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La Narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé : oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre Suivi du texte de création Jérôme Borromée Par Guillaume Bourque Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises mars 2012 © Guillaume Bourque, 2012

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La Narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :

oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre

Suivi du texte de création

Jérôme Borromée

Par

Guillaume Bourque

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A.

en langue et littérature françaises

mars 2012

© Guillaume Bourque, 2012

II

TABLE DES MATIÈRS

Table des matières p. II

Résumé p. III

Abstract p. IV

Remerciements p. V

VOLET CRITIQUE :

La narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :

oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre

Introduction p. 3

1. Le Neutre p. 6

1.1 Le concept de Neutre chez Barthes et Blanchot p. 6

1.2 Le Neutre dans l’œuvre d’Édouard Levé p. 9

2. La narration à la deuxième personne p. 11

2.1 Typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne p. 11

2.2 Effets esthétiques de la narration à la deuxième personne p. 18

2.3 La narration à la deuxième personne dans Suicide p. 20

3. Deux espaces de l’oscillation dans Suicide p. 22

3.1 Une voix narrative aux référents identitaires oscillants p. 22

3.2 Un temps oscillant : vers l’atemporalité p. 27

Conclusion p. 31

Bibliographie sélective p. 35

De Suicide à Jérôme Borromée p. 37

1. Narration à la deuxième personne : identité et représentation p. 38

2. Présentation de Jérôme Borromée p. 40

VOLET CRÉATION : Jérôme Borromée

« L’ami l’acteur » p. 44

« Carry Scott en sept actes » p. 57

« Sylvette Lamothe et tes visées » p. 71

« Herman ante-mortem » p. 84

III

RÉSUMÉ

Dans un premier temps, ce mémoire propose une analyse de la narration à la deuxième

personne dans le récit Suicide, d’Édouard Levé. Appuyée sur des études en narratologie traitant

de la problématique des narrations à la deuxième personne, l’analyse démontre que la voix de

Suicide participe à une dynamique oscillatoire qui implique également le temps du récit, ce qui

produit un texte neutre, au sens où Roland Barthes et Maurice Blanchot définissent le concept de

Neutre.

La deuxième partie du mémoire propose un texte de création, plus précisément quatre

nouvelles liées par un même narrateur-protagoniste-narrataire et par la thématique de l’identité et

de la représentation qui y est centrale. Jeune trentenaire, Jérôme Borromée revisite sous forme de

confession ou de procès intérieur certaines relations amicales importantes de sa vie qui lui ont

inspiré de la culpabilité. Cette culpabilité relève principalement des doutes qu’il a entretenus sur

son orientation sexuelle et de ses aspirations à une identité socioprofessionnelle prestigieuse.

Le lien entre les deux parties de ce mémoire tient de l’utilisation d’une adresse au « tu ».

En effet, afin de bien mettre en évidence le procès intérieur que se livre son héros, Jérôme

Borromée est narré à la deuxième personne du singulier, tout comme Suicide.

IV

ABSTRACT

The first section of this thesis analyses the second person narrative in Édouard Levé’s

story, Suicide. Built upon studies in narratology on the problems of second person narrative, the

analysis shows the voice in Suicide is part of an oscillation, which is also employed in the tense

of the narrative, resulting in a neutral text in the sense defined by both Roland Barthes and

Maurice Blanchot.

The second section of the thesis presents a creative text; more specifically four short

stories narrated by the same narrator-protagonist-narratee and linked by the same central theme of

identity and representation. Through confession or inner trial, a young man in his thirties, Jérôme

Borromée, revisits important friendships of his life, which left him with a feeling of guilt. This

guilt arises primarily from doubts he has been having about his sexual orientation and from his

aspiration to attain a prestigious socioprofessional identity.

What links the two sections of this thesis is the use of the pronoun “you”. Indeed, to

showcase the protagonist’s inner trial, Jérôme Borromée, like Suicide, is narrated in the second

person singular.

V

REMERCIEMENTS

En toute sincérité, je souhaite en premier lieu remercier mon directeur, M. Alain Farah,

qui a fait preuve d’une disponibilité indéfectible et qui m’a grandement motivé tout au long de

l’élaboration de ce projet. Je remercie également M. Pascal Brissette, qui m’a mis sur la piste de

Suicide, un texte d’une richesse inouïe.

Merci également à toute la communauté du Département de langue et littérature françaises

de l’Université McGill pour son soutien, et tout particulièrement à M. Frédéric Charbonneau, qui

m’a orienté dans les premiers pas de mon cheminement à la maîtrise.

Des remerciements, encore, à ma conjointe, Véronique Veilleux, ma première lectrice, à

mes parents, Lise Joyal et Michel Bourque, mes deuxièmes lecteurs, de même qu’à Véronique

Bossé et Anita Anand, qui sont toujours disponibles pour commenter mes textes de fiction.

D’autres mercis, enfin, aux fantômes de Danielle Aubry et de Daniel Sloate.

VOLET CRITIQUE :

La narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :

oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre

3

Dans la grande tradition du récit, la narration à la deuxième personne a tendance à faire

figure d’exception aux côtés des textes narrés à la première ou à la troisième personne, qui

correspondent aux formes conventionnelles du genre. Malgré sa rareté vérifiable, ce type de voix

demeure néanmoins exploité dans une quantité respectable de textes de fiction, dont La

Modification, de Michel Butor, et Un homme qui dort, de George Perec, sont sans doute les

exemples les plus discutés du canon littéraire français. Dans ces deux romans, la narration à la

deuxième personne est utilisée de manière homodiégétique, comme un « je » déguisé qui tend à

interpeller le lecteur, à lui donner l’impression de participer à la diégèse. L’identité des instances

énonciatives du récit se complexifie et/ou se neutralise ainsi, ce qui rend ardu le travail du lecteur

confronté à ces textes. En effet, devant une deuxième personne narrative, ce dernier peut

facilement en venir à se poser les questions suivantes : qui parle, de qui et à qui ?

Ce flou identitaire relève principalement du fait que le « tu » est un « pronom vide »,

comme le suggère Émile Benvéniste, qui a discuté de l’énonciation de la subjectivité dans le

langage dans Problèmes de linguistique générale1. Si le « je », lui aussi un pronom vide, « ne

1 Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences

humaines », 1966, 351 p.

4

peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. », qu’ il « n’a

d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la [l’instance de discours] profère. »2,

comme le soutient le linguiste, il en va de même pour le « tu » qui, lui, n’a d’existence qu’en

référence au « je »; c’est effectivement le « je » qui, dans l’allocution, donne une identité au

« tu ». Or, dans un contexte où un « tu » énonce une subjectivité sans référence à un « je »,

comme c’est souvent le cas dans les récits narrés à la deuxième personne, ce dernier devient une

forme de non-personne puisqu’il reste sans identité définie, étant donné sa dépendance

sémantique à une première personne. C’est ainsi que, par exemple dans La Modification3, le

lecteur sera porté à croire que le « vous » qui perdure tout le long du roman renvoie au narrateur

qui tient aussi le rôle de protagoniste et de narrataire. Par contre, ce même lecteur attentif pourrait

se demander pourquoi un narrateur qui parle de lui à lui-même se décrirait sa propre valise, qu’en

tant que commis voyageur, il traîne incessamment depuis des années. Il devient donc hasardeux

de poser que ce « vous » remplit à la fois le rôle de narrateur, de protagoniste et de narrataire, ce

qui place le lecteur dans l’hésitation à savoir si le « vous » protagoniste est un autre du narrateur

ou son même. Ce jeu d’indétermination qu’opère Butor sur l’identité de l’instance énonciatrice

permet ainsi une représentation de l’altérité subjective et du monologue intérieur, qui traduisent

tous deux une prise de distance entre soi et soi.

C’est à partir de cette observation que, dans le cadre de mon projet de création, j’ai décidé

de produire un récit narré à la deuxième personne du singulier où la deuxième personne est

homodiégétique, afin de permettre à mon narrateur-narrataire-protagoniste de sortir de lui-même,

de se percevoir de l’extérieur. Cette distanciation favorise l’émergence d’un ton autoaccusateur

2 Ibid, p. 252. 3 Michel Butor, La Modification, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 2008 [1957], 314 p.

5

qui expose le procès intérieur que plusieurs se livrent en situation d’insatisfaction ou de

culpabilité. Afin d’exploiter le maximum du potentiel affectif, conceptuel et narratif de la

narration à la deuxième personne à l’intérieur de mon recueil de nouvelles, dans le cadre d’un

séminaire de maîtrise sur l’expérience littéraire dans le contemporain français, je me suis

intéressé à l’utilisation qu’a faite Édouard Levé de ce type d’adresse dans son court récit intitulé

Suicide4. J’en suis arrivé au constat que la narration à la deuxième personne y participe à une

dynamique oscillatoire qui produit un texte neutre, au sens où Roland Barthes définit le Neutre

dans l’introduction de Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978) : « j’appelle Neutre

tout ce qui déjoue le paradigme »5.

Dans Suicide, les oscillations s’exercent au niveau des référents de la voix narrative et

dans les temps du récit. En effet, dans ce texte adressé à la deuxième personne du singulier, le

lecteur peut se demander à qui renvoient les deux déictiques de personnes au centre du récit,

« je » et « tu », puisqu’ils sont sans référence explicite à des identités déterminées, sinon le « tu »

qui, sans être nommé, est présenté comme un ami d’enfance du « je » narrateur. Certains indices

permettent même de penser que ces deux identités floues sont en fait permutables. Par ailleurs, on

note que le récit oscille également entre le temps du passé et celui du présent, oscillation qui

participe à l’indétermination référentielle des deux déictiques de personnes et qui, dans certains

passages du texte, conduit à une suspension temporelle, à un temps plat, neutre. Ces deux réseaux

d’oscillation interdépendants produisent un texte fondamentalement neutre, comme nous le

démontrerons dans la dernière partie de ce volet critique du mémoire.

4 Édouard Levé, Suicide, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009 [2008, P.O.L éditeur], 112 p. Désormais, les renvois

à ce livre seront indiqués par le sigle S. 5 Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, Coll. « Traces écrites »,

2002, p. 31.

6

Dans ce développement, nous analyserons comment la narration à la deuxième personne

dans Suicide favorise l’exercice d’oscillations identitaires entre le « tu », son autre et le « je »,

oscillations qui engendrent de la neutralité par indétermination référentielle. Nous verrons ensuite

comment ces oscillations référentielles de la voix narrative participent à des oscillations

temporelles entre passé et présent qui suspendent le temps, qui le neutralisent. Mais d’abord, afin

d’appliquer le concept de Neutre à une lecture de l’œuvre de Levé, dans la première partie de ce

volet critique du projet, nous tenterons de résumer la pensée de Roland Barthes et celle de

Maurice Blanchot dans leurs ouvrages respectifs qui traitent du concept de Neutre. Ensuite, dans

la deuxième partie de notre développement, nous procéderons à une typologie évolutive des

définitions de la narration à la deuxième personne et à un compte rendu des effets esthétiques de

cette voix, de manière à établir le type de narration à la deuxième personne à l’œuvre dans

Suicide et à mettre en relief les contraintes cognitives qu’elle implique.

1. Le Neutre

1.1 Le concept de Neutre chez Barthes et Blanchot

Si, dans son acception courante en art, le neutre peut être compris comme le fait d’une

absence de relief, comme la marque du désintéressement, de l’indifférence, il en va autrement

dans la conception qu’en a Roland Barthes. Bien sûr, dans la définition qu’il en propose à

l’intérieur du son premier essai, Le Degré zéro de l’écriture6, le sémiologue comprend d’abord le

6 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,

1953 et 1972, 179 pages.

7

neutre comme le fruit d’une épuration radicale de style et d’une absence d’engagement subjectif

produisant, en littérature, une parole qu’il qualifie de transparente : « Cette parole transparente

[…] accomplit un style de l’absence qui est presque une absence idéale de style; l’écriture se

réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un

langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme. »7 L’écriture neutre, contraire

à l’écriture engagée, serait ainsi un phénomène formel où la matière littéraire est instrumentalisée

et où la subjectivité et les affects sont évacués. Selon Barthes, l’écriture neutre doit effectivement

être dépouillée de toute ornementation et de toute élégance qui « introduiraient à nouveau dans

l’écriture, le Temps, c’est-à-dire une puissance dérivante, porteuse de l’Histoire. »8

Dix-sept ans plus tard, durant son cours au Collège de France, Barthes précise davantage

sa conception du Neutre. Il soutient notamment que le Neutre s’applique à « tout ce qui déjoue le

paradigme »9, à tout ce qui n’est pas stable et fixé; contrairement à ce que l’on pourrait penser, le

Neutre ne correspond donc pas à une « stérilité indifférente »10

, pour reprendre les termes du

sémiologue. Dans L’Entretien infini11

, Blanchot, qui avait introduit le concept de neutralité de

l’écriture dans L’Espace littéraire12

, propose que le Neutre consiste effectivement en tout ce qui

échappe à la catégorisation : « Le neutre est ce qui ne se distribue dans aucun genre : le non-

général, le non-générique, comme le non-particulier. Il refuse l’appartenance aussi bien à la

catégorie de l’objet qu’à celle du sujet. »13

C’est ainsi que, dans la conception du philosophe, le

neutre empêche l’identité, ne laissant place qu’à une image toujours fuyante, celle de l’absence.

Blanchot fait effectivement la proposition suivante :

7 Ibid, p. 60. 8 Ibid, p. 60. 9Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, Coll. « Traces écrites »,

2002, p. 31. 10 Ibid, p. 171. 11 Maurice Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, 640 p. 12

Maurice Blanchot, l’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1998 [1955], 376 p. 13

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 440.

8

Mais la seconde étrangeté, à laquelle tous les arts sont redevables, est le renversement de

l’autre – d’ailleurs son origine –, quand l’image n’est plus ce qui nous permet de tenir l’objet

absent, mais ce qui nous tient par l’absence même, là où l’image, toujours à distance,

toujours absolument proche et absolument inaccessible, se dérobe à nous, s’ouvre sur un

espace neutre où nous ne pouvons plus agir, et nous ouvre, nous aussi, sur une sorte de

neutralité où nous cessons d’être nous-mêmes et oscillons étrangement entre Je, Il et

personne.14

La neutralité impliquerait donc une absence, l’envers de l’autre qui nous échappe, une absence

qui vient neutraliser l’identité, qui place le sujet dans une vacillation entre soi, l’autre et

personne. Nous verrons dans le développement ultérieur comment la narration à la deuxième

personne, en elle-même, entraîne une oscillation entre le « je » et le « il », ce qui, encore plus si

l’on considère les propos de Blanchot, produit du neutre, une neutralité référentielle qui agit par

oscillation.

Ainsi, s’il renvoie à tout ce qui ne peut être rangé à l’intérieur d’un paradigme puisqu’il

est par définition « ni l’un ni l’autre » (ne-uter), le Neutre correspond effectivement à tout ce qui

circule entre deux paradigmes sans s’y ranger. Il n’est jamais un milieu ni ses bornes, il est le

mouvement entre deux pôles; il est hétéroclite et oscillant, deux qualificatifs reliés et souvent

employés par Barthes pour expliquer son concept, par exemple quand il suggère que

« l’hétéroclite entraîne […] deux images, toutes deux dépréciées : l’hésitation, l’oscillation. »15

Ce postulat nous permettra au cours de la troisième partie de ce mémoire de démontrer comment

le caractère oscillatoire des référents de la voix narrative et du temps du récit Suicide entraîne du

Neutre. Mais d’abord, comme l’ensemble de l’œuvre de Levé est mû par une volonté de

« passage au neutre »16

, pour reprendre l’expression de l’auteur et photographe, nous verrons

brièvement de quelle manière le Neutre agit dans les créations de cet artiste multidisciplinaire.

14

Ibid, p. 536-537. 15 Ibid, p. 171. 16 Édouard Levé, « Interview avec Édouard Levé par lui-même », dans Reconstitutions, Paris, Phileas Fogg éditeur,

2003, p. 87.

9

1.2 Le Neutre dans l’œuvre d’Édouard Levé

Dans un article consacré à l’ensemble de la démarche artistique de Levé, « Le Désir du

Neutre », Florine Leplâtre et Claire Richard expliquent comment l’écrivain-photographe crée

dans ses œuvres « des effets de décalage »17

. En s’appuyant sur le concept de Neutre développé

par Roland Barthes, les deux auteures traitent des différentes techniques du Neutre employées par

Levé, des structures neutres de ses œuvres et de la neutralité de leurs sujets. Elles discutent plus

spécifiquement du décalage, de la neutralité référentielle, narrative et subjective, de même que de

l’absence d’engagement de l’artiste et de son indifférence au style, des traits qui se manifestent

explicitement dans ses œuvres.

Par exemple, dans sa première publication, Œuvres18

, l’écrivain-photographe propose une

liste de projets de création (toiles, photographies, installations, films) sans qu’il n’y ait de liens

apparents entre chacune des propositions. Dans certains cas, on peut remarquer une discordance

entre les éléments qui composent une idée de projet. Comme le font remarquer Leplâtre et

Richard, à l’élément nº 249 d’Œuvres, l’auteur suggère différentes images (Une tasse / Une

machine à coudre / Une chaussure) qui seraient accompagnées de légendes qui ne correspondent

pas du tout à ce qui serait montré, un peu à la manière d’un Magritte écrivant « Ceci n’est pas une

pipe » sur un tableau illustrant justement une pipe. À l’image d’une chaussure, serait ainsi

associée une légende indiquant « Une bouteille ». C’est de cette manière que s’opère un décalage

entre ce qui serait montré et la description qui en est faite, un décalage qui neutralise le lien

sémantique entre l’élément pictural et l’élément littéraire et, ainsi, neutralise les deux éléments

eux-mêmes puisqu’ils sont définis sur la base d’une relation inopérante. Dans Homonymes, une

17 Florine Leplâtre et Claire Richard, « Le Désir du neutre », http://cercc.ens-

lyon.fr/37359194/0/fiche___pagelibre/&RH=CEP-AUTEURS, page consultée le 24 février 2011. 18

Édouard Levé, Œuvres, Paris, Éditions P.O.L, 2002, 208 p.

10

des premières séries photographiques de Levé, un même jeu de décalage entre ce qui est montré

et la légende s’impose. Le photographe y expose des personnes anonymes qui n’ont pas marqué

l’histoire ou la culture, mais qui portent des noms de célébrité. C’est ainsi qu’il subvertit le lien

identitaire en associant un nom fortement connoté (par exemple, George Bataille) à un visage

inconnu.

C’est néanmoins dans son deuxième texte, Journal19

, qu’Édouard Levé pousse à

l’extrême son désir de neutralité subjective. Alors que le titre de l’œuvre laisse envisager un

journal intime, le lecteur se surprend de découvrir un « récit » constitué de collages de morceaux

d’articles de journaux. Fragmentaire et éclaté, l’ensemble brise la linéarité du langage souvent de

mise à l’intérieur du récit, neutralisant ainsi ce genre littéraire et la temporalité qui lui est

inhérente. Il en va de même pour Autoportrait20

, dont le titre, encore une fois, annonce un texte

autoréférentiel. Or, loin d’y faire son portrait dans le sens classique du terme, l’auteur additionne

dans ce livre une série de phrases qui ne paraissent pas liées les unes aux autres, et où ne sont

exprimés que des goûts, des jugements et des visions de soi détachées de tout affect et de toute

histoire : « J’ai d’autres sujets de conversation que moi-même […] Je n’aime pas les bananes. »21

Nous nous limiterons à ces quelques exemples qui nous semblent bien mettre en évidence

comment se déploie chez cet écrivain-photographe une écriture blanche, dénudée de style, de

subjectivité et d’affects, et où des éléments sont souvent mis en relation de manière discordante

pour produire un décalage qui neutralise le sens. À cet égard, le dernier livre de Levé, Suicide,

s’inscrit un peu en faux dans sa démarche artistique puisqu’il est manifestement narratif, même

s’il est tout à fait dépouillé stylistiquement et que son sujet, le suicide, qui est normalement

investi affectivement par les auteurs qui en traitent, est abordé de manière plutôt neutre. Tel que

19 Édouard Levé, Journal, Paris, Éditions P.O.L, 2004, 160 p. 20 Édouard Levé, Autoportraits, Paris, Éditions P.O.L, 2005, 125 p. 21

Ibid, p. 54.

11

mentionné antérieurement, dans Suicide, la neutralité se traduit surtout par un réseau

d’oscillations qui agissent au niveau des référents identitaires de la voix narrative et du temps du

récit.

2. La narration à la deuxième personne

Étant donné que ce survol vise surtout à déterminer le type de narration à la deuxième

personne qui est à l’œuvre dans le récit Suicide et ses effets neutralisants, nous ne tenterons pas

de rendre compte de manière exhaustive de tous les travaux ayant abordé cette problématique,

mais bien de résumer les enjeux mis en perspective dans certains d’entre eux qui sont

particulièrement synthétiques et qui rendent compte des travaux précédents ayant traité de cette

question. Comme peu de recherches ont été menées sur le sujet, nous avons pu retenir seulement

quatre articles qui en traitent rigoureusement, de même qu’un ouvrage qui discute plus en

profondeur des effets esthétiques et philosophiques de la narration à la deuxième personne, ce qui

fera l’objet du second développement de cette partie du travail (point 2.2).

