La négritude et l'esthétique de Léopold Sédar Senghor dans les ...

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA NÉGRITUDE ET L'ESTHÉTIQUE DE LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR DANS LES ŒUVRES DE L'ÉCOLE DE DAKAR MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES DES ARTS PAR MARIE-HÉLÈNE L'HEUREUX MAI2üü9

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  • UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL

    LA NGRITUDE ET L'ESTHTIQUE DE LOPOLD SDAR SENGHOR DANS

    LES UVRES DE L'COLE DE DAKAR

    MMOIRE

    PRSENT

    COMME EXIGENCE PARTIELLE

    DE LA MATRISE EN TUDES DES ARTS

    PAR

    MARIE-HLNE L'HEUREUX

    MAI29

  • UNIVERSIT DU QUBEC MONTRAL Service des bibliothques

    Avertissement

    La diffusion de ce mmoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a sign le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles suprieurs (SDU-522 - Rv.01-2006). Cette autorisation stipule que "conformment l'article 11 du Rglement no 8 des tudes de cycles suprieurs, [l'auteur] concde l'Universit du Qubec Montral une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalit ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pdagogiques et non commerciales. Plus prcisment, [l'auteur] autorise l'Universit du Qubec Montral reproduire, diffuser, prter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entranent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] [ses] droits moraux ni [ses] droits de proprit intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la libert de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possde un exemplaire.

  • REMERCIEMENTS

    Je tiens remercier chaleureusement le professeur Abdou Sylla de l'Institut

    Fondamental d'Afrique Noire de l'Universit Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Non

    seulement Monsieur Sylla m'a accueillie Dakar, mais il m'a pennis de rencontrer

    plusieurs artistes sngalais et plusieurs personnes importantes oeuvrant dans le

    milieu des arts de Dakar. J'ai galement eu la chance de consulter sa thse de doctorat

    d'tat ralise la Sorbonne. Cette rencontre a t d'une aide prcieuse dans mes

    recherches et dans ma comprhension du sujet.

    Le soutien moral de mes amis et de ma famille m'ont aid garder le cap et

    persvrer dans la poursuite de mon objectif final. Je souhaite alors souligner l'aide et

    la gnrosit de mes amis Guillaume Marceau, Stphanie Dion, Mireille Bernier,

    Sara-ve Tremblay et Diane Desprs pour les relectures et leurs judicieux

    commentaires et prcieuses corrections. Je pense aussi ma maman, Ginette, pour

    son soutien moral et financier. Puis, j'ajoute une mention spciale pour mon amie de

    toujours, Julie Lambert, parce qu'elle croit en moi et que son nergie et son amiti me

    poussent poursuivre mes buts et mes objectifs, croire au produit et toujours

    me dpasser.

    Je remercie aussi l'quipe du Service des relations internationales (SRI) de

    l'Universit du Qubec Montral. Grce au SRI, j'ai obtenu une bourse la

    mobilit et une bourse de recherche de l'Agence Universitaire de la Francophonie

    pour me rendre sur place, au Sngal, et effectuer mes recherches.

  • III

    Puis, titre d'employe au SRI, on m'a appuye et encourage terminer la

    rdaction de mon mmoire. Je tiens remercier particulirement, Sylvain St-Amand,

    le directeur, pour ses encouragements, et Michle Tanguay, secrtaire de direction,

    pour m'avoir prt sa maison en Beauce o j'ai rdig une partie de mon mmoire.

    Et finalement, je me dois de remercier chaleureusement Franoise Le Gris qui

    a dirig mon mmoire. Grce elle, j'ai trouv le courage de poursuivre et surtout de

    terminer mon projet. Merci mille fois!

  • TABLE DES MATIRES

    AVANT-PROPOS vii

    RSUM ix

    INTRODUCTIOJ\J 1

    CHAPITRE l

    L'MERGENCE DE NOUVEAUX ARTS PLASTIQUES 13

    1.1 Le Sngal 13

    1.2 Lopold Sdar Senghor 15

    1.3 L'apparition d'une idologie: la Ngritude 18

    1.4 volution de l'idologie de la Ngritude 23

    1.5 Le Ministre de la culture du Sngal 25

    1.6 Les fondements de la politique culturelle 27

    1.7 Les infrastructures culturelles 28

    1.7.1 La fonnation artistique au Sngal.. 28

    1.7.2 La Manufacture nationale de tapisserie 35

    1.7.3 Le Premier Festival Mondial des Arts Ngres 38

    1.7.4 Collection prive de l'tat. 40

    1.7.5 Muse Dynamique: muse d'art moderne 41

    1.7.6 Exposition itinrante d'art sngalais contemporain 43

    1.8 L'importance des arts et le rle des artistes 44

    1.9 De la thorie la pratique: de l'esthtique ngro-africaine

    l'cole de Dakar 44

  • v

    CHAPITRE II

    L'ESTHTIQUE DE SENGHOR ET L'COLE DE DAKAR 45

    2.1 Les crits de Senghor 46

    2.2 Les influences de Senghor. 48

    2.3 Le Ngro-amcain 51

    2.4 L'art ngro-amcain 53

    2.5 Les fondements de l'esthtique de Senghor. 54

    2.5.1 Image-analogie 55

    2.5.2 Le rythme 57

    2.5.3 Un art pratique 59

    2.5.4 Un art engag 60

    2.5.5 La peinture ngro-amcaine 61

    2.5.6 Un art essentiellement magico-religieux 62

    2.6 L'cole de Dakar 64

    2. 7 L'enseignement des arts et les rpercussions sur la production artistique 70

    CHAPITRE III

    ANALYSE FORMELLE DES UVRES DE L'COLE DE DAKAR

    INTERPRTATIONS ET RSULTATS 77

    3.1 Analyses formelles 79

    3.1.1 Djenn, Boubacar Coulibaly 79

    3.1.2 Car rapide, Boubacar Diallo 81

    3.1.3 Cortge royal, Boubacar Diallo 83

    3.1.4 Rella Bodedio, Bocar Diong 86

    3.1.6 Conseil des sages, Tho Diouf.. 90

    3.1.7 L 'heure des esprits, Tho Diouf.. 92

    3.1.8 La Fort, Ousmane Faye 93

    3.1.9 Les musiciens, Mademba Guye 94

    3.1.10 Procession, Souleymane Keita 95

  • Vi

    3.1.11 L'oiseau du songe, Modou Niang 96

    3.1.12 Samba Gueladio, Amadou Seck 98

    3.1.13 La semeuse d'toiles, Papa Ibra Tall 100

    3.2 Interprtations et rsultats 103

    3.2.1 Le rythme 103

    3.2.2 Image-analogie 104

    3.2.3 Un art essentiellement magico-religieux 106

    3.2.4 Un art pratique et engag 107

    3.2.5 lments formels 108

    3.2.6 Les thmes et le contenu des oeuvres 110

    3.2.7 Les supports et matriaux: diffrents rsultats formels III

    3.2.8 La formation artistique 113

    CONCLUSION 118

    APPENDICE A 126

    LISTE DES ILLUSTRATIONS 126

    APPENDICE B 130

    ILLUSTRATIONS 130

    BIBLIOGRAPHIE 144

  • AVANT-PROPOS

    Mon intrt pour l'art africain contemporain remonte 2001, lors d'un voyage

    au Togo, en Afrique de l'Ouest. Je participais un projet culturel o l'on a ralis une

    pice de thtre portant sur la scolarisation des petites filles dans cette rgion de

    l'Afrique noire. Durant ce sjour, j'ai eu la chance de ctoyer une foule de gens

    fascinants ; des artistes, des comdiens, des metteurs en scne et finalement, des

    peintres.

    Alors que mon premier sjour en Afrique tirait sa fin, j'ai eu la chance de

    rencontrer le peintre Flix Agbokou et il m'a fait visiter son atelier. J'ai alors

    dcouvert une production artistique contemporaine originale, inventive et voue

    reprsenter la ralit des Africains, bien au-del des clichs vhiculs en Occident, et

    mme sur le continent africain. Par ailleurs, cet artiste jouissait d'une excellente

    rputation; il exposait rgulirement ses uvres en Europe et devenait de plus en plus

    populaire en Allemagne. J'ai pris conscience des ides prconues que nous

    entretenons sur l'art africain. Nous pensons aux sculptures, aux statuettes et aux

    masques et nous sommes loin d'imaginer qu'il y a toute une production artistique

    moderne, contemporaine et originale en Afrique noire.

    Cette rencontre avec l'artiste togolais marque le moment o j'ai voulu tudier

    l'art africain contemporain et approfondir ce vaste champ d'tudes. Ensuite, j'ai

    constat que le sujet, peu tudi en Amrique du Nord, fait tout de mme l'objet

  • Vlll

    d'tudes en Europe ces dernires annes. J'ai donc souhait approfondir ce sujet.

    D'abord, par intrt personnel et aussi, en esprant secrtement sensibiliser mes

    collgues du domaine de l 'histoire de l'art l'art visuel contemporain de l'Afrique

    n01re.

    Le continent africain, qui compte plus de 45 pays, est immensment vaste et le

    champ de l'art africain contemporain l'est tout autant. Chaque pays possde sa propre

    histoire, une production artistique spcifique selon sa situation gographique, selon

    les religions qui y sont pratiques et mme selon le pays europen qui l'a occup

    durant la priode coloniale au dbut du 20e sicle.

    L'art contemporain en Afrique est un domaine d'tudes relativement rcent et

    surtout tudi par des universitaires occidentaux, de surcrot europens. Ce champ

    d'tudes est en pleine dfinition, les catgories sont floues et les termes d'art africain,

    moderne, contemporain ne font pas l'unanimit parmi les chercheurs. Les notions

    d'identit et d'authenticit sont notamment au coeur des discussions et des nombreux

    dbats.

    Dans le cadre de mon projet de mmoire, je devais donc circonscrire un sujet

    prcis et identifier une priode spcifique entre le dbut du 20e sicle et les annes

    2000 et ce, travers le continent africain. Mon choix s'est port naturellement vers le

    Sngal. De prime abord, l'accs la documentation sur le sujet tait plus facile

    partir de Montral. Ensuite, j'ai dcouvert l'uvre de Lopold Sdar Senghor et tout

    ce qu'il avait initi au Sngal pour les arts et la culture. L'importante politique

    culturelle instaure par le prsident Senghor a permis l'closion d'une production

    artistique unique ds les annes 1960. Mes recherches portent donc sur les arts

    plastiques sngalais des annes 1960 et 1970.

  • RSUM

    Au moment o le Sngal obtient son indpendance de la France, en 1960, de nouvelles formes d'art mergent sous l'impulsion des actions entreprises par le prsident Lopold Sdar Senghor. Homme de lettres, amateur d'art, mcne et ardent dfenseur de la Ngritude, Senghor annonce les critres d'une esthtique ngroafricaine dans un article publi pour la premire fois en 1956.

    Senghor croit fermement que les arts africains, modernes de surcrot, sauveront 1'homme noir et montreront au monde entier la valeur relle de la culture africaine. Agissant selon ses convictions, le prsident sngalais instaure une importante politique culturelle qui a pour trame de fond l'idologie de la Ngritude. Il fait alors mettre en place de nouvelles structures culturelles favorisant l'closion de nouveaux arts plastiques.

