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  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

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    Nicole Gueunier

    La pertinence de la notion d'écart en stylistiqueIn: Langue française. N°3, 1969. pp. 34-45.

    Citer ce document / Cite this document :

    Gueunier Nicole. La pertinence de la notion d'écart en stylistique. In: Langue française. N°3, 1969. pp. 34-45.

    doi : 10.3406/lfr.1969.5432

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5432

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_lfr_327http://dx.doi.org/10.3406/lfr.1969.5432http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5432http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5432http://dx.doi.org/10.3406/lfr.1969.5432http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_lfr_327

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    Nicole

    Gueunier,

    Tours.

    LA PERTINENCE DE LA NOTION D ÉCART

    EN

    STYLISTIQUE

    0.0.

    La

    stylistique

    s est

    longtemps

    fondée

    sur

    l étude

    des

    écarts,

    qui a donné lieu, sous l impulsion

    de

    Ch. Bruneau à une vaste entreprise

    de catalogues ď

    «

    effets de style sur

    fond

    de langue ». Entreprise fondat

    rice our la

    stylistique car

    elle

    lui a permis de se situer

    et par

    rapport à

    la

    linguistique

    et

    par rapport à l œuvre littéraire. Du repérage

    et

    du cla

    ssement

    linguistique des

    écarts, on

    attend

    en

    effet

    qu ils donnent

    accès à

    la « littérarité »

    de l œuvre.

    Actuellement,

    le

    concept d écart, pour

    être

    moins souvent invoqué,

    n en reste pas moins sous-jacent à

    bien

    des

    théories,

    ou

    tout

    au moins à

    bien

    des attitudes devant la

    stylistique. Il

    pose

    cependant

    des

    problèmes,

    fondamentaux

    et

    méthodologiques,

    qu on

    doit mettre en

    lumière

    pour

    déterminer

    sa pertinence et son efficacité

    dans la

    théorie

    et la

    pratique

    stylistiques.

    La production

    de

    l œuvre

    littéraire peut

    être

    analysée au niveau

    des trois instances

    du langage que

    sont la

    Langue,

    la

    Parole

    et

    cette

    réa

    lisation particulière de

    la

    Parole qu est

    l Œuvre

    littéraire elle-même. Les

    écarts

    peuvent

    se situer par rapport à chacune

    de ces

    instances, ce qui

    donne

    lieu à

    trois possibilités

    de définition.

    1.0.0. Selon

    la première définition,

    on appelle

    écart

    tout fait de parole

    constituant une infraction au code de la langue.

    En

    théorie,

    cette

    définition

    n est

    pas la

    plus

    généralement

    adoptée

    par

    la

    stylistique

    des

    écarts. Elle permet pourtant de

    dresser un inven

    tairefermé

    de

    faits faciles à

    classer

    et dont la pertinence

    stylistique

    est

    incontestable. Mais son

    champ

    d application est

    limité

    °.

    1.1.0. On constate

    en

    effet que :

    les

    véritables

    infractions au code de

    la

    langue

    sont en

    fait

    très

    rares;

    elles n affectent

    jamais qu une partie circonscrite

    de

    ce

    code,

    lai

    ssant

    le

    reste fonctionner normalement.

    0. —

    Cf T.

    Todorov, Les Anomalies sémantiques,

    § 22-28 (Langages,

    1).

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    1.1.1. Ainsi, au niveau lexical,

    la

    création de néologismes dans

    les

    textes français

    obéit

    toujours aux lois qui régissent

    la

    formation des

    mots français :

    emprunt,

    dérivation,

    composition.

    Rien

    de

    plus

    régulier

    que les procédés de dérivation sufïixale utilisés par Céline pour forger

    les adjectifs : « imageux », « bouffonneux 1 »,

    de

    dérivation

    préfixale

    et

    parasynthétique dans

    les

    néologismes

    de

    P.

    -A.

    Birot

    «

    se

    désecouer

    »

    et

    «

    emmenotter 2 », de

    composition

    à

    propos

    des

    «

    dindons-phoques

    »

    ou

    des

    « papillons-singes »

    de

    R. Pinget 3.

    Les formations apparemment plus infractionnelles de Michaux,

    appartenant

    à l ensemble lexical que R. Bertelé appelle «

    espéranto

    lyrique

    » témoignent

    du

    même

    respect de

    la lexicologie normative : ainsi

    les verbes comme «

    ramoiser

    », simplement formé à l aide du

    suffixe

    non

    marqué

    -er, les

    substantifs

    « bruflement

    »

    ou « bichuterie 4 ».

    Dans

    tous

    ces cas, seuls les

    lexemes sont

    affectés,

    morphèmes et

    syntagmes fonc

    tionnant normalement.

    1.1.2.

    Plus

    rares

    encore,

    du

    fait

    de

    la

    fermeture

    de

    l inventaire

    des

    morphèmes, sont les

    infractions

    à

    la

    morphologie. On pourrait par exemple

    penser que, dans le

    recueil de

    poèmes intitulé

    L Instant

    fatal,

    Queneau

    bouleverse

    les lois

    morphologiques en regroupant en

    un

    paradigme pure

    ment préfixai tous les morphèmes

    terminés

    par

    un э,

    aboutissant ainsi à

    la

    dislocation des

    paradigmes

    traditionnels,

    notamment

    du

    paradigme

    pronominal.

