-titue plutót une lecture. Les lieux ne se refusent pas á la gloire de l 'apparaitre et, comme nous l'avons vu, ils aiment redoubler, en quelques foyers, le sens de leur expressivité. En conséquence notre travail se rapprochera tantót d'une poétique tantót d'une phénoménologie de l'espace urbain.

Donnons encoré plus de forcé á ce théme de la lisibilité urbaine. Le café, le bistrot, le faubourg s'ingénient souvent á étre ce qu'ils sont — en quoi ils s'opposent au désordre hirsute d'une nature sauvage. Ou encoré, si nous evoquons une campagne non industrialisée, a peine humanisée, le grand Pan brouille l'attente des hommes. II provoque une visión panique des phénoménes. Le fleuve gonfle sans mesure et il envahit les terres, le feu tombe du ciel et il embrase les maisons. Les foréts ne s'arrétent pas de frissonner et de murmurer des oracles incomprehensibles, les troupeaux émigrent tout á coup et ils dévalent les terres dans une fureur d'amour ou d'angoisse. II y a ce bosquet maudit oü il ne faut pas pénétrer... tant de démons, de satyres, de faunes, de nymphes, de dieux lares se proménent dans la campagne que l'on ne sait jamáis si les récoltes donneront ce que l'on attend d'elles et s'il est bon de fouler maintenant le raisin et sur quelle herbé l'homme est en train de marcher. La part de l'ombre mais aussi la part de la lumiére aveuglante, c'est-á-dire qui rend véri-tablement aveugle, sont redoutables. Les fruits, les fleurs nous cachent sournoisement leur étre, quittes a nous donner une volupté surprenante. Et le fleuve, la Lune, le Soleil se melent á cette ronde frénétique. L'herbe qui vient des champs envahit le village et le cimetiére. Elle manifesté une vitalité diabolique, elle se montre plus forte que les maisons, plus forte que notre attachement aux morts.

Les hommes ont cadenacé les fleuves, enserré de ciment les arbres, goudronné la terre. Ils ne dansent plus sur elle, ils ne s'y convulsent plus de crainte ou d'espoir. Ils marchent sur elle. La terre ne s'ouvrira plus sous leurs pas et les astres ne laissent íiltrer leur influence que par les minees « filets » des journaux a grand tirage. Point de surprise, point d'opacité, point de sur-naturel. La ville, semble-t-il, ne peut nous donner que ce que nous avons mis en elle et qu'elle nous restitue. II faudrait que nous soyons singuliérement oublieux pour que nous ayons á découvrir ce qu'elle expose avec autant de ciarte.

S'il en était ainsi, nous n'aurions qu'á explorer le kosmos ou, pour les plus timides les « Georgiques » et non point la ville. En l'ait, il nous parait que la ville a recelé, du moins a une certaine époque, plus de mystére que ees derniéres descriptions ne semblent le laisser présager. Les grands trajets urbains que nous étudierons par la suite, tenteront de le montrer. Nous nous contenterons, dans ce chapitre, d'essayer quelques hypothéses et de discerner celles qui nous paraissent les plus fondees. Que nous cache la ville et pourquoi nous cache-t-elle quelque chose ? question dont la réponse éclairerait ees deux autres questions : comment et pourquoi faut-il l'explorer ?

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D'abord les siécles se sont entassés dans les mémes lieux, et, comme nous le montrions dans le chapitre précédent, il nous faut remonter au déla du présent pour retrouver des axes géné-rateurs qui se sont effacés. On peut les redécouvrir par une recherche patiente, érudite, mais les hommes, par une inspira-tion collective (les manifestations de masse) ou solitaire, effec-tuent, dans certaines circonstances, ees itinéraires originéis. Cette imbrication est si grande que certains hommes ont pensé raser un passé inextricable, pour batir des villes égales a elles-mémes. Ils doivent ressentir, sans doute, ce capharnaüm á la facón d'un mélange de styles intolerables ou á la maniere d'une incóhérence qui touche au désordre mental : faute de goüt ou faute contre la raison, pensent-ils ! si chacun de nous se laissait envahir par les siécles différents des demeures qu'il longe, quel mouve-ment vertigineux s'emparerait de notre esprit... Cette fois, nous risquons de rencontrer une objection inverse. La ville serait á ce point indéchiffrable, que nulle approche ne pourrait nous la révéler. En effet, comme dans tout déchiffrage, il faut que les réalités nous soient absentes et presentes, lointaines et proches : trop lointaines, nous ne saurions les connaitre ; trop proches, elles se donneraient á nous, avant tout effort pour les saisir.

Mais, comme nous l'avons deja precisé, nous visons une ville qui se situé aux alentours des années 1920-1940, c'est-á-dire avant cette grande mutation urbaine qui elabore une autre maniere de construiré et d'aménager l'espace. La discontinuité temporelle est moins douloureuse qu'elle n'apparaissait. Ensuite, il ne s'agit pas de remonter les siécles, entreprise démesurée, mais de dévoiler cette ville-lá telle qu'elle existait á un certain moment de l'histoire, passé et présent mélés. Du faubourg, nous ne chercherons pas les origines, s'il fut un village recouvert et envahi par la ville. Nous nous demanderons plutót le póle qu'il représente par rapport á la ville qui lui était contemporaine — comment, l'homme traque pouvait, dans sa fuite, y dériver. Nous croyons, en ce qui concerne les pierres, á une fusión organique qui compose, sans trop de mal les époques — sauf, lorsque nous assistons á une mué trop brutale, comme celle que nous connais-sons de nos jours. N'en est-il pas de méme de notre horizon axiologique qui embrasse des valeurs venues de siécles bien divers : f'honneur medieval, la tolérance du xvm* siécle, la justice sociale qui a pris son sens au xix" siécle...

La ville s'offre comme une totalité que nous n'abordons que par des perspectives. Nous n'avons pas á opposer la perspective de la ville et la ville elle-méme. II est bien entendu que la ville se livre a travers la perspective, tout comme ce regard sur la table nous donne la table elle-méme et non un fragment de table auquel je devrais ajouter d'autres fragments. Mais il faut que nous emboitions les perspectives les unes aux autres, selon un ordre réussi. II est done des emboitements plus ou moins par-faits, en un mot, des trajets qui, parfois, nous livrent, avec bon-heur, la meilleure prise de la ville, et d'autres qui sont plus mediocres ou plus heurtés. Le plaisir d'une promenade en ville, n'est-il pas souvent cette chose simple et si rare : une ressaisie, souple des instants qui nous livrent la ville, une marche qui (lemeiire dans le méme axe de dévoilement !... Le regard

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« n'accroche » jamáis, il va toujours droit á l'essentiel, choisis-sant les rúes, les visages qui conviennent, s'étonnant d'étre toujours heureux dans ses j>aris. Alors la ville est á nous, non point comme elle Test au spéculateur ou á l'ambitieux mais comme a quelqu'un qui ne demande qu'á la recevoir avec gratitude. On ne retient pas une facade, un balcón pour leur beauté propre ou un visage pour ce qu'il exprime de passion contenue. Importe seul ce mouvement qui, de visage en visage, de facade en facade, nous permet d'avancer á travers la ville, nous livrant ainsi ce qu'elle peut nous donner de mieux, en cette heure de la journée. Pur plaisir de la promenade ! lá encoré, une difficulté particu-liére surgirá. On comprendra qu'il ne saurait étre question de donner des recettes pour réussir dans l'art de découvrir l'exil ou de mener á bien une promenade precise. Nous pourrons seule-ment diré ce qu'il en est de l'essence de la promenade matinale réussie, de la déambulation nocturne achevée.

Nous reléverons une autre raison qui rend difíicile l'appré-hension d'une ville. Les idéologies et les pratiques sociales ont pu recouvrir le véritable sens des villes. On a vanté le pittores-que, le clinquant. On a voulu « consommer », sans préparation, des églises, des hótels particuliers comme on consommé toutes sortes de biens. On a cru que les festivités organisées par les syndicats d'initiative représenlaient les véritables fétes d'une ville. On a bradé et soldé une joie facile. Surtout on a exproprié peu a peu, d'une maniere impíicite, les piétons, les humbles, les artisans, tous ceux qui aidaient le inieux une ville á respirer. Certaines villes comme Paris surent résister a cette expropria-tion et le peuple parisién continua a croire qu'il connaissait bien une ville qui lui appartenait et oü il n'avait pas honte de se promener. Souvent, dans d'autres cites, par un renversement remarquable la ville véritable c'était le quartier (souvent excen-trique) que les hommes du peuple continuaient á posséder et dans lequel ils vivaient. La ville inintelligible, c'était celle qui leur avait été, peu á peu, refusée et qui avait été conñsquée par d'autres. De lá, cette ville lointaine et cachee. Mais ce mouvement de retrait ne dissolvait pas tout á fait la ville. II était méme á ¡'origine d'un « fantastique social ». De quel droit en refuser l'étude, comme s'il était une déi'ormation de la réalité urbaine ? C'était encoré la ville appréhendée á travers le désir, la peur ou la haine. L'homme qui se rendait en ville, entreprenait une exploration brillante et les gens de la ville vivaient dans la peur que le faubourg ne déferle dans leurs rúes.

Enñn, nous mettrons en évidence un dernier obstacle qui n'est guére surmontable. II se peut que la ville se dérobe davan-tage a mesure qu'elle se livre. En effet, il s'agit d'un rapport qui — nous le verrons — peut se comparer aux relations de deux personnes entre elles, oü la transparence et la distance se mélent ; mieux, au rapport de l'homme et d'une ceuvre d'art qui ¡Ilumine et qui entenebre davantage que l'objet quotidien. Plus de chuté et aussi plus de mystére. Nous ne connaissons pas iiéccssairement mieux une ville, quand nous vivons en intimité avec elle, mais, et, lá reside l'essentiel, nous la sentons exister avec le plus d'intensité.

(,'esl pourquoi nous rencontrerons et nous ne chercherons \

UN DÉCHIFFREMENT DE L'ESPACE 5 3

pas á altcnuer ce qui semblerait en premiére instance une contra-dielion : la ville manifesté, la ville refusée. Manifesté dans la mesure oü nous pouvons l'articuler et oü nous retrouvons des ligues de forcé, des lignes de partage, des moments et des expo-silions privilegies ; Ville manifesté par tout ce qu'elle exprime et dont nous pourrons parler ; Ville manifesté parce que nous procédons d'eile. Ville cachee quand nous entendons la connaitre totalement, comme s'il était impossible d'opérer une conversión radicale et de remonter en ce lieu qui nous a fait étre. Nous renverserions volontiers la position commune. L'homme qui deambule, apparait cOm'ine un étre agité et qui n'est pas au clair sur lui-méme. S'il entreprend sa longue promenade urbaine, c'est parce qu'il manque a la paix intérieure ou á la connaissance exacte de sa situation. Nous écririons phitót : s'il ne peut, parfois dameurer en repos dans sa chambre et, s'il ¡la quitte, c'est qu'ií pressent l'immensité mystérieuse de la ville. L'exploration d'une ville et la déterminalion des trajets propres á la dévoiler tien-nent dans l'int&rvalle qui separe cette manifestation et cette oceultation inevitable de la ville.

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LES FORMES DU SACRE URBAIN

De fait les formes du sacre proprenient urbain n'ont pas manqué dans l'histoire des hommes. Nous en donnerons quelques exemples qui, d'une facón délibérée, relévent d'époques, de sour-ces, de visions du monde différentes, avant d'indiquer les cautions sacrales qui nous paraissent les plus authentiques.

Un sacre qui nie la cité mais qui Voriente.

Dans la cité médiévale la ville s'abolit au profit d'une préoc-cupation plus han te : l'ouverture á un Dieu transcendant ; de niéme l'accomplissement de soi ou de la ville, pour elle-méme, passe au second plan ou du moins on ne s'accomplit pas en che-minant a travers la ville : l'imitation du Christ, le recul du monde y pourvoient plus súrement. Cette cité médiévale n'en reste pas moins orientée puisque, en son cceur, elle communique avec Dieu et toute sa disposition peut se comprendre á partir de cette jonction de la cathédrale et de Dieu. Puisque le divin se donne comme transcendant, il vient un moment oü l'on quitte la ville. Le croyant, dans la cathédrale, confronte sa subjectivité inñnie á l'infinité de Dieu. Les rúes tassées, privées de soleil, disparaissent et, si elles sont ainsi écrasées les unes contre les autres, ce n'est pas seulement parce qu'on ignore « l'hygiéne », parce qu'il fait bon se blottir, maison contre maison, ou encoré parce que la ville ainsi concentrée sera plus facilement remparée et défendue. C'est plutót parce que la ville représente 1 ines-sentiel, que les perspectives larges, les boulevards, les pares et les places publiques supposeraient une visión latérale dont on ne se préoccupe pas, lorsque l'on vise verticalement le ciel. Nous avons done affaire á une ville orientée, centrée, mais le centre ne constitue pas tant le foyer de la ville que l'alliance visible du terrestre et du celeste.

Í//Í .sacre qui éternalise les forces psychiques el li'ur projection sur Vespace urbain.

Nous avions marqué ropposition apparente entre un surna-lurel agiicole et le surgissement laique, démystiflant de la ville.

FORMES DU SAGRÉ 55

C'était peut-étre souligner, de maniere excessive, l'opposition de la nature et de la ville, c'était croire que les décisions humaines ont le pouvoir d'entamer l'ordre des choses. La ville, pas plus que la campagne, n'échapperait á l'engendrement naturel, soit que la nature devienne forteresse, escalier, coupole comnie elle a su se faire escargot, cristal de roche, arbre, fleuve, se plaisant á la géométrie des rúes ou aux spirales des escaliers ; soit qu'elle ait guidé l'esprit des hommes quand ils ont revé, inauguré, cons-truit leurs villes. L'école de Jung retiendrait cette derniére hypo-thése. On sait de quelles précautions s'entourait la fondation d'une ville. II ne fallait, en rien, troubler l'ordre du monde ; mieux valait le redoubler que le transformer. Creer, c'aurait été profaner. Le plan d'une ville ne sera jamáis livré au hasard et l'on mettra, par exemple, en évidence la división quadripartite des villes romaines qui semble reposer sur une división du ciel en quatre points. Les historiens et les mythologues se sont intéressés á l'orientation de la ville et aux nombres qui revien-nent d'une maniere constante : on parle de trois portes, de trois quartiers, de trois temples ou de temples tricompartimentés. Jung et ses disciples ont ainsi retrouvé les signes de Mándalas qui tiennent, selon eux, une si grande place dans la psyché. Quand les chifTres 3 et 4 se dislribuent, selon un ordre reglé, c'est que la ville a été cdifiée a partir de l'union du principe paternel et du principe maternel. Signe plus étonnant, l'école de Jung releyera la transcription inconsciente de Mándalas dans la réalisation de villes que des architectes modernes audacieux et sans « tradition » avaient élaborées. En pareil cas il ne s'agit pas de privilégier certains parcours historiques ou « sentimentaux ». C'est la ville tout cutiere, dans ses axes majeurs, qu'il faut par-courir. Nous ressentirions la joie de retracer, pour notre compte, les lignes de figures qui ne sauraient mourir et qui expriment la paix d'un honiTue en accord avec les Principes (lénérateurs.

Un sacre oraculaire qui se réalise dans la « répétition » du passé ou dans la vaticination du présent.

La ville peut se donner comme l'enjeu d'une recherche dif-ficile et, en ce cas, sa découverte nous rapproche de la quéte du Graal. Nous ne sommes pas loin de l'Odyssée ou de la forét de Brocéliande. Sons un aspect plus ou moins mystique, plus ou moins humaniste, il importe á l'homme de s'accomplir. Cette recherche excede les pouvoirs de notre analyse et nous devons, en l'occurrence, nous effacer devant les écrivains qui ont tenté ou décrit cette entreprise, lis n'ont pu, par hasard, choisir la ville, comme lieu de cette quéte. Nous écarterons, évidemment, toute approche réductrice : ils auraient songé, dira-t-on, á une ville dans laquelle ils étaient nés par accident, ou, encoré, ils auraient voulu réagir a cette transmutation écrasante que représentait, pour eux comme pour leurs contemporains, l 'apparition d'une civilisation urbaine. La densité et le poids de leur parole nous interdisent de mutiler leurs écrits. En revanche, nous nous per-mettrons de les traiter comme les produits de la ville et nous

f irendrons la responsabilité de les comprendre en rapport avec a ville dont ils parlérent et qui les fit naitre.

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56 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

C'est le sens de la recherche de Gérard de Nerval et un critique comme Jean Richer n 'aura pas de peine á découvrir les traits d'une longue ascése. Chaqué découverte sordide se soldé par un enrichissement spirituel. Gerard de Nerval ne cherche pas le pittoresque dans une ville et surtout dans Paris. II éprouve un vif sentiment de sa condition imparfaite et pour atteindre une vie meilleure, il faut qu'il se purifie par la souft'rance. Le réa-lisme ne doit pas nous abuser. II signifle l'étape par laquelle il lui faut passer. L'enfer, c'est le cabaret de Paul Niquet. Cette confrontation avec les aspects désagréables ou répugnants de la ville coincide avec la mort initiatique. II revient, sans tréve, en des lieux comme les Halles ou comme Montmartre, oü il espere trouver une réponse á ses quesüons. II fréquente les chiffonniers parce qu'ils constituent une sorte de secte initiatique et il tente de déchiffrer leurs propos, en apparence extravagants. Ce qu'il lui faudrait c'est le fil d'Ariane qui lui permettrait de parcourir le labyrinthe — mais pourquoi la ville alors que tant d'autres ont cherché l'initiation et l'ascéce á travers des livres, des sectes établies, des traditions immémoriales ? C'est (pie la parole perdue s'est transmise par le peuple, par certains lieux de Paris et que les livres n'y sauraient suíTire. Nous retrouvons lü un theme que nous avons souvent repris a notre compte : l'histoire a marqué durement les villes, tandis que la campagne absorbe et digére et recouvre ce que les hommes ont fait. En outre, une ville, par ses múltiples contours, par ses traces parfois imprevisibles, evoque le labyrinthe. Elle nous fait passer de l'égarement á la connaissance. Comme le labyrinthe, elle s'inscrit dans un espace clos qui nous forcé a revenir sur nos pas. Elle ne s'éparpille pas en tous sens comme la campagne. La clóture de la ville parait plus subtile que celle d'un labyrinthe ordinaire. De ce dernier, nous ne pouvons facilement sortir. De la ville, nous avons souvent la possibilité de nous extraire, mais, alors, nous la perdrions et, du méme coup, nous perdrions l'enjeu qu'elle représentait, ou, encoré, nous n'avons pas la forcé mentale de l'abandonner. Cepen-dant le theme de l'enfermement labgrinthique, si on le réduit á une forme géométrique, ne nous parait pas premier. II ne prend son sens que si nous nous sentons concernes.

L'entreprise de certains surréalistes et surtout d'Aragón nous parait semblable. La encoré, il ne faudrait pas la com-prendre sous le seul signe de la provocation et de l'érotisme ; ou plutót, un certain plaisir, dans son ambiguité, prouve que nous sommes en relation avec quelque chose de chaud, de surréel et que « l'inconnu nous harcéle ». Le paysan de Paris cherche une grande révélation qui transformerait sa vie et son destin. Les passages par exemple, le passage de l'Opéra constitue l'un de ees lieux oü les hommes demeurent et vivent avec intensité. Lorsque Aragón écrit < c'est un double tunnel qui s'ouvre par une porte au Nord de la rué Chauchard et par deux portes Sud sur le boulevard » il faut croire que le mot tunnel n'a pas été jeté au hasard mais qu'il signiñe passage, médiation obscure et vertigi-neuse. Lorsqu'il écrit encoré plus loin « dans tout ce qui est bas, il y a quelque chose ide imerveilleux qui me dispose au plaisir », \ le .plaisir n'est pas le terme essentiel. Le merveilleux, le bas

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oceupent la /place la plus imiportante, méme s'ils demeurent dif-ficiles á préciser. Certes « la vie parisienne est féconde en sujets poétiques » mais croit-on véritablement á ees rencontres ? Sont-elles voulues, presque organisées par le poete ou manifestent-elles un autre ordre et lequel ? Cette vitrine d'orthopédiste oü mains articulées, cannes, béquilles, ventouses, crayons anti-mi-graines voisinent, cet armurier qui expose une carabine rayée avec projectile pour peche á la baleine étonnent mais a quelles coniditions un étonneanent peut-il ipasser pour une révélation ? Ce qu'un non-initié pourrait comprendre ne serait plus de l'or-dre de l'iniatique. A ce propos, l'on peut comparer aux chiffon-niers de Nerval les coiffcurs, les masseurs, certains Mbraires d'Aragón qui constituent des s&ctes particuliéres, On démystifie pour remythifier. L'absurdité de certaines rencontres qui démen-tent l'ordre apparent, en appetle á une nouvelle organisation de la ville.

Le bizarre, l'étrange, la divine rencontre, le goüt parfois du sordide, l'ouverture au iplaisir, l'espoir, le fol espoir — toutes ees nuances disent d'abord que la ville est a parcourir, a cares-ser, a ipénélrer coiwme un conps fé'minin et que, comme un tel corps, elle posséde ses creux et ses points ehauds. L'érotisme proprement dit (les iinassages, les bains, le meublé) doit étre situé dans une vohvpté plus genérale et plus equivoque. L'im-passe tout entiére émeut le paysan de Paris parce qu'il y est possible de se couler Idans les vestiges laissés par d'autres niales. Dans ce passage, rien ne se dilue, rien ne s'évapore : goüt de la promiscuité ? C'est trop vite (dit ou c'est mal diré cette jouis-sance terrible a se déposséder ide soi, a respirer de l'humain, coimime d'autres s'énivrent de l'air du large ou de l'azur des sonxmets. On admet, coimne allant de soi, une réverie aérienne qui signiñe, en outre, la solitulde. II peut exister de la méme facón, une réverie de l'air vicié, de la lumiére fausse, du regará troublé — et la encoré, il s'agit d'une aventure qui, comme chez Nerval, dépasse la recherche des sensations nouvelles. Elle abo-lit la configuration apparente de l'espace urbain, elle nous délivre de n'étre que des hommes, elle opere cette coupure brutale que l'on retrouve dans toutes les démarches initiatiques.

Nous 'parlions de ce ipassé oraculaire qui se réalise dans la « répétition » du passé et aussi de la vaticination du présent. lín effet, il existe un élément de tensión, l'on peut donner pri-vilége a un passé imimémoriail, a une iparole autrefois pro-noncée et qu'il faut retrouver dans les villes — ou encoré l'on peut se confier á la seule inspiration de la ville présente. Nous ne pourrions aflirmer que « le ipaysan de Paris » se comprenne senlement par cette seconde voie : ses impasses ne sont-elles pas de ruelles bouchées qui retiennent ce qui fut. Dans « Nadja » de Bretón, les points de rencontre sont souvent des noms cnar-gés d'histoire. Nous nous trouvons en « pays de reconnaissance » quand Bretón écrit : « elle (Nadja) est certaine que, sous nos pieds, passe un souterrain qui vient du palais de justice (elle me montre de quel endroit du Palais, un peu a droite du porrón Mane) et contourne l'Hótel Henri IV. Elle se trouble a l'idée de ce qui s'est passé sur cette place et de ce qui s'y pas-scra encoré. » Nous voyons bien que cette scéne ne peut se

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vivre que dans une ville dont le passé est riche. Seulement les avertissements, les pressentiments, les apparitions de Nadja se produisent dans 1'instant. lis ne tiennent leur autorité imipérative que d'eux-unémes. II lui suffit de repondré « on ne m'atteint pas ». Sans cette briéveté essentielle qui opere des coupes dans 1'instant, la parole de Nadja perdrait son extraordinaire pou-voir. D'autre part il faut réduire a rien les habitudes, l'ordre reglé du monde, tout ce qui prétendrait se passer une fois de plus sous pretexte qu'il s'est deja passé autrefois. Le déréglement de cet ordre ne parviendra que d'une instauration absolue, d'un commencement inconditionné... et la ville, á ce compte, parait étre ce lieu oü tout est possible, oü la rencontre la moins previsible a cependant quelque chance de se produire.

A partir de cette remarque, une autre dimensión aipparait á la lecture de Nadja : celle de l'avenir, de l'espérance, comme le titre en témoigne. Nous serions, imaintenant, tres sensibilisés á cet asipect du livre. Bretón écrit a propos de Nadja : « dans tous ses propos passe une grande foi révolutionnaire » et Bretón dit encoré : « je plains l'hoimme d'y (asservissement) étre condamné, de ne pouvoir en general s'y soustraire, mais ce n'est pas sa peine qui me dispose en sa faveur, c'est et ce ne saurait étre que la vigueur de sa protestation... pour moi, je l'avoue, ees pas sont tout. Oú vont-ils, voilá la véritable question. lis fini-ronl bien par dessiner une route et sur cette route qui sait si n'apparaitra pas le moyen de désenchainer ou d'aider á se désen-chainer ceux qui n'ont pas suivi » nous ne commenterons pas ce texte puisque la révolution prend la releve de la poésie et puis-que nous soinmes tout naturellement amenes a mettre en évi-dence une autre forme de sacre.

Un sacre de la liberté.

Pour éliminer toute equivoque, disons qu'il existe une réalité sur-urbaine, obscure aux aveugles unáis qui existe et qui ne doit son existence qu'aux nomines. Leur passé, leur histoire s'est accumulée dans les villes. Les crimes, les révoltes écrasées dans le sang, les sursauts de la liberté, les heures de gloires, les pensées carmmunes donnent aux villes une dimensión nulle part ailleurs repérable. lis sont bien morts, ceux qui nous ont precedes mais quelque chose d'eux s'est inscrit dans ees pierres et ees bátisses. Conjecture ? Probabilité érudite ? 11 semble que les homunes de la rué, done les moins érudits mais les plus proches de la ville, l'aient sentí confusément, en aient tiré gloire et esperance. D'autre part lorsque l'érudition (a laquelle l'occul-taüon est liée et á laquelle elle Idonne un sens bien particulier) se reactive, devient flair, sensibilité tres différenciée, passion, elle ne s'oppose plus á la vie. Elle .manifesté au contraire que nous pouvons en reculer les limites au delá des frontiéres visibles. {

Or la sur-urbanité ne se limite pas á cet échange •mysté-rieux avec le passé, il lui arrive d'óclater dans le présent. Nous pensons á l'instauration insurrectionnelle de la liberté. Nons n'avons pas, dans les limites de ce travail, á nous demander si cette derniére peut aboutir á une véritable révolution mais elle

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nous semble une ressqisie authentique de la rué et de la ville. Celle-ci se sacralise sans qu'elle ait besoin d'une garantie tmns-cendante. On parle des journées révolutionnaires et il faut bien voir qu'il ne s'agit pas d'une maniere báñale de compter, coimme si ees journées en s'aidlditionnant faisaient ensuite des mois et enfin des années. Elles nous introduisent á un autre temps, pré-cieux et qu'il vaut la peine d'évaluer. Une durée plus rapide et plus lente : plus rapide parce que les « événements » vont si vite comme l'on dit, plus lente parce qu'on en assume toutes les heures. La ville est resacralisée parce qu'á chaqué instant recréée, réactivée, parce que les liens émouvants de la ville et de l'homme sont mis en lumiérc. Quand les ho¡mmes sommeillent ou se rési-gnent, la ville a un goút de faldeur, elle se perpetué en vertu d'un mouvement qui ne vient de personne ou qui réfléchit les lois tres genérales de l'économie. En période insurrectionnelle, elle ne vit follement que par la liberté de ses habitants. C'est cette liberté et non pas un destin opaque qui vient conl'érer a tous les trajets des insurges une nécessité profonide : aux barri-cades, aux réunions clandestines puis avouées des militanls et inéme aux itinéraires des messagers qui portent les nouvelles de la révolution.

A chaqué instant, Ja ville se met á exister et á exister libie-ment : puisqu'elle ne peut vouloir que sa liberté. D'oü la multi-plicité des ordre.s du jour qui peuvent préter a confusión et dont on voit mal la nécessité. En fait, ils ne sont pas, pour la plupart, émis pour proposer une nouvelle tache, car tous ees orojets finiraient par s'einbouteiller et se contredire. Ils mani-festent plutót l'ivresse d'une liberté tellemeni jeune et qui ne se lasse pas de se découvrir libre.

Nous reviendrons sur cette geste révolutionnaire. Nous vou-lions, seulement, pour 1'instant, montrer que l'absolu n'est pas absent d'une ville lauque, qu'il la transit sous la forme toujours élonnante et indéductible de la liberté humaine. Le sacre, dans une civilisation traditionnelle, venait d'ailleurs, de plus haut. On supposait que l'homme, dans sa finitude, avait besoin pour s'orienter d'une garantie qui fonde sa marche. II est vrai que •> la condítion » de l'homme releve de la finitude mais, par sa liberté, il s'égale a « Finconditionné » : puisqu'une liberté ne se divise pas, puisqu'elle est ce par quoi l'homme se réalise et ce que nous n'avons pas le droit d'aliéner en autrui et en nous-inémes. Source des valeurs, elle est la valeur supréme et les che-mins vers la liberté se donnent comme indiscutables. Nous aurions pu croire que la liberté nous laissait dans un vide inquié-liml, qu'elle nous accordait la possibilité d'aller n'importe oü et iiu'oii nous disparaitrait le désir de nous avancer vers quelque I leu que ce soit. Mais la liberté rencontre un monde oü l'on cherche á la nier. A ce moment, elle revendique l'honneur d'aller jnsqu'au bout de toutes les routes qu'une autorité sans fotidement et sans raison lui refuse. Elle sait quels chemins rnifirnnler parce qu'elle connaít les obstacles qu'il faut renverser.

Nous serions tenté de concilier ce poids du passé et cette liisinrection de la liberté, au nom de la tradition. C'est lá un con-ri'pt que certains épistémologues trouvent contestable parce qu'il atténue la discontinuité des phénoménes. Cependant il nous

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60 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

permet de repérer la nouveauté, saris l'abolir, il nous parait susceptible de mettre en valeur deux mouvements qui ne sont pas contradictoires. Dans certaines villes privilégiées, des tradi-tions se perpétuent, d'une maniere sourde ; elles vivent encoré dans la mémoire des hommes. Seulement elles ne les ligotent point, elles ne les courbent point sous le poids inevitable de ce qui a étó et qui persistera, quoi que les hommes fassent. Au con-traire, quand elles affleurent á la conscience des hommes, c'est pour leur rappeler qu'il est toujours possible de se dresser con-tre ce qui opprime, c'est pour continuer ce qui doit a chaqué instant étre recommencé, sous peine de s'abolir. S'il existe un destin de la liberté, c'est de ne jamáis s'en remettre a d'autres qu'elle, du soin d'exister. Quand elle ne se reactive pas, elle dis-parait.

Quelle forme de sacralisation de l'espace reteñir ? Sur quelle nécessité s'appuyer ?

Nous pouvons, á ce inoinent de notre travail, opérer une certaine discrimination. Nous n'avions pas dressé ce tableau de quelques formes de sacre urbain, afín de prendre appui sur elles, d'une facón indistincte. Nous savions que nos options et nos partís pris nous obligeraient á choisir. Nous voulions montrer que l'espace urbain n'est pas toujours désacralisé et proposer quelques sacralisations possibles.

Ces formes de sacre ne se concilient pas toutes entre elles. Ainsi la transcendance du sacre medieval va a l'encontre de rimmanentisme du sacre relevé par les disciples de Jung. L'ins-tauration d'une liberté révolutionnaire s'accommode mal de l'or-dre préétabli que les deux premieres formes de sacre évoquées plus haut présupposent. En second lieu, elles impliquent des parcours privilegies différents : les chemins qui ménent á la cathédrale, alliance de l'homme et de Dieu ou encoré les traces géométriques des Mándalas ou encoré les faubourgs parcourus par les révolutionnaires ou encoré, dans la perspective surréa-liste, les lieux-surprise et, semble-t-il, imprevisibles. Quoi de commun entre un lieu situé avec precisión córame la cathédrale, un quadrilatére córame certains Mándalas, une marche sinueuse córame celle d'une manifestation populaire et les apparitions evanescentes d'une beauté convulsive ! Nous n'entendons méme pas opposer différentes conceptions de la ville. Nous relevons, au niveau da ce qui apparait, des incompatibilités topologiques.

S'il nous fallait reteñir l'un ou l'autre de ces sacres, quel serait notre choix ? Nous ne pourrions du reste nous attarder sur le sacre medieval qui s'inscrit dans une époque déterminée, laquelle ne correspond pas a la période que nous cherchons a connaitre. Si nous en croyons les disciples de Jung, les villes modernes, quand elles sont authentiques, quand elles satisfont la psyclíé humaine, réincarnent les formes symboliques fonda-mentales — tout comme d'ailleurs tel réveur italien ou telle cité d'Afrique Occidentale retrouve ces structures privilégiées. Nous ne pouvons ici décider de cette universalité présumée et qui repose sur une conquéte du Soi. Elle suppose, en tout cas, u n \ « éternalisme » qui ne peut se concilier avec nos partís pris

FORMES DU SACRE 61

hisloriques. En conséquence, nous accepterions plus volontiers la caulion que la liberté est susceptible de nous apporter : d'une liberté á la fois coljectivé puisqu'elle continué a travailler nos villes et individuelle púisque nous en faisons l'expérience. Et, comme nous avons tenté de le montrer, cette liberté ne vide pas l'espace urbain de tout seris, de toute orientation. Elle le reanime el elle lui confére le sérieux de l'absolu... Demeure le sacre ora-culaire de quelques poetes comme Gérard de Nerval ou Aragón. Dans la mesure oú ils se font les hérauts d'une tradition historique, d'une surréalité urbaine, ils viennent conñrmer, de tout leur prestige notre entreprise. Ils confirment de leur sen-sibilité, de leur parole vaticinante, que la ville communique par-fois u n peu de son génie, qu'elle consent á nous livrer, par l'ecri-lure, quelques-unes de ses Irouvailles. Cependant ces médiateurs risquent d'introduire une seconde dimensión dans notre projet : non plus la ville se manifestant immédiatement mais un echo, une réverbération, si éclatante soit-elle, de la ville. Nous pour-rons surmonter cette difficúlté, a condilion de traiter leurs ócrits comme des (ruvres de lá ville, au méme titre et sur le méme plan (¡ue ses rúes, ses faubourgs, ses squares, ses nuits... Nous croyons avoir le droit d'en user ainsi á leur égard et á l'égard de la ville. II nous sullira de rappeler ce que nous avions dit plus haut des rapports de la ville et de son echo.

* * *

Devons-nous, sans remords, ne reteñir que ees formes de sacre ? Sufíira-t-il d'avancer que nos partis pris nous y condam-naient ! Nous voudrions, á ce propos taire deux remarques : d'abord de cette nécessité sacrale, nous pouvons, en (¡n de compte, nous passer. Car nous nous appuierons sur une nécessité qui naitra, aprés coup, de la description. Lorsqu'un trajet nous apprend quelque t7io.se d'essenliel sur la ville et lorsqu'il arrive á se poursuivre, sans mal, jusqu'á son terme, il nous ¡Htraítra fonde. Ce critére (de dévoilement de la ville et d'adhé-sion du lecteur) ne suppose-t-il pas la nécessité sacrale dont nous prétendions faire l'éconoinie ? Nous serions convaincus cliaque fois que le trajet co'inciderait avec la marche que telle ou telle liturgie sacrée eüt exige de nous. II se peut qu'il en soit ainsi mais nous cherchons a éviter une querelle metaphysique qui porterait sur les causes derniéres. En outre la relation que nous avons á étudier, nous parait davantage appartenir á un l>lan horizontal que vertical. Elle met en rapport le lecteur, le Ira jet et la ville dans sa totalité — toujours á dévoiler et a reconnaitre. S'il est une infinité á présumer, nous penserons á celle de la ville. S'il est une garantie á exiger, c'est a la ville que nous la demanderons, étant bien entendu qu'il s'agit de celle ville qui nous a fait étre et non point d'une ville neutrali-sée, déréalisée, désubstantialisée.

Cette position concernait la recherche d'un fondement et nolre seconde remarque vient nuancer singuliérement cette prendere proposition. Méme si nous ne faisons pas appel á telle ou Iclle forme de sacre urbain, il se peut que celles-ci continuent íi favoriser le contentement et í'inspiration du promeneur.

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62 REPÉRES ET PARTÍ PRIS

L'homme, quand il ne croit plus en un Dieu transcendant, peut insensiblement tendré vers ce lieu oü le visible et l'invisible se joignent. Les mouvements de foule retrouveront, dans leurs cris, des scansions liturgiques. Et pourquoi ce tracé géométri-que du réseau central d'une ville nous plait-il encoré, comme voici deux mille ans !... Un travail remarquable comme celui de Louis Chevallier sur « les Parisiens » viendrait confirmer ce qui, sous cette forme impressionniste, demeure hypothétique. Une ville, comme París, a sauvegardó a travers les siécles son cccur — et, de fait, les re cherches de Gérard de Nerval, les explorations d'Aragón, les rencontres d'Andró Bretón, les pro-cessions medievales, les manifestations populaires, les prome-nades des badauds se situent dans un espace resserré lorsque Ion songe á ce que l'agglomération parisíenne représente. Les quartiers des Halles, le faubourg Saint-Antoine, le quartier de l'Opéra et quelques autres domaines comme le quartier Latin semblent les plus inspirants, métne si les piétons de Paris « s'inspirent », en apparence, de représentations et de croyances difl'érentes.

Répliquera-t-on qu'il ne pouvait en étre autrement, que Paris se donne comme une ville encoré rassemblée en elle-ménie ? Cette objeclion masquerait ce qui fait próbleme. Si Paris et d'autres villes francaises sont demeurées de tels espaces ramassés, si elles ne sont pas devenues des connurbations, c'est qu'elles ont refusé d'étre démantelées, de se disloquer en un tissu urbain indéflni. Que Ton songe, par exemple, aux cites américaines que les ponts, les échangeurs, les parkings, les centres commerciaux tuent et désagrégent... s'agit-il d'un bienfait de l'histoire ? Certes la spéculalion immobiliére, le trafic auto-mobile, l'activisme améncain nous ont été, en partie, long-temps épargnés, mais les homines ne rencontrent souvent que les événements qu'ils méritent de rencontrer. L'administration, les préfets centralisateurs, les hommes d'ordre et de progrés ont scuvent tenté, parfois avec succés, de dénouer cette ville, de la quadriller, d'en repórter ailleurs les voies névralgiques : les partisans de l'ordre réprimeraient ainsi, avec plus de facilité, les révoltes ; les hommes de progrés espéraient que l'on irait plus vite, que la propreté et le bonheur se substitueraient á ce qu'ils croyaient étre le croupissement.

II a done fallu que les Parisiens résistent, que les hommes s'opposent, de toutes leurs énergies, á une structure qui, dans son inertie, réclamait son achévement et son point d'équiUbre. Tous les Parisiens résistérent : les commercants qui tenaient á demeurer en leurs Halles, les élégants et les hommes politiques qui plébiscitaient les boulevards, les artisans qui s'agrippaient sur les hauteurs de Belleville ou de Montmartre, la vieille bour-geoisie qui ne désertait pas « le faubourg », les étudiants qui voulaient vivre, c'est-á-dire se cultiver, discuter, manger, aimer au Quartier Latin.

Certes, il se produit des oscillations a l'intérieur de ce péri-métre ; encoré ne faut-il pas en exagérer la portee et Louis Chevallier remarque bien que les Champs-Elysees, malgré tou- \ les leurs splendeurs, n'ont jamáis pu ou voulu prendre place dans ce Paris vivant. Quelles preuves en donner ? La difficulté

FORMES DU SACRE 63

pour les cinemas et surtout pour les théátres de s'y imposer. Certes on compte quelques cinemas oú l'on joue en exclusivité les grands films mais ce n'est pas la foule populaire des cinemas de boulevards. La presse continué á étre reticente et peu de grands quotidiens s'y sont installés. On rencontre plutót des agences de publicité, de voyages qui adoptent une allure amé-ricaine, étrangére au style de Paris. A cette non-intégration, plusieurs raisons qui, par contrecoup, vont nous éclairer sur les qualités d'un quartier vivant. 11 faut que tous les publics fréquentent un centre, et, sous l'ancien régime, des classes dif-férentes (aristocrales, bourgeois, petit peuple) ont su fréquen-ter, par exemple, le Palais Royal — ensuite une ville n'es-saime pas au hasard, elle se perpetué, elle se prolonge plutót. Or les allées d'arbres, les hótels particuliers ont constitué un écran de verdure ou de silence entre la Concorde et les Champs-Elysées. Enfin, les lieux privilegies doivent, á leur tour, se cen-trer, se rassembler autour de quelques foyers indiscutables. L'avenue des Champs-Elysees est trop large, se trouve coupée par des rúes perpendiculaires, á angle droit qui ne retiennent pas le passage, suspendant a peine la circulation des piétons.

Lorsqu'une ville se clót sur elle-méme — non point parce qu'elle craint l'échange avec le monde extérieur mais, au con-traire, pour le permettre par cette « concentration », premiére condition exigée de tout dialogue lorsque ses habitants, par un accord tacite, élisent les mémes lieux, les garanties n'ont pas á étre cherchées du cote d'un sacre transcendant. Les hommes, poussés par ees formes de sacre que nous avons analysées ou parce qu'ils comprennent qu'il y va de leur bonheur, plébisci-tent, a'eux-mémes, des lieux qui deviennent indis.cutables : parce qu'ils y vivent et parce qu'ils y trouvent un aliment pré-cieux pour leur intelligence et leur sensibilité. II sufíit alors de se plonger dans le coeur d'une telle cité pour en entendre le battement. En des moments pourtant terribles de l'Histoire, les riches et les humbles, les artistes et les bourgeois prudents, les amoureux de la pierre et les amateurs de visages s'accordérent sur quelque chose que nous croyons essentiel.

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LES POUSSEES URBAINES

Délaissant les nécessités purement sacrales, nous voudrions maintenant distinguer quelles poussées urbaines inclinent notre marche sans la nécessiter : des poussées géographiques qui sonl dues aux accidents de la terre urbaine, des poussées psycho-sociologiques qui se manifestent sous la forme de pérégrinations individuelles ou de migrations collectives. Le social apparait dans les deux cas : objeetivé dans le premier, inlériorisé dans

le second. l)es poussées géographiques. Nous semblions j)lus haut en

présumer l'absence. Et il existe des pages célebres d'Alain oppo-sant le village et la ville. Dans un village, 1'hoinnie a du teñir compte des points d'eau, du vent, du mouvement du soled. De la cette sorte de beauté que Ton rencontre quand la forme nait du génie de l'homme et des hasards et des contraintes de la nature. La ville disposerait de moyens trop nombreux, elle apla-nirait, aplatirait, elle l'erait surgir, de ses flanes, les traces qui lui conviennent. Le concept se réaliserait, sans retenue, dans une matiére que l'on informe á volonté : Domaine de la technique et non point de l'art. La part des nécessités naturelles s'effacerait dans une ville pensée et construite par la main et l'esprit de l'homme. Nous voudrions montrer, á la suite de Louis Chevallier, qu'il n'en a pas toujours été ainsi, que le climat, les éléments comme le soleil, le vent, l'humidité, jouaient encoré récemment un grand role, qu'il s'institue dans une ville, une nouvelle nature dans laquelle l'homme doit se reconnaitre. 11 y eut done des traces naturels, des « traversées sentimentales » dans une ville comme Paris. Davantage : ce paysage, travaillé par l'homme, par l'Histoire, comporte une diversité étonnante, égale a celle d'un monde « sauvage ».

D'abord comme les topographies medicales en font foi, les différences climatiques étaient importantes dans une ville comme Paris. Les médecins déconseillaient les environs trop humides de la^Biévre et ils recommandaient les hauteurs de Belleville. Lors de certains passages de la ville, il fallait se couvrir ou se décou-vrir. Le pére de « Lucien Leuwen » quand il traversait la rué de la Chaussée d'Antin, demandait á son laquais de lui donner un manteau. Imagine-t-on, de nos jours, un parisién, rneme maniaque, qui s'armerait d'un manteau de voyage ou de plaids,

POUSSÉES URBAINES G5

pour affronter la traversée de la capitale ! De fait, les maladies ne louchaient pas les quartiers d'une égale maniere. Les habi-tants des maisons qui avoisinaient la Seine, mouraient plus faci-lement. Les épidémies, la tuberculose avaient leurs terrains privilegies... Nous parlerons plus loin de cette diversité de maladies qui avait, évidemment, des causes sociales. II n'empéche qu'une ville se compose aussi de visages, de corps et qu'elle apparaissait comme un paysage sensible tres nuancé.

Pour (melles raisons une diversité aussi prononcée ? C'est (pie les mesures d'hygiéne, la percée des grands boulevards, la présence des véhicules et d'un certain confort n'avaient pas encoré unif'ormisé le terrain urbain. De nos jours, ménie par un rude hiver, la neige ne tient guére sur un sol oü la vigne et l'herbe ont longtemps poussé jadis. Autrefois, la disposition des rúes tassées les unes contre les autres multipliait les différences naturelles. L'humidité, provoquée par les ruisseaux plus ou moins fétides qui se jetaient dans la Biévre, donnait l'allure d'un muráis aux quartiers qu'ils traversaient — d'autre part le sens de la distance, l'appréhension de la nature, la notion de voyage, les repéres spatio-temporels n'étaient pas les mémes. La traversée de Paris apparaissait comme un véritable périple en cette époque oíi les hommes accoinplissaient de courts et rares déplacements. VA la nature, ils ne la situaient pas prés des glaciers des Alpes ou dans le silence des zones sous-marines, mais tres prés de leur ville, souvent dans ses environs les plus proches. Autant de raisons, pour ees Parisiens d'avanl guerre, de coneevoir leur cité comme un lerriloire immense qui se composait de lous les éléments, de toutes les races, des maiurs les plus diversas — et, en l'ait, l'homme bien nourri, face a des enfants maladifs, ne se sontait-il pas d'une nutre race qu'eux, ce qui, en outre, justifinit ses droits a une existence supérieure. A ce compte, le parcours qui menait un homme du Faubourg Saint-Marcel á Montmartre ou du Quarticr Latin á Belleville représentait un dépaysement. Les promenades —- si longues, parl'ois héroiques — des héros des « hommes de bonne volonté » doivent élre comprises en référence a cette écologie urbaine. Elles ne sont pas le fait de normaliens

pdélicats, trop attentifs á décrire des « ballades » en soi fort icourtes ; elles retracent, avec vigueur, un itinéraire á travers les I • pays parisiens ».

Nous avons dit la diversité des climats. Les pierres et les él res ajoutaient á cette multiplicité, qui rassemblait, en si peu d'cspace, autant de varietés territoriales. En effet, on serait tenté de penser que les pierres ou les hommes introduisent l'unifor-niilé. Or les pierres ne se ressemblent pas. Elles se distinguent |>:ir la qualité, par le grain, par l'éclat, par la robustesse. Elles sont plus ou moins vieilles, plus ou moins chaudes, elles ont plus mi moins resiste au temps, rongées par l'humidité ou encoré saines, couvertes d'inscriptions ou á peine sorties de la carriére. Miles vivent d'une vie séculaire qui les rend plus singuliéres et icconnaissables que les plantes ou les animaux. Quant aux habi-lanls, ils contribuent á donner aux quartiers leur originalité. Nous montrerons plus loin qu'un parcours urbain se caracterise souvent par un certain « dénivelé » social qui, par exemple, peut nous mener de l'opulence á la misére. La perspective que nous

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Ü<> REPÉRES ET PARTÍ PRIS

adoptons en ce moment nous enjoint de négliger cet élément, Nous dirons seulement que les étres humains font partie du paysage urbain, qu'ils luí donnent une touche sensible singu-fiére. Tout promeneur se trouve, dans une ville comme París, en

/'présence d'une flore et d'une faune étonnante. II a le sentiment de voyager parce qu'il se heurte á des accents, á des ports de tete, a des enjambées qui ne se ressemblent qu'au regard d'un observateur distrait. Pensons á cette remarque de Louis Cheval-lier : á la fin du siécle dernier, les grands consultants des hópi-taux parisiens se vantaient de pouvoir situer l'origine de ceux qui venaient les consulter ; le Marais ou Belleville ou les Halles... Chacun de ees quartiers devait done produire des individuantes physiques distinctes et aussi des maladies différentes dues en grande partie, aux métiers et aux conditions de vie de leurs habi-tants. Les romanciers comme Balzac et les enquéteurs se rejoi-gnent sur ce point. Balzac, en des pages célebres, evoque les concierges parisiens qui, de Montmartre á la Chaussée d'Antin, n'ont pas la méme attitude et ne se tiennent pas au méme point de leur loge. On ne tue point, on ne divorce point pour les mémes raisons, on ne parle pas le méme langage aux Halles et á Montmartre, au Quartier Latin et au Quartier Saint-Marcel. La popu-lation du Marais et du Temple se composait, pour une part d'in-dividus rabougris, tailleurs ou petits artisans qui travaillaient au fond de leur boutique, tandis que « la race des Halles » exci-tait l 'admiration des visiteurs et des visiteuses.

Nous n'entendions pas entreprendre, aprés Louis Chevallier, une étude sur « Les Parisiens ». Nous voulions seulement mon-trer que, malgré les apparences, un trajet purement géographique avait plus de raisons d'étre dans une ville comme Paris que dans la « nature ». Le voyageur parisién — car c'est bien un voyageur —. n'a pas le sentiment de se trouver place dans un espace neutre, homogéne qui ne le solliciterait en aucune maniere. II est plongé dans un milieu sauvage, touffu, mouvant qui fait appel a tous ses sens, y compris l'odorat. Aprés chacune de ses expédiüons, il lui faut reprendre pied car il s'est confronté a d'autres mceurs, a une autre physiologie, á des évidences et á des certitudes qui ne sont pas les siennes.

On comprend que des hommes se soient livrés, pendant toute une existence, á la découverte de leur ville, comme d'autres ne se sont pas lassés d'explorer la terre, ou les tribus en voie de disparition ou encoré ont longuement cherché á pénétrer plus avant dans l'histoire de l'Art. On se demande plutót par quelle indifférence á la condition humaine, á la suite de quel prodigieux refoulement certains hommes ont pu ignorer la vie des artisans du temple, des petits bourgeois de Montmartre, de la faune trapue des Halles, des ouvriers d'Aubervilliers... eh quoi, ne faut-il pas choisir « ses centres d'intérét », et, á ce compte, n'est-on pas aussi coupable quand on est Francais de ne pas visiter la Bre-tagne ou l'Alsace ! II nous semble que nous sommes en présence d'une áutre situation : le Parisién qui vivait en cette époque, co-existait charnellement avec les autres Parisiens qui prolon-geaient, en quelque sorte, son étre. II n 'aurait pas dü distinguer trop nettement son domicile, son immeuble, sa rué, son quartier et tous les autres quartiers. Auíant ne s'intéresser qu'á une partie

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de son propre corps ! Mais nous savons que d'étranges refoule-ments se produisent aussi, en ce domaine et qu'ils plongent dans l'oubli des secteurs de notre organisme.

N'aurait-il pas dü étre sollicité, dans la rué, par d'autres parcours qui l 'auraient mené, de pas en pas, dans un pays parisién qu'il ne connaissait pas. Ce visage, cette allure, cet accent imperceptiblement différent auraient dü l'entrainer, hors des chemins attendus. Paris compte un certain nombre de journées et de nuits folies, au cours desquelles l'individu se sent magné-tiquement attiré par le trajet des autres. La féte parisienne comporte bien des traits qui caractérisent les autres fétes mais elle présente aussi ce trait particulier : le parcours que l'on avait prévu, perd de son évidence, de son autorité. Certes la méme expérience se produit en d'autres circonstances : il ne nous parait plus nécessaire d'aller chez cet ami ou a cette reunión mais ce désengagement provoque alors le vertige ou une aimable flánerie. Au moment de la féte, nous nous intéressons prodigieusement a d'autres parcours, au point de nous soumettre a leurs rythmes, á leurs coordonnées, a leurs centres de référence. Ce n'est plus la nuit confuse d'un monde en féte revenu au chaos originel, mais une constellation de traces et de trajets qui lacérent lumineuse-ment, splendidement un espace urbain crépitant de possibles.

Lá encoré, lorsqu'une ville fait coexister des régions aussi diverses et aussi rapprochées, certains trajets possédent une nécessité incontestable, car ils donnent quelque chose á voir, üs laissent le sentiment d'avoir exploré et découvert un territoire. Seulement, un fláneur plus adroit et plus experimenté saura ménager des transitions ou des contrastes.

Nos trajets ne nous méneront pas de la porte Saint-Denis á I'Opera car une description intelligente d'un géographe urbain ou un montage cinématographique y pourvoiraient avec plus de justesse et de science. Notre travail devait consister en un préa-iable méthodologique : montrer, comme nous venons de le faire que la variété des pays parisiens rend possible une deambularon. Cependant n'est-il pas nécessaire de nous attacher á des lieux précis si nous voulons restituer la richesse et la variété d'une ville ? Toute autre approche semble nous condamner á évoquer un milieu bien vague, indéterminé, une mauvaise idee de paysage. Le promeneur authentique, le géographe, le critique lilleraire ne voudront, dans un premier mouvement, recon-naitre que des chemins determines. Nous soutiendrons, pour uolre part, qu'il existe des itinéraires que la présence du fleuve ou de la gare ou de la pluie ou de la répression policiere spé-cilie. Ce projet suppose que l'on puisse parler des lieux, en leur généralité. Comment concilier l'universel et le sensible, le lIJpique et le singulier ?

II nous faut, pour fonder notre entreprise, distinguer Va ¡triori et l'idée généralisante. Cette derniére s'obtient par une icmontée inductive. Oublieuse de certains caracteres qu'elle uéglige, elle ne retient que quelques caracteres généraux. Indispensable dans le domaine de l'action, elle abandonne, incontes-

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tablement le niveau du sensible, le terrain du percu ou du poé-tique. L'a priori comme le faisait remarquer M. Dufrenne, méme quand il posséde une signiñcation universelle, peut continuer a nous parler sensiblement et alors il conserve la chair et la pulpe du monde. On evoque le Printemps, l'Enfance, la Mort et l'on n'évolue pas, pour autant, dans un univers d'abstractions. Cha-cun de nous entend le renouveau, l'allégresse du Printemps, sans songer nécessairement a tel ou tel des printemps qu'il a vécus, et méme, s'il a connu, dans son existence, beaucoup de faux printemps, comnient pourrait-il ainsi parler, s'il ne portait pas en lui l'idée d'un vrai printemps ?

On accordera, bien sur, que la Source, que FArbre, que la Montagne nous concernent de la méme facón, n'ayant pas besoin d'étre figures sous la forme d'une source ou d'un arbre particu-lier, pour engendrer en nous des résonances qui se situent a un certain niveau d'images plutót qu'elles ne se précisent en une image déterminée — mais, en est-il, peut-il en étre de méme pour les lieux de la ville ? Nous ne pouvons décider pour l'ins-tant, s'il s'agit d'authentiques a priori. Cependant la gare, le marché, le grand magasin ont assez de vie en eux-mémes, pour ne pas supporter n'importe quelle qualification et méme pour nous permettre de juger, sans indulgence, des gares ou des marches ou des grands magasins réels : la encoré, et ceci ne trompe pas, une sorte d'a priori permet de reconnaitre l'expérience beaucoup plus qu'il ne découle passivement de cette méme expérience. La familiarité, l'aisance, le contentement jouent le méme role que le sentiment de clarté,et de distinction dans le domaine des certitudes intellectuelles.

A ture d'exemple et de vérification de cette hypoihése, nous allons tenter de parler du fleuve dans son indétermination appa-rente. Nous ne mettrons pas l'accent sur ses pouvoirs imaginaires les plus poétiques mais plutót sur son role fopologique. II existe bien des fleuves mais nous croyons pouvoir distinguer les incita-tions d'un fleuve dans une ville et á travers la campagne. Nous espérons mettre en évidence certaines sollicitalions du fleuve urbain : se diriger vers le fleuve, au coeur ou en amont ou en aval de la ville, demeurer sur les berges ou sur le pont, voilá, selon nous, des attitudes qui engagent des trajets différents. Nous voudrions done montrer que le fleuve, par son existence, suffit á ordonner la ville et les pas des promeneurs, qu'il donne á voir, d'une certaine facón, bien des aspeets de la ville. On voit done á quel niveau nous nous situerons : non pas le fleuve, en son essence mgstérieuse, raconté, supplié par toutes sortes de litur-gies mais plutót Vespace qu'il tena á instituer par ses appels, ses refus, ses oppositions.

L'existence d'un fleuve dans une ville n'est certes pas indif-férente. On pourrait, en ce sens, instituer une sorte de test du fleuve urbain. On distinguerait ceux qui en souhaitent l'existence et ceux qui la refusent. Les seconds révent d'une ville de pierres et ils aedeptent, á contrecceur, cet élément de detente, de mié-vrerie, ajouteraient-ils. La ville, oeuvre de l'homme, devrait savoir ne pas se detendré en cette masse liquide. Alors, dans leur ima-ginalion, ils la durcissent, ils la gélent, ils la pétrifient. Leur fleuve s'arréte de couler. Les premiers, au contraire, prétendent

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qu'une ville authentique se doit de posséder un fleuve. Ils mul-tiplient en leur esprit, les jardins, la vie végétale et ils y ajou-tent le mouvement du fleuve — non point pour nier la ville mais pour lui permettre de respirer, pour trouver un bel equilibre entre la dureté des solides et la fluidité de la séve, de l'eau. Ils ne se contentent pas des jets d'eau dont la courbe, á l'évidence, a été déterminée par les calculs de l'homme et dont le eyele ininter-rompu ignore les crues, les emportements, les desséchements du fleuve.

Dira-t-on que cette dualité de conceptions manifesté que nous projetons, les uns et les autres, nos pulsions ? Sans doute, mais la projection ne s'opére pas sur une matiére neutre et indiffé-rente. Une structure se dégage : elle joue sur l'opposition ville-solide/fleuve-liquide. Ce qui compte, ce sont les rapports qui s'instituent entre le fleuve et la ville et non entre le fleuve et nous-mémes. Nous sommes tout de suite en présence d'un élément qui nous concerne sensiblement, sans qu'il soit besoin de parler de la Seine ou de la Loire. La nécessité se reporte sur l'opposition fleuve/ville et une fois que nous avons choisi une direction nous nous engageons dans une réverie qui nous ménera dans une voie déterminée. Ainsi celui qui accepte le Fleuve, le concoit comme un creux dans la ville. Le Fleuve rompt l'homo-généité et la platitude de l'espace urbain. II semble que le fleuve y ait creusé son lit et qu'il soit possible aux hommes á la derive, aux hommes marginaux de creuser á leur tour une cache, en ce milieu qui, par nature, parait refuser la moindre égratignure. L'étre poursuivi et sans espoir, á forcé de marcher, pressent le moment oü il dévalera en direction du fleuve, et le dernier attentat á la liberté d'une civilisation inhumaine consiste a cimenter les berges d'un fleuve : un terrain friable, humide, un terrain de moindre résistance s'évanouit et, en méme temps, tout espoir disparait d'entamer une ville aussi dure (nous devrions atténuer cette opposition de l'eau et de la pierre qui n'était pas aussi vive dans les villes d'autrefois. La pierre s'amollissait par l'effet du temps, de l'humidité, et alors, les hommes pouvaient y inseriré leurs exploits amoureux, leurs peines, leurs rendez-vous).

C'est le dernier acte d'une lutte redoutable mais frater-nelle. 11 fut un temps oü les hommes redoutaient la crue du lleuve et oü l'inonáation comptait parmi les fléaux qui les menacaient essentiellement. Seulement au delá de la peur et des dangers réels, au delá de la curiosité intense (pour le zouave du pont de l'Alma, par exemple), il faut percevoir les bienfaits de cette lutte sur un plan imaginaire : contre cet étre vivant, la ville redécouvrait qu'elle était, elle-méme, une vie. En le con-tcnant, elle prenait conscience de sa volonté de survivre. II existait encoré d'autres échanges. La ville se redoublait dans le fleuve, elle y contemplait son image. Comment une ville peut-cl le prendre conscience d'elle-méme, se « réfléchir » ? Par son noin ? Par l'éminente dignité de l'un de ses dirigeants qui sym-holise ses vertus ? Mais aussi, d'une facón plus immediate et plus sensible, par le miroir que lui tend son fleuve.

En outre, le fleuve lavait la ville de ses saletés, de ses déchets, de ses suppurations. La encoré apparait un caractére

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que ne posséde pas le fleuve de la « nature », lequel traverse l'innocence des prairies et le silence des foréts. Croira-t-on que nous sommes en présence d'une fonction matérielle de décras-sage ! L'image va au-delá de cette idee instrumentaliste. C'est que la ville, par vocation, corrompí, ternit, s'empoisonne : dans une conception pessimiste parce qu'elle constitue un corps mal-sain qui souille et qui se souille ; dans la meilleure des hypo-théses parce que, dans son effort pour ceuvrer, elle décompose les énergies et forge des résidus. Le fleuve, qui représente dans la « nature » la stabilité, le cours inevitable des choses, parfois la solitude orgueilleuse, se laisse prendre, en ville, dans une liaison dialectique. II assume le role difficile du négatif. II regenere la ville. II lui legue la pureté de la nature et il endosse les méfaits de la culture pour que celle-ci puisse continuer a inven-ter. Réverie individuelle ? Métaphore organiciste ? II s'est trouvé que beaucoup de rites de malédiction ou de préservation trou-vaient leur achévement dans les fleuves — par exemple, par des figurines, par des petites statuettes que 1 on jetait en eux. II s'est trouvé aussi que des lieux sacres — cathédrales ou territoires livrés á la prostitution — ont parfois surgi sur leurs rives, comme si, par ailleurs, l'humidité autant que le fleuve, favorisait leur éclat ou, comme si persistait, d'une facón inconsciente, le théme d'une purification par l'eau.

Le fleuve apparait comme ce qui divise et ce qui unit á la fois les territoires d'une ville. Sans son existence, une cité se donnerait comme une masse un peu confuse. Gráce á lui, les axes directeurs se manifestent avec plus de ciarte ; il est plus fucile de s'orienter á partir du fleuve et de distribuer mentale-ment les quartiers d'une ville. II existe une rive gauche et une rive droite et, tres naturellement, chaqué rive tendrá á persé-vérer dans son originalité présumée, plus bourgoise ou plus bohéme, plus laique ou plus religieuse. Que toutes ees raisons ne nous masquent pas l'essentiel : la ville cesse d'étre une, stupidement continentale. Nous écrivions plus haut qu'elle réfléchissait son image dans l'eau du fleuve. Une nouvélle dua-lité s'ajoute, elle se divise en deux parts, et elle connait par lui une diversité étonnante. En effet le fleuve ne cesse de cnanger. II ne peut avoir la méme physionomie, tout au long de sa tra-versée : noble, décent, correct au milieu de la ville, il prend une allure déplaisante quand il passe devant les faubourgs industriéis, il s'associe aux charges les plus rebutantes. II ajoute une note doucátre á la tristesse des quartiers qu'il longe.

Voilá encoré une autre réverie que la collusion du fau-bourg et du fleuve fait naitre. On se suicide dans les eaux de ce fleuve/canal, fleuve si bien nourri de déchets qu'on s'y englue en méme lemps qu'on s'y noie. Le fleuve est un attirail aussi dérisoire pour la mort que le robinet á gaz ou que le couteau du boucher. Mais qu'on vienne, qu'on désire y mourir, suffit á prouver/son importance : on ne meurt pas n'importe ou et n'im-porte comment — et les belles morts solennelles oü l'on a le temps de prononcer un dernier mot définitif, seront réservées á d'autres hommes plus chanceux ou plus conscients de leur eminente dignité. Quand le cadavre remonte á la surface, il flotte comme un déchet de plus. Une mort sale, une mort pour-

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rissante, une mort entre deux eaux, avant d'étre recueilli par un homme qui n'espérait pas cette peche. Par une sorte de logique interne, tout ce qui touche au fleuve va prendre une allure douteuse. Les pompiers ne se costument plus pour l'amu-sement des enfants, ils tentent parfois de réanimer le noyé qui vomit un peu d'eau sale comme il a vomi son existence. Un groupe de badauds s'assemble et, parmi eux, un enfant, une sorte d'orphelin auquel on ne fait pas attention, dans le regard duquel on pourrait lire, si l'on s'intéressait aux orphelins, la promesse d'un acte fatal — et encoré, parmi ees familiers du faubourg, un inconnu qui part, une fois la mort constatée, comme s'il avait pour mission de rendre compte au destín de ce que le desesperé avait projeté.

La pólice fluviale — et nous nous enfoncons, de plus en plus, dans une réverie typiquement urbaine '— parait moins anodine que le corps de pólice urbain. On la soupconne d'étre (lill'érente, paralléle, a cause des vedettes qu'elle emprunte, á cause de ses roles mal definís ou tout simplement parce qu'elle est « fluviale ». Quels sont ees marins qui séjournent en ce point <lu fleuve ! Comme leur condition est mal définie ! Les marins sont, déjá, des étres terrestres qui vivent a la surface de l'eau. I.es marins d'eau douce retardent toujours le moment de prendre le départ, ils feignent de mépriser la raer et en fait ils souffrent de ne pas aller au bout de leur vocation.. Toute la vie ilu fleuve/canal laisse une impression « in-définissable ». Ce sont les á-cótés clandestins de la ville, ses tiroirs secrets : péni-ches en forme de baraques pour romanichels avec leur linge clalé, hangars faits pour contenir une marchandise incontrolable... Nous retrouvons la dualitc si riche de la ville et de ses environs : brousse, campagne, faubourg, cháteaux, banlieue urbanisée... II ne s'agit pas d'un rapport de simple juxtaposi-tion. Le « double » caricature et voudrait arracher quelques priviléges a ce qui est premier en droit. La ville se défend et il faiit en forcer les portes, la ville sort ses griffes et il faut se inettre hors de ses prises, tout en demeurant capable de la pénétrer au plus vite. Le fleuve peut constituer l une de ees nlates-formes, l'un de ees chemins. Et pourquoi faut-il que rimage qui prolonge une ville, soit souvent laide ? Une cité éprouve-t-elle le besoin de localiser son mal, ses désirs inavoua-hlcs, en un point distinct d'elle ou encoré suppure-t-elle jus-qu'aux lieux qui la bornent ?

Avec le pont, nous sommes cette fois au-dessus du fleuve ilompté et nullement redoutable. Les arches du pont enjambent le fleuve et parlent de l'art, de la gloire de l'homme plutót que «le la beauté de la Nature. Le pont sollicite l'homme d une facón nouvélle. Les rives du fleuve nous entrainaient vers l'abandon, la detente, la sinuosité — a l'inverse de l'urgence, de la tensión, ilc la positivité urbaine. L'homme avait enfin le privilége de se luger en un creux. Sur le pont nous retrouvons deux éléments essenliéis qui n'arrivent pas tout a fait a se concilier.

D'une part, le spectacle, une vie urbaine redoublée et comme un équivalent du boulevard. L'histoire nous apprend que les fiimclols, les montreurs de prodige, les attrape-nigauas, les .Volcuis el les rieurs abondaient sur les ponts de Paris. Le temps

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zac dote ses héros d'une certaine quantité d'énergie, quasi mys-tique. L'invisible Idouible le visible. II est beaucoup plus poete de leurs actions qu'observateur de leurs comportements.

Nous n'en disconvenons pas et Texemple de Balzac nous instruit des conditions requises pour qu'une topologie uribaine ne se réduise pas á une étude comparée du standmg des immeu-toles. Disons d'abord que le haut et le bas ne devraient pas nous lasser par la monotonie de l'opposition qui constitue notre vie sociale. A regarder de prés les ouvrages de Lévi-Strauss on s'apercoit qu'il revient presque toujours á la méme opposition de la proximité et de la distance : dans les relations humaines (endo-gamie ou exogamie), dans les rapports de l'homme et de la nature... Ensuite cette opposition ne se réduit pas á une réussite ou á un échec purement social. Elle se confond avec le plus ou le moins lumineux, avec les crétes ou les gouffres, avec le sale ou le propre, avec des formes diferentes de liberté et d'asservissement. Elle qualifle la chair douteuse ou lépreuse ou éclatante de la ville. A cette condition, il est possible d'éla-borer une poétique des trajectoires de l'espace urbain. Les dioses manifestent et font écran, il faut du temips pour aller d'un point á 1'autre, pour contourner, pour explorer minutieusement des lieux qui nous déborldent.

La reside le íantastique social dans lequel on peut voir une réification, done une source d'aliénation ou encoré (puisque les deux perspeetives, en premiére analyse, ne s'excluent pas) une forme du poétique. Dans une ville d'avant-guerre, rien n'était transparent, tout était jeu d'ombres et de lumiéres. La ville constituait le vis-á-vis de l'homme, et, par contrecoup, était ce que l'homme buvait, désirait, aimait, ce qu'il portait, en creux, dans la priére de sa gorge, dans l'attente de son estomac, dans la mémoire de ses jambes. Les hornmes ont soif d'amitié, de boissons et ils se dirigent vers le bistrot avec son zinc, son patrón, ses cartes et ses mots uses. Rien ne s'interpose entre leur pro jet et ce bistrot. Tout leur mouvement tient dans ees pas qui les ménent immédiatement de l'usine au premier avant-poste de la Liberté, le bistrot. Cet horome sort de prison et, peu á peu, ses pas le ménent á la féte foraine : il cherche une aventure possible, un bruit qui l'étourdira aprés tant de solitude — tout comme la campagnarde (dans le román italien) « placee » en ville se rend, par une journée de loisir, a la féte foraine qui hurle de lumiére, de bruit dans l'obscurité environnante.

Ces descriptions ¡par lesquelles nous cherchons a faire entendre notre projet, en déterminent l'esprit et l'objet. Nous ne pouvons le situer qu'avant cette derniére guerre. Pour que la féte foraine soit giclante de lumiére et de bruit, il faut une ville encoré silencieuse et peu éclairée. Pour que le bistrot «íénage son accueil amical, sa pénombre, il faut qu'il ne cherche pas á « tourner á plein régime » et que les horrunes s'y rendent en toute amitié, a pied ou á velo, lorsqu'ils quittent l'usine: Bref, nous devons nous situer en une époque oü existan encoré pleinement la dénivellation des lieux. II était des bals, des iiK'iiblés, des cafés, des rúes plus ou moins éclairées, plus ou moins populaires. L'opulence, la dégradation, le faux-semblant étaient immédiatement perceptibles á qui savait regarder, tou-

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cher, sentir. Nous étions en présence d'un es pace encoré diferencié sensiblement et socialement dans ses lieux.

Nous devons maintenir les deux termes dont nous avons usé : sensiblement, car la ville moderne, si elle connait et méme aggrave parfois les différences sociales, s'est uniforiinisée. Elle ménage les transitions, elle cache les disparités, en iimposant un minimum de propreté, en préchant aux vitrines, aux établis-sements de toute sorte, une apparence digne ou frivole. Un Prisunic n'avait pas honte de s'exposer dans sa nature, c'est-á-dire comme un magasin populaire, bruyant, un peu vulgaire. II ne se donnait pas, par ses vitrines, des airs de « boutique » á la mode. Une Garé sentait la respiralion, la sueur, la fatigue. La encoré elle manifestait ce qu'elle était. Et encoré ce terme de manil'estation pourrait-il préter á confusión, nous laisser croire á une expression aisée, claire, un peu feinte, a une adé-(raation réussie de la forme et du fond. L'irrigation se faisait, d'une facón plus sourde ; elle s'apparentait davantage au suin-lement, á la secrétion, a la végétaíion qu'á la puré expression.

Socialement. II nous faut maintenir ce second terme qui distingue l'esipace urbain de tout aulre espace — d'un paysage naturel qui, lui aussi, a été imodiíié par le travail de rhonime inais dont il est possible d'oublier les transloriiiiations, pour s'abandonner a la lumiére, aux couleurs, á des gráces qui sem-blent un don du ciel. Les lieux urbains sous-entendaient toujours la vie sociale, un puhlic choisi ou cominun, une habitation destinée á des hourgeois ou á des grandes l'amilles... et, si on añirme cette thése, qu'en est-il des lieux publics, oü toutes les classes se mélent ? lis n'échappaient pas, pour autant, a la qua-lification sociale. Les Champs Elysées, méme en période de « troubles », n'attirent pas les mémes classes que la Bastille ou la Képu'blique. Les lignes d'aulobus se distinguent encoré par leur diéntele et, cette fois, nous faisons intervenir les professions davantage que les classes : certaines lignes desservent les minis-léres, les bureaux ; on y entretient des relations presque mon-daines ; les receveurs le savent d'inslinct et ils ne recoivent pas, de la méme maniere, le ticket ou Fargent qu'on leur présente. On se bouscule, en se chahute sur d'autres parcours eí il semble alors que, par une coinmunication étrange, le conducteur méne son véhicule, avec plus de poigne, moins de ménagement, n'hésitant pas a freiner ou a démarrer avec plus de brusquerie. (üette distinction opérée, les grands lieux publics de passage • - les metros, les boulevards — appartiennent au peuple ; ce sont,,, á juste titre, des lieux populaires qui incornmodent ceux qui n'adhérent pas au peuple.

II se trouve que la qualification sociale augmente la « déni-velée » que nous évoquions. Un trajet ne donne l'impression il'un accomplissement que s'il ne demeure pas á la méme alii-tude sociale. Ainsi du trajet réel ou imaginaire qui va du Meublé mi Palace ou a l'hotel particulier (tout en préférant conserver le palace qui parait plus homogéne au meublé parce qu'il fait partie, lui aussi, des lieux collectifs). En pareil cas, ce sont les cliutes ou les montees sociales qui précedent et font étre de tris lieux. Le meublé : y tombent de nouveaux arrivants miserables, des familles qui n'ont pas droit d'accés á la ville (si

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elles étaient plus « anciennes », elles pourraient, méme de condi-tion ¡modeste, occuper un appartement qui ne serait pas plus onéreux), des nomines traques, des hanmmes déchus. Un piége, Ton croit y passer provisoirement et Ton s'y englue et certains s'y suiciident. L'hotel meublé ne prend ses dimensions que si on le considere comme un faux refíige, une impasse sociale, un ghetto social. Alors on comprend que les serrures, les cloisons, les marches de l'escalier, la servante y soient déglinguées, tru-quées, dé traquees. Sans cette dimensión sociale il cesse d'étre un lien t'antastique pour étre, tres prosaiquement, une machine á dormir mal et cher. De la méme facón, le palace ne prend sa carrure (il domine la ville) qu'e.n référence a la diéntele inter-naiionale qui y reside et qui entend jouir des bénéfices de Yexter-ritorialité. II se suffil á lui-iméime, il échaippe aux servitudes de la ville : a Cannes, il comiiiiunique avec París, Londres, Vienne, New York et non avec le quartier du Suquet. L'univers ainsi convoqué assure au palace sa grandeur un peu fabuleuse — nous pouvons alors imaginer un trajet extreme qui méne un honrme «lu palace au meuhlé : ruiné ¡par des spéctilations contestables, il se refugie dans un meublé et il y ineurt. C'est, dit-on, l'his-

loire de Stavisky. La « dénivelée » n'est pas toujours aussi nette. A nous de

découvrir des différences moins perceptibles, á nous de. montrer que les quartiers, les rúes, les lieux ne se maintiennent jamáis exactement au méme nive.au — que, par exemple, á l'intérieur d'un Prisunic tous les rayons ne jouissent pas du méme prestige et que nous opérons un véritable voyage, en nous rendant du stand de l'alimentation au rayón des jouets. Ou encoré, si nous nous donnions le droit de Caire appel a une illuslration concrete, nous penserions á un garcon des faubourgs qui, sur sa molo, se rend aux Halles pour travailler : la Coree, la virilité des Halles n'est pas la méme que celle de Choisy-le-Roi. Pour einprunter un exemple á la littérature, nous invoquerons la visite de la triste Banlieue par « une grande dame ». Nous retrouvons, sous une forme typifiée, ce parcours dans un certain nombre de romans et, en particulier, dans les « nomines de bonne volonté ». La Cemme, d'un milieu tres aisé, veut arréter le cours d'une nais-sance illégitime. La voilá, dans des conditions pénibles, con-Crontée á la misére des eni'ants, á la sálete des murs, á l'inter-vention redoutée d'une personne dont elle espere les offices. Le bas, le douteux, le répugnant, le douloureux redoublent la misére sociale. La clandestinité de l'avortement ne peut se pro-duire que dans certains lieux déshérités et méprisés.

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Seulement vaut-il la peine d'étudier ees poussées urbaines ? 11 est vrai que certains lieux et certains trajets semblent étre en soi attirahts, ou déplaisants ou porteurs de t'antastique mais n'est-ce pas la, de toute évidence, la fascination de la marchan-dise. une projection hypocrite du social sur le terrain, l'ceuvre humaine arrachée á son créateur et menant une vie indépen-danlc '! Une critique et surtout une pratique sociale dissoudraient ees faux presüges et cette indépendance illusoire. Une critique :

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on suppose qu'un surcroit de connaissances abolirait les Caux mystéres — une pratique : une cité qui maitriserait les lois du marché et oü les classes ne chercheraient plus a se proteger d'un voile obscur, serait plus transparente. Certes la mystification sociale allonge les ombres, défigure les perspectives, augmente les lumiéres mais, le monde, méme le monde social, perdrait-il toute opacité, une fois délivré du fétichisme ? Ce serait retomber dans l 'erreur intellectualiste, s'imaginer qu'il sufflt de penser correctement les phénoménes, pour leur enlever leur poids d'étre. Une action, méme et surtout créatrice, ne s'élucide pas totale-ment. Elle cree du nouveau, elle ouvre une expérience á laquelle nous participons mais qui nous entraine en méme temps que <? nous la dirigeons. C'est pourquoi le poétique urbain n'est pas lié, au premier chef, a un enténébrement des relations sociales ; plutót il naít du fait que chacun de nos mouvements, de nos désirs, de nos emportements épaissit le monde en le rendant plus réel, du fait qu'une ville oppose á l'homme le plus perspicace la masse des pierres, la chair de nos corps, l'étrangeté massive de nos pensées. Voilá la matiére qui s'ofl're á un « réveur des villes » —. matiére que ni les urbanistes ni les psycho-sociologues ne lui tjisputeront, car ils ne sauraient qu'en Caire.

Le. poétique urbain reside en ci'.t espace oü la part des hom-mes et celle des lieux ne peuvent étre distinguées, en cette durée, oü nous nous accomplissons, en réactivant le parcours d'autres étres. Sans accepter l'ordre social qui régne dans nos villes, nous admirons que la société s'y soit matérialisée et nous demandons qu'on veuille bien s'en étonner : les tics, les enthousiasmes, les défailes, les contradictions, les coups d'éclat des classes sociales ne sont pas de purs récits presque légendaires ou encoré des hypothéses hautement probables, au regard des Índices que nous possédons. Ils ont humanisé, brisé, tourmenté, élargi, aliongé la Corme des villes et il appartient á certains hommes d'en suivre les rides, les lignes, les vagues, parCois les cicatrices.

En fin de compte, les trajets urbains comme les lieux urbains nous Cont passer d'une phénoménologie á une poétique de. Y espace urbain selon un mouvement que nous étudierons mieux dans nos conclusions. Les lieux privilegies d'une ville ne se contentent pas de s'exposer sagement á une serie de variations qui nous livreraient leurs proíils. II vient un moment oü ils cherchent á étre plus qu'ils ne sont et le phénoménologue se doit d'exploiter loutes leurs virtualités, de les laisser déborder leurs propres limites pour accomplir leurs essences. II prétend assister a leur renaissance. Que serait un Bistrot ou une Rué ou un Prisunic contenus, au plus juste, dans leur étre ! Par cette réduction nous en reviendrions á une approche psycho-sociologique qui serait infidéle á notre intention phénoménologique. La méme situation se présente en ce qui concerne les trajets urbains : bien les décrire, c'est les décrire au mieux. En déterminer les sillons, c'est aider á leur déploiement et non les contenir en decá de leurs traces. Ce n'est pas en repérer le cheminement á l'intérieur de. la ville mais étudier comment la ville devient en méme temps qu'ils s'effectuent. C'est pourquoi nous ferons souvent appel a Pélranger, á l'inconnu, a la lecture en creux de l'homme tourmenté par le besoin ou par le désir.

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Nous voudrions remonter á quelque chose d'originel, de mixte, semble-t-il, mais, en fait, de premier et de simple. Ni la Nature, ni la Ville mais la Ville comme Nature : non point par souci et par goút de « naturaliser » la ville mais pour saisir au mieux sa puissance génératrice. Ce mur d'une vieille rué ou d'une banlieue deja ancienne : non point la chaux ou la pierre ou le ciment, ni non plus son statut de mur qui delimite une usine ou un immeuble, mais un pan d'un paysage de la ville, comme ees arbres peuplent une forét de la Lozére ou comme ees cotes sont rivages de l'océan (étant bien entendu que cette comparai-son ne revient pas a donner un primat aux arbres et aux cotes, comme si la ville avait copié leur facón d'étre). Cette faim de l'habitué d'un bistrot : non point faim de loup ou de chien, ni non plus consommation typique, chiffrable du budget d'un OP célibataire mais acte d'un homme pour lequel le pain, la viande, le vin d'un bistrot sont bons, nourrissants et que la faim guide spontanément vers ce restaurant oü il s'asseoit a cóté d'autres ouvriers. Ce désir d'un homme insatisfait : non point simple poussée organique ni non plus conduite d'une liberté qui cher-cherait á étre reconnue par d'autres libertes mais initiative d'un homme qui voudrait, furieusement et á l'aveugle, entrer dans une ville, confondant la possession d'une femme publique et celle d'une cité hostile á l'étranger qu'il est. r On pense trop souvent (pie l'avenement du social (et ici de 'la ville) met fin á l'aventure poétique, parce qu'il vient de l'homme et qu'il s'adresse á des nomines qui savent de quoi « il retourne » — parce cju'il impose des déterminations, des dénomi-nations — parce qu'il couperait court á ce qu'il y a de terrible et de sauvage dans l'étre-lá de la nature. Toutes ees remarques seraient fondees... si le langage n'emportait pas, des sa naissance une autre opacité, si l'homme était, par origine et par vocation, transparent á l'homme. Or s'il est un coinmencement qui doive nous étonner, c'est bien la naissance du sens, source de tous nos tourments et de tous nos questionnements. Et la nature n'est pas opaque parce qu'elle est la, sans raison, mais parce qu'elle fait étre, sans cesse, quelque chose et nous autres, aussi. Elle se manifesté encoré par les rapports reciproques qui s'instituent entre des hommes et des pierres. II y a un engendrement dont nous ne surprendrons jamáis tous les secrets mais dont il faut s'ap-procher en refusant d'abord le mythe d'une culture seconde qui s'ajouterait a une prétendue nature. L'une et l'autre nous les repérons, par commodité, a l'état de retombées d'un méme jail-lissement. II serait beau d'en pouvoir parler avant ees retombées, méme d'une facón encoré inexacte : en respectant les hésitations, les tremblements et les coups d'audace de l'Etre quand il se manifesté. S'il est une poéíique authentique, c'est bien celle des commencements.

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DEUXIEME PARTIE

DU COTE DES TRAJETS

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LES PORTES DE LA VILLE : LA GARE

Qui ne réverait d'emprunter les portes d'une ville pour y acceder — et cependant il parait tres loin ce temps oü Jean-Jacques Rousseau devait coucher hors de Genere parce que les portes en avaient été fermées. Le vainqueur ou l'arabassadeur ou l'hóte de marque se présentait á ees portes qu'on lui ouvrait toutes grandes et il rernontait la voie triomphale — celle de tous les vivats, de toutes les fanfares, de toutes les parures. Une avenue avait done pour seule mission de reconnaitre, dans l'éclat, le vainqueur de la ville. Jours de féte <$t jours de mort ! On y acclamait, mais aussi on y exécutait, on y pendait les ennemis du régime. Les oriflainmes, les parures et aussi les potences, les cadavres qui pourrissent au soleil ! — Le visage fin des politi-ques, des diplomates, des grands de ce monde, et aussi la masse des enfants, des badauds, des simples ; La démarche ponctuelle, prudente de ceux qui habitent la depuis toujours — et l'allure un peu hagarde de ceux qui ont vaincu la soif, la faim, la cha-leur avant d'arriver, et qui dans cet oasis de fontaines et de fraicheur, sont tout étonnés de ne plus soulever de poussiére. Une ville, comnie une maison, pour devenir une demeure, semble les réclamer impérieusement. Quand elles n'existent point, nous perdons les moments précieux de Fentrée et de la sortie. Sans ees passages solennels qui valent mieux que la réalité á laquelle ils introduisent, la ville en quelque sorte, disparait puisque nous n'avons jamáis á franchir le seuil qui nous assure que nous venons de pénétrer en elle. Les portes suscitent, en outre, les réveries permanentes de la serrure, du pene, de la clef. A quoi bon espérer retrouver un jour les « clefs d'une ville » si elle n'a pas de portes !... Cependant nous croyons que les gares rempla-cent ou plutót remplacérent d'une facón efficace ees portes depuis longtemps disparues, et c'est ce que nous allons tenter de montrer. II est évident que nous ne chercherons pas une simi-litude de détails mais une homologie, une égalité en priviléges et en fonctions.

Une Rupture.

D'abord Varrivée par la gare représentait bien une rupture. Nous ne pensons pas seulement au passage devant le contróleur

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de la sortie qui avait son importance : on pouvait avoir perdu son billet, ce qui entrainait de sérieuses diflicultés — et le billet, délivré par la Compagnie des chemins de fer, était bien autre chose qu'un signe abstrait : II avait l'autorité des documents oñlciels, il signifiait d'une facón magique un pouvoir d'accom-plir un certain nombre de kilométres : une invitation au voyage. Dans sa raideur, dans sa couleur, dans son odeur méme, il n'était pas sans rapport avec le monde des locomotives, des wagons, •» des boggies.

Nous songions cependant a une autre rupture plus sérieuse : dans ees trains lents et populaires, oü l'on mangeait gras, oü l'on respirait, transpirait, toussait, conversait sans aucune gene, des amitiés s'ébauchaient, des relations cordiales s'établissaient. Durant une nuit longue, on avait parfois dit ce que l'on taisait á des étres plus proches. Le compartiment, le wagón, la loco-motive qui se détachait dans la campagne, cet emboitement étonnant de cellules distinctes, avait soudé les voyageurs, les uns aux autres. Puis á mesure que le « convoi » approchait de sa destination, ils prenaient leurs distances — avec une certaine gene. Quelque chose allait se défaire, et a l'allégresse de l'arrivée se mélait la tristesse. Nous avons done affaire á une véritable rupture, á une séparation qui ne trouve pas son équivalent dans l'arrivée en automobile.

Autre caractére privilegié, c'était une arrivée collcctive. Des voyageurs, avec leurfr bagages, leurs espoirs, leurs enl'ants des-cendaient du train et dans leur multitude désordonnée ils allaient a la rencontre d'une autre foule, celle de ceux qui les attendaient et aussi plus tard, celle des piétons, des centres, des immeubles, de toutes ees rúes. — Seule l'arrivée d'un train est a peu prés égale en dignité a la ville qu'elle penetre. — II y a comme une réciprocité et une entente entre les vitres du train et celles des immeubles apercus, les tetes des voyageurs et les visages entrevus dans la rué ou aux fenétres des maisons. II faut que le train posséde une certaine longueur et qu'il soit a pro-prement parler un convoi : Un autorail n'a pas le volume suffi-sant et parait se faufiler comme un resquilleur. De la l'émotion qui nous saisit quand nous considérons de vieux documentaires ou des films nous montrant des convois de militaires — vain-queurs ou vaincus — deportes ou permissionnaires de quelques jours. II est certain que le fond implicite de la guerre, de ses souffrances et de ses injustices, suffit á bouleverser le specta-teur... Mais nous y trouvons une autre dimensión : Cette masse de vareuses et de kepis avec ses brancardiers, ses chants ou son horreur muette — parait égale á la ville qui l'accueille. Par route, il faudrait imaginer un convoi de blindes, de camions, comme cela se produisit lors de la Liberation de Paris. — Point n'était besoin de circonstances aussi exceptionnelles dans les trains bondés de l'avant-guerre. Nous savons, d'un savoir abstrait. que la beauté d'une ville a pu résider dans son nombre, dans ses mouvements de masse, dans son volume épique — et le fláneur peut prendre plaisir dans la rué á se fondre dans la terrible passion humaine. Mais jamáis, la ville — si écrasante est sa supériorité — ne trouve d'interíocuteur á sa portee. Le train, les trains, leurs panaches de fumée, leurs emportements réalisaient

LA GARE ,S;j

ce prodige : faire contrepoids á la ville et ainsi en mieux faire ressortir l'immensité. Ils pénétraient dans la gare, avec tellement d'autorité sombre, qu'ils semblaient, pour une fois, faire reculer la ville, la contraindre a se raidir pour avoir bonne contenance.

Le voyageur sans visage.

C'était enfin une arrivée qui pouvait étre anonyme. Nous entendons bien que la plupart des voyageurs étaient attendus par des amis ou par des parents mais nous voulons diré que l'arri-vant se sentait un voyageur parmi les autres. II assumait cette qualité en descendant du train avec tous les autres hommes qui étaient des voyageurs, cernes, concernes par toute cette foule inconnue qui l'assaillait. Quant a l'homme que personne n'ac-compagnait, il jouissait d'une solitude dont il bénéficierait pen-dant son exploration de la ville. Ses pas, son visage, ses mains seront, dans la ville ceux d'un voyageur et non point ceux d'un homme qui se proméne tout simplement. Tant qu'il continuera á parcourir la ville avec sa petite valise a la main, il demeurera le voyageur disponible pour qui tout est possible. Le drame c'est qu'il faut l'abandonner, a un certain moment, et redevenir un honnne comme les autres. Certains étres hors du commun la conservent plus longueinent, la transportent d'hótel en hotel. Elle devient l'objet essentiel devant lequel s'effacent le lit, la salle de restaurant, les rúes. Elle se donne comme l'équivalent antithétique de l'armoire monumentale de la demeure paysanne.

La gare filtrante.

La pólice delegue un certain nombre de ses inspecteurs dans la gare oü elle sait pouvoir filtrer les voyageurs et opérer, le cas échéant, des arrestations. Une inquiétude mal définissable ne traine-t-elle pas sur les quais, sur la file interminable des wagons, sans compter les voies de garage ou les halls. Pendant l'occupa-tion, les inoments les plus dangereux se situaient dans le passage des gares oü il fallait employer la ruse et parfois une forcé dérisoire. Plus tard, le cinema devait s'emparer de ce qui fut réel et nous montrer des percées audacieuses ou des corps éten-dus á méme les quais. Qu on'nous entende bien — Notre propos n'est pas une description de l'aventure. Ce qui nous íntéresse et ce que nous voulons ainsi montrer, c'est que la gare constitue un passage : done un espace mouvant, inquiétant ou grisant selon les humeurs et les projets. Ces évocations de cinema ou de l'histoire encoré récente, nous montrent pour quelles raisons le voyageur pouvait, sans absurdité, se faire une certaine image de lui-méme. Celle du voyageur et non pas seulement celle d'un homme qui se rend au plus vite et d'une facón distraite d'un lieu a un autre.

Deux arrivées essentielles.

C'est qu'en fin de compte, seules deux arrivées méritent d'étre reconnues comme telles : l'arrivée triomphale, mieux « le

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triomphe » — ou la venue anonyme. Etre en vue et vu de tout le monde — ou n'étre vu depersonne et voir tout le monde. Cer-tes le psychologue ou le moraliste verront dans ce choix un souci d'échapper aux autres. Le triomphateur ne voit plus de visages, seuleinent une foule frénétique. Et l'inconnu de son cóté se sous-trait á l'indiscrétion de son prochain —• puisqu'on nous le représente imaginairement avec un chapeau rabattu et des taches d'ombre sur son visage. L'on peut tout aussi bien considérer ees désirs comme la volonté de « consacrer l'arrivée » dans une ville, de la soustraire á la banalité quotidienne. Le réveur d'une arrivée triomphale, s'il n'a pas l'áme d'un dictateur, aime dans le triomphe, non les acclamations qui montent vers lui mais cette ville en delire, cette ville en féte qui ressemble tellement á ce qu'elle était en réve. L'arrivée anonyme posséde, selon nous, malgré son prosaisnie apparent, les mémes pouvoirs imaginai-res... Sans que personne ne l'ait remarqué, le voyageur devenu voyeur percoit le spectacle de cette ville nouvelle qu'il a pénétrée comme par effraction.

La contre-voie.

Nous voudrions, pour terminer ce point, croquer une der-niére image qui conñrmera l'essentiel du théme que nous venons de développer. II s'agit de l'arrivée par la contre-voie que l'on remarque assez souvent dans les récits de la résistance ou dans les romans policiers — et, une fois de plus, nous cherchons á montrer comment nous allons de l'exceptionnel ou de la littéra-ture, á une authentique pulsión imaginaire et á une facón origínale de dévoiler la ville. Dans le cas de la Résistance, l'image recevait une signification supplémentaire : le membre d'un réseau agissait de cette maniere avec la complicité des employés des chemins de fer ou encoré « des travailleurs du rail ». Voilá done l'accent mis sur le monde du travail, sur l'apparition sourde d'une classe de la population et sur la camaraderie qui rappro-chait parfois bourgeois et prolétaires. En outre nous ne pouvons négliger cette dimensión de « la clandestinité » — bien qu'elle soit née á une certaine époque. On posséde mieux une ville par surprise : la clandestinité aiguise notre sens et notre appétit de découvrir — et la ville n'a pas ,eu le temps de se donner une contenance.

Lire la ville á contre-sens.

A contre-voie cela ressemble a rebrousse-poil, á contre-temps, a rebours, a contre-sens. On engage la perception ou la lecture selon un ordre qui n'est pas habituel — et le visage, le livre deviennent méconnaissables, nous révélent non point exac-tement le désordre mais un ordre inconnu, interdit, un peu absurde. Le sens, les poils, les structures anciennes résistent et l'on prend plaisir á sentir cette résistance sous notre main, notre regard, notre esprit. En fait l'homme qui débarque á contre-voie, par une petite porte, débouche sur une rué inhabitée,

LA GARE 85

devant des immeubles décrépits qui viennent chasser les images d'une place monumentale ou de facades glorieuses. II lui faut se réorienter avant de retrouver les axes majeurs de la cité. Plus tard quand il aura regagné le centre, l'itinéraire emprunté con-tinuera a brouiller sa perception et á lui donner une saveur étrange. Au-delá de ce plaisir singulier, il aura connu autrement la méme ville — son envers, sa face cachee — et surtout il aura eu á redresser son exploration, car la ville est ainsi constituée que les passages d'autobus, les plaques de rúes, l'inclinaison des trottoirs, la plantation des arbres sont disposés en fonction de quelques points névralgiques comme la véritable sortie de la gare des voyageurs. II aura done operé une autre lecture, un autre parcours de la cité.

Quittcr la ville par le train.

L'imaginaire comporte sa cohérence propre. Nous voudrions la signifier, en montrant que le départ « par la gare » — tout comme l'arrivée, posséde une authentique originalité : on ne quitte pas véritablement une ville par la route : il est tant de voies possibles et sait-on si nous nous acheniinons déjá par la banlieue ou si nous n'avons pas déjá dépassé les strictes limites de la ville. Les quais des gares paraissent blémes au matin. C'est une route bléine, amere, tandis que l'on cherche á se réchauffer par une boisson bridante. Les gens ne bavardent pas, ils se recro-quevillent — bref ils ont conscience de partir et de laisser peut-étre derriére eux un certain passé pour toujours. Or ce n'est pas la marque de tout départ. II existe d'autres ruptures plus abstraites ou moins sensibles : dans un aéroport, les passa-gers demeurent un instant dans une ville oü ils ont perdu de vue ceux qui les accompagnent. Pour un grand voyageur comme Max-Pol Fouchet, le départ en raer est le plus gai qui soit. En revanche, le train demarre lentement, et, toutes vitres baissées, nous pouvons voir disparaitre l'étre concerne : un arrachement d'autant plus douloureux qu'il se produit peu a peu au fil des secondes.

Nous allons cependant á nouveau porter notre attention sur l'essentiel, c'est-á-dire sur le décor urbain. Partir par la gare, c'est, en effet, constituer d'une facón privilégiée, la ville comme une totalité. La encoré, nous savons bien d'un savoir abstrait qu'une ville se présente comme un tout autonome — mais, quand nous nous promenons, nous ne rencontrons jamáis que des ilots, des parcelles, des cantons de ce tout. Dans la gare, avant de partir, nous avons le sentiment de tourner le dos á toute la ville, encoré présente et non point réduite á une repré-sentation lointaine. En effet, la gare, comme nous le verrons par la suite, est en dehors et en dedans de la ville. Nous pouvons ainsi alterner les points de vue : assez proches d'elle pour étre assurés de son existence, assez distants pour la globaliser du dehors.

Faut-il voir la cependant un privilége exclusif de la gare ? Ne retrouvons-nous pas le méme phénoméne, sur un belvedere, sur un point plus elevé de la ville, qu'il soit naturel ou qu'il soit

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l'oeuvre de l'homme ? Le belvedere nous permet de dominer une cité, d'en avoir une visión euphorique puisque nous nous sentons au-dessus de la mélée, et que nous mettons de l'ordre dans une réalité enchevétrée (á moins évidemment que la distance n'incite á la prise de eonscience d'une douloureuse séparation). Nous ne dénierons pas a cette expérience toute authenticité — ne í'ut-ce que parce qu'elle a suscité des situations romanesques ou des mouvements lyriques. Cependant, l'expérience de la gare nous parait plus authentique. La perception d'une ville, quand on l'opére á partir d'un belvedere, se mué trop facilement en repré-sentation. Un peu de buée, une rumeur iñcertaine s'interposent entre le spectateur et la ville qui a vrai diré, se naturalise : plaine de maisons, gros serpent paresseux ou ruche bourdon-nante. Du hall de la gare, nous percevons plus brutalement et sans equivoque possible, la ville toute entiére : nullement mor-celée, nullement réduite á quelques images électives. Qu'on ne croie pas, pour autant, á une simple représentation. La ville est bien la, présente, preñante, puissante. Nous disions que nous la « percevions de dos », pour sauvegarder ees deux traits presque incomj)atibles : une présence effective et une totalité qui ne se monnayo pas en f'ragment, selon des perspectives. Quand je sens quelqu'un exister derriére moi, je ne l'appréhende pas á partir d'un point de vue et, cependant, il n'est pas, un pur possible, comine l'ami que j 'escompte revoir, cet été prochain.

La ville dédoublée. Nous croyons découvrir un troisiéme bénéñce dans cette perception. Le train s'ébranle, il a le privilége d'éventrer la ville et je vois celle-ci de Vautre cóté : cette rué, ees magasins, je les parcourais, je pourrais, en ce moment, les lon-ger, et je n'imaginais pas, dans mon sérieux, dans l'urgence des taches á accomplir, que l'on pút les aborder á l'envers ou en surplomb. Nous réalisons presque dans les faits ce qu'Auguste Comte déclarait impossible en principe : « se promener dans la rué et s'y observer passer ». A vrai diré, je ne ine dédouble pas — encoré qulhier soit tout proche et que ce passant me soit frater-nel. Je depile plutót, je dédouble la ville qui, me présentant á la fois l'envers et Vendroit, acquiert un relief sinyulier. Et je deviens á la fois le citoyen et l'ethmologue de ma ville : ees commercants, ees passants, ees enfants, je leur étais done si proche ; c'étaient bien mes proches. La rué qui separe, qui, du moins, abrite des indifférences, se transfigure en une rué plus humaine parce qu'elle tient en notre regard.

Nous avons essayé de montrer comment la gare, avec ses ; arrivées et ses départs, constituait un accés irremplacable á la ville, comment elle nous dévoilait certains de ses aspeets qui nous demeureraient inconnus par tout autre moyen. Nous allons maintenant étudier la gare en elle-méme : N'est-ce pas cependant, nous détourner du btot de cette premiére partie de notre travail — á savoir étudier les modalites de l'exploration d'une ville. Nous ne le pensons pas. En effet, la gare constitue un des f licux privilegies de la ville. La connaitre c'est appréhender un \ poinl unportant de la ville, davantage : la ville elle-méme. D'autre j parí, et cette idee mérite d'étre soulignée, il ne faut pas con-fondre cxploration et déplacement. Les descentes ábyssales les plus marquées, les plus difficiles voyages et les plus révélateurs_

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ne sont pas ceux qui nous ménent, á la sauvette, d'un lieu a un autre. Demeurer dans une gare, ce n'est pas nécessairement y sommeiller mais parfois opérer des plongées — quitte á revenir á la surface lorsque la respiration manque. On sonde ainsi le coeur d'une ville comme on sonde parfois le cceur d'un homme. S'enfoncer dans une gare, c'est ouvrir, toutes grandes, les portes qui donnent sur la ville la plus secrete et la plus preñante.

Mais pourquoi tenter cette saisie dans une gare et non dans un super market, comine Michel Butor le deinanderait. Importe, nous disait-il, ce que Fon appréhende dans l'un de ees grands magasins oíi toutes les denrees, par leur choix, par leur présen-tation, par leur couleur, par leur mode d'emploi nous rensei-gnent sur les goúts des habitants de la ville. On cede ti un désir fort compréhensible et fort troublant du recensement : un musée des conserves, des paquets, un dictionnaire des hors-d'ceuvres et des sous-vétements... ce dénombrement permettrait un inven-taire suffisant. Le topologue n'oubliera ríen parce que le déposi-taire du super market n'a rien oublié. L'Industriel remédiera aux négligences ou aux distractions du Philosophe. En posses-sion d'une gammc complete de couleurs, d'aliments, de véte-ments, il est possible de les situer á leurs places respeetives. Comine il existe des homologies struclurales, nous atteignons autre chose que des goñts apparents. De la inénie facón, la couleur des automobiles ou des glaces qui varié d'un état á l'autre des U.S.A. donnait des renseignements surprenants : le blanc, l'abricot, le inauve, les teintes pastel nous renseignaient sur les désirs avoués ou inavoués d'une ville.

Nous pourrions repondré que cette approche vaut, peut-étre, pour les villes modernes et non pour la ville que nous étudions (en particulier, aux U.S.A. les gares routiéres, avec leur style par-ticulier, ont toujours fait concurrence aux gares des cheniins de fer). Ce compromis ne respecterait pas nos intentions. Nous esti-raons qu'il s'agit de deux voies différentes. Le sociologue ou le poete selon Butor déchiffre un texte dont les clients du super market respectent les lois mais dont ils n'ont pas eonscience... lui, seul, lit, á partir de ees Índices ce que la ville sent, pense, désire. II ne sera satisfait que lorsqu'il aura clóturé et analysé son systéme. Au niveau d'une poétique de Ves pace urbain, nous jugeons privilegié le lieu qui, en personne, immédiatement, donne la ville á ceux qui le fréquentent. Ces derniers n'ont pas besoin d'en connaitre les goüts, la coloration politique ou reli-gieuse. Elle est deja la, dans ses porteurs, son hall, son buffet <rui pourtant semblent représenter un aspect partiel de la ville. Expérience incontournable, indépassable qui n'en appelle pas á une correction par rectiñeations, par intégrations successives des données et á une mise en évidence de lois essentielles.

D'un cóté, un lieu oü essence et existence se mélent indisso-ciablement, sur la chair présente de laquelle j'opére une lecture directe dont les hommes percoivent immédiatement et en toute certitude le sens (un danger menace cependant le « lecteur » : il risque, helas, de mal « s'exprimer »). De l'autre, un lieu oíi l'es-sence (projet des organisateurs, prospection du marketing, assise l'onctionneile des super-marchés) precede l'existence, et s'en légage done autant avec d'autant plus de facilité qu'elle n'y a

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jamáis pris corps — ce qui invite á un déchiffrage pour retrou-ver les intentions des organisateurs ou les réactions des clients, moins previsibles et moins claires qu'on ne le croyait.

Pour mieux mariquer á quel point notre perspective s'éloi-gne de celle de Butor, disons que, si nous devions nous orienter Qu cóté d'un recensement des biens éeonomiques, nous ne ferions pas porter notre réverie sur le super market mais sur un port comme Londres : non point pour remonter des imar-chanldises importées (nous dirions, pour notre part « débar-quées » et, dans cette différence d'écriture git déjá toute la dif-férence dans les orientations) ou esportees á la capacité éco-nomique, aux goüts des Londoniens miáis pour marcher dans cet entrepót fabuleux. Un Londres aussi légendaire que réel, qui accueille les richesses du monde, qui plutót les capte, les arraisonne, les capitalise sur ses quais et dans ses banques ; un port qui encérele par la flotille de ses petits bateaux, des navires trop ventrus pour étre déchargés immédiatement ; un port qui reflétait, dans ses eaux, toutes les récoltes de tous les continents á une époque oü. les épices, l'or, le thé, l'ivoire, les drogues parlaient encoré leurs langages originéis — avec une pointe de mélancolie d'étre si riche.

La encoré, la marche éveillée, la réverie active au milieu de ees richesses, de ees sacs et de ees marins, de ees eaux et de ees quais nous paraitrait plus conforme á notre projet qu'un décodage. Non pas établir un bilan general de la capitale d'An-gleterre pour en délduire les activités de son port mais, par un procede rigoureux, controlé d'illimitation, á partir de ce port qualifier la ville-entrepót, á tel point que nous puissions enten-dre atmosphériquement des expressions comme le port de Londres, les tours et les jardins de Londres, la pégre et la haute finance de Londres. De la méme facón, nous ne pensons pas l'uni-vers pour nous situer en lui mais le monde se donne comme l'ho-rizon de tous les horizons. Nous parlons, nous formulons des phrases qui enjambent l'avenir et pointent vers la totalité d'un champ linguistique jamáis donné. Nous marchons sans tréve et nous découvrons, peu á ipeu, une ville qu'il ne saurait étre, par principe, question de survoler, car, alors, nous la quitte-rions, nous n'en épouserions plus les condes, les ombres, les artéres bruyantes, les impasses plus calmes, bref toute cette diversité lentement découverte, a quoi nous reconnaissons, depuis notre enfance, une ville.

Une fois de plus, les hommes, ees nomines qui font leurs lieux, comme ils font leur histaire, nous accordent leur aide : par la réverie de leurs corps, ils viennent confinner la réverie seconde, parfois hasardeuse du topologue. Le second a « l'usage de la parole », l'écriture ; les premiers avaient, en héritage, le besoin irrefutable de col'ler á la ville, de la respirer, d'en pro-longer les ipensées. Or la gare était un lieu oü l'on venait róder, dont certains étres ne pouvaient jamáis se détacher. Dans la llanerie, un élément de liberté, de caprice demeure. Le ródeur revient, malgré lui, sur certains lieux, pour lesquels il óprouve ressentiment et amour propre jusqu'á en venir aux mauvais coups. Iinagine-t-on une pareille aimantation du super-marché — désalTeoté et sinistre des qu'il ne fonctionne plus ! II existe

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un fantastique évident de la gare qui parait absent des autres lieux de la ville. On y découvre des crimes crapuleux : la consigne, les malíes de la consigne ont recelé des femmes dépe-cées.

Nous nous trouvons done en présence d'un lieu qui parle a rimaginaire immédiatement. Bacihelard disait, á propos de la demeure, que l'étre y était bien-étre. Une réverie authentique se reconnaissait au ibonheur qu'elle nous réservait. Nous vou-drions habiter, séjourner dans la maison du poete. Le poétique apparaissait, en ce sens, comme une réconcihation de rhotmme et de l'univers, un univers que l'homime voudrait habiter, respirer, écouter. L'un des ipostulats concernant l'espace urbain nous paraitrait étre presque l'inverse : le sang, les rixes du moins l'inquiétude et l'énervement nous semblent étre des révé-lateurs d'une urbanité certaine. Le poétique vire au fantastique plutót qu'au cosmiquie (mais alors n'appartient-il pas á l'ani-mus plutót iqu'á l'anima) ii n'est pas accord des éiléments et de l'homime mais violence ou du moins tensión entre l'homme et le décor. Les lieux les moins tendus sont aussi les moins urbains; un peu de campagne, franche'ment ridicule en une ville, les traverse. Nous venions d'óvoquer la maíle sanglante. On pour-rait croire que la mallette signifie seulement le luxe, la frivo-lité, l'usage de la toilette. Dans une gare, les objets les moins tragiques risquent de se compromettre fácheusement et dans un certain nombre de films, la mallette apparait de mauvais augure. Ainsi dans le film Ctasses tous risques, un homme ouvre la sienne pour tuer a bout portant un homime qu'il filait. Faisons appel a un passé récent aussi fantastique que rimaginaire des ceuvres d'art. A une certaine heure de la nuit, la pólice ratissait, passait au « peigne fin » les différents lieux de la gare colmóme les toilettes, les salles d'attente, le hall. Elle dévisageait ceux qui se trouvaient ilá, elle en interrogeait certains... le verbe est plus l'ort que le substantif, il le cree inéluctablement. Si l'on « balaye », c'est qu'il existe des hommes-immondices, des hommes-ordures, que l'on peut « ramasser » et traiter comme tels. L'homime traque doit s'éeraser, s'aplatir, prendre toutes sortes de postures dérisoires ipour échapper á un controle que la pólice ne se permettrait ipas dans les foeaux quartiers.

Ce fantastique que nous venons d'évoquer caractérise les lieux urbains et nous permet de les détecter... encoré convien-drait-il de le situer á l'intérieur d'une poétique plus fundaméntale. Nous parait premier rengendreiment de 1'homime par la ville et nous insisterons souvent sur le bonheur que suscite l'entente de l'homme et du décor urbain, mais la ville, une fois produite, une fois naturée, éveille les désirs, les imaginations. Elle ne peut trouver le repos. Elle invente a la fois la loi et la volonté toujours plus ingénieuse de la transgresser. C'est á ce niveau second que se situé le fantastique dont nous avons parlé, et c'est lui que nous rencontrons d'abord, avant de remonter jusqu'á la ville naturante. Notre travail se trouvera partagé entre ees deux directions. Le philosoiphe établit entre elles une distinction ontologique. Le topologue, quand il « existe », a de la peine á se teñir a l'un ou á l'autre niveau. Tantót il retrouve le pacte origine! encoré présent dans les lieux urbains

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et il en célebre la gloire ; tantót il se raontre sensible á la déchi-rure, á la surexeitation d'une ville qui invente, seule, son che-min — jusqu'au crime.

Le fantastique han te done la gare. Ne risquons nous pas de trop iprouver ? Nous disions que les véritables lieux unbains étaient visites par l'horrible ou du moins par une violence contenue. Quand elle prend une telle dimensión, ne fait-elle pas tout de méme de la gare un étre d'exeeip Lion qui ne pourrait servir de médiateur convenable a une découverte de la ville — laquelle compose une totalité complexe? II nous faudra admet-tre, en un sens, une reserve d'ordre general. Les lieux privilegies représentent, d'une facón eminente, la cité mais parce qu'ils possédent une forte personnalité, ils lui font, du méme coup, contrepoids, ils nous en absentent par quelques cotes. La gare nous ouvre á la ville et, en méme temps, elle constitue un uni-vers qui se sufflt á lui-méime, dans lequel on peut entrer pour óchaplper á une ville que l'on ressent cómame intolerable. En premiare analyse, elle apparaítrait alors comtme un refuge plu-tót que comime une porte. II rvaudrait mieux ipour un régime de l'imaginaire que toute ambivalence soit exclue. Nous somalíes satisfaits quand, á la suite de Bachelard, nous nous ren-dons compte que, toujours, dans nos réveries, nous descendons á la cave et nous montons au grenier, qu'une cié ouvre et

3u'une poignée fenme. 11 n'en est pas ainsi, comime nous venons e le diré, pour la plupart des lieux urbains. Encoré ne faudrait-

il ipas exagérer cette ambivalence. La gare représente beaucoup

Í)lus la ville que l'ailleurs. L'hoimme traque qui se refugie dans a gare, si, du moins, il ne part pas, prouve par la qu'il n'entend

pas quitter la ville, qu'il continué á en humer i'odeur avec plai-sir. Les échanges sont bien trop nombreux pour que nous puis-sions croire á une apposition véritable de Fuñe et de l'autre. II fut un temps oü les habitants d'une ville se rendaient presque quotidiennemení á la gare : l'arrivée des voyageurs, la puissance des locomotives leur fournissaient un divertissement agréable mais il entrait dans ce rite autre chose : une fidélité, un péle-rinage á un lieu consaeré. Des voyageurs ont pu emprunter le train pour se rendre dans une ville. Ils ont séjourné dans la gare d'arrivée ; ils l'ont explorée pendant des jours, pendant des sefhaines et, croyant en savoir ainsi assez sur la ville qu'ils voulaient connaitre, ils repartirent sans l'avoir visitée. De tets exemples paraítront absurdes á ceux qui ignorent les arcanes communicantes d'une exploration bien conduite. Et encoré, comiment les humbles, les provinciaux s'y prenaient-ils pour conquerir une cité redoutable ? Les hommes d'affaires emprun-taient un taxi et se faisaient conduire dans un hotel confortable du centre. Le concierge de l'hótel, les journaux locaux, les industriéis auxquels ils rendaient visite, leur livraient, tout de suite, les clés de la ville. Des hommes sans fortune s'éloi-gnaient á peine et peu á peu de la gare. Dans les coups durs, dans les moments de désarroi, ils y revenaient comme si cette gare les reliait encoré au pays quitté. D'ailleurs la gare ne se liinilait pas á un bátiment bien défini. Elle imposait une cer-taiiu' lonalité grise aux immeubles d'alentour, propageant ainsi son cunpirc. Les meublés, les brasseries n'y étaient pas comme

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ailleurs : un no man's land, un territoire soustrait á la concur-rence et á I'ápreté du combat social, imais ce territoire ména-geait deja une transition nécessaire. Ainsi s'opéraient le déraci-nement et une conquéte prudente, patiente d'une ville qui les intimidait. Le Quartier de la gare facilitait et permettait toutes sortes de mouvements de retrait, d'avancée et les hnmbles s'y sentaient á l'aise parce qu'ils s'y retrouvaient.

Quant au fantastique, il n'est pas Fennemi ¡de ce que nous pourrions nommer la prose de la ville. II naissait de détresses tres humaines, celles que les hurnibles subissaient dans la nuit de leurs miscres. II se donne comme la grimaee effrayante d'un combat trop pénible, d'un labeur aux confins de l'intolérable. C'est du social arruché á l'homme et qui, peu á peu, l'écrase. Enfin nous nous rendons compte qu'un intercesseur n'a pas á manifester le visage de la m-édiocrité. II lui faut étre exem-plaire. Les héros du théatre de Shakespeare, ceux de l'osuvre de Balzac ou de Proust ne sont pas des hom¡mes mediocres et pourtant ils nous instruisent davanlage sur 1'humanité qu'un échantillonnage düment établi. De niéme la gare risque de nous fasciner par ce qu'elle cojuportait de fabuleux mais cette fable qu'elle nous racontait disait la ville mieux que les pavillons « coquettement » disposés. C'est pourquoi, la gare est devenue un modele. On a cru ensuitc reconnaítre des librairies, des brasseries, des horloges qui ressembíaient á des librairies, á des brasseries, á des horloges de gare, tout comme certaines géné-rations ont eu Timpression de rencontrer dans la vie des per-sonnages de Balzac ou de Musil.

Quelles sont done les piéces les plus fabuleuses de cette gare fantastique ? L'horloge monumentale marquait une heure absolue qui se niouvait dans un temps fortifié par les grandes aiguilles mais aussi par les chariots des bagages, par le mou-vement des voyageurs, par cette dynamique pesante, orientée d'une facón irreversible. Le haut-parleur annoncait les départs et cette voix redoublée, répercutée á travers le hall, les cou-loirs, les quais, c'était la voix méme de la gare. Une librairie géante afíichait toutes sortes de journaux et de romans qu'on ne lisait jamáis dans d'autres circonstances. On a parlé des romans de bibliothéques de gare, en sous-entendant qu'il s'agis-sait d'une mauvaise littérature mais c'est aussi un hommage. Les gares avaient done leurs romans avec des images violentes sur leurs couvertures. Ces livres bénéñcieraient d'une avancée temporelle qui les rendrait incomparables. Car, si un román nous fait parcourir une certaine durée, les kilométres du tra-jet, les étapes de la ligne rythmeraient, selon une cadenee forte, les péripéties du livre. L'intrigue se nouerait, progresserait et se dénouerait avec le voyage.

II faudrait aussi parler des salles d'attente. II est bien cer-tain que les voyageurs attendaient quelque chose, un train, une « correspondance » mais l'on avait le sentiment d'une attenle absolue, sans objet. Ils attendaient. Leurs fatigues, leurs yeux vagues, leurs peaux grasses, leurs nourritures déballées et mas-tiquées exprimaient toujours et encoré l'attente. Cette salle avait l'allure d'un espace égaré hors du temps. Les trois classes oceu-paient encoré trois salles distinctes et elles exposaient ostensi-

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blement le compartimentage de la société. Dans la salle des premieres, l'élite de l'argent, dans celle des secondes, des bour-geois moyens ou encoré des hommes qui n'osaient pas voyager en premiére, dans la salle des troisiémes, les humbles, le purga-toire des humbles ; bref un univers stylisé, plus caricaturé que dessiné, comme si Daumier y avait logé les descendants de ses personnages.

Sur les quais, des hommes essayaient de passer au plus vite les derniéres minutes qui les séparaient du départ, en allant chercher un Journal, en faisant un détour inutile. Des couples ne savaient comment disposer des derniers instants qu'ils vivaient ensemble ; ils feignaient de prendre intérét á un spec-tacle qui ne les concernait pas. Ces derniéres remarques parais-sent plus minees. Cependant elles ajoutent une nouvelle tempo-ralité a l'entrecroisement des durées, des rythmes que nous avons pu relever : le temps fortifié et comme asséné de l'horloge, le temps immobilisé de la salle d'attente, le temps devenu déri-soire et inutile du quai des dóparts. Un réveur de gares pouvait traverser ces durées comme autant de courants et cette rapsodie temporelle contrastait avec la durée trop homogéne de la ville.

Nous voudrions enñn insister sur la lumiére des gares. Car elle a existe au méme titre que la lumiére de la Gréce ou que la lumiére de Cézanne. Le hall, les souterrains, les quais, les salles d'attente étaient, en droit, plus ou moins clairs mais, en fait, il s'établissait une certaine continuité chromatique. Les gares n'étaient jamáis tres éclairées mais elles ne connaissaient jamáis la nuit totale. A travers des sortes de marquises géantes, une fausse lumiére filtrait. Elle évoquait á la fois l'heure crépuscu-laire, le milieu prenatal et l 'atmosphére des cliniques. II a done existe « un monde de la gare » tel qu'il ignorait les particu-larités de chaqué ville singuliére. Toutes les gares relices les unes aux autres par le rail formaient un empire dans la terre et c'était bien la le plaisir d'un homme qui prenait le train a Paris pour aboutir á Bucarest aprés étre passé par un grand nombre de principautés et de royaumes qu'il avait ignores.

Faut-il diré seulement que la gare a été un révélateur du fait urbain occidental, de l'épopée urbaine européenne plus que des villes ? Ce serait oublier de quelle maniere décisive elle nous introduit dans une ville. En outre, et c'est lá l'essentiel, la ville fut, á une certaine époque, une passion. II ne s'agissait pas de visiter des villes comme le tourisme organisé nous y invite mais d'en subir la marque atroce et pourtant depuis longtemps attendue. Nous disons, du dehors : fait urbain occidental, aventure industrielle et nous manquons alors ce que les hommes ont vó*u dans leur chair et qui devait nécessairement passer par l'arrivée par la gare : l'empreinte de la ville.

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L'ARRIVÉE SOUS LA PLUIE DANS UNE PETITE VILLE

Nous allons, au cours de cette « variation urbaine », faire intervenir trois éléments : le proineneur, la camera, la pluie. On peut añirmer qu'il s'agit de trois inouvements qui ne relévent pas du méme registre (existentiel ou esthético-mécanique ou physique) et dont, cependant, les mouvements se fortifieront. La pluie va permettre á la camera et au promeneur d'accomplir leur périple en souplesse. Mais, sans la camera, nous ignorerions les effets de la pluie sur les intérieurs et, sans cet homme qui arrive dans une ville inconnue, ce ne serait qu'une soirée inoróse, une soirée perdue... puis il viendra un moment oü la pluie, sans l'aide de l'homme, se mettra a changer la ville. Par cette variation atmosphérique, en apparence anodine, nous allons mettre en évidence le dedans d'une ville : du topologique au psychologique et au sociologique, tel sera le trajet... de notre chapitre.

II pleuvait beaucoup sur les petites villes du cinema d'avant 1939 et il n'y pleuvait pas au hasard. Cette image rituelle n'était pas liée, comme dans le román paysan ou comme dans une certaine poésie rustique, aux remuements de la terre, á l'espé-rance de la fécondité. L'épopée naturelle cédait la place á la narralion sociale. Elle signiflait l'imminence d'une aventure humaine. II venait de pleuvoir, les rúes étaient mouillées et la camera glissait avec d'autant plus de souplesse et de perspicacité sur les trottoirs, sur les facades, sur les toits. La pluie, avant méme de transformer le paysage, avait pour effet de changer le regard : non point un regard humide, brouillé mais silencieux, rapide, souple, adroit.

L'arrivant, bien ou mal protege, les valises a la main, éprou-vait de la crainte, une légére angoisse. C'était done lá l'accueil qu'on lui réservait. La ville s'était vidée, les volets demeuraient clos, de rares autos circulaient. Cette neutralisation de la ville reflétait l'indifférence ou la méfiance des habitants, et, en méme temps, elle permettait de détacher le bruit des pas, la silhouetle grise, les paroles murmurées du nouvel arrivant. II avait tout le loisir de récupérer sa promenade, son étre ambulant, de jouir, avec quelque narcissisme, de chacun de ses pas.

La pluie, par le silence qu'elle venait de creer, constituait un signe. Elle disait aux spectateurs que quelque chose allait se

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passer, qu'il ne fallait pas croire a un calme apparent, que í'étranger réveillerait bientót des passions faussement endormies. La province á la fois ennuyeuse et ardente, pleine de bonhomie et de cruauté, voilá ce que la pluie avait, pour mission, de révélcr.

Elle nous montrait aussi, une certaine beauté qui n'appar-tenait qu'á ees petites villes —, qu'elles fussent de l'Anjou ou de la Guyenne. La pluie, en effet avait lavé la ville de son pittores-que, de son animation superficielle. Elle la restituait a une étrange lassitude, á une nonchalance hautaine. Elle faisait voir, á Í'étranger et a nous-mémes spectateurs, ce qui, sans elle, serait demeuré inapercu : cette place, ce square, ees pavés inégaux, celte horloge qui tintait, si distinctement, de cette facon-lá. Elle prolongeait les « cris perdus », elle rassemblait les images pré-cieuses. L'arrivant continuait a marcher sous l'ondée et il sentait que, pour la prendere et la derniére fois, il s'approchait d'un mystére : celui de ees objets qui seraient si beaux, si les hommes savaient s'ejjacer devant eux. II n'y avait a ce moment-lá que des pierres et des toits : l'enseigne du notaire admirable quand on oubliait l'existence du notaire, la facade d'un armateur ou d'un riche négociant (et cela n'importait pas en cette heure du soir), un café presque désert, oü, seule, la serveuse finissait de laver quelques verres. Une porte cochére, un balcón, une plaque, une ñaque devenaient belles. Demain la petite ville se réveillerait, elle ne se douterait raéme pas de la paix qui l'avait visitée pendant une soirée pluvieuse. Les nomines se remettraient a exister et il y aurait seulement des étres qui chercheraient á gagner de l'argent et d'autres qui se sentiraient á la merci des plus puissants. Les uns et les autres marcheraient, sans vergo-gne, sur les pavés ; ils pousseraient les portes cochéres, ils éten-draient leurs mains sur les balcons.

Cette pluie, cependant, ne constituait pas seulement un hommage á une ville rendue a sa beauté. A mesure que la pro-menade se prolongeait, les intérieurs, un moment oubliés, appa-raissaient —• et c'était une face plus coutumiére de la province qui nous était montrée. II pleuvait, les gens s'étaient barricadés chez eux et la camera posait son regard sur des salons peuplés, sur des tables autour desquelles les convives s'attardaient. 11 ne s'agissait pas nécessairement d'une facilité cinématographique, car les persiennes closes, la lumiére qui ñltrait á travers les per-siennes auraient pu diré — sans le secours d'une image explicite — la méme chose. On nous introduisait dans l'univers de la passion provinciale : non point les passions extravagantes de Paris avec amours sauvages, brillantes réceptions, bals masques, rapides ascensions sociales ou héritages dilapides en quelques mois mais les passions ressassées, faites de calcul et d'intérét. Les membres de la famille parlent furtivement, a mots couverts. Ils «e prétent a une scéne deja jouée souvent. La pluie du dehors leur est une occasion de se rassembler, de se rapprocher une fois de plus et une lumiére « avare » se répand sur leurs pauvres discussions.

Oii se situait la vérité de telles scénes, au demeurant con-venlionnelles ? Dépassaient-elles le niveau du théátre filmé ? II nous semble que nous étions, gráce a la pluie et gráce á la

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camera, en présence d'un dévoilement d'une petite ville exem-plaire dans sa nature. L'on nous représentait seulement quelques intérieurs sans éclat et cependant toute la petite ville nous était restituée par un jeu de miroirs et de renvois reciproques. Tous ees clans qui se replient sur eux-mémes vivent dans l'obsession, la jalousie ou la crainte des autres clans. Une famille paisiblé d'oü émergent quelques cránes chauves, quelques regards fatigues, quelques visages épais, entame une histoire d'héritage mais elle sait qu'au méme moment, dans d'autres salons semblables, d'autres familles qui luí sont alliées tiennent la méme conver-sation. Ou encoré, on cherche á étouffer une naissance illégitime et, de-ci de-lá, autour des lampes, sous les lustres, l'événement est commenté. On voit done comment la restitution, par la camera, d'un seul ou de quelques intérieurs, pouvait recréer toute la conscience collective d'une ville de province. Chaqué apparte-ment particulicr renvoyait á tous les autres appartements oü l'on guettait et oú l'on vivait les mémes drames parce que chaqué famille se savait menacée et traquee par toutes les autres et parce que, de son cóté, elle espérait prendre en défaut les autres communautés.

Nous apercevons maintenant le role particulier que jouait la pluie, dans une petite ville de province : faire refluer, avec un peu plus de précipitation que d'habitude, les individus dans leurs domiciles, les enfermer en commun, pendant d'interminables soirées oü ils auraient tout le loisir de trembler et de faire peur, de souffrir la longue passion des principes auxquels ils suspen-daient leurs existences. D'une facón paradoxale, la pluie, en les dispersant, les rassemblait. S'ils s'étaient attardés dans la rué, s'ils avaient fláné sur la place publique, ils seraient demeurés dans un demi-état de conscience commune. Refluant chez eux, ils vivaient tous les uns par les autres : commercants, petits fonctionnaires, notables, ils continueraient encoré pendant leur sommeil a se traquer. La pluie a l'état de nature, la pluie sau-vage a un tout autre effet. Elle unit le ciel a la terre, elle confond les étres vivants et les objets, elle brouille les paysages. Elle impose une tonalité uniforme au monde. Dans une petite ville de province, elle n'imposait pas cette unité immédiate et atmo-sphérique. Elle jouait la dispersión pour creer des ressassements paralléles dont elle composerait une conscience collective.

Nous pourrions, en poursuivant ce théme, opposer les ren-contres du faubourg populaire et de la petite ville de province — et voir pour quelles raisons il leur faut passer, pour les premieres par le soleil et pour les secondes par la pluie. Le peuple du faubourg se retrouve dans la rué au défilé du 1er mai, aux fétes de Juin, aux bals du 14 Juillet. II lui faut du soleil, beau-coup de soleil et de chaleur, pour vivre á fond des journées de colére et d'attendrissement, pour extérioriser un débraillé bon-enfant ou revendicateur. Quand il fait chaud, on boit, on s'essuie le front, on retrousse les manches, on fait voltiger les casquettes, on met des robes plus légéres, on fait plus de poussiére en mar-chant. On ose davantage s'interpeller et rire de n'importe quoi et on ne s'apercoit ,pas que la nuit tombe. Les étoiles qui sur-gissent, ce sont encoré des milliers de soleils, un peu plus loin-tains seulement.

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On a le feu aux tempes, de jeunesse retrouvée, de désir et aussi de colére á l'idée de l'injustice sociale. Les coups de poing jaillissent rapides et terribles comme l'éclair. Le vin devient du feu dans les gosiers. A la foire, un bateleur avale du feu et crache des flammes, mais les banderolles que l'on brandit dans les manifestations, ce sont encoré des oriflammes. Les ouvriers rassemblés s'avancent prés des gardes mobiles, comme s'ils allaient au feu du combat : Les mousquetons de la gendarmerie ne sont-ils pas des armes á feu ! Un peu plus tard s'élevent les fusées du feu d'artiñce : tourbillonnement, dans l'obscurité des soleils de toutes couleurs et des fontaines brillantes. Les hom-mes, un peu á l'écart de la lumiére, de la piste de danse et de son accordéon rougeoyant, allument leurs cigarettes — braises ardentes dans le noir. Les enfants jettent des pétards, des éclats de rire fusent et zigzaguent dans le noir. Les regards lancinants sont autant de brülots qui déchirent la nuit. II n'est pas rare qu'en fin de compte, un incendie se declare quelque part : négli-gence d'un fumeur, raté d'un pétard... et cet incendie que l'on etouffe sans mal fait encoré partie du feu de la féte.

Mais la petite ville de province n'est pas le faubourg et chaqué lieu, nous le savons exige ses symboles, ses heures et ses moments privilegies. Quand il fait trop beau, les bourgeois de la petite ville se trouvent désarconnés. La nature fait craqueler la surface des choses ; l'on pressent qu'il y a des existences qui recommencent a bourgeonner sourdement — un peu partout, au delá du boulevard que l'on árpente et qui semblait le bout du monde. Le vent améne des parfums sauvages et entétants, venus d'ailleurs, de cet ailleurs non civilisé. Et peut-on encoré se

Í>romener avec toute la dignité voulue ! Le faux-col irrite le con, a chemise adhére a la poitrine, le corps devient de plus en plus

génant. De la sueur se met a ruisseler sur le front et l'on n'ose pas l'essuyer. D'oú vient done cette humidité grasse que l'on ne peut contróler et qui ne se laisse pas intimider par le courroux d'une volonté habituée a étre obéie sur-le-champ. Tout a l'heure, le manifestant du défilé populaire pensait ou disait « il fait soif » et il était heureux de sentir une forcé impersonnelle, irresistible, commune á tous ses camarades envahir son corps, son gosier. Le bourgeois de la petite ville se sent humilié d'étre encoré soumis a la nature ; davantage il ne comprend pas que l'on transgresse ainsi les frontiéres de sa personnalité — strictement délimitées par les réseaux de sa volonté, de sa raison et de son intérét.

La pluie, au contraire, comme nous l'avons vu, le raméne chez lui : seuls demeurent, dehors, des étres sans feu ni loi. II lui est enfin loisible de tourner en rond, dans ses préoecupations, pendant de longues soirées. Les notables, tous semblables et tous étrangers les uns aux autres, vont entreprendre, une fois le diner terminé, la méme veillée fúnebre : lis ont tous enterré leur enfance, un amour romantique et fou, le goút sauvage de la te.rfp et de Yeté —. et ils calculent combien il leur faudra attendre d'année pour bénéficier de tous les héritages qui leur revien-nent — avant de devenir á leur tour des morts et des légataires cu puissance : une pluie d'or et de cadavres.

Mais, aprés avoir penetré dans les intérieurs d'une petite ville <lc province sous la pluie, il nous faut revenir a notre image pre-

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miére : celle d'un homme qui arrive par teinps pluvieux. Le voila au milieu d'une ville offerte et refusée : offerte parce qu'il lui est permis d'orienter sa promenade oü bon lui semble, de s'ar-réter, quelques minutes, á un carrefour, devant une porte, sans trop craindre des regards indiscrets. Les statues des squares, les enseignes des boutiques et toute cette pluie qui tombe en fines gouttes, lui sont léguées sans partage. Jamáis il ne possédera aussi pleinement cette ville qu'il scrute avec curiosité parce qu'il cherche encoré a la découvrir et qu'il n'a pas eu le temps de ha'ir. Mais c'est aussi une ville refusée puisqu'il n'en apercoit pas les oceupants et qu'elle semble s'étre mise en état d'hibernation pour se dérober a ses prises.

II y a, peut-étre, autre chose dans cette arrivée exemplaire : la rencontre de deux mystéres, celui de la province et celui de París. En cette époque d'avant 39, la province est réputée méfiante, hypocrite, pour le moins réservée. Derriére ses per-siennes se cachent bien des secrets. Par ailleurs on soupconne le nouvel arrivant de débarquer de Paris pour des raisons peu claires. II n'a pu se résigner á quitter la capitale qu'á la suite d'une malhonnéteté que l'on ignore encoré. II vient dans la petite ville pour tenter de recommencer sa vie. Une épreuvc de forcé, d'un stgle particulier va surgir entre la ville et l'arrivant. Les deux protagonistes ont quelque chose á cacher. L'emportera celui qui démasquera l'autre. Ou bien l'arrivant sera, enfin, reconnu (et toute une serie de questions lui sera posee par l'aubergiste, par la postiére, par un enfant méme. II lui faudra les éluder avec habileté) dans ce cas il devra repartir. Ou bien la ville livrera son secret et elle tombera alors au pouvoir de l'étranger. Le mythe ne manque pas de grandeur on suppose, d'une facón fantastique, qu'un homme peut á lui seul, s'emparer d'une ville, que tous les secrets d'une ville ne forment qu'une seule malédic-tion, qu'un seul et unique secret.

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L'APPROPRIATION REVOLUTIONNAIRE DE LA VILLE

Cette saisie révolutionnaire de la ville pourrait se diviser en trois moments : l'insurrection — la manifestation — la mise en place des institutions révolutionnaires. Elle ne se soucie pas d'une ñdélité chronologique, en quoi nous nous inspirons de l'usage que Sartre fait de l'histoire dans sa « critique de la rai-son dialectique ». L'histoire et ménie le i'ait révolutionnaire ne nous intéressent que dans la mesure oü ils dévoilent quelque chose de la ville. Or une révolution, du moins d'une facón sym-bolique, se produit, quand « on descend dans la rué ». Nous nous rendons compte que nous ne porterons pas de jugement de valeur et que nous ne nous interrogerons pas sur le sens, sur les causes de ees mouvements.

Quand nous avons décrit l'insurrection, nous avons pensé surtout aux événements de Mai. La manifestation traditionnelle a connu, selon nous, son apogee, au moment du Front Populaire et nous la situerons a ce moment de l'histoire. Quant a la mise en place des institutions révolutionnaires, elle eommenca de se réaliser, d'une facón partielle, lors de la révolution de 89. Notre relation aux événements et done « leur relation » différeront. La Révolution francaise est entrée dans l'histoire, nous voulons diré dans l'histoire que l'on déchiffre a partir de documents et d'in-dices : encoré faut-il consentir á sympathiser avec elle pour ne pas voir, dans ses tentatives d'organisation, un tumulte insensé. Le Front Populaire demeure vivant en nos ménioires, il s'agit d'un passé proche, objet de condamnation ou de nostalgie pendant le Gouvernement de Vichy, et, si les nouvelles générations en parlent comme d'un fait lointain, nous avons grandi dans son souvenir. Quant aux événements de mai, ils sont encoré notre présent, un présent qui n'a pas encoré rencontré la clóture qui nous permettrait de le dominer et de le teñir á distance de nous.

Une fois de plus, nous nous appuyons sur notre présent, pour viser un temps que l'on ne remonte jamáis tout á fait mais dont on peut volontairement assumer la responsabilité. Les événements de Mai se sont passés surtout dans la rué et, á leur lumicie, nous pouvons ressaisir la révolution de 1789, sous sa forme « la plus parisienne », la considérer comme une modifica-tion de la vie quotidienne de la ville — Nous n'oublions pas l'am-biguík'' de cette situation et, en particulier, que les événements

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les plus récents sont aussi les plus vieux. Nous le vimes, quand, en Mai les acteurs des deux camps furent comme surchargés par des couches historiques parfois différentes. Certes la révolution a toujours été, á sa maniere, une répétition, les hommes ne se décident jamáis á inventer tout leur role, parlant romain et non jacobin, portant la toge en méme temps que le bonnet phrygien mais, en 1968, l'histoire nous accablait véritablement : toutes les révolutions francaises et encoré la Commune de Paris et encoré le modele cubain et chinois étaient convoques dans les rúes du Quartier Latín devenues trop petites pour contenir tant d'om-bres glorieuses. Ce leader étudiant était-il Danton ? Castro ? Che ? Dutscke ? Le chef de l'Etat se retirait de la scéne et on s'interrogeait : Varennes ? Versailles ? Notre monde était-il trop vieux ? S'agissait-il d'un déguisement supplémentaire ? Et ce déguisement était-il celui de la féte-insurrection ? Ou d'une civi-lisation du spectacle ? Nous n'avons evoqué ce point que pour monlrer l'ambiguité de l'homme en situation : il supporte, de son engagement, le passé — mais ce passé qualiíie, bon gré, mal gré, sa perspective présente. Le sachant, nous tenterons toujours 'de nous référer á un dévoilement possible de la ville.

// existe un droit a la rué.

L'homme vit dans un cadre assez limité spatialement, si l'on pense á l'étendue qui lui appartient en propre, c'est-á-dire son appartement. II peut certes í'aménager, en renouveler l'aspect. On peut encoré ajouter que, sur un plan imaginaire, les dimen-sions importent peu, qu'une plongée dans l'infiniment petit vaut notre ouverture, l'infiniment grand et comme le rappelle Bache-lard, le premier tient souvent en laisse le second. II n'empéche que sur un plan social et en quelque sorte juridique, il se heurte á des limites tres precises — ceci a la différence du paysan tra-ditionnel qui a de la peine a couvrir de son travail l'étendue de ses terres. Par bonheur, cet espace peut avoir des prolongements tres vastes. L'homme qui sort de chez lui, peut aller au monde, en l'occurrence, non pas la nature, le cosmos mais les rúes de sa ville. II a droit a l'espace qui s'offre a lui. II sait bien qu'il doit se plier á certaines contraintes qu'il ignore lorsqu'il « oceupe » son domicile. Mais ce qui compte, c'est ce droit qui lui est reconnu d'aller ici ou ailleurs, de marcher sans tréve, s'il en a le loisir. Nul ne peut lui eontester ce priuilége de vaquer au milieu de ses semblables.

Ce droit peut paraitre abstrait et formel. Nous ne le croyons pas. Quelques exemples en montreront la valeur vitale. Pendant l'occupation allemande, la rué échappait aux Francais. Ils au-raient pu ignorer les brimades qui s'abattaient sur certains de leurs concitoyens : un phénoméne peu tolerable et bien visible aurait subsiste en dehors de tout engagement politique. Cet espace publie, qui leur avait été legué d'une facón anonyme et inalienable par leurs ancétres, leur était volé. Nous ne faisons méme pas allusion á une rafle mais a la présence d'uniformes d'une armée qui n'était pas la leur. De la une lutte sourde qui prenait parfois un caractére naif mais qui demeurait richemenl symbolique et qui montrait le prix que l'on attachait á la posses-

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sion de cette rué. Lorsque les Allemands défilaient, certains Fran-cais fermaient leurs volets, en signe de deuil, mais aussi pour couper toutes relations avec cette rué qui n'était plus á eux. Les murs se couvraient d'inscriptions injurieuses pour l'armée occu-pante et favorables á la Résistance. Elles venaienl démentir et narguer l'ordre apparent qui régnait dans les artéres. Les mili-ciens inscrivaient des gamma, les gaullistes les parachevaient en forme de tetes de benéts. Souvent les Allemands se montrérent courtois, ils s'efí'acaient devant les vieillards. Integres au mouve-ment de la rué, á ses rites, ils auraient introduit un pacte plus fundamental que les déclarations olucielles.

