La Naissance Du Français

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origine du français

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  • QUE SAIS-JE ?

    La naissance du Franais

    BERNARD CERQUIGLINI

    Professeur l'universit de Paris-VII

    Recteur l'Agence universitaire de la Francophonie

    Quatrime dition mise jour

    14e mille

  • Avant-propos

    lentre de ladmirable exposition En franais dans le texte. Dix sicles de lumire par le livre, quipermit la Bibliothque nationale de France de faire briller de tous leurs feux parchemins enlumins,ditions rares et brouillons clbres, on pouvait apercevoir, dpos sobrement dans la premirevitrine, un manuscrit dpourvu de tout intrt. De facture ordinaire, sans ornement, comme on encopia tant entre les ixe et xe sicles, ce volume contient en effet une chronique carolingienne, quirelate les dmls sanglants des fils de Louis le Pieux. La question ne semble gure dactualit ; lachronique, de plus, est en latin. Les commissaires de lexposition ne staient cependant pas tromps,et ngaraient pas leur public. Car si lon se penchait sur le folio expos, on pouvait distinguer, guidpar lannotation marginale quune main charitable (mais fcheuse pour le parchemin) dposa dans lecourant du xvie sicle, quelques lignes qui ntaient point du latin. Au visiteur patient, et francophone,leur dchiffrement procurait une motion singulire. Car spelaient ainsi, sopposant au bloc massifde lcrit latin, quelques mots, quelques phrases de ce qui allait devenir le franais.

    Il convenait donc bien que cette chronique latine, ouverte lendroit o elle rapporte les fameuxSerments de Strasbourg, prononcs en langue romane (et en langue germanique), introduist un teldploiement de la pense rdige en franais. Car cest par ce texte que tout commence. Premiertmoignage, certes, de lcrit non latin, premire mdaille frappe dans la langue du vulgaire, pice laplus vnrable de notre Trsor. Mais creuset, surtout, o pour la premire fois on fondit la langue delchange quotidien afin de la rendre noble et mmorable. Afin de lui donner la grandeur dune languejuridique et nationale, de la confronter au latin, afin de lcrire. Avant les Serments, une parlureromane, qui sest peu peu dgage du latin, schange diversement. Aprs, le proto franais a reuune forme commune, acquis un statut politique, accd lcriture.

    Aprs les Serments de Strasbourg, et seulement aprs, le franais existe.

  • Chapitre I

    La question des origines

    digeant les premires lignes dune monumentale Histoire de la langue franaise, Ferdinand Brunotne veut retenir pour le moment que ce seul fait primordial : le franais est du latin parl (t. I,p. 16). Fait primordial et fondateur, certes, nonc simple et bref tel un axiome, dclaration enfindune vidence qui frise la banalit. Que la langue franaise provienne du latin, nul nen douteaujourdhui, et moins que tout autre les dfenseurs de lenseignement du latin, et les candidats auxconcours dorthographe. Cest oublier quun tel savoir, devenu connaissance assure mais tide, cadremental diffus, est des plus rcents, que son apparence naturelle possde une histoire. Si la linguistiquehistorique du franais est une discipline scientifique, et si tel est son axiome, il convient dexaminer laconstitution, lente il est vrai, mais exemplaire de cette science.

    Les acquis, tenus pour dfinitifs, sont clairement noncs par Brunot (t. I, p. 15) :

    Le franais nest autre chose que le latin parl dans Paris et la contre qui lavoisine, dont lesgnrations qui se sont succd depuis tant de sicles ont transform peu peu la prononciation, levocabulaire, la grammaire, quelquefois profondment et mme totalement, mais toujours par uneprogression graduelle et rgulire, suivant des instincts propres, ou sous des influences extrieures,dont la science tudie leffet et dtermine les lois.

    Lorigine ( le franais nest autre chose que le latin ) fonde, on le voit, le discours scientifiquetenu sur lvolution de la langue. Et ce discours met en uvre trois ides principales. Le lien du tempset de lespace, tout dabord, par la solution gographique apporte au problme de la diffusion dufranais national et que valorise la norme ( le latin parl dans Paris et la contre qui lavoisine ) :cest la notion couramment admise, mais que nous critiquerons plus loin, de francien, dialecte delle-de-France qui se serait diffus par rayonnement, en suivant les progrs politiques de la tachedhuile captienne . Larticulation, ensuite, du continu et du discontinu. Les gnrations qui se sontsuccd ont peu peu modifi la langue dont elles hritaient, en agissant sur tous les plans, et defaon telle que la langue, latine au dpart, est devenue une langue tout autre, le franais : il y adiscontinuit patente, voire rupture profonde entre les deux (par exemple, le latin aucellum [aukellum]et le franais oiseau [wazo] nont pas un seul son en commun). Ces modifications, toutefois, ont tapportes peu peu , par une progression graduelle et rgulire : depuis la diffusion gnrale dulatin en Gaule (ve sicle au plus tard) jusqu labandon du parler dialectal par les jeunes gnrations,aprs la Seconde Guerre mondiale, chaque classe dge, chaque gnration eut le sentiment de parlerla mme langue que ses parents ; il y a, de ce point de vue, continuit au travers de lvolution,laquelle seffectue par accumulation de traits disjoints. Ce point de vue strictement volutionniste (lagrammaire historique a baign, tout comme la philologie, dans le nolamarckisme des annes 1880) seretrouve dans la troisime ide-force de la linguistique historique, qunonce Ferdinand Brunot. Desmodifications profondes ont t apportes la langue, dit-il, suivant des instincts propres ou sous des influences extrieures . On distingue le double point de vue adoptable pour traiter delvolution linguistique, celui de lhistoire interne ou de lhistoire externe. La premire a pour objet la

