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- 71 - La notion de souffrance dans le champ de la surdité : entre l’expérience observée et l’expérience vécue Chantal Lavigne. Psychosociologue 1 Résumé : Dans un contexte où « la souffrance psychique de l’enfant sourd » est particulièrement invoquée par un discours médico-psychologique, où les convocations de l’enfant sourd chez le « psy » deviennent « incontournables et systématiques », nous présentons le discours de jeunes sourds sur leur souffrance en question. Il s’avère que « psy » et jeunes sourds ne parlent pas toujours de la même souffrance : celle-ci est présentée par les uns comme caractéristique naturelle et essentielle de la surdité et par les autres comme principalement « causée » par le décalage entre leurs besoins éducatifs et la réalité éducative. Ces différences de représentation amènent à interroger le rôle et la fonction de professionnels de la surdité, notamment « l’évidence » de l’aide psychologique devant être apportée aux sourds. L’objectif de cette recherche Les expressions « une personne souffrant de surdité », « une personne souffrant de handicap » sont régulièrement utilisées dans les médias, lors de discours politiques, également par les professionnels du champ de la surdité et plus largement du handicap 2 . Cette association du handicap et, en l’occurrence, de la surdité à la souffrance est constatée dans le contexte actuel où il est pourtant d’usage, voire politiquement correct, de parler en termes de personne « en situation de handicap », « en situation de surdité » (CIF, 2001). 3 Dans ce contexte, je propose de voir, dans un premier temps, ce que des professionnels du champ de la surdité disent de la souffrance liée à la surdité, plus précisément de la souffrance de l’enfant ou du jeune sourd. Dans un deuxième temps, je présenterai ce que des jeunes sourds disent de cette souffrance ; plus précisément, ces jeunes parlent-ils de souffrance ? Et s’ils en parlent, de quelle souffrance s’agit-il? La méthode et le recueil des données C’est à partir de l’analyse de discours (discours de professionnels et discours de jeunes sourds) que je vais dégager les représentations de cette souffrance. Pour cela, d’une part, j’ai analysé des publications produites par des professionnels de la surdité (fort majoritairement entendants) et, d’autre part, j’ai réalisé des entretiens avec des jeunes sourds âgés de 14 à 20 ans qui ont des parcours éducatifs divers 4 . Ces jeunes ne sont pas rencontrés dans un cadre 1 . Maître de Conférences. Département de Psychologie, SPSE, Université Paris X-Nanterre, 200 avenue de la République, 92001, Nanterre cedex. Texte paru in. Réseau d’Actions Médico-psychologiques et Sociales pour Enfants Sourds. Souffrance psychique de l’enfant sourd. Actes du colloque16/10/09. Paris : éd.RAMSES. 2 . Concernant l’usage englobant, amalgamant qu’il est fait du terme « handicap » regroupant , assimilant, voire confondant des réalités diverses, cf. Lavigne : 2007-a. 3 . La CIF (Classification Internationale du Fonctionnement du Handicap et de la Santé) dépasse le modèle dit individuel du handicap en proposant un modèle social du handicap défini comme le résultat d’un processus où facteurs individuels et contextuels interagissent pour produire une « situation de handicap ». 4 . Ces jeunes, en majorité issus de parents entendants, se déclarent sourds profonds ou malentendants ; ils sont scolarisés en collège ou lycée de différentes régions de France. Certains sont issus de l’oralisme précoce strict

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La notion de souffrance dans le champ de la surdité : entre l’expérience observée et l’expérience vécue

Chantal Lavigne. Psychosociologue1

Résumé : Dans un contexte où « la souffrance psychique de l’enfant sourd » est particulièrement invoquée par un discours médico-psychologique, où les convocations de l’enfant sourd chez le « psy » deviennent « incontournables et systématiques », nous présentons le discours de jeunes sourds sur leur souffrance en question. Il s’avère que « psy » et jeunes sourds ne parlent pas toujours de la même souffrance : celle-ci est présentée par les uns comme caractéristique naturelle et essentielle de la surdité et par les autres comme principalement « causée » par le décalage entre leurs besoins éducatifs et la réalité éducative. Ces différences de représentation amènent à interroger le rôle et la fonction de professionnels de la surdité, notamment « l’évidence » de l’aide psychologique devant être apportée aux sourds. L’objectif de cette recherche

Les expressions « une personne souffrant de surdité », « une personne souffrant de handicap » sont régulièrement utilisées dans les médias, lors de discours politiques, également par les professionnels du champ de la surdité et plus largement du handicap2. Cette association du handicap et, en l’occurrence, de la surdité à la souffrance est constatée dans le contexte actuel où il est pourtant d’usage, voire politiquement correct, de parler en termes de personne « en situation de handicap », « en situation de surdité » (CIF, 2001).3

Dans ce contexte, je propose de voir, dans un premier temps, ce que des professionnels du champ de la surdité disent de la souffrance liée à la surdité, plus précisément de la souffrance de l’enfant ou du jeune sourd. Dans un deuxième temps, je présenterai ce que des jeunes sourds disent de cette souffrance ; plus précisément, ces jeunes parlent-ils de souffrance ? Et s’ils en parlent, de quelle souffrance s’agit-il? La méthode et le recueil des données