    Par consquent, nous serions ports croire que la production artistique de l'poque illustre la Ngritude et correspond aux idaux de Senghor. Le sujet principal de ce mmoire consiste tudier les oeuvres des artistes sngalais forms l'cole des arts de Dakar dans les annes 1960 et 1970 afin de vrifier si la production visuelle correspond aux critres vhiculs par Senghor dans son esthtique ngroafricaine et dans sa dfinition de la Ngritude.

    Le corpus d'uvres analyses est tir de l'exposition Art sngalais d'aujourd'hui qui a t prsente pour la premire fois Paris en 1974. L'analyse formelle de ces uvres nous permet de constater que, non seulement les contenus formels et thmatiques sont conformes aux idaux de Senghor, mais tmoignent galement du contexte historique et esthtique de l'poque en Afrique et en Europe. Toutefois, certains artistes dpassent le programme esthtique prescrit par Senghor et prsentent une ralit et des aspects culturels qui vont au-del de la Ngritude et de l'esthtique ngro-africaine.

    MOTS-CLS: Art contemporain, Art moderne, Afrique, Lopold Sdar Senghor, Ngritude, cole de Dakar, Esthtique

  • INTRODUCTION

    Qu'est-ce que l'art africain contemporain ? Tenter de rpondre cette

    question ncessite certainement plus qu'un mmoire de matrise. L'art africain

    contemporain est une expression bien vague et un champ d'tudes beaucoup plus

    vaste que l'on serait port le croire. Qu'est-ce que l'art sngalais

    contemporain? est cependant une question plus prcise et laquelle il est plus ais

    de trouver des lments de rponse. Loin de prtendre tre en mesure de rpondre

    entirement cette dernire question, nous chercherons cependant, dans le cadre de

    ce mmoire, identifier les principaux lments des arts visuels sngalais des annes

    1960 et 1970 et approfondir le contexte historique et sociologique pour enfin

    comprendre comment de nouvelles formes d'art sont apparues durant cette priode au

    Sngal.

    En pleine priode colonialiste, la fin du 1ge sicle, des expatris europens

    mettent en place des ateliers o l'on enseigne l'art, permettant ainsi la cration de

    nouvelles pratiques artistiques o se conjuguent des lments traditionnels africains et

    des caractristiques de la peinture occidentale moderne. Puis, au dbut du 20e sicle,

    de nQuvelles formes d'art moderne se multiplient en Afrique. Ainsi, surgissent, sur le

    continent noir, des productions artistiques varies et propres leur lieu d'closion. Au

    cours des annes 1960, alors que plusieurs pays africains accdent l'indpendance,

    de nouvelles traditions plastiques s'ancrent dans ces nouvelles socits affranchies.

    La colonisation de l'Afrique noire par les Europens favorise en quelque sorte

    l'apparition de nouvelles formes d'art.

  • 2

    Nanmoins, il n'est pas simple de retracer une cohrence de styles et de

    mouvements sur le continent africain puisque les influences sont multiples et

    jaillissent de toutes parts.

    L'auteur Sidney Littlefield Kasfir affirme, dans un premier temps, que l'art

    africain contemporain est fondamentalement postcolonial, selon la datation. 1 Mais,

    l'auteur se ravise en soulignant que l'art contemporain n'est pas exclusivement

    postcolonial, car il prend ses racines avant et pendant la priode coloniale? Toutefois,

    comme il est ncessaire pour toute forme d'art contemporain, peu importe l'origine,

    une analyse du contexte historique s'impose pour la dcrire et pour l'expliquer.3

    L'art africain contemporain n'a pas surgi de nulle part la fin de l're coloniale, mais nombreux sont ceux qui le pensent et le considrent comme une raction face au bombardement de formes culturelles trangres ou comme une consquence pure et simple du colonialisme: en d'autres termes, l'Afrique digrant l'Occident . En ralit, l'art contemporain en Afrique s'est construit en procdant un bricolage des structures et des scnarios prexistants partir desquels s'taient constitus les genres prcoloniaux ou coloniaux plus anciens. C'est dans un sens structurel, et du fait des habitudes et attitudes des artistes par rapport la cration artistique, plutt que par une quelconque adhsion un style, un mdium, une technique ou une thmatique en particulier, que cet art est distinctement africain .4

    En effet, depuis la colonisation de l'Afrique par les Europens, apparaissent

    de nouvelles formes artistiques dites contemporaines. On observe des rajustements,

    des transformations dans les mthodes et dans les techniques qui s'inscrivent dans

    une varit de procds artistiques dj existants sur le continent africain. 5

    1 Sidney Littlefield Kasfir, L'art contemporain africain, Paris, Thames and Hudson, 2000, p. 9. 2 Ibid.,p.13. 3 Ibid., p. 9. 4 Ibid. 5 Valentin Mudimbe, Reprendre: Enunciations and Strategies in Contemporary African Arts , in Reading the Contemporary African art from theory to the marketplace, First MIT Press edition, 1999, p.31.

  • 3

    Ainsi, la monte du mcnat en Afrique et l'intervention de l'Europe et de

    l'Occident, l'tablissement des coles d'art calques sur le modle europen et

    l'apparition d'une nouvelle culture nationale sont trois facteurs importants dans

    l'apparition de nouvelles formes artistiques en Afrique noire. 6

    Aprs la priode des Indpendances, les plus importants mcnes demeurent

    les tats eux-mmes. Le financement de dcorations murales, de mosaques et de

    sculptures pour dcorer l'intrieur et l'extrieur des difices gouvernementaux, fait

    partie des programmes nationaux des nouvelles nations africaines. 7 De nouvelles

    formes d'art mergent, en partie, grce aux actions entreprises par des intellectuels

    africains.

    Le sujet de ce mmoire porte sur les arts sngalais contemporains, plus

    prcisment sur les productions visuelles des lves forms l'cole nationale des

    arts de Dakar au cours des deux premires dcennies qui suivent l'Indpendance du

    Sngal et qui participent une importante exposition d'art sngalais contemporain

    prsente pour la premire fois Paris en 1974.

    partir de 1960, anne de la proclamation de l'Indpendance du Sngal, une

    nouvelle forme d'art merge l'intrieur du cadre culturel tabli par le prsident

    Lopold Sdar Senghor. Cette nouvelle production artistique, caractrise par le

    6 Salah Hassan, The Modemist Experience in African Art : Visual Expressions of the Self and Cross

    Cultural Aesthetics . In Reading the Contemporary African Artfrom Theory to Marketplace, dit par Olu Oguibe et Okwui Enwesor, Londres, Institute of International Visual Arts, Cambridge (Massachusetts), MIT Press edition, 1999, p. 221. 7 Marshall Ward Mount, African Art the years since 1920, Bloomington (tats-Unis), Indiana University Press Mount, 1973 p. 68.

  • 4

    mlange d'lments traditionnels africains et de techniques artistiques occidentales

    modernes, prend de plus en plus d' ampleur dans les annes 1970, dans ce pays

    islamis depuis le Il e sicle o il n'y a pas de tradition de masque, ni de statuette

    proprement dite. 8 Certes, de nombreux facteurs sont tributaires de l'mergence de

    nouvelles formes d'art au Sngal, mais les actions, les convictions et les efforts de

    Senghor sont des lments importants redevables des arts plastiques sngalais

    contemporains.

    Senghor accde au pouvoir en 1960 et nourrit de grandes ambitions pour le

    Sngal, nouvellement indpendant. Senghor labore un plan gnral de

    dveloppement pour son pays bas sur l'idologie de la Ngritude et accorde une

    place prpondrante aux arts et la culture.9 Le prsident instaure alors une

    importante politique culturelle favorisant la cration d'un mouvement artistique

    distinct devant tre imprgn des principes de la Ngritude.

    tudiant en lettres, dans les annes vingt Paris, Lopold Sdar Senghor

    devient un des instigateurs de l'idologie de la Ngritude. Cette idologie devient

    ensuite le leitmotiv de Senghor lorsqu'il retourne dans son pays natal au milieu des

    annes 1940. Le prsident s'approprie l'idologie et l'adapte ses ambitions

    nationalistes. La Ngritude devient ensuite l'idologie officielle du parti politique

    fond par Senghor en 1958, l'Union Progressiste Sngalaise (UPS), alors que celui

    ci est la veille de devenir le premier prsident du Sngal.

    8 Abou Sylla, Pratique et thorie de la cration dans les arts plastiques sngalais contemporains , Thse de doctorat, Paris, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne, 1993, p. 276. 9 Lopold Sdar Senghor, Libert 1 Ngritude et humanisme, Paris, ditions du Seuil, 1964, p. 8.

  • 5

    la tte du Sngal, Senghor affirme ses ambitions de faire merger de

    nouveaux arts sngalais partir d'une esthtique ngro-africaine qu'il esquisse lui

    mme en 1956. 10 Cela se traduit concrtement par les actions prises au sein de son

    gouvernement et plus prcisment l'intrieur du ministre de la culture.

    Senghor met tout en place pour favoriser l'closion des nouveaux arts

    plastiques sngalais parce qu'il est convaincu que l'homme noir ne peut se librer de

    l'emprise du colonisateur que par la culture et par les arts qui lui sont propres. Pote,

    mcne et amateur d'art, Senghor fait mettre sur pied une cole d'art, il fait construire

    un muse d'art et organise, en 1966, un festival mondial mettant l'honneur les arts

    des peuples noirs du monde entier. Il initie galement l'importante exposition d'art

    sngalais contemporain de 1974 qui effectue une tourne de prs de dix ans travers

    le monde.

    Premier agrg africain d'une universit franaise, Senghor est un homme

    cultiv qui se passionne pour une multitude de sujets: les langues africaines, la

    culture, les arts et la philosophie. Au cours de sa carrire, il prononce un grand

    nombre de confrences portant sur les sujets qui l'intressent. Il crit, entre autres, de

    la posie et des essais. Il disserte galement sur les arts ngro-africains et labore, par

    le fait mme, une esthtique ngro-africaine. Il Le prsident-pote veille bien sr

    promouvoir ses idaux auprs des lves de l'cole des arts de Dakar. cette

    poque, le prsident est proche des lves, des artistes et de ses collaborateurs

    l'cole des arts. Il attribue mme des bourses des lves et favorise ceux qui crent

    selon ses idaux, c'est--dire en mettant de l'avant les valeurs rattaches la

    Ngritude. En effet, la production artistique doit servir promouvoir les nouvelles

    10 Lopold Sdar Senghor, L'esthtique ngra-africaine , Libert 1 Ngritude et humanisme, p.202-217. Il Ibid.

  • 6

    nations africaines indpendantes, en particulier le Sngal. Les artistes, et leur art,

    deviennent des ambassadeurs du Sngal. D'ailleurs, on surnomme les peintres de

    cette poque, les peintres de la Ngritude. Quant Senghor, il attribue ce groupe le

    nom de l'cole de Dakar. Cette nouvelle cole artistique, acclame par Senghor lui

    mme, ainsi que les artistes qui en font partie feront l'objet de l'analyse de ce

    mmoire.