C'est alors qu'un autre espace vint taire eoncurrence á cet espace naturel de la rué : nous faisons allusion a celui qui, par les ondes, reliait la Frunce a Londres ou á Alger. D'une part les auditeurs cherchaient á se réconforter et á obtenir des nouvelles plus conformes á leurs aspirations. D'autre part ils s'inslallaient dans un univers qui se superposait á celui de leur ville. Ils oubliaient la place de la Mairie, les boulevards, les grands cafés — tous ees lieux infectes par une présence <iui leur était odieuse, tous ees lieux oü cependant ils aimaient, avant la guerre, llaner, bavarder, prendre l'apéritif. Ils voguaient, par la faveur éton-nante des ondes, le long d'une étendue dont les limites étaient le désert de Cyréna'ique, le front de Russie, l'océan Atlantique, bien-tót le Sud de l'Italie. Ils avaient devant leurs yeux non des pro-meneurs, des artisans mais des soldats, des tanks, des sous-marins, des avions. Puis vint se superposer, á cette étendue auditive, un autre espace : celui du maquis, antithése narquoise de la « ruralité » vichyssoise et qui couvrait la campagne, les montagnes francaises, le Vercors.

En revanche, les journalistes et les chroniqueurs favorables a la collaboration .ve mirent á vanter le charme en/'tn retrouvé des villes francaises. Entendons que, selon eux, elles avaient été vidées des éléments parasites, cosmopolites qui en ternissaient la pureté. Les villes avaient reconquis leur innocence, leur quiétude, on pouvait les excuser d'étre des villes dans une France rurale — non seulement parce qu'á la suite de circonstances his-toriques et contingentes, elles n'étaient plus troublées par une circulation devenue rare mais parce que, plus essentiellement, le clinquant, le bruit, la fureur de jouir, de prendre « l'apéro » en avaient été chassés par la Révolution Nationale. Paris, gangrena par les crieurs de Paris-Soir, les affairistes, les jeux d'es-prit d'intellectuels apatrides était enfin une ville de province oü il faisait bon circuler á bieyelette et entendre le chant du coq d'un voisin avisé ! On palabrait, au milieu d'une rué : pour un peu on y eut vu paitre des vaches ou caqueter des poules. La « ruralité » avait purifié l'urbanité néfaste des artéres d'avant-guerre. Et avant que les Alliés n'approchent de la Capitale, ees mémes journalistes disparurent des rúes et des lieux publics de Paris. Comme on dit si bien, ils ne tenaient plus « le haut du

pavé t. Ces descriptions nous montrent que la rué ne constitue pas

une réalité neutre, indifférente, que l'on se contente de parcou-rir nour aller á son lieu de travail ou au domicile d'un ami. Nous ne l'acceptons que si elle demeure nótre. Elle apparatt comme

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un lieu publie, dont on ne peut nous déposséder, sans grave dommage. Le comble du malheur et de la misére, ce ríest pas d'étre seulement dépossédé de ses instruments de travail, mais d'abord de sa rué — raéme si l'on prouve par ailleurs que l'alié-nation des premiers entraine celle de la seconde.

La geste révolutionnaire.

La Ville et la Révolution sont-elles liées l'une á l'autre ? Remarquons déjá qu'une révolution se meurt souvent en per-dant de sa spontanéité, de son effervescence urbaine : voila le risque d'une révolution qui parait triompher mais qui se meurt : elle semble se régulariser sous une forme institutionnelle ; en fait les habitudes se prennent, les fétes ne suscitent pas le méme enthousiasme et tout se passe ailleurs, hors de la vue du peuple.

Car c'est bien ce qui frappe dans les commenceinents d'une Révolution : ,la publicité de la\ vie politique. Certes les nouveaux dirigeants peuvent se reunir dans des assemblées, des édifices ou siéger dans des tribunaux mais les citoyens y pénétrent libre-ment, encourageant ou conspuant telle ou telle decisión. On regrettera peut-étre cette pression populaire, on pensera que les jury auraient prononcé un verdict plus équitable, s'ils n'avaient pas deliberé dans une ambiance aussi chaude. Nous ne devons pas, pour autant, méconnaítre ce changement capital dans l'or-ganisation de la vie urbaine. La politique, la justice, la religión étaient secretes, enfouies dans la pénombre des églises ou dans les dedales des palais ou dans les couloirs des assemblées. On savait toujours aprés ce qui s'était decide avant et on supposait qu'une censure avait tronqué, mutilé le texte qui vous était com-muniqué. On faisait méme l'apologie du secret — nécessaire pour des raisons d'Etat que la Raison ne connait pas, pour ne pas divulguer des pensées nobles dont le parfum se dissiperait au grand jour. Maintenant toutes les décisions. seront patentes parce que tous les lieux de délibération et de decisión seront ouverts. Les citoyens ne seront plus en retard sur leur Histoire. Ils seront lá au ínoment oü l'on discute de cette loi, oü l'on vote l'acquittement ou la condamnation de cet homme de l'ancien régime. La división de l'Etat en classes, c'était aussi la división de l'espace urbain entre des lieux actifs de decisión et des lieux pas-sifs d'exécution, c'était une sorte de schisme d'un temps en retard sur lui-méme. Les hommes arrivaient toujours quand la piéce était jouée. En période révolutionnaire, ils sont égaux á leurs actes, ils vivent — ó merveille — en simultanéité avec leur temps. On a parfois imputé a l'espace une sorte de culpabilité fundaméntale et d'infirmité originelle. Nous ne croyons pas qu'il faille donner une réponse aussi catégorique. Lorsqu'il se remembre socialement, il n'affecte plus négativement l'Histoire. II l'ex-prime. Les va et vient des hommes qui entrent et qui sortent des assemblées ou des tribunaux, ce qui donne parfois une impres-sion de turbulence, de.désordre, signifient que l'Histoire n'est pas íigée, que les citoyens ne sont pas coupés de leurs élus, que l espace urbain a maintenant la fluidité, la mobilité, la cohesión agüe du temps.

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II se produit d'abord un moment oü la violence s'exerce. Quel est l'effet sur la ville ? II faudrait tenter d'en montrer la positivité (en dehors de son role historique) c'est déjá un moyen de s'approprier la ville : détruire, saccager, violenter c'est un moyen d'étre en prise, d'iniposer sa marque, de laisser des cicatrices. L'oeuvre faite, á mesure que nous l'élaborons, prend forme et consistance en dehors de nous et córame a notre détriment. II vient un instant oü elle existe seule, par elle-méme. Peu á peu, elle nous impose de nous effacer et de nous accorder seulement a son étre, á son architecture. L'homme qui détruit, a le senti-ment de posséder pleinement — dans la fureur et en profon-deur : dans la fureur, puisqu'il se donne et qu'il s'égratigne et qu'il verse son sang dans cet effort qui ne releve plus du jeu : en profondeur parce qu'il ne glisse plus á la surface de la rué et qu'il dépave, qu'il déracine, qu'il fait venir á lui le sous-sol de la ville. Et voici qu'apparaissent les pavés, les planches, le verre, les racines, tous ees éléments eux aussi, enfm liberes. Quand les

Í)avés volent, est-ce qu'ils ne mettent pas du leur pour prendre eur envol et quitter le sol, oü on les avait enterres. II semble

qu'une fois sortis de la gangue qui les emprisonnait, ils ne puis-sent s'arréter de circuler, de zigzaguer, de fuser, pour compen-ser le long sommeil qui leur fut imposé : lances et relances par les manifestants et par les gardiens de l'ordre, s'ils rencontrent une vitrine, ils la font a son tour éclater et ils mettent á nu ce qu'il y a de déchirant, de coupant dans un verre qui auparavant se contentait d'adoucir le reflet de nos visages. Les planches ne sont plus éléments d'un échaffaudage mais échardes volantes, peraltantes. II y a done lá, au niveau des matériaux, une libéra-tion éclatante, si l'on ose diré, de la rué. A un niveau imaginaire, les éléments conñrment l'homme dans son ivresse de liberté. Ophélie approfondissait sa mélancolie au spectacle de l'eau. L'in-surgé ne peut demeurer en reste quand les étres les plus inertes, semble-t-il, « jouent la filie de l'air ». Se tapir, se terrer serait en contradiction avec la situation « matérielle ».

II faudrait, pour raconter jusqu'au bout cette histoire des matériaux de la rué, parler de la mort des barricades, quand survient, inexorable, la répression. Les matériaux abandonnent leur gloire usurpée : on les ramasse comme des débris et on les jette hors de la ville ; ils se survivent, a titre d'épave, dans les banlieues ; au moins ne connaissent-ils pas la prison. Les diri-geants de la commune cherchent en vain á rassembler leurs nommes qui, pendant les premiers jours de l'insurrection, pré-férent demeurer prés de leurs barricades. Voilá un éparpillement qui parait une faute tactique. En fait, ils doivent se sentir plus en sécurité dans leur rué ou encoré avoir conscience qu'ils y accepteront plus facilement la mort.

Nous avons voulu, pour des raisons de méthode, mettre l'accent sur l'aspect « objectal » du phénoméne. II a, de toute maniere, le mérite de montrer que l'appropriation ne se fait pas Qtiüement aprés mais déjá pendant la violence. Cependant il fíiiil ajouter que cette violence se manifesté souvent chez des lionmies a qui une possession plus positive avait été refusée — el le probléme demeure entier de savoir si cette appropriation négalivc va plus loin qu'une forme de possession positive. La

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premiére se donne comme symbolique mais elle penetre, jus-qu'aux entradles de la ville, elle s'accomplit dans la fureur et le don de soi. La seconde échappe a des remises en question réduc-trices mais elle ne peut pretendre á une saisie globale, apoca-lyptique que la réalité ne saurait jamáis donner.

Ceci dit, la violence, elle-méme, peut prendre une forme plutót négative ou plutót positive. En 36, la poussée populaire, d'allure ouvriériste, cherchait a briser, a casser sur son passage les symboles d'une vie facile et oisive qui lui était refusée. On s'en prenait a certaines devantures de magasins de luxe, aux terrasses des grands cafés. Le cas échéant, on molestait quel-ques clients, on brisait des tables et des chaises : les chaises, symboles de ceux qui, le matin, demeurent assis tandis que les autres travaillent et, s'il s'agit d'un café de renom, d'une bour-geoisie cosmopolite qui y savoure les commencements d'une matinée tardive.

L'insurrection de 44 présente une forme plus positive. II semble que l'unanimité soit presque totale. On ne cherche pas á briser pour atteindre un ennemi de classe (á part des appar-teinents ou des magasins de collaborateurs saccagés puis oceu-pés). Si la ville de Paris se dépave, c'est pour se dépouiller dans un geste de colére qui ne saurait viser á la meurtrir : sacrifico consenti sciemment, volonté superbe de redevenir elle-méme comme elle le fait dans les grands moments d'enthousiasme ! En cette circonstance, le négatif disparan presque tout á fait. Paris monte ses barricades á partir de sa propre substance qui lui est précieuse et qu'elle cherche á préserver á travers les hésitations de l'Etat-major allemand.

Durant les premiers mois, la Revolution, alors méme qu'elle s'est installée, recourt á des moyens symboliques pour trans-former la ville et ainsi la vie quotidienne. On dit qu'elle est une féte véritable : non point une occasion de se réjouir mais de se dépasser. Le sang versé (qu'il faut distinguer de la terreur ins-tituée, laquelle viendra ensuite) fait partie de la féte de laquelle la mort et les excés ne sont jamáis absents. Ce qui consterne les contre-révolutionnaires et condamne la Revolution a leurs yeux est encoré un signe de plénitude et de santé. Paris a fait un pacte avec la mort, cela veut diré non point le masochisme ou le sadisme ou le désespoir mais qu'on ne redoute plus la mort, que la cause a laquelle on se dévoue, est immortelle, que la mort, quand elle s'accompagne de Vaffirmation de la liberté, fait rire. Elle hausse á un niveau de dignité exceptionnelle les actes de la vie quotidienne. Des conversations dans la rué qui seraient, sans elle, des billevesées sans conséquence, acquiérent leur poids propre. Et les procés du Roi, des ministres du régime défunt, comme leurs exécutions, ont lieu en public. Pourquoi ees procés solennels ? Une marque de vengeance ? Le goüt du public pour ce qui est macabre ? La mort, méme celle des autres, doit étre au rendez-vous. Elle étend son ombre gigantesque sur la ville et tous participent en commun (de cette participation qui est le signe de la féte) au « crime ».

Nous nous sommes souvent demandé, au cours de ce tra-vail, quel partenaire suffirait á faire jeu égal avec une ville. Rastignac etait un ambitieux assez léger, quand il disait « á nous

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deux, Paris ». La capitale, pour lui, se résumait á quelques hótels particuliers, a un poste de ministre, a des décorations et á un carrosse. Les monuments — si sublimes soient-ils — expri-ment la ville mais aussi se perdent en elle. La Révolution a trouvé une égale á la ville et c'est la mort qui la menace de périr et qui aussi l'assure de la gloire.

II existe d'autres mamfestations moins terribles de la féte. On s'approprie la ville en pensant, quelque temps, qu'on usera d'elle, sans bourse délier. On logera sans payer le terme, on empruntera les moyens de transport sans acquitter une rede-vance. Cet espoir naif, au déla d'une aisance a laquelle on vou-drait enfin acceder, marquerait l'avénement d'un nouveau temps que les cambattants ont inauguré. Quand la population leur don-nait de quoi boire et de quoi manger, il eut été inconvenant et impensable de leur faire payer leur nourriture ou leur boisson. Tout Parisién, puisqu'il est citoyen de Paris, a le droit d'y cir-culer, d'y loger, d'en respirer l'air, d'en savourer la lumiére. La ville, comme l'ceuvre d'art ou comme l'acte révolutionnaire, appa-rait alors comme un objet sacre ou comme un objet de jouis-sance mais non comme un objet possible d'échange. Comme elle n'a pas de prix, il n'est pas question de l'acheter. Ce sont au contraire les corrupteurs et les ennemis du régime qui cherchent á acheter et qui voudraient que l'on se vende. Gratuita de la Féte, Gratuité de la Ville.

En second lieu la Féte de la ville se compose des fétes que l'on y donne : féte de la Fédération et méme féte du 18 Mai 1871 et méme fétes qui suivirent la Liberation. Voici l'allégresse d'avoir reconquis le pouvoir mais, en dehors de cette moti-vation, la féte révolutionnaire posséde sa propre finalité. Elle se donne, selon l'expression de Sartre, comme un immense « étre-ensemble ». Davantage, le peuple s'offre en spectacle á lui-méme. L'homme reconnait l 'humanité d'autrui, en le percevant révolutionnaire, en le voyant habillé selon íes chiffres de la Révolution. A travers les rúes, les places, les différents cortéges, l'humanité se reconquiert, sans avoir a passer par des difflciles et hypothétiques médiations. En marchant, comme quelques mois plus tót en faisant le coup de feu, elle a le sentiment de méler ses pas á tous ceux des révolutionnaires qui la précédérent et qui souvent échouérent.

Les aspects superñciels de la féte (les fonctions de divertis-sement) font place a ses marques les plus profondes : fidélité a des origines qui remontent le cours du temps et sentiment d'une cohesión tres forte. La foule hurle, se décnaine mais, a travers son enrouement transparaissent les hurlements ou les gronde-ments de tous ceux qui ne purent se faire entendre. Puis les offl-ciants parlent et s'ils sont inspires, ils ne s'expriment pas en leur nom propre, ils font venir á la parole tout ce que le peuple rassemblé voudrait diré et tout ce que leurs ancétres purent a peine murmurer. Langage noble, langage qui a besom d'étre parlé á pleins poumons dans les grands espaces de la ville, aux caricfours si ventés de l'Histoire. La encoré, il faut éviter toute pensée réductrice qui discréditerait a la fois la poussée révolu-lionnairc et la poussée imaginaire : leurs harangues, pour plaire au peuple, auraient besoin d'étre excessives, méme si elles épou-

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sent la cadenee des périodes et l'on se plaira a relever quelques contradictions entre la simplicité du message et parfois le clas-sicisme de la forme. En fait le classicisme dont on use sous la Révolution peut paraitre emprunté aux vestiges académiques des temps révolus : plus profondément, il se déroule, á merveille, dans des espaces ouverts, il vibre sur les places immenses, il retrouve l'éloquence grecque de l'Agora.

Mais la violence du ton a une autre valeur symbolique (ce qui n'exclut pas, évidemment, qu'il faille tendré les énergies et les inciter á continuer un combat qui n'est pas encoré gagné). II faut que la parole, par sa violence manifesté, soit digne de la violence latente de ceux qui furent opprimés silencieusement. Elle doit expulser et terroriser les autres paroles qui gisent encoré de-ci de-lá, ne fussent que sous la forme d'expressions conformistes, d'attitudes molles. Son role, comme celui de la violence physique. est bien de puriíier et on ne purifie pas dáns la tiedeur et dans les á-peu-prés. II faut marquer une coupure. Quand bien méme les conservateurs se seraient retires, ils ont laissé, sur la ville, mille signes, parfois inapercus, de leur présence : pn ne rectifie pas, en un seul jour, certains regards de niépris ou certains ports de tete humiliés ; les facades continuent d'en diré long sur le régne des classes ou des castes. Des monuments deineurent qu'on hesite a détruire ou á défl-gurer. La ville, dans sa matérialité, resiste au changement et il se trouve que cette matérialité n'est pas muette : elle fait signe de toutes parts, elle risque de fourvoyer le projet révolutionnaire. La Révolution, ne disposant pas d'un autre systéme de signes qu'elle substituerait a celui qu'elle a trouvé en place, tente de le balayer, au grand vent de son éloquence : non point vide, comme on a voulu l'insinuer, mais qui tente de faire le vide. En ce domaine, le combat des signes parait plus dramatique et plus desesperé que la lutte des armes. Que voulons-nous diré par la ? Par la forcé, les révolutionnaires arrivent, s'ils sont victorieux, a « faire place nette ». Davantage, le vide se creuse parfois devant eux, sans qu'ils aient á prendre des mesures terrorisantes. A un certain instant, le pouvoir semble se démettre de lui-méme, plus oceupé á faire ses valises qu'á résister — au niveau des signes, il n'en est pas de méme. La substitution des étendards ne suffit pas. Certes les vétements changent et les partisans ne s'habillaient pas comme les soldats allemands. II n'empéche qu'il ne se produit pas le vide absolu dans lequel la liberté s'engouf-frerait. La ville, par ses habitudes matérialisées, continué a signi-fier, comme par le passé. Alors on exorcise le passé. On s'inter-pelle a chaqué instant « citoyen », « camarade », l'on a recours á une grossiéreté qui est censée effaroucher les mignardises de l'ancien régime ou encoré on parle vertueusement si le systéme précédent était corrompu.

Nous avons dü, au cours de cette derniére analyse, mettre en évidence l'ambiguité de la parole révolutionnaire. D'une part, elle retrouve son essor, elle se multiplie á tous les carrefours, elle parle au nom de tous, et surtout de ceux qui n'ont pu s'ex-primer. Les hommes se rappellent qu'étre libre, c'est avoir une gorge, une poitrine libre. La ville devient cet immense espace de résonance oii les mots se répercutent en pensées, en meurtres,

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en réues, en incitations á agir. D'autre part elle se heurte á un étre-lá des signes, dont elle ne dispose pas. Elle devient impré-cation, conjuration solennelle. Elle se voit incapable de remo-deler une ville á laquelle seule une longue pratique effective donnerait un visage nouveau.

Si done tout doit changer, il faut que cette modification pro-fonde affecte la vie quotidienne. Que serait une révolution qui laisserait les hornmes étrangers les uns aux autres ! Si la rué prend un autre visage, ce n'est pas sous Feffet d'une humeur soudaine ou fugace mais en vertu d'un projet qui vise un boule-versement total de la condition humaine. II ne faut rien moins qu 'un projet ambitieux — révolutionnaire, en l'occurrence — pour transformer le cours des jours : la maniere de se regarder, de se rencontrer, les « mceurs ». La ville constitue tres naturelle-ment le lieu de cette révolution « morale », parce qu'elle mul-tiplie les confrontations. Les clubs et les cellules proliférent, les rencontres deviennent plus chaudes. Mais la fraternité, d'abord jaillissante, risque de devenir, pour certains, une couverture, une comedie. Les intéréts qui ont persiste, réapparaissent. La spon-tanéité révolutionnaire perd de son imagination.

II nous importe peu de suivre la retombée (toujours pos-sible) du moment de l 'unanimité. Sartre, par exemple a su pro-

Íioser une grille possible de cette trajectoire. II vaut mieux, á 'intérieur de notre travail, examiner ce qu'il advient de la ville.

Nous ne parlerons pas de la terreur qui continué parfois sans rai-son et avec pour but de ressouder « horriblement » la popu-lation. La Révolution, parce qu'elle doute d'elle-méme, invente une seconde ville, peuplée de réactionnaires et paralléle. L'ancien régime portait, dans son champ mental, l'imagerie des « bas-fonds », de la « pégre » toujours préte á dévaliser, á piller. Les marginaux, les exclus de toutes sortes rompaient l'uniformité de l'espace social. La Révolution cede á une mythologie presque semblable. Son image si puré se réfléchit dans des caves, des soupiraux, des égouts dans lesquels les ci-devant, leurs hommes de main se tapissent. On les croyait emigres, loin du pays, on en avait tué un certain nombre; l'on s'apercoit qu'ils s'étaient terrés et ils semblent pulluler dans ce monde humide oú ils se cachent et oü tout prolifére.

II s'ajoute une autre image, celle des déviants. Ils ont quitté la route révolutionnaire qu'il n'est pas facile de suivre, parce qu'elle s'invente jour aprés jour. Les déviants ne sauraient étre comme les exclus, parqués dans quelque lieu de la ville (puisque la figuration n'est pas d'ordre spatial). Ils oceupent, comme les autres le centre de la ville, en quoi ils s'avérent plus dangereux, mais ils risquent de le faire « dévier », hors du foyer qui lui était historiquement destiné. Quand les déviants ne se rendent plus á la Raison, quand les chemins perdent de leur évidence, cesse la transformation magique de la ville. II fut un temps oü elle était toute entiére en chacun. Certes les institutions se loca-lisajent en assemblées, en tribunaux, en siéges affectés a des fonctions différentes mais tout homme, oü qu'il füt, et, en écou-lant seulement la voix de sa conscience, avait le sentiment de narler au nom de tous. Des termes différents et assez distants les uns des autres se réconciliaient : l'individu et la société, la

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ville et l 'humanité ; une Capitale légiférait au nom de la Répu-blique universelle et du genre humain. C'était Vultime aventure de la ville devenue Commune.

Maintenant chacun est soupconné d'avoir le désir d'aban-donner un dessein trop lourd et trop sanglant. La ville se tisse d'un réseau de relations á la fois serrées et instables. Chacun est observé, épié par tous (ce n'est plus la « belle indifférence » de l'ancien régime), car l'on suppose que chacun pourrait faire sécession, mais, chose extraordinaire, on croit qu'une seule tra-hison causerait l'effondrement de tout le systéme. Au debut de l'insurrection, chacun supportait, de ses épaules, la Révolution mais cela ne voulait pas diré que le sort de celle-ci fut sous sa dépendance : plutót que chacun avait l 'honneur de se confondre avec la Révolution toute entiére. Maintenant on en vient a pen-ser que toute l'oeuvre révolutionnaire s'effondrera s'il lui manque une seule adhesión. Fragilité de l'espace révolutionnaire, qui, faute de l'unanimité de ses debuts, en vient a faire et á refaire le compte de ses membres.

On acclamera celui qui osera affirmer « nul n'est utile, sinon á lui-méme ». Terminer la révolution, c'est arréter un mouve-ment qui risquerait de déposséder ses premiers bénéficiaires ; c'est aussi permettre a tous de revenir á leurs affaires, voire á leurs miséres individuelles. La ville redevient un ensemble de logis, de maisons, de rúes juxtaposées, et, puis, chacun se dit qu'il ne sera pas aussi seul qu'il le redoutait : les enfants, les voisins, les quelques effets que l'on posséde et qui ne font pas peser sur leurs consciences la terrible responsabilité d'une Révolution que l'on accomplit. D'ailleurs, la ville avait, deja, perdu sa belle unité : auparavant, toutes rúes jointes, elle ignorait les nceuds, elle formait une seule avenue ; maintenant il faut jus-tifier son identité, son intégrité et les gens disent qu'il est plus long et plus pénible de la traverser que sous l'ancien régime. Ils hésitent á sortir, ce qui serait se « mettre á découvert » dans un espace publie ; ils préférent se masquer derriére l'ombre de leurs maisons.

Le défdé du Front Populaire.

II nous faut, á nouveau, choisir l'éclairage historique le plus satisfaisant. II se situera avant-guerre, lorsque de telles mani-festations revétaient une ampleur exceptionnelle. Elles peuvent encoré se reproduire, á la faveur de circonstances tres favorables mais leur probabilité nous semble moindre. Nous n'entendons pas remonter trop loin dans l'ordre des causes. Nous percevons bien que le cours de l'Histoire pese sur ees manifestations. La politique des blocs, la position des partis, l 'augmentation ou la diminution du niveau de vie, l'espérance en une révolution possible ou la perte d'un tel espoir influent sur elle. Mais ce qui nous intéresse, du point de vue de notre travail, ce sont les relations qu'entretiennent les hommes et la rué. Or la rué, paisa forme, par son allure, par son implantation (étant bien entendu qu'en dernier recours, elles dépendent d'une évolution plus genérale) constitue un décor plus ou moins favorable a la revendi-cation, aux déñlés, aux sursauts révolutionnaires. II est des rúes

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ofi l'on sent que la pólice sera mal á l'aise, et Fon pourra lutter, á armes égales, malgré une infériorité théorique. II est des arté-res fraternelles oü un peuple espere exprimer son unanimité. Et au contraire, il existe des boulevards plus propices aux denles de l'armée qu'á ceux des ouvriers, il existe des rúes si froides et si inanimées qu'elles inspirent le découragement.

D'une facón genérale dans une ville tout á fait récente, la manifestation politique parait moins probable. Les rúes sont deja bondées de véhicnles, de passants qui circulent sans tréve. Cette inlassable activité semble régie par une inécanique imperson-nelle qui n'a pas besoin du secours des hommes. La ville rei'oule, déjá, d'autres marches moins redoutables (pie le défilé politique et qui, auparavant, .se permettaient d'interrompre, le cours des raes ; la procession, toutes banniéres déployées, avec l'armée des enfants de chceur, la troupe des fidéles, leurs stations prolongées en dhl'érents points de la ville — l'entevrement qui eheminait, d'un pas lent, foule noire qui suivait le corbillard et son cocher lngubre ; á sa vue les passants s'arrétaient, se découvraient ou se signaient — le cortége endimanchó du mariage — le déjilé mili taire : dans « le voyage au bout de la nuit », Hardamu emboite le pas derriére un régiment qui traverse la ville et se retrouve au feu. II faut croire que ees cortéges (et méme celui des funérailles) faisaient naítre un courant dans la ville, car dans un certain nombre de romans ou de films, un étranger á la féte ou au deuil se laisse emporter par son passage et il le suit jusqu'á son terme, le cimetiére ou l'auberge des réjouissances. Occasion pour l'étranger de se méler, d'un seul coup, á un monde qu'il ignore mais il fallait bien que le cortége ait assez d'autorité pour rouler aprés lui le passant et, s'il le faut, il y demeurera, pendant toute son existence, rompant avec les siens. N'a-t-il pas devant lui le spectacle de toutes ees mutations, de cet homme qui, par sa morí, est passe a une nutre vie, meilleure dit-on, et de cette jeune filie qui devient une femme et de tous ees parents qui s'ignoraient depuis longtemps et se retrouvent maintenant á l'état de deuil, en voiles, costumes, cravates, cha-peaux noirs. Voilá, de quelle facón, on pouvait disparaitre d'une ville. Nul besoin d'une cave ou d'un soupirail, comme dans le mélodrame ou d'un cloitre comme pour les ames fortes de Port-Royal. Nul départ á l'aube, dans la rosee du matin, comme le fils prodigue ou comme certains héros de Giraudoux étaient ten-tés de le faire. II suñisait de se laisser glisser dans la trappe d'un cortége. Le passant endosse, selon le hasard, l'habit de deuil ou de joie, et tous les convives previsibles s'apercoivent qu'ils espé-raient l'invité inattendu. Sans lui il n'est pas sur que le défunt aurait été bien enterré, la jeune fiancée bien mariée ; les cousins ne sauraient pas tres bien s'ils sont parents et les gendres, s'ils convoitent le méme héritage. Lui seul arrive a débrouiller, comme il faut, les ramifications compliquées d'une grande famille.

La constitution, méme mythique, d'un micro-groupe ne nous «intéresse pas en soi. Nous voulions, par cette réverie, montrer de <|iielle facón un cortége (et ce dernier mot a presque disparu de la langue francaise) avait encoré la possibilité de remanier l'al-lui'c d'une rué, quel sillage il laissait derriére lui et comment, par l'apparition d'une telle « forme », on pouvait aisément s'ab-

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senter d'une ville devenue simple « fond ». Dans la ville moderne l'homme est encoré libre en ce sens qu'il peut se plonger dans l 'anonymat d'un boulevard ; mais, par quel courant se laisser porter pour aller ailleurs !

C'est pourquoi il nous faut remonter le temps, rassembler les documents : les témoignages, les photographies, les actualités du Front Populaire et tenter de diré comment, á travers les défilés, la rué se dévoilait d'une certaine facón. Nous croyons que la rué devenait fraternelle, d'une fraternité authentique qui contrastait avec la Fraternité abstraite qui figurait, sur les fron-tons de l'Etat, aux cótés de l'Egalité et de la Liberté. On assistait á un dégel des relations et des traditions et des individualismes. Ce n'est pas en vain que les manifestants marchaient, coude á coude, c'est-á-dire pour le meilleur et pour le pire. lis invitaient les passants á entrer avec eux dans la danse révolutionnaire, reconnaissant un voisin, un camarade d'atelier qui avait fait faux bond, et aussi bien une mere de famille se mélait-elle a eux avec ses enfants. Celui qui demeurait a l'écart, sans se joindre au défilé ou, du moins, sans applaudir, avait mauvaise conscience. A ce moinent, la rué prenait une allure dépourvue d'ambiguité, séparant l'ouvert et le dos, ceux qui s'ouvraient et ceux qui se repliaient sur eux-mémes : á certains carrefours, des fenétres ouvertes, des vivats, le drapeau de l'Internationale ; á d'autres passages, des volets obstinément fermés, des rideaux baissés, le silence d'une ville assiégée. Une rué, en general, présente une apparence moins nette, avec beaucoup de portes, de fenétres entrouvertes, de persiennes entrebaillées. Le défilé populaire met-tait les choses au point, départageant les options et les manieres de vivre de chacun. Parfois deux cortéges venus de lieux diffé-rents se rencontraient : on fraternisait, on se serrait les mains, on chantait plus fort.

Nous insistons sur cette fraternité parce qu'elle nous parait importante par deux aspeets. D'une part elle refoulait une face de la rué, toujours virtuelle et qui semble l'avoir de nos jours emporté : la rué comme lieu oü chacun observe autrui, d'une facón méfiante et cherche á porter un masque, la rué qui exige quelque affectation, qui s'offusque de ce qui est négligé ou sim-plement spontané. Or si tel a été le destin du boulevard et des grandes avenues, la rué prolongeait, en quelque sorte, les corri-dors, les escaliers, elle semblait faite pour ménager un terrain d'entente et de complicité aux enfants, aux amoureux, aux voi-sins. Le défilé, loin d'étre le bouleversement qu'il paraissait, régénérait les relations humaines perdues dans la rué bour-geoise.

On oceupait le milieu de la rué : double symbole : d'une part ees hommes dont on n'entendait jamáis parler parce qu'ils vivaient dans les usines et les ateliers, se permettaient de se mettre en vedette, de se situer au centre des artéres ; d'autre part on déréglait toute circulation, cet ordre qui reservait aux uns le passage pour les automobilistes et aux autres un passage

Íiour les piétons (la rué étant, d'une facón mythique ou réelle, e lieu oü l'ouvrier, risque d'étre écrasé sur sa fragüe bieyelette).

Le déréglement n'était pas absolu puisque le défilé comporlait souvent un service d'ordre mais on avait plaisir a faire circuler

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le camarade, d'une maniere différente, dans la complicité et dans l'amitié. Voilá done une rué chaude, effervescente, bruyante qui s'opposait au boulevard froid, distant, presque désaffecté de tous les jours.

En fait, le défilé comportait une seconde ligne symbolique. Par sa fraternité présente il en appelait á une fraternité future, á une réconciliatwn imminente. Ce coude á coude mimait, sur le terrain, si l'on peut dire l'avénement d'une société radicale-ment opposée. II est malaisé de definir, en quelques mots, l'uni-vers bourgeois. La ségrégation et la distanciation le caractérisent sans doute — caracteres qui d'ailleurs comportent leur positi-vité. La ségrégation, cela veut dire aussi l'analyse, la ciarte des idees distinctes. La distanciation permet de prendre du recul sur les phénoménes, et ainsi de les maitriser. Mais ees raémes caracteres signifient une société cloisonnée, compartimentée oü les individus existent fort loin les uns des autres — sur le mode du contrat ou d'une politesse glacée ou d'un formalisme étatique. Voilá done ce que le défilé refusait dans son débraillé bon enfant, dans son unanimité, dans sa spontanéité généreuse.

Y était reintegres ceux que l'on avait exclus, unis ceux qu'on avait dissociés. On avait la surprise de voir défiler, les uns á cotes des autres, des hommes et des femmes, des ouvriers et des Fonctionnaires, des jeunes et des moins jeunes, des banlieusards et des habitants des vieux quartiers du centre. Ce qui nous étonne le plus dans les photographies de ees défilés, c'est de voir tellement de femmes en tenue de travail. Les autres photographies de ees mémes années nous livrent des hommes filant seuls vers leurs lieux de travail et des femmes faisant de leur cóté leurs emplettes. Pendant les dimanches, des familles se prome-naient, mais la femme disparaissait sous l'épouse, sous la mere. Ainsi á l'occasion de ees manifestations, des hommes se rencon-traient malgré tout ce qui les séparait d'ordinaire : les lieux de travail, les quartiers, les ages.

Or cette rencontre, bien qu'elle fut appel, invocation d'un avenir meilleur, n'avait rien de fantastique. Elle manifestait au contraire, dans et par la rué ce que d'habitude la ville et la société refoulaient et ne voulaient pas voir. II était vrai que beau-coup de femmes travaillaient en usine ou dans les ateliers et la mythologie qui les représentait, á l'époque, comme des étres désincarnés et sans situation sociale déterminée, était fausse. II était vrai que certains hommes étaient uses par le travail, avaient des mains, des visages deteriores par l'existence mais la ville les dissimulait dans les oubliettes de ses usines ou de ses bistrots ; ou encoré elle leur imposait de se déguiser avec un costume qui n'était pas le leur : « le complet du dimanche ». La est le sens de ees vétements de travail qu'ils gardaient pour manifester ou encoré des bieyelettes qu'ils poussaient devant eux : non point par désir d'apitoyer ou par amour du folklore mais pour ne pas dissocier, pour une fois, leur vie privée et leur vie publique, leur étre de travailleur et leur étre d'homme se Jhomenant dans la rué.

On comprend la joie que ees manifestations leur procura ion t : avoir été plus forts que la rué, c'est-á-dire que la sociélé, avoir participé a quelque chose de grand et d'émou-

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vant, avoir été totalement eux-mémes au milieu de ceux que le sort leur avait imposés comme camarades de travail et avec qui ils avaient maintenant choisi de vivre. La rué se peuplait alors, pour eux, de visages amis et, peut-étre, plus simplement de visages. Nous voulons dire que dans la rué quotidienne, les hommes disparaissent et disparaissaient au profit des vitrines, des objets, d'un mouvement confus — et que, pendant le défilé, on assistait á un renversement total de perspective. Les hommes et les hommes seuls comptaient. Ils suffisaient a composer le décor d'un boulevard.

II faudrait, pour terminer, examiner le sens liturgique de ees défilés, insister sur tel ou tel moment plus important, plus symbolique. Ainsi l'ordre de la manifestation qui s'apparentait plutót á une procession qu'á un défilé. Le défilé militaire demeure mécanique dans son exécution, niant toute improvisation et cons-tituant un spectacle pour les autres : état-major, populations rassemblées. On défilé devant quelqu'un, une procession se déroule derriére un embléme, souvent sacre. Or la manifestation s'organisait derriére les drapeaux et les pancartes qui se trou-vaient á sa tete. Elle apparaissait comme une longue marche et elle se griserait de tout ce qu'une marche orientée, bruyante peut apporter.

D'abord la fatigue qu'engendrent le parcours, les slogans entendus, les chants repris malgré l'enrouement, la poussiére, le soleil : sans poussiére et sans soleil, sur un boulevard uni et propre, la procession perd en gravité. Elle ne mérite plus, elle n'engendre plus le vertige et la dépossession de soi. Alors, beau-coup, parmi les moins acharnés, pensent deja au moment oü ils se sépareront et oü ils rentreront á leur domicile.

Ensuite une route qui va quelque part, comme tout péleri-nage et qui échappe ainsi á l'angoisse d'une promenade contingente. Oü allait-on done ? Au centre de la ville, centre historique ou populaire ou seulement administratif (la Préfecture par exemple) : arrivés á ce centre, les manifestaants entendraient leurs chefs, leurs secrétaires syndicaux aimés, admires, connus, s'ils étaient parmi les plus grands, par leurs portraits ; ils atten-daient que leurs dirigeants se dépassent et qu'ils annoncent une mesure spectaculaire. Qui posséde le centre, posséde la ville, la región, le pays, si la ville est Paris.

Le défilé actualisait et répétait la prise de possession du pouvoir par la Révolution. II n'était pas destiné simplement á publier des revendications. II dépassait méme un mouvement stratégique pour se compter et pour mettre en lumiére une forcé anonyme avec laquelle le patronat et l'état devraient compter. Au fil des minutes et des kilométres, il permettait a certains hommes de s'emparer d'une ville, d'un univers qui était le leur et qui leur avait toujours échappé. La conquéte effective du pouvoir demande beaucoup de patience, de l'opportunisme, des com-promis qui paraissent accepter une situation que l'on veut ren-verser. La grande manifestation populaire dramatisait cette conquéte du pouvoir, sur un mode pathétique et immédiat. Ainsi il y avait toujours une banque austére et hypocrite devant laquelle on s'attroupait pour la huer, comme, si derriére cetle facade vide le mal s'était rassemblé. Elle cessait d'étrc un

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immeuble oü l'on effectue certaines opérations flnanciéres. Elle symbolisait ce capital, partout puissant, partout présent, contre lequel l'ouvrier impuissant se heurte, sans jamáis pouvoir le localiser.

Une fois la manifestation terminée, les groupes se dislo-quaient et, a mesure qu'ils perdaient en importance, la décep-tion, inconsciente, augmentait. La manifestation avait été réussie mais on en avait esperé davantage : la fin des anciens priviléges, la venue d'un monde radicalement différent. Peu á peu, les rúes et la ville reprenaient leur visage ordinaire. A cet instant, les hommes ne savaient plus comment se repérer, en ce jour qui n'était pas tout á fait un jour de semaine mais qui avait seulement des airs de dimanche.

Un historien verra peut-étre, dans ees grands défilés popu-laires, l'expression d'un romantisme révolutionnaire qui a dispara (ees lignes étaient écrites en 1964) remplacé par le confor-misme social ou par une lutte plus consciente et plus rationnelle. Nous croyons la réalité moins simple ou plutót la révolution s'ac-compagne d'un certain romantisme, dans la mesure oü tous deux constituent un appel a la liberté. D'autre part la révolution apparaissait á beaucoup comme la possibilité de changer la vie, toute la vie et d'abord la vie de tous les jours : une ville qui ne se refuserait plus, une rué oü les passants ne se retrancheraient plus derriére le masque qu'ils arborent — et c'était ce remode-lage de la cité que la manifestation esquissait dans les rúes qu'elle traversait.

La ville dont le prince était un étudiant.

Nos exigences méthodiques pourraient préter en ce chapitre á ambiguité. Nous cherchons toujours a préciser de quelle facón l'homme tente de s'approprier l'espace urbain et, ici, nous entre-prenons une poétique de l'acte révolutionnaire. Nous ne disons pas qu'il ne comporte que cette dimensión, auquel cas on pour-rait l'assimiler, hátivement, á un vaste monóme ou a un immense psycho-drame, voire á un orgasme collectif. II peut avoir été ten-tative magique de s'approprier la ville et aussi volonté de boule-verser l'ordre social. Encoré ne faut-il pas diminuer l'importance du premier caractére. La féte, par elle-méme, a le don de desser-rer extraordinairement l'étreinte des forces de répression. D'autre part quand les lignes de metro ne fonctionnent plus, quand les transports se mettent a manquer, quand d'immenses cortéges se forment sur des chaussées réservées á la circulation automo-bile, les hommes s'apercoivent d'abord de ce bouleversement qui frappe leurs yeux. Cette modification sensible ne doit pas nous laisser croire que l'ancien ordre a été seulement transformé en surface. Nos relations a l'espace urbain, nos distances géogra-phiques et sociales deviennent autres. Et de ce qui fut avant, nous nous en souvenons a partir de notre marche, de notre plhrole, de notre joie ou de notre peur presentes

On peut remarquer, a nouveau, que les manifestations ne suiviiont pas des chemins arbitraires ou méme des itinéraires que la seule stratégie eut imposés. II existe bel et bien des trajets privilegios dans une ville. Lors de la premiére grande manifes-

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tation, les hommes, á l'appel des syndicats en place, emprunté-rent le trajet traditionnel qui méne de la Bastille á la Nation : trajet entre tous sacre puisqu'á la Bastille un Dieu était mort et qu'á la Nation une autre divinité, la République, était née. Cette marche, cautionnée par des souvenirs glorieux, ne devait pas se reproduire par la suite et cela, non sans raisons. A mesure que la révolte prenait une allure nouvelle et qu'elle refusait de se couler dans les moules habituéis, elle empruntait d'autres itinéraires. Elle ne pouvait se conformer aux antiques processions venerables en d'autres temps. lis manifestérent de Denfert-Rochereau á Montparnasse, des portes de Paris á la gare de Lyon, de Montparnasse á la gare d'Austerlitz. L'importance des gares apparait avec netteté ; en quoi ils n'échappaient pas á un passé qu'ils croyaient aboli. En effet, pour quelles raisons se ren-dre auprés de gares et ne point se diriger vers des points straté-giques (il est vrai, mieux défendus). La gare participe encoré á une certaine mythologie ouvriériste. Cette cathédrale de béton et de verre, a pu signifier le malheur de la civilisation industrielle. Des hommes y arrivaient de province pour souffrir á Paris la passion urbaine. Toute la peine et toute la détresse de l'homme se réfugiaient, a une certaine époque, en ees quartiers plus gris que d'autres. Ils y firent leur premiére expérience de la ville et quand ils retrouvaient pour quelques jours, leur terre natale, ils empruntaient, á nouveau, la voie de la méme gare. Malgré la difl'usion des véhicules prives, des millions de voyageurs et sin-guliérement de famules s'y rendaient, chaqué été, au moment des « congés payés) » que l'on octroie aux travailleurs. Le role de la gare n'en est pas moins surprenant, en un temps oü les hommes ont inventé bien d'autres lieux mais il faut croire qu'ils ne possédent pas assez de charge sacrée.

En revanche les étudiants acceptérent de se rendre des Gobelins au stade Charléty. Le jeunesse se rendait done vers du gazon, vers un stade et non point vers l'antique décor des gares. Quand la C.F.D.T. et quelques éléments de la C.G.T. se joigni-rent á eux, ils suivirent un trajet plus hésitant, composé de méandres, de zigzags, lequel semblait refléter leurs incertitudes et leur hétérogénéité puisque leurs engagements différaient. Ils marchérent longuement dans Paris et cette derive harassante ne se laisse pas aisément éclaircir. Faut-il y voir une manceuvre des dirigeants qui fatiguérent leurs troupes pour éviter une con-frontation devant laquelle ils reculaient ?

II arriva que les manifestants marchent a une distance réduite de l'Elysée et qu'ils ne tentent pas d'en approcher, comme s'ils; ne voulaient pas s'emparer d'un pouvoir qui était á prendre. Nous ne songeons pas á risquer une hypothése, en l'absence d'une documentation sérieuse et surtout pour des raisons de méthode. Dans notre travail, il ne faut pas que les faits, les trajets ou les lieux renvoient á des intentions cachees, qui double-raient le mode d'apparaitre des phénoménes. Ce serait imposer une seconde dimensión et nous irions á l'encontre de notre parli pris méthodologique. Pour en demeurer au niveau d'une poétique de l'espace urbain, disons que l'Elysée semblait avoir conservé une certaine charge sacrée, que l'on n'osait pas en approcher, qu'il paraissait méme dévier légérement le cours de la

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manifestation — ou¡ encoré que ce lieu devenu vide par l'absence de son Chef donnait l 'apparence d'un creux, d'un cratére oü l'on risquait de s'engloutir, loin d'étre un sommet, un troné oü s'ins-taller pour dominer la ville. Cette derniére remarque paraitra moins étrange, si l'on songe que l'on pensait á détruire mais que, par ailleurs le « vide » faisait peur. L'Elysée vacant pendant ees quarante-huit heures aurait davantage effrayé la masse qu'un palais défendu par la présence de son Président.

II y eut done des marches sinueuses, épuisantes (a la fin, des sortes de mouvements browniens) et en un sens, elles ne pouvaient trouver leur terme, comme un défilé militaire ou une procession religieuse ou un enterrement. En pareils cas, on inhume le mort ou l'on défile devant l'état-major syndical, mili-taire ou encoré l'on rencontre le Dieu. Nulle divinité, nulle fin satisfaisante á ees itinéraires qui voulaient un changement radical de régime, lequel ne pouvait se produire par le seul fait d'une manifestation, si puissante füt-elle. De la, le contente-ment de se sentir soudés les uns aux autres mais aussi quelque amertume, comme une impression d'inachévement. Ce fut pour certains un rendez-vous qui ne débouchait sur rien. Les étu-diants et les ouvriers grévistes n'eurent pas tout a fait ce senti-ment. lis revenaient á leurs points de ralliement, aux usines et aux facultes qu'ils oceupaient. Les derniéres manifestations don-nérent l'impression d'un éclatement. Les étudiants, sur la défen-sive, auraient dü, en toute logique, se regrouper au Quartier Latin et c'est bien ce qu'ils firent en derniére instance. Mais, aupa-ravant, des barricades, des debuts de manifestations se produi-sirent de-ci, de-la, comme si la masse revendicative éclatait et se disloquait dans le territoire parisién : résidu de ce qui avait été un gigantesque regroupement. La déflagration contestataire les fit retomber a Montmartre, sur les boulevards, prés de la Seine.

La manifestation des partisans de l'ordre devait, selon l'évi-dence topologique, emprunter un autre itinéraire — celui que les « patriotes » ou les conservateurs avaient suivi en d'autres temps. Nous ne nous demanderons pas quelle en était la com-position ou quels en étaient les slogans. Qu'il nous suffise, une tois de plus, de nous fier aux paysages urbains, á sa toponymie. De la Concorde á l'Arc de Triomphe. De la Concorde, c'est-á-dire de ce point qui prétend rassembler les Francais, empécher un pays de se défaire á l'Arc de Triomphe, c'est-á-dire en un lieu officiellement le plus prestigieux, que les étrangers visitent, vers lequel des avenues aerees convergent, oü l'on commémore le sou-venir des combattants tombés pour la défense de la Patrie. C'est done un trajet rectiligne et non sinueux, comme celui des « étudiants » de Mai, un trajet propre et lar ge, ascensionnel. II faut monter vers ce haut lieu de l'Arc de Triomphe. II est vrai que l'on grimpe aussi, quelque peu» pour se rendre a la gare de Lyon ou á la place Edmond Rostand. Cependant il s'agit la d'une marche plus continué et plus égale dans son ascensión. Nous avions déjá remarqué comment les Champs-Elysées se tiennent a l'écart (Tii Paris populaire. lis n'ont jamáis été fréquentés par toutes les conches de la population — souvent mieux connus des étrangers que de certains Parisiens. Les jardins, les espacements du rond-poinl les isolent du reste de la ville.

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Beaucoup de Parisiens manifestérent. lis furent quelques-uns á peine a monter des barricades. La encoré, les lieux chargés d'Histoire ont joué leur role. II a souvent été remarqué que, mal-gré la distance historique (en 1848, lors de la Commune, lors de la Liberation de 44, lors des « événements » de Mai) elles ont surgi. Or les raisons fonctionnelles n'expliquent pas toujours cette persistance topologique. Les premieres barricades se mon-tent en 1968 comme en 1896, prés du carrefour Saint-Germain et de la rué du Four. On se bat souvent rué Soufflot, prés d'un commissariat qui devrait éloigner les manifestants. Dans beaucoup de circonstances, les étudiants « remontent » le boulevard Saint-Michel et s'attroupent place Edmond Rostand. II se peut que les forces de pólice aient, pour consigne, de ne pas franchir certaines limites et qu'elles hésitent á dépasser, lors des pre-miers incidents, le carrefour Saint-Germain. Cette frontiére pas-sée, les responsabilités reviendraient a un autre commissariat ou encoré elles savent qu'en envahissant le Quartier Latin, elles engagent une lutte plus contestable. Nous ne pouvons élucider toutes ees raisons ; mais seraient-elles éclaircies que la tradition persister'ait, qu'au milieu de tous les bouleversements du monde moderne, des nomines qui ne se connaissent pas, se passent, prés des mémes murs, le flambeau de la révolte.

Cependant nous devons parler plus précisément de ees derniéres barricades qui ont été celles de notre temps. Tout d'abord, ce ne furent jamáis, malgré la violence des affrontements, de véritables combats de rué. Nous pensons a la guérilla telle qu'elle se pratiqua dans les villes d'Algérie ou dans les riziéres du Viet Nam. II y avait pour cela, trop de monde et de spectateurs. Lors des combats de rué, les indiíTérents disparaissent et c'est une lutte sauvage, au couteau, á la grenade. Or si aprés chaqué con-frontation, le vide se faisait par 1'eíTet de la peur ou de la lassi-tude, la foule se regroupait vite á nouveau. Deux images diffé-rentes surgissent á la vue de ees barricades. On a l'impression qu'elles joignaient les deux pans de la rué. Les véhicules, les pavés mais aussi des chaises, des mátelas, des tuiles jetees des maisons avoisinantes grossissaient ce mur, comme pour unir les deux rives. Par ce va-et-vient entre le dehors et le de dans, on restituait la rué a son quartier. Les immeubles alimentaient la rué et, en revanche, des « émeutiers » s'engouffraient dans les couloirs des immeubles. Par la barricade, on arrétait l 'hémorra-gie qui, sous l'effet de la circulation, vide une voie de sa sub-stance. La rué moderne est traversée, perforée par les véhicules, par leur vitesse et leur indifférence. C'est pourquoi, malgré l'ef-fort que les barricades exigeaient, au moment de les dresser, on eut l'impression qu'elles ralentissaient le rythme de la ville. Quand les forces de pólice ne les détruisirent pas dans l'instant, quand elles eurent le temps de persister,; elles donnérent á la rué un semblant de paresse et de familiarité. Les hommes s'abri-taient derriére elles pour fumer, pour discuter. La rué leur appartenait, la machine sociale était grippée, d'autant plus qu'ils avaient inversé les rythmes urbains : agissant pendant la nuil, s'octroyant le re pos pendant le jour.

Les barricades évoquent encoré — une image, cette fois, souterraine. On avait l'impression que la rué s'était soulevée,

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(iue, par un séisme mal connu, elle avait secoué sai rectitude pour devenir bosselée. Dans ce mouvement, elle avait fait remonter á la surface de la ville un monde obscur que l'on contient a l'or-dinaire. Le sol devenu visible de la ville, ce n'était pas de la terre, un limón originel mais une matiére peu noble, qu'elle fut dure (les pavés) ou molle (les detritus). On doit rattacher, a cette image, la thématique des « bas-fonds » : tout ce qui est bas, sale, anomique, refoulé par l'ordre social, aurait ressurgi pen-dant les troubles. Cette thématique présente un intérét pour l'imaginaire, dans la mesure oü on ne l'enserre pas dans des concepts trop determines. Elle peut d'abord évoquer des ani-maux, comme les rats, attirés par les detritus. Alors, les Pari-siens se rappellent que des centaines de milliers de rats vivent sous eux. lis se mettent á les sentir exister, ils se demandent s'ils ne risquent pas de colporter des maladies. Eux-mémes, quand ils stockent du sucre, des provisions, se sentent une ame grignoteuse, avide comme celle des rats. On situera ceux-ci, au coeur de la révolte dans une Sorbonne jusqu'alors réservée aux seuls « rats de bibliothéque ». II faudra la désinfecter et on aura peur que cette masse de rats ne se replie trop rapidement dans tel ou tel quartier, rompant Vequilibre tacite qui, sans doute, existe entre les lieux, la vermine, les caves, les vwres. et les hom-mes. II ne faudrait pas que, dans leur mouvement de repli, ils fassent chavirer le navire de la ville. En effet les rats, par leur apparition, nous donnent cet avertissement. Nous sommes sur un navire avarié, échoué puisqu'ils ne se maintiennent plus dans les cales du bateau.

Les bas-fonds évoquent done cette apparition des rats mais aussi ce que le Ministére de l'Intérieur nomme « la pégre » : les blousons noirs, les motards de banlieue, les étrangers, les hom-mes a la couleur basanée ou ceux qui sont trop blonds. Eux aussi seront, en fin de compte, repérés et sitúes dans la Sorbonne. Seulement, l'imagerie demeure incertaine. II faudrait que, selon la logique onirique, ils remontent du fond á la surface de la ville (ce ne sera vrai que pour quelques repris de justice qui deja se cachaient dans le Quartier Latin). On afíirmera que d'autres éléments douteux viennent de la banlieue ou de pays étrangers. Cette instance implique une infútration plutót qu'une re montee.

Nous détournerons notre attention de ees modalités peu compatibles entre elles. En effet nous n'avons pas á nous interro-ger sur leur surgissement, par essence, magique mais á porter au clair le jugement que leur venue édicte : le navire est échoué. A la faveur des circonstances, différents blousons noirs ou aven-turiers se mélangent dans le mixer social, sans se heurter. Toute la ville devient bas-fonds. Comme les detritus s'entassent, comme la ville continué á consommer et cependant defeque, au hasard, sur les trottoirs, elle se met a sentir fortement. La civilisation urbaine avait instauré une propreté dont la campagne ne res-sentait pas toujours la nécessité : sans l'hygiéne, les villes au-raicni continué a connaitre les épidémies qui les décimaient au coiirs des siécles. La sálete ou méme la négligence contre-vien-nciil d'autant plus fortement á « l'ordre urbain ». Sur ce point, l'image suscite plusieurs interprétations. La ville avait done un

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fard, c'était une vieille dame soignée, qui cachait avec art, ses imperfections. Par 1'efTet des circonstances, elle n'a plus le loisir de se maquiller, de faire illusion et sa nature réapparait. II devient possible de la regarder : vieille, usée et sans appréts. Que l'ancien monde ne cache plus son antiquité et nous regret-terons d'autant moins sa disparition.

Cependant si l'on peut reprocher á certaines institutions d'étre surannées, les siécles ne sauraient constituer un objet de reproche mais un titre de gloire pour une ville. Car une ville chargée de siécles appartient au peuple qui la parcourt et non a quelques-uns. Elle se compose des morts, des peines des ancien-nes générations et ce n'est pas sans raison que les insurges s'y sentent plus en sécurité que dans une ville neuve — Alors cette odeur souvent désagréable, il ne peut étre question de la refuser, c'est une odeur de mort et de vie, elle surgit de la décomposition de certains éléments et elle annonce l'appariiion d'autre chose. Sí l'on excepte certains quartiers comme les Halles oú l'on décharge fruits et légumes ou encoré certains faubourgs ouvriers, dans lesquels les restauranLs entr'ouverts laissent passer des bouf-fées de nourriture (et certaines rúes du Quartier Latin sont dans ce cas) la ville était devenue inodore. Elle baignait dans des vapeurs d'essence qui neutralisaient toutes les autres qualités qui auraient pu intéresser l'odorat. On préférait évoquer le par-fum tres syinbolique de Paris : délicatesse imperceptible de l'univers parisién, de la femnie parisienne. Quand Paris se met á sentir aussi fort, c'est sans doute que les services municipaux n'assurent plus leur ocuvre d'une facón nórmale mais c'est aussi un signe que la ville redevient, dans son emporteinent, une exis-tence — a l'égal du paysage méditerranéen ou des villes espa-gnoles qui respirent le pin ou la triture á l'huile d'olive. II faudrait nettoyer la rué de ees cageots, de ees detritus, de ees fruits Eourris mais d'abord balayer d'autres survivances du passé plus

ypocritement « convenables ». En ees périodes de transition, on reconnait mal ce qui murit et ce qui pourrit, les mots uses et les mots vivifiants, ce qui se décompose et ce qui féconde. Et, sans doute, croit-on, d'une facón plus ou moins consciente, qu'un ordre nouveau naitra de ce chaos.

L'attitude de Finsurrectionnel a l'égard des débris de la ville sera toujours ambigué mais plutót positive. Déjá 1'homme traque vit dans la complicité de ees échaí'audages derriére lesquels il s'abrite, de ees terrains vagues oú il n'a pas honte de vivre. II suffit d'une palissade pour que Charlot senté renaitre en lui des envíes de dérégler la société. Les manifestants devaient done, d'une facón spontanée, utiliser les tringles des échaffaudages, les pierres et aussi les couvercles de poubelles a titre de boucliers. lis trouvaient, en ees fentes de la ville, un appui pour leurs mains, une prise pour leurs manceuvres. Ils agissaient ainsi par-fois, non sans quelque dérision, mimant un combat qui, pour étre ardent, ne devait pas verser dans le sérieux des autres luttes sociales. Ils donnaient la replique — sur un mode parodique — aux forces de l'ordre. D'autre part, ils manifestaient de I'ingé-niosité et de l'adresse dans l'utilisation de ees « laissés pour compte » de la société industrielle. A l'époque du travail parcel-laire, ils bricolaient. On les avait traites comme des théoiiciens,

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des intellectuels perdus dans les pays de la puré utopie : ils se montraient d'agiles artisans ; ils donnaient aux éléments (par exemple, aux boulons, aux bougies d'une auto) un sens inhabi-tuel, rejoignant encoré, par la, Charlot, ce grand maladroit qui toujours renverse une casserole ou qui ajuste mal un écrou mais qui sait user pour sa défense d'objets tres divers qu'il manipule d'une maniere inattendue. De la une adresse déconcertante et une efficacité qui donnérent á penser qu'ils disposaient de moyens considerables et d'une aide étrangére.

Qu'ont-ils encoré utilisé ? Qu'ont-ils encoré détruit ? Et ces deux interrogations ne se confondent-elles pas. Ils mirent le feu a des automobiles. Ces derniéres permettaient d'élaborer des chicanes et par leur essence enflammée, elles retardaient la pro-gression de la pólice. On voyait, en outre, dans leur présence, le symbole méme de la société de consommation. L'auto n'était-elle pas doublement consommée — d'une facón pratique et d'une facón verbale ? N'implique-t-elle pas une conduite d'évasion, l'autarcie individuelle ou familiale ? Par son attrait ne brise-t-elle pas les élans collectifs, substituant le cuite des calandres á celui d'une société plus humaine. Le conducteur le moins engagé, en prenant soin de son véhicule, semble proclamer son attachement a un certain type de société. Le geste de ferveur, la peau de chamois, l'emploi du reluiseul équivalent a un contrat moral. Enñn l'automobile a contribué á vider de sens la vie urbaine, quand elle ne l'a pas transpercée encoré, comme en Amérique, d'autoroutes, d'échangeurs, de parkings.

Toutes ces raisons jouérent et il dut exister un véritable holocauste d'automobiles. On leur manquait de respect, on les renversait sur le dos, les quatre roues en l'air, toute décence bafouée. Mais, nous le répétons, consommer en période insurrec-tionnelle, c'est détruire. D'ailleurs, toute consommation n'est-elle pas négation de ce qu'elle entend s'approprier ! Seulement, on cache d'ordinaire le tragique du négatif. Les manifestants n'eu-rent done pas toujours l'intention de proceder á une liquidation symbolique du régne de l'automobile. Ils ont souvent mis a contribución des autos modestes, des 2 CV, des 4L, c'est-á-dire des autos qui appartenaient aux leurs et qui n'ont pas l'arro-gance des grandes reines de l'automobile. Une 2 CV, quand on l'a longtemps conduite, de-ci de-la, finit par ressortir a ce sys-téme d'objets qui grouperait aussi bien la bieyelette, la paire d'es-padrilles, un pantalón usagé, un bouquin qu'on aime. En outre ils se sont servis, quand ils en eurent l'occasion d'autobus, en l'oc-currence des véhicules publics comme leurs ancétres avaient utilisé les ómnibus.

Les insurges sciérent un certain nombre d'arbres. Sans nier les raisons fonctionnelles de ce choix, tentons d'interpréter la signifleation de cette conduite. La population désavoua, dans son ensemble, ce comportement et certains chroniqueurs retrouvé-rent le ton de Ronsard. II est vrai que l'arbre appartient a la famille des vivants, qu'il semble mériter notre respect, qu'il participe vivement au paysage d'une ville. S'ils les abattirent sans scnipflrle, c'est sans doute parce qu'ils n'étaient pas sensibles á cello symbolique. Certes les arbres agrémentaient la ville mais a l'iiilciieur d'un ordre qui incitait aux promenades fades,

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« bourgeoises ». Cette nature rabougrie, encimentée venait ren-forcer, au debut du siécle, un sentiment fallacieux de paix sociale : aprés le travail et avant de regagner leurs domiciles les hommes et les femmes pouvaient fláner un instant. Cette conduite avait été vraie dans un village (on y planta en 1848 « l'arbre de la liberté »), dans un certain type de ville et encoré une telle bonhommie endormie n'avait-elle aucun rapport avec le mouve-ment de l'Histoire. On aurait bien aimé reteñir les « classes labo-rieuses » dans ce semblant d'éden, dans la survivance d'une entente patriarcale.

La Révolution n'avait que faire de ce réve d'un paradis perdu ; elle saccagerait ce que les bénéñciaires du systéme avaient planté avec complaisance, leurs petites marques d'atten-tion á l'égard d'une ville, par ailleurs, si totalement négligée. Plus profondément, quand une action humaine comnience, quand l'homme cherche á établir le régne de l'homme, il ne voit plus en quoi la nature posséderait quelque sacralité. II est prét a en user pour les besoins collectifs mais, si I'urgence de la situation le commande, il la sacrifie á des fins prioritaires. L'nomine suf-fit a rhomme, il n'éprouve plus le besoin de masquer les calamites sociales derriére un paravent de ver dure.

Quels furent les acteurs et comment se conduisirent-ils dans la ville ? D'un cóté des jeunes gens, étudiants ou non, de l'autre, des forces de pólice municipale, des gendarmes mobiles ou des C.R.S. Sans porter de jugement politique, il nous faut voir comment, par leurs présences, ils modifiaient le décor urbain. L'opposition des uns et des autres élait totale. Les étu-dianls avaient, j>our eux, la mobilité ; comme dans toute gué-rilla, ils déplacaient le théátre de l'action, et, cependanl, cette mobilité connaissait des limites puisqu'ils revenaient toujours chez eux au Quartier Latin. Leurs marches sinueuses dans la capitale contrastaient avec les grands défilés de masse popu-laire : mouvements presque browniens, perpetuéis recominence-ments. Ils chaussaient souvent des espadrilles pour manceuvrer avec plus de rapidité et pour mieux sentir « le terrain ». Nous retrouvons cette mobilité dans leur attitude toute entiére, dans leurs physionomies, presque leurs jeux de grimaces. L'un des leaders symbolisera á l'extréme cette incroyable et presque dia-bolique mobilité. II est étudiant á Nanterre et cependant il est d'origine allemande. II parle l'une et l'autre langue. On attend un enragé et il s'exprime, a la radio, avec humour. On le photo-graphie, le visage épanoui prés d'un C.R.S. impassible. On le dit en Allemagne et la Sorbonne l'accueille dans un amphithéátre. II était parti rouquin, il revient avec une chevelure bruñe.

La diversité de leurs costumes accroit ce sentiment de mobilité. Les manifestants d'un défllé populaire se ressemblent par leur allure. Ils ont mille, dix mille, cent mille visages et, cependant, ils portent, dans l'ensemble, les traces du travail industriel. Les étudiants insurges s'habillent de facón tres différente. N'im-porte qui vaut n'importe qui, mais demeure, á sa maniere, irrem-placable. Les filies en pantalón se mélent aux garcons et accrois-sent la confusión. Ils s'organisent, mais les modalités de leur organisation augmentent tres curieusement cette impression de diversité : par leur service d'ordre, par leur Croix Rouge, par

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leurs porte-paroles, par leurs ravitailleurs. En effet ils ont inventé leurs brassards, leurs casques qui ne ressemblent pas á ceux des forces de l'ordre et l'on croit d'abord a un déguisement supplémentaire. Méme si leurs blessures et leur engagement manifestérent du sérieux, il y eut, chez beaucoup, un penchant á théátraliser. A l'Odéon, les visiteurs d'un soir, puis d'un mois se drapérent dans toutes sortes de costumes espagnols, flamands, renaissance et quand ils évacuérent le théátre, certains d'entre eux portaient encoré les sublimes oripaux. La remarque est-elle trop minee ! Elle nous parait digne d'intérét dans la mesure oü elle concerne le visuel. D'autre part une féte collective nous per-met d'endosser d'autres roles et d'autres costumes que ceux de l'existence quotidienne. Tandis que les uns formaient un orchestre de jazz et que d'autres se munissaient de cou-vercles de poubelles en guise de boucliers, certains, plus ambi-tieux endossaient les costumes de l'Odéon.

Ce qui doit plutót étonner, c'est que cette improvisation ait pu aboutir á une forme concertée (la pólice évoquera le role des « meneurs »), ils n'avaient pas de role défini et cependant, il se trouvait l'inflrmiére, la dactylo dont on avait besoin. Le social avait atteint un degré d'effervescence et de spontanéité tel que les acteurs se trouvaient á leur place sans étre diriges. A la ville pétrifiée dans ses habitudes, succédait une ville fluide, mobile, diverse.

Les forces de l'ordre afflchaient, au contraire, la pesanteur et l'uniformité. On devinait, sans mal, leurs déplacements, le sens de leurs manceuvres. Elles paraissaient surtout pesantes au repos. Leurs cars stationnaient en longues files : grosses bétes fabuleuses dans le soir tombé, monstres enfoncés dans la nuit de Paris. C'étaient comme des animaux aveugles (cars grillagés sans véritables fenétres, C.R.S. pourvus de grosses lunettes noires) qui attendaient leurs lumiéres du signal d'une fusée ou des éclats de grenades ou de l'incendie de véhicules. Ils tátonnaient dans un quartier qui ne les reconnaissait pas et qu'ils entendaient mal : face aux couleurs chatoyantes des insurges, un paquet noir de forces uniformes par leurs casques de tankistes, leurs boucliers ronds, leurs matraques noires. Quand ils partiraient a l'assaut des barricades, ils le feraient en groupes et il semble que les raids isolés, les chasses individúenles aient plutót été le fait de la pólice municipale. Parfois ils lancaient leurs filets et ils ramenaient, dans leurs cars, quelques-uns des manifes-tants. Lorsqu'ils chargeaient véritablement leurs adversaires, on s'apercevait á leurs pas de gymnastes entrainés qu'eux aussi étaient mobiles, légers, la répression dut-elle paraitre pesante.

Le Quartier Latín et plus particuliérement la Sorbonne représentaient le foyer de ce mouvement révolutionnaire : la Sorbonne et non point Nanterre qui cependant avait été á l'origine du mouvement, comme s'il importait de se situer en un lieu reconnu de tous et chargé de passé. Aprés leur folie marche dans Paris, ils y revenaient. Ils s'y sentaient en sécurité, ils y retrou-«aient des forces, des amitiés, des secours, des recoins. Et cependant la pólice avait mobilisé dans ce « périmétre » (autre lan-gage, autre visión de l'espace urbain) le gros de ses troupes. II semble que les ennemis en présence aient besoin d'un terrain

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d'entente pour se combattre, que, d'un accord tacite, ils convien-nent d'un lieu de confrontation (sauf dans ce type de guerilla oü le révolutionnaire se doit de porter le débat á l'endroit le moins attendu, quitte á pénétrer spectaculairement dans la place la mieux défendue comme le quartier general. En acceptant cette confrontation classique, les opposants du mois de Mai se situaient en decá d'une guerre révolutionnaire qui exige, sans doute, d'autres conditions objectives.) Par ailleurs, le récenfort des visages et des lieux excede, sans doute, les dangers de la répression. Ils savaient qu'ils pourraient y dresser avec plus de facilité leurs barricades et les forces de l'ordre marqueraient un temps d'hési-tation avant de pénétrer dans un quartier reservé, par l'Histoire, aux étudiants.

« L'opinion » (son existence prouve que toute la ville n'était pas concernée, qu'il ne s'agissait pas d'une ressaisie de la ville par elle-meme) jouait, sur ce point, un role considerable car elle aussi était fortement attachée á une certaine conception de l'espace urbain. Au delá de toute prise de position politique, elle condamnait l'intervention de la pólice en ce quartier. En revan-che, quand les étudiants abandonnérent leur rive, elle se montra reticente. Elle acceptait que les étudiants entendent régler leurs affaires et leurs problémes dans un quartier qui était le leur. Elle souffrait mal leur pénétration en un territoire oü ils appa-raissaient comme des étrangers. Ils devinrent moins populaires, par le jeu de toute une serie de circonstances mais aussi, croyons-nous, parce qu'ils ne respectérent pas une réglementation terri-toriale implicite.

En ce point résidaient la forcé et la faiblesse du Quartier Latin. Un ultime refuge, un lieu oü il était facile d'inventer un nouveau monde et de montrer á l'évidence que les visages, les paroles, les mceurs peuvent changer. Les structures et les com-portement perdaient leur inertie en cet espace effervescent. Etant un espace clos, il permettait, en principe, la reflexión : des amphithéátres bourdonnants mais aussi des salles « studieuses », appliquées á réfléchir et a ne pas se payer de mots. D'autre part les « Parfaits » éprouvent la tentation de se couper du monde, de constituer un cloítre de l'hérésie qui, par sa vertu propre, irra-dierait sur le reste de la ville. Ne voulaient-ils pas prendre leurs distances pour échapper á l'intégration. Ils refusaient un monde « oü la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui ». Et, si l'aventure tourne mal, on constituera un réduit héroique, un ílot retranché, qui parlera, par ses martyrs aux autres hommes. On reconnait la magie de la notion d'influence qui arrive á transformer les choses ou les étres, sans passer par les lenteurs et par les patiences du Travail.

Cependant les révolutonnaires de Mai connaissaient les dangers de cette tentation et ils cherchérent a y échapper. La Sorbonne serait en avance sur les autres lieux de Paris et, de fait, on y parlait plus qu'ailleurs, on s'y couchait plus tard, on s'y battait davantage, mais il fallait a tout prix maintenir les échanges avec le reste de la société, done de la ville. Faute de quoi, ils réaliseraient ce qu'ils croyaient étre une manceuvre gou-vernementale : isoler les étudiants dans une sorte de ghetto el le

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périmétre sacre deviendrait un périmétre maudit. lis avaient refusé les campus a l'américaine, sitúes au milieu d'un gazon irréel, et ils commettraient la maladresse de se refermer sur eux-mémes, en pleine ville. II fallait éviter cette situation de repli.

Par un mouvement de sortie : toutes leurs manifestations pour rameuter l'opinion publique mais d'abord pour ne pas se couper de Paris. En particulier, le 16 Mai, trois mille d'entre eux marchent vers les usines de Flins, pour opérer une sorte de jonction avec le monde ouvrier. L'usine et l'université avaient toujours été disjointes. On tenterait, pour la premiére fois, mal-gré les incompréhensions ou simplement les différences de style, d'abolir les distances par ce franchissement spatial á travers le désert indifférent des boutiques, des églises, des squares. Les grilles demeurérent fermées. Cette clóture, quelle qu'en soit la cause, signifiait un échec certain. Le mouvement se trouvait stoppé aux portes de la Terre Promise.

Par un mouvement d'accueil : On signifiait que l'université serait populaire, ouverte á tous. Evidemment, on montrait par lá que l'homme est un étre de culture, un étre d'apprentissage et qu'il faut abolir la ségrégation intellectuelle mais, d'une maniere plus immédiate, on voulait éviter le repliement de la Sorbonne sur elle-méme. Des ouvriers, des hommes d'un certain age entrérent, pour la premiére fois dans la cour de la Sorbonne, s'assirent sur les bañes des amphithéátres, y prirent parfois la parole. On voulait y faire entrer les « sujets » du dehors, ceux que l'on reserve aux hommes mürs. Le langage serait, si l'on pouvait, celui de tous les hommes et non des universitaires qui s'expriment en une langue fleurie, agüe, teintée de paradoxes, reconnaissable parmi tous les autres langages. Lá encoré, nous étions en présence d'une tentative de décloisonnement.

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LA DERIVE DE L'HOMME TRAQUE

Pourquoi ce recours á la déambulation nocturne ou á la derive de, l 'homme traque ou á la situation insurrectionnelle ? d'abord il nous arrivera d'examiner d'autres appréhensions moins souterraines ou moins explosives. Ensuite, il nous semble que ce choix puisse se justifier par l'époque oü nous écrivons. II fut un temps oú la ville était á tous. II n'est pas question d'idéaliser le passé et nous n'oublions pas que les différences de castes ou d'ordres y étaient tres grandes. Mais les hommes eurent le sentiment que la ville constituait un bien publie ; les mécénes furent parfois heureux d'einbellir leur ville par des monuments, par les facades de leurs palais ou de leurs hólels particuliers. Puis la ville s'est enlaidie, les plus riches ont davantage concu cette méme ville comme une source de proíit, de commerce, d'in-dustrie, et se sont, eux-mémes et leurs famules, dégagés d'une zone urbaine dont ils n'attendaient pas beaucoup d'agréments. II faudra alors des hommes ou des situations exceptionnelles pour reconquérir la ville et lui trouver une signification. En ce sens l'homme traque ou la révolte insurrectionnelle nous parais-sent, malgré leur négatif, abouür a une manifeslation de la ville.

Sous le regard de l'homme traque, la ville se met a exister intensément, elle se découpe et elle s'articule mieux. Par l'en-thouiasme des révoltés, la ville reconquiert son unité et elle cesse de s'étaler dans la platitude. L'homme marginal est á la recher-che d'une complétude qui se donne comme la marque de toute conscience mais dont nous nous sommes détournés, en fuyant notre condition humaine ; plus précisément en considérant comme « nórmale » une situation inhumaine. Si ees propositions paraissent trop révolutionnaires, que l'on songe au parcours habi tud des artistes et des Philosophes. Lorsque Descartes et Pascal, ees penseurs dont les écoles n'ont pas peur, veulent nous faire méditer sur l'homme, ils nous conduisent aux extrémités d'un doute radical ou d'un homme privé de son fils. Et les per-sonnages dont les dramaturges nous entretiennent, ont perdu leur royaume ou l'usage de leur raison.

Nous souvenant de l'univers de Jean Cayrol, nous allons done examiner la marche de l'homme traque. Marche exemplaire parce qu'elle nous donne « á percevoir le singulier et á penser l'universel ». Elle réalise pratiquement ce qui semblait en soi

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contradictoire. Peu d'hommes sont traques et cependant chacun de nous peut reprendre, á son compte, la démarche de l'homme traque. La ville qui a pu sembler une masse indifférenciée, va nous livrer quelques-unes de ses pentes, de ses creux, de ses impasses. Tout n'y sera pas, il s'en faut, également motivant, sollicitant, repoussant. Sur cet exemple, nous nous apercevrons sans peine qu'on n'invente pas. n'importe quel trajet dans une ville et aussi que le temps ne s'y déroule pas, d'une facón uniforme. Quand un homme est traque, les raisons d'étre traque s'accumulent et l'histoire va de plus en plus vite. En fin de compte, lorsqu'un homme commence á bouger, il fait chanceler l'ordre du monde et on ne peut pas, il ne peut plus d'arréter. Nous sommes en présence d'un parcours temporeüement orienté.

Que faut-il entendre par « un homme traque » ? Nous ver-rons que nous avons intérét á conserver cette notion íluente. Le non integré, le criminel, le chómeur, dans certaines conditions, peuvent devenir des nomines traques, et entreprendre cet iti-néraire que nous allons décrire. Mais il ne suffit pas d'étre criminel ou chómeur. Un criminel, méme recherché par la pólice, ira parfois de planque en planque, avec prudence et, en fait, si l'on ne sait pas qu'il a tué un policier ou « fait un gros coup », il ressemble aux autres étres. L'homme traque essentiellement, c'est plutót celui qui n'est pas comme tous les autres, par exemple qui est plus palé s'il sort de prison, dont le regara, l'odeur, les vétements se révélent imperceptiblement différents. Le chómeur s'il se sent traque portera sur lui une tristesse, une gau-cherie qui le distinguent des autres hommes. Certes les conditions psychologiques et sociales ont leur importance, mais l'es-scntiel nous semble étre que la ville, l'existence urbaine lui apparaissent comme un traquenard. Alors, la ville traque fonda-mentalement l'homme et le constitue comme homme traque. Au niveau du langage, le traquenard est un mot tellement plus sup-pliciant que le mot traque ! Mais encoré pourquoi choisir l'homme traque et non celui qui traque ? Dans certains cas, assez rares (Maigret et ceux qu'il file..., et encoré méme dans cette situation cómplice, c'est l'homme filé qui en apprend á Maigret dont toute la vertu est d'étre disponible, — attentif, de savoir « suivre ») nous pourrions opter pour le premier ou pour le second. Mais, en general, c'est l'homme traque qui ouvre dou-loureusement son chemin, qui effectue le chemin de croix d'un citadin. Tandis que les autres reposent et vivent dans l'intégra-tion il assume pour sa part l'inconfort d'étre une subjectivité, il réinvente l'espace. On aira que la pólice prévoit son inexorable déchéance, les portes qui, peu a peu, se fermeront sur lui, l'ul-time impasse. Peut-étre. Mais l'homme traque vit sa situation, il bute sur elle, il assume, du dedans, sa derive — y compris la pensée que d'autres ont déjá anticipé les gestes et les recours et les volte-face qu'il n'a pas encoré essayés. N'importe quel detective peut traquer et la pólice traque sans tréve. N'importe qui n'est pas traque et n'accepte pas d'étre traque.

Avant d'examiner dans le détail le cheminement de l'homme traque, lentons de le comparer a d'autres fuites qui en précise-ronl l'originalité. II existe un va-et-vient qui méne de la ville á ses cnvirons : pensons á ce que les collines représentent dans

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I'oeuvre de Pavese. Pendant la guerre, Corrado s'échappe de la ville, des que le soir tombe. II se soustrait aux bombardements, mais d'une maniere plus positive, il y trouve les partisans ou des étres qui se sont eleves au-dessus de son indecisión d'intellec-tuel trop-prudent : rejoindre les collines c'est s'approcher de ce qui aurait pu étre le bonheur et le courage. Tout autre est encoré le départ du fugitif Américain. En general, qu'il soit évadé de prison ou relaché aprés une incarcération, ou chómeur en quéte de travail, il tente la grande evasión sur les routes. II y attend un camión ou une automobile qui le prendront en charge : le voici confronté á la condition hurnaine, mais aussi, des le debut, á la nature : le soleil, les pieds qui lui font mal, le bruit des autos qui giclent contre lui comme une volee de cailloux. Nous remarquons aussilót des caracteres qui n'apparaissent pas dans la derive de rhomme traque dans la ville Francaise : Une tona-lité plus rude et plus l'ranche á la fois. Le bruit des autos écla-bousse un héros de Dos Passos comme de la poussiére ; l'indif-férence des voyageurs l'atteint sous une forme naturalisée ; elle devient murmure, éclaboussure des éléments. II passe, heureuse-ment, des camionneurs c'est-á-dire des hommes frustres, qui, eux aussi, avalent de l'espace, qui ne sont pas ligotés par les conventions sociales et qui ont moins peur parce qu'ils sont forts.

Mais il faut vouloir quitter la ville, il faut surtout qu'un espace illimité lui fasse contre-poids et que cette ville, simple reíais sur les routes qui se gorgent de soleil et de poussiére, n'ait pas le prestige de l'absolu. Nous verrons que notre homme traque, dans une derive purement urbaine, ne sait pas dépasser les faubourgs, comme s'il voulait continuer á respirer une ville qui lui est cependant fatale.

Nous devons, plus nettement encoré, opposer la derive urbaine á cette fuite dans l'immense. Cette derniére ignore les retours en arriére ; elle suppose une decisión qui tranche les derniers liens du passé ; elle s'affole de l'espace qu'elle parcourt. Oü s'arréterait-elle ? prés de la mer peut-étre ou d'un pays preservé, celui de l'enfance, d'un monde interdit et sauvage oü les fauves marchent en liberté — en tous cas il s'agira d'un monde opposé a celui de la ville et de la maturitc blasée. Nous ne songeons pas seulement a Melville, á Sinclair Lewis, a Dos Passos. Ce grand départ vaudrait pour FAméricain moyen qui s'arréte á peine dans les villes et qui ressent le besoin de vite repartir ailleurs. II se manifesté dans beaucoup de films et de romans policiers : les héros ne cherchent pas la sécurité ; con-tinuant de piller les banques et de tuer, ils laissent derriére eux des traces visibles qui les condamnent á gagner un autre état. Motéis quittés á toute vitesse. policiers exécutés, autos volees puis abandonnées, grenades lancees deci-delá, dans les champs de ble, dans les champs de mais ou de tabac — ce n'est pas seulement une tuerie á laquelle la société nous condamne parce qu'elle est rancuriére et qu'elle n'oublie pas, ou encoré parce qu'elle s'obstine á construiré des banques dans chaqué ville, c'est aussi une trace fulgurante, lumineuse que l'on laisse derriére soi. L'homme que l'on traquait dans les villes, cherchait les ombres, devenait lui-méme une ombre, se fondait dans le gris des hótels meublés ou des prostituées minables. II aurait aimé

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mijoter dans ees arriéres cours oü personne ne vient jamáis rechercher les objets oubliés par la ville. Au contraire lors de cette grande fuite en avant, il faut beaucoup d'air et d'espace pour activer l'incendie que l'on allume et pour laisser la trace la plus brillante, la plus aveuglante qui soit.

L'opposition nous parait totale. Certes la fuite s'accompa-gne dans les deux cas d'un sentiment de culpabilité d'autant plus prononcé qu'il ne repose pas toujours sur le souvenir d'un acte précis. L'Américain qui prend le large et quitte sa famille, sans raison apparente, voudrait se divertir d'une existence qui l'angoisse et lui devient intolerable. Mais, comme nous le sug-gérions deja, il espere la surmonter, atteindre un ailleurs, éprouver la joie de la libération absolue. En passant et en repas-sant á travers les mémes arcarnes, l'homme 'traque de nos uilles se sent de plus en plus étranger et coupable de cette étrangeté. II emporte avee lui son passé et il a bien le temps de ressasser ce qui l'oppriine. — D'autre part ees hommes ne traversent pas le inéme espaee. Nous ne parlons pas seulenient des étendues, ici vastes ou lá-bas resserrées. II s'agit dans la fuite américaine, d'un monde mouvant oü les habitudes, les villes, les véhieules, le continent lui-méme dérivent, oü les climats, les Lois, les heures changent brutalement. On part parce qu'on en a decide ainsi, mais on s'apercoit ñnalement que rien ne tient en place, qu'il faut aller soi-méme tres vite, pour ne pas étre dépassé dans cette course universelle et, de son cote, le detective est souvent en retard d'un déménagement.

L'homme traque de la ville est, á chaqué instant, retenu par des regards, des questions, par la consommation qu'il doit régler ou la fiche d'hótel qu'il doit remplir — par un incident auquel il n'est pas melé, mais dans lequel il est pris béternent. II s'apercoit que les accidents, les faits divers, que les badauds attendent, peuplent une ville et, qu'il aura á décliner son iden-tité. Le fugitif Américain rencontre la difference et il s'apercoit que l'altérité n'est pas une tare.

Que nous auront appris ees premieres descriptions ? que l'on peut fuir de la ville et non dans la ville et surtout que, deja, nous pouvons discerner des trajets identifiables et discernables par leur style. Nous n'espérons pas établir des itinéraires dont les étapes et les moments seraient rituellement et strictement définis. Nous cherchons á établir des inclinaisons, des déclinai-sons, des modalités itinerantes telles que chacun puisse les reprendre á son compte et en comprendre la nécessité. De méme que nous ríétudions pas la ville mais un es pace urbain articulé en ses différents lieux, de la méme facón, nous ne nous conten-terons pas du théme general de la déambulation mais nous décri-rons, en leurs oppositions et en leurs différences, divers trajets. imaginaires urbains.

Les axiomes de l'homme traque. w La derive du jour n 'aura pas l'allure d'une derive nocturne.

Au cours de la nuit, l'homme traque avait le loisir de demeurer en place mais il ne le voulait pas. II cherchait en vain á divaguer,

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comme si cette errance pouvait le délivrer de son instabilité inté-rieure. Durant le jour, le suspect voudrait interrompre une marche épuisante mais il n'en a pas le droit. En effet, s'arréter devient un acte suspect dans une ville vouée au labeur. Je cesse d'agir, je ne vais nulle part, done je suis coupable. Qu'on entende bien cette culpabilité !... Elle n'est pas celle d'un homme solidaire du peché originel ou d'un étre dont l'existence n'est pas justifiée et qui se sent « de trop », comme on l'a dit. Ce n'est pas non plus la responsabilité que Fon peut m'imputer á la suite d'un acte determiné. II faut lui conserver son originalité car elle se distingue des diverses formes de responsabilité métaphysique ou morale ou juridique. Faute de mieux, nous la nommerions urbaine méme si elle posséde des implications métaphysiques. Dans une ville, je suis tenu d'avoir une utilité et les dimanches me seront concedes sous la forme d'une recompense amere qui prend vite les allures d'un chátiment : voilá done Fennui que j 'avais revendiqué et que je preñáis pour une forme de plaisir. Les bañes si fréquents dans le village oü la place publique est consacrée ostensiblement au rien faire, au bavardage, au spec-tacle, disparaissent dans la ville. lis constitueraient une offense aux visees du travail et du profit. Nous voilá done en présence d'un postulat fundamental : si je m'arréte, je me sens coupable, et, si je suis coupable, je voudrais désespérément m'arréter, pour disparaitre, comme on dit, « de la circulation ».

La derive de l'homme traque devoile la ville.

II apparait des maintenant que l 'inhumanité de la ville se manifesté a travers l 'inhumanité qui est faite k l'homme traque. Nous savions d'un savoir abstrait que dans une ville appliquée á produire et a consommer, tout a une fonction. Mais l'homme traque va éprouver cette vérité dans son corps, dans ses jambes, dans sa nuque. II n'a pas le droit d'opérer une pause, sous peine d'étre repéré et enfermé. Certes il s'agit la des traits d'une civi-lisation tout entiére mais ils prennent toute leur ampleur dans la ville oü toutes les choses existent en fonction d'un usage ; méme les ornements destines á charmer, á choquer, á émouvoir, méme ees mannequins et ce gravier dans une vitrine destines á m'inciter a « commander » au plus vite un parasol et des chaises d'osier. Les facades n'ont plus le droit d'étre de purés et inútiles facades : gigantesques portemanteaux auxquels on accroche des enseignes.

En revanche, dans sa transgression de la loi, il incombe á l'homme traque de jouer tres strictement le jeu de la civilisation urbaine, de manifester les qualités qu'elle reclame : la prompti-tude, le paraítre, Yingéniosité. Dans beaucoup de romans noirs, il vient un moment oü le suspect — füt-il une brute — a besoin de paraitre, puisque la ville vit dans l'apparence. II lui faut raccommoder ses vétements et aussi son visage, son corps qui ont pu prendre une mauvaise allure á la suite d'un réglement de compte. Le sparadrap, le rasoir mécanique, les pommades cicatrisantes, viennent relayer les armes á feu. Cette ingéniosité est tres caractéristique de la condition urbaine. Dans la brousse,

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ce qui compterait, ce seraient nos cartouches, nos provisions, la distance qui reste á parcourir. Dans la ville, je n'ai pas á construiré une embarcation avec du bois mais á conserver a mon pantalón une apparence de pli. Les prisonniers de la derniére guerre, quand ils s'évadaient durent parfois déployer des trésors d'habileté a fabriquer des vétements civils ou des illusions de chemise. II leur fallait savoir teñir non point un revolver mais une aiguille. Ce mythe issu de la guerre devait envahir la litté-rature policiére.

Les structuralistes, s'ils lisaient ees romans populaires, y découvriraient souvent deux moments : la poursuite en ville ville reclame de l'habileté : on maquille le cadavre, l'automobile, son visage. Hors de la ville c'est á nouveau une folie poursuite a travers les ravins, avec des embardées sur de mauvais chemins, avec un corps a corps meurtrier : l'état de nature a sauvagement remplacé la culture.

Le temps urbain harcéle le fugitif et exige de lui la promp-titude. Le savoir ne doit pas suivre la perception mais l'accom-pagner au plus juste. Cet espace urbain, qualifié par le dange-reux, l'incertain, le rassurant, prend un relief étonnant. II allume ou non ses clignotants. II multiplie des signes auditifs visuels, olfactifs qui ne coincident pas toujours. Chaqué kilométre par-couru, chaqué heure passée prend une double signification. D'une part, les poursuivants risquent d'avoir perdu la trace et le fugitif a sauvé cette heure de vie et de liberté. D'autre part, ses reserves s'amenuisent ainsi que son argent, sa fraicheur physique, l'éveil de ses sens. Son costume se défraichit. II devient plus reconnais-sable, plus visible. L'histoire de sa survie coincide souvent avec celle de son vétement.

Les points de chute.

Les squares lui permettent en principe une pause mais la présence d'un homme, quand il est encoré jeune, y étonne ; il lui faut, par d'habiles stratagémes, apaiser les esprits, se faire accepter, en commencant, par exemple, á converser avec un enfant — mais ne va-t-on pas le soupconner de mauvais des-seins ! Les églises ménagent des havres de repos, et l'on s'aper-coit qu'elles ont recu un sens nouveau dans la mythologie du cinema moderne. Elles n'apparaissent plus comme un lieu de recueillement, une étape aprés la faute ; les hommes harassés y demeurent, pendant quelques instants, parce qu'elles sont l'un des rares lieux soustraits a la presse de la ville. Par une entente tacite, on admet qu'un inconnu y demeure : la pénombre plus que la présence du Seigneur donne certains droits. II faut done que notre homme traque trouve un lieu qui soit á l'écart des grands mouvements de la circulation (la pólice place ses inspec-teurs autour de certaines bouches de metro tres fréquentees). Mais précisément, dans ees lieux plus calmes, les gens, par ennijy, nous observent et peuvent, le cas échéant, remarquer ce qu'il y a d'inhabituel dans notre comportement et le signaler avec un ompressement déférent a la pólice : seuls les habitúes y ont droil de cité !...

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Le faubourg immémorial.

On pense á ees auberges de banlieue, á ees maisons prés du canal oü des hommes traques viennent échouer, dans les romans de Simenon. Pourquoi restent-ils si prés de la ville ? Parce qu'ils n'ont pas la forcé d'aller plus loin et aussi parce qu'ils conti-nuent a observer la ville, comme par vice, comme pour entendre l'écho assourdi du crime qu'ils ont commis. Ils ne peuvent s'em-pécher de rester á proximité de la ville. Mais ils doivent invoquer un pretexte pour justifler leur séjour. Helas, par leur seule présence, l'habituel, le routinier se mettent a prendre un accent insolite. Cette pensión de la Marne deserte au mois de mars, cette salle a manger vide, ees pas qui retentissent si fort quand on descend l'escalier de bois. Cette atmosphére de campagne et de vacances sonne faux, quand on vit si prés d'une ville, qui ne s'accorde des loisirs qu'en des mois fixés á l'avance. L'enquéteur, s'il est Maigret, loue une chambre dans une pensión voisine, de l'autre cóté, du canal, et il observe, avec des jumelles, ce qui se passe de l'autre cóté de l'eau. Une fois l'enquéte terminée, il en gardera le souvenir ému d'une escapade. Une telle scéne nous parait oniriquement fructueuse. En un sens, elle éveille une réverie du bien-étre, du bien dormir : l'homine traque se laisse cajoler comme l'unique pensionnaire de l'auberge. II a droit á tous les égards, a tous les caprices. II se blottit dans une chambre qu'il a choisie petite. II se réveille le plus tard possible, comme un enfant qui redoute un lever annonciateur de la elasse. Ce retour a l'enfance est bien un retour au mieux-étre. Mais, comme nous étudions l'espace urbain, c'est autre chose que nous reléverons.

D'abord, le contraste déjá remarqué entre la ville et la banlieue, la pierre et le fleuve, la tensión et la detente, le travail et la nonchalance —• et, encoré, s'agit-il d'une fausse vacance, de ce qu'il y a de merveilleusement irréel, dans un paysage de vacances quand on l'habite pendant les mois de travail. Tout y parait a porte á faux, divinement truqué, double. Ensuite — et c'est la l'essentiel — le terme de derive prend son sens propre. Vhomme derive comme un objet á vau-l'eau et il va lá oü les choses stagnent, s'arrétent parce que l'eau y est trop dormante : Prés de ce canal au méme titre que les bouchons, que les detritus, que tout ce qui n'avait pas de raison d'étre porté plus loin : la mousse humaine et végétale. Ce théme nous apparait surdéterminé, car, d'une facón plus genérale, Fhomme traque se croit davantage en sécurité lorsque cette végétation méme rabou-grie s'offre á son regard. II ne sent plus l'exil, la nécessité de glisser indéfiniment sur des surfaces lisses. Quelque chose l'arréte, lui tient compagnie. II suffit parfois d'un peu d'herbe, de quelques papiers sales dans une impasse ou une rué moins entretenue : lá oü la propreté n'est pas de rigueur, la oü quelques éléments, sans titre de noblesse, ont poussé, j'ai le droit de prendre racine et je ne serai pas inquieté.

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Le fleuve.

Cet axiome posséde assez d'ampleur pour expliquer bien des phénoménes. Quand l'homme traque s'achemine dans une ville vers le fleuve qui la traverse, il le fait parce qu'il ne s'y sent pas exclu. II a le droit de séjourner sur cette rive un peu sale, avec une herbé jaunie et quelques papiers. Ce qui importe, au delá de l'accueil des horames, c'est celui du décor. Les pares d'un quartier résidentiel nous jugent. Les berges d'un fleuve ont déjá assez de peine á subsister, á vivoter sans nous demander des compres. Bien sur, Ton ne saurait négliger la présence d'une eau inutile. fade et qui révasse. Que l'on aménage le cours d'eau, qu'il se mette á ressembler á une route á grande circulation — et ce ne sera plus le méme refuge.

Nous allons Caire intervenir une seconde proposilion á pro-pos de ce fleuve. Si j 'arr ive á parler, je ne suis plus coupable de m'arréter. Précisons le sens que nous entendons accorder á cette phrase. Car la parole implique de nombreuses dímensions : parler, c'est sortir de sa solitude, lempérer son désarroi ou, sur, un plan intersubjecüf, s'apercevoir avec joie qu'autrui vous répond done qu'il vous comprend et qu'il vous traite córame un égal. Mais, dans cette errance de l'hoinme traque, la parole revet une autre signification. Celui qui parle á un pécheur, a le droit de s'arréter, il parait naturel qu'il soit la á se reposer, loin de la ruche bourdonnante de la cité. Et il n'a méme pas á pro-noncer des phrases. Le regard en direction du bouchon, l'at-tente de la prise qui ne se produira peut-étre pas, ce sont des équivalcnts de paroles qui attestent que l'on participe á la scéne, mieux : que l'on en fait partie. Si des policiers passent, leurs yeux glisseront sur votre dos coinme sur la vareuse du pécheur, sur les jones de la berge, sur 1'écume de l'eau. Vous étes sauvé, vous étes devenu ce brin de nature que la ville admel, comme, pour quelques années encoré, elle accepte á sa périphérie, des bouts de mégots, des papiers froissés.

La part de l'ombre.

Nous ajouterions volontiers cette nouvelle proposition. La oü il y a de l'ombre, l'homme traque se sent en sécurité ; et, si la ville lui est aussi insupportable de nos jours c'est que la lumiére vient le démasquer de toutes parts. Le patrón du café moderne, gráce á une nouvelle disposition des lieux, « balaye » 1'ensemble de son établissement, sans avoir á se déranger, et les inspecteurs de pólice savent, d'un coup d'oeil, si l'homime qu'ils recherchent, s'y trouve. Un homme traque arrivait auparavant á regagner des zones d'ombres. Certaines rúes, certains bistrots, la gare... nous ne prononcons pas ce nom au hasard car si la gare semblait d'abord désigner l'espoir, l'im-minence d'une evasión, elle apparait aussi sur un plan imagi-naire, comme une zone obscure, une zone de charbon, de pluie. Do gffinds objets passaient qui projetaient de l'ombre et brouil-laienl les filatures.

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La description imaginaire ne pourrait-elle pas se transformer en « critique sociale » ? et, á cette occasion ne pourrions nous pas distinguer différenles approches qui ont également trait á l'imaginaire et a l'urbain : par exemple quels rapports de simi-litude ou d'opposition entre une poétique de la ville et une critique urbaine et une utopie et la pensée urbanistique ?

Etre chómeur.

Cet homme traque, ce coupable, qui peut-il étre ? Un ,mons-tre qui n'est -pas en regle avec la loi, dont les antécédents ou des circonstances exceptionnelles expliquent le vagabondage. Toules dioses étant égales, ne pourrait-il pas étre un simple tra-yailleur qui iprend conscience dans la rué de la malédiction á laquelle il ne peut échapper. Voyons comment cette malédiction va luí apparaitre d'une facón confuse, l'empéchant de trou-ver un havre et le relancant vers un ailleurs qui jamáis ne le satisfait. Ce travailleur est (déjá en quelque sorte, coupable de se promener dans cette ville qui n'est pas la sienne. Car la rué est composée de imagasins, et seuls ont quelques raisons de s'y presser ceux qui vont acheler ou qui pourraient, s'ils le vou-laient, achetei. Les autres humains doivent la traverser pour aller á leur lieu de travail. Sans cette justiñeation, leur pro-me-nade ne peut étre qu'une derive, ou alors il faut qu'ils se fassent voyeurs d'un univers qui leur est interdit — ou encoré peuvent-ils endosser la livrée du petit bourgeois consommateur. Cet homme n'est plus un étre humain, car, lorsque les homnies véri-tables n'achétent pas, íls s'évadent vers leurs quartiers résiden-tiels ou dans leurs maisons secondaires. Ne pas acheter, et ne pas avoir la possibilité de s'évader, constitue une double faute. En droit, nolre travailleur ipourrait á la inaniére du sage stoi-cien, s'élever au-dessus de sa condition sociale, mépriser des biens qui satisfont une « sotte vanité », cela est vite dit. Notre travailleur n'est pas un pur Esprit, il est, par exemple chómeur, et il porte sur lui le visage, les rides les vétements d'un chómeur. Et les idéoiogies dominantes sont celles des classes dominantes : en l'occurrence, celle de la pleine et parfaite consomma-tion. Celui qui ne peut pas consomimer, n'est pas un homme et, le voilá tout á coup, sans étre pourchassé, bani du monde de la viile, comme notre homme traque. Méme muettes les vitrinas, les vendeuses, les passantes lui rappellent qu'il n'est pas un homme — toleré, s'il ne s'attarlde pas devant un étalage, s'il ne s'approche pas de trop prés d'une voiture.

Tout a un prix.

Au fur et á mesure qu'il marche, il découvre que tout a un prix. II croyait que seules les denrées ou les produits manufactures s'achetaient. lis avaient été produits, ils avaient coüté une matiére premiére, du travail, de l'ingéniosité, et il s'était habitué á des prix dont il ne contrólait pas le bien fondé. L'éli-quette se sufíisait á elle-méme. Elle proclamait un chiffre qui

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valait dans l'absolu. Or notre chómeur s'apercoit que les réalités naturelles ont aussi été confisquées, qu'elles lui sont devenues aussi inaecessibles que des objets coüteux. La pureté de l'air, l'espace Idans sa nudité, la luimiére, le silence, le jaillissement de l'eau, la sipontanéité, et l'offre d'un sourire — tous ees dons du eiel ou de la nature ont comme disparu ou se vendent contre argent comptant. Qu'il franchisse les limites imprécises de la ville, et il retrouvera de nouvelles clótures qui l'exclueront de ce qui est frais et vert. Dans sa marche, il continuera á exister du cóté de ce qui est poussiéreux, dur, bruyant, inégal. II lui faudrait, pour reprendre souffle, racheter ce qui appartenait á tous et aussi a lui-méme en tant qu'homme. II sent monter en lui un mouvement de révolte et aussi de découragement. Tout cela ne devrait pas étre et ils sont, sans doute, un certain nombre á le penser — ¡mais qui l'entendrait !... II apprend, a ce moment, la derniére fonme de solitude, celle des nomines qui n'arrivent pas á se joindre pour unir leur révolte.

La valeur de ce « montage ».

En quoi se distingue-t-il de notre description de rhomme traque ? Ce montage posséde un caractére feint, rationalisé qui le distingue de la derive ou ide la déambulation nocturne : un récit, un apologue plutót qu'une mise en branle de l'imagination. Sa valeur, sur le plan imaginaire, nous parait nulle. Seulement il evoque ce que pourrait étre une transposition sociale d'une dómarche hagarde. II propose une lecture de la société caipitaliste á ¡partir de la ville, plus précisément a ipartir d'une marche urbaine. En premier© analyse, il vaut mieux entreprendre une étude directe du systeme capitaliste, préciser le role du travail comme valeur fondamentale, le mécanisme de la plus valué... Mais le trajet inverso ne manque pas d'intérét et il reproduit ce qui se passe dans les faits. Cormme Sartre le rappelle dans la Critique de la raison dialectique, nous sommes enfants avant d'étre travailleurs et l'accés á la conscience de classe se formule á travers notre famille, notre environnement. Un homme se rend á son usine a travers certains chemins, en parcourant une certaine ville, et sa visión de la pratiique sociale peut s'en trou-ver modiñée. Davantage, un homme qui s'accommotíe trop bien de sa ville ou bien qui en rejette les malforfinations sur une fatalité anonyme, ipeut-il vouloir la révolution ? II faut croire aussi que les villes peuvent changer et qu'en fait, elles réflé-tent, dans leur anarchie actuelle, les maux de notre société : en particulier le désordre dans la conception urbanistique et le mépris des réalisations collectives parce qu'elles ne sont pas rentables. Alors l'état de choses actuel — et sa fausse abon-dance et son visage gai, lisse, légérement farfelu, parait intolerable.

C'est pourquoi nous avons pu nous instruiré en retrouvant et en comprenant le vagabondage du chómeur. Nous avons daivan-lage pris conscience qu'il existe « un droit á la ville » selon l'expression d'Henri Lefebvre. Nous ne saurions y renoncer sans inulilcf^notre humanité car il concerne notre vie sensible, immé-dialc, quolidienne, celle du travail et du loisir, de la rencontre

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et de la participation. Ce droit, méme s'il est lié á d'autres droits, se présente comime une revenidication originale. En secon'd lieu il nous remet en mémoire que nous sommes en situation, que la société ou la ville á laquelle nous appartenons, se donne á nous, selon une perspective. II n'existe ipas des classes sociales qui se ¡perpétueraient en soi imais des homimes qui, dans la pra-tique quotidienne, a travers obstacles, déceptions, actions com-munes et revendications réussies, prennent conscience de leur appartenance á une classe. Ainsi il faut avoir souffert du bruit, du désordre de la rué, de la mauvaise organisation des trans-porls collectifs pour s'apercevoir qu'il est « rude » d'avoir eté exproprié de ce qui semblait connaturel á tous les hommes : le soleil, la luminosité, l'air, la ville.

Ces remarques faites, notre « critique urbaine » qui a usé de la marche d'un chómeur, se distingue, de part en part, d'une réverie urbaine.

La premiére demeure indifférente au décor. II lui parait indifférent de situer son chómeur, en tel ou tel endroit de la ville, de préciser: ou non le commencement, les étapes et le terme de sa marche. Nous savons que l'espace d'une ville existe mais nous ne cherchons jamáis a l'orienter, á le qualiíier. II suffit de mettre en évidence le role de la marchandise en general, la signi-fication des vitrines, l'émergence provocante de tout ce qui se refuse á l'homine sans travail. Le montage demeure un « simu-lacre » tout juste bon á faire progresser notre connaissance, en faisant varier les conditions d'apparition de la réalité sociale (urbaine). // nous livre tout d'un bloc. Les éléments qui contri-buent a échal'auder une rnystihcation sociale, sont contemporains les uns des autres et il paraítrait absurde d'insister sur l'inessen-tiel : le décor urbain.

L'espace, le temps, le décor reprennent leurs droits avec la réverie urbaine. II importe de s'entourer de toutes sortes de pré-cautions, de nous attarder sur certaines étapes pour constituer une marche qui posséde quelque validité et quelque nécessité. Uimaginaire (sur lequel nous travaillons) plus que le réel encoré, ne se donne jamáis d'un coup. Nous en saurons davantage aprés l'effectuation de notre réverie qu'avant de l'entreprendre. Elle ne pourra nous mener n'importe oü. Le circuit de l'homine traque n'est pas quelconque. II existe des quartiers qu'il ne traverso pas. Nous avons vu qu'avant guerre, il s'achéve souvent dans un faubourg, comme si, avec les jours qui passent, l 'homme traque n'arrivait plus a supporter le difficile regard de la ville ou comme s'il s'inventait, dans ce faubourg paisible, une inno-cence bien compromise.

Le cours de cette marche est-il reglé par une nécessité logi-que ? Caúsale ? Non point exactement mais le temps pro-gresse-t-il en fonction de Tune ou de l'autre ? Le sens d'une phrase reléve-t-il d'un enchainement qui impliquerait seulement l'un ou l'autre de ces ordres ? Nous aurons á plaider en faveur d'une pluralité d'évidences ou de contraintes regionales qui, chacune, á sa facón, ressemble á un type de nécessité déjá con-nue mais qui n'est pas tout á fait la sienne. Nous sommes en présence d'un mouvement orienté, presque irreversible, analo-gue á celui de la fonte des neiges au printemps ou á celui de

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l'eau d'un fleuve. L'homme traque ne remonte pas, aprés épui-sement, jusqu'aux beaux quarhers, pas plus que l'eau ne va á contre-courant.

A l'intérieur de cet univers de l'homme traque s'établissent des correspondances précieuses entre les éléments, les lieux et le fugitif. Elles n'ont pas a étre démontrées. Elles se constatent á l'intérieur de cette marche hagarde, en decá de tout jugement, comme la pesanteur d'un bloc de fonte ou comme la viscosité du miel n'ont pas á étre établies, par la physique ou la chimie, aux yeux de l'homme qui les percoit sensiblement. Ainsi l'ami-cale complicité — de l'ombre, de l'humide et du fugitif — ou encoré l'egalité d'humeur entre l'eau et l'homme traque : elle stagne, il m'est done permis de séjourner et de cesser de me háter.

Nous avons cru découvrir de grands axiomes qui gouver-nent la derive de l'homme traque et qui semblent posséder une vérité sociologique : ne jamáis s'arréter ; l 'homme qui s'arréte, devient, de ce fait, coupable -— et, a l'inverse, engager une con-versation, comme si en parlant, on s'intégrait a la communauté des autres hommes et comme si on obtenait une sorte de certifi-cat de non-culpabilité. De méme les efforts de l'homme traque dans la brousse ou dans la ville différent parce qu'ils se heur-tent a des environnements dissemblables et que les obstacles n'y sont pas les mémes.

Nécessité matérielle (au sens Bachelardien de cet adjectif) ? Nécessité sociale ? Nécessité intérieure ? Ne nous laissons pas abuser par la diversité des propositions que nous avons rele-vées. Elles naissent de l'unité d'une marche qu'il ne faut pas briser. Ce sont comme des évidences que l'homme traque décou-vre, dans sa fuite et qui perdent leur autorité en dehors d'elle. Elles en tirent leur cohérence et tout leur pouvoir contraignant. Hors de celle-ci, elles se banalisent et se travestissent, tout comme certains mots arrachés a l'oeuvre de Racine ou de Bau-delaire, perdent leur visage de cruauté ou d'angoisse. Ainsi, nous venons plus haut de prononcer le terme de « brousse » et il est certain qu'il retentit sur la ville qui prend alors une tonalité autre.

La derive de l'homme traque n'était qu'une narration appa-rente. Elle visait a élaborer un parcours temporel a l'intérieur duquel les gestes et les évidences du fugitif prendraient leur sens original. L'analyse conserve ses droits : seulement elle porte sur l'articulation des images plutót que sur celle des concepts.

L'élaboration d'un trajet imaginaire exige patience et docilité. Elle reclame, comme nous le disions, beaucoup de précau-tions. II faut multiplier les médiations. Les identités paraaoxales de la pensée imaginaire n'ont aucun. sens et paraissent trop fáciles á énoncer, si nous ne montrons pas á la suite de quelles transformations nous les obtenons. Le poete échappe a cette difficulté en les proférant mais une poétique n'est pas poésie. En nartypulier le départ constitue comme l'envol d'un trajet et, par la, pese sur tout le reste du parcours. Nous ne pouvons l'imagi-iH'i- (|iie dans certains lieux : dans un Prisunic, par exemple, á (•(•llames heures creuses de l'aprés-midi, il arrive que des hommes seuls se proménent mais cette remarque doit devenir plus

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precise ; dans quel rayón ? En fonction de quelles identités ima-ginaires ? Et selon quelle pente de la réverie ? Le rayón des jouets, en l'occurrence, si calme, quand les enfants vont en classe.. On y regarde des soldats de plomb, des poupées modestes. Ces hommes sont des chómeurs, des hommes mal integres dans la ville ou encoré des étres qui supportent mal le coup qui vient de les atteindre.

Auparavant, dans une petite ville, ils auraient regagné la campagne, ils auraient reconquis leur enfance, en máchant une herbé, en jetant des cailloux dans une riviére qui court. Ces hommes traques ou malmenés ne peuvent plus fuir : on les a bouclés dans la ville. Insensiblement, ils reviennent á eux-mémes, á leur passé par un chemin jonché de jouets. Voilá done les ber-ges le long desquelles ils flánent et ils pleurent silencieusement les jouets qu'on leur a cassés ou qu'ils ont, peut-étre, eux-mémes, cassés, gachés. Des jambes cassées, une voix cassée, une vie cassée. Le miracle c'est que le Prisunic puisse avoir comme la beauté d'un, canal, au détour d'une rué populeusc.

Ne nous contentons pas de ce debut de réverie encoré trop passif. II nous faut montrer qu'une réverie ne repose pas seulement sur un manque, qu'elle est autre chose que l'envers d'une situation insupportable á laquelle on échappe par une voie magique. La derive d'un rodeur des villes n'apparaitra plus comme une fuite mais comme une pénétration singuliére. Loin de se donner comme un échappatoire, elle fait lever le sens des lieux et le réel se découvre au terme d'un travail de l'imaginaire. Alors nous n'aurons plus á craindre les dangers d'une réduction. Quand une ceuvre ou une marche ou une existence joue le role de révélateur, lorsqu'elles sont véritablement éclairantes, il serait vain de projeter sur elles nos faibles lueurs pour les expli-quer á partir de leurs conditionnements.

Dans une description « positive », on remarquerait que le grand magasin, tout comme la salle de cinema ou le boule-vard, peut constituer un refuge pour l'homme traque. II profitera de l'affairement general pour devenir un homme quelconque, un homme comme tous les autres. Dans une réverie plus authen-tique, l'homme traque songe, lui aussi, d'abord, á ressembler aux clients du grand magasin, done á endosser les costumes que l'on y vend et que certains des clients ou des vendeurs portent. Puis, par un coup d'audace qui représente une rupture dans le cours de l'imaginaire, il espere devenir l'un de ces costumes, l'un de ces mannequins. En effet on ne demande pas de compte á un costume si ce n'est d'étre taillé convenablement, d'avoir des épaulettes en place. On s'apercoit, aprés coup, que la transsub-tantation ne présente pas de difficulté et qu'il faudrait, au con-traire, beaucoup de mauvaise volonté pour y échapper.

// existe tellement de costumes qui voudraient étre endos-sés. II existe un vertige de la confectwn, comme il se rencontre un vertige de l'eau. Le premier semble plus subtil, car quelle est cette frondaison de tissus, de laines, de Abres chatoyantes ! Si l'on s'y enfonce, la tete la premiére, comment s'en déga-gera-t-on ! L'eau, a vrai diré, avec ou sans ophélisation, ne nous ménage pas trop de surprises. Elle réfléchit une image plus ou moins glauque, plus ou moins pále... mais du torse au veslon,

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de l'avant-bras a la manche, des reins á la redingote, il se pro-duit un échange étonnant. Seúl l 'homme traque peut ressentir jusqu'au bout cette fascination de Pempilement dans une masse molle.

En outre il éprouve la tentation de se laisser enfermer pour vivre, en sécurité, l'existence de tous ees objets, quand l'homme n'est plus lá. L'étre qui se laisse enfermer dans un super-mar-ché obéit, avant tout, k un souci de vol et de profit. L'espace du grand magasin, peuplé de glaces, d'escaliers, de caisses, d'ascen-seurs posséde une autre résonance et suscite une autre réverie. Ainsi on voit, dans un román noir, un homme traque devenir mannequin pour échapper á la pólice et, aprés le passage du veilleur de nuit, il s'apercoit que les autres inannequins con-tiennent, eux aussi des existences humaines. lis ont constitué une autre société á l'intérieur de la nótre. Une ville se réfléchit, autant qu'elle en a la possibilité : dans l'histoire et dans ses jour-naux, dans son fleuve, dans son nom, dans ses souterrains... et, enfin, dans cette masse de vétements, a qui il ne manque que la nuit pour agir á leur guise. Les hommes de chair ne suííisent pas á une cité. Les inannequins peuvent leur faire concurrence tout comme les hommes illustres ou les statues dans l'antiquité.

II nous semble que nous pouvons tirer deux conclusions de ees derniéres réveries. D'abord la fuite de l'homme traque n'est pas seulement remarquable par le style qu'elle posséde mais elle revele encoré les possibles de l'espace urbain. Une ville n'est pas donnée en toute immédiateté. Tout comme il faut tracer la ligne droite pour la faire exister, il faut sillonner une ville, selon les parcours les plus riches, pour faire venir au jour ses virtualités. D'une « critique » a une « poétique » urbaine, le centre d'intérét se déplace. On ne cherche plus á savoir com-ment le chórneur surmontera la situation qui lui est imposée (reforme du systéme existant, appel á l'initiative privée, á la voie syndicale ou politique, role de la masse et des intellectuels) mais á décrire comment une conscience malheureuse réve sa ville et sa peine.

Ensuite il nous faut distinguer plusieurs types de réveries qui introduisent une distance certaine entre le phénoménolo-gique et le poétique. L'homme traque, « coincé » dans une situation fácheuse, deambule parce qu'il ne trouve point de refuge. S'il était plus fort que la situation qu'il subit, si la ville ne se refermait pas, devant lui, dans son mutisme — dériverait-il encoré !

Mais cette réverie se double d'une autre réverie qui n'a plus la méme allure. Un réveur de vocation ne rencontre pas, méme en ville, d'opposition fondamentale. Le mur de la ville ou, en l'occurrence, ses rayons de confection, lui sont une matiére mal-léable. II cesse de voir, en elle, un traquenard mais plutót une terre avec laquelle il se sent en complicité. Son regará n'est pas apeuré, furtif mais actif, prompt á travailler les lieux qu'il rencontre. Malgré son malheuri, quand il est malheureux, il trouve un arand repos d'áme dans ce travail de l'imaginaire.

La premiére réverie demeure proche du vécu ; elle assume une siLualion difficile qu'elle tente de maitriser. Elle dévoile iiue certaine ville •— corrélative de sa marche hagarde, de son

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esprit mefiant. L'homme traque connait la ville puisqu'il se laisse guider docilement vers ses points de sécurité. La seconde réverie sempare davantage des éléments d'une ville. Malgré son mal-heur, elle echappe á l'urgence d'une situation harcelée par le temps, elle a la prétention et l'orgueil de faire exprimer aux objets et aux lieux urbains tout le sens dont ils sont capables

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MARCHER, MARCHER DANS LA VILLE...

La marche, la seule marche semble nous trouver démuni. La geste révolutionnaire ou la derive de l'homme traque empor-taient avec elles une dimensión peu ordinaire qui nous faisait oublier la disparition des héros surnaturels et des liturgies sacrées. Nous risquons de nous ensabler dans la prose de la ville et, cette fois, nous sentons cruellement la difficulté de décrire des trajets urbains idéaux. L'espace du géographe qui s'arroge le droit d'invoquer des rúes ou des quartiers précis nous est refusc. Nous savons bien qu'un rythme se préte mal au discours puisqu'il releve du temps : de celui-ci, nous n'obtenons de figu-ration satisfaisante qu'á travers l'espace. Enfin une marche, quand elle n'est pas exceptionnelle, comme dans le cas de l'in-surrection posséde-t-elle quelque valeur ? II est bon, parfois, de reposer son esprit et de libérer ses énergies. Mais vaut-il la peine d'en parler ! Et pour quelles autres raisons pourrait-on se promener ?

Parce que nous sommes enfermes dans une ville a laquelle notre destín est lié dans la mesure oü nous avons quelque con-nivence avec elle. Si les hasards de ma carriére m'ont seulement jeté, en elle, pour un certain nombre d'années, il me suffira de connaitre mon lieu de travail et mes points de distraction, cher-chant en outre á m'orienter, au mieux, dans ses artéres. Mais si elle est ma patrie, si je ne peux l'abandonner qu'en me perdant, il m'importe de reconnaitre, au plus vite, ses limites, ses secrets. Je suis semblable au passager qui confie sa vie á un navire et qui cherche a investir ses éléments, la machinerie, les cabines, le pont a babord et a tribord. II veut savoir a qui il s'en remet, comment le bateau fera front aux tempétes. De méme, le pri-sonnier reconnait sa cellule, univers étriqué et qui, pourtant, porte la marque des autres malheureux, qui, centimétre par centimétre l'ont parcourue, y inscrivant leurs espoirs, leur amer-tnme. Nous avons evoqué deux lieux clos, comme la ville clas-siqtfe protégée par une enceinte et contenue dans des limites déicrminées. L'essentiel n'est pas, en l'occurrence, d'étre protege, mais d'avoir la possibilité de reconnaitre un espace clóturé, sans s'égaycr en tous sens.

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Cadenees et ryihmes urbains.

La ville se compose et se recompose, á chaqué instant, par les pas de ses habitants. Quand üs cessent de la marteler, elle cesse de battre pour devenir machine á dormir, á travailler, á obtenir des profits ou á user son existence. Tous les rythmes de la marche y sont ou plutót y étaient representes : le rythme lent et incertain des vieillards, la marche rapide des hommes courant á leur travail, les mouvernents imprevisibles et capricieux des enfants. La chaussée autorisait, autrefois cette diversité que nous remarquons encoré sur les trottoirs : allure martiale, rigide d'un régiment, au retour des manoeuvres, pas lents du corbillard, de son cortége et de la Mort qui l'accompagne, virevolte des gamins sur leurs velos, vronibissernent des grosses motos, conduite ner-veuse d'adultes aux réílexes rapides. Et nous verrons, par la suite, que la rué et le boulevard peuvent se distinguer, dans leurs essences, par la marche qu'ils sollicitent : plus heurtée, plus saccadée, plus sinueuse dans la rué — plus fluide, plus souple et mieux contrólée sur le boulevard. Les hommes s'approprient la rué en fonction de leur age, de leur situation sociale et du rythme que ceux-ci supposent. La cohesión, la na tu re du groupe qu'ils constituent, se lit á travers leur conduite du trottoir.

Pour les enfants, le trottoir représente la liberté, á mi-chemin des deux contraintes de l'école et de la famille. lis y découvrent ce que les adultes leur cachent dans leurs farnilles ou dans les lieux éducatifs. S'ils sont bien jeunes, ils s'y con-duisent comme dans une cour de récréation, c'est-á-dire comme dans un espace qui n'est pas linéaire. Ils vont et ils viennent. La bousculade des adultes fait encoré partie de leurs jeux. Ils n'ont pas conscience d'aller d'un point á un autre, par le plus court chemin mais de ce caniveau á cette bouche d'égout, de cette marque á ce quadrillage. Tres précisément, l'enfant, par l'effet de sa taille, observe mieux le sol, les retombées de la ville sur sa terre natale, ce que les hommes négligent et qui parle d'eux á leur insu, parce qu'ils « l'ont laissé échapper » malgré eux. La visión d'aduíte est, en un sens, décevante : faite pour la « devan-ture », elle néglige le sol et aussi les facades, les toits, puisque notre regard s'éléve rarement au-dessus du rez-de-chaussée. Seuls les concierges, par leurs baláis, par leur génie du soupcon et quelques detectives consciencieux regardent encoré le sol. Si les concierges possédent un titre de gloire qui leur a valu d'entrer, parfois, dans la grande littérature, ce n'est pas, selon nous, pour avoir su observer les allées et venues de ceux qui ren-trent ou sortent ou pour avoir martyrisé certains de leurs loca-taires mais pour avoir épié aussi scrupuleusement leurs devants de porte, le sol de la rué.

Le sol appréhendé a l'état de nature fournit aux enfants, par ses imperfections, par ses particularités, un terrain mouvant diversement utilisable. La bouche d'égout les fascine parce que l'on pourrait y perdre quelque chose de précieux (l'argent des commissions, le carnet de notes, la cié du domicile, un événe-ment dont il faut, a tout prix, se souvenir), parce qu'elle est le terme de la course du ruisseau, parce qu'il doit bien se passer

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quelque chose dans ce monde souterrain. Cet appel et ce mou-vement de recul n'existent-ils pas aussi chez les adultes, alors méme qu'ils ne s'en rendent pas compte ! Quand les égoutiers remontent á la surface, des badauds s'asseinblent mais la remarque posséde une portee insuñisante : tant de spectacles attirent les badauds ! Ajoutons plutót que les hommes contournent, d'instinct, les employés du sous-sol urbain (d'une maniere genérale il est intéressant de noter ce que les hommes contournent dans une ville. Les conduites d'évitement instruisent davantage que les conduites d'approche). Par crainte de se salir ? Certes, mais aussi parce qu'ils se trouvent confrontes a d'autres étres qui descendent dans des entradles dont ils préférent ne pas imaginer les dedales. Ces hommes caoutchoutés, á longues bottes et munis de crochets redoutables, pourraient les invectiver, leur teñir un langage désobligeant auquel ils ne sauraient repondré. Par leur fonction, ils supportent des charges mais ils bénéficient aussi des priviléges des maudits, qu'on ne saurait loucher, qu'il serait vain de rappeler a l'ordre puisqu'ils réparent et assument les désordres de la rué.

Le mouvement de la rué importe a l'enfant au point qu'il ne varié guere ses actions avec les saisons : il s'asseoit, seule-ment, plus volontiers avec les beaux jours ; l'hiver il se réchauíTe á la vue de ces magasins oü les adultes ont chaud, mais de cette chaleur il ne voudrait pas, il savoure plutót celle dont il a le désir, sans en éprouver trop brutalement le manque. En groupe, ils délimitent, par des traces a la craie, par des repéres reconnus de tous, leur espace. II fait bon y demeurer parce qu'ils y orga+ nisent leur propre monde, á l'abri des adultes. lis y descendent (c'est-á-dire ils y dévalent) des qu'ils en ont la possibilité. Leurs lazzi apparaissent comme une source de distraction mais ils ont aussi pour fin de détourner les adultes de leur territoire ou encoré, s'ils sont moins audacieux, ils ne voient pas les passants qui traversent leur univers, « leur coin » : á la lettre, ils n'exis-tent pas pour eux. En revanche ils ne toléreraient pas l'intrusion d'autres jeunes gens extérieurs á leur bande.

D'une journée a l'autre, d'une saison a Fautre, leurs exploits, leurs bavardages, leurs paresses y demeurent et véritablement le meublent. Le mouvement de la circulation, les jets d'eau de la voirie, le vent de la ville s'avérent incapables de chasser ce qui croupit la : leur odeur, leurs revés d'adolescents, leurs debuts de disputes. Point n'est besoin du terrain vague, il suffit que la rué ne soit pas trop mouvementée, qu'ils puissent disposer d'un rebord de fenétre, de quelques marches, d'un enfoncement. Par leur immobiliíc, ils freinent le mouvement de la ville et, en créant ainsi une zone de repos, ils favorisent des courants, des contre-courants précieux.

Le trottoir et la rué représentent, pour les amoureux, un décor inessentiel et agréable : inessentiel car ils constituent le groupe le plus réduit et le plus fort d'une ville, ils portent, en eux, leur rythme, ils ne pressent pas leur marche, sous l'effet de la ,(¡í)hue. Si elle devient trop intense, il nait, cependant, en eux, la peur d'étre separes de la foule — thématique qui apparait dans de nombreux films d'avant-guerre et méme dans Hiroshima, moa (imoiir, d'Alain Resnais. Ils sont indifférents k cet espace

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quí ne peut rien pour eux et ils ignorent les saisons (il existe des couples d'amoureux, en hiver comme en été).

Seulement la ville peut apparaítre comme un faire-valoir de leur amour. Ils lisent dans le regard des autres que tout le monde connait et reconnait leur passion commune. II faut que fa ville soit gentille et prévenante á leur égard, car le bonheur mérite ces marques de respect. II faut que la rué s'entrouvre sur leur passage, que les feux n'agissent pas á contretemps, que le garcon de café soit plus empressé. Si les événements se refusent á cette complicité, ils y voient un mauvais signe. Le visage de la ville devient celui du destín et nécessite alors une lecture attentive. Ils s'en remettent, comme dans les films de Rene Clair, aux simples, aux timides, aux enfants, aux aveugles, á tous ceux qui sont vacants comme eux et qui savent savourer les joies les plus minees. L'agent de pólice, s'il ne croit pas trop aux vertus de son uniforme, peut, lui aussi, attirer leur confiance car on le sait disponible pour la rué ; davantage, il en fait partie au méme titre que les kiosques á journaux, que les devantures de boulan-geries ou que, les éventaires des marchandes de fleurs. La rué, si pesante, s'allége. Son mouvement ne se donne plus comme un flux irrépressible qui nous écraserait, si nous osions lui résister. Elle se multiplie en échappées gracieuses, diverses comnie ces ballons d'enfants qui sont lances, lors de certains jours de féte. Aussi le cinéaste ménage-t-il quelque vide dans son espace urbain pour qu'il se produise en lui du « jeu », pour que nous soyons en présence de visages sympathiques, qui valent pour eux-mémes et non devant une maree noire d'hommes. París leur appartient, cela veut diré : París ne pese pas plus lourd que ces maisons claires, ces jardins radieux, ces rúes aerees, ces escaliers élan-cés, ces toits ensoleillés oü il fait bon se poursuivre en dansant.

Les militaires se distinguent immédiatement de la foule, par leur uniforme. Quand le soir tombe et si le quartier n'est pas tres fréquenté, ils chantonnent. Dans l'aprés-midi, ils parlent plus fort. Seraient-ils revenus á une nature plus fruste — sous l'effet de « l'existence militaire » ! Ils agissent ainsi pour se sentir chez eux. Comme ils sont exilés ou exclus, ils éprouvent le besoin d'affirmer leur présence auprés d'une foule qui les ignore. Ils cherchent l'aventure, l'incident et ils n'osent jamáis aller jusqu'au scandale. Quand ils reviennent le soir á la caserne, le trottoir leur apparait long, hostile, harassant. C'est pourquoi, dans la plupart des films d'avant-guerre, on franchit (on fait) le mur pour pénétrer dans la caserne á une heure tardive. La sortie manquee ou vécue dans le désoeuvrement devient folie escapade. L'uniforme qui isolait ou qui permettait seulement des rencon-tres fáciles (disons des arraisonnements) semble donner Vimmu-nité : d'un militaire, comme d'un facteur ou comme d'un pompier, on admettait bien des choses. Le facteur sonne á votre porte, le pompier s'introduit par votre fenétre (lorsque votre immeuble brüle). Le militaire est disponible, on sait qu'il partirá un jour et que ses actions ne portent pas á conséquence.

II est vrai qu'á examiner mieux ces films si nonibreux d'avant-guerre, on s'apercoit qu'ils mettaient surtout en cause des réservistes d'un certain age. Ils compensaient, pendant leur période de rappel, une vie trop paisible ; sous la vareuse et sous

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le calot, on percevait un ventre, un visage, une allure qui n'avaient ríen de militaire mais qui indiquaient clairement le commercant ou le professeur ou le cultivateur. Quoi qu'il en soit de cette'nouvelle détermination, dans la ville d'avant 1939, la tenue et la marche des soldats se remarquaient. Sans doute évoquaient-elles, comme en un lointain souvenir, la distinction fundaméntale qui répartit la population en civils et en militaires. La premiare : amie de la paix, de la prospérité, du rangement, de la fidélité ; la seconde habituée au grand air, aux larges hori-zons, un peu pillarde, méprisante a l'égard des civils et de leurs lois timorées. II suffisait de la présence de quelques militaires dans la rué (et l'Adjudant, le Lieutenant, le Colonel avaient cha-cun leur légende, on savait quel était leur type particulier de susceptibilité, comment heurter le caractére bourru du premier, l'impatience du second, les airs cassants du dernier), pour qu'elle prit un visage nouveau. On en attendait quelque chose d'autre. Les lois coutumiéres seraient, sans doute, respectées mais il demeurait, á titre de probabilité, la possibilité qu'il en füt autrement.

Nous évoquerons plus particuliérement la figure du légion-naire. Y a-t-il mythe plus répandu et plus commun, semble-t-il, que celui de la Legión ! Cependant nous croyons possible de montrer l'importance d'une marche en ville comme celle du légionaire. Alors méme que la ville se refuserait a nous faire signe et á privilégier d'elle-méme des parcours, certains hommes auraient encoré la possibilité d'y faire leur trace. Ce sillón dans la Ierre urbaine nous parait d'autant plus remarquable que tous nos pas semblent se méler et s'annuler dans une ville. De quelle espéce sont les hommes qui possédent ees pouvoirs. Non point exactement l'homme traque : on le remarque trop a son gre par la peur qu'il secrete et il voudrait se confondre dans la masse des immeubles. Non point encoré l'aventurier en general car sa plus grande jouissance consiste a errer sans visage dans le vide interminable des rúes, d'exister dans la transparence, de reculer les limites, de marcher sans empreinte. Ce sera plutót une certaine sorte d'aventuriers, plus primaire et plus proche des mythologies populaires — comme par exemple le légionnaire.

D'abord il laisse, derriére lui, une certaine odeur. Voilá, selon nous, le trait élémentaire et presque inexplicable. Dans une ville neutralisante, qui a eliminé les odeurs, qui baigne dans une lumiére uniforme, il provoque un « remous » reconnaissable. Le registre ne saurait étre d'abord d'essence auditive ou visuelle. Dans l'épopée du western, les héros, maudits ou bénéñques, se remarquent á leurs regards insoutenables et le spectateur, les comparses du film savent a cet Índice qu'il n'hésitera pas á dégainer tres vite son colt et, le cas échéant, á tuer. Certes, nous le verrons, ees signes visuels, auditifs ne manquent pas mais l'essentiel demeure qu'il laisse aprés lui un certain parfum qui ne se dissoudra pas de sitót dans l'atmosphére urbaine.

Les légionnaires, comme les autres aventuriers, n'ont pas d'avenir — un passé á la fois inconsistant (ils le renient) et lourd (de ooups de poing, d'amours). Au surcroit, en un monde protege, ¡Is annoncent la mort. Ils vont mourir et ils sont préts á tuer pour ce qu'ils croient étre leur honneur ou leur bien. D'ailleurs,

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á nouveau, il ne s'agit pas d'un semblant de raisonnement. On sent, immédiatement, a leur odeur de fauve, qu'ils respirent la mort, qu'ils tirent de ce voisinage terrible leur grandeur et qu'ils ne sauraient y renoncer. Ce n'est pas la terreur organisée, métho-diquement exercée des tueurs d'une ville américaine comme dans « la femme á abattre ». Ils ont plutót toujours vécu dans la familiarité de la mort. Aussi, cherchent-ils naturellement les lieux de violence, la brutalité de la féte foraine, de certains bars, de certains quartiers. Ils vont de bistrot en bistrot, á la recherche de la provocation.

Leur passage aura le idon de bouleverser la tonalité de l'en-vironnement urbain. On se met presque á percevoir celui-ci comme une terre sauvage, oü seuls seraient en sécurité ceux qui seraient préts á braver la mort, une terre oú l'on reconnaítrait, á des odeurs diverses, les diverses espéces qui y parquent et qui la traversent. L'assimilation rhétorique de la ville et de la jungle (trop souvent formelle a notre sens, méme si on y lutte, si on y detruit les réputations, si on y aceule les concurrents au suicide, selon la visión balzacienne) prend un sens momentané-ment forf par la vertu de ees bétes sauvages. Ils parlent peu parce qu'ils ont une vie de muscles, parce que la parole est féminine, citadine, parce qu'elle substitue une lutte hypocrite á la guerre Ioyale et virile ; et, quand ils parlent, on entend d'abord leur voix, leur voix rauque de la savane et du désert, de la menace ou Ide la tendresse malhabile qui se détaohe, tandis que nos mots se mélent a la confusión de tous les mots que l'on prononce.

A ce sillage essentiel, on ajoutera quelques autres notations qui les aident « a faire leur trace ». De toute évidence, ils ne sont pas de cette ville. On le devine ostensiblement a leur tenue. Par consóquent on ne sait d'oü ils viennent. Ils traversent une ville a laquelle ils n'appartiennent pas et dont ils n'ont pas la charge. Cette fois, le trajet beneficie d'une signalisation visuelle : dans ce milieu homogéne de gens qui ont les mémes intéréts ou le méme visage, ils se distinguent par leur ídémar-che, par leur costume. L'espace perd ainsi de son uniformité. Quelques mobiles autrement colores le sillonnent et les habi-tants, en se reculant sur leur passage, élargissent ce sillón, lui donnant plus d'impartance.

Quand les aventuriers auront disparu de leur champ de visión, les citadins hésiteront, pendant quelques instants, á combler le vide qu'ils ont creusé. / / suffit done que des éléments s'affichent comme étrangers pour que des trajets n'apparaissent plus quelconques. Dans le cas de la « legión étrangére », cette altérité était double : par leurs véteiments, par ce que l'on disait d'eux : des paris, des serments qu'ils avaient tenus dans des circonstances étonnantes — et aussi par leur qualité d'étrangers, parfois d'anciens ennemis passés au service de la Nation : le teutón parmi les gaulois, rhomme tatoué parmi les peaux-lisses, le nómade au milieu des sédentaires...

Nous n'avons pas a nous demander si cette mythologie co-mportait une part de fabulation ou de naiveté. Une telle ques-tion n'aurait (pas de sens puisqu'elle consisterait a récuser le mythique. II faudrait plutót s'interroger pour savoir s'il s'ins-

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crivait, en profondeur, á l'intérieur de l'espace imaginaire des trancáis. Sur ce point, notre réponse serait positive et nous invo-querions le nombre de films ou de ohansons consacrés au légion-naire. Par ailleurs, il fut lié á l'aventure de l'Empire trancáis, á une certaine dilatation du territoire trancáis ; il était soumis á un statut originad qui cumulait les qualités du trancáis et de l'étranger et ainsi il échappait aux oppositions traditionnelles, tout comme, par exemple le météque, dans la cité atbénienne. Mais notre intérét se porte dans une autre direetion : íes tra-jets sans étre inscrits objectivement dans les murs d'une ville, peuvent comporter des traces visibles. Nous n'avons pas alors á décrire une itinéraire géographique determiné mais plutót á préciser la qualité du siílage : en l'occurrence un remous d'in-quiétuide, une odeur de mort et de béte de proie.

Nous n'aurions ipas de peine a généraliser les conclusions de cette idescription. Nous parlerions de trajets chaqué fois qu'un étre ouvre un sillage ou imprime á son parcours une cadenee reconnaissable, modifiant ainsi la face visible de l'espace urbain. En proposant cet axiome, nous nous situons aux confins de la Psychologie de la Forme. Seulement il s'agit non d'une forme achevée ¡mais d'un tracé á effectuer, non d'une structure imper-sonnelle mais d'une temporalité qui, a chaqué instant, redis-tribue un fond et une forme — et les hommes de la rué colla-borent á cette nouvelle redistribution de l'espace : les uns parce qu'ils semblent posséder assez d'autorité pour inseriré leurs traces sur le sol de la cité, les autres parce qu'ils veulent bien s'écarter sur le passage des ipremiers et les aider, par cet effa-cement, a creuser leurs sillons.

A titre d'exemiple, nous évoquerions volontairement des

Í)ersonnages mineurs, conventionnels comme l'oncle pátissier, e gáte-sauce du traiteur, le jeune télégraphiste. D'abord, nous

aurions á écarter la tentation du pittoresque. H ne suffit pas d'un peu ide blanc ou de bleu pour animer la rué d'une poesie trop gentille. Nous serons plutót sensibles á ce qu'était l'evidence de leurs parcours. C'est que les autres hommes (l'agent de pólice, les promeneurs, les coiimméres) laissaient passer sans recnigner ees Envoyés un peu exceptionnels du Destin. Ces derniers allaient, de leur démarche dansante, vers une cérémonie, un mariage, une communion, une féte. Le vo'l au vent, le gáteau d'anniversaire, la dépéche bleue valent davantage que le pain. les légumes, la lettre ordinaire. Du coup, la rué perdait sa neutralité amorphe pour se réorganiser selon les catégories plus contrastées, plus fortes du Festif et du Quotidien — tout comme le légion-naire faisait advenir la différence du Nómade et du Sédentaire.

A cette opposition typologique s'ajoutait rémergence d'une cadenee nouvelle. II faut que les messagers de la Féte (les « extra ») aillent au plus vite et ils le peuvent parce qu'ils sont jeunes, parce que leurs mines pimpantes, leurs allures ingénues, leurs vétements exactement coupés affichent leur caractére pri-mesautier. Une féte ne saurait attendre, sous peine de voir le son filé s'affaisser, le vol au vent se refroidir., la dépéche bleue poiMioTle sa tendresse. Leur brio, l'urgence de leur mission, leur appélil d(í courir et de se faufiler contrastait avec le labeur mono-tone de la ville qui n'en finirá jamáis, quoi que l'on fasse.

MARCHER DANS LA VILLE 145

Davantage, cette modification touchait jusqu'á l'intérieur de la viMe qui se idévoilait alors d'une autre maniere. Nous savons bien que tous les passants se rendent quelque part — en general, á leur lieu de travail. Cette connaissance n'affecte en rien notre visión de l'espace urbain, en particulier du « fond » inapercu de la ville. Au contraire, la dépéche bleue, la haute toque, le plateau du gáte-sauce, en vertu d'une pro-tension galopante et manifesté, entrouvraient cette masse cl'immeubles, d'habitudes si bien défendues, et nous transportaient implicitement jusqu'á la féte Idu domicile : les nappes Manches, les invites qui arri-vent et que l'on recoit avec ostentation — et sentent la vie affanee de l'office. II existe [ainsi] des parcours qui nous rendent sensible le terme de leur visee et qui joignent devant nous le dehors et le dedans. Ce n'est pas, pour autant, exclure toutes sortes de derives et de ressassements urbains.