C’est à partir de l’analyse de discours (discours de professionnels et discours de jeunes sourds) que je vais dégager les représentations de cette souffrance. Pour cela, d’une part, j’ai analysé des publications produites par des professionnels de la surdité (fort majoritairement entendants) et, d’autre part, j’ai réalisé des entretiens avec des jeunes sourds âgés de 14 à 20 ans qui ont des parcours éducatifs divers4. Ces jeunes ne sont pas rencontrés dans un cadre 1 . Maître de Conférences. Département de Psychologie, SPSE, Université Paris X-Nanterre, 200 avenue de la République, 92001, Nanterre cedex. Texte paru in. Réseau d’Actions Médico-psychologiques et Sociales pour Enfants Sourds. Souffrance psychique de l’enfant sourd. Actes du colloque16/10/09. Paris : éd.RAMSES. 2 . Concernant l’usage englobant, amalgamant qu’il est fait du terme « handicap » regroupant , assimilant, voire confondant des réalités diverses, cf. Lavigne : 2007-a. 3 . La CIF (Classification Internationale du Fonctionnement du Handicap et de la Santé) dépasse le modèle dit individuel du handicap en proposant un modèle social du handicap défini comme le résultat d’un processus où facteurs individuels et contextuels interagissent pour produire une « situation de handicap ». 4 . Ces jeunes, en majorité issus de parents entendants, se déclarent sourds profonds ou malentendants ; ils sont scolarisés en collège ou lycée de différentes régions de France. Certains sont issus de l’oralisme précoce strict

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institutionnel (médico-psychologique, éducatif, pédagogique), mais lors d’une enquête de terrain, dans des lieux de vie ordinaire (contexte sportif ou de loisir, à leur domicile). Le mode de communication utilisé avec eux varie, selon les cas, entre l’oral, les signes, le français signé, l’écrit.

Quand je parle de représentation, je me réfère à un concept de psychologie sociale qui renvoie à un ensemble de savoirs, d’informations, d’images, d’opinions relatif à un objet (la surdité et s’y incluant, la souffrance liée à la surdité) qui circule, à un moment donné, dans une société donnée. Les représentations sociales constituées par les descriptions de l’objet, les réactions (sentiments et attitudes) qu’il suscite, les valeurs et normes associées, fonctionnent comme des guides d’action, elles orientent les conduites individuelles et sociales.

À un niveau épistémologique, il convient de préciser, que dans ce contexte de recherche, les diverses représentations ne sont pas hiérarchisées. En effet, qu’elles émanent du milieu professionnel, c’est-à-dire qu’elles soient dites expertes, scientifiques, ou bien qu’elles soient exprimées par des personnes non-spécialistes de la surdité, par des témoins (tels ces jeunes sourds), aucune de ces représentations n’est considérée comme plus vraie, plus juste qu’une autre. Les unes et les autres sont considérées comme différents niveaux de réalité, niveaux participant de « la réalité » de la surdité, des rapports entre les divers acteurs, qu’ils soient sourds ou entendants. Résultats : 1. Discours professionnels sur la souffrance du sourd

On peut considérer que la littérature professionnelle traitant de surdité véhicule, grosso modo, trois discours traitant de la souffrance en lien avec la surdité. Nous allons voir de quelle souffrance parlent le discours médical, le discours des sciences sociales et le discours des psys5.

Un discours médical associe la surdité à une diminution et une souffrance intrinsèques qui sont inscrites dans le corps biologique. La surdité est représentée comme une pathologie (anomalie, infirmité, déficience). C’est un état inacceptable, totalement privatif et négatif qu’il faut supprimer : il faut éviter la surdité par la prévention –médecine préventive, conseil génétique- ou bien, si par « malheur »6, elle est déjà apparue, il faut la supprimer, tout au moins la réduire. La personne souffrant de surdité nécessite une aide médicale ; le sourd qui est un patient doit être soigné, appareillé et rééduqué (réhabilitation de l’audition et de la parole). C’est la science médicale qui doit aider les sourds et résoudre le problème de santé publique que constitue la surdité (Haute Autorité de Santé, 2007 7 ; Petit, 2007). Ce discours médical donne la parole aux sourds appuyant cette représentation de la surdité-souffrance associée à la plainte somatique et/ou psychologique. Ainsi, Maelys, fillette sourde

(communication en LPC en milieu scolaire et familial, évitement des signes) et sont en intégration individuelle ; d’autres ont été orientés vers le bilinguisme après des difficultés scolaires et/ou des souffrances psychologiques ; d’autres sont issus du bilinguisme précoce, celui-ci incluant plus ou moins l’oral. Dans ces cas, ils peuvent être scolarisé en institution spécialisée, en classe annexée ou en UPI. 5 . Il s’agit ici d’un découpage rapide et général, schématique ; la réalité est souvent plus nuancée bien que ces discours types existent. Si le profil type du médecin, du psy, du professionnel en sciences sociales peut être observé, de même que des représentations médicale ou culturelle pures et homogènes de la surdité (de la souffrance liée la surdité), dans les faits, souvent les représentations professionnelles (et d’ailleurs aussi non professionnelles) sont mixtes et résultent d’articulations et d’emprunts réciproques. 6 . Cette représentation médicale s’alimente d’un modèle anthropologique maléfique de la maladie : l’infirmité n’est pas seulement ce qui fait mal, mais ce qui est mal. Le handicap ne représente pas seulement une déviance biologique, mais une déviance sociale associée à une dévalorisation sociale (Laplantine, 1986). 7 . Cette instance étant composée de professionnels entendants : médecins (généralistes, pédiatres, ORL, épidémiologistes) et orthophonistes.