    D'autres auteurs abordent le sujet de l'art contemporain sngalais et leurs

    crits reprsentent nos principales sources d'information. La chercheure Elizabeth

    Harney publie deux articles sur l'art contemporain au Sngal: "Les Chers

    Enfants" sans Papa , dans l'Oxford Art Journal en 1996 12, et The Ecole de Dakar

    Pan-Africanism in Paint and Textile dans la revue African Arts l'automne 2002. 13

    Harney publie par la suite, en 2004, les rsultats de ses recherches de doctorat, dans

    un ouvrage intitul ln Senghor 's Shadow. Art Politics, and the Avant-garde in

    Senegal, 1960-1995. 14

    L'auteure Ima Ebong, quant elle, signe l'article Negritude: Between Mask

    and Flag : Senegalese Cultural Ideology and the "Ecole de Dakar" dans le catalogue

    de l'exposition Africa Explores: 20th Century African Art prsente New York en

    1991. 15

    12 Elizabeth Barney, "Les Chers Enfants" sans Papa, Oxford Art Journal, vol. 19, no. l, 1996, p.42-52. 13 Id., The Ecole de Dakar Pan-Africanism in Paint and Textile , African arts, voUS, no 3 (automne 2002), p.13-31. 14 Id., In Senghor's Shadow Art, Politics, and the avant-garde in Senegal, 1960-1995, Duke University Press, tats-Unis, 2004. 15 Ima Ebong, Negritude: Between Mask and Flag : Senegalese Cultural Ideology and the "Ecole de Dakar", Africa Explores: 20th Century Ajrican Art, d. Susan Vogel, New York, The Center for African Art. 1991, p. 198-206.

  • 7

    Le chercheur Abdou Sylla, professeur l'Institut Fondamental d'Afrique

    Noire (IFAN) rattach l'Universit Cheikh-Anta Diop de Dakar, rdige une thse de

    doctorat d'tat Paris, au dbut des annes 1990, sur la pratique et la thorie de la

    cration dans les arts plastiques sngalais contemporains. 16 Cette thse de doctorat

    reprsente un outil prcieux en ce qui concerne les aspects sociologique et historique

    du sujet.

    L'idologie de la Ngritude et la politique culturelle de Senghor jouent un rle

    important dans l'apparition de l'cole de Dakar, mais de nombreuses questions

    propos de cette idologie surgissent. Peu aprs son apparition, la Ngritude est

    vivement critique, tant au Sngal qu'ailleurs sur le continent africain. Elizabeth

    Harney affirme, dans son article publi en 1996, que la Ngritude de Senghor

    constitue un mode d'emploi pour les artistes de l'poque. Harney ajoute que plus

    Senghor largit son programme pour le soutien des arts et qu'il continue d'appliquer

    sa rhtorique, sa philosophie et sa ngritude, plus les productions des artistes

    s'apparentent sa philosophie, ses crits et son programme nationaliste.'?

    Selon Elizabeth Harney, l'cole de Dakar est le rsultat esthtique du

    mcnat de Senghor et les interprtations de cette cole tendent amplifier la manire

    dont les principes idologiques de la Ngritude ont dfini les paramtres

    iconographiques. L'auteure ajoute que les uvres de l'cole de Dakar ne suivent pas

    ncessairement un mode d'emploi dfini au pralable. L'analyse vise essentiellement

    complexifier le discours autour de l'cole de Dakar et largir l'interprtation de

    son hritage en admettant que les productions artistiques regroupes sous cette

    appellation ne suivent pas strictement une vision artistique prescrite.

    16 Abdou Sylla, Pratique et thorie , 10 10 pages. 17 Elizabeth Barney, Les chers enfants , p. 44.

  • 8

    Le principal questiormement de ce mmoire s'articule autour des productions

    visuelles de l'cole de Dakar et des liens que l'on peut tablir entre leur contenu

    fonnel, l'idologie de la Ngritude et les crits de Senghor sur l'esthtique ngro

    africaine. Nous dmontrons que les productions visuelles des artistes de l'poque

    cible refltent non seulement l'esthtique ngro-africaine telle qu'labore par

    Senghor, et les prceptes de la Ngritude, mais dpassent galement la simple

    commande.

    Nous examinerons comment les artistes ont reproduit les ides et les valeurs

    de la Ngritude dans leurs uvres et nous tenterons ensuite de les identifier dans une

    slection d'uvres. En outre, nous observerons comment certains artistes de l'cole

    de Dakar dpassent le programme artistique de Senghor. Nous serons galement en

    mesure de signaler d'autres influences dans les productions visuelles que nous

    analyserons. Certes, nous verrons que les uvres analyses prsentent des thmes,

    des contenus diversifis et des particularits plastiques correspondant aux ambitions

    de Senghor, mais les oeuvres prsentent galement des thmes et des lments visuels

    qui vont au-del des objectifs du prsident sngalais.

    Nous dresserons, l'intrieur du premier chapitre, un portrait historique du

    Sngal l'poque o cette partie d'Afrique de l'Ouest devient une nation

    indpendante. Une prsentation du premier prsident du Sngal, Lopold Sdar

    Senghor s'avre ncessaire et indispensable pour la comprhension de l'idologie de

    la Ngritude, de sa politique culturelle et de sa contribution dans le dveloppement et

    dans l'apparition des arts plastiques contemporains sngalais.

  • 9

    D'abord, il importe d'tudier le contexte d'apparition de l'idologie de la

    Ngritude et en quoi elle consiste exactement. Une description de la politique

    culturelle et de ses fondements, instaure par Senghor ds son arrive au pouvoir,

    mettra en lumire les principales composantes comme les tablissements culturels et

    la formation des artistes. En effet, la formation artistique reprsente un lment

    primordial dans le contexte historique entourant l'apparition des nouveaux arts

    sngalais.

    Dans le deuxime chapitre, nous analyserons en profondeur certains crits de

    Senghor ainsi que les principales notions de l'esthtique ngro-africaine. Ces analyses

    nous permettront d'identifier les lments fondateurs de cette esthtique. Puis, une

    dfinition de l'cole de Dakar et en quoi elle consiste mettra en lumire d'autres

    aspects des productions visuelles de l'poque.

    Dans le troisime et dernier chapitre, une analyse formelle et thmatique d'un

    corpus d'uvres tires de l'exposition de 1974, Art Sngalais d'Aujourd'hui

    compltera le portrait des lments ncessaires nous permettant de valider notre

    position. Ainsi, partir des principaux lments formels des uvres de l'cole de

    Dakar, nous serons en mesure d'tablir des liens entre les lments cls de

    l'esthtique de Senghor et l'idologie de la Ngritude. Finalement, nous pourrons

    dmontrer comment les artistes de l'cole de Dakar ont visuellement rpondu aux

    attentes et aux directives de Senghor relativement la Ngritude.

    Dans le cadre de ce projet, il nous importe d'tablir les contextes historique et

    sociologique de cration des uvres qui font l'objet de notre analyse, comme si

    l'uvre elle seule n'avait pas de valeur en soi lorsque prise hors de son contexte.

    cet gard, l'auteur Jolle Busca dfend que lire l'art africain, c'est scruter la fois

  • 10

    son lieu d'indexation (le contexte), sa structure propre (le texte iconographique),

    l'activit humaine de travail (production, cration et rception) et les multiples

    , [J 18reseaux ... .

    Quant Yves Valentin Mudimbe, dans son article Reprendre: Enunciations

    and Strategies in Contemporary African Arts publi dans l'ouvrage Reading the

    Contemporary African art from theory to the marketplace, il prne une approche

    sociologique de l'tude des arts africains contemporains. Porter une attention

    particulire l'histoire, s'attarder aux circonstances de conversion des motifs,

    d'interruption, et comprendre les influences complmentaires ou contradictoires entre

    les genres font partie de son approche. L'auteur souligne qu'il est souhaitable de

    considrer une uvre d'art comme on le fait pour des uvres littraires, c'est--dire

    par leur nature narrative et discursive. 19

    Le contexte historique du Sngal, l'historique de l'idologie de la Ngritude,

    la politique culturelle de Senghor, la formation des artistes, entre autres, sont des

    lments de cette premire analyse qui viendront appuyer et enrichir les analyses

    d'uvres pour les situer dans leur contexte.

    Bien sr, dans un champ d'tudes aussi rcent et peu balis que celui de l'art

    africain contemporain, les auteurs ne s'entendent pas sur les dfinitions ni sur les

    nominations. Selon les diffrents auteurs, on peut parler d'art africain contemporain,

    donc d'un art typiquement africain, mais de notre poque. Nous pouvons galement

    utiliser le terme d'art contemporain africain, c'est--dire de l'art contemporain, qui

    18 Jolle Busca, L'art contemporain africain: du colonialisme au postcolonialisme. Coll. Les arts d'ailleurs Paris, L'Harmattan, 2000, p. 119. 19 Valentin Mudimbe, Enunciations and Strategies , p. 32.

  • Il

    vient d'Afrique, ou fait par des artistes d'origine africaine qui ne vivent plus sur le

    continent. Certains auteurs choisissent galement de le nommer art moderne, ou arts

    plastiques contemporains.

    L'auteur allemand Janheinz Jalm publie, en 1958, un ouvrage intitul Muntu

    dans lequel il tudie la littrature africaine et utilise l'expression art no africain .

    Ce terme est donc d'abord appliqu la littrature ainsi qu'au mouvement littraire

    de la Ngritude.2o Ainsi, les auteurs DIli Beier, dans Contemporary Art in Africa

    (1968) et Marshall W. Mount dans African Art The years since 1920 (1974),

    reprennent la mme expression dans leur ouvrage respectif. Puis, dans le catalogue de

    l'exposition Contemporary African Art prsente Londres en 1969, on parle plutt

    de modem african art ? 1

    Au dbut des armes quatre-vingt-dix, Susan Vogel, commISSaIre de

    l'exposition Africa Explores, utilise plutt la nomination d'art intemational. Elle

    affirme que ds que les Africains font des uvres figuratives sur papier ou sur toile, il

    s'agit d'art contemporain. Puisque de l'art au contenu cormotation traditiormelle se

    fait sur toile, aujourd'hui, cette forme d'art peut aussi tre qualifie de

    contemporaine. Vogel suggre donc la nomination d'art international, parce que le

    nom de cette catgorie dcrit la nature des productions, les circonstances de formation

    et du travail de l'artiste et les productions qui s'inscrivent dans cette catgorie

    s'adressent un public international. 22

    20 Janheinz Jahn, Muntu .' L 'homme africain et la culture no-africaine, Paris, ditions du Seuil, 1961, 293 p. 21 Camden Arts Council, Contemporary African Art, London, Studio International, New York, Africana Publishing Corporation, 1961, p. 4. 22 Susan Vogel (d.), Africa Explores.' 20th Century African Art, New York, The Center for African Art. 1991, p. 182.