    R

  • langue en elle-mme, comme organisme (ou comme espce), comme systme autonome voluantselon ses lois propres ; tudiant le dveloppement des entits linguistiques, et les modifications qui lesaffectent, elle prend pour modle les sciences naturelles. Lhistoire externe, pour sa part, se proccupede la langue dans sa dimension sociale ; elle tudie les modifications dues lhistoire des peuples, destechniques et des cultures, au mouvement complexe des noms et des usages ; prenant pour objet lalangue comme institution, elle se fonde sur le modle des sciences sociales. Trs lie au darwinisme,puis revigore par le structuralisme, la perspective interne a port jusqu nous les couleurs de lascience. La perspective externe, mal servie par lhistoire positiviste, na pas su, malgr les tentativesdun Antoine Meillet, prendre le virage de lcole des Annales ; toutefois, la question de lorigine etde la naissance du franais tire grand profit dtre traite de ce point de vue.

    En quelques lignes, donc, Ferdinand Brunot rsume le corps dides et de savoirs que la science (quitudie des effets et dtermine des lois ) a tabli propos de lorigine de la langue franaise.Trois sicles au moins, cependant, ont t ncessaires pour parvenir cet nonc limpide et assur. Onvoit qu la question pose depuis toujours do vient le franais ? une rponse scientifique, lie des observables tablis sest fait attendre rponse qui tient en somme un adjectif que Brunotnonce comme incidemment : Le franais nest autre chose que le latin parl

    Afin de pouvoir poser correctement la question des origines, et donc de la rsoudre, trois conditionstaient ncessaires.

    I. Rduire les prjugs idologiquesDs le Moyen ge, il est vrai, lide dun lien gntique entre les langues latine et franaise estperceptible. Lusage constant des deux langues chez les intellectuels en est la cause ; le clerc mdivalest en situation de bilinguisme, ou du moins de diglossie : parlant franais dans la vie courante, maistravaillant (lecture, criture, rflexion) en latin, il ne peut pas ne pas apercevoir les similitudes desdeux idiomes, ainsi que poser en filiation le va-et-vient quil opre. Dune telle situation lancienfranais porte des traces. Ainsi, les clercs nomment romans les traductions duvres latines quilsprocurent en franais. Cet emploi du terme roman (qui prendra le sens duvre de fiction partirdu xiie sicle) est le signe manifeste que lappartenance du franais la romanit est perue, etdclare. Si les grammairiens mdivaux tudient le seul latin (la grammaire, grammatica, signifiepour eux la langue latine), et selon une perspective non temporelle (le latin a la constance du savoirtabli), des mythes tels que celui de la tour de Babel, par exemple, peuvent conduire leur rflexion surla voie dune bauche de gnalogie des langues. On touche cependant aux limites de la rflexionmdivale, que Dante, moins spculatif et proccup davantage par lemploi effectif de la languevulgaire dans le domaine intellectuel, illustre exemplairement. Par son De vulgari eloquentia, quilrdige vers 1304, il entend promouvoir l loquence non latine, et donner litalien un rang aussiillustre que celui du latin. La langue vulgaire, toutefois, souffre par rapport au latin littraire, languede la permanence et de lidentit, de luniversalit, dune tendance incontrlable la mutation et ladivision. Ainsi, litalien nexiste que sous forme dune pluralit de dialectes, et il est lui-mme issu,note Dante, dune tripartition du latin en trois idiomes o nam alii oc, alii ol, alii si affirmandolocuntur (I, VIII, 6). Ce faisant, Dante rattache explicitement au latin les trois langues romanesprincipales, quil nomme par la faon dont on y affirme : le provenal (langue doc), le franais(langue doil, anctre de notre oui) et litalien (langue de si). Il ne dveloppe toutefois pas davantagece qui nest quune remarque, une preuve de la mutabilit intrinsque des langues vulgaires, un

  • argument enfin en faveur de la construction dune langue italienne qui aurait la permanence et lastabilit du latin. LIllustre italien (vulgare illustre) quil va crer pour crire la DivinaCommedia

    Si les hommes de la Renaissance se proccupent plus fermement des sources du franais, si unerflexion vritablement grammairienne sy applique, on ne quitte cependant gure le registre delopinion, ft-elle claire.

    Que la question de lorigine (le terme figure dans de nombreux titres douvrages) soit explicitementpose tient deux faits. la fureur analogique, tout dabord, dont est saisie lpistm renaissante, etqui lui fait chercher travers le cosmos, comme la montr Michel Foucault, correspondances etaffinits [1]. Applique aux langues, cette investigation porte ses fruits et rvle, par exemple, lesliens de lhbreu, de larabe et de laramen, du latin, du germanique et du persan : lbauche, ensomme, du classement gntique entre langues smitiques et indo-europennes. Que la question delorigine soit tout particulirement pose au sujet du franais tient ensuite la situation dune languequi abandonne alors le statut vulgaire , pour devenir langue potique (quavec Du Bellay on dfendet illustre), langue juridique (lordonnance signe Villers-Cotterts en aot 1539 impose le franaisdans lensemble du royaume), langue enfin que lon tudie et que lon enseigne (Louis Meigret publieen 1550 la premire grammaire du franais rdige dans cette langue) : on comprend que l antiquitdu franais soit lobjet de nombreuses investigations [2]. Celles-ci toutefois suivent la pente duprjug, dun prjug, il est vrai, favorable : les origines que lon propose pour la langue franaisesont des quartiers de noblesse quon lui accorde. On ne stonnera donc pas de constater que, plus quele latin, trois anctres fort minents sont supposs pour le franais bien dignes de rivaliser avecltrusque dont on drivait alors litalien :

    Lhbreu. Pour la pense thologique, que rsume le mythe de Babel, lhbreu est la langue premireet divine, et la matrice de toutes les autres langues. Donc du franais galement, que plusieurs auteursrattachent indirectement ou directement (par quelque primaut gracieuse) la langue hbraque. Cestce que fera encore tienne Guichard en 1610 (Harmonie tymologique des langues hbraque,chaldaque, syriaque) ; cette filiation possible survivra quelque temps dans la pense linguistiqueoccidentale [3].