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LE DEPART A L'AUBE

II faut qu'á 1'auibe la ville recommence á vivre et, en ce sens, l'aube et le crépuscule ne sauraient, dans une cité, étra compares. En effet, lorsque le soir tombe, le passage s'opére sans mal. La nuit succéde au jour mais, á la faveur de nos projets nous enjambóos la fin de la journée. II trouve que, pour beaucoup, la soirée représente le but des heures de travaíl — pour le repos ou pour le plaisir qu'elle promet. Sur un plan imagi-naire, la transition nous parait encoré plus naturelle. C'est la nuit urbaine qui fait jaillir, gicler la lumiére des intérieurs. Elle arrache aux magasins, aux cafés, aux bureaux la lumiére qui va l'embraser et dont elle tirera sa gloire. Elle l'aspire aux embra-sures des fenétres, aux néons publicitaires, aux vitrines pour qu'elle devienne sa substanee : une nuit électrique autant composée de zébrures éclatantes que de noirceurs. Sans ce mou-vement, il n'est plus de nuit urbaine. Une lumiére étale et complete fait disparaitre la nuit. En revanche, la nuit urbaine peut absorber les éclairages et les néons multicolores, sans ees-ser d'étre nuit. Au lieu d'apaiser l'agitation des hommes, elle la multiplie, par les plaisirs qu'elle leur ipromet (ils n'ont autant travaillé que pour étre recompenses) et parce qu'elle « met en lumiére » tout ce qui vit dans l'homme : les cravates, les bra-celets, les sacs, les mains, les souliers, les regards, parfois les révolvers. Le cinema américain de style policier, quand il a ainsi multiplie les mains, les regards, les calandres d'automobile, a fidélement rendu la vérité d 'une nuit urbaine. Si cette deserip-tion s'avére exacte, la nuit, dans une ville vient en aide aux hommes.

II est, au contraire une dijficulté de s'éveiller á l'aube. Les módiateurs de la campagne manlquent : le soleil, les animaux, le coq, tout ce qui accompagnait l'homme dans son lever. II fal-lait attendre que l'eau coule, que la maison se réchauffe, que les bétes sortent : de la une certaine lenteur, au milieu méme de 1'affairement. En outre, la nuit avait purifié la terre, elle l'avait engourdie, c'est-á-dire rendue plus opaque, plus nourrissante, totalement incapable de penser le mal. Elle était saisissante de verdeur»et de fraicheur. II faudra, a l'inverse, dans une ville, se purifier de la nuit, de ses revés, de ses désirs inavoués. L'lMiiiine qui se leve, Idoit se dóbafbouiller de cette nuit mau-

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LE DÉPART A L'AUBE 147

vaise, échaipper á une sorte d'anxiété diffuse. / / s>e heurte aux témoins dérisoires de la nuit: les travailleurs et les noctambules. Les premiers viennent de subir une passion redoublée : celle du travail mélée á celle de la nuit. Ces hommes, en general, choisis parmi les couch.es les plus défavorisées d'un pays ont une nuit, (juelques rides, quelques pensées ameres de plus que nous — et ils se rendent, chez eux, pour les oublier dans le jour, comme si celui-ci pouvait apporter l'oubli. Ils a'pparaissent comme la mé-inoire de la ville et cette mómoire, helas, s'enfle de tous les évé-nements de la nuit.

Quant aux noctambules, ils ont cessé de faire illusion. A cette heure du matin, ils se donnent comme des témoins insi-gnifiants, a qui nous avons honte d'avoir delegué le pouvoir de veiller. Ils vomissent leur nuit, leurs confettis, leurs angoisses, sur le trottoir, tandis que les clubs qui les aecueillirent, débal-lent au dehors les bouteilles et les caisses vides. On ouvre la boite de nuit ; le vestiaire, les tabourets, les membres de l'or-chestre, tous les symboles d'une féte facile apparaissent comme dérisoires et tout a fait désacralisés.

Les restes et les témoins de la Nuit ne nous sont d'aucun secours. Voici l'air du matin bleuátre, aigu, rare, comme si la qualité de l'atmosphére, sa couleur, ses sons se répondaient. II s'agit d'une coupure qui cisaille le temps, d'une opération pres-que chirurgicale qui tranche dans la durée. Les rúes ainsi a jeün, vertigineusement rectilignes nous « remettent » de cette nuit qui s'épaississait dans ses réves. La transition était néces-saire ; cependant elle semble rude. Les oiseaux de l'aube piail-lent d'une facón stridente, ne tiennent pas en repos, battent des ailes. Les bruits nous atteignent plus vivement, méme quand ils nous sont familiers : les bidons de lait, les poubelles, les premiers véhicules, les sons déchirent un espace encoré vide. Ce n'est pas la grande maree sonore qui va et vient pendant la journée. En quoi, ils ressemblent aux bruits que nous entendions avant de nous lever. Nous étions couchés et cependant les ambu-lances, les cars de pólice, les automobiles laissaient de longues traces lumineuses aprés elles. Celui qui habitait auprés d'un hópital ou d'un commissariat pouvait imaginer une nuit calme ou mouvementée. Méme s'il n'occupe pas un point stratégique, il poursuit leurs routes, á mesure que le bruit s'estompe. Cet espace auditif mérite qu'on en precise l'originalité — une serie de vec-teurs, un faisceau de ligues, une étendue étirée, allongée, alors que la ville, imaginairement, est circulaire ou du moins quadran-gulaire, et que ses bruits tournent en rond, se choquant, se répercutant, se relancant dans une marmite assourdissante.

L'homme de l'aube n'échappe pas, dans une ville, á sa condition humaine et sociale. On pourrait croire qu'il met á profit cet instant pour faire face á une nature de pierre. Si le lever du soleil n'a pas de sens dans ce décor, que, du moins, il inspecte cette masse transie, bleuátre, presque silencieuse, Or il se détourne méme de cette quasi-nature qui ne lui est pas indi itérente á d'autres moments de la journée. L'aube incite l'homme á prendre toutes ses responsabilités. Certes la ville devient plus supportable dansí la mesure oü elle ne nous écrase pas de sa sur-charge en véhicules et en hommes. Mais nous avons une fron-

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tiére redoutable a franchir. Des hommes tentent de s'évader et tombent sous le feu des sentinelles ; d'autres subissent le pelotón d'exécution, tous rites qui ont un sens aigu dans une civilisation urbaine. C'est l'heure que certains malades ou que certains étres desesperes ne franchiront pas. Parlons encoré plus précisément de la ville. Son mécanisme s'était arrété et personne ríose preñare Vinitiative de le relancer. Les premiers pas, les premiers bruits seront furtifs ; le passant est comme géné de déplacer quelque chose — seraient-ce ses propres pas. II a l'impression de traverser la rué a un moraent oü elle ne devrait pas étre occu-pée. Pendant le jour, les déplacements vont de soi et il faudrait un éclat pour que l'on remarque notre présence. Au cours de la nuit la déambulation peut étonner mais l'homme qui se promane tard dans la ville est le premier á avoir conscience de son équipée et á l'assumer. Au petit matin, nous laissons á d'autres le soin de troubler l'ordre du monde. Certains avan-cent, le regard fixe, comme perdu. lis sont bel et bien réveillés mais ils ont peur, s'ils ouvrent trop grand leurs yeux, de déclen-cher le mouvement de la machine. Ils craignent que les lieux ne prennent l'étincelle de leurs pupilles pour un signal de départ. Alors ils regardent devant eux et, pourtant, ils ont le cceur serré quand ils rencontrent le premier homme de la journée : ils voudraient parfois lui diré qu'ils sont de la méme race que lui. Le premier cycliste, le premier piéton ont valeur de signe et semblent nous indiquer ce que vaudra notre journée.

Peut-on méme quitter, á cette heure la ville ? Ce sera alors un départ a la dérobée, á la sauvette, et, sur les quais blémes, le voyageur, pour se donner une contenance, marche. La pólice semble en droit d'interroger ceux qui ont decide, a une heure aussi matinale, leur exode. Aprés quel mauvais coup ? A la suite de quel désarroi ? Quel lien ont-iís coupé en cette aube déchi-rante ? Et reviendront-ils un jour ? La liberté a un visage pálot de solitude et d'arrachement. Or nous ne sommes pas encoré partís. Loin de la. Nous avons encoré plus que d'habitude le goüt de nous-méme, d'un homme qui ne pourra jamáis se quitter.

Puis la machine se met en marche. La voierie fonctionne et alors tout va tres vite. Tous ceux qui, par discrétion ou par une sorte d'angoisse, avaient retardé leur sortie dans la rué, comblent leur retard et, bientót aprés quelques saccades, la ville atteint son régime de croisiére.

La promenade matinale.

La promenade matinale va se révéler á nous, avec ses traits propres qui l'opposent a la derive de l'homme traque ou a la déambulation nocturne. II nous parait intéressant de mettre en relief le noyau de sens que chacun de ees trajets posséde en particulier et qui le distingue, sans appel, de tous les autres. Mais, du méme mouvement il nous appartient de montrer en quoi ils se distinguent, de marches dans la nature, marquant par la á quel point le décor modifie l'itinéraire. Nous ne devrons pas perdre de vue ees deux sortes d'opposition : la premiére qui jone entre les différents trajets urbains et la seconde qui se nianifeslétentre les marches dans la ville et celles dans la nature.

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La promenade matinale apparait, en ville, sous le signe de la bonne humeur. Sans cette derniére, elle n 'aurait pas lieu d'étre remarquée imaginairement. Ce trait ne va pas de soi et quand, par exemple, nous parlerons de la déambulation nocturne, nous ne l'y rencontrerons pas. S'agit-il, en l'occurrence, d'un caractére fort general qui lierait le matin, l'enfance et l'espoir, les pro-inesses qui ne sont pas encoré démenties par la banalité égalisa-trice et invincible de la vie ? N'y a-t-il pas une marche extatique vers le soleil, une foulée que la fraicheur de l'herbe rend plus légére ? Nous devons done, sans nier cette facilité d'étre matinale, dévoiler ce que la promenade urbaine posséde en propre.

On pourrait d'abord avancer que le promeneur s'appréte a savourer cette journée parce qu'elle est belle et que de telles journées sont exceptionnelles dans une ville. Le beau temps y serait done (imaginairement) fugitif et il faudrait savoir le goü-ter au mieux et au plus vite. La ville, par ce ciel, par cette lumiére, par cette douceur, rappelle quelque chose de la nature et l'homme revient á son corps, á ses jambes, s'émerveille d'une vie organique dont il avait perdu la mémoire. On ajoutera que le fláneur — piéton de Paris ou petit rentier — est « un nerveux », un inquiet, sensible á toutes les délicatesses et les nuances atmosphériques. Le campagnard ressent les grandes masses de chaleur ou de froid qui s'abattent sur sa ferme, sur ses terres et sur ses récoltes. Le piéton apparait comme l'homme des cou-rants d'air, des nuages imperceptibles, des commencements d'orage. II avance á pas précautionneux entre les ombres, les coups de vent et pour lui, un chapeau qui s'envole a l'importance d'une tornade pour un mieux marin. II n'est pas prés de l'oublier de la journée.

Par conséquent, cette matinée qui a toutes les apparences d'une belle journée qui commence, il lui préte tous ses sens, il veut la humer, il la détache comme un mot délicat. Ce portrait, sous cette forme excessive, semblera conventionnel. Cette reserve ne doit pas nous géner. Elle prouve, en fin de compte, qu'une certaine ville a pu susciter des étres dont la facón de vivre nous étonne mais dont elle avait besoin pour acceder a la conscience d'elle-méme : sans eux, une certaine maniere pré-cautionneuse, frileuse et fróleuse d'appréhender le temps eut été inconcevable. L'homme qui va a son « job », au milieu des embouteillages d'une mégalopolis, ne s'accorde pas le loisir de préter attention ¿i des nuances atmosphériques ; mais,, aussi bien n'effectue-t-il pas de promenades matinales. Nous ne portons pas de jugement de valeur ; nous cherchons, une fois de plus une approche qui dévoile quelque chose de la ville et cette approche doit étre recherchée a un certain moment de l'histoire et chez certains individus : la psycho-sociologie du rentier ne présente pas pour nous un intérét particulier ; ce qu'il nous plait de montrer, c'est de considérer de quelle maniere la ville a provoqué en lui une intelligence de certaines de ses manifesta-tions.

Le miracle, c'est que souvent l'homme en vacances retrou-vera cette attitude. En sortant á Rome ou á Copenhague de son hotel, il ressentira, comme une gráce exceptionnelle, la légéreté d'un ciel qui présage une journée heureuse. Nous avons bien

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affaire á une sensibilité d'une espéce particuliére, a une sensi-bilité purement urbaine soit que la présence de la nature se fasse plus rare, done plus précieuse (les vraies journées de printemps ou d'été apparaissent comme un don, comme une chance), soit que l'homme des villes se montre plus sensible aux différences de sensations les plus légéres.

Mais nous voudrions que cette promenade soit encoré plus proprement urbaine. Nous nous apercevons que, ce qui insinué en elle une bonne huineur fondamentale, ce n'est pas l'état du monde ou la lumiére inais Faffairement de la cité. La ville est au travail, elle s'agite, elle s'affaire. Chacun s'en va, d'un pas leste, vers ses oceupations. Hommes de Loi, hommes de peine, hommes de parole, écoliers et ouvriers se pressent industrieuse-ment ; la rué est pleine de gens et de camions qui cheminent et qui s'acheminent. II s'agit d'une reverle du mouvement, d'une poésie de l'action.

Nous comprenons á quel point cette promenade d'un nomine inoecupé, au milieu de gens que le besoin presse d'agir, peut paraitre mystifiante. II nous faut done en préciser la signiíica-tion, la detendré a l'endroit d'autres expériences qui sembleront plus authentiques, sur le plan humain ou social. Ce n'est pas que nous ayons a statuer sur sa valeur inórale ; encoré faut-il montrer qu'elle est donnante, qu'elle est revelante de la ville.

D'abord, pensera-t-on, il s'agit d'un jeu, d'une attitude ludi-que. Ce promeneur qui, par ce matin lá, prétend connaitre quelque chose de la ville, s'en absenté, échappe á ses contraintes, la traverse comme un étranger qui ne subit pas ses lois et qui s'en fait une visión euphorisante, done fausse. Mais les acteurs qui circulent, poussés par le travail, la saississent-ils mieux ! Enfermes dans leurs piopres trajets, ils n'en ont pas une visión pano-ramique. Tout au plus se sentent-ils portes par un mouvement d'ensemble. D'autre part notre promeneur n'est pas un étranger, il sait observer, d'un coup d'ceil averti ; il décelle les pro-fessions et les habitudes, les points de turbulence et les inasses molles. II est, en quelque sorte, mis en appétit par tant de projets et tant d'exécutions. Son regará s'est mis, lui aussi, en travail : avide de capter, de sonder, de rapporter et de coordonner les mesures, d'une curiosité qui ne se lasse pas de s'égaler aux spectacles qui lui sont offerts. Et nous apercevons ainsi de quelle facón il appartient á la ville : non point en assumant un role puisqu'aucun ne lui a été dévolu, mais, en participant, plus que les autres, á cet appétit de faire. II recueitle et il reactive toutes les excitations qui lui parviennent et qui, sans ce iéuioin, se perdraient. II se déplace pour capter le plus grand nombre « d'informations ». II découvre cette vérité premiére, á savoir que la ville suscite le mouvement, qu'elle met en branle, non point d'abord parce que les taches ne manquent pas mais parce qu'elle constitue un lieu oü il faut faire quelque chose.

Notre promeneur matinal dont la marche n'a, pour motif, aucun intérét particulier, réalise mieux que les autres cet acte pur, cette ivresse d'agir. On peut parler, a cet égard, d'une création de l'ceil, du regará de l'homme par la ville. A forcé d'élrerten travail et de réagir aux silhouettes, aux formes, aux apodarles, il devient regará éáuqué, averti jusqu'au cynisme,

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jusqu'á l'effronterie, puisque tout est á voir jusqu'au déballe-ment et l'exibition.

Seconde reserve possible : avec un peu de recul et d'esprit critique, cette agitation sans fin ne conduit-elle pas á une expé-rience de l'absurde ? Car les projets, á forcé de s'additionner, s'annulent et surtout cette activité ne trouve pas de terme. II nous faut un avant et un aprés. II nous faut aussi un commen-cement et une fin qui scandent le temps et qui achévent ce qui a été entrepris. Or le mouvement de la rué ne connait pas de fin. De lá l'image fréquente de la fourmillére : les hommes sont

areils á des insectes pour s'acharner ainsi á travailler et pour ousculer ceux qui prendraient quelque répit. Nous sommes

pris de stupeur quand nous nous rendons compte que nous ne pourrions pas arréter ce flux d'automobiles, de passants, cette rumeur sourde et inintelligible — méme si tel était notre désir le plus profond. Tous les éléments de l'absurde : confusión d'un temps brouillé, manifestation d'un esprit de sérieux trop poussé, sentiment, de Firréversible, viennent se renforcer. Mais cette attitude, philosophiquement possible, implique un recul qui n'ap-partient pas au promeneur matinal. De toute facón, elle manifes-terait un soupcon á l'égard de l'existence urbaine (¡ni nous livre-rait son envers plutót que son essence positive. Le promeneur est sorti de chez lui, de bon matin, non parce qu'il avait peine a trouver le repos ou parce qu'il avait lu trop de livres mais parce qu'il sentait en lui l'appel de la rué. L'affairement general lui parait un signe de santé. II lui semble percevoir un oui fon-damental á l'existence. Les passants ne se retournent pas, ne reviennent pas en arriére, ne paraissent pas hésiter ou s'inter-roger sur le sens de leur activité. II est done bon de vivre et d'aller quelque part. Pris dans un mouvement qu'il a souhaité, notre promeneur ne risque pas d'opérer une rupture meurtriére. II se trouve confirmé dans ses propres certitudes. Les moyens n'ont pas á étre rapportés á des fins, les marchandises et les instruments ont valeur par eux-mémes La mort est moins forte qu'une ville aussi acharnée á vivre, : la mort d'un egeliste écrasé, d'un enfant aflamé, d'une ouvriére déprimée sera recouverte par le passage d'autres eyelistes, par les cris d'autres enfants, <pax les gestes d'autres ouvriéres.

Quant á tous ees mouvements, ils ne composent pas le spec-tacle brouillé que nous aurions pu redouter et qui aurait provoqué un sentiment d'absurde. Notre promeneur, s'il traverse und ville d'avant-guerre, comme le Paris d'avant 1939, a le temps de composer les spectacles entre eux et de conserver leur entiére maítrise. II admire que tant de gens puissent circuler sans jamáis se heurter. Les passants, les automobilistes ne paraissent oceupés que d'eux-mémes et cependant ils évitent, comme par bonheur, toute sortes d'obstacles. Le ballet obéit done á quelques lois elegantes et simples, il s'émerveille que, jamáis, on ne le heurte. Inoecupé, il dievrait á bon droit attirer l'attention et les coups de ceux qui travaillent. Or il peut, sans risque et tout á loisir, les observer, s'en approcher. Quand la rué s'anime par trop, il lui faut contourner des cageots, des vendeurs, des étala-ges, des groupes d'enfants. II doit jouer de son corps, virevolter. Cette remarque a son importance, si Ton considere que le pro-

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meneur pourrait avoir le sentiment d'étre de trop, de passer pour un inactif au milieu d'une population laborieuse. Ces quel-ques manceuvres suffisent a l'insérer dans la ville.

Enñn une troisiéme objection se présente á l'esprit mais nous verrons que, comme la seconde, elle nous invite á ne plus coincider avec la marche de notre promeneur. On dirá qu'il ne faut pas en demeurer aux apparences, que ce mouvement de la ville s'effectue dans un processus plus general qui aboutit á l'exploitation de l'homme par l 'homme. Le luxe des uns et la misére des autres, la san té des uns et l'extréme fatigue des autres ne sont-elles pas visibles ? Notre promeneur, évidemment, assume une visión bourgeoise de l'existence et de la ville. Nous ne voulons pas diré seulement qu'il fait partie « des classes favorisées » mais aussi et surtout qu'il naturalise rhomme, rendant ainsi la misére tolerable et pittoresque. En ce matin, les visages ne sont pas encoré marqués par la fatigue et il faut aussi que les circonstances permettent cette accommodation du regard : que par une belle matinée les plus pauvres aient repris le goút de l'espoir et commencent la journée avec quelque entrain. Certaines descriptions euphorisantes de Jules Romains ne sont possibles que dans une capitale qui échappe á la morosité et au surmenage d'une mégalo-polis. Alors rhomme modeste peut, lui aussi, faire l'expérience d'une promenade matinale, s'enchanter des trottoirs, des devantures, des carrefours — comme d'autant de haies, de prés, de ruisseaux que Ton franchit par une belle matinée de campagne.

Mais, dans ces conditions, ne perdons-nous pas ce qu'il y avait de proprement urbain dans une telle marche : non point, puisque cette promenade tire, en grande partie, le bonheur qu'elle procure, de la connivence de rhomme et de la rué, de mille pro-pos a peine entendus mais qui ont l'accent du peuple auquel il appartient.

Toutes ces remarques faites, cette promenade matinale demeure, en son essence, bourgeoise c'est-á-dire posee, calculée, intelligente. C'est bien le bourgeois qui fait le tour du proprié-taire et qui dénombre les richesses de la ville : d'un ceil calme, connaisseur. L'excitation qui emane de la ville, elle peut étre celle de toutes les tentations que l'on peut assouvir, quand le soir tombe mais dans l'empressement de ce matin, elle traduit la somme d'affaires que l'on traitera et la part d'argent que l'on gagnera. Ce dernier point, plus contestable, doit étre entendu á bon escient. Nous ne disons pas que le promeneur imagine l'ar-gent qui va se gagner et, s'il s'agit d'un adolescent, il n'en a pas une idee tres precise. Mais la stimulation que le promeneur pergoit dans la ville et qui s'empare peu á peu de lui, posséde la teneur, Vinformation, la circulation de l'argent, alors qu'il existe bien d'autres excitations possibles, comme celle de l'Eros.

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LA DEAMBULATION NOCTURNE

La marche nocturne comme quéte de soi dans une ville.

Nous allons, selon notre projet initial, tenter de dégager l'essence de la déambulation nocturne et diré en quoi elle est donnante de la ville. Nous voudrions, d'abord, nous installer dans la marche extreme d'un étre en détresse. Elle apparait dans beaucoup de films francais ou étrangers et il ne suffit pas de diré qu'elle traduit l'instabilité d'un étre en proie á un conflit.

Marcher dans une ville, par la nuit, jusqu'á l'épuisement ou jusqu'á ce que l'aube nous chasse des rúes. L'homme en souci, en tracas éprouve comme le besoin de développer, le long d'un itinéraire, ce qui l'oppresse et il semble bien qu'il en tire un double bénéfice. Ce qui le tenaille jusqu'á le figer et jusqu'á l'empécher de respirer, va gagner en vastitude, done devenir moins harcelant. // faut donner á la souffrance un certain envol pour qu'elle fonde sur nous avec moins de hargne et pour qu'elle nous accompagne avec un semblant de discrétion. Bientót la situation se renverse. Dans notre chambre, la douleur nous assaillait. Maintenant, c'est nous qui la parcourons, c'est nous qui cheminons le long de ses crétes, au bord de ses abímes. On ne peut pas a vrai diré, affirmer qu'elle s'atténue. Mais nous avons, enfin, pris sa mesure, nous sauvegardons notre dignité d'étre humain qui assume sa condition. Enfermé chez lui, l'homme était une victime passive, il hurlait á la souffrance comme un animal blessé a mort, comme une béte qui « créve ». Le long des rúes et des avenues desertes, il commence une aventure dont il ne sortira pas indemne mais dont il assure la responsabilité et qu'il conduira á son terme quoiqu'il lui en coüte. II ne démentira pas sa vigilance, au milieu des glacis de la solitude, de l'abandon, de la mort.

A ce bénéfice moral se joint un gain dans l'ordre de la connaissance. La douleur subie entre des murs demeurait difi'use, confuse. II semble que, pour la connaitre avec exactitude, il (aillo, la déployer et l'articuler en son espace propre. Cette remarque demande á étre précisée, car on peut í'entendre de deux manieres. On pensera que nous ne pouvons nous connailie directement, que la ville, dans sa vivacité, fournit un exccllcnl matériel de projection qui nous renvoie, enfin, notre visage, nos

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peurs secretes, nos désirs inavoués. Cette interprétation ne manque pas d'intérét. Elle rejoint, par quelque cóté, le théme du « paysage sentimental » ; elle met en évidence qu'il ne peut s'agir que d'une promenade nocturne : dans la journée, les hommes, avec leurs présences indiscrétes ou turbulentes, mettraient un frein a cette libre projection.

Cependant nous préférons, pour notre part, une seconde interprétation. L'homme qui entreprend cette promenade nocturne ne sait pas encoré exactement de quel mal il souffre. II ne va done pas projeter une angoisse ou une douleur qui serait déjá la, en lui. Par sa marche, il va effectuer ce qu'il est, il va porter á la lumiére ce dont il était capable de sou/frir, et il lui appartiendra d'aller plus ou moins loin, dans cette effectuation de soi, selon les circonstances, selon la longueur de cette nuit, selon les rencontres esquissées ou poursuivies, selon, enfin, sa capacité de dépasser, en cette nuit, ses limites habituelles. A un espace neutre et docile, nous substituons maintenant une tem-poralité plus sérieuse, un espace qui nous ménage des surprises et dont il faudra savoir tirer parti. Le débat s'engage, cette fois, entre l'homme, la nuit et la ville. II ne saurait étre question de sacrifier l'un des partenaires dans un corps a corps oü l'homme risque d'ailleurs, de ne pas faire jeu égal. Quels sont les roles de la ville et de la nuit ?

La ville qui s'est vidée des regards humains mais qui demeure habitée par la présence humaine, attend et entend. Elle ne nous dit rien, elle ne nous approuve, ni ne nous bláme ni ne nous consolé. Elle se contente, ce qui n'est pas peu, d'étre ce silence qui appelle le sens. Elle apparait comme le lieu ultime de nos passions, de notre salut ou de notre perte — dont, de toute facón, nous serons responsables mais qui ne pouvait advenir qu'en sa présence.

De son cóté, la nuit nous laisse présumer qu'il s'agit d'une aventure irreversible. Nous devrons compter avec les heures qui passent, avec son propre enfoncement, avec les cafés qui, peu á peu, vont éteindre leurs lumiéres, avec une aube plus redou-table encoré et qui nous avertira, sans rémission de notre survie ou de notre déchéance. II faudra arriver jusqu'au bout de la nuit et puis en revenir, comme on revient de tres loin. Les événements les plus minees comme un bruit de poubelle, une ronde d'agent, un couple d'amoureux, le passage de eyelistes, gagneront en dignité et en sens, parce qu'ils participent de la méme nuit et parce qu'ils apparaissent comme de breves traces lumineuses ou sonores dans la mémoire d'une nuit qui risque de nous engloutir.

L'homme qui a entrepris cette marche á la limite de la conscience de soi ou encoré de la condition humaine, sera tenté de la suspendre : non point en retournant chez lui puisqu'il a rompu les amarres mais, en se laissant prendre au filet rassu-rant de tout ce qui continué á ignorer la nuit urbaine : un cortége de fétards, un incident qui le raménerait au poste de pólice. ¡Víais, par un coup heureux ou malheureux du hasard, il peut lui arriver de retrouver á nouveau la route dont il s'était ecarte. II su Hit que ees fétards ou cette prostituée aient accompli, sans le savoir, la méme aventure et lui redonnent le goüt amer, píen Ai I, inquiétant de soi et de la nuit urbaine. Les risques sont.

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grands : Gérard de Nerval finit par le suicide ; mais, sans un tel voyage, qui pourrait prétendre connaitre la moindre chose de soi et de « l 'autre » que soi ! A ceux qui refusent cette aventure, il reste l'introspection de chambre, les digestions mélancoliques d'Amiel, le journal bien temperé d'André Gide.

Cette interprétation demeure, dans ses conséquences, hypo-thétique. Elle se confronte a un fait dont il ne faut pas nier le caractére étonnant : pourquoi la connaissance de soi, le chemin qui nous méne au centre de nous-méme passe-t-il, dans tant d'ceuvres contemporaines, par la déambulation nocturne ? II faut done qu'il existe un lien analogique, secret entre les ehemins de la conscience et les avenues d'une ville.

De tout temps, les pélerinages et les odyssées sont apparus comme des explorations intérieures. Un tel privilége ne devait pas nous surprendre á l'horizon d'une pensée mythique ou reli-gieuse. Le voyage s'effectuait á travers des itinéraires surchargés de signiflcations l'initié refaisait, sur un mode symbolique, les gestes du héros. Les cautions, les assurances ne manquaient pas. Elles se fondaient les unes sur les autres. L'initié, en devenant autre, assumait la culture et l 'humanité de son groupe il n'y avait done pas lieu de dissocier ce que l'homme était et ce qu'il voulait devenir, la conscience de soi et la réalisation d'un modele ideal. La déambulation moderne ne dispose pas de ees garandes surnaturelles. Le promeneur beneficie, cependant, de deux appuis.

Alors méme que l'espace ne commémore plus solennellement ce qui fut inauguré, voici longtemps et pour toujours, l'homme rencontre quelque chose qui ne vient pas tout a fait de lui et qui est sa marche méme. Cette fatigue, ees instants d'apaise-ment et, a nouveau, ce dégoüt horrifié, il ne les a pas inventes et il ne se peut pas qu'ils surgissent au hasard. Loin de repro-duire ce qui fut, ils instaurent un ordre que l'homme, rendu plus tard á la vie consciente et diurne, s'acharnera á épeler, á déchif-frer, á retrouver par bribes.

Et nous en arrivons, par lá, a la seconde rédemption. En se souvenant, le promeneur, s'il décrit ce qui lui est advenu, mettra de la nécessité dans ce qui fut l'ceuvre du hasard. Sa plume, á son tour, se met en mouvement, elle distribue des blocs de mots, des fragments de phrases qui ne sont pas prés de se disperser a la maniere d'une promenade. Le va et vient n'est plus celui que nous relevions á propos des voyages initiatiques et, cependant, il lui ressemble, en quelque sorte, par un procede circulaire. Nous avions dit plus haut que le rite et que le mythe se conso-lidaient mutuellement, qu'en refaisant l'itinéraire héroi'que, on en tirait forcé et qu'en méme temps on l'empéchait de tomber dans l'oubli. De méme, le promeneur nocturne, rendu á la littérature, est sauvé de la gratuité par le souvenir toujours vivace de son enfoncement dans la nuit des villes. II n'a pas le droit d'écrire n'importe quoi, il ne se joue pas seulement des mots et des images. II posséde tous les droits d'une imagination déliée, san I' de ne pas respecter le rythme de sa marche et l'ordre de ses découvertes.

En revanche, la page blanche qu'il noircit, se substiluc, peu á peu, á une enere plus sombre, plus terrible, celle de la nuil d'an-

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goisse qu'il a vécue. Nous écrivons plus haut que la nuit ne connait pas de terme : l'aube la trahit mais ne la dépasse pas, elle fait succéder, sans trop de raisons, une autre temporalité... et, seuls, certains mots, a face obscure, perpétuent, sur un autre plan, l'épaisseur des ténébres.

Comme échange avec autrui et avec la ville.

Les personnages des « hommes de bonne volonté « mar-chent de jour et de nuit. II arrive que Jallez et Jerphanion entre-prennent une ballade par un beau matin. Cependant les grandes déambulations semblent étre nocturnes. 11 nous faut sérier les raisons qui n'ont pas, toutes, méme valeur. La nuit des villes est, en fin de compte, une « invention » récente. Avant la révo-lution industrielle, on la redoute pour ses risques d'incendie, pour son insécurité et ses assassinats assurés de l'impunité. D'autre part il a fallu que, par une « révolution du regard » qui ne tient pas á des raisons technologiques, l'espace nocturne arrive á conquerir son autonomie. Lorsqu'on examine les tableaux de certains maitres du xviif siécle ou lorsque l'on relit les oeuvres de Restif de La Bretonne, on a l'impression que les scénes racontées pourraient, á peu de choses prés, se produire en plein jour : disputes, engagements plus vifs, rencontres amou-reuses, fuites (on fuit beaucoup), tous ees événements, dans la precisión de leurs détails sont aussi ceux du jour. Davantage, la nuit, avec en contrepoint les torches, les flambeaux, semble avoir pour mission de les mettre davantage en lumiére, de les cadrer avec un peu plus de rigueur. Une esthétique ramassée, ordonnée autour d'un foyer central — celle de la scéne classique — l'emporte á ce point que l'on n'ímagine pas le caractére atmosphérique, diffus de la nuit auquel les hommes ont été, par la suite, sensibles.

En outre, il a fallu que certains étres, souvent des étudiants, des artistes, des intellectuels, déréglent le temps. La premiare des libéraüons ne passait-elle pas par celle de la contrainte des horaires ! D'autres hommes, aussi, prolongeaient leur soirée par des travaux pénibles mais ils le faisaient, sous le coup de la nécessité. D'une facón genérale, les « conspirateurs » se réunis-sent le soir ; ils échafaudent des projets et ils ont l'impression qu'ils üennent mieux ú leur merci une ville qui dort. L'étudiant studieux, méme quand il ne se révolte pas, recompose le monde dans ses livres et il l'invente, sous une nuit différente, comme les poetes et comme les alchimistes. Les réveries du soir se lais-sent moins intimidées par la brutalité des refus de la réalité. La lumiére d'une chandelle chancelle parfois, elle donne á voir ce que l'on ne verra plus jamáis — a l'inverse du soleil intelligible qui répand une égale et universelle vérité. Les paysans se rassernblaient autour de l'átre et ils défendaient encoré leur communauté, contre le mauvais sort, la récolte incertaine, les exigences du pouvoir, les morts jaloux. Les artistes ou les intel-lecluels ou les conspirateurs tentent, á leurs risques et périls, une Iraversée solitaire, difñcile, héroiqíie, tandis que les autres dormeul et, s'ils se réunissent á plusieurs, c'est encoré pour íesscTilir leur commune différence du reste de la ville. II existe

LA DÉAMBULATION NOCTURNE 157 done un mouvement de protestation ou une invitation á oser, méme chez celui qui veille á l'intérieur de sa chambre.

Malheur, parfois, á cette cité qui s'abandonne ainsi, alors que l'homme sent monter, en lui, les forces de l'audace ! Tant de richesses accumulées, tant de corps et d'ámes au repos parai-tront une provocation aux yeux d'un caractére ambitieux. Les banques, les coffres l'orts se mettent á exister plus vivement : si rectuignes, si lisses, si métalliques qu'ils n'arrivent pas á se fondre dans la nuit. L'or scintille a l'intérieur du tabernacle qui í'abrite mais nous ne songeons pas á cette Pensée mystique des grands avares. // s'agit d'une réverie du dehors. Les portails, les facades, les couloirs, les coffres de la banque renvoient trop vite la lumiére de la lampe que l'on projette sur eux et, comme toujours, la sentinelle met au défi l 'attaquant de riposter. Les bracelets, les bijoux brilleront de tout leur éclat dans la nuit mais le hold-up commence, bien avant cette rencontre des dia-mants et du « voleur ». II lui plait de buter contre ees surfaces droites, ce lourd portail, ees lignes austéres, de descendre dans les entrailles insonorisées de la banque. II lui plait de déjouer le mécanisme ultra sensible des avertisseurs et des cellules photo-électriques. II va tenter de les vaincre par une precisión et une sensibilité encoré plus grande. Le poete, du haut d'une colline, lorsque le soir tonibait, enveloppait, de sa vaste pélerine, un village qu'il voulait proteger et réchauffer. Pour le voleur aux gestes et aux pensées sobres, il en va autrement : A murs froids, tete froide ; aux mécanismes modernes de détection, appareil-lage inédit dans les moyens d'investigation. La main précieuse-ment éduquée, le cerveau si bien organisé du cambrioleur qui stocke, enregistre, coordonne tous les renseignements sur fiches perforées intérieures, ne sont pas les moindres de ees outils coíiteux. Voilá done une réverie instruméntale que l'on pourrait mettre en paralléle avec les réveries matérielles de Bachelard.

Revenons aux raisons múltiples qui suscitaient, avant cetle guerre une déambulation nocturne et qui lui communiquaient un accent particulier. Des amis s'éveillent ensemble a l'amitié. En cette heure avancée, aucune pause, comme celle de midi, par exemple ne vient mettre un terme á leur volubilité. lis s'enivrent de cette veillée d'armes commune La vivacité de l'aímosphére les excite assez pour qu'ils échappent au somrneil et pour qu'ils considérent comme arbitraire cette coupure dans l'existence que représente toujours le coucher. II est vrai que leur amitié se tourne vers le décor urbain. Ils ne leur suffit pas d'inventer des lendemains sans suite ; ils espérent une révélation dont ils auront á témoigner ensemble. Cette recherche peut tourner court, s'apparenter á un tic de mode. On a trop parlé de l'insolite qui fut á la nuit ce que le pittoresque est au jour.

Ne réduisons pas, cependant, cette dimensión. Elle existe, non point parce que la nuit allonge les ombres mais, parce que, dans ce milieu opaque, il nous faut attendre que l'évcnement fonde sur nous. Ne pouvant parer ou préparer, nous nous livrons, corps et ame : disponibles á l'inconnu qui ne s'y trompe pas et qui nous harcéle. Nous nous induisons en état de tenlation. Nous voilá, assez loin d'une psychologie commune selon laquellc l'homme exprimerait ce qu'il a refoulé, par un inoiiveineiit du

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dedans vers le dehors. En l'occurrence il nous parait plutót demissionner de tout orgueil assimilateur et captateur. II se fait attente et les éuénements le frappent de plein fouet, pour la jouissance ou pour sa honte, sans qu'il ait esquissé le moindre geste de prise ou de parade.

En fait nos rapports dans la rué avec les autres hommes, méme s'ils n'atteignent pas l'insolite, gagnent en intensité. lis ne sont, á la fois plus étrangers et plus proches, plus redoutables et plus secourables. Plus redoutables : que sais-je de cet homme dont le chemin croise le mien ? : il débouche de la nuit subite-ment et les repéres sensibles disparaissent. Or nous aimons assis-tef. á l'émergence progressive des événemenls. Au delá de minuit, quand les cinemas se sont vides de leurs spectateurs, les repéres sociaux manquent, eux aussi. Ces hommes qui se proménent, á une heure inhabituelle, ne supportent pas la détermination pro-fessionnelle qui justifierait leur présence sur ce trottoir. Le personnage du « noceur » nous semble avoir été propagé pour bien des raisons mais en particulier dans un désir d'apprivoiser la nuit des villes, car, dans son ivresse et sa joie, il accorde une totale confiance a la rué. II n'imagine point qu'un incident mal-encontreux puisse lui advenir. La visite des Halles nous semble relever du méme imaginaire ou plutót de la méme contre-imagi-nalion, comme il existe des contre-feux. On jouit d'un spectacle inhabiluel, d'une débauche de couleurs et d'énergies. On participe au travail des autres, en un moment oíi les honnétes gens dorment mais cette inversión temporelle ne comporte aucun danger. L'inconnu a été biffé. Nous sommes en présence de catégories sociales reconnues, attendues. Nous savons que les Halles fonctionnent pendant la nuit. Notre étonnement naitra plutót de leur spectacle pendant le jour.

Au contraire, dans les autres quartiers, á une heure avancée, la plupart des promeneurs apparaissent comme des suspects. Sortent tous ceux qui n'osent pas se montrer pendant la journée, parce qu'ils sont recherchés et qu'ils ont peur d'étre reconnus. Et les autres qui n'ont pas de casier judiciaire chargé sont encoré des « truqueurs ». lis truquent le temps, ils inversent, sans nécessité, le lever et le coucher. Ils ne marchent pas, ils ne flánent pas. Ils ródent et s'ils se promenaient pendant la journée, ils continueraient a avoir l'allure de ródeurs.

La détermination socio-temporelle nous parait décisive, puisqu'elle pese á d'autres instants que pendant les heures noc-turnes. Dans la ville d'avant-guerre (car Paris, de nos jours, ne se vide plus), il était anormal de rencontrer des adultes au creux de l'aprés-midi, si, du moins ils n'étaient pas livreurs ou encais-seurs, si rien ne justiñait leur présence sur un boulevard. II fal-lait qu'ils fussent des désceuvrés ou des malades ou des vicieux, bref des truqueurs.

Mais cette méfiance s'accompagne d'un sentiment de fra-ternité. Tous les promeneurs se savent alors de la méme race et c'est un fait qu'il devient tres facile d'adresser la parole á un inconnu dans un café et qu'un étranger se livrera a des confi-denccs auxquelles il se refuse, pendant la journée. Ils sont done (•omine nous, tous ces hommes qui ont entrepris de vivre la /xtn^ioii de la nuit. Ils ne peuvent teñir en repos. La nuit des

LA DÉAMBULATION NOCTURNE 159 villes les enflévre ou encoré ils éprouvent l'angoisse de ceux qui ne peuvent dormir et qui refusent le sommeil en tant que mort ou encoré ils cherchent á tátons, dans l'obscurité urbaine, un secret qui les concerne et que la foule des passants ne recouvre plus de ses pas, ou enfin ils vont tenter de vivre, á cette heure oü le regara des autres ne les menace plus. Ils chantonneront dans la rué, ce qui eüt paru déplacé pendant la journée. Ils se laisseront aborder, sans honte, par une prostituée. Le patrón du café excusera une ivresse qu'il réprouve pendant la journée. Timide liberté que celle qui a besoin de l'indulgence des autres, mais liberté cependant !

Nous voudrions attirer l'attention sur le role des fenétres et montrer á quel point, dans toutes ces variations urbaines, nous nous trouvons en présence d'une modification de toute la percep-tion. Pendant le jour, nous évitons les lieux qui ne possédent pas ou qui comportent peu de fenétres. Nous faisons un, détour ou, du moins, nous n'empruntons pas le trottoir qui les longe : les prisons mais aussi le Panthéon, la Madeleine, la Bourse. Une fenétre nous parait toujours rassurante. Elle implique une ouver-ture, un" échange avec le monde extérieur. En ce sens, la Madeleine n'est pas une église comme les autres, mais plutót un monument sinistre. Que peuvent done étre ces lieux oü tout se passe á l'intérieur ! Que nous y cache-t-on ! Et, imaginairement, nous ne voulons pas participer au destín des emmurés ; nous évoquons la pierre tombale... or, l'obscurité venue, le noctambule souhaite que les volets se ferment (sauf, s'il fait du tapage, mais, á ce moment, il rompt le sortilége d'une nuit dont il n'est pas amoureux) . A l'abri cíes regards, sa liberté deviendra plus grande. Le tiers, l'infáme tiers qui nous pétrifiait, ce n'était pas seulement la foule des hommes mais tous ces immeubles qui surplombaient et qui épiaient chacun de nos pas.

Le projet de l'homme a changé, sa perception des fenétres a varié. N'est-il pas, á son tour, emmuré au milieu de ces falai-ses abruptes qu'il parcourt. Cette appréhension (parfois pictu-rale) ne saurait étre exclue mais remarquons que la plupart des noctambules y échappent parce qu'ils cheminent á travers une matiére molle, bleuátre qui est la nuit. Peut-on redouler l'enfer-inement des pierres quand on fait, d'abord, l'expérience d'un milieu aussi penetrable !

Revenons maintenant á une déambulation heureuse et ten-tons d'analyser ce qui en constitue la réussite. II nous faut, cette fois, donner un privilége au bien-étre et nous placer, d'abord á un niveau qui peut paraítre bien corporel. L'homme qui déam-bulait pendant la nuit, se plaisait á respirer librement, tout au long d'une flánerie qui ne rencontrait pas d'obstacles. Y a-t-il done la autre chose qu'un plaisir tres naturel mais assez minee ! on ne juge pas une tragédie aux pleurs qu'elle fait couler ni une comedie á l'hilarité qu'elle déclenche. On éprouve toujours quel-que méfiance á l'égard d'une vie habile a travestir ses jouissan-ces qu'elle aime parer de justifications esthétiques ou inysliqucs. Mais il s'agit, en l'occurrence, d'une respiration peu commiine, rythmée par la ville et accordée á elle. A travers les rúes el les boulevards qu'elle traverse, elle se plait á alterner les periodos de resserrement et d'élargissement, des rythmes plus precipites

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et des rythmes plus lents et plus larges. Nous réspirons la ville, et il ne s'agit pas d'une simple métaphore, nous réspirons, selon une dualité primordiale, les rúes et les avenues d'une facón dif-férente. Une promenade qui s'accomplirait toujours á travers les rúes ou á travers les avenues, manquerait a ce principe respira-toire qui est propre a la déambulation nocturne. Dans la jour-née, nous pouvons nous obstiner á fláner á travers les petites rúes. En effet nous ne cherchons pas cette libre, cette parfaite respiration : tout au plus arrivons-nous a humer la ville, c'est-á-dire a la goüter dans Vinstant.

Ceux qui ont pratiqué cette déambulation entre les deux guerres, ont eu le scntiment d'une expérience enrichissante, nécessaire pour certains. Par cette respiration, ils élargissaient les dimensions de leur existence. Assurément il faut penser que le monde ne nous est pas donné, que l'espace et le temps se déploient á partir d'une spatialisation et d'une temporalisation organiquement assumées. II faut penser une telle déambulation en lermes d'énergétique. Mais alors pourquoi la ville de nuit et non la campagne ou la montagne ? Cette derniére peut, en eíl'et, libérer nos aspirations ascentionnelles, conñrmer notre verticalité et il ne saurait étre question de diminuer la valeur du rocher ou des névés. Cependant il vaut la peine de mettre en lumiére la valeur moins evidente de la promenade urbaine.

D'abord elle présente un aspect propédeutique, elle se donne comme un exercice oü le réel et l'imaginaire joignent leurs pou-voirs. On n'alterne eurythmiquement les rúes, les places, les boulevards. On assure les coordonnées horizontales qui, elles aussi, sont a conquerir. On s'assimüe un paysage humain assez vaste pour qu'on puisse ensuite le vouloir comme notre demeure, pour que nous puissions, vouloir loger en lui. Ensuite ce décor posséde une charge humaine extraordinaire. II a été le témoin d'actes héroiques, de cortéges, de passages, de pensées. II les a captes et il les restitue. II s'établit entre les murs et nous-mémes une circulation intense qui tourne á notre profit.

En ce sens, le monument historique ou commémoratif va á l'encontre de cette fructueuse imprégnation. Méme les reliques authentiques, trop souvent visitées, commentées, recouvertes par une foule de visiteurs ont perdu ce qu'elles avaient su thésauri-ser. Au contraire un quartier, sans détail prestigieux mais qui est demeuré tout entier ce qu'il fut a travers le temps, nous forti-fie, nous recharge, car il nous assaille de tous cotes, de ses pier-res, de ses balcons, de ses dormeurs qui y vivent et qui y révent. On voit done qu'il existe une différence tres nette entre la promenade campagnarde, parfois vivifiante et la déambulation nocturne dans une ville ancienne. La premiare concerne la santé de notre corps, la seconde nous redonne non pas seulement l'éner-gie de vivre mais aussi celle de penser, d'aimer, de creer. Elle nous immerge chaleureusement dans la mémoire des hommes, illustres ou non, car les hommes sans génie qui ont pu vivre et nasser par la, ont vu leurs traces sublimées par cette pierre immémoriale. Leurs crimes, leurs bassesses, leurs jalousies mes-qitiiws, par la vertu de leur antiquité, sont devenus de la Pemée, un precipité précieux d'esprit et de pierre.

^):ius la journée, cet échange s'établira avec plus de diffi-

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cuité et seulement en certaines occasions exceptionnelles. Les hommes, s'ils n'y prennent garde, en multipliant leurs passages, risquent de recouvrir ou de disperser cette précieuse énergie. Ensuite ils n'ont pas toujours la disponibilité voulue : ils ne res-pirent pas avec la ville, idonc ils ne la respirent pas. Enfin nous sommes, semble-t-il, en présence d'un double mouvement par lequel les pierres absorbent les ondes humaines pendant le jour et les restituent pendant la nuit.

Cette derniére description risque de provoquer quelque gene chez le lecteur et elle nous contraint á amorcer une reflexión d'ordre méthodologique. En quoi et pourquoi nous embarrasse-t-elle ? Est-ce parce qu'elle s'écarte davantage du sens commun et qu'elle niele fraternellement les morts et les vivants, alors que les premiers ont disparu pour toujours ? La stricte positivité ne devrait pas mettre un frein á la réverie urbaine qui, comme les autres réveries, en appelle á une logique différente de celle de la pensée discurcive.

Bachelard dit bien, par exemple, que, dans 1'ordre de l'imaginaire, il devient normal que l'éléphant, l'animal ¡mínense sorte, tout comme d'autres animaux inattendus, de la coquille d'un limaeon. Car « ce qui est beau, ce qui est grand dilate les ger-ines » ; en revanche il n'y aurait aucun sens a les y faire entrer — non par quelque iinpossibilité physique mais parce que cette pénétration ne répond á aucun élan de l'imagination, á aucune loi secrete, de l'habiter, de la germination. ' D'autre part une image, si extraordinaire soit-elle, doit surtout étre préparée, devenir ineluctable. Des lignes de Valéry, des images recueillies par Jurgis Baltrusaitis dans son álbum « le Moyen Age fantastique », des réveries de Bernard Palissy, le symbolisme méme de l'évan-gile (l'escargot, symbole de l'espérance) viennent nourrir cette dialectique du petit et du grand, de la pierre et de la vie. D'ail-leurs, dans la tradition alchimiste, l'une et l'autre ne s'opposent pas. Notre embarras ne consiste pas dans un énoncé qui peut paraitre chimérique mais dans la méthode par laquelle nous y accédons et dans le statut que nous entendons lui accorder. Faut-il croire, sur parole, ce que R. Abellio ou P. de Mandiargues nous confiaient quand ils vantaient le ressourcement de la déambulation, nocturne. Et lorsque Claude Mauriac nous avoue qu'il ne croit pas en l'individualité de nos ames et que, selon lui, nous sommes tous interchangeables dans une foule, il risque une hypothése qui releve plutót du discours rationnel — ne fút-ce que pour montrer que cette proposition échappe au domaine de la preuve. De quelle réverie s'agit-il ? de la notre ? De celle des poetes ? de celle des promeneurs auxquels nous déléguerions notre identité ?

Nous pouvons peu á peu nous confier au mouvement de la foule dont le sens est a déchiffrer ou encoré aux pierres d'une ville dont la nature se situé sur un certain registre imaginaire.

La foule, la foule toujours recommencée semble parfois revenir sur les lieux mémes oú d'autres foules déambulérent, comme si elle reprenait á son compte une tradition, comme si elle avait quelque chose á continuer pour son profit. Ce qui compte alors, ce ne sont pas les liens qui se nouent entre les présents mais plutót entre les contemporains et toutes les gene-

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rations passées. Méme en plein jour, une foule, par son mouve-ment, si elle est intelligente, ne recouvre pas le dépót précieux, elle l'agite et elle le fait remonter du fond des siécles. La poésie des ruines doit faire place a une poétique, des villes. La premiére coupe les hommes des siécles qui les ont precedes. Elle demeure un spectacle, méme si elle s'en nourrit pour élaborer de magnifiques descriptions. Elle se termine toujours avec Chateaubriand par un « á quoi bon ! », oü l'on compare, par exemple les anciens grecs et la populace qui peuple maintenant la Gréce. Au con-traire, lorsqu'elles ne s'agrandissaient pas outre mesure, les villes ont semblé donner du génie a leurs descendants : ajoutant les murs, les uns aux autres, mélant pavillons, chaussées, portes des différents siécles. De lá quelque enchevétrement dans les sty-les ; en revanche ees constructions successives entassaient le meilleur de l'homme et confondaient leurs essences, leurs osse-ments, leurs pensées pour quelques siécles encoré.

Nous aurions pu mieux préparer cette réverie nocturne, en regardant les pierres de la ville et, peu á peu — car il ne faut pas manquer les étapes intermédiaires qui sont córame les chai-nons d'une démonstration ou plutót comme les fils qui tissent Fobjet dans sa poésie — nous nous serions apercus que les pierres chargées d'histoire ne sont pas froides. Le béton, quant á lui, est sec et ne se laisse pas « impressionner » par la présence humaine. Les pierres enregistrent les événements auxquels elles ont assité. La poussiére du passé, il ne faut pas la chercher ail-leurs que dans celle de ees murs effrités par des mains, par des genoux, par des dos humains. II n'est pas besoin d'étre un voyant pour découvrir, dans leurs lézardes, les lignes de l'histoire. Un eoeur de pierre, quelle vérité báñale du sens commun qui s'en tient a une apparence de dureté et les parents demandent á leurs enfants de battre le caillou qui les a blessés. Mais ce sont des cailloux a l'état brut et sauvage.

Les pierres, les vieilles pierres d'une ville ont cié échauffées par les soleils glorieux ou mólancoliques de l'Histoire. Elles ont parfois été irriguées par le sang de ses victimes. Avec le temps, elles convertissent leur étre en un dépót de sagesse, elles ne demandent qu'á échauffer et qu'á s'échauffer. Elles suintent, quand on traque la liberté et quand on fusille contre leurs parois. Elles vibrent quand les hommes connaissent les dimanches de la Liberation. En quoi, elles se distinguent de la coquille, á mi-chemin de l'étre enchainé et de l'étre libre, toujours susceptible d'une « réverie médusante ». C'est que les pierres d'une ville sont devenues extrémement poreuses, plus proches de l'eau que du béton. Ont-elles encoré la forme arrétée, le dessin si net de la pierre ? Couvertes de vieilles affiches, elles sont une écritoire, une matiére ductile pour dessiner, pour inseriré le quotidien ou l'événement. Nos regarás s'y enfoncent, sans peine et y laissent l'empreinte de qu'ils ont vu et de ce qu'ils ont souffert. Nos mains, a leur contact deviennent moins oublieuses de la chair qui les fit naitre.

Une lecture d'essences nous demande de déchiffrer, dans l'inslant, leur sens. Une description de trajets exemplaires ne se réduit pas a un montage intelligent, ou du moins il faut découvrir qrre les étapes ménagent l'ultime dévoilement. Nous avons

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á restituer le mouvement par lequel les lieux assurent leur véri-table retentissement. Nous opérons dans la médiation. Nous avons tenté cette entreprise dans la derive de l'homme traque. C'était bel et bien cet homme qui, dans sa marche méme, effec-tuait le dévoilement. Dans ce chapitre, nos ambitions furent plus modestes et plus extérieures. Nous avons voulu mettre en évidence que la déambulation héroique, solitaire, exceptionnelle et, par lá, contestable du promeneur nocturne était cautionnée par la marche sans fin de tous ceux qui battent sans tréve les boulevards, essayant les uns et les autres, de s'alimenter aux mémes sources. D'autre part une réverie autour des pierres des villes nous les montrait poreuses, avides d'énergie humaine mais généreuses aussi á la restituer, mélange précieux de matiére et de pensée, promptes á nous communiquer ce dont nous man-quons.

Dans ees conditions, la déambulation nocturne perdait son caractére singulier mais il faut avouer que nous nous sommes plutót livrés a un travail próparatoire, que nous n'avons pas surpris les secrets gráce auxquels l'homme se recharge auprés du décor ur'bain. En revanche, dans notre derive de l'homme traque, il nous semble avoir montré a partir de quels lieux, selon quelles réveries déterminées il « réalisait » sa disparition dans la ville. Pourquoi cette différence ? on ne peut pas exclure une défaillance du topologue. Deux autres hypothéses demeurent. L'échange du promeneur nocturne et de la ville se produit par une imprégnation progressive qui échappe a notre analyse. Au contraire l'homme traque doit prendre son départ, d'une certaine facón et enchaíner ses perspectives, selon un certain axe. Ou encoré, nous avons pu mener a bien cette derive de l'homme traque parce qu'elle releve d'une description topologique beau-coup plus que d'une réverie ; plutót, son trajet en ville se double d'une réverie a l'intérieur de la ville. La déambulation nocturne, attestée par de grands réveurs, se moque de l'articulation de notre espace urbain (encoré qu'elle respecte la bipolarité fundaméntale du resserrement respiratoire de la rué et de l'élargisse-ment respiratoire du boulevard). Elle se veut expérience, comme il existe une expérience mystique. A ce compte, nous devrions analyser tel ou tel texte de ceux qui l'ont accomplie et transcrite. Leur explicitation ou méme une réverie seconde á l'intérieur de leurs pages, si elle a conquis ses titres de noblesse avec Bache-lard, romprait l'homogénéité de notre travail qui prétend donner la parole aux lieux et traiter les paroles ou les écrits urbains, comme des fragments de la ville, au méme titre que ses pierres ou ses toits.

Aprés cette interrogation méthodologique, nous pouvons á nouveau supputer les bienfaits de la déambulation nocturne. En quoi, le spectacle de la rué peut-il aider l'artiste ? On a souvent dit qu'il y puisait des éléments, des tableaux, qu'il y croquait des personnages, qu'il y relevait des atmosphéres. Toutes ees remarques présupposent un réalisme auquel les modernes n'ac-cordent plus trop de créance. La création n'est pas composition. Cependant il convient de réhabiliter dans une certaine mesure le spectacle de la rué. Elle dilatait le décor restreint de certains artistes qui vivaient á l'intérieur des cénacles — a la différence

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de l'artiste araéricain qui, selon le mythe répandu, a traverso les Etats-Unis, vendu des automobiles, abattu des arbres, glissé le long de fleuves géants. Nous avons l'impression que Balzac, que Victor Hugo ou que Baudelaire doivent beaucoup á la rué et l'on connait ce passage célebre oü l'auteur de « la comedie humaine » s'assimile les pensées d'un couple.

Sans doute cette transmutation, comme nous le disions plus haut, ne s'opére-t-elle pas d'une facón immédiate. II faut surtout penser que l'écrivain ou l'artiste en retirait une charge humaine tres élevée. II bénéficiait d'une imprégnation qu'il nous est impos-sible d'évaluer.

Toutefois nous pouvons opposer á cette porosité un pro-cessus qui suppose un milieu plus solide. Les murs y jouent alors le role de surfaces nettes. La ville peut selon Michel Butor ou selon E. Charles-Roux, favoriser la création d'une maniere particuliére. Les surfaces vitrées (nous sommes dans une ville moderne) ou les facades vous renvoient ce que vous portez en vous. On pensera qu'il existe d'autres surfaces réfléchissantes comme les ondes mais l'eau tressaille, nous nous enfoncons en elle, nous devenons amoureusement une image liquide (selon le mythe de Narcisse). L'homme cesse de former des pensées qui fronceraient ce front devenu étale et serein. Dans la rué, l 'homme projette ses pensées qui lui reviennent immédiatement et il n'est ríen de plus rapide que ce retour qui s'exécute dans l'instant.

Nous sentons bien que les différentes conceptions de la création symbolisent a leur maniere, des espaces et des matiéres dis-semblables. Nous avons eu longtemps le songe vegetal d'un long mürissement, d'une ceuvre que l'on délivre comme un fruit, comme un mélange exquis de la terre et du soleil. Or la création peut aussi se concevoir comme une entreprisc, comme une conduite oü l'on opere, a chaqué instant et sans tréve, des choix, oü il ne saurait étre question de revenir en arriére et de recom-mencer, oü l'on prend des risques mortels comme l'automobiliste ou le skieur. II ne s'agit pas, évidemment, d'une stricte analogie mais nous nous rendons compte que nous ne sommes pas en pré-sence d'une correspondance arbitraire. Dans l'ordre du cinema ou de la peinture plus que dans celui de la prose ou de la poésie, l'image-type du parcours urbain : rapide, déconcertante, virevol-tante, parfois frénétique, a pu, chez certain, remplacer celle de la fécondité ou de la gráce (le don des dieux). Ajoutons qu'une autre notion, plus répandue et plus juste, est encoré concevable : celle du travail.

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La promenade, avions-nous dit, constitue la premiére maniere d'explorer et d'aimer une ville. Ne nous laissons pas, cependant, abuser par de fausses évidences : il .s'agit d'une promenade conquise plutót qu'offcrte immédiatement. La philoso-phie moderne nous aide á écarter quelques objections qui auraient pu nous géner. Je ne vois, á chaqué instant, qu'une partie de la ville — et, en un sens, il est vrai qu'une ville recule, sans cesse, sous mes pas. Cependant l'apparence donnée au pro-meneur que je suis, ne ine cache pas un en-soi quelconque, car la ville n'est ríen d'autre que la serie de ses manifestations.

Mieux, chaqué apparence devrait étre en connivence avec toutes les autres apparences, me renseigner sur elles, tout comme une donnée sensonelle m'ouvre sur toutes les autres données du méme objet. Cette seconde remarque préte, déjá, davantage a discussion. La ville posséde-t-elle le méme degré d'unité que le vase de cristal ou que l'arbre de la forét ? Elle comporte un grand nombre de quarliers différents. Disons, toutefois, qu'une ville doit posséder un minimum d'unité sans lequel elle éclate et ne méríte plus le nom de cité. Ajoutons encoré que cette varíete dans l'unité peut étre plus ou moins importante selon les cas. II existe des villes qui comprennent des sortes de bourgs avec leur accent, leurs traditions propres. D'autres offrent un visage presque uni. Chacun de nous, quand il explicite sa ville idéale, doit mettre l'accent sur cette varíete ou sur cette unité et il en découlera des modeles distincts.

Nous ne pouvons aller jusqu'á prétendre qu'il existe une loi de la serie de ees apparitions, comme on peut le diré á propos d'un phénoméne scientifique. S'il en était ainsi, il sufflrait d'en prendre connaissance et toute déambulation deviendrait assez vaine. Elle apparaitrait, tout au plus, comme une vérification de ce qui a été trouvé. On doit plutót parler d'une intention direc-trice, d'un certain style perceptible dans les bátisses et dans les mouvements, á quoi l'on reconnait aussi l'existence de l'univers d'un artiste. Nous retrouvons la notion de monde.

En fin de compte, la déambulation conserve toute sa néces-sité. Elle se donne comme une ouverture et non comme uno liini-tation. II serait vain de penser que mon point de vue me cache les autres points de vue : d'abord parce qu'il s'agil de nía c.ondi-tion intuitive, de ma finitude et qu'il est toujours chimóiiqíie

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d'imaginer ce que produirait une intuition créatrice ; ensuite parce que j 'invente, aprés coup, cette notion de fermeture. Je suis ouvert au monde, au spectacle de la rué ; rien ne me parait faire écran entre la ville et moi-méme. Quand on m'interroge je ne réponds pas que je me proméne entre ees deux facades mais « en ville » et, par cette expression je sauvegarde spontanément l'existence de la ville comme d'une totalité que je vise. Seule-ment, á l'intérieur de cette ville ouverte par mon existence, je concois d'autres existences et je conclus que quelque chose m'échappe. Ainsi, je confére aux autres mon pouvoir magistral d'ouverture pour ensuite le déclarer insuffisant et pour le tour-ner en dérision.

Nous examinerons quelques promenades-limite, comme on a pu diré qu'il existe des situations-limite : celle des camps de concentration, celle des héros d'une tragédie classique, celle d'un plan incliné qui n'offre pas de résistance. Elles auront le mérite de mettre en évidence á quel point l'imaginaire purifie et rend intelligible le réel et aussi l'avantage de montrer que l'on ren-contre des options inevitables. II serait bon de dégager, dans leur « idéalité », quelque cas extremes par rapport auxquels toutes les marches diurnes ou nocturnes se situent.

Avant de considérer des marches plus concertées et plus savantes, imaginons la marche la plus simple qu'il soit. Cette simplicité ríest pas, nous le sentons, de Vordre du quotidien. Elle ne saurait non plus passer pour le résidu que l'on obtient, en décomposant un phénoméne complexe. Elle appartient á l'imaginaire, dans son dépouillement, dans son extreme facilité mais elle est aussi a la portee de tout homme. Ce promeneur n'a pas de but : il ne cherche pas a fláner, ce qui constituerait une moti-vation parmi d'autres. II avance, sans visage, et, pourtant, il n'a

f>as eu á revétir de masque. Personne ne le remarque ni ne 'arréte. II se sent libre, d'une liberté essentielle, non point parce

que, ce jour-lá, il n'a pas de tache á mener a bien mais parce que rien ne le concerne. Le voilá, pur regard, sans mémoire et sans projet. Au fond, il ne véhicuíe plus son corps ; il déplace a peine un regard qui glisse sur les étres et sur les choses. II réalise presque le réve absurde de l'ubiquité et de la disponibi-lité absolues. Le lecteur voudra bien admettre ce trajet pur, c'est-á-dire vide —- a l'opposé des voyages initiatiques, tou-jours encombres de sens, d'étapes, d'obstacles a surmonter. II comprendra aussi que ce n'est pas le degré zéro du voyage mais une autre errance moins repandue et cependant oniriquement fascinante. II comprendra moins pour quelles raisons nous lions cette marche imaginaire á la déambulation dans une ville.

C'est qu'elle nous parait seulement possible dans ce type d'espace. La, les gens vaquent á leurs oceupations, les objets ren-dent les services que l'on attend d'eux, les magasins se conten-tent d'exister en conformité avec leur destination propre. A la campagne, chacun observe et se sait observé, les végétaux crois-sent, les animaux — les insectes encoré plus que « les bétes » -— cheminent, s'agitent, mordent ou sont piqués, bref attirent I'atlcntion sur leur sort particulier et tentent d'accaparer un peu plus d'espace que celui que le Créateur leur avait alloué dans s in plan primitif. Nos pas risquent, á chaqué instant,

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d'éveiller des présences a>ssoupies. Dans une ville, l 'homme s'émerveille d'étre ainsi seul et libre, d'une solitude et d'une liberté qui n'ont rien de provocant et rien de bavard. Personne ne le somme de parler. On n'interpelle pas un trottoir aussi facilement qu'une forét menacée par les bücherons, méme si un marteau-piqueur éventre ce trottoir.

L'homme s'avance dans un sillage silencieux, par une sorte de miracle si l'on pense que tout déplacement laisse, ailleurs, derriére lui, une marque : l'empreinte des pas sur le sable, les insectes écrasés, les feuilles remuées dans la forét, la trace de nos lévres sur une cigarette ou au bord d'une tasse, le creux de notre corps dans un lit... ne pas se compromettre, n'étre l'auteur de rien, laisser les étres a leur intégrité matinale. Du méme coup, la ville apparait comme l'équivalent du large — nous ne dirons pas de l'océan, ce qui evoque des tempétes, des remous mais de l'azur. Puisque rien ne m'arréte, c'est que j'ai toujours du mou-vement pour aller au-delá et que je peux creuser rimmen.se, á défaut de Vinfini.

Un psychologue sera tenté de « réduire » cette description. Selon lui, elle traduira trop clairement la peur du regard d'au-trui, la timídité d'un engagement, un dégoüt face á la vie chaleu-reuse ou face á la nature. Mais ce qui importe, ce ne sont pas les projets ou les nomines mais les images. Les hommes pour qui la communication avec autrui ne pose pas de problémes angois-sants, peuvent reprendre á leur compte cet engendrement de l'espace et s'ils veulent imaginer un déplacement agüe du regard, ils le situent, sans difficulté majeure, au cours d'une déambulation urbaine. D'autre part les partisans d'une telle réduction devraient montrer que le « voir » est, par principe, toujours affecté par le croisement des regards humains, qu'il est l'envers d'un « étre vu ». Ne peut-on pas imaginer un « pur regarder », une attitude purement spectaculaire, comme la jouissance esthé-tique semble nous en assurer ?

Nous pouvons dégrader ce théme imaginaire, puisque nous disposons de plusieurs registres, pour le faire miéux entendre. Nous voudrions évoquer la figure de l'aventurier. II est frappant que les romanciers ou les cinéastes se soient plus á le situer indifféremment dans un pays neutre ou encoré dans une ville, oü son arrivée prend une allure émouvante. Des romanciers comme Balzac n'ont pas craint de comparer la ville et la jungle. Lors de cette analyse, une telle comparáison risquerait de nous égarer. Nous mettrions trop l'accent sur la volonté d'une puis-sance sauvage, sur la ferme decisión de risquer le tout pour le tout. Orí ce n'est pas la l'essentiel et, a bien considérer les choses, le théme exotique de l'aventurier débarquant dans les « pays noirs » ne ressemble pas a celui de la jungle. Dans cette der-niére, l 'homme lutte contre les animaux, il se fait, lui-méme, tigre, chacal, hyéne. Autant diré que le phénoméne spectaculaire importe peu dans une telle histoire. Certes, dans les pays noirs, l'aventurier n'hésite pas sur le choix des moyens, « il ágil » mais ce qui compte pour lui, au premier chef, ce n'est pas la violence mais l 'anonymat dont il va bénéficier. Ces noirs qui le voient, ne sont pas des regards. Cela tient á des raisons histori-ques (ils existent sur un mode diminué) mais, pour l'aventurier,

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ees raisons se travestissent en une évidence perceptible. II a le sentiment de se mouvoir au milieu d'une forét d'ébem, silen-cieuse, huilée, nonchalante. Nul raéme parmi les rares blancs, n'a le droit de l'interroger. II tuerait pour cette raison plus que pour toute autre.

Ce n'est pas sans motif, que nous retrouvons, dans la ville, le méme théme d'un aventurier sans passé, sans bagages (s'il en a, il les laisse á la consigne), sans identité. On ne peut méme pas diré qu'il recommence son existence á zéro ce qui implique-rait un projet, un soupcon de durée. Pour le moment, pendant quelques heures, il s'accorde le plaisir d'étre dans l'instant. C'est le goüt de n'étre rien et, puisque notre éclairage porte sur la pro-menade urbaine, le plaisir d'une marche infiniment huilée, car ce qui en grippe, en general, le mécanisme, c'est la parole, le regard des autres ou les souvenirs matériels de notre passé. Nous retrouvons, dans cette culmination, autre chose qu'un théme romanesque : plutót un développement sur-urbain, une dé marche onirique aussi ne pouvons-nous la rapprocher d'un autre drame complémentaire qui parait lui ressembler : l'homme quittant París pour une province oü on l'ignore. Car si ce voya-geur fuil Paris. ce n'est pas a vide, pour conquerir une sorte de liberté d'indifférence. Dans une ville de province, il va faire le bien. S'il a mal agi, il continuera á se souvenir. Bref, le temps n'est jamáis magnifiquement oublié. Et de toute évidence, l'his-toire tend vers la reconnaissance de celui qui voulait demeurer inconnu. On s'apercevra, par exemple que le nouvel arrivant se trouve étre un pianiste qui a eu un grand chagrín ou un chirur-gien qui ne peut plus opérer. Les événements i'eront que, sou-vent, il retrouvera ses dons ou la possibilité de les exercer. Ce théme, sous sa forme mélodramatique, ne manque pas de sens. II signiñe que l'homme, separé de lui-méme a le droit d'espérer reconquérir son unité. Voilá qui, sous une apparence moderne, s'apparente a certaines légendes initiatiques oú l'exil prélude á la reconquéte de soi. Ce mouvement eyelique ne présente aucun point commun avec l'innocence du regard de l'aventurier urbain.

Changeons á nouveau de registre, tout en gardant le méme théme. Ainsi nous risquons d'assouplir notre imagination et de préciser, á travers une variété manifesté, certaines homologies. Nous pensons a la déambulation k laquelle semblent nous invi-ter certains tableaux italiens ou encoré une ville comme Turin. Nous verrons comment elle porte a la perfection la promenade que nous avions plus haut évoquée. Elle nous forcé á négliger toute considération psychologique, elle rend vaine toute réduc-tion pour laisser la parole au seul décor urbain. Nous décrivions done une marche que rien n'entravait. II faut done supprimer les surprises et fuir le pittoresque. Dans une ville, comme Turin, nous dit Dominique Fernandez, la méme perspective découvre, d'un cóté, des collines, de l'autre, des montagnes parfois neigeu-ses. Comme il n'y a rien á découvrir, on peut marcher indiffé-rcmment. On ne peut jamáis diré : « j ' y suis ». En un mot, rien n'arréte cette marche. Tout semble donné d'avance. Cependant une telle ville ne manque pas de mystére. Car ce dernier reside dans^'évidence, dans l'intelligibilité propre de la ville. II vient de cette da r te presque insoutenable. Cette répétition ne va-t-elle

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pas engendrer la monotonie ? Nullement, car l'on rencontre á chaqué instant, d'imperceptibles différences, sans que l'on puisse parler de nouveauté radicale. Nous devons préciser le sens de cette description. Puisqu'il ne s'agit pas d'un travail qui concerne l'histoire de l'Art, nous n'avons pas consideré ce qui cons-titue la perfection ou l'équilibre de tel ou tel tableau. Nous cher-chons a développer la marche imaginaire qu'ils semblent susci-ter et nous avons plutót á diré en vertu de quels motifs nous nous trouvons en présence d'une marche non entravée. Des lignes droites qui éliminent l'attente d'un hasard devenu impos-sible. Des places desertes qui demandent á étre traversées. Les hommes n'en sont pas nécessairement absents : evoques á titre de repéres, de taches diversement colorees et non de personna-ges qui attireraient l'attention. Les balcons, leurs rampes de clóture, les ornements, les volutes ont disparu — non point parce qu'ils nuisent a la pureté du moment mais parce qu'ils arréte-raient le regard: Seules quelques saillies sont permises pour éviter la monotonie.

Par un choix signifleatif, on elimine les trottoirs car ils ne eompoítent pas de nécessité propre, ils brisent la marche, ils coupent la rué qui n'est plus un plan uni. lis empéchent l'homme de se promener á méme le sol de la ville. Certes les dalles parais-sent, en soi, plus belles que le goudron mais l 'important est qu'elles se prolongent jusqu'aux maisons mémes et qu'elles n'at-ténuent pas le sentiment d'une prompte verticalité á laquelle une ville se reconnaít. Le goudron se présentait comme un revéte-ment qui separe le promeneur d'auíre chose qui pourrait étre la terre : un faux-semblant, une croüte honteuse, capable de se ramollir. La dalle se donne comme le sol lui-méme, un sol égal, froid sur lequel on se tient droit. Elle ne nous invite pas a ima-giner un fond sur lequel elle serait posee.

Cette promenade picturale se situé dans la lignée des marches déjá évoquées mais elle échappe mieux a des tentatives de réduction parce qu'elle parait davantage suscitée par le décor. II fallait réaliser une expérience plus puré, comme le chimiste invente des corps purs ou comme le biologiste produit, en labo-ratoire, des races plus purés. Nous devions l'effectuer car, de méme qu'il faut tracer une ligne droíte pour qu'elle apparaisse dans l'espace, de méme il faut réaliser une expérience pour savoir ce qu'elle portait en puissance et que nous ne pouvions pas expli-citer par une simple analyse de concept. Nous sommes, du méme coup, passé du négatif au positif. Dans les deux premieres pro-menades, le fláneur ne voyait pas les autres mais l'on pouvait croire qu'il les mettait entre parenthéses non sans efforts, non sans mauvaise foi. Dans notre promenade picturale, ce sont les objets eux-mémes : places, dallages, perspectives presque iden-tiques, absence d'ornements •— qui invitent l'homme a poursui-vre une marche anonyme, indifferenciée, sereine et libre. Elle a ainsi le mérite d'étre sur-urbaine, c'est-á-dire de se distinguer, tout á fait, d'une promenade campagnarde, qui s'accomplit (ima-ginairement) a travers des fourrés, des buissons, des épis, sur une terre qui est ronde. La glébe est, par nature, trop giossiéie, trop granuleuse. II ne sert á rien de la tamiser, de l'aplanir. 11 faut la murer sous une dalle et l'oublier — a jamáis.

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Nous pouvons encoré, gráce á cette déambulation picturale, orter le débat sur trois points et distinguer ainsi deux sortes e marches « idéales ».

Une marche doit-elle avoir un terme ? Nous ne pensons pas a un but fixé par l'urgence de l'action. On peut souhaiter estné-tiquement un terme qui apparait comme la résolution de la pro-menade toute entiére. La plupart des marche dans l'oeuvre de Jules Romains s'achévent sur une révélation, modeste ou gran-diose. La jubilation, ressentie á cet instant, confirme l 'errant qu'il a irrécusablement mené a bien son voyage. Nous pensons á la petite phrase de Vinteuil espérée et qui, chaqué fois, ménage une divine surprise. Nous pensons encoré a l'acte humain de labeur, d'amour qui commence, persevere et se termine dans une lassitude heureuse. D'ailleurs, cette terminaison ne s'obtient pas par des effets mécaniques. II est des jours oü, des les premiers pas, le promeneur sent qu'il marche a contre-temps, tellement il est vrai qu'il s'agit d'une phrase entiére qui s'annonce des les premieres mesures.

A cette recherche s'oppose une autre déambulation qui se veut elle-méme pour fin. Elle entend exorciser les faux sortilé-ges d'une « résolution ». L'amour n'est pas a la fin de l'aventure amoureuse, il l'accompagne, á chaqué instant, il n'est qu'elle et il cesse avec elle. De méme cette marche n'aspire á aucune révélation particuliére. Elle s'émerveille d'étre simplement cette pro-menade libre, glissée, souveraine -— a peine relancée par une légére dissymétrie. Nous devons préciser que cette déambulation, dans son extreme maitrise, ne verse pas dans la puré errance, dans cette sorte d'ivresse que nous étudierons plus loin.

Une seconde différence, liée á cette premiére, surgit : la ligne droite ou les courbes. Ceux qui font de la marche une quéte, préférent les courbes. II faut bien se perdre, avant de rencontrer, comme par surprise, l'objet révélateur. On a remarqué qu'un homme, tres spontanément (par exemple, lorsqu'il marche dans la neige) n'emprunte pas la voie la plus droite mais qu'il semble presque zigzaguer. On jumelle, ainsi, deux arguments qui n'obéissent pas aux mémes considérations : Esthético-religieuse dans le premier cas, vitale dans le second. De toute facón, on reprochera a la droite sa roideur.

Elle est rigueur pour les autres, elle se donne comme l'aus-térité purificatrice par laquelle il faut d'abord passer. Le vrai mystére — celui qui émeut, en nous, l 'homme et non point l'ani-mal sensible, inquiet, avide d'étre rassuré — c'est la totale ciarte et que ce soit aussi simple et aussi intelligible, aussi évident et aussi nécessaire — indepassable parce que transparent, incon-tournable parce que sans faces cachees.

Un troisiéme point, plus léger en apparence et qui, cepen-dant, dans sa minceur, permet de distinguer ees deux sortes de marches, nous parait mériter d'étre consideré : La présence ou l'absence de trottoirs qui pointent vers des réveries d'époque et d'Ages différents. Une réverie enfantine ou populaire aime et veut le trottoir, sans lequel il n'est pas de rué. C'est la que les¡ enfants jouent, la qu'on les abandonne parfois, lá encoré que le malheu-reux git^et parfois meurt. Avec son apparence de deuil luisant, de deuil de féte, avec son gris couleur de ciel renversé, il s'ac-

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corde au pathétique urbain. Nous avons dit, par ailleurs, pour quelles raisons on pouvait, au nom d'une autre réverie, condam-ner le trottoir, et l'on peut se poser cette question : la ville oni-rique est-elle contraire á l'homme ? Réclame-t-elle sa dispari-tion ? Un palais gigantesque plutót qu'une ville. Le réveur a le droit de s'en étonner, car la maison onirique admet l'homme et la présence des disparus et celle des enfants.

Tout comme nous avions dégagé deux póles dans la marche diurne, nous chercherons á mettre en évidence, dans la marche de nuit deux stylcs qui contribuent soit a la minéraliser soit á la constituer comme un milieu psychique.

Au premier abord, nous constatons un déficit indéniable, Nous avons autour de nous une cité sans les hommes. Or, á la différence de la nature, une ville n'exige-t-elle pas la ruraeur obsédante d'étres qui marchent, qui vont á leur travail, á leurs plaisirs, sans souci de feutrer leurs pas. En fait, toute la richesse d'une certaine marche nocturne reside dans ce déficit humain et, pour cette raison, nous ne saurions assimiler la soirée á la nuit des villes. Dans une nature traditionnelle, le crépuscule annonce la grande paix de la nuit et il en constitue comme la majestueuse ouverture. Rien de tel, dans une ville, oú la soirée souligne et exaspere l'agitation de la journée. Les nomines s'enfiévrent et leurs désirs s'allument en méme temps que toutes ees lumiéres qui clignotent. Chacun cherche un espace oü trouver, non point le repos mais la volupté. II importe assez peu que la plupart des habitants assaillis par la fatigue cherchent a se délasser. D'un point de vue objectal, la circulation des rúes, le visage racoleur des vitrines, des enseignes disent l'inverse et leur langage est celui-lá méme de la ville.

Quand la ville s'est vidée de son excédent de travailleurs et de promeneurs, il devient enfin possible de la contempler pour elle-méme. Au souci et á l'utilité se substitue une attitude spec-taculaire. La nature, sous ses apparences traditionnelles, ignorait une dualité aussi prononcée. II semblait que l'on put considérer, au méme instant, la campagne comme une somme de richesses et comme une source de beauté. On passait, sans trop de mal, de l'action au spectacle. C'est que, longtemps, le travail de la terre s'est fondu dans les rythmes naturels, s'est rangé docile-ment aux cotes de l'inspiration saisonniére, a sympathisé avec la longueur des jours, les volontés de l'aube ou du crépuscule, a creusé son sillón parmi les creux des ruisseaux et des fossés.

La ville, du moins celle du xix" et du xxe siécle, affichait, avec plus de violence, le souci du profit, de l'efíicacité, du temps qu'il ne faut pas perdre, l 'horreur du détour, du geste plus lent et moins efficace. Souvent, les promeneurs du dimanclie expri-maient la seule nécessité de récupérer quelques forces, avant de les revendré, le lundi, sur le marché du travail... est-ce á diré que toute attitude spectaculaire était impossible ? Non point, et il serait temps de nuancer cette proposition que nous venons d'avancer. II s'agit, d'une motivation, cela veut diré que la ville inclinait les citadins, sans les nécessiter, á une visión tendue vers l'efíicacité. Quelques étres pouvaient toujours voir a contre-sens, percevoir des formes, des couleurs, lá oü la plupart des citadins se sentaient happés par l'urgence de l'action. D'autre

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parí, parce que tout peut servir a la gloire de l'Art, il naissait, de cel alíairement, une poésie spécifique de la ville : la cité, comme une articulation de rythmes, comme un faisceau d'actions, comme une féte frénétique oü aucun rouage ne demeure en repos.

Ces deux remarques faites, il semble bien qu'il soit plus facile, pendant la nuit, d'adopter une attitude « désintéressée ». Le « refoulé », c'est-á-dire la part des pierres, de l'histoire, des revés se manifesté — ainsi il devient aisé de considérer une ville inhabitée comme un paysage de pierres. Comme si les volumes et les surfaces avaient été disposés avec le seul souci de com-poser cel étrange lacis de places, de rúes, d'enceintes. Dans la journée, il eut fallu pétriñer les passants et l'exercice compor-tait quelque difficulté, lorsque nous nous trouvons en présence de regards aussi mobiles, de démarches aussi prestes ou de corps douillettement enveloppés de chair. Pendant la pleine nuit, la ville trouve sa vé rite, répond ó sa vocation architecturale se contente de trouver son assise la plus i'erme, muette et impenetrable pour l'éternité. Les hommes n'ont plus l'incongruitó de la traverser pas plus qu'ils ne songent á marcher á l'intérieur d'un tableau ou á glisser leurs conversations au milieu de la masse orchestralc. Si la ville se met a diré quelque chose, c'est parce que rinclinaison des toits, l 'abrupt des l'acades, l'angle des rúes ont formulé un nouvel accord et non point parce que ses habi-tants entonnent un chant de gloire ou de désespoir.

En fin de compte, nous éprouvons une sorte de plaisir devant cette minéralisation de la vie. Nous naturalisons ce qui fut inventé par les hommes. 11 s'agit d'une attitude qui se distingue des mouvements plus spontanés de l'animisme ou de rartificialisme. Nous opérons une réduction de l 'humain á pro-pos d'oeuvres qui, de toute évidence, renvoient au génie de l'homme. Aussi rencontrons-nous, pour la premiére fois, un paysage lunaire, composé de laves et de coulées étranges, comme si nous arrivions, bien plus tard, aprés un cataclysme inexorable qui aurait eu, pour mission, d'épargner les demeures et d'ex-terminer les hommes.

Cette ville nocturne, vidée de ses habitants, ne ressemble, en aucun point, a la ville diurne que l'on peut, elle aussi, ima-giner sans la moindre présence humaine, comme lors de notre promenade picturale. Les deux types de réverie s'orientent selon deux modalités dissemblables. Cette derniére nous apparait comme plus marmoréenne, elle manifesté une éternité stérile qui ne met pas en cause la venue ou la disparition des hommes. La seconde en appelle a une catastrophe que nous ignorons, elle mérite les épithétes de bizarre, d'étonnante que la ville, faite de palais et d'avenues spacieuses, ne supporterait pas dans sa totale impassibilité.

Est-ce á diré que les habitants soient nécessairement absents de cette ville nocturne ? La minéralisation que nous évoquions ne constitue pas la seule attitude possible mais, alors méme que les hommes réapparaissent, ce n'est plus du tout sur le mode habitud . La nuit opere, á nouveau, une mutation importante. Les liummes ont cessé de se definir comme des comportements, comme de* étres engagés dans des conduites precises. Par une nuil d'été, ils deviennent de purés présences psychiques, aux

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yeux du promeneur qui, lui, veille et continué d'assumer la condi-tion humaine. La ville dort. Cette métaphore doit étre prise au sérieux. La nature, elle, ne dort jamáis, encoré que l'on parle du sommeil de la terre pendant l'hiver et de son réveil au prin-temps, encoré qu'il existe des riviéres songeuses et les réveries d'un étang peuvent étre épaississantes, entenebrantes. Nous n'ose-rions pas refuser les réveries d'une eau dormante qui possédent pour les cautionner, l'appréhension commune et de grands textes de la littérature...

Mais nous pensons a autre chose dont la nature n'offre jamáis Féquivalent : l'avénement d'un certain type de conscience quand les corps reposent ; le surgissement du « psychique » ; cette notion trop ambigué sur le plan des sciences positives reprend ses droits au niveau imaginaire. Disons alors que la tempórature psychique s'cléve jusqu'á la surchauffe, puisqu'il est bien entendu que les réves, les pensées délivrées du controle de leurs penseurs se mélent á l'almosphére et la qualifient. Le promeneur, pour avancer, doit se frayer un passage a travers un milieu plus moite et moins franchement physique qu'á For-dinaire.

Au debut de sa marche, il était seulement voyeur, aux aguets de toutes les existences qui continúen! á se débattre á l'intérieur des demeures. 11 savait, il pressentait que toute vie n'était pas éteinte. La vue d'une lumiére qui s'allumait, d'un ascenseur qui s'élevait et dont il suivait la trace rougeoyante á travers une eage vitrée, seniblait se répercuter de proche en proche, embra-sant appartements et immeubles. II s'agissait d'une situation d'exlénorilé qui, a quelques nuances prés, aurait pu se produire hors d'une ville. Le voyageur, solitaire et accablé par la tem-

Íiéte, apercoit, ainsi, au lointain, la flarame d'une demeure, et 'on n'a vraiment chaud qu'au dehors, lorsque le corps en appelle

de toute sa détresse, au bien-étre qui le réchaufferait. Notons cependant que, deja, au niveau de cette premiére ins-

tance, les situations se présentent d'une facón différente, á la ville et á la campagne. D'abord la multiplicité des existences entassées dans une ville provoque un sentiment de vertige et, si l'homme se croit exclu, davantage de ressentiment. Dans la campagne, la flamme orientait la marche du promeneur, elle signifiait instinctivement le hávre, la fin d'une randonnée épui-sante. Dans une ville et surtout dans une civilisation urbaine, l'homme qui n'a pas encoré trouvé sa place, se sent coupable. II sait bien qu'il n'a pas le recours d'aller frapper á une porte : puisque tant de gens reposent honnétement, c'est qu'il mérite d'étre vagabond, chómeur, orphelin. Ensuite on assiste, a la campagne, a la naissance d'un désir de participation : s'asseoir au milieu des membres de la famille, avoir sa part de bien-étre, de bien-vivre. Le passant, dans la ville, imagine des vies cachees. Ce qu'il voudrait, ce n'est pas leur voler un peu de leur bonheur mais de leur intimité et pénétrer, par effraction, dans le décor de leur vie.

A mesure que la promenade nocturne se prolonge, le mar-cheur devient sensible á toutes les existences qui déboident les frontiéres des immeubles. Alors, la ville apparait, a juste lilrc, comme beaucoup plus peuplée que pendant le jour. Elle ne so

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constitue plus de regards, de vitrines, d'afflches mais de pré-sences mal délimitées, de réves qui naissent ou qui s'épanouis-sent ou qui deviennent cauchemars. La ville, en respirant, accom-plit des songes de toutes sortes dont les uns se deposent au sol et dont les autres s'accrochent aux rebords des fenétres ou encoré flottent á mi-hauteur des rúes. Tous, enfin, se confondent pour devenir l'unique réve de la ville. Ajoutons que les absents et les disparus se mélent aux contemporains, comme si, pendant le jour, l'urgence de l'action et l'indifférence des passants refou-laient le poids du passé. Les pierres, les monuments, le sol rendu á sa liberté se remettent á faire entendre leurs voix, á délivrer leurs messages non point annulés mais seulement suspendus pendant la vie diurne. Nous avions déjá evoqué ce poids du passé. Nous y faisons allusion maintenant dans une perspective différente, cherchant a mettre en évidence la constitution d'un nouveau milieu qui doit beaucoup également aux dormeurs pré-sents. Le promeneur assume un nouveau role. Tout á l'heure, guetteur furtif d'existences dont il cherchaü a surprendre le secret, il se fait maintenant berger de réves, passeur de réves.

Nous comparerons, terme a terme, ees deux réveries majeu-res d'une ville nocturne, car toutes deux, á leur maniere, révé-lent un certain aspect de la cité. La premiére nous découvrait mieux cet ensemble de pierres, de perspectives, de volumes qui constituent une ville et qui échappent souvent a notre regard, parce que les passants, par leur agitation, troublent notre visión. La seconde nous situé á l'autre extrémité d'une perception pos-sible de la ville. Elle nous fait sentir á quel point l'espace urbain se compose de vies humaines, de désirs et de passions humaines. A une minéralisation, elle substitue l'appréhension d'un milieu immatériel. La marche nocturne peut done nous faire buter sur l'un des deux aspeets essentiels d'une cité : une masse archi-tecturale qui, peu á peu, fait oublier l'écorce naturelle du globe ou bien une communauté qui tend á instaurer un milieu « psy-chique ».

Qu'il nous suffise, pour mieux marquer la distance de ees deux réveries, d'indiquer ce que devient le ciel dans l'une ou dans l'autre. Un ciel froid et lunaire vient battre et transir la ville de pierre. II jumelle sa solitude á celle d'une cité deserte, inanimée. En revanche, quand la ville se peuple de réves, elle palpite sous cette couche de pensées qui lui compose un plafond. Au ciel étoilé dans lequel le philosophe voyait une manifestation du sublime, elle préfére le merveilleux de tentures multicolores qui protégent et redoublent son sommeil, dans un demi-étouf-fement.

Lá encoré, les architectes ou les réveurs de la ville retrou-veront, sans trop le savoir, ees deux approches et ils inventeront la ville-glacis qui veille aux frontiéres de l'Empire, qui respire fort l'air du large ou la ville-couveuse qui protege ses habitants du monde extérieur.

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UNE SYMBOLIQUE DE LA CIRCULATION URBAINE

Qu'est-ce qu'une Rué vivante ?

Une rué « vivante » ou « animée » ou « coloree » ou « pas-sante » ou « populaire » ou « fréquentée » ou « chaude ». Toutes ees expressions, dans leur différence et leur voisinage mériteraient d étre étudiées par un systéme de dénotations et de connotalions. Au moins faudrait-il indiquer de quelle sphére de science elles relévent : de quelle climatologie : « chaude », car il arrive qu'elle soit en méme temps ventee : nous avons chaud parce que nous nous sentons proteges d'une menace insaisissable comme celle de la contingence (tant de rúes pourraient étre autre-ment) ou parce qu'elle se resserre sur elle-méme, incitant au calorisme. Ou parce que les hommes la réchauffent de leurs désirs. De quel registre sensoriel : la rué coloree devrait, en principe, s'opposer á ¡a rué odorante ; il n'en est rien, certaines rúes peuvent mériter ees deux qualificatifs. En effet, une mutation esthétique a effacé les oppositions trop nettes de la vue et de l'odorat : coloree, elle supporte le colorís, l'aquarelle, une pein-ture de surface ; odorante, elle ignore les odeurs de ce qui se décompose, elle en appelle á la saveur du pain qui cuit, au fumet du róüsseur.

De quelle dynamique ? il y a autant de monde dans une rué fréquentée et dans une rué passante. II n'est pas prouvé que, dans la premiére, les hommes y demeurent mais elle n'a pas la vivacité de la seconde qui apparait comme une eau courante, comme un filet clair, visuellement et audiblement clair de pro-meneurs qui la traversent. De quelle sociologie ? la rué populaire n'est pas le lieu de fréquentation des seuls ouvriers ou méme des petits bourgeois. Lorsque les bourgeois la traversent, ils ne s'y sentent pas en terre d'exil comme dans la banlieue ouvriére et, en revanche, la transition se fait sans trop de dif-ficulté entre une rué populaire et une rué bourgeoise. Seulement, elle intime a chaqué passant d'abandonner une facade sociale qui ne serait pas de mise. Le dos, les jambes, la main qui ticnt le sac ou la serviette percoivent, avant notre esprit, cette Information qui ne se chiffre selon aucun code explicite.

De quelle physiologie ? une rué animée a-t-elle une ame ? Elle ne mérite pas tout á fait cet attribut. Elle s'anime plutot

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comme un visage s'anime sous l'effet de la joie ou d'une tache plaisante : d'une irrigation superficielle plutót que par une pul-sation en profondeur. Aussi posséde-t-elle une finesse dans les nervures, une netteté dans l'ensemble du dessin et un debut de joliesse qui n'apparait pas dans la rué vivante, plus désordonnée, et qui se perpetué, comme elle peut, á travers la continuité de l'existence urbaine.

Nous allons abandonner cette prendere instance et pour-suivre plus loin l'analyse de la rué vivante. Nous penserons a ees rúes oü travaillaient encoré, avant cette derniére guerre, les mar-chandes des quatre saisons et autres commercants installés á méme la rué. II existe encoré de tels éventaires mais ils sont maintenant souvent relies a des boutiques mieux assises. Ils ont done perdu une précarité, une fragilité qui nous apparaitra bien-tót comme un trait essentiel.

Nous nous trouvons en présence d'une description qui parait devoir tourner court : usée parce que trop évoquée, elle donne l'impression de concerner une visión superficielle de la ville, a un double titre : celle que tout visiteur percoit, un peu comme l'apprenti chimiste, selon Bachelard, remarque les signes les plus spectaculaires et les moins scientiflques d'un laboratoire, — celle qui demeure á la surface de la ville et qui ne l'intéresse pas dans ses pierres. Elle incite, semble-t-il, beaueoup plus a l'ob-servation qu'á la réverie, au croquis et á la notation des formes plus qu'á la sympathie avec les torces de la ville. Nous n'éprou-vons, cependant, aucune méñance a l'égard de l 'apparaitre. 11 suílit que nous échappions au danger de crayonner. De fait, nous nous trouvons en présence d'un ensemble que la rué, ses person-nages, le contenu de ses éventaires, son langage structurent soli-dement. Nous mettrons en évidence le role du langage et nous montrerons qu'il met en mouvement la rué. Y a-t-il un langage du dehors ? Et, s'il en existe un, en quoi dépend-il de la rué, se montrant ensuite capable de la transformer a son tour.

II semble que l'initiative vienne de la rué et que les gens qui y travaillent (les marchands comme les chauffeurs de taxi ou comme les livreurs) y recueillent un génie qui ne leur appar-tient pas en propre. Une parole leste, parce qu'il faut étre agüe, parce que le chauffeur de taxi se doit de manceuvrer au plus vite, d'un quartier á l'autre, parce que la marchande s'empare, á la háte, du client — et, á l'inverse, on ne se moquera pas de n'importe quel passant : on choisit plutót comme objet d'une rail-lerie possible, le promeneur ahuri ou important, celui qui ne semble pas comprendre qu'il faut aller vite et faire place a tous les autres qui avancent. Le méme personnage attirerait le respect dans une brasserie oü il importe de montrer que l'on posséde du poids, de la gravité. En l'occurrence les raisons de la moquerie sont surdéterminées. Le passant manifesté un air emprunté, il ne connait done pas les heux, il manque de cette valeur fundaméntale qui consiste a connaitre la ville et a s'y mouvoir a l'aise.

Pour le véritable homme de la rué, il semblerait que l'existence se resume á bien connaitre les coins et les courants favorables ou défa%orables d'une ville. II refuse un apprentissage pro-gressif qui augmenterait le nombre des initiés et qui, scandaleu-

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sement, aurait, pour conséquence, de pallier, par le savoir, les défaillances de l'instinct. Sa raillerie n'est plus seulement une réponse a une gaucherie que l'on juge invraisemblable. Elle a, pour but, de désarconner totalement le passant emprunté et de le bouter hors d'un domaine qui n'est pas le sien.

On voit done qu'il ne s'agit pas d'une réaction bonasse. L'agressivité, le mordant ont leur role dans ees saillies. On veut garder la rué pour soi et la rué, quand on la posséde, vous confére autorité, prestige, argent dans certains cas. L'homme ou la femme qui cesserait de prendre á parti le passant, á voix cou-verte ou forte, serait soupconné de perdre pied, en ce nnilieu instable, qu'est la rué ou de se désintéresser d'un jeu confraternel dont on ne peut s'absenter individuellement.

Cependant nous voudrions mieux montrer le role de la rué, dépasser le cadre d'un micro-drame, d'une micro-sociologie. D'oú vient cette libération du langage dans et par la rué ? D'une facón négative, des interdits disparaissent, tous ceux qui étaient lies au foyer, á la demeure, á l'école, au temple, comme si les paroles prononcées á l'intérieur d'une demeure risquaient d'y demeurer et de la compromettre, comme si les disputes a huis-clos risquaient de prendre vite une allure dramatique et intolerable, comme si la vie privée impliquait un mínimum de dignitc et de bienséance. Dehors, il ne seront pas des maris, des épouses ou des fils mais des hommes et des femmes qui parlent fort, comme l'on respire, comme Fon marche, comme l'on digére. Les fonctions humaines retrouvent leur vérité et aussi leur vitalité.

Nous sommes en présence d'un dehors doublement vivifiant. Stimulation de l'air, du vent, du froid. II faut lutter contre la morsure de l'aube, contre la fatigue de la journée, étre plus fort que le bruit, gagner sa vie debout ou du moins á l'air libre, laissant aux assis le soin de marmonner, de chuchoter dans leurs études ou dans leurs bureaux. Stimulation de la ville elle-méme qui charrie tellement d'informations, qui propose un si grand nombre d'excitations. Les passants, les visages nouveaux ou reconnus, les nouvelles, les incidents, l 'argent que l'on encaisse, les autres cris constituent un milieu tres riche. La ville modifie, sans cesse, l'homme par l'homme. Dans une rué, cette propo-sition perd l'allure d'une vérité genérale, elle s'impose irrécusa-blement.

Nous aurons done une langue libre de toute retenue : libre dans ses mots et dans sa syntaxe, une langue respirée, épou-monnée, jamáis chátiée parce que de ses outrances, elle attend non point le chátiment mais la recompense d'un rire cómplice ou d'une fuite honteuse. Puisque nous nous situons au niveau de ce qui est ampie, nous comparerons cette parole a celle de l'homme qui assume sa liberté face á l'océan. II s'agira ici d'une respiration moins égale, moins large, plus télescopée parce qu'elle se laisse bousculer par l'impulsion du moment ou par une nou-velle excitation. Elle sera créatrice dans la mesure oü elle appré-hende ce qui vient de passer fugitivement et si elle arrive á étre débridée, torrentielle comme le mouvement de la rué.

Dans cette rué les effets et les causes se modifient sans cesse et, en le montrant, nous ne cherchons pas á humilier la raison

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ou á la mettre en garde contre les excés de l'analyse ; nous vou-drions, d'une facón plus positive, manifester l'unité d'une ville — fait global par excellence. Cependant les différents éléments qui apparaissent á des pans successifs (les passants, les ven-deurs, leurs éventaires — puis la rué — enñn une ville qualifiée socialement) viennent se méler dans une parole généreuse. On aurait tendance, de nos jours, á considérer la langue, comme un systéme qui se suffirait á lui-méme et qui échapperait aux événements de l'Histoire puisqu'elle comporterait, en elle-méme, ses propres modifications. Sans avoir la compétence voulue pour statuer sur la nature des systémes linguistiques, nous nous aper-cevons que dans la rué nous nous trouvons en présence d'une parole vivante oú « forme » et « substance » ne paraissent pas isolables.

D'abord cette liberté du langage est un langage de la liberté. Nous évoquions, tout á l'heure, la moquerie : maíheur, dans une rué, aux distraits, aux lourdauds ! 11 s'agit d'une épreuve de vérité qui va, á notre sens, tres loin. On peut faire « l'impor-tant », dans un salón ou dans un magasin, á l'abri de ses titres et de sa fortune. Dans la rué tout homme retrouve un corps, des jambes, un dos, un visage justiciables de l 'admiraüon ou du sar-casme. Les petites gens avaient le droit de voir Fhomine, sous le bourgeois. De la, aussi, la lutte incessante, parfois extreme de ce commerce á peine toleré et de la pólice : propos aigre-doux, menaces, amendes, visites au poste... une société policée et domestiquée balayera ees entélements pour mieux contróler la rué.

Ensuite ce langage emane d'individus qui ont leur propre personnalité, qui, parfois jouent, d'une maniere lassante, le per-sonnage qu'ils sont censes representen Certes c'est bien le langage general, attendu de la poissonniére ou de la marchande de fleurs. Et l'on peut considérer ce phénoméne d'une maniere négative. Leurs facons (incorrectes) de prononcer, de construiré leurs phrases mesurent un déficit, celui qui separe l'anomique et le normatif — tout coinme un vétement, une fois porté, difiere seu-lement du vétement neuf, par l'usure du tissu, la mauvaise tenue du col ou par la perte d'un bouton. Mais l'on peut aussi bien considérer cette parole comme la manifestation positive d'un étre qui met, dans ses phrases, son poids, ses désirs du moment, son existence.

La preuve en serait que, pour apostropher, il faut une certaine densité d'étre, un certain registre qui n'est pas seule-ment vocal mais musculaire, charnel. Que les individualités dis-paraissent, et les disputes, méme violentes, n'arrivent plus a ce niveau d'articulation. Tant que la parole se profére gratuite et magnifícente, la ville n'est pas encoré le lieu de la foule solitaire. Les rúes, méme peuplées, sont constituées de visages, de sil-houettes reconnaissables et ceci d'une double maniere.

Celui ou celle qui apostrophe ose rompre le silence tacite de ceux qui se perdent dans le fond indistinct de Fanonymat. Elle n'a méme pas á oser, car sa maniere de s'habiller ou de mar-cher, d'afficher un visage épais ou malicieux signifie déjá qu'elle ne se senL,pas de trop. Elle est tout simplement, sans chercher a jusliliei^une existence qu'elle ne croit pas incongrue, méme

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lorsqu'elle ne se plie pas aux normes en vigueur. D'autre part on ne peut apostropher qu'une individuante, une persoaae recon-naissable parmi toutes les autres et á laquelle on préte, méme si on l'insulte, des traits, des défauts uniques. Dans la foule solitaire le mouvement d'humeur tournera vite, d'une autre facón. On pensera ou l'on dirá « ah, les... idiots ! » La personne á qui « on en a », n'est pas tellement haie en elle-méme, on ne cherche pas les contours ou les apparences qui la rendraient particuliérement haissable. Elle a seulement le tort, par son existence, d'aug-menter le nombre des géneurs, de tous ceux qui, en marchant, en circulant au méme instant que nous accroissent la difflculté de respirer, de circuler. Pour ees deux raisons, il nous semble bien que l'apostrophe dépasse l'aspect pittoresque oü l'on risque trop vite de la conñner. On ne la confondra pas avec d'autres manieres de parler. Elle nous parait révélatrice de la rué d'une certaine époque.

Insistons, maintenant, sur des aspeets plus poétiques et comme atmosphériques de cette siluation verbale. Nous essaye-rons de remonter jusqu'á cet instant oü la parole s'énonce, toute prise dans la chair, dans la gorge qui l'articule, quand elle se noue, se dénoue, bondit, se déploie comme un geste. Merveilleu-sement ambiguo, puisqu'elle signifie quelque chose et que cependant elle est presque encoré un fait de nature, avec un volume, une densité, presque une couleur ou une surface comme les autres phénoménes qui adviennent dans le cours du monde — parce qu'en un sens elle est une poussée organique comme le coup de poing, comme la montee de la séve et que, cependant, elle porte en elle la volonté de communiquer. La marchande crie et apostrophe, comme elle se frotte les mains ou comme elle met de l'ordre dans ses cageots. Elle crie le melón, la courgette, la tomate, la poire, comme elle les soupése : langage-fruit, langage-légume oü les mots et les choses sont confondus, oü les formes, les masses, les couleurs de l'éventaire vibrent jusqu'á devenir ees mots qui les prononcent.

En leur proclamation ostentatoire, ils annoncent la saison qui les vit mürir et tomber de l'arbre ou s'épanouir dans la terre : la cerise, puis la fraise au printemps, la peche quand l'été com-mence et le raisin quand il sombre, le chou-fleur, la chátaigne au plus froid de l'hiver. Tout á l'heure, le compotier ou l'assiette rendront les éléments a une sagesse mortelle, résignée. Une der-niére fois, ils irisent et ils colorent follement toute la rué, circulant d'eux-mémes a partir de cette bouche qui n'est pas la pour les anéantir mais pour les proclamer et pour les propager. Encoré faut-il mieux mettre en évidence ce mode de transfor-mation. Nous croyons trop que la production des étres naturels se limite á leur culture (le labour, les greffes, les moissons, la meule et le pressoir) et nous pensons que, dans une seconde étape, l 'homme transporte, empaquette, conserve, sans collaborer á l'apothéose et a l'holocauste du fruit ou qu'alors il s'agit d'ar-tiflees et comme de fraudes par lesquels on maquille le futur aliment. L'imaginaire semble se réfugier du cóté de la « rura-lité ».

Or la destinée d'un fruit ne s'arréte pas au jour oü on l'ar-rache á l'arbre qui le portait. Nommé, prononcé, proposé, étalé,

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manipulé, il lui incombera la gloire ou la déchéance. II fuse, il éclate, il vibre, il jaillit, il voltige, il s'arrondit, il s'allonge, il jaunit ou il verdit, comme il ne l'avait jamáis fait auparavant. II faut entendre cette analyse de deux facons : il s'agit aussi bien d'une métamorphose du langage par le fruit que du fmit par le langage. Et nous ne saurions isoler ce mouvement de l'acte tres socialisé de la vente. On ne voudra pas croire que le « social » contrarié la poésie. Selon nous, au contraire, il fait sourdre une mutation en profondeur. On vend, cela veut diré que l'on échange et que les éléments de l'échange ne demeurent pas semblables á ce qu'ils étaient — niéme sur un plan sensible : les fruits dans le cabás, un peu écrasés, un peu meurtris, les billets que la ven-deuse froissent et qu'elle met dans sa caisse en bois. Si vos fruits restent semblables a eux-mémes, c'est qu'ils sont morts et que vous consommez des cadavres de fruits.

De la méme facón, les mots sont absoluinent pris dans l'acte d'échanger, ils s'ecrasent, ils se dilatent ou ils se ramassent dans le dialogue bref qui oppose le vendeur et l'acheteur.

Un puriste estimera qu'il s'agit d'une prononciation incor-recte, d'une déformation inevitable et malencontreuse. Nous pro-poserions une tbése tout a fait différente : il est de l'essence du mot d'étre affecté par son parcours, il ne peut etre absolument semblable, en son point d'arrivée, á ce qu'il était au départ — non pas parce qu'il existe un « brouillage » des Communications mais parce que le mot prend son essor et continué a vivre, á se transformer dans l'espace physique qui le rend audible. L'isoler du vent, du soleil, des autres bruits, c'est le mutiler et perdre de vue sa réalité vivante. Cette thése s'illustre fort bien lors-qu'elle s'adresse á un langage qui s'échange dans un marché. Cer-tains mots múrissent, d'autres s'ecrasent piteusement, il en est qui giclent ou qui deviennent de grosses taches de soleil ou qui s'enroulent dans un tourbillon de poussiére.

Les mots du dehors, si nous pouvons nous exprimer ainsi, sont tellement plus frustres et plus musclés : préts a survivre á toutes les gercures et á toutes les moiteurs, ils s'enveloppent dans tellement moins de pudeur et de convenance que les mots du dedans... Pour les saisir vifs, il faudrait que le linguiste emprisonne le vent, le froid ou le soleil dans ses camisoles para-digmatiques ou syntagmatiques. Ne le pouvant, il les constitue comme des facteurs extérieurs ou il les réduit a l'état de signes (de froid, de vent, de soleil). De tels propos ne visent pas a contester les efforts d'une science admirable mais á obtenir la reconnaissance « d'une parole gestuelle » — selon la formue de Merleau-Ponty.

Pour mieux souligner cette influence du décor sur le langage, il faudrait maintenant parler de la « presse » des mots. Ceux-ci ne sont jamáis indifférents á la vitesse á laquelle on les prononce : plus solennels quand la diction est lente, déchirants quand on les dit avec une certaine briéveté. Or cette vitesse, si elle dépend souvent de l'humeur, a aussi pour origine la nature des lieux et des temps. A l'époque des guerres civiles, des

(¡uorres de *ues et des actions terroristes, Malraux prononce la migue francaise d'une voix haletante, par fulguration et visees

breves, préeipitées. II ne s'agit pas de séduire, de convaincre mais

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de toucher ou non au but, de tuer ou de mourir dans la dignité. La ville, un peu plus tót mais á une époque rapprochée, inspire á Paul Morand une écriture pressée qui n'est pas celle de Malraux parce qu'elle procede d'une autre face de la civilisation urbaine : non plus l'action terroriste, le dépót d'armes que l'on pille, le convoi présidentiel que l'on prend pour cible, les rúes que l'on devale en se repliant mais les trains souples de luxe dans lesquels on grimpe au dernier moment, le taxi que l'on hele d'un ton bref, l'Europe et ses palaces qu'il faut se háter de découvrir avant qu'ils ne disparaissent ou qu'ils ne se démocra-tisent, des images de cites différentes dont le contraste sera plus savoureux, si on les fait coexister dans une succession sans tréve. Ce n'est plus le langage de la rué meurtriére, des dedales de la conspiration mais celui de l'escale breve, luxueuse, un peu ennuyeuse : les villes ne sont que des escales, le long d'une tra-versée qui n'a d'autre fin que sa propre fiévre.

Bien avant de tels écrivains et á sa maniere origínale, la rué, par le génie de ses marchands, avait parlé selon sa propre cadenee : une parole rapide, impertinente, libre de toutes entraves et d'abord de celles d'une logique linéaire, une parole qui recommencait et rebondissait avec l'instant, l 'humeur, le client. Le commerce n'est pas seul en cause. Dans une civilisation rurale, on acheté et on vend avec beaucoup de précautions. On dirait que, dans la ville, au milieu de tous ees étals et de ees charrettes, il fallait toujours aller plus vite que le voisin. De la une parole uertigineuse qui semblait méler les fruits et les légu-mes, les compliments et les récriminations, dont l'éloge s'appli-quait indifféremment á la diéntele ou aux légumes que 1 on vendait.

Nous ne saurions, au tenue de cette description, conclure en faveur d'une causalité linéaire. Car est-il une seule des réa-lités agissantes : les marchands, la rué, le langage, la société globale, la ville, qui soit seulement cause ! En derniére analyse, nous serions tenté de souscrire en faveur d'une influence déci-sive de la société globale — mais reconnaissons, pour le moins, que cette société n'apparait pas en tant que telle, qu'elle manifesté son pouvoir á travers des médiations tres precises comme la rué et les marchands, et que la richesse ou le nombre de ees médiations modifw la physionomie du phénoméne social.

Ainsi, d'une part, nous n'aurions pas de peine a lier la dis-parition de ees scénes et l'évolution de la société : le petit commerce, composé d'individus indépendants, habitúes a combatiré et á survivre dans la mélée genérale disparait á la suite d'une concentration économique et, du méme coup, avec celui-ci, la vivacité, la fronde, l'impertinence des repliques des vendeurs. En outre, on ne croit plus á des mots aussi communs : on les veut plus purs ou, au contraire on les délaisse au profit des images et de « l'audio-visuel ». Mais, déjá, il faut situer ce conflit des facultes au niveau de la rué. Les images de la rué, les affiches colorees comme les belles vitrines ont détróné le mot, tout comme la longueur des déplacements rend dérisoire la gratuité d'une véritable apostrophe.

D'autre part, sans oublier les conditions determinantes que nous venons d'évoquer, nous appréhendons une positivité de la

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rué, des marchands, de leur langage. Ce qui a été rendu possible, suryil réellement avec plus ou moins de plénitude et d'indépen-dance. La rué, par exemple, apparaissait comme une médiation nécessaire et autonome entre le domicile personnel et le travail ou le loisir. Fláner dans la rué, hésiter au moment de l'achat, se gorger des couleurs et des formes de la saison, allaient de soi — et la ménagére qui ne le faisait pas pour diverses raisons, avait l'impression de « bácler son marché ». Simple notation inti-miste ? Evocation nostalgique et impressionniste d'un passé révolu ? En vérité, nous ne portons pas de jugement de valeur et nous croyons, en outre, qu'il s'agit d'une remarque qui dépasse le stade du crayonnage, de « l'impression urbaine ». Nous nous trouvons en présence d'une structuration fondamentale et isola-ble de l'espace urbain. Sa phgsionomie se modifie du tout au tout, selon que la rué joue ou non le role d'une médiation réelle. Le citadin oublie ou ne connait pas les forces qui déléguent, pour un temps, á la rué cette importance et qui, plus précisément, la peuplent de ses marchands. II a d'abord conscience de parcourir un trajet qui n'est pas indifférent, qui vaut par lui-méme, au delá du but qu'il permet d'atteindre. Son bonheur peut étre á midi de traverser cette rué bourdonnante de bruits et de couleurs. La rué, á cet instant vient méme qualiñer le logis, en ins-taurant un rite de passage : rentrer chez soi, ce n'est pas seule-ment regagner au plus vite son domicile mais entreprendre un voyage légérement périlleux, equivoque, imprevisible, se gorger d'humanité avant de se reposer dans un espace plus calme.

Le langage a manifesté cette méme ambiguité. D'une part, il était rendu possible par certaines conditions historiques mais, dans son immédiateté, il se donnait comme la parole des hommes qui vivent et qui crient leur liberté, qui, s'ils jouent un role social, le font reposer sur le timbre, sur l'audace, sur l'emphase, sur le geste et non sur l'argent ou sur les titres. La parole, dans cette rué, se naturalisait, sans perdre ses qualités humaines. Une rué était pleine de cris et de clameurs comme une forét est rem-plie de bruits d'insectes, de chants d'oiseaux et de silences ou comme une cathédrale est faite de pierres, de volumes, de vitraux. Seulement ees cris étaient porteurs d'un sens et disaient quelque chose... La ville, faite de pierre et de béton, mais aussi composée d'hommes qui y travaillent et qui y soufí'rent — mais enfin peuplée de mots qui se déplacent, qui se tordent, qui gros-sissent, qui tourbillonnent et parfois explosent, quand un peuple se révolte.

Le Carrefour.

Quels sont done ses rapports avec la rué et avec la ville ? II se distingue des places traditionnelles. Certes celles-ci n'avaient

f>as toutes la méme disposition : places triangulaires, rectangu-aires ou hémisphériques ; les unes édifiées pendant le moyen-

áge, d'autres pendant la Renaissance ou au cours du xvín" sié-cle. Mais les plus anciennes et les plus nombreuses s'inséraient harmonieusement dans la ville et permettaient á ses habitants de se rencontrer — ou encoré on les construisait en fonction d'un monuinent,*d'une église dont elles étaient comme le prolonge-

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ment. A ees places fermées s'opposaient déjá des places plus ouvertes. Points de rencontre de plusieurs artéres passagéres. Cette sorte de carrefour n'a pas encoré tout á fait disparu et Claude Mauriac, dans son román « La marquise sortit á cinq heures », imagine, tout au long de son oeuvre, des étres qui pas-sent et repassent a une méme intersection de rúes (le carrefour de Buci).

II est frappant de remarquer que, dans les carrefours de la ville moderne, les magasins disparaissaient et laissaient parfois la place á des kiosques á journaux. Un journal s'achéte rapide-ment, le vendeur de journaux sait qu'il doit rendre vite la mon-naie, plus vite encoré que la situation ne l'exigerait et le journal que l'on entrouvre en marchant nous deporte bien loin du kios-que ou nous l'avons acheté. Le symbolisme du kiosque á journaux nous parait incontestable et ce n'est pas par hasard qu'on le rencontrait dans de telles places comme on le retrouve aussi dans les halls de gare. L'homme pressé, l'homme sans racine, l'homme en partance achétent des journaux et ils en achétent beaucoup comme s'ils craignaient d'en manquer, le voyage s'éter-nisant au^delá de leurs prévisions ou, comme si, par cet achat, ils complétaient leur panoplie du parfait voyageur. II nous semble done que l'existence du kiosque á journaux a pu, á une cer-taine époque, signaliser la place-carrefóur.

On remarquait encoré, sur de telles places, des sortes de casemates oii les usagers attendaient leur tramwaij ou leur auto-bus. La encoré, l'abri méme sommaire recoit une double signifi-cation de syinbole et de signe. De symbole, car il est un refuge, nous le comprenons bien, contre la pluie, le vent, le soleil mais, deja, á ce simple niveau, nous dépassons « l'instrumental ». Les usagers le percoivent comme un symbole de la Nécessité, du Travail qui se fait contre vents et marees, á travers les saisons et les ans, jusqu'á la mort ou jusqu'á cette mort prématurée qu'est parfois la retraite. Les événements surgissent, I'amour, une ami-íié, un départ ; ils n'entament pas le rythme journalier du travail. En principe, l'autobus représentait la régularité au milieu des surprises de l'existence, l'uniformité au milieu du bariolage urbain. II avait un horaire, on pouvait compter sur lui — en quoi il était rassurant par rapport a l'instabilité de la rué. II rythme la journée. Le dernier bus du soir annonce, un peu solen-nellement qu'un autre temps commence pour la Ville. Des amou-reux se réfugient dans ees portes de la nuit. En dehors de la ville, les casemates accentuent leur caractére á la fois protecteur et sauvage. Car elles n'arrivent pas a étre tout á fait rassuran-tes : trop frustres, trop sommaires, elles appellent l'impunité de Fagression, le délit de voyous sans expérience tout autant qu'elles constituent une sorte de rideau défensif. Nous parlons de case-mates déjá distantes du centre, mais, celles qui se trouvaient dans la ville, conservaient une allure ambigué : parce qu'elles étaient du méme format, constituées des mémes materiaux, introduisant un peu de banlieue dans les quartiers plus nobles, un élément brutal qui jurai t avec la civilité de la cité. II s'agit d'une nuance peu perceptible. Elle se déclarait plus ouvertement, quand la nuit tombait. Alors le promeneur appréhendait les case-mates comme une source d'inquiétude.

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Situées á un carrefour, nous croyons apercevoir une autre dimensión. Elles ne protégeaient pas seulement l'usager contre les intemperies, elles lui permettaient de ne pas se laisser empor-ter par le flot de la circulation. Un carrefour apparait toujours inconsciemment, pour le piéton, comme un lieu oü tout s'envole, chapeaux, journaux, conversations, rendez-vous et oü il faut s'amarrer, avec solidité, contre le vent mais surtout contre le flux des véhicules ou simplement des autres passants.

Une fonction de signe également. Elles désignaient le carrefour comme le lieu oú l'on a quelque chance de trouver « une bonne ligne » pour se rendre á l'autre extrémité de la ville. C'est pourquoi, bien que laides, elles favor isaient une bonne percep-tion de la ville. Elles faisaient parties de ees repéres commodes qui permettent de se situer dans une agglomération. Allons plus loin, un simple poteau avec une pancarte, jouera le méme role : de signe, c'est évident, car par sa pancarte, son numero, il se distingue des autres poteaux mais aussi de symbole : il constitue, malgré sa forme rudimentaire, un point fixe auquel on se rac-erochera dans la mouvance de la rué.

L'existence d'un seul poteau sufíit á regrouper, autour de son mát, un peu d'espace et sur le trottoir et sur la chaussée. L'imminence de l'autobus lui permet de recouvrir une étendue qu'il n'occupe pas encoré. La rué, elle-méme, se percoit, s'arti-cule et s'évanouit á chaqué instant, en fonction du véhicule allendu. Notre regard neutralise le flot si dense des automobiles, au profit d'une carcasse plus haute, plus proche du parallélépi-péde, et d'une autre couleur (les nouveaux bus se coulent davan-íage dans la masse de la circulation).

Le groupe des usagers, tisse, selon les licures, des liens plus ou moins solides, plus ou moins résistants au flux des passants. Plus ramassés le mutin, ils enveloppent, en commun, leurs revés, la chaleur de leur foyer. Ils attenaent la lumiére de l'autobus, pour y pénétrer comme dans un véritable dedans. II les empor-tera vers leurs lieux de travail et, cependant, ils ont comme l'im-pression de revenir en arriére, vers une heure oú l'on pouvait sommeiller, goüter sa propre tiédeur, imaginer vaguement les formes des autres. Dans la journée, aux heures de pointe, les regroupements s'opérent en vertu d'une impatience commune et on se laisse gagner par une tensión plus ou moins déclarée. Lors-que des places viennent a manquer, on se bouscule, á moins que le groupe ne se ligue contre l'indifférence des pouvoirs publics, les inconvénients du réseau — sans aller jusqu'á une remise en question de la société. A l'intérieur du car, chacun reprend son propre espace qu'il protege souvent d'un journal ou d'un carta-ble ou d'un panier. Le carrefour moderne ignore peu á peu la plupart de ees symboles. A la différence de la place monumen-tale fermée, il apparait comme une négation de la ville. Dans ses excés, il ne demeure pas indifférent et il met en branle l'ima-ginaire. C'est un lieu oü l'on ne peut pas demeurer, oú il y a dan-ger á demeurer. Les enfants jeunes, les vieillards, les infirmes y rcapprennent leur moins-étre et y renouvellent l'expérience de la peur. Dans l'imagination humaine, les lieux oü la crainte oppresse «es victimes ont varié et il faudrait en examiner le (Icplacement.

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Le feu vengeur du ciel courroucé, le grand bois oü des bétes dangereuses sommeillent, la venue du Juge supréme, le carrefour moderne, voilá autant de figures ou d'espaces redoutés qui, sans doute, ne se manifestent pas sous les mémes couleurs. Si le bois effrayait par son obscurité, ses craquements, ses formes indécises, ses bétes « sexuellement reconnaissables », le carrefour violente par la crudité de sa lumiére, par la brutalité de son bruit, par la discontinuité des passages défendus puis permis ou plutót exiges d'une facón irrépressible. Un carrefour parait toujours trop lumineux : le bruit multiplie et augmente la couleur des carrosseries, le miroitement des calandres et des vitres. Dans le bois, la béte déguisait sa forme humaine, dans le carrefour ce sont les hommes irrites, implacables qui traejuent d'autres nomines. Enfin ce dernier prend l'allure d'un destín puisque les autos ne s'arréteront jamáis de bondir et de hurler.

Nous voulions, par cette analyse, préciser le role que joue le carrefour dans la géographie mentale de l'étre diminué. L'in-humain ne se situé pas aux confins de l 'humanité dans ees mers fabuleuses .et monstrueuses que les hommes ont longtemps ima-ginées. // se confond avec le cceur de la cité, et, en un sens, il exprime bien la ville sur le mode négatif qui est le sien : dans une grande ville, l 'homme ne peut pas se permettre de se laisser dépasser par ses rivaux, i'/ faut qu'il jouisse de toutes ses possi-bilitós physiques et nerveuses. A l'inverse, la place publique du village consütuait, pour les vieillards, un lieu oü ils pouvaient marcher au rythme de leurs pas et s'asseoir sur un banc pour jouir d'un spectacle collectif. Cependant, dans le « virage » d'un village, on trouve, deja, un élément de curiosité cruelle. Les gens s'y postent, en espérant l'accident de l'étranger, de celui qui ne connait pas le danger d'une chaussée déí'ectueuse ou d'une courbe mal dessinée. Ce n'est plus une attente bonasse qui égréne le quotidien mais le désir du dramatique.

Pour ees mémes raisons, le carrefour plaira á l'homme qui se grise du rythme accéléré de l'existence urbaine. Celui-ci a l'occasion d'y vérifier quotidiennement la rapidité de ses réflexes et la courbe de son brio pour se faufiler dans la masse des véhicules, pour repondré tout de suite au changement des feux. Un bon hold-up doit, sur le parcours de son trajet, se confronter avec le passage délicat de quelques carrefours. Dans une nou-velle policiére d'Arthur Kaplan, les membres d'un gang espérent tuer leur adversaire devant son immeuble et profiter des feux pour semer des poursuivants éventuels. II leur faut traverser le carrefour au moment précis oü le feu cesse d'étre vert « pendant que Melvin repérera la cible, tu chronométreras les feux. On a compté vingt secondes mais vérifie. Quand le feu passera au vert, compte jusqu'á douze. A ce moment-lá Melvin doit tirer et Neil démarrera. Vous reprendrez le feu juste au moment oú il passera au rouge. » On voit, dans ce passage, le role joué par le chronomé-tre, cet objet qui a révolutionné les conditons du travail el de l'existence. Le carrefour, comme un cambriolage, comme l'envoi d'une fusée ou comme toute autre opération importante, demande de l'exactitude, une sensibililé presque maladive au lemps.

Illustrons ce théme, d'une autre facón. Dans un certaiu nombre de films ou de romans noirs, les membres d'un gang se

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réunissent dans un café qui se situé aux abords d'un carrefour. Les hommes d'une bande rivale démarrent avec le feu vert mais ils mitraillent, en méme temps, leurs ennemis du moment. On apercoit les múltiples implications de cette scéne. Les victimes se croyaient á l'abri, puisqu'elles. se tenaient á l'intérieur d'un lieu public, de surcroít central (il s'agit d'un carrefour) et qu'elles formaient un groupe nombreux. Tous ees avantages rendent l'ex-piation plus éclatante. II n'existe pas, dans une ville, d'intérieur qui serve d'abri : les vitres, les bouteilles de comptoir, les tables de l'établissement volent en éclats, au méme titre que les visages ou les cartes des consommateurs. Les exterminateurs ne cher-chent pas la precisión, ils prennent plaisir á s'abandonner á cette debauche de sang, de bailes, parfois de grenades. Le groupement des victimes se retourne contre elles, puisque le gang, tout entier, sera décimé, a la suite de ce raid.

Nous assistons surtout au triomphe du mouvemcnt sur l'im-mobilité, á la victoire de ceux qui bondissent sur ceux qui sont assis, paresseusement attablés, comme les mauvais gracons aiment le faire, en dehors de leur travail. Par le jeu du montage cinématographique, il venait souvent un moment oü les autos de l'expédition punitive donnaient l'impression de devoir enfoncer la vi trine du café, prouvant encoré par cette image qu'il n'existe pas de refuge, de dedans véritable.

En un sens le carrefour s'accorde á la ville moderne. II en épouse la simplicité, les angles droits, il vit selon une allure discontinué et syncopée. Quoi de plus simple et de plus impératif, quoi de moins ambigú et aussi de moins chargé de symbolisme que le systéme binaire des feux vert et rouge ! II s'agit de signaux qui commandent (ne jamáis brüler les feux) et ne demanden t aucune exégése, qui n'interrogent pas a la facón du vieux portail d'une église. Mais, en méme temps, le carrefour nie la ville de deux facons. D'une part, comme les urbanistes l'ont établi, une circulation trop intense et trop rapide ne permet pas aux étres de se connaitre et de se reconnaitre. Seuls les usagers d'un quar-tier tranquille, lorsqu'ils marchent á pied, possédent le loisir d'entreprendre quelque commerce commun. D'autre part l'au-tomobiliste s'enferme dans son véhicule, méme lorsqu'il stationne devant un feu. II se refuse á la ville parce qu'il habite son auto et qu'á partir d'elle, au déla de ce quf l'entoure il se projette ail-leurs, par exemple vers un veek-end possible. II ne voit pas des hommes mais d'autres véhicules.

D'une maniere assez paradoxale, le carrefour démijstifie Vautomobile qui y perd sa gloire, sa plus belle raison d'exister. II ne suffit pas de remarquer qu'elle assure mal le déplacement qu'on espérait d'elle. Cette dysfonction, bien evidente et source de tant de récriminations, ne concerne pas l'élément le plus pro-fond de la déception. Disons plutót que, privée de la vitesse, elle perd tous ses pouvoirs imaginaires. On attendait d'elle un déplacement lisse, si rapide et si uniforme que les paysages devien-draient les belles images d'un spectacle. Les á-coups de la circulation, l'odeur de l'essence, l'impolitesse de certains chauffeurs, une relalive^lenteur la raménent au rang d'un moyen de trans-porl. Le temps et la réalité réapparaissent. L'uniformité du déplacement tíevait gommer les imperfections du monde, la dis-

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symétrie ou la laideur granuleuse de certains paysages, plus fon-damentalement libérer l'homme de son corps.

Lorsque, dans un carrefour, l'auto bute et accroche, par suite de 1 encombrement, elle parait aussi maladroite qu'un étre quelconque empétré dans sa carcasse ou qu'un homme qui se fraye un chemin á travers la foule. Le travail, peu importe qu'il soit fourni par une énergie musculaire ou thermique, se substi-tue á la Gráce et au Réve. Ainsi l'accident du carrefour rassure dans la mesure oü il ne porte pas á conséquence mais c'est bien souligner son prosalsme. Sur une grande route, on ren-contre une inort fracassante qui vient foudroyer le conducteur et le métamorphoser en un héros de la vitesse, de l'exploit impossible. Certes l'auto s'est écrasée contre un camión ou un platane mais la cause doit étre cherchée ailleurs : dans la déme-sure du conducteur ou dans rembalíement d'un moteur qui échappe aux guides de son cocher ou dans la Route qui tue ou dans un Destin qui a tordu les lignes racées et vulnerables de la décapotable en un amas de ferraille ou dans un mobile qui, á forcé de vitesse, ne pouvait que prendre feu, puís éclater, dans le ciel de toutes ses piéces et de toutes ses couleurs : avión écrasé, météore disloqué, alliagc, a haute combustión, du metal, de l'essence et de la rnort. Or nolre Icare moderne en est encoré á supputer l'enfoncement de son aile gauche et la couverture de son assurance.

De méme le conducteur, enfermé dans son véhicule, semble réaliser un désir d'intimité et l'on a souvent dit que l'automobile constituait une seconde inaison. Mais il faudrait ajouter — ce qui modifie l'analyse du phénoméne — qu'il doit s'agir d'une maison ambulante, d'un dedans qui se reconquiert, a chaqué ins-tant, comme dedans par rapport á un dehors qui l'assaille ; en quoi, elle s'oppose a d'autres lieux clos immobilisés comme la maison ou comme le bureau. Aussi quand un véhicule s'immo-bilise, son conducteur ne peut jouir de son intimité, telle-ment chaleureuse, par « route de nuit », quand les kilométres s'accumulent. Voilá done l'automobile une fois de plus retenue sur sa pente imaginaire.

Seulement, le conducteur va tenter de réagir sur un mode mineur. II cherchera a s'approprier, á nouveau, son auto. II s'at-tache á contróler ses réflexes et, par la, a connaitre sa forme actuelle, si variable dans une civilisation urbaine. II ausculte son véhicule, il fait vrombir son moteur, alors qu'il se trouve á l'arrét. C'est bien la le paradoxe majeur. La puissance présu-mée de son véhicule lui est refusée, par suite de l'encombrement des rúes. II imagine done au point mort ce qu'elle pourrait don-ner en état de marche ; puis, le démarrage, au feu vert, lui indique son état de santé, éveille ou apaise son inquiétude á son sujet. Comme R. Barthes le fait remarquer, la « parole », dans le domaine des automobiles, se trouve fort limitée, puisque la carrosserie, le moteur ont été penses et exécutés par les firmes et non par des particuliers : les individus, en ce domaine, peu-vent seulement ajouter quelques enjoliveurs, parfois « Irali-quer » le moteur. En revanche on retrouve une sorte de parole dans la maniere de conduire de chacun. L'automobiliste est censé roder et transformer son véhicule : a lui de la rendre plus nei-

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veuse et c'est cette « nervosité » que chacun controle au départ des feux.

Nous pouvons, au terme de cette description, articuler quel-ques conclusions plus distinctement que nous ne le faisons d'habitude et nous verrons, á nouveau, que le carrefour ne s'in-sére pas seulement dans un réseau de relations fonctionnelles.

1. — Dans l'antiquité, il passe pour un symbole commode de la liberté de choix. En effet il offre des voies divergentes que l'on ne peut pas confondre, comme la vertu et le vice pour Hercule, qui, loin de se rejoindre, s'éloignent indéfiniment les unes des autres. Le symbole n'a plus trop de sens pour un automobiliste qui se trouve au milieu d'une mélée confuse et qui a beaucoup de peine á s'engager dans la direction qu'il a deja choisie, bien avant le carrefour. Ou encoré il risque de « tourner en rond », de s'enfermer dans un cycle répétitif, loin d'entreprendre un avenir rectiligne.

2. — Au debut de notre siécle, il a symbolisé la mouvance (le vent, la presse...) a l'opposé de la place publique, lieu de repos et de rencontres. Nous avions done l'opposition : carrefour-ville/place-village. Le virage du village constitue, comme nous l'avons remarqué un pont entre les deux termes. Quelques élé-ments, comme le poteau de la ligne d'autobus, permettent de résister á ce semblant de débácle mais ils trouvent leur sens á l'intérieur de cette mouvance genérale.

3. — Quand la circulation devient plus intense, le carrefour, par son bruit, par son agitation, par ses accidents, appa-rait comme un lieu de violence : on y balaye, on y traque, on y miiraille l'hommc. L'inhumain apparait dans le centre de la ville et non / dans les faubourgs, dans la forét, dans la brousse. II emprunte une face humaine et non / des formes déguisées (monstres, bétes).

4. — Alors il rompt l'unité de la ville, il semble rendre les horames indifférents a une cité qu'il éventre. En un sens il a un pouvoir de contre-imagination. II démystifie l'automobile : enlisée et non libre, en proie aux heurts, aux contingences et non / source d'un transport infiniment facile, étre rampant, terrestre et non / météore qui éclate dans le ciel.

5. — Cependant le carrefour pousse á l'extréme des vertus qui fascinent l'homme des villes et qui dépassent le niveau des aptitudes qu'il est bon de posséder, á tel point qu'elles apparais-sent dans les mythologies des films et des romans policiers. II est possible d'opposer des qualités urbaines et rurales, le carrefour exigeant, au plus haut point, les premieres : la promptitude des réflexes, l'intelligence de la situation, la discontinuité et la rapidité des recommencements / et non une conduite lente, mélo-dique, qui procede par une sympathie globale.

Le Boulevard.

Nous aurons recours a l'histoire qui, cette fois, nous periné lira de distinguer idéalement les rúes et les boulevards et qui assurera son envol a l'imaginaire. Elle nous apprend que les arléres d'ifne ville eurent des origines diverses. D'une part des

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rúes tres anciennes. Certaines se sont créées en comblant le fossé d'un champ romain oü se sont substituées á des chemins ruraux, faits pour laisser passer de simples charrettes. Certes les Muni-cipalités cherchérent, peu a peu, a élargir de telles voies, á aligner les maisons les unes sur les autres mais, de par leurs origines, elles demeurérent étroites, assujetties á í'édification capricieuse des demeures. Les immeubles imposent leur bon vouloir. La rué s'élargit, se rétrécit selon que les inaisons s'effacent ou s'avan-cent sur la chaussée.

La voie qui mériterait plus que toute autre le nom de rué, aurait plusieurs caracteres que l'histoire lui aurait legues. Elle ne serait pas tout á fait publique, en ce sens que les riverains ont l'impression de la posséder. Ils concédent á l'étranger le droit d'y passer parce qu'ils le veulent bien, mais, s'ils la traversent en automobile, il lui faudra attendre avec beaucoup de patience que les piétons s'écartent sur son passage.

Comme la rué est plus étroite et, comme par principe, elle est nótre (il n'y a qu'une rué véritable et beaucoup de boulevards, dans notre espace mental, méme, si par accident, les boulevards apparaissent moins nombreux que les rúes), nous accueil-lons toutes les « informations » qu'elle est susceptible d'émettre. Le passant aura le sentiment de traverser un milieu qui le modifie, qui oriente sa marche, qui lui procure plus ou moins de bonheur et oü il pressent le deuil et la féte, les premiers accords du printemps ou l'imminence d'un orage d'été. La rué disparait le jour oú le familier ne reconnait plus tous ees signes.

Elle composait un milieu immédiat car, du moins avant cette derniére guerre, elle respirait toutes sortes d'odeurs comme l'haleine noble et tiéde de la boulangerie, les senteurs d'un mar-chand de fruits, l 'amertume du café devant un bistrot, le bou-quet chimique du pharmacien. Elle se composait aussi d'impres-sions visuelles et nous aurions tendance á croire qu'il s'agit la d'excitations objectives et comme impersonnelles. Or les lumiéres de la rué véhiculaient encoré les objets dont elles portaient le témoignage : bleues, mauves, « orange », plus ou moins vibrantes, plus ou moins mobiles, elles nous enveloppaient de la diversité et de la richesse du milieu dont elles émanaient. Ce rouge-lá, le passant ne le recevait pas au méme titre qu'un signe quelconque (comme les feux rouges actuéis de nos carrefours) ; il le violentait, il le touchait le plus violemment dans son étre, tout comme ce bleu se logeait dans la part la plus tendré de sa chair.

La rué aurait pour fonction premiére de desservir des maisons voisines ou, tout au plus, des pátés d'immeubles. Un signe minee mais précis peut, selon nous, distinguer la rué et le boulevard. Nous apercevons dans une rué des gens qui entrent chez eux ou qui sortent de leur domicile. Rien de tel dans un boulevard. En l'occurrence les causes importent peu : visión plus latérale dans le boulevard, indifférence á l'égard de ce qui se passe dans le privé ou encoré le boulevard entend se nourrir de sa propre foule tandis que les échanges se multiplient entre la rué et ses riverains. Ce qui mérite d'étre mis en évidence, c'est

Elutót l'existence d'un signe distinct et, par conséquent, la possi-ilité d'une sémiologie, tout comme les différentes espéces de

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i'umée nous paraissent constituer une ligne de démarcation entre le bistrot, le café et la brasserie.