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âgée de 8 ans est présentée comme témoin de l’insupportabilité de la surdité et dans la revendication d’un mieux-être :

« Quand j’enlève mes appareils pour dormir, me baigner ou me laver, je n’entends plus rien du tout. Ce qui m’énerve le plus, c’est de ne pas entendre ce qui se passe dans la nuit, par exemple les hiboux ou les concerts au loin dans la rue. Je n’aime pas être sourde. J’aimerais être comme les autres. Parfois j’imagine que je suis une princesse dans un monde où les sourds n’existent pas » (LPC Info, n°194, 2009, p.7).

Dans la même contexte, Loîs, étudiant malentendant exprime ses souffrances physiques et psychiques :

« … encore une mauvaise journée, journée hantée par des acouphènes stéréotypés (…) tout au long de la journée, ils me suivent, ne veulent pas me lâcher. Suivre les cours, essayer d’écouter, participer, me sentir impliqué, mais je n’entends qu’eux, comment ne pas m’en préoccuper ? (…) J’ai tous les symptômes d’une personne sourde, je suis susceptible, un peu parano et j’ai souvent envie de m’enfermer dans ma bulle » (Le Journal de Saint-Jacques, 1er semestre 2009, p.23)8.

Un discours des sciences sociales sur la souffrance des sourds met en avant une

souffrance, non plus située dans l’individu, son corps biologique, mais davantage dans un corps social, communautaire. La souffrance en lien avec la surdité est ici rattachée essentiellement à du collectif : si « les Sourds » souffrent c’est principalement du fait d’une société discriminante qui n’accepte pas la différence. En accord avec la communauté des sourds signeurs, des chercheurs en sociologie et en ethnologie (Mottez, 1981, 2006; Delaporte, 2002) déplorent la violence (méconnaissance, déni de la différence, préjugés, mépris) d’une société dominante « normo-entendante » qui s’efforce de réparer les sourds dans leur diminution et leur souffrance présumée. Dans cette logique, il s’agit donc de changer le regard sur les sourds et non pas de changer ou réparer les sourds. La société ne doit pas exiger des sourds qu’ils s’efforcent de se rapprocher de la norme entendante, mais, au contraire, c’est à la société de changer ses politiques publiques : accessibilité, aménagements divers permettant l’accueil des sourds dans le respect de leur singularité. Ce discours porteur d’une représentation culturelle de la surdité met en avant la force, la solidarité et la fierté identitaire d’une culture sourde (évocation du génie créateur de la communauté des sourds signeurs se définissant par une entité linguistique hautement spécifique : la langue des signes). C’est dans ce contexte que des sourds déclarent :

« Je suis sourd en j’entends bien le rester ! » Un discours « psy » s’est tout particulièrement intéressé à la souffrance psychique du

sourd ; cette souffrance étant évoquée par un discours clinique principalement psychologique et dans une moindre mesure psychiatrique. On ne s’en étonnera point car psychologues cliniciens et psychiatres sont des spécialistes formés à être particulièrement attentifs aux difficultés, souffrances humaines qu’ils ont pour rôle de soulager. Pour un discours « psy » qui se situe principalement dans une perspective psychanalytique, la surdité avant tout est « violence traumatique » ; c’est une souffrance pour la personne sourde et pour sa famille, « une situation fondamentalement conflictuelle, créatrice de traumatisme et de clivage ». Les concepts de blessure narcissique, de fragilité-conflit-clivage psychique et

8 . À propos de l’association de la surdité à la paranoïa, B. Virole (1996), analyse et remet en cause le fait que la psychiatrie contemporaine (et la caractérologie populaire) a majoritairement attribué aux sourds une « prédisposition naturelle à la paranoïa ». Cette vision d’une psychopathologie essentielle aux sourds ou caractéristique de la surdité est également remise en question par J.Laborit (2001) : « Il n’y a pas de psychologie du sourd, il n’y a pas de personnalité du sourd . Il y a autant de personnalités de sourd qu’il y a de personnes sourdes » (p.63).

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identitaire étant régulièrement évoqués pour décrire les sourds9. Divers travaux évoquent les « risques (psycho)pathologiques » liés à la surdité, ou encore, la dépression de l’enfant sourd (et de ses parents), ces dépressions étant dites « difficilement contournables » ; « la dépression traversant la vie de l’enfant sourd et de son entourage » (RAMSES, 2003), dépression réactivée notamment à l’adolescence (GERS, 2008).

Une analyse de la littérature professionnelle française traitant de surdité, fait apparaître que l’enfant sourd est décrit comme souffrant non seulement de sa surdité , mais aussi de la souffrance familiale, notamment parentale (Lavigne, 2004)10. C’est dans ce contexte que le déni de la souffrance de l’enfant sourd par ses parents est régulièrement évoqué (Plaza-Onate, 2002) : c’est le déni de « sa différence inacceptable » pour les parents décrits dans des violences réparatrices, normatives (il parlera, il entendra !).

