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63 HERMÈS 62, 2012 Avant l’arrivée de l’ordinateur, la plupart des jeux qui se jouaient sur table, entre amis, étaient appelés des jeux de société. Quand les jeux vidéo sont apparus, plu- sieurs parents se sont inquiétés de la position des jeunes joueurs immobiles devant leur écran, hors du temps, insensibles à leur environnement, enfermés dans ce que l’on a appelé le cyberespace ; ces adultes n’imaginaient pas que l’ordinateur pouvait jouer le rôle de l’Autre, en simu- lant des mondes remplis de créatures vivantes. Mais le vrai jeu social, impliquant des affrontements de personne à personne, de groupe à groupe, est apparu lorsque les consoles purent être branchées les unes aux autres et ainsi permettent de jouer à plusieurs, grâce à l’interconnexion des machines. D’où la configuration : Personne-Machine- Personne. Dans les années 1990, on organisa beaucoup de tournois, dans les LAN party 1 , pour permettre à des groupes de jouer ensemble, l’espace d’un week-end, à des jeux de compétition comme des jeux de poursuite ou des jeux de combat comme Counter-Strike, Starcraft, etc. Mais c’est surtout grâce à l’arrivée d’Internet que furent mis en place de véritables jeux collectifs, appelés jeux massivement multijoueurs (MMO), se pratiquant en ligne avec et contre de nombreux partenaires, à l’intérieur d’un univers persistant. Ultima Online est le premier jeu en ligne dit multijoueurs, disponible en septembre 1997 ; mais c’est Everquest qui a véritablement suscité l’engoue- ment dès 1999. Dans ces types de jeux, se forment de véri- tables communautés ludiques qui perdurent sur de longues périodes avec des joueurs qui finissent par établir des rela- tions sociales stables, se prolongeant souvent dans la vie réelle et interférant ainsi dans la vie familiale, profession- nelle ou les études des individus. Ces jeux créent un milieu de vie dans lequel il est parfois tentant de se réfugier. Leur pouvoir d’attractivité va jusqu’à l’accoutumance, ce qui est sans commune mesure avec le plaisir que procurent les jeux occasionnels (casual games), sur Facebook par exemple. L’analyse de la parole de joueurs intensifs 2 – c’est-à- dire de personnes jouant entre quinze et vingt heures par Jean-Paul Lafrance Chaire Unesco-Bell UQAM, Montréal La parole est aux joueurs intensifs de World of Warcraft Entre fascination et dépendance, entre plaisir et déséquilibre

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Avant l’arrivée de l’ordinateur, la plupart des jeux qui se jouaient sur table, entre amis, étaient appelés des jeux de société. Quand les jeux vidéo sont apparus, plu-sieurs parents se sont inquiétés de la position des jeunes joueurs immobiles devant leur écran, hors du temps, insensibles à leur environnement, enfermés dans ce que l’on a appelé le cyberespace ; ces adultes n’imaginaient pas que l’ordinateur pouvait jouer le rôle de l’Autre, en simu-lant des mondes remplis de créatures vivantes. Mais le vrai jeu social, impliquant des affrontements de personne à personne, de groupe à groupe, est apparu lorsque les consoles purent être branchées les unes aux autres et ainsi permettent de jouer à plusieurs, grâce à l’interconnexion des machines. D’où la configuration : Personne-Machine-Personne. Dans les années 1990, on organisa beaucoup de tournois, dans les LAN party1, pour permettre à des groupes de jouer ensemble, l’espace d’un week-end, à des jeux de compétition comme des jeux de poursuite ou des jeux de combat comme Counter-Strike, Starcraft, etc.