Son trajet apparaít irrégulier et comme imprevisible. Si la rué épouse une cote trop dure a son gré, il lui arrive de s'arréter sans facón et elle se transforme en escaliers non carrossables. Elle comporte des immeubles bien différents. En son debut ou á certains coudes ensoleillés, de belles bátisses abriteront quelques riches familles commercantes, puis, lorsqu'elle se rétrécit, elle sera habitée par des catégories fort modestes de la population. Les maisons poussent á leur fantaisie, incoherentes, bariolées, provocantes, dégradées ou recrépies. L'immeuble du boulevard designe une catégorie genérale, une essence presque idéale. Les bátisses de la rué émergent a l'existence, en vertu d'une poussée mal définie : celle du terrain ou d'un caprice humain ou d'un séisme de Fhistoire. Elles ne sont jamáis tout a fait droites, les pierres se sont arrondies. C'est pourquoi la rué ne présente jamáis l'allure minórale du boulevard. La rué s'incurve ou se redresse, en obéissant aux sinuosités naturelles du terrain. Anarchie ? Pression des intéréts prives ? Le promeneur et le familier percevaient les choses, d'une facón différente. lis y voyaient une preuve de timidité et de délicatesse. Plus tard les hommes n'hésiteront pas á blesser la ville et á creuser, dans son sein, de larges plaies.

Le boulevard illustre la parfaite ordonnance du collectif qui contraste avec la liberté de la rué oü chacun peint sa maison et la transforme, selon le désordre de son irnagination. II la bariole, comme un enfant juxtapose des couleurs sur son dessin. En ce sens, nous trouvons la vóritó de la rué dans les faubourgs popu-laires. Les hommes ne se contentent pas de vivre sur leurs balcons, quand bon leur semble ou de jouer de l'accordéon, s'ils en ont envié. L'anarchie s'installe frénétiquement dans l'immeuble tout entier et l'espace semble devenir torve. Dé ja, á l'entrée, les boites aux lettres (autre signe distinctif) ont été posees á des endroits et á des hauteurs diíiérentes, sur la porte de bois, sur le crépi des murs ou a un coude de l'escalier, avec des cartes de visite ou une feuille crayonnée. Violence des contrastes, indif-férence á l'uniformité que l'ceil de l'inspecteur de pólice denote aussitót. Les locataires se sont emparés de leurs appartements. D'une facón négative, cette prise en main signiñe qu'ils ne les entretiennent pas mais plus positivement : que leurs existences hantent la brique, le moellon, que leurs cris, leurs joies, leurs corps sont plus forts que la matiére. II est des appartements polonais et tout á cóté des logements italiens. L'évier (qui joue un role important), la fenétre, les cloisons se sont imprégnées de trop d'humanité pour demeurer rectilignes, perpendiculaires, planes.

Le propriétaire a souvent capitulé, il se resigne a étre l'un des locataires, simplement un peu plus ágé et un peu plus riche, un peu plus chahuté. Le propriétaire devient la propriété de tous les locataires et il assure l'unité de l'immeuble, au moment oü il en perd l'exacte possession. A titre de symbole comme le patrón du bistrot, le garcon de café, la caissiére de la brasserie. II vaut niieux qu'dn homme redouble et incarne un lieu, encoré que ce (Icniicr puisse aussi bien se réfléchir en l'un de ses points focaux.

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Le propriétaire ne s'en tient pas á un role défini une fois pour toutes. On accepte parfois certains de ses caprices, on tolere qu'il courtise les filies de l'immeuble et, á d'autres moments, on le maltraite. Surtout on ne peut le situer á une place localisable. Les locataires, selon les circonstances ou au gré de leur humeur, le renvoient d'un palier a l'autre, le font monter ou descendre, clament son nom dans l'escalier, á tue-téte ou bien feignent d'ignorer son existence.

II vieillit, il se deforme en méme temps que sa maison. On perd bientót le souvenir de ses années tout comme on a oublié l'acte de naissance de l'immeuble. Quand on le maltraite, c'est encoré les murs que l'on met á mal. Lorsqu'il meurt, la maison risque de disparaitre. Car, par un phénoméne de dédoublement fréquent dans l'imaginaire, on suppose des héritiers moins com-plaisants (ils vivent ailleurs, ils n'ont pas choisi d'endurer cette passion) qui entreprendront la démoliiion de la demeure. Ainsi la loi est niée, non pas tellement dans des réglements écrits que dans l'ordonnance des murs et parce que les cloisons ou les escaliers épousent les vicissitudes d'un corps humain qui, avec le travail et avec le temps, s'écarte des normes de l'espéce et devient corps mutilé^ dissymétrique, voüté, bancal.

« La liberté » de la rué, nous venons de la nommer anarchie, ignorance totale de la loi, poussée organique de l'existence et du temps. Nous avons tenté de l'illustrer par les maisons d'une rué populaire ou plutót il ne s'agit pas d'une illustration puisque nous avons été conduit au delá de ce que nous savions et puisque nous avons été entrainé sur une des pentes possibles d'une réverie sur la rué. Nous pouvons, tout aussi bien, nous main-tenir en decá de cette réverie et nous fier á une description plus picturale et plus historique. Que cette nouvelle approche ne nous abuse point : elle ne demeurera pas formelle, superficielle méme si elle se déroule davantage á la surface de l'apparaitre. Elle va se référer á l'histoire pour donner de la profondeur á son colo-riage apparent.

La diversité d'une rué que nous avions soulignée, aura, cette fois, pour origine non point l'entétement des étres á per-sévérer dans leur voüture originelle mais le papillotement dune ville qui ne sait pas teñir en place, accomplir un projet, s'en remettre á une idee directrice. Ainsi, pendant longtemps, des rúes centrales de Paris comme la rué Saint-Honoré se sont com-posées de petites boutiques, dissemblables les unes des autres par leur commerce, leur disposition intérieure, le génie de leur propriétaire. Comme elles sont petites et nombreuses, comme elles affichent des couleurs vives et contrastées, elles semblent les facettes d'un méme ensemble. Non point de grands étalages mais des foulards, des bijoux, des robes, des sacs qui miroitent, qui surprennent les yeux, et le regard de la passante se multi-plie, irrise, devient á son tour miroir aux reflets et aux facettes innombrables.

Nous apercevons la différence, encoré qu'il s'agisse toujours de la rué, diverse en son essence : diversité, tout á l'heure subs-tantielle qui procédait de raffirmation brutale des choses qui, avec les ans, appesantissent leurs différences et courbent l'espace á leur facón d'étre — maintenant, diversité déréalisante que la

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légéreté des boutiques rend possible puisqu'elles attirent notre regard mais le font aussitót rebondir, ailleurs, sur une autre enseigne. La premiére implique un entétement et une absence de manieres bien populaire. La seconde en appelle a une viva-cité, a une étourderie, á un persiflage plus aristocratique encoré que bourgeois. L'une suppose que la matiére, loin de se plier á des cadres généraux, arrive á infléchir les formes et á les tordre. La seconde manifesté á quel point Fesprit peut mettre sa marque sur les lieux, avec désinvolture et sans jamáis y adhérer.

On ne la comprendra qu'en se souvenant du XVIII8 siecle qui favorisa l'essor de ce style de rúes. II faut penser a ce siecle oü la vie des cafés, des journaux devient si intense, oü les com-merces se livrent, sans remords, á la frivolité, a l'inventivité quotidienne : aucun mot d'ordre, aucune tradition naivement et massivement acceptée. L'esprit ose fronder, manifester son irres-pect. Les perspecüves d'ensemble se disloquent et cédent la place á des espaces d'intimité, á des réussites dans le détail. Le Soleil,

Ear les échecs de son régne flnissant, par sa mort honteuse, a ien disparu a jamáis et a volé en éclats, pour ressusciter en une

infinité de petites planétes scintillantes. Nous décelons une analogie manifesté entre l'esprit de ees

rúes et l'avénement de ce nouveau style. Nous pourrions conti-nuer notre analyse, en faisant intervenir le langage, á titre de paradigme.

D'une part — mais ce premier point ne constitue pas l'essentiel — de telles boutiques favorisent la naissance d'une certaine parole. II se produit un passage naturel de l'achat á la réverie, du désir á son expression, de la marche á la flánerie. On converse dans les cafés mais aussi a l'intérieur de ees magasins. La gazette des mille incidents d'une ville encoré réduite a quel-ques rúes elegantes s'élabore dans les salons mais aussi dans les boutiques. Nous y retrouvons, sur un mode mineur la parole papillotante de certaines héroines de Lesage ou de Beaumarchais. Des femmes s'y rencontrent : amies et ennemies, vendeuses et clientes adoptent le ton du persiflage, de l'irrespect á l'égard des choses sérieuses et ressentent de l'engouement pour des riens.

D'autre part toutes ees devantures et ees intérieurs compo-sent des phrases contrastées qui épousent le style du dix-hmtiéme siecle —• tellement différent de la période lente et architecturale du siecle précédent. Elles évoquent cette conversation déroutante qui jamáis n'épuise un sujet, qui voltige de-ci de-la, par crainte de peser. Nous ne savons pas s'il est possible d'élaborer une lin-guistique urbaine. Nous disons seulement : au niveau de la perception, ees diferentes boutiques poudroient á la maniere d'une langue déconcertante par ses ruptures et ses rebondis-sements.

Le boulevard posséde également une essence propre. En nommant boulevard une artére, les ediles d'une ville entendaient faire bénéficier une avenue du prestige qui revient habituelle-ment aux boulevards et notre reticence a l'égard des voies qui usurpent ce titre, prouve assez que nous entendons par la quel-que chose d'assez précis pour ne pas étre attribué au hasard. Les boulevards constituent de véritables voies publiques car ils desserven t <les quartiers différents, ils ont pour mission de qua-

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driller la ville entiére selon des axes principaux. Ils joignent, entre eux, des points névralgiques, des places importantes ou encoré ils rayonnent á partir du centre oü ils continuent les grandes routes qui abouüssent á la cité et qui la traversent. lis relient la ville á l'extérieur et il existe dans beaucoup de villes, méme peu importantes, un boulevard de la gare comme pour montrer que la ville n'est pas coupée du reste du pays et qu'elle participe aux échanges naüonaux.

Deuxiéme conséquence, comme le boulevard apparait d'uti-lité publique, il comporte un tracé plus régulier. Entendons qu'il ne saurait jouer le role d'une voie á grande circulation s'il n'était pas á peu prés rectiligne. II ne s'agit pas nécessairement de ressources naturelles qu'on utilise á bon escient. Dans certains cas, sa qualité d'avenue publique lui a permis de ne pas respecter les intéréts particuliers et l'anarchie qu'ils engendrent.

C'est pourquoi nous aurons beaucoup de boulevards dans les pays oü la notion de bien publie predomine et davantage de rúes dans Jes pays soumis aux pressions des particuliers. De la aussi un souci plus grand d'eííicacité, si l'on accepte ce que Matoré écrit sur le tracé rectiligne « la ligne peut étre aussi une marche rectiligne, une quéle joyeuse. Agressive ou bienfaisante, réguliére ou desordonnée, la ligne n'est jamáis passive ou inerte. Elle est un parcours signiíiant... Toute ligne atlend d'étre par-courue ». De la encoré quelque chose d'abstrait dans le boulevard. Les symboles traditionnels, s'ils subsistent parfois ailleurs, y dis-paraissent. En revanche, le boulevard se parséme de signes abstraits : passages cloutés, feux bicolores, sens giratoires, fleches indicaLrices... l'homme y déchiffre la conduite qu'il doit teñir. II lit alors un langage qui n'est pas celui de son quartier ou méme de sa ville mais qui vaut en tous pays. Quand il « remonte » dans son véhicule, il n'en sait ni plus ni moins sur la ville que l'étranger. Quelle humiliation ! Dans le réseau des rúes, lui seul avait la connaissance de leur lacis et il avait tou-jour découverl un raccourci que les autres ignoraient.

Le boulevard est-il totalement abstrait ? Ne comporte-t-il pas une quasi-nature ? Depuis longtemps, on y a planté des arbres et méme, pour la plupart des gens « le boulevard c'est une rué avec des arbres ». Comme le boulevard constituait une voie publique, la Municipalité se sentait tenue de s'en oceuper et elle avait l'impression que l'on pouvait la juger au vu des aména-gements qu'elle y faisait. Cependant l'arbre, s'il donnait quelque ombrage, s'il apparaissait comme un équivalent de la nature, semblait également un signe abstrait, qui désignait un lieu de flánerie — nous chercherons la nature du boulevard ailleurs que dans ses arbres. Celui-ci, théátral, socialisé á l'extréme, a longtemps laissé une prise aux phénoménes naturels. Dans une ville qui n'était pas encoré climatisée, il était balayé par le vent, par la pluie, par la neige pendant l'hiver, écrasé sous le soleil pen-dant l'été. Les rúes protégeaient mieux les hommes des excés de la nature. Le boulevard ajoute aux variations atmosphériques, ses propres outrances : la surexcitation de certaines de ses aprés-midi ou de ses soirées. l'étrangeté et le vide au milieu de ses nuits. Dans une rué, l'obscurité n'est jamáis totale. II se trouve toujours une fenétre éclairée qui décéle la présence d'une per-

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sonne qui veille et ses habitants s'endorment ou se lévent avec leur rué qui les aide á vivre. Les passants du boulevard n'en ont cure. lis l'envahissent, au matin, et ils le désertent, le soir, sans ménagement. II faudrait une personnalité indifférente aux décors, pour habiter un boulevard ou encoré il faudrait prendre en haine l'homme et le désordre. Sans doute s'agit-il plutót des nouveaux boulevards qui entourent les villes et qui ont succédé aux for-tifications. A la fin de « la Nausee », Roquentin s'aventure sur l'un d'entre eux et il y éprouve l'angoisse.

Par ses dimensions, par ses proportions, le boulevard propose a l'homme une attitude déterminée. Celui-ci s'y sent facile-ment en représentation, pendant la journée, et ce n'est pas sans raison que les bourgeois, dans « la Nausee », se rencontrent et se saluent cérémonieusement sur l'un des boulevards de leur ville. Dans une rué, ils ne s'apercevraient pas d'asez loin et ils n'au-raient pas le temps de calculer, au plus juste, l'inclinaison de leur tete ou les nuances de leurs sourires. Leurs gestes auraient instinctivement moins d'ampleur, moins d'emphase. Nous n'en resterons pas, cependant, á cette visión pompeuse du boulevard. Gej dernier permet une attitude théátrale qui ne parait pas néces-sairement aussi ampoulée.

Dans une rué, puisque le regard ne peut se perdre á l'inñni, le promeneur se trouve incité á découvnr progressivement, sans háte, avec curiosité, un fragment d'espace imprevisible et varié. 11 ne faut pas pour autant afflrmer que nous demeurons insensibles a la découverte du boulevard mais plutót que nous avons affaire á deux tupes de regard : affectueux, lent, un peu indiscret, dans le cas de la rué ; plus_ large, plus distaat, plus aeré daas le cas du boulevard. Nous pouvons étre spectateurs á notre aise, parce que notre vue porte plus loin dans un espace aussi dégagé. Nous sommes á l'abri de la circulation, comme l'amateur de théátre dans son fauteuil d'orchestre ou presque comme le con-sommateur dans un café, et nous pouvons jouir de tout ce qui se présente sur notre trottoir avec le recul et la sécurité suffl-sante. En faisant effort, nous apercevons ce qui se passe sur l 'autre trottoir, sans, pour autant, étre concernes par le mou-vement des choses et des étres.

Aussi le boulevard n'est-il pas seulement le lieu des déñlés militaires, des cérémonies offlcielles de toutes sortes. II apparait comme un espace de liberté pour beaucoup de citadins : liberté du regard qui n'est plus arrété, cerne, concerne par des pierres trop proches, liberté d'allure puisque nous pouvons, sans gene aucune, conserver notre rythme de marche personnel, liberté d'une conscience qui jouit d'un spectacle humain qu'elle peut accepter ou refuser, voir ou feindre d'ignorer. L'homme seul, l 'homme pauvre, l'homme qui a commis un crime ira vaquer sur les boulevards (et, cette fois, le pluriel fortiñe l'impression de vastitude), pour s'émerveiller des richesses qui lui sont effective-vent refusées mais cette interprétation ne nous semble pas déci-sive en ce qui concerne le criminel. Disons plutót : pour retrou-ver la liberté, pour échapper á sa propre obsession celle de la la i m ou du crime. L'air du boulevard est tellement plus vif, plus cnlratvant, plus libérateur.

Le boulevard, parce qu'il est large et long, nous restitue une

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dimensión souvent oubliée dans la ville : l'horizontalité, davan-tage : l'horizon, comme l'équivalent des plaines sans fin ou des prairies que l'on traverse en courant. A la limite, les perspectives peuvent s'inverser et le boulevard monumental, si solide et si rec-tiligne, prend des allures impressionnistes. Par un dimanche d'octobre, par une belle aprés-midi d'automne, il semble débou-cher a l'inñni sur un clair obscur ; les promeneurs se dissolvent en une multitude de taches ou de touches bigarrées. La rué, d'une facón paradoxale, conserve une structure plus consistante, a travers les saisons.

Quand nous marchons au milieu d'immeubles rapprochés, notre vue se trouve ariétée par des pierres et nous oublions que la terre est ronde. On repondrá que la ville nous offre, en revan-che, une belle verticalité qui représente l'élan, le progrés, la sta-ture de l'homme. Et les constructeurs de gratte-ciel n'ont-ils pas manifesté, par leur entreprise, une volonté de puissance húmame ou du moins américaine. En est-il bien ainsi ? La verticalité urbaine a-t-clle le ¡neme sens que la verticalité telle qu'on la ren-contre á l'état de nature ? Toute montagne jette un défi : nous devrioñs la gravir, nous le pourrions, d'autres l'ont déjá fait. Elle nous rappelle tout ce que nous avons surmonté et dépassé « á la forcé du poignet» Un immeuble symbolise, au contraire, l'infran-chissable — ce que mil homme n'a jamáis franchi, méme si, dans certains films policiers, un gángster plus audacieux emprunte un monte-charge extérieur á l'immeuble et initraille, du dehors, á travers les vitres d'une salle de séjour, les membres d'un gang opposé (mais cette scéne releve du mécanique et non de l'organi-que, de la violence systématique et non de la rivalité fraternelle). En outre nous ne pouvons méme pas dominer du regard l'immeuble, c'est-á-dire y approcher notre vue. Sur une montagne il existe un roe, une croix, une cime neigeuse oú poser nos yeux. L'immeuble, lorsque nous le regardons de la rué, nous présente, de nos jours, des terrasses masquées par de la verdure ou des antennes de televisión. C'est pourquoi l'image de l'immeuble moderne est, dans sa hauteur vertigineuse, plutót Uée a la chute (souvent criminelle) ou au suicide qu'á l'ascension. Dans une nouvelle humoristique, Boris Vian nous montre un candidat au suicide, un solitaire, dévaler les vingt-quatre étages de son immeuble. Pendant de tres longues fractions de seconde, il aper-coit ce qu'il n'avait jamáis vu, ce qui se passait dans le bureau du 17° étage ou dans le living du 13e étage. En disparaissant, il s'in-sére fugitivement dans des existences qu'il avait, á peine cotoyées, sans jamáis les connaitre. Singuliére initiation qui contraste avec celle de l'alpiniste qui apprend, métre par métre, les aspérités d'une montagne qu'il gravit.

Le boulevard, par sa trouée, nous restitue l'horizontalité de la terre. Les hommes n'y vivent plus les uns au-dessus des autres mais les uns á cóté des autres. Dans la rué, une motivation méme vague, subsistait. L'on flánait, en jouissant du spectacle des éta-lages, des couloirs, des fenétres. Dans une avenue, il suffit de se griser de l'air du large et de cette étendue humaine qui semble ne pas connaitre de limite. Ainsi se modifie la signification du boulevard qu'il faut distinguer dans une petite et dans une grande ville, ce qui nous permet de ne point nous contredire.

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Dans la premiére, il nous offrait les mémes visages, plus confinés encoré dans leurs roles sociaux. D'autre part il n'avait pas á nous apporter une horizontalité qui n'avait pas encoré disparue, qu'il était si facile d'expérimenter, en se rendant á cette place de laquelle on découvrait toute la plaine environnante. Dans la seconde, il nous met en présence d'inconnus, de gens qui n'ont en commun avec nous que le méme goüt d'une promenade anonyme.

Le Boulevard et la Rué, quand ils existaient, sous une forme distincte, assuraient, dans leur complémentarité, un bon equilibre de notre régime imaginaire. Une dualité respiratoire : Pen-dant la nuit, le passant éprouvait, tour á tour le resserrement des rúes et l'élargissement des boulevards, comme des invitations á respirer avec plus de rapidité ou plus de lenteur, avec plus de vivacité ou plus d'ampleur. De la méme facón, il existait un visage interne et un visage externe de la ville. Ce que la cuisine a pu permettre, dans certaines tribus, par l'usage bien temperé du cru et du cuit et du bouilli, la dualité de nos artéres le per-mettait a un parisién. Dans la rué, il adoptait une conduite fami-liére comme le provincial dans sa petite ville ou comme un homme dans son foyer. A Passy, á Ménilmontant, rué du Temple, il y pensait, il y sentait, il s'y promenait, en quelque sorte, en savates. Sur les boulevards, il redevenait le citoyen d'une capitale. G'étaient des lieux oü París jouait son role de Capitale, en toute splendeur e t magnificence et oü les parisiens se sentaient tels aux yeux des étrangers et des provinciaux. Les églises, elles aussi, manifestent, a leur facón, cette méme dualité. II existe a París un grand nombre de paroisses qui « desservent » un quartier bien determiné et méme une « diéntele » precise, plus cossue ou plus populaire, plus commercante ou plus intellectuelle. En revanche, Notre-Daine ne semble pas une paroisse comme les autres. A la facón du Boulevard, elle se donne comme la cathédrale de Paris et de la Nation, par exemple, de ses armées.

Un signe, un léger signe — mais nous avons toute con-fiance dans ees éléments á peine perceptibles et qui nous assurent que nous basculons dans une autre región, dans une autre sphére de sens — confirmerait cette opposition du privé et du public. Dans une rué, nous marchons dans notre foulée. Sur un boulevard, nos pas nous échappent toujours un peu : leur bruit se separe de nous et ils s'en vont tout seuls. Que la nuit avance, que le boulevard se vide et ils paraitront appartenir á un double inquiétant qui colle de trop pres a notre fuite.

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LES TRANSPORTS DE LA VILLE

Autobús et tramways.

Le véhicule qualifie, lui aussi, le voyage et il dévoile, d'une certaine facón le paysage : le char triomphal, les éléphants d'Hannibal, la nef des fous, la galére, le voilier de Christophe Colomb, la barque de Jean-Jacques, l'avion-courrier de Saint-Exupéry, les stukas de 1940 ont dit le sacre ou le profane, l'en-treprise individuelle ou collective, la paix ou la mort, la détresse ou l'apothéose — mais tous ees véhicules semblent emporter l'homme au déla de sa condition ordinaire, lui donner l'espoir de se changer radicalement en changeant de lieu : se métamorpho-sant en bagnard ou en general, se dissolvant dans l'eau ou dans les airs, devenant le reíais de plusieurs continents ou encoré la foudre qui anéantit l'adversaire.

Pour demeurer fidéle a notre projet, nous allons oublier toute cette charge sacrée, initiatique du voyage et nous en teñir á des véhicules qui n'ont pas de légende, presque pas d'inconscient (ils ne naviguent pas sur des eaux prenatales comme les nacelles de tant d'Utopiens). Cependant ils accédent á une classe privi-légiée parce qu'ils ont mieux dévoilé la ville á une certaine époque. Pour qui s'intéresse au trajet urbain, il n'est pas indif-ferent de savoir si ce trajet se réalisait au moyen d'un taxi, d'un autobús, ou d'un tramway. L'espace n'est jamáis donné ; il est toujours á parcourir. Et une ville, plus que toute autre réalité sensible, se défait quand nous n'en assurons pas la synthése. Davantage, de tels véhicules sont devenus des quasi-personnes á entendre, á surprendre dans leur étre : non point en les sériant, comme s'ils entraient dans un systéme d'objets qui aurait predeterminé leur existence, á la facón d'une gamme d'automobiles mais en montrant comment ils imposaient leur propre style á partir d'une sphére personnelle. Lorsque nous décrirons ees véhicules, nous aurons á en montrer « l 'urbanité » et, le cas échéant, nous les comparerons á ce qu'ils devenaient dans un environnement rural. Par lá-méme, nous préparerons un cha-pitre plus important qui aura pour objet de situer poétiquement le « rural » et « l 'urbain ».

On admettra facilement que les autobús sillonnent une ville et que leur seule existence sufflrait á distinguer les grandes et les petites villes. Le réseau d'autobus structure une cité plus

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sürement que des arrondissements conventionnels mais tenter une description de l'autobus n'est-ce pas ceder á une poésie facile qui va a l'encontre de l'avénement d'une véritable poétique ? N'est-ce pas transfigurer aimablement la réalité au lieu de Vana-lyser et de chercher á connaitre les conditions de sa transfor-mation ? Aprés tout les travailleurs utilisent l'autobus comme un véhicule dont ils attendent simplement qu'il les transporte. lis l 'attendent inexorablement sous la pluie, par le froid, malgré la chaleur. Si on les interrogeait, ils formuleraient d'abord des revendications ; ils se plaindraient que la régie n'offre pas plus d'abri ou qu'elle ne multiplie pas les heures de passage. Les études de Raymond Ledrut confirment cette remarque. Les usagers qui se rendent dans le « centre » ou a une caisse pri-maire de la Sécurité Sociale, supportent un trajet d'une demi-heure. Ils mettent en cause non pas la distance mais la durée et ils critiquent l'inconfort, la rareté, la bousculade des autobús. Sartre, lui aussi, dans sa Critique de la raison dialectique nous raméne rudement á la réalité lorsqu'il écrit : « Voici un groupe-ment de personnes sur la place Saint-Germain ; elles attendent l'autobus á la station... elles constituent une serie, c'est-á-dire un rassemblement d'individus tous distants dans la solitude, soli-tude organique, solitude subie, solitude vécue, solitude comme statut social'de l'individu, solitude comme extériorité des groupes conditionnant l'extériorité des individus, solitude comme reciprócate d'isolements dans une société créatrice de masses : l'isole-ment est un comportement historique et social de l'homme au milieu d'un rassemblement d'hommes. » Un seul lien relie les usagers : la háte de monter dans la prochaine voiture. Chacun est percu comme excédentaire dans la mesure oü l'autre est un rival de l'autre par le fait mérae de son identité a lui. Le numero pris implique contingence et imposition d'un temps répétitif qui ne repose sur aucune praxis, sur aucune tache commune.

Toutes ees analyses nous paraissent fondees mais la pluie qu'ils subissent dans leur attente, n'est pas quelconque. Quand ils vivent l'imminence du bus et quand ils se tendent vers un parcours qu'ils accompliront, ils anticipent la ville d'une certaine maniere — et cette expérience constitue encoré un dévoilement de leur ville. D'autre part, une conduite instruméntale et l'émo-tion poétique semblent, une fois de plus, peu compatibles. Les hommes s'attendrissent sur des autobús d'un modele ancien qui maintenant ne circulent plus dans Paris. Est-ce á diré que nous privilégions une attitude esthétisante et qu'á ce compte n'importe quel objet par l'art sublimé susciterait la méme émotion ?

Nous serions, en pareil cas, infideles á l'une de nos théses fundamentales. II existe des objets-pilotes, des hauts-lieux qui, dans une ville, possédent le méme éclat spontané que le coeur de la forét, la grotte ou le sommet de la montagne. A la différence des automobiles qui se sont transformées, les premiers autobús ont pris assez vite un air légérement vieillot, démodé. Ils s'achar-naient a demeurer fidéles a leur apparence — dans une civili-salion qui évoluait et qui remplacait les machines, les outils. Ils ciairnt préts á devenir un symbole de la gentillesse urbaine, a se transformaren jouets ou en éléments de fdms. Le quotidien, lorsqu'il cinprunte des formes trop attendues, perd de sa pesan-

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teur. II parait se jouer de lui-méme, se redoubler narquoisement sous les espéces du poncif dont on amuse la galerie. Ce ne peut étre par hasard que l'autobus a été miniaturisé si souvent et que les enfants le découvrirent avec joie.

II comportait assez de solennité pour se préter aux jeux de l'enfant et pour susciter un sentiment de merveilleux. II ne fallait pas parler au machiniste, il ne fallait pas ouvrir la porte avant l 'arrét complet du véhicule. II fallait se garder de perdre les tickets du trajet. Tous ees interdits confirmaient le sérieux á demi-joué du voyage. On présentait les tickets au receveur qui les engloutissait dans sa machine, laquelle, en fonctionnant, fai-sait un bruit bien particulier et imitable. On vous le restituait obliteré, done empreint d'une dignité nouvelle, comme tout ce que l'on cachette, ce que l'on tamponne, ce que l'on estampille du sceau public. Le contróleur paraissait bénéficier d'un prestige supérieur parce que le receveur lui présentait les feuilles de parcours et parce qu'il redescendait en cours de trajet, comme il était monté — un peu mystérieusement.

En outre, l'autobus préservait l'enfant bourgeois d'une ville trop enchevétrée pour son regard. II irréalisait les rúes, les ave-nues en méme temps qu'il permettait de les appréhender. L'inté-rieur du véhicule rappelait le salón : on demandait á l'enfant de se teñir droit, de faire bonne contenance, de ceder sa place a une personne ágée. Les enfants comme les adultes vivaient encoré souvent dans leur quartier et le voyage en autobús s'associait, dans leurs mémoires, a une maniere de féte, a des circonstances exceptionnelles. II faut nous souvenir que l'espace d'une ville comme Paris apparaissait considerable et que sa traversée con-servait un aspect aventureux.

Nous n'avons pas á redouter le semblant de miévrerie qu'une description de l'autobus semble impliquer. La ville, mal dominée, redoutable, comportait deux aspeets indissociables : une part de fantastique dans la mesure oü elle écrasait l'homme, une part de merveilleux dans la mesure oü on l'apprivoisait comme une forét enchantée ou une ville exotique. Le regard de l'enfant, ses jeux, ses promenades urbaines ont ressaisi un objet simple coinme l'autobus — tout comme le monde de la chevalerie s'est emparé de l'épée qui sans Tristan, sans les stances du Cid ou la chanson de Roland, demeurerait une vulgaire rapiére.

Ce recours á l'enfance des ville s nous manquerait-il que nous trouverions d'autres raisons pour accorder la dignité poétique á l'autobus. II n'est pas seul dans sa sphére. Le 14 juillet, les drapeaux tricolores, l'aveugle des cours, le gamin débrouillard, le gardien des squares participent á la méme sphére festive. En outre, on s'apercoit que malgré sa délicate urbanité, il posséde une quasi-ruralité. Parce que ses vitres branlaient, parce que ses freins stoppaient le véhicule brutalement, il paraissait plus robuste et plus sain qu'apprété. II n'était pas tout a fait un étre urbain. II rappelait encoré le car campagnard qui se « trimbale » á travers des routes poussiéreuses.

Mais regardons maintenant sa structure, sa forme spatiale, revenant, une fois de plus, au sensible le plus immédiat et souvent le plus oublié. En un sens, c'est un « dedans ambulant » : les usagers peuvent le ressentir comme un abri, comme un

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refuge. L'inconnu, dans la ville, tant qu'il y demeure, y goüte une espéce de sécurité. II se trouve á l'écart d'une recherche coüteuse et de décisions pénibles a prendre. II souhaiterait parfois que le voyage s'éternise. Ce qui nous semble le plus riche, c'est la plate-forme qui n'a pas son équivalent dans les autres moyens de transport. Les plus jeunes, les plus sveltes s'y installaient. lis y respiráient l'aventuré. II faut, en quelque sorte, avoir le pied marin pour y demeurer. L'autobus n'est-il pas apercu comme analogue a un bateau avec sa poupe qui se leve et sa proue qui s'enfonce á méme la rué. II n'est pas besoin de chercher une similitude dans les formes. 11 suffit que l'air y soit plus vif, qu'il dérange les coiffures, qu'il grise á l'égal de l'air du large. Nous avons vu et nous verrons qu'il existe plusieurs déambulations dans la ville : la seule qui s'apparente a une promenade marine, s'accomplit á bord d'un autobús. Mais cet autobús qui esquisse dans sa structure une répartition des prudents et des audacieux, des jeunes et des moins jeunes, qui, sans contestation possible, existe selon un mode bipolaire, offre en outre, par sa plate-forme, l'image d'une terrasse : á ciel ouvert, soumise aux caprices du ciel.

Ce rapprochement implique toute une maniere d'appréhen-der la cité. La plate-forme devient un plateau théátral, une scéne oü l'on se donne en spectacle et d'oü l'on peut surtout épier, á loisir le spectacle de la rué. Dévisager, interpeler, tourner la tete en tous sens deviennent choses permises, choses possibles. Le consommateur du café avait, lui aussi, payé le droit de regarder mais il se trouvait assis, done parfois soumis á des yeux qui le surplombaient et qui le dominaient. II devait attendre que la foule défile devant lui. Le passager de la plate-forme beneficie du mouvement, de Vadresse de l'autobus. Son regard glisse sur les passants mais aussi sur les fagades, sur les immeubles qui se renouvellent. II réalise l'impossible : melé á la foule, á la cohue de la plate-forme oü l'on se bouscule, il domine une autre foule — celle de la rué á laquelle il appartient un peu. II méle et il brasse toutes les fiévres de la ville : celle de la plate-forme, celle de la rué et celle qui lui appartient en propre, faite d'une bousculade de mots, de visages et d'images.

Tandis que nous sommes, pour la plupart, englués dans la ville, condamnés á marcher longtemps avant de la perdre de vue, chaqué démarrage constitue, pour le passager de la plate-forme, comme un nouveau départ de la ville. Ce n'est pas évi-demment qu'il l 'abandonne, mais tant de nouveaux usagers ont envahi l'autobus et surtout le véhicule s'éloigne du trottoir, comme un navire s'éloigne du quai et rompt les amarres. Para-doxalement on quitte du dedans la ville parce qu'on prend ses distances vis-á-vis des trottoirs et des piétons. L'automobile ne connait pas ees accostages et ees départs. Et puis, il faut beau-coup de monde pour figurer un semblant d'embarquement.

Cette derniére description, si elle est fondee, nous donne des lumiéres sur une poétique de l'espace urbain. En premier lieu les images ne s'associent jamáis ou presque jamáis d'une maniere litlérale. Ce qui ressemble le plus á une terrasse de café, ce n'est pas celle d'uiybistrot (que les habitúes dédaignent pour le zinc) mais la plate-forme d'un autobús. Celle-ci réalise au mieux

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l'idéal de représentation-spectacle du café. Ensuite, les opposi-tions imaginaires ne s'inscrivent pas dans une géométrie naive-ment figurative. Le dedans d'une ville, ce peut étre mais ce n'est pas toujours l'intérieur des immeubles. Ce sera dans certaines conditions, l'intérieur de la rué (par exemple en période de gréve). Fait plus paradoxal, en ce qui concerne l'autobus, en gagnant ce dedans, il ne penetre pas le coeur de la ville, ce qui semblerait étre la conséquence de toute exploration intérieure ; il s'en exile. II suffit que l'autobus s'éloigne de ce trottoir oü il avait abordé pour qu'il semble prendre ses distances a l'égard de la foule des villes, sans chercher cependant un ailleurs plus intime. Enfin nous remarquons le role joué par l'air, par le vent. Dans une ville les arbres encéreles de ciment ne donneront guére l'apparence d'une quasi-nature. Demeurent la vivacité de l'air et cette instabilité d'un passager qui perd pied sans raison.

Nous devons faire une derniére remarque de structure qui concernera l'imaginaire de l'autobus. Nous sommes en présence d'une auto géante ; disons davantage, d'un volume. Les véhicules ordinaires, les silhouettes des promeneurs ne semblent pas á la mesure de la ville. lis s'aplatissent sur un seul plan. L'autobus évoluait véritablément dans une troisiéme dimensión, a l'égal des immeubles, des grands magasins — lui aussi de la race des volumes parfaits. On en conclura que les priviléges exorbitants de l'autobus (il s'arrétait en certains points interdits aux autres véhicules, il klaxonnait bruyamment) ne lui venaient pas d'une concession municipale mais de sa nature propre.

Voilá done le point ultime oü nous conduit cette prendere poétique de l'autobus. Elle partait d'une poésie t rop gentille pour accorder á l'objet ses véritables priviléges et, cependant, elle avait le mérite de Parracher a la seule fonctionnalité puis-qu'elle l'intégrait á des ensembles fondé sur des critéres venus de l'imaginaire : non plus le moyen de transport en tant que tel mais la sphére des objets démodés, en porte a faux avec leur époque ou encoré celle des objets rudes, qui « trimbalent » plus qu'ils ne véhiculent. La miníaturisation si répandue de l'autobus nous révélait, dans sa spontanéité qu'il ne s'agissait pas lá d'un artiñee ou de la volonté de crayonner des impressions urbai-nes. Puis il fallait poursuivre Fanalyse, diré ce qu'est la carrure, la structure de l'autobus. Que l'un de ses éléments essentiels change et il perd ses pouvoirs. Un autobús sans sa plate-forme, sans le fracas de ses vitres, rend encoré des services, il cesse d'étre un véhicule de l'imaginaire parce qu'il ne prolifére pas en un essaim d'images. La plate-forme était a la fois une scéne, une terrasse, un lieu d'embarquement -— et cette collusion n'était pas, pour autant, une illusion puisque le passager la vivait dans sa conduite : par son attitude plus dégagée, par son génie rail-leur, par son appétit de voir qui ne lui venaient que de ce plateau multiforme. Lorsqu'un lieu inspire celui qui y vit, lors-qu'il ouvre son espace et son horizon propre, c'est qu'il releve d'une poétique. Le self-service du car moderne n'est pas pro-saique. en vertu d'une malédiction jetee a la face du monde moderne mais parce qu'il se réduit a la fonction qu'il accomplit.

Des lors, conduites réelles et réves insensés viennent con-firmer l'autorité de l'objet poétique.

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Dans un 14 juillet réussi, les autobús s'arréteni pour lais-ser danser le peuple de Paris. II leur arrive alors de zig-zaguer ou de marcher de guingois : une telle fantaisie, s'il s'agissait d'une auto particuliére, passerait pour un caprice individuel. Un auto-bus parait un invité qui fait honneur á la féte du peuple parisién. Et quand la révolution ou quand l'émeute gronde, le peuple encoré s'en empare pour transporier ses blessés ou pour en faire une barricade. Voler un autobús, s'installer á son volant, aller ailleurs, quel réve absurde, irréalisable et pourtant telle-ment plus fascinant que le simple vol d'une automobile.

Nous laissons-nous emporter par un mouvement déraison-nable ? Nous ne le croyons pas. L imagination n'apparaitra pas comme une faculté qui delire en dehors de toute nécessité (quand je concois, j ' inventerai selon certaines normes ; quand j ' imagine j epou r r a i forger n'importe quelle chimére puisque je viens de me libérer de la double sagesse — du respect du réel et de l'obéissance aux normes de la raison). Elle se doit de retrouver certaines associations prégnantes, d'instaurer une thématique coherente. C'est pourquoi aussi, je n'ai pas le droit de me livrer a une fantaisie gratuite, de comparer le receveur a un major-dome qui me ferait les honneurs de la ville, les arrets de stations á des sortes de trophées romains — méme s'ils en ont quelque peu la forme. Car, alors, je décris de trop loin, au gré de mon humeur, sans prendre en considération la structure de l'autobus.

Ai-je méme le droit de comparer le trajet de l'autobus au parcours de l'existence humaine. Nous n'insisterons pas sur ce point puisque nous retrouverons plus loin ce probléme. Tout voyage posséde une allure initiatique. Les stations rituellement desservies, proclamées a haute et intelligible voix peuvent parai-tre des pauses dans le trajet d'une vie qui s'arréte et qui repart. Mais la encoré, le symbole nous semble trop general. Le trajet de l'autobus n'est pas d'abord reconquéte de soi mais plutót de la ville et ceci a deux niveaux. Le plan d'une ville importante, avions-nous dit, se donne comme une carte sillonnée de lignes bleues. rouges, vertes qui circulent dans la cité et se sont celles des autobús ou parfois du metro. D'autre part, les autobús refont sans tréve leur trajet, c'est-á-dire qu'ils balayent le méme parcours et qu'ils en assurent sans faiblir l'unité. Cette somme de perspectives de facades, de squares, d'églises toujours vues sous un certain angle constitue la vérité la plus approchante de la ville á mi-chemin d'une vue trop dominée, en « surplomb » et d'un éparpillement impressionniste.

Quand les passages deviennent plus rares, un dimanche ou tard dans la nuit, la cité méne une vie ralentie. Oü est l'effet, oü est la cause ? Dira-t-on que l'heure tardive, le manque probable de voyageurs tend á espacer les passages des autobús ou bien, au contraire, en les raréfiant, on calme une ville qui, avec le soir, s'échauffait jusqu'á la fiévre ? Le promeneur d'avant-guerre, dans une ville qui ne connaissait pas encoré notre circulation automobile, lorsqu'il apercevait les lueurs du dernier autobús, réalisait a quel point la ville s'était retirée de ses projets, avait rcnoncé ¡¡ vivre jusqu'au lendemain.

/•,'// fui de compte le phénoménologique et le poétique s'épau-

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lent dans une sorte de cercle symbolique. De tous les usages ou de toutes les perceptions possibles de l'autobus, nous choisissions' celle qui permettait á l'objet de se déployer poétiquement, c'est-á-dire d'aller jusqu'au bout de son essence. Maintenant nous apercevons que lorsque un objet urbain peut se prolonger selon plusieurs lignées poétiques, nous nous référons á celle qui prend en considération notre insertion dans la ville. Ainsi nous délais-sons l'ésotérique au profit d'une poétique qui respecte les che-minements de la perception.

II faut á nouveau préciser — car, sur ce point, la confusión risque de se réintroduire — que ses essences ne nous semblen! pas immuables. Une poétique de la nature a, peut-étre la chance de rever le long d'éléments permanents. A l'intérieur d'une civi-lisation, l'eau, le feu, la terre sollicitérent longtemps, d'une facón constante, le regare!, la main, l'áme. Les objets quand ils chán-gent, n'ont plus les mémes pouvoirs. Les autobús, en se transfor-niant, en perdant leur plate-forme, ont bouleversé leur structure. Davantage il fallait Paris et son metro pour que l'autobus représente une chance et quand les tramways existaient, ils acca-paraient une grande part de la magie que l'on accorde aux moyens de transport. / La plupart des poetes y virent un signe de la modernité íurbaine. Ce véhicule assez raide, si rigide sur ses rails qu'il ne ipeut quitter leur apparut comme la manifestation d'une époque qu'ils croyaient folie, destinée á l'ivresse. D'une facón paradoxale ils l'ont concu comme un étre de zigzag, fulgurant, capricieux. Sans doute l'ont-ils percu comme une nature « électrique », cé qui implique soubresauts, étincelles, déchirures dans le ciel. 11 seruait á électriser la ville comme te Gin, comme les idees gri-santes, comme le surréalisme, comme les femmes émancipées dont les coiffures devenaient coartes. II contribuait á nous taire dédaigner la torpeur des campagnes, des campagnes éleetrique-ment neutres sur lesquelles la foudre s'abat comme par accident.

Au regard d'une imagination populaire les tramways étaient aussi une replique des chemins de fer : ils quittaient la ville, ils passaient l'octroi, ils avaient leurs gares. Méme un certain catas-trophisme faisait la gloire du tranrway. Celui-ci, á cause de ses rails si glissants et si impérieux, peut perdre le controle de ses. freins, dévaler en trombe une deséente, faucher des piétoas et le bris des vitres du magasin qu'il a défoncé consonne avec le bruit de sa limaille. Pour la méme raison, dans une visión misé-rabiliste, les enfants entourent et encerclent le tranrway, ce qu'ils ne feraient pas á l'encontre d'un autobús.

Par ailleurs Meursault, l'étranger, découvre, de son balcón, la rué d'un dimanche soir, car c'était bien lá un trait majeur du dimanche : les tramways étaient bondés de jeunes gens qui allaient ou qui revenaient d'une manifestation sportive. Ils s'y agitaient, ils y chantaient comme ils ne l'auraient pas fait en un autre lieu... Nous pouvons désigner une autre marque du tram-way. II signalait la saison : par exemple, l'automne. Dans des rúes qui n'étaient pas aussi lumineuses que les nótres, il baladait, comme un fanal ¡aune, sa carcasse — un peu plus tót que les jours précédents. II nous avertissait que l'automne, dans une

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ville, est une saison frileuse : les promeneurs se sentent encoré á l'aise dans la rué mais ils devinent a cette nuit précoce que des jours plus froids vont advenir. La lumiére jaune du t ramway, est en demi-teinte, elle se donne comme une fausse valeur en I cette période de l'année oü la ville hesite entre l'été et l'hiver,/ entre le jour et la nuit. Le tramway révélait done le dimanche; urbain (celui des villes que les hommes ne désertaient pasí encoré), un certain automne urbain... Etait-il seulement signe ? Et alors pourquoi prononcer le terme de poésie ? Que ce terme de signe ne nous abuse point. 11 ne communiquait pas un rensei-' gnement purement abstrait.

Le tramway annongait le dimanche soir comme le tremble-ment de l'air annonce le pur été, comme Vange annonce á Marie la maternité divine. Présence du tramway. II disait immédiatement, glorieusement le Dimanche, l'Automne — et le promeneur se gorgeait de sa lumiére de féte déjá passée. II se souviendrait d'elle comme on se souvient de la valeur d'une peinture. II éprouvait l'impression émouvante qu'il rencontrait le Dimanche, l'Automne. Toute véritable présence est bouleversante, elle remplit, elle est donnante, elle expose sa chair et son visage, elle nous confirme que nous parlicipons fundaméntale me nt ú l'Etre. Des qu'une chose se donne pour ce qu'elle est, elle vaut pour toutes celles qui luí sont semblables et, a elle seule, elle dit le monde entier.

Cette part ayant été faite a l'histoire, nous n'en sommes pas pour autant genes pour parler d'essences car le mouvement de l'histoire n'est pas héraelitéen, il arrive qu'il se stabilise pour quelque temps, qu'il trouve son equilibre et cette pause précaire sufíit pour nous donner l'impression d'avoir affaire a une forme définiíive : de toute facón, l'objet ne « bouge » plus pendant quelques années, il remplit le regard, il supporte une lente inves-tigation, il leve tant de possibles.

Le trolleybus.

Le trolleybus exprime, quant a lui, la dissimulation de la ville. II se manifesté sous une forme bizarre, imprevisible, insai-sissable, tant il est hypocrite. Hypocrite, car on ne l'entend pas, il surprend, de dos, le piéton et surtout le eyeliste. Nous avions l'impression qu'il continuait sa marche et il effectue un bond de cóté (seul le eyeliste le connait vraiment parce qu'il pressent ses traitrises et parce qu'il les redoute). Cette absence de bruits franes démasque, déjá, sa fourberie. Les objets doivent-ils done résonner ? Certes non : il existe des étres de silence qui semblent se recueillir et méditer. Les cathédrales ont droit au silence et certaines ceuvres d'art qui nous interrogent énigmatiquement et une montagne qui nous oppose son déñ imperturbable et encoré une horloge de campagne qui rassemble toute l'absence d'une demeure, emportant, avec elle, une durée blanche, une durée monotone qui ne dit rien.

Mais, dans la rué d'une ville, il ne s'agit pas_ de se taire pour surgir a Vimproviste : rouler sans bruit, c'est manifester une volonlé (fr dérobade. En outre l'oreille, une fois qu'elle a surmoiité

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l'effet de surprise, découvre un bruit étouffé — trop organique pour étre un signe sans importance. Nous arrivons a le déceler lorsqu'il freine, lorsqu'il demarre et aussi lorsqu'il ouvre ses portes, et encoré dans le crissement de ses pneus qui ne semblent pas avoir toute la pression voulue. Son moteur ne ronronne pas, il s'esclaffe sournoisement ; nous sentons qu'il doit fonc-íionner en vertu de ce principe qui permet aux portes de se detendré et de se rétracter dans un mouvement á vide. Nos pas, sur son plancher caoutehouté, crissent faussement. Nous serions plus sévére a l'égard de cette dissimulation sonore si nous la comparions a la franche résonnance du tramway.

Or cette sournoiserie que nous avons déjá remarquée dans toutes ees sortes de bruits, apparait á travers d'autres registres sensoriels. N'est-elle pas visible lorsque nous regardons ees deux fourches qui le condamnent á la fourberie dans la marche ? II s'avance comme obliquement, alors que sa course est droite. II progresse presque latéralement et, cependant, il fuit fort mal l'obstacle. On a l'impression d'une dualité qui s'est transformée en duplicité. En effet il parait participer de l'air et de la terre, bénéñcier de la propagation électrique, atmosphérique et du rou-lement terrestre. Prélention insoutenable : il lui reste á simuler un envol impossible. II lui faut suivre les deux lignes aériennes et les fourches minuscules soulignent á quel point il traíne, aprés lui, une carcasse pataude, malhabile. On ne peut exiger de tous les véhicules qu'ils virevoltent comme le vélomoteur au milieu des obstacles et de l'encombrement. On ne lui reprochera sa balourdise que parce qu'il la masque.

Ainsi le tramway est condamné á suivre ses rails. Cependant parce qu'il ne prétend pas á la mobilité, nous acceptons et méme aimons cette marche droite qui comporte sa vérité imagi-naire. En vertu d'une poussée, par essence rectiligne, il risque de ne plus s'arréter, de traverser une ligne qui s'allongera en méme temps qu'il perpetué son mouvement. Sa carcasse d'acier rigide et non ployable, sa forme de parallélépipéde parfait (jus-qu'au marchepied qui était rectangulaire) confirme sa maniere de se mouvoir. Et l'on comprend son prestige dans la ville ima-ginaire de 1930 oü chacun s'affaire et poursuit sa marche a travers feintes et esquives. II rappelle l'ordre et la ligne droite au milieu de tant de zigzags, au milieu des improvisations. C'est plaisir que d'avancer rectilignement dans une ville qui nous bouscule et oú les trajets se font selon des parcours chaloupés, contrastes. Voilá la seule rectitude idéale dans une ville qui n'est pas encoré géométrique. Ce qui parait relever de la magie ou de la fantaisie, ce ne sont pas les mille écarts que l'on accomplit, en allant á son travail ou en faisant son marché ou en se pro-menant sur les boulevards. Mais c'est cette avancée chimérique d'un mobile ivre de lignes droites.

Le trolleybus n'assume ni la rectitude, ni le vagabondage. II n'a que l'apparence de l'autonomie et les passants, tres spon-tanément, s'amusent quand « les perches láchent ». Leurs sar-casmes indiquent que leurs réactions ne se réduisenl pas á l 'amusement des badauds devant l'imprévu. Les témoins de la scéne expriment ainsi leur raneceur. II devient palenl que le trolleybus a besoin pour progresser de ses béquilles celestes... 101,

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peut-étre aussi, éprouvent-ils du soulagement á voir les deux

f>étits employés qui tiennent les perches de leurs mains : ils ont 'air de martiens sortis de leur appareil et ils donnent au mons-

tre un air d'humanité qui le fuit d'habitude. C'est que le trolleybus nous enferme, si nous avons le mal-

heur d'y entrer. II nous retient dans sa grosse caisse : il ne ménage pas une plate-forme á l'air libre, comme l'ancien auto-bus. On ne peut l 'attraper ou en descendre en marche comme on le faisait pour le tramway. II est inutile de monter en marche dans un trolleybus et, par un contresens matériel, on en descend par le devant. L'usager traverse une ville avec laquelle il ne communique plus jusqu'á ce qu'on le rejette brutalement sur le pavé quand il vient d'atteindre sa destination. Le cycliste se trouve presque á la hauteur des passagers, il les dévisage pales, hébétés, solitaires derriére les vitres du véhicuíe et, comme il continué pour sa part, a entendre le bruit de la ville, il s'étonne de leur sort : pourquoi les a-t-on prives de la ville ? Pourquoi acceptent-ils ainsi leur situation ? Est-il normal que tout ce trajet qui separe le logis et le lieu du travail s'évanouisse, comme si le dehors n'avait aucune valeur ?

La encoré une comparaison avec l'étre du tramway s'im-pose pour montrer que d'autres déplacements sont possibles. Nous n'évoquerons pas la promenade du piéton qui ne se situe-rait pas sur le méme registre. Nous avons dit que le tramway se donnait comme ouverture et non comme piége. II faudrait ajouter qu'iV illimitait la ville, qu'il en multipliait les ouvertures. Le marchepied, la montee au dernier moment sur le marchepied signifie une belle irresponsabilité et l'on songe au vagabonuage heureux de certains héros de Pavése. Le jeune vagabond siíllera un copain, une amie et les fenétres s'ouvriront et des pas déva-leront sur l'escalier. Tous réunis, sans fausse honte, ils ouvriront leur bouche pour chantonner. Aucune cravate ne vient fermer leur col de chemise : un foulard a peine noué. Ils s'arrétent devant un chantier en construction — nullement défendu par les quelques palissades qui l 'entourent : ils y entrent sans peine ; la maison est loin d'étre terminée. Des macons, des plátriers sont en train de l'achever : libre circulation d'un seau de ciment que l'on monte a l'étage supérieur, imprevisibles éclaboussures du plátre dont la blancheur jaillit. Ces ouvriers travaillent mais a leur rythme. Pour nos vagabonds, la ville ne s'est pas encoré solidifiée et la journée est une durée complaisante que l'on par-court en espadrilles.

Nous voudrions que cette réverie ne se limite pas a une fantaisie de l'imagination ou á une feinte de l'esprit. Nous sou-haiterions avoir été fidéles aux enseignements d'une certaine phénoménologie du mouvement. Le marchepied du tramway réveille la jeunesse des jambes et la course qu'il provoque, suscite la visión d'une certaine ville — enfouie dans notre corps, exigée par lui et, en cela, incontestablement vraie. II ne sufflt pas de parler d'une visión ouverte qui serait, par essence, indeterminable. II faut invoquer des images qui disent comment une ville peuUfc'ouvrir. Une déclaration de principe ne nous satisfe-rail pas. Car une ville ne s'entr'ouvre pas á la fagon d'une fotét ou ¡I mi champ de ble ou alors cette image nous déporterait du

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cóté d'une pénétration intime et sexuelle. II s'agit, en l'occur-rence, de trouver les points de moindre résistance (la fenétre d'un copain, les palissades d'un chantier, les lévres d'un vagabond) — ce qui nécessite une sorte d'éducation de l'imagination.

On comprendra, dans ces conditions ce qu'il y a d'oppri-mant et d'oppressant dans ce trolleybus dont les portes se fer-ment sans notre acquiescement. Ce monde clos ne nous apparait pas comme un véritable refuge. II ne sert qu'á nous isoler de la ville et á nous transporter d'un point á un autre. II ne nous reste qu'á nous en remettre au bon fonctionnement d'un bouton qui devrait nous permettre de sortir de la grosse boite, par le mécanisme oblique d'une porte qui se rétractera sur notre passage.

Le taxi.

Quand les taxis n'étaient pas encoré rangés, le long des files déterminées dans des stations, l 'arrivant dans une ville criait séchement « taxi » : sonorité breve, aigué qui voulait troüér la durée, inaugurer un commencement. II souhaitait aller vite pour ne pas ralentir l'immédiateté de son désir, il se livrait a la conduite d'un chauffeur parce qu'il avait decide de s'abandonner á son destín ou a son plaisir. Dans cette journée qui ne serait pas comme les autres, il prenait un véhicuíe aux couleurs de la tete urbaine. On comprendra qu'á notre sens, le taxi n'apparait pas comme un instrument banal de communication. II permet un dévoilement de certains aspects de la ville.

On pensera qu'il existe aussi des taxis á la campagne mais, alors, ils n'ont rien de comparable avec ceux qui sillonnent une ville. Car ils sont solidement amarres á un autre commerce comme un petit hotel ou comme une épicerie. Le chauffeur est un solide gaillard qui exerce une seconde profession et qui, par son caractére entreprenant, fortifie sa situation sociale. A l'occa-sion ambulancier, il se préte á un déménagement, il parcourt, par des routes inégales, de longs trajets et, il transporte dans son véhicuíe, des chargements volumineux. II posséde la carrure, la persévérance souvent taciturne de la Province. II traverse, de nuit, des foréts, des prairies ; il attend a la porte du cimetiére que la cérémonie funeraire s'achéve. II accompagne á la gare des compatriotes qui abandonnent, pour toujours, leur pays d'ori-gine. II faut qu'il se montre plus fort que la pluie, que la neige. Bref méme s'il n'exerce pas un métier aussi traditionnel que le forgeron ou le boulanger, il demeure lié á son village. Cependant il se distingue des autres villageois : il est comme leur delegué puisqu'il fait la navette entre la grande ville ou la gare et son village. Au cours de cette période de l'avant-guerre il apparais-sait, comme un homme á part (en méme temps que le garagiste). En effet la mécanique par sa nouveauté, par les qualités dille-rentes qu'elle exigeait, par l'importance qu'elle prenait pon á peu, bénéficiait d'un grand prestige. II était Vhomme du canibouis et non de la glaise, des villebrequins et des embraijages el non des bétes.

II sufflt que le taxi devienne urbain pour qu'on niajore en

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lui des qualités différentes. On lui accorde, avant tout, la liberté. Aux yeux des hommes du xxe siécle, la ville a pu paraitre comme un lieu de libération. lis ne seraient plus astreints aux nécessités et aux contraintes de la campagne. Méme s'ils travaillaient avec acharnement leurs employeurs leur concéderaient des temps de loisir sur lesquels ils ne pourraient empiéter. En fait il n'en fut rien et l'urgence du besoin s'abattait sur les ouvriers. L'usine imposait des rythmes en un sens moins tolerables que ceux de la ierre. Dans ce contexte surgit la figure fascinante du chauffeur de taxi. On lui préte une liberté que les autres citadins espé-raient et qu'ils n'ont pas rencontrée. II ne travaille pas sous la surveillance d'un contremaitre ou d'un patrón. Davantage il aménage son lieu de travail oü il lit le journal, oü il réve, oü il s'endort et il a l'impression d'avoir des droits sur la rué et sur la ville. Ne lui réserve-t-on pas des points de stationnement ? N'est-il pas l 'un des rares habitants á connaitre les artéres et méme les impasses, á pressentir et á localiser une nouvelle rué ? II a prise sur la ville puisqu'il y maiioeuvre avec prestesse, puis-que son autorité est reconnue par les autres automobilistes.

Sa mobilitó représente encoré la liberté. II demeure un nómade dans un espace legué aux sédentaires. II ne sait pas, chose vraiment étonnante, oú il se trouvera á l 'instant suivant et, par la il sauvegarde un avenir imprevisible, insaisissable. II liera, pour quelques moments son destin á celui d'un ou d'une inconnu. Aussi aura-t-on tendance á fabuler sur son compte, á lui préter de bonnes fortunes, comme on en préte aux militaires, aux marins, aux représentants, á tous ceux qui voguent et que la mouvance rend audacieux. II est vrai qu'aprés cette derniére guerre une autre mythologie nait. Le chauffeur de taxi éprouvera le sentiment d'étre coincé dans le flot des véhicules, de lutter a chaqué instant, contre des obstacles absurdes : le feu, les inter-dictions prefectorales, la maladresse des autres conducteurs. Alors il bougonne, il se replie sur lui-méme et il s'enfonce dans son taxi.

De fait, le chauffeur de taxi risque l'aventure et il apparait comme un entremetteur ou un méaiateur possible de la ville, dont il devrait connaitre l'envers. II maraude á une heure tar-dive, il convoie des cliens qui, par le langage du pourboire, lais-sent entendre qu'il devra garder le silence. II existe une familia-rité de ees chauffeurs et des inspecteurs de pólice qui implique qu'ils suivent, bon gré mal gré, les mémes pistes. Dans un cer-tain nombre de films américains de 1930, les gangs les utilisent pour mettre á profit la prostitution. Un Rakett impose sa loi sur les machines á sous, sur les boites de nait, sur la 'vente des alcools et des stupéfiants — et aussi sur les taxis : parce qu'ils sont un moyen d'etablir le contact avec des inconnus, parce qu'ils sillonnent la rué et que, par eux, il devient possible de quadriller une ville, parce que l'automobile n'était pas encoré apprivoisée, sophistiquee et qu'elle demeurait un étre de violence, de feu et de fer. II s'agit d'étre en mpuvement pour fuir la pólice et pour piendre de vitesse les autres organisations. Malheur á l 'homme I raque qui se fie trop candidement á un taxi. II croyait fuir et il s<> liouve pfis a un piége. ,

A la campagne, le curé, par le jeu des confessions, recueil,-

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lait toutes sortes de peches, parfois de crimes ou simplement d'intentions malhonnétes. D'autres figures assument ce role dans une ville : la prostituée, nous l'avons dit, et aussi le chauffeur de taxi parce qu'alors une confidence ne porte pas á conséquence, parce que tout va tres vite, les démarrages, les coups de freins, les cahots, les mots, les souvenirs ; parce que le taxi est une armoire ou un panier ou une poubelle commode pour fourrer quelques pans d'une existence et qu'il n'y a pas, dans une ville tant d'objets destines á cet o/fice. On trouvait dans un village, un monceau de detritus a l'air libre ou encoré un puits oú cla-mer sa douleur et y jeter toutes sortes de choses inavouables. Dans une ville il reste pour s'isoler du monde cette carcasse ambulante et cette banquette pour s'affaler et le dos de cet homme bardé de cuir pour épancher ses coníidences. ,

En outre, il sera plus facilement victime d'une agression. Comme tous les étres appelés á témoigner, son existence est entachce de précarité. On sait qu'il se défendra et on presume que le butin sera maigre. Nous avons done á faire á une aggres-sion dont les motivations sont particuliéres. De jeunes couples tentent souvent cette attaque grisante comme un mauvais coup. Le taxi qui maraude, éveille l'idée de proie et s'il stationne, il est amusant de l'entrainer hors de son hávre de repos. On peut abor-der un chauffeur de taxi a l'improviste, sans préméditation, parce qu'on a besoin d'argent, á cette heure-la, ou que la soirée parait décidément trop longue, on penetre brusquement dans la voiture. II y a lá une premiére effraction autorisóe cellc-lá. On déroute le taxi vers des banlieues moins éclairées et on sait que le chauffeur n'y sera défendu par personne — pas méme par la civilité et les bonnes manieres de la ville. Les voyous se sentent enfermes avec lui. Ils vivent cet isolement comme une incitation á l'érotisme ou á la violence.

Le délit et méme la psychologie du délit ne présentent pas un grand intérét dans le cadre de ce travail. II nous parait plus valable de mettre l'accent sur d'autres aspeets : par exemple, il existe plusieurs types de crimes selon les lieux et selon les véhicules. Les attaques de la banque, du train postal, du pavillon de banlieue, du poste d'essence sur la longue route possédent toutes leur résonance propre : maladroite, noble, crasseuse lorsqu'il s'agit de la cabane banlieusarde ; spectaculaire cérémonielle, irreprochable techniquement lorsque le vol mérite d'étre nommé hold-up. Les points fixes et les mobiles attirent, chacun a leur maniere, l'aggression. De toute évidence, on a le temps de repé-rer et d'investir un lieu fixe, il suffit de faire preuve de beau-coup de patience, d'une patience qui, parfois, tourne á la sym-pathie amoureuse : aprés avoir épie si longuement, il faut possé-der ; aprés avoir subí, par l'observation la plus scrupuleuse, l'or-dre, il faut irrésistiblement introduire le désordre.

Le mobile incite, pour d'autres raisons, á l'aggression. II s'agite, il bourdonne et, par lá, il stimule le criminel. On va l'entrainer sur une route inconnue avant de porter le coup iiiour-trier. La scéne d'aggression surgirá dans un monde oú lout devient et oú tout cherche son contraire ; et le crime se produiía dans la méme foulée que le déplacement. II suffit de ne lien ralentir. Si les voyous se taisent, le chauffeur deviendra méliaiil.

»

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les coups partiront mal et l'aggression risque de se terminer á leur confusión. Le train postal métallique, glissant, blindé, exige une organisation plus puissante et plus rationnelle : néanmoins le taxi s'inscrit dans la méme lignée de violence mouvante.

Voilá done la ville, l'objet urbain, le taxi et certaines figures de la ville indissociablement lies. Nous ne devons pas oublier á quel point l'automobile a pu violenter une cité.

Fantastiquement elle venait écraser un homme sur un trot-toir ou le coincer contre un mur. De ses phares, elle aveuglait la victime, elle le désignait á un destín fatal et elle la fascinait au point qu'elle ne cherchait plus la fuite. Elle n'avait plus qu'á l'épingler et a la broyer comme un insecte. Les hommes ne deviennent jamáis des victimes par le seul fait du hasard. II existait dans une ville des figures dont le malheur témoignait encoré de « leur importance urbaine ». On ne matraque pas un receveur d'autobus : on se dispute avec lui. De méme, on retrouve, criblé de coups, le corps d'une prostituée et non d'une épiciére. Tout comme Socrate a témoigné pour la cité et pour la philoso-phie, le chauffeur de taxi et la prostituée témoignérent pour une ville dont ils assumaient les secrets et les conflits.

Le metro.

II est certain que l'autobus représentait un signe de luxe par rapport au metro souterrain qui exige de monter des esca-liers, de s'enfermer sous terre, bref de racheter, par des servitudes la modicité du titre de transport. Par rapport au metro, l'autobus reprenait ses priviléges. Nous ne pensons pas seulement au confort relatif du premier, au fait cni'il circule en plein air, que l'on continué á jouir de la ville mais plutót á des índices d'une sociabilité bourgeoise. Le receveur aidait parfois á monter une vieille dame, accrochait et enlevait la chaine de la plate-forme, tirait le cordón á chaqué station et en clamait le nom souvent illustre — voilá des gestes qui impliquent la notion d'un service attentif. En outre les personnes assises avaient le senti-ment d'occuper une place déterminée, de se détacher les unes des autres.

Dans le metro, au contraire, les corps et les figures se per-dent dans une fatigue indistincte, et se renouvellent trop vite pour posséder une véritable individualité. La foule du metro ríest pas une foule parmi les autres. Que l'on pense a la foule du soir sur les boulevards : méme lorsqu'elle est épaisse, elle paraít poreuse, un peu fantomatique. II semble aisé de se glisser parmi elle, sans risque d'étre renversé ou charrié. Et encoré celle d'une chaude aprés-midi de printemps ne posséde pas cette densité. Elle se compose de masses, de creux, de remous, et de tourbil-lons. Elle connait des moments de ferveur et des instants d'apai-sement. Bref, elle ne présente pas la viscosité uniforme d'une foule de metro dans lequel les étres cessent de revendiquer la dif-l'érence et acceptent de se laisser déposséder de leur visage, de leur propre sourire, peut-étre, de leur propre souffrance. Toute gratuité ayant été abolie, seul régne la Nécessité, le Travail. Les rogaids des voyageurs, méme s'ils lisent, semblent devenus aveu-gles el, de toute maniere, ils n'ont plus la liberté impertinente,

LES TRANSPORTS 211

la vivacité de l'homme qui cherche á capter la mouvante diver-sité du monde — son royaume, comme il arrivait, par exemple, au passager d'un autobús sur la plateforme : les visages n'aspi-rent plus á l 'honneur d'exprimer et ils attendent de remonter á la surface pour assumer leurs formes habituelles.

Cependant nous ne pouvons pas pousser cette opposition sur un plan cosmique : le ciel et la terre, la lumiére et les téné-bres. Certes la mythologie des couloirs et des bañes des metros comporte un accent plus populiste. Elle fait davantage appel au bon cceur, á une spontanéité na'ive : les aveugles qui chantent, les amoureux qui attendent. Et encoré le metro, par son enfon-cement soudain, par sa masse sonore, evoque les monstres de l'ére industrielle et supporte un symboíisme phallique. Des hommes tentent de se suicider en roulant sous les roues du metro et non point de l'autobus. Les manifestants de Charonne essayent de trouver un refuge dans une station de metro tout comme les insurges cherchent une issue dans les égoüts qui deviennent bientót un piége. On les enfume, on les piótine comme des bétes malfaisantes. Dans un premier mouvement vertical, on s'enfonce et l'on échappe á Fennemi mais la poursuite horizontale qui s'instaure sous terre, revele que ce n'est que partie remise.

Mais pour que l'opposition soit totale, il faudrait que le metro s'inscrive dans un univers autre, qui nous í'asse pénétrer dans les dessous de la ville. Or, á y regarder de prés, le metro continué plutót la ville. II met en évidence ce qu'elle a d'épui-sant, de contraignant á l'égard des humbles et des travailleurs. les hommes « s'y défont » non parce qu'ils reneontrent l'altérité, parce qu'ils pénétrent dans les entrailles chandes de la terre, mais parce qu'on leur impose un effort supplémentaire dans le labeur quotidien. Les véritables souterrains excitent et allument autrement les imaginations. Ils nous proposent d'avoir le courage insensé d'emprunter d'autres chemins, d'inverser les valeurs de la Tribu, de nous forger un regard qui verra dans les ténébres : plus précisément, quand il s'agit d'une ville, de « doubler » la ville, done de la recommencer par en-dessous, nos pas souterrains accompagnant ceux des promeneurs de la chaussée, de la trahir, de faire communiquer, par une sorte de sacrilége social, l'incommunicable (les bas-fonds et les hauts lieux, les assemblées diaboliques et les chambres des vierges), d'investir et de baillon-ner une cité qui sommeillait dans la candeur un peu béte des surfaces. D'autre part, dans le metro, nous sommes toujours dessus en méme temps que dessous. Nous gardons trop de repéres qui appartiennent á la face visible et superficielle de la ville. On a multiplié les cartes á l'intérieur des stations et á l'intérieur des voitures. L'usager ne peut pas se perdre comme dans un labyrinthe. Quand il ne se reconnait pas tout a fait dans le jeu des correspondances, ce n'est pas parce qu'il a été immergé dans des ténébres, mais parce qu'il manipule encoré mal des signes abstraits. Avec un peu d'habitude, il quadrillera fort bien une ville qui le désarconnerait davantage s'il avait a la travorser au milieu de l'enchevétrement des rúes et des avenues.

D'autre part l'ensembe metro designe aussi bien ce qui se passe* en ses profondeurs qu'á sa surface. Le Parisién songo aussi bien a l'ensemble taxiphone-librairie-toilette qu'aux couloirs du

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metro. II pense aux grilles, aux bouches qui signalisent heureu-sement la ville et qui lui permettent de se repérer dans un quar-tier mal connu. Le metro, dans ees conditions, releve de l'ar-chaique plus que de l'abyssal, de la sécurité plus que de l'an-goisse. II est vite apparu, par son architecture, comme un ensem-ble vieilli. II a representé ce qui, dans le modernisme, était appelé a devenir démodé. II nous rappelle une ville, qui n'est plus la nótre mais á laquelle on peut donner son affection. Au ménie titre que les bistrots-civette, que les loges de concierge, que la tour Eiffel, il nous mettait en présence de 1' « urbain », du « trop-urbain ». L'homme transplanté dans une ville comme París a perdu ses attaches provinciales et il doit assumer une solitude parfois trop sauvage á son gré. Le dimanche, quand il fláne dans l'ennui, il lui plait de retrouver sur son chemin des devantures, des enseignes qui ressassent, familiérement, un temps lui aussi, en retard sur lui-méme, Vanachronisme du pay-sage semble excuser et encourager l'inadaptation de son com-portement. L'amateur éclairé croit, par l'ceuvre d'art, échapper au temps. Le déraciné remonte en decá d'une durée dont il refuse, pour l'instant, la nouveauté destructrice et il róde autour d'un paysage vieillot qui a su persister malgré le cours irresistible des choses. II se persuade que le provincialisme et sa facón de vivre arrivent á survivre dans un univers qui ne paraissait admettre que la jeunesse et la modernité.

D'autres éléments du metro viennent sécuriser l'homme : la régularité de ses passages, l 'assurance des foules qui semble savoir oü elle va et il n 'y a rien en un sens de plus quotidien, de plus lié au monde du travail que les mouvements du metro. Néanmoins le metro veille tard comme le bistrot ou le commis-sariat de pólice. Veut-il préter la lumiére de ses enseignes au promeneur attardé ou a-t-il trop longuement vieilli dans une ville pour y trouver encoré le sommeil ?

r (

LA RENCONTRE DE LA PROSTITUEE

La Figure de la Prostituée nous parait un autre moyen d'accéder á la poésie de la ville. Nous entendons bien ce qu'il y a de contestable dans ce choix mais toute notre thése consiste a déjouer des embarras et a préciser un point de vue que nous croyons parfois nouveau. De la méme facón, Bachelard, si nous osons avancer son nom, montrait, dans ses derniers ouvrages, en quoi sa recherche procédait selon une dimensión autre que celle des psychologues ou des psychanalystes.

Quelles sont les difflcultés propres a ce nouveau chapitre ? D'abord, il semble que nous ayons affaire a un théme quelque peu interdit, si on ne l'apprivoise pas á l'aide d'un vocabulaire scientifique, si on l'expose dans sa réalité existentielle. Ensuite nous sommes en présence d'une catégorie sociale, nous parais-sons trahir notre intention qui devait nous maintenir á la créte des trajets et des lieux, sans trop ceder a la psychologie sociale ou individuelle. Nous avons avancé le terme de Figure. Une Figure, tout comme un lieu nous semble, en quelque sorte se distinguer des individus, dans leur singularité, les « transcender ». Certes des psychologues, des juges peuvent considérer des cas particuliers, une relation interindividuelle — et l'on nous dirá que le quotient intellectuel des prostituées se situé au-dessous de la moyenne, que leur affectivité est primaire, que tout un jeu de motivations rentre souvent en ligne de compte chez leurs clients : sentiment d'infériorité, auto-punition, flxation a la mere, impossibilité d'assouvir le besoin sexuel par d'autres voies.

Dans la perspective d'une psychanalyse existentielle, Sartre evoque l'attitude de Baudelaire a l'égard de Sarah, « Faffreuse juive ». II y découvre une tendance a l'auto-punition, une provo-cation, aussi, á l'encontre d'une société oü il n'a pas sa place. En témoignent certains vers de jeunesse.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée, A de rauques hoquets la poitrine gonflée Et je devine au bruit de son souffle brutal Qu'elle a souvent mordu le pam de l'hópital.

Encoré convient-il de remarquer que ce dernier vers, á travers l'évocation conventionnelle mais terrible de l'hópital, depasse les limites d'une histoire privée et prend une dimensión urbaine,

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comme on parle, en d'autres circonstances, d'une dimensión cosmique. L'Hópital, cela veut diré, a cette époque, une rare concentration de miséres et de douleurs, les vivants qui cótoient les morts, l 'anonymat de la souffrance, le sort redouté par les pauvres et qui leur est cependant destiné. L'hópital cumule et redouble Vinfortune de Vusine, de l'atelier, des maisons insalubres, de la prison. Nous voilá rejetés du cóté d'une ville concen-trationnaire dont certains étres, par naissance, ne peuvent guére espérer sortir. Nous abandonnons le drame d'une seule existence, son profil psychologique. Nous nous plongeons dans le décor ineluctable et fantastique d'une certain ville.

Quelle est la Prostituée dont le profil nous renseignera le mieux sur le visage imaginaire de la ville ? II convient d'évoquer des directions que nous n'emprunterons pas et de préciser en quoi elles nous donnent, encoré, quelque chose de la ville. Certaines prostituées ont été liées á la mythologie urbaine, sans pour autant exprimer essentiellement la ville. Ainsi la femme entretenue, la « demi-mondaine » a representé, en vertu d'une equivoque précieuse, la ville, entendez « le monde ». Paris c'est le Tout-Paris ; la ville ce sont les gens dont on parle dans une ville et l'assiinilation ne semble pas sans motif. Elle traduit le monopole exercé par quelques privilegies qui accaparaient les biens, le prestige de la société, ne soupconnant pas que d'autres étres existaient, ceux précisément gráce auxquels ils avaient accumulé leur fortune. Ces privilegies demeuraient entre eux, c'est-á-dire entre gens du monde. Ils vivaient en représentation devant certaines femmes oisives, superflues, frivoles, flatteuses ou cyniques comme des miroirs. De surcroit, amoureux et satis-faits, comme ils l'étaient de leurs propres images, ils subvention-naient, par leurs présences et de leur argent, un théátre de bou-levard oü ils retrouvaient leurs exístences représentées une seconde fois. II arrivait que la « femme entretenue » serve d'agent de liaison, leur permettant d'entrer en relations pour la complicité ou pour la rivalité. Elles constituaient un témoignage de leurs fortunes.

L'assimilation va encoré plus loin. Une ville de cette époque brille, étincelle, se déploie dans un éclat lumineux : it est normal que ceux qui brillent (de leur esprit, de leur équipage, des bril-lants de leurs maítresses) incarnent les ver tus et la vérité de la ville. Les dieux, surgís des eaux, portaient des écailles, étaient tout recouverts d'algues ou de formes glauques. Les héros d'une certaine ville — sur un mode mineur — devaient avoir des plas-trons, des épingles á cravate, des pommeaux de cannes, des salons dont l'éclat était incomparable. Ceci reconnu et admis, nous ne poursuivrons pas cette description. Cette ville d'une élite nous parait superficielle — encoré qu'elle soit traversée par la métaphore des brillants, des diamants, de l'opéra, des conversa-tions étincelantes. Nous n'entendons pas prononcer, c'est évident, une condamnation morale. De telles mondanités représentaient un phénoméne de surface explicable par un recours plus profond au mouvement de l'Histoire. Cette mythologie, si nous tentions de l'exploiter, se résoudrait vite en une idéologie. Une ville, en tant qu'ofrjet poétique, doit posséder plus d'assise, plus d'enra-chiuiiient : la lumiére qui la visite, doit sourdre de plus bas.

RENCONTRE DE LA PROSTITUÉE 215

Nous allons étudier une seconde veine qui, elle aussi, vaut la peine d'étre précisée avant d'étre refusée : la maison de rendez-vous qui est autre chose que la maison de passe. Quand elle est bourgeoise, elle renvoie á ce que nous disions plus haul. Des notabilités s'y rencontrent, comme elles le feraient dans un club. On pense au « Balcón » de Genet. Seulement elles peuvent jouer jusqu'á l'outrance l'envers de leurs fonctions sociales : une pólice, une magistrature, une armée, un clergé plus dérisoires qu'intimidants. Le dramaturge choisira plutót des personnalités ou des fonctionnaires que des hommes fortunes, comme si les symboles de la respectabilité et de la répression y avaient davan-tage leur place que ceux du simple pouvoir économique. Nous assistons á des renversements qui valent par leur vérité imaginaire. L'instinct de répression ne peut étre perpétuellement répression des instincts. La main qui torture implore d'étre torturée. Nous obtenons aussi un retournement spatial de conte-nant á contenu. Ces notabilités qui « tenaient » la ville, sont comme enfermées dans cette maison cióse qui, cependant, releve de leur pouvoir. Ils ne peuvent la quitter. Tant de décorations, tant de, vestes chamarrees et de kepis de toutes sortes s'embou-teillent dans l'étroit passage de la porte dérobée. Cependant nous nous rendons compte que cette maison de rendez-vous ouvre non point l'espace d'une capitale mais plutót d'une ville de province ou d'une dictature fantoche d'un pays traditionnel, oú les notabilités, réellement ou imaginairement, se rencontrent de cette facón.

Quant a la maison de rendez-vous plus ordinaire, elle ne ressortit pas, elle aussi, au décor proprement urbain. Elle garde quelque chose de campagnard; elle apparaít comme un bistrot encoré plus coloré, plus animé, — un préau de récréation, un champ de foire. Les hommes ne s'y livrent pas en secret a quelque volupté frileuse, a quelque jduissance coupable. Ils empoi-gnent le plaisir avec une forcé paisible ou une grande fureur ; puis, ils en rient, ils en font un sujet de plaisanterie ; bref un phallus vigoureux, hilare. Les chairs offertes, les peignoirs, les corsages, les fards sont autant de couleurs qui les excitent et les émerveillent comme les étoffes d'une belle devanture, comme les aliments choisis d'un banquet ou comme les prodiges d'une féte champétre. Cet émerveillement, cette faim indistincte et ce contentement á étre rassasiés, voilá des attitudes qui nous rame-naient a une civilisation encoré rurale et qui ne pouvaient plus persister dans un décor purement urbain.

II ne faut done pas orienter notre travail vers la description de ces maisons de rendez-vous, distinguées ou populaires. Elles recevaient surtout des habitúes. Elles constituaient, au méme titre que l'école ou Péglise ou la mairie, un point de ralliement pour les habilants d'un vaste quartier ou d'une ville moyenne. Olee que nous cherchons á mieux connaitre, c'est la rencontre d'un homme et d'une ville qui lui est inconnue. Dans son vagabon-dage, cet homme rencontrera inévitablement la prostituée qui deambule sur son trottoir. Le réveur des villes, dans son errance, sait qu'au delá des apparences et des vains détours et des ndmi-rations sur commande, au delá des immeubles qui prennent tant de place et des monuments qui prétendent raconter la gloire

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d'une cité, il s'achemine inexorablement vers la prostituée ou, du moins, vers le quartier louche. II existe comme des poussées favorables, comme une déclivité secrete qui, peu a peu, diminue la distance qui séparait l 'errant et les points chauds d'une ville. Lorsqu'il aura rencontré la prostituée, il n 'aura plus a aller au delá ; car il sera, cette fois, en présence de cette ville qui sem-blait reculer sous ses pas.

II nous faut oublier ce qu'il y a de casanier, de « bourgeois » dans la vie des prostituées : oublier leurs disputes et leurs chipo-tages et comment, en s'associant, elles forment souvent le groupe le plus conventionnel qui soit. Elles prennent a plusieurs un taxi pour se rendre d'un lieu de travail á un autre, dans le souci de partager leurs frais de déplacement. Réunies, il leur est plus facile de se porter secours ou de guetter un car de pólice en maraude et de donner l'alerte. Dans un souci de démystification ou pour écrire la prose savoureuse d'une poésie trop facile, cer-tains films (cette veine n'est pas tout á fait absenté de l'ceuvre de Careo) ont evoqué la vie quotidienne, bien organisée des prostituées comme d'autres ceuvres ont voulu inontrer des gangsters trainant leurs savates dans leurs appartements et tartinant, avec beaucoup d'application, leurs toasts.

Puisque nous ne voulons pas démystifier mais opérer une remythisation assez délicate en l'occurrence, il vaut mieux évo-quer la Figure singuliére de la Prostituée, sans, pour autant, renier l'univers de la prostitution. Par leurs mozurs, par leurs migrations, elles constituent un milieu qui obéit á ses propres lois et qui diversifie l'espace urbain. On a pu établir une caite de la prostitution, retracer ees mouvements qui, selon Francois Caradec, guident un certain nombre de prostituées, aux alentours de la Gare Saint-Lazare, pendant l'aprés-midi — avant de les pousser vers Montparnasse ou Montmartre et leur taire terminer leurs nuits, aux alentours des Champs-Elysées. D'autre part par leur présence indiscréte, elles qualifient un qartier. Elles impré-gnent de leur personne, les trottoirs, les bars, les meublés, les cinemas. Ainsi le héros de « La Marge » s'installe á Barcelone, dans un quartier louche. Plus que la rencontré d'une Prostituée lui plaít la fréquentation du quartier des fdles : un mode d'exis-tence différent, une autre tenue des hommes, des muís, des valets. Un vice affiché, une vie affranchie qui signifie que l'on a passé un certain cap : non plus se livrer a une passade, a une « passe » (encoré que sa briéveté troue le temps, d'une facón inegalable) mais s'installer dans une autre vie dont la nouveauté affecte aussi bien l'heure du déjeuner que la facón de dépenser. Le tabac, les cartes, les liqueurs ont un autre goüt. Les véte-ments, les objets d'une chambre ont une autre fonction, l'air un autre parfum. On n'interroge plus du regard de la méme facón, on ne meurt plus pour les mémes raisons.

La rué des Filies, le quartier des Filies et par la, á nouveau nous cherchons á montrer que la Prostituée n'est pas seulement une figure de l'Eros mais une manifestation de la ville aimante. L'homme se rendra dans le quartier des Filies. II espere y obtenir une stinndation qu'il ne rencontrerait nulle part ailleurs. Car il y Irouve des visages, des corps de toutes sortes : les tailles élaiicées et les croupes épaisses, la femme-enfant et la vieillarde,

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des métis et des j aunes, des noires, des femmes prétentieuses, huppées et des étres minables. La monstruosité n'est pas exclue de ce bestiaire qui doit comporter son contingent de naines et de géantes, de borgnes, de boiteuses, de bossues, de vicieuses. II ne s'agit pas de creer une atmosphére de foire qui inciterait au sarcasme ni méme d'appáter le client par des beautés de toutes sortes mais plutót de donner le sentiment que la création tout entiére se trouve la rassemblée sous l'égide de Venus. Surexci-tation venue de tous ees visages, de ees jambes, de ees regards, de ees appels ? Sentiment de plénitude, comme s'il fallait une maree de chair pour recouvrir le quartier d'un immense Eros ? Mais aussi, dans cet enchevétrement, les Filies perdent, peu á peu leur singularité, cessent d'étre, si peu que ce soit, des personnes.

Ce n'est plus qu'un conduit géant, un sexe gourmand et volubile qui s'acharne a dépasser la mesure de l'homme par la manifestation de l'Amour et du Plaisir. Voilá ce que la multi-plicité des incitations suscite et que, seule, la ville pouvait offrir : la non-différence, le prélude a une rencontré avec l'Eros. En fin de compte, comme Francoise Mallet-Joris le suggére, la démarche mystique procede selon une voie presque semblable. Le croyant oublie la diversité chatoyante du monde pour s'attacher á l'Uni-que et cet Unique, pour ne pas se singulariser, devrait, á la limite, présenter le visage du Néant. Seulement il s'agissait la d'une transcendance, d'un enfouissement dans le vagin du monde et non d'une neutralisation de notre condition corporelle, d'un canal qui emprunte les rúes peuplées d'une ville et non de la re traite d'une cellule.

Cette sexualité bénéficiait d'une érotisation généralisée de la cité mais, seule, dans la ville elle pouvait manifester, á ce point, l'Eros urbain. Avant guerre les prostituées avaient presque seules le privilége de Vartífice, de l'audace et de l'expórience. Lorsque ees qualités se répandront dans tout l'univers, elles cesseront bien vite de perdre leur fascination fantastique. Les dúos se multiplieront au détriment de cette expérience orgiaque et de ees orgasmes collectifs. L'artifwe : les femmes, sous l'effet du travail et de conditions difficiles, sous la pression des conven-tions et des préjugés, se maquillent peu et mal ; elles vieillissent vite ; elles se résignent a leur condition de ménagéres. Le fard, les rimmels, les parfums, les vétements, jusque dans leur outrance et leur vulgarité, sont reserves aux prostituées qui resplendissent dans une atmosphére encoré terne. L'audace : elles font les avances, elles minaudent des mots gentils et des invites provocantes, elles susurrent des promesses, elles s'agrip-pent, elles se collent ; elles apprivoisent ou elles engluent le client. Elles osent le geste equivoque ; elles vont droit á la géni-talité du promeneur — et, par la encoré, elles se détachent d'un monde oü les femmes se doivent de vivre dans la reserve et oü, dans le meilleur des cas, elles ont le droit de ne pas repousser les avances de l'homme. Le mále, tout á coup, se sent une proie autant qu'un chasseur : pudique il progresse, dans la terreur ; déluré, il trouve á qui parler. L'expérience : les peuples, de génération en génération et, en general, sans aucun code précis, se transmettent la facón de tourmenter les corps et d'en obtenir

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la jouissance. Le jeune homme, ne rencontre pas toujours la femme qui lui communiquera sa science ; dans les quartiers reserves, il va au-devant de l'initiatrice. Par l'effet de quelques passades il gagnera, s'il n'est pas trop gauche, un savoir qui se confond avec les mouvements experts d'un corps saturé d'amour. II était encoré a l'aube de sa vie, démuni et dispos : il rencontre la nuit épaisse des illuminations de VEros.

Toutes ees raisons rendent compte de l'importance du quartier des Filies qui, pour certains, permettait á la fois de conquerir la ville, la femme, l'amour. Une conquéte f'ortuite, dans sa briéveté et dans son allégresse, un grand amour dans sa gratuita imprevisible n'avaient pas le méme retentissement. Car que serait un pélerinage que nous ferions seuls, que serait une route que nul autre n'emprunterait avant nous et avec nous ! L'individu y gagnerait l'ivresse de réinventer par lui-méme, le monde ; il y perdrait la certitude de cheminer sur les voies de l'espéce. En outre cette figure fantastique se met á hanter les í'emmes autant que les hommes. Grand déversoir de la libido masculine, grand personnage obsessionnel de la femme. Les épouses redoutaient d'étre contaminées par des maladies issues d'un plaisir dont elles avaient été absentes. La contamination se répandait avec une vitesse prodigieuse, impétueuse, dévastatrice qui l 'apparentait aux grands fléaux de l 'humanité beaucoup plus qu'au circuit calculable des maladies classiques. II était done impossible de parquer les prostituées qui gagnaient topologique-ment sur tous les tableaux.

En effet, d'une part enfermées dans leur quartier, elles y concentraient leurs pouvoirs, elles en faisaient un lieu maudit, flamboyant, separé du reste de la ville. D'autre part, elles frap-

Íiaient subversivement toute la cité jusque dans ses personnes es plus irreprochables. La Prostituée apparait partout. En un

temps oú on ne tolérait pas Fadultére, oü il fallait bien croire parfois que le mari avait cédé á une séduction ignoble, toute femme délaissée pense qu'une filie lui a enlevé son mari et encoré, á une voisine avec qui il entretient des relations cou-pables elle lui crie qu'elle n'est qu'une prostituée. On l'insulte et son nom devient l'insulte supréme. Alors la Prostituée, insultée, suspectée en chaqué femme, devient un personnage obsessionnel de la ville, le seul qui pút s'égaler aux cours, aux escaliers, aux immeubles, aux quartiers de toute une cité, parce que son nom y était clamé et hurlé.

Le trajet qui méne un inconnu vers la Prostituée, recoit l'approbation de trop d'ceuvres pour étre recusé. Seulement s'agit-il d'un refuge qui lui permettrait de s'absenter de la ville ou d'une exploration qu'il entreprend sur un mode nouveau ? Un refuge. L'homme aurait peur de cette étrangeté qu'une ville représente et il s'arréterait auprés de la Prostituée, comme auprés d'un terrain familier. De fait, dans un certain nombre de « romans noirs », l'Etranger, Polonais ou Italien, s'il s'agit de la France, retrouve un havre dans la chambre de la Prostituée. A bout de souffie, angoissé ou terrorisé, il ne regagne un peu d'assuran^e qu'auprés d'elle. II s'agit d'une scéne trop répandue pour que nous la négligions. Le quartier reservé, l'hótel borgne semblent bénéficier d'une sorte d'exterritorialité ; ils n'exigent

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pas de passeports ou de déclaration d'allégeance a la Patrie. 11 se peut done que, d'une certaine facón, de tels lieux apparais-sent comme des refuges pour les étres qui ne supportent pas une adaptation trop vive et trop pénible.

La Prostituée n'est qu'un signe parmi d'autres de la facilité : l 'amour facile mais encoré le coucher, le manger fáciles c'est-á-dire a des prix abordables et sans des cérémonies délicates. La ville requiert une double dépense : en argent, l'eau, l'espace lui-méme s'y alloue d'une facón douteuse — en énergie, eut ajouté Janet, car il faut faire bonne contenance face aux garcons, aux clients d'un café, aux passants de la rué. Dans le quartier des Prostituées, les deux exigences se réduisent considérablement. L'homme qui consent a manger á méme la table, vivra á moin-dres frais. II en coüterait a un étre habitué aux belles manieres : le marginal retrouvera un milieu auquel il est adapté depuis toujours. On dit done que la Prostituée est facile et qu'elle est une « bonne filie ». En prononcant ce terme et en l'adoptant, nous réprimons d'autres lignes ímaginaires voisines mais diffé-rentes. II existe un théme romantique tres répandu et qui, par la méme, niérite d'étre consideré. La Prostituée (qui, en l'occur-rence, est plutót une courtisane, sensible et tourmentée) aime un homme d'un amour qu'elle sait impossible ; elle mourra pour lui : ainsi elle lui donnera ce qu'elle posséde de plus précieux et, á la fois, elle résoudra un probléme rendu insoluble par les préjugés de la société. Ce théme, d'inspiration littéraire, n'eut pas de peine á se propager parce qu'il répondait á des aspirations difTuses et, peut-étre, á des constantes de Fimaginaire. La péche-resse peut donner le salut ; elle est souvent une sainte oceulte qui assumera sa fonction rédemptrice pour peu que nous ayons recours á elle. La souillure a toujours possédé toutes les ambi-guités du sacre : salissante et purifiante. En outre, l'on euphé-mise la femme devorante, mordicante, terriblement redoutable, parfois fatale et susceptible de mener á la ruine un homme qui fut trop sérieux.

Nous n'ignorons pas la forcé de ees thémes mais nous vou-drions, une fois de plus nous rallier á des certitudes sensibles — ce qui ne veut pas diré des signes positifs. La Prostituée n'est pas une « bonne fule », en ce sens qu'elle aurait « bon coeur ». Tout au plus, de par son caractére primaire et son inconstance, est-elle capable d'egoisme, de rancune comme de générosité. C'est une plébéienne, que l'on ne redoute pas á cause de ses origines sociales et de sa condition présente. On la rencontre prés de la Bastille, du cóté de la Chapelle, au fd du metro aérien, avec des vauriens et non loin des meules de fromages et du marché de la viande, non loin des fleuves et des églises, des lieux oú les hommes subsistent, révent et prient. II s'agit surtout d'une évi-dence topologique. Elle est un point faible de la ville parce qu'elle est de chair dans ce paysage de pierre : une mollesse dans ce décor marmoréen, un sillón, un creux, une lévre dans cette plaine sans défaut. Elle parle ou, plutót, elle « cause », elle raconte des histoires, elle pose des questions et sa parole incontinente attendrit la géométrie des rúes. En poussant les dioses á l'extréme nous dirions que ses heures de gloire ne se siluent pas dans la nuit mais par un aprés-midi d'été quand elle fait

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fondre, d'une moiteur supplémentaire, les belles apparences de la ville.

L'acte sexuel prendra la plus qu'ailleurs une signification ambigué. En un sens, l 'homme marque ainsi, comme un animal, son territoire. D'autre part il s'isole de la ville. II accomplit un acte familier, rassurant, pour faire taire son angoisse, pour éluder un débat qu'il n'ose affronter. II veut manifester qu'il occupe, lui aussi, la cité, qu'il est capable de s'y abandonner á une nonchalance, feinte ou réelle. L'image de la pénétration ne nous éclaire pas directement sur les rapports de la possession d'une femme et de celle d'une ville par le méme homme. Dans certaines circonstances, l'homme aura le sentiment de posséder la ville á travers la femme mais la conscience de la possession peut advenir á travers un processus moins direct.

Ne pas s'approprier une ville, cela signiñe, au niveau d'une conscience immédiate, demeurer á la surface de ce qu'elle est, par l'effet de réglements respectes ou de barrieres á ne pas franchir. Les défenses de la ville ne consistent pas seulement en lois exprimées officiellement mais en une défiance diffuse des habitants. lis ne vous livrent pas leurs foyers, pas méme leurs visages. On ne parle pas, on ne sourit pas á l'étranger, on ne le remercie pas de sa politesse. En pénétrant la Prostituée, l'étranger a le sentiment de passer outre un interdit. II importe peu que ees femmes-lá soient permises. C'est le méme ordre ordre social qui interdit les biens, les foyers et les femmes. Puisque l'inconnu enfreint le tabou fundamental, il croit éprou-ver la solidité des barrieres et peser sur elles.

// a done trouvé un point faible dans ceite enceinte qui le tenait, dehors, á distance. II faut, comme toujours en pareil cas, ne pas entendre cette attitude sous un jour réflexif. L'étranger repoussé se heurte á des barrieres (on dit aussi : le mur de l'in-différence et, entre ses bras, l'une de ees barrieres — peut-il croire — a cédé. Souvent il ne voudra pas percevoir que cela aussi avait été prévu par la ville mais en aurait-il le sentiment, qu'il comprendrait alors que tous les habitants ne sont pas á l'in-térieur de Venceinte.

Le refuge peut méme devenir un tremplin, un lieu d'inves-tissement. Le quartier louche n'est pas tout a fait un secteur que l'on a repoussé en dehors de la cité : plutót une zone molle, indécise, mal surveülée a travers laquelle on peut se glisser et remonter jusqu'á la ville. Ce théme a été retenu, de facón plus ou moins claire, par le román policier. L'inconnu, parfois un homme de bien, un représentant de la Nation, ne peut entrer dans la cité. Comprenons que les bouches se ferment, que les portes restent closes, que les personnes qui seraient prétes á témoigner, sont assassinées, II ne saura rien. II a beau se trouver physiquement sur place, il demeure l'homme qui examinait l'affaire a des centaines de kilométres. II va gagner les faveurs d'une Prostituée ou simplement d'une entraineuse, et, á partir de cette rencontre, il remonte jusqu'á des hommes de plus en plus influents, comme si la mafia devait óter ses masques les mis aprés les autres jusqu 'á découvrir le visage d'un homme ¡nlliicnt et «gftnsidéré.

La líame du récit ne présente guére d'intérét par elle-méme.

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En revanche l'image vaut, selon nous, la peine d'étre retenue. Elle nous montre qu'il faut contourner l'enceinte d'une ville ou encoré opérer une plongée dans ses bas-fonds pour se retrouver de l'autre cóté des murs qui semblaient la défendre inexpugna-blement. Au niveau de la méme thématique, le vengeur ou l'en-quéteur trouve, par un incident tapageur le moyen de se faire enfermer dans une prison, oü il parlera aux gardiens, á d'autres détenus. Un tel lieu paraít á Vécart de la ville et pourtant il s'y trouve introduit, tandis que ses promenades accomplies en toute liberté le laissaient au-dehors. Nous devons oublier l'aventure et insister imaginairement sur ce sol mouvant, sur cette prison par lesquels il est seulement possible de pénétrer á l'intérieur d'une ville, quand on n'y est pas connu.

Comment se fait-il ¡pie le trajet qui joint les extremes d'une ville ait fasciné les masses et aussi quelques grands romanciers ? Le renversement du pour au contre (le pécheur devenu saint, l'infirme sacre champion d'athlétisme, l'anarchie préludant á un ordre nouveau) a toujours ému l'esprit humain ou, pour étre plus précis, notre civilisation chrétienne. Cependant en quoi la ville a-t-elle pu plus proprement favoriser cette thématique qui n'abolit pas la totale différence des extremes ? Une ville paraít omnicommunicante. Elle disjoint et elle separe les classes sociales mais cette séparation méme impose une liaison souterraine, fascinante pour l'imaginaire. Dans une civilisation tradition-nelle, les émissaires du palais mandent les hommes de main dont ils ont besoin ou, par le caprice du prince, ils viennent cher-cher un miserable que Fon comble de tous les plaisirs. L'on traine ostensiblement, a coups de bátons, le malheureux qui a indisposé son seigneur et une filie du peuple s'en revint du palais, couverte de bijoux qui exciteront la jalousie de ses camarades.

Dans une ville moderne oü la loi et la inórale régnent officiellement et oü l'argent ne donne pas tous les droits, il faut prendre d'autres précautions. Les sbires et les spadassins du régime agissent a pas couverts. On ne brise pas une gréve, on ne ligóte pas un leader de l'opposition d'une facón avouée. Cor-rompre ou falsifler ou spolier exige — des précautions... Or ees hommes des ténébres semblent exister et pouvoir constituer une seconde pólice. II se trouve, dans une ville, tant de personnes sans fonction bien définie. Dans un village on classe et on inven-torie ceux qui ne travaillent pas : les infirmes, les ivrognes, les bons á rien, les vieillards et l'on connait les ressources de cha-cun. On récense tres vite ceux qui dorment ou qui chassent ou qui boivent, pendant les saisons oü tous fauchent et moissonnent. Dans une ville, au creux de l'aprés-midi ou au milieu de la nuit, des ombres se profilent dont on ne peut déterminer les points de départ et les destinations. Enfin il s'agit d'un espace communi-cant, méme si les distinctions sociales demeurent et, dans certaines circonstances, s'accentuent. Point de citadelle, point de cité interdite dans la ville ; mais nous pensons aussi á ce mou-vement de la foule qui, par son flux et son reflux selon les heu-res, donne á imaginer qu'il s'agit d'un milieu fluide, d'une véri-table liquidité. Par un coup heureux ou malheureux du hasard, chacun peut se trouver au milieu ou au bord de la chaussée, k

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telle ou telle place de la terrasse d'un café, dans la masse de l'orchestre ou sur un strapontin, un peu plus haut ou un peu plus bas qu'il ne s'y attendait. Ainsi, croit-on, une révolution agite les bas-fonds et les fait remonter á la surface, tandis que des vaisseaux solidement amarres coulent á pie. Tout homme s'il n'y prend point garde risque de s'ensabler dans un sol mou-vant qu'il ne devinait pas aussi proche de ses pas.

Le refuge ne constitue done pas nécessairement une pause : il peut servir d'étape á une appropriation hátive de la ville. Mais si la derive continué, véritablement, que découvrira 1'homme ? II fera deux expériences qui, au premier abord, différent du tout au tout et qui possédent chacune leur valeur : la découverte de l'urbanité en general et celle d'une ville, en particulier. On peut aimer se sentir en ville — et ressentir « l'urbanité » n'est pas chose facile. Autre chose est encoré de découvrir le visage de cette ville si particulier et pourtant si peu dicible. II s'agit en droit de deux expériences différentes. Seulement, en fait, nous allons souvent de l'une á l'autre, par exeinple du plaisir d'étre irrigué par cette foule de Rome ou d'Amsterdam á celui d'étre traversé par une foule húmame. II faut exclure un rapport de simple généralisation. Je ne suis pas d'abord dans cette avenue pour ensuite m'abandonner a l'avenue, dans cette ville pour ensuite me sentir exister dans la ville. II existe plutót une coin-munauté de sens a! laquelle je puis étre sensible et, á ce moment, j 'experimente, á la fois, les deux situations. C'est ainsi que la découverte d'une ville est parfois aussi accés á l'exi&tence urbaine, á la surréalité urbaine. De la méme maniere, les Pros-tituées et certains quartiers reserves peuvent nous diré cette ville particuliére et la condition urbaine.

En un sens, elles représentent ce que toute ville charrie : immondices ou alluvions ; peu importent les termes qui risquent de limiter l'image, de la cerner d'un trait péjoratif ou défavora-ble — alors que l'essentiel se trouve ailleurs, dans cette impres-sion qu'une ville charrie, deporte, balaye, secrete et que ce quel-que chose prend figure, devicnt corps, chair, lévres. Alors il apparait que les milieux, les Prostituées, les bars, les maisons speciales différent, malgré tout, de Londres a Barcelone, de París a Hambourg — et en méme temps, nous apercevons cepen-dant que ce limón exprime la méme ville, comme certaines alluvions ont caractérisé indubitablement certains ages de la terre.

Nous devrons done diré en quoi la Prostituée exprime la surréalité urbaine, ce qui n'exclut pas qu'elle soit un accés á une ville déterminée. Le premier trajet nous semble, par ailleurs, préférable. A parcourir le chemin inverse qui nous ménerait d'une ville particuliére á l'existence urbaine, nous risquerions d'emprunter une route barree par le pittoresque, par les souve-nirs émouvants. De fait, pour atteindre la nuance d'une ville déterminée, ne faut-il pas, dans une étape préalable, avoir res-senti l'intensité du fait urbain et c'est, dans l'espace ouvert, inénagé par cette émotion révélatrice que la découverte d'un paysage urbain singulier peut parfois advenir.

Keconnaissons, cependant, que, dans certains cas, il s'agit (Tune matfVaise généralité qui confine á l'idéologie. C'est ce que l'on dil de la vílle, ce que l'on redoute ou ce que l'on attend

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d'elle mais deja a travers ees rumeurs qui circulent, s'annoncent, en creux, une certaine ville. Ainsi la peur d'étre agrippé dans la rué par une Prostituée (peur tres ambivalente évidemment) ou, d'une facón plus fantastique, cette idee que l'on pouvait tres bien attraper de « mauvaises maladies », dans n'importe quel lieu — en buvant dans un café comme Paul Guth nous le dit dans son « Paris naif ». Cette frayeur sous-entend que la ville toute entiére, est pestiférée, grangrenée, que nul n'est assuré d'échapper á cette malédiction urbaine. Davantage, par un sur-croit de scandale, les plus sains attirent la maladie et ils y suc-combent, tandis que les habitants de la grande ville résistent, on ne sait comment, aux miasmes de la cité, a la nocivité du tra-vail et des besognes. A cet instant, la ville s'annonce comme une béte malfaisante que n'empoisonne pas son propre venin, au contact de laquelle la santé campagnarde devient une marque de faiblesse. L'innocence, vertu mariale, a la campagne, devient une candeur dangereuse chez cette paysanne que des voyous vont proteger á son corps défendant. Dans cette image d'une ville nocive et maligne s'exprime une vieille raneceur de la campagne que les' villes exploitent, corrompent et, en ce sens, elle ne manque pas d'intérét.

Toutefois une telle mythologie constitue un écran, elle s'in-terpose entre la ville et l 'arrivant qui se cantonne dans une atti-tude de méfiance, done qui ne s'abandonne jamáis. Certes cette attitude rétractée, prudente, parfois hostile fut, selon toute vrai-semblance celle de la plupart des émigrants du xix" et du xxc sié-cle. Ainsi dans les romans de Pavése, les nouveaux venus de la campagne redoutent surtout, dans la ville, ses femmes, brillantes ou délurées, spirituelles ou coquettes, toujours trop autono-mes a l'égard de 1'homme. Pavése lui-méme n'arriva jamáis á établir avec elles des rapports satisfaisants. La campagne vantée, regrettée cherche á masquer ce mouvement de débácle en face de la ville et de ses femmes. Nous préférons cependant une position d'ouverture par laquelle les symboles ont quelque chance d'apparaitre. Les relations que nous allons étudier pourraient paraitre extérieures les unes aux autres. Elles engagent une par-ticipation immédiate que nous pouvons décrire du dehors mais que les individus vivent aussi bien sur un mode direct et impli-eite. Seulement, et nous nous en rendons compte, cette partici-pation peut étre plus ou moins totale, troublante.

Nous percevons, par exeinple, que la Prostituée s'achéte et se vend comme les autres marchandises d'une ville. Nous éta-blissons une relation entre la ville, la marchandise, l'argent et la Prostituée qui échangeront, le cas échéant, leur role de signi-fiant a signifié, de symbole á objet symbolisé. Car si la Prostituée apparait comme une marchandise, comme une création de la ville, on a tout autant le droit de diré que les marchandises quand elles s'étalent, selon les poses les plus variées, aguichantes ou séduisantes, se prostituent ou encoré cette ville, ouverte en son centre, en son ventre, outrageusement allumée, fardée, se conduit tout bonnement comme une prostituée et les billets a leur lour, passent effrontément de mains en mains. Nous n'avons done pas á faire á une consécution logique ou a une relation caúsale mais a une communauté de sens. Ne devons-nous pas alors opposer.

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par la pensée, une civilisation traditionnelle ou les objets ne se vendent pas ou il n'existe que des valeurs d'usage, oü l'autre, l'étranger, avant d'étre admis, doit étre reconnu. L'homme engagé dans une rué n'a pas besoin de poser explicitement cette opposition, pour appréhender cette identité de style que nous avons évoquée. II a envié de cette femme comme il ressentait plus tót le besoin de consommer dans un café ou comme il dési-rait un costume chatoyant dans une vitrine. II la pénétrera, comme il a penetré, tout a l'heure, les avenues maintenant vides de la cité. II prend plaisir á froisser des billets dans sa main, comme il froisserait la chair de la prostituée, et cette derniére, dans la plupart des films ou des romans oü elle apparait, colle l'argent a méme la chair.

En vertu de cette communauté de sens ou encoré, selon cer-tains par l'effet d'une identité dans le comportement, la posses-sion et la rencontre de la Prostituée deviennent celles d'une ville qui ailleurs se dérobait. De la méme facón, sur un plan imagi-naire, la ville est réputée, d'un abord facile mais on la dit en fin de compte frigide et secrete, marchande d'illusions et faite d'artifices. Selon les quartiers, la ville et les Prostituées embellis-sent Fillusion ou la proposent sous des formes dégradées. La encoré il faut éviter tout contre-sens sur ees affirmations. L'arti-fice, le fard, la frigidité ne renvoie pas a une nature meilleure qui aurait pu étre plus simple, plus chaleureuse, plus vraie et que l'on récupérerait avec de la bonne volonté. Une ville ou une prostituée, si elles étaient bonasses, sans attraits, sans appréts, ne seraient plus ce qu'elles sont mais deviendraient gros villages ou accortes servantes d'auberge. L'artifice est leur nature, comme la pierre, le goudron, le ciment sont leur terre, comme le fard est leur teint. Elles ne peuvent que simuler la simplicité, la gen-tillesse, l'abandon, par un surcroit de jeu et d'habileté.

Devons-nous pousser l'assimilation jusqu'au bout ? la Prostituée n'apparait-elle pas parfois comme Fartifice en train de se défaire, le fard en train de se dissoudre — tandis que la ville demeure roide, majestueuse, fiére dans ses demeures, dans ses monuments centenaires, dans ses bátiments ofliciels. Nous com-prenons la portee de cette restriction et dans toute une littéra-iure que nous n'avons pas le droit de négliger, la Prostituée, dans la ville d'avant-guerre, evoque un certain débraillé, une certaine moiteur. Elle s'éreinte dans l'amour tandis que les villes demeu-rent impassibles. Par la il est vrai, comme nous l'avons deja remarqué, qu'elle représente un refuge et done une certaine anti-ville : les étres faibles la souhaiteraient fraternelle.

Cependant nous ne tenons pas cette opposition pour fonda-inentale. II faudrait qu'une cité se resume á ses monuments et á ses beaux quartiers. Or il existe une passion de la ville, une nuit de la ville. A chaqué aube, la ville revient de loin, d'une détresse intolerable, d'un infanticide qu'elle répéte chaqué fois. Les nuits de la campagne respirent paisiblement et, au matin, perle une rosee innocente, titile, rafraichissante dans laquelle les l.ipins, les petites bétes et les enfants aux pieds ñus gambadent. Le plaisir, le crime, le travail éreintent et esquintent la ville. Loi-sque la lumiére commence a poindre, quelques desesperes vii'iiiH-iil de se suicider, les hommes grelotent et les deportes du

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travail nocturne portent sur eux une fatigue indélébile. lis sont devenus sueur, crasse, harassement. lis ont une nuit de plus que nous ; surtout ils se sont enfoncés dans la nuit des temps, celle qui n'a pas d'áge et qui, croyaient-ils, ne finirait jamáis. II existe done bien une passion de la nuit dans la ville et tant de réves, de respirations enchevétrées ne peuvent pas ne pas avoii marqué son vísage.

Quelle est done, sur un mode mineur, cette nuit de la Prostituée ? En monnayant cette figure sous forme d'images, nous la dégradons et nous risquons de passer á un régime inférieur de l'imaginaire. Beaucoup d'infirmes, d'étres que l'on suppose vicieux ou d'une autre race ou d'une autre peau, des adolescents en rupture de bourgeoisie la rejoignent, lui disent leur mépris ou lui demandent essentiellement d'étre le témoin de leur mal-heur, de l'injustice qui leur est faite, de leur infirmité fundaméntale, comme s'il ne pouvaient s'exhiber que devant un autre étre victime du systéme ou encoré devant des yeux qui ont tout vu ou encoré, d'une facón plus imaginaire, comme si l'on ne pou-vait se confier qu'á la Nuit et pendant la Nuit. Voilá que la Prostituée est promue malgré elle, témoin supréme et dérisoire, juge de derniére instance, substitut de Dieu sur terre. La Prostituée voudrait se décharger de ce role, échapper a une complicité dont on l'accable. Elle assiste á des transactions, a des ineurtres qu'elle voudrait tout a fait oublier avant que la Pólice ne l'in-terroge. Elle devient done la mémoire de la cité, soumise á des interrogatoires en puissance. Ellle véhicule bien autre chose que le secret des corps : toute la clandestinité de la ville. Les hommes lui font des confidences dangereuses qui mettent en danger sa sécurité. Puis ils exigent qu'elle les leur restitue, á longues approches, par des méthodes brutales ou sinueuses. II y a la comme un détour, comme un crochet qui ne s'explique pas de prime-abord. Les hommes qui se battent des deux cotes de la barricade, policiers et voyous, ou méme deux gangs rivaux, inter-posent un reíais supplémentaire. La Prostituée apparait comme ce puits de iénébres oü ils jettent des messages essentiels, des lueurs d'action ou des bribes de souvenirs qu'ils retirent ensuite á l'aveuglette et sans ménagement pour celle qui est censée les contenir.

Plus fundamentales que la lumiére sont done les ténébres, médiatrices indispensables de la course au pouvoir et á l'argent ; ou encoré, pour parler un autre langage, elles assument cette lumiére si particuliére qui est celle des villes : comme le trottoir des rúes — couleur de deuil et de féte á la fois, un certain gris qui ne saurait passer pour indifférent, un fard qui gicle, qui éclabousse, qui jaillit sans jamáis éblouir ou ensoleiller. Elle ne peut done se teñir a l'écart de la violence, quand bien méme elle désirerait une existence réguliére : surveillée par le souteneur, rembarrée par la Pólice, épiée et jalousée par ses compagnes. Cette imagerie atteint son paroxysme, lorsque nous lisons dans le journal que l'une d'elles a été tuée -— en general, d'une facón atroce, par un fou, un sadique, un puritain ou en vertu (rime mesure de représailles. On s'est acharné sur son corps : parce qu'elle cótoie l'illégalité et ne peut guére faire intervenir la Pólice ; parce qu'une Ville comme toute société, invente ses

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boucs émissaires qui ont, pour role, de représenter le mal, le vice. Sans doute, mais aussi parce que leur chair mauve, leur chair affichée appelle les coups et les couteaux. Du metal luisait sous le soleil, dans L'Etranger de Camus et cela suffisait á déclencher un drame. II est vrai que, sous le soleil les armes brillent dangeureusemenl mais ce puits de ténébres que nous évoquions plus haut ne suscite-t-il pas davantage un vertige de meurtre : on désirerait y laisser tomber toutes sortes d'objets contondants pour voir ce qu'il adviendrait d'eux.

Que vaut done, en fin de compte, cette rencontre ? L'explo-ration tí'une ville detvrait étre dynamique et se poursuivre á l'aide d'une déambulation. Par conséquent la rencontre de la Prostituée semble bácler une quéte qui aurait pu étre fruc-tueuse : aprés tout, quel paysage convenu et décevant qu'un esca-lier d'hotel, une chambre anonyme ! Le décor urbain, avec ses avenues mouvantes, par la diversité de ses quartiers et par la faveur de sa liberté inñnie, représente et exige autre chose. Cer-tes cette rencontre met fin á la déambulation mais cette im.mo-bilité nous parait trop concertée et trop absolue pour étre quel-conque. II faut insister sur cette non-mobilité, ne pas y voir seulement la manifesfation id'un réglement inflexible : que nulle ne transgresse la part de territoire qui lui a été concédée ! Pour que cette non-mobilité soit essentielle, elle doit se mani-fester par toute une somme de signes. La démarche de la prostituée est lourde : par suite de la fatigue, d'une station pro-longée, parce que I'emoi sexuel doit étre suscité par cette pause qui constitue aussi une pose, parce que son corps eesse d'étre un comportement pour s'affieher córame une chair. Ces raisons ne suffisent pas. Elle attend le client mais elle attendra que son aini termine une partie de cartes qui n'en finit jamáis : paresse ? engourdissement ! Disons plutót qu'elle tisse un espace cenli-rnetré, comme d'autres aspirent a l'Immense. L'escalier, le trot-toir, son bistrot habitué! et ¡méme les quelques bars oü elle se rend moins souvent se touchent. Lorsqu'une Prostitnée se met á courir elle devient incongrue.

Les granids dáplacements lui paraissent inconvenants, invrai-semblables et ils prennent vite une allure comique córame dans la « partie » de campagne qui voit ces demoiselles s'enivrer d'herbe et d'azur pour une journée et faire les folies. Rio de Janeiro, Dakar, Saiigon, oui mais á condition de retrouver immé-diatement un univers barricadé et iqui se réduit á quelques sym-boles ¡bien connus. L'escalier pas tres égal, pas tres éclairé peut s'inscrire dans la méme visión topologique. II permet de res-treindre l'espace, d'échapper á l'horizontalité et méme á la ver-ticalité. D'une part il refuse l'horizon, done le mouivement, les ouvertures, la fuite des rúes et des boulevarids. D'autre part, il n'assutme pas l'élan d'une véritable verticalité. Empaté, téné-breux, lentement gravi, il continué de figer l'espace. La chambre, elle aussi, refuse le grand air. Elle posséde des ouvertures réduites. La encoré, dépassons les réductions et les constats d'un esprit positif. II s'agit, pensera-t-on, d'hótels « modestes » mais croit-on qu 'un hotel plus luxueux ou qu'un studio plus confor-lahlo l'críífent l'affaire. Nous aurions la call-girl et non la pros-liluée. Une fenétre largement ouverte dans la chambre d'une

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Prostituée, une fenétre par laquelle l'air de la campagne et le vent entreraient, quel non-sens matériel !

Gráce á cette immobilisation et gráce á cette ció ture for-cenée, l'atmosphére de la vie urbaine et de la seule vie urbaine, se trouve condensée et rassemblée : une sorte d'anti-nature, oü l'on allume en plein jour, oü l'on est indifférent aux heures et aux saisons, oü le vent ne vient pas disperser la saueur des pn:-sences humaines. Ainsi on y capte les rumeurs de la ville, on y accumule la plupart de ses secrets, on retient ses jouissances et ses aspirations les moins connues. La cité industrieuse qui s'agitait tant, se perdait de vue et elle n'était plus qu'une somme d'actions et de projets. Ici elle se manifesté á la faveur de ses défaiüances et de son oisiveté. L'hoimme rencontre l'autre face de la ville. Non point la nature qui, elle aussi, oeuvre, mais cette oisiveté coúteuse, indigente, vaniteuse qui ne peut exister que dans une civilisation urbaine.

En second lieu l'errant s'arréte parce qu'il a rencontre un point fixe, balisé au milieu de tant d'incertitudes et de ,mou-vanfce. La ville existe sur le mode de la simultanéité et de l'égalité. De la une visión démocratique qui evacué les hiérarchies, le respect des eyeles inevitables et les degrés de valeur — de lá aussi le désencbantement de pouvoir aller n'importe oú puisque toutes les portions d'espace se valent et qu'il n'existe pas d'es-pace sacre ou consacré : les buissons, les trappes, les cháteaux, les chemins enfouis et les sommets glorieux ont disipara. Vers oú cheminer ? La prostituée apparaít com\me ce creux oú déva-ler, elle restitue le relief et la dénivelée dans un espace trop homogéne dans lequel les différences sont plutót fonctionnelles qu'imaginaires. II est vrai que les berges du fleuve jouent par-fois ce ¡méme role, qu'elles introduisent un sillón, un sillage, qu'elles suscitent le pas du promeneur inspiré qui doit inévita-blement y aboutir mais il faut qu'elles ne soient pas trop amé-nagées pour ragrément et l'industrie.

Enfin il faudrait ajouter que, malgré les apparences, la déambulation continué et qu'elle trouve sa vérité. En pénétrant dans le ventre de la Prostituée, on entre dans un ventre public. On se loge lá oü tant d'autres ont séjourné : ce ventre est, au plus haut degré, un passage véhiculaire comme le metro, comme l'autobus, comme un abri par pluie soudaine ou encoré comme ¡es impasses si chéres aux surréalistes. II faut, a ce moment, élire une lecture suspendue, un « comimentaire suspendu ». Nous voulons diré que toute explication diminuerait la forcé de ees propositions, tout comme le complément d'objet direct affai-blirait un vertoe transitif employé dans I'absolu. Ces deux axio-mes nous suffisent : le ventre de la Prostituée est un ventre public ; c'est un passage véhiculaire. II donne a un réveur des villes la conviction que l'errant, en rencontrant la Prostituée n'a pas été infidele á son projet fondamental de déamhu-lation. Car cette derniére ne constitue pas d'abord une figure de l'Eros naturel. Elle n'entrainera pas l 'errant dans une durée cosmique, fabuleuse. Elle le restitue á la Ville, á toutes ces pré-sences qui l'ont precede et qui l'accompagnent encoré dans son plaisir. Elle l'initie á la fraternité retrouvée de la borde plulól qu'elle ne il'immerge dans la Nature, notre inére.

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Déambuler dans une ville, c'est découvrir, avec griserie que rien, en elle, ne nous appartient — pas méme une personne. Le cortps, le visage, les gestes anonymes de la Prostituée nous apprennent que les enclos, les haies, les biens, les héritages parviennent a marquer la surface de la terre mais non des villes. II s'agit, bien entendu, d'une évidence perceptive, d'une maniere d'étre á-la-ville et non pas d'un constat économique. Malgré leur entétement a tout aecaparer les pouvoirs et les grandes famules n'y peuvent rien. Les boulevards, les places, la foule, les mati-nées et les soirées de la fouíle sont a tout le monde, sauf a ceux qui s'en absentent par leur priviléges et leur mépris. II n'y a pas de marquage ni de bornes possibles : les pas des hommes qui travaillent ou qui se proménent les effaceraient.

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LE CRIME DU CLOCHARD : L'ALLIANCE DU FANTASTIQUE ET DU MERVEILLEUX

Le Clochard.

Peut-on (décrire le personnage anodin du clochard á la suite de la figure terrible de la Prostituée et peut-on diré cette rencontre terrible qui se nomme le ciime ? Nous allons voir comment Je clochard va perdre ses allures euphoriques et considérer ce qui le designe á la mort. Húmme-fétiche, il est souvent aimé. On le remercie d'accepter la iparesse dans une ville vouée au travail, la sálete et le froid, dans une ville trop éprise d'hygiéne et de confort. II devient vite un signe reconnais-sable, une tache de couleur, une barbe, un sac de condes et un báton. Tandis que le criminel nous desoriente par son ubiquité insaisissable, le Clochard apporte de la regulante par ses habitudes, par sa lenteur. On sait sur iquel pavé il fláne, autour de quelles poubelles il s'affaire, dans quel bistrot il s'attarde.

Paradoxalement nous avons affaire a un nómade si noncha-lant qu'il fixe la ville et aussi ce qui est plus rare, la rué pas-sante qui a tellement besoin d'étre amarrée par quelques person-nages comme la marchande de fleurs ou le vendeur de journaux. Les Clochards animent la rué de leurs scandales. Ils ne se lais-sent pas facilement emmener par la Pólice. II faut qu'on les prenne á méme le trottoir. Ils embrassent les agents et ils mélent leurs corps a celui de ceux qui les apipréhendent. Pourlquoi cette comedie ? Par défi á l'égard de la société ; parce qu'ils ont perdu toute honte ; parce qu'ils usent des seules armes donl ils ¡disposent. Certes mais aussi parce qu'ils sont des étres de la rué : ils y suibsistent tant qu'ils y demeurent ; ils y admel-tent philosophiquement les passants qu'ils considérent un peu comime des intrus et des spectateurs possibles de leur ostenta-tion crasseuse. Ils osent y mendier, rompre la dure loi du travail et du salaire, de l'offre et de la demande.

Ils donnent a penser que la table d'hóte, les relations patriarcales, la générosité se perpétuent dans l'économie bour-geoise. Et, si vieux presque éternels, si vacants comme les anges, les rois, les Dieux, que peuvent-ils faire sinon regarder, par-courir la ville qui, sans eux glisserait dans l'abandon ! Ainsi apparait un axiome de l'imaginaire urbain : tant que le Cío-

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2;to DU CÓTÉ DES T R A J E T S

chard vaque, je suis assuré que la pénambre, les melles mus-térieuses, les impasses d'un autre temps n'ont pas disparu. En effet, comment pourrait-il survivre s'il ne lui était pas loisible de s'engouffrer dans les bouches d'ombre pour s'y nourrir et pour y dormir ? La ville conserve toute son épaisseur, raéme si je continué á marcher parmi des boulevards trop évidents, á tra-vers une circulation utilitaire, sur un espace désacralisé. La ville beneficie d'un « fond », la présence méme furtive du Clochard m'assurant de la présence d'une ville autre et donnant ainsi á mes pas une gravité dont j ' a i besoin. La cité souterraine nous fuit á l'ordinaire. Nous avons de la peine á imaginer qu'une autre ville existe sous nos demeures et, deja, Víctor Hugo se plaignait de la transformation des égoüts parísiens. Les metros ne circulent que pour nous permettre de remonter au plus vüe á la surface. Les monuiments, quelques églises, nous procurent un enfoncement dans le temps mais l'application, l'érudition,

( l'émotion esthétique se mélent á ce sentiment et le tourmen-/ tent. Au contraire, dans certains quartiers, le Clochard joue tres I naturellement le role de módiateur d'une ville autre.

Nous quittons alors la psychologie pour Ja topologie. Le temps colle á la pean, a la voíx, á la véture du Clochard qui s'est incorporé les années et qui a vieilli plus vite qu'elles. II était notre contemporain voici quarante ans et il a franchi en cet intervalle de courte Idurée des siécles. Ses faiblesses (les attein-tes du froid, de la faim, qui ont marqué ses bronches et ses organes) deviennent une marque de sa forcé. II a su enjamber les siécles et devenir le compagnon de Notre-Dame, de la Biéure, peut-étre de Lutéce. Rien ¡d'étonnant á ce que certaines parties de son organismo aient été particuliérement touchées ¡ le coeur qui a trop battu, la voix qui s'est trop époumonée, les bronches qui ont respiré un air trop fort, et peu importe qu'il s'agisse des fumées d'un toistrot ou des rafales d'un pont : dans les deux cas ce sont des émanations ide la ville.

II a trop bu ; il continué a boire : pochardise lamentable ou qui préte á rire. En fait il se drogue au vin, comme d'autres plus riches á la Marijuana mais ce n'est pas pour inventer des revés exotiques, des paradis artificiéis. II continué á vivre dans cette ville prés de ce trottoir ou de ce pont. Seulement il gagne l'intemporalité, oubliant le froid et la faim. II flotte dans un espace et un temps qui ont perdu leurs contours comme on flotte dans un vétement mal apprété. II devient un peu plus cette ville qui, á forcé de rides, oublie son age et il niele, sans vergogne, les époques. II ramasse des chiffons, parfois des objets plus récents. De toute facón, les poubelles les ont métamorphosés en une nuit durant laquelle les jours, les mois et les années se confondaient. Et dans ce memorable sac de toile ou sur cette charrette mal articulée, il en accélére la décrépitude, les compri-mant, les tassant, les refoulant jusqu'á ce qu'ils perdent con-science de leur age. II leur faudra toucher le fond de l'histoire humaine avant d'étre á nouveau déballés. On retrouve cette méme masse de durée dans ses vétements. C'est pour lui, une chose terrible que d'étre mené au dépót de Nanterre oü on le Ion i I le, le lave et oü on lui impose de nouveaux vétements. On le délesle'H'une chemise délavée á laquelle il tenait tant, d'un

LE CHIME DU CLOCHARD 2:n

petit couteau et de bien d'autres objets surprenants puisqu'il emporte avec lui tous ses biens. Surtout il y perd, d'un coup, sa seule et véritable richesse : ce dépót d'années dont il ne s'étail jamáis départi.

Que cette image euphorique ne nous abuse pas tout á fail. L'exploration de la nuit urbaine ne parait adoucissante qu'á ceux qui l'accomplissent, par personne interposée et done sans risques. Le clochard n'est pas absolument le mendiant éternel qui se masque pour sonder la bonté ou la dureté des coeurs. II se trouve étre rarement un grand avocat qui s'est retiré du barreau et qui volontairement a coulé á pie dans l'univers impersonnel de la cloche : plutót un homme qui a subi une légére condamnation et qui n'arrive pas á se réintégrer dans la société. S'il était du milieu, il serait accueilli par les siens ; délinquant accidentel, il se retrouvera seul et n'obtiendra pas de travail. De tempérament faible, il devient alcoolique et aboulique et destiné á mourir assez jeune. Mais plutót que de nous référer á des observations posi-tives, il vaut mieux évoquer de nouvelles images. Nous pensons a un crime effroyable du Clochard. Son assassinat comporte toujours un aspect terrifiant. II s'agit, pour ainsi diré, d'un crime gratuit : car pourquoi le tuerait-on puisqu'il ne posséde rien ? S'il est rare que l'on precipite par la vitre d'un compar-timent, un voyageur afín de se prouver á soi-méme sa totale liberté, des jeunes gens dans l'ennui, en revanche, s'acharneront contre un Clochard. D'abord il présente l'avantage d'étre la, en quelque sorte, sous la main : nullement valorísc ou dévalorisé comme un commercant ou un agent de Pólice. Une chair á l'état pur, a l'égard de laquelle on pourrait seulement ressentir quelque répugnance. Ensuite le jeu devient irritation. Nous sommes bien en présence d'une uie qui ne sert á rien, done qui ne vaut rien. II n'a pas d'ami, pas de parents ; les risques d'étre recher-ché paraissent faibles et, á la rigueur, la Société aurait-elle le droit de poursuivre les criminéis pour avoir abrégé une existence qui ne débouchait sur aucun avenir. Le crime se transforme, sans peine, en une exécution cruelle : l 'abattre comme un animal ou mieux l'écraser comme un insecte, en craignant qu'il ne salisse, de son sang la chaussée : le défoncer, le lapider, l'asperger d'acide, lui crever les yeux pour qu'il devienne un véritable clochard, titubant, aveugle et démuni.

Un seul impératif : éviter de se salir en accomplissant cette besogne nécessaire mais repugnante. Cette fois, le Clochard vient d'accomplir tout le parcours de l'existence urbaine. Nous avions vu plus haut qu'il symbolisait une ville tres ancienne, celle des parvis, de l'anarchie et du vin facile, des rúes populaires. Exécuté sans qu'il puisse appeler á l'aide comme en un terrain vague, il symbolise maintenant la solitude impuissante des villes modernes. II n'est plus le membre d'une confrérie pittoresque mais un homme qu'on a dépouillé des attributs et de la dignité de la personne. Quant au sadisme des jeunes gens qui l'ont mis a mort, il ne rappelle en rien la colére qui circule á fiots dans les villes en liesse ou en révolution mais la violence séche de ceux qui s'ennuient dans leur casemate personnelle, loin d'une communauté qui existe á peine.

Nous avons done décrít un personnage qui, mieux que de

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nombreux lieux, nous a rendus sensibles á la légende des siécles d'une cité. On pouvait craindre qu'un personnage n'apparaisse comme une individualité tandis que nous nous orientons vers des zones anonymes, impersonnelles, qu'il n'apparaisse comme un étre précaire, un passager tandis que nous recherchons une tradition : les murs ne nous disposent-ils pas plus favorablement a cette permanence, a cette memoire. Mais íl arrive qu'on les mette á sac, qu'on les incendie et alors des nomines renaissent qui, en toute humilité, ressurgissent de ees ruines dont ils expri-ment l'origine.

Ne pouvons-nous pas dépasser l'évocation de cette figure exemplaire et apercevoir comment le crime constitue un dévoi-lement possible de la ville ? II provoque une modification qui bouleverse — plus encoré que la marche — la physionomie d'une cité. Ce trajet se distinguera des autres déambulations en ce sens qu'il ne se rythmera pas selon des étapes, selon des stations. Cependant il devra comporter des séquences, une nécessité, les images s'appelant en vertu de leur connexion et de leur sym-pathie. II est bon qu'un trajet comporte une certaine dénivelée, nous fasse passer d'un póle á l 'autre. A cet effet, nous avons choisi comme termes le fantastique et le merveilleux, étant bien entendu que ce parcours risque de faillir á une stricte synchro-nie. Car nous étudierons deux sortes de fantastique : le premier plus proche d'une ville portee par le temps, le second concer-nant une ville privée de mémoire.

Au premier regard les frontiéres du fantastique et du merveilleux urbain apparaissent indécises. Ainsi elles semblent se brouiller dans le « Paris insolite » de Jean-Paul Clébert. La poésie (familiére) des chantiers, des boulodromes, des bistrots-buvette, les itinéraires parcourus avec leurs détours, leurs rac-courcis — mais aussi la crainte des ródeurs « qui surgissent brusquement au sommet d'un fossé », des hommes allongés que l'on ne découvre effectivement qu'au moment de marcher dessus ; mais aussi « des jardins que traversent des ombres presque immobiles, se livrant au manége habi tud des voyous, des maniaques, des solitaires de toutes sortes, allant d'un banc á l'autre, attirées comme des phalénes par le feu d'un mégot, tour-nant autour de tres rares couples d'amoureux, approchant len-tement du type seul, s 'arrétant á quelques pas, se taisant, attendant, quétant du regard puis s'éloignant pour revenir aprés un détour ». Voilá la troupe hétéroclite de la filie aux oripeaux, du professeur de latin, du marchand de fagots, du recéleur, des astrologues, des alchimistes du coeur, des « farfouilleurs et trous-seurs d'idées genérales ». Voilá encoré prés du passage Vilin une tribu d'étres humains « a la musette porte-bouteille, aux costards bouffonnants, barbiflards pour la plupart ou affectionnant pour coiffure la créte casoar ».

Ils ont choisi des métiers peu ordinaires, tel ce Martini qui desinfecte les logements des morts dont le décés a été découvert aprés quelques jours. Doué d'une belle et longue expérience, il peut distinguer, des l'entrée de la chambre, si le mort a succombé d'une maladje d'origine tuberculeuse ou cancéreuse ou syphili-lique et ceci d'aprés la seule odeur des lieux. D'autres font commeice de peaux humaines tatouées que l'on extirpe d'une

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enorme cantine militaire. Elles représentent des scénes érotiques ou elles portent les signes distinctifs d'un bagne ou elles repro-duisent naivement un tableau. Elles ont été fournies par des employés de la morgue qui ont operé sur des cadavres ou encoré des vivants qui ont vendu une partie de leur peau. Certains plus follingues se livrent á un passe-temps désintéresse et dont la gratuité étonne. Un faux cul-de-jatte s'installe au bas des rúes pentues et demande a des ames pitoyables de l'aider á grimper la cote. Puis il se laisse tomber, á toute vitesse au risque de se rompre le cou.

Goüt de l'insolite ? Le terme risque de nous induire en erreur. II ne faudrait pas penser a une passion pour l'horrible, pour le rare, pour les contrastes ou alors, cette prédilection aurait une portee limitée. Elle serait la marque d'un tempéra-ment « nerveux », épris de nouveautés. Cette foule de métiers bizarres, cette somme de recoins peu connus, cette diversité dans les existences citadines, nous les savourons comme l'expression d'une ville toujours capable d'inventer l 'humain et l 'innumain. Une ville n'est jamáis aussi ingénieuse que lorsqu'elle contourne les obstacles presque infranchissables qu'elle semblait impru-demment avoir eleves sur sa route, jamáis aussi en verve que lorsqu'elle produit des hommes, des situations, des lieux, des métiers qui ne peuvent avoir de signification que dans un milieu urbain. Nous admirons des images aussi fortes dont nous oublions la cruauté. Le fantastique perd sa part d'horreur pour acceder a la gloire la plus entiére de son sens et il nous donne l'assurance de rencontrer du poétique. Une ville, dans sa prodi-galité qui va jusqu'á l'extravagance, imagine plus que nous ne saurions concevoir. Le topologue moissonne, engrange des images qu'il recueille et qu'il n 'aurait pu inventer. Un métier « cocasse » (vendré les tatouages de la chair humaine) voilá une situation qui suscite notre étonnement et encoré davantage notre émerveil-lement que la ville puisse creer encoré et toujours. Nous rions non comme d'un effet divertissant mais parce que notre miserable visión des choses se dilate. Nous nous apercevons que la genése naturelle ou que la fabrication ne constitue pas les seuls modes de production : les terrains vagues, les soupentes, les hardes du vagabond, les feux, le long des berges, poussent, eux aussi, dru et expriment irréfutablement la filiation du bois, de la tringle, de la chair humaine — et de la ville.

Seulement les frontiéres du fantastique et du merveilleux urbain peuvent se préciser. II suffit que le premier se durcisse, s'organise en un systéme qui nous étreint á la facón de la raison la plus imperialista et que le second s'adoucisse, mime la féérie et s'adresse á nos ames candides. Nous penserons, par exemple, á la ville américaine telle qu'elle apparait dans les romans poli-ciers. Dans cet univers désespérant, la pólice ne différe pas tellement de ceux qu'elle pourchasse : souvent corrompue ou incapable, elle cede la place au detective privé qui use de méthodes irréguliéres. Volontiers sadique, il n'hésite pas á maquiller un cadavre, á fracturer un coffre, a rendre ses ques-tions plus pressantes á l'aide de gifles. En quoi se distingue-t-il des membres d'un gang et pourquoi n'a-t-il pas rejoint leurs rangs ? Comme eux, il lui arrive souvent de jouer au poker, de

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s'enivrer, de subtiliser les Índices. Récemment démobilisé, il ne croit plus aux valeurs communes et seule sa condition de fauve orgueilleux, musclé lui assure quelque grandeur. L'hótel de pólice ou le commissariat n'ont-ils pas quelque chose de lúgubre et ne participent-ils pas á cette féte noire ? De longs couloirs que les journalistes avides de sang á la une arpentent, des claviers de machine á écrire qui rapportent mécaniquement les aveux arrachés, la lumiére inquisitrice des abat-jour qui ailleurs promettrait l'intimité, le grillage des cellules oú l'on enferme, péle-méle, les prévenus, filies publiques ou adolescents fugueurs ou honorables manifestants politiques.

Le crime irradie d'autant plus qu'il s'organise et qu'en un sens il manifesté, lui aussi, les valeurs en cours : recherche de la puissance et de la domination. II s'agit rarement de héros isolés mais plutót de bandes qui se répartissent au rnieux de leur travail. Elles possédent leurs intermediaires et leurs manoeu-vres, leurs intellectuels et leurs techniciens spécialisés (chauf-feurs, perceurs de coffre, comptables) : un rackett exige des dons réels d'organisation, des fichiers et des registres. Tel Manager traitera ses affaires á partir d'une auto hautement perfectionnée oü il dort, oü il mange et oü il transmet ses ordres par radio. S'il est le roi des préteurs sur gages, il expédie ses encaisseurs récupérer les créances dans les autobús de la ville a la deséente desquels on coince les méres de famille endettées, ou encoré on impose une taxe sur les bailes de ble, sur les barriques de biére. Comme les rois de Vindustrie, ils se partagent des empires, des bénéfices.

A partir de cette situation le crime prend une allure horri-fiante. Strictement localisé, il était possible de s'en défendre, de le mettre au compte d'une perversité héréditaire. Lorsqu'il qua-drille une ville, les habitants éprouvent un sentiment total d'impuissance. 11 constitue le cauchemar dont ils ne sauraient se réveiller et puisqu'il ressemble si étrangement par ses méca-nismes au systéme social qui nous contraint, c'est que ce dernier est, lui aussi, criminel. Une critique sociale aurait pu nous en convaincre mais pour rester fidéle a notre projet, nous devions partir de l'imaginaire. En outre les images obsessionnelles et si inévitablement répétitives, nous enchainent davantage á une dra-maturgie fantastique. Nous ne pouvons espérer jouer l'imaginaire contre le réel ou encoré le réel contre l'imaginaire puisque tous deux réfléchissent une seule et terrible vérité. La Puissance, l'Organisation, la Loi, la ruse apparaissent comme les inoyens et les fins qui président á ees deux domaines.