    On aurait

    ainsi un

    système comprenant

    :

    — les formes atones des substituts nominaux

    (je

    fais > jfais; je

    lui

    >

    jlui)

    5,

    avec

    assimilation de

    la

    sonore à

    la

    sourde devant sifflante

    (je

    sais

    >

    chsais) ;

    les

    prédéterminants

    le, ce

    (le

    chirurgien

    >

    lchirurgien;

    ce temps

    > ctem p s);

    — le démarcatif de (de plus

    >

    dplus);

    la conjonction

    que

    (que

    personne >

    qupersonne) 6.

    Etc.

    Il faut

    cependant

    remarquer que ce

    paradigme

    n est infractionnel

    que

    par

    rapport

    au

    système de

    la

    langue écrite

    et « soutenue », et qu il

    rend

    compte en

    fait du système de

    la

    langue parlée. L infraction est

    donc

    doublement

    limitée

    : au code écrit,

    et

    à l intérieur même

    de

    ce

    code, à l aspect

    morphologique.

    1.1.3.

    Au

    niveau

    du

    syntagme

    et

    de

    la

    phrase,

    les

    infractions

    qu on

    peut relever sont également limitées. Dans son avant-propos au Voyage

    au

    bout

    de la nuit 7,

    Céline

    juxtapose ainsi une

    série de syntagmes

    néga-

    1.

    Céline, Voyage

    au

    bout

    de

    la nuit, Pléiade, p.

    10.

    2. P.-A.

    Birot,

    Grabinoulor,

    Gallimard, pp. 47 et 52.

    3. R. Pinget, Graal Flibuste, éd. 10/18, p.

    15.

    4. H.

    Michaux,

    La

    Nuit remue, Gallimard, pp.

    153-154.

    5.

    R.

    Queneau,

    L Instant fatal

    précédé

    de

    Les

    Ziaux, coll.

    Poésie,

    Gallimard,

    pp. 100-103.

    6.

    Ibid., p.

    129.

    7.

    Op.

    cit.,

    p.

    10.

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    tifs

    régulièrement

    pourvus

    de

    leur discordantiel et

    de

    leur forclusif,

    et

    une série où manque le discordantiel :

    si j étais pas tellement contraint

    je

    laisserais

    pas passer

    c est pas

    le

    voyage

    il

    ne

    m amuse

    plus

    c est rien

    à

    faire

    n allez

    pas croire

    vous m errerez

    pas

    je

    ne joue

    plus

    si j étais pas tellement contraint

    si j étais pas tellement astreint

    je suis même plus aimable

    si j étais pas là

    Là encore,

    la

    série marquée

    ne

    l est que par rapport au système de

    la

    langue

    écrite.

    Parfois

    les

    infractions ne

    sont

    qu apparentes

    :

    dans

    En

    attendant

    Godot, à l injonction : « Pense,

    porc

    » proférée par

    Pozzo,

    Lucky

    répond

    en

    prononçant

    la

    fameuse

    séquence : « Étant donné

    l existence...

    Ina

    chevés 8...

    »

    Cette séquence produit un effet de confusion totale; or

    il

    est

    intéressant

    de

    constater que sa syntaxe est, à l analyse, absolument

    régulière,

    bien que sa longueur, les répétitions, insertions

    et

    jeux de

    mots rendent sa construction

    imperceptible. «

    Le

    plus

    beau génie qui

    puisse naître, écrit P. A.

    Birot,

    ne découvrira

    pas

    un

    beau jour que si le

    sujet est au

    pluriel

    le verbe

    doit

    être au singulier...

    Je

    me reconnais le

    droit

    de piétiner

    certaines lois

    quand ma force expressive

    m y poussera,

    mais je

    dois

    d ailleurs ajouter

    que

    je

    n ai

    usé

    de

    ce

    droit-devoir

    que

    fort rarement 9...

    »

    Même

    lorsque les

    infractions

    sont caractérisées, leur portée se trouve

    quelque peu amoindrie

    du

    fait

    qu elles

    se laissent

    en

    général facilement

    réduire à

    un

    petit

    nombre

    de connotations transparentes :

    ainsi l écriture

    dite

    «

    automatique

    » dans

    le cas de certains énoncés surréalistes,

    la puér

    ilité,

    la négritude ou un stade

    d aphasie

    dans

    celui d une

    séquence

    comme

    « toi

    venir

    ».

    On peut encore inclure

    dans

    le domaine

    des

    écarts par rapport à

    la

    langue

    des

    tentatives qui

    semblent

    aller

    plus

    loin que

    la

    simple

    transgres

    sion

    u

    code

    d une langue

    donnée.

    Il ne

    s agit pas

    du

    calligramme

    qui

    n est nullement infractionnel par rapport à

    la

    langue, ni du

    lettrisme

    qui

    paraît

    plus proche des

    collages

    cubistes

    que

    des œuvres littéraires. Dans

    certains textes,

    la

    transgression

    s exerce

    contre

    la

    loi même de tout lan

    gage : la linéarité

    du discours.

    Là encore,

    l infraction

    est souvent plus apparente

    que réelle

    : dans

    Êros

    énergumène

    de

    D. Roche 10, une barre verticale sépare, à

    la

    manière

    8. S. Becket,

    En

    attendant Godot, Édition de Minuit, pp. 71-75.

    9. Op.

    cit., pp.

    14-15.

    10.

    D. Roche,

    Éros

    énergumène,

    Seuil,

    p.

    28.

    36

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    d une

    déchirure,

    la partie

    droite

    et la partie

    gauche

    d un

    texte qui se

    nomme lui-même « lettre ».