Mais c’est surtout grâce à l’arrivée d’Internet que furent mis en place de véritables jeux collectifs, appelés jeux massivement multijoueurs (MMO), se pratiquant en ligne avec et contre de nombreux partenaires, à l’intérieur d’un univers persistant. Ultima Online est le premier jeu en ligne dit multijoueurs, disponible en septembre 1997 ; mais c’est Everquest qui a véritablement suscité l’engoue-ment dès 1999. Dans ces types de jeux, se forment de véri-tables communautés ludiques qui perdurent sur de longues périodes avec des joueurs qui finissent par établir des rela-tions sociales stables, se prolongeant souvent dans la vie réelle et interférant ainsi dans la vie familiale, profession-nelle ou les études des individus. Ces jeux créent un milieu de vie dans lequel il est parfois tentant de se réfugier. Leur pouvoir d’attractivité va jusqu’à l’accoutumance, ce qui est sans commune mesure avec le plaisir que procurent les jeux occasionnels (casual games), sur Facebook par exemple.

L’analyse de la parole de joueurs intensifs2 – c’est-à-dire de personnes jouant entre quinze et vingt heures par

Jean-Paul LafranceChaire Unesco-Bell UQAM, Montréal

La parole est aux joueurs intensifs de World of Warcraft

Entre fascination et dépendance, entre plaisir et déséquilibre

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semaine à des jeux en ligne multijoueurs, des jeux de rôle, des jeux de stratégie ou à des jeux de combat – permet de montrer le potentiel addictif d’un jeu comme World of Warcraft, le plus abouti des jeux multijoueurs, qui a donné lieu à de nombreuses études sur la sociabilité dans les jeux vidéo. La structure même des MMO, la fascination et le plaisir qu’ils peuvent susciter, ainsi que les intérêts importants qu’en retirent les entreprises exploitantes, sont au cœur des hypothèses expliquant le modèle addictif des jeux vidéo (exception faite des jeux de hasard et d’argent).

La nature des jeux multijoueurs

World of Warcraft, créé en Amérique du Nord en 2004, comporte à la fois des éléments d’action, d’aventure et de jeu de rôle. On peut y faire des combats individuels (PVP3) ou des quêtes à plusieurs au sein de guildes très structurées. C’est aussi une plateforme de vie où l’on se livre à des opéra-tions d’échange, d’achat, de vente, où l’on profite des lieux permettant de reprendre des forces en prévision d’éventuels combats, de nouer des contacts et d’échanger de l’informa-tion. Ainsi est-il possible de se reposer dans des auberges, de prendre un verre au bar ou dans une taverne, etc.

Principales caractéristiques de World of Warcraft– C’est un jeu à univers persistant, dans lequel on peut se promener indéfiniment, grâce à son avatar, en pleine verdure, tant le graphisme en trois dimensions est soigné, sans jamais en atteindre les limites.– Étant donné la diffusion mondiale de World of Warcraft, quel que soit le moment où l’on s’y connecte, il y a toujours des joueurs avec qui on peut échanger, jouer, abattre des monstres, rencontrer des partenaires, réaliser des quêtes en groupe et donc trouver l’occasion de gagner des points pour faire progresser son personnage.

– Les guildes utilisent les compétences de chaque joueur comme un maillon essentiel à l’action, chaque personnage a une fonction dans la victoire (on peut être chamane, chasseur, démoniste, druide, guerrier, prêtre, etc.). Lave et Wenger (1991) ont montré que la guilde est en quelque sorte une communauté de pratiques, fonctionnant un peu comme une entreprise selon un modèle de travail collabo-ratif. L’union de plusieurs personnes réunies autour d’un centre d’intérêt commun, dans le but de collaborer à la réalisation d’une tâche déterminée suppose un processus d’apprentissage social. Cette collaboration, qui se déroule sur une période de temps assez longue, nécessite de partager des idées afin de trouver des solutions, de déve-lopper des stratégies, de construire des objets nouveaux, etc. Mais, pour sa part, le joueur en tire un avantage en termes de notoriété, de reconnaissance personnelle, car la communauté de pratiques est aussi une communauté de connaissances (ibid., 1991). L’entraide qui s’établit à l’in-térieur de la guilde renforce les liens entre les membres. Se forme ainsi un esprit de clan ; a contrario, les grands maîtres peuvent aussi instrumentaliser la guilde à leurs fins propres. Pour reprendre une typologie de Foucault (2008), nous sommes ici au cœur du triangle connais-sance-puissance-reconnaissance de soi.– Blizzard Entertainment, la société créatrice du jeu, ne cesse de complexifier le scénario d’origine en obligeant le joueur à naviguer dans des mondes sans fin, à tuer des monstres (activité répétitive) et à mener des quêtes pour accumuler des points et ainsi grimper sur l’échelle de compétences. Le levelling se déploie maintenant jusqu’au niveau 85 ; atteindre le niveau expert peut ainsi prendre jusqu’à deux ans. On comprend pourquoi s’est déve-loppée une industrie parallèle (farming4) de vente d’ob-jets virtuels, de pouvoirs ou de cartes de compétence pour permettre au joueur de sauter ces étapes fastidieuses et acquérir plus de puissance.