2.1 Typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne

Brian Richardson est l’un des premiers critiques contemporains à avoir consacré une

étude synthétisant les postulats des différents auteurs ayant traité de la question des textes narrés

à la deuxième personne. Comme il le fait remarquer dans l’introduction de « The Poetics and

12

Politics of Second Person Narrative »22

, les grands théoriciens de la narratologie, dont Genette,

Stanzal, Bal et Prince, ont à peine abordé l’existence de cette voix narrative dans leurs ouvrages,

souvent pour dire qu’elle n’est qu’une variante de la première personne narrative. En se référant

aux rares définitions de la narration à la deuxième personne qui étaient disponibles à l’époque de

la rédaction de son article, Richardson propose sa propre définition : « La narration à la deuxième

personne peut être définie comme n’importe quelle narration qui désigne son protagoniste par un

pronom de deuxième personne. Ce protagoniste sera le plus souvent le seul focalisateur, et

généralement aussi le seul narrataire du récit. »23

Dans son développement, après avoir distingué le récit narré à la deuxième personne

d’autres types de textes écrits avec le pronom « tu », (convocation de l’auteur et monologue avec

allocutaire), Richardson propose trois modalités de cette voix narrative. Le mode standard

correspond à celui où le « tu » renvoie au narrateur, au narrataire et au protagoniste en tant que

même personne; le mode subjonctif emploie le « tu » à la manière d’un guide d’utilisateur; le

mode autotélique, lui, s’adresse à un « tu » qui peut parfois être le lecteur, parfois une fusion du

lecteur et d’un ou des personnages du récit. Le chercheur avance ensuite que les récits à la

première et à la troisième personne trouvent des équivalents non fictionnels dans les

autobiographies et les biographies, tandis que la narration à la deuxième personne demeure un

phénomène purement fictionnel, n’ayant de correspondance que dans les livres de recettes, les

guides touristiques et les manuels d’utilisateurs. Selon lui, ce qui rend la narration à la deuxième

personne ludique et transgressive, c’est qu’elle porte en elle la conscience de son déguisement,

jouant sur les frontières entre la première et la troisième personne. Ce point de vue le conduit à

22 Brian Richardson, « The Poetics and Politics of Second Person Narrative », Genre, n° 24, 1991, p. 309-330. 23 Ibid, p. 311 : « Second person narrative can be defined as any narration that designates its protagonist by a second

person pronoun. This protagonist will usually be the sole focalizer, and is generally the work’s narrate as well. » (ma

traduction).

13

suggérer que la deuxième personne oscille constamment entre la première et la troisième

personne (« C’est en fait précisément cette irréductible oscillation entre la première et la

troisième personne qui est typique aux textes écrits à la deuxième personne » 24

), et qu’elle « se

prête admirablement bien à l’expression de la nature instable et du soi et de sa constitution

intersubjective. »25

Deux ans après la parution de l’article de Richardson, Monika Fludernik publie un

premier compte rendu de ses recherches sur la problématique de la narration à la deuxième

personne, « Second Person Fiction : Narrative You as addressee and/or protagonist »26

. Cet article

traite principalement de la difficulté d’aborder l’adresse à la deuxième personne destinée à un

protagoniste dans le paradigme courant de la narratologie. Selon elle, la limite des définitions de

la narration à la deuxième personne élaborées avant elle relève du fait qu’elles reposent toutes ou

bien sur l’utilisation du pronom de deuxième personne se référant à un protagoniste, ou bien sur

le « tu/vous » qui a une fonction d’adresse, mais jamais les cas où les deux sont combinés, c’est-

à-dire ceux où le narrateur raconte l’histoire de l’allocutaire à ce dernier, comme c’est le cas dans

le récit Suicide. Selon elle, ce type de voix produit une neutralisation référentielle et subvertit la

séparation entre le plan de l’énonciation narrative et celui du récit (discours vs histoire) puisque

l’ensemble du récit devient le fruit d’une adresse, et que le lecteur en vient souvent, dans ce

contexte, à se demander qui parle, de qui et à qui, étant donné le caractère loufoque de

l’entreprise (pourquoi raconter sa propre histoire à quelqu’un qui, forcément, la connaît?).

24 Ibid, p. 313 : « It is in fact precisely this irreductible oscillation between first and third person narration that is

typical of second person texts…» (ma traduction). 25 Ibid, p. 327 : « admirably suited to express the unstable nature and intersubjective constitution of the self. » (ma

traduction) 26 Monika Fludernik, « Second Person Fiction: Narrative You as addressee and/or protagonist », dans Arbeiten aus

Aglistik und Amerikanistik, n° 18, 1993,

http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/4916/pdf/Fludernik_Second_person_fiction.pdf, page consultée le 27

février 2011.

14

Fludernik soutient d’abord qu’il existe trois structures possibles de narration à la

deuxième personne : 1- avec fonction d’adresse, 2- dont la fonction d’adresse est combinée avec

un référent existant dans le récit et, 3- sans adresse, la deuxième personne renvoyant seulement

au protagoniste qui a une fonction réflexive. L’auteure met ensuite en évidence la nécessité de

déterminer si, devant une fiction dont la narration est au « tu/vous », le narrateur s’adresse au

narrataire à l’intérieur de la diégèse ou de l’extérieur. Dans cette perspective, il s’avère, selon

elle, essentiel de distinguer le « tu/vous » énonciateur du « tu/vous » reflet, et d’accorder une

importance à la correspondance identitaire entre a- le narrateur et le protagoniste, et b-

l’allocutaire et le protagoniste. C’est ainsi qu’en fusionnant le modèle narratologique de Genette

et le modèle de la communication, elle introduit le concept de narrateur homocommunicatif et de

narrateur hétérocommunicatif, le deuxième terme s’appliquant évidemment aux situations où le

narrateur n’agit pas dans la diégèse.

L’analyse de la chercheuse l’a effectivement conduite à la conclusion que le modèle

développé par Gérard Genette dans Figures III27

et Nouveau discours du récit28

, à lui seul, est

inopérant pour traiter de la narration à la deuxième personne. D’abord, dans la conception de

Genette, le récit à la deuxième personne est compris comme une seule variante du récit

hétérodiégétique puisque le narrataire s’y distinguerait du héros, alors qu’il peut être

homodiégétique quand le « tu » correspond au narrateur intradiégétique, voire même

autodiégétique si le « tu » masque un « je » autobiographique. Ensuite, la question de la

focalisation, qui est centrale dans le modèle genettien, pose problème devant la narration à la

deuxième personne. En effet, dans certains cas de figure, l’identité du « tu » demeure tellement

indéterminée qu’il serait vain de se demander si la focalisation est interne (comme dans

27

Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972, 286 p. 28

Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1983, 118 p.

15

l’exemple des narrateurs-narrataires protagonistes) ou externe (dans le cas de l’adresse à un

lecteur) puisque le narrateur semble être à la fois le lecteur forcément extradiégétique et un

protagoniste intradiégétique. Fludernik suggère d’ailleurs que cette observation a été faite par

plusieurs chercheurs qui ont discuté de la deuxième personne narrative :

Tel que démontré de diverses façon (p. ex. : Bonheim 1983: 72, Kacandes 1993: 139-145),

la fiction à la deuxième personne entraîne l’ultime découverte du lecteur que le tu fictionnel

ne peut être compris comme identique à lui-même, le lecteur empirique, et que le texte ne

peut pas plus être toujours interprété comme une adresse permanente. 29

Devant la narration à la deuxième personne, l’approche structuraliste doit donc plutôt se

concentrer sur la voix du récit pour déterminer qui parle et à qui, de là le déplacement

paradigmatique de homodiégétique et hétérodiégétique à homocommunicatif (quand le narrateur

se parle à lui-même) et hétérocommunicatif (quand le narrateur s’adresse à un tiers).

Peu après la parution de cet article, la revue Style fait paraître, en 1994, dans une partie

d’un numéro entièrement consacré à cette question, cinq articles portant sur la narration à la

deuxième personne, mais dont certains ne traitent pas nécessairement de textes de fiction. C’est

Monika Fludernik qui introduit ces travaux dans un texte faisant montre d’une étude empirique

rigoureuse des définitions de la narration à la deuxième personne et de ses premières

manifestations fictionnelles dans l’histoire littéraire. Dans cette introduction, la théoricienne

aborde la problématique en regard du modèle narratologique de Genette, des théories de

l’énonciation, de certains concepts de la postmodernité et des théories de la lecture. Elle rappelle

qu’un des problèmes majeurs des études traitant de la deuxième personne narrative s’avère

l’absence de définition univoque de ce qu’est un texte écrit à la deuxième personne, où les

29 Ibid, p. 227 : « As has variously been pointed out (e.g. Bonheim 1983: 72, Kacandes 1993: 139-145), second

person fiction comes into being in the ultimate discovery on the part of the reader that the fictional you cannot be

read as identical to oneself, the actual empirical reader, nor can the text be interpreted consistently as one of

continual address. » (ma traduction)

16

véritables fictions narrées à la deuxième personne seraient distinguées d’autres textes qui utilisent

le pronom « tu ».

Après avoir analysé les diverses définitions de la narration à la deuxième personne

antérieurement proposées par des narratologues, dont Richardson, l’auteure conclut qu’elles

reposent toutes trop sur la seule place du narrataire, du narrateur ou du protagoniste dans le récit,

alors que de nombreux exemples de narration à la deuxième personne sont sans narrateur et/ou

sans narrataire (par exemple, dans le cas d’adresses à l’intérieur d’un discours rapporté). C’est

ainsi qu’elle suggère de redéfinir les paradigmes narratologiques de manière à pouvoir bien y

intégrer la narration à la deuxième personne, en déplaçant la perspective de l’axe du récit vers

celui du discours, et où les termes « homodiégétique » et « hétérodiégétique » seraient donc

remplacés par « homocommunicatif » et « hétérocommunicatif », tel que suggéré dans son article

précédent. À partir de ce déplacement paradigmatique, elle formule sa propre définition de la

narration à la deuxième personne:

Je vais proposer une définition préliminaire de la narration à la deuxième personne voulant

qu’elle soit un récit à l’intérieur duquel on se réfère au personnage (central) par le recours à

un pronom d’adresse (souvent tu/vous), et j’ajouterai que les textes à la deuxième personne

présentent souvent un niveau communicationnel explicite où le narrateur (énonciateur)

raconte l’histoire de « tu » (souvent) au soi du protagoniste « tu » dorénavant absent, mort,

ou plus sage.30

Elle ajoute un peu plus loin : « La fiction à la deuxième personne est, plus encore, « ouverte »

sur la limite entre narration et monologue intérieur, où la fonction d’adresse du texte peut être

comprise comme une forme d’auto-adresse. » 31

30 Monika Fludernik, « Introduction : Second-Person Narrative ans Related Issues », Style, vol. XXVI, n° 3, 1994, p.

288 : « I will propose a preliminary definition of second-person narrative as narrative whose (main) protagonist is

referred to by means of an address pronoun (usually you) and add that second-person texts frequently also have an

explicit communicative level on which a narrator (speaker) tells the story of the “you” to (sometimes) the “you”

protagonist’s present-day absent or dead, wiser, self. » (ma traduction) 31 Ibid, p. 289 : « Second-person fiction is, moreover, “open” on the scale between narration and interior monologue,

where the text’s address function can frequently be read as an instance of self-address. » (ma traduction)

17

La narration à la deuxième personne serait donc, dans la plupart de ses occurrences, un

compromis entre la narration et le monologue intérieur, le « tu » servant le plus souvent au

narrateur de ces fictions à s’adresser à lui-même. Fludernik en vient ainsi à redéfinir les trois

types de narration à la deuxième personne proposés dans son article précédent :

(a) récits au « je » et au « tu » (à l’intérieur desquels le narrateur partage un passé diégétique

avec le narrataire et peut ainsi en être « au fait »)

(b) le cas complètement irréaliste d’un pur compte rendu de la conscience de la deuxième

personne, et

(c) le cas métafictionnel ludique d’une manipulation délibérée des aspects d’irréalité et

d’ambiguïté propres aux pronoms de deuxième personne.32

Dans le dernier cas, les auteurs joueraient effectivement sur le caractère « vide » du pronom

« tu », ce dernier n’ayant d’objet que dans l’acte de discours et en situation de référence obligée à

un « je » transcendant dont il est l’allocutaire, comme l’a expliqué Émile Benvéniste dans

Problèmes de linguistique générale. En effet, le linguiste soutient que « les indicateurs je et tu ne

peuvent exister comme signes visuels, ils n’existent qu’en tant qu’ils sont actualisés dans

l’instance de discours, où ils marquent par chacune de leurs propres instances le procès

d’appropriation par le locuteur. »33

En 2003, toujours dans la revue Style, Matt DelConte fait paraître un article intitulé

« Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model for Understanding

Narrative »34

. L’auteur y suggère que la principale lacune des définitions de la narration à la

deuxième personne tient du fait que ces dernières se baseraient trop sur le statut de la voix et sur

le narrateur, alors que la narration à la deuxième personne doit être abordée dans la perspective

32 Ibid, p. 290 : « (a) “I” and “you” narratives (in which the narrator shares a fictional past with the narrate and can

therefore be “in the known” about it); (b) the entirely non-realistic case of a pure rendering of second person’s

consciousness; and (c) the playful metafictional case of a deliberate manipulation of the irreality and ambiguity

factors of the second-person pronoun. » (ma traduction) 33 Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences

humaines », 1966, p. 255. 34 Matt DelConte, « Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model for Understanding

Narrative », Style, n° 37, 2003, p. 204-219.

18

du narrataire, de l’allocutaire, plus précisément selon la coïncidence entre narrateur, protagoniste

et narrataire. Avant de présenter une modèle de catégorisation des narrations à la deuxième

personne, le théoricien propose sa propre définition de cette voix :

La narration à la deuxième personne est un mode narratif dans lequel un narrateur raconte

une histoire à un narrataire (parfois indéfini, oscillant et/ou hypothétique) – adressée au

« tu/vous » – qui est aussi le protagoniste de cette histoire (parfois indéfini, oscillant et/ou

hypothétique). 35

DelConte met ainsi l’accent sur le caractère potentiellement hypothétique ou indéfini du référent

identitaire auquel renvoie le « tu/vous ». Son modèle permet ainsi de tenir compte des textes où la

deuxième personne s’avère implicite ou partielle à l’intérieur de fictions narrées à la première ou

à la troisième personne, de même que du caractère hypothétique de l’identité du narrataire et du

protagoniste qui, par surcroît, peut être changeante, voire oscillante.

En analysant chacune des définitions de la narration à la deuxième personne proposée par

Richardson, Fludernik et DelConte, nous pouvons remarquer que deux constats sont communs à

ces théoriciens : celui suggérant que la narration à la deuxième personne puisse être comprise

comme un monologue intérieur, et celui voulant que la deuxième personne soit toujours une

première ou une troisième personne implicite, qu’elle tende à circuler entre ces deux pôles.

2.2 Effets esthétiques de la narration à la deuxième personne

En 2006, Marinella Termite publie un ouvrage complet traitant exclusivement de la

narration à la deuxième personne, La Deuxième personne narrative : la voix ataraxique de Jean-

35 Ibid, p. 207-208 : « second-person narration is a narrative mode in which a narrator tells a story to a (sometimes

undefined, shifting and/or hypothetical) narrate – delineated by you – who is also the (sometimes undefined, shifting

and/or hypothetical) principal actant in that story. » (ma traduction)

19

Marie Laclavetine36

. Dans cette thèse qui vise, dans sa première partie, à établir une typologie de

la narration à la deuxième personne, l’auteure aborde l’impact des récits narrés à la deuxième

personne sur l’extrême contemporain, puis discute des mécanismes d’écriture spécifiques à ces

récits. Elle situe notamment la deuxième personne romanesque par rapport à la deuxième

personne implicite au théâtre et à la poésie lyrique et suggère que l’emploi du « tu » narratif,

oblique et binaire, permet le passage de l’oralité à la visibilité (cela étant donné que le pronom

« tu » qui est sans référent à un « je » n’a pas de sujet, qu’il n’est qu’un signe). Après avoir établi

que le dialogisme est une condition d’émergence de la deuxième personne narrative, elle suggère

notamment que ce type de voix génère une non-personne (parce qu’un « tu » sans référent à un

« je » n’a pas d’identité) et qu’elle produit une oscillation entre le dedans et le dehors : « Reflet

ou souffle, élément dialogique, le « tu » crée un état de suspension avec des mouvements vers

l’aplanissement, vers l’anéantissement ou vers une attitude pensive et interrogative en tant que

prise de conscience du « je », de ses parties éclatées. »37

En effet, dans le cas des narrations à la

deuxième personne qui sont autoréflexives (qui consistent en un « je » déguisé), l’intériorité du

sujet qui se pense en tant qu’autre de lui-même se voit par défaut observée de l’extérieur. Cette

oscillation entre le dedans et le dehors est, selon Termite, une caractéristique de la neutralité

littéraire dans l’extrême contemporain.

L’un des postulats central de la thèse de Marinella Termite veut que la narration à la

deuxième personne se situe entre le point de vue et le point de fuite :

La seconde personne n’est plus seulement un point de vue […], elle est aussi un point de

fuite; médiation entre le point de vue et le point de distance, elle provoquerait un effet de

divergence et de convergence optique, qui va de l’altérité à l’identité, du fictionnel à

l’autobiographie oblique.38

36

Marinella Termite, L’écriture à la deuxième personne : la voix ataraxique de Jean-Marie Laclavetine, Berne,

Peter Lang, coll. « Publications Universitaires Européennes », 2002, 226 p. 37

Ibid, p. 72. 38

Ibid, p. 3.

20

Le « tu » qui est sans référent à un « je » demeure en effet sans identité, comme nous l’avons vu

avec Benvéniste. La subjectivé n’y a donc pas de véritable posture, le point de vue est impossible,

il n’y a pas de véritable personne, seulement un signe, le déictique « tu » qui reflète un « je » de

manière oblique et qui permet donc à la subjectivité du « je » de sortir de son cadre référentiel.

Nous verrons ultérieurement que, même si le Tu de Suicide a une identité partielle étant donné sa

référence au « je » qui s’adresse à lui, la narration à la deuxième personne est, dans ce récit, au

cœur d’un système complexe d’altérité qui, après analyse, semble indiquer que le « tu » peut y

être un miroir du « je », ou mieux, son masque, faisant ainsi de cette collection de souvenirs de

l’ami défunt qu’est Suicide une sorte d’autobiographie oblique.

Quant à la question de la deuxième personne dans la logique de la neutralité barthésienne,

bien qu’elle ne soit pas directement abordée dans Le Degré zéro de l’écriture, l’un des postulats

que formule le théoricien dans ce premier ouvrage nous permet de la poser comme neutre. En

effet, Barthes soutient que « la « troisième personne » est toujours donnée comme degré négatif

de la personne »39

, contrairement à la première personne qui, elle, en est son degré positif. Si l’on

considère avec Richardson que la deuxième personne oscille inévitablement entre la première et

la troisième personne, que la caractéristique du Neutre est de ne jamais se fixer dans un

paradigme, il est donc juste de poser que la narration à la deuxième personne narrative est neutre

par défaut puisqu’elle est toujours ni positive, ni négative.

2.3 La narration à la deuxième personne dans Suicide

Parmi les différents modèles typologiques proposés par les théoriciens de la narration à la

deuxième personne, il nous apparaît que le plus efficace pour catégoriser le type de voix à

39

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 32.

21

l’œuvre dans Suicide est celui élaboré par Matt DelConte dans « Why You Can’t Speak: Second-

Person Narration, Voice, and a New Model for Understanding Narrative », un modèle simple

fondé sur les niveaux de coïncidence identitaire entre narrateur, narrataire et protagoniste. Dans

Suicide, à première vue, la deuxième personne narrative consiste en une adresse à un tiers

partiellement identifié, l’ami du narrateur qui s’est suicidé, mais dont le nom n’est jamais

mentionné, donc qui reste anonyme, qui n’a d’identité qu’en référence au narrateur, ce qui

entraîne une contrainte de vraisemblance cognitive : le « je » narrateur intradiégétique (donc qui

n’est pas omniscient) ne peut que rapporter des évènements de la vie de son ami auxquels il a

participé, dont son ami lui a fait part ou dont il a pu être informé de manière indirecte par des

tiers, des journaux intimes ou d’autres traces tangibles.

À partir du modèle de DelConte, nous pouvons soutenir que le « tu » de Suicide coïncide

avec le narrataire et protagoniste du récit qui, lui, se distingue du narrateur, produisant ainsi une

narration à la deuxième personne « partiellement coïncidente »40

. Par contre, plusieurs indices

parsemés dans le texte de Levé nous permettent de croire que le « je » et le « tu » sont

permutables, que certaines actions ou réflexions attribuées au « tu » narrataire-protagoniste

pourraient s’avérer être celles du « je » autobiographique, qu’il y a hésitation identitaire.

40

Ibid, p. 211.

22

3. Deux espaces de l’oscillation dans Suicide

3.1 Une voix narrative aux référents identitaires oscillants

La possibilité d’accorder à Suicide une valeur autobiographique a été évoquée par

quelques critiques qui se sont intéressés à ce texte. La plupart d’entre eux ne peuvent passer sous

silence le fait qu’Édouard Levé, comme l’ami dont il trace certaines bribes de vie dans son livre,

a mis fin à sa vie, qui plus est, à peine dix jours après avoir remis le manuscrit de Suicide à son

éditeur. Parmi ces critiques, mentionnons Minh Tran Huy qui écrit : « Tombeau d’un intime,

adresse sans destinataire, Suicide est aussi une manière d’autoportrait. »41

Cette hypothèse semble

être subtilement confirmée dès la première page du récit, alors que le lecteur se surprend du

passage abrupt de l’adresse au « tu » à l’énonciation d’un « je ». Après avoir narré au présent le

récit de l’acte suicidaire de son ami (à son ami), le narrateur vient installer sa propre subjectivité

dans le texte : « Je ne suis jamais allé dans cette maison. » (S, p. 9), la maison dans le sous-sol de

laquelle Tu a mis fin à ses jours. Le caractère abrupt de cette transition déictique du « tu » au

« je » offre en début de lecture un indice quant à la permutabilité potentielle de ces deux identités.