    Que

    la barre interrompe

    un

    mot selon des

    coupes simplement

    inusuelles

    :

    «

    Que

    j aimais

    à gli | sser... »,

    ou rendant impossibles une prononciation

    et

    une

    lecture

    qui

    en

    respec

    teraient la séparation :

    «

    fard, tu nous sourira | is aujourd hui... »,

    le procédé est

    bien

    connu

    depuis

    Mallarmé et Apollinaire.

    Mais

    dans la

    séquence :

    1 «

    Que

    j aimais

    à gli

    2 La rencontre

    de

    vo

    3 Clientèle, des

    genr

    4 Votre

    trou

    enchan

    sser en fin

    de journée

    vers

    tre amabilité,

    de

    votre de

    es

    acides,

    des fureurs

    teur...

    »,

    on

    voit

    que

    le

    démarcatif

    de,

    situé à

    droite

    de

    la ligne 2, appartient

    au

    syntagme

    commençant

    à

    la

    ligne 4 :

    «

    de Votre

    trou...

    ». L écart stylis

    tique

    ainsi

    produit par

    ce

    fait de dystaxie se situe à

    la fois

    par rapport

    au code de

    la

    langue

    et

    par rapport à une des lois fondamentales du

    langage.

    1.2. Les

    exemples

    que

    nous avons

    pris

    aux

    niveaux

    successifs du

    lexique, de

    la morphologie et

    de

    la syntaxe montrent combien

    est limité

    le domaine des

    «

    écarts

    »

    au sens que

    la

    première définition donne à ce

    concept.

    Dans plusieurs

    cas,

    l écart

    n est qu apparent,

    dans

    d autres,

    il

    s intègre

    dans

    un

    sous-système

    linguistique, par

    exemple

    celui de

    la

    langue

    parlée. Cette limitation

    a

    une double

    conséquence

    quant

    à

    la per

    t inence stylistique

    de

    la

    notion

    d écart : 1° elle

    permet

    des classements

    rigoureux fondés sur des catégories linguistiques précises.

    Elle

    est donc

    pour la

    stylistique un

    bon

    instrument de

    travail,

    à

    une condition

    cepen

    dant qu on

    ne

    se

    hâte pas

    d interpréter tous les écarts au nom du facile

    principe de

    la «

    mise

    en question

    du langage

    u

    ». Qu il s agisse d une

    langue

    donnée

    ou du langage

    en

    général, c est un truisme de dire que

    toute

    «

    mise

    en question » ne

    saurait

    être

    qu interne

    et

    relative, se situant

    à

    l intérieur même

    du système contesté. Il n y a

    transgression

    que

    si

    le

    transgressé demeure.

    Le

    succès

    quelque

    peu tapageur

    des

    notions

    d in

    fraction

    et

    de mise

    en question semble

    reposer sur un postulat théorique

    assimilant le discours propre

    à

    une

    œuvre littéraire donnée,

    non

    à un

    idio

    lecte

    mais

    à

    une

    langue indépendante aussi étrangère à

    la

    langue

    d ori

    gine que

    le

    basque l est au breton.

    Ce concept

    a

    pu

    rendre

    des services

    aux

    formalistes

    russes pour fonder

    en

    rigueur l analyse littéraire.

    Mais

    lorsque d une métaphore :

    «

    L œuvre littéraire fonctionne comme une

    langue »,

    on

    passe étourdiment à l assimilation pure et simple du

    compa-

    11. Principe passe-partout dont M.

    Mounin

    fait justice

    dans La Linguistique,°

    1,

    1968. « La «

    mise

    en question

    du langage

    » dans

    la littérature

    actuelle.

    »)

    37

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

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    rant

    et

    du comparé, on

    risque

    de fâcheux

    déplacements

    de sens. Ainsi,

    le corpus constitué par

    Finnegans

    Wake

    n a

    pas, par rapport aux

    divers

    idiomes qui entrent dans

    sa

    composition,

    l indépendance que

    ces idiomes

    ont

    entre eux.

    On doit

    donc

    se garder de construire à partir

    des «

    écarts

    »

    linguistiques des échafaudages stylistiques que leur prétendue autonomie

    risquerait fort

    de rendre

    branlants. 2° Par

    ailleurs,

    la notion d écart

    (selon

    la

    première définition)

    ne

    saurait suffire à

    fonder

    ni une théorie ni

    une pratique stylistiques : les écarts

    ne

    sont pas seuls pertinents : nombre

    de

    textes dépourvus d écarts linguistiques

    relèvent

    pourtant

    de

    l analyse

    stylistique.

    2.0.

    Une seconde définition

    de

    l écart, plus extensive, située au

    plan

    de

    la parole et

    non

    plus

    de

    la langue, est alors possible

    :

    On appelle

    écart

    tout fait

    de

    parole

    constituant une infraction

    par rapport à

    un

    niveau

    dit

    «

    non

    marqué

    »

    de la parole. C est sur

    cette

    définition que les

    prin

    cipaux spécialistes

    de

    la

    stylistique

    des écarts fondent leurs analyses.

    Ainsi

    Leo

    Spitzer,

    fondant sa

    théorie

    du

    «

    cercle

    herméneutique

    »

    sur la

    recherche ď

    «

    etymons

    psychologiques » révélés par

    les écarts,

    et

    M. Guiraud, préconisant

    le dénombrement et le classement

    des

    «

    mots

    clés », se rencontrent

    dans

    leur conception des rapports du style

    et

    de

    la

    langue. Leurs méthodes

    seules

    diffèrent,

    l un

    proposant une approche

    intuitive des

    textes, l autre

    une

    approche mathématique

    et statistique.