Les tueurs n'en finissent pas de détruire. De par une cruauté qui multiplie les occasions de se satisfaire ? Par un enchainement fatal qui veut que l'on fasse disparaitre les témoins du crime — et encoré les témoins de cette seconde vague de meurtres ? Nous n'exclurons pas ees raisons. Cependant ce qui nous frappe, c'est la méthode et le style dont ils usent : des fonctionnaires de l'atroce qui renversent et qui pulvérisent les obstarles, qui n'hésitent pas á accomplir un grand nettoyage palle vide ^ o u r faire place nette : indifféremment ils posent une bombe dans une piscine oü des enfants se baignent, ils poignar-(lenl silenciensement un veilleur de nuit, ils fauchent á coup de

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mitraillette une bande rivale, ils défoncent les portes d'un appar-tement. Nous ne sommes pas si loin d'un génocide fonctionnel-lement et rationnellement organisé. Alors les abords de la ville risquent de perdre la paix qui est, semble-t-il, le signe de la nature. Pendant tres longtemps on avait opposé la violence de la ville et la candeur rurale. Lors de cette derniére guerre encoré, le cinema italien permettait parfois a ses héros de quitter l'enfer des villes bombardees ou oceupées par l'ennemi. Ils accédaient a l'univers des moissons, ils s'extasiaient devant l'eau en liberté, devant le lait en abondance, et, sur une charrette cahotante, ils oubliaient, dans ees escapades, les scénes terribles qu'ils venaient de vivre. Dans l'univers de la ville criminelle, les abords rempla-cent la notion de milieu. Si ce dernier evoque une continuité, une richesse, une fluidité vítale, ceux-ci constituent une excroissanee extravagante et morbide de la cité. Dans la géographie mentale du criminel il est impossible d'imaginer autre chose que des abords. On vient livrer des batailles sanglantes prés des inci-nérateurs urbains ou prés des lieux de décharge de détribus qui composent, par eux-mémes, des collines artiíicielles. Une bande, et á ce moment nous atteignons une forme gigantesque et comme pathologique de l'iinagination, enterre une í'ormation d'autos blindées dans des galeries de mines comme si la terre ne pouvait que méler l'acier, la ferraille, comme si la ville avait été cein-turée en profondeur par des usines désaffectées.

D'autres lieux oubliés, en general, retranchés du monde extérieur deviennent omnij>résents et semblent jouxler chaqué quartier. Ainsi en est-il de cet espace de violence el de reníer-mement que représente l'hópital psychiatrique. Le voisin, le passant parait étre, en puissance, un f'ou évadé. 11 semble naturel que, dans un román noir, une femme qui vient de s'évader d'un asile de fous, fasse stopper un autoinobiliste et qu'elle monté dans sa voiture. La pratique de l'auto-stop cesse, en l'occurrence, d'étre une conduite inoffensive que des jeunes gens en mal de voyage ont adoptée. Elle apparait comme une ruse du Destín pour introduire le Désordre dans une vie réglée. II faut que les deux voyageurs de rencontre forcent un barrage qui, tres vite, s'est institué dans toute la ville. Or ce quadrillage lui-méme ne nous rassure pas. II suggére une étreinte qui pourrait se refermer sur nous. Nous sommes pris dans une ville criminelle entre deux formes de terreur : cette femme aux yeux á peine dilates, si fragüe, qu'on a peine a croire qu'elle est une « folie » et qui fait reculer les Limites de la raison — et un ordre si prompt a établir des réseaux, des maillons.

De son cóté que deviendrait, sous une forme adoucie, le merveilleux ? II Ínter viendrait chaqué fois que le spectaclo dépasse la commune .mesure, que le quotidien se double, de toute évirdence, id'une présence seconde, bienveillante, chaqué fois que les lois attendues de la causalité sont mises en échec, sans pour autant faire place á un déréglement angoissant. Ainsi la rué ne conspire pas nécessairement en notre faveur et nolie action ne se trouve pas toujours facilitée. Du moins a-l-on la gentillesse de nous proposer gracieusement un spectacle qui nous emerveille. Paul Guth, ce méconnu, si précautionneusement atlen-tif aux choses de la ville, a fort bien surpris cette poésie

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spontanée. Le nalf adolescent réve sur les menus du restau-rant et il lit sur la carte des promesses insensées : un gigot de mouton, une cote de boeuí, un ananas, quel beau Festín et sur quel plat d'argent va-t-on porter ees mets de prince dont on le regalera ! La déception viendra quand il s'apercevra que la tasse modeste de café n'est en rien comparable aux pichéis de café ou de lait que l'on laisse sur la table d'une ferme et que le gigot se réduit á une tranche de mouton. Háblerie de la ville ou honneur du langage qui se donne le droit d'ennoblir tout ce qui a pignon sur cité ? La « terrasse » se cantonnera á deux tables et quelques fauteuils mais le rninuscule, lui aussi, deviendra source d'émerveille'ment. Une terrasse, dans une ville, si réduite soit-elle, dit toute la paix et tout le spectacle du monde — autant et mieux que les longues allées d'une petite ville, tout camine on admire que l'arbre reíleurisse une nouvelle fois. L'improbable suruient. La Nature reverdit a la campagne

/ e t on ne s'étonne pas de ce moment du eyele qui devait arriver l plus ou moins tót. Le ¡printemips apparaitra coinme une féte / d a n s une vilile parce que nous n'avons pas lieu de l'espérer, S ¡neme sous les espéces de quelques bourgeons et du chant des ( oiseaux. Nous assistons la á une Ides figures possibles du. m e r ;

veilleux unbain. II ne nécessite pas le recours á une légende, á "des~""fees, a""tte§ épreuves. L'áme affamée du citadin que l'on dísait blasé, applaudit et acclame de confiance ce que le ci'el lui aceorde en ce désert de pierres. Ainsi cette fraicheur au fond d'un bistrot, en ce jour d'été, il la savoure coinme une gráce inespérée.

Le merveilleux urbain, nous dirá encoré Paul Guth, allie í'artifice et la naíveté, ¡'imprevisible et le trop altendu. Une gamine vend des fleurs et on lui sait gré de tendré des taches de couleur, d'étre pathéliquement seule dans la ville, fragüe par.mi les pierres, jeune parmi l'héritage du passé, émouvanle de fatigue et aussi de venir du monde des onphelines et des chanteuses de rúes, nous rendre visite. Nous ne pensons done pas seulement aux camelots dont la vocation est d'ébahir le peuiple. D'autres métiers font surgir des prodiges. Avant guerre la inarchande de journaux se tapit silencieusement, comime une béte, dans sa cahule sombre. La charrette des fruits et légumes parait miraculeuse parce qu'elle contient en si peu d'espace tant d'objets. Elle ne peut conserver son equilibre que par une faveur surnaturelle, elle ne cesse de produire des oranges, des bananes, á la facón de ce parapluie dont on tire des fouíards, des lapins, des jeux de caries. Les balayeurs, quand ils exercaient leur état dans la journée, ouvraient les conlduites d'eau et, de leur baiai, poussaient, en mesure, le ruisseau qu'ils avaient creé de leur propre autorité. Les égoutiers que rencontrait notre can-dide Professeur sur le chemin de son lycée, surgissaient á la sur-face, appelés irrésistiblement par un mécanisme dont le passant ignorait les effets et qui, dans sa lenteur surnaturelle, rappelait ^ascensión du Clirist. Les marchands de journaux clamaient les dernieres nouvelles : aédes de la paix ou de la guerre, d'un ineuilie ou d'une survie inespérée, ils possédaient la célébrité ii(i dcslin, ils criaient le bonheur ou le malheur. Ils pénétraíent dans un cute et les consommateurs se réveiJlaient de leur vie

LE CRIME DU CLOCHARD 2.')7

quotidienne trop oublieuse de la part de tragédie que les Dieux nous ont accordée. Plus tard des livreurs entassérent, sur de puissantes motos, leurs monceaux de journaux qu'ils distri-buaient aux dépositaires de la grande ville. On guettait l'arrivée de leurs carenes et on les remerciait de venir fracasser un quar-tier qui, déjá, ne se souvenait plus que le destin ou que l'his-toire existe. Le merveilleux change alors de tonalité. II s'appa-rente á celui de l'épopée antique. La ville avec Balzac nous avait habitúes á une autre qualité épique : bouillonnante, fer-ment de l'histoire, capable de broyer ou d'épanouir des exis-tences, elle était le sujet et l'objet de l'épopée moderne. Lors de ees derniéres descriptions. le Destin redeuient extérieur á la ville. Des messagers venus d'ailleurs lui rappellent que les nomines ont parfois á se confronter á des situations qui semblent dépasser leur condition. Les Dieux ou du moins des valeurs absolues coinme le Bonheur, la Noblesse, la Mort existent, délé-guent leurs hérauts et font savoir á la cité qu'elle ne canstitue pas l'unique réalité.

Le prodige se degrade souvent en charlatanisme. En effet le citadin souffrirait d'étre un sédentaire, un homme privé d'étoilés, de montagnes, du vent qui gémit et qui affole les trou-peaux. Amputé de la nature, il en appelle a une surnature ; privé de voyages, il s'absonbe dans le spectacle des nómades qui traversent la ville : il les admire et il les suspecte á la fois. Le merveilleux en appelle done á un témoin exceptionnel qui n'existe que poar affirmer qu'il a vu le prodige. Nous pensons au Baldaud, sipectateur éternel des événements les plus divers. II assista impuissant á l'assassinat d'Henri IV, il a vécu les heures de la Fronde, il a chanté la Carmagnole, il se proméne, comme Paul Guth, dans le París d'avant-guerre, et il se trou-vait en mai 68 prés des barricades. Et pourtant la naiveté ne se rencontrerait-elle pas plutót chez le paysan qui, malgré sa méfianee, se laisse abuser par Í'artifice ? II ne s'agit pas de la méme candeur. Le paysan pécherait plutót par ignorance que par excés de confiance. Le Badaud (citadin) manifesterait la divine simplicité. Démuni de tout bien, oublié des puissants, presque inexistant il veut croire á un retour du surnaturel, il espere de toute sa misére le miracle et il en háterait l'avéne-ment.

En méme temps une rué légendaire est toujours habitée par des Charlatans. II semble que la rué incite les désoeuvrés á plus d'audace. Ils s'y installent, ils tolérent á peine que les hon-nétes gens y passent. Ils pensent pouvoir s'enfuir, une fois leur coup fait. Ensuite une action commise dans la rué n'engage pas autant la responsabilité de son auteur, puisque elle n'a pas enfreint les lois saintes de la proipriété privée — du domicile. Mais la n'est pas l'essentiel. Si les charlatans prospérent et se multiplient dans les rúes, c'est parce qu'ils y rencontrent des gens desarmes, simples. On dirait méme que la rué augmente leur candeur. Les voilá un peu troublés, étourdis par le remue-ménage de la rué. Tant d'knages nouvelles, tant de scénes ¿Imuges suscitent leur étonnement. Ils ont le sentiment d'appioclicc le merveilleux ; il est done vrai qu'il existe autre chosc que la grisaille, la pauvreté á laquelle ils s'étaient habitúes. Leurs leles

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chancellent, ils perdent tout bon sens et ils deviennent des Badauds préts á croire tout ce qu'on leur dit et á se laisser gru-ger par le Charlatán. Leur naiveté va préter á rire et pourtant elle signifie également l'enfance du monde, une belle innocenee que les privilegies, les nantis, les roués, les hommes avertis ne possédent iplus depuis longtemps. Les rúes de Noel ne consti-tuaient par une tréve. Elles mettaient encoré en évidence cette falle esperance qui, chaqué jour, s'empare des humbles, malgré les déceptions.

Le Charlatán en imposait aux simples par sa facilité, par son verbe. II savait parler, ce qui le mettait au rang du notable. Or il parlait un langage sonore, audible, intelhgible. Les mots, par sa bouchc, se dévergondaient. Les associations habi-tuelles se dóliaient. On retrouve Tinimense respect du peuple á l'égard de la pai'ole et de l'écriture, avant qu'elles ne se soient dévaluées sous le coup de tant de mensonges oííiciels et aussi par l'avénement mondial de l'image. Le Charlatán demeurait l'un des leurs par ses expressions, par ses souvenirs el en outre il •mimait, par son débit, par ses improvisations la rué en féte, la rué en liberté et l'ivresse de l'foomme dans cette rué en liberté. Son corps gesticulant, son visage grimacant, son langage téles-copé, c'étaient la représentation exacte d*es incidents inattendus de la rué, de ses charroís, de ses jurons, de ses vertiges, de ses visions parfois grottesques, parfois si belles. Le Charlatán s'éva-nouira quand l'ordre public quadriJlera de plus en plus les arté-res ou quand les gens presseront l'allure en traversant les villes. Nous préférons avoir recours á une autre explication iplus topo-logique et plus symbolique. Lorsque la diversité des costumes et le contraste des couleurs ont disparu, lorsque les odeurs, les sons, les paroles se sont exilés de la rué, á cet instant le Charlatán est devenu un archai'sme. L'eut-on encoré toleré, qu'il lui aurait fallu se métamorphoser, devenir autre chose qu 'un bate-leur, inventer la nouvelle ipantoinime de cette rué moderne qui engendre d'autres rythmes et d'autres griseries. C'est la pein-ture moderne ; ce sont certains films ou certains gratte-ciel qui ont assumé ce role autrefois dévolu a un homme. Le merveil-leux, quand il existe encoré sous une forme aussi naive, a emigré sur les écrans ou dans les musées.

QU'EST-CE QU'AIMER UNE VILLE ?

L'amour de la ville plus que tout autre sentiment se préte á une róduction possiible. II s'agira de rnontrer qu'il masque autre chose, un désir plus authentkiue et plus í'ondamental. Nous n'aurions point affaire á une visee véritable. On ahuera, dit-on, la ville parce qu'on fu i t la campagne dont on redoute la bétise, la fécondité, la vitalüé suffocante. Dans une ville nous nous sous-trayons aux assauls d'une végetation incongrue dans sa suffi-sance. Ou encoré, les hommes aiment se perdre dans les cites, dans les rúes populeuses : ils y reconnaissent la chaleur dou-teuse de leur propre espéce, ils y assouvissent, consciemment ou non, cerlaines aspirations, vers ce qui est las, dans la pro-miscuité des houlevards, des bistrots, des ports. Ils entrepren-nent une deséente commune dans les Enfers de la vulgarité. Seúl J'homme, et non les bourrasques, les orages, la sécheresse, peut corrompre et pervertir l'hom.me. Ou encoré, d'autres plus cultives ont le goíit de la pierre, des fresques ou des formes géométriques. La nature n'offrira jamáis une architecture aussi soustraite au hasard et aussi calculée. D'autres seront davan-tage tournés vers le passé. II leur plait de déchiffrer un livre aussi compliqué, écrit, par des générations qui ont surchargé, chaqué fois, le iinessage de celles qui les préeódérent. Lee tu re á plusieurs entrées, esotérisme de Notre-Dame qui nous méne jusqu'au paganisme et jusqu'á la magie noire ! Les conches géo-logiques de la nature nous parlent avec plus de candeur de leur passé ; il s'agit, devant les vestiges d'une cité, de ruser avec Finsouciance, les roublardises, les approximations des morts.

On ne refusera ñas d'emblée tous ees thémes qui figurenl á titre d'arguments, dans les apologies de la ville. Tel ou tel amou-reux de la ville n'a-t-il pas avancé explicitement l'une ou 1'aulre de ees raisons ? Nous laisserons-nous pour autant convaincre que nous avons affaire á un « sentiment derivé » ? D'abord nous pourrions, avec autant de facilité, renverser le mouvement, diré,

.par exemple, que la Rature masque un amour décu de la Ville. L'homime qui n'y a pas rencontré l'amitié qu'il espérait, qui n'y a ipas été reconnu á sa véritable valeur, se retournerait du colé des chaimps et des foréts. II clame leurs beautés éternelles, leur fiídélité, leur douceur qui contrastent avec la dureté el la pré-

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carite des cites. En l'occurrence un mouvement aussi reversible n'a pas beaucoup de chance de prouver quoi que ce soit. Ensuite les raisons invoquées, si nombreuses et parfois contradictoires entre elles se présentent aprés coup. Un homme se sent concerne par la ville et, ensuite, il explicite ou il invente les joies parti-culiéres qu'elle lui procure. Ce n'est pas parce qu'il trouve du plaisir qu'il se compilait dans cette ville mais c est parce que cette ville lui plait qu'il en retire des boniheurs. Que ce rapport s'estompe et tou's les motifs d'y étre heureux perdront de leur chaleur, de leur évidence.

Cependant nous pouvons étre géné par une question d'anté-riorité chronologique. Les relations de l'enfant á la mere ou au pére risquent de passer pour fundamentales parce qu'elles pré-cédent toutes autres. Et, si nous l'admettons, la rencontre de l'étre aimé ne précéde-t-elle pas aussi celle de la ville ? Mais la n'est pas exactement la question. Ne vaut-il pas mieux évoquer un manque d'étre, une incomplétude ou un besoin d'étre reconnu qui passe parfois par un amour singulier, parfois par une adhesión politique, parfois encoré par l'expérience sans reserve d'une ville. La notion de « manque » ne devra pas étre comprise d'une maniere négative. Nous altons axtivement uers un étre avec lequel nous sommes en affinité et pourquoi réserver cette conna-turalité aux seuls partenaires de l'espéce hummne ? n'est-elle pas possible entre l'homme et d'autres formes de l'Etre ? S'il n'en était pas ainsi, comment ¡'homme pourrait-il avoir quelque connivence avec l'eau, avec le bois, avec les villes ? Comment la poésie, en particulier, serait-elle possible ?

Nous n'avons pas á présumer les intentions (toujours hypo-thétiques) d'une attitude mais a nous demander si elle rencontre son objet, si elle se nourrit de sa présence, et, a son degré de dévoilement, nous jugerons qu'elle a ou non attein.t l'objet qu'elle visait. C'est done au nom de la positivité et non contre elle que nous préférons une démarche descriptive. L'amour immédiat, premier de la ville, nous n'avons pas á le localiser dans une carte du cceur humain. Sans le nommer, nous en avons deja evoqué la manifestation lorsque dans une premiére partie nous mon-trions l'homme dévoilant la ville par sa marche, par son regard parfois par son appropriation révolutionnaire. Nous avons cru déceler un signe incontestable d'une rencontre effective. La pen-sée du promeneur, du passionné des villes n'est jamáis en avance. A chaqué minute, á chaqué pas, a chaqué geste il découvre le sens d'une ville dont la physionomie se compose peu á peu : de la un de nos plus grands bonheurs. C'est done que nous ne pla-quons pas sur la ville un sens qui lui serait extérieur et dont nous aurions, des le debut une pleine connaissance. Seulement nous croyons possible d'insister sur le póle subjectif de cette visee et, a cet effet, nous distinguerons idéalement deux démar-ches possibles : celle de l 'amateur des villes et celle du passionné d'une ville puis nous nous demanderons, d'une facón plus systématique comment un homme peut entendre la possession d'une ville.

Nous voudrions d'abord évoquer la figure de Pavése : en ro<viiiT#nce un exemple qui semble nous donner tort puisqu'il s'agil d'iiii échec et que les conflits mal résolus de la premiére

AIMER UNE VILLE ? 211

enfance ont pesé sur sa vie ; mais un artiste peut-il jamáis échouer quand il écrit ! et nous chercherons á montrer coiuinenl. dans son ceuvre les visages de la femme et de la ville ont pris une égale importance : majeure. Nous découvrirons une idenlilé de style á travers des relations qui s'imbriquent mutuellemenl. Que fait done le héros pavésien face a la ville et á la femme ? II préfére se teñir a distance de l'une de l'autre, vagabonder dans « les collines ». On siffle des amis et on sort avec eux pour regarder, pour boire, pour rire ensemble de plaisanteries anodines. Les amis l 'attirent parce qu'ils le délivrent de la présence de la femme redoutable dans la mesure oü il faudrait la conquerir et aussi parce qu'ils raménent le héros á l'époque insouciante, facile de l'enfance qui se termine ou de l'adolescence. II fait bon se souvenir pour ne pas agir, pour feindre que le temps s'est a peine écoulé. Done rien d'une déambulation active : on fláne parce qu'on ne s'est fixé nulle part. Cette double fuite de la ville et de la femme par la « campagnardisation » (nous ne pouvons utiliser le terme de « naturalisation » qui serait ici impro-pre) se manifesté par Fattirance de la maison populaire de rendez-vous. lis y vont en groupe comme les joyeux lurons d'un village ; ils savent qu'ils ne s'engagent pas par cette rencontre avec une filie de l'établissement ; bref ils éludent le contact avec la vie adulte comme si la mollesse et la primitivité de la campa-gne se situaient en decaí de la lucidité et du déniaisement urbain.

On cherche a éviter la femme qui paraitrait conforme au génie de la ville. Tantót elle est une personne trop forte parce qu'elle est libre, affranchie, coupable de regarder : indépendante, elle reclame, pour le moins, un égal. Tantót elle est redoutable non plus en vertu de son autonomie mais de sa condition : son élégance, sa frivolité, son bon goüt exigent les mémes qualités chez l'homme qui prétendrait a sa possession. La, l'échec devient plus patent. Le héros pavésien pouvait reconquérir la ville obli-quement : il s'enfoncait parfois dans des rúes amicales. La femme de la ville le trouve desarmé en sa présence. II reste une double échappatoire á cette situation doublement insupporta-ble : la passe rapide ou encoré une terre farouche, fruste, caleuse et qui, elle, ne fait pas tant de manieres. Elle n'exige pas de fleurs, elle porte en elle des fruits sauvages et il est bon de s'éten-dre sur elle quand on a un peu trop bu et que le sommeil vient. Nous ne retrouvons pas la nature chére au romantique et qui, comme une mere, consolé Famoureux décu. Nous serions alors en présence d'une conception un peu trop apprétée, un peu trop littéraire et done urbaine. Le héros revient á une campagne réellc que l'on laboure ou mieux dont on parcourt les friches inl'é-condes. On pourra, dans toute cette oeuvre, déceler la rationali-sation d'un échec. Si Pavése préfére son village a Turin et s'il s'invente des origines qui, en fait, ne furent pas aussi rurales qu'il le prétend, c'est pour camoufler une défaite qu'il a subie malgré lui. Sa gaucherie en face de la ville et de la femme, il l 'aurait déguisée en un mouvement de fierté et de fidélité aux sources. L'explication nous paraít plausible mais l'entrecroise-ment des thémes nous instruit davantage : comment posséder une ville et quand on ne peut ou quand on ne veut pas la itos-séder, que reste-t-il a faire ? II faut faire en sorte de dcdoubler

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la réalité, aifin que nous puissions nier son mauvais cóté (celui qui serait trop difficile a affronter) et accepter son bon cóté (celui qui s'accorde á nos pulsions). Ainsi Pavése a-t-il pu á la fois s'enfuir de la ville vers les colimes et cependant revenir, y fláner. II suffit de rencontrer des macons, des terrassiers pour que la campagne s'engouffre dans cetté rué de la cité. De méme on evite le tete á tete avec une femme mais, á plusieurs, on houspille de loin les filies. La grandeur de l'art pavésien, comme Dominique Fernandez le montre avec beaucoup de süreté dans l'intuition, c'est de porter un peu partout ce dédoublement — dans les couleurs (le blanc et le rouge), dans le registre auditif (la musique et les cris « quand les dioses se gatent ») et méme dans les éléments naturels puisqu'il existe une revanche de la ville. Nous avions vu la ville se campagnardiser ; la nature (en l'occurrence), le soled peut s'urbaniser : l'héroine d'un récit intitulé « Champ de ble » a en horreur le soleil de la campagne et, en revanche, elle fait ses délices du soleil dont les rayons la frappent quand elle va a la piscine. C'est qu'il ne s'agit pas du méme soleil : Le premier brutal, incivil, asséne ses coups sur les paysans et les constitue comme tels, encoré plus que l'exís-tence du propriétaire ou du citadin. Le second charmeur, insou-ciant, cajole le corps de la baigneuse. Dans cet univers pavésien, on ne peut plus imaginer la seule impuissance du héros face á la femme ou alors ce serait inventer une existence qui n'aurait plus de point commun avec celle de Pavése. Réduire équivaudrait a traduire de la facón la plus infidéle qui soit. La ville et la campagne, les couleurs, les cris, les soleils de l'une et de l'autre composent le décor d'un drame qui a pris cetle tonalité indissociable pour l'auteur de « La Prison ». Et la solu-tion eüt pu venir aussi bien d'une victoire sur la ville que sur la femme.

En distinguant le passionné d'une ville et l 'amateur intelli-gent, éclairé des villes, nous verrons mieux á quel point la ville peut ne pas constituer un simple décor mais une passion a vivre jusque dans ramertume et dans la défaite. Par lá méme nous dissiperons certaines ambiguités et nous montrerons en quoi ce travail entend ne pas ceder á certaines tentations esthétisan-tes : puisque nous ne parlons pas d'une ville particuliére, puis-que nous ne saurions évoquer une ville qui serait, en quelque sorte, induite á partir de toutes les grandes villes d'un autre pays, ne sommes-nous pas contraint de travailler sur une ville stylisée, policée — celle des livres d'art ou des voyages réussis, celle á laquelle nous pourrions aborder, si nous arrivíons a nous glisser dans la compagnie choisie d'un Sthendal ou d'un Paul Morand ? Or la ville dont nous parlons qui ne se confond mal-gré tout avec aucune ville particuliére, méme si elle ressemble a Paris, ne posséde pas le poli, la lamiere bienveillante des villes idéales : elle demeure rugueuse, ápre, riche de surprises et de soubresauts, d'abandons et de coups perñdes, comme une ville réelle á laquelle on se confronte. C'est done en pensant á ce pro-bléme d'ordre méthodologique que nous allons tácher de precise r cette passion de la ville.

L'auj»iteur de villes, qu'il se dise un homme pressé ou un étie de loisirs, en assume une visión euphorique. Nous ne voulons

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pas diré par lá qu'il choisit de visiter seulement « des villes gaies » ou que, dans une cité, il porte ses pas vers les quarliers les plus beaux. L'euphorie ou plutót l'eurythmie concerne plutót sa marche, sa visión, son oreille accordées au paysage urbain. II a une certaine maniere de prendre les devants qui lui evite d'étre totalement débordé et les surprises les plus divines étaient encoré ménagées, sinon prévues : elles sont comme la résolution d'un mouvement d'ensemble. II ne bute jamáis devant l'obstacle, devant une réalité scandaleuse ou simplement contingente. II en fait aussitót une discordance nécessaire, l'ébauche d'un motif qui prendra peu á peu son volume, toute sa masse orchestrale — et cela qu'il s'agisse de la misére ou des restes de la guerre ou de l'inquiétude due á l'oppression d'un régime. Une telle conni-vence, lorsqu'elle est profonde, dépasse vite le niveau d'un savoir. Certes l 'amateur de villes connait leur passé, leurs apports successifs ; il connait méme leur saison ; surtout il en a tant visité qu'il peut les comparer a bon escient, discerner leurs torces et leurs faiblesses et, peut-étre, leur mort prochaine. Mais l'accord s'opére plus spontanément par ees pas qui jamáis ne trébuchent, par ce regard qui effleure le paysage et en saisit aussitót Féquilibre, presque par cette main qui s'accoude a une balustrade et qui fróle les passants. L'amateur rend gráce a cette ville qu'il devine si bien et qui Vinspire á ce point. II en opere, avec bonheur, la lecture. Ne nous laissons pas abuser par cette métaphore qui semble sous-entendre un code linguistique. Disons plutót qu'une ville s'exprime selon une organisation formelle qu'il nous faut reconnaitre et reconstruiré pour notre compte, quitte á se heurter parfois a certaines villes qui ne se laissent pas construiré. Une telle synthése s'élabore au plus organique de nous-mémes : // faut qu'une ville entre dans nos talons, dans nos jambes et elle recoupe" d'autres codes partiels, comme la maniere familiére de nommer les monuments, les plats en honneur, les moyens de transport.

L'amateur n'a pas besoin d'un ciel clément puisqu'il répand sur les étres et sur les pierres la lumiére bienveillante de ceux qui contemplent et qui ne sont pas directement touchés. D'une facón plus symbolique et plus enivrante, il se sent a l'aise dans cette ville comme dans un vétement bien coupé ; il participe á sa recréation de mille moyens : il la danse, il la chante, il en regle le spectacle. Ce retour á l'innocence, cette pleine disponibi-lité de soi et de son corps et de sa vie, certains grands voyageurs ont cru la dccouvrir, non point dans une He exotique mais dajis les cites de Vavant-guerre. Nous entendons bien que ees bour-geois intelligents, eduques et fortunes jouissaient, enñn, sans culpabilité, du luxe, de la modernité de l'Europe : des palaces mieux aménagés, des automobiles rapides, des cigarettes parfu-mées, des femmes étourdissantes de liberté et d'ingénuité. Mais il faut faire a la ville sa part ; elle constituait un milieu éton-namment riche et divers oü seuí un homme de race peut se prou-ver á lui-méme ses dons d'inspiration, son flair, son intelligence des lieux. Elle était méme assez excitante, inquietante, agacante pour enñévrer une sensiblité avide de vivre á íleur de peau el dise blesser, sans mal, a une réalité parfois irritante : ce n'étaienl plus les fiévres de l'Orient mais celles de Rome ou de Vienne 011

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de Paris. La mélancolie, par exemple de Rome sous le brouillard, en octobre, faisait partie de cette gloire de tous les sens.

Que nous apprend cette premiére analyse ? II s'agit la d'une forme de possession que nous ne pouvons récuser. Certes l'ama-teur ne s'intéressait qu'á certains des aspects de la ville ou encoré il mythifiait ce qui l'aurait trop choqué mais il est incontestable qu'il en attrapait le rythme, qu'il savait discerner ses sautes d'humeur, ses plus imperceptibles changements. D'autre part nous sommes en présence d'une esthétisation de la ville : non point parce que l 'amateur recherche d'abord les monuments, les^ vieilles pierres, les églises mais parce qu'il la stylise, parce qu'il se proméne en elle comme dans un pare prestigieux. Nous découvrons méme dans son attitude une certaine mélancolie souriante et que l'on retrouve chez l'esthéte : tout n'est qu'appa-rence et je suis toujours renvoyé en fin de compte á ma propre jouissance qui tragiquement peut se lasser de tant de beauté. Cette ville qu'ils parcouraient bourdonnante, dont d'ailleurs ils pouvaient apprécier l'excitation a son réveil, elle leur apparais-sait tout aussi lointaine que les cites englouties dans les profon-deurs des légendes marines. C'est qu'ils vivaient comme au passé leur expérience, avec la distance du désintéressement esthétique. Ils pouvaient, eux aussi, s'écrier á leur maniere « et j ' a i vu tant de villes ! » Nous pensons que ce n'est pas par hasard que les villes d'eau connurent á la méme époque une belle fortune : les villes oü tout émoi semblait absent, qui s'endormaient frileuse-ment á la fin de l'été, des villes tournées vers une eau puréfiée, captée, jamáis tumultueuse, toute dispersée en gobelets, en bai-gnoires, en piscines, en un mot l 'amateur de villes, si fin, si récep-tif, si eduqué n'avait qu'un « tort » selon nous, celui de déréa'liser les villes, c'est-á-dire de ne plus les traiter comme des existences. On comprend cette tentative qui a paru cumuler les bénéfices de l'esthétique et du percu. D'une part le percu perd de son opacité, de son étrangeté ; il est recité, rythmé, interpreté de diverses manieres comme un texte que l'on relit. On reviendra plusieurs fois, dans sa vie, au pélerinage dans certaines villes, et á mesure que l'on s'enfonce dans l'existence, on pense de plus en plus qu'il s'agit d'une derniére fois. D'autre part l'esthétique cesse d'étre un domaine a part, en quelque sorte paralléle á notre monde quotidien (le musée, la salle de concert). L'amateur de villes avait le sentiment de continuer á étre en prise sur le monde des hommes et il raccordait, sans peine, les matinées aux soirées tandis que les ravissements en présence de l'ceuvre d'art demeu-rent des instants privilegies.

Ainsi « l 'amateur » a manqué une expérience qui aurait pu étre plus passionnée et plus grave. Nous allons évoquer cette expérience plus priinitive et qui sous sa forme aidente, a pu devenir celle de beaucoup d'hommes. En pareil cas l'homme ne choisit pas ses villes : le pluriel, dans son indétermination, est déjá choquant ; un homme ne se sent véritablement concerne que par une ou que par quelques villes. II n'en a pas le choix parce qu'il découvre aprés coup qu'une certaine ville lui est nécessaire pour survivre ou pour accomplir sa destinée. Nous sommes aux anlipodes^l 'un aimable dilettantisme qui s'attarde et qui disparan selon les hasards ou les humeurs : cette fois, en présence

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d'une des formes terribles du Destin. L'homme n'y voit plus une source de jouissances, franches ou frileuses mais une épreuve qu'il ne peut éviter, par laquelle il doit passer, dont il est impos-sible qu'il sorte totalement indemne. II s'y enrichira peut-étre ; il s'y usera a coup sur. S'il échoue, il ne pourra qu'en apparence repórter ses préiérences sur une autre ville. II demeurera, au íond de lui-méme un exilé, un rescapé, un amputé. Notre amateur de villes savait les cajoler, les déguster ; il les dominait comme on ne domine que les étres de réve ou les oeuvres d'art. L'homme concerne par une ville se débat á travers des avancées victorieuses, des moments de rechute, des périodes de doute comme s'il fallait arracher a sa ville un aveu qu'elle profére toujours a contre-coeur. II lui arrive certes, comme le dilettante, de s'en laisser accroire par une apparence de douceur ou de sou-mission mais il ne peut tout a fait se fier á une telle facilité et il enragerait si la ville se donnait avec autant d'aisance et a tous. Au milieu de son bonheur, il redoute toujours que le prodige ne cesse.

Nous devons nous arréter sur ce dernier point qui nous per-metlra de préciser un tel drame. II arrive au passionné d'une ville de s'y í'aufiler, sans mal, mais quand il reprend conscience de ce qu'est cette ville pour lui, il redevient interdit, il s'étonne qu'elle existe et il en est comme stupéfait. Nous ne reprenons pas la description du Philosophe trop plongé dans les idees et qui, par inadvertance, tombe dans un puits. Car notre homme n'est pas ravi a la terre par quelque cité légendaire qu'il inven-terait. C'est bien l'existence si proche de cette ville si réelle qui le trouble et qui l'étonne. Gardons-nous également de la « réduc-tion métaphysique » et de « la réduction positiviste ». Qu'on n'aille pas trop vite diré que l'homme se heurte a la facticité en general, á la gratuité de l'existence, á son aspect ingénérable, indéductible. La racine de marronniers aurait alors aussi bien fait l'affaire que la ville — á ceci prés que la premiére constitue une incitation plus súre á la nausee par ce qu'elle a de noir, de retracté et d'expansif á la fois. L'homme concerne par la "ville peut tres bien ne pas éprouver le sentiment aigu de la facticité, penser que le recours a un Dieu créateur ou á une interaction universelle suffit, avec un peu de foi, á tout expliquer. II coha-bitera en paix avec les racines de marronnier, avec son propre corps, avec son visage lorsqu'il le rase le matin et qu'il le fait saigner maladroitement devant sa glace. Le débat, pour lui, se situé ailleurs — entre lui-méme et cette ville á laquelle il est destiné, qu'il ne peut jamáis tout a fait dominer, dont il ne peut pas non plus se déprendre et dont il cherche á deviner un secret vital pour lui.

On pensera que nous personnifions la ville. II ne nous appar-tient pas de préciser son statut : de su jet, de quasi-sujet, ou d'objet magnifié ? Nous voudrions seulement montrer á l'aide de quelques remarques a quel point l'homme véritablemeiit concerne par la ville la traite comme une personne. D'abord il l'institue témoin et juge de son existence, de sa réussite ou de son échec. Son destin semble se jouer entre lui et elle : frappé d'impuissance s'il n'arrive pas a la pénétrer. L'arbre, le fien ve, la pierre, méme s'ils sont les confidents de notre peine on de

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notre joie, méme s'ils réveillent en nous Parbre, le fleuve, la pierre que nous sommes, ne nous tiennent pas tete aussi dure-ment, d'égal á égal, souverainement comme des interlocuteurs valables. Ensuite i! lui arrive de la vouloir autre non point en vertu d'un vague souhait au tenne duquel les événements s'ar-rangeraient si bien mais comme on désire la transformation d'un étre auquel nous tenons, qui nous humilie et dont nous atten-dons, toujours en vain, plus de tendresse ou de respect. Sur ce point encoré, notre honime se distingue de l 'amateur des villes. Ce dernier accorde une partie de son ternps á la ville qu'il visite parce qu'elle le mérite et il n'hésiterait pas á l 'abandonner si elle perdait l'intérét qu'elle présente á ses yeux. Le probléme ne se pose point en ees termes pour l'homine concerne. En derniére analyse et inalgré sa détresse, il veut la ville telle qu'elle se manifesté a lui, avec son été, ses autonmes, ses habitanis gros-siers ou courtois, comme une belle totalité á laquelle il serait absurde de contester l'existence de tel ou tel de ses éléments. L'esthéte, en Pédulcorant, Papprivoisait. L'homine concerne par une ville, Paffronte de plein fouet, esquive a peine ses coups et continué á exister dans son inevitable compagnie. Nous pouvons enfin relever un troisiéme trait, á notre sens significatif. Cette ville n'est pas pour lui un symbole, un mot chargé de prestige. // faut qu'il l'habite charnellement, il faut qu'il vive en sa pré-sence, il a besoin d'elle, c'est-á-dire de son haleine, de son visage, de son ciel, de sa rumeur. Le voyageur, le touriste éclairé, eux aussi, cherchent a raviver leur expérience mais, au terme de leur visitation, ils en font une image parfois émouvante. Ils en parlent. Elle devient done un grappe de mots sonores, de sou-venirs précieux et, par la suite, quand ils y reviennent, ils la retrouvent comme une belle image enfouie dans un álbum coloré. Leurs villes ignorent l'opposition si nelte de Vabsence et de la présence : méme s'ils n'y sont pas revenus depuis longteinps, elle leur est encoré présente ; quand ils y séjournent, une buée légen-daire s'interpose entre leurs regards et ce qu'elle est peut-étre. Ce clair-obscur, cette alliance du réel et de l'imaginaire ne doi-vent pas nous irriter ; ils signifient, sans doute une forme de Dossession équilibrée qui réduit, pour le mieux, la distance de l'homme et des choses. Mais l'homme concerne par une ville se refuse á ce jeu. II repugne a parler d'elle, par pudeur et aussi parce qu'il n'aimerait pas se contenter du substitut des mots. Les images lui paraissent dérisoires au prix d'un contact véri-table et quand l'absence se prolonge, il en souffre. Tandis que les dilettantes ruines continuent á parler de leur Venise, le passionné revient á un París oceupé, méme s'il y risque sa vie, méme s'il doit assister, impuissant. á sa misére...

Nous croyons avoir montré, á Paide de ees pages, la gravité des relations d'un homme et de sa ville. En Pinstituant juge de son existence, en la voulant dans sa vérité, en ne supportant pas son absence, il la traite comme une personne. Nous ne saurions parler de personnification, car nous nous situons avant toute transmutation poétique. La ville n'est pas comparée a ce qu'elle n'esl pas et á ce qu'elle deviendrait par la magie du verbe, palles iiicanlalionsjidu langage. Une ville, si elle nous parle, comporte son propre sens que nous n'avons pas besoin d'importer d'une

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región voisine. Le débat d'une ville et d'un homme ne peuL s'achever valablement que dans un respect mutuel des souverai-netés. II serait vain de vouloir posséder une ville, sans inéna-gement, a la facón d'un ambitieux pressé. Car que connait-il de Paris le jeune député, devenu ministre ? Quelques salons, POpéra, les lieux les plus chauds de la foire d'empoigne. II faudra savoir accorder sa respiration á celle de la ville que Pon aime et attendre qu'elle se declare á nous. En revanche nous devons nous faire respecter d'elle, faute de quoi elle risque de nous brutaliscr et de nous écraser.

II faudrait, dans cet échange, faire la part de l'homme et de la ville. Nous ne pouvons" dresser Pinventaire des villes inoffensives et de celles qui offrent un enjeu important puisqu'il existe un rapport secret de la ville et de l'homme, une afíinité particuliére dont l'évidence apparait aprés coup. Tout au plus pouvons-nous avancer qu'il existe des villes presque trop fémi-nines comme Sienne, ville en forme de conque oü tout devale, ville coquette, tournée vers Papparence et le désir de plaire. Palerme niénage des surprises. Elle porte un nom poétique, elle evoque lebalancement de la palme, un ciel sans histoires et sans nuage. Or elle se compose d'un peuple extraordinairement viril qui n'hésite pas á tuer, á se taire^ á souffrir en silence. Certaines villes exigent plus de sensibililé ou plus d'intelligence, un esprit rapide ou un ceil exercé. II ne faut pas qu'une ville soit trop accueillante. Nous entendons deineurer, autant que possible, au niveau de Pobjet et nous nommons accueillante non pas la ville dont les habitants sont cordiaux, affables mais celle qui ménage trop d'éléments de detente . par ses jardins, par exemple. II Y manquera alors une tensión exaltante et qui donne tout son prix á la confrontation. Mais, nous le répétons, toutes ees notations bien rapides ne veulent pas se donner comme un recensement exhaustif. II n'existera jamáis de méthodologie urbaine.

En revanche, on voit mieux comment le sujet peut manquer une ville par sa distraction, par la pauvreté de ses motivations, par manque de courage : il s'avoue vaincu et il abandonne une ville qui semble ne pas faire attention á lui. Un homme recon-nait vite qu'il s'engage dans la bonne voie. 11 peut songer á des signes minees comme la maniere d'inteiroger dans la rué et d'ob-tenir une réponse satisfaisante : plus fondamentalement Paccord entre l'amplitude de la ville et celle de notre regará, de notre prise, de notre marche. Des contretemps multipliés, des parcours inin-téressants oü nous nous fourvoyons, nous disent á quel point nous ne respirons pas á sa mesure. On parle également des antennes d'une ville et de celles d'un homme. II faut conserver la méta-phore biologique. L'une et Pautre approchent avec prudence leurs antennes, se reconnaissent, s'accordent et ne se font pas de mal. L'arrivant n'est pas seul a faire les premiers pas. II faut que la cité consente á s'avancer elle aussi. Alors quand on vit en paix avec une ville, quand on se plait á respirer avec elle, elle ne vous détruit pas.

Bien loin de se préter a une réduction, le sentiment urbain nous parait en mesure de donner un sens á toute une soinme d'attitudes, des gestes qui, sans lui, se dissoudraient dans Pin-signifiance. II s'agit chaqué fois, croyons-nous, d'entrer en

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contact avec une cité. Tous les trajets que nous avons evoques dans ce travail, relévent d'un effort pour posséder la ville. Nous chercherons maintenant á systématiser de telles tentaüves.

L'avoir qui paraít synonyme de posséder et dont la fragilité apparait bien vite quand il se coupe d'un « faire ». Je ne saurais teñir les objets en laisse et que me disent-ils si je ne sais pas les utiliser, les déchiffrer ! II nous faut nous réapproprier ce que nous semblons « avoir », á l'aide d'un mínimum de pratique sociale. Sans cette derniére, il se juxtapose a nous et entretient avec notre étre des relations purement extérieures. En outre le lien mystique de l'homme et de ses biens (de sa terre) a presque disparu. Cependant la plupart des hommes n'acceptaient pas, avant guerre, de vivre en surplomb, en survol. Quand ils habi-taient un meublé, par choix ou par nécessité, ils se situaient en dehors de la ville. II leur semblait souvent important de posséder, comme on dit, « un « pied-á-terre », qu'ils fussent loca-taires ou propriétaires, afín de se poser sur la surface de la ville et afín de devenir de méme nature qu'elle. La superficie possédée ou entretenue ne comptait pas tellement. L'accent devait étre mis sur cette mutation qui les faisait passer de l'état d'un étre acos-mique á l'état d'une existence étalée en métres carrés, done consubstantiel a toutes ees rúes, ees immeubles qui constüuent une ville.

La connaissance. Les choses semblent destinées á nous demeurer étrangéres : cette surface, puis encoré cette autre ; j ' a r -rive au fond de la boite qui s'offre encoré comme un dehors. Je la retourne et je vois une autre surface. Nous ne pouvons sur-monter leur matérialité en la transmuant. Ainsi agit le savant. Par un véritable coup de forcé il rend la matiére transparente á l'esprit : les signes algébriques, les notations chimiques, les équivalences physiques sont de méme nature que l'intellect. Le volume d'une étoile ne pese pas plus lourd que la formule qui en rend compte. En ce sens l'homme qui connaitrait parfaite-ment l'histoire d'une ville, la nécessité de son organisation, le sens de son évolution, aurait le sentiment de ne plus étre débordé par elle. Mais ne perdons-nous pas, en cours de route, la chair de la ville, son poids, ce qui fait que nous n'évoluons pas dans un monde de réves inconsistants. A diluer l'opacité du réel, nous risquons d'étreindre du néant. Et n'est-ce pas oublier qu'il faut traiter la ville comme une personne, faire attention a ce qu'elle nous dit ? Nous préférerons done nous tourner vers des écrivains comme Mercier, Montigny, Léon Daudet, Francis Careo, P. Mac-Orlan ou encoré vers des chroniqueurs plus modestes, passionnés de leur ville, füt-elle petite. Ces derniers partageaient leur existence entre le dépouillement des archives et le colportage des rumeurs quotidiennes. Ils ne se consacraient pas á cette tache a cause de la limite de leur talent mais par vocation. Ils étaient tout a la fois, craints, respectes, aimés et hais. Ils se sentaient responsables de la ville qui, sans leur secours, aurait perdu sa mémoire, le cours de son présent, son unité précaire dans le temps et dans l'espace. Ils permettaient á la ville de se res-sais ir. II faut vivre, une seconde fois, les événements pour les conserver, *i faut se les représenter. Un chroniqueur comme le nieilleur Guermantes nous parait avoir joué ce role a l'égard de

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Paris. II retrace les événements les plus minees, les changements les plus ténus avec beaucoup de netteté. Sensible a la perma-nence comme aux métamorphoses de la ville qu'il aime. II passe avenue Matignon et il se souvient d'Henri Heine pour lequel les chiens de Paris n'aboyaient pas comme les chiens allemands. II entre au pare Monceau á la suite de Mme de Genlis. II observe les concierges á travers Henri Monnier. Nous sentons bien les limites de cet art capable de capter ce qu'il y a de plus éphémére dans une ville. Paris devient presque une ville d'eau, peuplée de concerts, de pares, de cafés et de quelques silhouettes pitto-resques comme les bambins et les aveugles — un Paris d'avant-guerre que l'on parcourt á certaines heures, dans la fraicheur matinale d'un beau printemps ou par temps sec, l'hiver, aprés une soirée de théatre. II n'empéche que par la magie d'un tel allégement, on en arrive á s'emparer d'une ville.

Le Faire. La puré et simple assimilation détruisait ce qu'elle ingérait et elle aboutissait a un résultat négatif. Le travail modele l'objet, il laisse la marque de celui qui l'a eeuvré. Les roman-ciers, les poetes ont su, parfois, restituer la ville qui les concer-nait, avec des mots, des couleurs, des accords, qui disaient, sur un autre registre ce qu'ils avaient senti ou entendu. Ainsi se termine le débat exemplaire de Jacques Revel et de Bleston dans « L'Emploi du Temps ». Jacques Revel, en tant qu'étranger, avait pour míssion de maítriser les forces mauvaises de la ville de Bleston. II rencontre un homme plus exclu que lui, le noir Horace Buck et, en sa présence, par une soirée de Noel il prend cons-cience de la mauvaise l'oi sur laquelle le sommeil de Bleston repose. II cherche bien d'abord á reinembrer une ville réelle dans laquelle il a du mal á s'orienter et la cité demeure longtemps pour lui une vague représentation genérale tres fausse, le fai-sant retomber sur des impasses, tel ce petit mur « derriére lequel, au fond d'un fossé large de vingt métres, coule la Slée ». Cité labyrinthique car, au lieu d'étre une agglomération bien déli-mitée, par une serie de fortifications ou par un réseau de quar-tiers, elle ressemble á une lampe dans la brume « c'est le centre d'un halo dont les franges diffuses se marient a celles d'autres villes ». L'artiste triomphera de son égarement par l'écriture. De la vue de la nouvelle cathédrale de Bleston, il tire la lecon qu'il lui faudra écrire á la facón de son constructeur « lui qui dénaturait violemment les thémes, les ornements, et les détails traditionnels aboutissant ainsi á une oeuvre certes imparfaite, je dirais presque infirme, pourtant d'un profond réve irrefutable ». Le héros decide de brüler le plan de la ville et il entreprend de raconter son emploi du temps et « toutes les illusions par les-quelles tu auras su m'égarer font aussi bien partie de la réalité que les aspeets de la réalité que tu t'avoues ». L'essentiel du livre se trouve dans une alchimie matérielle qui n'apparait pas tou-jours á la premiére lecture et qui exprime une victoire sur la nature de Bleston. Ainsi l'eau épaisse, lourde, — la « lymphe des canaux et ce brouillard qui rend si difficile le repérage des heures et des saisons » et le héros a le sentiment que lui aussi se tire des eaux troubles d'un mauvais sommeil. Ainsi le leu s'écoule sanglant a travers le vitrail qui représente le meurtre d'Abel par Caín ; il s'allume de-ci, de-lá dans la ville sans qu'on piiissu

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démasquer I'incendiaire et quand le noir Horace Buck boit du rhum, c'est encoré une mauvaise chaleur qui s'irradie á travers son corps. Le soufre, la suie, les métaux participent également á cette alchimie romanesque. / / fallait par l'écriture déconstituer Bleston et la transcrire selon un registre de métaphores, de cou-leurs, de contre-points pour la posséder véritablement: « II est done enfin clair que j ' a i su te l'infliger cette blessure, que mon écriture te brüle. »

Une autre appropriation plus effective exigerait que les hom-mes participent á la gestión de leur ville. La réconciliation de l 'homme et de la ville passerait par celle des hommes entre eux. II ne s'agirait pas d'une simple étape au cours de laquelle on les consulterait. II faudrait qu'ils soient associés pleinement á son élaboration et cette vue, pour ne pas étre utopique nécessi-terait un bouleversement total du systéme capitaliste.

L'étre constitue une derniére forme possible de possession. Si je m'identifie á l'objet, il ne m'est plus étranger ; je deviens sa substance. Ainsi le roi d'Angleterre était Angleterre, le duc de Bourgogne était la Bourgogne. Cette assimilation est-elle réservée á ceux qui sont dotes d'une haute naissance ou d'une gráce mys-tique ? II semble que l'on puisse laiciser le théme. L'homme peut consentir a se déposséder de lui-méme et á s'abolir dans la ville. Voilá qui demande une certaine porosité aux pierres et aux visa-ges. Quand cet abandon est total, il va bien au-delá de la fierté d'appartenir á une cité prospere ou connue. Le fieuve, la prairie, les bles ondulent, germment, coulent, verdissent, bref possédent assez de ressources pour se joindre á l'homme, pour le refa-conner, pour l'engendrer en quelque sorte. Notre premier mou-vement, au contraire, est de refuser de tels pouvoirs au mineral. Ce serait oublier que les pierres d'une ville existent, qu'elles ont derriére elles une longue histoire, que leur vue suffit á faconner un regard, une taille, une maniere de plaisanter et de voir et de défendre son honneur. Paris ferait le parisién comme la Nor-mandie fait le pommier et la prairie — et, á travers les siécles, les Parisiens retrouvent la méme fierté devant I'oppresseur, la méme ironie á l'égard des pouvoirs établis. Nous devrions évo-quer á nouveau tous ceux qui se laissent victorieusement tra-verser par une ville, parce qu'ils vivent á méme la rué : le chauffeur de taxi, la marchande de quatre saisons, la prostituée, le clochard, l'artisan, le livreur et ils deviennent souvent les initia-teurs d'une réalité qu'ils possédent. Dans « Zazie et le metro », Queneau montre quelques personnages au sexe, au poil, á la moralité mal définie. Cependant l'accent apparait légérement dif-férent. On exhibe des étres bizarres, véritables initiateurs comme le sont, dans les civilisations traditionnelles, les boiteux, les homosexuels, les névrosés.

»

TROISIEME PARTIE

DU COTE DES LIEUX

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LA GEOGRAPHIE SENTIMENTALE DES QUARTIERS

Les incertitudes d'une pensée en survol.

Nous n'irons pas, dans ce chapitre, au plus court vers l'ima-ginaire. Nous voudrions, dans un premier moment, montrer que l'on ne péut pas tout á l'ait évacuer un certain « vécu ». En effet, quand nous voulons definir le quartier, nous sommes obligés d'évoquer le sentimenl que les gens éprouvent d'appartenir á tel ou tel quartier et nous nous éloignons d'une pensée en survol pour accorder le I'iinportance á des perspectives particuliéres qui, par bonheur, ne donnent pas le désordre, quand on les soinme á une certaine échelle. En l'ait, on eut le tort de ceder souvent a plusieurs sortes d'illusions :

Illusion géomélrique : il sufñrait de découper des sections d'une plus ou moins grande im por lance, mais dont la soinme recouvrirait l'étendue de la ville étudiée.

Illusion adminislrative : il s'agit, cette fois, de « diviser pour régner » et non pour comprendre ; seuls existent les arron-dissements que Ton reconnait et dans lesquels nous sommes tenus de voter, d'inscrire nos enfants á l'école, de repondré aux convocations du commissariat.

Illusion psycho-sociologique : lorsque les enquéteurs accep-tent les répartitions officieiles sans les rernettre en question et qu'ils se contenten t de dresser, á l'mtérieur des cadres établis, le bilan des proí'essions, des moyennes d'áge de la population de chaqué arrondissement.

Illusion fonctionnaliste : on dresse un certain nombre de fonctions ; on les attribue á tel ou tel secteur de la ville -— ce qui suffirait á lui donner la réalité d'un quartier.

La prendere illusion semble la plus naíve. En effet ce décou-

Í>age présuppose un milieu homogéne qui n'a jamáis existe pour a bonne raison que nous pouvons déjá distinguer des quartiers

nettement dessinés et des zones plus indécises, d'une autre tex-ture qu'eux. Et que diré de ees sortes de caillots qui échappent á tout effort pour les dissoudre ! : les « ílots » riches comme on le dit d'une « subculture ». Certes on pourrait se demander si, en termes de psychologie, ees zones indécises ne représenteraient pas le fond de la ville sur lequel se détacheraient, á titre de forme, les quartiers. II semble bien qu'il n'en soit rien. Car pour

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254 DU CÓTÉ DES LIEUX

que cctte assimilation paraisse valable, il faudrait que les zones indécises poursuivent leur existence en sourdine sous les quarüers. Ce serait en quelque sorte la totalité de la ville toujours présente en chacun de ses points mais á peine recouverte par la physionomie particuliére du quartier. Or il semble que la ville ne se continué pas sous les quartiers. Nous pouvons concevoir une ville qui serait uniquement constituée de quartiers et les zones mal déterminées se donnent plutót comme un reláchement que comme une exhibition de l'existence urbaine.

Et cependant, pensera-t-on, la ville est bien partout présente. Assurément mais sans qu'il soit nécessaire de taire appel á une réalité qui se poursuivrait sous les lieux qui la com-posent. S'il existe une totalité, elle se manifesté sous une forme différente. Elle n'est pas un fond toujours latent, toujours prét á remonter á la surface. Elle se donne comme la somme des absen-ees que chaqué quartier ressent et indique á sa facón. Chaqué maison, chaqué église, chaqué páté d'immeubles dlt suffisam-ment qu'il en appelle a d'autres maisons et a d'autres boule-vards. Ce qui semblerait contredire une telle thése, c'est que les mystéres efe la ville ont toujours suscité des caves, des soupi-raux, des égouts oü se situerait la vérité cachee de la cité... Or tous ees lieux ne vivent-ils pas organiquement, en profondeur,

' sous ce que nous apercevons a la surface de la ville ? A notre sens, nous ne nous trouvons pas en présence d'une véritable imagination souterraine, d'une réverie des profondeurs. A la carnpagne, l 'humus porte les plantes, les bétes, les foréts et les maisons prennent naturellement racine dans la terre. Dans la ville, nous assistons á un mouvement horizontal et nous rencon-trons les profondeurs par accident et comme par déception. Inca-pables d'appréhender une cité dans sa totalité, décus par cette saisie impossible, nous inventons ensuite des lieux qíü nous révé-leraient enfin cette vérité qui nous fuit. Nous situons les miserables, les conspirateurs, les nomines traques et parfois malfai-sants dans les souterrains de la ville, c'est-á-dire dans les caves ou dans les égouts. Mais plutót que de la vérité de la ville, il s'agit de son autre face, composée de ceux que la société dans son conformisme, rejette. D'autre part les toits, les banques, les immeubles méme respectables ont pu recevoir également une

i.charge de mystére. De toute facón, il s'agit d'une^ localisation : on cherche en un endroit ce que l'on n'a pas su trouver dans le reste de la ville, ce qui va a l'encontre de l'idée d'un fond qui doit posséder la continuité, méme si elle est souvent masquée par les formes. De ees premieres analyses nous pouvons reteñir que la ville ne se présente pas comme un milieu continu et homogéne ; car on ne peut pas non plus parler d'homogénéité, dans la mesure oü les quartiers possédent plus ou moins d'étre, plus ou moins de valeur et nei se référent pas a une valeur commune.

Si nous considérons l'illusion administrative, nous serons tenté de penser qu'elle s'accorde davantage a la réalité puisque les hommes se plient, sans trop de peine á sa réglementation. Nous ne dirons done pas que les secteurs instaures par la loi soiit toujours ¿rbitraires mais ils ne s'imposent aux usagers que dans la mesure oü, avec sagesse, avec prudence, le pouvoir a offi-

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cialisé des lignes de forcé plus anciennes et pas obscures. En pareil cas, les secteurs administratifs ne tirent pas leur autorité de la loi qui les promulgua mais du respect dont üs surent faire preuve á l'égard d'un état de fait antérieur aux décisions offlciel-les. Par ailleurs ees secteurs ne parlent pas a l'imagination comme d'autres quartiers qui n'ont pas recu l'investiture administrative. A cet instant la loi se subdivise d'une maniere révéla-triee. Les purs théoriciens de l'Administration continuent a clas-ser les habitants selon des critéres qu'ils ont choisis. En revan-che le praticien de la loi, en particuher le policier, sait tres bien qu'il doit dans ses recherches teñir compte de cette loi non écrite qui préside a la distribution effective de la ville. Le commissaire de pólice, tout comme le candidat au pouvoir, doit se faire dou-ble, non sans humeur, non sans déchirement, non sans duplicité. L'assujetti doit se rendre au Commissariat de son quartier mais l'inspecteur de pólice et l'homme politique n'ignorent pas qu'il existe des bons et des mauvais secteurs, comprenons : des rúes, des pátés d'immeubles qui ne se soumettent pas aux lignes de démarcation administratives.

Le psycho-sociologue prendra tres souvent en considération les données oflicielles qu'on lui a léguées. Ainsi Germaine Belle-ville, dans son travail sur « La population active de Paris » examine les arrondissements et les secteurs qui composent la capi-tale, Dans un premier mouvement, elle accepte la répartition courante des classes professionnelles. Les professions libérales el les cadres supérieurs (ingénieurs, professeurs, avocats) formen t une classe tandis que les instituteurs, les techniciens, cer-tains cadres administratifs s'intégrent a l'intérieur des couches moyennes. Les chauffeurs de taxi et les domestiques figurent au titre du personnel de service. Elle obtient une moyenne genérale : de 22 % pour les employés, de 18 % pour les contremai-tres et les ouvriers qualifiés, de 13 % pour les manoeuyres et les ouvriers spécialisés — par rapport a laquelle elle situera les moyennes de chaqué secteur. Ces taux d'évaluation établis, il est perinis de constater qu'á Saint-Germain-l'Auxerrois (premier arrondissement) le groupe des employés dépasse de 4 % la moyenne parisienne. On note, en revanche, un déficit de 5 % de contremaitres et d'ouvriers spécialisés. On sera en droit de con-clure « dans l'ensemble, le quartier est varié dans la valeur respective de ses groupes socio-professionnels ; des nuances diverses peuvent y étre observées mais cette diversité méme ne manque pas de mesure ». On nous apprend encoré que la catégorie des ouvriers spécialisés — manceuvres qui représente 13 % de la population active de l'ensemble de la región parisienne est seu-lement de 5 % dans la plaine Monceau. II devient aisé d'en con-clure que ce quartier est riche.

De tels chiffres furent, sans doute, irreprochables, lors de leur publication. Mais que savons-nous de plus de ces quartiers et savons-nous méme s'il s'agit de quartiers ? Une étude du pay-sage urbain exige une sensibilité au terrain qui doit inspircr le chercheur. Louis Chevallier se laisse guider par l'axe de la rué Saint-Denis dont la dyssimétrie marque la capitale. A l'esl, les rúes modestes, les métiers humbles, « les Halles » qui pourris-sent leur voisinage ; á l'ouest, les beaux quartiers, l'acliviló pro-

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pre, le monde des affaires. Ligne de démarcation majeure et qui avait été ignorée parce que l'attention se tournait du cóté de la coupure représentée par la Seine. II faudrait encoré songer á la región Maubert-Mouffetard de dimensions réduites et dont la valeur imaginaire, sentimentale nous parait si forte. Les boule-vards ne constituent pas une región aux frontiéres déterminées et cependant ils ont frappé vivement l'esprit du promeneur. II faudrait encoré remarquer le détail, parfois léger, que l'on ne rencontre dans aucune statistique et qui vient exprimer ou gau-chir la tonalité d'un quartier : par exemple, une salle de boxe fré-quentée, á partir de laquelle on pressent la violence, la virilité, les amitiés franches et les rivahtés brutales, toutes sortes de traits qui colorent la physionomie d'un quartier et qui ne se tra-duisent pas en termes de catégories socio-professionnelles.

Enfin nous avons parlé de l'illusion fonctionnaliste. Nous n'insisterons pas, outre mesure, sur cette derniére puisque nous comptons montrer á son propos comment on peut articuler l'ob-jectif et le subjectif. Disons seulement, pour l'instant, que les urbanistes ont parfois eu tendance á cominettre l'erreur des psycho-sociologues du debut du siécle. Ils ont inventorié des fonctions de résidence, de loisirs, da, travail. Ils ont cru qu'il suf-fisait d'additionner des fonctions pour les repartir géographique-ment et pour constituer la meilleure des cites. La cité est appa-rue comine une somme dé commodités qu'elle devait fournir á l'individu. On divisait toutes les taches et les éléments de la tache dans les usines. On agissait de méme a l'égard de l'es-pace urbain ; on réservait telle fonction déterminée, á telle región de la ville mais, du méme coup, on substituait un agencement mécanique á l'articulation de la cité. Un tel utilitarisme oubliait que la cité n'est pas une machine bien faite, II faut que le quartier comme l'organisme du vivant soit deja une totahté. Les ser-vices qu'il rend s'ordonnent á ceux des autres quartiers mais son existence déborde la fonction principale qu'on lui assigne. Quand il se spécialise outre mesure, il perd l'autonomie qu'il revendiquait glorieusement. Davantage il faudrait que, cette fonction une fois oubliée il continué a vivre et á diré quelque chose.

Nous n'avons pas fait remarquer ees illusions pour intro-duire les incertitudes de la « subjectivité ». En fait nous vou-drions dénoncer les insufflsances d'une pensée qui séparerait le subjectif et l'objectif. Car elle ne rend jamáis compte, d'une facón satisfaisante, de la réalité du quartier. Privilégier les consciences, ce serait penser qu'il suffit de nouer de bonnes rela-tions avec ses voisins pour que, de maison en maison, se consti-tue une unité solide. Or les fameuses relations de voisinage ríont jamáis atteint ce résultat. En revanche, les réalités dites objec-tives, nous entendons par la Fétablissement d'un complexe qui comprend ses supermarchés, ses écoles, son église, n'ont pas pour effet de mettre sur pied un véritable quartier, quand il ne répond pas á des aspirations collectives. Ces remarques visent-elles á proposer une position mitigée qui ferait la part des données objectives et des données subjectives ?

Telle n'est pas notre intention. Bien au contraire il faut nouer les consciences et les murs. Nous pouvons parler de quar-

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tiers chaqué fois que des subjectivités s'entrelacent par la média-tion obligée d'un ensemble de rúes, de murs, de lieux publics. Que les hommes s'adressent directement les uns aux autres, dans un débat pathétique ou dans une indifférence polie — ou que les murs existent, par eux-mémes, sans étre investís, réinventés par des étres humains — et le quartier disparait. Seulement il s'est produit dans l'histoire des villes un phénoméne qui mérite d'étre remarqué. Des hommes ne pouvaient pas aller immédiatement les uns vers les autres. Pour aimer, pour haír, pour se mettre en colére il leur fallait traverser l'épaisseur d'un décor. Ils ne se souvenaient qu'en decá de lui, ils ne visaient leur propre avenir qu'en aval de lui. Est-ce briser l'intentionalité des consciences ? Imaginer des rapports qui ricocheraient toujours sur les pavés, les escaliers. les cours avant de se rencontrer ? Nullement. Nous pouvons concevoir les relations des hommes á leur quartier de plusieurs facons. Ou bien ils traversaient l'opacitó des lieux — médiation nécessaire mais oubliée — tout comme la pensée transit un mot qui n'est jamáis saisi a l'état d'élément sonore. Ou bien ils nouaient leurs existences communes á méme la páte urbaine. Ou encoré et cette fois la relation se fait indirecte, le décor les avait polis d'une certaine facón et rendus semblables par quelques cotes.

Pour évoquer la premiére oceurence, un jeune homine croyait découvrir l'amour, il dévalait ses escaliers, il passait devant l'épicerie de l'angle, il se rendait au lieu convenu, non point détourné par le décor mais soutenu et porté par lui, comme on est porté par les accords d'une langue qui nous est familiére. On dirá qu'il faut toujours passer par un certain itinéraire pour se rendre d'un point a un autre et que notre description est bien naive. Certes mais, de la méme maniere, nous pouvons, pour nous exprimer user de signes conventionnels ou au contraire donner l'existence á notre pensée á travers les mots de notre enfance, de notre chair. Pour illustrer le second cas, songeons á un militan t qui se rend, depuis des années au siége de son parti. II y retrouve le poste de radio oü l'on écoutait, tard dans la nuit, les résultats des élections, le balcón qui a connu ses heures de gloire, la salle oü Fon travaille en groupe une question et oü l'on met sur pied une nouvelle stratégie. La maison du Parti ne presentera pas une physionomie exactement semblable á un mili-tant plus récent ou á une jeune adhérente ou á une mere de famille peu informée de la situation. Et cependant c'est le méme immeuble ouvert a des projets qui s'y entrelacent, qui s'y sou-dent. Voilá un exemple de transcendance qui ne posséde pas les attributs d'une extériorité fermée. Les hommes et les femmes du Parti ont, un jour, donné leur adhesión en vertu d'une decisión mürement réfléchie mais ils renouvellent leur pacte fonda-mental dans cette maison qui est en eux autant qu'ils sont en elle. Ils s'y retrouvent, c'est-á-dire que, dans cette confluence, ils perdent de leur indépendance de droit pour devenir une méme pensée, une méme revendication. On dirait que de l'immeublc, par ailleurs si solidement installé dans ce quartier ouvrier, se constitue, pour une bonne part, d'absences dans lesquelles les partisans engouffrent leur volonté de changer la condition humaine.

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Les lieux cessent d'apparaitre comme des plenitudes et les consciences comme des regards transparents. Les premiers, par l'effet de l'histoire, ont acquis assez de porosité pour recuedlír les pensées des hommes ; les seconds, par la vertu de leur enga-gement, se sont lestes d'assez de présence pour y déposer une partie de leur existence matérialisée. Le respect du « vécu », du « concret » nous demande de nous conformer aux particularités de l'existence sociale. Par subjectivité, nous entendons non pas une puré conscience mais un étre doué d'un certain regard, de certames possibilités motrices, d'une certaine aptitude á ressai-sir l'espace. Par objectivité, nous désignons non pas des chif-fres moyens mais l'univers faconné par l'histoire et dont l'équi-libre apparent ne doit pas cacher le jeu de torces sur lequel il repose. Seulement on comprendra que cette analyse ne vaut pas pour n'importe quel lieu et pour n'importe quels hommes. Le quartier se constituait d'objets et de sujets susceptibles de pro-noncer cet échange. Nous allons done chercher quelle sorte de murs et quelle sorte d'habitants peuvent ainsi confondre leurs pouvoirs. On se souviendra que cette séparation n'iinplique pas une distinction de fait. Dans le méme esprit nous voudrions décrire le sentiment d'appartenir á un quartier qui parfois cons-titue (c'est la maniere de nous rapporter á l'espace d'une ville et d'en privilégier une partie) et qui parfois revele le quartier (celui-ci existe déjá pour moi, j 'en prends conscience, aprés coup, en éprouvant telle joie ou telle peine).

Du cote des lieux. Une atmosphére genérale qui doit beau-coup aux métiers, aux professions. Ainsi un quartier universi-taire, s'il mérite ce nom, posséde des facultes, des laboratoires, des musées. Mais il faut ajouter d'autres emplacements qui ne s'expliquent que par la présence de l'Université : des cafés animes, des cinemas d'art, des librairies, des maisons d'édition, des hótels meublés, des restaurants modestes. Dans cet exemple privilegié, le décor tout entier exprime la vie universitaire et lui donne une saveur propre. Davantage le tempo, le rythme du quartier s'exécute en vertu de la fonction qu'il exprime. Pendant les moís d'été, il présente un visage étonnamment vacant, disponible. Nonchalance ou encoré ennui : le quartier fláne, il se réveille tard, il báille. En revanche, lors de la rentrée scolaire, l'excitation gagne toutes les rúes, comme si on allait manquer de toutes choses, de livres, de chambres, de cours et méme de Professeurs. Seulement la fonction n'imprégne pas le quartier comme la tache d'encre se répand sur le buvard. Elle se subor-donne a la conscience qu'un homme a de lui-méme et á l'image, valorisée ou non, de son quartier. La conscience de soi englobe le quartier au méme titre que le passé et que le corps. Comme il était terrible, pour une femme, d'habiter les abattoirs ! Et une personne dirá aussi sommairement : « J'habite les hópitaux » : méme si elle n'a jamáis penetré dans l'un d'entre eux, elle ne peut chasser de son esprit la vue de ees grands bátiments, le souvenir des ambulances, des parents qui viennent rendre visite á l'un des leurs et que, dans l'autobus, elle reconnait á mille signes oomnie le port de petits paquets. Le voisinage d'une clini-

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que n'aurait ríen d'expressif parce qu'il ne qualifierait pas, de cette facón, l'espace tout entier.

Les monuments. Ont-ils toujours le prestige qu'on leur concede ? En droit, rien de plus irnportant que ce temple, ees églises, ees tours qui jalonnent une ville. Ce n'est pas par hasard qu'en période d'émeute on pille, on met á sac, on incendie palais ou églises. En brülant ce qui était adoré, en défigurant ce qui parais-sait sublime et inaccessible, on entend rompre avec l'enchante-ment du passé. Profaner c'est s'arracher au sortilége de la tradi-tion et inaugurer de nouveaux temps. D'ailleurs quand la révo-lution aura succédé á l'émeute, on utilisera les églises á d'autres fins (mairies, musées d'éducation populaire). Les mémes lieux seront utilisés, non point seulement par commodité mais parce qu'ils constituaient de véritables points stratégiques, et, qui les domine, s'empare par la méme, de la cité, de son cceur, de son esprit. Les monuments, s'ils appartiennent a la ville, sont, dans beaucoup de cas, le bien des habitants du quartier. D'oü leur vient ce prestige ? Sur un plan purement topologique et qui importe plus qu'on ne le croit, ils possédent le mérite de s'élan-cer dans le ciel, de monter plus haut que les plus hautes demeures ou encoré de se détacher de l'environnement. II leur est nécessaire de bénéficier de ce relief. Perdus dans la masse des maisons, ils doivent les dominer. Bas, il leur faut s'espacer des autres bátisses. La richesse des matériaux utilisés : marbre, vitraux de toutes couleurs, figures finement dessinées, manifesté qu'il s'agit d'un espace consacré. Comme ils sont anciens, ils ont été visites, apercus par de nombreuses générations. L'homme qui les regarde, d°istraitement, en allant a son travail, se souvient, sans qu'il en ait une conscience claire qu'il les a vus, enfant, qu'il a joué autour d'eux en compagnie de ses petits camarades. Cette fanúliarité nous parait nécessaire á la bonne perception d'un quartier. II y a certes l'escalier de l'immeuble, les maisons envi-ronnantes mais aussi les monuments devant lesquels nous som-mes passés d'áge en age et dont nous ne nous étonnons plus parce qu'ils sont présupposés par toute exploration de l'univers. Ils constituent au méme titre que notre corps, que le báton de l'aveugle ce que á partir de quoi nous percevons le reste.

Nous comprenons les diíférents services rendus par le monu-ment au quartier. Ils lui donnent de la valeur et, par conséquent, ils favorisent l'attachement. Les quartiers neuí's se sentirent déshérités quand ils s'apercurent qu'on ne les jugeait pas dignes de recevoir de véritables monuments. Et les vieux quartiers, parfois insalubres, possédaient la gloire que le passé prodigue. Les habitants d'un quartier ne découvrent pas les monuments dans toute leur richesse architecturale mais ils discernent une masse éclatante, publique et aussi éternelle. Cette éternité n'est síire-ment pas celle que l'on accorde aux ceuvres d'art ; elle sous-entend qu'ils nous ont vus naitre et qu'ils demeureront aprós notre mort. Ils contrastent avec la précarité de nos existences personnelles. D'autre part ils enracinent le quartier dans l'espace et dans le temps. Ils servaient de repére á un homme qui voulait se situer dans la ville. Le repére pouvait devenir lempo-rel. L'homme qu'on interrogeait sur son emploi du temps aurait recours aux monuments pour donner plus de precisión á ses

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souvenirs ; il se rappellerait qu'il était passé devant cette statue á cette heure-lá.

La place publique constituait aussi une forme tres forte et tres prégnante. Les rúes qui s'y jettent ne ménent qu'á elle. Aprés un coude, elles viennent glorieusement mourir sur cette petite place. Nous ne nous étonnons pas de voir les mémes per-sonnes sortir par l'une de ees rúes et y revenir par une autre, inultiplier de fausses sorties et de fausses entrées de théátre. Calla ville a cessé d'exister en dehors de la place. Elle devient comme un décor auquel on feint de croire, auquel on accorde, par convention, une apparence de proí'ondeur. Une femme tra-verse, á nouveau, le square : toutes les occasions lui sont bonnes pour fouler son gravier. Quant aux volets des maisons qui cer-nent la place, ils ne paraissent pas tres vrais. On diruit qu'ils ont été peints, pour le coup d'ceil, sur le mur. Lorsqu'un habitant les entrouvre, ce n'est pas pour laisser pénétrer le soleil dans son appartement mais pour regarder ce que devient son square, pour l'observer sous la pluie, sous la neige, par temps clair, pour voir, une nouvelle fois, l'arbre inimitable qui peuple le paysage de son existence.

D'autres lieux fixent encoré la mouvance de la ville. Ils coi'n-cident souvent avec ceux du village. L'église, sous sa forme l'ami-liére, celle des femmes et des enfants, la mairie, l'école com-munale si différente du lycée puisque les maitres ont déjá ensei-gné aux parents de leurs eleves actuéis, l'école dont les enfants se battent, école de quartier contre école de quartier. Cependant les maitres y sont plus nombreux que dans un village. II se noue des relations amoureuses entre les proíesseurs des tilles et ceux des garcons. La maternelle prend un aspect typique : surchargée d'enfants en bas age qui crient, qui pleurent, qui transmettent des maladies, qui laissent soupconner les d raines de leurs familles. Le petit bal de quartier si éloigné du dancing ou de la surprise-partie. Des adolescents qui fréquentérent, enfants, la méme école s'y rencontrent. On y suspecte les jeunes gens que Fon ne connaít pas, on cherche á les évincer s'ils prétendent acca-parer une filie du quartier. Nous ferons enfin un sort au cinema de quartier. Les spectateurs s'y rendaient en confiance, sans connaitre le titre ou le contenu du film : fascination de l'image encoré inhabituelle, appétit de sensations fortes mais aussi les habitúes ne concevaient pas la possibilité de se rendre dans une autre salle. Le chahut qui y régnait prouvait á quel point on s'y sentait en famille, sans les genes que la vie publique impose. Exclamations, rires étouffés, bruits intempestifs manifestaient que l'on était chez soi. L'importance accordée á l'entracte nous frappe. Elle jouait le role de la récréation. On se reconnaissait, on se saluait de loin, des enfants se poursuivaient parmi les travées. Un ancien artiste du music-hall paraissait sur la scéne et c'était l'occasion de nouveaux quolibets. La séance houleuse tenait, á la fois, du cirque, de la foire campagnarde et de la tournée électorale á la bonne franquette. Un antithéátre, une anti-cérémonie. Le cinema perdait tout ce qu'il peut posséder d'inti-midant et comme de frigide, sous ses belles apparences. Le quar-lier, en revanche, célébrait son unanimité gouailleuse et s'ad-mii-iiit d'étre aussi débraillé. La salle « n'ouvrait » que certains

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jours : le jeudi, le samedi soir, le dimanche, épousant le rythme du quartier, le travail de ses habitants. Un cinema permanent — voilá qui aurait paru un non-sens, comme si le cinema était une salle a programmer des films, alors qu'il s'intégrait á toutes sor-tes de fétes traditionnelles qui possédent leur commencement et leur fin, selon un horaire reglé d'avance. La disparition de tels cinemas aura coincide avec la mort du quartier.

Continuons a faire la part des choses en nous souvenant qu'elles n'imposent jamáis nécessairement leurs lois. Un fieuve, un monticule peuvent rompre la continuité du tissu urbain et apporter une gene suffisante á la circulation pour que des quar-tiers différents apparaissent mais cette action de la nature est moins importante qu'on ne le croit. La rupture, en general, vient d'ailleurs, de la main de l'homme, de sa facón d'aménager l'es-pace. En particulier nous pensons aux voies de chemin de fer, aux casernes, aux usines dont les murs sont trop longs et méme aux pares, aux jardins publics. Lorsque l'urbaniste projette des espaces verts, il devra, chaqué fois, se demander s'il ne divise pas ce qui devrait demeurer uni. II arrive que les ceuvres de l'homme se retournent contre lui-méme ; on voulait égayer une portion de la ville et on obtient la désolation. Nous assistons á un phénoméne de contre-finalité, selon l'expression de Sartre. Ainsi certains inonuments récents n'arrivent pas a étre aecueillis, á vivre. II ne s'agit pas d'une réticence sentimentale : les hom-mes accordent leur estime a des étres anonymes ou exception-nels qui y sont honores mais ils demeurent comme étrangers á la páte urbaine. lis suscitent alors un comporteinent négatif : on fera un détour pour les éviter, on pressera le pas quand le soir est tombé. Une sorte de terrain vague de ciment que les jeux des enfants n'animent pas. Le monument commémoratif, au lien de recentrer le quartier, le déchire.

Du cote des hotnmes. 11 nous faut maintenant nous garder de tomber dans un excés de subjectivisme. Selon certains urba-nistes, on doit mesurer approximativeinent la distance qu'un homme accepte de parcourir sans prendre sa voiture et cette distance représenterait comme le rayón du cercle dans lequel il habite. Chacun de nous transporterait, en quelque sorte, son quartier autour de lui. II existerait autant de quartiers que d'in-dividus. Cette vue nous parait fausse parce qu'elle suppose que toutes les directions se valent, que l'homme, dans sa marche, ne se heurte jamáis á des courants favorables ou défavorables, qui le portent ou qui le freinent. Quand les quartiers existaient d'une vie insistante, l'homme n'était pas libre de leur donner les fron-tiéres qui lui convenaient. S'il se situait a la lisiére d'un quartier, il devait faire beaucoup de pas pour se rendre aux points privilegies de son quartier et, cependant, il n'hésitait pas a les accom-plir, méme si le cinema ou l'église du quartier voisin se trouvait plus prés. Seulement traverser l'avenue limitrophe constituait une action pénible, dangereuse et moins facile que de parcourir un certain nombre de rúes de son quartier.

v* Tous les étres ne participent pas également a la récréation ', continuelle du quartier. On peut diré que ce sont surtout les [ femmes qui font exister le quartier. En allant chercher leurs

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f enfants á l'école, en multipliant les contacts durant les courses ! qu'elles exécutent, elles rehent entre eux des points voisins mais l distincts qui, sans elles, ne formeraient pas un espace cohérent.

II faut toujours tirer la ligne, mettre en rapport ce qui risque-rait de s'enfermer dans une position insulaire. Que les feínmes se rendent distraitement á un super-marché, qu'un car effectue le ramassage des enfants — et nous n'avons plus qu'une somme d'immeubles juxtaposés les uns aux autres. Nous avons parlé des individus mais le role des torces collectives est encoré plus évident. Elles seules savent transinettre une tradiíion et, elles seules, pésent assez fort sur un quartier pour agrandir son terri-toire ou pour le maintenir. Nous pensons, par exemple, aux clas-ses sociales mais il ne faudrait pas oublier l'ensemble des habi-tants d'un quartier acharnés á le perpétuer, malgré les torces de dispersión. Le Marais est tombé aux mains de la bourgeoisie, aprés avoir été habité par la noblesse. II a changé de caractére, il a perdu, comme Henri Lefebvre le note, sa froideur aristo-cratique et on a introduit dans ses demeures un certain souci du confort. Malgré ce changement d'occupants, le Marais est demeuré un quartier tout comme le Faubourg Saint-Germain, comme si les murs étaient parfois plus forts que les hommes.

Nous reléverions, sans peine, d'autres exemples de lutte sur le terrain. A Alger, les Européens cédaient telle ou telle rué non

f»oinl sous l'effet des combats mais par suite d'une pression popu-aire diffuse. Dans « Oublier Palerme », une des héroines du

román apprend que sa compagnie renonce á lui assurer a l'ave-nir ses manteaux de fourrure, les experts ont décelé un déplace-ment dans la carte de la ville. La maree noire s'est rapprochce du quartier de l'héroine.

[" Nous voudrions, enfin, mettre en évidence quelques senti-1 ments qui accompagnent la reconnaissance d'un quartier. Lors-| que ees signes révélateurs disparaissent, les traces géographiques \ n'ont plus grande importance. Remarquons d'abord que le quar-! tier n'existait pas seulement aux yeux de ses habitants. Le pro-

meneur le moins averti s'apercevait, sans hésitation possible, qu'il ! venait maintenant de changer de quartier et qu'on parlait, de 1 au-

tre cóté de cette rué, une autre langue. Dans certains lieux com-muns á toute la ville, il se sentait l'égal des autres hommes. Au restaurant, chez les commercants, on le servait sans réticence. En revanche, dans d'autres lieux, il se rendait compte qu'il ne pos-sédait pas cet air de famille qu'il retrouvait sur le visage de la plupart des passants. II devenait l'autre parce qu'il avait penetré dans un quartier qui n'était pas le sien. II lui fallait s'excuser d'entrer dans ce bistrot ou de s'attarder devant cette devanture. On lui répondait avec courtoisie, avec cette politesse excessive que l'on reserve aux étrangers. II lui faudrait beaucoup d'adresse pour entrer en contact avec les indigénes et pour se faire accep-ter d'eux. lis se dérobaient á certaines de ses questions ; ils sem-blaient vouloir lui cacher un secret.

En revanche les habitants disaient « mon quartier » comme on dit ma « famille », « ma maison ». On y était né, on y avait son(1ert et connu quelque bonheur. On y vieillirait et on aimerait y inourir en paix. On y vivait sans avoir honte de soi, sans avoir a .ve coniposcr un visage. Qu'avaient done ses habitants de com-

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mun entre eux ? Sinon d'avoir posé leurs yeux sur le méme paysage, d'avoir acquis au fond de leur corps la familiarité de certains trottoirs, de certaines devantures? L'homme devenait l'égal de l'homme parce que le quartier se montrait l'égal de tous les hommes. Tous les magasins ne jouaient pas le méme role dans cette égalité d'humeur. Lorsqu'une boulangerie changeait trop vite de patrón, la diéntele sentait grandir en elle un sourd malaise : le bavardage chez la boulangére constituait la priére quotidienne de la ménagére. Et puis le pain comme le lait étaient des éléments trop précieux pour les confier á n'importe quelle main. II en résultait des afñrmations catégoriques : le pain de la boulangére et non point celui d'une autre boulangerie qui serait moins croustillant ou qui ne posséderait pas la méme valeur nourriciére. Quant aux artisans, on les avait toujours vus á leurs échopes. Lorsque l'un d'eux disparaissait, le quartier perdait l'un de ses témoins. D'une maniere plus subtile, ils respiraient, ils essuyaient le vent, l'air, le soleil, la poussiére du quartier. Tan-dis que les ménagéres travaillaient dans leurs intérieurs et que la plupart des hommes s'enfermaient dans une fabrique, eux seuls s'assimilaient l'atmosphére ambiante : incident de la rué, coup de vent, va-et-vient des ménagéres. Leurs yeux malicieux c'étaient les prunelles du quartier et leurs peaux tannées le soleil du quartier et l'aléne agüe du cordonmer, c'était encoré Vacharnement á vivre du quartier.

Sentiment dont l'équilibre devint précaire. Que l'on mit á bas une maison dans l'espoir de reconstruiré un immeuble plus moderne et le quartier souffrait de cette plaie béante. Méme si l 'entrepreneur renoncait a son projet et méme si les enfants s'em-paraient de ce terrain vague, les gens du quartier s'inquiétaient. Leurs jours étaient comptés. Un accord merveilleux et auquel ils avaient cru, allait un jour disparaitre. Une autre image nous fixera sur cet attachement au quartier. En certaines circons-tances, la mere de famille et ses enfants quittaient le quartier pour aller faire quelques emplettes. C'était une aventure extra-ordinaire á laquelle on se preparait avec soin, dont on parlait á l'avance et elle semblait comporter tous les risques et les mésa-ventures possibles d'un voyage. On en revenait, le soir, fourbu. D'une part parce que l'on avait visité beaucoup de magasins, rencontré beaucoup de visages mais aussi parce que l'on avait peiné dans un paysage étranger, cherchant á tout voir, a tout reteñir. Et lorsque, en fin d'aprés-midi, les femmes et les enfants retrouvaient leur quartier, ils se sentaient soulagés, ils repas-saient la frontiére qu'ils avaient franchie quelques heures plus tót. Nous reconnaissons sans peine les rites, les aventures, les recompenses du voyage, le mouvement de toute odyssée. i

Lorsque les villes grandirent d'úrié facón inquietante, l'homme éprouva la nostalgie physiologique, sentimentale du village et le quartier representa la maintenance du village, un de ees lieux oü l'on a encoré prise sur l'espace, oü l'on posséde une place assignée avant toute convention ou toute initialive de notre liberté. Un refuge. Une soumission á la loi comnuine u condition de ne pas entendre par la une sorte de pólice imper-sonnelle mais plutót un certain style que l'on attrape, une cer-taine facón de rire de certaines choses et d'en aimer d'autres.

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La se situerait l'extréme différence de la ville et du quartier. i La premiére multipliait les interdictions, les réglements et, du \ raéme coup, elle suscitait les hors-la-loi, la violence et la clan-\ destinité. Les regles non écrites du quartier demandaient seu-\ lement á chacun de jouer, sans fausse note, un certain jeu. II est

vrai qu'il existe d'autres fonctions du quartier moins liées au passage d'une civilisation á une autre. En tous temps et en tous lieux, les hommes cherchent á qualiñer et á différencier l'espace social qu'ils habitent : la case des célibataires et celle des hommes mariés, les sections réservées á telle phratrie et non point á telle autre, les portions sacrées et les portions profanes, celles qui sont vouées aux morts et celles que les vivants s'allribuent. Le village perd done vite son unité originelle s'il l'a jamáis pos-sédée. II échappe a une totalité indistincte et confuse qui le met mal á l'aise. On ne peut s'approprier un espace qu'en le « mar-quant », qu'en distribuant des passages, des iones de reserve, des lieux interdits ou permis.

Ou encoré on pensera que cette aventure que nous évoquons est bien plus genérale que nous semblons le croire. C'est le monde tout entier qui était devenu étranger á l'homme. Le schisme avait pris des proportions catastrophiques : consé-quence de l'aventure capitaliste, de Pavénement de la ínarchan-dise, de la dénaturation technicienne de PUnivers. Sur un plan métaphysique, d'autres verront dans cette ville absenté et loin-taine une manifestation de la nostalgie de PEtre, la recherche vaine et obstinée du Transcendant. lis croiront que l'Unité peut di/ficilement se supporter elle-méme, que non contente d'exister dans sa sphéricité parfaite, il lui tarde de s'engager dans la vie mortelle, précaire et insidieuse de la cohabitation á plusieurs. Quoi qu'il en soit, pour demeurer sur un plan plus topologique et en évoquant une certaine époque de Phistoire industrielle, la ville dans sa totalité devint pour beaucoup d'hommes PAutre, terriblement plus autre que l'usine, la rué, plus lointaine que le Dieu enfermé dans le tabernacle ou que le Président de la Répu-blique caricaturé par certains journaux. Elle avait été confisquée par certains privilegies : la place publique oú Pon débat des affaires communes et oü chacun compte pour une voix avait dis-paru. Exclus de la communauté, ils ne retrouvaient un senti-ment de sécurité qu'une fois revenus dans leur quartier. Les humbles avaient pour seule possíbilité de s'y tapir. II arrivait qu'on leur abandonne la ville, le dimanche mais il s'agissait d'un marché de dupes. On leur cédait pour quelques heures une ville, morte que les bourgeois avaient désertée. Toutes fenétres closesj toutes boutiques fermées, c'était un peu le temps de Pémerveille-j ment et aussi celui de Pennui, d'une marche vaine, celle des gens qui ne sont attendus nulle part et qui se reconnaissent maladroi-j tement á leurs mises, a leurs regards. \

*

QUARTIERS LOUCHES ET LIEUX SINISTRES

Poursuivant cette étude topologique des quartiers, nous tácherons de déterminer ce qui separe deux réalites urbaines qui, au premier abord, apparaissent bien proches Pune de Pautre : le louche et le sinistre. lis seinblent tous deux appartenir au méme registre, a la face obscure, incertaine, illégale de la cité comme si cette derniére dans son efl'ort pour instaurer la loi ne pouvait que susciter par coinpensation un univers encoré plus violem-ment rebelle á la loi ou bien comme si dans sa volonté d'établir la propreté, elle devait évacuer quelque part ses déchets. Le vieux dualisme n'est pas mort. A un niveau imaginaire et méme réel, le Bien engendre le Mal, la richesse rend la pauvreté encoré plus insupportable, et dans la ville la mieux ordonnée, les habi-íants supposent qu'il existe, dans leur cité, des lieux máudits oü la violence et la misére ont été reléguées. Ainsi bidonvilles et terrains vagues se multiplient au moment oü les cites s'agran-dissent et rayonnent.

Imaginairement il n'est pas nécessaire de concevoir le passage entre ees lieux et le reste de la ville. II en est du quartier louche comme de Pile au trésor ou du cháteau que Pon ne peut repérer sur aucune carte, non point qu'ils n'existent pas mais parce qu'ils se situent dans un espace d'une autre qualité qui ne saurait se raccorder á notre espace quotidien. Cependant pour que la figuration soit plus vraisemblable, on inventera un passa-ger, un réveur, un touriste (ce dernier sachant voir et aussi oublier, car il faut que le secret s'oublie et demeure tel). Mais on n'a pas toujours recours a la fiction de cet étranger á la mémoire courte. Une personne familiére de la ville peut aussi bien acceder a la révélation, ne plus jamáis retrouver le chemin propice á la découverte — et ceci sans réelle contradiction. Car a un autre espace correspond un autre temps et un autre étre. Les lieux étranges de la cité furent apercus á un moment privilegié qui, depuis, n'est plus revenu. Que cét instant recommence et, a nouveau, nous retrouverons le chemin de ees quartiers qui n'avaient pas disparu mais dont nous avions perdu seulement la route.

Sur un mode mineur, le touriste joue, sans trop y croire, cette alternance du quartier retrouvé et reperdu. Dans une ville qu'il connait á peine, il se trouve tout á coup en présence de maisons, de visages moins rassurants et, malgré ses efforts, il

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repasse par les mémes rúes. Puis il apercoit une issue et il recon-nait qu'il vaquait a quelques métres de l'hótel oü il avait fait halte. Le lendemain matin, il cherchera en vain á renouer con-naissance avec le quartier fascinant. La nuit aura tout effacé : la perfidie des couloirs, l'oppression des ruelles, les grimaces des visages.

La géographie quotidienne s'écarte de cette symbolique f'an-tastique. Dans une ville, le quartier louche, lorsqu'il existe, occupe une situation déterminée. On arrive méme a préciser avec beaucoup de rigueur á quel moment il commence. Certains habi-tants le longent, sans y pénétrer, comme on longe les frontiéres d'un pays voisin. Les maisons des deux secteurs différents (quartier louche et ville bourgeoise) vivent face á face dans une indif-férence affectée ou dans une hostilité sournoise. Les enfants ou les adolescents, pour se rendre á leur lieu de travail, opérent, palee quartier, un détour qui ne s'imposait pas. L'hoinme traque ou aépourvu d'argent s'y rend instinctivement : II y couchera, il y mangera au meilleur compte ; il espere y trouver les em-ployeurs dont il a besoin. Expulsé de la communauté humaine (parce qu'il a commis une faute ou parce qu'il est pauvre et vieux) il se refugie dans l'universalité des bas-fonds qui commu-niquent entre eux par leurs profondeurs. Toutes ees remarques prouvent a quel point le quartier louche se découpe dans la ville et en un sens il se retranche d'elle.

On le comprendra ou on l'expliquera de múltiples facons ; á l'origine, il s'agissait de vieux quartiers plus pauvres, * done bátis avec moins de régularité, moins d'espace, moins d'ensoleil-lement. Ainsi isolés, ils permettaient aux nomines de se sous-traire á l'ordre, d'imposer de nouvelles lois qui n'avaient rien de commun avec les réglements de la cité. Les représentants du pou-voir n'osaient guére s'y aventurer : d'abord parce qu'une telle visite s'accompagnait de risques et aussi parce qu'ils n'étaient plus tellement assurés de la validité de leurs lois dans des lieux oú elles étaient constamment refusées, affectées d'une valeur négative. Du reste, á mesure que l'urbanisme progressait et que Fon ouvrait des avenues plus larges et plus droites, l'irrégula-rité, l'étroitesse des rúes prenait de plus en plus symbole de désordre absolu face a l'ordre du reste de la ville. Elle permet-tait de se fauñler, de se perdre, de se cacher. Le quartier louche devenait labyrinthe pour l'étranger qui s'y aventurait. II exigeait initiation et sympathie pour s'y reconnaitre.

Le quartier louche serait done déterminable. II est rare qu'il en existe plusieurs dans une ville ou alors, dans ce cas, ils per-dent de leur pouvoir fascinant. On dirá plutót qu'ils sont dou-teux. La criminalité, la misére, l'illégalité colorent, á l'état de probabilité, tel ou tel secteur de la cité. Nous changeons alors de registre, nous passons du vécu au pensé. Nous ne sommes plus en présence d'un quartier vécu dans sa singularité par ceux qui y habitent. En survol, avec les sociologues, avec les administra-teurs, nous comptabilisons les accrocs a la légalité et nous les situons en tel ou tel point de la ville.

Au contraire, il semble que nous ayons de la difflculté á siluer les lieux sinistres. Le quartier louche deineure ce qu'il est, méiue si, dansÉla journée, il présente une allure benoite et'endor-

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mié. Le « sinistre » vient transir, a certaines heures, en certai-nes saisons, parfois á des horaires inhabituels une zone de la ville. Tel boulevard qui, dans la journée, avait été árpente par des promeneurs endimanchés, va prendre, le soir, une allure sinistre. Allons plus loin. Une petite place charmante, avec son jet d'eau central, peut devenir sinistre. Quoi, pourtant, de plus delimité, de plus provincial, de plus rassurant ! Seulement il s'agira de fétards qui, tout a coup, sur cette place, prennent cons-cience du vide de leur existence. Ils s'apercoivent que leur vie n'est emportée par aucun projet sérieux. A la suite d'un rico-chel topologique et métaphysique, le point d'arrivée provisoire signifie la vanité de tous les departs. Én ce sens il existe aussi une oppression de l'espace ouvert. Ils se sentent mal á l'aise devant cette ouverture que la place vide représente et qui devient sinistre parce que, dans sa neutralité, elle en appelle á leur irres-ponsabilité. Ils auraient á se definir, et ils vivent dans « l'in-défi-nition ». S'ils tapent dans une boite de conserve, ce n'est pas pour faire du chahut, et réveiller quelques habitants mais pour rencontrer eníin quelque chose qui existe. II arrive aussi que la place ne vire pas tout á fait au sinistre. Elle se donne simplement comme le lieu oú l'on se dégrise aprés la féte.

Deja, Jane Jacobs avait fait remarquer a quel point les pares prennent, á certaines heures, une allure sinistre dans l'East Side de New York. La plupart des crinies de délinquants juveniles s'y commettaient aux alentours des années 50-55. A l'encontre, les rúes et les trottoirs si décriés, parce qu'ils char-rient toutes sortes de tentations, conservent un aspect humain souvent éducatif. L'observation méritait d'étre rappelée puis-qu'elle renverse certaines idees admises et puisqu'elle montre que la verdure, lorsqu'elle ne parle plus, constitue, par son silence, un facteur d'insécurité. Seulement pour nous qui avons decide de prendre au sérieux les apparences, il faudrait aller plus loin — se demander ce que les taillis, les graviers, les arbres deviennent quand le « sinistre » les saisit. Quant á la notion d'insécurité, nous verrons qu'il faut la préciser puisqu'elle con-vient aussi dans une certaine mesure aux quartiers louches.

Nous nous rendons dans un quartier louche ; nous tentons de l'explorer. En revanche le sinistre fond sur nous á l'impro-viste. II peut reculer indéñniment devant nous ou au contraire, nous sauter á la gorge quand nous ne l'attendions plus. II en serait du « sinistre » comme de l'angoisse, insaisissable et mal localisable (dans certaines circonstances, une ville entiére peut devenir sinistre). Nous n'aurions pas grand chose á découvrir á l'intérieur des lieux sinistres puisqu'ils nous offrent un espace indifférencié.

La encoré apparait une nouvelle distinction entre le « louche » et le « sinistre ». Le premier s'exprime souvent par un espace grouillant. On dit que le vice et le plaisir attirent les nomines, qu'ils impliquent des rencontres étranges. Davantage, ils les animent et ils les mettent en mouvement (nous mettrons au compte du mouvement des équivalents comme le bruit, la chaleur des couleurs, la vivacité des enseignes, la convoitise). On peut donner un autre sens á cette saturation et á cette mobilitc de l'espace. Pour échapper au controle de la loi, les nomines qui

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vivent en marge de la cité, ont besoin de s'installer dans des lieux peuplés oü ils seront plus difficiles a repérer, oü, le cas échéant, s'ils sont en difficulté, ils pourront s'échapper. Ils ont méme intérét á se mouvoir dans des lieux de passage oü ils seront confondus dans la grande masse anonyme de ceux qui transitent. Enfin n'y a-t-il pas une correspondance symbolique «ntre ce qui grouille et ce qui louche ! Nous sommes aux anti-podes de ce qui se laisse déterminer en toute ciarte. Le grouille-ment ressortit á une vie instinctive, larvaire, sub-humaine. On pensera qu'un quartier commercant produit la méme impres-sion á certaines heures de la journée. Cette remarque n'est pas sans poids mais elle prouve tout au plus que le commerce peut procurer la méme excitation : acheter, vendré, gagner, risquer, promettre ou compromettre...

De leur cote, les lieux sinistres ainient le vide : ils sont déjá, par eux-mémes, déserts et, en outre, ils provoquent le vide. On les rencontrera, de préférence, á la périphérie des villes mais il ne suffit pas d'invoquer l'absence d'étres humains car une cam-pague n'apparait pas nécessairement comme sinistre. II l'aut que nous soupconnions un déréglement de l'ordre des choses ; il faut par exemple, que l'homme, avant de disparaitre, ait laissé sa marque dévastatrice ou méme simplement qu'il ait semblé se retirer dans la précipitation. Certaines zones industrielles sont sinistres parce que, produites par l'homme, elle le nient. Des boinbardements criminéis peuvent rendre une ville sinistre.

II serait, a ce propos, intéressant d'étudier les alentours d'une gare parce que le sinistre et le louche s'y cótoient sans jamáis se méler, tant il est vrai qu'ils reléuent de deux catégo-ries diffórentes. Les abords de la gare de voyageurs sont souvent louches par leurs cafés, par leurs meublés. Y vivent, a l'aide d'expédients dérisoires, des gens déracinés ; les uns miserables, les autres préts á toutes les compromissions. Tout voyageur, sur-tout s'il ne vient pas en touriste, est un suspect en puissance et peut douter de lui-méme a bon droit : jusqu'oú descendra-t-il peut-étre ? et, maintenant qu'il débarque comme un inconnu, les traditions, l'encadrement social ne pésent plus sur lui.

Or, il existe un autre aspect de la gare moins visible et plus inquictant : la gare. de marchandises. C'est sur elle que nous pouvons maintenant déchiffrer le sinistre et non plus le louche. Nous retrouvons cet espace vide dont nous parlions auparavant. Des magasins immenses, des caisses enormes, des entrepóts qui ne seront jamáis tout á fait remplis. En outre, les murs qui bor-dent la gare de marchandises apparaissent sans faille et d'une hauteur démesurée. Eux aussi entourent, absurdement, du vide. On y ajoutera d'autres traits qui nous acheminent vers le degré zéro de l'existence : cette paille froissée qui n'a pas de forme, qui est destinée a boucher n'importe quel trou, les objets qui, comme on dit, sont en souffrance, les voies de garage, du maté-riel inutilisable, des wagons abandonnés, tout ce qui semble avoir été laissé pour compte et ne plus étre pris dans le mouve-mcnt de l'univers. A certaines heures du soir, on apercoit des gens bizarres qui vaquent sans raison apparente. Ils n'ont pas l'alliire de voyageur ; ils ne ressemblent pas aux habitúes des meublés eflvironnants. Ils ne paraissent méme pas étre á la

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recherche d'un mauvais coup : une démarche plus fantómatique que clandestine.

Nous voyons done qu'une zone comme celle de la gare peut présenter deux faces qui, pour étre toutes les deux en marge de la vie ofñcielle de la cité, ne doivent pas étre assimilées l'une á l'autre. Et mourir dans un quartier louche ou dans un Ueu sinistre sont choses bien différentes. La premiére mort n'est pas tout a fait exempte d'humanité : le premier moinent de stupeur passé, le mourant sera assisté et, de toute facón, il meurt parmi ses semblables au milieu des musiques fáciles et des rúes chaleu-reuses. Dans un lien sinistre, la plainte du moribond n'en finit pas de se repercuter a travers les entrepóls, les garages, et sa íéte continué de résonner contre un asphalte trop dure qui ne veut pas lui accorder le repos.

Ün lieu sinistre ne peut pas se métamorphoser en un espace louche. II faudrait que, par enchanteinent, il se peuple de pré-sences que l'on ne soupconnait pas. Quant aux quartiers louches, par leur chaleur humaine, ils ont peu de chance de virer au sinistre. Cependant il leur arrive d'accomplir cette mutation á la suite d'un meurtre ou d'une deséente de pólice. Le quartier se íige, s'enfernie dans le rnutisme, se vide de toute existence et, pour quelques moments, "iTevíent sinistre. 11 s'agit plutót d'une comedie que d'une mutation réelle. Le quartier louche suspend ses activités et comme sa respiration pour ne pas se livrer aux enquéteurs.

Seulement, il nous l'aut nuancer cette premiére approche du sinistre. Le vide auquel nous l'associons ne signifie pas ioujours le nóant mais une certaine maniere qu'ont les étres d'apparaítre, quand une perception fluide n'est plus possible. En l'absence d'un regard humain, les objets pésent plus lourd et ils menacent le promeneur éventuel. La misére du quartier louche, méme si elle est sordide, n'aura jamáis de tels effets. Elle continué d'im-prégner d'humanité les choses. Dans un lieu sinistre, les maté-riaux vous assénent leur quantité de fonle, de pierre, d'ombre. Les maisons de guingois, les impasses tortueuses semblent étre devenues ce qu'elíes sont sous l'effet d'une humanité anarchique, s'il s'agit d'un quartier louche -— par une sorte de démence de la matiére, lorsque nous abordons uñ lieu sinistre. La rué tres lon-gue apparait, cependant, étouffante, écrasante. Nous sommes en présence d'un paradoxe topologique : quoique spacieuse, la rué sinistre provoque une sensation d'étouffement : sans doute ne peut-elle que se rétrécir ou encoré déboucher sur des grues ; sans doute, nous étouffe-t-elle moins par ses dimensions qui demeurent normales que par l'atmosphére qui y régne. Nous rcspirons mal parce que les objets et les murs souillent l'air d'une transpira-tion moite, métallique, rouillée ou carbonisée.

Les flaques d'ombre se multiplient et risquent de provoquer la chute comme autant de ñaques d'eau. Les palissades, les pieux, les poutrelles de fer exhibent leurs échardes intérieures. Les bees de gaz échappent a la mythologie facile du nocenr en goguette. Ils deviennent á leur tour un facteur d'insécurité. Démc-surés, ils surplombent l'homme et le menacent. Lumineux, ils exercent méchamment leur fonction de controle, ils éclai-rent et démasquent la conduite du promeneur. Immobilcs, ils

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laissent présager une pétriñcation possible. Postes comme des sentinelles, ils ne sont pas la pour nous porter aide mais pour nous empécher de passer et pour s'agripper a nos vétements. Si le bec de gaz est solitaire, toute la rué est solitaire et le passant encoré est plus solitaire. S'ils sont plusieurs, ils ñxent sur nous tous leuvs regards grisátres. Ils semblent assumer un état auquel nous voudrions échapper, celui d'une présence confuse, constante, purgatoire de la conscience qui n'accéderait jamáis á la lucidité mais qui ne retomberait jamáis dans l'insouciance de la matiére.

/"""""" C'est pourquoi les lieux sinistres sont proprement inhabitables. Certains artistes se sont plus á loger dans des quartiers louches. Ils y vivaient a leur convenance, ils descendaient dans la rué, en savates, pour chercher quelque nourriture et ils man-geaient au gré de leur caprice ou de leur travail. Les hommes y bricolaient leur existence c'est-á-dire qu'ils se l 'appropriaient á leur facón, sans trop teñir compte des modeles sociaux. Le lieu sinistre refuse la cohabitation. II provoque l'errance parce qu'il écrase l'homme sous le poids de ses matériaux ou parce qu'il le confronte á des objets perfides, diaboliques. Et si l'on veut a tout

I prix y découvrir la marque d'une conscience, on retrouvera dans ce décor difforme la manifestation d'un esprit maniaque, desequilibré. Seúl le fou peut s'y complaire et y approfondir sa vérité.

, L'habitué du quartier louche avait inventé d'autres regles plus fáciles et plus accommodantes que les lois de la cité. L'esprit des lieux sinistres s'en tient á des regles démoniaques qui déforment la réalitc selon un plan rigoureux, dans l'espoir de briser les volontés comme il a brisé les lignes de ce décor qu'il hante. Les couloirs, les escaliers, les ruelles y sont le lieu de tentations plus horribles encoré qu'honteuses : dévaler, étouffer, étre cloué, se défoncer. Nous risquions dans le quartier louche l'insécurité ; lá c'est Vinstabilité qui nous menace.

La prostituée des rúes crasseuses cherchait á vivoter ; elle dégoulinait méme de féminité croupissante, mal accomplie. Dans ees lieux sinistres, elle n'a pas adopté un métier ; elle y a été conduite par une félure particuliére ; en elle, la chair se resorbe au profit de mains, de regards qui marmonnent intérieurement un discours impossible á rassembler et á contenir. De cette der-niére description, nous tirons une confirmation de certains thé-mes que nous avions esquissés. Le louche et le sinistre se distin-guent encoré lorsqu'ils utilisent le méme décor et les mémes per-sonnages comme l'impasse, l'escalier, le reverbere, la prostituée. II arrive que le sinistre perde de son indétermination primitive mais c'est á partir de cette indétermination que les lieux tirent leur physionomie particuliére. Parce que les repéres habituéis cessent d'étre constants, parce que l 'humanité a deserté le décor urbain, alors les objets, quand ils réapparaissent, écrasent mas-sivement les hommes et tentent de les happer dans leur éga-rement.

Quels sont maintenant les caracteres qui pourraient sufriré a déterminer la physionomie des lieux louches ? Nous som-nics en présence de zones qui, au premier abord, ne sont pas tel-leiiionl semblables : les alentours de certaines gares, les ports, (•cil:iins quartiers populaires, ce qu'on appelait autrefois les bas-

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fonds. Peut-on espérer, sans trop d'arbitraire, leur trouver un dénominateur commun ? Nous devons nous tourner vers des qua-liñcations atmosphériques qui valent au-delá des différences et des particularités. II nous semble que l'humidité pourrait consti-tuer l'une d'entre elle et, á ce propos, nous aimerions esquisser une phénoménologie de 1' « humide ». Certes, l'on ne peut récuser l'explication socio-historique : ees lieux étaient trop malsains pour que des bourgeois s'y établissent, il est normal que les classes les plus défavorisées puis un lumpenprolétariat ou une sorte de pégre s'y soient installés. La misére engendre la violence et elle instaure un ordre qui se déñe des lois ofñcielles lesquelles reposent hypocritement sur une forcé inavouée. Sans récuser la valeur d'une telle explication, tentons d'unir symboliquement 1' « humide » et le « louche » puisque, cette humidité, nous la retrouvons presque toujours dans les lieux louches. II faudrait d'abord inventorier les formes ou les équivalents sous lesquels elle se présente.

En ce qui concerne les ports, il s'agit d'un crachin ou d'em-bruns qui collent aux vétements et qui les rendent poisseux. Les films de; l'avant-guerre ont essayé de restituer ce qu'il y a de mouillé dans une gare : les rails, les quais, méme s'il ne pleut pas, les visages et les mains des voyageurs. C'était le charbon qui graissait toutes choses et l'on allait a l'humide, en passant par le gras, par cette sorte de noirceur fondante de la gare. Que l'élec-tricité apparaisse, que les quais n'aient plus la méme allure, que les gares soient traitées comme des ceuvres architecturales — et

^les environnements, avant méme toute intervention de la pólice v i fiou de l'administration, cessent d'étre louches, tant il est vrai Vwju'il existe un esprit et une symbolique des lieux. Quant aux " nas-fonds, leur humidité était plus intérieure, plus suintante. En

l'absence du soleil et d'un entretien sérieux des bátiments, les cours, les murs, les escaliers ruisselaient.

Que signifie done « l 'humide » ? : bien des déterminations entre lesquelles il n'est pas besoin de choisir. Une esquisse de décomposition, un pourrissement interne, comme si les philoso-phes anciens, en valorisant le sec et en en faisant un élément originel, avaient exprimé une intuition commune. La chute ou, du moins, la peur, le vertige de la chute ; les pas sont moins assurés sur des escaliers ou des pavés mouillés ; entre l'homme et l'univers s'interpose une fine pellicule maligne. La fausseté, le mensonge, le paraitre : les objets humides luisent, c'est-á-dire qu'ils ne présentent pas leur vrai visage et qu'ils empruntent un éclat qui ne leur appartient pas : il faudrait parler á propos de ce qui luit, d'un éclat terne, si l'expression ne jurait pas, et diré que nous pouvons continuer á étre fascines par cette lumiére noire et superficielle a laquelle nous ne reconnaissons, cepen-dant aucune valeur. Enfin, et cette détermination est la plus ambigué, en milieu humide, l'homme communique avec l'univers tout entier. II est normal que la pluie incline á la réverie mais la seule humidité efface, déjá, bien des frontiéres. Seule-ment il ne s'agit pas d'une belle réverie romantique mais plutot d'une porosité peu avouable de notre étre : nous prétons l'oreille á ce que nous n'entendions pas auparavant.

Nous voudrions souligner un second caractére du quartier

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louche. II est fait, un peu contradictoirement, de mouvements et d'immobilité. Les films, les romans nous présenteront des rúes grouillantes, des bistrots bondés, des étres qui se glissent, avec agilité, dans toute cette faune humaine — et, en méme temps, des regards figés, des femmes immobiles, des hommes qui demeu-rent a longueur de journée dans la méme position, Comment se composent done cette immobilité et ce mouvement ? En quoi se distinguent-ils de ceux que l'on rencontre dans d'autres quartiers d'une ville ? D'abord ce n'est pas le va-et-vient affairé que l'on remarque dans les rúes commercantes oü les gens sont pressés parce qu'ils se rendent quelque part. Dans le quartier louche, nous observons une marche vacante, incertaine, aventureuse et c'est en quoi elle n'est pas tellement différente de l'immobilité. C'est ce que signifie, sous une forme typifiée, le déhanchement des mauvais garcons, des serveuses de bar, des marins. Provo-cation, ambiguité sexuelle mais aussi disponibilité. Le mouvement ne sert plus a se rendre d'un point a un autre. II se com-plait en lui-méme, il met en valeur le corps.

Cette remarque faite, il ne faut pas oublier que le « louche » peut tirer parti du « mouvant ». Ce n'est pas par hasard qu'on le rencontre souvent dans les ports, les gares, les rúes passa-géres. Tout trafic est immonde. II nous situé a l'opposé de la cominunication des consciences dont les belles ames révent. II nous réapprend, en toute ciarte, ce qu'est la marchandise. Tout peut se trafiquer : la drogue, les alcools, les étres — et l'on prend plus de plaisir a trafiquer qu'á donner ou méme a vendré. On éprouve une volupté spéciale á manipuler, á tourner et á retourner l'objet dont on a fait trafic et qui a comme acquis une dignité exceptionnelle dans et par la dégradation qu'on lui fait subir. Voilá pourquoi les ports ont toujours possédé un statut particulier.

II existe une ambiguité fundaméntale du port, situé entre les deux univers de la mer et de la terre. II existe une dualité perpétuelle des douaniers et des contrebandiers, de ceux qui tra-quent et de ceux qui sont pourchassés. Le port lui-méme passe d'une animation joyeuse et comme excessive pendant la journée á un silence inquiétant pendant la nuit. II est plein de refuges : la cale des ponts, les barques abandonnées, tant de caisses sur les quais — et l'on ne peut imaginer meilleure scéne pour le vol, le crime. La plus qu'ailleurs, le décor se fait prégnant, il impose et il sollicite fatalement ceux qui y vivent. II parait inevitable que certains étres y ménent une existence clandestine, entre deux mondes, entre deux eaux, et les desesperes y tentent leur derniére chance au bout du monde civilisé. Partir, pour eux, cela ne veut pas diré s'embarquer pour quelque Orient imaginaire mais navi-guer dans cet univers mouvant qui, seul, existe dans les ports et qui s'oppose au cadre rigide des cites de pierres.

Ajoutons encoré qu'en un sens, le mouvement soustrait les étres et les choses a un controle strict de la société. La clandes-tinité ne consiste pas a se terrer dans la meilleure planque pos-sible mais á se soustraire au principe d'identité. Nous avance-rious qu'il existe phénoménologiquement deux sortes de mouve-mt'iils. II errest un qui durcit les étres et qui assure leur pleine cohesión mais le mouvement peut aussi corrompre, décomposer

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l'objet — a la maniere d'un fruit que l'on manipule, que l'on transporte trop souvent et qui finit, comme on dit, par étre « touché ». Etre en mouvement, ce n'est plus alors étre source autonome de son déplacement, gagner en liberté mais se trouver en contact avec d'autres étres, perdre sa pureté originelle, sortir de soi pour se manifester et pourrir au soleil, á la poussiére, au vent. La cosmologie bergsonienne vaut pour les plantes, les ani-maux, non pour la marchandise ou pour l'homme-marchandise. On aura apercu, par ees quelques remarques, de quelle facón le trafic soutient le quartier louche et lui permet de se réaliser.

Mais il n'est pas non plus de quartier louche sans quelque immobilité : en quoi il se distingue du faubourg gentiment animé. Les films d'avant-guerre ont su jouer de ees consomma-teurs attablés á un zinc de bistrot ou en faction sous une porte cochére. La vue d'un homme immobüe inquiete et déclenche une serie d'interrogations : « Qu'attend-il ? Que veut-il ? et enfin que me veut-il ? » Quand un étre marche, nous obtenons toujours sur lui une somme de renseignements. lmmobile, il demeure énigmatique. D'autre part, une í'oule désceuvrée suscite l'inquié-tude, comme si les gens emmagasinaient et accumulaient une énergie, une violence qu'ils libéreront, par la suite, avec bruta-lité. C'est le silence qui pese souvent avant que quelque chose de grave ne se produise : l'ouverture des Halles, ou la mise á sac d'un quartier ou une chasse á l'homme. Voila comment nous lisons la nonchalance ou l'immobilité dans le quartier louche car ees mémes valeurs imposeraient une autre lecture dans une bour-gade endormie ou dans un quartier résidentiel. Mais alors pourquoi se fier á cette lecture et non point á d'autres lectures égale-ment possibles ? N'y a-t-il pas, dans cette interprétation, une grande part d'arbitraire ? Les éléments, s'ils demeuraient isolés, nous laisseraient dans l'incertitude mais le contexte nous guide : il n'est pas le méme dans le quartier louche et dans une bour-gade endormie. Dans cette derniére, l'immobilité est portee par une serie de signes qui en attestent l'authenticité : magasins vides, allure résignée des habitants, absence de véhicules. Au contraire, dans le quatier louche, elle semble jurer avec la bru-talité des couleurs (des devantures), avec le bruit de la musique, avec l'artifice des visages. Elle ne peut étre qu'une forme de violence retenuc, mosquee, done plus inquietante encoré.

C'est d'ailleurs cette incertitude qui caractérisait le quartier louche aux yeux du visiteur. II pressentait que tout peut arri-ver : les mceurs, les visages, les rencontres, les vétements n'ap-partenaient plus a l'univers qu'il connaissait. Des lors il ne faut plus chercher á la déchiffrer selon nos méthodes habituelles. Nous nous attendions a une querelle et nous assistons a une réconciliation, ou, au contraire, une rixe se déclenche, hors de toute attente. On voit, en pareil cas, la surdétermination de la querelle dans le quartier louche. Notre angoisse croit. Nous pou-vons, sans le vouloir, étre pris dans cette querelle qui ne nous concerne pas, mais comment faire en sorte qu'elle ne nous melle pas en question. Détourner notre regard, prendre un coniporle-ment amusé ou indifférent — n'est-ce pas encoré signilicr (pie nous, y assistons ; et comment ees messages seront-ils recus dans un monde dont nous ignorons le code ! En outre la bagarre existe

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au-delá de ceux qui y participent. Elle symbolise la virilité, une violence mal réprimée par la cité et comme gáchée par elle. Cette violence « couvait » et, en se manifestant, elle rend visible la vérité du quartier. Nous sommes en présence d'étres qui sont vio-lents parce qu'ils vont au bout de leurs actes et qu'ils n'acceptent pas les compromis de la société. Enfin, ees querelles se déclen-chent et se terminent tres vite. Elles ne nous donnent pas le temps de nous acclknater, de nous rendre compte ; elles nous font sentir l'étrangeté des habitúes du quartier louche. Etrangeté double : nous ne savons pas pourquoi ils combattent, et par leur promptitude dans l'acüon, ils nous révélent notre lenteur d'hom-ines trop civilisés. Aprés couip, la nonchalance des habitants de ce quartier apparait sous un jour différent : non pas seulement comme une forme de paresse mais plutót comme la manifes-tation d'animaux de la jungle souples et vifs.

La visee de l'habitué serait, sans aucun doute, différente puisqu'il connait les lieux mais, pour ce dernier précisément, ce n'est plus un quartier louche mais plutót son quartier, son village, un lieu oü il vit á l'aise.

De ees deux visees — en droit possibles — nous eonser-vons méthodologiquement celle qui ne dissout pas son objet parce qu'elle permet la eonstitution origínale d'un des lieux de la ville. On rétorquera que le psychologue ou simplement l 'homme averti des problémes de la cité démasqueraient cette fallacieuse incer-titude. Une meilleure information nous montrerait qu'un tel quartier obéit a certaines constances et qu'il n'est pas plus mys-térieux que les quartiers bourgeois ou résidentiels. C'est la une remarque valaible mais elle suppose que l'on abandonne le ter-rain de la perception et que le promeneur s'arme d'un savoir qu'il n'a pas et que sans doute il ne voudrait pas posséder. La connaissance scientifique explique et dissout les illusions de la perception mais, en méme temps, elle se place á un niveau qui n'est plus le sien, de telle sorte que l'on ne peut pas diré qu'elle ait vraiment raison contre elle. Le vécu se caractérise par ses lacunes, par ses insufflsances, par ses « bougés » (je ne vois pas toutes les faces de l'objet, je ne vois pas ce qui se passe derriére mon tíos). Le promeneur ne connait* pas toutes les motivations des consommateurs, des filies. Les connaitrait-il et vivrait-il cette connaissance, qu'elles cesseraient d'étre des filies. Le jour oü les « illusions » s'évanouissent, l'objet, a son tour, se déplace et prend une autre physionomie. Par exemple, des lieux s'orga-nisent fonctionnellcment en vue du plaisir et ils remplacent ce qui était, á un certain rnoment, le quartier louche qui disparait en tant que tel.

Gelui-ci est done le corollaire d'une conseience qui tátonne, qui n'arrive pas a déchiffrer une langue qu'elle connait mal. // faudrait arriuer á saisir phénoménologiquement la démarche du passant dans le quartier louche. Elle se distingue de deux autres démarches possibles: l'une consiste a aller droit devant soi, lors-que l'on se rend a une tache déterminée, l'autre se complait, comme celle ¿u touriste, a observer, á son aise, tout ce qu'elle rencontre : pignons sur rué, facades. Or on ne fláne pas dans un (jiiartier louche comme dans un quartier chargé de monu-iiiciils liistoriques. On semble aller devant soi et, cependant, le

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lateral (couloirs, fenétres, bistrots mal éclairés) cesse d'étre aussi marginal qu'il l'est dans l'espace quotidien. Nous sommes para-doxalement en présence d'un fond qui demeure fond mais qui voudrait s'arroger les priviléges de la forme : ciarte, precisión, relief de la visión. N'importe quel objet, nous le savons, se pré-

^ / leve sur un fond — ce que Merleau-Ponty appelait « la queue \ \ de la comete », mais il est rare que le fond soit á ce point épié, \ recherché, investí. C'est pourquoi le quartier louche, si minee '-' en aventures réelles, ne décevait pas les étres_gt a recu une telle

iCpjisécxaüon dans la mythologie urbaine. Certes Fon peut avancer une explication réductrice : les

homimes y révaient ce qu'ils n'avaient pas le courage de réaliser. Mais, nous tournant toujours du cóté de l'oibjet, nous dirons que notre regard se remplit quand le « fond », posséde de la richesse. La sécheresse de certaines réalisations modernes (réussies sur un plan artistique) et la déception qu'elles provoquent, vien-nent de ce qu'elles manquent de ce halo, de ce tremblé, de cet arriére-fond qui précisément se répandaient, a loisir, dans le quartier louche. Tout y était signe, méme ce que nous avons nommé « Je lateral » et qui en general, passe pour insigni-fiant. Nous pensons, par exemple, a des fenétres mal éclairées, á des persiennes fermées durant le jour, éléments, en soi non perceptibles et qui prenaient sens et valeur dans le quartier louche. Une telle lumiére diffuse couvre, cache des scénes peu avoua-bles et, d'autre part, le promeneur qui percoit une ciarte aussi faible, s'en reñid cómplice car il fallait qu'il la guette pour l'aper-cevoir.

/ Nous avions déjá remarqué cette habileté sur d'autres signes / comme 1'hutmide qui induisait en sympathie les étres, les objets

et qui les confondait. A un espace visuel se substitue un espace plus auditif, done plus difficile a dominer. En revanche on gagne en résonances affectives. II s'agit de musiques dont on ne peut situer l'origine, de portes qui claquent, de rires étouffés, de coups de sifllet d'agents. Nous aurons aussi le sifflement des loco-motives pour les gares, l'appel des sirénes pour les ports. Careo

, parlait, quant á lui, du bruit des tramways. Nous ne mettons ; pas l'accent sur la nostalgie romanesque de ees bruits prolon-\ gés, done un peu angoissants. Nous voulons diré que le quar-I tier louche est l'un des rares qui, dans une ville, fassent une i telle part á l'ou'ie. Les lieux sinistres, au contraire, se reconnais-I sent á leur silence et au seul bruit de nos pas qui retentissent | trop fort a notre gré. La foire aussi est bruyante mais les bruits

s'y fondent en un seul hurlement. Dans le quartier louche, ils multiplient les possibles, les points focaux. En outre, nous ne dominons jamáis visuellement un tel quartier et c'est encoré ce qui accroit notre incertitude. Comme les rúes sont étroites, comme elles s'entrelacent selon une structure labyrinthique, quelle que soit la personne apercue, nous la rencontrons toujours avec quelque surprise. Nous n'avons pas le temps de nous composer un visage. Sur un boulevard les promeneurs s'aper-coivent de loin et ils savent prendre l'attitude qui convient á leur personnage ou aux circonstances. Nous ne voyons jamáis uno personne disparaitre dans l'ombre, nous l'apercevons (juand elle en sort. De ees deux possibilités, une seule se réalise. Les étres

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du quartier louche sortent d'une¡impasse, i l s ^ ' y e n t r e n t jamáis. Que signifie ce choix de l'imáginatidh ? U exprime, sans doüfe, I'incertitude du promeneur. Les individus semblent se dissoudre dans l'omfore. Elle traduit également une certaine culpabilité. L'individu surgit, au sortir de l'omibre quand tout est accompli. Mais cette impression nous reeonduit á un théme complémen-taire, celui de la comiplieité. Une connivenee s'établit entre tous les habitants et tous les habitúes du quartier louche : Je ne suis pas en droit d'accuser ou de reconnaitre celui que je ren-contre dans un teí quartier et, en revanche, i¡ ne peut témoigner contre moi. A partir de ees derniéres remarques, un philosophe risiquerait une hypothése sur la signification que de tels quar-tiers possédérent á l'époque de la bourgeoisie. Quand les hommes deviennent étrangers les uns aux autres, ils ne peuvent se sentir lies que par des contrats d'intérét ou que par le sentiment d'une faute commune.

Aprés avoir insiste sur le primat de l'objet, nous pourrions évoquer quelques variations qui ont, pour origine, une « inten-tion » de la conscience. Le méme lieu est susceptible de rece-voir plusieurs qualificatifs.

Le pittoresque renvoie á une conscience qui oublie de sym-s íiser et qui s'extasie sur le coeasse, I'invraisemblaible, l'in- ) /•atole de la situation. •< L'équwoque renvoie á une conscience qui garde en appa-

rence une certaine reserve, mais qui s'apipréte á profiter de la situation, á en jouer.

Le lonche renvoie á une conscience franchement cómplice « qui se sent á la coule » et qui domine la situation.

Le répugnant á pour corrolaire une conscience délicate qui est saisie organiquement par la nausee et qui ne veut pas voir.

L'ignobte existe pour une conscience qui participe, qui se souvient méme imaginairement d'un tranmatisme ipassé, qui le revit, et qui double sa visión matérielle d'une visión inórale.

Le sordide se revele á une conscience que la laideur offus-que encoré plus que le mal, qui touche le f'ond de la détresse humaine et qui se sent irapliquée par elle alors méme qu'elle la refuse.

/ p a t l ^ .croj

II

LA FRONDE DU FAUBOURG

II serait bon de tenter une localisation du faubourg dont les images, les symboles, les déñnitions se rencontrent sans toujours se concerter parce qu'ils ne viennent pas tous de la méme veine ou de la méme époque. Le faubourg, est-ce done essentiellement ce qui se situé á la limite de la ville ? Ce ne fut pas toujours le cas á une époque oü une ville comme Paris était composée de faubourgs. Cependant nous ne sommes pas en présence d'un glis-sement de sens arbitraire. A travers les siécles, le faubourg appa-rait comme le quartier par excellence, et, par la, il nous parait important de l'étudier. On le considere comme une réalité qui se suflit á elle-méme, qui comporte sa maniere propre de vivre, qui posséde ses habitudes, ses jours de í'éte, parfois son accent. Seulement lorsque la ville fond et méle des zones autrefois auto-nomes, on reserve le nom de faubourg a ees quelques quartiers extérieurs a la ville et qui ont mieux conservé leur originalité.

Une seconde ligne de partage apparait aussitót : si les faubourgs dont nous parlons maintenant ont mieux sauvegardé leur indépendance, c'est qu'ils ne faisaient pas partie originellement de la cité. II s'agit parfois de villages qui ont été gagnés par la maree urbaine. Nous aurons done affaire a un curieux ¡nixte d'ur-banité et de ruralité. II ne sufflt pas de remarquer que les faubourgs se situent á l'extérieur de la ville, il faut diré que, par certains cotes, ils représentent tout le contraire de la ville : la campagne, les animaux en liberté, le réveil matinal par le chant des coqs, l'immédiateté et la malice dans les rapports humains, Famour des dictons et des proverbes. Gráce a cette remarque d'ordre historique, il nous est facile d'opposer et de distinguer la banlieue résidentielle et les faubourgs — et ensuite de com-prendre leur style de vie propre.

Depuis longtemps, les hommes de la ville ont aimé batir des installations plus ou moins somptueuses en dehors de leur cité soit pour s'occuper, á date déterminée, de leurs champs soit pour échapper, en certaines saisons, au désagrément de la ville. On a retrouvé aux environs d'Our des maisons qui semblent bien avoir constitué une sorte de banlieue résidentielle. Les Juil's, les Romains riches possédaient comme une seconde résidence. Ce mouvement prend une ampleur considerable avec ravénemenl de la révolution industrielle. II faut done distinguer le ciloyen a part entiére de la ville qui projette de vivre en dehors de la

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concentration urbaine et l'homme de la campagne rejoint, par-fois submergé par une ville autrefois distante. Attitude conqué-rante, optimiste dans la premiére situation. Attitude méfiante, passive, défensive dans le second cas.

L'usager de la villa résidentielle, lorsqu'il aménage, a le sentiment d'une réussite. D'abord il vient regagner ses pairs, membres des classes supérieures qui, déjá, vivaient dans ce sec-teur : promotion si sa fortune est récente, confirmation de son rang, s'il appartient á une vieille famille. Ensuite il lui a fallu trouver le terrain, faire batir cette villa dont il avait revé, dont il avait parlé et, á mille signes, on reconnaitra qu'il habite une mai-son de réve. Les habitants originaires du faubourg se trouvent dans une situation opposée. Certes la ville vient á eux et cela signifie des eommodités, des distractions, un certain prestige. Mais cette nouveauté n'est pas sans poser des problémes et sans apporter des genes coinme le bruit ou des taxes plus lourdes ou encoré des visages inconnus qui viennent bousculer les vieilles habitudes et qui exigent un effort supplérnentaire pour repondré convenableinent á des circonstances imprévues. C'est pourquoi, dans bien des cas ees nomines résistent. On a beau leur offrir une soinine inespérée pour acheter leurs jardins, leurs mai-sons. lis hésitent, car oü iraient-ils ? et de quel droit veut-on les déposséder de ce qui constituait leur horizon naturel ? En pareil cas nous nous trouvons devant le spectacle inhabituel de jardins ou de terres perdues dans un décor industriel.

Les habitants des quartiers résidentiels et ceux des fau-bourgs n'auront pas la méme attitude á l'égard de la Nalure. Pour les premiers, la Nature est idolátrée dans la mesure oú elle représenle ce qui permet d'échapper aux horreurs supposées ou réelles de la ville. En conséquence le contraire de la nature ce n'est pas un certain paysage urbain mais des entités abstraites et morales comme le crune, la prostitution, la maladie, le désor-dre social. Le quartier résidentiel ce n'est pas avant tout un lieu oü l'on entend encoré les oiseaux pépier, oü l'on voit les fruits mürir ; c'est un lieu oü l'on ne risque pas de rencontrer des mendiants, des hommes las qui vous font honte et qui vous importunent de leur misére, un lieu oü l'on ne sera jamáis face á un cortége de grévistes. Ce qui jure avec le résidentiel et que l'on excluerait au besoin par la forcé, ce n'est pas l'artifice mais le visage d'un étre qui a faim. A l'inverse, quand un romancier veut faire ressortir la singularité du quartier résidentiel, il introduit un enfant pauvre ou un malheureux qui n'en croient pas leurs yeux et qui s'imaginent errer dans ce paradis dont on leur a tant parlé.

L'une des images les plus répandues représente un enfant sous la surveillance d'une nurse. Elle vaut la peine d'étre cora-mentée pour son symbolisme. L'enfant n'évoque pas la nature en féte, la poussée vigoureuse des jeunes étres et des jeunes plantes, la nudité humaine confondue avec l'innocence de la création. II symbolise ce qui doit étre protege d'un contact effroyable avec le réel. La nurse, dans cette image, a une valeur essentielle. Elle défend l'enfant contre la poussiére, les mauvaises fréquentations, le désordre. Elle devient davantage un signe visible d'hygiéne que de richesse. Elle permet d'escamoter les

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rapports toujours un peu sauvages de la mere et de l'enfant. Les femmes qui habitent ce quartier apparaissent comme tenant un autre role que celui de mere. Elles téléphonent, elles ont des projets de voyages, de décoration, elles se demandent si elles vont prendre un amant.

En outre, chose encoré étonnante voici vingt ans, les normes de l'enfance deviennent les normes de tous. Le loisir y devient manifesté par le symbolisme de la piscine, du tennis, des chaises longues, des parasols, des boissons. On y oublie le travail mais aussi ce qui dans le loisir peut paraitre source de création authentique et de recherches en commun. On dirá que la nature est encoré présente et l'on a pris beaucoup de précautions pour en respecter les formes et les desseins. A la maniere d'un enfant, on a joué avec les ilots d'un rocher, avec un petit pont qui sur-monte un lac artificiel. On appellera conforme á la nature ce qui est fantasque, capricieux, maniere, irrégulier, coinme si la nature était incapable d'enfanter de grandes et belles et simples choses.

Nous voyons done en quel sens la cité est présente et absenté á la fois' du quartier résidentiel — dans la mesure oü nous ne pouvons le comprendre qu'en faisant appel á une cié qui se trouve dans le refus de la ville. Ce calme, ees inaisons si pro-tégées des regards extérieurs, ees demeures isolées les unes des autres, ees avenues desertes, nous en restituerions mal le sens en y voyant seulement un besoin de repos aprés le dur effort quotidien. lis tendent a réaliser magiquement le refus de la ville et de l'affrontement avec les hommes qu'elle suppose. La-bas (dans les villes et dans les banlieues qui ressemblent aux villes) est le mal, c'est-á-dire le bruit, la promiscuité, le désordre insensé et la violence. De lá-bas vers lá-haut (vers le résidentiel) fuir, au plus vite, chaqué soir. Le cinema américain, qu'il en soit con-scient ou non, a compris cette mythologie. Par exemple dans La Revanche du Sicüien un aventurier jette une bombe dans une piscine oü jouent des enfants et qui appartient á un autre mem-bre de la pégre, maintenant respecté et parvenú. C'est l 'irruption de la violence dans le monde de la paix et dans le paradis terrestre.

La nature apparait sous un tout autre jour pour l'habitant du faubourg. Elle est sue, entendue, vécue coní'usément mais globalement et sürement. II ne la pose jamáis devant lui comme un spectacle que l'on regarde, il la reconnait a mille signes qui doivent guider son comportement et son humeur. L'étonnant, c'est qu'en fait, elle semble avoir disparu : peu de champs, peu d'animaux, peu de matériel agricole, un travail somme toute industriel dans la plupart des cas. Ce qui demeure constitue fort peu de chose mais ees débris, relies les uns aux autres, conti-nuent á porter l'existence de l'homme au faubourg. II regarde encoré le soleil et les nuages, il arrose son jardín et il plaint la terre qui a soif, il connait les saisons. Dans un faubourg, le soleil darde encoré ses rayons comme un forcené et il ravage les pierres, les étres, comme il le ferait á la campagne. Les soirées, au printemps, y sont longues, empreintes de rales et de douceur. Une ville peut bien souífrir ou jouir des saisons, elle ne les vit pas aussi immédiatement. Entre elle-méme et le ciel s'interposent

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tant de murs, tant de toits, tant de soucis et d'excitations qui ont une autre source que la nature.

Cette analvse peut susciter une ambiguiité qu'il nous faut lever. En fin de compte, l'horame du faubourg ne semble pas dans une situation tellement différente de celle du pavillonnaire ou de l 'habitant du quartier residentiel. A partir de quelques éléments, d'une facón tres métaphorique, ils retrouveraient, les uns et les autres, la nature — la partie évoquant et réalisant le tout. Nous ne le croyons pas : cette derniére démarche vaut seu-lement pour l'habitant des beaux quartiers ou des pavillons de banlieue pour lesquels une pelouse de gazon verdoyante sym-bolise l'éternel printemps, la jeunesse du monde. Dans le faubourg nous ne sommes pas en présence de signifiants qui ren-verraient á des signifiés précis. Les éléments sont si épars et si nombreux, ils viennent d'une histoire de la nature qui ne s'est jamáis interrompue et, par la, par leur émergence non concertée, ils attestent une ruralité qui ría pas encoré disparu et que les hommes ríont pas eu á réinventer dérisoirement : lá un puits ailleurs un poulailler ou une épicerie qui fait fonction de mer-cerie, de tabac, de buvette ou encoré un chemin qui souléve la poussiére et qui devient boueux á l'automne. L'horame n'a pas encoré saisi la disparition de la nature, il lui suffit pour exister, pour régler ses jours et ses saisons, de se fier á ees signes que nous ne percevons plus et qui, á eux seuls, font affleurer tout un univers oublié. Le faubourg est, en quelque sorte, dans la situation du village oú toute culture peut avoir été abandonnée et que l'on distingue cependant d'une petite ville de méme importance, parce qu'il exprime encoré la ruralité,

C'est cette ruralité et cette párente du village, du faubourg que nous devrions étudier, méme si elle narait difficile á cerner. Les paysans ne s'y trompaient pas. Quand ils émigraient, ils pré-féraient se rendre, dans un premier temps, chez un cousin ou chez un parent qui habitait le faubourg. De lá, á la lisiére de la ville ils observaient un ville qui les intimidait. Dans le faubourg, ils n'avaient pas peur de détonner par leur parler ou par leurs véte-ments. Or une ville ne s'apprivoise pas nécessairement de cette maniere. Des hommes déjá declassés et qui trainent, depuis long-temps, leur malchance de ville en ville, préféreront s'installer dans les maisons délabrées, miserables qui se situent prés du centre et qu'ils trouvent avec beaucoup d'instinct.