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World of Warcraft est le jeu le plus rentable et l’entre-prise ne cesse de rajouter des extensions et des degrés de difficulté ; ainsi c’est Blizzard qui a mis au point le modèle économique très lucratif du paiement à l’usage. Le joueur ne débourse pratiquement rien au début, mais doit ensuite s’abonner mensuellement. L’entreprise déclare avoir 12 mil-lions de membres actifs, payant entre 11 à 13 euros par mois. Elle met aussi en vente une série de produits dérivés – bandes dessinées, jeu de plateau, figurines, tasses, etc. Comme on le voit, la société Blizzard Entertainment est assise sur une mine d’or et n’a pas l’intention de laisser à d’autres le soin de l’exploiter ! Pour ce faire, elle sanctionne toute tentative des joueurs de détourner le jeu en se donnant des avantages, en vendant leur avatar déjà équipé, en développant des patches pour rendre le jeu plus facile ou plus rapide, en permettant de cheminer plus aisément dans les échelles de difficulté, etc. (Lafrance, 2011). De tels usages peuvent rendre le jeu impraticable, ce qui est arrivé à Everquest 1 et à certains jeux de tir subjectif (FPS – first-person shooter).

Le trop-plein de communications

Il est erroné d’imaginer l’adepte des jeux sociaux comme un être isolé, enfermé dans le monde virtuel. Cela était peut-être vrai dans les années 1970 ou 1980, avec les jeux sur console. À l’heure d’Internet et des réseaux socionumé-riques, il n’y a plus de joueur solitaire et quand on parle de dépendance au jeu, on doit entendre par là le retrait plus ou moins graduel de l’individu de son milieu naturel (famille et amis, camarades de classe ou collègues, compagnon ou compagne de vie). L’univers ludique fournit les compagnons de jeu nécessaires à la pratique ; « l’enfermement » n’est pas synonyme de solipsisme, mais de retrait de la vie réelle. Les gros joueurs parlent d’une deuxième vie. Il ne faut pas non plus croire que les jeux se déroulent uniquement dans l’espace virtuel, c’est-à-dire entre des individus qui commu-

niquent par Internet. Depuis une dizaine d’années, les jeux mettent à disposition des joueurs toutes sortes de systèmes de communication écrite, sonore et même visuelle : chats écrits et sonores (Ventrilo, Teamspeak5) pour joueurs munis de casques d’écoute, créés à l’intérieur du jeu ou à l’extérieur (MSN), courriels, SMS, Twitter, forums, téléphones cellu-laires ou via Internet (Skype).

Les joueurs appartenant à des guildes ont aussi des activités qu’ils qualifient d’IRL (in real life) : ils vont prendre une bière ensemble, organisent des soirées, se réunissent pour jouer en réseau ensemble (LAN party) ou organisent des rencontres, parfois même à l’étranger. Ils vont aussi faire des get together, sortes de grandes réunions qui permettent à des guildes entières de se rencontrer. La plupart des guildes, du moins celles qui sont bien orga-nisées, ont leurs propres sites ; certaines procèdent à des cérémonies d’intronisation, etc. Cette part accordée au relationnel fait parfaitement écho au désir des joueurs de vivre une sociabilité nouvelle.