Un discours clinique rend ainsi compte d’une représentation de la souffrance de l’enfant sourd située principalement dans l’intra-psychique et l’intra-familial : le sourd est décrit comme un être anthropologiquement souffrant et clivé ; la souffrance psychique est présentée comme étant structurelle, évidente, dans l’ordre naturel des choses, voire universelle. C’est plus rarement que le discours clinique situe aussi la souffrance de l’enfant sourd dans un rapport à l’institution, au social (normes) : dans ce cas, il évoque les exigences professionnelles excessives (réeducatives, thérapeutiques), de même que la scolarisation en intégration individuelle provoquant un surcroît de souffrance associé aux risques de faux-self, de dépressions masquées (Farges, 2009). Sont incriminés le déni des besoins spécifiques de l’enfant sourd, déni producteur de souffrance et en outre le déni de cette souffrance.

L’adolescent sourd est donc représenté comme étant doublement à risque (Delaroche, 2009). Il est doublement souffrant et fragile premièrement de par sa surdité, deuxièmement, de par le fait qu’il est dans la période de l’adolescence ; celle-ci étant définie, à l’instar de la surdité, par la fragilité identitaire, la souffrance psychique et l’entre-deux problématique (l’adolescent n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un adulte).

9 . L’enfant sourd de famille entendante (situation très majoritaire : 95% des cas) est présenté comme vivant dans « l’entre-deux problématique », situation dite « normalement », « naturellement » conflictuelle et douloureuse. Cet enfant « trop différent » de ses parents est dit « clivé, tiraillé » entre deux mondes, deux langues, deux cultures. Il est présenté comme étant « écartelé » entre le désir de ses parents le tirant dans leur monde d’entendants, dans l’oral et son désir d’appartenir à la communauté sourde signeuse, de rejoindre les siens etc. Nous remarquons que ces propos qui s’inscrivent dans une « psychanalyse du migrant » (enfants et parents resteront « étrangers l’un à l’autre » dans la rupture et le conflit culturel, linguistique, affectif) s’alimentent du concept classique d’acculturation renvoyant aux notions de « choc de culture » et « choc des langues » (concept forgé en 1935 dans des contextes de colonisation, c’est-à-dire, de domination d’une culture, d’une langue sur une autre culture ou une autre langue : c’est l’une ou l’autre, l’une dominant l’autre, mais pas les deux à la fois : bref, l’une en conflit avec l’autre). Il s’avère qu’une pensée acculturative classique et puriste (une culture, une langue altérant, dénaturant une autre culture, une autre langue) imprègne encore la description du bilinguisme (français/LSF), notamment du bilinguisme familial dit « à haut risque » et associé à des conflits psychiques « obligés », « bien compréhensibles » chez l’enfant sourd (pour détails, cf. Lavigne, 2007-a). 10 . Nombreux sont les textes évoquant l’enfant sourd perçu par ses parents comme « un échec de procréation », comme l’image de « l’abject , de « la monstruosité », de « l’animalité », de « la mort », du « néant », du « chaos » ; c’est la figure imaginaire de la faute réactivant les fantasmes de l’inceste…». C’est dans ce contexte discursif décrivant la relation Parent/Enfant de façon particulièrement dysphorique, négative et la fixant dans un traumatisme infini, qu’il est déclaré que l’enfant sourd demeurera, pour ses parents, un échec durant toute leur vie de parent d’enfant sourd ; cette « impossible acceptation » traçant l’identité de l’enfant et des parents dans leur destin biologique. C’est bien au-delà de la période de diagnostic que « le traumatisme, la honte et la culpabilité d’avoir un enfant sourd » sont dits marquer négativement et infléchir le devenir de l’enfant et de ses parents»… (pour détails de l’analyse cf. Lavigne, op.cit.).

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C’est dans ce contexte que RAMSES lors de cette 10ème journée d’études en 2009 fait entendre « la voix des professionnels qui se battent pour que soit reconnue, dépistée et traitée11 « la souffrance psychique de l’enfant sourd ». 2. Discours d’adolescents sourds sur leur souffrance

Il s’avère que le discours de ces jeunes est loin de se réduire à de la plainte, à l’expression d’une souffrance. En effet quand ils parlent d’eux, de leur vie, de la surdité, nombreux, voire majoritaires, sont les thèmes relatifs au désir, au plaisir et au bonheur. Mais, je ne présenterai pas ici ce registre positif, le thème de cette journée étant la souffrance. Rendant compte de l’ambivalence de leurs discours, ces jeunes ont donc aussi exprimé divers thèmes en lien avec un vécu de souffrance (sentiments de tristesse, d’injustice, de découragement, de frustration, de colère voire de rage, d’isolement dans certaines circonstances et d’exclusion : « pour nous, tout est plus difficile », « beaucoup d’entendants ne réalisent pas ce que c’est que d’être sourd », ou encore « ils nous méprisent, nous voient inférieurs… ». Ces jeunes ont, de façon générale, déploré l’association (par les entendants) de la surdité au retard intellectuel (confusion entre divers handicaps amalgamés). Des jeunes sourds profonds « râlent », sont « dégoûtés, énervés » d’être constamment évalué par rapport à l’oral (dans lesquels ils sont moins ou non performants) et par là même, d’être considérés comme des « échecs » ; et des malentendants déplorent le fait que « parce qu’ils parlent, les entendants ont tendance à oublier qu’ils sont sourds ». Je ne présenterai pas ici ces thèmes en lien avec les privations, les limites de la surdité, les difficultés des relations avec les entendants, premièrement par manque de temps, deuxièmement car certains travaux les ont déjà évoqué. Je me centrerai donc uniquement sur quelques thèmes évoqués par ces jeunes, thèmes qui, à ma connaissance, ne sont pas traités par la littérature et qui m’apparaissent justement intéressants à présenter et à analyser lors de cette journée traitant de la souffrance psychique, ainsi que de son déni, et dont « les psys s’attachent à repérer les signes » (comme il est mentionné dans l’argumentaire de cette journée).