Le bistrot du faubourg ressemble davantage á la buvette du village qu'au café de la ville. On l'imagine avec une terrasse, des arbres dont on recherche l'ombrage a la belle saison. La serveuse accepte les plaisanteries fáciles des habitúes et elle ne cherche pas a masquer son accent campagnard. C'est ce que l'on appelle « une bonne filie », une servante plutót qu'une serveuse. On y danse en certaines circonstances, on y prepare les repas pour un mariage ou pour ees banquets interminables que l'on ne peut dissocier de la féte rurale. Nous pensons encoré au coiffeur dont la boutique ne s'appelle pas un salón de coiffure. Déjá le coiffeur, par lui-méme, n'est pas un artisan comme les autres. II ceuvre sur de la matiére humaine ; le client

eut étre mécontent de lui et cependant y revenir parce qu'il ésile i\ se livrer á un autre coiffeur. II y a des histoires — pas l

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nécessairement obscénes mais ambigúes — qui ne se racontent que chez lui. Dans le faubourg les hommes demeuraient dans le salón aprés qu'on les eüt coiffés. Ils s'attendaient les uns les autres, ils semblaient proceder á un débarbouillage en commun : la « barbe » avait alors plus d'importance que la chevelure. Elle signifiait que c'était demain dimanche ou jour de féte ou qu'on en avait terminé avec le travail. Ils ressortaient du coiffeur, guil-lerets, comme des célibataires. C'était un lieu oü ils aífirmaient leur virilité et oü, en méme temps, ils changeaient de peau. En outre, le campagnard descendu dans le faubourg y laissait des cartons, des objets, parfois une valise qu'il venait rechercher. C'est pourquoi, en arrivant dans le faubourg, en cette confluence du rural et de l'urbain, il passait chez le coiffeur et il y revien-drait avant de repartir pour emporter ce qu'il avait laissé dans cette consigne. De lá une animation, des questions, des plaisanteries, un rythme (le client pressé qui a peur de « manquer » son car) bien différent de celui des salons du centre de la ville.

Dans tout véritable faubourg, il existe une place céntrale qui s'apparente á celle du village. Dans l'une comme dans l'autre, les autobús s'arrétent, on y accueille les parents en visite, on dévisage les étrangers ; les enfants, aprés la sortie de l'école, viennent y róder et les marchands ambulants proposent á jour fixe, toutes sortes de vétements ou d'objets.

Les maraichers traversent le faubourg, de bon matin. Le pain, le lait y ont encoré de la saveur. C'est du bon pain, c'est du bon lait : vrai comme un estomac qui a faim, juste comme une moisson qu'on engrange.

Enfin la parole a conservé ses accentuations locales. Mais, sur ce point, les interprétations peuvent diverger et nous retrou-vons la dualité fondamentale du faubourg. S'agit-il véritablement d'un accent local qui s'est transmis traditionnellement dans ses particularités originelles ou bien d'un parler adopté, plus ou moins volontairement, par la classe ouvriére ? Dans ce dernier cas, nous sommes en présence d'un refus de la bourgeoisie. Seulement le bourgeois peut signifier l'homme de la ville qui ne se veut d'aucune región et qui revendique une universalité de bon ton, celle de l'honnéte homme, de l'esprit pensant — ou encoré il peut représenter une classe qui prétend accaparer toutes les valeurs : le bien, le vrai, le beau, le beau parler. L'accent faubourien, populo plus\ que populaire, apparaít, dans sa gouaitle, comme une caricature et une dérision de ce beau parler.

On voit aisément les sources de cette dualité. A l'origine, le faubourg était un village, puis dans bien des cas, des industries s'y sont installées (le géographe Pierre George le considere comme un village ancien dont certains bátiments ruraux sont mal adaptes a leur nouvel usage). On peut done insister sur la ruralité ou sur la misére du faubourg, sur son passé campagnard ou sur son présent ouvrier. Les écrivains bourgeois quand ils parlent du faubourg, hésitent entre ees deux re presenta tions qui ne sont pas tout á fait compatibles entre elles. Ils peuvenl le dépeindre comme un monde charmant, une ville sans les iinpu-retés de la ville et ils instaurent une mythologie de la genlillcsse. Au contraire il leur arrive de le décrire dans sa noirceur : vivre aux confins de la ville, ce n'est plus bénéficier d'une campagne

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maintenant dévastée mais étre re jeté, hors de la cité, en vertu d'un mouvement de ségrégation sociale.

Ce sont souvent les mémes lieux, les mémes éléments, les mémes scénes que l'on met en lumiére. Seulement ils recoivent une signification différente. L'eau par exemple. II n'exis'te pas de vrai faubourg, sans eau, sans une eau dormante, sans un canal ou un fleuve endormi. Et, sur le plan économique, on le comprend puisque cette eau permet de refroidir certains métaux, puisqu'elle intervient dans la préparation des colorants et dans le lavage des peaux, puisqu'elle charrie tous les déchets dont l'industriel veut se débarrasser. On peut peindre amicalement l'eau, y voir une source de distractions : parties de peche á la ligne, promenades des amoureux. Que de dimanches au bord de l'eau dans les romances d'avant-guerre ! Voilá une réverie pares-seuse, grasseyante, doucement dominicale qui ne ressemble en rien au défi du poete á l'Océan ! Mais l'eau du faubourg charrie aussi bien des cadavres de suicides ou d'assassinés. Ces cadavres, fruits d'une mort sans gloire, continuent á pourrir et á flotter á la surface du canal. L'enquéte que l'on déclenche á leur propos, ménera, sans aucun doute, á des motifs sordides, a des situations éoceurantes et banales. Le román policier, quand il se voulait réaliste, aimait se débarrasser de ses cadavres dans les eaux du faubourg.

Nous disons également qu'il existait encoré des métiers dans le faubourg, que le pain qu'on y achetait n'était pas le méme qu'á la ville. Ces remarques prouvaient qu'il existait encoré un rapport immédiat de l'homme et des commercants, de l'homme et de la nourriture. Les reíais ne s'étaient pas encoré multipliés. Mais dans une description plus « réaliste », comme celle de Zola dans Germinal, les épiciers apparaissent sous un autre jour. Ils sont integres au monde du travail. Ils prétent aux ouvriers qui ne peuvent les payer et ils attendent la fin du mois pour étre remboursés de leurs avances. En cas de coup dur, ils font les frais de la gréve. Le bistrot, lui aussi, cesse d'étre consideré sous un angle intemporal, en quelque sorte essentialiste. II n'est plus d'abord ce lieu oü l'on aune prendre le frais, jouir de plaisirs simples. II s'organise et il vit en fonction de la classe ouvriére : crispé, tendu pendant les gréves, animé, débordant de vie et de tournées généreuses, les soirs de paye.

II n'est pas jusqu'á la révolte qui ne puisse s'apercevoir á travers des grilles différentes. Selon une image répandue, la révolte, dans certaines circonstances, menace et gronde dans les faubourgs. Ceux-ci réunis les uns aux autres, auraient quelque chance d'encercler la ville et de l'étreindre. II leur suffirait de déferler vers le centre. On a parlé d'une « ceinture rouge » — comme si la capitale risquait d'étre marquée d'un fer trop brü-lant. Un préfet de pólice, inventeur de mots, préféra le terme de « ceinture verte » qui n'évoquait plus une opération révolution-naire pratiquée á vif et á chaud mais qui faisait penser aux agréments d'une echarpe qui aurait rehaussé la taille de Paris, la coquette. (Cependant dans ce dernier cas, la ville demeurait encoré passive et féminine. Le faubourg reste viril, alors méme qu'il n'abuse pas de sa forcé.) Le centre de la ville plus malléable, plus domestiqué fait preuve de plus de bassesse á Végard du

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pouvoir : il est des offenses que le faubourg, dans son honneur profond, ne peut pas supporter. On verra dans cette révolte une réponse des quartiers les plus miserables aux contraintes d'un régime bourgeois. Les lieux sentent la poudre. II fait tellement chaud dans le faubourg, les hommes sont tellement entassés que les esprits s'enflamment. Les mauvaises nouvelles (licenciement de certains camarades syndiqués, réduction du salaire) circulent vite. L'encadrement policier et administratif se reláche : les commissariats, eux-mémes, ont quelque chose de miserable, de louche ; les agents ressemblent plutót a des gardes champétres qu'á des policiers et ils cherchent a ne pas attirer l 'attention sur leur uniforme. La s'arréte la ville, c'est-á-dire les lois de la cité. Dans le centre, l'homme qui paye son tribut financier, qui adopte une conduite respectable, est accepté. Dans le faubourg, les regles d'admission ou de rejet nullement codifiées suivent un autre cours. En conséquence, les hommes de l'ordre redoutent le faubourg. Lorsque des troubles se produisent, ils invoquent des camions venus de la périphérie qui seraient chargés d'émeutiers.

Seulement, ils prononcent le terme de banlieue et non de faubourg car ce dernier posséde sa grandeur propre et il devient malaisé de le charger d'actes de vandalisme. La révolte appa-rait alors sous un autre jour. En se révoltant, le faubourg entend demeurer fidéle á lui-méme, á son histoire, á une certaine tra-dition d'indépendance et de fronde : sursaut du peuple plutót que du prolétariat, mouvement de l'humeur plutót que ten-tative proprement révolutionnaire, énergie déptoijée contre la ville accapareuse plutót que duel avec la classe possédanti'. On apercoit a quel point cette visión du faubourg euphémise les phénoménes et s'ecarte de la prendere interprétation : selon elle, rien d'essentiel dans de tels mouvements, fussent-ils sanglants car ils ne sauraient avoir de lendemains. On dirá du faubourg qu'il est mauvais caractére mais bon garcon, que la révolte proy cede en lui, non ipoint de la volonté de transformer la société mais de la tradition et de la féte.

Examinons done plus longuement cette image optimiste du faubourg. Un faubourg, pour mériter ce nom, est toujours tres vieux. Non point vieux á la maniere des bas-fonds que le temps a degrades, mais empli d'une longue mémoire qui lui confére des lettres de noblesse. II nous plonge dans une histoire qui nous a faits et cette derniére, immódiatement, nous met — beaucoup plus que les musées et les monuments — en présence des sié-cles passés et d'un peuple qui se perpetué malgré les chan-gements. La simplicité du faubourg dans sa maniere de vivre, dans ses maisons, dans ces fétes, ce n'est pas celle d'étres dépour-vus d'imagination, c'est une sagesse immémoriale qui a su échap-per aux complieations et aux bizarreries des époques.

Voilá qui distinguerait tout a fait le faubourg et la banlieue méme si l'on y découvrait les mémes conches sociales. D'abord le faubourg est particularisé, plus particularisé méme que la plupart des quartiers Ide la ville, tandis que la banlieue (la conur-bation), s'étale comme une masse informe. Ensuite cette derniére apparait comme une excroissance de la ville, comme sa créa-tion la plus hátive et la plus báclée. Le faubourg, en revanclu', precede la ville dans le temps en ce sens que celle-ci s'est unodi-

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fiée jusqu'á perdre son premier visage, tandis cyu'il demeurait ti déle á lui-méme. Les habitants de la banlieue vivront par rap-port á un centre dont ils attendent toutes les distractions et oü ils vont rechercher le prestige, l'argent, l 'amour. Le faubourg se suffit á lui-méme, il existe non point replié sur lui, mais indif-férent á la ville, avec une pointe de feinte et de coquetterie dans cette indifférence.

Le faubourg heureux nous présente un secon'd théme : celui de la féte. II n'y a de véritables fétes que dans les faubourgs. On se distrait dans une ville ; les 'hommes retrouvent le bonheur et la joie dans un faubourg. On y chante beaucoup et toujours ; et les rengaines naissent dans les faubourgs. C'est la méme cha;i-son qui circule de rué en rué, puis de faubourg en faubourg — comme d'ailleurs c'est le méme sursaut de revolte qui suscite le soulévement 'de rué en rué, par une sorte de contagión, de sympathie qu'ignorent et la ville dans son morcellement et la campagne dans sa reserve.

L'espace du faubourg est plus auditif : plein de sons, de bruits, de rires á interpréter, a saluer, á applaudir. C'est l'une des fonctions de ees nomforeux artisans dont nous reparlerons par la suite. Le jour de la féte, l'orchestre, les manéges, les stands de tir se sont installés sur la place céntrale et leurs bruits conjugues s'engouffrent dans toutes les rúes, gagnant les maisons les plus lointaines. Une féte dans un faubourg n'est réussie que si elle a tiré de leurs maisons les habitants ¡qui n'avaient pas encoré fini 'de manger. II faut que la musique les ait appelés irrésistiblement et que chacun presse le ipas á mesure que le bruit se fait plus intense. A cet instant le faubourg ressaisit son imité. II n'esí pas une demeure qui ne soit reliée a la place par la musique de la féte et les ruelles ne sont plus que des corridors á travers lesquels on circule pour acceder a la piéce céntrale. Puis la féte (la vogue) se deplace dans un autre faubourg oü l'on vient danser, cette fois, en voisin. L'on compare les orchestres, les lampions, le caractére des garcons et la beauté des filies. Ce idéplacement de la féte fait évidemment penser au méme phénoméne qui se produisait dans les campagnes. Mais il y a autre chose — comme un symbole d'entrain, de mobilité et ide bonne humeur. C'est la méme féte qui ici se termine et lambas commence. Elle ne cesse d'allumer ses feux et les journées les plus longues de l'année, on les vit dans un faubourg. Ils sont toujours un peu mouillés et un peu tristes les petarás que l'on ne fait pas exploser sur la place d'un faubourg.

C'est ainsi qu'abondent les symboles de la gentillesse comme, par exemple, les velos. Un faubourg est plein de jeunes appren-tis, d'enfants, de jeunes fules qui le sillonnent sur leurs bicy-clettes. Ce ne sont pas des ¡bicycletles dont on use véritablement pour aller au travail mais dont on se sert pour fláner, pour s'ar-réter et pour repartir. Le faubourg prend son temps comme bon lui semble. II apparaitrait comme "le lieu de la flánerie par oppo-sition á la ville oü il faut se presser et á la campagne oü l'on travaille avec quelque lenteur mais sans interrompre son labeur, Le soleil, lui aussi fláne. II ne s'appesantit pas sur les éléments comine il le ferait dans les champs. II s'amuse a tracer sur les inurs des ombres et des lumiéres.

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Les artisans, autres personnages du faubourg, s'inscrivent dans la méme perspective. Ils se déplacent parfois de rué en rué : merciéres ambulantes, matelassiers, repasseurs de cou-teaux... Tous ees petits métiers ajoutent une note pittoresque et. perpétuent une civilisation tradilionnelle qui disparaít. L'arti-san, sous ses allures modestes, représente le citadin. On le croi-rait anachronkjue. En fait, il habitait et il connaissait la ville, alors que les premiers ouvriers étaient encoré des paysans déra-cinés. En outre les artisans soutiennent et symbolisent un rythme heureux, une certaine musique, une certaine vacance de l'étre. Ce sont des hommes qui prennent encoré du temps pour contempler leurs osuvres, meme s'il s'agit de modestes souliers qu'ils ressemellent. Les passants s'arrétent pour considérer le travail devenu objet de spectacle et, eux-mémes, qui observent depuis si longtemps le mouvement íde la rué, ont bien des dioses á raconter.

A ce mythe du faubourg ideal s'oppose une image plus noire qui nous semble étre plutót representative de certaines banlieues ouvriéres. Signe ¡narquant de ce renversement de perspectiyes, comme le remarque J.-C. Périsse, la rué principale se substitue á la place. Cette derniére toute ronde el si céntrale permettait á tous les habitants de se rencontrer et elle apparaissait comme un lieu de féte propice au plaisir et au bavardage. Au contraire on emprunte cette rué principale pour se rendre au travail par tous les temps et surtout par une aube maussade, indécise. Elle débouche sur l'usine dont les grilles se refermeront sur les ouvriers penídant toute la journée. Nous avions vu comment, pen-dant la féte, toutes les avenues 'du faubourg étaient reliées á la place : en dehors de cette période extraordinaire, la place continué a attirer, á appeler á elle les autres rúes ; seulement, elle le fait avec douceur. Dans l'imagerie noire du faubourg, seule la rué principale apparait, comme si toutes les autres avenues avaient disparu. La seule rué que l'on emprunte matin et soir, de l'adolescence á la vieillesse commencante, c'est celle qui méne á un travail que l'on n'a pas voulu et que l'on subit par suite des lois du marché. Et, en période de gréves, c'est encoré cette rué que les ouvriers prennent, pour manifester, velos á la main, visages crispes et pancartes tendues. Ils vont jusqu'aux portes de l'usine que des sardes mobiles protégent. Ghargés par la gen-darmerie, ils recuíent et, cette fois, ils s'enfuient dans des petites ruelles oü ils peuvent s'embusquer ou échapper á leurs pour-suivants. Cependant ils y voient seulement un poste d'obser-vation et ils bombardent, avec toutes sortes de projectiles, la rué principale oü se trouvent les forces de l'ordre, tant il est vrai que quiconque oceupe l'artére principale, posséde le faubourg.

Cette emprise de l'usine se reconnait encoré á d'autres Índices : la plupart des pavillons, des maisons sont de méme hauteur et, au-dessus de cette plaine de toits, s'élévent seulement l'usine, ses bátiments, ses cheminées, ses tours, ses grues géantes. A la platitude morne des demeures d'habitation s'oppose la verticalitr des instruments de production. Lorsqu'on apercoit en survol les maisons, on remarque, au degradé des couleurs, qu'elles ex i s ten t par rapport á l'usine : plus ou moins noires selon leur pmxi-mité ou leur éloignement de la bátisse-pilote. Tous les chemins

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essentiels ménent á l'usine : la route, l'eau, le rail. La véritable gare, ce sera celle qui idessert l'usine ; les routes les plus fré-quentées se rendent inevitablement á l'usine.

Cette derniére ne se contente pas d'enfermer les ouvriers á longueur de journée et de nuit. Elle empuantit, elle noircit tout le paysage, comme si elle possédait tous les droits, comme si l'espace environnant lui appartenait. Ainsi, elle emplit l'at-mosphére de ses mugissements a heure fixe : nul n'a le droit d'ignorer son existenee. Tout bátiinent important cherche á s'as-similer une certaine étenldue et á rayonner a distance. Mais l'em-prise de l'usine apparait plus violente. Elle s'incorpore toutes Jes dimensions : visuelles, auditives, olfatives de l'espace. La féte y prend un autre sens. Elle devient un peu véale, parfois vin-dicative et bruyante. On danse, on crie pour oublier d'autres foruits et d'autres gestes qui ont engendré l'ennui et la lassitude. On dépense vite et en un seul soir parce qu'on n'a pas l'espoir d'économiser. La féte ne se déroule plus sur un í'ond d'insou-ciance mais de tristesse — la sálete n'est plus la mente. Dans Hmagerie traditionnelle, elle semiblait une expression de la rura-lité. L'hygiéne est une invention nécessaire de la ville : a la cam-pagne, on ne fait pas tant d'histoires et le soleil, une vigoureuse san té ont raison de tous les risques de contagión. C'est une crasse tiéde, parfumée, naturelle. Une visión réaliste y voit, au contraire, la conséquence de l'imprévoyance patronale. Les usi-nes évacuent, sans souci des hommes, toutes sortes de déchets. Les plus riches ont pu se sauver. Les autres demeurent, sans espoir, par la forcé des choses, et cette sálete dont ils ne sont pas responsables, qui envahit leurs vétements, leur corps, leurs demeii-res, devient une justification de la condition oü on les tient. Elle manifesté qu'ils existent en dessous de l'humain et qu'ils ne méritent done pas d'étre traites comme des hommes.

Tous ees derniers trais nous montrent qu'il est difficile de passer sans heurt d'une imagerie du faubourg a une autre. Les repéres, les symboles spatiaux ne peuvent coexister entre eux. Par exemple, comme nous l'avons dit, la rué ne saurait s'har-moniser avec la place céntrale. Le faubourg traditionnel était plein de fleches, de clochers, de maisons d'une hauteur inégale. II n'avait pas cette horizontalité qui permet a l'usine d'écraser le reste du paysage. II vivait en lui-méme et pour lui-méme, assez indifférent au monde environnant, tandis que les routes et les rails dont nous venons de parler, semblent le relier, d'une facón tres étroite, a un complexe industriel plus vaste.

Comment expliquer cette dualité et pouvons-nous la surmon-ter ? S'il existe un esprit des lieux — comme nous en avons fait l'hypothése dans ce travail — peut-il inspirer des visions discordantes ? Ambivalence de l'idéologie ? Les classes possédantes avaient intérét á passer sous silence ce qui semblait par trop inhumain, a proposer des visions adoucissantes — et quand certains de leurs écrivains ou de leurs enquéteurs découvraient la terrible réalité, ils glissaient vers le catastrophisme. Nous préférons aborder le probléme d'une autre maniere. Nous devons distinguer idéalement deux paysages qui, dans la réalité, se mélaient confusément : celui du faubourg, replique du grand villagc aux portes de la ville et celui de la banlieue ouvriére,

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expression de la civilisation industrielle. La ville tout entiére (les bourgeois comme les gens modestes) révaient une ruralité

3ui les fuyait ; le peuple recherchait une image de lui-méme qui isparaissait peu á peu.

Nous choisirons la premiére image pour deux raisons. Elle constitue, á elle seule, un monde avec ses soleils, ses velos, sa place, ses jours de féte. D'autre part elle nous propose un modele de communication réussie : le bonheur simple de saluer le matin un voisin ; la joie de s'attarder, un peu plus, dans les rúes quand les beaux jours reviennent. Nous n'avons pas a copier cette communauté mais a nous servir de cette image pour mettre en aecusation ce qui géle et ce qui obture les relations humaines, et pour tenter d'inventer une société aussi transparente.

Puisque nous donnons notre préférence á cette image du faubourg, n'aurions-nous pas dü operer notre description a partir des ceuvres cinématographiques ? En effet ees derniéres ont influencé tres directement l'imagination populaire. Elles tentaient d'adoucir, par une bonne humeur genérale, tout ce qui pouvait choquer. Que des enfants ou des couples vociférent, et nous interprétons les cris comme la volonté de se donner en spectacle. Un ruisseau malodorant, une poubelle qui se renverse seront matiére á plaisanterie. Ainsi, en traitant des images de méme nature, notre travail eüt gagné en rigueur et nous aurions obéi au critére de pertinence, si important en sémiologie.

II s'agit d'une question de méthode qui déborde la description elle-méme du faubourg. II est vrai que le terme de visión euphémisante s'applique á l'ceuvre de Rene Clair ou a quelques films italiens. Que de bals du 14 juillet, que de places publiques, que de velos, que de romances, que d'amoureux et que d'enfants ensoleillés, que de gentillesse dans tous ees films d'une inégale valeur ! Seulement nous affadirions la virilité, Tesprit d'indépen-dance, le sens de l'honneur du faubourg : non point par accident, mais parce que l'image esthétisée comporte de la complaisance et que son unité procede d'un genre et non d'une nature. Nous refusons le terme de visión euphémisante ou euphorisante qui implique un traitement, une élaboration caractérisée.

Nous prétendons nous situer (peut-étre avec quelque absur-dité) en decá d'une certaine dualité. Or le pain doré de la bou-langerie, dáns un film sur le faubourg, nous raméne á une quotidienneté miraculeuse parce que la simplicité apparait sur un écran comme le comble du merveilleux. Ce va-et-vient de la réalité et de l'ceuvre ne nous intéresse pas. Nos images, méme si elles ont eu pour origine insaisissable tel ou tel film, doivent étre devenues images de tout le monde, non pas images d'une salle de cinema, mais images charriées, puis retrouvées par la foule des hommes qui marchent dans une ville. De méme les cris de la rué, dans un film, s'interprétaient comme la volonté de se donner en spectacle. Ils fonctionnaient comme des signes.

Ils indiquaient ce que nous devions viser a travers eux, en fonction des conventions d'un genre ou d'une époque. Les objels ont alors perdu leur innocence, ils ne résonnent plus en nous comme les échos de significations enfouies dans le sensible.

II parait done nécessaire de montrer avec precisión de quelle

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maniere l'image cinématographique du faubourg posséde un charme indéniable et pour quelles raisons elle ne pouvait étre utilisée. Une rhétorique subtile permet de résoudre des para-doxes topologiques. Un certain nombre de films (de Rene Clair) situent l'action sur une place publique. Cette exiguité pourrait susciter une impression a'étouffement ou un ralentissement de l'action. II en resulte, au contraire, par le jeu des mimiques et des conversations un sentiment de familiarité heureuse. L'on s'aime bien parce que l'on se connaít bien. Une rupture n'est jamáis définitive parce que les amoureux sont destines á se rencontrer de nouveau — ne füt-ce que par le biais d'un cam-briolage manqué. La réduction de l'espace n'est jamáis oppres-sante ; elle donne plutót á penser qu il n'existe pas de dehors menacant.

En outre il s'agit, de toute évidence d'un espace scénique. Derriére ees volets de convention, il ne peut se tramer de crimes odieux et ees nuages, trop bien leches, n'apporteront pas un orage dévastateur. Les hgnes adroitement dessinées recom-mencent une création, cette fois pourvue de courtoisie et de gentillesse. Nous nous trouvons au niveau d'essences exemptes d' « accidents ». Le facteur n'a d'autre vocation que de porter des lettres bleues et que d'arborer un magnifique képi. Le boulanger épuise son étre dans le maniement de la páte. Les étres et les objets, en devenant intelligibles, en accomplissant, du premier coup, leur destination, échappent aux malentendus, aux parcours douloureux de l'histoire.

La convention a la bonté de se donner comme telle (et par la, elle se sauve du conventionnalisme). Nous sommes parfaite-ment rassurés puisque nous rencontrons de purs signes et non des existences maladroites, déchirées, obscures á elles-mémes. Les objets, les visages ne sont plus les occasions d'une quéte pathétique, ils opérent comme des signes de reconnaissance que nous décodons immédiatement, sans étre dupes — ce qui suscite un sentiment de supériorité et ce qui evite toute déception. Nous croyons que les amoureux du faubourg s'aiment, que le soleil du faubourg rayonne de gentillesse mais nous n'attendons pas pour autant du monde réel qu'il nous aime et du soleil réel qu'il nous réchauffe. Sympathie, tendresse, complicité mais jamáis ce delire d'espoir ou de désespoir qui déchire puis qui vieillit un étre.

Par le jeu de la lumiére, par les éléments du décor, le cinéaste saura alléger les objets. Les enseignes, la terrasse d'un café, la main d'un policier, les médisances d'une concierge, la pince-monseigneur d'un cambrioleur, rien ne pese. Nous voilá introduits dans un univers exempt de lourdeur, done de méchan-ceté. Tous les héros échappent á la loi de la pesanteur ; ils gra-vissent quatre a quatre les marches d'un escalier comme nous au-rions peine á les dévaler. Quand ils ne mangent pas et quand ils ont l'estomac creux, ils prononcent des paroles encoré plus bon-dissantes et ils touchent, á peine, le sol de leurs pieds. L'argent — puissance d'oppression — ne se tient pas dans les coffres-forts, il volette de mains en mains, dé ja rattrapé, dé ja perdu, ne chan-geant rien á la marche du monde, déclenchant seulement de folies poursuites. Un chapeau de paille, quand il prend le large,

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ne retombe pas dans une flaque boueuse. II s'envole comme le bailón d'un enfant au jardin du Luxembourg. Et le matériel verbal ou la rhétorique des images ne participe-t-elle pas de cet envol general ? Des titres comme Í4 juillet, le Million tissent la. trame d'un ciel tricolore, d'une journée matinale. Les objets ne peuvent se métamorphoser les uns dans les autres que parce qu'ils obéissent au bon vouloir de l'esprit, sans daigner prendre en considération l'inertie de la matiére qui les constitua tel ou tel.

II eut done été seduisant de mettre á contribution le talent de Rene Clair mais nous voyons aussi pour quelles raisons ce recours fut impossible. L'obstacle essentiel ne résidait pas dans une différence de contenu mais dans la différence de nature de l'image. Elle s'est déjá redoublée lorsqu'elle apparait dans un film. Elle dit malicieusement l'essence á laquelle elle prétend faire concurrence. Elle a perdu l'opacité entenebrante et illumi-nante d'une chose qui donne á penser, a rever mais qui jamáis ne se transforme en une puré réalité intelligible. Les images que nous tentons de répertorier dans ce travail doivent conserver un statut ambigú : immergées dans la Nature puisque nulle alchimie ne les a encoré transformées et puisqu'elles sont le produit d'une ville qui a souffert sa passion et non d'artistes qui ont entrepris une oeuvre — et cependant images parce qu'elles rayonnent, parce qu'elles ébranlent l'imagination á la différence de tant d'objets qui intéressent seulement notre action.

Cette ambiguité devrait suflire á excuser l'impureté de notre projet et de son exécution : par excés d'opacité, quand la descrip-tion emporte avec elle une part du refus, de l'enténébrement de la chose (ce serait, a notre sens, un demi-succés) par excés de Iransparence, quand elle le livre trop ouvertement au jeu des connotations (ce serait un demi-échec imputable parfois á l'au-teur, parfois á un lieu comme le studio ou le living). L'image n'est jamáis pour nous une inétamorphose réussie ou un doublé modeste du réel mais la réalité elle-méme quand elle posséde assez d'éclat pour éveiller en nous des pouvoirs qui demeuraient oubliés, quand elle affirme incontestablement son égalité ou sa supériorité sur nous, hommes qui nous estimions maitres et possesseurs de cette nature. Image, non point le signe de la chose mais plutót la chose quand elle s' « exalte » et que nous entrons en jubilation de la savoir si digne d'exister.

L'image n'est pas seulement le produit de mon imagination, un fantasme dans l'intériorité du sujet qui a perdu l'objet du désir. Elle n'est méme pas seulement ce que Fceuvre d'art nous propose. Elle est d'abord un surcroit de réalité proposé par le réel.

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L'UNIVERS PAVILLONNAIRE

Nous voudrions d'abord, en quelques lignes, énoncer les múltiples raisons qui nous paraissent donner de l'intérét á une étude de la banlieue. II existe une idéologie pavillonnaire, une mythologie pavillonnaire : ne rend-elle pas caduque une étude d'un « vécu » qui ne posséderait pas d'authenticité et qui conti-nuerait á masquer les véritables antagonismes sociaux, les manques profonds des individus dans une société déterminée ? Et si nous prenons au sérieux ce « vécu » pourquoi adoptons-nous cette attitude, comment pensons-nous articuler une démystifica-tion et une ressaisie compréhensive du phénoméne pavillonnaire ? Autres motifs d'intérét : le monde pavillonnaire apparait comme celui de la platitude, d'un espace morne : une poétique est-elle, en pareil cas, possible ? Et, si oui, dans quelles condi-tions ? En outre nous nous trouvons en présence d'une zone oü l'habitat semble déterminer les lieux. Dans le « centre », dans les quartiers louches ou bourgeois, nous ne saurions faire abstrac-tion des maisons, des immeubles mais les pierres se confondent dans une tonalité plus genérale et, par exemple, la rué nous en apprend deja assez sur le quartier louche ou commercant. Au contraire quand on parle d'une certaine banlieue, on evoque tres vite le pavillon (nous ne visons pas ici la banlieue ouvriére qui posséde des points de rassemblement tres chauds et tres actifs. Ainsi la mairie y joue un role considerable. Les habitants s'y sentent chez eux. Us s'y retrouvent dans les périodes efferves-centes de l'histoire : quand il faut s'insurger ou a la veille d'une élection. Les chómeurs y sont accueillis pendant les crises écono-miques et s'il y a des blessés á la suite d'un coup dur, c'est la tres spontanément qu'on les soignera. Cette vitalité s'exprime dans les murs : photographies de militants, banderoles revendi-catives, drapeaux rouges, documents sur l'actualité internatio-nale. La créche municipale, l'école primaire rayonnent de la méme ferveur collective, comme si les maítres y étaient plus visibles, comme si les enfants y étaient plus heureux). Qu'en est-il done quand nous suivons le chemin inhabituel qui nous méne du logement aux lieux ? D'une facón sigificative nous hésitons á parler en termes de quartiers ; nous employons plutót ceux de zones, de secteurs : que deviennent, en pareil cas, les rapports du tout et de la partie ?

Enfin nous connaissons les travaux remarquables de l'équipe

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d'Henri Lefebvre sur les pavillonnaires. Cette étude a été con-duite avec beaucoup d'intelligence, elle a su prendre appui sur de libres interviews. Elle use des apports de la linguistique. Elle nese défend pas d'une approche phénoménologique (sur le « coin » par exemple). Avons-nous encoré, dans de telles condi-tions, quelque chose a diré ? Que peut revendiquer notre approche, lorsque le terrain a été exploré, avec beaucoup de jugement, par un psycho-sociologie ouverte ?

Nous ne pourrons repondré a toutes ees questions qui, pour la plupart, ont quelque connivence entre elles. II s'agit de la défense et de l'illustration d'une approche qui n'ignorera pas les droits d'une critique socio-économique, d'une géographie et d'une psycho-sociologie urbaine.

Sans nul doute, il a existe une politique pavillonnaire, méme si ses manifestations ont subi des formes diverses au cours de l'histoire. Le Play écrivait deja : « La plus urgente reforme de la vie privée a pour objet le grand désordre de notre temps. Elle remedie aux maux qui sévissent pour les individus isolés dissé-minés á l'état nómade sur le territoire ou momentanément fixés dans des habitations prises a loyer... Elle vise a rendre l'aisance et la sécurité aux moindres familles en les attachant au sol par le travail, la frugalité et l'épargne : en leur conférant au moins la dignité que donne la propriété du foyer domestique. » Dans ees quelques lignes apparaissent les thémes les plus fréquents d'une idéologie aussi morale que sociale. On ne cherche pas seu-lement a disperser les ouvriers, a freiner des concentrations dan-gereuses pour le pouvoir bourgeois. On veut modiñer la nature méme du prolétaire. Reprenons done quelques termes de Le Play. « Reforme de la vie privée » : la societé doit prendre en considération la vie privée, laquelle concerne la famille et non l'individu, ce qui nous assure que nous pénétrons deja dans le social. « A l'etat nómade » : les prolétaires campent dans le pays ; ils ne peuvent, dans de párenles circonstances, se sentir solidaires d'un pays dont ils sont exclus, ils risquent de se conduire comme des pillards. « Les fixer » : pour les encadrer ; pour leur permettre de s'épanouir en un lieu determiné : les nommes ont été arrachés á leurs fermes ; ils ont cessé d'appar-tenir á des paroisses, a des bourgs ; ils ne respectent plus la tra-dition ; traites comme des individus, ils deviennent des indivi-dualistes ; ils ignorent le consensus social, ils sombrent dans le nihilisme et le malheur. « Le travail, la frugalité, l'épargne » sym-bolisent les vertus que l'ouvrier développera parce qu'il voudra devenir propriétaire d'un pavillon ; la lutte des classes s'atté-nuera lorsque toxis les citoyens seront des propriétaires. Ces trois vertus prennent leur relief quand on veut bien les opposer a des vices fantastiques qui se logent dans le coeur humain : le travail et non point la paresse qui implique le vagabondage, la dislo-cation de la personnalité, la violence — la frugalité car il faut mater en nous la nature, l'humilier, contraindre ses fureurs et sa sauvagerie — l'épargne car elle impose une autre visión du temps ; on ne cede plus á des humeurs explosives, a des rages soudaines ; on capitalise, on se rend compte que seuls des gains moderes, constants, et non point la Révolution sont capables d'en-gendrer un avenir meilleur.

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employons-nous, des étres que nous cótoyons, 'de la lumiére qui baigne notre visage, de l'espace dans leíquel nous óvoluons. Or, avouons-le, le pavillon se préte bien á une telle opération. D'abord ¡7 se donne rarement comme une ceuvre définitive. II faut l'aménager car il comporte des places perdues, un sous-sol, parfois un grenier. Comme il est soumis aux intemperies, il faut le repeindre, réviser la toiture. Serait-il parfait et soustrait aux vicissitudes du temps que le propriétaire a le droit d'en disposer, de le bricoler tandis que le locataire de l'immeuble collectif ren-contre une réglementation stricte qui s'oppose a de tels rema-niements.

En outre le travail n'y a pas le ménie sens. On decore un appartement, on le rend plus confortable ; bref on ne touche pas á la substance de son étre. Le pavillonnaire a davantage l'im-pression de terminer ce qui demeurait inachevé et, méme quand il cólmate une breche, il défend encoré la matiére de son loge-ment contre l 'usure du temps. Nous devons entendre, en ce sens, le bricolage : « douce manie » chez quelques-uns, moyen comme disent les psycho-sociologues, de pallier la percellisa-tion du travail par une ceuvre totale créatrice — mais aussi, quand il s'agit d'un pavillon, possibilité de refaire sa demeure, sa coquille, d'en assumer la pleine responsabilité. Le temps perd sa contingence apparente, lorsque l'espace appelle, d'une facón aussi pressante, l'homme a son secours. La mort et l'usure d'une exis-tence qui nous corrode, passent inapercues lorsque notre regard rencontre, sans cesse. une tache precise a mener a bien, avant les pluies ou avant l'été.

Ensuite nous nous trouvons en présence d'un espace articulé. La clóture peut bien proteger de la curiosité ou renforcer le sentiment de propriété. Elle a aussi pour fin de séparer le pavillon de l'espace environnant. Le jardín s'oppose a la maison elle-méme qui perd ainsi son unité trop massive. Les enfants y jouent, les animaux s'y ébattent et, la encoré, cette articulación de l'espace entraine une détermination du temps. Le jardin, en effet, signifie plutót le soir que la journée. le dimanche que la semaine, le printemps que l'hiver. N. Haumont releve d'autres oppositions qui rythment le pavillon d'une facón bipolaire : le devant oü l'on appréte les apparences et le derriére oü l'on vit a son aise, la cuisine oü l'on accepte d'étre comme l'on est dans la quotidien-neté et la salle á manger oü l'on recoit les invites, oü l'on se montre tel que l'on voudrait étre...

Ces oppositions se rencontrent aussi dans un appartement. II nous parait plus précieux d'avoir mis en évidence l'opposition du sale et du propre qui n'a pas son équivalent dans le logement collectif. Or de tels attributs comportent des résonances biolo-giques, morales. II existe comme un droit á la sálete que notre société n'admet pas puisqu'elle a institutionnalisé la propreté sous la forme de l'hygiéne, des surfaces lisses, des idees nettes, de la neutralité dans l'engagement. Salir, avoir le droit a exister comme l'on est, avec sa laideur, avec sa transpiration, avec son goüt propre — mettre sa marque maladroite sur les choses, ne pas avoir honte de sa corporéité, de ce qui pousse ou de ce qui secrete en nous. Au regard d'une conception moins libérale, l'hntiime qui salit (en bricolant dans le sous-sol, en gardant ses

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souliers crottés) localise les effets de la sálete dans un espace circonscrit, peu valorisé. II semble bien que cette attitude — en fin de compte, opposée á la premiére — predomine chez le pavillonnaire. La sálete continué á passer pour un signe du mal qu'il faut exorciser : l'homme fera, de temps á autre, le ménage du jardin, il n 'entrera pas directement dans son logement mais il traversera le garage oü il déposera de la boue par une journée pluvieuse. II lui restera le droit de rever a Vanarchie de ce sous-sol (pneus démontés, charbon dans un coin, taches de cambouis) qui consume, en quelque sorte, une connotation de la sálete.

Nous avons davantage insiste sur cette derniére analyse car nous pouvons, a partir d'elle, nous interroger sur la possibilité d'engager plusieurs démarches différentes. L'opposition du sale et du propre manifestait une bipolarité qui n'etait pas evidente et, en ce sens, elle exprime une victoire sur l'immédiateté. Elle nous permet de mieux investir la structure spatiale du pavillon et elle nous indique encoré a quel point l 'habitant doit s'appro-prier son espace. Une phénoménologie a le droit de dégager le sens et les modalités de cette appropriation de laquelle l'homme ne saurait étre absent. Cependant la description ne doit pas demeurer á ce seul niveau. Les auteurs de « L'habitat pavillonnaire » ont raison de remarquer que « dans l'entretien, s'expri-ment a la fois une tendance a marquer l'espace et une tendance á l'aménager ». Car la sálete ne se laisse pas aussi facilement « réduire » que dans un appartement. Elle renait, elle devient une des composantes substantielles du pavillon.

Pour notre compte, allons plus loin. Elle est une des mani-festations inquietantes de la nature. N'entendons pas seulement que la sálete soit plus redoutable que la propreté. Inquietante comme chaqué fois oü les choses font entendre leur altérité et prennent l'initiative. II n'est jamáis facile de nous confier á elles car savons-nous jusqu'oü elles nous méneront ! II existe done un pavillon qui, á la fois, ressemble et se distingue de celui que nos enquéteurs ont fort bien analysé. II lui ressemble en ce sens qu'il comporte un jardin, des fleurs, un sous-sol, une clóture mais z7 suffit de considérer le pavillon comme engendrant, comme voulant l'arbre, le jardin, les insectes, les roses, le pavillonnaire pour que, selon nous, nous entrions dans le domaine du poéti-que. II nous faut aussi considérer une banlieue qui a poussé anarchiquement, au gré de la volonté de chacun et non un lotis-sement préordonné, bref substituer une parole á une langue.

Le morne, l'humide, le fade, le grouillant trouvent la gloire de leur apparaítre dans et par le pavillon. Sans lui, encoré, une certaine vérité de l'insecte et du sécateur ne verrait jamáis le jour. Les gestes du pavillonnaire prennent une grandeur nou-velle, non que nous les transfigurions en leur accordant des in-tentions sublimes qu'ils ne comporteraient pas mais parce que relies a l'étre du pavillon qui les fit devenir ce qu'ils sont, ils composent un monde. Aussi nous refuserons-nous á sérier des connotations et des connotateurs, ce qui, semble-t-il, apporterait les avantages de la ciarte et du recensement. Ce serait poscr iiue la dénotation importe au premier chef, et que, de-ci de-la, ú lilre erratique se glissent des sens seconds, derives. Ici, parce que nous sommes en présence d'une Nature, nous pouvons reprendre

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les termes que Mikel Dufrenne emploie á propos de l'o3uvre d'art « c'est la connotation qui fournit aux eléments du donné leur unité syntagmatique ». Les métaphores, les images part idles expriment, chacune pour leur part, l'étre du pavillon dont elles procédent ; elles valent surtout parce qu'elles en dérivent et non par une opposition relative aux termes complémentaires, opposés de l'immeuble collectif.

Seulement comme nous ne prétendons pas entrer dans les desseins de la Nature, nous décrirons souvent les gestes, les réveries du pavillonnaire ou du promeneur de cette banlieue. Quand la description tourne court, nous en demeurons á une sorte de phénomenologie. Quand elle se laisse emporter par l'élan qu'elle a su prendre, elle atteint un niveau plus proprement poétique mais n'est-ce pas déjá dans le premier cas, l 'homme produit et inspiré par le pavillon ? De son cóté, le fantastique (une certaine méchanceté du pavillon qui va jusqu'au crime et au poison) se livre comme un des possibles du pavillon : ignoré, contre toute vraisemblance, par son habitant ? Oui, dirons-nous, et c'est en ce sens que les interviews trouvent leurs limites. II faut interroger le regard, les poses, les gestes des pavillonnaires qui nous font signe et qui sont tellement plus proches du pavillon que leurs simples bavardages — les traiter comme on traite une nature, une chair non parce que nous les méprisons et pour les chosifier mais parce qu'ils expriment ainsi aveuglément ce qu'ils ont á nous livrer avant de se retrancher derriére l'inanité de leurs propos. Nous ne prétendons pas indiquer, par ees quel-ques remarques, ce que nous avons fait mais plutót exposer Fin-ten tion de notre travail. Et nous pensons demeurer dans les limites d'une entreprise philosophique puisque nous tentons de pas-ser de l'implícite á l'explicite.

Nous commencerons par le plus humain en nous placant a ce niveau oü le projet Femporte sur Fobjet. II y a .souvent un arbre dont les dimensions étonnent dans ce jardin modeste. II « mange », il devore le peu d'espace, il constituerait plutót une gene — et, cependant, en un sens, il est irremplacable, surchargé de symboles et de fonctions. C'est avant tout l'arore de la liberté. L'enfant y apprend á vivre au contact d'un élément qui lui resiste. Les mecanos, les soldats de plomb, les raquettes de tennis jouent un role certain dans Fécolage de l'enfant, mais ils se manient, ils se cassent, ils se perdent. L'enfant se confronte par Farbre á un solide, a un étre permanent. II va écorcher ses mollets, ses cuisses, ses avant-bras, toutes ees parties du corps en general protégées. II prend conscience du dedans de ses jambes, du dedans de ses bras, de cette face interne du corps que nous connaissons á peine — si ce n'est dans l'acte d'étreindre et d'enserrer. On dirait que l'enfant réapprend chaqué matin á monter á Farbre. En fait, il s'y essaye, comme un chien s'agace les dents avec un os ou comme un artiste revient inlassablement sur le méme tableau. Et puis, l'arbre se substitue au grenier qui manque souvent á nos maisons. L'enfant grimpe et, lui qui tient peu en place, y demeure pendant de longs moments. Les adultes s'en étonnent. C'est que, sur ce sommet, il domine une partie du quartier, Fexistence. II n'est plus tout a fait de notre monde. Lorsqu'on Fappelle, il est decu. II espérait d'autres voix et

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d'autres appels. II escomptait se laisser envelopper et porter par un nuage.

Le méme arbre représente autre chose pour Fadulte. C'est un arbre vesperal, tañáis que l'arbre de l'enfant est matinal. II nous a vu parfois grandir. II a été le témoin silencieux et com-préhensif de notre existence, de notre enfance et de Fenfance de nos enfants. Plus jeune, nous le prenions d'assaut. Maintenant, nous n'osons pas lui avouer tout ce que nous avons sur le cceur. II paraissait si loin au fond du jardin et, maintenant, il s'est rap-proché de notre maison, comme la mort.

Seúl un amateur de paradoxes aflumerait que Farbuste est un arbre en miniature. Certes, il y a « une différence de taille » entre Farbre et Farbuste, mais alors il faut prendre au sérieux cette expression... L'arbre est accompli, il représente une puis-sance tutélaire qui nous protege. Notre respect est lié au respect que nous éprouvons pour ceux qui Font planté. Pour l'enfant, Farbre c'était cette virilité confirmée a laquelle il confrontait sa virilité naissante. L'arbuste est á faire, á creer. II y a toujours une nuance de défi chez celui qui plante un arbuste et qui, ainsi, remanía le paysage et le monde. C'est pourquoi ceux qui aiment planter des arbustes, n'aimeraient pas recevoir un jardin planté d'arbres ou du moins ils s'en désintéresseraient. Le grand arbre, diront-ils, ne leur appartient pas assez. II fait surtout partie de Fimmense famille des foréts qui peuplent FAmérique du Sud, FAfrique Equatoriale, FIndonesie. II leur échappe, comme la plaine sans fin, comme les fleuves majestueux. Ils préférent ce petit arbuste qui est bien a eux et auquel ils peuvent s'identifier. La plante de l'arbre joue un role important. En le plantant, l'homme a/firme sa masculinité : « les femmes », avance Fun de ees banlieusards, « savent entretenir les íleurs, mais elles ne connaissent rien aux soins qu'il faut prodiguer aux arbustes ». Planter un arbre, c'est comme chasser le gibier, piller les villes — une facón de se poser et de se reconnaitre homme.

II faúdrait, des maintenant, distinguer cette nature de la campagne. Dans cette derniére, Fon percoit des animaux, des vaches, des canards, 'des tracteurs et pour peu qu'il y ait quel-ques arbres, Fon imagine du gibier, des oiseaux. Dans le petit jardin, les insectes tiennent une place trop importante. II semble que Feffort déployé pour les exterminer les multiplie. Le soir, en ce jardin, il semble que se réveillent tout ce qui gémit, tout ce qui rampe et tout ce qui bave. II y régne une monstruo-sité humide qui ne se reneontre pas dans une métairie de Gas-cogne ou dans une ferme de Beauce. A la campagne, les insectes vivent á leur place, á leur petíte place, ils disparaissent sous Fhectare de ble, sous la forét, sous le troupeau de vaches. Ici ils| deviennent les rivaux et les égaux de l'homme. L'univers nocturne du pavillon est larvaire, grouillant, presque croassant. Cette malice de la nature se declare ouvertement des que Fon abandonne un pavillon. On dirait qu'une vermine indistincte est venue moisir, ronger les murs eux^mémes. Les maisons de campagne ou ¡de montagne vieillissent avec plus de dígnité. Elles s'af-faissent sous le poids des ans et des eléments extérieurs, alors que dans la banlieue, elles semblent se gangréner de Fintérieur.

Un mur, par principe, doit demeurer solide. Qu'il pourrisse 20

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et c'est l'univers qui chancelle, ce sont les certitudes qui per-dent leur évidenee : mon existence s'accoudait á ce mur qui cede. Tandis que l'on peut localiser une malfacon ordinaire, le mur du pavillon semble se corroder du dedans, ne plus avoir le goüt de sa propre cohérence. Le propriétaire ne se resigne pas. II observe chaqué soir son mur avec mauvaise conscience car il a le sentimenl que, par son regard, il en aggrave la déchéance, tout comme on agace de la langue une dent malade. II faudrait se reteñir de le considérer mais est-ce possible ? et que peut-on en faveur d'un mur qui met tant de mauvais vouloir á résister a l'usure du temps !

Le printemps a été esperé et on croyait qu'il apporterait l'apaisement. II possede moins d'ampleur, moins d'harmoniques qu'á la campagne mais, en un sens, il est plus marqué. On suf-toque presque au milieu de toutes ees fleurs qui s'ouvrent en méme temps. Le soir, le banlieusard croit revenir d'une ville intemporelle, d'une ville amputée du temps, comme un homme peut étre amputé d'un de ses membres et á mesure qu'il »pproche du pavillon, il redécouvre un printemps sucre, il est saisi a la gorge par les parfums, par l'odeur de la terre que l'on remue, par le bruit des sécateurs : les paysans qui savent la longueur des travaux et qui ont d'autres champs á fouiller, y mettent moins d'ardeur. On dirait que les banheusards s'affolent, qu'ils ne savent oü. donner de la béche et du sécateur. Eux, les pour-chasseurs d'insectes, se conduisent comme des insectes spasmodi-quement laborieux. Cette inversión ne nous étonnera pas : l'ava-leur, dans bien des mythologies, se transforme en avalé, et le Christ, pécheur d'hommes, a été souvent figuré sous la forme du poisson. Nos Jean Rostand de banlieue se livrent a toutes sortes de greffes — pour le >plaisir de creer des espéces nouvelles, pour se livrer á des tentatives incertaines contre-nature. lis essayent d'étranges accouplements, ils aiment que la nature copule sous leurs yeux. Certaines plantes survivent seulement pendant quel-ques jours et, de leurs yeux rigolards, ils les regardent dópérir.

Qui est coupable ? Oü est la méchanceté ? Le banlieusard a voulu domestiquer ce coin 'de terre qu'il posséde : voilá, semble-t-il, le réve de tout propriétaire : « subjicite eam ». N'avons-nous pas couvert la terre de routes, transformé la faune et la flore ? Seulement notre forcené de la béche n'a pas conservé la prudence traditionnelle d'un paysan qui sait parfois laisser les éléments au repos. Alors le jardín se rebiffe, la terre tourne au sale, prend des teintes livides, ne met aucune bonne volonté a prospérer, avorte dans la plupart de ses productions. Cette sour-noiserie enchante le pavillonnaire et l'incite á un surcroit d'ef-forts stériles. II n'engrangera jamáis des moissons inespérées mais il aura maté la nature dans ees quelques métres carrés qui lui ont été alloués. II la soumettra á un régime disciplinaire. II en nomine, le matin, tous les éléments pour savoir si certains ne manquent pas á l'appel. II redouble les clótures, il fixe, á chaqué plante, ses droits et ses limites. Le propriétaire qui, s'il est un retraité, paraissait voué á terminer son existence dans une demi-oisiveté, s'épuise a cette tache. II constate, impuissant, cette décréation. II lui reste á malmener un régne vegetal qui lui resiste et qui le fronde.

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II croyait ne rien laisser au hasard mais il se trouve que les précautions prises tournent á sa confusión. II s'aeharne, comme nous le disions, contre l'insecte. II disait chercher la pro-preté et il l'écrase. II prend plaisir á contempler cette forme tordue qui se convulse et iqui maintenant adhére au ciment et le tache. C'est que l'insecte incite á un certain type de eruauté : le disséquer, luí óter une patte, une aile, le voir avancer malgré son inñrmité. Ei l'on voudrait connaitre la substance de l'insecte qui n'est pas, a proprement parler, de la chair et qui, pourtant, vit, palpite sans doute. Quelle est cette cuirasse qui se plie, et qui crisse et qui s'écrase lorsque la pression s'accentue ?

A forcé d'hygiéne et de propreté, les choses se mettent á prendre une allure malsaine. Elles sont trop lustrées ; les murs, les tables, les chaises, les guéridons ont beneficié, chacun et chacune, de leur enduit ¡propre. Notre regard et notre main ren-contrent une pellicule chimique, difficile á definir et qui n'est jamáis le bois ou le l'er. Nous pouvions, aprés avoir quitté la ville, espérer renconlrer des prémices de la nature et nous abor-dons un univers qui sent la droguerie. Ce n'est pas le mineral ou le vegetal ou Vhumain qui triomphent mais le « chimique » que nous a'bordons et que nous reconnaissons avec tous nos sens. Nous passons, d'une facón insensible et comme nécessaire, cu soupcon du poison. Certes toutes ees poudres ont été disposées á l'intention des insectes nuisibles (le « nuisible » est un quali-ficatif qui apparait souvent dans l'univers pavillonnaire, alors que dans d'autres lieux coímme l'atelier, le bureau, le salón, on préfére d'autres termes comme le « pompier », 1' « inefficace »,; 1' « odieux »). Mais les piéges ide l'homme peuvent se retourner contre celui qui les a dressés. Et l'intoxication, elle n'est pas seulement dans les produits que l'on déverse dans les jardins, elle reside aussi dans toutes ees couleurs mauvaises qui tapis^ sent les parois de la maison, dans cette terre avachie, dans ees conversations méchamment colportées. Le propiétaire, á forcé d'acheter et de manipuler le poison, se met á le secreter lui-méme. Redoutant l'accident, il commence á le rever, á le craín-dre et a le désirer á la fois.

On tue, au couteau, dans certains quartiers louches ; on abat la victime par une rafale de mitraillette sur certains bou-levards. Ici on favorise la mort, en provoquant un empoisonne-ment langoureux. A une fin rapide, séche, fulgurante, on prér férera les convulsions d'une existence qui vomit la bile avant de renidre l'áme. Les experts, quand ils viendront enquéter, s'apercevront que le pavillon regorgeait de produits toxiques, que l'eau, les murs, les cheveux, la terre, les vétements, la grena-dine s'étaient imbibés d'arsenic. II ne s'agira pas d'un accident localisable dans le temips et dans l'espace. On n'arrivera pas á comiprendre que le mal n'ait pas agi plus tót et sur toute la famille. Et si les Titans nous en disent davantage sur la m<on-tagne que la géographie, Vempoisonnement nous parle plus clai-rement du pavillon que tant d'enquétes habilement menees.

Nous voudrions, pour terminer, évoquer encoré quelques images essentielles qui expriment encoré le mauvais vouloir de la terre banlieusarde. De surcroit, elles devraient davanlage nous en apprendre sur le « morne » qui, dans son illimitation, peut

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donner á rever tout autant que le « sinistre » ou le « louche ». La banlieue est morne parce qu'elle apparait aboulique, parce 'qu'elle n'arrive pas á prendre forme. Nous songeons, par exem-ple, á des villas á demi-construites, et dont le gros ceuvre vient d'étre achevé. Ce pourrait étre, ce serait en ville, une pause, un accident que l'on surmontera lorsque la faillite en cours aura été liquidée. Rien de tel en banlieue. Nous avons l'impression que cette maison n'arrivera jamáis a tenue car elle viendra á foout de tous les efforts entrepris pour finir ce qui .a été com-inencé. De faillite en suicide, de suicide en suecession enche-vetrée, elle opposera á l'homme son imperfection essentielle. Elle n'a pas de nom et les voisins n'osent pas lui imposer un sobri-quet qui lui en tiendrait lieu. On ne sait plus a qui elle appar-tient. Ge mouvement si naturel qui conduit une villa de ses fondations a ses ultimes finitions, s'est interrompu et comme cassé. Le temps qui, ailleurs, irróversiblement, dans une éco-nomie moderne fait nailre, prospérer jusqu'á l'enflure toute chose, s'est retiré de ce coin de banlieue et .a perdu l'évidence de son pouvoir. La maison de campagne decline, parfois sur l 'autre pente, celle du passé á jamáis aboli. La maison de banlieue s'est iimmobilisée alors qu'elle gravissait le versant de 1'.avenir. Elle est oíTerte á un lendemain mais nous savons qu'il ne se pro'duira pas.

Nous pensons á une seconde image étonnante, celle de la maison inoccupée. Nous ne voulons pas diré qu'elle n'a pas trouvé de locataires. Nous entendons signifier qu'elle est occupée d'une facón anormale. On en ouvre les volets á de rares périodes de l'année ; les gens qui lui rendent visite le soir, sont deja repartís quand le jour se leve. Dans de tels lotissements oú la plupart des propriétaires se connaissent, il parait inquiétant de ne pouvoir nom.mer les occupants d'une villa. On les soupconne d'avoir construit une maison « truquée » qui sert au mal. C'est lá, sans doute, que les truands viennent maquiller leurs autos ou pré-parer un coup ou soigner leurs blessés ou torturer leurs victimes. L'intérieur de cette villa qui, á en croire l'aspect exté-rieur, devrait ressembler á celui des autres bátisses, doit en étre difiérent : la buanderie, le garage, la cuisine ont, á coup sur, recu des destinations nouvelles. On y bricole, on y repeint, on y opere, on y lúe. La victime ou l'otage ont perdu le goüt de s'enfuir, ils ne savent plus oü ils se trouvent et les voilá qui acceptent, dans la résignation, une mort sale, une mort qui aonne a bailler. Les truands ont choisi cette villa parce qu'ils s'y savent á l'abri de la pólice. Ce ne sont plus les néons des quartiers louches ou la flambée joyeuse des armes que l'on dégaine, mais une nourriture simple á base de conserven et de longues parties de caries. L'ennui et le désceuvrement guettent alors les hors-la-loi. Ils en viennent á devenir irascibles, méflants les uns a 1'égard des autres. Ils abandonnent trop vite ce refuge oü le temps leur pese et préíérent encoré risquer la prison ou la imort.

On voit á quel type de réverie la banlieue, par son paysage indifférencié, peut se préter. L'hommv risque de ne jamáis par-iH'nir jusqu'á la villa qu'il recherche. En s'enfoncant au milieu des allées rectilignes, il abandonne le désir de la trouver. Davan-

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tage il en perd le souvenir. La banlieue serait comme VAnti-Mémoire. Non point seulement en ce sens que le promeneur manque de signaux, de monuments, de repéres caractéristiques pour s'orienter, comme il le ferait dans une ville (il n'aura rien retenu de la marche de la veille, il ne se souviendra pas de cette épi-cerie, villa parmi 'd'autres villas). Mais plutót il glisse dans l'in-différence, il ne se sent pas concerne par ce qu'il vient de voir et il ne peut le ressaisir pour l'intégrer á. une temporalité coherente. Le pays oü l'on ne parvient jamáis, ce n'est pas, en l'occurrence, le chiffre d'une transcendance, la marque d'un ideal que l'homme ne saurait atteindre mais la dissolution de l'étre dans un envi-ronnement oü il s'ensable, parce qu'il est morne. C'est encoré une raison pour laquelle les truanlds se cachent dans la banlieue : en soi, leur retraite est visible puisque les voisins les épient et risquent de les dénoncer mais la protection qu'ils invo-quent se situé ailleurs : les membres d'un autre gang ou encoré les policiers ne parviendront jamáis jusqu'á eux, il se perdront dans cet espace inorienté ; ils en oublieront leur vengeance et leur mission.

Ces thémes supporlent un double traitement. On peut les interpréter en les démystifiant. L'imagination populaire des romans et des films policiers affectionne les vies doubles — la coexislence des pantoullles et des mitraillettes, des pihotos ten-dres et des réglements impitoyables. On peut égaleinent mettre 1'accent sur ce que ces images comportent de particulier et que l'on ne retrouverait pas dans le théme de la « planque » en ville : une expression de la banlieue incapable de se teñir droite, et d'aller droit. Alors ce ne sont plus les hommes mais les murs qui suscitent l'inquiétude : une matiére sournoisement aristo-télicienne se révolte et se 'dérobe á l'emprise de la forme, de la loi, du temps. Les habitants qu'ils soient ou non truands, perdent beaucoup de leur importance face á ce vertige de l'in-différence d'un décor morne.

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LA DIALECTIQUE DU DEDANS ET DU DEHORS

La réduction anthropologique des lieux.

En consacrant de si longues pages a cette opposition, nous poursuivons, une fois de plus, des fins polémiques. Toutes les objections que nous allons rencontrer nous serviront a mieux cerner notre entreprise. Or elles se présentent tres nombreuses et tres fortes. Tout d'abord nous prétendions nous livrer á une phénoménologie de l'espace urbain. N'est-ce pas devoir remonter a l'orígine, au moment oü les choses adviennent a l'existence, retrouver leur naissance et leur mode d'étre avant toute falsifi-cation ? En opérant une distinction entre le dedans et le dehors, nous semblons arriver aprés, prendre l'acquis pour l'originaire. Nous avons perdu l'essentiel, c'est-á-dire ce moment oú les. choses commencent á s'espacer. La peinture ou un discours sur la peinture seront, au contraire, susceptibles de nous montrer le monde en train de prendre forme et de naitre á l'apparence. Une toile de Cézanne assigne l 'instant oü les choses se distancent de nous et vont coexister les unes par rapport aux autres et toutes par rapport a mon osil. Nous nous donnerions un espace consti-tué et nous oublierions qu'il faut laisser les choses « emerger au sensible, au visible »...

Nous concéderons volontiers que cette remontée a l'ima-ginairc — par reproduction ou par deconstruction — nous parait la plus radicale et, en ce sens, la plus phénomcnologique ou la plus poétique puisqu'elle nous associe au laisser-étre, au laisser-voir, au laisser-faire le plus fondamental. Cependant, comme nous avons cru deja le montrer et comme nous tenterons encoré de le mettre en évidence, il nous semble que nous assistons également á une triple production des lieux, une fois qu'ils ont trouvé leur emplacement : recréation des lieux et par leur volonté propre de persévérer en leur étre et par les nomines qui les habitent et par la ville qui assista á leur naissance. Nous aurons, nous aussi, á notre facón, á lever une sorte d'oubli et a retrouver une fraicheur matinale. Et, d'ailleurs, les lieux ont-ils trouvé leur gisement propre pour toujours ? Les frontiéres du dedans et du dehors sont précaires, non point seulement parce qu'il s'agit de formes lábiles ou par une sorte d'ambivalence généralisée mais parce que la ville, elle aussi, bouge et a du mal á peser ses lieux, tout comme

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un homme pese, tant bien que mal ses mots, tandis qu'il formule une pensée qu'il ne connait pas encoré.

Deuxiéme objection non moins grave : en nous engageant dans une étude du « dedans » de la ville, est-il encoré possible de négliger, comme nous l'avons fait jusqu'á maintenant l'apport anthropologique. Le ref'uge, la maison, l'escalier, la loge (fut-elle celle de la concierge) n'appellent-ils pas un recours a des don-

/nées analytiques ou sociológiques ? Gilbert Durand, dans « Ses i structures anthropologiques de l'imaginaire » donne ainsi du

poids á des actes, a des situations, á des formes qui, sans ce lest, n'éveilleraient pas notre attention. Et nous n'avons pas seulement affaire á un intérét intellectuel mais aussi a une jouis-sance venue de plus loin. Comment, sans cette collusion de la mere et de la mort, comprendre l'euphémisation de la mort, l 'attrait immérorial des « chambres secretes » et des « belles endormies » ? Et sans les figures du ventre digestif et du ventre sexuel, que signifient les profondeurs aquatiques et tel-luriques, le goüt des cavernes, des coins, des enceintes, l'institu-tion de 1'ceuf cosmique, le faconnage des coupes et des chaudrons liturgiques -r- toutes les grandes réveries de l'intimité ? Comment encoré, sans ce processus, comprendre que le mot grec de cime-tiére puisse, par son étymologie, diré « chambre nuptiale » ? On rendra l'objection plus radicale encoré si l'on met comme G. Durand l'accent sur de véritables trajets anthropologiques : les objets, les formes, voire les éléments ne sont pas premiers : ils ne prennent leur sens qu'á partir des trajets (réflexes a dominante posturale, a dominante digestive, a dominante rythmico-sexuelle) qui les fit étre. Ces lieux que nous prétendons étudier comme s'ils avaient une vie indépendante, apparaissent comme bien tardifs et risquent d'introduire dans notre étude des contre-sens. Ainsi les clochers, les échelles semblent faire partie des deineures et, cependant, ils s'en séparent ou, du moins, il faut discerner deux schémes distinets : schémes ascensionnels á tona-lité inórale pour tous ces objets (et ces schémes englobent aussi bien l'aile, l'alouette, la fleche, l'arc que l'échelle ou le clocher) — schéme de l'intimité quand on réve la demeure. Aussi le clocher « est-il toujours separé psychologiquement de l'Eglise, laquelle est imaginée comme une nef ». Gilbert Durand écrit avec beaucoup de forcé : « le monde de l'objectivité est polyvalent pour la projection imaginaire ; seul le trajet psychologique est simplificateur ».

La encoré il nous est impossible de demeurer insensible á une objection a laquelle nous ferons partiellement droit et il est vrai que nous avons consacré, nous-mémes, une partie de notre travail a l'étude des trajets urbains. Nous avions déjá pressenti cette difficulté lorsque nous avons evoqué la Prostituée qui ne devait pas étre un pur sillón vaginal (ce qui l'aurait, contraire-ment á notre projet, éternisée) mais dans laquelle nous ne vou-lions pas seulement voir un étre venal. Par la ville, par le Ira fie et le désir de la ville — et non pas seulement par L'Eros, nous entendions en faire une Figure véritable et expliquer la fascina-tion de son Image. C'est d'une maniere tres délibérée que nous avons operé une réduction á l'égard de l'anthropologie et nous perdons ainsi le bénéfice incommensurable des Forces cosnii-

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ques, du drame agro-lunaire, de l'ceil du Pére, ceil solaire et oura-nien, du feu trivalent « lumiére, oiseau et parole ». Nos habitúes du bistrot ne connaitront pas le breuvage sacre de la fondamen-tale communion par l'ivresse. Notre femme-fatale, si elle evoque, par quelque cote, l'araignée et ses rets, ne s'auréole pas des aulres symboles myclornorphes : la lune noire, les menstrues et la Mort, la Mere terrible et la Sorciére.

Précisons a nouveau notre position. Nous n'écrivons pas qu'il faille récuser cette grille anthropologique. II nous arrive d'aller jusqu'á elle, en prolongeant notre description, mais ce n'est pas a partir de notre culture, plus ou moins étendue, que nous situerons l'objet et que nous tenlerons de l'appréhender. Ce serait rompre une certaine immódiateté, le traiter comme un discours parmi tous les discours de méme rang. (Notre approche suppose, bien entendu, que tout traitement d'un objet quelconque ne prend pas son départ d'un discours). Nous essayons une autre voie, plus « superficielle » qui met entre parenthéses la mémoire ancestrale, le corps et le drame cosmique. Nous espérons, cepen-dant, que cette approche de surface ne se compromettra pas dans la platitude. Nous ne chercherons pas, par exemple, les composantes éternelles du rel'uge, nous en demeurerons á ce qui se voit dans un rel'uge particulier et nous nous demanderons ce qui le distingue des autres refuges de la ville. Ainsi la planque d'un truand ne ressemble pas a la chambre d'un adolescent soli-taire ou a celle d'un vieillard. Elle exige certaines modalités spa-tiales, qui lui sont propres et que les Résistants retrouvérent d'instinct : se diluer dans des rúes populaires oü les visages humains devenus fraternels ne se distinguen! pas les uns des autres ou au contraire se ménager une étendue deserte telle qu'une füature se remarque sans peine. II s'agit d'une expérience qui nécessite certains gestes. On a remis l'honime traque entre les mains d'une logeuse impenetrable qu'il ne voit pas souvent, qui lui interdit certaines actions (par prudence) et le voilá un homme diminué — en quelque sorte, castré de sa liberté. Gráce á cette mise en repos forcé qui s'apparente, parfois, á une espéce de convalescence, á un sejour en clinique, il ya assuiner pleinement cette piéce — la planque : dans l'impatience, dans f'irritation car il ne peut demeurer insensible a la qualité de l'atmosphére. Aussi la planque aura-t-elle plus de vérité et de pré-sence en été : parce que l'impression de stagnation se rení'orcera, parce que les projets et l'imagination de l'avenir deviennent plus diíiiciles, parce qu'il se produit dans l'étouffement un absolu du retrait. Nous pouvons éclairer tel ou tel geste rituel. Le voyou se laisse lourdement tomber sur son lit dont il fait jouer les res-sorts. Car le lit sur lequel il parcourt son journal, prend son déjeúner, échaffaude des plans, se transforme en objet privilegié et, lui, le truand habitué aux detentes rapides, saisi d'un sentiment de claustration, tente de faire jouer ses muscles de jeune fauve.

Quoiqu'il en soit de cet exemple particulier, nous avons entendu marquer, á nouveau, la direction de notre entreprise : l'homme face á un décor qu'U s'approprie tandis que le lieu, á son tour, implique, ne füt-ce que sur le mode de l'absence, un entrelacement de subjectivités. C'est diré que les résonances

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humaines (l'enfantement reciproque de l 'homme et du monde, de l'individu et des autres) se substituent aux résonances cos-miques et qu'elles tentent de sauver ce travail de la platitude. Ainsi ce que nous reprocherions, sur un plan imaginaire, au mythe de la caverne de Platón, ce ne serait pas son choix oniri-que mais son déficit humain. Nous ne porterions pas le débat sur un plan cosmologique mais á un niveau proprement humain. Dans le premier cas, en effet, on pourrait se demander ce qu'im-plique le choix d'un mythe solaire : des symboles ascensionnels (et une ascése certaine), des symboles spectaculaires (et le primat accordé á la visión), des symboles diairetiques (et des exigences de ciarte et de distinction). Valeurs qui ne sont pas négligeables mais auxquelles, en demeurant toujours á ce niveau cosmologique, on pourra opposer d'autres valeurs et d'autres symboles. Aprés tout, rien ne nous dit que la caverne, enfouie dans la terre matcrnelle, soit par vocation un lieu de malheur et d'inculture : l'art, la religión y ont fleuri et á la théophanie solaire on oppo-sera une théophanie lunaire si répandue parmi les peuples. C est bien l'astre qui meurt et qui renait, qui nous enseigne une jsagessj; cyclique, l'union des, contraires, et qui, par la, nous laisse espéfer une" préíniére maitrise du temps. La Lune nous assure que, sans avoir á trancher, sans avoir á subir un éblouissement qui risque de nous rendre aveugles, nous pouvons laisser fécon-der et fertiliser notre ame au méme titre que le régne vegetal et animal.

En fait nous n'avons opposé ees deux thématiques que pour montrer á quel point elles s inscrivent dans le méme régime imaginaire. Car, pour notre part, notre étonnement á l'égard de la caverne platonicienne aurait d'autres motifs. Quelle est done cette prison sans bourreau ! Certes il nous est parlé des hom-mes, ue leur naiveté de badauds devant un théátre de marionnet-tes, de leur habileté a prévoir le retour de certaines ombres ou de la violence dont ils sont capables á l'encontre de l'initié. Mais un prisonnier n'est tel que sous le regard d'une conscience qui l'observe á la dérobée ou d'une facón ouverte, qui le juge et qui prononce, a chaqué instant, sa condamnation. Sans ce rapport de conscience judicante á conscience condamnée, de liberté absolue á liberté entravée, la prison perd beaucoup de sa gravité, elle devient une sorte d'auberge, de maison de repos ou de foire d'em-poigne. Notre homme traque, bien qu'il nous parüt échappé d'une littérature peu relevée, vivait deja une situation plus dra-matique. II sentait bien que cette logeuse, au demeurant sympa-thique, le séquestrait et il ne savait quel sens donner á ees pas feutrés qu'il entendait dans le reste de l'appartement, á cette poignée qui s'entr'ouvrait a certaines heures. II avait á en déci-der et cet individu pourtant diminué se trouvait devant l'absolu d'un choix. Comme il paraissait tentant de s'abandonner au bon-heur de la planque ! On ne lui avait pas demandé son nom, on ne l'interrogeait pas sur son passé et en revanche il devait conti-nuer a ignorer qui l'hébergeait. Par discrétion mais n'est-ce pas aussi un moyen de se démettre de son nom, de sa vie et de revenir á une vie indistincte, anonyme, parfaitement blanche puis-que l'Autre demeure sans visage ! On entend ses pas, il porte des plats, il existe sur un mode silencieux. Tres souvent l'homme

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traque a remis ses armes, son feu, sa virilité perturbatrice. // vit, dans une sorte de nudité qui n'est pas tout á fait celle des hom-mes desarmes mais plutót celle des étres que l'on a laves de leur premiare existence.

De méme des hommes rassemblés dans un bagne réinven-taient les lois — usant du plus grand des pouvoirs. Puisqu'ils avaient été tenus á Fécart de lois qu'ils n'admettaient pas, puis-qu'on les condamnait á un travail forcé qui n'avait aucune signi-fication, méme pas une quelconque utilité, ils se soumettraient entre eux á. des lois tacites et terribles dont on ne supporterait pas la moindre infraction. Ils acceptaient de jouer la mise la plus importante : leur propre vie, quand ils cognaient un sur-veillant, quand ils tentaient de s'évader, quand ils réglaient, entre eux, leurs propres comptes. Ils avaient á se faire esclaves ou despotes, victimes complaisantes ou bourreaux perspicaces. Ils devenaient des joueurs, des joueurs de leur existence et de leur dignité et de leurs souffrances. Le cosmologique ne tire alors son sens que de l'intersubjectif. Ces bagnards étaient reclus en Sibérie ou dans des pays torrides, parce qu'on les avait exclus de la terre arable, tempérée, parce qu'on voulait les couper absolument du reste du monde par la neige, la flévre, les lianes, des peuplades cruelles, et comme si la frénésie du climat devait s'égaler á la violence de leurs passions — exilés dans des terres, des marécages oü une existence compte peu puisqu'elle disparaít sans laisser de trace.

En outre — ultime et nouvelle difficulté — cette partie, á la différence des autres, sera plus composite. Elle comportera des lieux auxquels nous n'adhérons pas, alors que jusqu'ici nous participions activement a leur description, des lieux qui en appellent á des époques différentes, alors que jusqu'ici nous nous limitions á ceux qui existérent avant-guerre. En effet nous aimerions élargir notre découpe temporelle. Nous voudrions surtout alterner la remythisation et la démystification. Nous aurions pu á plus juste titre employer les expressions d'exal-tation active et de réduction critique. Mais ces termes nous ont paru plus commodes. II suffira pour éviter toute méprise de préciser que nous croyons travailler sur les choses et non sur des mythes. Nous voilá, semble-t-il, á nouveau confrontes au probléme que nous avions approché dans notre premiére partie. Les caracteres qui nous paraissent qualifier les lieux majeurs de la ville, demeurent, selon nous, valables. Cependant il s'est produit un glissement dans la position du probléme. / / s'agit de réftéchir á l'authenticité plutót qu'á Vimportance des lieux urbains ; il s'agit de nous interroger sur la maniere de traiter l'objet plutót que sur sa nature. Disons tout de suite que nous irons de l'objet aux critéres et non d'une détermination genérale des critéres aux lieux. Nous pourrions bien multiplier nos raisons. Elles ne sauront, en toute rigueur, nous convaincre. Seule la description, une fois opérée, pourra nous avertir de la richesse ou de la pauvreté présumée du lieu. S'il ébranle notre imagination, c'est qu'il a valeur d'image. Les grands lieux, comme les grandes images, comme les idees de Spinoza, comportent leur pokls d'étre. Le_Iigu jnsjñré estele lieu inspirant, c'est-á-dire celui

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qui inspire les hommes et ont été inspires les écrivains mais aussi les usagers et les familiers.

Aussi proposerons-nous quelques critéres en sachant bien qu'ils ne sauraient, á eux seuls, emporter notre adhesión. Une réduction, en particulier un recours á des conditionnements sociaux ou psychologiques» se révélent toujours possible. // s'agit de savoir, dans chaqué cas particulier, si la grille réductrice rend compte de toute la richesse de l'objet étudié ou si d'autres grilles se montrent susceptibles de mettre au jour une signifi-cation omise par la premiére approché. Nous ne songeons pas, bien entendu, á une méthode des résidus qui procéderait par soustraction. II arríve que nous puissions opérer plusieurs lee-tures globales qui comportent leurs concepts, leurs regles. Ainsi I'CEdipe supporte-t-il, comme Ricceur l'a montré, plusieurs lee-tures qui ne s'annulent pas mutuellement. Quand un lieu enve-loppe une lecture imaginaire indépendante de la grille réductrice, nous sommes en droit de penser qu'il nous parle au-delá des conditionnements dont il n'est pas question de nier l'existence.

Un lieu (plus particuliérement ici un refuge) mérite d'étre remythisé lorsqu'il concerne notre condition d'liomme et, ajou-terons-nous, lorsqu'il nous permet de mieux l'assumer. Est-ce nous enfermer dans les limites de notre horizon culturel ? En un sens oui ; il est des lieux qui ont eu leur grandeur et sur lesquels nous aurons toujours le point de vue de l'historien. Mais l'homnie sait enjamber les cultures et, de proche en proche, il ressaisit des sphéres qu'il croyait étrangéres. L'éthique (le projet volontaire) vient tempérer ou corriger la participation spontanée. L'horizon culturel ne nous deporte pas seulement du cóté de nos origines silencieuses ; il nous transporte jusqu'á un certain possible au-delá duquel nous pensons parfois mais n'imaginons plus. Parce que les hommes ont été mis en présence de l'inhu-main pendant tant d'années, les lieux qui leur permirent de supporter une condition quasi intolerable, nous paraissent affectés d'un signe positif. En ce sens le bistrot, le meublé, le square, la prison ont attiré notre attention non pas en vertu d'une inspiration populiste mais parce que, effectivement, une partie du peuple dut y souffrir sa passion.

Un lieu en appelle encoré á la remythisation lorsqu'il nous offre un exemple de génése reciproque du décor par l'homme et de l'homme par le décor. Alors il est vrai parce qu'il est expressif. Comme le réduit d'un vieillard, comme l'escalier d'un meublé, comme les murs d'une prison qui suintent d'humanité. La poésie, en topologie, consiste essentiellement á surprendre ce mouvement d'appropriation des choses par l'homme : de son corps, de sa parole, de ses murs, de son existence — et la parole, méme divine, nous parait seulement le domaine privilegié d'un empire dont nous ne voulons pas exempter d'autres gestes plus humbles. Cet effort d'appropriation ne se rencontre-t-il pas dans toutes les actions de l'homme ? Alors comment choisir entre les refuges ? Nous croyons pouvoir distinguer entre une parole vivante qui invente ou qui gauchit la langue jusqu'á la rendre intelligible par les autres —et une parole qui se contente d'aclua-liser quelques-unes des combinaisons possibles qu'une langue comporte. Ainsi, dans beaucoup de lieux modernes, les objets

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tendent á s'organiser par eux-mémes ; le systéme devient pré-gnant lorsqu'on se contente dans une salle de séjour de varier l'ordre des éléments. L'accessoire tente de donner le change, en prenant une part preponderante, parce que les objets ne rayon-nent plus de la lumiére que l'humanité pourrait leur préter.

Nous aurons recours a deux exemples qui tenteront d'illus-trer ees critéres que nous avons énoncés d'une facón nécessai-rement abstraite. II s'agira á nouveau de la Prison et d'une piéce plus modeste, le Réduit du vieillard. Dans le second lieu se débat un étre, semble-t-il, passif et presque expulsé de la condition humaine. Nous verrons qu'il donne encoré un sens a son décor et que ce dernier nous parle immédiatement le langage de la Mort. A vrai diré, ees deux exemples n'auront pas la méme portee. La Prison apparaítra comme un lieu oü, par excellence, l'humanité de l'homme est en question ; le Réduit du vieillard devrait nous surprendre par le foisonnement de ses significations.

En quoi la Prison ébranle-t-elle en nous certaines régions / essentielles de notre étre ? Et comment, du méme coup, posséde-

/ t-elle une valeur imaginaire certaine ? II sufíit de penser á tous \ les hommes —, philosophes, écrivains, partisans — qui ont eu \ le sentiment d'étre concernes par elle. Pensera-t-on que nous

avons affaire á un théme culturellement daté dont le prestige s'est consolidé á la faveur de certaines sectes grecques et du Christianisme : le monde est une Prison ; l'Ame est exilée en cette terre et elle aspire á retrouver son lieu natal. Cette remarque, alors méme qu'elle serait totalement fondee, n'óterait rien á la valeur de cette image de la Prison. Car nous pensons á l'intérieur d'une ere culturelle et il suffit d'en prendre acte. Mais il faut ajouter autre chose : admettre que la Prison est liée fon-

, damentalement á l'existence de la liberté et que, par la, elle i qualifie son espace d'une facón origínale. C'est pourquoi nous / nous intéressons a son chiffre alors méme que nous n'avons pas / été emprisonnés et que nous ne croyons pas notre ame enfouie / dans notre corps, comme dans un carean. Lieu-limite, expé-I rience-limite qui nous permet de dramatiser et de tirer au clair

notre propre expérience. Et chaqué époque, a la lumiére de ses problémes et de ses déchirements, opere une lecture de ce maitre-symbole. Pendant la Résistance, le prisonnier ce fut sou-vent l'homme qui, terriblement, devenait le responsable d'un réseau, qui, par ses paroles, risquait d'étre démantelé : aurait-il la forcé de se taire en attendant que les précautions soient prises

i pour que ses camarades se camouflent ? Voilá un homme seul, \ aux prises avec sa douleur, avec sa résistance nerveuse et qui, \ par la forcé des choses, assumait le destín des autres, c'est-á-dire \ d'hommes encoré libres. Dans notre figuration symbolique le

judas a pris une importance exceptionnelle. II n'apparait pas dans les anciens symboles : les prisonniers se trouvent la, dans cette caverne, on ne sait trop comment ; ils peuvent l'aménager avec un certain goüt et on comprend sans peine qu'ils réservént

i un mauvais sort a celui qui prétend leur enseigner le chemin I rude et escarpé. Le prisonnier moderne sait qu'on l'observe, qu'il

existe comme une béte qui se débat misérablement, sous le regard de quelqu'un. On veut lui extorquer son existence, comme on cherche á lui extorquer sa culpabilité.

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La Prison nous confronte done aux possibilités d'un homme mais est-il prouvé pour autant qu'elle développe en nous un autre régime imaginaire. Elle demeurerait un chiffre abstrait si son évocation ou si son expérience ne remaniait pas notre appré-hension élémentaire, immédiate du monde. Voilá un lieu parfai-tement clos dans son espace et aussi dans son temps (puisqu'on y coupe court a la béance de l'avenir). La solitude dans l'humide, dans la pierre ou dans le béton, parmi les ténébres ou sous la lampe aveuglante ; une autre facón de parler, de marcher, de respirer. L'imaginaire se reconnait aux mutations qu'il provoque, nous forcant á ouvrir d'autres chemins, a poursuivre d'autres horizons, á entendre d'autres langues. C'est ainsi que la Source, la Prison, le Chateau, l'Arbre inaugurent un espace et des pul-sions différentes.

Si la Prison parait étre un lieu privilegié, que l'on considere un autre lieu qui, malgré sa modestie, confrontait l'homme aux mémes interlocuteurs. Nous pensons á la chambre du vieillard, qui, elle aussi, met en évidence les rapports difficiles de l'homme et de son milieu. Nous voudrions montrer qu'elle regorge de signilications. Cette polysémie, loin de nous effrayer, devrait montrer que certains lieux ne relevent pas strictement d'une langue. Les objets hésitent a trouver leur signification exacte parce qu'ils n'ont pas été produits en vertu d'un systéme. Dans cette chambre, l'usure n'est pas un phénoméne d'obolescence. Elle traduit une expérience métaphysique fundaméntale, celle de la Mort. Devons-nous, au moins, admettre que ees débris témoi-gnent d'un ordre préalable dont ils seraient la survivance ? Nous ne croyons pas que cette distinction ait encoré un sens lorsque le mésusage est á, ce point concerté, quand tous les travestisse-ments apparaissent comme les précautions pathétiques d'un étre qui va rencontrer sa Mort. Dans ees conditions pourquoi expli-quer l'attitude du vieillard par la crainte, l'avarice ! Mieux vaut chercher á comprendre comment il produit son décor et admirer les réussites de son génie de décorateur. Le lit, le poste de radio, les cartons, le tiroir a jamáis fermé se distribuent en un mer-veilleux equilibre dont il faut étudier les ressorts.

Le Réduit du vieillard tire sa grandeur d'une Mort entrevue, refusée, et capendant lorgnée. Le lit, objet central autour duque! il s'affaire mais sur lequel ü dort assez peu, n'est pas fait : par lassitude ? Ce serait trop vite dit. En le « faisant », le vieillard aurait l'impression de creuser sa tombe. II sait tres bien que, le jour de sa mort, le lit sera fait et bien fait. II retarde, par son désordre, l'image de la cérémonie funéraire. De la méme facón, dans cette piéce ramassée il ne trouve pas toujours ce qu'il cherche. Davantage il existe un tiroir qu'il n'ouvre pas comme pour engendrer des mystéres ou comme s'il devait courir quelque danger a prendre connaissance de ce qu'il contient. Que signifie ce « manége », si l'on veut a tout prix employer cette expres-sion ? : démultiplier, par cette interdiction, l'espace de son local, introduire la distinction du sacre et du profane, s'imaginer que l'on posséde des trésors et ne ipas risquer de s'apercevoir qu'il s'agissait de peu de chose. Certes ees propositions possédenl leur valeur propre mais il existe une ultime signification plus essen-tielle. On ouvrira ce tiroir quand il sera mort et tant qu'il demeu-

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rera solidement fermé, les bribes de son existence ne s'envole-ront pas. La vie garde encoré un sens, tant qu'on n'en a pas épuise tous les possibles. Ce tiroir dont il ría pas encoré inven-torié les possibles, lui ménage une derniére forme d'avenir.

Les volets de cette piéce paraissent á moitié fermés et córame il est rare que le vieillard éteigne toute lumiére pendant la nuit, la chambre demeure, á toute heure, dans une demi-pénombre. Pourquoi cette visibilité confuse ? Le vieillard crain-drait-il la lumiére ? II se trouve, sans doute á un age oü une lumiére trop franche paraitrait inconvenante et comme irrespec-tueuse á l'egard de ses années. Mais, ógalement, en confondant les rythimes de la nuit et dn jour, en conservant les volets dans la méme position, il entend brouiller le temps. Cette existence indistinete, a mi-chemin de la veille et du sommeil, a toutes les chances de se perpétuer á l'infini. En étant tres proche du degré zéro de réalité (de visibilité), elle ne lui parait pas vacillante mais, au contraire, trop voisine du néant pour s'exténuer. La Mort ne pourrait, en quelque sorte, étre tentée que par la vie, que par l'explosion des eouleurs et la débauche des efforts.

Nous retrouvons cette méme ruse dans ce qui fut un objet témoin du vieillard : un poste de radio qui grésillait et qui demcurait allumé á longueur de journée. Par sa mauvaise audi-tion il se donne encoré comme l'équivalent de la pénombre conifuse. II émet des messages qu'il faut décoder et le vieillard exulte dans ce décryptage de signes qui échappent aux autres hommes et que sa malignité découvre ; il aime les lueurs cómplices, les signaux á double entente. II sera toujours du cóté des Résislants et des Témoins de la Nuit. Le poste á galénes qui comportait des écouteurs, le ravissait. En effet, le brouillage manifesté que le monde va mal, qu'il tourne a la dérision. II nous permet, cependant, á l'état de bruit, de maintenir le contací, de nous assurer de la présence d'autrui et de lui étre superbement indifférent. Enfin cette écoute hasardeuse, discréte lui confirme qu'il ría pas été repéré, qu'il entend mais qu'on ne sait pas s'il entend. Áinsi il óchappe á l'échange avec tout ce qui risquerait de lui ravir sa vie.

Ce colletage avec la mort, qui se poursuit á travers mille précautions, ruses, travestissements, nous a paru le plus drama-tique et le plus signifiant. II se manifesté aussi par un signe plus élégant : le truquage du temps. On sait que les vieillards conservent instinctivement des vieux journaux, des cartons, des ficelles, des boites vides de conserves : la peur de « manquer », la volonté de ne rien restituer, de soutenir dans les meilleures conditions cet ultime siége, le désir de se suffire á soi-méme puisque les autres vous abandonnent et que, de toute facón, on franchira seul le passage de la mort — s'assurer que méme les objets et les étres usagés conservent quelque valeur. Disons encoré que, par une inversión temporetle, le vieillard regarde sa vie se dérouler derriére lui et, comme un passager. iastallé a Varriére d'un navire, il observe tout ce que Von ne peut que dé-verser dans le sülage de son avenir. Fasciné, il ne peut détacher son regard de ce que l'on y jette... En ótant le moindre de ees (lóchets, on lui enléve l'un des jalons qui le guident, puisqu'il avance, le dos á l'avenir.

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Le vieillard marque encoré, par d'autres signes topologiques, sa volonté de dérégler le temps. Les horloges sont arrétées, les calendriers ne sont pas á jour, les journaux y sont lus, sans ordre comme si l'on pouvait en intervertir les années, sans les rendre inintelligibles ou encoré comme s'il sufíisait de lire chaqué jour le méme journal. Une eau polluée croupit dans un vase; la renouveler, ce serait, de facón imperceptible, glisser de con-cert avec les jours qui passent et se laisser entrainer par eux. Le vieillard n'aimera pas aérer sa piéce, car, lá encoré, ce serait ouvrir les fenétres au dehors, á la vie, au temps qui bouleverse et qui use. II se déplacera peu, a pas feutrés : par économie de ses forces, dira-t-on, par une sorte d'avarice essentielle mais nous ajouterons aussi : le mouvement symbolise la durée, met en branle une situation que l'on voudrait immobiliser et ainsi éterniser. L'entassement en appelle a la méme interprétation. II ne suffit pas de remarquer que le vieillard accumule : il entasse ; il éprouve le besoin d'óter une glace du mur auquel elle était accrochée, pour la poser á plat sur une table qui supporte deja d'autres objets. Par lá, il rabat l'espace et le temps, il tente áe soustraire les choses á ce mouvement par lequel elles se distan-cent de nous et prennent leur essor, chacune en leur milieu et en leur insertion temporelle. La solution á ce dépliement qui constí-tue, en fait, une hémorragie, serait d'échapper a la troisiéme dimensión. Aussi avons-nous evoqué la chambre du vieillard, car, méme s'il habite un vaste appartement, il élit une piéce, il s'y barricade comme si le dehors c'est-á-dire l'incertitude, la maladie, le froid, la mort commencait hors des quelques métres carrés qu'il oceupe. Le vieillard Voudrait vivre sans distance avec lui-méme, se soustraire a cette béance qui fait exister les choses les unes a cóté des autres, jusqu'á sombrer dans Vincons-cience de Vextériorité puré. Ne pouvant réaliser son projet, il se contente de chérir son intimité et de rencontrer sa propre odeur, tenace.

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Comme l'opposition topologique du dehors et du dedans apparait na'ive ! Méme lorsque les apparences se conforment á la réalité, il nous faut encoré donner les raisons de notre decisión. Ainsi le terrain vague apparait comme un des dehors de la ville. Est-ce parce qu'il se situé souvent aux limites de l'agglomé-ration ? Dans une ville encoré incertaine, il s'est trouvé de tels espaces á l'intérieur de la cité : derriére des palissades, dans un quartier moins favorisé, et, cependant, ils continuaient a appar-tenir au dehors parce que ce caractére leur venait de la forme du paysage. II représente le contraire du coeur de la ville par sa violence, par son inculture. Un terrain vague, c'est-á-dire non delimité, indéflni. Seulement il ne s'agit pas de cet infini qui inspire la mélancolie, une réverie compaüssante ou de nobles aspirations. Nous sommes cruellement en présence d'un espace qui n'a pas pris forme, bien qu'il en soit a l'áge des limites. Une esquisse nous touche par sa gráce adolescente, par sa fraicheur commencante. Un terrain vague, depuis qu'il existe, devrait avoir conquis son visage déflnitif.

Des enfants, des bandes d'adolescents, des voyous sans envergure s'y battent mais, en fait, nous avons affaire a une autre violence qui justifie et qui appelle celle des hommes. II y a dans ce terrain tous les déchets de l'existence humaine et ees déchets éventrent la terre maternelle : tessons de bouteilles, assiettes ébréchées. II semble que ees objets, en devenant inuti-lisables, dévoüent une nature mechante qu'on ne leur soupcon-nait pas. La bouteille que l'on tenait a pleines mains et généreu-sement, déchire maintenant et envenime les plaies. L'assiette, si ronde, amie de la civilisation, porteuse d'une nourriture frater-nelle, ornee peut-étre de quelques páquerettes, ricane, insulte, exhibe une nature intérieure qui dessert ses belles apparences. Et puis, disons-le, nous ne nous sentons pas tellement fiers de nous-mémes. Les objets familiers, nos serviteurs, auraient mérité un autre cimetiére. Quant aux herbes, ce ne sont pas de ees mau-vaises herbes qui poussent drues, que l'homme traque mais dont il admire la vitalité. Ce sont des herbes malingres, et surtout il su Hit qu'elles ne soient pas vertes — comme leur mere, la Nature. Voilá le vrai scandale, le déni a la justice — non point qu'un Ilumine mente, car la parole humaine implique la possibilité de

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diré vrai ou de chercher á tromper, mais qa'une herbé deslinde, vouée, consacrée a la verdeur ne soit plus verte. Du méme coup, nous autres, les hommes d'une civilisation urbaine, nous réali-sons que nous avons vidé nos reserves de fraicheur et que nous ne pourrons plus longtemps teñir le siége. Mais le malaise que nous ressentons face au terrain vague vient de plus loin encoré. Toutes choses se proñlent sur un fond, en l'occurrence cette terre si rarement apercue mais qui, nous le sentons, existe sous les choses. Cette terre, nous la supposons intacte, meuble, d'avant la chute et nous nous consolons de toutes ees laideurs, en supposant qu'elles ne constituent qu'une minee pellicule, laquelle pourrait bien un jour craquer. De toute facón, elles n'entament pas le fond des choses. Or, ce terrain vague détruit cette illusion vitale. Le fond est done, lui aussi, sale, plus sale s'il se peut, plus degeneré. La substance ne vaut pas mieux que les phénoménes. Voilá done sur quoi nous existons sans nous en rendre compte. D'en dessous, il contamine, il pourrit des formes qui ñnalement valent mieux que lui.

Lieu malfaisant et troublant, le terrain vague peut apporter la joie aux enfants. Parce que les objets, á bout de souííle, ont perdu leur destination premiére, il leur devient possible de les accoler, comme bon leur semble, et de leur donner une nouvelle signiñeation. Cette carcasse immobilisée, on peut s'y abriter de la pluie et ce vieux pneu pour qu'il roule, il sufflt de le lancer convenablement. Les enfants font l'expérience d'une matiére premiére dont ils ne trouvaient pas l'équivalent dans la ville et dans les squares : non pas le terreau, le limón originel á jamáis perdu et dont ils ne se soucient pas mais des planches, des clous, des triangles de fer. On redonne vie a ce qui paraissait hors d'usage et on martyrise un objet qui resiste et dont on cherche avec beaucoup de patience les faiblesses. Des adolescents, des amou-reux peuvent venir s'étreindre, le soir, dans ce paysage de catas-trophe... Mais tous ees gestes de tendresse avec ees longues revenes ne contredisent pas l'extériorité du terrain vague. Ils y vien-nent rever comme des étres que la ville si sérieuse des adultes a contraints á l'exil.

Pour sa part, la rué ne se donne pas immédiatement comme un dehors. Ne joue-t-elle pas á l'intérieur des villes le role des couloirs ? Elle serait entourée, protégée par les immeubles qui la borderaient : sorte d'artéres, de veines qui irriguent l'orga-nisme urbain. L'on dirait que, pendant longtemps, les riverains ont voulu accaparer quelques arpents de rué, se l 'approprier comme si elle constituait un prolongement de leur domicile. Si les quartiers qualiflent les rúes, n'est-ce pas parce qu'elles en char-rient les odeurs et ne sommes-nous pas renvoyés á l'image d'une pénétration fluide et charnelle ? Le promeneur qui aime, qui connaít une ville, confond sa propre circulation et celle de son corps. II avance a l'intérieur de ses propres veines : qu'un cail-lot obture, pour un instant, la rué qu'il emprunte et il éprouvera un sérieux malaise. De lá aussi cette faveur pour l'impasse (pie l'on remarque dans beaucoup de chansons populaires. L'impasse serait comme la vérité et la vocation touiours espérée de la rué. Les enfants d'une maison a l 'autre échangent des friandises, se communiquent des messages. Dans « Mort a crédit », Céline

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décrit l'une de ees ruelles, en plein été. Alors les bruits redou-blent, l'impasse n'en flnit pas de veiller et de se réveiller et de hurler ses revés. A l'animus succéde une anima quelque peu braillarde et impudique. Elle accomplit un voyage semblable á celui des passagers d'un train par une nuit' d'été pendant laquelle on avoue ce que Ton aurait tu en toute autre circons-tance. De plus elle marine dans une odeur tenace et nous savons que les facultes olfactives plus que les apparences visuelles révé-lent l'intimité d'un étre.

Seulement l'impasse ne peut passer pour l'essence de la rué puisqu'elle rompt la communication urbaine qu'une artére entend assumer. Elle ne débouche sur rien ou plutót, a la différence de ees boulevards qui se profilent dans une marche toujours recom-mencée, elle donne sur un ciel oublié des citations. Dans les fdms d'avant-guerre, comme la ruelle ne méne nulle part, comme ses murs sont rapprochés, les amoureux lévent leurs regards vers la voüte celeste. Le dégagement de l'impasse ce n'est pas un che-min qui tourne court mais le ciel oú ils voudraient prendre le large. D'autre part l'impasse, comme le terrain vague, comme les quais d'un port, comme les berges d'un fleuve, baigne dans une ombre humide ; nul ne s'étonnera d'y trouver de la mousse, une végétation maigriote depuis longtemps ignorée de la ville. A cer-taines heures de la mauvaise saison, elle se refugie dans un silence sauvage qui, á lui seul, dans une ville, équivaut a la Nature, au Réve, aux buissons derriére lesquels on se blottit. II y a des ródeurs dans une impasse.

Nous voudrions maintenant, dans un premier moment, insis-ter sur la turbulence de la rué qui en fait un étre du dehors. Nous userons de quelques catégories ludiques. Non point exacte-ment pour montrer que le promeneur joue et, en un sens, le jeu reclame un espace delimité, retranché du monde profane, mais pour mettre en évidence un entrecroisement et un affronte-ment d'existences qui révélent, á coup sur, le monde du dehors. En fait toutes les catégories ludiques dont R. Caillois use, s'ap-pliquent sans mal a la rué. Ce sont, nous le rappelons, l'agon ou compétition, le mimicrix ou plaisir d'imiter, de porter un masque, Faléa ou plaisir du hasard, l'ilinx ou plaisir du vertige.

Les enfants cherchent a l'emporter et c'est pourquoi ils s'affrontent en des joutes intellectuelles ou physiques. La rué propose le méme affrontement. Quand une rué grouille d'huma-nité — et c'est a ce moment qu'elle est véritablement une rué — il s'agit de bousculer ou d'étre bousculé ou encoré de se faufiler, ce qui est un moyen de substituer l'adresse et la vivacité a la forcé. Les gens disent qu'ils jouent des coudes parce qu'ils sont pressés mais ils y mettent une telle ardeur que cette motivation ne peut nous satisfaire. Le temps ainsi gagné est beaucoup moins important qu'ils ne le prétendent, La rué et le trottoir leur appartiennent á eux comme aux autres, pensent-ils, et il ne sau-rait étre question d'abandonner ce qui leur revient de droit. Un homme peut toujours abandonner « le terrain » mais, á ce moment, il a le sentiment de capituler et il diminue sa préten-tion á exister : rapidement saisi par une impression d'absurdité dans la mesure oü il est bailóte en tous sens. C'est ce qui arrive á un étre emporté par le tourbillon d'une foule qui se dirige

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veis le lieu d'une manifestation politique ou sportive dont il ignore l'emplacement et le sens. De cette description nous pou-vons tirer deux conclusions. La marche d'un homme dans une rué suppose quelque intelligibilité de la ville qu'il traverse. Et alors méme que nous ne croyons pas faire effort, elle implique une attitude active, presque combattive. Dans son appartement, un homme peut voguer á la derive. Dans la rué un tel renonce-ment est peu concevable ou alors il aboutit á une situation catas-trophique.

En ce sens, il apparait que la nature ne symbolise pas aussi parfaitement qu'on le croirait, la lutte pour la vie. Elle est tel-lement ambivalente, orage ou sérénité, violence des éléments ou paix des profondeurs. La rué manifesté davantage cette néces-sité oü nous sommes d'étre agis ou d'agir, de subir ou de faire. Les románs de la fin du xixc siécle ont utilisé, a cet effet, une image naive et qui exprime bien cette situation. Le piéton se fait éclabousser par une caléche qui passe et il jure de se ven-ger, c'est-á-dire d'appartenir bientót a ceux qui éclaboussent (l'image est surdéterminée puisque la rué apparait en méme temps comme le lieu oú l'on peut se salir). L'affrontement se produira, en réalité, d'une facón moins directe — par le regard. Les yeux peuvent s'émerveiller au spectacle des vitrines mais ils peuvent se poser sur d'autres yeux pour en juger la forcé, l'éclat, la profondeur ou encoré ils évaluent fort vite le caractére, l'áge, la fortune du passant qui vient á leur rencontre. Le jugement sera d'autant plus sévére qu'il est rapide et définitif. La plupart des piétons le pressentent et ne regardent pas les autres pas-sants — non point toujours par distraction ou par discrétion mais pour ne point prendre connaissance de ce jugement que l'on porte sur eux. Ils se savent exposés par toute leur personne, leur visage, leurs vétements, leurs souliers qui prennent une importance inhabituelle. Les étres qui ont subi un deuil ou un revers de fortune ou une désillusion hésiteront á sortir. Ils signi-fient par la qu'ils refusent un monde oü ils n'ont plus á faire mais ils ont aussi l'impression que leur chagrín et leur décon-venue seraient vite percés a jour.

II faut bien croire que cet « agón », cette combattivité gra-tuite et ostentatoire est naturelle a la rué puisque nous la retrou-vons á des niveaux différents. Comme l'enfant prend plaisir a se glisser en souplesse au milieu des adultes ! Mille films nous ont montré des enfants qui dérobent des fruits á un étalage et qui s'enfuient en tous sens. Le maraudage á la campagne et le uol dans la rué n'ont pas du tout le méme sens. Marauder, c'est s'em-parer de ce que l'on convoite en silence, avec précaution, en táchant de rendre cómplices les éléments. Le vol á l'étalage s'ac-compagne d'un tapage, d'un chahut dont on s'amuse, d'une pour-suite qui accroit encoré le désordre, bref, d'une lutte qui s'enivre de tout le bruit qu'elle provoque.

II semble plus contestable d'imaginer dans la rué Faléa c'est-á-dire le jeu du hasard. En general le hasard nécessile un espace strictement delimité. C'est ainsi que les salles de jeux, dans les Casinos, se défendent du monde extérieur par de nom-breuses portes et par de lourdes tentures. II leur faut du silence, de la concentration, de la dévotion. Or quoi de plus ouvert et de

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Íplus bruyant qu'une rué ? Cette attente de l'imprévisible repose sur une constatation báñale : la rué multiplie les possibilités de rencontre et il nous est possible de saisir un jour celle qui nous sera favorable. Les sociologues feront remarquer que la fréquen-tation des rúes obéit á certaines lois et que les classes sociales ne les traversent pas aux mémes heures. II n'empéche que cette impression demeure tres vive : il m'est possible dans la rué de rencontrer des personnes qui ne sont pas celles que je fréquente dans raa famille ou dans mon immeuble. Ou encoré seraient-elles les mémes, qu'elles deviendraient autres par le fait qu'elles ne sont plus rencontrées á titre de connaissances ou de camarades de travail mais de passants anonymes : des personnes á la fois plus lointaines et plus proches : plus lointaines parce que je ne sais rien d elles, plus proches car la parole que je leur adresse en dehors de toute convenance, les concerne personnellement et ne va pas au personnage qu'elles jouent. Le hasard, ce, n'cst plus ce qui avait peu de chance de se produire mais ce qui se produit sans avoir été expressément prévu et réglementé par l'usage.

Le hasard ne prend pas pour le promeneur une forme sta-tistique. La rué se donne á lui immédiatement et sans calcul, comine grosse de possibles, de promesses. Des qu'on attend quelque chose des étres, sans se sentir pour autant comblé, on attend beaucoup de la rué — ne füt-ce que la présence de ees hommes qui continuent á exister, qui n'ont pas renoncé á vivre, á se rendre á leur travail, a leurs amitiés. Désespérer de la rué, c'est penser que la foule est mechante et devenir par dépit l'en-nemi des autres hommes : « je n'ai rien, disait Gérard de Nerval, des habitudes et des qualités du touriste littéraire... Une fois dans une ville, je m'abandonne au hasard, sur d'en rencontrer toujours assez pour ma consommation de lláneur. » Tout homme a l'impression qu'une ville se défend, qu'il faut la pénétrer par la rué et que chacun aura la ville qu'il mérite. La richesse, l'éru-dition font place á une sympathie reciproque. Et alors la ville nous donne au-delá de ce que nous espérions. Elle nous fait signe : plus que les foréts massives ou les rochers stupides, par ses fenétres, par ses visages, elle sait nous diré quelque chose. Seulement pour ne pas se livrer á des étres frustres elle masque ses intentions sous les apparences du quotidien et de l'uti-litaire.

On peut véritablement parler de rencontre parce que le pas-sant va au devant de l'événement, parce qu'á chaqué seconde, par ses pas, il se porte vers l'imprévisible, parce qu'á chaqué instant il inaugure un nouveau présent, un nouveau paysage. S'il est en verve, il se sent magnétiquement appelé par une ruelle tragique ou bien il s'arrétera dans un square, sans raison apparente, plus longtemps qu'il ne conviendrait. La rué, au niveau de 1' « agón », révélait les formes sociales de l'existence ; puis, dans ce second mouvement de l'aléa, elle permet une rup-ture avec l'ordre quotidien, elle apparait pleine de signes qu'ils soient de pierres ou de chairs. Pour cette raison l'accident fait tout naturellement partie de la rué. Les passants l'attendent. Par ennui ? par désoeuvrement ? C'est trop vite dit. L'ennui trouve en d'autres lieux d'autres dérivatifs. L'accident sied á la rué parce que la situation du promeneur se définit par le pur

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étre-lá, par la puré contingence. A certains moments de la jour-née, en certains points de la rué, la foule tout entiére reclame l'événement quel qu'il soit : le coup de poing qui éclate, l 'homme que l'on poursuit, la femme qui tombe inanimée... Et la encoré il faudrait distinguer différentes formes d'accidents. La colusión mérae meurtriére laisse les badauds sur un sentiment d'in-satisfaction. L'incident le plus vrai sera le plus confus, celui qui se produit dans la foule, dont on ne peut determiner exactement les causes, qui semble surgir d'une nervosité indicernable de Vensemble des promeneurs et qui s'achéve sans qu'on sache comment.

La rué insatiable se nourrit aussi des incidents qui se pas-sent en dehors d'elle, dans l'un des immeubles qui la bordent : un suicide, un debut d'incendie, des coups de feu. La foule, dans un mouvement qui ne lui est pas naturel, se tourne du cóté de la facade. Elle rédame des comptes á ees maisons qui semblaient ne pas s'occuper d'elle. II faut oniriquement qu'une rué déborde sur les immeubles, qu'elle arréte son mouvement transversal pour épier ce qui se produit derriére les fenétres. On est prét á tout voir et a tout entendre : une proclamation de haine ou de tendresse, l'aveu d'une banqueroute ou l'appel a des lendemains meilleurs. II faut que les fenétres s'entrouvrent et que les bal-cons de la maison du Parti se peuplent. La foule souffre de cette hémorragie qui la vide dans des rúes transversales, ou au bout des avenues. Elle aspire inconsciemment á une échappée verti-cale qui lui est interdite.

La rué apparait souvent comme le lieu de la derniére chance. Quand on est seul chez soi, sans feu ni pain, on ne peut plus qu'espérer en la rué. Le paysan, en proie á la famine et á la sécheresse, tourne son regard vers le ciel. Le malheureux, dans une ville, tente d'échapper a son destin en cherchant son salut dans la rué et s'il échoue, c'est bien souvent la qu'il mourra. Beaucoup de romans populaires du siécle dernier racontent la méme histoire. L'orphelin ou le mauvais garcon repenti trouvent enfin du travail dans la rué et voilá que s'ésquisse la rédemp-tion. Dans « Rocco et ses fréres » de Visconti, des émigrants déblayent la neige qui vient de tomber. Les hommes face a un ennemi commun et naturel redeviennent fraternels. lis cessent de se suspecter et de se traiter comme des concurrents car il y a du travail pour tous les bras. La ville a pris un aspect inhabituel. De leur cóté les hommes ont changé ; on discerne plus difficile-ment leur condition sous leurs echarpes et leurs manteaux : pour repousser la neige, beaucoup ont mis de vieux vétements. Le chó-meur se trouve reintegré dans un monde qui l'excluait. II tra-vaille et son travail est visible : il s'agit de cette neige qui, peu á peu, recule. Nous avons affaire, bien entendu, á une réconcilia-tion imaginaire mais ce qui nous intéresse, c'est que la rué ait été si souvent le théátre de la rédemption sociale, la rué et non point l'église ou la chambre du malade qui correspondaient á une forme de rachat plus individuel. Elle apparaissait done bien comme le lieu du possible — en particulier lorsque les événe-ments bouleversaient son aspect habi tud.

Les autres passants, ceux qui ne tentent pas leur chance, le sentent bien et font tous leurs efforts pour contrarier les coups

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heureux du sort. Lorsqu'un voleur s'échappe, il est pris en chasse par d'autres hommes qui mettent a le poursuivre une rage qui ne semble pas toujours en rapport avec leur amour de la loi. II est bien connu que les enfants, au cours d'un jeu, se liguent contre le partenaire le plus audacieux ou le plus favorisé par le sort... Mais le mythe n'est pas toujours optimiste. Le hasard peut étre source non de rachat mais de décnéance : Les mauvaises rencontres. Au cours de l'histoire, le brigandage, l'in-sécurité, le manque d'hygiéne ont développé la méfiance des hommes a l'égard de la rué. Dans celle-ci on risque de coudoyer l'étranger qui, par définition, est suspect. A la différence d'une salle de théátre ou d'un immeuble, tout étre peut y acceder. C'est la fraternité et l'universalité méme de la rué qui devient enrayante. Les chutes sur le trottoir apparaitront toujours violentes et sans beauté tandis que l'homme qui tombe a terre espere se relever et reprendre des torces par ce contact mater-nel. Pour la rédemption ou pour la déchéance, la rué constituait un lieu ou l'homme risquait de devenir différent de lui-méme : les gens du peuple pariaient pour la premiére possibilité et les gens de la bourgeoisie pour la seconde.

Nous reléverons enfin « l'ilinx ». Ce qui étourdit le nouvel arrivant dans une ville, c'est le tournoiement des véhicules, des visages et encoré l'abondance des objets que l'on voudrait scru-ter. Verlige á tous les niveaux : vertige du regard qui n'arrive pas á se poser sur un étre determiné, sur un repére, sur un objet ténioin ; vertige du choix, car il y a tant de possibles a réaliser et l'on hesite á se décider. En ce sens la rué est une féte. Dans les romans italiens d'aprés guerre, la paysanne, qui s'est placee en ville, est toujours prise, dans la rué d'un véritable vertige. Elle se rend au Luna-park qui n'est pas une piéce rapportée car il symbolise la vérité de la rué et de la ville, le vertige enfin porté a son comble. L'excitation, le chahut, les tentations colorees de la rué s'y amplifient magnifiquement. Mais, sans méme se rendre au Luna-Park, le campagnard s'enivre de fatigue et de révélations. II vient un moment oú il ne peut plus s'arréter de tourner et de retourner sur ses pas.

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LES ZONES INDECISES

II ne suffit pas de quitter la rué pour entrer dans le dedans et, de toute facón, les valeurs d'intimité n'apparaissent pas sous le couvert d'une simple ligne de démarcation qui leur servirait d'abri. Ainsi, comme nous le verrons, la conciergerie qui prend farouchement le parti du dedans, se laisse qualifier par sa lutte contre la rué. L'escalier, spirale intérieure, connait souvent les afires les plus douloureuses du monde extérieur et certaines bou-tiques inspirent des réveries de l'intimité, par un mouvement qui ne doit pas grand chose á leur situation frontaliére.

On sait le role accordé par la littérature et méme par un grand écrivain comme Balzac á la figure du Concierge. Parce que, spontanément, les concierges se prévalaient des mémes pri-viléges et inventaient la méme conduite, parce qu'on semblait se trouver en présence d'une confrérie occulte, la Figure du Concierge s'est imposée, sans devoir ses traits a telle ou telle per-sonne particuliére. D'autre part, dans notre description, la topo-logie doit l'emporter sur la psychologie : la conciergerie plutót que la Concierge. Celle-ci, de par sa situation, se trouve á un poste avancé. Elle existe, en quelque sorte, sous la menace de la rué, de ses colporteurs, de ses individus louches, de ses gamins exubé-rants. Elle adoptera l'attitude rigide, batailleuse, móflante de ceux qui vivent á la pointe du combat. Seulement cette premiére menace se double d'un danger, cette fois venu de l'intérieur de l'ímmeuble, de la malpropreté des locataires, du bruit, du non-paiement des termes. De la, un régime quasi-policier. Aussi peut-on a la fois comparer et distinguer l'esprit de la conciergerie et du faubourg. Tous deux vivent le long de « marches » ; tous deux revendiquent et estiment qu'on ne leur concede pas tous les pri-viléges auxquels ils auraient droit. Toutefois le faubourg tourne plus facilement son agressivité á l'encontre d'un dedans si pro-che (la ville). II tire orgueil de ne pas étre devenu un chien de garde et il cultive l'indépendance, la fronde, sachant qu'il n'a rien a perdre, sinon un certain sens de l'honneur.

La conciergerie, loin de se faire la cómplice du dehors, subirá l'obsession de la loi : méfiance á l'égard des vagabonds de la me mais aussi des locataires irréguliers : ceux qui habitent Ionl en haut, sous les toits, les amoureux ou simplement ceux qui ren-trent á une heure tardive. L'immeuble tenait par ses fondalions

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mais la conciergerie en assurait définitivement les assises : gui-cheterie intraitable, elle parachevait l'enceinte, surveillant et réglant, nuit et jour, les relations de l'intérieur et de l'extérieur. Cette dimidiation se perpétuait dans le Bestiaire. On séparait les chiens chichiteux de l'immeuble (des locataires, du concierge) et les chiens qui erraient dans le quartier. Les premiers étaient vaguement hargneux, imbus de leurs priviléges, portes au caprice. Leurs oreilles s'étaient habituées pour toujours, non plus au bruit des buissons ou au cri du coq mais aux paroles mielleuses ou grondeuses de leurs maitres. Les seconds vaquaient au milieu des cageots, des detritus, le long des murs, familiers du goudron, du ciment, des poubelles, des bicyclettes. Les uns et les autres cherchaient á franchir les frontiéres de l'immeuble. Les chiens du logis tiraient leurs propriétaires hors de leurs intérieurs et c'était pour ees derniers une justification á une promenade qu'ils n'auraient pas entreprise gratuitement. Les chiens vagabonds proñtaient d'une négligence pour pénétrer dans la cour, pour répandre, un peu partout, le contenu d'une poubelle et pour taire du tintamarre. Les uns et les autres se flairaient á distance, étonnés d'étre de la méme race, supputant l'infranchissable distance que la main de l'homme, les manieres et le logis des nomines avaient établie entre eux.

Sous pretexte d'exercer un filtrage nécessaire la Concierge, impose un gouvernement répressif d'ordre moral et de routine sans surprise. La surveillance du courrier ? marque de curiosité mais aussi halte-lá á ce qui vient d'ailleurs, et la lettre écrite, pensée on ne sait par qui, n'est-elle pas dans certaines circons-tances, l 'irruption de l'étrange, de l'inattendu ! Certaines missi-ves qui avaient su franchir l'océan ou un désert, n'arrivaient pas á surmonter ce dernier et difficile obstacle. On la suppose vénale. En fait, elle ne fera jamáis fortune et il s'agit de bien autre chose : quand on franchit un passage — fut-ce celui bien invo-lontaire de la mort — il faut s'aquitter d'une dette, payer d'un billet, d'un gáteau, de quelques paroles le Molosse redoutable. Et l'argent fait encoré partie de ees choses qui circulent, qui entre-tiennent le va-et-vient du monde (de nos jours, le gardien du parking tient ce role dans la littérature poíiciére : on lui remet des consignes, des messages ; il sait, á bon escient ouvrir ou fermer les yeux).

Helas elle adoptera parfois, pour sauver la paix, des « mau-vaises manieres » qui viennent du « dehors » : le choix des expressions et la hauteur du ton relévent davantage des mar-chands des quatre-saisons que de la conversation du salón. A-t-elle été contaminée par cette rué qu'elle surveille trop, sur laquelle elle ins talle son fauteuil ou bien garde-t-elle le goüt secret du scandale ? Elle refoule les malotrus, les suspeets mais elle raffole de l'incident mineur ; elle les guette et, pour le moins, elle en lit le compte rendu dans les journaux.

La concierge, de par sa situation dans l'immeuble, demeure une figure ambivalente. Malgré sa position frontaliére, elle assume, sans aucun doute, des valeurs d'intimité. Elle astique, elle fait le ménage, elle se livre á des besognes féminines. Elle monte souvent les escaliers, elle descend a la cave ; elle circule done a Iravers les conduites intérieures de l'immeuble, se glis-

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sant, avec aisance, dans cet intestin mal éclairé. Elle ramasse bien des bouts de papier, des ficelles, des ragots. Son métier la contraint á entasser les saletés, des bribes de conversation qui ensuite, fermentent en elle — et la pólice vient les recueillir auprés de sa loge, comme au bout d'un chenal ou elles étaient destinées á échouer.

Femme du dedans, Femme de la Nuit et de VHumidité, elle sort assez peu et quand elle ne se trouve pas dans sa loge, elle doit étre dans la cour ou dans un appartement. Pour étre réveil-lée si vite par le cordón que l'on tire, il faut bien qu'elle ne dorme pas. La loge manque de ciarte, elle ignore les tapisseries ou les meubles qui éclairent une piéce. La concierge aime le café noir, posséde un poste encombrant qui n'a pas pour fonction de la divertir mais de méler aux ragots de la maison, les nouvelles du monde. Le guéridon, le diván ont recueilli beaucoup de pous-siére de jadis et les meubles hétéroclites, massifs, dans leur incohérence, ont perdu le souvenir de leur age. Seulement il ne s'agit pas d'une nuit tendré, pacifiante, douce aux plantes et aux visages mais de la nuit des caves, des vétements défaits, des postes de pólice et des salles d'attente dans les gares. De méme, l'hu-midité de la loge ne fait pas penser a la rosee, á la jonction du ciel et de la terre mais au suintement de la terre quand elle devient purulente. Inspirée par cet univers ténébreux, elle dit ce que son guéridon, ses escaliers, ses caves lui chuchotent. Elle « fait les caites ». Elle pressent un avenir douteux, elle fixe la part de deuil et de joie de l'immeuble. Si sa réputation s'accroit, elle parle au noni du quartier et forte de l'expérience des abris de la derniére guerre, elle indique les futures manoeuvres des belligérants.

Lorsque la rué devient moins dangereuse, lorsque les immeubles s'ouvrent, de toutes leurs baies, au-dehors, lorsque les nomines s'émancipent, la censure de la conciergerie disparait. Les usagers d'un immeuble en copropriété apprennent a vivre dans la solidarité ou dans l'indifférence mais hors d'une tutelle qu'ils n'accepteraient pas.

L'escalier, du moins dans un immeuble populaire, contre-dit, par bien des cotes, les caracteres qu'on se croyait en droit de lui attribuer : spirale interne, digestive done symbole de l'inti-mité — schéme ascensionnel, verticalité valorisante, done symbole de l'élan et des victoires. II supporte plutót les attributs de l'extériorité. On y laisse des landaus, des bicyclettes, des vélo-moteurs, bref des objets útiles ou des instruments de travail. On s'y dispute, pour que nul n'ignore l'infamie de l'autre. On s'y reconcilie. On s'y rencontre. On y bavarde parce qu'on n'est pas chez soi et qu'il n'est pas compromettant d'engager la parole. Les garcons et les filies s'y donnent des rendez-vous parce qu'ils y échappent á la surveillance des parents. Les enfants y jouent bruyamment, comme s'ils étaient dans la rué. Et lorsqu'on attend, avec impatience, une visite, le dehors vient mourir á celle porte a laquelle Fami frappera ou ne frappera pas.

Comme la rué, l'escalier parait étre le terrain du hasard. II semble familier, sans histoire, un simple lieu de passage pour des personnes qui se connaissent et, en fin de comple, on ne sait jamáis ce qui s'y produira : une dispute inattendue, une ron-

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contre imprevisible puisque la parole y est plus facile. Nous ajouterons encoré deux traits qui semblent apparenter l'escalier aux lieux publics. Les locataires en assument rarement la res-ponsabilité. lis le ressentent comme un espace cmi échappe á leurs prises et oü les autres exercent leur malveillance. lis ne cessent de le rappeler car ils ont peur d'étre jugés par leurs visi-teurs sur la tenue de cet escalier commun plus que sur la pro-preté de leur logement. Et il leur semble que les « autres » redoublent d'autant plus leurs actions néfastes, s 'acharnant á dégrader les rampes, les murs. Ils ont sur ce lieu semi-public un pouvoir qu'ils ne possédent pas au-dehors et peut-étre ont-ils plaisir á s'approprier, en le dégradant, ce conduit dans lequel ils se glissent matin et soir. Deuxiéme caractére, les gens de la petite bourgeoisie attachent beaucoup d'importance au protocole de l'escalier. Ne pas laisser la rampe a quelqu'un qui monte, ne pas saluer passeraient pour un outrage premedité. Pourquoi ees scrupules et pourquoi cette étiquette ? Les gestes, dans cet endroit publie, revétent une certaine gravité et on cherche á éviter tout manquement á la dignité de chacun.

De méme l'escalier posséde rarement le caractére euphori-que, ascensionnel qu'on attendrait de lui. II se donne souvent comme un lieu d'effroi ou de violence ou de misére. Dans un román de M. Aymé « Maison basse», un enfant qui ne retrouve plus le chemin de son appartement, y succombe de peur. On y róde, on y tombe, le mal y fait irruption. Le cinema d'avant-guerre nous a souvent montré la ménagére ou le travailleur qui, dans un dernier sursaut, montent les escaliers avant de s'abattre sur leur lit. Ils éprouvent, a gravir les étages, le poids des années, l 'usure du labeur quotidien. Et les membres d'un gang utilisent la plongée de l'escalier pour liquider, á coup sur, leurs victimes. Nous pouvons évoquer une autre image moins noire mais aussi angoissante : avant une démarche pénible, le quémandeur hesite, cherche les meilleurs arguments, feint de délibérer et parfois renonce á son entreprise.

Le magasin. —• Les magasins sont divers et múltiples. Cepen-dant nous croyons qu'il est possible de mettre en lumiére les rapports de la rué et du magasin. II faut, par un artífice de méthode, rencontrer quelques éléments majeurs et signifiants, comme le rideau de fer ou comme la vitrine. Notre intention étant précisée, nous reconnaitrons volontiers cette diversité. Les magasins les plus populaires s'ouvrent sans résistance á la rué ; les plus luxueux entendent maintenir une distance plus grande et l'on y chuchóte comme dans un salón. Les grands magasins se caractérisent par une relation plus subtile. Gráce au bloc qu'ils constituent, ils s'isolent de la rué et d'étage en étage, de rayón en rayón, le client oublie la rué, a tel point qu'il est parfois vio-lemment surpris par elle quand il sort d'un grand magasin. Mais, en méme temps, ils reproduisent l'agitation, le labyrinthe des artéres d'une ville. Mouvements des clients dans les deux sens, attention exigée pour se repérer de rayón en rayón, liberté totale d'accés et de circulation, tous ees traits rappellent la rué.

En période de soldes, les magasins vont se rapprocher de la rué. Les attitudes ludiques que nous avions relevées dans la rué, se retrouveront exaspérées dans le magasin. L' « ilinx ».

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Les vétements sont étalés, entassés, et les clients éventuels sont saisis de la volonté vertigineuse de tout posséder mais aussi de tout manipuler, de tout essayer. Les costumes, les manteaux se trouvent exposés en désordre, ce qui parait maladroitement ne pas les mettre en valeur. Le but, cette fois, est autre : détruire tous les repéres habituéis de taille, de qualité, de prix, afin de déposséder les clients du controle de leurs décisions. L' « alea ». Je peux avoir la chance de trouver par hasard (et non point par raison puisque beaucoup de tailles et de modeles manquent) le costume ou la paire de chaussures qui me conviendront. Dans certains cas, le commercant baissera, de jour en jour, le prix des objets qu'il soldé. Le client doit effectuer un pari qui comporte des risques. En renoncant a l'achat immédiaf, il espere un prix meilleur mais il encourt le danger de voir disparaitre l'objet qu'il convoite. L' « agón ». Une rivalité entre tous les clients qui espérent emporter la véritable affaire et, comme le consommateur peut douter de la sincérité des prix demarques, il lui appartient de gagner contre le vendeur, c'est-á-dire de choisir le vétement qui a fait l'objet d'une véritable baisse.

Nous ne chercherons pas á introduire et a relever d'autres nuances. Nous mettrons plutót en évidence quelques éléments symboliques du magasin. Le commercant était évidemment un nomine qui vendait des objets determines mais, en vertu d'une approche plus imaginaire, c'était un étre qui levait ou qui bais-sait le rideau de fer. Pourquoi cette image a-t-elle été si répan-due dans les films d'avant-guerre ? Comme un rite dont on peut se moquer ou sur lequel on peut s'attendrir. Mais également il était tentant de montrer cet homme du dedans — le commercant derriére sa caisse, le boulanger a son four, l'épicier auprés de ses fromages — faire connaissance d'une maniere furtive avec le dehors. Les éléments oubliés, l'aube, le soleil, les étoiles, allaient a la rencontre de ce citadin devenu aveugle et qui, pour un bref instant, redevenait un paysan, a l'entrée de sa ferme, face a l'immensité de la terre. C'est pourquoi il levait le rideau de fer, il abaissait le store avec un peu plus de gravité qu'il ne conve-nait, comme le prétre dans ses gestes sacres, comme le paysan dans ses mouvements les plus inspires.

On imaginait mal le commercant allant au dehors á moins d'incident majeur : des enfants lui chipaient quelque chose, un client s'enfuyait sans payer. Les rires fusaient : petite réaction de vengeance du client-spectateur, association inhabituelle du commercant et de la rué. Avec ses grands tabliers, sa monnaie dans les poches, ses gestes amadoueurs, il a oublié comment l'on court dans une rué et c'est plaisir de voir, au contraire, les gamins se faufiler dans un élément qui leur est tellement fami-lier. Cette derniére scéne nous avertit cependant que le commercant n'entend pas se désintéresser tout á fait de la rué. II l'en-vahit parfois de ses corbeilles, de ses caisses. II se croit investí du droit de faire la pólice aux alentours de son magasin et il dénonce, sans mauváise conscience, le ródeur ou simplement l 'homme suspect. Parce que les enfants, les clochards ou les révolutionnaires représentent de différentes facons le dehors, le commercant les soupconne et les traque volontiers. II ouvre ses portes á une rué qui lui fournit sa diéntele mais il revé d'une

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rué placide, ordonnée qui a perdu la turbulence et lez imprévus d'une véritable rué.

Les vitrines tentent, par une véritable fascination, de nous arracher á notre environnement. Nous allons done voir comment elles violentent et elles domestiquent la rué, allant d'ailleurs jus-qu'á neutraliser le monde réel. Les objets y paraissent plus proches. On ne nous les cache plus au fond d'un magasin. L'art de l'étalagiste consistera á les mettre a la portee de notre regard et comme de notre main. Cependant, méme dans une « économie d'abondance », ils demeurent lointains et inaccessibles a la plu-part des hommes. Par ailleurs les vitrines, si elles exhibent les objets á vendré, nous masquent toujours par quel processus ils ont été produits. Plus qu'ailleurs, la part du travail se trouve escamotee. II faut que l'objet paraisse exister par lui-méme, s'étre posé par fantaisie, a gauche ou en haut de l'étalage : ironique, romantique, espiégle, plein d'une vie, d'un esprit, d'une poesie qui a deserté les hommes. La niarchandise nous interpelle avec discrétion ou, au contraire, avec une pointe de cabotinage ; elle nous chuchóte : « est-ce que je vous piáis ? Comment me trou-vez-vous ? » Elle ne nous demande pas de l'aimer ou de la dési-rer. Le désir serait trop brutal, ranimerait des rapports chaleu-reux que l'on veut détruire. II faut qu'il s'agisse d'un caprice, d'un engouement de notre part, comme si tout étre pouvait et de-vait ceder a ses tocades. La ville est concue comme possédant une sensibilité impulsive qui a oublié les dimensions proprement humaines du Travail et du Besoin.

Les rapports s'inversent. Les passants font la cour aux choses et ils se taisent tandis que les objets ont, seuls, la parole. Les étres humains perdent leur vie au profit des vitrines. Insensibles á leurs voisins, ils n'ont d'yeux que pour les choses. La nuit, quand les étalages s'allument, les hommes marchent, d'un pas de somnambules, fascines par ees vitrines, ees lumiéres, ees objets, qui, seuls, existent pour de bon. Alors la rué, bien qu'elle soit une source d'insatisfaction, perd son role révolutionnaire. Les devantures de certains magasins n'auront jamáis la signi-fication polémique des grilles du cháteau. En pareille oceurrence, deux races se confrontaient. La, les choses s'interposent entre les hommes. Celui qui a faim ou soif, est seul dans la rué, seul á eprouver, dans la, honte, le sentiment d'étre laissé pour compte dans la société tout entiére. II a du mal á localiser les origines, la répartition des richesses et les sources du profit.

Le monde est plein d'étalages. Le monde s'étale sur toutes les faces de la terre. La vitrine, venue de la rué, a envahi par la voie de l'image, notre culture. Les étres humains dans un living — et non plus seulement les marchandises — se disposent har-monieusement comme derriére une vitrine : décontractés, sou-riants, faisant semblant de vous regarder et de vous demander a combien vous les estimez, un peu figés cependant, un peu trop apprétés dans leur nonchalance supposée. N'est-ce pas encoré la rué qui dit la méme chose ? Alors elle réfléchit de toutes parts l'image de l'homme, par les geux des autres promeneurs, par la peinture des automobiles, par les vitres, par tous ees costumes, qui eux aussi, savent juger. La rué est un miroir. L'homme est un élrc voyant et un étre visible. II lui faut apparaitre et parai-

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tre, de tous cotes, de face et aussi de proñl et encoré de dos. II s'apercoit dans la rué qu'il posséde des épaules, qu'il est visible de trois quart, en contre-champ, en plongée.

La signification de la vitrine déborde done une description du magasin moderne puisque tant de lieux s'organisent selon les mémes principes spatiaux. Comme nous le verrons, la salle de séjour, par sa baie résidentielle, le studio, par ses dimensions réduites, nous propose la déréalisation spectaculaire. Devons-nous opposer la profondeur et la surface, deléguer á la premiére l'incitation á une véritable réverie ? Faut-il considérer cette mutation comme un gain ou comme une perte dans le registre de l'imaginaire ? Les hommes semblent perdre la dimensión de l'Autre, celle du Temps. Car la profondeur méle ordinairement l'espace et la durée. Elle signifieque, tout n'est pas donné dans un premier regard mais que j'aurai á explorer ce qui m'échappe. Tout déplacement suppose done cette autre dimensión. Voyager, c'est inonter ou descendre á la surface de soi, des ames, des générations. Sans elle, nos déplacements demeurent, en quelque sorte, latéraux, changement de position beaucoup plus qu'avan-cée dans ce que l'on pourraü nommer, en dehors de toute méta-physique, le domaine de l'Etre. Si nous avions vraiment le cou-rage de descendre, nous trouverions vite sur notre chemin les cráteres et les fleuves de l'Enfer et si nous avions la forcé de gravir les marches de la Tour, nous approcherions du Ciel. Si nous refusons l'aventure de ees marches ascensionnelles ou de ees immersions graduelles, il reste que le passé comme la profondeur vaut par Vinégalité, la dénivellation qu'il provoque et qu'il nous perniet de décrocher d'un monde trop cohérent oü les choses coincident trop avec elles-mémes.

Complaisance á l'égard de notre enfance ? Peur du changement et d'un avenir qui, inévitablement, nous méne a notre mort ? Disons plutót que les lieux chargés d'histoire étaient en méme temps plus vieux et plus jeunes que nous. Ils existaient avant nous — mais comme notre enfance est demeurée au milieu de leurs murs, ils ont conservé notre adolescence et ils nous apparaissent plus jeunes que nous. A cause de ce porte-á-faux qui nous ouvre le domaine de la réverie, nous hésiterions a dis-tinguer radicalement un passé personnel, un passé collectif et un passé immémorial. Certes le commencement d'un poéme n'a pas grand rapport avec l'enfance du poete. Quand la maison cos-mique plonge ses racines dans le temps, ce serait mal l'imaginer que la regarder comme une demeure patriarcale, mélange de la Bible, du Moyen-Age et des romans de Bosco ! Elle ne saurait done étre cosmique que parce qu'elle habite autrement le temps et l'espace et parce que nous l'habitons á chaqué lecture du poéme. Mais le passé légendaire et visible d'une ville réelle — dans ses couloirs, dans son mobilier, dans ses ouvertures, par ses morts — ne comporte-t-il pas des f en tes de toutes sortes qui nous happent dans une recherche sans fond. Voilá, selon nous, le role de la profondeur, indissociablement temporelle et spa-tiale : nous dérober á la prise de la surface des choses, nous inciter á une plongée qui ignore les repéres habituéis. La ver-moulure de ees murs, de ees rúes, de cet escalier ? Non pas dé faut de la chose qui craquelle mais plutót mise en garde coatre uae

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perception qui méconnaítrait l'entassement des siécles á la sur-face desquels elle opérait náivement.

Seulement il ne peut s'agir, pour la vitrine moderne, d'une erte sans appel et Ton peut se demander, sans souci du para-oxe, s'il ne revient pas au méme d'ajouter ou de retrancher

une dimensión. En effet l 'homme se trouve mis en demeure d'in-venter cette dimensión qui lui est refusée. La profondeur ayant été niée, la vitrine simule une troisiéme dimensión qui lui manque. L'illusion subtile, l'ambigulté troublante résidera dans notre indecisión á nous installer dans une perspective. La chambre doublc, le magasin double, ce ne peut étre la juxtaposition de deux réalités distinctes mais ce léger tremblement qui nous avertit que la réalité est préte á se dédoubler. Dans cette faille, dans ce craquement toujours possible le long d'une surface si lisse, reside le meilleur de la réverie moderne.

Aussi comprenons-nous que les objets perdent une grande partie de leurs pouvoirs quand ils quittent leurs vitrines. Parce que nous les possédons et que nous ne les magniíions plus de notre désir ? Parce que nous en usons et que nous abandonnons l'attitude contemplative ou du moins magique qui était la notre ? Toutes ees raisons ont leur poids. Cependant l'essentiel est ail-leurs : nous le chercherons en direction d'une considération topologique et nous montrerons á nouveau que l'absence de profondeur constitue une véritable donnée positive. La vitrine-panoplie ne signifie pas, comme on voudrait le croire, la consé-quence d'un espace réduit ou une illusion ou encoré une espié-glerie. Pour que les objets; les plus divers (bijoux, raquettes, sou-liers) dardent leur mystére, il faut les décrocher d'un environ-nement contraignant et previsible, il faut qu'ils cessent de se loger dans le lieu qui les attend et qui les engloutit dans son creux. Les arracher á la profondeur, c'est leur permettre de se libérer et de retrouver une certaine autonomie. Nous disons « une certaine autonomie » car, en regle genérale, on les pose á cóté d'autres objets et ils tirent leur nouvelle valeur de cette coexistence. Installes dans un appartement, ils se fondraient dans une ambiance ; portes par une personne, ils s'intégreraient á son comportement. Ainsi juxtaposés, ils ne délivrent que leurs virtualités, ils associent leur sens, ils ébauchent une langue, ils forment, pour quelques jours une chaine de signiñants instable, fruit du génie humain et du hasard, de la luiniére du magasin et des reflets de la rué, de l'adresse de l'étalagiste et du regard de la fláneuse.

Mais le jeu n'est pas loin qui annule le sérieux de la réverie. On compose des enseinbles, on feuillette des possibles, on suppute des compatibilités et des incompatibilités. Cette ivresse organisatrice vient de ce que la vitrine moderne désubstantialise et¡ déréalise les objets. L'imaginaire, selon nous, devrait se recon-naitre á ce qu'il nous entraine vers du plus réel et du plus néces-saire et, de la part du réveur, á ce qu'il nous incline vers une attitude de totale humilité.

La vitrine moderne nous absenté de la rué en nous fasci-nant c'est-á-dire en nous métamorphosant en un pur regard seulement oceupé de ce qu'il contemple. Davantage, elle neutralise la rué qui se contente de refléter le spectacle et les spectateurs.

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A cette relation idéale, presque bléme, nous opposerions volon-tiers un mouvement plus riche qui exigeait la participation du promeneur. II a pu exister une réverie de l'artisan, de l'ceuvre travaillée comme il a existe une réverie des matiéres. Le passant pouvait sympathiser avec ce dynamisme matériel cher á Bache-lard. Un magasin moderne est trop plein de formes légéres, superficielles, artiñcieuses et il est trop dénué de forces. An con-traire le Boulanger pétrissait la páte : voilá un mode de pénétra-tion intime de la matiére avec la permission de se salir. Le For-geron souvent boiteux ou méchant ou terrible, assouvissait sa colére sur l'enclume. II jurait, ajoutant au bruit infernal dont il assourdissait son entourage. II domptait les éléments de la forge, il se laissait aller á l'ivresse de taper de toute son énergie, de manier le feu, de faire jaillir l'étincelle. S'il apparaissait á la porte de sa forge, tous les enfants s'enfuyaient au plus vite tan-ais qu'au contraire les íillettes s'enhardissaient a demander au bon Boulanger un peu de pate pour préparer un mets pour leurs poupées. Aussi la rué du village ou du faubourg n'avait-elle pas a rougir d'un paralléle avec la vie des champs. Les artisans, á leur maniere, faconnaient et recréaient l'univers. Gráce á eux et non par la faveur chetive de quelques platanes enrobés de ciment, la Nature, c'est-á-dire une forcé généreuse et inépuisable, faisait irruption dans la rué.

Quels types de réverie, quelles images inconscientes peu-vent faire encoré surgir certains magasins ? Nous risquons d'enu-mérer quelques instinets fondamentaux comme le fait Mucchielli á propos du test du village du Docteur Arthus. L'extrapolation ne manque pas de valeur. Certes au cours du test le sujet dispose librement tel ou tel magasin. S'il les a choisis, c'est bien en fonction d'un choix affectif qui l'engage. Dans une rué, les ensei-gnes, les vitrines viennent á nous sans que nous soyons les mai-tres et les auteurs du montage. Mais le véritable promeneur ne dirige-t-il pas sa flánerie en fonction d'un spectacle determiné et d'une réverie possible. Les boucheries, par la vivacité des cou-leurs, par l'exposition des bétes l'attireront parfois : sadisme primaire ? agression et violence larvée ? Entendons-nous. II existe des boucheries perdues et ignorées dans une rué aux commerces múltiples mais il est des rúes oú les boucheries abondent, s'exhibent sans discrétion et oü le promeneur se fraie un passage á travers les cotes de bceuf, les croes, les visages épais, les mains sans précaution. D'autres comme les surréalistes aimaient les passages oü les établissements de bains, les bijou-teries, les magasins de coiñ'ure se multiplient. La bijouterie signifie le fétichisme du mineral, la coquetterie, l 'amour de soi, de ses mains, de son visage a travers les pierres et les bracelets qui pourraient l'orner. Chez le coiffeur nous retrouvons le méme narcissisme, la méme incitation á plaire et á se complaire, le goút du présent frivole et précaire et, en outre, l'ambiguité des ciseaux castrateurs : au surplus, les jeunes coiffeuses, si oceu-pées d'elles-mémes, deviennent nouvel ornement du magasin.

