LA N.R.F. 453 (OCTOBRE 1990)excerpts.numilog.com/books/9782070720354.pdfEt les songes du ciel...

7

Transcript of LA N.R.F. 453 (OCTOBRE 1990)excerpts.numilog.com/books/9782070720354.pdfEt les songes du ciel...

  • LA NOUVELLE

    REVUE Française

    JEAN TARDIEU

    Trilogie du double monde

    àj. R.

    Les trois poèmes réunis sous ce titre, je les ai retrouvésrécemment.

    Ils ont été composés il y a près d'un demi-siècle. Ils m'ont

    un peu surpris, car je n'en avais conservé qu'un vague souvenir.

    En m'inspirant de la terminologie du solfège musical, jedirai quelques mots du premier. Je l'ai baptisé « Ouverture en

    F mineur ». Voici pourquoi

    C'est un texte en vers, caractérisé par les attaques de quelques

    consonnes dominantes il y a 27 fois le son F, souffle farouche

    qui donne le ton au poème.

    Il y a aussi, 38 fois, la lettre P, cette petite explosion de la

    bouche et 38 sifflantes, ces stridences de la langue sur les dents.Enfin, on entend quelques chuintements de labiales et plu-

    sieurs diphtongues variées et enchaînées.

    Quant aux voyelles, peu nombreuses comme toujours, maisnécessaires, elles assurent les modulations du chant.

    Le terme « Ouverture » annonce une invitation, faite au

    lecteur, de prolonger la résonance de la voix vers un horizon

    sonore élargi.

  • La Nouvelle Revue Française

    Quant à l'épithète « mineur» (c'est-à-dire en mineur) elle estvolée aussi au vocabulaire musical. Elle exprime la fureur d'uneinvective lancée contre un ennemi sans nom.

    Autre remarque lorsque j'ai écrit ces trois poèmes, je voulais

    liquider, de façon irrévocable, l'obsession du vers français leplus classique et le plus rebattu, c'est-à-dire l'alexandrin, quej'appelais alors « le grand serpent de mer ».

    C'est un vers dont la langue française a toujours beaucoupde mal à se débarrasser. Depuis des siècles et aujourd'hui

    encore, on le trouve partout, même dans le discours le plus

    banal. (Rappelons-nous cette indication ferroviaire « Le trainne peut partir que les portes fermées. »)

    Bien d'autres exemples seraient à citer, mais on n'en finiraitpas, car il faudrait rassembler le meilleur et le pire, la versi-fication la plus ennuyeuse qui soit et la sublimité.

    Qui nous dira si ce rythme, collé sur nos têtes chauves ouchevelues, est un éternel bonnet de nuit ou, au contraire, le

    bonnet phrygien d'une révolution permanente, propre à lapoésie de langue française?

    J'ajouterai que les deux dernières parties de ma « trilogie»(plus académiques encore que la première), permettraient uneanalyse phonétique aussi précise et aussi poussée que lecommencement de cet avant-propos, car elles jouent, elles aussi,de l'orchestration des consonnes. Il faut les lire avec nos oreilles

    et même avec nos mâchoires, tout autant qu'avec nos yeux.

    Toute métaphore est un effet de muscles.Je termine par une remarque d'ordre général, issue des

    recherches que j'ai faites autrefois à propos du rythme des vers,lorsque j'ai voulu inventer de faux hexamètres français pourtraduire les faux hexamètres allemands de Holderlin ou de

    Goethe (eux-mêmes inspirés du grec ancien).Disons-le carrément notre prosodie classique était une

    méthode savamment « piégée ».

    Sous une apparence monocorde, basée sur des règles simples(nombres de syllabes, césure, et la rime pour marquer la barrièredu bout des vers), cette prosodie dissimulait un jeu complexe

  • Trilogie du double monde

    d'accents toniques atténués, une subtile alternance entre le« mélos» vocalique et les « percussions» consonantiques.

    C'est ce secret, voilé mais très aigu, qui est sous-jacent dansles vers de quelques-uns de nos poètes préférés et qui donneà leurs œuvres sa musicalité, surtout chez Racine ou La Fon-

    taine, chez Nerval, Baudelaire, Mallarmé ou Rimbaud.

    (Paris, Juin 1990)

    1

    OUVERTURE EN F MINEUR

    Coups frappés coups de gong, et cependant silenceEbranlements du ciel et du sol mais douceur

    Les pas du vent de l'eau du jour, la lourde danse,Passages cris éclairs! Je suis dans la terreurEt dans la joie près de la source des oraclesPrès des rochers où les démons méditent

    Entre l'œil et l'oreille aveugles

    L'amour l'esprit le feuM'ont donné rendez-vous

    Ici.