La pression sociale de la guilde

À l’intérieur de guildes performantes, certains pren-nent la responsabilité de veiller à ce que les joueurs soient présents aux quêtes projetées, d’assurer la discipline et d’apaiser les disputes entre joueurs. Une joueuse inter-viewée racontait qu’elle passait beaucoup de temps à faire du counselling auprès de joueurs en détresse, et même à régler des conflits familiaux ou de couple. En conséquence, il faut plutôt parler d’univers ludique plutôt que de monde virtuel, pour définir le cercle des joueurs passifs ou actifs, occasionnels ou assidus.

C’est correct tant que c’est un divertissement. Ce n’est pas pire que de regarder un film… On va avoir du fun, on arrête ça là, pis c’est correct… parce que c’est un jeu de console. Tu deales avec personne. Tu n’as

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pas besoin de rester numéro un, tu n’as pas besoin de stay on top, alors que dans un jeu multijoueurs, tu pars trois mois, oublie ça : ils ont sorti de nou-velles zones… il y a quelqu’un qui t’a dépassé, il faut tout le temps que tu reviennes, il faut que t’ailles tuer soixante rebelles tout seul avec un couteau suisse… Je n’ai ni le temps ni la patience6…

Un jeu massivement multijoueurs pousse le joueur à rester à niveau – après tout, il fait partie d’un groupe, d’une guilde, il a des compagnons de jeu qui le pressent de suivre le rythme.

L’univers World of Warcraft est une microsociété qui pense, parle, agit en fonction du jeu. Un joueur compare les périodes de jeu à des plongées dans le monde ludique :

Quand je prépare une campagne, je m’immerge là-dedans… ça peut être comme des périodes où je fais beaucoup de plongées…, toutes les fins de semaine sont mangées par cela. World of Warcraft a remplacé d’autres jeux, il prend tout l’espace.

Il y a plusieurs raisons qui conduisent à faire partie de guildes. Comme la plupart des guildes sont mondiales, il existe des problèmes de fuseaux horaires, de langue, de style de jeu :

Certains avantages étaient purement au niveau de l’horaire (cette guilde comportait 72  personnes). C’était une guilde où j’avais une priorité parce que c’était la seule guilde qui faisait des événements qui concordaient avec mon horaire. Ce n’était pas vrai-ment au niveau de la performance. Par contre, il y en a d’autres qui ont des activités qui demandent moins de coordination, mais que je prenais parce que c’était des gens de niveau de jeu supérieur et au niveau de la qualité des relations. Par contre, entre les gens, c’était tight, ils jouaient tout le temps ensemble, ils ne voulaient même pas parler au monde en dehors de la guilde, c’était snob, vraiment bad [rires].

On trouve aussi dans certaines guildes des actes et des échanges gratuits d’altruisme entre les joueurs :

À chaque fois, je trouve ça impressionnant, très tou-chant, parce que même si c’est un jeu payant où tu passes énormément de temps, il y a un don de soi de certains officiers ou de certains joueurs, tout à fait gratuitement, juste pour le plaisir d’aider. On voit ça beaucoup, beaucoup. Je n’ai pas nécessairement tendance à le faire, mais quand je peux, je le fais.

Le temps de vie

L’univers du jeu est ressenti par les gamers comme une machine qui avale littéralement le temps, ce qui indique bien l’importance qu’il prend dans leur existence.

Moi, mon problème personnel, c’est plus le manage-ment du temps parmi mes autres priorités.

Un autre affirme :

J’ai compris que ça prenait un investissement de temps dans ma vie. J’aime mieux jouer à un shooter [un jeu de tir] qu’à World of Warcraft, par exemple…

Comme ce sont de jeunes adultes, leurs obligations sont importantes dans le travail et/ou les études, dans la famille avec le ou la conjointe, auprès de leurs jeunes enfants ou de leurs amis. Tous ont des ambitions profes-sionnelles ou personnelles. Comment trouver assez de temps pour jouer ? Certains gèrent leur temps au quart d’heure près :

Je me trouve chanceux par rapport à beaucoup d’amis qui, eux, ne font pas la séparation entre real life et gaming. Tu sais, ça c’est problématique.