Nous venons de voir á quel titre de telles réveries demeu-rent impures, c'est-á-dire susceptibles d'une réduction psycholo-gique. Nous chercherons done á rever plus fidélement l'objel et, pour ce faire, á tout apprendre de luí, sans souci d'une inler-

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vention malencontreuse de notre Psyché. II ne suffit pas qu'une boutique nous mette á l'abri du dehors, de ses intemperies, de son agitation amusée ou lassante. II faut qu'elle nous invite á un voyage au-delá ou en de ca de la surface des choses. Intimité qui ne se définit pas par opposition a la simple extériorité mais par rapport á Pétalement, au déploiement hors de soi ! Revenir a son intérieur, cela peut vouloir diré, dans certains cas : se replon-ger dans ses drames personnels, dans ses songes et ses obses-sions — dans d'autres cas : se quitter á la faveur d'analogies et de correspondances que nous apprenons, á mesure que nous les vivons. La vitrine moderne nous faisait préférer la marchan-dise au mouvement de la rué ; le magasin traditionnel mettait nos emportements et nos désirs avant la vie collective des ave-nues ; les grandes Figures nous font oublier le va-et-vient des passants parce qu'elles nous confrontent á notre destin. Que le Temps, le Bonheur ou le Malheur comparaissent devant nous et non ees miserables abstractions que l'on nomine sadisme primaire ou fétichisme !

Táchons de rever une figure aussi modeste que celle du cordonnier. II ne se contente pas de vendré de quoi faciliter notre marche. On lui porte des souliers a ressemeler, a élargir, á ren-forcer. Les méres de famille prenaient subitement conscience que leurs enfants grandissaient, étaient destines á grandir, que l'on ne pourrait emprisonner, dans des normes étroites, une nature rebelle, celle de ees pieds d'enfant qui n'en finissaient pas d'en-fler, de croitre. La croissance de cet amas de chair et d'os appa-raissait comme un phénoméne irrépressible, inintelligible, con-traire aux prévisions d'un budget modeste. Les excés de la Nature, ce n'étaient plus, comme dans d'autres civilisations, les crues d'un fleuve ou les tornades d'un ouragan mais cette chair qui, furieusement, venait battre et contourner et faire sauter le cuir dans lequel on prétendait la contenir. Quelle indécence ! Au cordonnier d'établir un compromis possible entre la chair de l'enfant et celle du soulier. II refaisait, en quelque sorte, la plante des pieds. Les souliers qu'on lui livre, ont pris notre forme et il va les redresser selon sa « Forme ». II y a bien la comme une opération chirurgicale qui nous atteint dans notre étre puisque nos souliers sont devenus une partie de notre personne.

N'en restons pas á cette notation trop subjective et qui semble s'inspirer de la notion de corps propre. Pour un réveur aussi patient que Larry Godebarge, les chaussures apparaissent davantage comme le chemin que nous avons parcouru, comme la suite des jours passés. Le chemin designe le temps d'une autre facón que le fleuve. II nous rappelle qu'il faut l'accomplir pas aprés pas, qu'il n'est pas en notre pouvoir de le presser et, du méme coup, oniriquement, un cordonnier ne se trouve jamáis sur un grand boulevard mais dans une rué qui posséde l'allure d'un chemin. II faut qu'á cet endroit la rué ne soit pas tout á fait unie et qu'elle laisse apparaitre quelques brins d'herbe, de la poussiére. Nous ne pouvons imaginer le cordonnier en posses-sion d'une automobile, comme nous le faisons pour le boucher, le bijoutier ou pour tout autre commercant. S'il en possédait une, ¡1 la pousserait le long de la route. En fait, il marche ou piuló! il boite car il titube sous le mirage de tant de chemins qu'il

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a repares, entrevus et de celui-lá qu'il emprunte — a peine plus réel que ceux de ses clients.

Quel est son réve ? Nous disions qu'il refaisait la plante des pieds et, dans son atelier, ne manquent jamáis les chevalets ou autres instruments de torture. Le voilá, lui-méme, installé devant tous ees pieds accidentes, devant tous ees pieds en puissance, qui ne suffiraient pas a une vie d'homme — füt-il grand marcheur. Cet atelier n'est jamáis ce qu'on attendrait de lui : un lieu oü la technique repare et renové, en fonction d'un savoir et d'une pra-tique mais plutót un purgatoire oü les souliers peuvent s'éter-niser par la malédiction de l'oubli. II semble impossible que tant de chaussures ressortent un jour, de l'atelier. A la poussiére du chemin s'ajoute la poussiére de la boutique ; a la poussiére du jour, les cendres de l'ombre ; a la fatigue de la marche, 1'engourdissement d'une inaction prolongée. Au milieu de toutes ees chaussures de cuir et de daim, d'été et d'hiver, de fillettes et de militaires — toutes également endommagées ou difformes — surgit á la devanture, la paire idéale qui n'a jamáis serví et qui jamáis ne servirá. Et pourtant, si elle descendait sur nos chemins, comme elle rendrait notre route facile ! Le cordonnier les a exécutées, voici longtemps, pour obtenir son dipióme de chaus-seur, et jamáis il n'en fabriquera d'autres.

Les seules chaussures véritables sont celles qui ne serviront jamáis. Des idees de chaussures plutót que des chaussures. Dans la réalité, le cordonnier est devenu le cómplice des pieds mal faits, des ongles incarnés et des chevilles trop faibles, des oignons et des oeils-de-perdrix. C'est la seconde raison pour laquelle il boite, entraíné dans le vertige de la décréation. II lui arrive d'avoir un pied-bot, moitié pied moitié chaussure. Certes nous pour-rions croire que, comme le forgeron, il tape, il martéle et que, par lá, il s'apparente aux puissances souterraines, a Vulcain et aux Cyclopes. Délaissant cette explication archétypale, nous avons préféré mettre en évidence des traits qui rattaclient l'image du cordonnier á une ville légendaire. La monstruosité, l'impos-sible travail du cordonnier n'éclate-t-il pas sous des formes plus visibles et plus humbles ! Le soulier, quand on nous le rend, a perdu son unité, la nouvelle semelle se distingue du reste de la chaussure, oppose sa rigidité á la mollesse du dessus.

En outre, le cordonnier vit dans la tragédie des chemins interrompus et voilá encoré pourquoi il boite et aussi il boit. (Le cordonnier qui a tant de travail, ne se trouve jamáis á son atelier. II faut le quérir au bistrot d'á cote oü il cherche a oublier la peine de ses clients.) Imaginairement, l'homme qui s'arréte chez le cordonnier, ne pouvait aller plus loin. II se déchausse á l 'instant oü ses chaussures (ses pieds) ne pouvaient plus le por-ter. II vient done de tres loin, d'un espace qui n'est pas celui de la ville ou du travail. C'est diré qu'en entrant chez le cordonnier, il quitte son chemin, il fait un détour qui l'exile, pour un ins-tant, de son existence. II a suspendu cette avancée pénible ou agréable que nous nommons notre vie. D'ailleurs l'homme n'en-léve ses souliers que pour dormir — done pour interrompre son existence. (S'il le fait pour mettre des pantoufles, il n'est plus exactement un homme simple ; il ne fait plus partie de ees étres qui boivent d'un trait quand il fait chaud et qui s'effondrent sous

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la fraicheur de l'ombre quand l'été devient trop insistant.) Le fait d'óter des souliers n'est done pas au premier chef un acte plus délicat socialement ou plus inhabitueí. II indique une suspensión, une rupture imaginaire. Le cordonnier, en réparant les chaussures, donne une rallonge au chemin entrepris. II se con-duit comme un véritable démiurge, il prolonge la route au-delá des limites prévues, il propose une nouvelle aventure a la vie des pieds. C'est pourquoi il n'existe pas de cordonnier jeune. lis participent trop a l 'usure du monde et nous les soupconnons d'entretenir la vie des souliers, avec leur propre existence. lis en sont arrivés a l'áge oü l'on ne vieillit plus, dans un enfonce-ment du temps tel que le cours des jours ne modifie plus sensi-blement la durée déjá entassée. Malgré son travail, et le travail ne saurait, par principe, lui manquer, il ne devient jamáis riche. Parce qu'il dépense son argent ? Parce qu'il boit ? Nous préfé-rons croire qu'il évolue dans une histoire si archaique qu'elle ignore le profit et l'accumulation, trop oceupé qu'il est á retancer le cours du temps interrompu et non point á en profiter.

On voit done á quel niveau nous nous sommes places. Nous avons ignoré le pittoresque mais nous avons, tout autant, délaissé une voie archétypale. Nous avons revé sur un métier, liant l'ob-jectif (la chaussure, la Forme) et le subjectif (la plante des pieds), liant aussi l 'artisan et son client. Invinciblement il était question de notre destín d'homme sous la forme precise, peut-étre nouvelle, du chemin que l'on parcourt et que l'on inter-rompt. Nous aurons a parler d'autres lieux plus modernes comme le living. Leur modernité ne leur sera pas reprochée et nous admirerons la science de leur apprét. Seulement nous aurons le droit de leur demander « que nous apprenez-vous de l'homme ? Jusqu'oü nous faites-vous rever ? » A partir de la nous saurons apprécier leur densité imaginaire.

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LA « MANIFESTATION » DE LA V1LLE

II semble que les événements ne puissent acquérir leur véritable poids d'urbanité et de socialité que dans la rué. Dans une cuisine, une dispute ne prend pas tout son envol, elle ne va pas jusqu'au bout de sa violence. Un homine en gifle un autre dans la rué et cette gifle claque ostensiblement ; elle se multiplie sous les regards ahuris ou moqueurs des consonnnateurs d'un café, des promeneurs, de tout ce qui vaque á cette heure. Elle réveille de son engourdissement le bitume, le camión qui passe, une poubelle s'il s'en trouve une a cet endroit-lá. De la méme facón, un malade agonise, seul, dans sa chambre. S'il meurt dans la rué, il nous convoque á son terme fatal, sa mort nous concerne, alors méme que nous ne le connaissons pas. Dans un román de l'aprés guerre, un homme franchissait le seuil de son hotel pour mourir sur le trottoir comme si, par ce geste, il en appelait á la société.

Sans la rué dit-on, une ville est « mor te ». Entendons qu'elle ne sort pas d'elle-méme, qu'elle ne met pas au jour ce qu'elle comporte de richesses virtuelles et qu'elle n'atteindra pas le moment si précieux de l'expression, sans laquelle les choses ne peuvent étre dites exister. La Nature se juxtapose trop a la ville pour en constituer l'altérité ou le iniroir. Certes, on peut imagi-ner un lac dans lequel une cité se réfléchit mais elle s'y perd pour ne plus jamáis se reconquérir, elle devient evanescente, un réve, une ville d'eau et non plus de pierres, de passions, d'hommes. Des montagnes, des collines assurent l'assise, l'équi-libre, en quelque sorte la justesse d'une ville, sans qu'on puisse parler d'un échange véritable. Quant á la campagne, elle permet a une ville de vivre physiquement mais elle ne l'enrichit point dans son étre méme. Par et dans la rué, la ville semble se vider de sa substance et, cependant, elle se retrouve vivante, une et expressive.

Le premier caractére semble le plus évident : si les gens se bousculent dans les rues, c'est á la suite d'un oui fundamental a l'existence urbaine qu'ils assument. Cette adhesión paraitra d'ailleurs douloureuse á celui qui ne lui accorde plus sa con-fiance et ees mémes rues se videront á la suite d'un événement (un desastre national) qui a ébranlé leurs certitudes les plus profondes —. En second lieu la ville trouve son unité dans la rué.

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Comme nous l'avions remarqué, la foule méle des individus d'origine différente, elle apparait comme un milieu assez fluide pour « brasser » les étres. Les brocards de la rué signiñent que le langage y gagne en audace mais aussi que l'on refuse la pré-ciosité, la vanité, bref toutes les formes de ségrégation sociale. Toute pensée unanimiste se complaira dans la contemplaron de cette páte humaine parfois effervescente, toujours ductile. A l'in-verse l'aristocratie (de naissance ou de coeur) se prend d'hor-reur a l'égard de ce contact permanent qui confine a la prosti-tution. La rué donne, d'une seconde facón, de l'unité a la ville sans elle une cité se disloquerait en ilots, en maisons, davantage en appartements, en piéces. Elle s'émietterait vite, elle se perdrait en une multitude d'existences privées. II n'y aurait plus de ville : seulement des destins individuéis que des cloisons isolent les uns des autres. La rué sinueuse, agüe, contourne les obstacles, rétablit la continuité, nous assure qu'il s'ayit d'un seul et méme étre : nolre cité. La camera soucieuse de nous montrer une ville ne s'enferme pas dans des immeubles, elle suit docilement cette enfilade de perspectives qui se succédent et qui s'accordent les unes aux autres. Voilá done aussi l'étonnement toujours recom-mencé d'une promenade en automobile : une synthése qui s'opére en douceur d'une avenue a l'autre, d'une rué á une place, d'un quartiei' á un autre quartier. La ville demeure á travers la diver-sité des perspectives, des facades, des trottoirs, des visages. Nous ríavons pas a vérifier et á contróler cette unité. Elle se donne comme une belle certitude inébranlable, avant tout recours de l'entendement. Je ne sais pas si cette colline appartient a la France ou á l'Italie, je delimite mal l'horizon : ciel ou océan ? Mais la ville déñle sous mes yeux ; cela veut diré que, de part et d'autre, les immeubles, les proineneurs, les arbres méme m'as-saillent doucement et prononcent le méme noin : celui de la ville que je visite et que je ne quitte point du regard.

On admettra done que la rué manifesté et unifie la ville. Pourra-t-on aller jusqu'á prétendre qu'elle dit la ville dans sa tonalité propre ? Serait-elle véritablement la voix de la ville ? Si nous ne nous contentons pas d'une métaphore, la proposition semble contestable : ne sommes-nous pas plutót en présence d'une rumeur propre a la rué qui se cree en fonction de ses besoins et cela sans souci et sans harmonie avec la ville. II y aurait done une rumeur qui exprimerait la civilisation indus-trielle et urbaine en general. Jean Cayrol nous conflait que l'on pouvait « capter du bruit urbain » dans n'importe quelle situa-tion cinématographique. En revanche Edinonde Charles-Roux disait qu'elle reconnaissait une ville a son timbre, a un ton qui lui était personnel. Elle associait New York au mugissement angoissant des sirénes de pólice qui frappe de stupeur tous ses habitants — mugissement si terrible que jamáis les enfants ne l'iiniteront par jeu comme il en est en France a l'égard des voi-tures de pompiers. Elle ajoutait que ses voisins reconnaissaient leur quartier á certains bruits qui lui étaient propres. De leur cóté, Francis Careo dans ses souvenirs, Jules Romains dans « Les Hommes de bonne volonté » ont evoqué le premier certains sons de Lyon, le second certains cris de Paris. Ainsi le Lyon de Careo cessait d'étre la ville froide qu'une certaine mythologie a consa-

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cree et devenait une ville marine par la magie de ses sirénes, de ses bruits étouffés, meurtris (ils étaient produits par des artisans ou par de petits métiers et ils annoncient des ciéis brouillés, des marches nocturnes au fanal, des destins nostalgiques). Jules Romains, dans un tres beau chapitre des « Hommes de bonne volonté », a parlé de ce qu'il nomme les « cris perdus » — per-dus pour la plupart des habitants, recueillis, avec émotion, par quelques ames attentives : leur origine est diverse : bruit de la margelle d'un puits invisible, appels stridents de certains oiseaux.

Comment comprendre toutes ees évocations et quel statut leur accorder ? Prouvent-elles que la ville chante, parle et ceci par le canal de la rué ? Nous devons distinguer la rumeur urbaine et les cris de la ville. Jules Romains emploie ce dernier terme d'une facón bien significative car si la rué gronde ou mugit, elle ne crie pas. En outre nous avons Pimpression qu'un certain nombre de ees cris ne viennent pas de la rué : en proviendraient-ils qu'ils ont pour fonction u'illimiter l'espace urbain, de nous annoncer un message venu d'ailleurs. C'est pourquoi, méme issus d'une artére, ils l'enjambent et ils se déploient dans le ciel. Or, c'est bien par ses cris perdus comme par la couleur de ses pier-res, par ses églises, par sa légende, par son nom qu'une ville nous découvre son essence la plus secrete. II nous faut admetlre qu'une ville posséde son timbre naturel émouvant, fugitif, indis-cernable pour la plupart — conserver la sphére sensorielle de cette image auditive et comprendre qu'elle ne se compose pas de l'ensemble des bruits entendus. La pierre, le ciel, la vivacité ou la reserve de ses habitants, la légéreté de leurs pas le modulent selon une transposition a la fois mystérieuse et naturelle. Une ville, lorsqu'elle est une personne posséde un timbre comme elle posséde un visage. Et l'un et l'autre, méme s'ils se conjoignent en une harmonie vivante, renvoient á deux expériences et á deux découvertes différentes.

Quant a la rumeur, elle exprime le travail d'une cité. Une ville serait, en quelque maniere, aphone, incapable de se produire et d'exister, si elle ne martelait pas sourdem.ent, par toutes sorte& de bruits, ses ambitions, ses projets, ses coléres et. sa fiévre parfois inutile. Les bles, les prairies, la montagne demeurent épis mürs, plaine jaune, taches vertes, pies majestueux, neiges éter-nelles, avec ou sans la rumeur humaine. L'arbre continué á plon-ger ses racines dans la terre et la nature, nous assure-t-on, gagne a étre contemplée dans un silence í'ervent. Elle devient alors un pur spectacle. Ce méme silence nous inquiete dans une ville ; davantage il nous angoisse. II prélude á une catastrophe, un déréglement de la machine urbaine. II n'est pas perrnis á une ville de suspendre sa respiration pendant quelques secondes. De la, semble-t-il, une des causes de la difficulté de vivre un dimanche en ville — et encoré, sommes-nous avertis de ce qui va nous arriver : la disparition de ce bruit dont nous nous plaignons tant pendant la semaine mais qui nous assure que la ville continué d'exister.

Sans doute invoquera-t-on un mythe plus récent et, á vrai diré, tres répandu : celui de Paris au mois d'aoüt. Le silence nous restituerait le véritable visage de la capitale. En fait les choses se présentent d'un facón différente. D'abord si l'on con-

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sidére París comme une forme éclatante, on remarquera qu'elle se détache sur un nouveau fond — la France en vacances, la France vacante. Des lors la ville de Paris, elle aussi, par coquet-terie ou pour mieux supporter les diñicultés de l'été, se donne comme un lieu de detente oü il fait si bon flaner : Paris-plage. Elle cesse d'étre une ville, elle apparait comme un musée, elle aspire á se faire passer pour un espace de rencontres et de revenes, ce qui montre une fois de plus qu'une ville se produit á travers la rumeur de la rué, méme si celle-ci n'apparait pas comme sa voix propre.

Et, pourtant, l'homme dans la rué n'a-t-il pas l'impression que la vraie vie de la ville se situé ailleurs derriére ees fenétres, derriére ees rideaux. II souffre de n'y pouvoir pénétrer. Imaginai-rement la passion aurait besoin de se concentrer, de se conden-ser : exposée au souffle des carrefours, elle se dissipe ; happée par tnille regarás, elle se dilapide. Un homme qui marche dans la rué n'est pas capable de « grandes pensées ». Les avides, les a vares, les joueurs le savent, eux qui contemplent et qui assou-vissent leurs passions en des lieux clos. Un Balzac nous montre á l'oeuvre ses passionnés comme Vautrin, Rastignac, Nucingen, dans une pensión de famule ou dans un salón ou dans un cabinet de travail ou dans un magasin d'antiquités. A quoi s'ajouterait ce pressentiment que le visible ne saurait étre profond et que les villes comme les étres cachent leur jeu.

En outre, et toujours sur un pían imaginaire, nous avons besoin de croire que l'intérieur peut démentir l'extérieur, que la vie de la cour peut aller totalement a l'encontre de la vie de facade. Cette dualité topologique est comme nécessaire a la bonne respiration d'un immeuble. Le diurne et le nocturne, l'avouable et l'inavouable, ce que l'on veut paraitre et ce que l'on se permet d'étre sans vergogne, voilá ce qui semble carac-tériser les hommes mais aussi les maisons. Une maison trop sem-blable á elle-méme manque d'épaisseur. Elle parait píate, elle ne nous attire plus parce qu'elle ne se livre plus au jeu subtil et excitant de la dissimulation. Les immeubles modernes, malgré leur beauté, ne nous font plus rever et laissent une impression de malaise parce qu'ils sont tout en facade. Cette dualité peut prendre bien des formes. Les facades de province ne ména-geaient jamáis de surprise brutale." Leurs fenétres jointes, leurs volets tires laissaient soupconner des renversements de situation et, en general, l 'autre face des choses ne se situait pas du cóté de la cour mais á l'intérieur méme de la maison bourgeoise. Dans une grande ville il est deja plus étonnant d'apercevoir du cóté de la cour un jardin, parfois une treille de vigne, un calme provincial. On pourrait encoré remarquer que le cóté-cour semble plutót reservé aux enfants, aux domestiques et le cóté-rue aux adultes, aux patrons. Une bourgeoise préférera réprimander une domestique a l'office parce qu'elle y trouve mais aussi parce qu'elle osera, sans risque de déchoir, se montrer vulgaire, brutale. Certaines familles se transportaient, selon les saisons et les circonstances, d'un póle de l 'appartement a l 'autre. II existait un été de la cour qui ne ressemblait pas á celui de la rué comme si l'on changeait de climat. Les cris, les bavardages tardifs, les biuils de la radio rendaient plus sensible la surexcitation genérale

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de la saison chaude. II y avait une vie plus intime, des relations plus fáciles du cóté-cour — souvent parce que les balcons se fai-saient face mais aussi parce que les propos qu'on y échangeait n'engageaient pas pour l'avenir ceux qui conversaient ensemble. Les femmes et les hommes s'y montraient dans une tenue plus négligée.

Nous voyons done l'étendue de ce systéme d'oppositions pos-sibles : le rustique et l'urbain, l'archáique et le moderne, l'en-fance et l'áge adulte, la domesticité et la bourgeoisie, l'été et l'hiver, les relations de voisinage et le repliement sur soi, la vie privée el la vie publique. II importe peu ici de dénombrer les oppositions et de se demander si elles possédent un lien entre elles. Ce que nous aimerions avoir montre, c'est que ce dualisme semble spontanément marquer toute demeure. Nous voudrions maintenant mettre l'accent sur une autre réverie plus puré. La facade n'est qu'une apparence. Le promeneur s'enfonce dans une cour mais de couloir en couloir, de cour en cour, il découvre toujours une nouvelle profondeur et comme une ville. Précisons la portee d'une telle réverie. Le promeneur ne rejoindra jamáis une rué qui serait située derriére la maison dans laquelle il a penetré. Tous ees portiques et toutes ees galeries ou tous ees puits débouchent sur d'autres galeries. La, une autre humanité y regle sa vie, parfois ses comptes, indifférente á l'étre qui passe en visiteur. La cité invisible n'est pas au ciel. Elle ne se trouve méme pas dans un quartier reservé, retranché. Elle existe de l'autre cóté de la facade, lá oú il n'y a ni magasins, ni rúes, ni officiers municipaux. En párenle oceurrence nous n'avons pas l'endroit et l'envers mais le méme et le tout autre.

Toutes ees dualités étant admises, un géographe remarque-rait que l'intérieur dément rarement l'extérieur : il n'y aura pas une rupture totale entre une rué pimpante, gaie, ensoleillée et une cour obscure, besogneuse oü de petits artisans manoeu-vrent, á longueur de journée leurs machines. Dans la plupart des cas, il s'agit d'immeubles frappés de vétusté et appelés á disparaitre dans un plan d'urbanisme. C'est pourquoi leurs pro-priétaires hésitent á entreprendre la moindre réparation et ils tirent profit de ees cours qu'ils louent au meilleur compte, a de petits artisans. Le passant, s'il n'est pas trop distrait, devine déjá á partir de la rué une misére cachee mais perceptible. Seulement pour demeurer fidéle a notre projet, nous délaisserons ce recours á la géographie urbaine et nous engagerons le débat a un niveau imaginaire. A ce niveau nous dirons done que c'est surtout le passant qui invente ou qui flaire toutes ees passions qui se nour-rissent d'une demi-présence et d'une demi-absence. Par sa pro-menade il en subodore une infinité et il en opere comme l'unité magistrale.

Chacune d'entre elles, livrée á sa situation particuliére, pren-drait vite un air mesquin : aprés tout la recherche de l'argent, des honneurs, les disputes conjugales ne datent pas d'aujour-d'hui et tant pis si l'homme est un loup pour l'homme ! Mais le promeneur ne s'arréte pas, il va de foyer en foyer (au double sens de ce mot), il découvre interloqué, une ville haletanlc, toute entiére embrasée par l'argent, la luxure, l'ambition. L'am-pleur du mal lui restitue, au-delá des bassesses, une graiKlcur

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sublime, épique, et les métaphores romantiques de « cloaque » « d'enfer », de « nouvelle Babylone » acquiérent alors toute leur charge. — II est vrai qu'une perspective inverse demeure pos-sible mais elle concerne encoré la rué. L'observateur, le guetteur des ames, l'épieur des vices se tient, immobile, á son balcón d'oú il contemple le mouvement de la foule ou plutót le flux des miséres qu'elle charrie. Car il semble inevitable que les passions nées au-dedans des maisons (ou plus symboliquement á l'inté-rieur des alcóves, ce qui redouble l'indice d'intériorité) se déver-sent dans la rué. Ce trouble du regard, cette usure prématurée, ce tremblement d'une main, mille signes mal caches trahissent le vice ou la passion. Dans cette perspective de malédiction, la rué se peuple d'individus qui partent á la recherche de leur plai-sir. Lors de cette description smguliére, il vaut la peine de remar-quer que le role de la rué et les rapports du dedans et du dehors ont subi un glissement certain. Au cours des analyses precedentes, la rué exprimait la ville, ce qui implique une transmutar o n positive, la mise á jour d'un implicite. Cette derniére description laisse entendre que la ville et la rué communiquent et que la premiére se déverse dans la seconde.

Quoiqu'il en soit de cette différence qui ne doit pas affecter le sens de notre thése, nous ne pouvons considérer la rué comme l'élément superficiel tandis que les immeubles accapareraient le secret, le profond, la passion. La mythologie balzacienne, encoré qu'elle ait tres souvent pris pour décor la capitale, vaut surtout pour la province. La murrissaient lentement et jalousement, passions, vices et, peut-étre, saintetés. La tres grande ville se háte davantage, elle ne connait pas toutes ees prudences et lous ees délais : süre de l'impunité elle ne redoute pas le scandale et elle ne se cache pas de la rué.

On pourrait done a la limite imaginer une ville qui aurait été construite gratuitement pour le plaisir de tracer des rúes. Certes l'histoire nous dit l'inverse. La rué s'est faite avec beau-coup de difflculté sur les traces d'anciens chemins. Les maisons lui accordaient á contre-coeur la place qui lui était nécessaire. On la comprimait, on la restreignait par des avancées, par des surélévations. II a toujours fallu que le pouvoir central inter-vienne pour imposer les artéres nécessaires a la circulation et surtout au triomphe de ses armées, a l'eñicacité de sa surveil-lance. Ceci reconnu, le projet inverse ne manque pas de vraisem-blance : une cité oü les maisons auraient été seulement dispo-sées pour permettre aux rúes d'épouser mille inflexions, de béné-ficier du soleil et de l'ombre. Les immeubles, les magasins auraient pour seule justification de présenter aux passants des corniches, des balcons, des facades, des vitrines. II n'y aurait ríen d'autre que ees courbes, ees droites brisées ou rectilignes que borderaient des pleins sans importance. II ne s'agit pas d'une utopie car nous n'avons pas pour mission d'inventer une nouvelle ville et de faire oeuvre urbanistique. Nous révons activement la ville qui nous oceupe et qui connut son essor entre les deux guerres. Nous la remodelons en image avec une rué tellement prégnante qu'elle absorberait les contours de sa forme, a savoir les immeubles, les murs, les facades devenues totalement aveugles sur Pautre versant de la ville. Par cette variation imaginaire nous

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essayons la cohérence d'une autre structure et nous cherchons a mieux investir les rapports de la rué et de la ville.

Comment, en fin de compte, la rué manifeste-t-elle la ville ? D'une maniere origínale qui ne s'apparente pas au role tenu palles quartiers. Ceux-ci ne se distinguent pas d'une ville qui con-tin ue, dans son retrait, á les hanter. La ville, pourrait-on diré, est l'absente de tous les quartiers. Seulement ees derniers la nom-ment, lui conférent une qualification particuliére. Le « louche », le « sinistre », le « bourgeois » disent un quartier et á travers lui, l'aspect d'une ville. lis ne la modifient pas pour autant. lis sont sa maniere d'apparaitre, en cet instant du printemps, au cours de cetle promenade, tout comme, en cette journée, la mer moutonne, une et innombrable. Qu'on ne parle pas cependant d'accident ou de contingence : le nombre des qualificatifs n'est pas iníini, loin de lá ! Chacun d'eux a un sens, répond a une des attentes et des projets possibles soit de l'habitant de la ville soit de la ville toute entiére.

En revanche, par la rué, la ville devient autre chose qu'elle-méme. Elle se divise. Elle se scinde en un dehors et en un dedans. Sans la rué, la ville s'empáterait, n'aurait aucune expréssion — comme on dit d'un visage épais et peu mobile qu'il ne parle pas. Ce ne serait pas une ville mais un gros bourg oü les passions ne franchissent pas le seuil des portes et oü les fatigues, les labeurs se prodiguent ailleurs, dans les campagnes avoisi-nantes. On a done l'impression que la ville ne peut prendre cons-cience d'elle-méme qu'á travers cette scissiparité et cet éclate-ment. Aussi ne faut-il pas imaginer que des rúes vides impliquent des immeubles animes, comme si la vie des premieres se rever-sait au profit de l'existence des seconds. Noiís avons dit que la ville se scindait en un dehors et en un dedans et cette expréssion semblerait impliquer une antériorité de la ville. Ce serait assez mal parler puisque, comme nous l'avons vu, l'unité vient á la ville de la rué — sans laquelle elle se disloquerait en des milliers de fovers.

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LES INTERIEURS DE LA VILLE

L'Eden retrouvé et á nouveau perdu.

Nous allons tenter de décrire quelques intérieurs de la ville. A vrai diré, cette énuinération ne cherchera pas á étre exhaustive car une ville ménage d'heureuses surprises, méme dans l'ordre du petit dont elle semble mal s'accommoder. Ainsi le vieux kios-que a journaux ne constitue-t-il pas l'un des refuges les plus saisissants d'une ville ! Quand on le considérait du dehors, il embrasait le regard de toutes sortes de couleurs ; il réussissait, sans effort, des effets remarquables de polychromie. Mais c'est d'une autre maniere qu'il atteint au merveilleux. Nous avions la surprise de voir sortir de cette grotte obscure la tete de la ven-deuse de journaux. Un étre, a la facón d'une béte ou d'un insecte, se tapissait a l'intérieur de cette bóite parfaitement cióse. Quelle sorte d'existence pouvait-elle y mener ? Quelle qualité de frai-cheur ou d'obscurité y goüter ? Etait fabuleuse cette rencontre de la rué, du trottoir et d'une grotte, d'une circulation inces-sante et d'une immobilité renforcée par renfermement.

Nous considérerons des lieux qui affichent davantage leur destination. II s'agit de refuges qui accueillent chacun, d'une facón origínale, le citadin. Le Square voudrait étre un oasis, un edén. II imite mal le paradis perdu et, pourtant, il apporte d'une certaine facón, la paix : par sa routine, par son ímma-nence molle, par 'l 'étirement digestif de son temps. Le meublé délivre l'homme de la ville, en l'enfoncant dans des couches suc-cessives de miséres. II se fait piége, le jour oü l'on ne désire plus le quitter. Le Palace se suffit á lui-méme, il n'est d'aucune ville et méme d'aucun pays. Sont-ils tellement différents l'un de l'au-tre ? On imagine qu'ils entretiennent entre eux des relations sur-prenantes. On suppose que l'homme qui fréquente le Palace peut, á la suite de revers de fortune, venir comme Stavisky se sui-cider dans un hotel meublé. A l'inverse un étudiant peu fortuné mais ambitieux, deviendra, un jour, directeur general. II descendra alors dans les Palaces. On peut penser que l'un et l'autre se rencontreront, que le premier regardera, avec émotion, son passé sous le couvert de ce jeune homme et que ce dernier se jurera de ne jamáis connaitre une telle chute. Cet échange a quelque chose de fantastique. II ne s'apparente pas aux renver-scmcnls du pour au contre que la pensée traditionnelle affec-

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LES INTÉRIEURS DE LA VILLE Mí)

tionne. II souligne l'omni-communication de l'espace urbain qui, en rendant toute rencontre possible, provoque en nous le vertige. — Nous avons choisi parmi les dedans les plus récents, le Studio, la Salle de Bains, la Salle de Séjour : méme éclat, méme jeunesse, méme volonté de déréaliser l'espace et de dédramatiser les situa-tions. Malgré leur modernisme, ils ne se confondent pas. Le studio implique un art de vivre, il proimet un certain bonheur, flottant et acosmique. La Salle de Bains est le lieu des grandes métamorphoses et done des véritables absences. Le Living nous ouvre sur le monde, ce qui est une maniere de mettre la ville entre parenthéses, et il se confine dans un fonctionnalisme qui voudrait nier les houles de l'Histoire. Mais que signifie le mona-disme de ees trois derniers lieux ?

Une ville ne peut s'acharner, sans tréve, á son travail. Malgré sa fureur á produire, elle doit ménager des pauses. Faite pour les aldultes, il lui faut bien déverser en un lieu son surplus d'enfants et de ménagéres. Elle honore la pierre, elle prétend instituer un décor qui ne ressemble qu'á ses projets et á ses conceptions mais elle consent á évoquer, de-ci de-lá, la Nature. Alors elle construit des siquares. En fait, cette visión polémique, venue de trop haut, d'une pensée ou d'une idéologie en survol, ne nous livre ;pas la réalité du square. II est vrai qu'il ne res-semble en rien á la campagne mais il serait faux de le penser exclusivement a l'intérieur d 'un systéme de production trop rationalisé. Dans la ville que nous étudions, les cadenees infernales n'existaient pas á un degré aussi contraignant et surtout les hommes se glissaient á l'intérieur de squares Idéjá existants, au méme titre qu'ils parcouraient ees rúes dans lesquelles ils ne se souvenaient pas de ne pas avoir marcihé. Ils les avaient recus en héritage, des leur enfance, ils y avaient trainé comime dans leur paysage natal ; tres souvent leurs quartiers se resser-raient autour d'un square á tel point que l'étranger avait l'im-pression d'y séjourner en intrus.

II nous faut cependant « dépoétiser » le square, avant de le mettre en relation avec la ville et avant de voir de quelle poétique il releve : nous voulons diré quelle sorte d'hommes et de réverie il suscitait, selon quel rythme ou iquelle durée il s'éti-rait... On associerait volontiers le square et 1'image d'un jet d'eau mélancolique, d'une nuit romantique sur une petite ville qui ignore la beauté qui s'est abattue sur elle. Cette impression, si elle ne peut tout a fait étre récusée pour le square, ne vaut déjá plus pour le pare. II existe, pense-t-on, dans une ville un excé-dent de voyous, d'enfants abandonnés, de pervers, et ils vien-nent se tapir dans les fourrés du pare. Celui-ci cache, la nuit, une faune douteuse et il revét une allure fantastique. II paraít aux citadins plus profond, plus imprevisible et plus chimerique que toute la campagne environnante si bien domestiquée. D'autre part, pour en revenir a 1'image romanesque du square, nous nous rendons comipte qu'elle evoque une réalité déjá lointaine ; elle nous fait penser aux villes romantiques allemandes <juc Giraudoux aimait. Elle prend les apparences d'un jardín ver-lainien, propice a des promenaldes solitaires ou á des rever i es fas-tueuses. Seulement ce faste, si séduisant soit-il, nous éloigne de

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la quotidienneté du square. Verlaine fabriquait déjá ses jardins des « Fétes Galantes » á l'imitation de Watteau. 11 s'agit d'une création picturale et ees jardins eux^mémes, reproduisent les « folies » du xvín0 siécle avec leurs pavillons de chasse, leurs pares nombreux. Si nous abandonnons un tel paysage á la sen-sibilité littéraire et ipicturale ce ne sera pas pour nous livrer á une dépoétisation définitive du square. II nous est encoré pos-sible, pensons-nous, de le traiter comme un étre autonome, por-teur d'un sens, organisateur de son espace, de son temps et de ses perwnnages.

Nous voudrions d'abord considérer le type de nature qu'il prétend restituer. C'est, malgré toutes les nuances que nous devrons apporter, un jardin : un rappel de l'arbre, du buisson, de la plante dans un paysage de pierres ou de goudron ; une abondance iqui aimerait étre édénique car le vegetal, par son existence, apporte une espéce de gratuité. II devrait avoir tout á fait disparu : il s'étale, il grimpe, il respire, il se courbe, il se redresse en vertu d'un entétement qui nous paraitra toujours étrange, á nous, qui ignorons les mouvements de la séve et les pouvoirs de la chlorophylle. II nous faut insister sur cette éiner-gence du vegetal parce que les habitúes du square la recher-chent et la remarquent. II suffirait d'une plante pour que la géo-métrie et que la rectitude des étres inánimes soient niées ; il suffirait d'une plante qui renait par la pluie ou qui languit pendant l'été pour que la vie des premiers temps et des premiers nomines soit évoquée. Seulement nous s omines en présence d'une abondance qui se restreint au lieu de se perpétuer joyeusement ; nous regartíoins des éléments rabougris plutót qu'épanouis — un enseimble justiciable de l'entretien municipal. La plante devrait se prendre, elle-méme, en charge, étre source de ses courbes, de son inclinaison et trouveí son propre chemin vers la lumiére. Transplantée, émondée, elle ressemble aux fleurs artiíicielles. En outre nous avons affaire á un service anonyme. L'amateur qui donne ses soins á un jardin, éntremele son existence á celle des plantes et des fleurs. II se courbe comme elles, il absorbe la lumiére, sa peau se cralquelle finement. II en arrive á discerner le parfum des inatins et des soirées. C'est un jardinier. Cette entente disparait quand il s'agit d'un square, et, de toute facón, ce ne sont plus les mémes étres (qui se chargent de l'entretien et qui s'absorbent dans la jouissance.

La loi omnipresente semble, a son tour, contrarier les exuberantes du régne vegetal. Le square multiplíe les interdictions. Lieu de la detente, il rappelle, á chaqué instant qu'il est défendu de marcher sur les pelouses, de toucher aux fleurs, de circuler en bieyelette... Cependant il n 'aurait pas laissé cette impression cha-leureuse dans l'imagination populaire si l'interdiction n'avait pas trouvé sa place dans un jeu plus general, de type enfantin. Le square apparaissait comme l'espace de la tentation, du sable que l'enfant a envié de jeter et qu'il jette en fin de compte, de la pelouse sur laquelle on avance timidement puis sans précau-tion. Le bailón représente l'élément perturbateur par excellence. II roule de pied en pied, il salit les vétements de l'adulte et il vient un moment ou on ne peut plus le capter, l 'arréter dans sa course folie. Bondissant, glissant, désinvolte, il représente la

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liberté et la mobilité au milieu de la pesanteur appliquée de la ville. La gratuité du square ne se manifesté paz tant dans la spontanéité de la vie végétale que dans les, rebonds imprevisibles d'un bailón qui, bientót, n'appartient á personne, et voudrait s'élever au-dessus de la ville, dans un véritable mouvement ascensionnel.

Le gardien du square connait les prétentions dangereuses d'un bailón rnulticolore et il les traque sans tréve. II cherche a le confisquer, comme s'il était possible d'emprisonner, une fois pour toutes, la liberté. Seulement il s'agit tres souvent d'un mutilé qui court en vain. Le balón rebondit, le garde claudique. Alors, par un privilége qui lui est concede, il monte sur une bieyelette qui, elle aussi, roule et qui dément la raideur rectili-gne et légale de son propriétaire... II appartient a une mythologie populaire, celle du croquernitaine et du guignol. On le redoute comme un pére fouettard plus que comme un représentant de la loi. On gagne ses faveurs, on l'amadoue comme un adulte redouté car il n'exprime pas une pólice anonyme et implacable. Pour prendre sur le fait le contrevenant, il adopte des ruses d'enfant, il se cache derriére un buisson et ses coups de sifilet impératifs se mélent á tous les cris du jardin, á tel point que nous pourrions reteñir, á titre de marques distinctives du square ees deux signes auditifs assez minees : le crissement du portillón toujours bas et les coups de sifflet du garde. lis émergent d'une maree sonore et ils savent faire signe á l'individu. On ne voit pas le gardien car il représente une loi diffuse, omnipresente. Dans le village, l'enfant, par la classe commúñale, par la sur-veillance des ainés, se constituait sans mal comme un enfant. Dans une ville, les enfants retrouvaient, par le square, ce type de relation immédiate.

Avant d'inspecter davantage l 'humanité que le square engendre, ¡1 faudrait marquer les tensions qui subsistent dans un espace, semble-t-il, sans « histoire », décrire comment il oscülait entre le mouvement et le repos : sanctuaire des assis mais aussi espace alloué aux mouvements désordonnés des enfants. D'un cote, les bañes, parfoís des reverberes, des limites precises qui enserraient le sable, les rebords en ciment sur lesquels les enfants s'assoient ; de l'autre, le bailón, des cordes a sauter, des jouets que l'on tire derriére soi et bien des vétements volent : un béret, une casquette ne sont jamáis véritablement poses sur une tete et les fillettes par leurs comptines, impriment un mouvement régulier, volontairement monotone aux mots. L'homme, á bout de forces, s'affale sur un banc, et, cependant, á cóté de lui toutes sortes de mouvements se déploient : linéaire quand il s'agit d'un adulte, en feintes et esquives de la part d'un enfant poursuivi, eyelique quand une fillette saute á la corde, sans compter les tetes que l'on hoche gravement, les mains qui admi-nistrent une fessee, les bras qui se tendent vers une canie, les regarás qui partent á la recherche d'un enfant disparu. En revanche une statue s'est coulée dans sa propre identité, elle ne connaitra plus l'éveil de la conscience et les hésitations d'un étre humain. Dans sa nudité, elle signifie qu'on ne peut rien lui enle-ver ni rien lui ajouter. Dans sa blancheur, qu'elle a été lavée du mal d'exister.

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On aimerait pouvoir nommer le temps du square. En pre-miére analyse, nous découvrons des flux temporels assez diffé-rents, selon les ages et les individus, les rebondissements du jeu, les querelles et les réconciliations ; bref, une durée un peu incoherente qui se dément elle-méme. Cependant nous croyons surtout découvrir un temps répétitif, englué dans des habitudes de toules sortes. L'écoulement monotone des heures ne saurait passer dans un square, pour un accident. En effet il se manifesté dans des conduites diverses. On lira un journal ligne á ligne, comme si le lecteur déroulait, avec patience, l'écheveau des phra-ses. Si vous regardez bien un square, vous découvrirez toujours des femmes qui tricotent. Or quoi de plus mécanique qu'une telle activité ! Quelle forme d'attention davantage égrenée au fil des minutes que celle que l'on accorde aux maules et aux points ! La femme qui tricóte sait qu'elle ne peut háter sensiblement la fin de son labeur et quand elle quitte le square, elle serré, avec patience, son ouvrage. Elle coinpte les rangées qui équiva-lent a des fragments de durée facilement calculables. Nous avons affaire á une durée alourdie, á une immanence molle, á un temps qui est celui de la replétion. Les existences y stagnent. On y ressasse les mémes pensées. Point d'éveil, point de prise de conscience brutale au terrne de laquelle on romprait avec un passé. Un homme qui a une grave decisión á prendre, s'y arré-tera parfois : il risque de quitter le square dans le méme état d'incerütude. Les habitúes, rendus inquiets par cette présence inhabituelle, resserrent, d'instinct, leur unanimité, pour faire face a l'irruption d'une possible transcendance. Point d'élément per-turbant pour le mental, comme dans un terrain vague qui incite á briser, á tordre, á détruire. Le square apparaitra alors comme le lieu par excellence de Vaprés-midi. C'est au cours de ce temps digestif qu'il revele au mieux sa nature.

II faudrait nuancer toutes ees formes d'abandon ou de démission de l'étre. Aprés le repas de midi, des dactylos, des employées y goútent un instant de liberté. Le square se donne comme un équivalent du café — moins céréinoniel, nioins vil" cependant. On oublie l'heure. On oublie le travail de la matinée et on veut ignorer celui de l'aprés-inidi. De méme la rencontre s'y opere d'une facón enveloppée, furtive, précautionneuse. Elle n'a pas Téclat bouleversant d'une reconnaissance depuis toujours attendue. Elle n'a pas non plus la brutalité d'un arraisonnement au milieu des baraques foraines. II semblerait qu'en revanche la statue se place sous le signe du souvenir. Est-ce qu'elle ne tend pas á commemorer et á perpétuer la mémoire d'un homme célebre ? II n'en n'est rien : pour l'indifférent, elle apparait comme une existence qui s'est laissée pétriñer par mégarde et qui plus jamáis n'échappera a son destín d'engourdissement.

Nous voudrions maintenant dégager le sens de quelques silhouettes typiques qui, au méme titre que le portillón ou le bal-Ion ou le banc, rendent le square reconnaissable. Une ligne de démarcation fondamentale separe les habitúes : la tricoteuse, l'enfant, les amoureux, le vieillard aux pigeons, et les gens de passage. Le gardien, les enfants sages ou turbulents á la recher-che de leur seau, les tricots et les livres de leurs méres, le cou-ple sage, presque intemporel d'amoureux, tous ees éléments trop

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previsibles laissent entendre une parodie consciemment organi-sée, comme si le square voulait, á chaqué instant, se styliser et s'égaler á son essence. De la, malgré son bruit et son encombre-ment, son aspect apaisant. On a souvent evoqué le square comme un refuge. II est possible que l'élément vegetal, si réduit soit-il, ait été á la source de cette image. Mais surtout le square conser-vait une allure provinciale parce qu'il offrait le spectacle de la convention. II s'opposait á la ville imprevisible, déconcertante, l'riande de nouveautés, dangereuse par ses tentations, épuisante par la diversité de ses excitations. La nuit venue, ses vitrines, ses publicités géantes papillotaient, ses grands boulevards avaient la ílévre : frólement des mains, des regards, des désirs, des pensées qui, si elles en avaient le courage, iraient jusqu'au crime. Le square eonfirinait les certitudes qui, dans le reste de la cité, s'affaiblissaient dangeureusement. II nous montrait qu'une mere de famille, tricóte, qu'un enfant fait des pátés, qu'un vieillard s'aide d'une canne, qu'un gardien porte un képi et mérite le respect.

Le square, ce bistrot des femmes. II ressembiail á une espéce de gynécée. La cellule familiale s'y recomposait sans le pére. Les femmes y avaient la liberté d'y exprimer un certain type de féininité (la mere plus que la femme, la ménagére plus que la maitresse) tout comme les nomines libéraient une certaine virilité fraternelle, un peu cabocharde au Bistrot. Elles avaient la possibilité de s'épancher en coníidenees qui avaient souvent un fond prosa'ique, organique. Elles allaient aussi loin que possible dans le déballage de l'intinie, des humbles nécessités de la vie, parfois du vomi (de leurs enfants), du pourri (de leurs viscéres). En outre elles s'arrogeaient, en l'abscence du pére, une autorité qu'elles n'avaient pas a la maison. Elles vivaient sous le signe d'une vigilance dominatrice : á l'égard des autres enfants, des allusions de la conversation et surtout a l'égard des inconnus : dans une nouvelle de Marcel Aymé, un homme rejoint une femme dans un square et le groupe des méres suspend sa conversation pour savoir s'il s'agit de son épouse, espérant de toute évidence, surprendre des « relations coupables »... Quelques hommes, cependant, essayaient de s'y arréter : des réveurs, des solitaires, des étres fatigues, des chómeurs ; on pressentait, en eux, un rien-faire un peu louche ou une difíiculté extreme á vivre. L'un d'eux y demeurait avant de se présenter, une nouvelle fois, á un emploi qui lui échapperait. Un adulte qui avait decide de ne pas travailler ce jour-lá, y faisait l'école buissoniére. II eut pu se rendre au cinema. II préférait, dans ce square, jouer la comedie d'un malade qui feint d'étre fatigué, et qui, de son lit, entend sa maison vivre sans lui : il y découvrirait une maniere d'exis-ter de la ville qu'il ne connaissait pas. D'autres venaient y róder et ils investissaient doucement une place si bien défendue : l'enfant représentait le médiat parfait. S'ils voulaient progresser dans leur entreprise, ils devaient se conformer au modele fémi-nin du « monsieur convenable ». Dans la rué, ils auraient pu chercher á séduire par une allure un peu canailíe, en se donnant pour de « tendres » voyous. Dans ce gynécée moralisant. il leur íallait paraitre incarner les valeurs qui y avaient cours.

Au-delá de ees manceuvres d'investissement, des étres qui

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ne se reverront plus, tentent de communiquer dans une ville devenue muette. II en est ainsi dans le square de Marguerite Duras. « On croit qu'on peut se passer de bavarder, puis ce n'est pas possible. De temps en temps, je cause comme ca avec des inconnus, comme nous faisons en ce moment, toujours dans ce square, oui ». L'hérolne dont nous ne savons rien, ajoute plus loin « lorsque les gens ont envié de parler, cela se voit tres íort, et, c'est bien curieux, cela n'est pas bien vu en general. II n'y a guére que dans les squares que cela semble naturel ».

Nous voudrions enfln reteñir la silhouette du vieillard dont les enfants s'amusent parfois. II donne a manger aux pigeons. Par un geste ostentatoire, il jette du pain sur le sol : geste héré-tique dans une société oü, longtemps, on a consideré le pain comme un élément précieux, destiné aux hommes et qui prend plus de valeur encoré chez quelqu'un qui en manque peut-étre. Dans sa solitude il lui reste1 les bétes, dans sa misére cette ultime possibilité de donner ; dans son ressentiment, cette maniere d'aílicher sa misanthropie. II était seul, gris, réduit á des mou-veinents incertains — et le voüá entouré d'une troupe plumeuse, d'un bruissement d'aile.s, de reftets multicolores. Davantage, il retrouve l'ampleur du geste, la precisión de la main, la souplesse du corps. II n'avait rien á diré ni personne á qui s'adresser et, par une gráce franciscaine, il réinvente le langage des bétes. Dans cette ville hostile a tout ce qui n'est pas dur et impérissa-ble comme la pierre, il renoue un contact immédiat, vert avec la nature. II oublie son immeuble, son escalier, l 'entassement de ses vieilleries dans sa chambre. II existe auprés de ees bees, de ees froissements d'ailes et du ciel qu'elles parcourent.

S'y réunissent, enfln, des domestiques qui garderont les enfants de leurs patrons ou qui, tout simplemenl, jouiront d'un moment de repos. lis continuent a vivre par rapport a leurs maitres, alors méme qu'ils en disent du mal et qu'ils en imitent les gestes. Ce jeu attendu et qui posséde ses regles, théátralise le square. II redouble la ville ou plutót il nous fait pénétrer dans ses coulisses. A cette méme époque, on distinguait le cóté cour et le cóté rué. Le square s'apparente a l'ofíice, a la cour, a la loge de la concierge. Les granas s'agitent, les classes supérieures ne doutent pas de leurs priviléges : sur un mode mineur, fran-chement parodique ou doucement ironique, la domesticité repro-duit les belles manieres. Allons plus loin. Nous nous trouvons en présence d'un théme plus fundamental et que nous avons déjá rencontré : comment une ville se redouble-t-elle ou comment trouve-t-elle son equilibre ? Les deux questions ne se confon-dent pas. La seconde peut nous inciter a chercher un autre lieu qui fasse contre-poids á la ville, en représentant FAutre ou l'Ail-leurs. En ce sens, le cimetiére, lieu des morts qui n'ont pas sombré dans l'oubli et dont on a tant recu, equilibre le village des vivants. La premiére implique une reflexión, un retour á soi et en soi : 1'Agora a su jouer ce role dans la cité grecque. Ni contre-poids ni echo, le square se donnait comme une dou-blure plus pauvre, plus modeste d'une ville dont elle ne compre-nait pas le génie mais dont elle dénudait les petitesses.

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MISERES ET ENFONCEMENTS DU MEUBLÉ

Les relations de l'hótel meublé et de la ville ne sont jamáis franches. II avance vers elle ou il s'en détache : parfois poste d'observation, parfois, position de repli. En quoi il se distingue des bas-fonds. Comme eux, il vit, sous le régime de l'humide : alors méme que les escaliers ne suintent pas, il donne sur une cour obscure oü les papiers, les ordures, les cotons pourrissent. Seulement nous ne pouvons pas imaginer que les bas-fonds cherchent a s'exhausser jusqu'aux beaux et hauts quartiers. II se rési-gnent á camper dans la ville. S'ils s'y rópandent, par soubresauts, ils regagnent vite leurs taniéres. Au contraire certains clients du meublé tentent de conquerir la ville ou, du moins, cherchent á s'y faire une place. Dans un meublé, l'arrimtnt se donne le temps d'apprcnare les manieres et les détours de ce nouueau pays. II le considere comme l'antichambre de la ville. Bien qu'il puisse étre situé dans le cceur de l'agglomération, il joue le role topologique du faubourg et nous devons en parler á propos de eet itinéraire qui permet á un homme de s'apnroprier une cité. II n'est jamáis indifférent de savoir par iquefle porte on s'in-troduit dans un lieu. La cité apparait sous un jour menacant, terrible. Elle exige une mutation complete de l'homme s'il est d'origine rurale : sa lenteur devra devenir prestesse, sa naiveté esprit critique. Pour un nouvel arrivant d'origine modeste, la g^are, le faubourg, le imeublé sont córrame (des voies d'accés plus laciles : le faubourg parce que ce n'est pas tout á fait la ville, l'hótel meublé parce que, comme la gare qu'il avoisine souvent, il ne fait pas partie de la ville.

Lorsque la ville lui est devenue intolerable, il regagne, avec soulagement, sa chambre oü il posséde tout son univers : ses \étements, sa valise, quelques souvenirs. II y est á l'abri de la ville, comme on est á l'abri d'une pluie violente. La médiocrité et la pénombre de cette pauvre chambre le sauvent d'un éclal et d'une richesse auxquels ses yeux ne se sont pas accouturnes. Revenus a eux-mémes, les arrivants échafFaudent de nouveaux plans de bataille ; ils comprennent leurs erreurs de la journée et ils comimencent á voir clair dans le jeu de leur adversaire. Cette position de repli n'a encoré aucun caractére dramatique. Ce qui apparait un signe de malheur, ce n'est pas de loger dans le meublé, avant de se colleter avec une ville dont on veut se

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faire accepter ; c'est d'y revenir, quelques mois aprés l'avoir quitté. Le trajet n'atteint pas son point terminal avec ce retour. Le rescapé va poursuivre sa déchéance, a l'intérieur du meublé, de chambres de plus en plus miserables. Certains viennent y mou-rir, comme si Van ne poiwait pas mourir n'importe ou. Cet acte est, sans doute, trop grave á leurs yeux pour l'accomplir dans un lieu quelconque. lis ne peuvent que le conñer á l'hótel meublé, le consacrant de ¡eur sang, montrant en quelle estime ils le tenaient, méme si, par ce geste, ils comproniettent l'honora-bilité du patrón. Des amants, parfois issus d'une classe aisée, pourchassés par une société devant laquelle ils capitulent, viennent aussi y perpétrer leur mort, mélant par dérision ou par désespoir, la misére des lieux et l'exaltation de leur amour impos-sible.

Le client se trouve, dans ce refuge, assez mal déferadu du dehors. L'existence urbaine dont il se méfie, déferle sur le meublé et le submerge de ses meufoles les plus anonymes. La cohue d'éléments liétéroclites traduisait le désordre mental des nou-velles cites. L'hótel meublé voulait done diré la ville quelconque, la ville báciée et improvisée, lieu de tous les déracinements et de toutes les platitudes. II résumait, d'une maniere preñante, ce que le nouvel arrivant subodorait dans sa marche sur les boulevards mais qu'il n'arrivait pas á préciser parce que la richesse des étalages, la gaieté des formes, l'ordonnance des ave-nues, et la majesté des facades bourgeoises lui cachaient l'uni-vers terrible d'une révolution industrielle accounplie pour le pro-fit. II dénoncait, en toute ciarte, une misére nue, non de violence mais de iméáiocrité et d'avilissement. Nous retrouvons un théme que nous avons déjá rencontré et qui nous parait majeur. La ville dépose, en certains lieux, ses déchets, ses débris : sur les abords d'un fleuve, par exemple. En vertu du mém<e flux, elle dépose dans les hótels meublés ses mátelas éventrés, ses tapis incolores, sa moisson de femmes abandonnées et de suicides en puissance. — Mal proteges de la ville, mal proteges aussi de la Pólice. Cette derniére y penetre, sans ménagement, et quelle que soit l'heure. Elle troue la nuit de ses torches, de ses bousculades. Des portes claquent, des filies hurlent et tentent d'ameuter le voisinage. Tout homme se découvre un suspect en puissance. II ne s'agit pas d'un simple chahut mais d'un jaillisse'ment brutal de la vie en pleine nuit, d'une irruption de la violence dans la paix supposée du sommeil. Le bruit disparait aussi vite qu'il était apparu et cette alternance, dans sa soudaineté, prend un caractére fantastiique.

De refuge esperé, l'hótel meublé se transforme vite en piége ou en prison ou en enfer de la ville. Tandis que le Palace s'étale en un rez-de-chaussée monumental et se prolonge en étages confortables, l'hótel meublé, sur un plan imaginaire, s'offre dans une verticalité torve. II ne s'agit pas de la verticalité qui affirme la puissance, la volonté d'égaler le ciel, la montagne. Le meublé grimpe — falaise absurde, cependant habitée. II grimpe pour infliger aux locataires le supplice de ses méchants escaliers. Les marches se nnultiplient en tous sens. II arrive qu'il faille á nou-veau les redescendre pour acceder au corridor de sa chambre. La lotje du patrón ou du gérant s'inscrit le long de cet itinéraire

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M I S É R E S DÜ MEUBLÉ 347

labyrinthique. Si elle est située au premier étage, le client en puissance aura Fimpression de rencontrer le regard d'un juge. II ne peut revenir en arriére et annuler l'imprudenee qui le guida vers cet hotel. Le patrón accueille la venue du client comme une charge et il cherche a lire en lui la faute, la médiocrité, la déchéance qui l'ont conduit jusque dans son établissement. II faut payer, remplir la fiche de Pólice et toutes sortes de placards annoncent au nouveau venu ce qui lui est interdit. Ne pas rece-voir aprés vingt et une heures, ne pas faire la cuisine, ne pas forancher de í'er électrique. Avant rnéme d'étre logé, il se trouve expulsé d'un bon nombre de possibilités qui semblent liées a la notion du chez-soi. On ne luí dit pas ce qu'il pourra faire, on le

réviení de tout ce qui lui sera catégoriquement refusé. Dans hotel meublé, c'est le client qui parait quéter quelque chose, le

droit de se reposer, de prendre sa cié furtiucment, de porter un paquet s'il semble gros.

En vérité ce n'est pas la le véritable traquenard. Consid-é-rons de plus prés cominent les objets peuvent tendré un piége aux clients. Les serrures sont déglinguées, le sanitaire, quand il existe, en inauvais état, la tapisserie fanée. Voilá ce qui saute au yeux d'un observateur non averti. De telles considérations, sans étre fausses, ne présenteraient pas grand intérét sur un plan imaginaire. Dans un second mouvement, déjá plus vrai, il iaut ajouter que ees choses tres anciennes connaissent la mai-son niieux que le locataire : par exemple l'escalier connait mieux le chemin que le client, la poignée la ^maniere d'entrer inieux que la main qui tente de la tourner. Leur lassituée est un signe de leur mémoire. A un troisiéme niveau qui nous concerne, il faut insister sur leur duplicité. Leur docilité habi-tuelle ne nous garantit pas de leur bonne volonté. Cette serrure qui fonctionne, sans aucune difficulté, qui protege á peine l'accés de la chambre, peut, tout á coup, vous trahir et, en vertu áes, «lomes raisons obscures, la rampe de l'escalier vous retire son appui et le parquet dénonce une présence que vous vouliez cacher. II y a la plus de chance qu'ailleurs pour que l'escalier se dérobe á vos pas. Le patrón du meublé ne fait que suivre la duplicité des objets. II ne « couvrira » son client que jusqu'á un certain point. II ne lui offre pas une totale hospitalité mais un refuge sous certaines conditions.

Le locataire rencontré un autre piége plus subtil et done plus grave : s'attacher á l'hótel meublé. L'hom'me qui commence a en aimer les objets, est perdu. Cette lumiére vacitlante, ce n'est pas celle qu'il doü aimer — ou alors, il perdra le goüt de l'existence du dehors. II lui sufrirá de vivre dans sa chambre, non point par une sorte de nonchalance ou de non vouloir mais parce qu'il s'est pris de passion pour la contemplation d'un coin de tapisserie ou d'un bout de nappe. L'hoimme se désintéresse de la ville et il entreprentí un voyage á l'intérieur de lui-méme. D'une fafon genérale, l'hótel meublé constitue un excellent révé-lateur. II nous dit jusqu'oü. Vhomme peut descendre : jusqu';i la déchéance supréme, jusqu'á la mort. II se surprend á agir, á penser au-delá de ce qu'il pressentait. II réapprend une aulre maniere de vivre son corps ; parfois sur le mode de la déiuaii-geaison, de l'irritation. II est vrai 'que ce désintéressemenl peni

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servir de grandes causes. L'intellectuel ou le terroriste vont habi-ter un meublé, parfois pour échapper á la pólice ou pour se soustraire á des sollicitations fácheuses, souvent pour ne pas s'installer dans une ville qu'ils refusent sous sa forme actuelle.

Dans la journée, le meublé peut nous abuser par son allure prosaique. Le soir, ses véritables loeataires continuent á veiller, redoublant leur misére puisqu'ils ajoutent á celle de l'hótel celles de la nuit et de la solitude. Les objets collectifs augmen-tent leurs pouvoirs. Certes nous aeceptons, sans peine, que cer-tains objets servent de médiation entre les hommes : n'est-ce pas le cas de l'autobus, du trottoir, de la poste. Mais nous pen-sons ici á des étres qui s'imbibent davantage de l'empreinte humaine et qui touchent de prés la personne. L'édredon, le tapis, le gobelet savent accumuler la chaleur de l'homme. On cite l'exemple ide ees maniaques qui, dans un hotel, défont le lit, et s'enroulent dans leurs propres draps. Au contraire, les amou-reux d'un -meublé y voient la possibilité de vivre par procura-tion d'autres existences. S'enfoncer dans cet edredón, c'est s'ef-fondrer dans une masse moüe de sommeils étrangers. Si les draps sont reprisés, si le lit creuse un sillón inconfortable, le client n 'aura jamáis l'idée, comme il le ferait dans un autre hotel, de s'en plaindre auprés du patrón. La relation la plus naturelle ne va pas du client aux autres hommes qui vivent la méme durée que lui. Elle s'adresse a ceux qui l'ont precede et qui ont déposé, en ce lieu, un peu de leur misére. On estime normal qu ils aient laissé cette tache ou usé ce tapis sur lequel nous marchons ¡maintenant. Un simple livre, un román policier laissé la par hasard, nous émouvra, comme s'il conservan, dans l'épais-seur de ses pages, la mémoire des lectures passées.

L'hótel meublé nous roule dans les rideaux et les couver-tures de ceux qui ont souffert et qui parfois sont morts. II joint nos mains á d'autres mains, celles qui se sont appuyées á celte c'haise ou qui ont entr'ouvert cette porte un jour oü la douleur était vraiment trop vive. Tant de miséres d'autrefois se pen-chent au bord de notre lit avant que le sommeil ne nous gagne ! La lampe se met a faiblir quand la nuit tombe parce qu'elle a usé ses yeux á veiller trop d'agonies. Rien d'une communion cosmique, rien d'une fraternité politique mais le compagnonnage á long terme de ceux qui ont penetré dans le Purgatoire des villes.' La, il est vrai de aire avec Auguste Comte que l'humanité se compose de plus de morts que de vivants.

Les paquebots de la ville

Les Palaces ne se concoivent qu'á l'intérieur de grandes villes, voire de capitales dont cependant ils s'isolent : de la ville, ees clients ne connaitront que l'Opéra, quelques cercles mondains, des rúes elegantes, parfois des musées et les monu-ments les plus nobles. Pourquoi alors la capitale ? Et par quelle sorte de ségrégation s'en distinguer ? La seconde question nous intéresse particuliérement car il ne suffit pas de remarquer un isolement : tant de lieux peuvent nous mettre á l'abri de la ville. Ce qui compte, c'est la modalité particuliére dont ils usent pour se teñir a l'écart. Les Palaces se situaient dans une grande ville

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pour que leurs clients puissent la visiter ou y traiter certaines affaires importantes. Mais une autre raison s'y ajoute : bénéfl-cier du prestige incomparable de ees métropoles que furent New-York, Londres, Paris, Vienne. Le Palace, malgré ses airs aristocratiques, se veut grand, solide, carré comme la ville moderne. Nous songeons á ees quartiers impériaux qui se retran-chent de la capitale, et qui, cependant, en constituent le plus beau fleuron. // n'est pas besoin de communiquer avec la ville pour la dominer ou la subjuguer. Le Dieu aristotélicien suscite ainsi l'amour, sans condescendre á aimer et á penser l'inférieur qui tente, en vain, de s'élever jusqu'á lui.

Le Palace apparait ainsi comme un paquebot, une ambas-sade et un cháteau. II est bien un bateau qui a jeté l'ancre dans le port et qui peut, quand il le veut, regagner le large. II en posséde la pleine suffisance. A la différence des autres hótels et méme du grand hotel, les clients pourraient y demeurer tres longtemps sans rapport avec le monde extérieur. Ils oceupent un appartement oü ils recoivent, s'ils le veulent, leurs uinis. Bien plus, c'est une ambassáde qui beneficie de la totale exterritoria-lité. La Pólice, les Fonctionnaires n'oseraient y pénétrer sans un ordre formel de leurs supérieurs. L'entrée monumentale, le grand dais, l'armée des chasseurs, le regard vigilant du portier flltrent les visiteurs et marquent qu'il s'agit bien d'une frontiére á fran-chir. Le fonctionnaire n'y gouverne plus comme sur le reste du territoire national : il redevient un nomine médiocrement payé et dont les insignes oiíiciels n'ont plus cours. On y parle d'autres langues, on y lit les journaux du commerce international. Les Anglais peuplérent ees Palaces, les nations fortes économique-ment, politiquement protégeaient leurs sujets de toute brimade éventuelle. La présence d'Anglais figurait les thémes de l'ambas-sade et du bateau. Parfaits voyageurs, avec leurs casquettes, leurs valises de cuir, peu soucieux de frayer avec les indigénes, apportant leurs habitudes (le thé), leurs croyances (la Bible), leur accent, ils considéraient le Palace comme une escale le long d'un tour de l'Europe ou sur la route des Indes.

Enfin le Palace apparaissait comme un cháteau. Les noms de la plupart de ees grands établissements étaient empruntés á des rois, a des princes ; le papier a lettre s'ornait d'une cou-ronne — et nous ne devons pas négliger cet apparat linguistique. D'autre part le protocole rappelait celui de la Cour. Le Portier détenait les clefs et il relevait, si besoin en était, le pont-levis. Quelques maitres de cérémonie officiaient et savaient éviter les fautes de goüt. Le personnel faisait preuve de cette complaisance, de cette docilité silencieuse dont seuls bénéflcient les grands de ce monde. Tout était permis et livrable dans ce Palais árabe. II n'est pas un désir extraordinaire, compliqué qui ne pút étre exaucé. Les vices cessaient d'étre consideres comme tels, comme il sied quand les demi-dieux s'y adonnent. Ils passaient pour les ébauches d'un caprice distingue, á peine etonnant. Dans le Palace lui-méme coexistaient le harem masculin (des chasseurs) et le harem féminin (des femmes de chambre).

Le Palace annulait tous les hasards, tous les manquements qui irritent les élites soucieuses des égards qu'elles méritent. Ce qui le distinguait, en fin de compte, d'une véritable cour, c'est

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qu'il n'existait pas de souverain ou plutót le protocole s'adres-sait á chacun, comme s'il fut un prince a part entiére. Certes mille nuances dans l'intonation ou dans la maniere d'accourir établissaient des différences entre les rangs et les fortunes mais chacun pouvait avoir le sentiment d'étre regalé, en toute dignité, souverainement.

Par sa carrure, par sa masse et son éclat, il s'isolait du reste de la ville. Cependant nous le soupconnons de ne pas se résu-mer á ees belles apparences. Notre soupcon, celui des contem-porains du Palace, se fonde sur une logique de l'imagination. Une vie brillante doit comporter des oinbres. La richesse qui permet tout, doit aussi susciter l'extravagance, les duperies, des crimes qui ne portent pas ce ñora et, en un sens, le Palace tout autant que l'hótel meublé, peut appeler le suicide. Ou encoré puisque le Palace compose, á lui seul, un univers, il doit pos-séder, ses bas-fonds, ses caches, ses recoins. Déjá les couloirs, par leur longueur, ne peuvent pas ne pas vivre des heures éton-nantes. L'ascenceur, les étages, les salons parce qu'ils dépassent les proportions auxquelles nous sommes habitúes, comportent une richesse onirique indéniable. Un univers, cela veut diré aussi un nombre considerable de serviteurs, d'allées et venues moins controlables qu'on ne le suppose et les ames aventureuses peuvent user de cette masse accrue de possibilités. Nous sommes en présence d'un imaginaire plus subtil que celui des bas-fonds et des quartier louches qui supposaient le grouillement (ce qui grouille, enfante nécessairement quelque tératologie), le laby-rinthe (s'y perdre c'est se perdre), et l'huinidité (l'hurnide se corrompí et pourrit). Si une partie du personnel apparait seule-ment á point nommé c'est que beaucoup de domestiques sont refoulés dans un ailleurs obscur oü ils se mulüplient.

Cette dualité, sous cette forme extreme, prend une allure fantastique. Les cuisines du Palace possédent, a juste titre, un caractére fascinant : en sous-sol, nécessitant un travail pénible, soumises a une hiérarchie coinpliquée, avec des chefs, des cafe-tiers, des gate-sauce, des marmitons, des plongeurs. Ils manipu-lent des marmites enormes, ils dépecent des quartiers de viande. II faut également que les déjeúners, les appareils d'entretien parviennent par des voies dérobées. C'est done la netteté irreprochable du Palace qui implique des fausses colonnes, des monte-charges caches, des escaliers peu visibles, toute une machinerie qui double la vie officielle de l'hótel et que, parfois, le crime revele brutalement. On pense aussi á l'entrée des fournisseurs, en contre-bas, de dos, au stationnement de camions qui déchar-gent des légumes, des casiers de bouteilles, lesquels contrastent avec la belle entrée de devant. Ainsi le Palace entretient, sans le diré, des relations avec une ville qu'il prétend ignorer mais qui lui assure sa nourriture. La dualité des lieux se perpetué dans la dualité des étres. Les serviteurs, pour la plupart, étaient origi-naires de la capitale, susceptibles d'étre les ngurants d'un établis-sement luxueux, puis de boire dans le bistrot de leur quartier et de prendre parti dans les querelles de leur immeuble. Dans « Les caves du Majestic » de Siménon, un cafetier quitte a bicy-clette, Montmartre de bon matin ; il traverse la capitale avant de prendre la livrée du Palace. A un certain moment, le París popu-

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leuxi, savoureusement populaire, vient done battre les murs du Palace.

L'imaginaire se développe selon une seconde ligne. Parce que les couloirs sont vides, parce que les bruits sont amortis on imagine des actes délictueux d'une espéce origínale. Le voleur procederá en habit de soirée, il se conduira en homme du monde II vireyoltera d'un balcón a l'autre, avec l'élégance de quelqu'un qui sait danser. II manipule les coffres-forts avec délicatesse II considere les bijoux qu'il en extrait avec la súreté du regard et partois la seventé d'un diamantaire. C'est en quelque sorte l'anti-chourineur. Au debut du siécle, le crime a été souvent associé á la violence, au chahut, au sang ; il traduit la brutalité d'une nature trop longtemps comprimée dans les regles d'une culture qu elle n a jamáis assumée. Dans le Palace, le criminel manifesté de 1 intelhgence, de la délicatesse, du sang-froid. Pourquoi ce songe d un gentleman cambrioleur ? Parce que les cambrioleurs et leurs victimes doivent étre de méme rang, parce qu'ils se fon-dent ainsi nueux dans le beau monde qu'ils traversent. Disons plutot que les coffres-forts ne sont sensibles qu'au tact raffiné de certaines mains et, en un sens, le voleur aux doigts ágiles était destine á étre leur propriétaire. Sí, dans un Palace, tout apparait selon les caprices des clients, avec l'immédiateté du réve et du desir, tout ne pcut-il pas disparaítre en vertu d'une succession extravagante qui semble ignorer la causalité laborieuse du travail (et le Casino avec ses jeux apparait, par la, comme la vérité du Palace). Le cambrioleur n'est pas un déménageur comme ses collegues moins hupnés qui dévalisent á grand peine avec un camión, un pavillon de banlieue. Avec son trousseau de clés, son loup et sa cape, avec son échelle de soie, il s'apparente a Merlin 1 p n n n í i n l í m r l 'enchanteur.

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LES MBTAMORPHOSES DE LA SALLE D'EAU

La salle de bain mérite-t-elle, elle aussi, d'étre considérée córame un dedans et á quel titre ? Bien des raisons semblent la condamner á la neutralité et la couper d'une réverie en profon-deur. N'est-elle pas seulement un passage, transie par nos projets, oqbliéc des que nous franchissons le seuil de notre immeu-ble pour nous rendre á notre travail et á nos plaisirs ? N'est-elle pas destinée á l'usage : purement fonctionnelle, selon un terme répandu ? Comment constituerait-elle un refuge et dans quelle memoire pourrait-elle nous entrainer ? Autant la vieille cuisine de campagne entasse de passé, de durée silencieuse, autant le meublé renferme de souffrances et de drames des années dispa-rues, autant la salle de bain est oublieuse de ce qu'elle a vécu auparavant.

Méme si toutes ees remarques semblent fondees, elles ne prouvent pas que la salle de bain constitue un lieu neutre. Car, ne voulant pas cacher son jeu, elle s'aflirme dans son étre. Elle ne posséde pas de mémoire parce qu'elle se désire ¡cune et moderne. Elle appelle le changement, elle mérite de se transfor-mer selon les modes et les saisons, de se modifier du noir au bleu-angkor. Ailleurs nous éprouverions le sentiment d'une certaine versalita, d'une instabilité irritante ou angoissante. Nous nous inclinons devant les caprices de cette piéce jeune. La salle de bain apparait comme une piéce qui renait, qui recommence. Lavée, nettoyée, elle réapparait triomphale sous un regard neuf. Elle fait entrer l'avenir dans tout l 'appartement. Alors nous nous absentons de notre ville, non plus comme le vieillard qui s'en-ferme dans son passé mais en nous glissant dans le monde de demain — celui des cites nouvelles dont la géométrie ne nous déconcertera plus.

De la méme facón, elle ne cherche pas a camoufler la desti-nation de ses éléments. Elle les exhibe glorieusement. En effet elle a conscience de satisfaire les aspirations essentielles de l'homme. La baignoire, le tub, la glace, le lavabo se donnent pour ce qu'ils sont, tandis que l'on refoule les odeurs de la cuisine et qu'un canapé se transforme en diván pendant la journée. C'est que se baigner, se laver, se doucher, succomber sous l'eau, nour-rir sa peau et chérir son corps apparaissent comme des actes plus valorisés que le manger et le dormir (du moins, sous leur forme

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MÉTAMORPHOSES DE LA SALLE D'EAU 353

sauvage). On comprend, en outre, que le fonctionnel puisse, la géométrie et la simplicité aidant, s'afficher ostensiblement sans tomber dans l'emphase ou la boursouflure. II n'en n'implique pas moins, malgré son innocence apparente, une seconde lecture pleine de connotations.

II nous semble possible de mettre en évidence plusieurs régimes imaginaires venus, cette fois, de sources différentes. Les magazines représentent toujours une salle de bain éclatante de netteté et d'ordre. Les produits d'entretien semblent avoir oté, si l'on peut diré, toute sálete en profondeur — ou encoré il s'agit de matériaux si jeunes, si sains, qu'ils ne peuvent se laisser cor-rompre. Mais une autre mythologie, celle-ci issue du cinema, nous montre une salle de bain qui mérite d'étre considérée comme un véritable dedans : désordonnée — non point par acci-dent mais d'une facón essentielle, puisque ce désordre doit signi-fier l 'amour de la chair, l'intimité surprise par le chasseur d'ima-ges et par le spectateur. Les riméis, les fards, les brosses de toutes sortes, les pinces á épiler proliférent. A un régime sec, (celui des l'aienccs si nettes et sans trace aucune d'humidité) se substitue un régime ¡/ras. Le rouge á lévres, par une contagión magique et obsédante, se répand sur du papier, sur les serviet-tes, sur le lavabo. On trouve également, dans ce méme registre d'images, de nombreux bouts de cigarettes. C'est que I'héro'ine, actrice, alors méme qu'elle ne joue pas le role d'une vedette, est censée y exécuter des travaux qui demandent beaucoup de lemps et de patience, comme réussir un maquillage, tracer une ligne dans toute sa pureté et qui surgit, nécessaire, dans ses rapports avec le front, les yeux, la bouche. Ces ¡nemes cigarettes disent les conflits, sous-entendent une histoire pathélique et la frivo-lité, par ce signe évident de nervosité, prend l'allure plus drama-tique d'un ennui de vivre.

Nous pouvons nous engager dans une voie moins roman-tique. La salle de bain n'offre plus alors le spectavte d'un désordre riche, chargé de résonances affectives (celui d'une loge de théátre et d'une personne qui a beaucoup de temps á consacrer aux soins de sa personne) mais d'un désordre prosa'ique (celui de gens qui manquent de temps et aussi d'espace, cette piéce fai-sant office de placard, de range-tout, de buanderie). Cette fois, le vécu des H.L.M. dément l'imaginaire : la salle d'eau, dans son utilisation réelle, ne coincide pas avec la salle d'eau offerte sur le mode du fantasme aux lecteurs de magazines.

Si l'on pousse á l'extréme ce désordre, on aboutira a une nouvelle mijthologie : misérabiliste. La réalité, pour peu qu'on la caricature, prend un aspect cocasse, burlesique, en méme temps qu'affligeant. On rangera dans la salle de bain tout ce qui gene, tout ce qui encumbre, et, au fond, tout ce qui est sale : des vieilles choses et aussi du charbon et, parfois, des bétes que l'on eleve : les odeurs les plus tenaces prennent la place des par-fums les plus subtils.

Ces distinctions de régime et de niveau faites, il est certain qu'elles ne demeurent pas toujours dans toute leur pureté. Dans leur souci de vérité, certains cinéastes vont atténuer le désordre somptueux, gras dont nous parlions ; á l'inverse, des publicistes trouvent bon d'introduire un peu de vie, un peu de bougé dans

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la salle de bain un peu t'rigide qu'ils proposaient aux lecteurs. Cependant nous voudrions plutót dégager une autre amibivalence qui, en pareil cas, nous parait teñir á la nature méme de cette piéce. Cette derniére, selon nous, constitue une forme instable, labile que l'on peut toujours déchiffrer selon deux lectures. Elle est le lieu des contraires, des contrastes ; elle oscille, sans cesse, entre la molesse et la vigueur, le flou et la netteté, la sálete et la propreté. D'une part, l'excitation de la mosaique, des surfaces rigides, polies, une géométrie un peu austére, une piéce aux angles marqués, des couleurs franches. D'autre part, la buée qui envahit peu a peu la piéce et qui estompe les formes, les serviettes épaisses, le tapis de sol. Cette dualité semble expli-quer que la salle de bain provoque des réveries diverses et sur-tout qu'elle soit le lieu des métamorphoses. En effet, il existe des lieux qui nous conñrment dans notre étre, qui nous encou-ragent a persévérer dans notre essence : dans la cuisine, par exemple, á la campagne, la femme se sentait encoré davantage mere et nourriciére. La salle d'eau ne nous demande pas de tra-hir ; elle nous incite á devenir autre, á tenter de devenir autre. Elle nous soufíle que nous allons changer de vétements, un peu de peau et qu'á tant faire, nous pourrions tout aussi bien nous modifier. Quel est l'adolescent qui, pour sa part, ne s'est pas amusé á ne pas se reconnaitre sous la mousse blanche du savon á barbe, clown ou Dieu le Pére ! Quel est l'adulte qui n'a pas remodelé son visage sous la caresse penetrante du blaireau ! Quelle est la femme, méme pudique et réservée, qui ne s'est pas, un jour ou l'autre, composé un visage dont elle a vite honte et que, pour rien au monde, elle ne montrerait a qui que ce soit ! Cette salle de bain si cióse, si bien protégée, pourra donner le vertige de la liberté que l'on éprouve plutót sur un pont, en mon-tagne, en présence d'un vide. Pur vertige intérieur, pur vertige de soi-méme et qui n'a pas a se projeter sur le monde extérieur !

Elle est done un passage parce qu'elle opere une mutation qualitative de notre étre. Comment cette derniére pourrait-elle se produire sinon á l'intérieur d'un lieu dos, strictement protege du monde extérieur et de ses brassages perpetuéis qui s'annulent réciproquement ? Ainsi, il parait préférabfe d'y opérer le passage de la veille et du sommeil. Certes nous connaitrons véritablement le réveil, dans la rué, au milieu de toute une foule qui se háte vers son travail et le sommeil dans notre lit. Mais nous avions besoin de nous aider de ce lieu médiateur pour nous réveiller ou pour nous ensommeiller. II est toujours possible d'éviter ce détour comme on peut brüler une étape ou sauter une station dans un voyage initiatique. Nous nous coucherons immédiate-ment ou nous prendrons tres vite notre petit déjeuner avant de traverser la ville. Nous vivrons alors un réveil ou un coucher « sauvage », « inculte ». La qualité de notre sommeil (une nuit, en quelque sorte, assenée, brutale) tout comme la qualité de notre réveil (une marche hirsute, muette, poignante a travers les rúes) s'en trouveront modifiées. Dans un certain nombre de films d'avant-guerre on nous montre comment l'héro'ine assume, dans sa salle de bain, le passage toujours un peu angoissant de la veille au sommeil. Elle se livre á la cérémonie un peu gratuite du démaquillage. Elle se fa^onne un visage de nuit, un visage pour

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elle seule et pour la nuit, le visage qu'elle presentera aux person-nages désirés ou redoutés de ses réves. Les autres, les invites ont quitté la scéne. Elle se retrouve, seule, avec les années qui pas-sent, á l'abri du bruit et de la fureur idiote du monde.

C'est pourquoi la salle de bain continué a vivre la nuit. Nous . voulons diré qu'un homme, lorsqu'il se réveille et se leve, la trouve sur son parcours. Elle fait partie des quelques portions d'espace qui se prélévent dans la masse obscure de l 'appartement nocturne. Certes, il est possible d'allumer l 'appartement tout entier — du moins la salle de séjour, les piéces qui donnent sur la rué, volets grand ouverts, et il conviendrait de se demander ce que signifie cette insomnie lumineuse, glorieuse, avouée : déses-poir ou victoire sur la nuit ? Cependant, d'une facón genérale seuls quelques points comme la salle d'eau guident l a démarche de celui qui se leve Veut-on y regarder, angoissé, les effets de la fatigue et de l'insomnie sur le visage ? Nous croyons a une vérité imaginaire plus profonde. On se lave, on se réveille pour échap-per á la somnolence qui nous irritait et surtout pour repartir a nouveau de rien, tant il est vrai qu'il vaut mieux biffer un acte manqué. Dormir est un acte qu'il nous faut á nouveau réussir. La vive lumiére de la salle de bain sera recherchée comme s'il fallait nous arracher totalement á la nuit avant de nous y replon-ger du haut de cette chuté extreme et, a nouveau, la salle de bain constitue un pont entre la veille et le sommeil.

Elle permet encoré et surtout le passage majeur de l'état de nature á l'état de culture. On nous a assez répété que la vie était á réinventer, que l'existence primait l'essence. Dans cette piéce, la femme, peu á peu, produit un masque qu'elle revét et ce terme de masque n'implique aucun mensonge puisqu'il faudrait alors l'opposer á un prétendu visage en soi qui, lui, n'existe point. Ainsi la femme emerge á l'artifice, á l'existence urbaine et ce n'est pas un minee paradoxe que ce lieu si clos symbolise a ce point la totalité infinie, effervescente d'une cité dont on n'entend méme pas les bruits. La salle d'eau exige de l'adresse, de la lucidité. Une existence, un visage tout comme une oeuvre se cons-truisent avec exactitude et avec une grande part d'esprit critique. Souvent on trouvera, dans cette piéce, une petite pharmacie : du maxiton pour étre brillant, de l'eunoctal pour étre dormant, de la nautamine pour étre roulant, bref de quoi suppléer la nature pour penser, dormir, voyager. A ce compte, la nature apparait comme un en de-cá légendaire de la culture. Le visage humain ne peut plus étre une donnée immédiate de la perception, comme s'il existait des vérités premieres ! II se manifesté fugitivement quand on le délivre peu a peu de ses fards, des ses mines ou encoré, l'éclair d'un instant, entre deux poses qui ne se sont pas encoré enchainées l'une á l 'autre.

Et l'homme, lui aussi, n'emprunte-t-il pas son visage de la journée a ce méme miroir de la salle de bain ? N'y séjourne-t-il pas, avant toute entreprise sérieuse, comme si, sans ce passage, il n'était pas capable a'endosser son humanité et de se conduire comme un homme parmi les autres hommes de la cité. L'homme d'affaires, l 'amoureux, le gángster, le detective privé, avant de se confronter á une situation difficile, s'y rasent et s'y douchent, oubliant les soucis, les coups recus et y gagnant en concentra-

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tion. D'une maniere plus genérale, dans ce lieu s'affirmera cullu-rellement la distinction des sexes. L'homme le traverse rapide-ment, il apparait comme l'étre des mutations rapides, discontinúes. En se rasant, il prend plaisir a voir son visage reprendre vite une forme plus nette, et toutes les publicités insistent sur la rapidité présumée de leurs appareils de rasage. Arrétons-nous, en revanche, sur une image qui a ctc trop souvent répétée pour ne pas étre signifiante : la femme parfaitement féminine, la star dans son Bain de mousse. II s'agit d'un vétement féminin par excellence, c'est-á-dire qui exhibe et qui, en méme temps, cache, qui se soumet aux regles sociales et qui les enfreint, qui simule la docilité et qui vise a la tentation. La femme, couverte de cette matiére subtile, aérienne, se regenere á son contact et se déma-térialise —• devenue vaporeuse pour einployer un adjectif qui indiquait ce qu'on attendait qu'elle soit á cette époque-lá. Si blanche et si immatérielle, la mousse doit étre nécessairement soustraite á toutes les impuretés et elle communique cet attribut divin á la baigneuse. Eníin elle est inutile, superflue, on a tou-jours l'impression qu'elle est de trop et elle ne cesse de se mul-tiplier, d'augmenter de volume dans un mouvement de prodigante qui nous surprend et qui forcé notre admiration. Au méme titre que les bijoux ou que les automobiles prestigieuses, elle nous í'ait entendre que la femme est un objet de luxe et qu'il faut la couvrir luxueusement. La femme-étoüe ne se baigne pas pour se laver ou pour se délasser mais pour a/firmer qu'elle est inoccupée et pour se teñir á l'écart du monde quotidien oü les hommes luttent, vieillissent et enfin meurent. Nous avons eu recours á cette image déjá vieillie non seulement par le temps mais aussi parce que notre visión de la femme s'est modifiée. Elle mettait en relation le bain, la féminité et l'intériorité.

Nous trouverions une derniére confirmation de notre thése dans une analyse de la féte. Quand l'homme va diner en ville, quand il se prepare a quelque cérémonie ostentatoire ou á quel-que réjouissance affinée, il éprouve le besoin de prolonger son séjour dans la salle d'eau : par souci de propreté certes mais bien davantage parce qu'il n'est pas de féte sans un bain, sans une métamorphose de tous les corps et de tous les vétements. Dans cette méme piéce coexistent les vétements de la veille et ceux que l'on endosse. II ne suffit pas de diré que les uns sont sales et les autres propres : les premiers sont abandonnés, étalés, froissés et on aimera qu'ils soient le plus possible déjetés, entas-sés pour qu'apparaisse la perfection des autres. Alors l'étre peut rassembler toutes les images des instants futurs qui l 'arracheront a lui-méme.

La salle de bain est-elle aussi un lieu de réverie ? Se préte-t-elle á ce retour á soi que permettent les dedans ? Une remarque de Bachelard nous permettra de mieux poser la question. II écrit dans « L'eau et Réves » : « Les miroirs sont des objets trop civi-lisés, trop immuables, trop géométriques pour s'adapter d'eux-mémes a la vie onirique... Narcisse devant le miroir, la résistance de la glace et du metal. Le miroir emprisonne, en lui, un arriére-monde qui lui échappe. Au contraire, la fontaine est pour lui un chcinin ouvert. Le reflet un peu vague, un peu pále, suggére une

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idéalisation. Devant l'eau qui réfléchit son visage, Narcisse sait que sa beauté continué, qu'elle n'est pas achevée, qu'il faut l'ache-ver. » Ce que Bachelard dit du miroir, semble valoir pour la glace de la salle de bain et nous ajouterons que l'étre s'y trouve rarement seul. II ne peut s'abandonner á une puré et longue mélancolie puisque, de toute évidence il se pare pour une société devant laquelle il va comparaitre. Bien plus, la glace encastrée dans le mur de la salle d'eau ne jouera jamáis le role des glaces anciennes. Elle refléte un visage : elle ne redouble pas les objets et les lustres d'une maison. Fixée á méme la paroi, elle nous avertit qu'il n'existe que les dioses, les autres et nous-mémes — et non point un second monde trouble, incurvé, un ailleurs qui se situerait derriére le miroir et vers lequel convergeraient toutes les images reflétées. Nous avons perdu les emboitements et les redoublements qui caractérisaient les dedans les plus authenti-ques. Cependant la glace de la salle d'eau n'a pas toujours la méme netteté et la méme dureté que le miroir de la chambre. Elle s'adoucit par la présence de l'eau. Dans un engourdisse-ment heureux, á peine tiré du sommeil du matin ou des eaux, l'étre remarque seulement quelques traits : les lévres, les yeux, ce qui, en lui, quéte ou donne le plaisir. Surtout, il conviendrait de noter d'autres équivalents du miroir, plus eficaces que la glace et qui font de la salle d'eau toute entiére un vaste et unique miroir. Sur cette faience si lisse, le corps se mire et toutes ees couleurs si vives réfléchissent le corps.

Enfin nous ajouterons que cette salle, comme tous les refu-ges, peut devenir un piége. Ce renversement apparait dans la mythologie des romans et des films noirs : il a trouvé sa vérité dans la guerre paralléle des réseaux qui souvent torturérent leurs victimes dans cette piéce. L'homme traque ne peut s'en échapper, fut-ce par les toits, et s'il s'y est precipité, c'est dans son affole-ment, desesperé, aprés avoir cherché en vain d'autres issues : point d'ouverture sur l'extérieur, done nul espoir de se faire entendre. Ces parois lisses qui, tout a l'heure, flattaient le regard, on s'apercoit maintenant que la main glisse sur elles et qu'on ne doit en attendre aucun appui. Les objets de la salle de bain dévoilent une physionomie désagréable qui n'avait pu nous échapper que par un aveuglement invraisemblable. Les fiacons, les verres, le miroir sont cassables. La salle de bain devient meur-triére, tronchante. Le corps humain est destiné á s'y déchirer. Les bourreaux y sont tout á leur aise pour torturer et achever leurs victimes. Ailleurs le crime risquerait de laisser des traces : sur un tapis, par exemple. La, comme il est commode, avec un peu de méthode, d'effacer le meurtre et de faire disparaitre toutes ces taches que les pessimistes disaient indélébiles. Un assassinat accomplit avec prestesse et bonheur.

Si nous vivons l'action en nous placant du cóté de la victime, nous en voyons le pathétique. C'est bien la mort qui attendait un civilisé, la mort la plus urbaine qui soit. La victime se mirait, avec complaisance, dans la glace et, tout á coup, elle aper-coit le visage qu'elle redoutait. Fascinée, paralysée, comme elle se sent vulnerable dans sa nudité et démunie de toute proteclion car, en un sens, c'est la salle de bain qui était devenue comme

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le vétement, comme le peignoir multicolore dont elle enveloppaü son corps. Le meurtrier connait la souffrance qu'il infligera a cette chair exposée. Nous sommes en présence d'une nouvelle esthétique du crime. A la campagne, le mauvais coup se termí-nait par un carnage ; dans la salle de bain, l 'assassm laisse, apres lui, comme parfum, une eau de cologne virile.

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LES BONHEURS DU STUDIO

Le studio arrive a nous faire oublier le dehors, en nous pro-mettant le bonheur. II met entre parenthéses une ville dont nous n'attendons plus rien d'essentiel. La comedie américaine a fait grand usage de la garconniére, laquelle avait déjá été utilisée par le vaudeville trancáis. Mais l'accent, le timbre, les couleurs deviennent autres. La garconniére francaise, méme si l'on y mene joyeuse vie, présente un aspect douteux : elle est grasse, ranee ; elle sent le renfermé ; on y étouffe dans une intimité festoyante ; on la meublait d'une facón quelconque qui s'apparentait á celle des garnis et autres maisons de rendez-vous. Tres souvent, elle était habitée par un homme marié qui n'en faisait pas sa princi-pale demeure et qui laissait, aprés lui, du désordre, signe de virilité mais d'une virilité vulgaire, presque désagréable. La voilá tres proche de la chambre d'étudiant ou de la chambrée de caserne mais d'un étudiant ou d'un soldat qui n'auraient plus la fantaisie charmante de la jeunesse.

II n'empeche que la garconniére, méme américaine, a quel-(jue chose de clandestin, et que désirer habiter un studio, c'est toujours désirer une autre vie, plus Ubre et soustraitc aux iater-dictions sociales. Seulement cette clandestinité n'est pas la méme dans les deux cas. Dans la garconniére francaise, elle semblait louche, equivoque, malpropre — la rancon de l'áge adulte, cet age oü l'on compense, par l'argent, les disgráces physiques. Avec la garconniére américaine, elle apparait comme ce que la société tolere, ce qu'elle imagine pour reduire les tensions et les rendre supportables. II s'agit d'hommes et de femmes qui ont le droit de vivre cette liberté et qui évoluent délicieusement aux frontié-res du permis et du défendu. Ce qui nous intéresse ici, c'est que cette situation psycho-sociologue différente rejaillit sur l'image méme de la garconniére américaine, tellement plus fraiche, plus nette et aussi plus jeune, car ce sont souvent des jeunes gens ou des jeunes filies qui l 'animent de leur jeunesse, de leurs espoirs et de leurs déceptions. Appartement exigu, construit en principe pour une ou deux personnes, le studio a pour vocation d'étre un lieu de rencontres. Seuls des étres disponibles, comme les céli-bataires qui habitent justement des studios peuvent recevoir, improviser une party, donner des coups de téléphone qui se transforment en une audition de disques. On sait qu'on peut les

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déranger. Nous parlions de célibataires mais nous aurions dü ajouter des jeunes ménages sans enfants. Car la encoré apparait le caractére distinctif du studio moderne et de la garconniére classique. L'essentiel parait étre de ne pas étre chargé d'enfants, de soucis — de se donner á ses amis en toute loyauté et non point d'enfreindre les lois. Si les locataires qui habitent dans un studio enfreignent une loi, ce n'est pas celle de la sexualité inter-dite mais celle de la vie laborieuse, monotone, réguliére.

L' « acosmisme » du studio parait total. On ne peut le situer dans l'espace. Des couloirs luxueux, recouverts de moquette nous y méneraient mais il parait sans importance d'indiquer son étage. II flotte dans les niveaux supérieurs de la ville ; il n'établit pas ees fameux rapports de voisinage qui jouaient un si grand role dans l'immeuble bourgeois ou alors il l'aut faire intervenir des circonstances exceptionnelles comme une panne que l'on réparera gaiement ou comme une joyeuse soirée a laquelle l'on convie la voisine. Voilá done bien un espace de réve, un espace de féte — ce lieu qui n'entretient pas les relations habituelles qui réglent la durée et l'étendue des logements. La route qui méne au living du studio semble privilégiée, a la maniere du chemin merveilleux qui va jusqu'au cháteau : ce sont des hom-mes, comme les autres, un peu las, l'air préoecupé ou absent qui se rendent dans les autres appartements. Au contraire nous avons Fimpression que seuls des invites, jeunes et empressés, chargés de cadeaux, sonnent á la porte du living. Et son proprié-taire lui-méme, tourne la clef, en présentant vers nous un visage cómplice, nous prenant á témoin des bonnes choses qu'il ap-porte : les bouteilles, les gáteaux qu'il tient a la main, il les offre amicalement á son studio. Nous sommes toujours les invites ravis de notre propre studio. Nous découvrons cet acosmisme a d'autres signes. Le studio s'associe immédíatement a d'autres objets ou á d'autres lieux qui entretiennent, avec lui, des rapports de stgle, de sgmpathie et non de voisinage : l'auto décapo-table ou de sport, le terrain de tennis, les vétements légers, la station de ski. II se préte plus facilement que d'autres lieux au jeu de la connotation. Tandis que la cuisine en appelle á la salle de séjour, aux chambres, lesquelles piéces forment un appartement, tandis que les appartements évoquent l'immeuble dont ils font partie, le studio ignore de tels rapports de conti-guité. II semble se ranger spontanément sous l'espéce de la vie facile, laquelle contient des éléments hétéroclites mais qui ren-voient au méme noyau de signiñcation : le luxe, la jeunesse triomphante, le bonheur de vivre.

D'oú vient encoré le charme du studio ? II est petit, par con-séquent joli, si l'on se rapporte a certains canons esthétiques ; il parait rassurant, protecteur á la maniere d'un nid, pour reprendre une imagerie sentimentale qui n'a pas disparu. On n'aime jamáis flotter dans ses vétements et pourtant, dira-t-on, les Palais... Nous pourrions avoir recours á une explication dia-chronique, distinguer les époques qui préférent l'étroitesse et celles qui ont choisi l 'ampleur : délicatesse des boudoirs ou vas-titude des demeures de la Renaissance. II parait, cependant, pos-sible d'éviter l'intervention de l'Histoire et l'on peut, en gros discerner deux fonctions toujours possibles de la demeure : une

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portion d'espace que l'on défriche, que l'on transforme, sur laquelle on régne, dont on fait une ceuvre magnifique et, en ce sens, la matiére á dominer, á ceuvrer n'est jamáis trop grande : il faut disposer d'assez d'étendue pour avoir a calculer, a divi-ser, a équilibrer — ou bien une enveloppe, qui, comme nos habits, nous protege du froid, de toutes sortes d'agressions externes et, alors, nous ne prendrons jamáis nos distances vis a vis d'elle, nous lui demanderons de coller le plus étroitement possi-ble á notre existence. Cependant les rapports du studio et de son locataire paraissent plus nuancés. Ils se vivent a mi-distance de ees deUx sortes d'habitation, relations assez rares pour qu'on en goüte tout le prix. Le studio est bien appréhendé comme un vétement mais un vétement que l'on voit, que l'on regarde avec complaisance, que l'on transforme avec goüt. II n'est done ni l'ceuvre que l'on produit et qui nous. devient extérieure ni Tea-veloppe protectrice avec laquelle on se confond et que l'on porte sur soi, d'une facón immédiate, non réfléchie.

De lá l'importance des couleurs dans un studio. En dispo-sant les tons, c'est notre étre, notre existence que nous colorons. L'einploi des couleurs va au-delá du confort, il vise á nous donner une autre conscience de nous-mémes euphorique, dyna-mogénique. En outre il contribue a escamoter la troisiéme dimensión de l'apparteinent. Nous voici comme, dans un tableau, sur une surface lisse, aux antipodes de la maison classique avec ses couloirs, ses placards, ses murs épais. Et comme les moindres gestes deviennent précieux sur cette surface peinte ! On com-prend que l'étroitesse du studio n'est pas un signe de dénue-ment ou un manque auquel on se resigne. II exprime un choix et les autres piéces qui existent dans l 'appartement classique, vont sembler de trop. Ce n'est pas le studio qui est trop étroit. Ce sont les appartements qui sont trop longs et trop larges. D'abord on ne peut pas toujours entretenir tant de piéces, comme il con-viendrait : il y a souvent un placard qui n'a pas été refermé ou une piéce qui n'a pas été tapissée depuis quelques temps. Le studio exige et permet la perfection. II ne supporte pas le désor-dre comme la chambre d'étudiant et il est possible de l'entrete-nir parfaitement. Ensuite, le voudrait-on qu on ne pourrait amé-nager tout un appartement avec le luxe qui convient au studio : La profusión des couleurs vives, des tissus chauds lasserait. Par ailleurs lorsqu'un appartement est grand, il nous échappe toujours par quelques piéces qui vivent dans la pénombre ou que nulle présence n'anime. Le locataire du studio éprouve la jouissance de parcourir totalement du regard tout son domaine ; il n'est point de recoin qui s'enténébre piteusement en son absence : visión panoramique, divine ubiquité ! En fait, le studio supprime toutes les piéces désuétes ou prosaiques. II ne conserve que le living et la salle de bain et tous deux harmonisent leurs effets. La moquette du living prolonge l'épaisseur des serviettes et des peignoirs, la mollesse des divans rappelle l'abandon de l'eau, la netteté des meubles correspond aux surface^ liases des, mosaiques. On ne pouvait rever plus harmonieuse complicité.

Mais, répétons-le, ce qui nous frappe encoré le plus, c'est le bénéfice que le studio retire de ce rétrécissement de l'espace. Ainsi il annule la dimensión de l'ailleurs que l'on peut nommer

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aussi bien exil, transcendance, liberté. Une fois l'espace rabattu sur lui-méme, tout danger de vertige mental disparait. 7/ reste á l'homme á vivre, en toute candeur, sur une surface coloree et lai-neuse.

Nous pourrions situer l'avénement de cette insouciance topo-logique, oublier les conjonctures trop genérales (l'entre deux guerres : on croit á une paix éternelle, on espere le progrés indé-fini, on néglige les terribles secousses économiques) pour nous livrer a une histoire objectale. Le studio a séduit les spectateurs á une époque oü, lui seul, se Hbérait du moralisme des meubles et des murs. Les objets, les siéges, les couleurs existaient dans un régime de liberté tres surveillée. II fallait qu'un costume fut sombre, que les hommes d'un certain age portent des vétements tristes. Une salle de bain, par sa blancheur, nous protégeait des insanités de la nature. Les couleurs sagement délimitaient certaines formes, certains pans d'espace. Le studio se mit á oser. II se souvint que le mauve, que le vert-pomme, que le rouge-cardinal existaient. II ne cherchait pas tant á choquer qu'á inventer un art de vivre, en libérant des couleurs empri-sonnées. De lá une impression de spontanéité. Au-delá des tons plus chaleureux, il faut insister sur un phénoméne plus fonda-mental. Les couleurs guidées par leur seul génie, s'évadaient dans l'espace et le faisaient respirer selon des pulsations heureu-ses. On voit souvent dans les films de Minelli des personnages danser dans leur studio et bien vite sur les terrasses, les toits de la ville. En fait, ce sont les couleurs qui dansent et qui ani-ment une étendue libérée de tous les tabous familiaux.

II s'agit bien d'une libération objectale et l'on comprend que, pour cette raison, elle ne s'accompagne pas d'une mauvaise conscience ou d'excés commis á des fins de provocation. Dans un tel décor, l 'homme n'a pas besoin d'exorciser par des gestes sacri-léges un passé dont il a perdu le souvenir puisqu'il a dispara, au sens propre du terme, de ses yeux. II ne se sent le fils ou le neveu de personne ; les meubles et les objets ne lui rappellent plus a chaqué instant, qu'il a charge d'un passé. Arrivé a cet etat d'émancipation, l'homme n'éprouve plus le besoin de se révolter : il luí süffit de partir á la chasse de son bonheur.

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LA DEDRAMATISATION DE LA SALLE DE SEJOUR

Nous en arrivons maintenant á la piéce essentielle de l 'appartement moderne : la salle de séjour ou living ou encoré le vivoir. A la limite, l 'appartement revé n'est plus qu'un vaste et confortable living. En effet, les hommes préférent maintenant séjourner qu'habiter. II y a dans la decisión d'habiter quekjue chose de sérieux, de solennel, une volonté de prendre racine organiquement et de s'installer contre vents et marees. Habiter c'est inaugurer une nouvelle existence, devenir un fondateur á la maniere d'autres fondateurs plus illustres, ceux qui ont dressé des cites, Alexandre, Solón, Romulus, et qui leur ont donné des lois, des avenues, des temples. II est plus facile et agréable de séjourner entre deux voyages, entre deux invitations, sans enga-gement précis, á la mesure de notre bon vouloir.

Le living tend done á remplacer la chambre, la salle á man-ger, le salón, voire le jardin et la cuisine. Avant d'examiner ce qui en fait l'originalité positive, nous avons le droit de remarquer qu'il ne peut prétendre conserver et restituer l'atmosphére parti-culiére de chacune de ees piéces. Puisqu'on y recoit ses amis, il paraitrait que, pour le moins, il remplisse d'une facón convenable les offices d'un ancien salón. En fait, il ne tient en aucune facón son role, il ne dégagera jamáis son parfum suranné et, entre tous, reconnaissable. Topologiquement le living est de plain-pied avec les autres piéces, ouvert sur elles, sans aiicune cloison véri-table. Au contraire le salón constituait une piéce á part qui entre-tenait peu de rapports avec le reste de l 'appartement. Sa porte, alors méme qu'elle n'était pas fermée á clef, résistait. C'était souvent la piéce des cérémonies, des défuntes années, la salle des fétes qui n 'auront plus lieu et des rires qui ne se feront plus entendre. Dans une perspective onirique (exploitée par le román de la fin du siécle dernier et que l'on retrouve dans un román plus récent comme la Porte retombée de Louise Bellocq), il fallait qu'y füt evoqué un étre particuliérement chéri et dispara dans des circonstances mystérieuses ou tragiques : un fils de la famille encoré bambin ou mort dans la fleur de l'áge, á la guerre ou emporté par une maladie mal connue, un pére disparu avant que ses enfants puissent en fixer les traits (ce sont lá des morís différentes mais analogiques, de méme portee, qui disent le malheur, la condition perpétuelle de la veuve, de l'orphelin, do

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la mere accablée). Les photos que l'on expose dans la salle de séjour añlchent au contraire la jeunesse triomphale, plus forte que la maladie et la mort. Le soleil ne peut pas en étre absent ou, d'autres équivalents comme une partie de bailón sur la plage ou un voyage en Espagne. Une fois de plus, les objets se groupent selon leur afñnité, en fonction d'une chimie dont nous ne con-naissons pas toutes les lois. L'antique salón faisait un peu peur á l'enfant. II lui était interdit d'y pénétrer (en quoi l 'appartement divisé selon les deux póles du permis et du défendu gagnait par ce dualisme, en equilibre, et se structurait plus fortement). II y entrait, saisi d'un léger malaise non seulement parce qu'il trans-gressait une regle parentale mais parce qu'il découvrait un autre milieu ambiant, plus vieux encoré que celui de l'áge adulte. Quelle tristesse, quel ennui et quelle mélancolie sur tous ees objets ! Aucun désordre, partant aucune vie ; des housses sur les fauteuils, un air pesant, confiné. II y revenait parfois malgré lui, tenté par la quahté mortuaire de cette atmosphére si différente de celle de l'école ou de la rué. 11 existait, il y a encoré peu d'années, une piéce morte et ce qui doit nous étonner, c'est cetté disparition, tandis que dans la plupart des civilisations, une por-tion de la demeure a toujours éte consacrée aux morts. Nous voyons done bien par cet exemple que le living, piéce vivante et sans mystére, ne peut prétendre remplacer véritablement toutes les piéces dont elle assume toutes les fonctions.

Nous allons des maintenant étudier la facón dont l'espace du living se distribue et s'organise et quel type de refuge il cons-titue : les terrasses, la baie résidentielle, les meubles, le diván, le tapis, le poste de televisión ont surtout retenu notre attention. La salle de séjour comporte une longuc terrasse et non point des balcons comme la traditionnelle salle á manger. Nous croyons que cette modification exprime la nouvelle disposition spatiale de cette piéce. Les balcons existaient par rapport a d'autres balcons et surtout par rapport á la rué. Du balcón, l'homme apercevait d'autres personnes postees á leurs fenétres, il suivait du regard les promeneurs que parfois il reconnaissait. Le balcón invite a une attitude toujours un peu théátrale ou du moins á une attitude oü les relations d'homme a homme interviennent — tristanien, déchiré entre la distance et la proximité, le senti-ment d'étre isolé et le bonheur de communiquer. II releve davan-tage de l'espace publie que de l'espace privé. Nous y sommes déjá dans la rué et méme en vue dans la rué. On comprend que la poésie et le théátre l'aient utilisé : d'une part, on se penche gra-cieusement vers un partenaire que l'on ne peut pas tout a fait atteindre, qui bientót, d'une facón irremediable, sera hors de notre portee — d'autre part, quand il parle, l 'homme du balcón, qui s'adresse a des auditeurs sitúes plus bas que lui, improvise naturellement de belles phrases cadencées et cérémonieuses.

En ce sens, la terrasse s'oppose point par point á tous ees traits du balcón. Elle est tournée vers le haut, vers le del, vers le soleil tandis qu'elle dédaigne la rué. Aussi faut-il bien préciser dans quelle mesure elle rapproche le dedans (l 'appartement) et le dehors — non point en ce sens qu'elle nous installerait pour plus de commodité dans la rué, dans la ville, comme le fait la terrasse du café mais en ce sens qu'elle nous met en contact avec

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une prétendue nature ou du moins avec ce qu'elle est devenue pour l'homme moderne. Le déplacement est sensible, les prairies, les foréts disparaissent ou reculent. II reste des éléments encoré proteges et preserves : le soleil, l'air, l'eau. L'imitation tourne court lorsqu'elle veut restituer, sous l'auspice de quelques fleurs et de quelques vasques, un pare inimitable. On désirerait faire de la terrasse un jardin fleuri, une campagne bourdonnante. En revanche la terrasse-plage a plus de chance de se réaliser que la térras se-jar din : il suffit d'accaparer le soleil ou á défaut de symboliser son imminence. Ces stores signifient qu'il risque á tout instant de faire beau et méme trop chaud. Les couleurs vives, la chaise longue, le parasol restituent Fatmosphére de la plage. Cette derniére, en efiet, a la différence de la campagne, se contente pour repondré á l'évocation de l'homme de peu d'ana-logons. Par nature, elle constitue un espace indéterminé, pauvre en qualifications, un grand désert monotone et brúlant sur lequel on ferme, en general, les yeux tandis que l'on bronze. D'autre part, le vent soulfle sur les étages supérieurs, équivalent de la brise et en fin de compte de la mer. Lorsque la mer devient plus légére et plus limpide, elle se transforme en embruns, en brise -— en quelque sorte l'air du large.

On voit done quels rapports la terrasse entretient avec le reste de la rué, la ville et le monde : non seulement indifférente mais presque hostile á la rué. Par la terrasse, l 'homme se dégage de l'encombrement, de l'étouffement, de l'agitation des voies urbaines. Nous sommes en présence de deux types de rúes et l'on comprend que des relations différentes s'instituent. Les rúes de nos terrasses ne sont plus celles de nos balcons et il n'est pas question de leur offrir une complicité affectueuse. En outre la structure sociale de l'immeuble n'est plus la méme. Tandis que les bourgeois habitaient le premier étage et abandonnaient aux moins favorisés les étages supérieurs, de nos jours ces apparte-ments eleves sont recherchés : les appartements sitúes au dernier étage, avec leurs tres larges terrasses, dominent orgueilleusement la ville sans pour autant se comprómettre avec elle. On s'en aper-coit bien lorsque l'on compare deux mythologies voisines. Le théátre aimait utiliser les fenétres : ce n'était jamáis d'une facón tragique. La belle attendait en apercevant le chevalier, l'ingénue faisait des signes á son amoureux á l'insu de la duégne et quand Polichinelle passait par la fenétre, il réapparaissait á l 'instant par la porte. La ville venait mourir á la fenétre, languissante ou fascinante. Les terrasses inspirent une autre thématique aux cinéastes. On y jette par-dessus bord celui qui gene ou dont on convoite l'héritage. Scénes sinistres d'épouvante ! Peut-étre méme, l'étre le plus familier apparait-il suspect sur une terrasse. II peut devenir celui qui vous plongera dans le vide apercu. D'une fenétre, tout passant méme le plus anonyme, apporte l'espérance. II nous délivrera d'un long ennui. Sur cette terrasse, les amants, si loin de tout, s'apercoivent qu'au fond ils ne se connaissent pas et d'instinct prennent conscience qu'il convicnl d'étre prudents. Nous voudrions encoré marquer cette dislance de la terrasse et de la ville en faisant appel á des images veniies de la publicité. Les oceupants de la terrasse sont representes en train de manger gaiement, entre eux, a mille lieues de leur

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domicile : un déjeuner sur Vherbe. Ne croyez pas qu'ils soient encoré dans leur ville. lis pique-niquent quelque part, dans un lieu indéterminé.

Enñn, il vaut la peine de situer la terrasse par rapport á la salle de séjour. On se tenait en retrait sur le balcón, parfois protege par les persiennes, toujours prét a disparaitre si le regard d'autrui devenait indiscret. La salle a manger avec ses meubles nombreux et encombrants demeurait l'essentiel. Le comble du bonheur était d'avoir vue sur la rué (par un aprés-midi d'été) et de continuer a baigner dans l'ombre de la piéce, symbole de sécurité et d'intimité. La terrasse, au contraire, parait autonome, une piéce parmi les autres et, disent certaines annonces publicitaires, la plus belle des piéces. Solide, carree, elle n'entretient aucun sentiment d'infériorité et ne s'en laisse pas conter. Davantage, elle envahit la salle de séjour, elle « déteint » sur elle — au sens propre du terine — dans la mesure oü elle lui impose ses couleurs, son style : plage gaie, insou-ciante, jeune et audacieuse. L'ameublement de la salle de séjour devra teñir compte — par souci d'harmonie ou par contamina-tion — de cette table, de ees fauteuils en rotin, de ees chaises longues que l'on trouve sur la terrasse. Et puis, en verla de notre axiologie moderne, la terrasse est la piéce la plus ensoleillée, done c'est elle qui mérite le plus d'exister et qui, en fait, existe avec la plus forte densité d'étre. Toujours en vertu de la méme pro-position, c'est elle qui mériterait d'étre le plus longuement traitée par un topologiste.

On y installe d'une facón tres signiñeative un barbecue. Voilá la marque d'une cuisine franchement exogéne si nous nous fions aux analyses de Levi-Strauss. En effet on trouve sur la broche une viande brülée á la surface, crue á l'intérieur, alors que dans une cuisine domestique, on mijote lentement les plats. Des jeunes gens, des hommes ne craignent pas de participer á la cuisson de la viande, tandis que dans la cuisine traditionnelle, seules les femmes mettent tous leurs soins á la confection du repas. lis n'ont pas changé de véteinents, ils ont gardé leurs blue-jeans, préparateurs et acteurs de la féte, alors que, selon le rituel bourgeois, on separe la cuisine, l'office et la salle á manger. Cette cuisine du dehors, ostentatoire et un peu sacrilége, accentue la « modernité » de la terrasse et, du méme coup, celle du living.

La terrasse, si elle nous ouvre sur le dehors, nous détourne bel et bien de la rué. Quel rapport va entretenir la baie résiden-tielle avec son environnement ? II arrive que la salle de séjour se distribue en fonction de cette grande surface vitrée : les meubles, les éléments s'orientent dans sa direction. Paradoxalement le centre se situé le long d'une frontiére extérieure et non point au milieu de la piéce comme a l'époque oü l'on honorait par-dessus tout la grande table familiale. Dans une villa, cette tyran-nie éclate encoré davantage : tous les autres éléments s'oublient au profit de cet oeil magique et le dehors lui-méme, frondaisons, gazons, allées, a été disposé par rapport a la baie, pour qu'elle fournisse le cadrage le plus equilibré et le plus reposant. En pareil cas, cette minee conche de verre, transparente au point de n'étre pas remarquée, regente le dedans et le dehors. L'homme

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du living veut devenir un regard et un regard, c'est á la fois tout et rien, ce par quoi toutes choses apparaissent et ce que l'on ne peut jamáis saisir. On écartera tout ce qui peut diminuer sa transparence. Ainsi on disposera prés d'elle des tables, des chaises basses qui ne risquent pas de diviser son empire. Pour-quoi cette primauté ? Sans doute par amour de la lumiére mais aussi parce que la baie résidentielle nous restitue de fausses présences : une nature de réve excellemment cadrée et distribuée. Quant a la ville, elle arrive jusqu'á nous, comme sur un mode imaginaire, déréalisée. Le spectacle apercu ne nous concerne point. La circulation, les automobiles que nous entendons d'une facón confuse, les hommes et les choses, le lointain et le proche sont, lá-bas, juxtaposés, sur le méme plan, comme des réalités dont nous n'attendons rien, sinon qu'elles se donnent a nous en spectacle. Tout ceci est vécu a mi-aistance de la présence et de l'absence véritable, á la facón de ees cars de touristes, aux vitres bleutées qui traversent FEurope entiére.

Dans ce monde oü les coordonnées disparaissent, on peut tout autant affirmer que le dedans vit par rapport au dehors. La baie résidentielle constitue un excellent écran pour les yeux d'un spectateur imaginaire qui serait situé au-dehors. Ce n'est point un hasard si les magazines nous présentent les étres et les choses disposés les uns a cóté des autres. Toute profondeur dans le champ a disparu. Quelle que soit leur position, ils sont sitúes sur le méme plan. Nous avons l'impression qu'ils ne peuvent s'éloigner ou se rapprocher de nous mais simplement se deplacer á gauche ou a droite.

En un sens, le poste ide televisión recentre le living et l'ín-cite á revenir á lui-méme. II constitue un foyer possible. Les personnes fonment instinctivement un demi-cercle pour la regar-der, adoptant ainsi l'attitulde la plus naturelle face a un feu. C'est que le poste vibre, existe, chauffe. Nous avons affaire á un mouveinent de symbolisation qui opere d'une facón complé-mentaire et inverse de celui du feu. La flamme réchauffe, puis s'anime et, peu a peu, nous découvrons ce qu'elle veut nous diré, nous arrivons a déchiffrer son langage. En revanche, le poste de televisión nous propose d'abord des images, d'ailleurs trop idistinctes, mais que la soirée se prolonge et elles perdent de leur netteté. En de-cá de cette création imagée, doit done exis-ter une source chaude, vivante, fantastique qu'il est bon d'en-tourer. Du fea, nous disons qu'il pmduit de la chaleur et que, par conséquent, il cree des présences, des images. Du poste nous, voyons qu'il produit des images et que, par conséquent, il doii vivre chaudement. — De méme que les imaisons possédaient auparavant un cóté facade et un cóté cour, le living s'oriente en fonction de ees Ideux póles : la terrasse et le poste de televisión. II ne faudrait pas pour autant y voir une opposition entre le réel (Touverture sur la ville) et l'imaginaire (le spectacle du monde en knages). II s'agit plutót de deux ouvertures sur deux sortes d'imaginaire. II y a autant d'artifice dans la fausse plage, les faux jardins de la terrasse que dans les faux specfaeles royaux de la televisión. Seulement ils oscillent d'une lacón opposée entre l'usage et la présence. Nous voulons diré que la terrasse ne nous donne les soleils, le vent, la nature iinagi-

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naire que dans la mesure oü nous pouvons nous en servir (il faut que le temps nous permette de demeurer sur la terrasse)* Au contraire l'usage de la televisión diminue son « charme », (si nous la manipulons comme un meuble, elle perd tous ses pouvoirs).

Puisque nous entendons régler les rapports du dedans et du dehors, pouvons-nous afnrmer que le poste de televisión illi-mite le living, ouvrant sa lucarne magique sur le monde ? Certes beaucoup de speetateurs cherchent á assouvir leur soif de mou-vement et d'espace. lis voudraient avoir des gestes ampies, che-vaueher jusqu'á l'épuisement, parcourir les mers et les conti-nents. En fait le contenu du spectacle n'est ipas en cause et il semble que souvent l'inverse se produise : le poste rapetisse le monde aux mesures d'une piéce de dimensions modestes et, lui aussi, il contribue á déréaliser l'univers. Les événements méme véridiques perdent souvent leur insertion spatiale. Nous n'avons pas tellement conscience que cette révolution sanglante et que cette réipression se passent en méme temps que ce diner que nous prenons, a cette minute présente. De-méme les foréts, les cases miserables, les étendues immenses que le repórter par-court, nous apparaissent irréelles parce que nous ne les décou-vrons pas au iprix de notre fatigue, de notre soif, parfois de notre honte.

Le tapis a, pour vocation majeure, de dédramatiser le livina. II joue le role d'un anti-salon. Dans l'ancien salón on se montrait tel qu'on voulait paraitre aux autres, füt-ce au prix d'un dif-ficile effort. G'était la piéce oü, selon la métaphore de Freud, on refoulait les invites dont le visage ou les intentions étaient sus-pectes. Sur le taipis on ne reconnait pas ceux qui y sont allon-gés. On ne peut diré s'il s'agit ide la silhouette de la femme ou du mari, du pére ou du fils. Les différences de sexe et d'áge tendent á disparaitre au iprofit d'une éternelle adolescenee. Quoi-qoi'ils fassent, qu'íls semblent s'inléresser á un jeu de construc-tion ou feuilleter une revue, ils caressent le monde distraitement. Le long de ce tapis souple, ils reposent comme sur un atoll du Pacifique, bercés par le youkou-lélé des vagues chaudes. Ils semblent, les uns et les autres, atteindre le bonheur parce qu'ils se situent en de-cá d'un affrontement ou d'un échange véritable. Ils éohappent á l'angoisse de la solitude, a la difíiculté de vivre avec soi-méme. Seuls, ils auraient a assumer leur existence. Ins-tallés sur de rudes fauteuils avec de hauts accoudoirs, il leur faudrait soutenir le regard de leurs interlocuteurs, leurs ques-tions. Allongés les uns á cóté des autres, ils mélent leurs revés, á peine leurs sourires, sur cette plage oü ils reposent ensemble.

Dans cet effort de dédramatisation, le living va en outre neutraliser les pouvoirs des meubles ou du moins les désacra-liser. Nous pourrions remarquer « rescamotage » de la table commune, qui, avec le lit monumental, constituait les piéces essentielles de l'appartement bourgeois. On se réunissait, avec inquiétude, autour du premier quand la mere était malade. On y couchait le jeune enfant quand il avait trop de fiévre. On accrochait au-(dessus de ce lit les portraits des ancétres dispa-rus : objet de piété, il perpétuait la race. D'autre part, on pre-nait place autour de la grande table de famille pour féter solen-

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nellement les grands événements d'une vie : un baptéme, la réussite a un examen... Et, comme Jean Cayrol le note avec beaucoup de finesse, lorsqu'un enfant n'était pas sage, on le chassait de table. Cette sanction possédait, aux yeux de tous, une gravité certaine. Etre privé de dessert, cela ne voulait pas seulement diré : ne pas assouvir sa gourmandise mais surtout etre exclu' de la famille, ne pas partrciper á l'instant magique, celui des gáteaux d'anniversaire et des crémes au chocolat. Les meubles, d'une facón habituelle, bénéficiaient d'une caution morale : le rassemblement autour du cheí de famille, le pártase du pain, la Loi du Pére hors de laquelle l'enfant se considérait comme un banni. On prenait plaisir a contraindre la nature et á la plier á la regle. Ainsi la table de la salle á manger devenait bien vite un esipéce de tribunal et le pére absent comptait sur les meubles pour rappeler aux membres de sa famille que nous sommes tous justiciables, de nos actes, de nos dépenses, de nos révoltes, de nos imaginations désoildonnées. Quand cette collaboration et cette éthique disparaissent, les objets se réduisent á leur usage et nous ne les respectons plus. On a cherché á briser les meubles, comme on a brisé le sujet en peinture. II a volé en inor-ceaux et on en a retrouvé les éclats sur les murs : ce sont les éléments. Ce systéme de rallonges, de meubles qui se plient ou se déplient, d'éléments que Ton peut déplacer, suscite des gestes précis, mesures, rapides. Nous croyons remarquer deux sortes d'attitudes qui semblent «'inseriré dans des horizons différents : le flou de la reverle sur le tapis ne parait pas tellement s'axcor-der avec la netteté des gestes requis pour la manipulation et la distríbution des éléments. Seulement l'opposition n'est pas totale dans la mesure oü dans les deux cas Thomme se donne la possibilité de vivre en retrait, et d'introduire du jeu entre les lieux et lui-méme. Qu'il réve sur son tapis ou qu'il redistribue l'ordre de son living, il ne risque jamáis de se prendre de pas-sion pour ses murs, comme un homime en son meublé ou dans ses rúes.

Nous voudrions encoré montrer coroment les vétements, les attitudes, la maniere de consomimer contribuent totalement a neutraliser le living. Ses occupants lui donnent un air d'intimité et de nonchalance ¡par leurs vétements : á leur aise, avec des leintes douces et reposantes, de ramipleur dans les gestes. II a un chandail en mohair, elle a une robe en shantung ou en twill. Le living s'avive par l'effet de leurs jupes, de leurs souliers, de leurs cois de chemise. C'est pourquoi le living est une piéce ina-chevée et qui peut, chaqué fois, s'achever d'une maniere diffé-rente : parce que l'on peut changer de place un bibelot, intro-duire un accessoire et surtout parce qu'il s'illumine de toutes ees taches vivantes et harmonieuses qui viennent éclairer son décor. II beneficie des visages absents, ides regards réveurs, des sourires cómplices. De-la vient cette impression de rigidité que nous croyons découvrir dans les gravures reproduisant des salles de séjour : il y manque les hommes. Au contraire, il parait fort possible de reproduire une salle de bain ou une cuisine moderne, sans y montrer ceux qui les utilisent : en les introduisant dans un tel décor fonctionnel on en affaiblairait la netteté, la riguciir. Un romancier, comime Moravia, a bien senti le poids de la pré-

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sence humaine dans le living et il nous décrit le héros du « Mé-pris » tandis qu'il penetre dans cette piéce devenue deserte : « II était vide mais une revue ouverte sur un fauteuil, des bouts de cigarettes rouges de fard dans le cendrier et la radio en marche d'oú venait une musique de danse assourdie témoignaient de la présence récente d'Émilie. » D'une facón genérale, il n'est jamáis nécessaire d'opérer des transformations considerables (le simple déplacement de fauteuils suffit) pour que le living revéte une physionomie différente. Nous savons que les déplacements d'un accent ou d'une désinence suffisent a remanier I'ensemble d'une structure mais dans le living, cette économie dans les moyens jone au máximum.

II faut priver le living de toute mémoire, de tout avenir, le réduire á vivre dans l'insiant.- ses occupants réalisent ce désa-morcage par leur maniere de consommer. On y croque des ali-ments sans importance, des amandes, des noisettes, du chocolat, des petits biscuits au fromage et, si l'on nous objecte que cette description comporte de l'outrance, nous dirons qu'elle opere sur un plan symbolique, qu'elle tend á manifester le visage essen-tiel du living et surtout qu'il existe d'autres fagons de consommer briévement : les nouvelles du journal, les flashes de la televisión, les cigarettes... II s'agit d'un retour a un plaisir elementa iré, diffus, en quelque sorte oral — non pas l'assimilation déchirante et déchiquetante des grandes fétes alimentaires, des grandes tablees de campagne mais l'absorption doucereuse des lévres qui sucent, qui s'imbibent paresseusement. Cette consom-imation capricieuse a pour effet et peut étre pour fonction de brouiller les horaires, de pulvériser le temps, de rejeter la prendere des disciplines et le premier des rythmes naturels, celui de l'estomac. II y a mille facons de perdre conscience et de vivre á méme l'existence. Le déréglement de l'appétit constitue l'un de ees moyens et non le plus négligeable : nous voici á nouveau au stade de la spontané'ité, de rimmédiat, done du pur instant.

Un objet magique nous retient entre tous et d'ailleurs il res-plendit de toutes ses glaces, de tous ses nickels, le bar ambulant. II va de l'un á l'autre, sans que nous ayons á quitter notre fauteuil ; moyen d'échange matériel plus commode que la conversation, il symbolise, d'une facón visible, notre entente d'un moment. II est surtout destiné á nous donner á boire. Boire, ce n'est pas manger, c'est sentir, dans le creux de la main, la frai-cheur du verre, c'est avaler, d'un air decide, quelques gorgées et un sentiment de chaleur irradie lentement le corps : une soinme de sensations délicates, contrastées, precises, attendues. Sur le bar se trouvent souvent quelques disques, un magazine, un livre et voici confirmé hautement notre statut de consom-imateur. On vide ainsi I'existence de son sérieux. La neutralisa-tion des livres s'opére insidieusement : par le simple voisinage qui les met en con tac t avec des bouteilles et des magazines, á cote des amandes salees. lis perdent leur pouooir inquiétant, troublant. On ne les brúle pas, on ne refute plus les options d'un homime, on ne détruit pas non plus les conditions qui les font naitre nécessairement : on en feuillette les arguments, en grignotant quelques biscuits au fromage.

Le living ne nous apprend-t-il pas que nous devons rever

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avec notre temps, que l'imaginaire s'est déplacé : fantasmatique, quand l'homme vivait dans le besoin, il se confond maintenant avec l'attente de l'objet que nous possédons et dont nous con-naissons les services. Comme il ne se dérobe pas á notre désir, le rever, c'est le voir dans son efficacité, dans sa sobriété : une démangeaison á l'extrémité de nos doigts, a peine un creux mus-culaire et non plus un delire d'espoir ou de détresse. Les choses se donnant enfin pour ce qu'elles sont, nous n'aurions plus a inventer pour elles et pour nous un avenir ni á fonder la valeur de l'imaginaire sur un choix éthique. Nous voudrions, bien au contraire, montrer que le fonctionnalisme cache une philoso-phie et une mauvaise philosophie parce qu'elle ne s'avoue pas pour telle et parce qu'elle ne consent pas a délibérer sur l'ave-nir de l'homme, sur ses possibilités de s'approprier son corps, ses murs, son existence. D'abord il n'est pas demontre que tous les objets avouent clairement les besoins qu'ils voudraient assou-vir et, sans doute, masque-t-on les plus elémentaires et les plus essentiels. II s'est produit un choix implicite entre les besoins et les fonctions — les unes secretes, presque honteuses, les autres avouables jusqu'a l'ostentation. II faudrait beaucoup de mala-dresse pour manifester que l'on mange, que l'on dort et l'on fera disparaitre les meubles sur lesquels on déchiffrerait de tels besoins. Davantage, tout objet qui métaphoriquement evoque le monde du besoin ou de l'organique, dans la mesure oú il devrait étre ventru, dodu, massif, sera expulsé ou devra subir une cure d'amaigrissement, si on ne le range pas parmi les rebuts de la nouvelle civilisation.

En revanche. il existe des désirs eleves, délicieusement super-flus, qu'il est permis et méme nécessaire d'exposer, sous peine de passer pour un déviant. Ce sont les caprices d'un estomac qui n'a pas veritablement faim, d'un esprit qui n'a pas un appetit réel de savoir jusqu'a connaitre la vérité et jusqu'a vouloir la justice ; c'est aussi le goüt des relations qui n'engagent a rien et qui permettent á chacun de s'affirmer parmi les élus de la Société. Les tables basses, les siéges, le bar, le magnétophone signifient que, dans le living, on a l'habitude de recevoir, de converser, de grignoter, de boire, d'écouter de la musique — acti-vités qui cessent d'étre innocentes, quand elles sous-entendent qu'il est catégoriquement exclu de remettre en question quoi que ce soit d'essentíel. Le fonctionnel implique, de nos jours, une apologie d'une certaine maniere de vivre plutót que le triomphe de la forme adéquate á sa fonction.

Certes on refuse les floritures, les objets encombrants ; on balaye les complications et les vanités ridicules d'une autre époque. On préche la simplicité, l'efficacité, la sincérité, la svel-tesse. Mais tous ees qualificatifs ne doivent pas nous abuser. Sous leur diversité apparente (économique, esthétique, technolo-gique), ils constituent les arguments et les valeurs d'une nouvelle morale conventionnelle. II ne nous appartient pas d'en chercher les causes ni de voir par quelles voies elles se son I, répandues. II suffit de constater qu'elles se fortifient niulucllc-ment et qu'elles sont, dans une certaine mesure, reversibles. Le confort (de cette moquette, de ce fauteuil relaxe) ne concerno pas un hédonisme auquel nous pourrions ou non adhérer, selon

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la pente de notre tempérament ou de notre engagement per-sonnel. On nous suggére qu'il serait scandaleux de ne pas user de ce confort que le travail de tous rend possible, pour lequel tant d'hommes (et aussi ceux qui nous gouvernent) se donnent tant de peine. La vie moderne ne réclame-t-elle pas la relaxation, aprés la tensión nerveuse ? Saurons-nous sourire, en plein labeur, en particulier dans « le climat surexcité du monde des affai-res », si nous ne nous sommes pas détendus, le soir, dans notre living ? Comme il serait inconvenant de condamner ees canapés que tous honorent, dont tous révent ! En revanche, examinons une valeur inórale comme la sincérité. Nous apercevons que lorsque nous Fappliquons a l'étre des meubles ou des objets du living, elle présente une affinité incontestable avec la Parole technique. Etre sincere, cela ne veut pas diré atteindre la trans-parence, le plus intime de nous-méme mais vivre sur le mode du béton, de l'acier, du verre, des matériaux qui ne craignent pas de s'afficher, qui atteignent, au contraire, la gloire dans la franche manifestation de leur nature.

Le fonctionnalisme, du moins celui que nous découvrons dans le living, apparaít non point comme un parti pris esthétique mais comme une visión du monde, — a l'égal du libéralisme, du naturalisme ou du socialisme. Selon son dogme il n'est pas un désir, si rutile soit-il, qui ne trouve un objet pour le combler. Nous vivons dans une société qui fonctionne bien et qui comblera tous les besoins de ceux qui sont assez sages pour adhérer a ses principes. Et, á nouveau, nous croyons constater un double appauvrissement, sur le plan des relations humaines et au niveau de l'imaginaire. Car c'est accepter le monde tel qu'il est, ce qui nous prive de le modifier et de le réinventer.

Que nous auront appris ees descriptions de quelques lieux modernes ? II nous semble avoir décelé un déplacement dans la signiñeation du refuge. Si nous songeons au Cháteau des Mystiques, a Pile Saint-Pierre, á certaines Prisons de Camus, a la maison bachelardienne, nous nous apercevons qu'il s'agit de retourner á soi, d'exister d'une lacón plus centrée et plus cha-leureuse. Quand nous avons affaire au Meublé, au Square, au Bistrot, le refuge existe dans une tensión permanente avec une ville dont il se distance mais dont il continué d'entendre la rumeur : il se nourrit de sa hantise, il scrute son absence. En fait, le living comme le studío ignore l'un et l'autre de ees mouve-ments : l'homme n'y entreprend pas un voyage en lui-méme qui l'enrichirait et il sombre dans l'oubli d'une ville qui ne Va pas marqué. Davantage nous sommes en présence d'un acosmisme généralisé bien plus que d'un retrait á l'égard de la seule ville.

Certes, dans un premier temps, c'est bien la ville a laquelle on échappe et á laquelle on impute toutes sortes de defauts comme le bruit, la solitude dans la foule, la dispersión mais, au lieu de se situer dans un enclos a l'intérieur de la ville, l 'homme ressent Pimpression d'avoir perdu toute insertion spa-tio-temporelle. On feint de tourner le dos á la ville ; en vérité, on met entre parenthéses une réalité dans laquelle on ne se reconnaít pas. Si cette proposition est exacte, il faudrait que cette fuite se manifesté dans toutes sortes de comportements. Nous nous trouvons bien en présence d'une evasión généralisée qui

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dépasse le probléme du logis. L'automobile dit et signifie la méme chose. Elle propose (fallacieusement) une double evasión : nous partirons seuls, avec notre famille, sans avoir á teñir compte des impératifs collectifs ; nous nous engouffrerons dans ce véhi-cule qui nous appartient en propre. Et, ensuite, elle nous con-duira dans une nature innocente que le regard et la main de l'homme n'ont pas encoré abimée. Les embouteillages, la foule qui peuple les stations ou les lieux de week-end, démentent le serment que Pon se tenait d'étre seul. II importe peu. La mytho-logie automobilistique continué á promettre la liberté et la chére solitude.; André Gorz ajoute méme que la gamme des appa-reils ménagers se vend selon ce méme théme de Pautonomie. II écrit : « Pidéologie qu'implique le modele de consommation opu-lente, est moins celle du confort que celle de la monade claque-murée dans son univers solitaire et suffisant ». Le logement qui posséde tout le confort ménager se donne comme un univers clos, indépendant des services extérieurs, tout comme, dans le living, il faisait bon oublier le monde.

L'homme est invité á se désengager de la réalité sociale. Nous ne nous contenterons pas de ce résultat, méme s'il nous parait pas négligeable. II nous semble pour une fois, convenable d'aller a contre-courant de Pimage et d'en rechercher les condi-tionnements. D'oü viennent ees images d'un studio voguant dans les hauteurs du 15e étage d'un immeuble luxueux ou d'une salle de séjour dans laquelle il fait si bon, a la chaleur des moquettes, des parfums et des apéritifs, oublier Punivers ? On n'aura pas du mal á en situer Porigine du cóté des mass-médiats, de la publi-cité des magazines. Les signes ne manquent pas d'astuce, d'in-telligence et ils répétent des symboles primordiaux auxquels ils empruntent leur forcé mais nous devons á la suite d'André Gorz remonter plus haut dans la recherche des causes. L'homme accepte de tels modeles d'évasion parce qu'il se heurte a une réalité sociale, anarchique et décevante : celle des villes-dortoirs, des rúes ernbouteillées, avec le sentiment qu'il n'arrivera pas a peser sur leur transformation. D'une part on refuse un monde extérieur, mal modelé oü les réalisations collectives (les espaces verts, les moyens de communication, les maisons de la culture, la coordination des lieux de travail et des points de résidence) sont a priori négligés parce qu'on ne peut les comptabiliser en termes de profit individuel. Les travailleurs, d'autre part (et, á ce mo-ment, Pincidence devient moins directe, on la met plus difficile-ment en lumiére), se sentent et se savent coupés de leur travail oü ils n'ont ni pouvoir de decisión ni pouvoir de gestión. Coupés de leur oeuvre, ils désespérent de la communauté humaine et cherchent a consommer passivement puisqu'ils n'élaborent rien activement. C'est du méme mouvement qu'ils sont producteurs prives d'une praxis véritable et consommateurs passifs rivés á des taches parcellaires et amoureux d'une solitude confortable.