    Le grec. Dautres langues prtendent cependant cette prrogative, et le grec en tout premier lieu,dont la supriorit culturelle est clatante aux yeux des humanistes. Driver le franais du grec nelaisse pas de lennoblir : des faits linguistiques sont cits tmoin. Bud (De Asse, 1514) propose unetymologie grecque certains termes franais, Joachim Perion (De origine linguae gallicae, 1554)dresse de vritables tableaux comparatifs destins prouver la filiation ; Henri Estienne, parle, plusprudemment, de conformit avec le grec (Trait de la conformit du langage Franois avec le Grec,1565).

    Le celte. Si le mythe gaulois prend naissance au xvie sicle, cest curieusement sous des habitsgrecs : Astrix porte alors cothurne. On pense en effet que les Gaulois, plus vieux peuple dEurope,ont lgu aux Grecs leur civilisation. tudier ces derniers, cest donc revenir aux sources. Celtophiliehabile, et des plus politiques : le celthellnisme, rponse la filiation latin-italien, dtache rsolumentla nation franaise de lEmpire romain et de ceux qui, au xvie sicle, sen disent les successeurs.Rponse valoisienne , en somme, aux Habsbourg. Ce celthellnisme qui nest point tranger auxambitions des princes trouve cho en littrature (Galliade de Lefvre de La Boderie, 1578), et dans lesrecherches linguistiques (Lon Tripault, Celthellnisme ou tymologie des mots Franois tirez du

  • graec, 1580), pour qui la filiation grecque nest que la premire figure que prit, dans lhistoire,ladhsion une origine gauloise de la langue franaise. mesure que le celte en lui-mme fut mieuxconnu, on lui rattacha directement le franais. Cest ce que firent les celtomanes du xviiie sicle,dont linitiateur fut le P. Pezron (Antiquit de la nation et de la langue des Celtes, 1703), et le hrautPierre-Alexandre Lvesque de La Ravalire, au cours de la querelle des annes 1740, dont nousreparlerons. Lultime combat, en ce domaine, semble avoir t men par H. Lizeray, auteur de Lalangue franaise drive du celtique et non du latin, qui publia son ouvrage, non sans un grand couragemalheureux, en 1884.

    II. Constituer un objetCertes, une possible origine latine na pas cess dtre affirme, paralllement aux hypothseshbraque, grecque et gauloise. Elle se fondait, nous lavons dit, sur un sentiment anciendappartenance, qui rigeait en filiation le va-et-vient entre franais et latin quopraient les lettrsdepuis le Moyen ge. Entre franais et latin classique, toutefois : le latin crit, bon et beau latin deVirgile et de Cicron, que, mis part la presque interruption due aux invasions barbares, bien viterattrape par la renaissance carolingienne, on navait pas cess denseigner. Un latin qui staitquelque peu gauchi (latin mdival , scolastique, etc.), mais que, dAlcuin rasme, drasme auxcollges jsuites, on navait pas non plus cess de corriger, et de purifier. Cest ce latin, vhiculenoble de la culture, que les lettrs du xvie au xviiie sicle pratiquaient avec une grande familiarit etauquel ceux dentre eux qui tenaient pour une origine latine rattachaient tout naturellement le franais.Il ny avait, en effet, pas dautre latin.

    On percevait nanmoins que la langue de Cicron diffrait fortement de celle de Vaugelas, et lescritiques navaient aucune peine faire valoir que la langue latine, au rebours du franais, possdaitune dclinaison, assez complexe, quelle tait dote dune syntaxe reposant sur des principesnettement distincts, que son lexique tait sur bien des points trs spcifique ; le celte, par exemple,semblait dans cette perspective, moins loign du franais Une rponse, dominante jusquau milieudu xviiie sicle, consistait voir dans le franais le rsultat dun phnomne de langues en contact, savoir la corruption du latin, donc du latin classique, par les envahisseurs germaniques. Thseintressante, politiquement dinspiration nobiliaire (la germanisation du latin reprenait, au plan de lalangue, limposition du fodalisme), mais qui avait le dfaut de devoir installer comme une doubleorigine. On comprend que cette thse (expose pour la premire fois par Wolfgang Hunger en 1586)ait t avance de faon moins militante que les origines hbraque, grecque ou gauloise, qui avaientpour elles llgance de la monogense.

    Ds lors quil fallait supposer quelque idiome venant corrompre le latin classique, le celte, considrcette fois dans une perspective polygntique, pouvait facilement venir lesprit. Cest la position decelui qui le premier dveloppa explicitement la thse de lorigine romane, Claude Fauchet qui, dansson Recueil de lorigine de la langue et posie franoise de 1581 puis dans ses Antiquits gauloises etfranoises (1599), mit lide dun substrat celtique en franais, sans dailleurs en prciser le rle.Ide la fois juste, car le celte fut rellement un substrat, dune incidence dailleurs trs relative, etfausse. Car dune part leffet du gaulois sur le latin ntait pas rellement pens, faute dune thoriedu contact linguistique ; la nature du latin considr, dautre part ntait pas interroge : pour Fauchet,une autre origine que le latin de Cicron, dont il tait minemment familier, ntait tout simplementpas envisageable. Double faiblesse dont font preuve les successeurs de Claude Fauchet en ce domaine.