Si cet indice sur l’interchangeabilité du « je » et du « tu » peut ici apparaître un peu mince, de

nombreux autres signes parsemés dans le texte viennent contribuer à la validité de cette

hypothèse.

Par exemple, dans un fragment du récit où il décrit l’épisode de la messe funèbre de son

ami, le narrateur dit au sujet du prêtre : « Dans sa bouche, tu étais interchangeable. » (S, p. 31)

Bien sûr, ce dont il est question ici, c’est du caractère vide des éloges posthumes menés par

quelqu’un à qui le défunt était un inconnu, mais cela n’invalide pas pour autant la portée

41

Minh Tran Huy, « Les lettres et le néant », Le Magazine littéraire, n° 474, 2008, p. 28.

23

symbolique de cette phrase qui favorise ou alimente certainement le doute du lecteur quant à cette

réversibilité possible du « je » et du « tu ».

D’autres situations diégétiques viennent contribuer à cette hésitation. L’on peut penser au

séjour de Tu à Bordeaux qui, selon les dires de l’éditeur d’Édouard Levé, Paul Otchakovsky-

Laurens (P.O.L.), serait une expérience vécue par l’auteur42

. Et d’ailleurs, lors de ce voyage, Tu

assiste à une exposition de photos dont l’esthétique, selon la description qui en est faite (« les

photographes n’avaient voulu ni magnifier ni dramatiser [les] sujets » (S, p. 51)), ressemble

étrangement à celle que l’on pourrait faire des tirages de Levé dans sa série Amérique. Mais au-

delà de cette probable mise en abîme de l’œuvre photographique de l’auteur de Suicide, c’est

surtout le fait que le « je » narrateur soit au fait de si nombreux détails du périple de son ami qui

nous amène à nous demander si le cadre référentiel de cette scène est bien celui de l’expérience

de Tu et non de Je, cela étant donné le critère de vraisemblance cognitive qu’implique la

deuxième personne narrative à narrateur intradiégétique, et dont nous avons discuté à la fin du

point 2.3. Bien sûr, il est mentionné dans le récit que Tu avait consigné dans un cahier tous les

moindres détails des déplacements qu’il avait effectués lors de son séjour, mais toutes ses

réflexions n’auraient vraisemblablement pas été notées. Cette invraisemblance nous permet donc

d’imaginer que ces pensées sont en fait celles que le « je » autobiographique, soit Édouard Levé,

a lui-même entretenues au cours de son voyage à Bordeaux. Il en va de même pour le passage du

récit qui raconte la dépression de Tu, où toutes les pensées de l’ami n’auraient jamais pu être

partagées au narrateur puisque Je et Tu n’étaient plus, adultes, des amis proches, des confidents,

comme cela est mentionné au début du texte : « Quand vous [Tu et sa femme] vous êtes mariés,

nous [Tu et Je] ne nous fréquentions plus. » (S, p. 11)

42

« Ainsi, l’expérience des trois jours de « vacances » dans Bordeaux […] est bien la sienne. » (dixit Paul

Otchakovsky-Laurens in Minh Tran Huy, op. cit., p. 28)

24

Finalement, le lecteur initié à l’œuvre littéraire de Levé ne peut s’empêcher de remarquer

que les tercets sur lesquels se termine Suicide, et qui sont introduits comme ayant été écrits par

Tu, ont un ton étrangement semblable à celui d’Autoportrait, avant-dernier livre de fiction de

l’auteur. Dans ces tercets, la voix de Tu s’exprime à la première personne, comme le fait

remarquer Christine Marcandier : « Le récit s’achève sur une suite de tercets, rappelant

Autoportrait, du même Édouard Levé, faisant du « tu » le « je » de l’énonciation. »43

Ainsi, tel

que Tu, dont le narrateur de Suicide dit qu’il est « comme cet acteur qui, à la fin de pièce, révèle

par un dernier mot qu’il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle » (S, p. 34), à la

toute fin de son livre, Levé viendrait nous révéler que ce rôle tenu par Tu, c’était le sien, qu’en

fait le « tu » est bien un « je » obliquement autobiographique.

Cela dit, sans tenir compte de déterminants biobibliographiques, il est possible de relever

des indices purement intratextuels qui mettent en évidence l’interchangeabilité des deux identités

au cœur du récit, et donc qui contribuent à la neutralisation référentielle de la voix narrative. Ces

indices ne sont néanmoins pas plus explicites que les précédents, ils ne disent pas en autant de

mot que « tu » est « je », ils l’insinuent en mettant l’accent sur l’altérité intrinsèque du

protagoniste, en induisant l’idée que Tu est un autre. Pensons notamment à cet évènement relaté

au début du livre où Tu avait assisté à un concert après lequel il s’était rendu dans un café avec

des amis et avait discuté avec un inconnu pour, le lendemain, se rendre compte qu’il avait

complètement oublié cette conversation. À l’intérieur de ce passage du récit, le narrateur dit :

« C’était comme si quelqu’un d’autre avait parlé en toi. » (S, p. 14) Tu est donc, notamment à ce

moment d’absence cognitive, porteur d’un autre qui, par surcroît, est acteur de sa parole. Le fait

43 Christine Mercandier, « Édouard Levé, Suicide », dans Mediapart, 2010,

http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/120110/edouard-leve-suicide, page consultée le 21 février 2011.

25

que l’altérité repose sur la parole n’est ici pas anodin si l’on considère que le « je » se raconte,

s’énonce, par l’entremise de Tu, comme le veut notre analyse.

Cette mise en relief de l’altérité de Tu est supportée, tout le long du récit, par la

récurrence du trope du miroir devant lequel l’ami suicidé assistait au spectacle de son étrangeté.

Par exemple, à la page 40, on peut lire :

Face à ton miroir, heureux ou insouciant, tu étais quelqu’un. Malheureux, tu n’étais plus

personne : les lignes de ton visage s’éteignaient, tu reconnaissais ce que ton habitude te

faisait nommer « moi », mais tu voyais quelqu’un d’autre te regarder. […] Tu redevenais

toi-même en incarnant autrui. (S, p. 40)

Et plus loin, à l’intérieur de l’épisode dépressif de Tu, la même figure s’impose : « Tu

t’approchas [du miroir], tu reconnus ta physionomie, mais elle te semblait être celle d’un autre. »

(S, p. 80) Ainsi, à la manière du narrateur qui se montre de manière oblique par un « tu » qui le

reflète, Tu n’est pas le même que son image.

Ce n’est toutefois pas uniquement par la récurrence de la figure du miroir reflétant une

image étrangère de lui que l’altérité de Tu est exposée. Les occurrences où, comme dans notre

premier exemple, la parole du protagoniste se fait étrangère à son énonciateur sont assez

nombreuses : « les mots sortaient de ta bouche mécaniquement, comme si un autre les

prononçait » (S, p. 65), « Tu entendais sortir les mots de ta bouche comme s’ils étaient ceux d’un

autre » (S, p. 72), etc. Selon notre analyse, la répétition de ces expressions de l’altérité n’est

évidemment pas le fruit d’un manque d’imagination de la part de l’auteur. La répétition s’avère

volontaire, elle viserait à mettre en abîme l’altérité de Je. En insistant à ce point sur cette question

du miroir et de la parole autre, et toujours par le recours aux mêmes images et aux mêmes

formules, c’est comme si Levé cherchait à emboîter l’altérité par récurrence, à générer une

altérité de l’altérité qui la vide de son sens. Dans cette dynamique, l’autre de « tu », en « tu »,

comme dans une double soustraction, produirait une différence qui serait « je », le degré positif

26

de la personne. Pour l’expliquer plus simplement, nous pourrions prendre pour exemple une

situation de communication entre un locuteur et son allocutaire. Dans un dialogue, l’autre de

« je » étant « tu », l’autre de « tu » ne peut être que « je ».

Nous avons donc posé qu’étant donné certains faits biographiques, certains auto-

intertextes et la récurrence des figures qui exposent l’altérité, les deux identités principales du

récit peuvent être comprises comme permutables. Ce constat vient valider la proposition de Brian

Richardson voulant que la deuxième personne narrative oscille constamment entre le « je » et le

« il », le protagoniste de Suicide correspondant effectivement à une troisième personne pour le

lecteur puisque ce dernier n’est pas l’adressé du récit. C’est ainsi que les référents de la voix

narrative se voient neutralisés par un mouvement d’oscillation qui les empêche de se figer dans

une identité déterminée. Cela n’est pas sans rappeler la conception du neutre de Blanchot dans

L’Entretien infini où, comme nous l’avons vu au point 1.1 du présent mémoire, le renversement

de l’autre dans l’écriture neutre entraîne une oscillation entre « je », « il » et personne, d’autant

plus si l’on retient que les postulats du philosophe sur le neutre, depuis L’Espace littéraire,

s’articulent autour du concept de l’écriture de l’absence, dont Suicide est un exemple probant

puisqu’il consiste en le récit d’un absent adressé à cet absent, le défunt.

Maintenant que le caractère neutre des référents de la voix narrative a été démontré,

voyons comment cette oscillation de la voix participe d’une oscillation temporelle entre passé et

présent, oscillation qui engendre un temps suspendu, un entre-deux sans assises fixes, un temps

neutre.

27

3.2 Un temps oscillant : vers l’atemporalité

Étant donné que Suicide se présente comme une collection de souvenirs que Je a de Tu, il

va de soi que le temps du récit oscille entre passé et présent, puisque le temps de Tu, évidemment

passé, est dans la conscience de Je qui se souvient au présent. Dans cette perspective, la

coïncidence identitaire du « tu » et du « je » répond à cette logique du deuil voulant que l’autre

décédé continue d’exister par celui qui s’en souvient, qu’il devient une partie de lui. C’est

d’ailleurs sans doute ainsi que le narrateur en vient à proposer, à la fin de son récit : « Tu es plus

présent dans mon souvenir que tu ne le fus dans notre vie commune. […] Mort, tu es aussi vivant

que vif. » (S, p. 97)

L’alternance inévitable entre passé et présent s’accompagne aussi parfois d’une oscillation

dans les modes du récit, dans la fréquence des actions relatées. Par exemple, peu avant l’épisode

de la messe d’enterrement, il y a, en quelques lignes à peine, passage du récit itératif

passé44

: « Tu te livrais à d’interminables séances de doute », au récit singulatif passé 45

: « Je t’ai

vu, un jour, à l’issue d’un après-midi de spéculations solitaires », au récit itératif présent : « Ton

suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. » (S, p. 30) Le temps n’alterne donc pas

seulement entre ces deux pôles que sont le présent et le passé, il oscille également dans le mode

temporal selon la fréquence des évènements narrés. Encore une fois, il s’agit ici d’un mouvement

qui convient à la nature de ce texte où un narrateur intradiégétique trace par bribes l’histoire d’un

ami défunt.

C’est quand une action ou un état de Tu est narré au présent, comme dans le premier

paragraphe du livre qui décrit l’acte de suicide, que l’analyse se complexifie. Par exemple, à

44 Un énoncé pour plusieurs occurrences du même évènement (Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll.

«Poétique », 1972, 286 p.) 45 Un énoncé pour un évènement (Genette, Figures III, op. cit.)

28

l’intérieur de cette scène où Tu s’était rendu boire un café avec des amis après un spectacle, le

lecteur se surprend de voir un verbe conjugué au passé composé là où aurait logiquement dû se

trouver un plus-que-parfait ou la présence d’un adverbe de temps après l’auxiliaire : « Après le

concert, tu es allé dans un bar dont tu as oublié le nom. » (S, p. 14) En situant l’oubli au passé

composé, sans placer un adverbe de temps avant le participe (comme « ensuite »), c’est comme si

l’oubli avait lieu au présent. Or, si cette amnésie a lieu dans ce qui devient un maintenant, étant

donné l’absence d’un marqueur séquentiel dans le passé, elle ne peut être que celle de Je puisque

Tu n’est plus. C’est ainsi que les variations temporelles agissent sur l’indétermination

référentielle des déictiques de personnes en indiquant leur permutabilité.

Un même problème de décalage temporel survient alors que le narrateur décrit cet agenda

dont fantasmais Tu : « Tu rêvais d’un agenda exclusif, dans lequel tes jours seraient inscrits

jusqu’à ta mort. […] Tu pourrais consulter le futur comme on se souvient du passé, et y circuler à

ta guise. » (S, p. 66) L’exemple ici est beaucoup plus patent que le précédent. Comment se fait-il

que l’auteur ait conjugué les verbes « être » et « avoir » au présent du conditionnel et non au

passé, alors que Tu est mort, qu’il ne « peut » plus rien ? Il nous apparaît fort peu probable qu’il

s’agisse là d’une erreur et non d’un usage conscient. Encore une fois ici, dans l’ordre de notre

analyse, il semble que le « je » autobiographique inscrit sa subjectivité de manière oblique à

l’intérieur du « tu », en déplaçant dans un maintenant ce qui aurait dû logiquement se situer au

passé. Dans cette optique, ce fantasme sur les jeux temporels dont il est question avec l’agenda

rêvé, où le futur devient souvenir du passé, présente toute une portée signifiante. Le narrateur

autobiographique de Suicide n’annonce-t-il pas sa mort à venir en traitant de celle, passée, de son

29

ami, comme le suggèrent certaines critiques du livre, dont celle de Baptiste Liger, de L’Express,

qui intitule son article « Chronique d’une mort annoncée »46

.

C’est ainsi que l’oscillation entre le passé et le présent ne s’exerce pas autant sur une base

linéaire que par emboîtement, le passé étant contenu dans le présent, directement par le souvenir

(où le passé est pensé au présent), et indirectement par la coïncidence identitaire cryptée entre Je

et Tu (où le passé de l’ami, tout ce qui précède son acte suicidaire, se comprend comme le

présent de l’auteur-narrateur qui a le projet de mettre fin à ses jours). Le temps de Suicide ne se

fige donc dans aucun pôle temporel, les mouvements oscillatoires qui l’animent le placent en

suspens, dans une sorte de hors temps, de temps neutre qui est la conscience du « je » masquée

par le « tu ». Il est ainsi peu surprenant de lire, au sujet de l’ami, des phrases comme : « Tu es le

grand présent » (S, p. 15) et « Tu t’installais dans un présent perpétuel » (S, p. 71), cet ami que Je

compare à l’intérieur d’un épisode de Suicide à « une statue qui respire » (S, p. 24), exemple

parfait de temps actif dans un contexte figé.

Comme pour la permutabilité des identités du récit, de nombreux symboles et propos

viennent mettre en évidence la question du temps suspendu dans le livre de Levé. Pensons

notamment aux nombreuses évocations de collections, la collection qui est un temps hors du

temps, comme le suggère Baudrillard dans Le Système des objets : « la collection […] se

substitue au temps […] en intégrant la mort elle-même dans la série et le cycle… »47

Il est

notamment question, dans Suicide, d’un homme d’affaires parisien collectionnant tous les

documents de son existence, et qui fascinait Tu; le narrateur évoque également la collection de

messages téléphoniques que faisait Tu, de même que sa collection de noms propres, symbole

doublement signifiant étant donné que, justement, Je et Tu restent, eux, anonymes tout au long du

46 Baptiste Liger, « Chronique d’une mort annoncée », dans L’Express, n° 5, 2008,

http://www.lexpress.fr/culture/livre/suicide-edouard-leve_822664.html, page consultée le 22 février 2011. 47

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 135-137.

30

récit. L’on pourrait également songer à cette montre que Je avait échappée dans la rivière près de

chez lui, que le grand-père de Tu avait retrouvée deux ans après la mort de son petit-fils, et qui

s’est remise en marche après avoir été remontée. Le temps dans Suicide serait un peu comme

cette montre au moment où elle gisait au fond d’un cours d’eau, symbole ultime de la cyclicité

temporelle : il est figé dans un temps actif, tout comme, inversement, dans le récit une voix est

vivante dans et par l’autre mort.

Nous avons donc vu comment le « je » se situe dans un maintenant, puisqu’il est celui qui

pense et énonce au présent le récit de la vie de son ami. Nous avons également rapporté que le

« tu » se situe dans l’avant, dans le passé puisqu’il est mort. Finalement, nous avons exposé

comment, dans leur correspondance, par cette permutation qui les conjugue en une seule entité, Je

et Tu n’ont pour temps que le présent, étant donné que le premier pense le second au présent et

que le passé de Tu illustre le présent de Je qui a le projet de se suicider. C’est ainsi qu’il ne reste

au final qu’un maintenant puisque le présent de Je est le passé de Tu dont le présent, la mort, sera

l’avenir de Je. Cette neutralisation qui engendre un présent atemporel relève d’abord

implicitement de la gestion des espaces subjectifs. Il va de soi que Je est ici tandis que Tu est

ailleurs. Mais comme le « tu » est une partie du « je », sinon son miroir, le « je-tu » devient un

ailleurs puisque Tu l’emporte sur Je, que Je n’est que la fiction de Tu. Enfin, ne subsistent donc

au niveau de l’espace qu’un ailleurs, et au niveau du temps un maintenant, ce qui nous place dans

un espace-temps qui empêche la chronologie, la durée, la temporalité, étant donné que le

maintenant ne peut logiquement qu’être ici pour le sujet qui le vit, qu’un maintenant ailleurs est

un espace impossible, un non-lieu autant qu’un non-temps. Cette atemporalité et ce non-lieu

subjectif qui engendre d’une certaine manière une non-personne pourrait être un effet inhérent à

toute narration à la deuxième personne, si l’on tient compte de la proposition de Marinelle

31

Termite qui veut que « le « tu » garde les formes du « maintenant et ailleurs », ce qui pousse vers

la simultanéité et la crise de la scansion traditionnelle des temps. »48

Conclusion

À l’intérieur de ce volet critique du mémoire, dans un premier temps, nous avons expliqué

comment, selon les premières définitions qu’en propose Roland Barthes dans Le Degré zéro de

l’écriture, le neutre est compris comme le fruit d’une transparence stylistique qui vise à épurer

l’écriture de toute subjectivité et des affects pour mettre l’accent sur la forme, le tout dans une

intention d’instrumentaliser l’objet littéraire. Nous avons ensuite discuté du neutre tel qu’il est

expliqué dans Le Neutre, Cours au Collège de France, c’est-à-dire comme le produit de tout ce

qui ne se range pas dans un paradigme, de tout ce qui est mouvement perpétuel à l’intérieur d’un

entre-deux. Il a ensuite été mis en perspective comment cette conception du neutre présentait des

correspondances avec celle de Maurice Blanchot qui, dans L’Entretien infini, pose comme neutre

tout ce qui demeure non catégorisable, autant au niveau du sujet que de l’objet. Dans la dernière

section de cette première partie de notre développement, nous avons finalement décrit comment

l’ensemble de l’œuvre d’Édouard Levé est mû par un désir de neutralité.

À l’intérieur de la deuxième partie de ce volet, nous avons ensuite procédé à une

typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne de manière à établir le

type de deuxième personne à l’œuvre dans Suicide. Nous avons ainsi résumé les enjeux centraux

et les problématiques relatives à ce type de voix dont quelques narratologues ont discuté dans des

articles de synthèse. Ce survol nous a permis de mettre en relief comment la narration à la

48

Marinella Termite, op. cit., p. 28.

32

deuxième personne favorisait l’expression de l’altérité subjective et du dialogue intérieur. Après

avoir vu avec Richardson que la deuxième personne narrative oscille toujours implicitement entre

la première et la troisième personne, nous avons décrit sommairement le modèle narratologique

élaboré par Monika Fludernik pour aborder les fictions narrées à la deuxième personne. Nous

avons expliqué comment cette narratologue avait opéré un déplacement paradigmatique de l’axe

diégétique à l’axe énonciatif en proposant de remplacer les perspectives homodiégétique et

hétérodiégétique par des perspectives homocommunicative et hétérocommunicative, cela étant

donné que la narration à la deuxième personne rend vaine la question de la focalisation; seule la

question à savoir qui parle et à qui serait effectivement pertinente devant ce type de voix.

Après avoir résumé le modèle de Matt DelConte qui repose sur les niveaux de

coïncidence entre le narrateur, le protagoniste et le narrataire d’une fiction narrée à la deuxième

personne, et où le caractère oscillant et/ou hypothétique de ces différentes instances est pris en

compte, nous avons traité des différents effets esthétiques de la narration à la deuxième personne

en résumant les postulats de Marinella Termite. Ce survol nous a permis d’établir que la narration

à la deuxième personne se situe entre le point de vue et le point de fuite, qu’elle permet le

passage de l’oralité à la visibilité, qu’elle entraîne une oscillation entre le dedans et le dehors et

qu’elle produit des effets de divergence et de convergence où s’exerce un mouvement d’aller-

retour entre l’identité et l’altérité, de même qu’entre le fictionnel et l’autobiographie oblique.

Entre autres à l’aide du postulat de Barthes qui définit le « je » comme degré positif de la

personne et le « il » comme son degré négatif, l’ensemble de la deuxième partie de ce

développement nous a permis de poser que la deuxième personne produit une voix

intrinsèquement neutre, notamment à cause de sa nature oscillatoire.