Le thème du « psy qui enfonce » :

Divers propos relevant de la plainte concernent les professionnels du champ « psy »: « les psy veulent absolument qu’on souffre et ils veulent nous aider à supporter notre souffrance de pauvre sourds ! » (ton ironique). « ils n’acceptent pas quand on leur dit que ça va, il faut toujours qu’il te trouve un problème ». « les psys, il faut les éviter parce qu’ils t’enfoncent ».

Une adolescente que nous appellerons Lili relate un rendez-vous avec un psy lors d’une admission dans un établissement spécialisé :

« pour me mettre à l’aise, il m’a dit que si j’avais envie de lui dire des choses que je ne peux pas dire à mes parents, mes profs, lui il peut tout entendre parce qu’il a l’habitude de travailler avec des jeunes en difficulté puisque avant il travaillait avec des jeunes de banlieue, donc qu’il a l’habitude des jeunes qui ont des problèmes, c’est ça qui m’a énervée… pour lui, un sourd, c’est obligé il a des difficulté et des problèmes psychologiques, …normal c’est parce qu’il est sourd, c’est pénible, ça vexe ! …. Problème de banlieue, problème de sourd, pour lui c’est pareil, il est où le rapport ? c’est grave ça!

11 . La littérature évoque les psys comme ayant pour tâche lors d’un « accompagnement au long cours », d’« adoucir les maux de la surdité », de « donner un soutien structurant », d’aider le sourd à moins souffrir….Il s’agira de permettre à la personne sourde, par un travail d’élaboration psychique, d’accepter (« autant qu’il se peut ») la surdité : permettre un travail de deuil chez l’enfant et chez sa famille (psychothérapies, soutien, aide, accompagnement) : il faut panser les blessures, re-narcissiser, permettre la reconstruction, redonner l’estime de soi etc. Le psy a aussi pour rôle de permettre au sourd de restaurer son identité, la réunifier ; il est « un passeur » entre les monde des sourds et des entendants, entre l’enfant et les parents ; ou encore il doit retisser du lien, réparer la filiation, donner accès au symbolique, c’est « un tiers ».

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Un Jeune que nous nommerons Joe (âgé de 20 ans) suivant des cours dans une école d’éducateur déclare :

« cette enseignante nous parlait des parents d’enfants handicapés qui sont traumatisés, se sentent coupables, ont honte et rejettent leur enfant handicapé car, elle disait : « c’est impossible d’accepter un enfant handicapé ». Elle nous disait que les parents entendants ont des problèmes de communication, sont en conflits avec leurs enfants sourds. Il y avait les autres étudiants entendants qui écoutaient ça, et moi je n’ai pas supporté. J’ai dit que je n’étais pas d’accord, que mes parents et moi ça s’était bien passé, la communication était bonne, meilleure même que dans certaines familles où tous sont entendants ; alors là elle a souri avec son sourire de psy et elle a dit à tout le monde : « ça, c’est un exemple de déni ».

Le thème du psy « qui fait que rien ne change » :

Écoutons les propos d’un jeune qui dit avoir été dirigé vers un psy à la suite d’une altercation avec une enseignante à qui il avait dit qu’elle « faisait chier», cela, précise t’il, parce « qu’elle ne faisait aucun effort pour les élèves, elle s’en foutait, elle parlait vite et les engueulait qu’ils n’étaient pas concentrés, qu’ils n’arriveraient jamais à rien, qu’ils étaient des nuls, ne comprenaient rien, et n’allaient jamais sans s’en sortir… » :

« donc j’ai été expulsé et après on m’ envoyé chez le psy. Moi j’ai refusé, parce que à quoi ça sert ? à rien. Il va me dire « ah ! tu as des problèmes avec ce prof ? raconte moi », et là, ou bien il va me faire la morale ; ou bien il va me consoler d’avoir un prof qui ne nous supporte pas ! Ça ne sert à rien de lui raconter parce que ce n’est pas lui qui va changer les profs.

Un deuxième jeune réplique : « Quand ça va pas, faut aller au psy, non, pas d’accord, le psy il ne nous aide pas, au contraire il fait que rien ne change, «allez raconte, raconte ça va te soulager …et tu supportera mieux !»