    Sans

    nier

    la

    richesse

    et

    l intérêt de ces

    analyses, nous voudrions

    montrer

    que le concept d écart qui les sous-tend est insuffisamment rigoureux.

    2.1. La notion d écart prise

    en

    ce sens est

    en

    effet fondée sur un

    postulat reconnaissant l existence

    d une

    « parole

    non

    marquée », sorte

    d usage

    moyen, et

    de

    plusieurs

    strates

    littéraires

    de cette

    parole

    non

    marquée : strate de

    la prose

    qui serait fidèlement représentée au niveau

    lexical par la

    liste de

    fréquence

    de

    Vanderbeke, strate

    de

    la

    poésie

    dont

    M. Guiraud

    entend rendre

    compte par

    son

    « vocabulaire

    de base de

    la

    poésie », reposant sur la compilation

    de

    textes

    de

    Racine,

    Baudelaire,

    Mallarmé, Valéry et

    Claudel

    12.

    Or, si l opposition marqué

    vs non

    marqué est pertinente au niveau

    de

    la

    langue, son application à

    la parole

    paraît plus

    contestable.

    L usage

    de

    la parole est, plus intimement

    que celui de

    la langue, lié

    à

    des

    variables

    extra-linguistiques :

    dans

    les

    Exercices

    de style de

    Queneau, où l élément

    variable

    est

    le

    locuteur

    et

    l invariant la

    situation,

    aucun

    des textes

    pro

    posés

    ne

    peut être

    retenu comme

    présentant

    un

    niveau «

    non

    marqué

    »

    de

    la parole.

    Du fait

    même qu il s agit

    de

    parole,

    non de

    langue,

    tout

    él

    ément

    porte

    une

    marque; de

    même, si au niveau

    de

    la langue l opposition

    passé composé vs passé

    simple

    connote l opposition langue parlée (non

    marquée) vs langue écrite (marquée),

    dans L Étranger

    les marques s i

    nversent ou

    plutôt,

    puisqu il s agit

    de

    ce

    cas

    particulier

    de

    la parole qu est

    la parole

    littéraire,

    le

    passé

    composé

    acquiert

    une marque. De même

    12. Cf. P.

    Guiraud,

    Langage et versification dans l œuvre

    de

    P.

    Valéry,

    Klincksieck,

    1953, pp. 153 sq.

    38

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    7/13

    M. Riffaterre a montré que

    le

    cliché peut,

    dans la prose littéraire,

    passer

    du

    statut d élément

    non

    marqué

    à

    celui

    d élément

    marqué

    13.

    2.2.

    La seconde objection

    que

    l on peut faire

    à

    la

    théorie

    des écarts

    résulte d une

    remarque

    déjà formulée à

    propos

    des écarts purement

    l

    nguistiques Le relevé des écarts suivi du

    classement

    de

    l information qu ils

    peuvent

    apporter est un

    bon

    point de

    départ pour

    l analyse

    stylistique.

    Mais

    ne retenir

    comme

    pertinents

    que les écarts impliquerait

    l élimination

    arbitraire d un certain nombre

    de

    faits

    signifiants.

    La

    célèbre analyse

    du

    Récit

    de Théramène par

    Leo

    Spitzer

    14,

    aboutissant à voir

    en

    Phèdre une tra

    gédie baroque,

    offre un intéressant

    exemple des déformations

    de

    perspective

    issues

    d une

    excessive mise en valeur

    de

    l élément « déviant15 », au détr

    iment

    de

    l ensemble et

    surtout de

    la

    relation entre cet élément

    et

    l ensemble.

    Il

    est également

    un

    peu inquiétant

    de

    remarquer que, dans

    cette

    perspective, l étude des écarts est à

    la

    stylistique

    ce qu est la

    pathologie

    à

    la

    physiologie, l analyse des éléments

    déviants

    étant

    censée non seul

    ement

    informer,

    mais

    même

    fonder

    celle

    de

    l ensemble

    considéré.

    Une

    telle

    métaphore n est nullement étrangère à

    la

    pensée de Spitzer, comme le

    montrent,

    dans

    ses travaux postérieurs à

    1928, des expressions comme

    « le

    centre

    vital

    de

    l œuvre »

    (« the

    Hfeblood

    of the

    poetic creation ») et

    Г «

    organisme poétique

    » («

    artistic organism

    »)

    16. On voit les inconvé

    nients

    une telle

    métaphore : méconnaissance du texte

    et

    comme pro

    duit

    et

    comme

    productivité (pour

    reprendre les termes

    proposés par

    J. Kristeva 17),

    transformation

    éventuelle

    de

    la stylistique

    en

    l une des

    sciences

    dites

    «

    naturelles

    »..., et,

    au

    plus bas

    degré de

    la

    vulgarisation,

    extension

    pernicieuse

    de

    la plupart des lieux

    communs

    sur la « vie propre »

    de

    l œuvre,

    fondés

    sur

    une

    assimilation

    plus

    que

    grossière de

    sa

    production

    à

    une «

    naissance

    » (précédée

    d une

    « gestation »), du

    rythme de sa consom

    mation à une

    «

    croissance »,

    puis

    à

    un

    déclin

    et

    à une

    « mort »

    parfois

    suivie

    ď

    «

    exhumation »,

    et

    transformée dans le meilleur

    cas

    en «

    vie

    éternelle » par l existence

    d une

    abondante « postérité ».

    On

    risque

    de

    donner par

    là dans

    une mythologie

    de

    la

    création littéraire, attachée

    aux notions plus obscures

    qu efficaces de

    « subjectivité

    créatrice

    »,

    de

    «

    génie »,

    etc. 18.