Finalement, dans la dernière partie de ce volet critique, celle-là analytique et non

synthétique, nous avons d’abord discuté du caractère oscillatoire des référents de la voix narrative

33

de Suicide pour ensuite démontrer de quelle manière ces oscillations engendrent une oscillation

temporelle qui, elle, entraîne un temps suspendu, neutre. Nous avons en effet rendu compte des

moyens utilisés par l’auteur pour créer de l’indétermination à savoir si le « je » et le « tu » au

centre du récit ne seraient pas permutables. Il a notamment été question des indices

biobibliographiques, comme la mise en abîme de certaines œuvres précédentes de Levé, de même

que des indices intratextuels, dont l’importance accordée par l’auteur aux représentations de

l’altérité du « tu ». Dans la deuxième section de cette dernière partie du développement, nous

avons vu comment le temps du récit Suicide oscille entre le passé et le présent, étant donné que Je

se souvient au présent des actions ou des états passés de Tu, mais également parce que le passé de

l’ami ressemble au présent du narrateur autodiégétique qui a mis fin à ses jours peu après la

rédaction de son manuscrit. Finalement, nous avons démontré que ces oscillations temporelles

conduisaient à un temps impossible, à une suspension temporelle qui est mise en évidence dans le

texte grâce à différents propos et divers symboles.

Ce parcours nous a permis de voir comment certaines des caractéristiques de la narration à

la deuxième personne proposées par les théoriciens ayant traité de cette question étaient

effectivement à l’œuvre dans le récit de Levé, cela bien qu’il ne corresponde qu’à l’une des sept

modalités possibles de ce type de voix, selon le modèle de DelConte. Parmi ces caractéristiques,

nous nous sommes limités à discuter des oscillations de la voix narrative et de celles du temps du

récit qui conduisent à de l’atemporalité, aspect qui, selon Termite, serait récurrent dans les

narrations à la deuxième personne. Dans un étude plus étendue de type doctorale, il pourrait être

intéressant de procéder de manière quantitative et d’analyser plusieurs des grands textes narrés à

la deuxième personne afin de déterminer si cette voix implique indubitablement une oscillation

des référents de la voix narrative, ce qui semble être le cas selon les analyses de Richardson et de

34

Fludernik. Il serait également pertinent d’analyser si cette oscillation identitaire entraîne toujours

une oscillation temporelle qui tend à neutraliser le temps du récit.

35

Bibliographie sélective

A) Corpus

1- Corpus principal

LEVÉ, Édouard. Suicide, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009 [2008, P.O.L éditeur], 112 p.

2- Corpus secondaire

BUTOR, Michel. La Modification, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 2008 [1957], 314

p.

B) Études sur le corpus

LEPLÂTRE, Florine et Claire RICHARD. « Le Désir du neutre », http://cercc.ens-

lyon.fr/37359194/0/fiche___pagelibre/&RH=CEP-AUTEURS, page consultée le 24 février 2011.

LIGER, Baptiste, « Chronique d’une mort annoncée », dans L’Express, n° 5, 2008,

http://www.lexpress.fr/culture/livre/suicide-edouard-leve_822664.html, page consultée le 22

février 2011.

MARCANDIER, Christine. « Édouard Levé, Suicide », dans Mediapart, 2010,

http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/120110/edouard-leve-suicide, page consultée le

21 février 2011.

TRAN HUY, Minh. « Les lettres et le néant », Le Magazine littéraire, n° 474, 2008, p. 28-29.

C) Théorie et de méthode

1- Ouvrages

BARTHES, Roland Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil,

coll. « Points Essais », 1953 et 1972, 179 p.

____. Le Neutre, Cours au collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, coll. « traces

écrites », 2002. 266 p.

36

BENVÉNISTE, Émile. Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard,

coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, 351 p.

BLANCHOT, Maurice. L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, 640 p.

____. L’espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1998 [1955], 376 p.

GENETTE, Gérard. Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972, 286 p.

____. Nouveau discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1983, 118 p.

TERMITE, Marinella. L’écriture à la deuxième personne : la voix ataraxique de Jean-Marie

Laclavetine, Berne, Peter Lang, coll. « Publications Universitaires Européennes », 2002, 226 p.

2- Articles

DELCONTE, Matt. « Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model

for Understanding Narrative », Style, n° 37, 2003, p. 204-219.

FLUDERNIK, Monika. « Introduction : Second-Person Narrative and Related Issues », Style,

vol. XXVI, n° 3, 1994, p. 281-311.

FLUDERNIK, Monika. « Second Person Fiction: Narrative You as addressee and/or

protagonist », dans Arbeiten aus Aglistik und Amerikanistik, n° 18, 1993,

http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/4916/pdf/Fludernik_Second_person_fiction.pdf, page

consultée le 27 février 2011.

RICHARDSON, Brian. « The Poetics and Politics of Second Person Narrative », Genre, n° 24,

1991, p. 309-330.

De Suicide à Jérôme Borromée

38

1. Narration à la deuxième personne : identité et représentation

Comme cela a été brièvement mentionné dans l’introduction du volet critique de ce

mémoire, c’est pour exploiter son potentiel de distanciation subjective que j’ai choisi de narrer les

récits de Jérôme Borromée à la deuxième personne du singulier. Dans mon projet de création, le

« tu » narrateur est homodiégétique et intradiégétique, c’est-à-dire qu’il a la valeur d’une

première personne du singulier. La fonction du « tu » de Jérôme Borromée se distingue donc de

celle du « tu » de Suicide. Si l’on ne tient pas compte des indices qui laissent penser que le « tu »

y masque un « je » autobiographique, dans le récit de Levé, la deuxième personne correspond au

protagoniste et au narrataire du récit, mais non à son narrateur, le « je » qui, lui aussi, participe à

la diégèse. Or, dans Jérôme Borromée, le « tu » coïncide à la fois avec le narrateur, le

protagoniste et le narrataire, et cela de manière explicite. Borromée parle de lui-même à lui-

même, contrairement au narrateur de Suicide qui parle d’un ami défunt à cet ami. Si Jérôme

Borromée ne s’adresse pas à un absent mais bien à lui-même, il s’adresse tout de même à un

autre, c’est-à-dire à lui-même en tant qu’autre. C’est notamment cette altérité que sert à mettre en

évidence la narration à la deuxième personne dans mon projet de création.

Cette altérité, elle est le fruit d’une prise de distance avec soi-même où Borromée se livre un

procès intérieur. Même s’il ne se manifeste pas explicitement dans l’extrait du recueil de

nouvelles qui constitue le volet création de mon mémoire, il se trouve un « je » implicite dans la

diégèse de Jérôme Borromée. Mû par un sentiment de culpabilité à l’endroit d’amis envers qui il

considère avoir mal agi, Jérôme se reconstruit sous forme de procès intérieur l’histoire des

relations importantes qu’il a entretenues au cours de son existence. C’est ainsi que sa subjectivité

39

se trouve scindée en deux instances : le « tu », qui correspond à l’accusé, et le « je » implicite, qui

renvoie à la position de juge dans laquelle il se place pour exposer sa culpabilité.

C’est par cette dynamique que la narration à la deuxième personne, dans Jérôme Borromée,

produit un clivage identitaire : une seule identité se scinde en deux instances, le « tu » qui tient le

rôle de l’accusé, et le « je » transparent qui juge. Dans Suicide, l’adresse à la deuxième personne

ne produit pas un clivage identitaire, elle en est plutôt le produit : deux identités peuvent être

comprises comme une seule, ce que certains indices suggèrent. Ce sont d’ailleurs les oscillations

entre les référents identitaires auxquels renvoient les déictiques « je » et « tu », parfois

permutables, qui neutralisent le texte de Levé. Dans Jérôme Borromée, la narration à la deuxième

personne n’engendre pas d’indétermination identitaire, « tu » et « je » sont la même personne; la

neutralité s’y impose seulement dans la sobriété de l’énonciation, dans le dépouillement affectif

avec lequel sont traités les malaises passés du jeune narrateur. Il s’agit là d’une caractéristique

que l’on retrouve en force dans le récit de Levé, où le suicide est abordé sans investissement

affectif par l’auteur.

Le thème de l’identité dans Jérôme Borromée n’est pas seulement présent de manière

inhérente par la narration à la deuxième personne homocommunicative, où la même identité se

divise en deux instances subjectives, un « tu » et un « je » implicite. Il est central à l’intérieur de

la diégèse des quatre nouvelles qui constituent mon projet de création, et porte plus précisément

sur l’identité sexuelle et l’identité socioprofessionnelle. C’est d’abord pour cacher les doutes qu’il

a entretenus au sujet de son orientation sexuelle que Jérôme s’est fait persécuteur auprès de

certains amis qu’il a d’ailleurs fini par rejeter. Les autres amitiés déterminantes de sa vie ont,

elles, été bafouées par l’ego démesuré du protagoniste. Dans sa manière de chercher à se

constituer une identité socioprofessionnelle prestigieuse, celle de scénariste prodige ou de

40

chercheur brillant, Borromée a manipulé certains amis, n’a pas hésité à tirer avantage de leur

misère, ce dont il se sent coupable a posteriori.

Comme dans Suicide, la narration à la deuxième personne de Jérôme Borromée

s’accompagne non seulement d’un discours sur l’identité, mais aussi d’un discours sur la

représentation. Édouard Levé se représente effectivement de manière oblique dans le « tu » de

son récit. De surcroît, le narrateur de Suicide évoque plusieurs évènements de la vie de l’ami

défunt où se dernier s’est retrouvé confronté à des représentations artistiques (scéniques,

photographiques, etc.) Dans Jérôme Borromée, le thème de la représentation se profile seulement

dans l’espace diégétique. La jeunesse du narrateur est effectivement marquée par une tension

entre son intériorité et la représentation de lui-même qu’il s’est construite. C’est pour

correspondre à son image idéalisée que Jérôme a agi de manière transgressive auprès de certains

amis. Là où, dans Suicide, la représentation est thématisée à l’intérieur de la diégèse par

l’évocation de performances scéniques et d’une exposition de photos, dans Jérôme Borromée,

elle l’est par des métaphores cinématographiques et par les multiples références que le narrateur

fait à des icones du cinéma populaire.

2. Présentation de Jérôme Borromée

Les douze nouvelles qui constitueront le recueil Jérôme Borromée se diviseront en deux sous-

ensembles : celles qui abordent des amitiés d’adolescence où Jérôme a transgressé la moralité

afin de ne pas révéler ses doutes sur son identité sexuelle, et celles qui traitent des relations

amicales ruinées par l’aspiration de Borromée à se construire une identité sociale forte, des

relations que le protagoniste a entretenues alors qu’il était jeune homme. La structure du recueil

sera divisée en fonction de ces deux sous-ensembles thématiques. La première partie du livre

41

portera sur les amitiés minées ou trahies par des questions d’identité sexuelle, et la deuxième sur

les amitiés dont le héros s’est servi en vue de se réaliser socialement. L’ordre des nouvelles du

recueil ne répondra pas à une logique séquentielle de type chronologique, mais plutôt à une

logique thématique. Le fil dramatique de l’ensemble portera sur la capacité de Jérôme à se

pardonner ses erreurs passées et à atteindre l’acceptation de soi.

Parmi les quatre nouvelles qui constituent le volet création de mon mémoire, deux seront au

centre de la première section du recueil, « L’ami l’acteur » et « Carry Scott en sept actes ». Les

deux autres seront au cœur de la deuxième partie du livre, soit « Sylvette Lamothe et tes visées »

et « Herman ante-mortem ». Toutes narrées au passé, les deux premières aborderont donc le

thème du doute identitaire sexuel, et les deux dernières, l’aspiration à une identité

socioprofessionnelle prestigieuse. Les quatre textes s’avèrent ainsi des entités autonomes, mais

qui sont liées par la communauté de leur narrateur-protagoniste-narrataire, par la récurrence de

certains personnages et, bien sûr, par la question de l’identité et de la représentation en situation

d’amitié qui est centrale dans tous les récits. On pourrait ainsi soutenir que les textes qui

composent le volet de création de mon mémoire abordent deux thèmes de procès intérieur :

l’orientation sexuelle et les aspirations socioprofessionnelles de Borromée, et que chacun de ces

thèmes a deux objets : Justin Laprise (l’ami acteur) et Carry Scott pour le premier, Sylvette

Lamothe et Herman pour le deuxième.

Jérôme Borromée

Bonsoir moi-même, vieux moi-même tout

remâché. Te revoici en face de moi, vieil

ennemi, et tu me dis encore : « À nous

deux. »

Hector de Saint-Denys Garneau

L’ami l’acteur

45

« De toute façon, dans l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! » C’est par ces mots

que votre amitié a pris fin, du moins ce qu’il en restait, un prolongement de ce qu’elle n’était

plus : les gestes de l’amitié, les propos de l’amitié, les habitudes de votre amitié, mais seulement

pour le maintien des choses, de l’amitié en tant que principe; les soupers, le vin, plus de vin, les

joints, les amis en commun, mais de votre véritable amitié, il ne restait qu’une plainte essoufflée.

Jusqu’à l’expiration finale : « dans l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! »

Mais déjà avant les premiers effritements perceptibles, avant que votre fraternité ne se

transforme en combat définitif, cette amitié avait surtout été une lente cannibalisation, toi la proie

qui s’ignorait proie, trop habitué à être un deuxième pour comprendre que tu lui servais à se faire

premier, à ton ami acteur. Juste ça, une longue partie de domination où tu t’acceptais le chevalier

d’un roi qui comprenait à peine son échiquier; qui se proclamait premier en jouant ton rôle, en

s’appropriant ce qui te faisait : tes amis, ton frère, ton père… et tes idées, surtout tes idées. Toi

l’étudiant brillant, capable d’être premier dès qu’il n’y était pas.

Lui se contentait de décorer sa table d’un gros livre de philo dont il déplaçait le signet

chaque matin pour faire croire qu’il avançait dans sa lecture. Tu t’amusais souvent à en déplacer

le signet, toi aussi, de son placebo. Et il ne s’en apercevait jamais. De la page 120 à la page 90,

toujours en arrière. Pour tes propres sourires intérieurs. Toujours vers l’arrière, mais quand même

plus loin que là où il aurait dû être : première phrase de la première page du premier chapitre.

46

Toi, Platon, tu l’avais lu. Nietzche aussi. Freud, Sartre, Foucault, Derrida, tu connaissais.

Tu savais comprendre toutes ces notions à partir de ce que tu croyais savoir, mais tu ne voyais

rien, tu t’en es rendu compte un peu plus tard. Tu faisais des concepts avec ce qui t’échappait, tu

camouflais le flou de ce que ressentais derrière des théories. Et lui les reprenait tes idées pour se

faire reluire devant les autres. Il se dorait avec ce par quoi tu œuvrais à ne pas te découvrir : le

cognitivisme, le structuralisme, la psychanalyse, le connexionnisme et la notion de différance,

avec un « a », la différence de la différence, comme ton prétendu ami qui se construisait avec ce

qui te servait à t’échapper, tes idées et leur personnalité, ce que tu appelais « moi ».

Ça ne lui suffisait pas d’être un acteur connu, une vedette. Partout à la télé, dans les

journaux et les revues, sa tête sous des gros titres encenseurs, jamais assez pour réparer les

humiliations originelles. Tu tolérais. Tu le tolérais te dévalisant le plumage à grands sourires, une

tape dans le dos. Par compassion. Parce que lui avait été déplumé avant même d’avoir pu se faire

dire « je t’aime », « bravo » ou « tu me manques », même si depuis on le lui avait dit bien plus

souvent qu’à toi.

Lui qui, gamin, après l’école, finissait une fois sur deux son trajet écrasé dans le fossé,

parfois déshabillé quand certains poussaient au paroxysme le projet d’humiliation. Lui qu’on

tabassait pour un rien parce qu’il était un moins que rien. Un éternel dernier choisi quand se

formaient les équipes de ballon-chasseur, et que ses propres coéquipiers chassaient de leur plus

violentes garnottes. Oups un accident ! Et puis une autre en plein visage. Tout ça, les insultes, le

rejet, les coups, les garnottes, tout ça parce qu’il avait mal répondu à la première question que

l’enseignante avait posée aux premiers jours de sa première année : « Deux moins deux, Justin? »

« Un » Et ha ha ha, toute la classe en chœur! Pourtant, deux moins deux font parfois un. À la fin

d’une amitié, il reste deux chacun chez soi.

47

Six ans à être le bouc émissaire désigné, l’ami l’acteur, à être la risée de trente carnassiers

cutes qui croyaient encore au Père Noël, et que l’on excusait parce qu’ils étaient innocents, des

enfants, si innocents leurs poings, leur bave, c’était juste pour jouer. Et la victime de l’innocence

qui remontait son pantalon, les lèvres en sang, seul sans secours dans son fossé…

Jusqu’au jour où tu lui as tendu la main, repoussant de l’autre le bourreau d’onze ans qui

voulait toujours se rendre plus loin, d’une violence un peu trop pure. Personne ne t’a contrarié.

Personne ne tenait tête à Jérôme. On ne se risquait pas à se mettre en travers d’un Borromée, les

durs à cuire qui n’avaient jamais rien cuit d’autre qu’une réputation déjà à point parce que l’aîné

faisait trembler juste en se choquant. Tu as tendu la main et ce fut presque la fin de ses

persécutions. Elles allaient devenir seulement occasionnelles, quand tu n’y étais pas. Jusqu’à ses

quinze ans, après ce party.

*****

Justin avait avalé trois acides bleus et il parlait d’un point orange que personne d’autre ne

voyait. Il s’emportait, en parlait trop, il irritait, prenait trop de place. « Ta yeule ! », une fois,

deux fois. En vain. Une tape, une fois, deux fois. En vain. Et hop !, attaché nu sur la table de la

cuisine, devant seize filles et vingt garçons. Encore nu. Et Leclerc qui avait vidé un tube

d’Antiphlogistine sur son pénis.

La semaine suivante, sa tête apparaissait à la télé dans une publicité contre la drogue.

Presque à chaque pause publicitaire. Et deux mois après, une autre pub, puis un deuxième rôle

dans une série. Il était devenu une vedette, il méritait le respect. Les filles le trouvaient

soudainement beau, même s’il l’avait toujours été. Les gars étaient fiers de dire : « lui, je le

48

connais », les mêmes qui le poussaient dans le fossé, qui l’attachaient, qui le connaissaient

surtout de leurs jointures.

Et par la suite, il y a eu des premiers rôles dans de grands films, de grandes séries, son beau

visage de grand acteur dans les revues à grand tirage, en entrevue. Tu l’enviais. Toi, tu emballais

des paquets de viande à l’épicerie après tes cours pendant que lui traînait avec Girard, Sicotte et

Binamé. De grandes soirées bien décorées, flash à l’appui.

Tu ne savais pas encore qu’à lui, il fallait ça. Que pour se remettre de sa jeunesse, il lui

fallait au moins un Métrostar, quelques front page et plein de gens qui l’arrêteraient n’importe

où, n’importe quand : « Eye, c’est Justin Laprise! » Tu l’enviais de ce par quoi il survivait à son

passé. Tu ne savais pas à cette époque. Tu ne savais rien. Tu n’aurais pas pu anticiper « dans

l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça ! » Il y avait tellement d’origines à « ça ».

*****

Sa sœur. Au départ, il y avait sa sœur. Déjà enfant, tu étais gros et tu l’aimais. Tu étais gros,

vite essoufflé, mais on te choisissait parmi les premiers au ballon-chasseur pour ne pas te

contrarier. Oui, sa sœur Karine, depuis ta troisième année elle t’avait fait courir. Karine qui te

prenait, te repoussait : « je me sens plus comme ton amie », te reprenait : « je m’en fous, moi, de

l’apparence ». Pendant trois ans. Par compassion la main dans le fossé, Jérôme? Seulement par

compassion?

Non. Aussi une manière de t’approcher d’elle, de la séduire, d’une pierre deux coups. Faire

la bravoure, jouer le chevalier, devenir l’ami du frère, te tenir chez lui pour la voir elle. Beaucoup

pour ça, mais pas surtout. Aussi par compassion, et pour votre penchant réciproque pour la

49

bouteille; déjà à onze ans, Justin et toi, vous jouiez les Jim Morrison pour faire maudits. C’était le

deuxième ordre de votre relation, les saouleries et la fumette.

Et assez rapidement : « de toute façon, ça aurait aucun rapport de sortir avec la sœur de

mon meilleur ami ». Mais pourtant à seize ans, une occasion, une ouverture, et hop Karine!, ta

main tremblotante sous son g-string. Dans tes fantasmes, c’était l’extase, dans la réalité, c’était

l’angoisse.

De son côté, avec les années, l’acteur avait réussi à coloniser le foyer Borromée. À défaut

de pouvoir être toi, avant d’en arriver à te détruire, il lui fallait prendre ce que tu avais. D’abord

ton frère, c’était plutôt accessible; pas le second, le premier, le grand phallus Borromée : Victor,

celui que tu admirais, dont tu prenais la voix, le ton et les gestes pour te construire.

Un orgueil hypertrophié, ton frère, insatisfait de n’être qu’une volonté de penseur sans

réception, honteux d’être mannequin, par conviction. Honteux de vendre du coke, du Tide et des

bobettes pour rentrer le soir écrire ses pamphlets contre l’éphémère. Mais fier devant les filles du

bar local de dire : « oui c’est bien moi » quand elles lui parlaient de cette pub de bière ou de

savon.

Tu avais dix-huit ans, Justin dix-neuf et le grand Victor, lui, vingt-trois. Les deux se

parlaient du milieu en initiés : les caméras, les auditions et les studios. Victor le prenait sous son

aile. Il allait lui apprendre à se muscler et le présenterait à son agente de mannequins : « un bon

dix livres, le six-pack, un peu de bronzage pis c’est sûr que tu vas faire les grosses campagnes,

mon Juste! » Rien de trop beau pour la survie du petit Justin, jamais trop de lui-même sur les

affiches, dans les revues, pour se déprendre de son fossé autrement que par ta main.