Un troisième poursuit : « trop facile de toujours dire que c’est nous le problème, qu’il faut aller voir le psy, parce que il y a des professionnels qui eux devraient aller voir le psy et se faire soigner »

L’image du « psy violeur » ou du « psy qui harcèle » :

Ce sont surtout les filles qui ont recours à la métaphore du viol lors de l’évocation de professionnels :

« le psy, il te harcèle, il t’oblige à venir, c’est un harcèlement moral, il ne te respecte pas, il viole ton intimité, il n’a pas le droit de te poser des questions intimes comme ça. C’est pareil, il y a des médecins ou des orthophonistes ou des professeurs qui sont lourds, lourds. Ils se permettent de poser des questions très indiscrètes sur ta vie privée, style : tu as un copain ? sourd ou entendant ? ça se passe bien à la maison ? comment tu communiques avec tes parents ? Putain, ils sont lourds, ils insistent, ils veulent rentrer dans ta vie, ça les regarde pas ! merde, c’est notre vie ! ».

3. Synthèse des résultats : décalage entre souffrance observée et souffrance vécue

Nous avons vu que d’un côté, les psys veulent « aider » les sourds (soulager leur souffrance psychique, aider à résoudre des conflits, des problèmes personnels, familiaux, des problèmes dans l’institution scolaire –ce dernier aspect étant moins évoqué dans la littérature-). D’un autre côté, il apparaît que « des »12 jeunes sourds perçoivent les psys inutiles, 12 J’évoque « des » jeunes sourd et non « les » jeunes sourds (la notion catégorisante « les sourds » renvoyant à une entité sociologique dont tous les membres sont censés partager les mêmes caractéristiques). En effet, le rapport de ces jeunes sourds à la surdité, leur façon de vivre l’expérience d’être sourd ou malentendants dépend de divers facteurs (profil de surdité, parcours éducatif, facteurs familiaux et culturels, caractéristiques personnelles). Parmi ces jeunes, certains déclarent apprécier les psys, considérant qu’ils apportent une aide nécessaire : « Mon psy m’a beaucoup aidé » dit une jeune fille implantée, en intégration individuelle « depuis toute petite ». Elle dit avoir « pété les plombs » mais maintenant aller bien « grâce au psy » (sa mère déclarait par ailleurs qu’un suivi psychologique avait été mis en place après que sa fille soit revenue de l’école en disant

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inefficaces voire nuisibles (jeunes réticents, méfiants, dans l’évitement) et ils ne désirent pas l’aide de ces derniers.

Ce décalage peut s’expliquer par le fait que les jeunes et les psys parfois ne parlent pas de la même chose quand ils parlent de surdité, qu’ils ne parlent pas, non plus, de la même souffrance13. Les uns et les autres n’ont pas toujours la même représentation de la surdité, de l’aide qu’il convient d’apporter aux sourds, ni la même représentation des psys. C’est dans ce contexte que plusieurs questions vont émerger.

Quand un jeune dit que les psys « c’est à éviter, qu’ils enfoncent, qu’ils veulent toujours qu’il y ait des problèmes », va-t-on interpréter l’évitement du psy, par ce jeune, comme indicateur ou symptôme de « sa souffrance d’adolescent sourd » ? Dans cette hypothèse, le rendez-vous avec le psy serait redouté et s’avèrerait menaçant car il réactiverait une souffrance traumatique (la souffrance d’être sourd), un difficile, voire impossible travail de deuil ; ce rendez-vous raviverait une blessure narcissique que le jeune tenterait de refouler, de nier. Ou encore, quand un adolescent sourd dit qu’il va bien, qu’« il n’a pas besoin de psy, qu’il est heureux, que ça va, merci ! », toujours dans la même veine, on peut expliquer ses propos par le fait qu’il serait blindé dans un faux-self (faux-semblant), dans un surmoi héroïque , une idéalisation de sa différence, ou encore leurré par une illusion réparatrice ; en bref, il tiendrait grâce à des mécanismes psychologiques défensifs qui ne tarderont pas à se fissurer lors de cette dépression masquée (« le déni est une dépression masquée »), surtout dans cette période de l’adolescence considérée comme étant particulièrement à risque.

En d’autres termes, nous pouvons formuler une première question : est ce que l’absence de plainte d’un sourd, et à fortiori son affirmation de bien-être est -systématiquement, évidemment- à questionner, à suspecter à l’aune d’un savoir expert définissant les sourds comme des « êtres anthropologiquement souffrants » ? À ce propos, rappelons que la littérature évoque la mise en œuvre, par les sourds, de mécanismes défensifs obligés, inconscients tels, les illusions réparatrices, le renversement en son contraire, la formation réactionnelle etc. Et c’est d’ailleurs dans cette logique que la fierté identitaire des sourds est parfois décrite comme une piètre consolation, une reconstruction erronée de la réalité, donc par divers mécanismes renvoyant au final au refoulement et déni de « la souffrance d’être sourd »14. Un discours émanant de sourds tel « la surdité est une différence, elle n’est pas un handicap, c’est la société qui nous handicape », est fréquemment discrédité, réduit à un mécanisme défensif ou à une réaction excessive, extrémiste et heureusement minoritaire (Krahe, 2007).