  • Ainsi Du Cange au xviie sicle, qui propose une synthse que nous pouvons traduire en termes desubstrat celtique et de superstrat germanique affectant le latin classique. Cette thse, nettementpolygntique, partage au xviie sicle par de nombreux partisans, tel Mnage, de lorigine latine,avait pour elle, par lquilibre des influences quelle nonait, entre celte et germanique, dvoquer unquilibre des pouvoirs propre satisfaire lidologie parlementaire. Mais lappel aux influencesgauloise et germanique, pas plus que le postulat dune monogense latine, ne pouvait rpondre auxcritiques faisant valoir les diffrences importantes sparant la langue latine classique du franais.Lobjet de la rflexion sur lorigine de la langue ntait pas construit.

    Cette construction proviendra dune tout autre perspective, des plus difficiles concevoir pour lesminents latinistes qutaient ces rudits. Elle consiste supposer que le franais, et les languesromanes en gnral, ne proviennent pas du latin classique, cest--dire du latin crit, socialement etscolairement norm, mais du latin effectivement parl voire dun latin rustique ou populaire. Cequi revient poser dune part quil existait en fait deux latins, et que le second, quoique bien rel etlargement partag, prsentait avec arrogance les fautes et barbarismes (irrespect de la dclinaison,ordre des mots la franaise , vocabulaire familier et concret) que les rgents des collgesdAncien Rgime poursuivaient avec la dernire nergie. Ce qui revient supposer dautre part,pense plus scandaleuse encore, au moment o le franais et les autres langues romanes ont enfinacquis statut, noblesse, voire universalit, que ces langues proviennent en fait du second latin,infrieur, rustique et vulgaire. Thse douloureuse concevoir, il est vrai, mais qui rsout le problmedes diffrences fondamentales entre le latin classique et les langues romanes, et pose correctement laquestion de lorigine, en construisant un objet. Cette ide avait t mise, pour litalien, au dbut duxviie sicle, par Celso Cittadini dans son Trattato della vera origine e del processo e nome della nostralingua (1601). Mais si elle reut en Italie quelques soutiens par la suite, elle fut rejete partoutailleurs.

    Pour que cette thse ft propose en France, et concernant le franais, il fallut le choc de la polmique.La furie celtomane, au dbut du xviiie sicle, ne pouvait saccommoder de voir la langue gauloiseservir de force dappoint, en somme, une thorie polygntique de langue franaise.

    Loccasion en fut fournie par une discussion, dorigine religieuse, sur le fait de savoir si le latin avaitt incomprhensible au peuple trs tt, ou si, comme certains jansnistes le pensaient, la lettre sacretait reste intelligible jusquau xie sicle au moins. Poussant plus avant le celthellnisme de Tripault,la celtophilie du P. Pezron, Lvesque de La Ravalire, dans un mmoire adress en 1742 lAcadmiedes inscriptions, tranchait le dbat la manire dun nud gordien. Lhistoire des rvolutions de lalangue franaise depuis Charlemagne jusqu saint Louis soutenait en effet que la langue parle enGaule (romance rustique) jusquaux Carolingiens tait fondamentalement celte, et ne devait au latinque des influences superficielles. Afin de montrer ce latin corrompu filtr dans le celtique ,Lvesque de La Ravalire, le fait est notable et traduit lpoque, tente dapporter une preuvematrielle et textuelle. Il cite les Serments de Strasbourg, de 842, comme tmoignage dune langueprimitive, non encore latinise par les savants, aprs lan mille, et qui est fondamentalement gauloise : Quelque torture quon puisse se donner pour trouver une analogie parfaite et une ressemblancemarque entre cette ancienne langue franaise nomme romanse et celle qui a paru depuis, on ne peutlapercevoir (coll. Leber , vol. XIV, p. 178).

    La thse paradoxale de La Ravalire, trs aristocratement monogntique, ne convainquit pas sescollgues de lAcadmie. Lorigine latine polygntique tait bien admise par les savants ; restait lui

  • donner une assise scientifique. Dans sa rponse La Ravalire, dom Rivet, lditeur bndictin delHistoire littraire de la France (1746, vol. VII, p. 84) semploie raffirmer lessence romane dufranais ; il ne met cependant pas en cause lide que le latin classique est le point de dpart dunevolution qui, par le contact du celtique et du germain, aboutira au franais.

    Il convient de rendre hommage Pierre-Nicolas Bonamy, autre acadmicien, bibliothcaire de la Villede Paris, protg de Turgot qui, rpondant galement La Ravalire, sut dgager une autre perspective celle quavait esquisse Cittadini , faisant avancer de faon dcisive la question de lorigine. Dansun premier mmoire prsent lAcadmie des inscriptions le 20 dcembre 1750, Sur lintroductionde la langue latine dans les Gaules sous la domination des Romains (Mmoires de littrature delAcadmie royale des inscriptions et belles-lettres, t. XXIV, 1756), Bonamy affirme, face LaRavalire, la romanit du franais, quil prouve de faon lexicale : le plus grand nombre de motsfranais sont issus du latin, pour ne pas dire presque tous ; ainsi cest cette langue quil faut regardercomme notre langue matrice (p. 584). Cependant, il reproche dom Rivet de croire que la languelatine, conforme aux rgles de la Grammaire, avait t le langage populaire dans les Gaules jusquauxiie sicle (p. 583). La question cruciale est donc celle de la nature du latin qui fut lorigine dufranais : On laisse toujours subsister des difficults si lon ne commence par attacher une ide netteet prcise ce que lon entend par ces mots, la langue latine (p. 583). En dautres termes, Bonamyfait le geste pistmologiquement judicieux et fondateur : critiquer dune part lobjet de rflexion queses prdcesseurs, bons latinistes, ont prsuppos, le latin des livres ; construire dautre part unconcept de latin qui, tout en lgitimant la romanit du franais, justifierait la spcificit de cettelangue par rapport au latin des auteurs classiques. Bonamy avance ds lors la thse que lorigine denotre langue nest autre chose que la langue latine parle et employe dans les discours familiers (p. 586). Ide difficile concevoir, et plus douloureuse admettre, quil y et deux latins, et queloriginaire ft aux antipodes des habitudes grammairiennes : un latin des rues et du peuple, trangerau livre et lcole, appris en lentendant prononcer aux Romains soldats, marchands, artisans,esclaves qui navaient pas plus frquent les coles dItalie que les Gaulois celles des Gaules (p. 594). Cest du latin oral, de la conversation pratique, quest issu le roman, devenu plus tard lefranais.