    Coups de gong coups frappés! C'était autant de portesQue l'on fermait que l'on ouvrait des pas pressésC'était la pluie avec ses lances de cohortesSur mille murs par la lumière traversés

    Et mille jours au même jour soudain fixés

  • C'était le choc d'où vient la forme inattendueL'événement si grand qu'il n'a plus de visageEt toujours dans les mains obstinément ferméesCes coups de gong ces coups frappés, ces furieuxÉbranlements d'un cœur qui tonne comme tout.

    C'était ici et là dans la ville visible

    Là où les astres sont des quinquets dans les ruesOù les soupirs du temps sont des heures perduesEt j'avais vu l'oiseau du malheur qui hululeL'aile sous les pieds nus des filles dans les chambresLes monstres déguisés en passants et les dieuxQui volent à travers les vitres des fenêtres.

    Les immeubles de plomb dressés sur pilotisÉtaient battus des flots que lance l'infiniEt les songes du ciel sommeillaient dans les cavesJ'accueillais pour me perdre et renaître sans finUne sirène en deuil un fantôme en chapeauEt toute femme était montée sur des sabotsChevelus comme les racines des roseaux.

    Ces coups de gong ces coups frappés! À chaque instantLe couvercle du jour sur l'abîme sonnant

    Retombait, mais en vain! Tout fuyait en fumantLe vent soufflait le vide.

    Ô miracle, ô suppliceD'un monde où le plus humble est le royal compliceDes fastes de la mort des flammes du néant!

  • La Nouvelle Revue Française

    étalé sur près de dix ans. Il n'y a donc pas de raison de s'arrêter à cette dateplutôt qu'à celles de la proclamation de la République ou d'autres événe-ments, ni de transformer la décennie en célébration éprouvante. Quant à latour Eiffel, je ne dois pas cacher ce que j'en pense pour ma part qu'elle estbeaucoup plus que le symbole de la négation de l'esprit de culture etd'esthétique elle l'a écrabouillé. On a trop discuté pour savoir si elle étaitoui ou non belle, alors qu'elle s'érige impudique non seulement à côté de laquestion, mais sur la question même avec ses quatre pattes monstrueusesportant des milliers de tonnes de ferraille. Je sais bien qu'il faudrait argu-menter plus longuement. Mais je n'ai pas assez de place. Je me bomeraidonc à noter que ce qui place la tour Eiffel en dehors de l'univers de l'art(pour quoi plus ou moins consciemment des « modernes» l'ont saluée), c'estqu'elle ne sert à rien. Or ce qui est beau l'est presque toujours aussi en vertud'un critère d'utile (même un quatuor, un poème, un tableau). La tour Eiffeln'est qu'une fantaisie d'ingénieur faite pour être bientôt démontée, mais oùtoute une population a reconnu sa durable aspiration à rien. Bien sûr on afini par y fixer toutes sortes d'antennes, dont beaucoup distribuent uneimagerie abrutissante la confirmant d'ailleurs dans la vanité de sa fonction.Mais cela n'a rien à voir avec l'utilité d'un pont, d'un barrage, voire d'unecentrale atomique, qui du fait de leur utilité ont une vocation souventaccomplie à être beaux. La tour Eiffel est un signe de notre barbarie, à l'étatpresque pur. J'entends protester qu'on l'aime, qu'on y est habitué (et, dansle fond, moi aussi); mais c'est précisément ce que je voulais dire. Passons,parce que d'autres « centenaires» se profilent, et en particulier celui deRimbaud. Eh bien parlons-en tout de suite, et en vers pour changer un peu

    Presque tout ce corpus déjà séculaire jactance,Malentendus, rapports concluant à du bluff,

    Raisonnements pour étouffer le mystère dans l'œuf–Rien n'a diminué la farouche distance.

    Nous voici toujours affairés entre l'or que tu boisÀ même la jeune Oise, et le désert anhydre;

    L'animal théoricien plus tenace qu'une hydreEn perd la tête mais la remplace vingt fois,

    Mêle son sifflement à la rumeur du dithyrambe.Tour à tour renégat, saint, prophète et martyr,

    L'autre, de son côté, n'aura pas cessé de partir,Même mort, emporté par une seule jambe.

    Allez pourtant gloses, discours, conjectures, salutsCharleville grouillant, au Yémen on s'attroupe

    Aden conquise accueille enfin le tourisme de groupeGrand temps de replonger derrière les talus.

    Et l'on aura beau déverser à la tonne les thèses

    Dans la faille, jamais on ne la comblera.L'écart est trop énorme ici, poète scélérat,

    Et là, culte, science ou lyrisme foutaises.C'est toujours l'heure où l'on entend partout craquer la nuit

    Sous les bonds imprévus et chocs de la lumière;De nouveau la naissance à la rage, aux faims, la dernière