« je veux mourir » ; c’est à partir de ce suivi que les parents et la fillette rencontrèrent le milieu associatif – groupes de rencontres d’adolescents sourds, loisirs avec des pairs sourds). Une autre adolescente (en classe annexée) déclare vouloir devenir psychologue spécialisée pour aider les enfants qui souffrent d’être toujours « seul sourd isolé au milieu des entendants », comme cela fut son cas, dit-elle, dans toute sa scolarité primaire « sans vraie copine » car intégrée individuellement en école ordinaire. 13 . Nous avons vu supra que, grosso modo, il y a trois représentations de la souffrance sourde qui circulent, coexistent dans la littérature traitant de surdité : une souffrance biologique inscrite dans le corps, une souffrance conjoncturelle liée au social, une souffrance structurelle psychologique intrinsèque à la surdité. En outre ces jeunes n’ont pas tous la même représentation de la surdité, le même rapport aux sourds, aux entendants. Ils peuvent privilégier une représentation et s’y incluant une identité par rapport à une autre (déficient auditif vs Sourd) suivant les situations. Un individu ne se réduit à une identité unique, homogène, fixée ; l’identité est un processus dynamique renvoyant à la pluralité (identité plurielle : coexistence de diverses identités activées, mises en avant selon les circonstances). 14 . Dans des textes professionnels sont évoquées l’irrationalité des sourds, leur irresponsabilité, leur bêtise communautariste, notamment quand ils contestent certaines politiques intégratives, politiques de santé publique (généralisation de l’implantation des jeunes enfants sourds et des consultations de médecine génétique ou conseil génétique). Dans ce cas, les sourds sont considérés comme étant trop souffrants (et souffrir est considéré comme un empêchement de penser) et trop impliqués dans la surdité, trop subjectifs (la distanciation d’avec la surdité étant considéré nécessaire à sa connaissance objective) pour en dire la vérité (Lavigne, 2007-b).

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Ou encore, quand un jeune évoque la violence d’un enseignant décrit comme n’acceptant pas la surdité, ne supportant pas les sourds, parlant vite… ne leur donnant pas l’accessibilité au savoir (mise en cause d’une éducation, d’une institution, de professionnels qu’il présente maltraitants, nocifs et source de souffrance), quel statut de vérité donnons nous à ce discours ? Va-t-on encore voir, de la part de ce jeune, un déni de sa souffrance d’être sourd ? Si c’est le cas, va-t-on faire l’interprétation suivante ? Face à sa souffrance, ce jeune à recours au mécanisme du déplacement : le problème ce n’est pas la surdité, mais le problème devient le professeur (moi sourd, j’accepte ma surdité, mais c’est le prof qui ne l’accepte pas). Ou encore, va-t-on supposer que ce jeune met en œuvre un mécanisme de projection : la frustration d’être sourd pour ce jeune (il l’a mauvaise d’être sourd) devient le mauvais professionnel persécuteur (de ces pauvres sourds). À ce propos, il est remarquable que cette logique interprétative se retrouve dans l’image de handicapés se complaisant et « se réfugiant » dans une position victimaire (Fagot-Largeautl, 2007).

Conjointement, une autre question surgit. Ces jeunes sont-ils dans le refoulement, le déni, le déplacement, la projection, la victimisation etc. ? Ou bien se construisent-ils (construction identitaire) en se positionnant, en faisant acte de résistance à une injonction à se présenter à un rendez-vous avec le psy ; injonction qu’ils interprètent, eux, comme une assignation à une « identité souffrante », à une identité à risque, une identité problématique, ou encore à une « exigence de souffrance ou d’affliction » (Livheh, 1982)15 ? Identité et souffrance dans lesquelles ces jeunes ne se reconnaissent pas forcément, pas toujours : (« ma souffrance n’est pas celle que vous croyez ! »). Dans ce cas, nous avons vu qu’ils refusent des pratiques dont ils font l’objet et qu’ils perçoivent, interprètent comme une violence exercée à leur encontre. À ce propos, on constate que les convocations chez les psys sont de l’ordre de l’incontournable et du systématique dans de plus en plus d’institutions. Conclusion : la rencontre d’ interrogations mutuelles

Généralement ce sont les experts, les psys qui interrogent ces jeunes dans leurs réactions, dans le sens où ces experts se posent la question « pourquoi refuse t’il de venir à ce rendez-vous ? ». Ces experts peuvent faire l’interprétation suivante : c’est parce que ça le renvoie à de l’insupportable, ça ravive sa souffrance ; cette interprétation venant confirmer « la réalité » de « la souffrance d’être sourd ».

Or dans un renversement de perspective, on peut considérer qu’à l’inverse, le discours de ces jeunes, à savoir : « le psy enfonce, il fait que rien ne change », vient à son tour questionner le discours des psys. Dans cette logique, les professionnels ont à apprendre des réticences, des critiques de ces jeunes formulées hors cadre médico-psychologique (critiques, semble-t-il, difficilement exprimables dans le bureau du psy).

L’écoute de ces discours parfois surprenants et dérangeants invite les psys (et d’autres professionnels) à s’interroger sur plusieurs points : sur leur propre représentation de la surdité,

15. Cet auteur montre et analyse le fait qu’il est communément admis, chez les valides, qu’il est normal, naturel que toute personne handicapée souffre de son handicap . Livneh évoque « the requirement of mourning » ou « l’exigence d’affliction » comme mécanisme intra-psychique intervenant dans les attitudes à l’égard des personnes handicapées : les valides attendent, exigent de celles-ci qu’elles soient obligatoirement affligées par la perte d’une partie ou d’une fonction de leur corps. Afin de protéger leur système de normes et de valeurs, de garder leur certitude sur l’exigence d’un corps qui fonctionne normalement, les valides ont besoin que toute personne handicapée souffre de vivre un tel malheur, montre sa souffrance et espère une aide lui apportant soulagement. En outre, toute tentative ou effort de la personne handicapée pour nier ou rejeter ce « rôle de souffrant » provoque chez les valides, des attitudes négatives à son égard (Goffman, 1963). Dans la perspective de ces auteurs, il donc est inconcevable, voire insupportable pour un valide, qu’une personne handicapée ne souffre pas, qu’elle ne regrette pas son état, en l’occurrence qu’un sourd ne souffre pas de sa surdité, qu’il puisse même être heureux et heureux d’être sourd.