  • 12

    Quant Salah Hassan, professeur et directeur du Africana Studies and

    Research Center de la Cornell University New York, il estime que le terme

    moderne s'applique aux nouvelles expressions artistiques africaines parce qu'elles

    symbolisent l'exprience et les pratiques des formes d'art apparues en Afrique au

    cours de la priode des Indpendances. Le terme contemporain se rapporte au

    temps, et il est neutre, c'est--dire qu'il n'est pas ncessairement associ des formes

    prcises d'art, mais plutt l'art qui se fait aujourd'hui. L'art moderne fait donc

    rfrence au style, une sensibilit et un jugement critique. Ainsi, l'art moderne

    dans le contexte africain signifie une tentative de rupture avec le pass et une

    recherche pour des nouvelles formes d'expression.23 Quoi qu'il en soit, Hassan ajoute

    que la recherche d'une nouvelle identit exprime dans les formes d'art moderne est

    le dnominateur commun des mouvements d'art contemporain en Afrique. 24

    23 Salah Hassan, The Modemist Experience , p. 221. 24 Ibid.

  • CHAPITRE 1

    L'MERGENCE DE NOUVEAUX ARTS PLASTIQUES

    1.1 Le Sngal

    Pays de l'Afrique de l'Ouest francophone, le Sngal est occup par

    diffrentes puissances europennes avant que la France ne s'y installe compltement.

    La prsence des Franais au Sngal se fait de plus en plus importante la fin du 17e

    sicle, et deux sicles plus tard, la France tablit les quatre communes du Sngal:

    Dakar, Gore, Rufisque et Saint-Louis.

    La rgion qui constitue aujourd'hui le Sngal a t islamise ds le Il e sicle.

    On y compte une dizaine d'ethnies et l'homognit entre les principales ethnies est

    due la conversion l'Islam par les diffrentes populations. Les Sngalais sont

    majoritairement musulmans et l'on compte aujourd'hui environ 5% de chrtiens

    parmi la population.

    La socit sngalaise reposait sur un systme de castes par mtier ou par leur

    rle dans la socit. Les castes taient rparties comme suit: les nobles, les individus

    libres, les artisans, les griots (conteurs), les descendants d'esclaves affranchis et les

    esclaves. l

    1 Elizabeth Hamey, In Senghor's Shadow Art, Politics, and the avant-garde in Senegal, 1960-1995, Duke University Press, tats-Unis, 2004, p. 35.

  • 14

    En 1871, le concept de l'assimilation se dveloppe en France et il est implant

    dans les colonies de la Rpublique franaise, dont le Snga1.2 l'poque, la

    politique coloniale franaise repose sur un systme d'administration directe. Les

    ressortissants des populations colonises des quatre communes sont considrs

    conune des citoyens franais et peuvent participer directement l'administration du

    pays. Cependant, seuls les ressortissants des communes ont le droit d'lire des

    conseils municipaux et un dput.

    En 1895, le Gouvernement gnral de l'Afrique-Occidentale Franaise est

    tabli et Dakar en devient la capitale en 1904. En 1914, le Sngalais Blaise Diagne

    est lu au gouvernement et devient le premier dput noir en Afrique de l'Ouest.3

    L'lite sngalaise francise qui se forme aprs la Seconde Guerre Mondiale joue un

    rle important tant sur la scne politique que culturelle, plus particulirement pour

    l'affirmation de la conscience noire. Des partis politiques se structurent et la presse

    locale connat un essor.

    Au dbut de 1960, le Sngal est d'abord associ au Soudan, travers la

    Fdration du Mali, mais le Sngal devient une rpublique indpendante le 20 aot

    de la mme anne. Une nouvelle Constitution est promulgue le 25 aot, tablissant

    un rgime parlementaire. Senghor est plac la prsidence. En dcembre 1962, le

    Sngal fonctionne sous un rgime prsidentiel parti unique.

    2 Michael Lambert, From Citizenship to Ngritude: "Making a Difference" in Elite Ideologies of Colonized Francophone West Af'rica , In Comparative Studies in Society and History, vol. 35, no 2 (printemps), Cambridge (.U.) : University Press, 1993, p. 239. 3 Ibid., p. 240.

  • 15

    1.2 Lopold Sdar Senghor

    Homme de lettres, politicien, essayiste, mcne, professeur, confrencier et

    figure de proue de l'Indpendance du Sngal, Senghor participe activement au

    combat pour l'mancipation des peuples coloniss d'Afrique; un combat qui mne

    plusieurs pays africains vers l'indpendance.

    N de parents Srres, Lopold Sdar Senghor voit le jour le 9 octobre 1906,

    Joal, une petite ville situe une centaine de kilomtres de Dakar. Senghor grandit

    dans une atmosphre familiale heureuse et toute sa vie, il reste attach cette priode

    qu'il cite dans ses crits comme tant le royaume de l'enfance .4 En 1913, son pre

    l'envoie la mission catholique de Joal o, ds l'ge de 7 ans, il apprend le

    catchisme et les bases de la langue franaise. De 1923 1927, Senghor fait ses

    tudes au Sminaire Libermann de Dakar en souhaitant devenir prtre. Toutefois, la

    suite d'un incident o il prend conscience de la condescendance des Franais envers

    les Africains, il change d'avis et se dirige vers le domaine des Lettres. Senghor

    obtient donc une bourse d'tudes lui permettant d'tudier en France. Il arrive Paris

    en octobre 1928 et il obtient une Licence s Lettres l'anne suivante.

    Senghor passe ensuite avec succs son mmoire de DES sur l'exotisme dans

    l'uvre de Baudelaire. En 1935, il obtient l'Agrgation de Grammaire puis il est

    nomm professeur dans un lyce parisien. La formation de Senghor est avant tout

    celle d'un homme de lettres et de culture, bien avant celle d'un homme politique.

    4 Lopold Sdar Senghor, Ce que je crois: Ngritude, Francit et Civilisation de l'Universel, Paris, ditions Grasset & Fasquelle, 1988, 235 p.

  • 16

    Durant cette priode, Paris, Senghor ctoie des artistes. Il fait la

    connaissance, entre autres, de Chagall, de Soulages et de Picasso. Il connat donc les

    uvres modernes et primitivistes des artistes europens. 5 Le futur prsident

    sngalais volue dans un climat d'effervescence politique et intellectuelle, o l'on

    observe un intrt grandissant pour les fonnes de la culture afro-amricaine, pour les

    cultures noires et tout ce qui concerne le monde ngre cette priode caractrise par

    une certaine ngrophilie . 6

    En 1934, Senghor suit les cours de linguistique ngro-africaine de Lilias

    Homburger l'cole des Hautes tudes, ainsi que ceux de Paul Rivet, de Marcel

    Mauss et de Marcel Cohen l'Institut d'Ethnologie de Paris.? Senghor juge qu'il est

    important que les Africains apprennent sur l'Afrique et sur leur propre culture

    travers l'Europen. 8 Dans l'essai Ngritude et Marxisme, Senghor attribue d'ailleurs

    l'Europe de lui avoir inculqu les valeurs noires de l'Afrique noire. 9

    Senghor se fait d'abord connatre comme homme de culture en tant que pote

    militant pour la cause des peuples noirs durant la priode d'entre-deux guerres. 1O Les

    activits littraires et le combat de la Ngritude sont les principales proccupations de

    Senghor cette poque.

    5 Elizabeth Barney, ln Senghor's Shadow, p. 29. 6 Ibid. 7 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, Dakar (Sngal): IFAN-ChADiop-Universit ChADiop de Dakar, 1998, p. Il. 8 Lopold Sdar Senghor, Introduction , In La Ngritude.' Actes du colloque sur la Ngritude, Union progressiste sngalaise (comp.), Paris, ditions Prsence Africaine, 1972, p. 19. 9 Lopold Sdar Senghor, Ngritude et Marxisme , In Cahier Pierre Teilhard de Chardin IIl, Paris, ditions du Seuil, 1962, p. 341. 10 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 10.

  • 17

    Dans les annes 1940, Senghor publie de nombreux articles sur les

    particularits grammaticales des dialectes sngalais. Il obtient d'ailleurs une bourse

    du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour tudier la posie orale

    srre et wolof et en faire le sujet d'une thse de doctorat. Il retourne alors au Sngal

    pour entamer ce projet, mais il dmarre plutt sa carrire politique et il met de ct

    les tudes.

    Au dbut de son sjour en France, Senghor fait la connaissance de l'homme

    politique Georges Pompidou. L'homme qui deviendra prsident de la France en 1974

    exercera une influence sur la future carrire politique de Senghor. Pompidou lui parle

    des penseurs et des ides socialistes et l' incite joindre un groupe d'tudiants

    socialistes. Le Sngalais socialiste Lamine Guye encourage aussi fortement

    Senghor s'engager dans la politique.

    Lopold Sdar Senghor dbute sa carrire politique en 1945 la suite de son

    lection l'Assemble Constituante du Sngal comme dput socialiste. Il Entre les

    annes 1945 et 1960, Senghor mne une vie politique active, mais il continue d'crire

    des essais, de prononcer des confrences et de publier ses pomes.

    En 1958, Senghor fonde le parti de l'Union progressiste sngalaise (UPS).

    titre de chef de son parti, Senghor obtient de Charles De Gaulle l'indpendance du

    Sngal en septembre 1960. Senghor devient le premier prsident de la Rpublique

    du Sngal. La Constitution sngalaise, qui est une rplique quasi-identique de la

    Constitution franaise, est alors rapidement crite. 12 L'lite est de formation

    franaise, et conomiquement, le pays n'est pas encore indpendant de la France.

    Il Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 21. 12 Ibid., p. 15.

  • 18

    Puisqu'il n'y a pas de bourgeoisie locale, ni de capital priv national, l'tat devient le

    principal investisseur, la fois tat-entrepreneur et tat-employeur. 13 Senghor est au

    pouvoir de 1960 1980 et le Sngal fait figure d'tat-providence. 14 Senghor quitte

    volontairement le pouvoir en 1980.

    Pour Senghor, les premires fonctions du nouvel tat indpendant sont de

    construire la nation, de consolider l'indpendance politique par une indpendance

    conomique et culturelle, et de sortir le Sngal de sa situation de nation proltaire. 15

    Bien que le Sngal soit devenu une nation indpendante, le gouvernement sngalais

    doit tout de mme recourir d'anciens cadres de l'administration coloniale franaise

    qui devieIUlent des conseillers et des assistants techniques auprs des diffrents

    cabinets ministriels. Les Franais sont encore au cur des dcisions politiques et

    conomiques. 16

    Durant les vingt aIUles de son rgne, Senghor applique concrtement ses

    ides et ses thories sur la Ngritude dans les domaines politique, conomique et

    culturel. La Ngritude devient, partir de 1960, l'idologie de l'UPS, et par le fait

    mme, l'idologie de l'tat. J7

    1.3 L'apparition d'une idologie: la Ngritude

    Durant ses tudes Paris, Senghor ctoie galement d'autres tudiants noirs

    venus des colonies franaises. Il fait alors la cOIUlaissance du pote martiniquais

    Aim Csaire, du Guyanais Lon-Gontran Damas. En tant qu'expatris, ils preIUlent

    13 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, 1998, p. 5. 14 Ibid., p.l. 15 Ibid., p. 26. 16 Ibid., p. 5. i7 Ibid.,p. 21.