On peut le constater, World of Warcraft a des possi-bilités de dépendance par le fait même qu’il ne se termine

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jamais, contrairement aux jeux dits casual qui ont un com-mencement, une durée et une fin. De même, les jeux en ligne massivement multijoueurs (MMO) sont davantage addictifs, tandis que les jeux de tir subjectif (FPS) sont plutôt dédiés à l’action et à la performance. Par exemple :

Jouer avec des inconnus à Left 4 Dead [un jeu de tir subjectif – FPS], c’est un peu plat ; j’ai le goût de vivre une expérience avec du monde dont je sais qu’ils vont comprendre l’expérience que je vais vivre et qui vont la partager avec moi… parce que c’est le côté social dans les FPS [First Person Shooter] qui est totalement absent, c’est plus : shoot !, Dépêche-toi, va là… flip, flip… Il n’y a pas de moyen de parler…

Souvent, les jeux en ligne multijoueurs perturbent la vie de couple, à moins que la ou le partenaire soit éga-lement un joueur. Comme les joueurs analysés sont de jeunes adultes, les relations avec le ou la partenaire de vie posent de sérieux problèmes si elle ou lui ne partage pas la même passion…

Des fois, moi et puis Kelly [ma copine] on se levait à 2 ou 3  heures du matin, parce que le raid com-mençait à cette heure-là. On couchait les enfants, on allait se coucher quelques heures, on se réveillait, je branchais la machine à café et je disais : let’s go. On démarrait les ordinateurs et on faisait le raid. Le jeu devenait quasi une deuxième job, pas nécessai-rement aussi pénible qu’une World of Warcraft job… mais aussi contraignant.

Tous les joueurs et joueuses le confirment, jouer en couple est quasi essentiel ; il y a plusieurs cas de divorces, mais aussi des mariages.

J’ai eu ma première copine pendant sept ans… pré-sentement, j’ai ma femme. Mon ex, je l’ai perdue à cause de Blizzard [la compagnie propriétaire du jeu World of Warcraft]. Elle m’a laissé pour aller avec ce

gars qui avait une femme avec trois enfants. Instance de divorce, grosse affaire…[…] Parce que quand on joue tous les deux, c’est une passion commune, les ordinateurs, les jeux, tout cela. Pendant ce temps-là, on joue ensemble, on passe du temps ensemble, les deux on est content, on est heu-reux. Donc je pense que c’est une bonne chose.

Voici l’histoire exemplaire d’une communauté, presque une commune, de joueurs passionnés qui vivaient dans le même édifice à logements multiples :

Dans la même maison à loyer, sur à peu près une dizaine d’appartements, il y en avait sept où étaient installés des couples d’amis et des personnes avec qui je travaillais. Donc, on était tous branchés en réseau et on jouait tous ensemble… Par ailleurs, à un moment donné, toutes nos copines sont parties en même temps. On s’est retrouvé entre gars céliba-taires, cyberdépendants…

La frontière entre l’accoutumance et la dépendance est mince

Les joueurs sont conscients que des jeux en ligne multijoueurs comme World of Warcraft, Everquest ou Eve Online sont faits pour favoriser l’addiction.

Je suis tout le temps excitée, je me brûle par les deux bouts ; en plus, je ne suis plus fatiguée quand je joue. Quand j’embarque dans le jeu… je n’ai plus de fatigue, ça n’existe plus pour moi, la fatigue… J’appelle cela le zombie mode, je peux jouer non stop, sans m’arrêter ; on dirait que mon cerveau perd toute conscience de… Le temporel pour moi, je le perds complète-ment… J’entre dans l’intemporalité du jeu. Je ne suis plus fatiguée jusqu’à ce que j’enlève les yeux de mon

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ordinateur, et puis là ça me tape d’un coup. Mais j’ai pris conscience des problèmes que j’avais. Dans mes cours, j’ai pris conscience de la réalité. C’est pourquoi [maintenant] je ne joue plus à World of Warcraft. Ce jeu m’a complètement épuisée…

Une joueuse a besoin de se déconnecter lentement, le soir, de l’univers ludique ; elle a besoin de petits jeux pour s’endormir :

C’est quasiment ma berceuse… Au lieu d’écouter la télé, nous, on joue… c’est notre manière de relaxer, de nous détendre. Avant de me coucher, je vais tout le temps jouer une partie de quelque chose. Et quand je suis complètement à bout, il me reste encore l’étape de la relaxation au petit jeu poche (insignifiant)… jusqu’à temps que je ne sois plus capable.