Très vite, quand de chez toi ton grand ami téléphonait à l’un de vos chums, c’est « chez

Victor » qu’il répondait quand on lui demandait où il était. Jérôme, ça faisait moins glamour.

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Victor, c’était un plus vieux, un leader, un populaire connu jusqu’à Verchères… Maintenant qu’il

recevait la considération de ton grand frère, Jérôme aux oubliettes. Juste pour un temps.

Car il a fallu plus que de l’amitié trahie et de l’envie pour en arriver à « c’est moi qui ferais

ça! » Justin voulait être Jérôme qui admirait Victor qui, lui, faisait tout pour obtenir la

reconnaissance de Paul, votre père, celui qui l’avait envoyé au pensionnat adolescent pour lui

casser le caractère. Paul dont Victor cherchait toujours l’approbation, lui aussi pour survivre à sa

jeunesse. Pour l’ami l’acteur, plus haut que Victor, en haut de la pyramide, il y avait donc Paul.

Facile à gagner, Paul, il était si sensible à la beauté, la beauté jeune, de préférence au masculin,

tes frères et toi alliez le découvrir.

*****

Ton père avait commencé à se tenir avec Justin, Victor et toi quand vous passiez du temps

chez vous, et c’était justement ce que l’acteur souhaitait. Ton père s’était même mis à boire des

bières et à fumer des cigarettes, à l’occasion. Assez rapidement, ils se sont vus sans toi, Paul et

Justin. Ils allaient souper en tête-en-tête, se confiaient. Ton père l’écoutait, le guidait, lui

redonnait confiance. Déjà après quelques semaines, ce n’était plus chez Victor que Justin se

trouvait quand on lui demandait où au téléphone, mais bien chez Paul. Tu étais était passé au

troisième rang.

Les soupers ont continué, les rencontres, la fébrilité de Paul qui allait se brosser les dents

quand tu lui annonçais que Justin s’en venait. Toute la famille faisait le lien, mais personne ne se

risquait à émettre l’hypothèse, surtout pas Claire, ta mère. C’est ton autre frère, Marco, qui a fait

la lumière sur les motifs de l’amitié de votre père pour ton ami. Le titre du dernier film

commandé sur Super Écran était resté affiché sur la télé après une nuit. Paul était peu habile côté

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technologie, il avait laissé des traces : un film de fesses au masculin. Marco t’avait pointé du

doigt. « Non c’est pas moi! ». Il s’était retournée vers Victor, qui lui avait signifié des yeux de ne

même pas poser la question. Puis le malaise, la suspicion, et encore toi au bout du doigt de

Marco.

Paul n’avait pas le choix d’avouer à ses trois gars, Paul ton père qui préférait la paix à son

orgueil, qui ne voulait pas voir son petit dernier se faire railler à cause de lui, de son mensonge. Il

a tout déballé. C’était seulement une curiosité, un doute ancien qui avait refait surface. « Une

expérience », qu’il vous a dit, « juste pour vérifier. »

Mais dès le lendemain : rasage de près, lotion florale, parfum subtil et bel habit. Toc toc,

c’était Justin : « on soupe à la Spaghettata! » Un Paul fébrile. Allait-il lui en parler, du doute qui

avait ressurgi sur Super Écran ?

Justin s’était trouvé un père. Un père qui allait lui demander à le voir nu, tu l’as appris un

peu plus tard, mais un père quand même. Mieux que le sien, en apparence, un silencieux qui ne

savait parler que du gazon et de la piscine, dont le mot préféré était « produit », prononcé avec un

gros « r » roulé : « Prrrâduit ». « Prrrâduits ménager, prrrâduits de jardinage. Prrrâduits! » Un

père à qui il avait une fois osé se confier, ses déprimes, ses angoisses, et qui lui avait répondu :

« C’est tout entre tes deux oreilles ça, mon garçon. Y a des prrrâduits pour régler ça! »

Mais, après un temps, les visites de Justin? : fondu à l’enchaînement toujours plus lent,

l’acteur qui revient après un mois, ensuite après deux mois, puis presque plus, et finalement

jamais. Coupé au montage l’ami l’acteur, de son propre chef. Tu ne te demandais pas pourquoi,

tu devinais bien les transgressions soft de ton père. Et à nouveau, tu étais plein de compassion

pour ton ami.

*****

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Maintenant que Paul et Victor avaient quitté le décor, il était tout à toi, l’acteur. Tu l’avais

d’abord cru fragilisé par ce qu’il t’avait révélé de ton père, sa demande : « ne serait-ce qu’en

sous-vêtements, Justin? », mais il se trouvait bien satisfait. Ça lui suffisait, d’avoir reçu de

l’attention de ceux qu’il considérait comme de grosses pointures.

Vous étiez redevenus amis plus que jamais auparavant, mais tu ne pouvais oublier que tu

n’étais qu’un étudiant qui servait des souvlakis dans un resto boboche – quand même une

promotion par rapport à l’épicerie –; tu ne pouvais oublier que, pendant que tu servais tes

assiettes mal décorées, l’ami l’acteur se pavanait de première en première, de cérémonies en

entrevues à la télé, tout plein d’éclat. Quand tu allais au dépanneur près du resto acheter de la

gomme pour ne pas puer en servant tes souvlakis toujours trop cuits, parfois tu voyais sa photo

sur les revues et tu te trouvais banal, tu trouvais ça injuste. Il t’avait tout pris pour se construire,

c’est ainsi que ta vanité le comprenait.

Il y avait les femmes aussi. Lui jouissait de sa blonde et de toutes les autres qu’il ramassait

à la sortie des bars. Toi, tu avais eu droit à un seul bec en plus de deux ans. Un seul contact, sa

sœur, que tu avais vue par hasard dans un club, avec qui tu avais dansé, qui t’avait embrassé et

qui s’était endormie dans ton lit, de dos; qui ne voulait pas.

Tu l’enviais ton grand ami. Il était riche, plein de succès et toutes les filles se l’arrachaient.

Il soupait au resto chaque soir, et toi, tu mangeais du riz quatre fois par semaine. Mais tu ne

pouvais rien lui reprocher, il t’en offrait des soupers, des bières, du pot et du vin. Parce qu’il

savait donner en matériel, l’ami l’acteur, il partageait ses bons prrrâduits.

Tu gardais espoir d’entrer dans sa ligue, celle des connus, des admirés. Il osait parfois

t’inviter à des premières, à des lancements, et on se disait : « mais c’est qui lui ? Sûrement

quelqu’un, il est avec Justin Laprise! » Tout ça t’avait valu un laissez-passer de privilège pour les

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premières médiatiques du TNM. Le directeur était venu te voir et t’avait dit : « on aime ça voir du

beau monde à nos premières, donne tes coordonnés à la femme là-bas, on va se revoir. » Tu

n’étais peut-être pas si beau que ça, tu étais surtout avec Justin Laprise.

Un soir, tu avais franchi porte du théâtre bras dessus, bras dessous avec l’acteur. On vous

avait photographiés et ta figure s’était retrouvée sur une des pages d’Écho Vedettes. Tu l’avais

vue un soir au dépanneur où tu achetais ta gomme, cette photo-là dans une revue à portée d’œil

sur l’étalage. Tu étais une star, tu te prenais pour une star dans ton costume de serveur : pantalon

noir, chemise bourgogne, cravate avec dessins de tomates, de crevettes, de concombres et de

brochettes, et un tablier qui, lui aussi, était couvert de tomates, de crevettes, de concombres et de

brochettes, calmars en prime. Une star, bien sûr, mais dans le mauvais habit, avec la mauvaise

job. Non, pas du tout, pas une star, juste l’ami de l’autre. Mais tu parlais comme si, tu évoquais

Côté, Arcand et Buissières en les nommant par leur prénom.

Tu te pensais hot pour ne pas penser au grand malaise t’aspirait, quelque part plus bas, là où

ça broyait, l’idée de toi au bras d’une fille. Pourquoi devenais-tu anxieux quand l’une te souriait?

Pourquoi tu ne prenais pas ton pied, au lit? Tu te demandais, te questionnais en surface, mais tu

ne te risquais pas à consulter l’enfoui. Et puis un jour, tu as lu Henri Troyat, La Tête sur les

épaules. Le personnage posait que si son père était un assassin, étant son prolongement, il ne

pouvait lui-même qu’être ça, un assassin. Et ton père à toi, il était gay...

*****

Ce doute ancien que tu croyais bien digéré s’est remis à vriller dans ta tête. Le fantôme de

Carry revenait te visiter. Cette hypothèse que tu croyais d’un autre temps passait de travers, mais

elle résolvait tous tes malaises. C’était ça, tu t’étais leurré avec Karine, Isa et tes douze conquêtes

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d’une nuit, dont onze à trembloter. « Tu es d’où tu viens », que tu te répétais. Tu gardais ça pour

toi, tu t’isolais. Tu ne voyais plus Justin, tu ne lui parlais plus. Tu vous avais créé une chicane

pour ne plus le fréquenter, autour d’un livre ou d’une idée. Et puis un soir, ça a explosé.

C’était au mariage de ta grande sœur. Tu étais soûl, tu as fait le tour de ta famille et tu as

dit : « Je suis homo. » Tu te sentais comme étranger à tes propos, mais libéré, soulagé au prix

d’un leurre que tu devinais déjà comme tel, mais de trop bas, hors de portée. Plus tard, tu as dû

téléphoner à tous pour dire : « me suis trompé. » C’était peu de temps après « dans l’ordre de

notre relation, c’est moi qui ferais ça! », après que l’acteur et toi vous soyez revus une dernière

fois.

*****

Justin t’avait invité avec deux de vos vieux chums à venir souper chez lui. Les bouteilles se

vidaient vite, les assiettes aussi, plein de discussions se plaquaient : la politique, l’environnement,

les filles, la psychanalyse et encore les filles. Vous refaisiez le monde et parliez fort, toujours plus

fort, surtout Justin, le plus plus fort.

Vers le milieu de la soirée, il avait appelé deux filles pour leur proposer de venir vous

rejoindre, bien sûr deux filles qu’il avait déjà baisées. Elles sont venues, l’un belle et l’autre très

belle. Vous étiez les trois amis tous bien pâmés. L’une te plaisait, la très belle.

Vous vous êtes parlé, elle et toi, bientôt les deux seuls à l’intérieur pendant que les autres

sur la terrasse nuançaient le monde qu’ils avaient refait. Vous vous êtes accoudés sur le comptoir,

face à face, au mieux deux pieds entre vous deux. Et puis peu de temps après, Justin est venu

s’immiscer dans votre huis clos et vous a joué ses simagrées pas drôles du tout; il fallait bien rire,

donc pourquoi pas, il était si mignon après tout. Très vite le pied et demi entre elle et toi prenaient

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la mesure de sa jalousie. Il est venu se glisser entre vous deux, serré, à peine la place. Il t’a fait

dos et s’est mis à lui parler, seulement à elle. Il lui servait tous tes propos qu’il avait, deux heures

plus tôt, tenté de démentir. Il se gonflait avec ton plumage. Tu n’existais plus. Tu étais le

deuxième qui prend son trou et tu as levé le camp comme un petit singe devant le dos d’un

silverback.

La soirée a pris fin, tout le monde est parti, sauf toi. Tu voulais boire plus, aller plus loin.

Ton palais et tes palettes te réclamaient de l’engourdissement : « Et si on commandait un peu de

coke? » En deux mouvements, c’était fait. On se laisse aller! Elle est arrivée vite et rentrait bien.

Vous buviez plus, vous en sniffiez des longues. Vous étiez deux ressorts bien étourdis. Mais le

silence faisait parfois surface entre deux lignes, et tu as fini par lui confier, à ton ami, que tu

craignis de le désirer. Tu le sentais peu, c’était une idée, la réponse théorique à une impasse, mais

tu devais la vérifier.

Tu lui as fait la confidence et il s’est mis à rire, à rire plus fort, un petit silence, et puis

encore, toujours plus fort, toujours artificiel. Puis il s’est tu, il s’est levé, il s’est approché de toi

et il t’a embrassé. Sa langue goûtait la cendre. Était-ce bien lui ou un autre rôle? Ça t’a fait drôle,

une barbe sur ton menton, sa bouche à lui, presque sa sœur, mais en plus large, qui pouvait

t’avaler. Vous continuiez, alliez plus loin, le bout du bout. Et vous vous êtes retrouvés dans son

salon, culottes baissées.

Assez rapidement, vous étiez l’un sur l’autre à moitié nus, à vous frencher. Un inconfort

t’avait fait te lever quand tu avais vu son sexe. Il s’était jeté sur le tien et l’avait enfoncé dans sa

bouche. Il t’avait sucé, et puis à ton tour, tu le faisais sans rien ressentir, à cause de la coke peut-

être, mais non, juste un malaise, très peu de plaisir. Vous vous suciez des semi-molles mais

persistiez. Et c’est là que tout a commencé à prendre fin.

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Tu as pensé : « peut-être que ça passe pas tellement parce que je vise la mauvaise cible. » Il

était debout, tu t’étais fait une autre ligne et avais bu quelques gorgées. Tu t’es approché de lui,

de lui de dos, ce dos qui t’avait repoussé de la belle Hélène trois heures plus tôt, un dos de

silverback en argent plaqué. Tu t’es approché de lui et tu as collé tes hanches sur ses fesses, juste

un petit contact pour vérifier. En sentant ton sexe lui frôler le creux, il a sursauté : « Wowe,

wowe, non, quand même! ».

Et c’est là qu’il t’a lancé de haut, après un petit rire méprisant : « De toute façon, dans

l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! » Que c’est lui qui t’enculerait, c’est ça qu’il te

disait. Tu t’es rhabillé et vite la porte. Avant de partir, il t’a confié qu’il aurait aimé te voir venir,

te faire plaisir. Toi, tu n’étais que dégoûté, dégoûté et soulagé. C’était enfin terminé pour vrai,

cette relation, cette lute où tu acceptais qu’un déplumé t’arrache les plumes pour ensuite parader

devant ta chair de poule.

Carry Scott en sept actes

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Il est revenu à l’été du Giorgio, comme tu l’appelles, l’été 1995. Tu avais quinze ans, tu

n’étais pas bien ta peau, et ta peau n’était si bien sur toi non plus malgré les efforts de l’Accutane.

Ta puberté prenait du retard, sauf dans son expression acnéenne. En cours de mue, ta voix

pouvait alterner dix fois entre trois octaves dans une même phrase. Tes chums te surnommaient

d’ailleurs parfois King Diamond, eux qui avaient déjà tous des voix d’acier. Ton torse et tes

aisselles commençaient à peine à oser quelques petits poils, contrairement à ta tête, elle, occupée

par quelque deux cent mille cheveux longs d’un demi-mètre. Ton visage déjà surpeuplé rouge

n’avait pas de place pour faire une barbe. Peut-être croyais-tu apercevoir un début d’ombre au-

dessus de ta lèvre, une intention de moustache, mais rien comparé à celle, immense, du chef sur

le logo de ton Giorgio.

C’était un jeudi soir et tu revenais justement de chez Giorgio où tu assurais le poste de

plongeur. Tu ne savais pas ce qui t’attendait alors que tu roulais à vélo vers cette cour d’école où

tes amis et toi passiez vos soirs à végéter avec un petit lecteur cassette qui vous crachait du gros

métal. Des soirées entières à boire des bières et à fumer des plombs de hash, « des bites », comme

vous disiez, sans connaître la connotation française du terme « bite ». Vous vous moquiez de tout

ce qui ne vous ressemblait pas, homophobes et xénophobes, phobiques de tout ce qui sortait de

votre quartier blanc et cossu.

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Tu t’attendais à une soirée typique, il était dix heures et tes amis étaient sûrement en train de

se taper une partie d’aki kill. Le but du jeu n’était plus de faire en sorte que la petite poche de

billes reste en action sans toucher le sol, mais bien de la kicker le plus fort possible en plein

visage d’un vis-à-vis. Vous aviez bien adapté ce passe-temps plutôt hippie à vos états

psychologiques, en aviez fait une manière d’ultime combat. Sinon, quand vous étiez trop soûls

pour vous maintenir à la verticale, vous déplaciez l’arme de votre euphorie de vos pieds à votre

bouche. Pas des paroles railleuses ou incisives, du moins pas seulement ça, non, un vrai loisir :

cracher à la figure de celui qui s’y attendait le moins, en grosse quantité et de préférence sur les

yeux. C’était votre façon d’être virils.

Oui, car ça, viril, tu l’étais fort! Tu avais eu le privilège d’en faire la démonstration cet été-là,

de ta virilité tout hétéro, toi qui doutais de ton identité, tellement qui doutais, tu enjambais le sens

moral pour te prouver, te rassurer. C’était quatre semaines avant le retour de Carry, un soir

d’immense buverie à la Saint-Jean, une beuverie avec acides jaunes, deux cette fois-là pour vous

tester, pour vous prouver. Vous vous rendiez au Parc des Gouverneurs, votre gang et quelques

filles du secondaire plutôt hippies. L’une était très très hippie, soûle comme une Joplin avec le

corps qui venait avec. Alex et toi aviez dû la traîner en sandwich pour l’amener du bord du fleuve

au parc.

Vous assuriez tuteurs avec fermeté, parfois vos mains glissaient, se posaient trop près d’un

sein, trop bas les reins, et vous riiez. Remarquait-elle? Pas jusque-là, un peu plus tard, jusqu’à ce

qu’elle tombe et que tu pousses la blague pour atteindre le maximum d’hilarité, c’était ton rôle de

faire le clown. Pour la relever, tu avais glissé tes mains sous son t-shirt et avait d’abord palpé ses

seins : « je cherche une pogne », et tes amis riaient, et toi aussi, et elle hoquetait, toujours à deux

doigts de régurgiter. Puis tu as enfoncé une main entre son jeans et son derrière, on riait tant, toi

le premier, puis elle a produit un gémissement, et toi le comique, tu as lancé : « on gémira plus

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tard, Chloé ». Tu ne la désirais pas, tu voulais juste impressionner et faire tes preuves d’hétéro

tout en montrant ton sens comique.

Le même manège a perduré jusque dans le parc où, après qu’une fille t’ait vu glisser ta main

dans un endroit bien plus intime que tes deux cibles précédentes, quelques-unes se soient mises à

te crier un tas d’injures. Ce n’était pas grave, tu avais le LSD pour justifier l’écart, et tu préférais

nettement être considéré comme un violeur que craindre qu’on te croie tapette.

C’est dans cet état des lieux qu’il est revenu, Carry, après sept ans d’absence qui avaient

d’abord vu ton corps devenir obèse, jusqu'à ce que tu remplaces les blocs de fromage fondus aux

micro-ondes, les litres de Pepsi, les chips et le reste pour un régime plus pulmonaire : deux bites

pour déjeuner, trois à la récré, quatre au dîner après avoir avalé une barre de céréales, quatre

autres à ton retour de l’école, ensuite un vrai souper, et en moyenne dix par soirée. Beaucoup de

bites pour le Jérôme!

*****

Il avait quitté le quartier en 1988, son père promu à un poste d’ingénieur-chef à la fabrique

de Boeing près de Seattle. Carry et toi aviez été meilleurs amis pendant deux ans, un quart de vie

à ce moment-là. En fait, vous étiez plus que juste amis, vos loisirs étaient d’un ludique très

hormonal. Quand vous jouiez à Lance et Compte, ce n’était pas sur patinoire avec patins, c’était

bâton élevé dans un recoin de son sous-sol, toi Marc Gagnon et lui, Suzie Lambert. Vous faisiez

tout au masculin ce que ton frère Victor t’avait montré dans ce film gardé caché que votre cousin

plus vieux lui avait échangé contre une balle signée Tim Raines; pas juste des petits frôlements,

aussi profondément que vous le pouviez. Rien ne sortait, mais tu jouissais.

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Les premières fois, vous ne saviez pas qu’un mot résumait votre pratique, votre attirance, une

étiquette. Bien sûr vous connaissiez le terme « tapette » en tant qu’injure lancée devant la peur ou

le manque de force, mais le vrai mot scientifique, vous l’avez seulement appris plus tard, à

l’intérieur d’un reportage où des centaines de milliers d’hommes et quelques femmes couvraient

les rues de San Francisco avec chandelles, en 1987. « Homosexuel », le mot, le terme, et cette

maladie mortelle qui venait avec : SIDA.

Vous trouviez toutes les occasions pour vous frotter, vous pénétrer, dans la piscine quand les

parents surveillaient peu, en réclamant de prendre votre bain ensemble, trop jeunes pour que les

grands se doutent des vrais motifs de votre requête ; des fois dans le coffre de la Honda Civic

Wagon de ses parents pendant leurs courses à l’épicerie, et parfois moins subtilement sous le

balcon, devant la toilette. Dès que possible, autant que possible, lui le bottom, et toi le top. Tu les

attendais avec une fébrilité coupable, ces fois où la rencontre était possible, où l’interdit avait une

occasion.

Le mot que vous aviez connu après ce défilé aux bougies tristes, il ne te collait pas, tu n’étais

pas des leurs. Toi et Carry, c’était le fruit d’un leurre, une confusion, déjà trop tard pour

corriger…

*****

Il avait intégré la classe de deuxième vers le milieu du mois de septembre, venu d’ailleurs,

côté anglais. Tu n’avais pas l’âge de ressentir ces charges-là, mais devant lui, pas encore lui, pour

toi une « elle », en bas c’était volcan dans ta crevette. Ses cheveux fins bouclés étaient plus longs

que ceux de tous les autres, presque aussi longs que ceux des filles. Un an plus jeune que le reste

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du groupe, sa voix donnait une impression de fillette. Et puis son nom, un nom avec une fin qui

sonne en « i », comment pouvait-il être un garçon?!