    Mais dun latin minemment volatile, galement, car toutes ces voix se sont tues, et ne restent que lestextes de la connaissance rudite. Ne sagit-il pas l dune rverie des Lumires, dun commodefantasme scientifique attribuant un latin vulgaire imagin de toutes pices les particularits dufranais qui feront ensuite retour, par hritage ? Afin de prouver son fait Bonamy voque dune partles termes de lingua rustica, vulgaris, militaris, provincialis, usualis relevs chez des auteurs latins. Ilproduit ensuite quelques textes prsentant des effets de latin barbare o la construction estabsolument contraire toutes les rgles de la grammaire latine, etc. (p. 586). Il examine enfin, luiaussi, les Serments de Strasbourg.

    Ce premier monument de la langue franaise est au centre de la polmique des annes 1740[4]. Cit par tous, traduit, comment, il sert de preuve dans un domaine o lon sest aperutardivement quil convenait de prouver. Preuve importante, car ce texte, de par son exceptionnelleantiquit (crit en 842, il est de loin le premier monument des langues romanes), peut donner unaperu (quil nous faudra dailleurs estimer) de ce qutait la langue vulgaire, en France, au ixe sicle.Comme le dit Charles Pinot Duclos, partisan de la romanit du franais, qui cite les Serments dans sonsecond Mmoire sur lorigine et les Rvolutions de la langue franaise (coll. Leber , Dissertationssur lHistoire de la France, t. XIV) : Cest de la langue latine que la franaise est sortie ; et les

  • marques de son origine seront dautant plus sensibles quon remonte plus haut (p. 47). Mais preuvequivoque, que lon produit pour justifier la plupart des origines supposes au franais. Cest donc surce terrain que Bonamy doit intervenir : il prsente lAcadmie, le 9 mars 1751, des Rflexions sur lalangue latine vulgaire, pour servir dintroduction lexplication des serments en langue romaneprononcs par Louis de Germanie et par les Seigneurs Franois sujets de Charles le Chauve danslassemble de Strasbourg de lan 842 (Mmoires de littrature de lAcadmie royale desinscriptions et belles-lettres, t. XXIV, 1756). Bonamy reprend, trs fermement, les ides quil aproposes quelques mois plus tt. Critique dune part des prjugs en faveur du latin classique : Laplupart des personnes qui entendent dire que la langue franaise vient de la latine simaginent quilfaut prendre les ouvrages de Cicron, de Tite-Live, de Trence, et des autres auteurs de la bonnelatinit pour faire une comparaison des mots et expressions quils ont employs avec les ntres (p. 607). Proposition, dautre part, dattribuer une origine latine nouvelle la langue franaise : Ceque je crois pouvoir regarder comme une nouveaut dans le systme que je propose, cest de fairevenir notre langue du latin vulgaire des provinces (p. 649). Un latin populaire, sans inversion dansles phrases, avec des dclinaisons plus simples, et un emploi abondant des prpositions (p. 616) : Jene puis trop le rpter : cest de la langue parle des Romains que les Gaulois ont appris parlerlatin (p. 640). Ayant ainsi dfini ce quil entend par origine latine, Bonamy entreprend de prouver,grce aux Serments, lappartenance du franais la romanit. La volont de preuve est nouvelle en cesannes 1740-1750, et Bonamy la raffine par un raisonnement o les Serments jouent le rle principal.Celui de missing link, en somme, danneau manquant. Bonamy entend montrer, en effet, que lesSerments, sont composs, lexception des noms propres (Charles, Louis, Lothaire) de mots doriginelatine : les Serments tiennent donc dun ct au latin. Il entend prouver, ensuite, que ces mmesmots (figurent) soit dans notre dialecte parisien, soit dans les dialectes des provinces mridionales duroyaume, crits presque tous avec la mme orthographe quils ont dans les Serments (p. 640).

    Les Serments tiennent donc dun autre ct au franais. Pour le montrer, Bonamy place sous chaqueligne de son dition des Serments, une interprtation latine , et en dessous, les termes emprunts aufranais des xiie et xiiie sicles qui rpondent chacun des mots des deux serments : Par l, onverra dun coup dil la ressemblance des deux langues franaises, et leur rapport commun avec lelatin (p. 640). Ds lors, cest par une sorte de mathmatique que la filiation est tablie, les Sermentsjouant le rle de tiers commun : Deux choses qui ont un mme rapport une troisime sontsemblables entre elles (p. 640). La dmonstration est sans doute un peu courte, mais elle estdfinitive. Certes, lorigine du franais dans le latin vulgaire est pnible admettre, et les savantsqui dfendent cette ide ne voient pas quils donnent notre langue une source trs bourbeuse et trsignoble , comme lcrit avec morgue La Ravalire, quelques annes plus tard. Mais il sagitdsormais de combats darrire-garde : lorigine est tablie.