La chute

Il ne faut pas le cacher, chez les joueurs intensifs, nous avons relevé un certain nombre de cas de dépendance au jeu bien identifiés (2 ou 3 cas sur 40). En général, l’addiction dure trois, quatre ou cinq mois, elle est accompagnée d’une période dépressive, mais les joueurs s’en sortent en général eux-mêmes ou avec l’aide d’un ami. Par ailleurs, nous avons remarqué que ceux-ci pratiquent d’autres jeux comme le poker en ligne, où les phénomènes d’addiction favorisent l’isolement, parce que l’individu n’a pas le soutien de l’autre pour passer à travers ces périodes difficiles.

Je jouais intensément et donc, j’étais épuisé. Je me suis fait renvoyer de mon emploi à la fromagerie… puis de l’école. J’ai joué à World of Warcraft avec mon voisin intensément. Là, c’était la période un peu plus hard, c’était un peu le fond du baril, c’est-à-dire que je me suis vraiment enfermé avec très peu de contacts sociaux… ce sont quatre ou cinq mois

qui se sont complètement volatilisés, ma perception du temps a été complètement volatilisée… Mais aujourd’hui, moi j’étudie, j’ai plein de projets.

Pendant cette période dans l’enfer du jeu, ces joueurs mangeaient mal, prenaient leur repas devant l’ordina-teur, sortaient peu, dormaient peu, devenaient obsédés. Plusieurs sont restés fragiles devant l’attirance du jeu, comme s’il s’agissait d’alcool ou de drogue.

Mon ex-conjointe avec qui j’ai été pendant dix ans, disait que j’avais une maîtresse qui était mon ordi-nateur… L’ordinateur était une belle façon de fuir7…

Le statut du pro

Il existe une autre forme d’explication pour les indi-vidus qui jouent de façon intensive, c’est le désir de devenir professionnel et d’arriver à gagner sa vie en jouant. Le jeu devient alors un travail dont les contraintes sont assumées, c’est-à-dire l’entraînement intensif. En conséquence, il ne faut pas confondre les joueurs obsédés et les professionnels qui eux, gardent le contrôle de leur vie, même s’ils jouent énormément. Que les professionnels soient footballeurs, hockeyeurs, nageurs olympiques, cyclistes ou joueurs de jeux de tir subjectif ou de poker, ils ont une vie exception-nelle, s’imposent une discipline quasi obsessionnelle ; ils vivent dans un monde à part.

En se codifiant, le jeu s’internationalise. Il existe de plus en plus de tournois offrant des bourses et, à l’heure actuelle, le jeu en ligne est en train de se professionna-liser8. Le phénomène est particulièrement frappant en Asie du Sud-Est, en Corée du Sud où les matchs de jeu de tir subjectif sont diffusés à la télévision nationale, en Chine, au Japon. En France, on a créé une sorte de céré-monie des Oscars où sont primées les meilleures équipes de First Person Shooter, lors de tournois de haut niveau. Maintenant que les États légalisent les jeux de poker en

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ligne – sous prétexte de moraliser les pratiques, comme l’affirme le ministre des Finances du Québec ! –, il n’y a plus d’obstacles à ce que Counter-Strike ou les jeux de rôle soient acceptés aux Jeux olympiques !

En conclusion, il est important de ne pas associer l’univers ludique uniquement au monde virtuel, puisque les jeux actuels permettent, sinon exigent, d’établir des liens avec un groupe ou une communauté des joueurs en ligne. Les jeux multijoueurs sont des dispositifs commu-nicants, mais les joueurs peuvent aussi bien entretenir des contacts sains et enrichissants entre compagnons de jeux, amis et compagnes de vie que des relations de pouvoir dans des joutes axées uniquement sur la performance ou sur le plaisir narcissique du dominant. Comme l’affirme un joueur :

De mon expérience, je dis souvent que le jeu peut aussi bien rapprocher les gens que les séparer.