La révélation t’a assommé début octobre dans cette classe de la petite école devant laquelle,

sept ans plus tard, les toughs et toi alliez jouer au aki kill en écoutant du Manowar. C’était un

cours de français, vous faisiez des dessins : illustrer en une image l’histoire du Petit Poucet. La

prof a dit une phrase et Carry s’est exclamé : « Ouache ! Le rose, c’est pour les filles! » Tu avais

été saisi, liquide comme de la gouache sur ton petit siège, mais transparent d’orgueil. Tu venais

de réaliser que Carry était un « il ». C’était comme la révélation du film The Crying Game dans

une version Disney.

Assis l’un à côté de l’autre à sa demande le premier jour de sa rentrée, vous étiez bien placés

pour devenir des amis proches. Tu l’as vite initié aux gestes des personnages du film de Victor,

Carry, celle que tu n’avais pas choisi de voir devenir celui. Il embarquait dans tes façons de jouer

ensemble, les prenait moins au sérieux que toi qui en jouissais, mais embarquait, même

demandait, ça lui plaisait d’être réclamé par toi, mignon. Ça a duré pendant des mois, presque

deux ans, à jouer à Degrassi ou à Top Gun pour justifier la nudité et les contacts. N’importe quoi,

même en jouant à Commando ou à Rocky, tout pouvait donner contexte aux fesses et aux pénis.

Et puis un jour, Carry s’est mis à insister pour que vous marchiez main dans la main dans les

couloirs de la petite école, comme les messieurs du défilé de San Francisco. Tu résistais, mais lui

tenait son bout, te refusait ses fesses à moins que tu ne plies. Carry, sept ans, était déjà prêt à

mener de front son coming out.

Et de chicanes en refus, au fil des distances, les modalités de son chantage se sont

diversifiées, sa guerre prenait progressivement pour arme la jalousie. Il gagnait le cœur des plus

belles filles et leur donnait des becs devant tout le monde à la récré, devant toi avec tes yeux que

tu voulais imperméables. Toujours assis côte à côte en classe de troisième, il te demandait de

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faire circuler des petits papiers couverts de cœurs et adressés à Valérie ou Marie-Pierre. Tu lui

lançais des regards flèches, il voyait faille, croyait victoire, tu cèderais, il le pensait, mais non, tu

te plombais, sous-estimé l’orgueil du petit Jérôme, avec tes toughs de frères à épater : pas de

moumounes chez les Borromée, même à moitié!

Et finalement, l’ultime affront avec une cause de déguisement, une histoire de petite auto que

tu lui aurais volée, et ce fut tout, fini vous deux, plus jamais ton ventre sur ses reins pris comme

toutou. C’était au printemps 1988 et tu allais devoir apprendre à te soulager en mode solo.

Durant les Olympiades de fin d’année, on t’a appris qu’il s’en allait, quittait le pays avec

toute sa famille parce que le père avait trouvé un poste sur la côte Ouest. Tous les amis ou

presque l’avaient accompagné à Mirabel, toi seul chez toi, la punition, pas d’au revoir. De toute

façon, tu t’étais déjà habitué depuis deux mois à faire l’amour à son fantôme.

Deux ans plus tard, tu atteignais le seuil d’obésité. Cette béance qui se creusait à même ton

ventre, il te fallait bien la gaver, à bloc pour taire la plainte qui gonflait : blocs de fromage aux

micro-ondes, pintes de Pepsi, chips, chocolat, et cetera. Les diversions d’un abandon dans

l’abdomen : occuper le manque qui ne se reconnaissait pas encore, pas de nom, d’explication,

juste un réflexe sans démarche : te la bourrer.

Une fois seulement est-il revenu dans le quartier avant l’été 95, juste de passage durant la

fête de fin de cinquième, un party mixte dans la piscine. Toi, tu sortais avec Karine Laprise qui

s’en foutait que tu sois gros. Tous les garçons et tes cent soixante livres aviez changé ensemble

vos shorts pour des maillots dans le cabanon de Phil Groleau, sauf Carry qui ne voulait pas

devant les autres, qui s’était changé après tout le monde. Et tu tremblais à l’idée de ce spectacle

que tu aurais pu toucher du coin de l’œil, offert juste à des murs qui sentaient le gaz, le chlore et

le gazon. En haute tension, le cœur bien gras du petit Jérôme, ne pas épier par la fenêtre, si on te

voyait…

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Tu n’as rien fait, tu t’es puni juste un peu plus en évitant de lui parler. Toute la journée, tu

l’ignorais, et ta Karine subissait des pluies de becs quand tu sentais peser sur toi les yeux de

Carry. Ce n’était pas juste de la frime, tu l’aimais fort la belle Karine, mais comme tes mains

n’avaient pas le droit d’aller plus bas que son cou, tu l’aimais surtout de ta tête.

*****

Personne ne t’avait informé de son retour ce soir du 20 juillet 95, personne ne le savait cinq

heures plus tôt qu’il était revenu dans le coin. Tu roulais sur ton vélo en fumant des bites à la

bouteille, une prouesse dont tu étais le seul capable parmi tes chums. Dans ton sac à dos, trois

quilles de bière considérée forte à cette époque. Tu sentais le drain et la lasagne. Tu ne prenais

jamais le temps de te doucher à ton retour de chez Giorgio, trop pressé de t’étourdir. En entrant

sur le terrain de la cour d’école, tu as reconnu « Victim of Changes », de Judas Priest, qui jouait

de la vieille cassette copiée de Steve Turcotte, le ruban si usé, la mélodie ondulait presque autant

que ta voix. Puis tu l’as vu, il était là, Carry, un revenant, beau.

Plus jeune que tous les autres, il avait une apparence d’enfant devenu grand, pas un ado,

même pas encore un premier trait de puberté. Il était conforme à cette image de lui que tu avais

fait vieillir avec les ans.

Il portait un short carreauté jaune serin et un t-shirt encore plus serin. Ses cheveux bouclés

bronze étaient à peine plus courts que ceux du David de Donatello, que tu ne connaissais pas

encore, pour toi David c’était un voisin nerd qui mangeait ses crottes de nez. Son visage encore

épargné des bombardements hormonaux correspondait à l’idée que tu t’en étais faite : taches de

rousseur à peine visibles sur peau cuivrée, petit nez un peu retroussé, lèvres généreuses à la

géométrie très féminine, un petit espace entre ses palettes et deux yeux tristes pourtant luisants.

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Il s’est levé pour venir à ta rencontre, a tenté une accolade, son bras droit étendu sur tes

épaules pleines de pustules. Toi tu as fait l’aimant inversé, sans te décoller, juste te tenir loin,

tièdement distant : ne pas laisser de trop intenses papillonnements afficher leur suite joue rouge

sur ton visage.

- Sapristi, Jérôme, toi aussi t’es rendu un homme!

C’était de plus en plus vrai, tu y étais presque, peut-être à quelque cent mille poils d’être un

vrai homme, même si tu en avais la forme. Vous vous êtes mis au courant des évènements récents

de vos jeunes vies, de ta main tremblotante la Molson XXX qui se vidait à grandes lampées.

Après deux minutes de dialogue, vous étiez tous les deux assis avec les autres, la discussion

coulait au rythme de la boisson, comme si toujours Carry avait été du nombre, un serin parmi le

casting de The Lost Boys. Vous parliez de tout et de rien, toi tu parlais beaucoup, des filles

surtout. Tu surenchérissais gauchement ton rôle de grand macho, un Burt Reynolds avec trois

poils sur la poitrine et une voix de Janine Sutto.

- Ah oui, même toi, Jérôme, t’as déjà couché avec une fille?!

Le ton surpris de sa question contenait quelque chose de suggestif. Tu commençais à le

craindre, le beau Carry. Tu te souvenais de son impudeur sept ans plus tôt, lui qui voulait

t’imposer de vous afficher tout arc-en-ciel comme un drapeau à votre école. Tu avais une

costaude réputation à préserver. Et s’il perdait en subtilité, s’il évoquait votre passé, lui qui

voulait sortir de son placard à l’âge où d’autres craignent encore d’y voir des monstres?

Tu t’es montré encore plus gras dans tes remarques machistes, chacune de tes phrases

contenait ou bien le mot « touffe », ou bien le verbe « fourrer », ou bien l’expression « lui v’nir

dans face ». Ses yeux septiques et ses mimiques de petit moineau accueillaient en douche froide

tes phrases carrées. Tu jetais ton dévolu sur le cas de Julie Lefevbre, que tu avais prise dans un

fossé au bord de la voie ferrée. Pas de mensonge, tout était vrai, tu l’avais effectivement fait avec

66

elle un soir en mai, deux mois plus tôt. À peu de nuance que c’était vrai, ce n’est pas toi qui le

voulais, c’est elle qui t’avait presque violé, la nymphomane de service avec ses seins gros D. Tu

avais eu de la misère à bander. Tu avais dû le faire en levrette afin d’en venir à bout, les yeux

fermés, caressant entre tes oreilles les fesses de Carry pendant que ta présence presque en

hypnose se démenait derrière Lefevbre.

- Ah ouin, eye, ça me surprend ! L’as-tu fait d’autres fois, avec une fille?

« Avec une fille », cette précision, tu angoissais, il te fallait agir et vite. Tu as commandé un

petit concours de cale et tu as servi trois bites massives à la menace, histoire de l’amocher pour

qu’il se taise. Et puis encore un autre concours, le stress aidant, tu gagnais vite. Après une heure,

Carry était zombie et toi, en paix. Les autres sont tous partis au dépanneur-cantine aller chercher

leur lunch de nuit, deux bons roteux pour les plus riches, et pour les pauvres, un sac de chips.

Et tu t’es retrouvé seul avec cette forme réelle de ton fantasme, assis sur des séismes et lui les

yeux plombés, sa tête trop lourde sur son cou de pâte. La jouant plus soûl que tu l’étais pour te

donner des positions plus stratégiques, tu t’étais étendu sur le côté, lui bien assis juste devant toi.

Ta tête échappée molle sur ton biceps, tu visais loin en dessous des ses shorts carreautés jaune. Le

sous-vêtement, lui, était rouge, et toi le taureau au mince duvet tu te retenais pour ne pas charger;

tu restais en mode figé, si on t’épiait à ton insu, tu ne savais pas, pas de risque à prendre...

Tu as attendu les autres, cloué à ton silence autant qu’à ton orgueil, scannant au ralenti les

images dissimulées au bout de ses cuisses. Tu aurais pu lui dire : « viens, on s’en va, les autres

ont dû rentrer. Viens, dors chez moi », mais tu t’es contenté d’imaginer le scénario : vous dans le

sous-sol de ta maison, seuls sans regards.

Tes amis sont revenus et la soirée s’est terminée, comme de coutume, par un combat de

crachats à la figure ; ça te convenait bien, tu avais ravalé tout un lac. Carry restait avachi dans son

coma, et toi tu réfléchissais à une manière de faire en sorte qu’il n’intègre jamais votre cercle.

67

*****

Ça a marché, les semaines suivantes avec ta voix nouvellement muée, en son absence tu le

raillais d’être impubère, le traitait de fif pour rentrer le soir te masturber en pensant à son

impuberté et sa fifure. Carry n’a plus jamais été invité à se joindre à vous pour une soirée. Tu

étais le VP de la bande, le deuxième tough chez les plus tough du quartier, et tu ne voulais pas

être détrôné par ton désir trop apparent, par ton passé ; tu ne voulais pas finir rejeté, fif.

L’année scolaire a débuté et votre gang en dessous de l’aile E se tenait à cercle clos, étanche

à la présence du petit Carry que tu saluais à peine quand tu le croisais. Des fois, il réussissait à

s’immiscer entre vos épaules, les autres lançaient des craques voulues subtiles sur les tapettes,

sinon c’était le silence que vous faisiez peser sur sa présence. Ces fois où il faisait irruption dans

votre spot VIP, tu absorbais l’image de son visage et de son corps à œil fuyant, et le plus souvent

tu te rendais ensuite dans une cabine de toilette.

Puis un midi, alors que ton cours de morale avait fini un peu plus tôt qu’à l’habitude, tu

attendais tes chums à votre spot habituel, les écouteurs indécrochables à tes oreilles qui te

crachaient du Gamma Ray. Carry était sorti avant les autres, il n’y avait personne pour vous

surprendre, tu as donc osé lui dire une phrase, et il t’a invité à venir dîner chez lui, en précisant :

« ma mère s’ra pas là ». L’idée de le suivre te bombardait d’images peu subtiles, mais ce fut non,

tu ne voulais pas subir plus tard toutes les questions de tes amis : « t’as dîné où, coudonc,

l’gros? », tu ne voulais devoir répondre : « ch’tais chez Carry » et les entendre, dubitatifs :

« depuis quand tu t’tiens avec le fif? » Pas de risque à prendre…

- Ah, désolé, Carry, on dîne chez Valentine c’midi pis y faut qu’on parle de choses ben

privées.

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Les autres sont sortis au son de la cloche, et vous êtes partis, laissant Carry en plan comme

s’il était juste une brique au bas du mur. Tu venais de te créer un second j’aurais-pu, un j’aurais-

dû en germe, un autre film à encoffrer en chambre noire. Plein d’autres scènes imaginées que tu

allais ruminer pendant des mois, pendant des ans, comme un chewing-gum qu’on prend pour

éviter de manger.

La quatrième secondaire a terminé, Carry ne venait plus vous déranger, ne venait plus étendre

sa tache rose sur votre barrière. La cinquième a commencé, s’est déroulée, tu ne le voyais même

plus dans les couloirs, en dessous de l’aile E. Peut-être était-il là, fait transparent par ton refus,

ton ignorance forcée.

*****

Ce qu’il a fait ensuite, après le secondaire?, tu te l’es bien demandé. Était-il retourné à

Seattle où il avait retrouvé ses vieux amis? Avait-il subi le sort souvent réservé aux rejetés, celui

de prendre l’ordinateur pour confident? T’avait-il désiré, toutes ces années? De ton côté, avec le

temps, le fantasme s’était estompé, dilué dans ceux que tu entretenais pour certaines filles, Karine

Laprise en première place.

L’épisode gay de ton existence était réduit à un souvenir, mais quelque chose dépassait de

cette empreinte, tu t’y enfargeais. Ce reste te condamnait à une identité dubitative. Pendant tes

cours d’arts au cégep, dès que tu entendais « tapette », « fif » ou « homo », assis en classe, ta face

devenait toute rouge, comme si tu en étais un dans le placard et que ces mots rendaient la porte de

la garde-robe transparente.

Puis, après des mois de gym, ton corps était devenu plus qu’acceptable malgré un reste

d’enrobage. En dix semaines, vingt livres de moins sur ta cuirasse. Et tu as rencontré Isa,

69

proportionnellement androgyne à l’androgynie de Carry, comme une symétrie au féminin, un

prolongement dans l’autre sexe.

Après un an, c’était fini, Isa et toi. Ce n’est ni elle ni toi qui avait mis fin à cette union, c’était

cette boule têtue au fond de ton ventre, du trouble anxieux dirait ta psy un peu plus tard. Tu

effleurais l’idée que cette angoisse soit celle du gay en toi qui protestait, celle du monstre tapette

qui voulait se faire ta peau, mais tu la chassais vite de tes pensées, l’idée. Elle ne te convenait pas.

Et puis deux ans plus tard, un peu avant la fin de ton amitié avec l’acteur, elle s’est mise à te

harceler. Carry mal englouti avait refait surface dans ton imaginaire, et tu es parti à sa recherche.

*****

Tu n’as pas eu à te rendre bien loin pour le trouver, pas de voyage à Seattle, pas de Claire

Lamarche. Tu te souvenais qu’une connaissance de Boucherville était sa petite-cousine. Tu l’as

contactée pour qu’elle te donne ses coordonnés, et tu as appelé Carry. Tu ne savais même plus

exactement pourquoi tu faisais ça, quel était le but de ta démarche. Après deux coups, ça a

décroché, une voix d’homme profonde et grave, tu as figé.

Ta déception devant sa voix te confirmait la nature de tes intentions. Tu aurais voulu te faire

répondre par cette voix pas encore muée, une voix de fille. Tu souhaitais le retrouver, Carry, tel

qu’il était quand tu l’avais abandonné, comme si tu retournais en 1995 pour enfin vivre en vrai et

au complet le film dont tu n’avais tourné que le générique.

Vous vous êtes parlé : silences, malaises. Vous évoquiez vos jobs, vos études, vos passe-

temps, quasiment comme si c’était un appel télé-rencontre. Puis il t’a posé une question sur tes

amours, tu as fait vague, tu lui as retourné la question, il a fait un peu moins vague : célibataire

depuis qu’un vieux con l’avait quitté. Il t’a demandé pourquoi tu le contactais, tu lui as dit que tu

70

préfèrerais lui en parler en face à face. Il comprenait. Vous avez raccroché après qu’il t’ait

demandé ton numéro pour mieux te rappeler quand il aurait un peu de temps libre, « sans doute

demain », avait-il dit.

À cette époque-là, Facebook n’existait pas. Tu croyais qu’il n’y avait aucun moyen de savoir

de quoi ton vieux fantasme avait l’air maintenant qu’il était homme, jusqu’à ce que tu te dises

qu’un ingénieur informatique auteur de deux ouvrages devait avoir sa face quelque part sur un

site web. Tu as tapé son nom sur google, tu as cliqué « images » et son visage est apparu au-

dessus du titre d’un livre qui contenait le mot « hardware ». Ça ne pouvait être que lui.

La mâchoire t’a décroché. Ce grand fantasme que tu avais traîné pendant presque vingt ans,

le beau Tadzio était devenu un Pierre-Jean-Jacques, un petit monsieur dans un complet veston-

cravate, la tête rasée pour dissimuler sa calvitie, et un double menton; un monsieur gras, le petit

Carry, avec au centre de son visage une moustache. Pas une deux-doigts comme la mascotte du

Giorgio, une Fu Manchu qui se voulait hip, mais malgré tout, la preuve du poil.

Le lendemain de ton appel, tu as téléphoné chez Bell et tu as demandé de faire changer ton

numéro de téléphone. Plus jamais tu n’as vu ou entendu Carry.

Sylvette Lamothe et tes visées

72

Tu n’aurais jamais dû te retrouver là. Tu y étais allé pour te faire voir. C’était le party

suivant la cérémonie de remise des prix Jutra. Presque tout le gratin cinématographique s’y

trouvait, toutes les vedettes de notre mini-Hollywood dans leurs belles robes Simmons et leurs

complets Mexx. Tu étais impressionné par ces présences photogéniques, fier d’être du nombre,

même si tu y étais un sans nom.

Tu connaissais bien la méthode pour te tailler une place dans ce milieu. Il te suffisait de

faire l’important en gestes et en paroles afin qu’on te croie au moins un membre lointain de la

grande famille : ne pas te montrer trop intéressé par les basses castes qui venaient t’aborder, et

saluer d’un petit hochement de tête discret les plus glamours, comme s’ils étaient supposés te

reconnaître. La stratégie te réussissait bien, le plus souvent, on te répondait de la même façon ;

certains, plus chaleureux, te lançaient même : « Eye, salut toi, comment ça va? » alors qu’ils ne

t’avaient pourtant jamais vu auparavant.

Et à force de te voir aller, on se disait : « mais oui, lui, c’est Chose, quelqu’un c’est sûr, il

semble connaître tout le monde. » Au fil de la soirée, on te laissait de plus en plus prendre place

dans les cercles cinq étoiles. Comme on te demandait à tout coup dans quelle branche du domaine

tu œuvrais, tu te présentais comme scénariste, avec deux projets en pré-production. On te

demandait quelle boîte, quel producteur, mais tu prétendais préférer ne pas en parler, par simple

superstition, un bon moyen d’éviter de devoir répondre : « personne ou presque ». Tu avais

73

effectivement deux courts-métrages entre les mains d’un de tes amis faiseur de pubs, mais les

projets étaient en pré-production depuis trois ans. Ce n’était pas grave, l’important était que tu

atteignes le stade de déjà-vu-celui-là, tout deviendrait facile ensuite.

Toute cette attention qu’on t’accordait te grisait d’un espoir hors proportion, ta stratégie

était d’une intuition si fine, tu le croyais. Tu ne pouvais pas te douter que, dans les faits, cet

intérêt qu’on te portait, c’était surtout grâce à Sylvette, qui t’avait déjà présenté à ton insu; plus

encore même, qui t’avait annoncé.

*****

Tu avais été surpris qu’elle te propose de te joindre à elle pour cette soirée sur le célèbre

tapis rouge. Vous vous connaissiez depuis un mois à peine et vous vous étiez vus seulement deux

fois, toujours en compagnie de Jean-Marie. Tu craignais de n’avoir rien à lui dire, de subir ce

malaise qui peut sévir entre deux personnes qui sont devenues amies plus rapidement qu’elles

n’ont appris à se connaître. Mais bien sûr, tu n’allais pas laisser passer cette occasion. Enfin les

portes de la section prestige du show-business s’ouvraient à toi. À vingt-trois ans, tu étais déjà

très en retard dans ton projet d’enfant prodige du cinéma. Il te fallait avoir scénarisé au moins un

long-métrage avant trente ans pour accéder au statut de grand génie, pour impressionner

l’Histoire. Aujourd’hui, tu comprends bien que l’avenir s’intéressera autant à toi que toi à Pierre

Tremblay, un enseignant de St-Hilaire qui peint des toiles à numéros pour ne plus penser à boire.