    Restait, cependant, attester ce latin vulgaire , parl et disparu. Cela ne pouvait se faire,paradoxalement, quen recherchant des traces crites de cette parlure enfuie. Ctait l un beau terraindenqute pour les savants du xixe sicle, exhumant avec les prcautions de la critique textuelle, lesattestations quivoques du latin non conventionnel. Il pouvait sagir dchos : citations conscientes,convocation volontaire par exemple dun parler bas afin de produire un effet ; ainsi, Ptrone, dansle Satiricon, essaie de rendre la langue grossire des affranchis auxquels Trimalcion, riche parvenudonne un festin [5]. Mais, le plus souvent, ctaient des parasites que le chercheur rencontrait, quivenaient altrer un texte que son auteur, de bonne foi, pensait rdiger en latin correct. Cettearchologie du latin dcadent se fait par suite grammaire des fautes , attentive aux marges de laproduction littraire, ouvertes une langue moins soutenue par leur type discursif ou leur rdacteur :

  • inscriptions (pitaphes, textes votifs, voire graffitis), traits techniques (mdecine, art vtrinaire,culinaire, etc.). Parachevant et confirmant lintuition de Bonamy, un corpus de latin vulgaire fut ainsiconstitu, auquel on agrgea mme certains Pres de lglise, vaste ensemble dattestations diversesassurant dfinitivement lorigine latine non classique de la langue franaise.

    III. Penser lvolution des languesRestait galement prouver scientifiquement la filiation du latin parl au franais, en proposant unemthode danalyse de cette volution. Le syllogisme de Bonamy tait fort insuffisant, qui se rduisait une parent lexicale. Il convenait de penser formellement le lien des langues entre elles, un niveaudabstraction qui pt permettre dnoncer des lois, sur un objet devenu calculable. Cest le grandmrite de la grammaire compare, laube du xixe sicle, davoir pens la gnalogie des langueseuropennes (en 1816, Franz Bopp publie son tude Ueber das Conjugationssystem derSanskritssprachen), donc des langues germaniques (Jacob Grimm, Deutsche Grammatik, 1822-1837)et des langues romanes (Friedrich Diez, Grammaire compare des langues romanes, 1836). Ladescendance du latin parl au franais tait ds lors prouve, situe dans un ensemble cohrent etcomparatif, nonable en termes de lois scientifiques. La linguistique, ainsi fonde, comme sciencedes langues (et non plus tude du langage) prenait la forme des sciences sociales naissantes : pensehistorique, positive et compare. Elle stait pour cela taill un objet formalisable et calculable, enrduisant la langue la seule couche phonique : domaine minemment formalisable, et qui cependantgarde un lien la ralit sensible. Ne disait-on pas, alors, que la phontique tait la partie matrielle de la langue, ce qui parvient physiquement nos oreilles, tout le reste (morphologie,syntaxe, lexique et smantique) tant un ensemble de relations immatrielles interprt par notreesprit ? Or, cette partie matrielle de la langue volue selon des lois propres qui ne doivent rien auhasard, sont indiffrentes au sujet qui prononce, aveugles au sens dont le signifiant phonique est levecteur. Geste spectaculaire, qui nonce des lois au sein mme de ce qui, dans la langue, peut semblerle plus personnel (la prononciation), qui, parmi les traits intonatifs dessinant une personnalit, dsignece qui appartient au groupe, et meut la parole commune. On en comprend le succs : la loi phontiqueest laune laquelle on mesure les langues vernaculaires, elle est linstrument de leur archologie, lesupport des investissements idologiques et des rinterprtations biologiques, de lvolutionnismedarwinien aux diverses spculations du Sprachegeist.

    Ds lors, ayant dcrit le systme vocalique du latin vulgaire (Schuchardt, Vokalismus desVurgarlateins, 1866), la linguistique pouvait montrer comment chaque phonme de cette langue avaitvolu pour donner naissance chacun des phonmes du franais. En appliquant les lois de laphontique, on pouvait ainsi driver, par construction, la plupart des mots franais partir de leurtymon en latin vulgaire. Au plan phonique, du moins, mais avec la certitude de la science, et selonune criture quasi mathmatique, lorigine du franais tait prouve. Il avait fallu plusieurs sicles,tailler dans les prjugs, construire un objet, le rendre calculable, pour aboutir la phrase de Brunot : Le franais est du latin parl. Le progrs semble mince, puisquau Moyen ge dj de bons espritspensaient que le franais est du latin ; il est norme, toutefois, car il a critiqu et refond de toutespices la filiation latine. Le point crucial est quil sagit de latin parl. Bien des sicles, en somme,pour que la science conquire un adjectif.

  • Notes

    [1] M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 32 sq.[2] M. Huchon, Le Franais de la Renaissance, Paris, Puf, 1988, p. 16-20.[3] C.-G. Dubois, Mythe et Langage au XVIesicle, Bordeaux, Ducros, 1970, p. 67 sq. ; D. Droixhe, LaLinguistique et lAppel de lhistoire (1600-1800), Genve, Droz, 1978, p. 34-48.[4] D. Droixhe, Les Serments de Strasbourg et les dbuts de lhistoire du franais (xvie-xviiie sicle), in Hans-Joseph Niederehe et Brigitte Schlieben-Lange (ds.), Die Frhgeschichte der romanischenPhilologie: von Dante bis Diez, Tbingen, Gunter Narr, 1987, p. 135-149.[5] J. Herman, Le Latin vulgaire, Paris, Puf, 1967.