    Bien que

    la

    stylistique des écarts

    ne

    soit nullement

    res-

    13. M. Riffaterre, « Fonctions

    du

    cliché dans

    la

    prose littéraire », C.A.I.E.F.,

    16,

    mars 1964.

    14.

    L.

    Spitzer, Linguistics

    and Literary History,

    Essays

    in

    Stylistics, Princeton,

    1948.

    15.

    Expression conforme

    à

    la terminologie

    de Spitzer. Cf. « these deviations »,

    op. cit., p. 11, et aussi

    « expressions... aberrant

    from

    general

    usage

    ».

    Dans cette analyse,

    la

    notion

    d écart est

    d ailleurs

    tantôt employée au

    sens

    n° 2, tantôt

    au

    sens

    n° 3 : ainsi

    l importance

    de la

    « vision

    »

    et

    la

    formulation

    « naturelle

    »

    du « surnaturel » sont des

    écarts par rapport à l usage moyen de la parole dans

    le genre

    tragique à l époque

    classique (sens n°

    2). Mais pour

    Spitzer, ces éléments

    déviants

    le sont aussi

    par rapport

    au

    système

    observable

    dans le corpus

    constitué par

    l ensemble de la pièce (sens n°

    3).

    16.

    Op.

    cit.,

    p. 28.

    17.

    J. Kristeva, « La productivité dite texte

    », Communications,

    11.

    18. Cf. la critique

    de

    ces notions

    chez P.

    Macherey, Pour

    une

    théorie

    de la production

    littéraire, éd.

    Maspero, pp. 83

    sq.

    39

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    8/13

    ponsable de ces notions

    peu

    rigoureuses,

    il semble

    que son

    armature

    théorique soit insuffisamment solide pour l en défendre.

    Ainsi,

    la

    stylistique

    semble n avoir pas gagné grand-chose

    à ren

    voyer de

    la

    langue à

    la parole la

    définition de l écart.

    3.0.

    Une troisième instance du langage réalisé

    dans la parole

    se

    présente

    alors : l ensemble

    constitué

    par l œuvre elle-même. La

    défini

    tion orrespondante

    de

    l écart

    serait

    alors

    la suivante

    :

    Tout

    fait

    de

    parole

    constituant une infraction

    aux

    lois qui régissent

    le fonctionnement du

    contexte 18 bls.

    Cette

    définition

    entraîne

    une

    conséquence

    immédiate : la

    démarche analytique

    ne

    pourra, comme

    dans

    les

    cas

    précédents, se fon

    der

    a

    priori sur l écart,

    puisque

    la découverte

    de celui-ci

    sera chronolog

    iquement ostérieure

    à celle des

    lois

    de fonctionnement du

    texte.

    3.1.

    Comme nous l avons

    vu

    plus haut

    19, Leo Spitzer

    a fondé ses

    ana

    lyses sur des écarts appartenant à l une et/ou à l autre des classes 2

    et

    3.

    Le récit

    de

    Théramène

    constitue

    un

    écart par rapport à

    Г «

    usage moyen

    »

    de

    la parole dans la

    tragédie

    classique,

    et

    par rapport au

    contexte

    lui-

    même. Quant à l étude de

    la

    motivation pseudo-objective chez

    Ch.-L. Phi

    lippe, elle part de l impression

    d étrangeté

    provoquée chez

    le

    lecteur par

    la

    fréquence

    des « expressions

    causales

    » dans un texte où le raisonnement

    logique

    et

    le

    principe

    de

    causalité occupent une

    place mineure.

    De

    même,

    chez P. Guiraud, l étude

    des «

    mots thèmes

    » complète

    celle des

    «

    mots

    clés

    ». Le

    concept

    d écart au sens 2 (quelles que soient les objections que

    nous

    avons

    pu

    formuler à son

    égard)

    n exclut

    donc

    pas

    l écart

    au sens 3.

    3.2.

    Au contraire, l écart

    au sens

    1 et l écart

    au sens 3

    sont

    dans

    une

    relation

    d incompatibilité, étant donné les rapports

    de tension entre

    la langue

    et

    le

    texte

    dans

    le

    cas

    existent

    les

    écarts

    au

    sens

    1

    :

    en

    effet,

    ce qui est

    dans

    ce cas écart par rapport à

    la

    langue devient constituant

    privilégié du texte

    : les néologismes

    de

    Michaux (ou les archaïsmes

    de

    Claudel) donnent accès à l ordre du texte. De même,

    l absence de

    ponc

    tuation

    dans

    Grabinoulor, que le lecteur perçoit immédiatement

    et

    n

    stinctivement

    comme une infraction aux normes linguistiques, est

    un

    des

    principaux constituants du texte de Birot 20. Sans tomber

    dans

    l erreur,

    signalée ci-dessus, d assimiler le texte à une langue indépendante,

    on

    peut

    reconnaître en

    chaque texte

    un ensemble qui,

    situé

    lui-même

    à

    l i

    ntérieur d une

    langue,

    fonctionne comme une

    langue.

    Que l étude de

    ce

    fonctionnement

    soit

    métaphoriquement

    appelée

    «

    grammaire

    »,

    qu on

    parle

    à son

    sujet

    de

    «

    règles

    » et

    de

    « grammaticalité » ne

    présente

    pas

    d inconvénient

    à condition que

    le caractère

    métaphorique de

    toutes

    ces

    expressions

    ne

    soit pas

    perdu de

    vue.