*****

74

C’est dans le contexte universitaire que tu as rencontré Sylvette, que tu connaissais déjà

bien sûr de nom, d’abord parce qu’elle était une cinéaste reconnue, et plus spécifiquement parce

qu’elle avait été la réalisatrice d’un film dans lequel Justin Laprise avait tenu un premier rôle.

Votre connaissance en commun te donnait un bon prétexte pour l’aborder après sa conférence.

Mais tu ne l’avais pas approchée directement, tu ne voulais pas faire la file pour lui parler de ses

films et de Justin entre deux autres étudiants. Tu étais l’assistant du professeur et tu considérais

que ça te méritait un petit traitement de faveur. Tu allais être le dernier à lui parler pour pouvoir

prendre tout ton temps.

Tu t’étais donc rendu voir Jean-Marie, avec qui ta relation commençait à dépasser le cadre

professionnel, et tu lui avais fait part du fait que ton meilleur ami avait tenu le rôle de Charles

dans le dernier film de Lamothe. Il t’avait discrètement signifié d’attendre un peu, t’avait

demandé ton avis sur le titre du projet qu’il soumettrait pour subvention, et quand les autres

étudiants furent tous partis, il t’avait présenté à la cinéaste comme son meilleur étudiant des dix

dernières années. « Et c’est un ami de Justin Laprise », avait-il précisé pour mousser encore

davantage ton importance.

Tu as échangé un peu avec celle qu’il avait qualifiée de grande amie immémoriale. À

peine t’avait-elle salué que tu les louangeais déjà, elle et son œuvre. Tu la félicitais pour sa

présentation d’une sobriété tellement modeste. Tu la disais un des plus grands monuments du

féminisme, et elle calmait tes ardeurs en nuançant tes mots, ses yeux comme ceux d’un comique

qui freine les applaudissements de la foule d’une main pendant que de l’autre qui s’agite à

hauteur de hanche il en réclame davantage. Tu lui mentais généreusement, tu avais toujours

soutenu auprès de tes amis que ses films souffraient d’un didactisme à la Passe-Partout.

Comme tu le faisais avec tes professeurs, tu ne posais pas tellement tes questions à

Sylvette par véritable curiosité, mais bien pour faire valoir ce que tu étais certain d’avoir déjà

75

compris. Des questions auxquelles la seule réponse attendue était un compliment offert à ta

perspicacité.

Tu avais fait si bonne impression que Sylvette et Jean-Marie t’avaient offert de les

accompagner pour prendre un verre. Et c’est à bras battant fièrement au rythme de ta démarche

haut perchée que tu les as suivis jusqu’à l’Amère à boire. Tu espérais que certains de tes

camarades de l’université s’y trouvent quand tu y entrerais. Ton vœu avait été comblé, celui qui

se prenait pour une tête forte dans ton cours sur Yourcenar était assis à une table tout près de la

porte. Tu l’as salué tièdement, un peu de haut, sans trop sourire, comme n’importe quel VIP

devant un moins VIP. Tu trépidais à l’idée que, dès le lendemain, toute la faculté puisse être au

courant de tes fréquentations haut de gamme.

À ta suggestion subtile, vous avez pris place à une table près de la balustrade sur le plus

haut plancher du bar. Vous vous êtes mis à boire en discutant de grands sujets humanitaires et

esthétiques. Tu lui faisais bonne impression, à la Sylvette, ça se sentait. Elle t’avait même donné

une tape sur la cuisse en s’esclaffant après une de tes blagues sur le clan Bush. Tout se déroulait

comme si c’était la centième fois que vous étiez tous trois réunis, comme si tu avais été à leur

côté en train de pleurer au référendum de 80; comme si vous aviez fait les 400 coups de narine

ensemble durant l’époque disco.

Sylvette se montrait assez curieuse à ton endroit, te posant plusieurs questions sur ton

enfance, sur ta famille et tous tes rêves. Tu lui répondais de manière concise. Tu étais ton sujet de

discussion favori, mais tu jouais à celui qui ne mérite pas cette attention, toi qui n’avais pas

encore de nom, juste de bonnes notes.

Puis tu as réussi à mentionner que tu t’adonnais à l’écriture de scénarios, te qualifiant de

scribouillard néophyte, toi qui avais déjà répété au moins cent fois l’allocution que tu allais servir

à l’audience pâmée quand on te remettrait ton premier prix Jutra. Et comme tu considérais

76

déplacé d’épiloguer sur tes « petits balbutiements scénaristiques » quand Sylvette, les yeux

brillants, t’interrogeait sur tes méthodes de travail, tu lui répondais en évoquant tes sources

d’inspiration : ses films ou ceux des cinéastes qu’elle avait nommés plus tôt en énumérant ses

influences. Tu lui badigeonnais bien l’ego et elle essuyait concrètement tes mots en balayant l’air

de sa main qui te disait « ne beurre pas trop », son menton pourtant bien relevé.

C’est Jean-Marie qui, vers une heure, a annoncé la fin de la soirée. Sylvette venait tout

juste de te proposer de lui envoyer un de tes scénarios. Tu débordais de ta contenance, rempli

d’espoir qu’elle te trouve bon, de lui en mettre plein la vue, elle une cinéaste de renom,

récipiendaire de deux nominations. Vous vous êtes salués devant le métro, eux en attente d’un

taxi. Jean-Marie t’a levé le pouce à l’insu de son amie pendant qu’elle te prenait dans ses bras

comme un intime de longue complicité. Tu venais de marquer gros. Tu as poussé d’un doigt léger

la porte battante de la station Berri, l’adresse courriel de Sylvette Lamothe inscrite sur le rabat de

ton paquet de cigarette que tu as admiré tout le reste de la soirée comme un trophée.

*****

Le lendemain matin, tu t’es réveillé en trombe et t’es précipité vers ton ordinateur pour

retravailler un scénario. Tu t’efforçais de placer dans tes didascalies des précisions sur les lieux

d’action et les costumes des personnages qui produiraient des symboles associés au féminisme et

au nationalisme, comme on en retrouve de nombreux dans l’œuvre de Lamothe. À ta protagoniste

qui affichait un style gothique dans ta première mouture du scénario, tu faisais dorénavant porter

un chandail de Playboy, et la scène finale du film ne se déroulait plus au Parc Laurier, mais bien à

la Place Gérald-Godin. Tu te disais que Sylvette avait plus de chance d’être séduite par ton projet

si elle y reconnaissait une communauté d’esprit avec son œuvre.

77

Deux jours plus tard, tu recevais un message d’elle, un envoi de groupe sur les

barbarismes de la nouvelle grammaire. Sur le coup, tu avais été déçu qu’il ne s’agisse pas d’un

courriel de félicitations au sujet de ton scénario, mais tu t’étais ravisé en remarquant que ton nom

se trouvait parmi des destinataires tels Pol Pelletier, Robert Lalonde et James Hyndman. Tu n’en

revenais pas de la facilité avec laquelle on t’avait fait entrer au sein de la clique, un bon contact et

toutes les portes allaient s’ouvrir d’un souffle. On allait enfin te faire cette place dont ton ami

Justin t’avait toujours jalousement bloqué l’accès.

Ce n’est que deux semaines plus tard que tu as reçu le courriel tant attendu. Les seules

annotations positives que Sylvette avait insérées en marge de ton scénario consistaient en un

bonhomme sourire après la précision « de Playboy » suivant le mot « chandail » dans ta

description du costume de l’héroïne, et de trois points d’exclamation reliées à l’indication « Place

Gérald-Godin » à la dernière scène du film. En somme, Sylvette te suggérait de faire commencer

l’intrigue là où elle se dénouait et de privilégier un ton comique plutôt que dramatique. Elle avait

quand même fini son message sur une note d’encouragement : « en écrivant un scénario comme

celui-là à chaque semaine pendant deux ou trois ans, le temps de te faire la main, tu vas pouvoir

un jour produire quelque chose de prometteur. » Sylvette redevenait aux yeux de ton ego blessé

une petite cinéaste de deuxième ordre.

Mais bien entendu, tu ne lui as pas répondu par une remise en question de son jugement

critique et de son talent, tu ne voulais pas perdre ta plug. Tu lui as écrit que ses commentaires

t’apparaissaient d’une évidente justesse maintenant que tu relisais ton scénario à la lumière de ces

derniers, et tu l’as remerciée d’avoir trouvé le courage de se rendre à la dernière ligne de ce que

tu qualifiais de « vagissement scénaristique ».

Il t’a fallu attendre cinq jours avant de pouvoir évaluer jusqu’à quel point tu t’étais

dévalorisé aux yeux de tes nouveaux amis avec ton scénario de novice. Après votre cours du

78

jeudi soir, Jean-Marie t’a demandé si tu étais libre le samedi et t’a invité à venir souper chez lui

en compagnie de Sylvette. De toute évidence, tu ne t’étais pas embourbé au point de les rendre

indifférents à ton endroit. Et c’est le cœur gonflé d’une promesse renouvelée que tu es rentré chez

toi après avoir fait un petit détour par la Boîte Noire pour te louer toute l’œuvre de Lamothe.

Après ta défaite comme scénariste, tu souhaitais au moins pouvoir faire la preuve de ta puissance

d’analyste.

*****

Ton entreprise s’était néanmoins avérée vaine. À peine avais-tu eu le temps de déboucher

ta première bière dans la cuisine cossue de Jean-Marie que Sylvette t’informait du règlement qui

stipulait, entre autres, que le sujet du travail et tout ce qui s’y rattache ne peut pas être abordé

durant les soupers à domicile.

Un sourire en coin, Sylvette t’avait lancé : « Fait que, si tu veux d’autres commentaires

sur ton scénario, va falloir aller dehors ou que tu m’invites à boire un pot un autre tantôt. » Jean-

Marie avait répondu à sa remarque par un petit clin d’œil complice, que tu avais été tenté

d’interpréter comme l’indice d’un flirt entre eux, même si cette hypothèse te semblait très

farfelue. Jean-Marie était en relation avec la même femme depuis des lustres, et il était beaucoup

plus beau que Sylvette n’était belle, lui qui faisait dix ans de moins que son âge, tandis qu’elle

affichait bien ces cinquante ans mal entretenus avec ses quarante kilos de trop et son apparence

d’adolescente qui se lave seulement quand on le lui demande.

Tu te demandais de quoi vous alliez bien pouvoir parler si le sujet du cinéma était

proscrit. Après que Sylvette et Jean-Marie se sont mis à jour sur les évènements récents de la vie

d’amis qu’ils partageaient, et qui étaient tous au moins un peu célèbres, la discussion a bifurqué

79

des amitiés vers les amours. Vous vous êtes installés à table et Sylvette se montrait de moins en

moins loquace alors que tes questions sur son intimité gagnaient en impudeur au rythme de ton

ivresse. Quand, par un trop grand sentiment de proximité entre elle et toi, tu as eu l’audace de la

questionner sur sa dernière relation, Jean-Marie a donné un petit coup de pied sur ton tibia pour te

signifier de ne pas t’aventurer sur ce terrain-là. En synchronie avec le pied de son ami, Sylvette

avait lancé : « Ça Jérôme, c’est du domaine privé, et le règlement nous interdit de parler de ça. »

Tu avais la juste impression que ce règlement puéril s’élaborait au fur et à mesure,

comportant de nouvelles clauses au gré des tabous. Malgré cette règle récente, Sylvette t’a

retourné la question par une flatterie voulue subtile qui a rendu ton visage tout cramoisi : « Toi,

beau comme t’es, ça doit pas faire si longtemps que t’es célibataire?! » Tu as répondu par une

grimace de négation, à laquelle elle a réagi par un sourire compatissant rempli de connivence.

Puis, elle t’a demandé ce qui te plaisait chez une femme et tu lui as répondu ce qu’elle

voulait entendre : « Moi, ce qui me fait bander, c’est juste l’intelligence. » Elle a souri avec

satisfaction et, après avoir jeté un regard en coin à Jean-Marie, elle t’a demandé, mi-figue, mi-

raisin : « Et moi, me trouves-tu intelligente? » Sa question t’avait mis mal à l’aise, elle l’a

remarqué. Tu lui as quand même répondu que oui, que tu la trouvais même brillante, mais que,

comme il t’était interdit de parler du travail, donc de son œuvre, tu ne pouvais lui expliquer ni

comment ni pourquoi. Elle a frotté ta tête d’une main vigoureuse, comme une mère le ferait avec

son fils qui vient de briller par sa finesse.

Jean-Marie s’est mis à cogner des clous vers minuit, et Sylvette profitait de son sommeil

pour te parler de ton scénario, transgressant la première règle du règlement, comme si vous étiez

tous deux d’une plus grande complicité qu’elle et son grand ami immémorial. Vous avez lavé

toute la vaisselle, votre hôte a fini par trouver les forces pour se relever et vous a raccompagnés à

la porte. Avant de partir chacun de votre côté, Sylvette t’a serrée dans ses bras massifs, un effluve

80

rance émanant de ses aisselles malgré l’épaisseur de son manteau de laine. Juste avant de te faire

dos, elle t’a proposé de lui renvoyer ton scénario retravaillé, « parce qu’un talent comme le tien,

ça restera pas longtemps dans l’ombre ».

*****

Tu retrouvais ce sentiment d’appartenance à un clan que tu n’avais pas éprouvé depuis ton

arrivée à Montréal. Jean-Marie ne te recevait plus de manière expéditive à son bureau entre deux

autres rendez-vous pour faire le point sur vos recherches, vos rencontres hebdomadaires se

déroulaient maintenant chez lui. Quand tu parlais de lui à tes parents, tu ne disais plus mon prof,

mais bien mon pote. Et tu as réécrit ton scénario. Tu lui as créé du sur-mesure, à la Sylvette,

l’application littérale de toutes les suggestions qu’elle t’avait faites. Tu aurais pu le signer de son

nom, ton court-métrage.

Deux jours après que tu le lui aies fait parvenir, elle te répondait par un courriel d’au

moins mille mots à l’intérieur duquel elle clamait ton génie : « Si je réalisais encore des courts-

métrages, je serais déjà en train de faire le découpage technique. » Elle t’en disait peu sur ton

travail, plus sur ce qu’elle en ferait. Tu le remarquais à peine, ton amour-propre bien trop gavé

pour laisser place à ton jugement. D’être considéré comme un génie par une cinéaste réputée te

suffisait comme analyse. Son courriel se terminait par une invitation à l’accompagner à la

cérémonie de remise des prix Jutra. Tu n’en revenais de tout ce que tu allais pouvoir retirer de

cette amitié instantanée.

*****

81

Assise à côté de toi dans les gradins du St-Denis, Sylvette s’était fait toute une beauté

pour l’évènement : robe de soirée, coiffure montée, parfum puissant et couche épaisse de

maquillage. Les gens du milieu ne semblaient pas tellement s’interroger à savoir qui tu étais. Tu

étais avec Sylvette Lamothe, tu étais donc quelqu’un. D’ailleurs, les caméras n’hésitaient pas à

glisser sur toi en balayant l’audience. Tu avais hâte de voir ta bette à la télé. Tu avais hâte qu’on

te dise qu’on t’avait vu.

La cérémonie s’est clôturée et la foule s’est déplacée vers la cinémathèque pour le party.

Jusque vers minuit, Sylvette te laissait aller, venant te voir seulement à l’occasion pour te faire

part de potins sur tel ou telle qui se trouvaient dans votre champ de vision. Elle te présentait

parfois à certaines connaissances, mais pas encore à ceux et celles dont elle t’avait parlé comme

des intimes.

Justin n’était pas là pour te faire de l’ombre quand tu te mêlais à certains groupes. Tu

usais bien de ton charisme, tout débordant d’énergie sur cet immense tapis rouge, tu en avais

presque l’éclat d’une star. D’ailleurs certains, dont Yves Corbeil, t’avaient demandé si tu étais un

comédien. Tu étais Icare attiré par des flashs de caméra et tu volais fièrement avec les ailes que

Sylvette t’avait construites.

En fin de soirée, assise seule à une table avec toi, Sylvette s’était mise à tâtonner le jonc

que tu portais à ton index, à l’enlever de ton doigt pour le mettre à son pouce et ensuite te le

glisser dans l’annulaire de la main gauche. En vous voyant aller, son ami Michel Poulette avait

lancé : « Coudonc, vous deux, allez donc vous prendre une chambre d’hôtel! »

Sylvette ne s’était pas montrée choquée par la remarque du bonhomme, bien au contraire.

Elle avait réagi par un sourire voulu plein de pudeur, mais qui était en fait grassement lubrique.

Tu étais dégoûté, mais tu n’avais pas osé déprendre ton doigt d’entre ses pattes.

82

Quelques minutes plus tard, ta main toujours prisonnière, certaines de ses meilleures

amies de se sont présentées à votre table. Tu as enfin compris ce qui expliquait l’accueil familier

que t’avaient réservé certains artistes, de même que la méfiance ou le dédain dont d’autres

avaient fait preuve. C’est Micheline Lanctôt qui a lancé : « Ah, fait que, c’est lui, Chose, ta

nouvelle flamme! » Et toutes les amies se sont esclaffées d’un rire rempli de sororité,

complimentant ton apparence sans vraiment te regarder, sinon comme petit chien docile.

Tu t’en doutais bien que Sylvette… tu le savais sans te l’avouer. Tu te souvenais. Pendant

que Jean-Marie dormait sur sa chaise à la dernière heure de votre fameux souper : Sylvette qui

t’avait enlacé pour laver ses mains, alors que tu étais collé sur le comptoir devant l’évier en train

de récurer les chaudrons sales, son ventre débordant sur tes reins; cet élan sec par lequel elle

s’était décollée de ta présence paralysée, froissée par ta froideur. Puis ta manière de rétablir

l’harmonie entre vous, ce doigt que tu avais laissé glisser sur son poignet quand elle t’avait tendu

le limonadier pour que tu ouvres une dernière bouteille. Et cette étreinte interminable sur le

trottoir avant que vous ne partiez chacun chez vous, tu en avais gardé la sensation. Par intérêt, tu

t’étais laissé te prostituer pendant sept secondes bien comptées : « mille et un, mille et deux,

mille et trois… » Il t’avait fallu feindre d’éternuer pour te déprendre de ses bras.

À partir de ces petits contacts pleins de malaise, Sylvette s’était élaboré tout un scénario,

un scénario où tu te transportais l’extase en dix-huit roues. Elle avait donc parlé de toi à tout son

entourage comme d’un amant, d’un amoureux. Les grandes figures du milieu que tu souhaitais

coloniser pensaient que tu roulais avec Lamothe, que tu te prostituais en vue d’atteindre la gloire.

Tous ces artistes qui souriaient en coin en te parlant le faisaient sans doute en t’imaginant en train

de swinger les bourrelets de ce monument du féminisme.

Tu n’avais pas eu l’audace d’infirmer les propos de Micheline Lanctôt, tu ne voulais pas

humilier Sylvette. De toute façon, l’attention n’était déjà plus rivée sur toi, toutes les amies

83

parlaient entre elles comme si tu n’existais même pas, parlaient de toi comme si le chiot docile

dormait.

Tu attendais seulement le bon moment pour prendre la poudre d’escampette, quand

Sylvette aurait à se rendre à la toilette. Mais ta « copine » avait la vessie bien élastique, aussi

élastique que son imagination. Tu as dû attendre au-delà d’une heure avant qu’elle se lève enfin.

Tu as fait semblant de te rendre au bar et, sans même prendre le temps de récupérer ton manteau,

tu as traversé la porte en flèche et tu as sauté dans le premier taxi.

Tu ne t’étais pas fait de nouveaux amis, tu t’étais seulement fait jouer. Cela t’importait

peu. Le plus pénible, c’était de comprendre que les commentaires dithyrambiques de Sylvette au

sujet de ton scénario n’avaient été qu’un moyen, le moyen d’un but qui te voulait nu, couché sur

elle. Mais tu n’avais pas subi tout ça pour rien. Tu te disais qu’on allait au moins te reconnaître

quand tu irais cogner à la porte des producteurs pour leur soumettre un de tes projets. Et tu l’as

fait, tu as osé, tu en as sollicité une dizaine, de producteurs. En vain. On se souvenait peut-être de

toi, mais de toute évidence on ne considérait pas tes scénarios à la hauteur puisque personne ne

t’a recontacté. La place que tu avais réussi à occuper dans le milieu du cinéma se limiterait à ces

quatre secondes de diffusion télévisée où tu étais apparu dans les gradins du St-Denis à une

cérémonie de remise des prix Jutra. Dans les annales de notre histoire cinématographique, tu

allais devenir ce jeune inconnu qu’une caméra a balayé à deux reprises avant de se poser sur la

grande Sylvette Lamothe.

Herman ante-mortem

85

Il t’avait raccompagné à la porte, le visage subtilement crispé par les élancements, la

douleur dans son dos qui résonnait sur sa figure voulue impassible; par orgueil, ne pas se montrer

victime d’un corps réduit à son décompte final. Il se déplaçait à pas de zombie, titubant ses deux

litres de vin blanc au défi d’une posture travaillée statuaire, le tronc en tour de pise, comme un

vieillard boiteux tentant une parade militaire, la vieillesse refusée – comment faire autrement?,

surtout avec des cheveux encore noirs et une peau plutôt rosée.

Rendu au vestibule, il t’avait salué avec son haleine d’outre-tombe. Pas de l’ail, de

l’oignon ou de l’alcool, non : de la merde ou la mort. Avant que tu partes, il t’avait pris dans ses

bras, c’était devenu votre rituel d’au revoir, et ça te figeait encore, sur ton torse le contact de ses

pectoraux devenus mamelles à cause du traitement aux hormones, des estrogènes en guerre

contre sa prostate cancéreuse. C’était la dernière fois que ton ami te saluait debout, avec toutes

ses dents, tu ne le savais pas encore.