  • Chapitre II

    Depuis quand parle-t-on franais ?

    omme le disait avec humour Vendryes, le franais est le latin parl, actuellement, dans la rgion quiest aujourdhui la France. Et lon pourrait dire que lon na jamais cess de parler latin. Toutefois,laccumulation de traits nouveaux apports au latin a produit un idiome qui, aux yeux du savantcomme du commun des mortels, est tout autre. On peut se demander, ds lors, en quel point de cettevolution les deux idiomes se disjoignent.

    Cette question du continu et du discontinu est une des apories de la linguistique historique. Trsinfluence par le nolamarckisme ambiant, cette science de lvolution des langues sestnaturellement coule dans le transformisme : les langues voluent comme les espces, hritent desmodifications acquises, se distinguent par spciations successives. Conception organiciste de lalangue, dont le destin, par suite, est celui de tous les tres vivants. Mtaphore des sciences naturelles,cependant, qui bute sur la complexit intrinsque de la langue, et tout particulirement sur la difficult dfinir les traits pertinents du processus volutif. Dans la langue, point de branchies, de nageoires oudailes, lments au sein dun systme organique, mais des domaines (syntaxe, lexique,smantique, etc.) htrognes, complexes en eux-mmes, et ayant leur propre historicit. Convient-ilde privilgier la morphosyntaxe, comme structure constitutive de lnonc ? Que privilgier, alors, quidsigne le saut qualitatif dune espce, dune langue lautre : si la dclinaison seffondre entre le ieret le ve sicle, le systme verbal reste stable, et nest romanis (apparition de priphrasesverbales : infinitif + habeo, participe pass + habeo) que dans la seconde moiti du Ier millnaire.Faut-il au contraire sattacher la phontique, comme face matrielle de lnonc ? Disciplinepilote de la linguistique historique, qui la fonde comme science en lui fournissant des lois, laphontique, abondamment tudie, apporte une masse de faits dont on ne peut dire lequel est dcisif.Est-ce la confusion des voyelles toniques (entre les ier et iiie sicles apr. J.-C., poque, par exemple,o rien ne sest encore pass en syntaxe), le passage dun accent mlodique un accent dintensit (partir du ve sicle, sous linfluence des invasions germaniques), la chute des voyelles finales(viiie sicle) ? Chacun de ces phnomnes participe la coloration particulire dont fait preuve lefranais par rapport au latin, voire face aux autres langues romanes. Mais notons quils se dispersentsur au moins huit sicles : mme en se restreignant la phontique, on se retrouve face uncontinuum de changements dont le dcoupage est indcidable. La linguistique historique est unepense interne de lvolution des langues ; conue sur le modle des sciences naturelles, elle tudie ledveloppement des entits linguistiques. Mais, prise au pige des transformations incessantes quiaffectent diversement ces entits, elle est incapable de nommer le moment o laccumulation de traitsnouveaux fait systme, o des structures se disposent, o advient une langue. Sans doute convient-ildabandonner la seule perspective interne, au profit dun point de vue qui, depuis un sicle, portecertes un peu moins les couleurs de la science. En soulignant que la langue est une institution et unepratique, nous pourrons dsigner lacte, dabord social, de naissance du franais.

    Si le xviiie sicle tablit lorigine du franais dans le latin familier, si le xixe sicle prouvascientifiquement la filiation, il revient au xxe sicle davoir ouvert le dossier de la transition du latin

    C

  • au franais. Dossier fort pais, fait de multiples tudes et discussions, de thses contradictoires [1], etqui, du point de vue dont il a t ouvert, ne peut se clore. Innombrables sont les tudes qui, proposantquelque csure dans le continuum des traits acquis, paraphrasent le titre quasi paradigmatique dunarticle de Ferdinand Lot : quelle poque a-t-on cess de parler latin ? [2].

    I. La longue vie du latin vulgairePense de lorigine, la linguistique historique, au xixe sicle, eut tendance rifier cette origine,quand elle ne lhypostasiait pas. On sait que la qute de lindo- europen primitif, de cet idiomepremier et unique dont aurait driv une immense famille de langues, fut lobjet de tous ses soins. Ontenta non seulement de le reconstruire, mais de lexhumer concrtement : le sanscrit, le hittite, etc.,gagnrent, tour tour, et perdirent le titre de reprsentant authentique de lindo-europen primitif.Archologie dsespre, qui ne voit pas que cet indo-europen premier nest quun concept, destin classer commodment un ensemble de langues. De mme, lide dun latin familier et parl avaitpermis dordonner les langues romanes, et den expliquer la gense. Au rebours de lindo-europenprimitif, ce latin vulgaire tait, comme nous lavons vu, assez bien attest. Toutefois, le mmeprocessus de rification latteignit. Quavait-on dcouvert, sinon que le latin possdait, comme biendes langues, dont le franais moderne, outre une forme crite, stable et fixe par lcole et la tradition,des formes mobiles et diverses, en rapide volution, et prsentant des registres diffrents, danslesquels puise, selon les circonstances, le locuteur : un latin de la conversation, soutenu ou relch, unlatin des rues, voire un latin argotique. Un latin rgional, galement, traduisant les solidarits locales.Une diversit de parlures selon les moments, les milieux, les rgions, donc, et non point un latinvulgaire, unique et homogne, langue autonome et caractrisable, formant une symtrie plaisante, etsimple, avec le latin crit. Or, pour la grammaire historique, ce Sprachlatein est une Ursprache. Il en atous les traits : homognit (par exemple, sans variation dialectale), rigueur (le latin corrompu duxviiie sicle est, pour les comparatistes des sicles suivants, une langue des plus estimables) etvigueur. On ne stonnera pas, ds lors, quon lui ait prt une vie fort longue, lui attribuant sansdoute, par un dplacement inconscient, lamour que lon portait au latin classique, et le dsir de le voirdurer toujours. Soutenir lunit et la prennit du latin vulgaire, bien aprs la chute de lEmpireromain, cest un peu dfendre en gnral les tudes latines.