  • 19

    conscience de leur condition d'homme noir l'extrieur de leur terre natale. Ils sont

    considrs comme des citoyens franais en Afrique ou dans les Antilles, mais une

    fois en France, ils ne sont plus simplement des citoyens franais, mais ils reprsentent

    plutt une minorit visible et ils sont confronts au racisme. Les politiques

    assimilationnistes des Franais montrent d'abord aux coloniss noirs que ceux-ci sont

    des citoyens gaux, des individus pouvant jouir pleinement de leurs droits, du moins

    en Afrique, mais Paris, l'assimilation culturelle leur montre durement qui ils sont:

    seulement des ngres. Surgit alors l'ide d'une persOlmalit noire et d'une me , 18 negre.

    Dans un mme ordre d'ides, Senghor se rappelle: D'une part, on nous

    traitait en sujets ou en citoyens de seconde zone; plus profondment, on niait que

    nous eussions une civilisation - du moins une civilisation gale encore que diffrente

    - on nous dniait, d'autre part, le droit de reconnatre cette diffrence, de la cultiver et

    de rclamer, pour elle, une galit non pas identique, mais complmentaire. 19 Il ya

    une prise de conscience du racisme et Senghor lui-mme sent la ncessit de ragir.

    Les tudiants noirs des colonies franaises participent l'closion de cette nouvelle

    idologie qui occupera, ultrieurement, une grande place dans le dveloppement du

    Sngal: la Ngritude.

    L'auteur et historien Michael Lambert divise en trois phases distinctes la

    priode coloniale au Sngal, entre 1914 et la fin des annes cinquante, quand il est

    question de la formation de l'idologie politique de l'Afrique de l'Ouest, idologie

    politique qui mne l'laboration de l'idologie de la Ngritude.2o

    18 Michael Lambert, From Citizenship to Ngritude , p. 248. 19 Lopold Sdar Senghor, Introduction In Colloque sur la Ngritude, p.13. 20 Michael Lambert, From Citizenship to Ngritude , p.239.

  • 20

    Dans un premIer temps, les politiques assimilationnistes labores par les

    Franais, appliques dans certains pays de l'Afrique de l'Ouest durant la priode

    coloniale, favorisent le dveloppement de la Ngritude. 21 Les politiques

    assimilationnistes sont mises en pratique au Sngal dans les villes coloniales que

    sont Gore, Rufisque, Saint-Louis et Dakar, les quatre communes. La doctrine de

    l'assimilation consiste considrer les Africains, collectivement et individuellement,

    conune une tabula rasa sur lesquels les Franais pouvaient transfrer leurs valeurs.

    Ces politiques assimilationnistes ont pour but de produire des citoyens franais la

    peau noire.22 Les Africains convertis possdent les valeurs et dtiennent les

    mmes droits politiques et responsabilits que les citoyens franais. Les droits

    qu'obtiennent les Africains grce la politique d'assimilation leur permettent

    d'accder l'ducation franaise et d'obtenir une reprsentation lgale la cour.23

    Ces politiques d'assimilation produisent une nouvelle lite intellectuelle afiicaine

    libre de s'engager dans la politique franaise, pouvant se prononcer sur le statut de

    l'Afiique noire et sur la condition de son peuple.24 Le fonctionnement dans les quatre

    villes coloniales du Sngal ont ainsi favoris la dfinition d'une voix africaine

    travers un discours franais lgitime sur le statut de l'Afrique noire et sur la condition

    de son peuple?5

    La deuxime phase que distingue Michael Lambert est caractrise par la

    prise de conscience des tudiants noirs l'extrieur des colonies, plus prcisment

    Paris. Damas, Csaire et Senghor fondent, en 1935, la revue L'tudiant noir et

    Lgitime Dfense. C'est d'ailleurs dans la revue L'tudiant noir que le pote Aim

    21 Elizabeth Hamey, In Senghor's Shadow, p. 33. 22 Ibid., p. 34. 23 Ibid., p. 36. 24 Michael Lambert, From Citizenship ta Ngritude , p. 241. 25Ibid.

  • 21

    Csaire emploie pour la premire fois le tenne ngre.26 Les trois tudiants, Senghor,

    Damas et Csaire, sont les principaux instigateurs de l'idologie de la Ngritude.

    Csaire reprend ensuite le mot ngre pour l'utiliser de faon provocatrice et

    revendicatrice dans le Cahier d'un retour au pays natal publi pour la premire fois

    en 1939. Dans ce texte, Csaire raconte comment il dcouvre, Paris, le choc de la

    diffrence, o il prend conscience de sa condition de noir panni les blancs?? Cette

    utilisation provocatrice du mot ngre par Csaire marque la troisime tape de

    l'laboration de la Ngritude. La notion de Ngritude dans le Cahier de Csaire,

    adopte par les Parisiens noirs, marque l'instant de la prise de conscience

    significative des expriences des tudiants noirs vivant Paris?&

    En 1948, le philosophe lean-Paul Sartre signe la prface d'un ouvrage de

    Senghor: Anthologie de la nouvelle posie ngre et malgache de langue franaise.

    Dans ce texte intitul Orphe noir, Sartre crit que l'homme noir s'approprie le mot

    de ngre qui lui a t jet la figure comme une pierre et qui s'affinne firement

    d'tre noir devant l'homme noir .29

    Telle que dfinie par l'crivain togolais, Yves-Emmanuel Dogbe, dans

    Ngritude, culture et civilisation Essai sur la finalit des faits sociaux, une

    idologie, c'est un ensemble cohrent d'ides, de techniques, une nouvelle manire

    de vivre, en vue de parvenir des fins prcises. Et une idologie nat d'une ncessit

    26 Lopold Sdar Senghor, Introduction In Colloque sur la Ngritude, p. 14. 27 Aim Csaire, Cahier d'un retour au pays natal, Montral, Gurin Littrature, 1990, p. 53. 28 Michael Lambert, From Citizenship to Ngritude , p. 255. 29 Jean-Paul Sartre, L'orphe noir In Anthologie de la nouvelle posie ngre et malgache de langue franaise, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. XIV.

  • 22

    imprieuse et bien relle .30 La Ngritude est donc ne de la ncessit du peuple noir

    de se librer de l'emprise qu'exercent sur lui les colonisateurs europens. L'homme

    noir manifeste le dsir de se dfaire de cette emprise.31 Les ides entourant la

    Ngritude doivent alors susciter l'indignation du peuple noir afin de le pousser la

    rvolte et le pousser lutter pour sa libration. 32

    La Ngritude se construit donc l'extrieur de l'Afrique dans les annes

    trente, Paris, o des tudiants antillais et africains se ctoient et changent des ides.

    La Ngritude prend forme sur le continent europen dans un climat d'effervescence

    politique et intellectuelle, et o l'on observe un intrt grandissant pour l'art ngre, et

    toutes les formes de la culture afro-amricaine?3

    La Ngritude a pour objectifs, dans un premier temps, la libration intgrale

    de l'homme noir par le dpassement du complexe d'infriorit et du sentiment de la

    fatalit de la servitude, et dans un deuxime temps, sa rhabilitation par la conqute,

    la restauration de sa dignit d 'homme et sa contribution la grande uvre de

    l'humanit, la Civilisation de l'Universel , comme le souhait Senghor. Ce

    deuxime mouvement inhrent la Ngritude s'inscrit galement l'intrieur de la

    politique du prsident sngalais. 34

    30 Yves-Emmanuel Dogbe, Ngritude, culture et civilisation Essai sur la finalit des faits sociaux, France, ditions Akpagnon, 1980, p. 14. 31 Ibid., p. 102. 32 Ibid., p. 103. 33 Elizabeth Harney, In Senghor's Shadow, p. 29. 34 Marie-Hlne Boidur de Toffol, Politique culturelle au Sngal , In Anthologie de l'art africain du xxe sicle, sous la dir. de N'Gon Fall et Jean-Loup Pivin, Paris, ditions Revue Noire, 2001, p.233.

  • 23

    1.4 volution de l'idologie de la Ngritude

    L'idologie de la Ngritude reprsente pour Senghor une thorie de la race et

    un point rassembleur culturel.35 La Ngritude devient l'idologie au service du

    dveloppement de la nouvelle nation dirige Senghor, le Sngal.

    l'occasion d'un colloque sur la Ngritude se tient Dakar, en 1971,

    Senghor dcrit ainsi cette idologie:

    la Ngritude a un double sens, objectif et subjectif. Objectivement, la Ngritude est un fait: une culture. C'est l'ensemble des valeurs conomiques et politiques, artistiques et sociales - non seulement des peuples d'Afrique noire, mais encore des minorits noires d'Amrique, voire d'Asie et d'Ocanie. [... ] Subjectivement, la Ngritude, c'est l'acceptation de ce fait de civilisation et sa projection, en prospective, dans l'histoire continuer, dans la civilisation ngre faire renatre et accomplir. C'est en somme la tche que se sont fixs les militants de la Ngritude: assumer les valeurs de la civilisation du monde noir, les actualiser et fconder, au besoin avec les rapports trangers, pour les vivre par soi-mme et pour soi, mais aussi pour les faire vivre par et pour les Autres, apportant ainsi la contribution des Ngres nouveaux la Civilisation de l'Universel. 36

    Puis, la signification de la Ngritude, au moment des Indpendances, prend le

    sens d'un combat pour la libration des chanes de la colonisation culturelle, mais

    surtout pour un humanisme nouveau. 37 Lorsque Senghor fait allusion l'esclavage et

    la colonisation, il parle de mpris culturel, et selon lui, l'instrument le plus efficace

    de la libration (des Africains) est la ngritude, plus exactement, la Posis , la

    cration .38 L'indpendance sera d'abord culturelle, conformment ce que Senghor

    crit dans La voie du socialisme, en 1960 : L'indpendance de l'esprit,

    l'indpendance culturelle, est le pralable ncessaire aux autres indpendances:

    35 Elizabeth Hamey, ln Senghor's Shadow, p. 19. 36 Lopold Sdar Senghor, Introduction , In Colloque sur la Ngritude, p. 15. 37 Id., Ce que je crois, p. 236. 38 Ibid., p. 143.