    Mais

    mieux vaut, pour plus

    de

    18

    bis. Cf. M. Rifïaterre, Stylistic

    Context,

    Word,

    16,

    pp. 207-218 et The Stylistic

    Function, in Proceedings of the 9th International Congress of Linguists, Mouton and

    C°, La

    Haye, pp.

    316-322.

    19. Cf. note 15.

    20.

    «

    Je

    n ai

    pas, écrit-il,

    par

    désir d originalité, supprimé la ponctuation

    dans

    des

    pages

    qui l attendaient, mais... ces

    pages

    au contraire n en peuvent point recevoir parce

    que

    chaque chapitre a été coulé d un

    seul jet en une seule

    masse verbale »

    (op.

    cit.,

    p.

    14).

    40

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    9/13

    clarté,

    définir la signification

    littéraire comme

    la superposition d un sys

    tème connotatif à un système dénotatif. Par

    exemple, dans

    Le

    Procès

    de

    Kafka, le

    système dénotatif

    est représenté par l affabulation

    judiciaire,

    le

    système connotatif est

    le

    sens ou

    l ensemble des

    sens

    (métaphysique,

    psychanalytique, social, etc.) selon lesquels

    on

    peut interpréter

    cette

    affa

    bulation. L analyse se

    situe

    ainsi

    non

    plus au plan

    de

    la

    stylistique

    pure,

    mais

    à

    celui de

    la sémiotique

    littéraire

    21.

    C est dans

    cette

    perspective

    que doit être étudié

    l écart

    du type 3.

    3.3.

    Soit

    une série d exemples de ce type

    d écarts

    :

    nous considére

    ronsomme

    tels

    des énoncés dont l analyse fonctionnelle ne

    réussit

    pas

    à rendre

    compte :

    ainsi,

    dans le roman, les détails

    descriptifs

    apparem

    mentnutiles à

    l économie

    du récit,

    irréductibles

    à

    des

    fonctions décorat

    ives, xplicatives ou symboliques w; au

    théâtre,

    des énoncés qui semblent

    hétérogènes

    à

    l économie dramatique,

    comme

    la tirade

    de Sganarelle sur

    le tabac

    dans

    Dom Juan,

    ou, dans

    L Illusion comique,

    la

    tirade où Mata

    more

    utilise

    pour

    décrire

    les

    lieux

    de

    propagation d un

    incendie,

    toute

    une série

    de termes

    techniques d architecture 23.

    On peut

    citer encore,

    en

    poésie, les

    prosaïsmes

    des Fleurs du

    Mal, et,

    indépendamment

    du

    genre littéraire, le

    type

    d écart que M. Badiou a

    appelés

    « énoncés idéo

    logiques

    séparables

    24 », c est-à-dire l introduction dans l œuvre

    littéraire

    d énoncés représentant l idéologie

    propre

    à l écrivain.

    3.4.0.

    L étude

    de

    ce

    type

    d écarts nous paraît illustrer

    de

    façon

    pertinente

    la conception

    de l œuvre littéraire comme

    superposition d un

    système

    linguistique

    connotatif

    à

    un

    système

    linguistique dénotatif. Nous

    les

    classerons, en nous référant à la

    théorie

    des

    fonctions du langage de

    Jakobson

    25,

    selon

    les

    places

    asymétriques

    qu ils

    occupent

    à

    l intérieur

    de

    chacun

    des deux systèmes.

    La fonction poétique du langage renvoie au système connotatif, les

    autres fonctions au

    système

    dénotatif. Les textes

    fonctionnent

    ordinai

    rement selon une hiérarchie qui subordonne au système connotatif

    et

    à

    la

    fonction poétique,

    le

    système dénotatif

    et

    les

    autres

    fonctions. Lors

    qu un écart se produit,

    la machine

    semble se

    dérégler,

    les fonctions secon

    daires

    prenant apparemment la place

    de

    la principale.

    3.4.1. Il

    faut d abord éliminer

    un premier

    groupe d écarts où

    la

    fonction

    poétique demeure

    essentiellement et visiblement

    prédominante.

    Ainsi,

    l éloge

    du

    tabac

    dans

    Dom Juan

    est

    analysé

    par

    M.

    Badiou

    26

    comme le « modèle »

    de

    la

    structure

    formée par le comportement

    de

    Dom Juan à

    l égard

    de

    la

    vie

    sociale

    :

    le

    rôle du

    tabac dans la vie

    de

    21. M. Arrivé,

    « Stylistique

    littéraire

    et sémiotique

    littéraire

    », Nouvelle Critique,

    novembre 1968.

    22.

    Cf.

    R. Barthes,

    «

    L effet de réel

    »,

    Communications,

    11,

    pp. 84-89.

    23.

    Corneille,

    L Illusion comique,

    III,

    4.

    24.

    A. Badiou, « L autonomie du processus esthétique » Cahiers marxistes-léninistes,

    juillet-octobre 1966.

    25.

    R. Jakobson, Essais de

    linguistique générale, Édition de Minuit,

    chap.

    XI.

    26.

    A.

    Badiou, « Modèle et structure

    », Revue

    de l enseignement philosophique,

    octobre-novembre 1967.