La soirée s’était bien déroulée, pour une soirée que tu avais voulu annuler peu avant

l’heure du rendez-vous, en prétextant une grippe, la voix forcée enrouée au téléphone, teuh teuh,

kof kof; une toux méthode Stanislavski, quelques effets spéciaux de vraisemblance pour faire la

preuve de ton état avant de raccrocher. Mais tu t’étais motivé, tu avais trouvé motif à y aller, tu

avais hâte qu’il te commente l’article que tu venais de compléter, et puis au pire, il allait toujours

y avoir les joints et les bouteilles si le temps mettait du temps à s’écouler.

86

Tu avais quitté son domicile plus tôt qu’à l’habitude, il était peut-être minuit, au mieux

une heure. Tu lui avais cogné des clous en plein visage. Assis devant toi avec tes paupières qui

s’affaissaient au détriment de ta volonté, il t’avait lu le dernier article qu’il soumettrait à

Sémiotext(e), longuement, sûrement intéressant à jeun, mais toi tout amorti par les substances…

une course d’escargots aurait fait plus divertissant. « L’indicatif présent dans Rabbit Run, de John

Updike : modalité et temporalité narratives de l’échec », c’était le titre, tu t’en souviens, tu avais

passé tout le temps de sa lecture à te le rappeler pour pouvoir le placer dans une prochaine

conversation, histoire de démontrer que tu avais bien écouté son exposé malgré tes yeux absents.

Tu tondais des moutons dans ta tête pendant que lui lisait fièrement. Les secondes se dilataient,

mais tu devais te montrer patient, car lui restait toujours alerte quand c’était toi qui lui lisais un de

tes papiers. Le retour de l’ascenseur, un ascenseur alimenté par un hamster en état d’ébriété, ce

qui restait de ta cervelle, mais quand même, pour le principe donnant-donnant être attentif, une

forme d’investissement.

Juste avant cette lecture interminable, il t’avait raconté pour la cinquième fois au moins

cette anecdote : une virée dans le Paris d’il y a un demi-siècle avec son maître de l’époque, Alec

Guinness, alors qu’Herman n’avait toujours pas abandonné son rêve d’acteur afin de devenir un

littéraire; Guinness et ses mains fouines qui l’initiait aux planches avant qu’Herman opte pour la

thèse afin de trouver un poste à l’université, pour ne pas se risquer à la misère, lui qui avait

mangé des pommes de terre toute sa jeunesse, une jeunesse de Dépression. Guinness lui avait

présenté Piaf dans sa loge. La bouche tachée de gros rouge, elle avait saisi d’une poigne rapace

son attirail pour vérifier sa consistance et dit : « D’accord, il peut entrer. » Tu les avais entendues

tellement souvent ces histoires-là, mais chaque fois tu te surprenais émerveillé à penser que ton

ancien prof avait eu pour mentor Alec Guinness, qu’il avait été le protégé du futur Obi-Wan

Kenobi, la figure même de la puissance sage pour l’enfant de Star Wars que tu étais. Ton vieil

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ami correspondait en métaphore à ton premier héros : Luc Skywalker; un Jedi, l’Herman, un Jedi

qui renversait sa seizième coupe de vin de la journée en prenant le joint que tu lui tendais en

essayant de l’écouter, un petit joint roulé serré, loin du sabre laser.

Il avait à peine réussi à avaler trois bouchées du souper gastronomique qu’il vous avait

élaboré malgré la douleur vive au bas de son dos. Des problèmes de digestion, justifiait-il à la

surprise de tes yeux rivés sur son assiette restée bien pleine. Un indice, assez pour deviner que sa

santé périclitait. Mais tu n’étais pas si attentif à lui, trop préoccupé à te faire reluire la force

analytique : le commérage comme moteur narratif dans l’œuvre de Roth; le désert en tant

qu’espace d’une quête métaphysique chez McCarthy... Trop concentré à l’impressionner, ton

ancien prof devenu ami, à faire la preuve de ton talent, comme un enfant qui a besoin

d’autocollants sur ses dictées pour attester son excellence. « Bravo Jérôme! » Un collant. « Ce

sont des pistes vraiment riches! » Deux collants. « Je crois que celle sur McCarthy va vraiment

être percutante. » Troisième collant, celui-là bombé et fluorescent.

Tu n’avais aucune peine à croire qu’il souffrait d’un grave reflux gastrique, son haleine

dominait même les relents du Reblochon que vous aviez dû jeter parce que pourri, cette pâte de

lait cru qui avait pétillé dans ta bouche. Tu n’avais jamais rien senti d’aussi pestilentiel sortir

d’une bouche que cette haleine, mais tu avais quand même su manger ta pièce d’agneau, cette

pièce à point que tu trempais généreusement dans la gelée de menthe, de la viande au Scope pour

faire passer les pétillements post-mortem du Reblochon qu’Herman avait confusément servi

avant le mets de résistance. Rapidement que tu avalais, aussi pour ne pas laisser cette image

indélogeable refaire surface entre deux bouchées, cette image qui persistait depuis ton dernier

passage à la toilette.

*****

88

C’était juste après l’entrée. Tu t’étais rendu à la salle de bains et en soulevant le siège du

bol, tu avais remarqué sur la paroi intérieure de l’anneau un petit dépôt, un morceau brun. Tu

avais hésité. Si tu l’y laissais, le vieil Herman finirait par le remarquer et rougirait peut-être à

l’idée que tu l’aies vue, cette pépite pas de chocolat. Tu t’étais finalement résigné à l’essuyer

pour épargner la dignité de ton ami. Tu avais d’abord essayé avec du papier sec, mais en vain. Il

t’avait fallu le mouiller, non sans dégoût : glisser ta langue sur le tissus en fixant le fragment de

digestion qui s’obstinait sur le plastique. Tu en avais finalement eu raison, t’étais lavé les mains

et tu avais aperçu pour une première fois sur les tablettes de la teinture à cheveux ainsi que du

fard à joues, une explication à l’apparence bien conservée de ton ami septuagénaire. Puis, tu étais

sorti de la pièce en un frisson pour te faire accueillir à la cuisine par le parfum purin du

Reblochon qu’Herman était en train de déballer, un écho aromatique au dépôt brun que tu venais

de nettoyer.

Tu te sentais presque vertueux d’avoir fait disparaître cet éclat de fèces pour éviter la

honte à ton copain, avec tes vingt-six ans qui n’avaient jamais rien torché, sinon les petites purées

de ta nièce que tu gardais adolescent, elle si mignonne, ses déjections n’étaient pas plus

répugnantes que ses futurs dessins de gouache. Tu ne te doutais pas encore à ce moment-là, dans

la cuisine malodorante de ton bon hôte, que cette haleine d’antre d’égout, que ces douleurs au

dos, que cette absence d’appétit, c’était des symptômes d’un œsophage perforé par les ulcères.

Trop de vin blanc. Du vin blanc en abondance, des aliments et plus de vin blanc, tout ça qui

traversait les trous de son œsophage pour aller pourrir dans un non-lieu de son abdomen. Tu ne

savais pas que deux mois plus tard, tu ferais irruption dans sa chambre d’hôpital alors qu’une

préposée serait en train de changer sa couche, et que tu assisterais au spectacle de son sexe mauve

plissé et pendouillant.

89

Non, tu ne doutais pas de ce qui t’attendait pendant que tu te forçais à avaler le foie gras à

peine poêlé qu’Herman t’avait servi en guise d’entrée, et dont lui n’avait été capable d’avaler

qu’une seule bouchée, une bouchée qui allait finir quelque part entre sa vessie et son propre foie.

*****

À peine un mois après ce souper, Alice, son ex-épouse, te téléphonait pour t’informer

qu’Herman reposait dans un état critique à l’hôpital : l’œsophage presque sectionné, tous ses

organes internes infectés dangereusement, ses poumons noyés de vin blanc. Tu t’étais précipité à

l’hôpital. « ICU 2 », qu’on t’avait indiqué à la réception. Tu avais mis du temps à décoder cette

expression que tu entendais comme « I see you too », jusqu’à ce qu’un panneau te révèle

l’acronyme : Intensive Care Unit 2. Tu avais grimpé les marches trois à la fois et avais franchi la

porte des soins intensifs sans avoir pris le soin de t’annoncer. Tu avais fait le tour du pallier et

avais trouvé Herman au bout de cinq tubes et d’autant de fils, autour de lui deux infirmières et un

docteur en discussion. Luc Skywalker était jaune-vert, édenté, le corps boursouflé par l’infection

sévère, ses bras tachés pourpre d’ecchymoses à cause des multiples perfusions.

Il avait de la difficulté à respirer malgré son masque; ses yeux bovins, leur sclérotique

ocre, un regard de bête qui vient d’être happée, et qui devine bien la suite des choses. Et toi le

jeunot, avec tes vingt-six ans, tu n’avais rien trouvé de mieux à faire devant le silence forcé de

ton ami que de lui annoncer qu’un de tes articles allait être publié. Il avait presque réussi un

sourire d’encouragement, satisfait, presque réussi à se soucier de ton succès, alors que la mort

faisait le guet d’un peu trop proche. Tu lui avais bien sûr d’abord posé quelques questions sur son

état, mais trop exténué par la lutte de son système immunitaire, il s’était contenté de hocher de la

tête et de chuchoter : « toi? », ta question préférée à cette époque. Et ton gros Je intelligent qui ne

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comprenait rien en bas de la gorge lui avait résumé l’argumentation de ton article. Tu lui avais

servi en downhill ton blabla rigoureux de super-héros de la lecture : « l’idée, c’est que la

polyphonie narrative dans The Rules Of Attraction puisse être comprise comme une marque de la

fin de l’individualité dans la fuite nihiliste. » Il souriait, il acquiesçait, de bien petits collants ce

rictus crispé, ce hochement de tête tombante, mais quand même…

De toute façon, tu croyais ne pas tellement le faire pour toi, cet exposé, pas autant pour te

reluire que pour l’impressionner, un cadeau : lui faire la preuve de la valeur de son travail de

directeur, lui démontrer qu’il avait bien réussi à te former en bon Jedi du littéraire; avant de

mourir, qu’il sache le legs qu’il a laissé, car dans cet état tu étais certain qu’il allait y passer avant

la nuit.

Tu ne pleurais pas, sa condition te touchait pourtant, mais il ne fallait pas que tu laisses

entrevoir ta certitude d’alors : que cette rencontre serait votre dernière; ne pas faire refléter à ses

yeux bovins l’idée de sa mort que tentaient de taire les tiens.

Tu as passé presque une demi-heure à son chevet, ce premier jour à l’hôpital, à conduire

en autiste ta conférence savante devant un organisme en pleine apocalypse, jusqu’au moment où

ton ami a levé la main et t’a donné congé. Tu as mis du temps à décoder le sens du geste, mais

son ex-femme à ses côtés, elle, avait compris bien rapidement.

Pendant les deux mois qui allaient suivre la trachéotomie d’Herman, deux mois de silence

scellé, c’est d’ailleurs souvent elle qui allait se faire sa voix, utilisant le « on » pour raconter les

derniers évènements de la vie statique de son ancien mari : « On a mangé. Ensuite, on a écouté un

peu de radio, puis on a fait des exercices pour ses poignets ». Ce « on » qui allait t’horripiler,

comme si Herman était devenu incomplet ou anonyme.

Tu es entré chez toi ému, troublé même, mais aussi bien fier de vivre si jeune une

expérience d’une telle maturité : être au chevet d’un grand malade à qui il faudrait faire

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apprivoiser la mort. Tu te disais que tout ça allait suffisamment te remuer pour te remettre à

l’écriture, un récit d’hospitalisation, tu aurais de quoi puiser inspiration. Tu en dessinais déjà la

structure dans ta tête, deux narrations qui vont à sens inverse : celle d’Herman qui décrirait la

suite des évènements par analepse, comme l’Histoire qui circule d’un présent vers le passé, et ton

narrateur-miroir qui, lui, la raconterait en ordre chronologique. De quoi impressionner les plus

pointus narratologues, tu le croyais. Un tour de force que tu n’avais néanmoins pas de temps de

réaliser, ce qu’il manquait surtout à ton CV, c’était au moins deux autres articles publiés dans des

revues de grosses pointures. Et la situation de ton ami te plaçait dans de bonnes dispositions pour

analyser The Anatomy Lesson, de Philip Roth, à la lumière des thèses proposées par Le Breton

dans Anthropologie de la douleur. De quoi produire tout un papier!

*****

Lors de ta deuxième visite à son chevet, alors qu’Herman avait maintenant une pièce à lui

entre deux rideaux, tu lui as fait part de ta recherche, encore. Tu croyais le rassurer en lui

rappelant l’atmosphère de sa pensée d’avant la chute, l’analyse littéraire, comme si tu lui

montrais une photo de sa maison, de son chien ou de sa mère. Il était toujours incapable de parler.

Pour s’exprimer, il gribouillait des mots de sa main molle sur un bloc-notes, produisant plus un

rapport de sismographe que du langage lettré. Tu n’arrivais pas à le déchiffrer, il s’en frustrait,

mais se ravisait en voyant ta mine désolée. Il se contentait de t’écouter. Ça te convenait.

Riche de nouvelles théories acquises grâce à ta toute récente lecture de Le Breton, tu

t’étais mis à parler à ton ami de l’altérité dans la douleur, de la place de la douleur dans le

dualisme corps-esprit : « La douleur reste notre incontournable aliénation, n’est-ce pas, mais par

ailleurs c’est par elle que nous prenons conscience de notre organicité qui, autrement, est

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mutisme. Donc la douleur est au cœur même de la dualité corps-esprit. Dans la douleur, le corps

devient comme étranger à soi, mais paradoxalement, l’individu se trouve réduit à sa seule

corporéité qui, souffrante, domine toutes ses perceptions. » Quelque chose de cet ordre-là, que tu

as oublié depuis. Il restait muet. C’est les machines qui répondaient pour lui, qui exprimaient la

mesure de son aliénation. Lui se trouvait limité à de petits sourires, de petits sourires vaguement

compatissants maintenant que tu y repenses, maintenant que tu es capable d’y penser en le

ressentant. Parce que l’Herman, avec la mort qui le surveillait de si près, il n’en avait strictement

rien à foutre de Le Breton. Tu aurais dû demander à ses cathéters, ce tuyau jaune, ce tuyau brun,

ce qu’ils en pensaient de la dualité corps-esprit.

Avant de partir, tu t’étais conditionné à donner un petit bec sur son front moite, « s’il

mourait cette nuit, que tu te disais, il faudrait bien que je lui aie manifesté une marque

d’affection. » Ça allait toujours être ainsi que tu concevrais les choses. Tu agissais en fonction de

ne pas regretter après sa mort, comme si tu t’observais agir depuis les yeux de son fantôme.

Pendant ces mois de visites que tu plaçais coincées dans ton horaire, tu songeais peu à la

manière dont il occupait ses jours, Herman. Toujours assis à 45 degrés, le même plafond six

heures par jour, la même télé, les mêmes douleurs et l’impotence; la nourriture fade, molle, juste

fonctionnelle. Tu pensais peu à ça. Dans ton imaginaire tu le voyais toujours devant sa classe, à

faire le clown, à resplendir de sa stature de cow-boy avec ses yeux cyniques; tout ça réduit à un

fatal auparavant. Maintenant Herman, il était seulement une fabrique de globules blancs sans

cesse menacée par la banqueroute.

Tes visites se poursuivaient, à intervalles bien réguliers, presque toujours sur le même ton.

À une exception près, peu de temps avant qu’il ne récupère la faculté de parler. Son article sur

John Updike venait de paraître dans Semiotext(e), et il t’avait prié de lui en faire la lecture. Tu lui

avais demandé s’il préférait que tu lui lises avec tes annotations et commentaires, ou sans. Il

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n’avait même pas souri. Il avait pointé du doigt le livre et donné trois petits coups de son index

sur sa couverture hors de portée. Et tu lui avais livré une lecture bien affectée, emphatique,

montant le ton aux phrases charnières du développement tissé serré, souriant et marquant des

silences mesurés après les énoncés les plus fracassants, secouant la tête, faussement halluciné par

la puissance des postulats, lui suggérant par tes grimaces qu’il avait réinventé l’herméneutique de

Rabbit Run.

Il s’en satisfaisait, de ton manège, heureux de savoir matérialisé son dernier grand

accomplissement, l’impression d’une immortalité cet article voué à l’éternel dans l’histoire de la

critique locale. D’un paquet de feuilles plein de post-it en vue de modifications futures, un corps

difforme contenant des corrections et des ajouts – ce qu’il t’avait montré lors de votre dernier

souper –, il jouissait maintenant de voir le texte dans sa forme définitive, les colonnes droites,

une couverture, la présentation formelle irréprochable. C’était un peu le contraire de son

physique, avec ses corrections chirurgicales et ses ajouts en forme de tube. Deux trajectoires

inverses : un corps, un texte.

*****

Il reprenait des forces, Herman, contredisait tous les pronostics, même les plus audacieux,

les plus optimistes. Il avait retrouvé la faculté de parler, maintenant que la trachéotomie était

cicatrisée. Il te suffisait d’appuyer le pouce sur ce petit trou derrière un diachylon au creux de son

cou, et sa voix pouvait émerger distinctement. Il disait peu, se limitait à l’essentiel pour préserver

ses forces. Il te décrivait ses multiples interventions, le drain dans l’abdomen pour vider les

déchets accumulés, la trachéotomie, les effets de la morphine, les hallucinations produites par les

antidépresseurs puissants dont on le gavait; les pneumonies bactériennes aussi, celles que lui

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donnait l’endroit même où on devait le soigner, celles qui menaçaient sans cesse sa guérison, qui

menaient son organisme en manège : recouvrement, maladie, déchéance, recouvrement, et puis

encore la maladie; celles qui repoussaient toujours sa sortie du « camp de concentration Côte-

Sainte-Catherine », comme il disait.

Mais dans l’ensemble, il allait mieux, assez pour que tu te permettes de diminuer la

fréquence de tes visites. La mort n’étant plus une certitude en mode d’attente, tu n’avais plus

autant à négocier avec l’idée de tes regrets à venir. Vous vous voyiez et vos rencontres avaient

l’allure de celles d’avant sa maladie, l’alcool en moins, les joints aussi. Il te racontait des

anecdotes, toujours les mêmes. Tu lui parlais de tes recherches, toujours nouvelles, mais avec la

même optique, celle de ta thèse. Rendu en mars, après neuf mois passés dans un même lit hormis

le bloc opératoire quelque douze fois, il te disait que votre prochaine rencontre se ferait chez lui.

Tu l’encourageais, personne n’avait imaginé ce revirement possible. Il était vraiment tout un Jedi,

Herman, pas juste dans sa tête, jusqu’aux entrailles.

Et puis à peine quinze jours plus tard, la catastrophe. Une autre pneumonie bactérienne,

celle-là fatale, une semaine avant la date prévue de son départ de l’hôpital. Son poumon droit tout

affaissé. Par lui-même il serait à jamais incapable de respirer. Alice t’a téléphoné pour te

transmettre la dure nouvelle. Cette fois, ça y était : « on est dans un très piètre état, Jérôme. »

Fini. C’était la fin, tu l’as compris. Tu t’es rendu à son chevet, l’émoi assez contenu, tu l’avais

répétée toutes les deux semaines pendant des mois, cette scène-là, celle qui précèderait l’adieu.

Parce que sa mort demeurait si imminente, tu croyais presque toujours te rendre visiter ton vieil

ami pour une dernière fois.

En quinze jours, Herman était devenu un monstre de symptômes. La maladie avait aspiré

tout ce qui lui restait de chair, ses os perçaient presque sa peau. Ses cheveux avaient blanchi à la

95

vitesse de la lumière, sa peau était devenue verte et il transpirait une forte odeur que tu avais alors

à peine déjà sentie lors de ton dernier souper chez lui : la mort.

Tu as été capable de dire à ton ami : « je t’aime », même si ce n’était pas encore tout à fait

vrai; ce ne l’est devenu qu’après sa mort, quand tu as vraiment su l’aimer pour ce qu’il était, et

non pour ce qu’il t’aidait à faire de toi. Lui t’a répondu : « prends soin de toi, beau gosse ». Rien

d’autre, il n’en avait pas la force. Tu n’avais droit qu’à deux minutes, on te l’avait bien indiqué;

trop épuisé Herman, il fallait le ménager. Tu ne trouvais rien d’autre à ajouter, et lui n’avait de

l’énergie que pour six mots-là : « prends soin de toi, beau gosse ». Pas de grand moment

épiphanique ante-mortem où vous auriez enfin pu vous dire les « vraies affaires », si elles

existent. Pas de révélation lumineuse sur le sens de l’existence comme dans les films. Rien. Juste

une remarque sur ta beauté.

Il t’a donné congé avant une quinte de toux emprisonnée, plus qu’inquiétante, ça ne faisait

aucun bruit, qu’un débattement muet, le diaphragme ne pouvant plus agir sur les poumons. Tu as

tourné la tête avant de sortir, et ce fut ta dernière image de lui : un squelette vert qui n’arrivait

pas à se vider les bronches. Tu es parti en lui disant sottement : « à la prochaine », toi qui avais

fait finir toutes tes visites à l’hôpital par un adieu à peine subtil; maintenant qu’il n’y avait plus

aucun espoir : « à la prochaine ». Et ce fut tout.