  • 24

    politique, conomique et sociale .39 Pour Senghor, la culture est fondement et finalit, condition et moyen de dveloppement politique.4o

    Au cours de la dcennie qui suit l'indpendance du Sngal, l'idologie de la

    Ngritude volue et prend pour Senghor une forme plus politique. Le prsident se sert

    de la politique pour raliser ses idaux de la Ngritude.41 Il intgre l'idologie de la

    Ngritude la base du programme de dveloppement de son pays et met en place une

    importante politique culturelle.42 De cette faon, la Ngritude sera au service, non

    seulement de la nation, mais aussi d'une nouvelle forme d'art. La Ngritude est, en

    outre, le point d'ancrage de cette nouvelle forme d'art organise par Senghor. Le

    nouvel art ngro-africain devient l'outil de dfense du peuple noir en plus d'tre le

    moyen d'explorer et d'exprimer de nouvelles consciences nationalistes et culturelles,

    conscience raciale et philosophique.43 Somme toute, la Ngritude joue un rle

    proactif, rvolutionnaire et reprsente l'outil devant forger le sentiment

    d'appartenance aux niveaux national et international. Dans un message radio, en mars

    1966, Senghor dclare:

    Donc, par nous et malgr nous, s'labore, depuis le dbut de ce 2e sicle, une Civilisation de l'Universel, o chaque continent, chaque race, chaque peuple apporte une contribution positive. La Ngritude, c'est l'ensemble des valeurs de civilisation propres au monde noir, qui doivent entrer, qui entrent, depuis quelque soixante ans, comme lments fcondants, dans la civilisation de l 'Universel. 44

    39 Cit dans Abdou Sylla, Senghor et les arts plastiques , thiopiques : Hommage L.s. Senghor, no 69 (20 semestre 2002), Dakar, 2002 p. 244. 40 Abdou Sylla, Senghor et les arts plastiques , thiopiques, no 69, p. 244. 41 Id., Arts plastiques et tat au Sngal, p. 21. 42 Marie-Hlne Boisdur de Toffol, Politique culturelle au Sngal , p. 232. 43 Elizabeth Barney, In Senghor's Shadow, p. 43. 44 Cit dans Ousmane Sow, Le lor Festival Mondial des Arts Ngres In Anthologie de l'art africain du XX" sicle, p. 224.

  • 25

    Influenc par le Jsuite Pierre Teilhard de Chardin, Senghor croit en l'apport

    de chaque civilisation, les unes vers les autres pour crer une civilisation parfaite et

    universelle. cet gard, Senghor prcise dans une entrevue, en 1983 :

    Pierre Teilhard de Chardin armonait au milieu de ce sicle, [... ] l'dification d'une civilisation de l'universel. Les pays d'Asie, d'Afrique et d'Amrique, coloniss par les Europens, ont tout de mme influenc indirectement le Vieux Continent, et pour l'Afrique noire, c'est partir de la fin du 1ge sicle que cette influence est plus tangible.

    Les influences sont rciproques; les uvres d'art sont la disposition des

    peuples qui les ont produites et des autres peuples du monde.45

    1.5 Le Ministre de la culture du Sngal

    Une fois au pouvoir, Senghor base le programme de dveloppement du pays

    sur la Ngritude, et c'est l'intrieur des structures du Ministre de la culture que

    l'idologie ngre se manifeste concrtement. Senghor forme un Ministre des affaires

    culturelles partir du Dpartement des arts et lettres dj mis en place l'poque de

    la colonisation. Les anciermes infrastructures sont recycles. Dans le cadre de sa

    politique culturelle, Senghor veille la restructuration des institutions existantes et

    la mise en place de nouvelles institutions qui constituent le milieu des arts et de la

    culture du pays.46

    Senghor fait conceVOir et adopter trs tt des textes lgislatifs et

    rglementaires devant servir de cadre et de fondements aux structures et aux

    45 Senghor cit dans un entretien dans Connaissance des arts: Tout le monde doit tre mtis sa faon, Connaissance des arts, no 372, (fvrier 1983), Paris, p. 41. 46 Assane Seck, Introduction , Art contemporain du Sngal, Ministre des affaires culturelles du Qubec, Qubec, 1981, p.12.

  • 26

    institutions de prise en charge et de dynamisation de la vie culturelle nationale.47 En

    mme temps que les textes rglementaires rgissant l'organisation et le

    fonctionnement des structures et l'cole de formation, Senghor veille les doter des

    moyens financiers, matriels et humains indispensables leur dveloppement.48 En

    1969, la part des ressources financires alloues l'ducation, la formation et la

    culture reprsente 33% du budget nationa1.49

    Le Ministre des affaires culturelles, charg d'appliquer la politique culturelle,

    a pour principal objectif le dveloppement culturel comme base du dveloppement

    conomique et social de la nation.50 L'tat joue un rle important dans la promotion

    des arts sngalais contemporains, sur les conditions de la pratique artistique et sur la

    commercialisation de l'art. 51 Le pays dispose d'infrastructures artistiques et

    culturelles pour faire advenir de nouveaux arts: les arts plastiques modernes. Les

    artistes profitent d'un rseau d'art et de culture et sont soutenus par l'tat.

    Initialement intgre au Ministre de la culture, la Direction des arts

    comprend trois divisions dont celle de la promotion artistique qui a pour mission de

    mettre en uvre la politique culturelle dans les domaines du thtre, de la musique et

    d 1es arts p astIques. 52

    47 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 43. 48 Ibid., p. 1. 49 Ibid., p. 44. 50 Ibid. 51 Ibid., p.l. 52 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 44.

  • 27

    1.6 Les fondements de la politique culturelle

    La politique culturelle du Sngal se base sur la Ngritude-idologie-politique

    ou idologie-nationale-dmocratique-et-socialiste, en mme temps que dfense et

    illustration des valeurs de civilisation ngre, donc la fois conservation du

    patlimoine culturel traditiormel et enracinement dans ces valeurs, mais aussi

    ouverture au reste du monde. 53

    La politique culturelle du Sngal comprend les axes de l'enracinement et de

    l'ouverture, labors par Senghor lui-mme. L'enracinement, d'une part, se dfinit

    comme la dfense et la promotion des valeurs ngro-africaines et se traduit par

    l'hritage spirituel. D'autre part, l'ouverture l'Europe et aux autres civilisations est

    fonde sur le processus final d'unification du monde des hommes de

    l'interdpendance, aboutissant l'avnement de la Civilisation de l'Universel,

    symbiose des lments fcondants de toutes les civilisations .54 Senghor prcise

    qu'il faut que tous les peuples, pour participer l'dification d'une civilisation de

    l'universel, s'enracinent dans les vertus de leur identit culturelle et s'ouvrent aux

    vertus des autres cultures .55

    L'adoption de mdiums et de techniques occidentales de l'art s'inscrit dans la

    dimension d'ouverture. Senghor prne la conservation du patrimoine traditionnel

    africain, la Ngritude, l' africanit, tout en gardant une ouverture aux autres

    civilisations.

    53 Abdou Sylla, Senghor et les arts plastiques , p. 241. 54 Cit dans Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p.29. 55 Lopold Sdar Senghor cit dans Connaissance des Arts, Tout le monde doit tre mtis sa faon , p. 41.

  • 28

    1.7 Les infrastructures culturelles

    Comme nous l'avons dit plus haut, des institutions d'action culturelle ou

    des infrastructures culturelles sont mises en place ds 1964 tandis que d'autres

    institutions voient le jour au cours des annes suivantes. Ces infrastructures prennent

    la forme d'vnements, d'expositions itinrantes, de comits, d'institutions vocation

    varie. Elles font partie intgrante de la politique culturelle et tmoignent des effolts

    dploys par Senghor. Un certain nombre d'institutions culturelles contribuent la

    naissance d'un milieu artistique riche et l'apparition de la nouvelle production

    artistique de l'poque.

    1.7.1 La formation artistique au Sngal

    Conformment ce que nous avons mentionn antrieurement, l'art moderne

    apparat sur le continent africain l'poque o les Europens mettent sur pied des

    structures de formation et d'enseignement artistique. La formation artistique que

    reoivent les artistes, les ides vhicules et la mentalit ambiante du contexte de la

    formation ont des consquences distinctes sur la production artistique. On observe

    ainsi deux principales tendances en ce qui a trait l'enseignement des arts en Afrique.

    La formation artistique au Sngal se distingue notamment parce que l'on y trouve les

    deux principales orientations observes dans d'autres pays africains.

    La premire orientation correspond au modle occidental des tablissements

    d'enseignement artistique. Ce modle est caractris par une formation acadmique

    rigoureuse dispense aux lves et calque sur de grandes coles d'art europennes.

    Une artiste britannique forme la Slade School of Fine Arts de Londres, Margaret

    Trowell, propose ainsi un cours exprimental, en Ouganda, en 1937. L'artiste

  • 29

    encourage principalement la cration d'une peinture narrative. 56 Soucieuse de gnrer

    un art moderne partir d'lments traditionnels, Margaret Trowell fournit ses

    lves des reproductions d'art occidental, d'art indien et de sculptures africaines. La

    tche essentielle de l'enseignement est de stimuler.57

    La seconde orientation prend la forme d'atelier libre, o l'on prne la mthode

    du laisser-aller pour faire jaillir l'imaginaire cratif inn propre l'homme noir.

    l'intrieur de ces ateliers, les lves reoivent du matriel et des outils du professeur

    et celui-ci intervient trs peu dans le travail des lves. 58 In schools founded in

    different areas of Africa, methods vary from an almost complete lack of formaI

    instruction to well-organized art programs leading to recognized academic degrees.

    The first approach was most successfully pionnered in French-speaking areas, those

    formerly ruled by Belgium and France. .59 Les ateliers libres de formation artistique

    apparaissent surtout dans les pays africains francophones.

    Les ateliers libres ou ateliers d'art sont fonds sur la volont de s'opposer

    fermement toute mthode d'enseignement qui tend supprimer la personnalit,

    l'essence africaine dans l'art l'avantage d'une esthtique uniformisante des

    matres blancs .60 Les fondateurs de ces ateliers croient fermement qu'une esthtique

    essentiellement ngre subsiste dans l'inconscient collectif et que l'imaginaire

    56 George Kyeyune, L'art moderne l'Universit de Makerere, Ouganda . In Anthologie de l'art africain du xxe sicle, p. 195. 57 Ibid.

    58 Susan Vogel (d.), Africa Explores: 20th Century African Art, New York, The Center for African Art. 1991, p. 180. 59 Marshall Ward Mount, African Art: the years since 1920, Bloomington (tats-Unis), Indiana University Press Mount, 1973, p. 74. 60 Sidney Littlefield Kasfir, L'art contemporain africain, Paris, Thames and Hudson, 2000, p. 50.

  • 30

    artistique africain est inn.61 Conformment la notion jungienne d'inconscient

    collectif, les professeurs europens cherchent exploiter toute possibilit d'extraire

    de la mmoire culturelle collective les formes traditionnelles.62 l'intrieur de ces

    ateliers o l'on prne cette croyance, on encourage fortement les lves s'inspirer

    de l'art traditionnel, et surtout, on veille ne pas les influencer en leur montrant des

    formes d'art occidental. Autrement dit, il faut surtout garder l'il de l' Africain

    pur , sans l'exposer l'art europen. 63

    la priode coloniale, il n'existe pas d'institutions culturelles de formation

    proprement dites. Les jeunes Sngalais dont la vocation et la crativit artistique se

    manifestent doivent se rendre en France. Le Franais Paul Richez, avocat, fonde dans

    les annes cinquante le Conservatoire de Dakar, un tablissement d'enseignement

    artistique multidisciplinaire.