    41

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    10/13

    société

    étant

    en

    effet d être tour à tour offert

    et

    accepté, exprime

    la

    loi

    de l échange-don;

    la fin

    de

    la tirade

    de Sganarelle :

    «

    qui n use pas de

    tabac est

    indigne de

    vivre

    »

    met

    en

    valeur cette

    signification sociale

    de

    l échange du tabac. Or, à

    l égard des femmes,

    de l argent

    et

    de

    la foi

    jurée c est-à-dire du langage, Dom Juan est

    celui

    qui refuse

    cette

    loi

    de

    l échange-don,

    d où sa

    punition finale. Si l on adopte

    les

    conclusions

    de

    cette

    analyse,

    on

    voit que

    la

    tirade

    du

    tabac

    n est nullement

    un

    « écart »,

    et

    que pour manifester

    la

    fonction référentielle du langage (introduit

    depuis

    peu en France,

    le

    tabac

    avait été l objet de récentes controverses

    religieuses

    et

    médicales), elle n en renvoie pas moins essentiellement,

    en tant

    que

    modèle

    de

    structure,

    à

    la

    fonction poétique

    et

    au

    système

    connotatif.

    De même,

    dans

    son étude sur

    la

    composition du Manteau de Gogol27,

    Eikhenbaum

    prend

    comme point

    de

    départ

    de

    son analyse la présence

    de procédés comiques

    dans la

    facture

    d un récit communément

    jugé

    atten

    drissant.

    Mais

    selon

    lui,

    l usage

    de ces

    procédés,

    loin

    de

    constituer

    un

    écart, permet

    d accéder

    à

    la signification

    essentielle, jusqu alors ina

    perçue

    du texte.

    Les prosaïsmes contenus dans Les Fleurs

    du

    mal sont

    un

    troisième

    exemple

    de faux écart

    immédiatement réductible

    à

    la

    fonction poétique

    du

    langage. On

    lit

    ainsi

    dans La

    Servante au grand cœur

    :

    Et

    quand Octobre souffle,

    émondeur

    de vieux

    arbres,

    Son vent

    mélancolique à Ventour de

    leurs marbres.

    Certes, ils doivent

    trouver

    les vivants bien ingrats,

    A

    dormir, comme

    ils

    font,

    chaudement dans

    leurs

    draps...

    (Tableaux

    parisiens, Pléiade,

    p. 171.)

    Le syntagme

    que

    nous

    soulignons

    s oppose

    comme

    un

    vulgarisme

    au style noble

    et

    classicisant

    du

    contexte, marqué par les procédés de

    personnification

    : «

    Octobre souffle », d archaïsme :

    «

    à l entour de »,

    la

    métonymie :

    «

    leurs marbres ».

    Il

    pourrait s analyser comme le modèle,

    au niveau stylistique,

    d une

    esthétique

    de

    la fêlure (cf. La

    Cloche

    fêlée)

    qui semble

    bien

    être une des caractéristiques

    du

    projet

    structural

    des

    Fleurs du mal, divers

    constituants

    sémantiques équivalents de

    la

    fêlure

    se

    présentant sous

    les

    formes

    variables

    de

    la claudication,

    de

    la

    démarche

    tâtonnante, de

    la maladresse, etc. (cf. U

    Albatros,

    Spleen

    LXXVI,

    Les

    Sept Vieillards,

    Les

    Petites

    Vieilles, Les Aveugles...).

    3.4.2. Dans un second

    groupe

    d écarts, la

    hiérarchie

    FONCTION POÉTIQUE SYSTÈME

    CONNOTATIF

    fonctions

    secondaires système

    dénotatif

    27. « Comment est fait le manteau de Gogol », in Théorie de

    la

    littérature, Seuil,

    1965, pp. 212-234.

    42

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    11/13

    est

    bouleversée, certains

    éléments du système dénotatif

    envahissant

    le

    champ

    de

    la

    connotation.

    Ainsi, demande R.

    Barthes (cf.

    note

    22),

    comment expliquer

    la

    pré

    sence dans une description d intérieur

    intégrée

    à un récit

    de

    Flaubert,

    d un « baromètre »

    placé

    au-dessus d un « vieux piano » supportant lui-

    même

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    12/13

    entièrement de son intégration

    dans l ensemble

    constitué

    par le

    tableau

    ou

    le

    groupe de tableaux, intégration

    due

    à l équivalent pictural de

    la

    fonction poétique.

    Les

    opérations

    de celle-ci

    peuvent dès lors s analyser

    comme

    la pro

    duct ion d effets

    de décentrement, chaque écart étant tour à tour

    et dans

    l instant perçu

    comme

    un centre, mais

    comme un centre déplacé.

    De

    tels

    effets

    de

    décentrement

    sont

    particulièrement

    visibles

    dans

    le

    cas

    (limite)

    de textes comme les Cantos pisans où se juxtaposent des fragments

    empruntés à d autres textes, appartenant à

    la

    langue d origine (l anglais),

    ou à

    une

    langue étrangère,

    et dans ce

    cas,

    traduits

    ou non.

    Les

    éléments

    empruntés dénotent leurs ensembles d origine, par exemple L Iliade ou

    La

    Divine

    Comédie,

    mais

    ils connotent

    la

    fonction poétique elle-même,

    manifestée

    dans

    ces opérations de remploi.

    Quant au concept d écart, force est

    en

    pareil cas

    de

    constater sa

    ruine :

    les emprunts

    constituant en

    effet

    l essentiel

    du texte,

    ils ne peuvent

    être

    considérés

    comme des écarts. La

    ruine

    du

    concept d écart

    entraîne

    celle du « texte » comme totalité monolithique.

    Renvoyant

    à d autres

    textes, les

    citations et emprunts assument par

    rapport à celui

    où ils s i

    nsèrent la

    fonction de décentrement analysée

    ci-dessus.