Tout au long de ce texte, les phénomènes d’accoutu-mance, de dépendance ou d’addiction ont été évoqués, sans faire de distinction. La dépendance au jeu vidéo serait un

trouble psychologique caractérisant un besoin irrésistible et obsessionnel de faire cette activité. Mais certains psy-chiatres remettent en cause la notion d’addiction appliquée à des objets qui ne sont pas des drogues, comme les jeux vidéo, le travail ou le sport. Toute passion n’est-elle pas quelque peu pathologique et, à certaines périodes de notre vie, qui n’a pas abusé de quelque chose ! Prenons l’exemple le plus facile : la consommation de la télévision en Amérique du Nord est en moyenne de 23 à 25 heures par semaine, ce qui veut dire que plusieurs personnes regardent la télévision plus de 35 heures, sans pour cela être traitées par les psycho-logues ! Nous avons retenu la parole des joueurs qui jouent plus de 15 heures par semaine. À partir de combien d’heures de jeu par jour ou par semaine peut-on parler d’abus et de consommation excessive ? On ne peut pas répondre en termes quantitatifs à cette question. Il n’y a pas de limite nette entre la normalité et l’excès. La majorité des joueurs, sauf exception, sont très conscients du temps qu’ils passent dans World of Warcraft, du temps excessif qu’ils consacrent à assouvir leur passion. Il est clair que les jeux en ligne mas-sivement multijoueurs (MMO), de par leur nature, posent une injonction à ceux qui les fréquentent, savamment entre-tenue par des entreprises qui en font leur profit.

N O T E S

1. Une LAN party est un rassemblement éphémère au cours duquel un groupe de participants, ayant chacun un ordinateur personnel, peut jouer pendant plusieurs jours, en réseau local à des jeux vidéo. Ce sont les organisateurs du LAN qui installent le réseau.

2. Le groupe Homo Ludens, composé des professeurs Magda Fusaro, Jean-Paul Lafrance et Charles Perraton et de plusieurs doctorants de l’UQAM a constitué une importante base de données d’entretiens de joueurs passionnés de MMO, grâce à une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) en 2008. Ces joueurs, québécois franco-

phones pour la plupart, recrutés par annonce devaient être des adultes jouant au moins 15 heures par semaine et se prêter à un entretien semi-directif d’une heure à une heure et demie sur leur pratique de jeu ; les interviews ont été placées et analysées par thèmes dans un système de traitement de type qualitatif (in vivo). Toutes les citations proviennent de cette base de données.

3. Player versus Player, c’est-à-dire des combats singuliers contre d’autres joueurs, par avatars interposés, ou contre des monstres.

4. Voir l’encadré « La monétisation des biens virtuels ou l’apologie du Goldfarming », infra.

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5. TeamSpeak et Ventrilo sont des programmes permettant de dialoguer entre plusieurs utilisateurs connectés à un même serveur. L’application est spécialement conçue pour fonctionner en arrière plan et se trouve particulièrement utile lors des jeux en réseau.

6. Cette citation et toutes celles qui vont suivre, proviennent de la base de données d’entretiens que nous avons constituée, suite à la quarantaine d’interviews réalisées dans le cadre de cette étude. Étant donné l’entente de confidentialité que nous avons

passée avec les participants, il est évident que nous ne pouvons dévoiler leur nom.

7. Il existe une association aux États-Unis appelée Spouses Against Everquest pour les épouses de joueurs accro. Voir <http://games.groups.yahoo.com/group/spousesagainsteverquest/>.

8. En Corée du Sud, le jeu vidéo est considéré comme un sport national. Voir l’article de Chloé Paberz, supra.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

Caillois, R., Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », [1958] 1992.

Foucault, M., Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Col-lège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard, Seuil, 2008.

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