    En 1958, le Conservatoire de Dakar devient la Maison des arts du Mali. C'est

    l'intrieur de cette Maison des arts du Mali que sont mises en place les premires

    structures de formation en arts plastiques du Sngal. 64 Senghor fait alors appel

    deux jeunes artistes sngalais forms en France, Papa Ibra TaU et Iba N'Diaye, pour

    participer la cration de l'cole des arts. Chacun leur manire, ils collaborent

    l'laboration de la formation artistique au Sngal. La formation acadmique est

    61 Valentin Mudimbe, Reprendre; Enunciations and Strategies in Contemporary African Arts , in Reading the Contemporary African artfrom theory to the marketplace, First MIT Press edition, 1999, p.32. 62 Sidney Littlefield Kasfir, L'art africain contemporain, p. 51. 63 Au Congo, Pierre Romain-Desfosss, un expatri belge, fonde en 1944 Le Hangar, une des premires coles d'art de l'Afrique francophone. Le Hangar, dont le fonctionnement tait bas sur la notion d'inconscient collectif a influenc plusieurs autres coles par la suite. Marshall Ward Mount, African Art., p. 74. 64 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 85.

  • 31

    d'abord mise sur pied sur le modle occidental, avec des rgles strictes d'organisation 65et de fionctlOnnement.

    La formation artistique est donc initie et conduite par l'tat ds le dbut des

    annes 1960. L'cole nationale des arts du Sngal est cre par l'tat en rfrence

    des textes de lois, de dcrets et d'arrts. L'cole est d'abord une transposition du

    systme franais d'enseignement des arts plastiques et elle est organise ds le dbut

    en dpartements et en sections.66 L'cole est dote d'enseignants, en majorit des

    Europens, qui interviennent en fonction des programmes et d'emplois du temps

    dfinis. Des conditions fixes par des textes tablissent le mode de recrutement et

    sanctionnent la formation et les tudes par des diplmes reconnus par l'tat. 67 La

    vocation de l'cole des arts est de donner un accs libre et gratuit une formation

    artistique moderne. 68 Les artistes africains ne sont pas tous issus de familles

    d'artisans, comme c'tait le cas dans l'Afrique traditionnelle, et au Sngal o la

    socit est divise par castes.69 Le groupe social, la caste ou la classe interfrent alors

    trs peu sur la pratique artistique.7o La libert de l'artiste est plus grande, les limites

    ne devant tre que la matrise technique et l'imagination de l'artiste.

    Entre 1960 et 1971, l'cole des arts prend une forme acadmique avec une

    section Arts plastiques inspire du modle occidental classique et la section

    Recherches plastiques ngres rpondant aux principes des ateliers libres. Iba N'Diaye

    65 Abdou Sylla, Pratique et thorie de la cration dans les arts plastiques sngalais contemporains , Thse de doctorat, Paris, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne, 1993, p. 378. 66 Id., Arts plastiques et tat au Sngal, p. 85 67 Id., Pratique et thorie , p. 378. 68 Ibid., p. 281. 69 On the whole it can be said that the modem African artists who gave expression to the new ideas and the new life that were sweeping across Africa were not the sons of traditional carvers or brass casters. . Ulli Beier, Contemporary Art in Africa, New York, Frederick A. Praeger Inc. Publishers, 1968, p.15. 70 Abdou Sylla, Pratique et thorie , p. 286.

  • 32

    y instaure d'abord la section Arts plastiques la demande de Senghor. l'origine de

    cette section, Iba N'Diaye y enseigne de 1959 1967. Malgr ce court sjour

    l'cole des arts, N'Diaye a une importante influence sur l'organisation et sur le

    fonctionnement de l'cole des arts. Form en France, l'cole Nationale Suprieure

    des Beaux-Arts de Paris, Tha N'Diaye exige de ses lves la matrise des techniques

    de l'art classique et moderne occidental. N'Diaye refuse qu'on lui impose des sujets

    ou des manires de faire. Puis, vers la fin des annes soixante, il repart vers la France

    o il avait tudi les beaux-arts.

    Au cours des annes soixante, la section Arts plastiques offre une formation

    de quatre annes. Les lves de cette section sont recruts la fin du niveau d'tudes

    primaires lmentaires, par voie de concours. Ils sont alors gs entre 12 et 15 ans.

    Les lves reoivent, au terme de leur formation, un certificat d'Aptitude la

    formation artistique suprieure et ils deviennent plasticiens indpendants. Ce diplme

    permet en outre ses titulaires de passer les concours d'entre des grandes coles

    franaises de formation artistique.

    Le programme d'tude comprend l'apprentissage du dessin d'aprs des

    modles en pltre, du dessin par observation de modle vivant, de nature morte, de

    composition dessine. Des cours d'anatomie, de perspective, de peinture, de

    dcoration, de sculpture, de culture gnrale et d'histoire de l'art, africaine et

    occidentale, en font un programme complet.

    Une nouvelle section voit ensuite le jour l'cole des arts. Cette fois, Senghor

    demande Papa Ibra Tall de rentrer au pays pour fonder la section Recherches

    plastiques ngres. Tall, form en France, est un artiste multidisciplinaire et un

  • 33

    pdagogue. Aprs avoir initialement entam des tudes d'architecture en France, Tall

    tudie la peinture, la srigraphie, la mosaque et la sculpture.

    Ds 1960, la section Recherches plastiques ngres, rigoureusement Oliginale

    et autonome, propose un tout autre type de formation. 71 Le concepteur de cette

    section ambitionne de se rfrer la tradition plastique ngre et de la renouveler. 72

    l'oppos de la premire section, le programme de la section Recherches plastiques

    ngres offre seulement des cours de peinture et de dessin d'art. La formation de

    quatre ans est sanctionne par une attestation d'tudes. Les lves sont recruts la

    suite de tests de dispositions artistiques. La connaissance du franais n'est pas exige,

    ni mme encourage. Puis, un atelier de tapisserie est intgr la section Recherches

    plastiques ngres en 1964. Papa Ibra Tall dirige cette section jusqu' ce qu'il

    devienne directeur de la Manufacture de tapisserie en 1965. La section Recherches

    plastiques ngres est ensuite reprise par l'expatri franais Pierre Lods.

    Senghor rencontre Pierre Lods en 1959, l'occasion du second Congrs des

    crivains et artistes noirs Rome, alors que ce dernier prsente une allocution o il

    fait part de son exprience de formation artistique au Congo: l'cole de Poto-Poto.

    Senghor fait venir Lods au Sngal, persuad que les conceptions de Lods et son

    exprience de formation artistique vont permettre l'laboration d'une pdagogie

    artistique sngalaise conforme ses propres thories esthtiques sur la crativit,

    l'motivit et l'instinctivit de l'homme noir africain.73

    71 Kalidou Sy, Ecole Nationale des Beaux-Arts , p. 29. 72 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 85. 73 Ibid.

  • 34

    L'origine de l'cole de Poto-Poto remonte au moment o Pierre Lods

    surprend son jeune domestique Ossali peindre avec du matriel, quelques tubes de

    peinture et des pinceaux, qu'il avait drobs son patron. L'expatri franais raconte

    qu'il avait t impressionn par la puret et la simplicit graphique que l'on trouve

    dans l'art africain .74 C'est partir de cet incident que Lods fonde l'cole de Poto

    Poto, en 1951. Pour recruter des lves, il aborde des jeunes du quartier et fait des

    entrevues informelles. Lods applique la mthode pdagogique du laisser-faire ; les

    lves disposent de matriel comme du papier, de la toile, des pinceaux et de la

    peinture, mais ne recoivent aucune instruction formelle. Il ne juge pas ncessaire que

    les jeunes lves possdent des habilets techniques des matriaux ni la matrise

    d'lments formels. Il prne l'intuition et la spontanit. 75

    En 1961, Lods est dfinitivement affect au Sngal, sur intervention de

    Senghor, au titre de la coopration franaise. Il doit en principe assister Papa Ibra Tall

    la section Recherches plastiques ngres, mais Tall quitte l'cole nationale des arts

    en 1965 pour diriger la nouvelle Manufacture nationale de tapisserie.76 Lods dirige

    seul la section et poursuit ses activits d'enseignement selon ses principes de libert

    et de non directivit comme il l'avait fait au Congo.

    la suite du succs du Premier Festival Mondial des Arts ngres de 1966, o

    l'on expose les uvres des artistes sngalais, on rorganise l'tablissement de

    manire hausser le niveau de l'enseignement, assurer la collgialit du

    74 JOaIma Grabski, Pierre Lods et l'cole de Poto-Poto , Anthologie de l'art africain du XX" sicle, p.179. 75 Ibid., p. 180. 76 Abdou Sylla, Pratique et thorie, p. 378.

  • 35

    recrutement des lves et sanctionner les tudes par des diplmes reconnus par

    l'tat.77

    1.7.2 La Manufacture nationale de tapisserie

    Issue de la section Recherches plastiques negres de l'cole des arts,' la

    Manufacture nationale de tapisserie est tablie en 1965 et inaugure en dcembre

    1966. La mise en place de cette manufacture tmoigne de la volont de Senghor

    d'introduire une nouvelle forme d'art au Sngal, tel qu'il l'annonce dans son

    discours d'ouverture. Il est question de complter notre cole nationale des Arts en

    y ajoutant cette section dcentralise. [. 00] Sur un plan plus gnral, il s'agit toujours

    de crer un art nouveau pour une nation nouvelle. .78

    Senghor favorise ainsi la cration d'un art tranger la socit sngalaise,

    qui dans son pass ne connaissait que la tradition du tissage artisanal.79 Cette nouvelle

    forme d'art, mlange de tapisserie, tradition purement franaise, et de motifs

    typiquement africains, rpond aux deux axes de dveloppement dvelopps par

    Senghor: l'enracinement et l'ouverture. L'ouverture correspond au nouveau mdium,

    venu de l'tranger, tandis que l'enracinement est reprsent par les motifs et les

    symboles africains. Conformment aux vises de Senghor, toute nouvelle forme d'art

    introduite au Sngal doit illustrer les valeurs de la Ngritude. cet effet, l'idologie

    doit s'intgrer dans la tapisserie.

    Le Sngal doi t, en partie, l'artiste et professeur Papa Ibra TaUI 'importation

    de la tapisserie franaise au Sngal. tudiant en France, Tall se tourne vers les arts

    77Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 86. 78 Cit dans Anne Jean-Bart, Les Manufactures sngalaises des Arts Dcoratifs , p. 69. 79 Abdou Sylla, L'esthtique de Senghor, Dakar, Les ditions feu de brousse, 2006 p. 47.

  • 36

    plastiques aprs avoir commenc des tudes en architecture. Il fait l'apprentissage de

    la tapisserie, et dcide d' exploiter ce mdium dans une perspective davantage

    africaine. Paris, Senghor voit les uvres de Tall et manifeste un intrt pour celles

    ci. Ainsi, l'ide surgit d'implanter une nouvelle tradition artistique au Sngal.

    Tall estime que pour intgrer l'art et les artistes dans le contexte socio-culturel

    sngalais, l'orientation doit tre mise vers les mtiers d'art: tapisserie, srigraphie,

    cramique et mosaque pour permettre l'expansion de l'art ngre en gnral,

    sngalais en particulier, et la promotion sociale de l'artiste africain en gnral,

    sngalais en particulier .80

    En 1964, quatre diplms de l'cole des arts sont envoys en France, aux

    Manufactures des Gobelins, pour apprendre les rudiments de ce mtier d'art.