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de la souffrance d’être sourd, sur leur pratique, leur rôle social; et enfin, sur leur place, leur pouvoir ou marge de manœuvre dans les institutions dans lesquelles, ou au service desquelles, ils travaillent (notamment interroger les relations entre le pédagogique et le médico-psychologique). Ces jeunes, par leur propos montrant qu’ils ont une représentation du psy qui n’est pas toujours celle que le psy a de lui-même, permettent de faire le constat d’un possible malentendu. Ils aident aussi à réfléchir à l’action à mener pour y remédier : envisager une présentation différente des psys, une plus grande information sur l’aide qu’ils proposent, mener une réflexion sur le lien de proximité, voire de dépendance entre services psychologiques et services médicaux, sur les places respectives du pédagogique et du soin dans l’éducation des sourds etc.

Ces jeunes nous amènent aussi à réfléchir sur la problématique de la Vérité et de son appréhension, donc sur l’interprétation et plus précisément sur les risques de violence interprétative : est ce que celui qui fait l’objet de connaissance et d’interprétation expertes peut s’approprier cette connaissance ? Est-ce qu’il la fait sienne : se retrouve-t-il dans ce qui est dit de lui ? Si ce n’est pas le cas, a-t-il un droit de contestation de cette connaissance ? Est-ce que sa contestation est écoutée, interprétée comme ou réduite à un « déni farouche » défensif (l’interprétation experte le touche, cela signifie qu’elle fait sens, la vérité lui fait violence) ou bien sa réactivité est-elle entendue comme un enseignement et un questionnement. Outre la question du statut du discours de l’enfant ou du jeune, par rapport au statut du discours de l’adulte, se pose celle du statut du discours de l’usager par rapport au statut du discours de l’expert ? En effet, si l’on considère qu’il n’y a pas de savoir absolu, qu’aucune observation ne peut être détachée de celui qui l’observe et qu’aucune observation ne peut prétendre être totalisante16, nous sommes encore et toujours ramenés à nous interroger sur ce qu’est « la réalité », la réalité de la surdité, à nous rappeler que la surdité, rapport à soi et rapport aux autres, renvoie obligatoirement à un processus de co-construction de cette réalité, réalité émergeant de la rencontre de divers « niveaux de réalité ».

En outre, nous sommes invités par ces jeunes à réfléchir sur la problématique d’une politique de prévention s’inscrivant elle même dans une politique sociale d’intégration des « différences qui posent problème » et dans une politique de « gestion des risques ». C’est dans ce contexte où la notion d’adolescents sourds « à risques » est directement liée à une politique de prévention s’inscrivant elle même dans une politique de santé publique, qu’il semble opportun d’être attentif à un possible glissement ; prévention risquant de devenir prédiction et prédiction risquant de devenir création (prédictions créatrices)17. Ainsi, « la souffrance psychique » des adolescents sourds appelle à être pensée, sans cesse repensée au croisement d’une « réalité biologique objective, évidente » inscrite dans le corps des sourds et d’un processus d’interprétation individuelle et sociale de cette réalité et s’y incluant, un risque d’orchestration de cette souffrance en lien avec une sensibilité professionnelle18, sensibilité elle même reliée à une représentation le plus souvent implicite de la surdité.

16 . Une théorie fournit, propose une grille d’intelligibilité du réel et non l’intelligibilité exhaustive du réel : aucune théorie ne peut épuiser tout le sens de l’humain, ne peut prétendre être enveloppante au point d’avoir réponse à tout ou d’avoir toujours le dernier mot. 17 . En psychosociologie, les « attentes ou prédictions créatrices » désignent le fait de créer chez les autres ce que l’on attend d’eux. Par exemple, un enseignant qui croit que ses élèves sont incapables de réussir, de devenir autonomes, risque de créer chez eux les comportements d’échec, d’impuissance auxquels il s’attend. Les attentes d’enseignants, d’éducateurs, d’acteurs sociaux ou de professionnels de l’aide pouvant se réaliser d’elles-mêmes de par « l’effet Pygmalion » (Jones, 1977). 18 . Barthélémy. M (1999) rappelle que le problème soulevé par les professionnels de l’aide est vu exclusivement et pourrait-on dire, exhaustivement, à travers eux pour les fins pratiques de l’activité qu’ils poursuivent » (p. 194). Dans la même veine, selon Rolland (2000), les psychologues cliniciens (praticiens et chercheurs) se sont depuis très longtemps et pour des raisons aisément compréhensibles, penchés sur la détresse (…) et ont tenté de

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comprendre cette détresse pour intervenir, ils ont en revanche (à part quelques notables exceptions) largement ignoré le bonheur et le bien-être (p.5).

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