    On peut alors

    penser avec Bakhtine 32 que le

    texte,

    devenu « mosaïque

    de

    citations

    »

    ne peut être étudié

    que comme

    élément

    d une

    «

    intertextualité

    » définie

    théoriquement par

    la

    possibilité

    d une série

    illimitée

    de rencontres

    tex

    tuelles fonctionnant dans un «

    espace dialogique

    » qui met en

    relation

    non

    seulement

    les

    discours

    de

    l écrivain et

    du destinataire, mais aussi

    ceux de l histoire

    et

    de

    la

    société.

    L exemple

    des

    Cantos

    pisans,

    caractéristique d un état

    «

    expériment

      lde

    la

    littérature, peut paraître à

    ce

    titre insuffisamment

    convainc

    ant.ais

    il

    suffit de considérer n importe quel texte, ainsi que l histoire

    de

    sa critique (comme le

    font

    sans exception tous les partisans

    de

    toutes

    les

    formes

    de

    critique « immanente... ») pour percevoir la

    pertinence de

    ce

    concept

    d intertextualité. Ainsi

    la

    construction des Liaisons

    dange

    reuses

    comporte

    des éléments communs à tout récit, de

    l histoire

    drôle

    et

    du

    conte populaire au

    roman polyphonique

    : l articulation

    entre

    «

    fable

    »

    et

    «

    sujet

    », les procédés

    de

    parallélisme,

    d enchâssement,

    d entrelace

    ment,

    tc.; mais

    le

    récit

    s analyse aussi

    par

    sa

    référence

    à de

    nombreux

    ensemble parmi

    lesquels

    on

    peut

    citer

    les

    romans

    «

    épistolaires

    »

    et

    notam

    mentLa Nouvelle

    Héloïse.

    Il

    renvoie également au théâtre,

    et particu

    lièrement au drame larmoyant

    dans la

    lettre 21. Plus

    largement encore,

    il

    est constitué par sa

    référence

    au

    vaste discours

    littéraire,

    historique et

    social

    (lyrique,

    médiéval, erotique) qu évoque la métaphore

    de

    la

    guerre...

    Pour compliquer

    singulièrement

    la délimitation des

    corpus,

    la

    théorie

    bakhtinienne n en ouvre pas moins,

    on

    le voit,

    un

    important

    champ

    d études

    à

    la sémiotique

    littéraire.

    32.

    Cf. J.

    Kristeva,

    « Bakhtine, le mot, le dialogue

    et.

    le

    roman », Critique, avril 1967.

    44

  • 8/19/2019 La Notion de l'Écart

    13/13

    4

    Que conclure,

    dès

    lors,

    sur la pertinence

    de

    la

    notion d écart

    en

    stylistique?

    Défini

    par

    rapport à

    la

    langue,

    l écart est un bon mais modeste

    instrument de travail, au

    champ

    d application

    limité

    mais précis.

    Par

    rapport à un

    hypothétique «

    usage moyen de

    la parole

    »,

    il

    pré

    sente

    de

    sérieux inconvénients théoriques

    et

    méthodologiques, mais

    on

    lui concédera

    le

    mérite

    d être

    un

    bon

    stimulant

    pour

    une

    analyse

    impress

    ionniste.

    Dans une

    perspective sémiologique,

    plutôt

    qu en termes d écarts,

    il

    faudrait penser

    en

    termes de variables. La description de l œuvre litté

    raire

    serait

    alors celle

    d un

    système ouvert de

    variables. Les deux pers

    pectives

    sont

    bien différentes

    : l écart

    se

    définit par

    rapport à

    un

    code,

    mais dans le

    cas

    qui nous occupe, la variable

    ne

    se définit pas par rap

    port

    à

    un

    invariant, mais

    par

    rapport à d autres variables. Lorsque

    N. Ruwet

    assimile tel poème d amour

    de Ronsard à

    la

    série de

    transfor

    mations issue d un

    élément invariant constitué par

    la

    proposition initiale :

    «

    je

    t aime

    »,

    ou lorsque

    avec

    plus

    de

    vraisemblance

    encore,

    Gombrowicz

    affirme dans

    Ferdydurke

    33

    que

    tel poème où il

    est

    question des « hori

    zons

    », de

    «

    l ombre des

    sapins » et

    d une

    «

    gorgée de printemps quoti

    dien est réductible

    à

    une séquence redondante composée uniquement

    du syntagme « les cuisses », tout l intérêt de l analyse concerne les rap

    ports variable/invariant. Ce qui importe au contraire

    à

    la

    stylistique

    et

    à

    la

    sémiotique littéraire,

    c est moins

    le

    rapport variable/invariant (qui

    est

    en somme le même pour

    tous

    les poèmes d amour)

    que

    le

    rapport de telle

    série de variables

    (par exemple un ou des poèmes

    de Ronsard) à

    une

    infinité

    d autres séries parmi lesquelles

    il

    faudra bien entendu délimiter

    un

    corpus,

    sachant

    que

    celui-ci

    est

    toujours extensible

    (séries

    qui

    peuvent

    être constituées

    de

    poèmes d amour antérieurs

    ou postérieurs à ceux de

    Ronsard, ou

    de

    poèmes d amour contemporains, séries

    de

    poèmes

    non

    amoureux, d écrits amoureux non

    poétiques,

    etc.).

    La pertinence de

    la

    notion d écart est

    donc

    limitée, mais sa mise

    en

    question semble

    ouvrir

    d intéressantes perspectives à la sémiotique

    littéraire.

    33.

    W.

    Grombrowics, Ferdydurke, Coll.

    10/18,

    p. 180.

    45