II parait toujours possible d'entreprendre une explication de style socio-économique et il n'est pas prouvé que de telles analyses soient toujours probantes. Nous n'en n'avons usé que parce que ees lieux nous paraissent pauvres oniriquement. Nous avons tenté de montrer la liaison entre un certain appauvrissement humain et un certain déficit dans Pordre de l'imagi-

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naire. Des images requ.es et reprises passivement, des images qui entretiennent la scission de l'homme avec lui-méme ne peu-vent étre riches, parce qu'elles ne sont pas habitées, assumées, ampliflées primordialement. Nous n'aurions pas osé entrepren-dre une telle démarche á l'égard de I'ile de Jean-Jacques ou de la maison bachelardienne. Non point qu'elles écbappent, par principe, a une telle insertion historique mais la réduction ne ren-drait pas compte de l'essentiel, c'est-á-dire de leur richesse oniri-que : grande réverie du calorisme, du recentrement ou encoré spirale de la perte de soi ; l 'aventure ne manque pas de grandeur et nous en sommes tous les bénéñciaires.

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LORSQUE LES LIEUX RESISTENT A L'INHUMAIN

Nous voudrions faire rebondir l 'argumentalion de cette partie qui semblait se conclure par ees quelques aflirmations genérales. Des arguments, si fondes soient-ils en raison, laisse-ront toujours le lecteur insatisfait. Ce sont les lieux eux-ménies qui se partagent la sphére de l'existence urbaine, qui portent jugeinent les uns contre les autres, et, alors mieux vaut, une fois de plus, tenter d'effectuer une description (ce qui, selon nous, signifie rejoindre le domaine de l'effectívité).

S'il a seulement existe un lieu ou les hommes se sont appro-priés leur décor, un lieu oú ils ont resiste, autant qu'il se pouvait, á la condition inhumaine qui leur était faite, — alors par l'évi-dence d'une telle gloire se dissiperont, d'eux-mémes, les prestiges d'autres lieux qui valent a titre de signes distinctifs, et qui impliquent la passivité de leurs habitants tout comme leur com-plicité a l'égard d'un systéme qui ne vient pas d'eux. Nous avons choisi le Bistrot pour sa valeur fraternelle et virile et parce qu'il a surgi a une époque oú la répression contre les travailleurs fut la plus rude qui soit. II s'agira évidemment de montrer de quelle facón les lieux viennent en aide aux hommes et de quelle facón, en retour, ceux-ci les sacralisent. II conviendra, une fois de plus, de manifester á quel point la dimensión sociale, c'est-á-dire l'avénement d'une histoire fantastique que nous faisons, mais qui aussi nous échappe, nous écorche, n'enléve pas a l'espace urbain sa poésie. Bien au contraire, cette genése reciproque des événements et des classes sociales leur inscription rude, parfois pathétique sur les murs d'une ville, ne signifie-t-elle pas, par excellence, la poésie.

L'habitué d'un Bistrot n'y prend pas place immédiatement. II feuillette un journal, il touche distraitement au baby-foot, il donne un coup de pied á un morceau de papier qu'il trouve. Bref, il s'empare du bistrot, il l'habite peu a peu. Car a cóté « d'un déjá vu », il existe un « déjá touché », un « deja bous-culé », un « déjá chahuté ». Pour parler, il demeure encoré debout, sa prise sur le bistrot est ainsí plus forte. L'habitué circule maintenant entre les tables qui sont proches les unes des autres. Dans d'autres lieux, les clients maudiraient cet entasse-ment et s'effaceraient de mauvaise gráce. Les clients du bistrot aiment que l'on se bouscule dans cet espace saturé. En passant,

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ils déplacent des chaises, mais celles-ci font partie du bistrot et il est bon de les sentir exister. Quand elles grincent, quand elles raclent le sol, quand elles tombent lourdement, c'est le Bistrot qixi parle. Dans un restaurant, une chaise qui se renverse provoque la confusión du maladroit et l'on s'empresse de la remettre debout, comme si l'ordre du monde s'en trouvait affecté. Dans un Bistrot, ellerésonne fiérement contre le sol et elle semble déclencher les premiers temps d'une java « cascadeuse ». C'est que les hommes du bistrot sont du cóté du désordre. Ils ne cher-chent pas a conserver l'ordre établi a leurs dépens. Un peu de casse les amuse : « le vin qui tache » quand il se répand, le verre qui se brise. Ils font des saletés, dira-t-on ; non, ils déréglent un peu la mécanique sociale, si bien huilée, réglée, et surveillée. D'autre part, nous nous sentons davantage maitres et possesseurs de ce que nous avons bouleversé — ne füt-ce que d'une facón fort légére. Les jardins publics ne sont a personne, et surtout pas aux enfants, puisque l'on ne peut en rien changer l'ordon-nancement des fleurs ou méme en fouler la pelouse. Ils nous igno-rent et nous leur sommes étrangers. Le client veut posséder le Bistrot pleinement, sans arriére-pensée, sans fróleinent, sans réticence. II sera au comble de la joie, lorsqu'on lui permettra de passer derriére le zinc, pour chercher une bouteille, un jeu de caites, pour servir, pour laver quelques verres par maniere de plaisanterie. Les sources de ce plaisir ne manquent pas : l'espace situé derriére le zinc est chargé de prestige, l'habitué mime un métier qu'il aurait préféré choisir ; mais surtout il penetre un peu plus dans le bistrot, comme ne le ferait pas un étranger. De méme il ecarte le rideau pour aller faire un tour a la cuisine ou a l'arriére-salle. Lá encoré, il avance dans l'inti-mité des lieux.

On plaisante le nouvel arrivant mais sans méchanceté : parce qu'il faut bien lutter contre la difflculté de vivre. On le blague. On ne se moque pas de lui. On l'invite a rentrer dans le jeu et, lui-méme, répond du tac au tac. Cela veut diré qu'il sait aussi plaisanter, qu'il comprend la plaisanterie, qu'il n'est pas seulement une main pour fraiser ou pour serrer des boulons mais qu'il est aussi un étre qui parle, qui sait user de la parole. II parle fort, sans honte, avec un rien de jactance, et le voilá au-dessus de la poussiére, du bruit de son usine, au-dessus de l'étroitesse de son logement.

Plus tard il usera de la violence ou il se soumettra. Pour l'instant, il blague avec les copains, ses égaux, et son langage faubourien est vrai. Inutile et gratuit, constitué de méandres, de redites, de parenthéses, de mots sonores, de faux emportements, prononcé pour le seul plaisir d'étre un homme qui parle, d'étre un homme reconnu et compris par d'autres hommes. Pour parler, il demeure souvent debout prés du comptoir. Certes, l'on se dégourdit mieux ainsi, et l'on peut mieux jouer avec le corps ce que l'on dit, prendre l'attitude convenable pour exposer « le coup », « la combine ». Mais également, aussi debout, l'on a mieux í'impression de parler d'homme a homme.

On ne serré pas toujours la main de celui qui entre. II arrive qu'on lui donne une bourrade dans le dos. Le serrement de mains est encoré trop officiel. II marque encoré une reserve.

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Certes, j 'ouvre la main et je l'abandonne tant que mon parte-naire en fait de méme. Dans la bourrade, j 'étale ma main dans un contact plus intime, plus large. Ce dos un peu voüté, ce chandail usé et ma main qui ne rencontre pas de résistance nette, voilá une ambiguíté précieuse et affectueuse. Je m'appuye sur ce dos et je l'assure de mon aide. Ce dos si vulnerable (étre tué dans le dos) le copain me l'expose en toute conñance. Parfois la bourrade est plus appuyée, mais personne ne se trompe sur sa signification. Deux forces (la solidité de ce dos et la fermeté de cette main) se confrontent et s'attestent mutuellement de leur existence. Or, dans le monde du travail —- du moins á une cer-taine époque — la forcé physique constituait le premier et uni-que capital de l'ouvrier, ce qui lui permettait de survivre et d'en-tretenir sa famille. Le bourgeois n'avait pas de dos, s'il avait un regard, un visage, une cravate et parfois des jambes. A une époque oü la joie de vivre physiquement n'avait pas été encoré inté-grée parmi les éléments du confort et du luxe, une bourrade lui aurait rappelé de facón désagréable cette masse de muscles, cet einboitement de vertebres qu'il avait oublié. Elle aurait en un instant aboli cette distance que les titres, les biens, le costume s'appliquaient a rendre ostensible. II se serait senti si prés des autres hommes et a la merci de leur fraternité ou de leur hosti-lité.

Au Bistrot, l'on rencontre les copains. Ce n'est pas l'ami cher á notre enfance et a qui nous avions dédié quelque poéme naif, celui a qui nous nous confions et chez qui nous osons aller, plus tard, a n'importe quelle heure. 'Mais c'est davantage que le camarade auquel nous sommes simplement unis par le hasard du métier ou par quelques gestes communs. Nos relations avec lui sont plus chaudes. Le copain, c'est parfois un ami que nous n'osons pas nominer. Nos sentiments et notre dévouement vont plus loin que nos propos qui hésitent á prendre une tournure intime — et l'ouvrier recule devant certaines phrases. Seulement nous pouvons changer de copains, non par notre seul caprice mais par les incertitudes de l'existence : un changement de domi-cile, une fermeture d'usine. Avec « le pote » cette ambiguité prend fin. Des relations plus exclusives et plus jalouses s'insti-tuent. « C'est mon pote », voilá une phrase criée á pleins pou-mons et qui n'a pas la discrétion de la formule « c'est mon ami ».

Mais comment passe-t-on du copain au pote ? par un choix plus exclusif mais aussi par la médiation presque indispensable du bistrot. II manque aux copains de trouver l'expression, le logos qui transformerait et approfondirait leurs relations. Faute de se nommer, ils ne se reconnaissent point autant qu'ils le vou-draient ou le pourraient. C'est le bistrot qui va leur fournir ce langage qui tire les sentiments de leur incertitude. Entendons-nous. Ils ne vont pas se lancer dans de longs discours pathétiques (encoré qu'ils ne les redoutent point sous le couvert pudi-que de l'ivresse). II se peut méme qu'ils ne se livrent point á la moindre confidence — qui serait comme un manque de viril i té. Mais ils vont nouer plus fortement leurs existences par les phrases décousues qu'ils échangent á propos de n'importe quoi. Ce.s mille réflexions, ce bavardage souvent interrompu á propos de

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ce qui se passe dans le bistrot, les concerne á eux au premier chef. Dans la mythologie littéraire les amoureux se présentent et se découvrent dans un voyage á Rome ou en se promenant sous un bois automnal. Les potes prennent conscience de leur destin commun, en discutant le coup dans le bistrot. Nous ne croyons pas que cette assimilation soit exagérée — méme si les deux décors que nous évoquons, ne possédent rien de commun : le paysage romantique, lac ou forét, et le décor urbain, bistrot, peuvent étre révélateurs a des titres différents mais l'on com-prend qu'ils ne jouent pas ce role pour des sentiments identi-ques.

On accomplit également beaucoup de pas dans un bistrot sous un éclairage qui change avec les heures qui s'allongent et c'est bien un voyage au bout de la fumée, de la boisson que l'on peut comparer a d'autres voyages plus classiques et plus répandus dans la littérature. La fin est toujours la méme : décou-vrir un autre étre au terme d'une durée parcourue ensemble. Le bistrot paraitra alors une terre d'élection, si le terme perd toute nuance précieuse. Lorsque l'habitué améne dans son bistrot un pote a lui, il est saisi d'une angoisse certaine, car il se rend compte que l'expérience a de l'importance. Comment d'abord ses copains l'accueilleront-ils, voudront-ils lui ménager une part entiére ?, et lui-méme s'y plaira-t-il, qu'en pensera-t-il ? II s'agit d'une véritable rencontre entre le bistrot et le pote, le Bistrot étant plutót juge et témoin que justiciable.

La camaraderie, dont on fait état a propos des habitúes d'un bistrot, commencait par l'amitié entre les nomines et le bistrot. Et c'est sans doíite cette seconde qui cimentait et perpétuait la premiére. Leurs liens se nouaient á cet endroit précis ei s'üs. se dénouaient, ce serait encoré en ce méme lieu. On comprend alors la forte charge symbolique de la dispute au bistrot reprise, sur un autre mode, par la querelle des mauvais garcons et enfin par le réglement de compte entre gangs.

Le bistrot apparait comme un lieu privélégié, l'équivalent de la place publique, de l'enceinte des tournois, un lieu officiel comme la Mairie ou l'Eglise. II faut que la dispute soit patente que nul ne l'ignore. Comment l'ofíicialiser, la « publier », la rendre effective et irreversible, si ce n'est au bistrot ? Querelles d'ivrognes, dans certains cas, et les embrassades succédent aux coups. Mais aussi, dans d'autres circonstances, querelles prémé-ditées, voulues et poursuivies á l'encontre de tous ceux qui s'in-terposent, querelles solennelles comme un engagement ou une rupture de haute portee, afín que la rupture s'opére, que les griefs s'énoncent á haute voix, devant témoins, dans cette salle d'hon-neur. II arrivera que parfois, les autres consommateurs se tai-sent, sentant qu'ils n'ont pas le droit d'intervenir dans un choc qui oppose deux hommes seul á seul, devant tous. Les disputes ne pardonnent guére, et une fois qu'elles sont terminées, les adversaires éprouvent quelque tristesse, car ils s'apercoivent que quelque chose de définitif vient de se passer. Ils ont eu ce qu'ils voulaient et au delá — mais le voulaient-ils vraiment ?

On ne boit pas et l'on ne mange pas dans un bistrot comme dans un restaurant. Manger en public nous gene toujours quelque peu. Nous risquons de paraitre un animal qui déchiquette,

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qui mastique et tout un art du masque ou du camouflage s'ins-titue pour donner le change. II ne suffit pas de manger"avec le plus de discrétion possible. II faut que nos mains, nos yeux, notre stature d¿mentent le travail de notre bouche et l 'annulent en quelque sorte. L'on peut lire si l'on est seul et ainsi signifier d'une facón ostensible que le manger est une corvée á laquelle on ne peut se soustraire. L'on peut entreprendre une conversa-tion et « déplacer » au sens freudien du terme le centre d'intérét.

Dans un bistrot, rien de tel. L'habitué n'éprouve aucune sorte de honte. D'abord il est chez lui, on n'a pas sorti spéciale-ment une nappe propre pour lui donner a manger. On lui « fait á manger » et cette expression, dans sa simplicité, ecarte la sotte et fausse solennité du restaurant. II prenait l'apéritif, et, aprés avoir parlé, il a decide d'aller s'asseoir — tout ceci d'un mouve-ment naturel, sans discontinuité. La bouteille de vin est sur la table, la bouteille et non la carafe et non la carte des vins. Cela veut diré que nous continuons á vivre sur un mode iminédiat, non travestí, ce qui a son importance quand il s'agit d'une fonc-tion vitale. Les choses .sont vraies, ne prétendent pas a ce qu'elles ne sont pas ; au milieu de la ville et de l'artifice et du mensonge social ressort un équivalent de la nature. A cet instant, l'acte de manger, parce qu'il se manifesté en toute simplicité, parce qu'il ne se dérobe ni sous la honte ni sous l'ostentation, acquiert une solennité certaine, redevient l'une des actions les plus exemplai-res, les plus bouleversantes de l 'humanité. L'habitué du bistrot, mange parce qu'il a faim et que la nourriture satisfait son orga-nisme, lui est connaturelle, parce qu'il est bon de manger et finalement de vivre.

Le manger redevient un acte positif, un acte plein, un acte vrai par lequel on assimile, on repare, on reprend vie. On songe aux paysans qui s'attablent a la salle commune de la ferme avant d'aller a nouveau affronter le soleil ou la pluie. II faut savoir goüter et « réussir » le temps qui a été accordc. On comprend dans ees conditions ce qu'il y aurait d'insuffisant á écrire « les habitúes du bistrot mangent avec appétit. Ils font partie d'une classe sociale dans laquelle les valeurs vitales sont accep-tées ». Cette remarque, qui n'est pas fausse en soi, ne nous fait pas entrevoir ce qu'il y a d'élémentaire, d'unique dans les repas servis au bistrot et pour quelles raisons les images cinémato-graphiques qui les choisissent pour théme, possédent un carac-tére chaleureux, émouvant.

Au delá des mensonges et des oublis concertés de la société, elles réveillent en nous une expérience ancestrale, elles manifes-tent Yextraordinaire positivité d'un acte que l'on. avait peu á peu neutralisé. Manger ainsi dans l'amitié des hommes et des ali-ments y de vient un bonheur.

On n'y choisit pas son menú et les plats, lorsqu'ils sont affi-chés, ne disent rien dans leur généralité : le hors d'ceuvre, la viande, le légume (qui comprend aussi bien les légumes verts que les pátes ou la purée) le fromage, le fruit. Cette généralité pourra paraitre au passant bien pauvre et bien abstraite, un peu comme le concept d'herbe en general pour l'herbivore : peu importe le plat pourvu qu'il rassasie. Mais l'habitué est loin d'appréhender cette indétermination sur un mode méprisant.

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L'univers, pour lui, est consommable, le repas sera pour lui une féte, ce sont les petits estomacs qui font la petite bouche. D'au-tre part, il y a la un acte de confiance des habitúes á l'égard de la patronne. lis mangeront ce qu'elle leur préparera et ils s'en porteront bien. Le passager qui voudrait plus de précisions rom-pra ce pacte originel et soulévera l'irritation. S'il ne demande rien, s'il s'asseoit sans poser de questions, on lui en saura gré. II serait bon d'opposer cette libertó d'adhesión au libre arbitre dont on use dans un restaurant bourgeois. Dans un tel établisse-ment, dont on n'attend aucune révélation, le client retire une satisfaction certaine des choix perpetuéis qu'il peut taire. II se trouve place dans son menú á composer, devant des ou bien... ou bien... Méme s'il n'a droit qu'á quelques plats, il posséde l'il-lusion d'étre en présence d'une foule de possibilités. Le repas est un parcours, et l'on peut appeler le serveur et bifurquer en cours de route.

Si nous avons insiste longuement sur la psychologie du client dans un tel restaurant, c'est parce qu'elle nous parait révéler en proí'ondeur une conception du mode de vivre. Etre libre, c'est alors rever á tout ce que l'on pourrait taire (en l'oc-currence consommer) tout en sachant pertinemment que l'on con-sommera peu, c'est profiter d'une certaine marge d'indétermina-tion, tácher de jouer contre le patrón les possibilités offertes par la carte, tout en se doutant qu'il les a aménagées á bon escient. L'habitué du bistrot plus adulte et moins « petit gagneur », délaisse cette liberté formelle, cette liberté-vertige. II ne vient pas au bistrot pour supputer et discuter. II adhére, il vise une liberté plus constante et plus effective : atteindre la complétude, retrou-ver ses torces, conquerir la paix des entrailles.

Nous voudrions davantage dégager l'originalité du manger au bistrot, en parlant des hors-d'oeuvre qu'on y sert et en les comparant aux hors-d'oeuvre d'une famille bourgeoise. Dans la famille bourgeoise (un jour de réception), ils se désubstantia-lisent au máximum. Ce sont pour la plupart des crudités : cham-pignons, petits artichauts, carottes rápées, radis... Par príncipe, elles manquent de sérieux, bien qu'en apparence le cru paraisse plus élémentaire que le cuit. Mais justement il s'agit d'une ingé-nuité apprise, d'une sauvagerie tardive. Les hors-d'oeuvre vont. dans le bistrot, s'inscrire sur un autre registre, évoquer d'autres assurances et d'autres équivalences et pour cette raison prendre une signification singuliérement différente. Les hors-d'oeuvre, ce sont le páté, le saucisson, les sardines, la mortadelle, plus rare-ment le jambón. On les mange aussi bien a 10 heures sur le chantier pour « casser la graine », on les termine le soir, dans l'obscurité, dans le camión qui revient au lieu d'habitation. Et servís au bistrot, ils gardent la méme saveur, ils éveillent la méme attitude : « le casse-croüte », « l'en-cas », ce qui permet á Vouvrier de se débrouiller quand il part pour la journée, ce que l'homme transporte pendant les manoeuvres ou á la guerre, dans sa musette. Voilá ce qui reste á ees nómades, a ees campeurs de nécessité et ils attachent beaucoup de prix a ce quelque chose qui les sauve de la faim et du froid. Le sandwich qu'on ne prepare pas soi-méme, n 'aura jamáis ce prestige. Car ees éléments que l'on retrouve et dans la musette et dans les hors-d'oeuvre du

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bistrot, appellent mille gestes patients, simples, familiers ; on étale le páté, on découpe le saucisson, on sauce l'huile de la sardine (le fromage que l'on peut lui aussi découper et manger sur le pouce, participe de la méme classe d'aliments).

La conserve que la classe bourgeoise cache, en general, avec soin et contre laquelle elle nourrit des préventions, n'a alors aucun caractére péjoratif. Elle constitue ce que l'on peut empor-ter avec soi, ce que l'on ráele. Elle apparaít comme l'équivalent de la gamelle et elle evoque aussi la gourde. Or, et il faut le souligner, les hors-d'oeuvre du bistrot ont beau étre servís dans le bistrot sur une table, ils demeurent des éléments frustes qui participent a une existence virile et comme rurale. On les consommé aussi bien au grand air, sur un chantier, prés d'un bar-rage tandis que le froid se fait plus vif ou á l'orée d'un champ, alors qu'on se protege pour un instant de la chaleur, mais, servís dans un restaurant ordinaire, ils perdent ce prestige et la sardine couverte de son huile redevient piteusement une entrée bien quelconque. Ce que nous venons de remarquer á propos des hors-d'oeuvre, pourrait se diré d'autres plats. Les petits pois de conserve seront toujours travestís dans le restaurant bourgeois á l'aide de quelques carottes et de quelques oignons. On en mas-quera Forigine et la nature. C'est que la conserve renvoie, quand elle est sédentaire, á une civilisation standardisée, laide dans son appel a l'artifice et á la facilité ; les petits pois de conserve ne peuvent que taire semblant d'étre ce qu'ils ne sont pas : des petits pois frais.

Au bistrot, nul besoin de les déguiser pour les sauver, car il suffit qu'ils nourrissent et les conserves, c'est ce que dehors l'on fait chauffer sur un leu de fortune ou sur un réchaud, entre hommes, non loin des barrages et des sacs de ciment, tandis qu'on s'abrite du vent ou de la nuit. Cette description nous parait mettre en évidence certaines implications et révéler a quel point le fond, l'horizon joue un role important, puisque, dans la facón de consommer les aliments le dehors ne se peut oublier méme lorsque l'on est dedans.

Les clients du bistrot mangent dans des assiettes lourdes, souvent plus grossiéres que celles dont ils se servent chez eux, plus solides, sans doute pour qu'elle ne se cassent point mais lá n'est pas l'essentiel, puisque ce n'est pas ce qu'ils percoivent. Ces assiettes pesantes ont quelque chose de rural, comme le bistrot dans son ensemble. Elles ont la solidité des armoires d'autrefois et des lits de campagne. Et cette solidité, ils l'accep-tent, ils la reconnaissent comme leur origine et comme leur valeur, comme leur possibilité de subsister á travers les ennuis, les heures supplémentaires, les semaines qui n'en finissent point. Si nous voulons apercevoir toutes les résonances de ees assiettes, il nous faut les faire trébucher encoré, au risque de lasser le lecteur ; il ne faut pas craindre de les écouter, afín d'entendre á travers elles la voix du bistrot, car le bistrot a une voix, a la différence du salón de thé ou du café.

Les assiettes sont manipulées sans précaution, elles f o n l d n bruit, trop de bruit, comme pour étre en accord avec le chahut de la salle, comme pour participer a cette féte vorace et feroce des máchoires et des estomacs. Le tabou supréme de la docilité

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résignée : le silence, s'écroule. Les hommes et les choses font entendre leurs voix et leurs bruits, méme éraillés, méme enroués, tandis que la société voudrait leur en faire honte. L'on ne sait jamáis qui des hommes ou des choses a pris l'initiative, ni qui a le dessus dans cette émulation bruyante. Les hommes ont-ils liberé les objets de leur discrétion coutumiére ou les choses encouragent-elles les hommes a donner de la voix ? Quoiqu'il en soit, la plonge, loin d'étre percue comme une gene, anime et stimule le repas, comme si les appétits, pour se déchainer, avaient besoin de se laisser porter par une vague bruyante. (A la campagne aussi un bon repas est bruyant et c'est le bruit qui entretient et prolonge une í'éte qui paraitrait vite interminable. Les étres n'ont pas besoin de se dégourdir les jambes ou « d'aller faire un tour ». lis se trouvent places ipso facto sur la place publique, sur le champ de foire le plus animé qui soit.) C'est que la communion des estomacs se fait par ce bruit qui se propage, se déplace, circule. C'est que le bruit rappelle á chaqué instant qu'on est la pour manger et faire du bruit á son tour avec sa fourchette, avec sa langue, avec ses dents. La rivalité des appétits commence et se poursuit par la compétition bruyante des fourchettes et des máchoires. Sous de tels encouragements, cer-tains en viennent á perdre le sens de leurs limites ou a les dépas-ser sans diííiculté. II est certain qu'en ce moment nous décrivons davantage la féte campagnarde ou le banquet que le repas du bistrot. Mais ne fallait-il pas les comparer, ne devions-nous pas amplifier certains traits afin de les délivrer et ainsi distinguer le repas du bistrot de tout autre repas au restaurant !

Nous avons enñn le devoir de replacer le Bistrot dans son environnement le plus pathétique et le plus vrai : celui de FUsine. — Le dernier bistrot avant la cáseme ou avant l'usine, c'était comme le dernier poste, le dernier symbole de la liberté avant un destin que l'on subissait mais que l'on n'avait pas choisi. Dans les deux cas, d'une facón curieuse, il y avait encoré quelques métres de terrain vague, une sorte de no man's land mal delimité avant la barriere fatale. Et quand ils sortaient de l'usine, les ouvriers éprouvaient dans cette zone indécise leur premier soulagement. On peut se demander pour quelles raisons ils y demeuraient si longtemps et en faisaient souvent leur bistrot atti-tré ? Les explications de style déterministe ne manquent pas et on peut les prendre en considération á condition d'y voir en méme temps un mode de vivre. L'habitude ? le terme est trop vague pour qu'on l'accepte et présuppose un commencement qu'il faudrait a son tour expliquer. Une lassitude certaine ? sans doute, comme des soldats en déroute et qui ne peuvent plus s'éloigner du front. Ils étaient á bout, ils laissaient leurs jambes les guider et du méme mouvement, ils avaient quitté le poste de travail, ouvert la porte du bistrot, s'étaient assis et on les servait, sans méme qu'ils aient á commander leur canon de vin ou leur chope de biére. Leur manque d'imagination ? la encoré nous voulons bien a condition de ne pas y voir un trait de caractére (primarité supposée) mais une marque de leur maniere d'exister et d'habiter le monde. Ils n'avaient pas assez de ressources phy-siqües et matérielles pour ouvrir un second front, une breche dans í'univers qui les étreignait, et constituer un second environ-

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nement qui aurait fait concurrence á celui que le métier leur imposait. II est difflcile de s'arracher á des lieux qui vous ont tenus attachés pendant des heures, tout comme l'on n'arrive plus á détacher son regard d'une eau dormeuse, monotone et sale. II y avait comme une cohabitation absolue et douloureuse de l'homme et de l'usine. Celle-ci demeurait leur unique horizon (d'autant plus que le reste de la ville leur était interdit), et la fumée qu'ils percevaient vaguement dans leurs songes n'était pas celle de leur foyer, de leur maisonnette mais de l'usine dont les fours conti-nuaient á fonctionner nuit et jour.

Nous n'ignorons pas les déterminismes d'ordre psycholo-gique ou social. Nous ne les récusons pas. Mais ils ne suffisent pas. En l'occurrence ils manqueraient a ce qui nous parait essen-tiel dans une poétique de l'espace urbain : quel type d'espace se déployait done á partir d'un tel bistrot ? sur quel horizon se pro-filait-il ? Cette coexistence de l'usine et du bistrot mérite d'étre étudiée, car il est rare que dans le visible se nouent de telles alliances qui semblent contraires a toute vraisemblance et qui se poursuivent cependant d'une faqon forcenée. Le bistrot en question était comme l'envers de l'usine et comme ce qui la ren-dait supportable (son odeur familiére, la disposition de ses objets était seule capable de faire oublier l'autre odeur, l'autre organisa-tion domestiquée et hostile des objets) mais il existait en fonction d'elle. Ceux qui venaient de terminer, rencontraient des camarades qui allaient commencer. Ceux qui avaient été renvoyés et qui étaient rongés par le désceuvrement et les soucis d'argent, y revoyaient leurs coéquipiers de la veille. Davantage et de facón plus curieuse, un ouvrier qui cherchait de l'embauche, y prenait des renseignements, y flairait en quelque sorte l'atniosphére du lieu oü il travaillerait peut-étre, et, de son impression, dependait parfois sa decisión. II interrogeait, enviant l'aisance des autres, faisant le point des plaintes et des récriminations, embarrassé comme un bleu a la caserne qui demande aux plus anciens ce qu'il faut penser du régiment oü il a été affecté (nous retrouvons encoré la le théme d'un univers viril, avec son processus d'initia-tion). Le bistrot participan aux jours de liesse de l'usine (la paye) et a ses heures de colére (la gréve, le renvoi ou l'arresta-tion de certains ouvriers).

C'était l'avant-poste des batailles qui s'annoncaient dures et longues. Aragón avec beaucoup de bonheur, a joué du bistrot pendant les gréves. La, on calcule, on s'échauffe, on revient á la luci-dité ; de ses fenétres, de ses rideaux on surveille « les jaunes » qui continuent á travailler ou les forces de pólice qui se font menacantes. II arrive que les vitres du bistrot soient cassées et que l'on y transporte les blessés á qui l'on donne les premiers soins. Ce n'est plus l'image du bistrot débonnaire, bon enfant oü l'on chahute mais d'un café héroique, engagé dans les luttes les plus dramatiques. Dans ees conditions, parce qu'il nouait des relations avec le monde du travail, l'intimité du Bistrot excluait toute complaisance á soi, tout repliement sur soi. Au Bistrot les consommateurs étaient dedans en ce sens qu'ils n'étaienl plus fond mais forme. En ce xxe siécle, les ouvriers étaient enfermes dehors : a la porte des magasins de luxe, des pares résiden-tiels, des palaces et simplement des restaurants ¡Ilumines, de

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tous ees lieux oü l'on vit dans l'aisance, oü l'on recoit les hon-neurs, oü Ton manipule l'argent, oü l'on vit une existence par-fumée, officielle, cajolée. Ils pouvaient imaginer par les jour-naux ce qu'étaient des « réceptions ». Ils n'étaient, eux, jamáis recus, et du coin obscur oü ils s'entassaient, ils pouvaient tout au plus épier la lumiére que laissaient filtrer les fenétres d'un salón. Certes a l'usine, ils étaient dedans mais parqués, bouclés et non point admis comme des invites d'honneur. Le Bistrot représentait pour eux un renversement existentiel et comme per-ceptif ; en lui et gráce á lui, ils étaient cette fois, dedans, admis á l'intérieur d'un cercle. Ils pénétraient pour une fois quelque part par rapport á quoi le reste existait en sourdine.

Voilá ce que semble prouver de surcroit le phénoméne de la parole au Bistrot : ce qui y frappait et ce qui frappe encoré dans les quelques bistrots qui demeurent, c'était l'emphase des gestes, le verbe haut, le verbe inutile, les déclamations et l'excés en toute expression, méme dans la colére. On serait tenté d'afíir-mer qu'il s'agissait d'étres frustres et simples, incapables de moduler et de modérer leurs attitudes, toujours entiers dans ce qu'ils disaient ou fairaient. Nous refusons cette explication réduc-trice qui ignore ce qu'il y avait de voulu, de joué dans leurs com-portements, toute une tradition qu'ils assumaient a leur compte et le plaisir qu'ils y prenaient parce qu'ils comblaient ainsi leurs aspirations. Nous dirons que, pour un temps, ils montaient sur la scéne, á condition de viaer cette expression de tout cabotinage et d'y voir une facón d'exister. Au Bistrot, l'occasion leur était offerte de ne plus étre confondus dans la foule anonyme et pas-sive des figurants que l'on ne prend jamáis au sérieux. Ils n'étaient plus cette main-d'oeuvre indéfinie dont on ne peut se passer mais dont on ne parle jamáis et qui est tout juste néces-saire pour" permettre á certains d'accéder á l 'humanité. Ceífe fois, ils étaient á l'intérieur du cercle magique, oü chaqué geste est vu, pesé, reconnu, oü chaqué parole est articulée et entendue, en an mot oü tout participe du prestige dont beneficie la forme. C'esi le reste du monde qui faisait queue aux portes du bistrot. C'étaient les passants solitaires qui guettaient avidement leurs propos et leurs gestes.

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L'URBAIN ET LA VILLE

Pouvons-nous jeter maintenant les bases d'une poétique de I'objet urbain ? Elle ne concernerait plus seulement les lieux majeurs d'une ville, elle tenterait de préciser les pouvoirs d'un qualiñcatif, pouvoirs susceptibles de s'exalter ou de disparaitre selon les circonstances. Ce terme d' « urbain » que nous avons deja souvent employé, mériterait d'étre precisé. II s'applique a certains objets essentiellement produits et consommés dans les villes avant de se répandre dans tout un pays. Au-delá de l'usage, il implique des valeurs implicites qui dépassent la puré ustensilité et qui sous-entendent un style de vie : celui-lá méme des villes. Dans la mesure oü les valeurs urbaines ont triomphé, nous devons nous situer en amont de l'urbanisation pour saisir de quelle facón elles se propagérent. Dans une troisieme accep-tion, nous entendrions par ce mot un ensemble de qualités poé-tiques qui reprennent, á leur compte, l'éclat de la ville, tout en dépendant d'elle moins strictement que les lieux. Ceux-ci qu'il s'agisse d'une gare, d'un meublé ou d'un square émergent d'une cité, supposent un environneraent qui soit de la méme páte qu'eux. Les objets urbains (comme, par exemple le frigidaire ou le téléphone) étant par nature maniables ne souffrent pas la méme détermination. De lá, des variations plus grandes : nous pouvons imaginer de tels objets dans un environnement naturel, saisir ce qu'il advient alors d'eux ou encoré nous demander ce qu'ils comportent d'urbain quand nous mettons entre parenthéses leur insertion dans la ville. De lá, aussi plus d'incertitude : nous ne pouvons douter de la destinée de ce meublé oü des honimes achevaient leur deséente dans le purgatoire des villes ; mais comment un objet, sans passé, sans enracinement véritable, peul-il opérer la constitution d'un monde á lui, a quoi nous: reconnai.s-sons la dignité d'un étre poétique ? Pour qu'il se déploie et pour qu'il rayonne, il faut, semble-t-il qu'il soit d'abord exige par le paysage' Ensuite nous cótoyons des régions voisines qu'il nous faut distinguer : l'industriel, l'urbain, la ville et nous devons montrer qu'elles ne se confondent pas.

Nous tirerons profiti de toute une somme de remarques judi-cieuses que la tour Eiffel a inspirées á Roland Barthes et nous nous permettrons de les infléchir en fonction de nos préoccup.i-tions. Nous croyons, en effet, que la tour Eiffel peut étre consitlt1-

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rée en fonction d'une vüle particuliére, en l'occurrence, Paris ou en fonction de l'épopée urbaine ou en tant que pur objet — et, chaqué fois, elle prendra une physionomie différente.

Le rapport de la Tour Eiffel a Paris n'est pas direct. Nous voulons diré qu'il ne suffit pas de la considérer córame un élé-ment de son paysage. Cependant elle joue un role d'intercesseur pour la découverte de la Capitale et il faut bien qu'á ce titre, elle entretienne avec elle des relations « obliques ». Des millions de touristes ou de provinciaux ont cru s'étre introduits dans la vie de la Capitale en la visitant. II ne saurait étre question de considérer cette croyance comme une illusion. Un rite lorsque son effi-cace est proclamé, acquiert une valeur inconstestable et com-inent posséder l'infini d'une ville sinon par quelques procedes magiques ? Ce rite d'inclusion ne manque pas d'étonner. En effet il ne s'agit pas, comme Roland Barthes le montre, d'un site naturel ou d'une ceuvre que la nature semble porter en elle á titre de virtualité. Tandis que le roe présage l'imminence d'un cháteau ou d'un sanctuaire, le Champ de Mars n'exigeait pas la tour EilTel et il n'existe pas de continuité entre les graviers de ce pare et les j ambages cíe fer qui s'élévent du sol. Elle ne peut prétendre offrir les cautions du sacre naturel ou d'un passé pres-tigieux qui, de tout temps, ont justifié les plus longs pélerina-ges. Le paradoxe devient plus choquant quand on se rend compte de ce qu'une visite initiatoire présuppose. II faut en general péné-trer dans le monument, y oublier le monde extérieur, tátonner dans la pénombre de la cathédrale ou du palais pour mériter les véritables lumiéres, bref s'enfouir avant d'émerger, mourir avant de renaítre. L'initiation á l'Autre et a l'autre état, á l'autre condi-tion suppose souvent que l'on aille du dehors au dedans, du tumulte á l'étrange sérénité, de la ciarte insipide á l'ombre recueillie. Rien de tel dans la Tour Eiffel, oü l'on demeure dehors, toujours á ciel ouvert, parmi des compagnons de voyage qui ont conservé leurs impermeables et leurs appareils de photos.

Comment nous introduit-elle done á la réalité de Paris ? II est bien évident, et c'est pourquoi nous n'y insisterons pas, que nous y dominons la ville de Paris, qu'avec un peu d'application, nous distribuons ses quartiers, ses autres monuments célebres. A pied, nous nous sentirions de connivence avec une ville á laquelle nous accordons notre respiration mais, de si haut, le génie peut nous manquer et Í'Í suffit de croire que notre regard posséde naturellement la circularité, Vamplitude d'une ville. Peut-étre devons-nous ajouter que nous accrochons a notre regard le ciel de Paris, lumineux ou grisátre, que reverbere telle^ ment cette ville. II ne faudrait pas non plus minimiser le role des petits métiers, de ees marchands de souvenirs ou de glaces qui avoisinent la Tour. lis révélent, en quelque sorte, le sacre, tant ils surgissent aux alentours des lieux les plus sublimes. C'est le familier qui vient se méler á l'épique ou au fantastique, la prose qui ne craint pas, en toute innocence, de cótoyer la poé-sie du monde. II faut bien que l'air devienne plus respirable, que les hommes trop essentiellement concernes par le sacre ou le Transcendant ou l'Histoire ou le Sur-urbain s'accordent quelque récréation. Dans le cas de la Tour Eiffel, nous y voyons encoré une autre détermination : le petit peuple de Paris que l'on

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croyait refoulé par la civilisation industrielle, pour le moins relegué dans les faubourgs, vient officier au cozur de sa ville. Enfln, á défaut de médailles, de reliques, d'objets bénis et d'eau mira-culeuse la tour Eiffel ressurgit á titre de fetiches, sous de múltiples formes : de taille différente, en ivoire ou en fer, en sucre, en pain d'épice, peu importe mais toujours égale á son essence idéale. Si répandue, elle ne perd pas ses pouvoirs dans une píate répétition, mais plutót elle envahit le globe tout entier, ce comp-toir d'Afrique Occidentale et cette petite ville de l'Ouest des U.S.A. et encoré cette ile de Polynésie. Nous aboutissons vite á cet axiome de l'imaginaire : Paris existe, puisque la Tour Eiffel en a ainsi decide. Toute cette description nous montre a quel point ce monument se tourne vers une ville déterminée a laquelle il nous introduit. La posséder, cela ne revient pas, tache impos-sible, á la dominer effectivement mais á en mimer la possession pendant quelques instants, puis á se savoir integré et reconnu par elle.

Mais n'est-il pas encoré plus vrai de relier la Tour Eiffel a la vie urbaine, á l'épopée urbaine, a ce siécle Saint-Simonien qui voulut révolutionner la face du monde, construiré des chemins de fer, percer des isthmes, combler des mers, joindre des conti-nents, survoler des chaines de montagne ! Nous ne pouvons nous étendre trop longuement sur ce point mais nous sentons bien que des liens invisibles associent les uns aux autres, l'industrie, le capitalisme, une certaine démocratie, l'esprit d'entreprise, l'oc-cidentalisation du monde, le goüt de l'artiflce — et cette réussite surprenante ; la Tour Eiffel, elle aussi destinée á étre parlée dans le monde, visitée par des races différentes, a imposer « sa laideur industrielle », á manifester ce que peut le travail hu-main, á tenter ce que la Tour de Babel n'avait pas su teñir. Elle implique, de la maniere la plus patente, une rupture avec le passé, avec tous ees clochers, ees domes, ees basiliques, ees palais que la dévotion au roi et a Dieu avait eleves. Elle se veut en fer, avec des poutrelles apparentes, sans faux semblant. Elle ne cherche pas a se justifier en répétant un autre monument. Elle dédai-gne les matiéres nobles comme la pierre ou le marbre ou les ivoires ; elle tourne le dos, dans sa conception, á ce qu'on a pu entendre, chez les classiques, par beauté, c'est-á-dire un equilibre, une harmonie des formes, un respect des canons tradition-nels. Quand elle est apparue, elle a pu sembler un acte de déri-sion parce qu'elle manifestait l'ére industrielle, la oü l'industrie n'avait que faire.

Nous découvrons done un second aspect de la Tour Eiffel Son évocation est comme une signature qui peut diré une ville (Paris) ou la ville (la modernité). Nous pourrions réduire cette dualité en disant qu'elle répond a deux niveaux de symbolisme. Le touriste, l'étranger en visite la confondraient avec Paris dont elle est un symbole au méme titre que Notre-Dame ou que la place de la Concorde. Les poetes, les hommes de l'art seraient sensibles á la nouveauté qu elle représente et á laquelle d'autres réalisations du méme style succédérent. On retrouverait dans le temps cette méme distribution. Elle fut, á son apparition, un signe grisant de modernité, elle ouvrait de nouveau la querelle des Anciens et des Modernes. Certains l'aimaient au méme ti I re

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que le zinc, les tramways, l'électricité, les fetiches d'Océanie et de Guiñee, que les livraisons á cinq centimes, pleines d'aventu-res policiéres (á la fin tu es las de ce monde ancien... tu en as assez de vivre l'antiquité grecque et romaine). II importait alors assez peu qu'elle füt élevée á Paris. Puis elle aurait, malgré tout, vieilli et elle serait devenue un élément du paysage de cette ville. On peut á la rigueur admettre cette división. Elle ne dissipe pas totalement une ambiguíté qu'il ne faut pas faire disparaitre puisqu'elle existe. Dans beaucoup de circonstances, la révélation d'une ville et celle de la ville se confondent ; il est impossible de les distinguer et, pour diré vrai, la découverte de la ville, du carac-tére grisant, excitant, fantastique d'étre dans une grande ville semble souvent Vemporter sur l'appréhension de cette ville-lá. Mais, dans une ville comme Paris, si pleine de son passé, la Tour Eiffel a vite rejoint la légende de la Capitale. Nous ne pouvons ignorer qu'elle a surgi dans une époque prétendue heureuse, qu'elle a servi pendant la guerre. II ne s'agit méme pas d'un savoir explicite. Je n'y réfléchis pas et, cependant, en une imagination confuse, je pressens qu'elle a une memoire, qu'elle a connu le Paris obscur de la défense passive, que des Allemands, pendant quelques années, en prirent possession. Je ne peux jamáis m'en teñir au présent ; les heures de gloire ou d'amertume refluent de la ville sur cet objet métallique qui lui paraissait étranger — et, á l'inverse, la Tour Eiffel perd de son autonomie premiére ; elle devient un repére perdu, retrouvé par celui qui se proméne dans cette vaste ville, elle tire á elle un certain quartier de plus en plus résidentiel, elle modifie une Seine qui n'est pas celle, par exemple, de Boulogne-Billancourt. Elle brille ou elle dignóte dans la nuit de Paris, dans les quatorze juillet de Paris ; des milliers de Parisiens ou d'étrangers en apercoivent les feux en méme temps que moi — et fugitivement, je me rends compte de cette ville qui se nomme Paris.

A quoi tendait exactement cette amplification de la Tour Eiffel ? A dévoiler l'une de ses possibilités d'apparaitre, plus précisément á montrer comment elle devient une personne, une présence diffuse, une mémoire sourde. Elle s'enfonce dans le temps, elle se déploie dans l'espace, elle perd ses contours pré-cis pour se fondre en jouissance, en spectacle de Paris et cette émouvante métamorphose s'opére quand nous la relions a la présence d'une ville particuliére : Paris. Mais comme nous le fai-sions remarquer, il nous est possible également de la percevoir comme une composilion métallique, sans référencc au temps et a son environnement. Le mode d'approche transforme á nouveau l'apparaitre de la tour Eiffel. Elle se donne comme un pur objet, sans histoire, ou du moins, l'histoire se relegue du cóté de l'anec-dote de cet ingénieur á qui il devait ensuite arriver tant de mal-heurs. Dans une visión objectale, Roland Enrthes voit en elle l'image d'un « jet » : cette image est tres riche puisqu'elle implique un mouvement rapide, comme un emporíeu.ent de celui qui la propulsa dans le ciel et une emprise du fer sur l'espace. Sa constitution interne renforce l'impression d ensemble : en effet, « les lignes transversales, la plupart obliques ou anondies, sem-blent relancer la montee et l'horizontale ne s'er.'pate jamáis ». Elle est un pont puisqu'elle resiste aux éléments, pdisqu'elle en-

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jambe, puisqu'elle relie la terre au ciel. Nous pouvons, á cel ins-tant de, la description, oublier sa situation parisienne qui importe peu. Nous nous apercevons d'une dualité de sens qui ne se recou-vrent pas tout á fait. Si elle est un objet aérien, si elle parait symboliser l'ascension par sa légéreté, sa taille élancée, nous nous engageons dans une poétique « élémentaire ». Si elle appa-rait comme un prodige de la technique, elle ressort d'une dyna-mique : elle a été forgée, martelée par l'homme ; elle est Fceuvre du travail humain et le spectateur s'émerveille de la voir sans cesse jaillir. Certes nous n'avons pas quitté le registre de la métaphore aérienne mais l'accent devient différent puisqu'on admire une praxis, un faire plus qu'un étre. Nous revivons l'aventure de l'homme et, d'une facón assez paradoxale, c'est á ce niveau que les rapports avec l'histoire paraissent les plus dis-tendus. Nous nous placons, en effet, dans le pur instant, á cet instant oü une oeuvre jaillit et déchire le temps. Considérer la Tour Eiffel achevée, ce serait l'alourdir, la doter d'un pesant étre-lá. Nous vivons et nous revivons son commencement.

Poussons plus loin cette distinction. Délivrons la Tour Eiffel de tout parisianisme. Eprouvons seulement son existence métallique et nóus la rangerons du cóté des grues, des élévateurs, des poutrelles. II importe peu que l'une debouche sur le panorama d'une capitale et que les autres se découpent sur des terrains vagues ou des quartiers en construction. Le metal, le bruit des pas sur le metal, la vue du vide á travers les poutrelles suffisent á ra-vager l'horizon, á susciter des poursuites, des vertiges, des suicides, des révisions de conscience. Ce qui compte, ce n'est plus la ville mais l'avant de la ville, en ce moment oü il faut labourer le ciel et la terre avant qu'une cité ne surgisse. C'est sur les ponts, á la proue des navires, sur les lieux de passage et d'ouverture, dans les avant-postes de l'espace que le vent souffle de cette maniere. Debout, sur cette plate-forme, nous quittons la terre nourriciére ou plutót le goudron d'une ville écoeurant de tiédeur et de com-plicité. Nous accédons á l'existence métallique des cites futures. Est-elle méme un objet determiné ? Elle cesse d'avoir un nom, elle devient un curieux insecte, un clitoris ou un phallus d'acier, un étre fascinant, étrange, inquiétant.

Seulement, en tant que pur objet, elle ne perd pas encoré tout rapport avec la découverte de Paris. En nous transplantant dans un ailleurs, elle nous métamorphose, elle nous permet d'accéder a ce Paris dont nous révions. Nous passons d'un dehors mitigé, quotidien, celui des rúes ou encoré du Champ de Mars á un dehors qui nous enivre — face au ciel, aux nuages, aux rafales de vent. Le cri célebre « a nous deux Paris » devient un plus authentique « á nous deux, Paris et la liberté ». « Les mariés de la Tour Eiffel », « Les suicides de la Tour Eiffel », « L'homme de la Tour Eiffel », des titres pour livres á couverture bon marché et qui confondent l'aspiration a la vie moderne et a la plus grande ville de France. Le bonheur ou la mort y deviennent dioses possibles, imminentes. Et comment accoster une ville, si ce. n'est a partir d'une si pleine mer ou d'un ciel si vide, a partir d'un cceur prét á aimer ou á mourir — sans partage.

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II nous faudra tenter de prouver que des objets usuels pos-sédent assez de ressources pour propager un mode d'étre qui n'est pas sans rapport avec la ville. On voit done que nous refu-serons deux directions possibles. L'une s'en tiendrait á l'usage, á la fonction et elle parlerait d'une beauté industrielle ; l 'autre chercherait, a la facón des surréalistes, a essayer un regard neuf qui léverait l es rout ines de la perception et tout objet, en vertu d'une rencontre hasardeuse, pourrait alors nous harceler de son étrangeté. Nous essayerons de montrer que le plus-étre de tels objets tient simplement a leur émergence urbaine.

D'abord une étude « urbanistique » du téléphone devrait nous débarrasser de l'idée d'une technicité froide, impersonnelle. Méme l'équivocité fondamentale d'un tel objet ne signifie pas l'indétermination des étres qui ont perdu leur « ame ». Elle s'apparente plutót aux sautes d'humeur, á la griserie théátrale de la ville et, chaqué fois, elle engage le debut d'une conduite. Le Téléphone se métamorphose non par manque de caractére mais pour essayer des masques, des équivalences. II devient. Un miroir : certaines femmes, en téléphonant, se composent un visa-ge, elles mettent de l'ordre dans leur chevelure comme devant une glace. Une cigarette : certains étres prennent le téléphone ner-veusement, tirent sur lui comme pour aspirer une bouffée de voix humaine, révent a loisir, comme lorsque l'on fume pour tromper son ennui. Une cravate, un insigne : certains hommes d'affaires quand on les prive de leurs appareils, éprouvent l'impression d'étre ñus, démunis de toute dignité sociale et ils cherchent a tátons Fobjet qui leur rendra leur puissance.

Considérons maintenant le Téléphone dans un lieu ouvert á la ville. Comme nous l'avons remarqué a propos du café, il suffit qu'il se situé dans une cabine publique pour qu'il change d'allure. II se preleve comme un reíais dans cette course folie des existences qui se poursuivent á travers toute une ville. Nous devi-nons un enchevétrement de Communications, de désirs conjoints ou contrarias, de malentendus et d'explications. La ville, point de la rencontre et de la clandestinité, la rué, lieu de la prosti-tution, ce chiffre n'est pas faux mais trop rapidement dit. Cer-tes, les gens se bousculent, se caressent du rgard, se frólent dans les avenues mais la cabine téléphonique du café ou de la

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poste ne nous donne-t-elle pas un spectacle plus convaincant ? D'innombrables mains tiennent ce récepteur qui garde la tié-deur humaine, des lévres différentes ont murmuré devant le méme micro et mélent, oh sacrilége, des aveux, des noms, des adresses qui ne devraient jamáis se confondre : les noms d'une vieille mere malade, d'un souteneur, d'un indicateur de pólice,, d'un chef syndicaliste, d'une maitresse, d'une cousine qui arrive de province. Sur la cloison de la cabine, on a inscrit des mots d'espoir, esquissé des grafflti obscénes, écrit des números. La cabine ne se désemplit pas, l'air ne se renouvelle plus jusqu'á devenir pesant et le téléphone se prostitue a longueur de jour-née. II continué á se vendré contre un pauvre jetón, éreinté, écceuré, esquinté, tandis que les premiers néons s'allument et que d'autres consommateurs remplacent les habitúes de l'aprés-midi. Un téléphone publie comme il existe des filies publiques.

Et la présence diffuse, ardente de la ville n'apparait-elle pas encoré, dans toute son épaisseur, avec les messages des « amants maudits » ! Pourquoi, chez eux, ce besoin de téléphoner ? Est-ce seulement pour vaincre l'absence, pour manifester qu'ils conti-nuent á penser l'un a l'autre. Ce serait alors un pis-aller et nous ne le croyons pas. La distance que suppose toute communication téléphonique, n'a plus ici le méme sens. En general elle signifie un éloignement physique que l'on peut ou non déplorer. Dans le cas des « amants maudits », elle prend l'allure d'une distance sociale : l'impossibilité oü ils sont de se reunir et de se ren-contrer, comme ils le souhaiteraient. Elle représente l'ensemble des conventions, des tabous, des préjugés qui les séparent. Elle sous-entend les forces de dispersión d'une ville et, sans cette brü-lure jamáis satisfaite, seraient-ils encoré des amants ? Le téléphone devient un allié furtif, comme les coups d'ceil cómplices, comme la poste restante, comme les rendez-vous extorques au Destin, comme les taxis qui luttent contre l'embouteillage des rúes et comme les couloirs du metro que l'on traverse a toute háte. II symbolise cette passion terrible d'une ville faite pour séparer et pour unir, pour tout refuser officiellement et pour tout prodiguer clandestinement. Les amants se séquestrent mutuel-lement, non dans un cháteau ou dans une chambre mais par tous ees appels répétés qui les confirment dans le sentiment d'une possession exclusive. Ils prennent conscience de l'absence épaisse qui caractérise une ville et qui nous échappait quand nous la traversions. Leurs paroles deviennent précieuses parce qu'elles échappent aux bruits innombrables et divers d'une cité : lá-bas, la traversée d'un carrefour dangereux, ailleurs une musique lancinante ou le gémissement d'un homme qui agonise tandis que leurs messages confies a l'appareil se distinguent de la caco-phonie urbaine et acquiérent la dignité d'une forme verbale pri-vilégiée.

Le Frigidaire nous semble fournir un exemple plus riche encoré car il présente des couches d'urbanité qui ne sont pas toutes du méme ordre et qui n'auront pas la méme valeur. D'abord on pourrait diré que le Frigidaire apparait sous le signe de Vélectro-ménager dans une ville effervescente, ravie de s'éblouir et de vivre sa modernité. Méme a ce niveau inter-médiaire, le milieu technique s'efface au profit d'une ville qui se

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grise de tout ce qui bouleverse sa maniere de s'éclairer, sa maniere de consommer. Puis si nous libérons le frigidaire de ses entraves, de ses attaches (la cuisine), nous verrons mieux quel type d'espace il suscite : non pas nécessairement celui de la ville, mais plutót une étendue Manche, indeterminable oii le fouillis du donné disparaít. Enfin, nous considérerons l'étre méme du frigidaire, les objets qu'il appelle, les conduites qu'il suscite, comment il dénature les aliments. II devient un étre civil, plein d'urbanité parce que plein d'artifices mais il faudra préciser ce dernier terme qui demeure imprécis.

En premier lieib, il nous paraít intéressant de voir comment l'utilitaire, le prosaique peuvent se redoubler, dans une ville, sous une forme fantastique. Dans le ciel des réves et des aspi-rations confuses, le Frigidaire comme l'électro-ménager se taillait une place á part. L'électro-ménager c'était l'alliance imprévue de deux mots, un salón qui se tenait annuellement á Paris, une foule d'annonces publicitaires, d'images dont les autres commerces ne disposaient pas. Ce fut, en un sens, le symbole d'une nouvelle époque. Un tel privilége se comprend si Ton pense aux vertus de l'électricité. Le monde s'illuminait, les villes se livraient a une débauche de lumiére ; les zones d'ombres et d'incertitude recu-laient. II n'y aurait plus de vraies nuits mais des heures noc-turnes encoré plus étincelantes, plus folies et plus grisantes que les moments de la journée. Si l'on voulait aller plus loin dans cet entrecroisement des symboles et des influences, nous nous apercevrions que l 'art négre, le jazz n'apparaissent pas par hasard au méme moment. Seraient-ils l'antithése de cette élec-trisation de l'univers, la masse du continent noir redonnant a nos rivages un peu de cette obscurité qui venait a lui manquer, comme on manque d'eau ou de pain ? En un sens oui, mais d'autre part, la nuit, comme on l'a dit, est le jour des négres. Sans effort, avec leurs rires, avec leur jazz, avec leurs dents adatantes, avec leur démarche souple et leurs yeux qui voient si bien, ils font, des nuits d'aprés-guerre, des jours encoré plus étin-celants. Ils ébauchent, avant l'aube, des soleils flamboyants ou plutót la lumiére ne vient plus d'ailleurs, d'un astre lointain ; elle se propage en volutes chaudes, incandescentes á travers la féte des rúes. L'électricité a pu symboliser un monde qui se mettait á vivre a un rythme nouveau. Acheter un poste de radio, un frigidaire, c'était communiquer immédiatement avec la fée Elec-tricité, se sentir le contemporain des pilotes qui traversaient les océans et des savants qui faisaient avancer la physique á pas de géant. Le public découvrait avec ravissement des appareils aux formes bizarres, aux bruits insolites et qui formaient a eux tous une famille étonnante : l 'aspirateur, le frigidaire, le fer á repas-ser, le poste de radio... Les hommes étaient habitúes a reunir dans un méme registre mental toute la futaille qui est de bois ou toute la quincaillerie qui était de fer mais quel était le déno-minateur commun de ees nouveaux existants faits d'émail ou de caoutehouc ou de bakélite !

En second lieu, le Frigidaire lorsqu'on le rapporte á la derive d'un homme traque, ouvre un espace nouveau qui exclut les chaumiéres, les prairies, les villages. Le monde se constitue de villes et d'escales breves : des studios, des motéis, des ranchs,

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mais jamáis des places de village, des églises, des labours. 11 accompagne plus que l'auto l'homme dans une derive qui tía-verse un espace désormais neutralisé. Nous parlerions d'un anti-ruralisme plutót que d'un parti pris de l'ürbain, a condition de ne pas affecter d'un signe négatif une attitude qui comporte une visión certaine du monde. A juste titre, les romans policiers nous ont revelé á quel point le frigidaire pouvait impliquer un traje t. II est parfois le seul compagnon d'un homme qui méne une vie solitaire, dangereuse. Ce dernier a trouvé une planque tempo-raire ou encoré il a loué depuis peu un appartement. II ne s'aban-donne á personne et méme il se méfie des objets : le téléphone qui peut lui transmettre un message redouté, la televisión qui depeint en images les tableaux d'une civilisation harmonieuse á laquelle il ne croit pas, le journal oü sa photo apparaitra un jour ou l'autre. Dehors, des ombres se profilent dont il faut deviner le sens : les feuillages des arbres, les nuages ont perdu leur inno-cence. II reste cette masse rectangulaire qui ne dissimule rien. qui ne se fronce pas comme des rideaux, qui ne se rabat pas brusquement comme des volets. Le Frigidaire n'a pas assez de duplicité ou d'áme pour trahir, pour devenir un indicateur comme tous les autres existants. II appartient á la race des poteaux télégraphiques, des blockhaus, des étres simples et sans détours. — En outre, le Frigidaire comme la douche, comme le rasoir électrique sollicite des gestes que l'homme traque accom-plit mécaniquement ou plutót qui ignorent le drapé de la rétho-rique. On ouvre le frigidaire avec des gestes simples, ellicaces. L'homme qui méne une vie dangereuse, le detective, le criminel, l'étre en marge des lois, haissent les phrases, l'éloquence creuse et mediocre. A ce moment, le silence prend un sens positif, il n'est plus absence de bruits mais calme, reprise en main de soi, possession de tous ses moyens. Avant un coup dur qui nécessite du sang-froid, un minutage serré des opérations, des risques considerables et aussi un enjeu important, cet homme se rase, vérifie avec soin son armement ou un itinéraire et ouvre son frigidaire, sans bruit, sans y penser : au-delá de la parole, déjá au niveau des réflexes qui anticipent les intentions de l'adversaire.

Dans sa fuite, l'homme traque rencontre toujours le méme décor et en particulier l'inévitable frigidaire. Que signifie cette permanence ? Que l'homme ne peut s'échapper á lui-méme, qu'il demeure en place au moment oú il franchit des distances considerables ? Sans doute mais, selon nous, cette identité du décor n'immobilise pas l'action. Elle nous parait plutót une facilité accordée á la derive de l'homme. II y trouve comme des reíais, il va ainsi de motel en motel ou encoré il emprunte une voiture qu'il abandonne avant d'en relouer une autre semblable dans une ville lointaine. D'autre part nous n'avons plus affaire a des truands singuliers, dont la carrure puissante contrastait avec nos chétives épaules. Le criminel, le hors-la-loi tue dans la foule, avec son chapeau et son impermeable impersonnel, il n'attire l'al-tention de personne sauf parfois celle d'un detective tout aussi neutre que lui. Ce décor anonyme que nous évoquions a propos du frigidaire contribue done á proteger la fuite de rhomine traque. Certains animaux deviennent pierre ou morceau de bois ou excrément pour échapper á la prise de leur ennemi. Le. Iwrs-la-

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loi moderne pose sa silhouette auprés du frigidaire et des autres objets industriéis ; ils se fond dans la masse des consommateurs mondiaux de la civilisation industrielle. Dans la rué deserte, son ombre gigantesque l'annoncait autrefois comme un homme dan-gereux. Dans son studio avec le bac a douche et le frigidaire, il n'est plus qu'un locataire vaguement désceuvré et triste parmi d'autres locataires, représentants de commerce, agents d'assu-rance, experts comptables.

Considérons les espaces ouverts respectiveinent par le Frigidaire et par le Téléphone. Ce dernier parce qu'il relie les hom-mes entre eux sans la médiation rude, escarpée des chemins et des routes, laisse bel et bien tomber sur l'espace une nappe de blancheur. Son fll umbilical, obsédant de fragilité, prend de l'im-portance. Notre vie ne tient qu'á un fil, celui du téléphone et il suffit qu'on le sectionne pour que tout espoir disparaisse. Aussi l'image répandue dans beaucoup de romans policiers nous parait-elle conforme á une certaine vérité objectale. Les habitants d'un ranch ou le locataire d'un studio s'apercoivent que la poste ne répond plus á leurs appels et que les íiis ont été coupés. A ce signe, ils reconnaissent que la situation se gáte et qu'ils ne sont deja plus de ce monde : ensevelis dans une nuit de silence, mures dans leur maison comme sous une pierre tombale. D'autres découvertes confirmeront leur pressentiment : par exeinple s'ils vivent dans une résidence luxueuse ou dans un ranch, les chiens de garde ont été empoisonnés. Tout ce qui se fait entendre a été mis hors d'état de donner l'alerte. De fait, ils auraient dú s'apercevoir depuis longtemps de cette neutralisation extraor-dinaíre de l'espace. Le téléphone sert de révélateur d'une situation acquise. La nature avait cessé de bruire ; le monde se con-tentait d'émettre des signaux optiques ou acoustiques qui pou-vaient tragiquement ne plus nous parvenir. Le frigidaire comme le téléphone ouvre done une méme étendue, homogéne et iden-tique á elle-méme, dans laquelle les reliefs, les soubresauts, les dissgmétries, les callosités de l'ancienne campagne ont été abo-r lies. Seuls les dévoilements changent. Le premier incitait á une derive perpétuelle qu'aucun accident de terrain ne retarderait ; le second nous laisse entrevoir qu'une masse de blancheur et de silence nous encérele.

Le Frigidaire va-t-il a nouveau nous instruiré sur la ville ? L'armoire frigorifique moins innocente servirá á cacher ce qu'il y a de plus encombrant dans un crime : le cadavre. En effet le frigidaire, á une certaine température, permet d'arréter le temps. Si la plupart des appareils ménagers permettent d'en gagner, le frigidaire a pour fonction de le suspendre. Nous ne nous éton-nons plus de consommer des gibiers presque vivants au bout de quelques mois. Nous sommes davantage surpris que l'on puisse déplacer de la méme durée l'assassinat d'un homme et que l'en-quéte, les sanglots, le deuil puissent démarrer au printemps, si le crime a été commis á l'automne. Et cette fois l'on fait mourir la victime d'une maniere plus convenable : l 'ambulance fait actionner sa siréne comme si elle pouvait remonter une aussi longue durée. II y a dans une telle mise en scéne autre chose qu'un contre-point burlesque. L'extravagant rejoint et revele le quotidien. On ose manipuler la mort et les maquilleurs de cada-

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vies tiennent boutique en pleine ville. La violence parait excusable lorsqu'elle est froide et séche. Le criminel doit savoir user d'un pie á glace, d'un revolver, connaitre en outre les clauses compliquées d'un contr.at d'assurance, la législation des sociétés anonymes et parfois encoré savoir congeler le cadavre qui lui échoit. Au contraire, dans les crimes campagnards, c'était comme un orage de juillet qui éclate au cours d'une discussion ardente, une bouffée de chaleur, des visages qui rougeoient sous l'émotion et enfin une débauche de sang qui rejaillit sur les mains du criminel, sur les murs. D'un cote Y « urbain », de l'autre le « rural ». Nous voulons diré que le crime, méme commis en pleine campagne, a été rendu possible par l'éducation, l'imagerie, le décor des villes. Ainsi la civilisation urbaine nous avait d'abord permis de révéler l'étre du frigidaire et voici que maintenant cet objet nous dévoile une ville que nous ne voulions pas connaitre.

Nous tenterons enfin de considérer le frigidaire en lui-méme. Une poétique du Frigidaire nous parait possible parce que les initiatives de cet objet sont assez fortes pour susciter un décor et pour imposer un style. Ainsi par blancheur ne faudrait-il pas entendre á son sujet une couleur déterminée mais une maniere d'exister et de vibrer, une modulation personnelle. Certes elle a d'abord signilié de valeurs en cours parmi la bourgeoisie du xx" siécle : la propreté, l'hygiéne, la netteté. Mais nous pouvons, par un jeu de connotations, libérer la blancheur de ce mora-lisme. II faudrait l'opposer au rougeoiement de la cuisine tradi-tionnelle : la braise ardente, les flammes, l'átre, les cuivres, la chaleur dans le dos ou dans les mains, les étincelles dans le regard, autant de manifestations de l'empire du Feu. Si la blancheur du frigidaire a tout envahi, si elle se trouve encoré dans la netteté des gestes, dans la forme géométrique des éléments et la jeunesse du fórmica, dans la prestesse des repas et l'absence de mystére des placards fonctionnels, le rouge de la braise s'éten-dait sur toute la cuisine, et se lisait immédiatement sur les jam-bons qui fumaient, sur la gourmandise des lévres, sur les joues de la cuisiniére qui s'affairait. Le Frigidaire se dévoile aux heures Manches de la nuit. Pensons á l'homme qui rentre tard d'une facón exceptionnelle. II penetre et emporte avec lui le froid de la nuit, de la rué. II demeure encoré pendant quelques instants un étre du froid et voilá qu'il reconnait avec plus de compré-hension un frigidaire qui lui paraissait un peu étranger. Une conduite exploratrice devient possible. Certaines images publici-taires nous semblaient justes quand elles représentaient un homme en tenue de soirée qui ouvrait son frigidaire. II eut été ridicule si, dans cette tenue, il avait entrebáillé un placard. Seúl le Frigidaire convenait á une telle cérémonie solitaire, á l'heure oü les lévres de la nuit se givrent et oü les plastrons des smokings se font livides.

Cette méme blancheur se retrouve dans les associations spontanées qui se nouent entre le frigidaire et certains alimenls : non point l'aloyau dont la rougeur blémirait mais le poulcl, des victuailles, le veau froid ; non point le camembert qui toujours s'épand et se répand mais les crémes, les yogourts, les l'romagcs blancs, saisis, arrétés en pleine jeunesse, avant le temos (les fermentations ; non point le gros rouge, compagon liiihulciil el

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moqueur mais le champagne, illusoire breuvage á l'écume petulante. Ce ne sont pas les mémes étres qui habitent une pensión de famille balzacienne et un cháteau stendhalien. De méme les aliments, les étres qui se logent dans un frigidaire ne peuvent étre de la méme race et de la méme famille que ceux que l'on range dans un placard. En general ils sont sueltes, minees, enne-mis du tapage et des effusions, légérement indifférents.

Le Frigidaire a pour fonction de transformer les aliments que l'on y dépose et tout d'abord ceux-lá méme qui ont quelque affinité avec lui. Quoi de commun entre I'ceuf que l'on retire du frigidaire, que l'on va jeter dans le mixer pour obtenir un mélange savant — et I'ceuf que l'on déniche dans une grange et que l'on gobe encoré tout chaud ! De méme, vous sortez du frigidaire une sorte de caillou jaune. Descartes pensait la perma-nence du morceau de cire malgré ses variations sensibles. C'est qu'un morceau de cire ne se consommé pas. II se voit, il se manipule, il se traite á distance. Nos rapports avec le morceau de beurre sont plus immédiats. En changeant d'état physique, le morceau de beurre change d'identité. Surgelé dans le frigidaire, il n'a plus le méme étre. / / a renié ses origines, la prairie, l'étable, tout ce qu'il y a de mousseux, d'humide, de maternel dans le lait. Du beurre dur, voilá qui parait aussi absurde qu'un trian-gle a quatre cotes ou qu'un Dieu imparfait selon les théologiens. Le beurre c'est l'excellence et la perfection du lait, et le beurre doit résumer la bonté du monde. II semble fait pour étre étalé, pour se préter docilement á nos intentions. Une fois beurrée, la tranche de pain se hisse a la dignité de tartine et que de réves dans une main qui rend justice á tous les points de la surface d'une tartine ! Oui, le beurre frigorifié se radoucira mais nous n'oublierons pas notre déception et notre rancune.

Généralisons cette analyse du « morceau de beurre ». Le Frigidaire n'a pas pour hypocrite mission de conserver un aliment sous sa forme originelle mais de le faire passer de Vétat de nature á Vétat de culture. A la différence des autres médiations comme les opérations de bouillir, de frire, de cuire, il transforme les aliments en les laissant, semble-t-il, dans leur premiére apparence. II suffit que l'aliment y séjourne pour qu'il nous soit restitué sous un autre étre, comme s'il avait accompli un long détour. II importe peu que les aliments y soient demeurés un temps plus ou moins long. C'est cette pause dans le frigidaire qui constitue en soi un circuit, un exil puis une odyssée incommensurables au temps des horloges. Les fruits pour prendre un exemple qui paraitrait défayorable á notre thése, n'ont müri ni blémi. lis ont la physio-nomie que nous leur connaissions la veille quand nous les enfer-mions dans le frigidaire, et cependant méme s'ils n'ont pas vieilli, ils n'en ont pas moins perdu leur fraicheur, c'est-á-dire cette immédiateté idéale qui irait des champs, au marché, á la main qui pelle et á la bouche qui savoure. Dans une civilisation urbaine, si le frigidaire n'existait pas, il faudrait l'inventer. Sur une terre oü les fruits et les viandes se conserveraient sans risque de périr et de pourrir, il faudrait encoré les enfermer dans une chambre froide pour les mater, pour oublier leur origine naturelle, c'est-á-dire inquietante, pour leur faire accomplir ce long voyage au terme duquel ils reviennent sous forme de den-

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rées consommables destinées de toute éternité á l'homme. Dieu nous avait donné la terre en partage mais l'impératif demeurait vague et les moyens incertains. Le frigidaire plus que le papier cellophane nous permet d'emballer les bceufs, les moutons, les pamplemousses et d'y reconnaitre des cótelettes et des salades de fruits. La viande y perd sa crudité palpitante, son goüt de sang. On oublie qu'elle fut béte bélante, broutante puis béte égorgée et écorchée. Le frigidaire l'a métamorphosée en une denrée consommable au méme titre que les crevettes décorti-quées, les ice-creams ou les jus de fruits.

Aussi le Frigidaire, cet élément d'un intérieur, ressemble-t-il a ce qu'il y a de plus extérieur dans une ville : á la vitrine. Parce que les objets y sont rangés avec soin. Le frigidaire delegue á chaqué catégorie d'objets sa place : lá les bouteilles, ailleurs les ceufs et le beurre, l 'hydrator pour les légumes. II faut une certaine mauvaise volonté pour contrairier cet ordre, tandis que le rangement d'un placard, au contraire, est toujours a faire. Une vitrine encoré parce que les objets y sont éclairés. Un intérieur comporte toujours de l'ombre. La femme tirait de la pénombre, de la poussiére et comme du temps et de l'oubli les objets qu'elle empruntait. Avec le frigidaire nous assistons a un phénoméne inverse. Nous ne pensons pas seulement a la lumiére qui éclaire les aliments. Minéralisés, nimbes de froid, les aliments ont acquis un éclat et une dureté lumineuse qu'ils vont perdre en se posant sur la table de la cuisine. Les légumes se sont eux-mémes durcis. La tomate a concentré le meilleur de sa rougeur, les épinards crient de verdeur. Nous avions l'illusion de soustraire cette viande, ees légumes, ees fruits á l'obscurité et de leur donner de notre ciarte — et voici qu'ils nous éblouissent et nous aveuglent.

II arrive que certains frigidaires aillent vieillir á la campagne. (On y entasse toutes sortes d'objets et d'aliments.) Ils s'essouf-flent au lieu de creer, sans faiblesse, un lambeau d'espace astral, au lieu de glacifier leur propre néant jusqu'á l'extérioriser en une belle surface lisse. Ils prennent une allure piteusement débon-naire, tant il est vrai qu'ils ont pour mission de constituer une ligne idéale de démarcation entre la campagne et la ville, de vastes communautés et une cellule plus étroite, entre la tradition et l'artifice, le respect des saisons et la maitrise du temps.

Abandonnons les objets issus de la technique et considérons comment dans une ville les éléments naturels, eux aussi, s'urba-nisent. Ce que nous allons diré de l'un d'entre eux (la pluie) vaudra pour une cité plus récente. La Ville, quoiqu'elle dise, ne verse pas dans l'immense cuite de la nature (la campagne) qu'elle prétend rendre á cette derniére. D'abord elle est, elle-méme, nous í'avons dit, Nature. Elle produit, elle féconde, elle souffre en vcilu de sa nature premiére tout comme les plantes suivent la combo de leur destinée végétale. Ensuite elle s'enivre plutót des qucl-ques prémisses qui lui rappellent une campagne perdue el qu'elle rencontre dans son empire. II lui suffit de si peu pour iiwcnlcr tout le printemps ou tout l'automne du monde. (Ce serait l'in-

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verse de la poésie des ruines ou dans un décor de ronces et d'herbes nous imaginons qu'il y eut autrefois des rúes, des temples, des nomines.) Et, pendant longtemps, les signes de la vie végétale ou animale ne lui ont pas manqué. Un cheval montait la butte de Montmartre, il ahanait, ses muscles saillaient et les passants sympathisaient de leur souffle avec l'effort de la béte. Parfois cette derniére tombait inanimée sur le pavé. Irruption de la mort a l'état brut qui nous réintroduisait au cycle ininter-rompu des naissances, des croissances et des disparitions. La bicyclette nous réveillait de la platitude supposée de la ville : le cycliste avait á freiner, á tirer sur ses jarrets, il épousait les tour-nants et il savait á quel moment il devait progresser en roue libre. Les citadins ont longtemps connu la maniere dont une ville s'épanche, s'incline, se redresse, s'enroule sur elle-méme.

II n'empéche, que peu á peu, « l'urbanisation » a triomphé dans les villes et, du méme coup, on a tourné le dos aux principes d'une vie naturelle. Le citadin ne lit plus les saisons sur la face de la terre, sur le lever du soleil, á la ciarte de la June et des étoiles mais sur l'étalage des vitrines qui lui apprennent com-ment il doit s'habiller et vivre. Imaginez un homme tout á fait insensible aux nuances du ciel, aux humeurs de l'atmosphére ; permettez-lui de se promener dans les rúes d'une ville et, au décor de ses vitrines, il saura vous indiquer en quelle saison nous nous trouvons. L'automne si fauve (alors qu'il possédait a la campagne une nuance moins prononcée plutót marrón ou roux) par les vestes en cuir, les fusils de chasse. La féte de l'en-fant-Dieu s'annonce par toutes sortes de jouets, de poupées, et Janvier redémarre avec la semaine du blanc tandis qu'en juin le camping (du réchaud á la tente) et la plage (parasols, maillots de bain, armes sous-marine) nous envahissent. Les hommes vivent alors avec un temps d'avance. En juin, ils fétent dé ja l'été, entendons les vacances, tandis que la Nature ne se déclarait auparavant estivale qu'avec les moissons, le trernblement du ciel et l'immobilisation des choses sous un soleil sans partage. L'automne apparait á la fin aoüt alors que la terre ne se vendange pas encoré et que les fruits ne vont pas encoré vers leur dernier mürissement ou vers leur pourrissement.

En outre habiter une ville, c'est décider de vivre non plus en fonction de la naissance eL^de mort du soleil, du rythme de saison, mais en fonction d'amitiés qui se nouent ou qui se défont, d'une saison théátrale plus ou moins brillante, d'une revendica-tion politique qui risque d'aboutir ou d'avorter. On se passionne pour les humeurs de l'actualité et non pour les caprices du ciel. Ce qu'on espere y rencontrer, quand on attend encoré quelque chose de la vie, ce sont d'autres visages, d'autres étres, le long des rúes, a la terrasse d'un café, sur la plate-forme de l'autobus, sur l'écran des cinemas. L'homme, dans une ville, espere tout des autres hommes. Ses joies, ses peines, ses fétes ne s'inscrivent plus selon la liturgie d'un calendrier cosmique. Les couleurs qui peuplent cet univers urbain proviennent de la surface des man-teaux, des lévres, des cheveux, des automobiles. On a oublié depuis longtemps que les bles, les pommiers, les vignes possé-dent elles aussi, leurs colorís ou plutót, les couleurs de la nature, quand par hasard, on les rencontre, figurent dans les pages d'une

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revue luxueuse ou sur la pellicule d'un film réussi. Elles devien-nent celles d'un homme, photographe ou cinéaste.

Toutes ees remarques, malgré leur vérité, nous décoivent par leur généralité. Mieux vaut revenir, une fois de plus, au sensible et surprendre la facón dont un élément varié dans un milieu urbain. Ainsi la « plúie urbaine » n'enténébre plus le monde, elle ne joint plus les faces obscurcies de la terre et du ciel : elle nous éveille a la couleur, elle multiplie les reflets et quand elle s'allie a la nuit des villes, c'est encoré pour se livrer á un jeu de miroi-tement. De plus elle joue beaucoup plus qu'á la campagne le role d'un révélateur social : elle met en évidence les inégalités et les priviléges. Elle se trouve á l'origine d'une forme de comique qui ne posséde pas son équivalent dans le grotesque campa-gnard.

Dans une ville la pluie fait resplendir davantage certaines couleurs. Parce que la ville dissipe les ténébres, et ménage, avec parcimonie, les ombres ? S'agit-il de ce qu'on a pu appeler la ville lumiére ? Pas tout a fait car nous avons remplacé la luminosité par la luisance. II faut que qa dignóte, que ca aveugle, que qa électrise comme du néon. Et sur ce fond de luisance, les couleurs perverties et multipliées se prélévent. On s'apercoit vite que la pluie ne contrarié pas mais qu'elle favorise au contraire cette sorte d'éclairage. Quand il pleut, le pavé, les automobiles, les trottoirs émettent une lumiére qui ne posséde aucune ciarte mais qui darde vers nous ses rayons obscurs. Les vitrines jettent á notre face des paquets d'ondes aveuglantes. Les hommes et les femmes s'électrisent á fleur de bottes, d'imperméables, de cirés. La noirceur de la pluie permet a mille couleurs mal définies, parfois inventées depuis peu, de se décolorer dans l'espace et de venir mourir sous nos regards éblouis. Aussi comprend-on que la pluie, dans les comedies musicales, soit liée á une explosión de couleurs. On ne réve pas, á proprement parler de couleurs pour oublier la pluie mais plutót une certaine vérité de la pluie urbaine se manifesté a travers cette débauche de couleurs. Parce que la pluie sous-entend la légéreté, la jeunesse, l 'amour-tendre, seules les couleurs fraiches, jeunes, mobiles conviennent a son teint. Une pluie fine et obscurcissante constituerait, en ville, un contresens onirique manifesté. Elle ne peut faire que lever des champignons, des ballons, des parapluies, des femmes roses, vertes, orangées. Danser sous la pluie, c'est revenir aux rondes du jardín d'enfant, remonter a un univers candide oü il existe un bon géant qui arrose les plantes, les jouets, toute une créa-tion verdoyante. Seulement il nous faut noter une différence d'accent et de niveau entre ees deux manifestations de la pluie urbaine : la premiére électrisante, enervante, par quelque cote inquietante ; la seconde trop tendré, trop bariolée pour étre vraie.

La nuit s'associe, sans peine, a la pluie pour réfléchir les images et pour nous rendre a la ville comme a une belle appa-rence. Les deux phénoménes possédent, c'est évident, le méme noyau de sens. La nuit tombe, s'abat comme l'eau, elle dé verse sa noirceur ou encoré elle progresse et elle reflue comme la maree. La nuit c'est encoré une eau noire qui fait luiré les pavés, briller les regards et qui rafraichit les visages. Remarque plus

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nouvelle, toutes les deux transforment la ville de la méme facón. Elles la déréalisent. L'ensemble des formes perd en acuité,* en dureté, se réduit á l'opposition, un peu trop simple pour étre réelle de la Iumiére et de l'ombre. Marcher ce n'est plus s'ouvrir diftlcilement une avancée mais clapoter dans l'ombre et la Iumiére, progresser en se jouant sur ce damier. En outre la pluie comme la nuit nous retransmettent les objets a titre de refiet. Ainsi la ville, dans un mouvement narcissique, se réfléchit, se mire dans cette pluie printaniére ou automnale. A la campagne, aprés la pluie, l'homme s'enfongait plus profondément encoré dans la glaise, il se perdait dans les revenes d'une terre molle et il sentait ses jambes, son corps s'épaissir a mesure qu'il pour-suivait sa marche. La terre odorante nous rappelait que nous ne sommes pas seuls au monde, que nous émergons, á peine et pour quelques décades, du limón originel. A la ville, la pluie suscite l'effet inverse. Elle nous fait remonter plus vite et plus obstinément á la surface des choses. Notre silhouette ne prend attache nulle part. Elle revient a nous de ce mur, de cette vitrine, de cette carrosserie oü elle ne s'est pas fixée. Aussi ce ne sont pas les mémes parties du corps dont on parlera dans les deux mythologies de la campagne et de la ville. Dans l'une, on evoque la musculature des jambes, la foulée de l'homme, les galoches ou les bottes (« en avoir plein les bottes »). Dans l'autre, on imagine la martingale qui affine encoré la silhouette, le visage qui beneficie d'une ondee bienfaisante. La premiere réverie lente, penetrante est une réverie de la terre, la seconde ivre, mouvante, dansante est une réverie de Vair. A la campagne la pluie féconde la terre, la rend grosse d'une récolte lointaine. A la ville, elle glisse sur les surfaces et elle les restitue encoré davantage á la condition de pur et stérüe miroir. En fin de compte elle permet a l'une et a l'autre d'accéder a leur essence. A la campagne, elle favorise ce grand remuement trouble des entrailles de la terre et elle donne a la ville l'occasion d'étre cet entrelac de miroirs qui se réfléchissent sans fin.

Nous avions dit que la pluie opérait un remaniement des relations humaines. Elle apparait d'abord comme un élément qui favorise les rassemblements : elle semble unir les hommes contre un ennemi commun et les citadins osent davantage échanger quelques propos. II vient un moment oü l'on souhaiterait qu'elle se tranformát en déluge pour que les hommes se réconcilient, en faisant front á une situation dangereuse. Mais cette solidarité naissante s'annule vite en un mouvement contraire. On pourrait

f«retendré que la pluie remet en évidence des priviléges depuis ongtemps abolís. Nous savons tous que les hommes ne vivent pas

sur un pied d'égalité, que la fortune, la culture, les loisirs ne se dispensent pas a tous d'une facón identique. En revanche, il s'est á peu prés installé ce que nous nommerions volontiers une démo-cratie de la rué dans la mesure oü les hommes ne s'y distinguent pas trop par leurs vétements ou leurs allures. II faut remonter assez haut dans l'histoire, dans le monde non pas des classes sociales mais des ordres et des castes pour que les différences sociales éclatent trop vivement au-dehors : il s'agit alors d'un univers dans lequel certains individus demeurent cloués sur un trottoir, y croupissent, possédent ou non le droit de lever leurs

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yeux au-dessus de leur corps. Or, il se trouve que, par temps de pluie, les antiques priviléges réapparaissent. La différence des quartiers nobles et ignobles, des beaux quartiers et des quartiers populaires surgit dans son évidence. II pleut, cela signifie pour les habitants de certaines zones urbaines une prise de conscience de l'abandon dans lequel on les tient. Au milieu des flaques, des égouts bouchés, de l'eau qui charrie toutes sortes de saletés, de la boue qui s'agglutine, ils ressentent l'impression de camper aux portes de la civilisaiion comme des excédentaires. Leurs maisons deviennent des baraquements oü l'eau penetre et, pour se rendre en ville, au travail, il faut marcher longtemps jusqu'á l 'arrét le plus proche et attendre dans le froid un autobús qui tarde. II devient évident que l'on a choisi entre ees quartiers et les autres, réservant aux uns toutes les commodités et n'attendant des autres que la forcé de travail nécessaire a la bonne marche de la cité. Au contraire, dans les beaux quartiers, la pluie lave les facades, fait reverdir les arbres, le gazon s'accorde a l'anglomanie des lieux. Elle enveloppe les villas d'une brume bleuatre, en quel-que sorte distinguée ; elle accentue l'aspect privé, silencieux de l'ensemble résidentiel : un certain ennui certes mais un ennui d'une qualité certaine, celui des étres qui ont vaincu l'impatience de vivre et qui savent qu'ils n'ont rien a redouter de l'avenir. Ce que nous avons dit de l'espace, vaudrait aussi du temps urbain. Le temps qui nous apparaissait également réparti pour tous, ya se muer en des temps différents parce que socialement qualifiés. Ainsi l'ouvriére, mere de famille, s'était fixé un horaire strict qui ne souffre pas d'étre déréglé : l'enfant a la créche, l'atelier, les courses. En revanche, il est permis a d'autres hommes d'arriver avec quelque retard, d'en faire méme un brillant su jet de cau-serie, de modifier un rendez-vous.

II existe enfin un comique propre a la ville sous la pluie. Le fait mérite d'étre remarqué. Car jamáis la pluie ne posséde ce caractére a la campagne. Mélancolique ou apaisante, elle n'appa-rait jamáis comme cocasse et s'il fallait trouver a la Nature un élément riant, nous penserions plutót aux beaux jours et au printemps. La encoré il faut trouver la nuance de ce rire qui ne s'apparente pas exactement au comique. Le rire constitue pour la Nature un moyen de réveiller les objets engourdis, de les tirer de leur sommeil. Elle les dégéle, en quelque sorte, par son rire. Elle fait fondre leur esprit de sérieux qui était une forme de leur inertie et de leur hibernation. Et pms le printemps s'enivre de sa victoire, de se sentir renaitre avec tant de forces. II lui vient de la malice. II ne resiste pas au plaisir de chatouiller les plantes de la terre, de mener les humains la oü ils ne voudraient pas aller, de mettre dans leur tete une foule d'idées dont ils s'étonnent, dont ils ignoreront toujours l'origine. Le rire du printemps c'est un frisson qui se prolonge aussi voluptueux qu'iro-nique et qui fait sourdre la terre, verdir les prés, frémir les étangs. Tout craquéle, tout s'entrouvre. II y a des « éclats de vivre » un peu partout et les lévres de la création se desserrcul. Si le printemps s'amuse c'est a la facón d'Eros farceur et plein de tours malicieux dans sa besace.

Ce rire qui exprime une visión panique de la création no se compare, en aucune facón, au comique humain, tres hiimaiii

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de la ville sous la pluie. D'abord les hommes perdent toute retenue, toute décence. lis se sauvent, ils se collent aux murs, ils se tiennent sous les porches. Ils pensent rarement a faire front a l'adversité. Comique de situation : ils se croyaient les maitres de la terre, de l'univers méme et un peu d'eau les effa-rouche. Ensuite ils adoptent une conduite saccadée dans leur effort pour éviter les ñaques, les gouttiéres et cette danse sautil-lante, heurtée est bien un triomphe du mécanique sur le vivant. Un film italien faisait aprés 1945 rire le public en jouant sur la bizarrerie d'une telle conduite et il nous présentait de surcroit une bande de jeunes séminaristes qui, tout de noir vétus, cou-raient en file indienne. Par un mimétisme bien involontaire, ils serpentaient la rué a la facón des rigoles qui zigzagaient le long des caniveaux. Les éléments pliaient l'homme a leur volonté et luí dictaient leur facón d'étre. Enfin, et c'est toujours ce méme primat de la chose ou de l'objet, les hommes disparaissent au profit des parapluies qui les abritent. Deux parapluies hésitent, aucun d'entre eux ne voulant dans une folie querelle de pré-séance s'abaisser devant l'autre. Voilá done les objets emancipes qui envahissent les trottoirs, les carrefours de la ville ; les voilá suspendus á l'entrée des bureaux, des patisseries, des cafés qu'ils inondent. La menace ne survient pas de la pluie mais des parapluies qui prétendaient nous en défendre. Les maüjres gouttes sont devenues d'épaisses flaques de tissu noir plus importunes, plus agitées et plus encumbrantes que le mal dont elles devaient nous délivrer. On pensera a certaines pages de Huysmans dans les Sceurs Vatard. « Vatard commencait á se divertir démesu-rément. II regardait quelques passants lances a toutes jambes, des femmes qui barbotaient, les cheveux collés sur le front, le chapeau baissant ses ailes, des hommes qui se tapaient le der-riére avec leurs talons, á forcé de courir, agitant des pantalons de bois, des redingotes collées aux hanches, s'efforcant d'abriter des chapeaux dont la gomme sortait, puis plus loiñ, quand tous ees malheureux eurent disparu et que la rué füt deserte, Vatard se delecta a écouter le chant plaintif d'une gargouille, le haut-le-creur d'un tuyau mal soudé á un autre. » En de tels moments privilegies, nous savons entendre les sarcasmes de la ville et c'est toute la création qui glougloute.

Le comique, avec la ñaque ou avec la simple présence d'un papier réduit a l'état d'éponge, devient bouffonnerie gratuite, yoire absurdité hilarante. La ñaque d'eau minuscule, noirátre evoque d'une facón dérisoire d'autres étendues d'eau qui, elles, symbolisent la liberté. Si l'eau s'accorde a l'infini (en profondeur pour la mer, par son renouvellement continuel pour le fleuve), la ñaque demeure un étre chétif dont la taille ne peut se justifier. Elle n'apparait jamáis comme ees microcosmes qui, á leur maniere, reproduisent le macrocosme. Ensuite la ñaque dément les intentions de la ville qui se veut réguliére, qui croit avoir effacé, une fois pour toutes les dissymétries de la nature. Tout comme les crimes passionnels constituent une anomie qui met en aecusation l'ordre apparent instauré par la société, la ñaque, sur un plan physique, dénonce l'uniformité que l'on croyait avoir imposée a une matiére hirsute et broussailleuse : dans les deux cas, l'irruption imprévue de la Physis. Car, par beau temps, le

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promeneur ne soupconnait pas que le trottoir portait en puis-sance tant d'éclaboussures.

Le morceau de papier, lui aussi, parait un non-sens dans le milieu protege et ordonné de la ville. II se laisse emporter, bafouer par le vent ; il s'imbibe d'eau et il s'écrase á méme le sol. II semble l'image la plus vulnerable du mauvais temps. L'eau glisse sur les facades, sur le macadam. Elle glisse encoré sur la carrosserie des' automobiles, sur le visage des femmes, sur les parapluies. En revanche, elle penetre le papier pour le meurtrir et le décomposer, pour le transmuer méchamment en une matiére inconsistante. Cette chifle molle se donne comme le destín pos-sible de chacun d'entre nous, s'il ne se défendait pas contre le vertige du spongieux qui s'empare de notre chair, lors de certains rhuines. D'autre part, il s'agit d'une matiére avilie que l'on ne s'attend pas á rencontrer sur un trottoir mais plutót sur un terrain vague en méme temps que des meubles défoncés, des vaisselles ébréchées, des pneus usagés. En sa présence nous faisons l'expérience de quelque chose qui s'apparente á la facti-cité. Un pur étre-lá, sans raison et sans justiñeation. Nous ne nous étonnotts pas de rencontrer des papiers gras laissés par un escadron de pique-niqueurs. Mais la rué ne saurait étre la raison suflisante de ce papier-lá, coineé sous la pluie, a trois inétres a gauche d'une porte cochére et a cinq métres a droite de cette rigole. Dans sa chair, il nous semble présenter mainte-nant une physionomie plus sournoise que la célebre racine du marronnier de la « Nausee ». II demeure encoré le méme et cependant a mesure que l'eau l'imbibe, il se décompose. II s'apparente au buvard dont tout l'étre consiste a absorber un autre étre que lui-méme, sans jamáis réussir une synthése impossible á opérer avec cette autre chose qui le penetre.

En revanche la Bicyclette nous parait indiscutablement rele-ver de la ruralité. Nous avons volontairement choisi cet objet pour montrer qu'il s'agit d'une vocation poétique et non d'une constatation positive. Car il se trouvait sans doute plus de bicy-clettes dans une ville que dans les campagnes et, de plus, on les fabriquait dans les usines. Mais la n'est pas l'essentiel puisque nous nous demandons dans quel environnement un objet se manifesté, quelles sont aussi ses connivences, comment il s'irra-die en un monde qui lui est propre. Or il semble bien que les pouvoirs d'un velo s'exténuent dans une ville. On objectera les images si répandues des ouvriers allant a velo, á leurs usines, a leurs bistrots, á leurs manifestations politiques. On invoquera aussi l'épopée du Tour de France si largement populaire dans les grandes agglomérations.

De telles images ne sauraient atténuer notre proposition initiale. Nous avons affaire a des faubourgs, done á un monde qui souffre de l'industrialisation et y resiste de toutes ses forces. Ce sont les copains de Francois qui, a l'aube, velo en mains, l'in-terpellent sur la place du « Jour se leve ». Le décor des ouvriers se rendant á leur travail sur leurs bieyelettes n'avait ríen de proprement urbain. Et, dans la manifestation populaire, ils resti-tuaient la rué á une humanité recouverte par l'avénement d'une société industrielle. Si nous associons le velo au Front Populaire,

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pédalent avec moins d'ardeur, quand nous révons, la lumiére de la lampe baisse et les images interieures bénéficient d'une pénom-bre amicale. Le monde s'estompe et se méle a notre réverie. Jamáis accord entre le monde et l'homme ne fut plus total : á un réve plus prononcé correspond une ciarte moins offensante. Le velo, dans tous ses organes vit et survit par notre effort. C'est nous qui lui donnons l'air, qui alimentons ses poumons. C'est nous qui animons et qui avivons cette prunelle braquée sur la route. En retour un eyeliste connait le paysage par le coeur, par le souffle de ce coeur qui lui manque ou qui redevient régulier selon les cotes et les plateaux. Le eyeliste engendre la paix du monde qu'il parcourt. Par le matin, nous marchions en roue libre, nous n'entendions qu'un seul bruit égal a lui-méme, celui d'une roue exactement liée a l'ensemble de la bieyelette. Nous avons réalisé ce qu'aurait pu étre un univers innocent et ce qu'il ne pourra jamáis étre, par la seule existence de la vie, tous confits fussent-ils aplanis.

La Bieyelette était bien faite pour nous révéler certains aspeets de la terre. II ne fallait pas craindre de l'engager dans des petits chemins poudreux. Elle soulevait la poussiére comme un animal saUvage rendu á la liberté. Dans nos revenes encoré, nous grimpons toujours, á velo, des cotes. C'est que nous prenons appui sur les pedales pour nous arracher á la pesanteur. Les mémes jambes qui nous retiennent au sol, nous donnent la pos-sibilité de décoller de la terre. Icare s'y est, enfin, bien pris et il réussit dans son entreprise. II paraitra cependant surprenant que nous rangions le velo parmí les objets ascensionnels et il semblerait plutót que ce role soit dévolu aux avions et aux fusées de toutes espéces : l'enfant, lorsqu'il joue á voler, ne se sert-il pas d'instinct de ses bras ? L'aviateur serait notre homme-oiseau et non point le eyeliste. En fait nous nous laisserions abu-ser par l'analogie sensible des bras et des ailes. Or, comme Bachelard l'a montré, la fonction « ailes » se suffit a elle-méme, elle n'a pas besoin d'un support determiné. Oniriquement, l'on peut fixer des ailes aux jambes, aux pieds. Ce qui importe, c'est l'élan dynamique qui nous souléve, qui nous transporte de bas en haut dans l'effort de grimper et, merveille, sur une bieyelette, nos chutes de chaqué instant font partie du mouvement ascen-sionnel, y coopérent. Nous comprenons du méme coup que la bieyelette, sous ses dehors de gentillesse, soit ascétique. Elle veut mériter le ciel ou, du moins, les cois. Elle veut danser d'une pédale légére sur les plus hauts sommets.

Disons encoré qu'á bieyelette, la terre est ronde. Elle fait le gros dos. L'éternel retour de notres eyele engendre la rotondité de la terre et, qui sait, la circulante de l'univers. Quel est le eyeliste qui n'a pas, un jour, revé qu'il roulait sur l'échine du monde ! Quel bonheur pour l'oeil qui voit cette courbe du pneu se dérouler devant lui d'une facón incessante. Elle enregistre les kilométres, elle enroule et elle garde en mémoire toute cette beauté de l'univers qui accourt, peu a peu, en mesure.

On voit done par cette derniére description ce que nous avons voulu entendre par « ruralité ». Au niveau d'une pensée stratégique, qui progresse par dénotations et par connotations, elle apparaitrait comme un surcroit de sens qui, d'une facón

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clandestine, nous promettrait des valeurs oubliées : la lenteur, la rudesse, l 'inculture malicieuse ou encoré elle désignerait un ensemble d'éléments qui possédent un voisinage de fait et de signification : le chaudron, l'armoire, la charrue, la cave voutée. Bref, nous ne quitterions pas le jeu des images parasitaires et la ruralité (la rusticité étant une forme plus précieuse de celle-lá) se poserait avec autant d'artifice que l'urbanité. Nous espérons nous étre situé en decá de ees stratagémes. La Bicyclette, en elle-méme, ne presentan d'intérét que dans la mesure oii elle s'effacait pour laisser étre un certain visage du monde. Par exem-ple, si nous afflrmions que la bicyclette est aérienne, c'est parce que, grace á elle, nous tombons dans des creux de fraicheur, nous longeons des crétes de soleil, puis nous nous replongeons dans des portions d'ombre. Nous retrouvons sur un autre plan, celui de la terre, la variété liquide et limpide des paysages sous-marins avec leurs courants chauds et leurs courants froids, leurs retraites, leurs différences de niveau et de pression. Par elle nous jouissons de cette troisiéme dimensoin trop souvent igno-rée. Nous nous apercevons que quelque chose d'infiniment subtil existe au-dessus de la terre. Nous autres, les étres du solide, du percutant et du contondant, nous redevenons sensibles au fluíde. Que de sensations et surtout que de réveries aériennes ! Nous captons le moindre souffle, nous accueillons la brise fraternelle, nous nous courroucons contre le vent du Nord. Nous nous déses-pérons quand l'atmosphére est inodore. Surtout nous respirons, nous échangeons notre propre haleine contre le souffle du monde.

LE PHENOMENOLOGIQUE, LE FANTASTIQUE ET LE POÉTIQUE URBAIN

Ces; derniéres pages n'auront sans doute pas toute l 'ampleur que l'on attend d'une conclusión. En eíTet nous avons cru bon de méler la description et les réñexions plus théoriques. Nous avons souvent choisi la description d'un heu, d'un trajet, d'une figure urbaine parce qu'elle nous semblait engager un débat d'ordre méthodologique. Ainsi le square parce qu'il fallait d'abord, d'une certaine maniere, le « depoétiser » ; la rué parce qu'en elle s'accomplit une certaine manifestation de la ville. Ainsi l 'appropriation révolutionnaire parce que nous pouvions mieux dévoiler les rapports de l'eiigagement social et d'une visee poétique de la ville. Ainsi la Prostituée parce qu'il fallait se demander si elle était une figure de l'Eros universel ou de la dépossession urbaine. Nous avons étudié le pavillon pour savoir ce que nous avions encoré á diré lorsqu'une equipe de psycho-sociologues avait travaillé « sur le méme terrain ». Nous nous sommes intéressé au quartier pour cerner le sens et les limites d'une réduction opérée par une certaine géographie. Nous avons parlé du studio, du meublé pour savoir jusqu'oü une réverie des dedans urbains pouvait nous mener. — En second lieu, il nous semble que, sans artifice, nous avons rencontré quelques thémes majeurs de la philosophie de M. Dufrenne. Sans pour autant prétendre en avoir suivi l'inspiration avec toute la fidélíté dési-rable, nous pensons que telle ou telle page de son « Poétique » serait susceptible de justifier nos options avec plus de rigueur et d'élucidation théorique que nous ne l'avons fait.

Ces remarques faites, nous avons usé de quelques termes déjá chargés de sens par des philosophes prestigieux et nous nous sommes permis de leur donner une signification qui nous était propre. De ce fait il peut nous étre demandé de les definir, de montrer comment ils mettent en forme les expériences que nous avons; décrites et encoré comment ils s'articulent entre eux. Quels sont les rapports

— du phénoménologique et du poétique ? — du fantastique et du poétique ? — d'une poétique urbaine et d'une critique urbaine ?

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En usant du terme de « phénoménologie », nous voulions souli-gner un effort pour revenir á l'immédiat : un vceu pieux, peu contesté mais dont l'exécution demeure difíicile, souvent ajourné. On apercevra d'abord l'aspect négatif de cette intention. Nous cherchions á faire entendre que la science ne peut prétendre restituer le monde en sa vérité et qu'elle suppose déjá, avant d'étre élaborée, une ouverture au monde. Done pas de pensée en surplomb qui laisserait croire qu'il existe une ville, un quartier en soi soustrait á nos regards et á nos consciences. Au contraire nous devions varier les approches, les trajets susceptibles de nous découvrir le sens d'une ville. Ce perspectivisme, qui nous soustrait á une mauvaise réduction de style scientiste, comporte en outre l'avantage de nous délivrer d'une poétique facile. Nous faisions éclater l'aspect globalisant, indistinct, touffu de la ville pour porter notre attention sur ses éclats, sur ses frissons, sur un mouvement qui, á chaqué fois, se répéte á une différence prés. S'il y a imité, nous aurons eu á la reconquérir et non á la recevoir dans une perception béate, vaguement unanimiste.

D'une maniere plus positive, il s'est agi d'aflirmer que le monde posséde un sens et nous nous sommes donné comme tache de récupérer toutes les bribes de sens et du méme coup toutes les miettes de béatitude qu'il nous livre. Dans cet esprit, éliminer l'insignifiant, le pittoresque, distinguer le Bistrot, le Café, le Square par leur expressivité, par leurs traits essentiels, donner au Clochard, au Chauffeur de taxi, a la Prostituée une dígnité que — souvent, on leur refuse, traiter les lieux comme les personnes, la ville comme autre chose qu'un entrecroisement de causes hétérogénes et de lois qui lui seraient extérieures — en arriver á pressentir que la ville parle et, a ce moinent, aboutir inexorablement á la dimensión poétique.

Mais qui donne le sens et d'oii nous vient-il ? Nous avons cru que la ville était essentiellement donnante et que 1'hoinme apparaissait comme son « révélant ». De toute facón, nous avions le sentiinent qu'il ne fallait neutraliser ni l'une ni l'autre. Nous n'avons jamáis consideré l'existence humaine comme une réalité terne, comme une finitude tragiquement atone et aryth-mique qui se définirait sous le signe du renoncement, de l'exil, de la détresse, d'une liberté blafarde — et, dans ees conditions, il nous aurait fallu passer au poétique par un véritable coup de forcé ou par une gráce peu compréhensible. Le théme de la finitude, alors méme qu'on le priverait de tout recours á l'Etre, signifie encoré appétit de faire, d'aller au bout de son trajet, appétit d'imaginer. L'appropriation de la ville ne nous apparaissait pas comme un devoir moróse auquel il fallait, malgré soi, se plier mais comme une tache ontologiquement noble, comme un exercice de notre condition d'étre voyant, d'étre fon-dateur. En ce sens nous avons cherché parfois á descendre au plus bas de notre corporéité pour surpreñdre chez les habitants d'une ville les gestes par lesquels ils se réunissent dans leur incomplétude. Le monde se colore de notre faim, de notre détresse et les clochards, eux aussi, quand le matin blémit, s'avancent vers le fleuve, y élévent des feux qui les réchauffent, commencent leur lessive et si le soleil a la bonté de briller, enton-nent leur hymne de reconnaissance a cette mollesse dans le creux

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d'une ville oü, cependant, chaqué journée leur pose le probléme de leur survie. N'est-ce pas sous-entendre que les hommes, par leurs projets ont organisé un monde qui avec ses pleins et ses déliés, ses caches et ses zones d'indifférence, regorge de sens ? Dans l'union de la ville et de l'homme, c'est surtout le póle ville qui impose une certaine unité a la diversité des perspectivas^: dans le cas présent, l'eau pour les clochards. Seulement l'idée d'une nature naturante se gauchit. Lorsque la nature cree l'homme par l'intermédiaire de l'homme, la création prend une allure qu'elle ne possédait pas dans la campagne et, sans cette nouveauté ontologique, pourquoi préférerait-ón la ville á la campagne ! L'homme exige par la nature a pris une initiative qu'il n'avait nulle part ailleurs.

Cette nuance importante ayant été mise en évidence, répé-tons cette proposition qui nous parait essentielle : quand la ville et l 'homme s'accordent parfaitement l'une pour inspirer, l 'autre pour manifester son génie, le sens ne doit pas manquer a celui qui étudie les manifestations de cette entente. Et, de surcroit, cet accord releve du poétique. En effet nous ne pensons pas seulement a un equilibre en surface, a une organisation valable et non négligeable (le nombre de logements, d'écoles, de créches, le réseau des moyens de transport) mais a une véritable connatu-ralité. Les pierres ont acquis une nature qu'elles n'avaient pas quand elles gisaient le long du torrent ou dans le flanc d'une montagne. Ou encoré la pluie urbaine se métamorphose lorsque, selon le poete, « la sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttiéres, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent, á la fois, en un concert sans monotonie, non sans délicatesse » et, chose plus surprenante, l'homme est devenu pierreux, il a perdu la rondeur paysanne. Ses gestes deviennent plus tranchants, son regard se fait évaluateur de volumes, de formes precises. Ses jambes arpentent des rúes dont elles ne per-dent plus la mémoire et la femme, méme lorsqu'elle conserve une existence mélodique, introduit de l'acuité dans son regard, de la géométrie dans ses membres, de l'esprit dans sa tendresse.

Disons encoré pourquoi une phénoménologie urbaine ne se suffit pas á elle-méme et doit se transformer en une poétique urbaine. Les lieux ou les trajets ne se donnent pas encoré tout á fait au regard le plus docile et le plus vigilant. II leur faut devenir ce qu'ils sont et, au terme de cette effectuation, ils se distinguent avec plus de netteté. Les chaises, les assiettes du bistrot, si elles ne retentissent pas longuement, auront, a peu de chose prés, la physionomie des chaises ou des assiettes d'un restaurant ordinaire. Un tramway, pour étre tranrway et non autobús ou trolleybus, devait traverser la ville dans un bruit de ferraille, dans un mouvement électriquement rectiligne. Si les choses parlent vraiment en nous, elles ne peuvent manquer de parler selon leur essence.

Un objet urbain ne s'égale a lui-méme qu'en égalant la ville toute entiére. Un objet, dans un premier mouvement, semble se propager hors de ses propres limites. Mais ce rayonnement ne suffit pas. II lui faut qualifier tout l'espace urbain. On 1'admeltra volontiers de certains lieux prestigieux ou symboliques. Or nous ne pensons pas a une équivalence de cet ordre. Les lieux uihains

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ne représentent pas la ville, comme la partie vaut pour le tout. lis font étre la ville, ils la dévoilent et ils la constituent d'une certaine facón. Cette proposition s'applique encoré aux refuges qui, en premiére analyse, sembleraient se replier sur eux-mémes. Un meublé parait se loger dans le creux de sa misére, dans un point d'un quartier douteux. En réalité, il fait lever tous les pos-sibles de crasse, de malpropreté, d'injustice d'une ville. II vient traquer les beaux quartiers, les avenues aerees, les réalisations spectaculaires. II les craquelle et il exhibe la chair miserable, douteuse, tranquee de toute la cité. A cette dilatation qui se perpetué jusqu'á occuper tout l'espace possible, á cette capacité de se faire l'écho de l'étre dans sa totalité, nous reconnaissons. le mouvement poétique.

Nous venons de distinguer ce que nous avons nommé le phénoménologique et le poétique. Nous avons dit que le second se présentait comme la vérité du premier. II faudrait mieux les situer et montrer la possibilité du passage du premier au second. Au niveau d'une description naive, nous nous trouvons en pré-sence du phénoméne fundamental de limitation-ouverture. II s'agit de ne jamáis dissocier les deux faces d'une méme situa-tion : l'ouvcrture sans laquelle il n'y aurait pas dévoilement du monde mais une ouverture jamáis satisfaite dans ses prétentions et qui vient buter contre l'opacité du monde, contre l'évidence des autres perspecüves — sur le mode d'une temporalité qui se renie et qui s'égréne, alors méme qu'elle avance et qu'elle pro-gresse. La Umitation, sans laquelle nous retomberions dans une pensée en survol, valable quand elle sous-entend l'effort d'une science des relations mais qui abandonne le terrain du percu, auquel nous avons donné priorité en ce travail. Cette situation semble concerner l'homme et les trajets qu'il accomplit. Nous croyons qu'elle caractérise aussi les objets urbains privilegies. que nous avons traites, comme des ceuvres d'art, a la facón de quasi-personnes... Et toutes nos descriptions ont, nous le croyons, montré que cette assimilation était fondee.

Si nous en demeurons á cette premiére instance oü Umitation et ouverture surgissent, en faisant jeu égal, nous aurons affaire a une entreprise phénoménologique. En revanche si nous cxlúbons le phénoméne, dans sa volonté d'égaler la totalité (l'Existence, la Ville, l'Autre) dont il manque, nous enlrepre-nons une poétique. Certes il existe d'autres voies. Nous refuserons celles qui contredisent cette situation d'ouverture-limitation que nous tenons pour fondamentale. Puisque la poésie est génése, nous aurions pu tenter d'étudier le mouvement par lequel le Tout devient, se multiplie en perspecüves avant de se récupérer, au retour de l'exode qui le separa de lui-méme pour l'enrichir. Mais nous aurions dü, á l'encontre de notre premiére analyse, nous installer dans le Tout, avant de cheminer a travers des visees partielles.

On aura compris que, dans notre hypothése, le phénoménologique et le poétique sourdent de la méme origine : un étre en situation, qu'il soit celui d'un promeneur ou d'un lieu. Seule-ment nous pouvons décrire cette situation avec son insertion par-ticuliére ou en faire fructifier les exigences, lesquelles illimitent une visee premiére sans jamáis l'abolir. L'essentiel — sur le

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plan de la méthode — nous parait de prendre toutes sortes de précautions pour reculer les limites et non les supprimer. En ce sens, la phénoménologie constitue une propédeutique toujours nécessaire. « L'amplification » ne consiste pas á grossir indü-ment les phénoménes, á leur attribuer une importance qu'ils n'ont pas (nous verserions alors dans une visión burlesque du monde) mais a nous plier á leurs prétentions, á faire retentir en eux ce a quoi ils aspirent et dont ils portent, en creux, la marque.

Nous n'ignorons pas que le passage du phénoménologique au poétique eüt pu s'opérer d'une facón tres différente, en met-tant en évidence une intentionnalité distincte de tout ce que la psychanalyse a étudié. On rencontrerait une imagination différente de toute autre forme de l'imaginaire car elle se déíinirait par une création absolument puré. Cette création se confondrait avec la naissance d'un langage original et elle serait liée a un inconscient spéciflque. Nous songeons au mot bachelardien « d'áme » et la montee de cette ame ne pourrait étre qu'un « bonheur ». Sí le propre de toute phénoménologie est de prati-quer des féductions, les descriptions bachelardiennes constituent bien une réduction de tout ce qui n'est pas « Vinconscient pur »... On apercoit la différence entre une poétique inspirée des artistes et la réverie ébauchée, retrouvée de l'humble habitant des villes. Dans le premier cas, le langage se donne comme un debut absolu, une recréation, une sublimation qui, dirait Bachelard, ne sublime rien, puisqu'elle transfigure tout, tandis que, dans le second cas, le langage, les gestes de tous les jours jalonnent trop l'existence pour isoler, en un nouveau degré du vécu, un imaginaire neuf. Allons plus loin dans cette direction qui constitue indirectement une critique radicale de ce que fut notre approche. Que peut bien signifier d'essentiel la réverie naive, au fond pré-poétique de l'homme humble ! N'est-ce pas Vacie de parler l'imaqe qui est bonheur par lui-méme. Quand il y a bonheur, n'y a-t-il pas seu-lement bonheur poétique? Et le reel pour devenir bonheur poétique doit se transforme!- en simple image pour la vie de l'áme. Nous penserons encoré a ees pages de Bachelard sur 1' « habi-ter » oü la maison devient une simple image favorisant le bonheur du moi a prendre possession de soi. II n'y a aucuné puissance propre de la maison et le bonheur vient seulement de la puissance d'invention qui a su faire de la maison une image propice.

Puissance de création, qui en définitive, est celle du langage. Car nous ne devons pas confondre l'imagination puré avec l'ima-gination báñale. Nous ne devons reteñir que les images purifiées par l'éclat de l'expression, de la création poétique et toute image puré, heureuse, n'est telle que si elle est deja « littéraire ». Alors toutes les références réelles nous empécheraient vraiment d'en-trer dans le domaine de l'imagination puré et, á la limite, mieux un objet est revé, plus il devient « chimérique », simple expres-sion de l'inconscient pur. En outre, une position comme celle de Bachelard présente l'intérét de disposer d'un signe de rupliirr : la création (transfigurante et réductrice de l'objet au pur imaginaire) d'images. Sans cette rupture, si c'est bien la ville reo I lo qui est révée et révélée, comment déméler des conditionnoments de

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toutes sortes un poétique qui ne se définit plus par l'acte poétique ?

Cette thése, sous sa forme la plus radicale, excluí la croyance en une Nature qui imaginerait. En effet le langage, malgré l'émoi qu'il provoque en nous — sonnant, résonnant mieux en nous que l'objet charnel (ainsi « la mer, ehienne splendide ») souffrira toujours d'une secrete incertitude qui le distingue des choses. Certes quand il atteint la dignité poétique, il posséde l'épaisseur d'une nature, il semble nous regarder du fond de sa chair et peser de son poids propre mais, par le jeu de la double articulation, il se nie comine présence immédiate ; davantage, quand il est poétique, il surgit tardivement comme par une violence exercée á l'encontre d'un langage quotidien qui avait déjá consommé la scission avec le régne de l'identité. La poésie imaginerait done mais á la suite d'un double décrochage qui contrasterait avec le plein de la nature.

Résumons á nouveau les partis pris que nous avons opposés á ceux d'une poétique purement littéraire, nos descriptions effee-tives constituant deja une réponse de fait. A la rupture du langage nous opposions la continuité de la tradition. A l'évidence du bonheur littéraire, celle de Vinspiration des citadins. A l'éclat poétique de quelques livres, Vincontestable émergence de certains tieux. Nous nous sommes orienté vers une sorte de réalisme poétique. La Tradition existe : nous avons cru montrer que les quartiers ont longtemps persiste malgré toutes les forces de dispersión. Nous avons vu que les gestes d'amour, les gestes de rcvolte, de liberté se transmettaient, d'une maniere oceulte, de génération en génération. Cet héritage est, peut-étre, appelé á disparaitre mais du méme coup, le génie d'une certaine vdle se dissoudra. L'existence de cette tradition nous assure que la ville nous inspire, nous ses habitants et sans que nous ayons á passer par le détour d'un langage plus pur. Elle nous permet de remon-ter jusqu'aux origines ou du moins de pointer dans leur direction; par-delá les ruptures, elle instaure la continuité et, enfin elle, en appelle á notre liberté car elle disparaitrait si elle n'était pas reprise par chacun de ses habitants. Nous voilá done branchés par elle et sans médiation sur l'Etre d'une ville. Ceux qui vivent a méme la rué n'ont pas besoin de grands discours pour entendre les rythmes d'une ville, ses soubresauts dangereux et ses points d'extase. De la méme facón, nous n'avons pas eu recours aux oeuvres des poetes pour découvrir les aspeets poétiques de la ville. Ce sont les hommes réels (qui ont souffert, qui ont com-battu) qui en ont decide, consacrant les gares, les meublés, cer-taines rúes. Et, deuxiéme critére, ce sont les lieux qui par leur rayonnement et par d'autres signes que nous avions repérés dans notre introduction, qui se chargent de s'imposer plus ou moins souverainement. Bref, le poétique ríest pas seulement une qualité du langage des poetes mais d'abord une qualité de certains lieux de la Nature.

Reste á franchir l'écart, semble-t-il, immense de la Ville et des images. En fait la Ville tend a se libérer du régime páteux de PEn-soi : par ses reflets, par sa mobilité elle accede déjá au régime de l'Esprit ou de la conscience de soi. De leur cóté, dans une ville les images et les mots se matérialisent. Les hommes y

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sont autant revés que réveurs, imagines qu'imageants. lis appa-raissent dans la plupart des images urbaines : ce boulevard constitué d'immeubles, de devantures, mais aussi d'une masse de promeneurs marchant a des allures différentes, parfois frei-nant leur allure et coagulant un peu de l'espace de l'avenue. Ce café qui scintille de ses tables si lisses, de ses surfaces vitrées mais aussi de la blancheur de ses garcons, de la jeunesse de ses clients. Cette rué en révolution oü les hommes se mélent aux objets, aux débris, aux éclats pour en parfaire la désarticulation. II se trouve que, par ailleurs, ees mémes images circulent parmi des hommes assemblés. Elles se répandent á l'occasion des spec-tacles collectifs, par les rengaines, les romans populaires, les films á grand succés. Dans une salle de cinema populaire, nous partageons avec nos voisins les mémes images et nous ne savons plus tres bien qui réve, moi-méme, mon voisin, les fauteuils d'orchestre, la salle tout entiére. II en est de méme pour les romans populaires loués, prétés, vendus, volés. Tant de mains les ont manipules et tant de regards les ont parcourus. Ecornés, jaunis, salis, comme ramollis par les existences qui ont revé sur eux et qui se logérent á l'intérieur de leurs pages, ils deviennent des images publiques, comme il existe des objets et des filies

ubliques. Ces livres ont pour destín de s'échanger d'un étage á autre, d'un compartiment de banlieue á une rame de metro, de

séjourner dans un sac, sous un pupitre, dans une poche, de se plaquer contre un corps et de finir dans la besace d'un clochard ou sous la banquette d'un commissariat de pólice.

Descendons plus bas encoré. Nous ne pensons plus á ces journaux, a ces actualités oü l'homme reconnait son image de la ville mais á une conscience encoré plus chaleureuse et indis-sociable du spectacle auquel elle contribua. Des hommes se pro-inénent ou manifestent ou boivent ensemble. Ils accomplissent ces actions dans un horizon de bruits, de paroles, de visages humains. Le promeneur est á la foule comme d'autres sont au monde. II en a une conscience sourde comme nous portons en nous une image de notre corps propre. Que le groupe se disloque et il se sent perturbé. Qu'il trouve son unité et le promeneur obtient son plein equilibre. Ajoutons qu'il ne faut pas concevoir cette situation comme une communion d'ordre biologique. Nous avons affaire á une image qui comporte toujours référence á une conscience individuelle. Ainsi la pólice prend position pour con-tenir une manifestation et, comme on dit, « les choses se gátent ». L'homme se sent devenir vulnerable et, en méme temps, il a l'image de cette grande foule démunie, soumise a un danger imminent. Ces deux sensations se fondent et, pourtant, nous pou-vons les dissocier pour établir l'originalité de la seconde. Le manifestant se percoit exposé, quant á lui, par son visage, par ses membres et il appréhende la foule comme Véchine d'un étre qui va étre éprouvé, cinglé, brisé.

Si ces analyses sont exactes, nous ne devons pas concevoir les images comme les seuls produits de l'activité créatrice de l'homme. Plus particuliérement, la ville imagine en nous et il était legitime de recueillir le sens de certains lieux qui se hissent á la dignité imaginaire par leur éclat et leur pouvoir de relenlir, de ricocher dans l'homme. Nous pouvons également statuer sur

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les rapports du fantastique et du poétique. Nous avons relevé dans la ville comme un mauvais étre, un mauvais vouloir. Elle inventait la guerre, le crime, le vice, le véritable mal. Certes la campagne n'ignore pas tous ees maux et elle s'acharne parfois á les accomplir. Mais la terre les engloutit et les premieres pluies les submergent et le vent les balaye et les disperse. Tout recom-mence. Par une bienveillance extreme ou par une récuperation un peu sordide, les ossements contribuent á la prochaine récolte. L'atrocité des morts s'oublie avec les vols nuptiaux du printemps. Le soleil se leve, par un dimanche d'aoút, aveuglant d'indiffe-rence, nullement troublé par cette vengeance qui se commet sous ses rayons. Dans une ville, on accumule. On y entasse. On thé-saurise le passé, sous toutes ses formes : les richesses, les oeuvres d'art mais aussi les mauvais coups, les chantages, les assassinats. II y existe des chiffonniers du crime comme il existe des brocanteurs de meubles. Trésor de la culture, de Phistoire, de la plus haute spiritualité mais aussi trésor d'ingéniosité diabo-lique, de tours de main frauduleux, d'escroqueries astucieuses que l'homme retrouve d'instinct par un don de la cité natale.

Les plaies ne cicatrisent pas, elles suppurent, elles s'infec-tent, elles gangrénent la chair qui les avoisine : contagión des prisons, des hópitaux, des bas-quartiers. A défaut du vent ou du soleil, on cherche en vain a les nettoyer. Le balai cree l'homme-ordure, l'homme-immondice. Les torces de l'ordre, á les en croire, se l'ont cómplices du mal, par habileté mais elles ne peuvent le « doubler », sans le redoubler et sans se laisser corrompre. Chaqué aigrefin, chaqué maitre-chanteur, chaqué assassin se double d'une ombre policiére, dont on ne sait si elle surveille ou si elle multiplie les méfaits des malins.

La Pólice, c'est-á-dire l ' instrument de culture et de civilité, se transforme fantastiquement en un pouvoir diabolique. Omni-puissante et omnisciente comme le Diable. Elle nous écoute. Elle nous fiche. Nos paroles nous aecusent. Notre existence, dans sa révolte ou dans son insouciance, vient se coucher sur un cartón rectangulaire a cóté de ce qui fut notre profil et l'empreinte de notre pouce. A la campagne, on offrait a boire aux gendarmes qui ótaient leurs kepis, pour marquer qu'ils cessaient d'étre des représentants de la Loi. Dans une ville nous cherchons, en vain, le visage de qui nous épie et nous inventons la Pólice, comme d'autres villes, dans d'autres systémes, ont inventé la Bureau-cratie. Les toits de la ville remplacent le grenier de la maison traditionnelle. Seulement on y mitraille, on y développe des manceuvres d'encerclement ou, parfois, on y meurt héroique-ment.

Si nous revenons en decá de cette visee fantastique de la ville, nous reléverons, a tout le moins, une plus grande difñculté á nous accorder á l'environnement. Tentons de rever la réverie malheureuse, tout comme, pour Spinoza, l'idée est aussi idee d'idée. Une conscience ne revé pas sa détresse, de la méme facón, á la campagne et á la ville. Dans une campagne encoré protégée, elle joue librement son malheur avec tout son corps : jeter des pierres, mácher de l'herbe, s'arréter prés d'un poní, fouetter les arbres... elle projette ses chiméres et ses revanches dans un environnement malléable —• oú la matiére originelle ne s'est pas

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encoré durcie. L'eau noire de l'étang, l'herbe profonde, les nuages informes, les haies lointaines et indécises, elle les modifie, elle leur fait parler son langage de plainte et de ressentiment. A la limite, elle s'enfouit dans une nature engourdie. Elle use de la fatigue, pour ensommeiller sa peine, elle cede a cette paresse des choses que nous prenons presque toujours pour de la bonté.

A la ville, une conscience malheureuse ne peut ainsi expri-mer sa détresse. II lui arrive, tout au plus, d'adopter une conduite d'accablement (le dos voüté, la tete un peu basse) elle joue sim-plement de la prunelle pour diré la tristesse, le dégoüt, la rage... du coup, notre peine reflue intérieurement sous forme de pensées et de réfiexions. Les mots de misére qui seraient devenus des cailloux jetes dans l'eau, demeurent des mots qui font mal et qui ricochent, sans égard, pour notre chair vulnerable.

Cependant nous ne pouvons croire que le schisme s'est accompli : la Nature Naturée peut-elle étre véritablement autre chose que la Nature Naturante ! Trop de pages ont, au cours de ce travail, prouvé une entente de rhomine et de la ville, d'une ville dont on ne peut soupconner la positivité et la valeur puisqu'elle est génératrice d'étre. Qu'aurions-nous entendu, si elle ne parlait pas et méme si, a son tour, elle n'écoutait pas ! Une poétique urbaine aurait-elle un sens, aurait-il méme été

Eossible d'en concevoir le projet, sans un accord fundamental de i ville et de ceux qui l'habitent ? L'ouverture que nous évo-

quions plus haut, manifesté une entente dont il faut bien rendre compte. Si la ville nous était tout á fait étrangére, si, dans ses pierres, elle n'était pas audible, visible, perceptible pour et par le ciladin, alors celui-ci s'y proménerait á l'aveugle et dans une sorle d'indifférence. II faut d'ailleurs redoubler cette connatu-ralité de l'homme et de la ville : la ville humanisée mais aussi l'homme urbanisé — ce qui ne veut pas diré seulement rendu plus civil mais, en quelque sorte, de la méme páte que la ville, plus vieux que sa naissance, immergé dans la nuit immémoriale qui vit les cites apparaitre. Nous avons parlé selon le langage du dualisme mais ce chiasme déplie, dans sa parfaite symétrie, l'unité sans laquelle il ne se comprendrait pas.

Nous ne prétendons pas, nous le répétons, descendre le cours du temps, á partir de ses origines, mais nous ne nous sentons pas, pour autant, exilés, condamnés a vivre dans la nostalgie de í'étre. Nous avons cru possible de nous diriger vers ce moment oü la ville et l'homme sont, encoré, presque mélés l'un a l 'autre. D'ailleurs, á ce niveau reculé, Vélucidation poétique n'apparait pas comme une approche parmi les autres mais comme la seule possible. Car, dans la ville, comme ailleurs, « c'est la nature qui imagine et le réel se livre par des images ». Entrons-nous dans le conseil de la nature comme d'autres crurent partager les confi-dences de Dieu ? Nullement, les images dont nous disposons, sont « publiques » a un double titre : elles mobilisent de grandes masses, par le ressac de la foule des villes et, en méme temps elles racontent presque toujours les gestes de passion de ees méme foules. II nous faut éviter de donner une forme trop intellec-tuelle ou trop spectaculaire a ce phénoméne. Les citadins accé-dent a une prise de conscience suffisante mais implicite. lis nuini-festent leur entente — non pas par des déclarations d'amour

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(encoré qu'ils éprouvent la fierté d'appartenir á la ville) mais, |)lus proíondément, en retrouvant les gestes qu'elle attend d'eux, 011 ressentant le, plaisir d'y vivre, d'y mourir et parfois méme d'y souffrir. Les promenades du peuple sur les lieux de son accom-plissernent, les reprises de la tradition révolutionnaire, toutes les derives et toutes les déambulations nous assurent qu'il ne saurait étre question d'opposer un aller et un retour, une répétition et une inauguration.

La ville suscite done une poétique, dont nous avons cepen-dant á prendre la responsabilité. Mais ne nous détourne-t-elle pas de la mise en chantier des villes oü nous vivons ? Est-il possible de concilier une pratique et une poétique urbaine ? La réverie peut constituer un écran entre les hommes et les méca-nismes qui les oppriment. Elle semble aboutir — ne füt-ce que sur le mode magique ou sur celui d'une agressivité plus jouée

u'effectuée —• á une réconciliation provisoire de l'hoinine et u monde. La critique urbaine vise, au contraire, á transformer

le réel. La réverie oublie de défaire et de refaire, elle prend, cha-leureusement, le parti de ce qu'elle réinvente du dedans, par exemple de ce Prisunic dont les intéréts ne la concernent en fien. Et encoré ce ródeur dont nous évoquions la marche, allait-il jusqu'á contester la ville qui le refusait ! Ce qui, pour lui, représente rimmédiat, ce vers quoi il continué de se tendré, ce sont les rúes, les vitrines, les passants. La ville continué de l'ob-séder : comnie on lui en nie l'accés, il la fróle des yeux, des mains, presque de la bouche. Comme on lui en ferme les portes et les intérieurs, il rodé. II devient ródeur des villes, comme il exis-tait des ródeurs de la campagne. Ces derniers s'amusaient a faire hurler les chiens et contournaient la ferme qu'ils n'oseraient pas dévaliser. Celui-ci observe les agents de pólice, s'arréte devant une automobile de luxe ou devant les amches d'un cinema. Quoi-que exclu de la ville, il continué de la désirer fantastiquement et done de l'accepter.

Faudrait-il done démystifier au lieu de remytifier et distin-guer deux sortes d'imaginaire inconciliables par leur approche et dans leur but ? Un imaginaire qui, tout en ne relevant pas de la raison, invente des possibles, nous ouvre le chemin de la connaissance et de l'action — et un imaginaire qui se fiant a l'apparence et la voulant belle parce qu'elle apparait, retarde-rait la prise de conscience de l'homme.

Pour notre part nous accordons une valeur pratique au poétique urbain. D'abord, alors méme que la réverie s'accorde a une ville qui opprime certains de ses membres, il faut voir lá un effort pour rendre encoré humaine une condition inhumaine : conscience mystifiée certes mais qui se perpetué a l'existence, ayec les moyens dont elle dispose. Ensuite il faut distinguer plu-sieurs types de réveries. Celle que nous venons d'évoquer, nous parait impure, car elle est suscitée par l'obstacle qu'elle transforme sur un mode magique plutót qu'onirique. La véritable réverie nous apparait plus active. Elle échappe au eyele instrumental : projet, obstacle — réaction magique ou rationnelle. Elle s'empare des éléments, elle se joue des formes, plus souvent encoré elle s'initie á leurs forces. Méme l'homme traque dont

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CONCLUSIONS 419

nous avons longuement décrit le trajet, inventait des chemins et ouvrait devant lui un certain type d'espace.

A plus forte raison, le révolutionnaire ou le marchand des rúes ou le réveur nocturne s'approprient activement la ville. Leur jubilation ou leur bonheur qu'on tient pour une offense a un ordre triste, en témoigne. La fraternité insurrectionnelle envahit les rúes et ce qui frappe ses partisans, c'est le dégel et la transparence des relations qui s'y instaurent, remaniant ainsi la physionomie habituelle de toute la ville. La poétique urbaine n'invente pas comme l'utopie urbaine une ville que l'on veut radicalement autre et que l'on croit possible. Elle ne s'interroge pas sur ce qui est ou non axiologiquement fondé. Cependant, par son activité, elle assume et le déploie la condition humaine — en quoi elle est bonne d'une facón inconditionnée.

Investir « l 'apparaitre » de la ville, c'est vite démasquer le mécanisme des apparences par lequel on abuse les hommes et on les détourne de la prise en main de leur destin. L'homme qui réve d'un pavillon de banlieue, oü il ferait si bon étre á l'abri des autres, exprime sa misére réelle (si, par son travail, il est rendu inapte a l'échange avec autrui, s'il habite un immeuble oü seuls les inconvénients de la vie collective apparaissent) et l'image de son pavillon est aussi pauvre que la réalité de son appartement. L'homme qui entreprend une réverie authentique, exprime parfois une certaine misére düe á sa situation. Mais, comme nous l'avons montré, le promeneur, l'insurgé butent, en dernier res-sort, contre cette évidence positive : la ville constitue la chance supréme des hommes parce qu'elle leur permet de se rencontrer et de se confronter. Et, en ce sens, il existera toujours, méme dans les villes les plus radieuses, un imaginaire urbain. La part d'ombre et de lumiére qui accompagne les grands gestes collec-tifs, l'universel rassemblé dans un espace consacré a l'homme.

La poétique urbaine se justifie autant par un parti pris_ éthique que par un parti pris esthétique. Esthétique, il nous semblait plus fructueux, pour un bon régime de Fimagination, d'insister sur les va et vient, sur les accords de la ville et des hommes. C'était retrouver une créativité, une beauté dont nous sommes les témoins et que nous avons trop tendance a reléguer dans le domaine de la « campagne », comme si les villes n'étaient pas, a leur maniere, une expression de la Nature. Ethique : les hommes ne sont pas des consciences isolées, ils communiquent á travers leurs oeuvres mais aussi á travers certains lieux, mais aussi á partir de cette Nature dont ils procédent.

Cette proposition n'implique pas qu'il faille oublier qu'ils ont souvent été expropriés de leur sol natal. Précisément, il faut considérer comment, en de brefs instants et dans des circons-tances déterminées, ils purent récuser la condition inhumaine qui leur était faite. S'il y eut une dégradation du social dans le pratico-inerte, il y eut aussi une rédemption du pratico-incrle dans des lieux comme les bistrots, les prisunics, les rúes : en ces lieux oü les hommes et les femm.es n'avaient plus honte de leurs visages, osaient, malgré le puritanisme ofliciel, diré qu'ib dcsi-raient, qu'ils avaient faim, que le vin, que le pain, que la chaleur est bonne, que les hommes sont faits pour échanger leurs regards, leur tendresse, leurs vies.

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UNE POÉTIQUE DE L'üRBAIN

La dcscription la moins réductrice n'est pa& seulement une ¡líame accoraée á Vimaginaire, la volonté de laisser les lieux se iléploijer en toute liberté. Elle tend aussi á magnifier l'homme capitule de vivre encoré et d'arracher un peu de bonheur a son intiitinanité : une esquisse de libération alors que l'aliénation naraissait extreme, un commencement de réappropriation quand l'expropriation s'était installée partout. Le poétique ne peut pas-ser, á nos yeux, pour la belle réconciliation symbolique qui cache-rait les conflits qu'elle n'a pas la forcé de voir. Lorsque cette poésie sourd dans les cites et dans les actes des nomines, elle montre, dans un debut de réconciliation que ceux-ci, dans les situations les plus terribles, n'ont jamáis été totalement écrasés sous le poids des fatalités sociales. On leur avait tout enlevé, méme la lumiére, raéine le soleil dans ce paysage que l'industrie avait ravagé sans nécessité véritable et nous avons voulu mon-trer qu'il n'avait pas été possible de leur arracher tout á l'ait l'appétit de savourer leur ville.

Le parti pris esthétique comme le parti pris éthique nous ont imposé les méines choix. Ainsi nous n'avons pas parlé des quartiers résidentiels : accédent-ils véritablement á la dignité de quartier ? En quoi peuvent-ils susciter l'imaginaire (les beaux quartiers étant autre chose (pie les quartiers résidentiels) ? Et, au niveau d'une critique urbaine, ils méritent la démystification et non la f'aveur d'une remythisation. En revanche nous avons insiste sur la gloire ou sur le fantastique de la gare, du bistrot, du meublé — non point par goíit de ce (pji bouge ou du pitto-resque mais aussi pour l'honneur des nomines qui y assumérent, au mieux, l'inhuniain.

Get « humanisine » nous éloigne-t-il de notre projet central, qui fut, en particulier, une approche objectale ? On supposerait done qu'il faut choisir entre la ville et l 'homme. Or, lorsque la ville se dilate, l'homme respire mieux et, par ailleurs, lorsque l'homme posséde l'usage libre et entier de sa parole, il porte au sens une ville dont on a pu croire qu'elle était un accident au point de penser la détruire. Plus précisément nous ne devons pas décrire, en termes d'opposition et de manceuvres, ce déserre-ment de la contre-finalité. Les hommes n'y échappaient pas, comme on dégage une place investie ou comme on passe a la contre-offensive ! Ils se réveillaient plutót des apparences et des contraintes qui les opprimaient.

Ils revenaient a leur ville comme on revient a son sol natal, se sachant engendres par elle, ne reconnaissant d'autre filiation que la sienne, si proches d'elle, que toute autre autorité füt-elle appuyée par toutes les torces du systéme — leur apparaissait comnie une usurpation dérisoire. L'homme dans la foule d'un dimanche, dans le déñlé d'une manifestation politique, dans la cohue d'une gare, dans la chaleur d'un marché ou d'un bistrot, dans la cohorte fraternelle des morts et des pierres du passé. L'homme secoué, démuni, livré á l'incertitude du marché du travail et, toutefois, échappant au désespoir parce que le mou-vement par lequel il revenait a la ville et celui en vertu duquel il procédait d'elle, se confondaient dans sa marche, dans son regard, dans son existence.

TABLE DES MATIERES

Premiére Partie : Repeles et parti pris 7 Pour une approche objectale de la ville 9 Sources et traditions urbaines 17 Détermination des critéres 22 La ville désacralisée et désacralisante 42 Les conditions d'un déchiffrement de l'espace urbain 47 Les formes du sacre urbain 54 Les poussées urbaines 64

Deuxiéme Partie : Du cóté des trajets 79 Les portes de la ville : la gare 81 L'arrivée sous la pluie dans une petite ville 93 L'appropriation révolutionnaire de la ville 98 La derive de l'homme traque 123 Marcher, marcher dans la ville 138 Le départ a l'aube 146 La déambulation nocturne 153 Quelques marches — limite 165 Une symbolique de la circulation urbaine 175 Les transports de la ville 197 La rencontre de la Prostituée 213 Le crime du Clochard : l'alliance du fantastique et du

merveilleux 229 Qu'est-ce qu'aimer une ville ? 239

Troisiéme Partie : Du cóté des Lieux 251 La géographie sentimentale des quartiers

Les incertitudes d'une « pensée en survol » 253 Quartiers louches et lieux sinistres 265 La fronde du faubourg 277 L'univers pavillonnaire 290

La dialectique du dedans et du dehors La réduction anthropologique des lieux 302 La partition de l'espace urbain 312 Les zones indécises , 319 La manifestation de la ville 331

Page 211: La Poetique de la Ville

TABLE DES MATIÉRES

Les ¡nlérieurs de la ville L'Eden retrouvé et á nouveau perdu 338 Miséres et enfoncements du meublé 345 Les métamorphoses de la salle d'eau 352 Les bonheurs du studio 359 La dédramatisation de la salle de séjour 363

Lorsque les Lieux résistent a l 'inhumain 375

Quatriéme Partie : Vers une poétique de l'urbain 385 L'urbain et la ville 387 L'urbain et l'objet industriel 392 Le phénoménologique, le fantastique et le poétique

urbain 409

Table des matiéres 421 ACHEVE D IMPRIMER EN

MAI 1973

SUR LES PRESSES DES

IMPRIMERIES RÉUNIES

2 2 , RUÉ DE NEMOURS

RENNES — —

Dépót legal : 2" trimestre 1973