    Mamadou Wade, Mor Fall, Doudou Diagne et Alioune Diakhat deviennent

    techniciens-liciers et sont affects This leur retour au pays.81

    En 1966, la Manufacture nationale de tapisserie est transfre This, situe

    une soixantaine de kilomtres de Dakar. Les Manufactures occupent dsormais des

    locaux spacieux et fonctionnels. Ces locaux sont d'anciens btiments militaires

    franais. L'tat fournit un budget de fonctionnement et les matriaux de base. Du

    personnel qualifi est employ aux Manufactures dont une soixantaine de

    techniciens: des cartonniers, des liciers et des couturires.

    80 Anne Jean-Bart, Les Manufactures sngalaises , p. 69. 81 Abdou Sylla, L'esthtique de Senghor, p. 43.

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    Dakar, on encourage les lves de l'cole des arts dessiner des croquis

    servant faire des tapisseries. 82 Les lves peignent des maquettes la gouache qui

    doivent prsenter des couleurs franches, sans nuance ni fondu, afin de rpondre aux

    contraintes de la tapisserie. Les artistes qui peignent la gouache crent des motifs en

    aplat et des scnes dpourvues de profondeur et de perspective. Puis, les maquettes

    destines tre tisses sont choisies par une commission nationale prside par

    Senghor lui-mme. 83 Le nombre d'ditions d'une maquette est limit quatre, de

    dimensions diffrentes, faisant de chacune de ces tapisseries un modle unique. La

    surface d'une uvre varie de quelques centimtres plus de 25 mtres carrs.

    L'tat a t le plus important acheteur des produits des Manufactures. Les

    tapisseries occupent une place importante dans les expositions prestigieuses d'art

    contemporain l'tranger.84 Une commission d'achat, prside par Senghor, procde

    la slection des tapisseries que l'tat achte. 85 L'tat est ainsi demeur, pendant de

    nombreuses annes, le principal bailleur de fonds et leur principal client, voire

    l'unique client, intervenant en amont comme en aval .86 Les tapisseries sont

    galement offertes titre de cadeau d'tat par le prsident sngalais.

    L'tat sngalais dispose d'un patrimoine important de tapisseries qui

    reprsente une partie essentielle de son patrimoine priv. 87 Certaines tapisseries sont

    affectes aux palais nationaux et aux reprsentations diplomatiques l'tranger et

    82 Elizabeth Harney, "Les Chers Enfants" sans Papa , Oxford Art Journal, vol. 19, no. l, 1996, p.43. 83 Abdou Sylla, L'esthtique de Senghor, p. 47. 84 Anne Jean-Bart, Les Manufactures sngalaises , p. 69. 85 Abdou Sylla, L 'esthtique' de Senghor, p. 47. 86 Ibid., p. 48. 87 De nombreuses tapisseries sont dissmines travers le monde, au Sngal (chez des particuliers), dans les palais de rois et de chefs d'tat, dans des institutions prives et organisations internationales comme la Banque mondiale, le Fonds montaire international, l'UNESCO, l'ONU, l'OUA ainsi que l'Agence de la Francophonie. Abdou Sylla, L'esthtique de Senghor, p. 48.

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    servent la dcoration. Prs de 340 maquettes font partie du patrimoine des

    Manufactures.

    Dans un article publi en 1970, dans la revue African Arts, Senghor dfend

    que: cette manufacture n'est pas une usine, mais plutt une cole des Beaux-arts,

    une galerie et un centre d'art contemporain .88 Le prsident spcifie galement que

    tous ces peintres travaillent non seulement des thmes imposs, mais selon leur

    inspiration et leur style propre. Cependant, cette unit de conception s'tablit dans

    cette ambiance libre .89

    1.7.3 Le Premier Festival Mondial des Arts Ngres

    En avril 1966, Senghor inaugure le Premier Festival Mondial des Arts Ngres.

    Cette grande fte des arts ngres, organise par Senghor, a pour but de faire la

    promotion et de faire voir au monde les arts ngro-africains et bien sr plus

    particulirement l'art contemporain du Snga1.9 Senghor soutient que le Premier

    Festival Mondial des Arts Ngres a trs prcisment pour objet de manifester, avec

    les richesses de l'art ngre traditionnel, la participation de la Ngritude la

    Civilisation de l'Universel .91

    Le Festival est le fruit d'une longue rflexion qui dbute l'occasion du

    premier congrs des crivains et artistes noirs de Paris, en 1956. Puis, lors du

    deuxime congrs, Rome, en 1959, les organisateurs prennent la dcision

    88 Anonyme, Tapisserie de This , African Arts Arts d'Afrique, vol. 3, no 2 (hiver 1970), p. 61. 89 Ibid. 90 Elizabeth Hamey, The Ecole de Dakar Pan-Africanism in Paint and Textile , African Arts, vo1.35, no 3 (automne 2002), p. 18. 91 Extrait d'un message radio de Lopold Sdar Senghor en mars 1966. Ousmane Huchard Sow, Le 1er Festival Mondial des Arts Ngres , p. 224.

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    d'organiser le Festival. La tenue et l'organisation du Festival sont finances par

    l'UNESCO, la Socit pour la culture africaine et le gouvernement sngalais. 92

    Pour l'occasion, des participants venus des quatre coins du continent africain,

    des Antilles et des tats-Unis sont runis. Le Festival s'articule autour d'un colloque

    portant sur le thme de la fonction et de la signification de l'art ngro-africain pour

    les peuples ngro-africains. Les discussions et les panels tournent autour des thmes

    de l'art ngre, de sa diffusion, de ses influences sur l'art moderne europen ainsi que

    sur la situation prsente et l'avenir des artistes noirs.

    Cet vnement panafricain donne lieu un festival multidisciplinaire o l'on

    prsente des spectacles de danses, des pices de thtre, un spectacle son et lumire

    sur l'le de Gore devant plus de 25 000 spectateurs, et deux expositions d'art

    africain. Plus de 600 objets d'art traditionnel figurent dans l'exposition prsente au

    Muse Dynamique tandis que la deuxime exposition, Tendances et Confrontations,

    montre au public de l'art africain contemporain. Prsente dans le Hall des pas perdus

    du Palais de Justice de Dakar, l'exposition d'art contemporain comprend prs de

    800 uvres d'artistes africains, mais galement d'autres artistes d'origine africaine

    issus de la diaspora amricaine, antillaise et hatienne. Parmi les artistes sngalais

    reprsents lors de cette exposition figurent Iba Ndiaye, Seydou Barry, Papa Ibra

    TaU, Bocar Path Diong et Ibou Diouf. Senghor fait clairement entendre que le

    Festival permet de clbrer et de dfendre la Ngritude. l'occasion de son discours

    d'ouverture, Senghor confirme toutes les veltus et le rle de l'art ngre et plus

    particulirement des artistes:

    92 Elizabeth Barney, In Senghor's Shadow, p. 70.

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    C'est encore l'art ngre qui, nous sauvant du dsespoir, nous soutient dans notre effort de dveloppement conomique et social, dans notre enttement vivre. Ce sont nos potes, nos conteurs et romanciers, nos chanteurs et danseurs, nos peintres et sculpteurs, nos musiciens. Qu'ils peignent de violentes abstractions mystiques ou la noble lgance des cours d'amour, qu'ils sculptent le lion national ou des monstres inous, qu'ils dansent le Plan de Dveloppement ou chantent la diversification des cultures, les artistes ngro-africains, les artistes sngalais d'aujourd'hui nous aident vivre aujourd'hui plus et mieux.93

    Le ministre de la culture franais de l'poque, Andr Malraux, prsent lors de

    l'ouverture du Festival, dclare que l'Afrique est assez forte pour crer son propre

    domaine culturel, celui du prsent et celui du pass, la seule condition qu'elle ose le

    tenter.94 Cette dclaration dmontre bien l'enthousiasme qui entoure les nouveaux

    arts africains cette poque, et comment le rle que doivent jouer les artistes relve

    d'une grande importance.

    1.7.4 Collection prive de l'tat

    Grce Senghor, l'tat sngalais possde une riche collection d'uvres

    d'art. Le patrimoine artistique priv de l'tat relve de la Direction du patrimoine

    artistique et ethnographique et les achats sont effectus par l'tat. 95 En 1992, l'tat

    compte 2 292 uvres de toutes les catgories, locales et trangres (peinture,

    sculpture, tapisserie et cramique). La collection est constitue d'une part des uvres

    d'art achetes par l'tat, et d'autre part de celles qui lui ont t offertes. Cependant,

    95 % des uvres ont t achetes. 96

    93 Assane Seck, In Art Contemporain du Sngal., p.12. 94 Ousmane Huchard Sow, Le 1er Festival Mondial des Arts Ngres , p. 224. 95 Abdou Sylla, Senghor et les arts plastiques , p. 252. 96 Id., Arts plastiques et tat au Sngal, p. 74.

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    Cette collection est rpartie en deux catgories97 : une partie des uvres est

    affecte dans des lieux publics, le palais national de la prsidence de la Rpublique,

    l'Assemble nationale, la Cour suprme, les cabinets ministriels des hauts

    fonctionnaires, et dans les reprsentations diplomatiques sngalaises l'tranger.

    Les uvres de la seconde catgorie sont dposes dans la rserve nationale, la

    Galerie nationale (autrefois au Muse Dynamique).

    1.7.5 Muse Dynamique: muse d'art moderne

    Le Premier Festival Mondial des Arts Ngres reprsente pour le Sngal

    l'occasion de faire construire les infrastructures ncessaires au bon droulement de

    l'vnement dont le Muse Dynamique, qui porte d'abord le nom de Muse des

    expositions temporaires. Le Muse reprsente la vritable pierre angulaire du

    Festival.98 L'tablissement musal est inaugur l'ouverture du Festival par le

    prsident Senghor lui-mme. l'ouverture, le Muse prsente une exposition d'art

    classique ngro-africain (voir p. 47).99 Cette exposition inaugurale est constitue

    d'uvres venant de 42 muses et institutions culturelles, de 1 chefferies et de

    24 collectionneurs privs. Ces uvres montrent l'essence, l'unit et la riche diversit

    de l'art classique ngro-africain, de mme qu'elles font allusion l'impact de cet art

    sur l'art occidental du dbut du 2e sicle. 100

    97 Abdou Sylla, Arts plastiques et tat au Sngal, p. 74. 98 Discours d'inauguration de Lopold Sdar Senghor du Muse Dynamique Dakar en 1966. Lopold Sdar Senghor, Le Muse Dynamique , In Seven stories about modern art in Africa, d. Clmentine Deliss, Paris, Flammarion, p. 227. 99 Ousmane Sow Huchard, Le 1cr Festival Mondial des Arts Ngres , p. 54. 100 Ibid.

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    Le muse est conu pour tre un lieu d'activits culturelles varies et de

    conservation des uvres du patrimoine priv artistique de l'tat devant accueillir et

    prsenter des expositions permanentes et temporaires d'art moderne. 101 La mission du

    muse comporte trois facettes : la recherche, la collecte, l'tude, la conservation et la