    Les latinistes accroissaient ainsi leur domaine, repoussant plus tard la scission du latin qui donnanaissance aux langues romanes. Beaucoup accueillirent avec bienveillance les ides de HenryFrancis Muller, et de son cole, pour qui le latin parl tait rest sensiblement unique jusqu la fin duviiie sicle : les nombreuses innovations apparues dans cette langue navaient point fait systme avantlpoque mrovingienne. Il fallait voir l une action unifiante et puissante du christianisme, prenant lerelais de lEmpire romain et maintenant lunit dune Romania spirituelle et linguistique, dfaut depolitique. Pour Muller et ses disciples, cest seulement au ixe sicle que samorce la dialectisation dela Romania, due larrt des grands mouvements spirituels unificateurs, lmiettement de lempirede Charlemagne, lapparition de la fodalit, aux invasions arabe et normande [3]. Reprise sousdautres formes, et par dautres, cette thse revient poser la persistance dune koin latinerelativement uniforme jusquaux Carolingiens, et, en lespce, dater du ixe sicle la transformationdu latin parl en protofranais.

    Cette thse se heurte toutefois des obstacles majeurs, outre le fait quelle hypostasie bon compte lanotion de latin vulgaire comme langue. Elle oublie que toute langue est diverse selon les lieux et les

  • milieux, a fortiori dans un empire immense et qui seffondre. Le latin parl qui a donn naissance auxlangues romanes tait intrinsquement divers ; il fut lobjet de processus de diversification, et manquaen fait de ce qui pouvait maintenir longtemps son unit. Ce dernier point est fort : lunit de laRomania, aprs le iie sicle, est un mythe ; lEmpire alors nest plus cet ensemble centralis,solidement administr et rgi. La citoyennet accorde tous, la formation de classes dirigeanteslocales, la dcentralisation du commerce provoquent sinon un nationalisme, du moins unprovincialisme positif trs sensible en Gaule : Rome et sa langue perdent du prestige, au profit desvarits rgionales et provinciales, au travers desquelles une appartenance nouvelle se fait jour. Et ladisparition des coles publiques, au plus tard la fin du ve sicle, contribua sans aucun doute laperte de prestige dont souffrit rapidement le latin de la culture romaine. Les facteurs dediversification, en revanche, furent trs rels, et dautant plus efficaces quils taient de naturediffrente, et convergeaient pour colorer rgionalement ce latin parl commun. Le christianisme, enlaffaire, est ambivalent : sil tend maintenir lunit idologique de la Romania, sil conserve dans lerite un latin qui se veut correct, sil est donc un facteur puissant dunit latine, il nen est pas moins,par le biais de la pastorale, ouvert aux particularits, voire aux particularismes. Ds les premierssicles, lglise est attentive faire entendre son message nouveau, afin dtre suivie des fidles. Elleprne pour cela, lcrit, un style simple, le sermo humilis de Cicron devenant la rhtoriqueordinaire dune littrature chrtienne dont le public est populaire (et que les paens cultivs jugentpurile), voire une langue lcoute des innovations partages : Melius est reprehendant nosgrammatii quam non intelligant populi , crit saint Augustin (les reproches des grammairiens sontprfrables lincomprhension du peuple). loral, dans le prche, il convient daller plus loin, et deparler au peuple une langue quil entende. En cela, les vques jouent un rle fondamental. Lvch,dune part, devient lbauche dune unit linguistique, par la rgionalisation de sa langue pastorale ;les vques, dautre part, insistent pour que les prtres emploient une langue proche de celle de leursfidles, cette proximit, lpoque carolingienne, devenant une totale adquation : les vques,comme nous le verrons, sont parmi les accoucheurs des langues romanes. Le processus decolonisation lui-mme fut un facteur de diversit. Lhistoire est fort longue de la romanisation,depuis 241 av. J.-C. (Sicile) jusqu lan 107 de notre re (Dacie) ; une histoire qui, pour la Gauleseule, stend sur prs de soixante-dix ans, entre la romanisation du Sud (120 av. J.-C.) et celle duNord (50 av. J.-C.). Ce nest donc pas exactement le mme latin qui pntra les provinces ; lagographie traduit ici lhistoire du latin successivement parl, voire sa sociologie : immigrantsromains ou italiotes romaniss, colonisation agricole ou peuplement urbain, etc.

    Un latin, sinon spcifique, du moins qui tendait se particulariser, se rpandit donc en Gaule du Nord.Et cette particularisation ne put que saccentuer rapidement, de par les langues avec lesquelles celatin, en Gaule septentrionale, et dans cette rgion seulement, fut en contact. Ce qui distingue lefranais des autres langues romanes, et qui a sans doute distingu trs tt le latin dont il est issu, est lecontact avec le celte dune part, avec la langue germanique dautre part. Le substrat gaulois na paslaiss la plus grande influence ; celle-ci fut surtout lexicale, car linfluence phontique est fortdiscute, nanmoins suffisamment forte, au cours des sicles de contact (le gaulois disparut la fin duive sicle, au plus tard), pour que lon puisse qualifier de gallo-roman le latin parl en Gaule. Enrevanche, ce gallo-roman subit une pression trs efficace (lexicale, phontique et syntaxique) dusuperstrat germanique, au nord de la Gaule. Suffisamment forte, cette fois-ci, pour que lon puissedistinguer deux langues dans ce gallo-roman : la protolangue dol au nord, la protolangue doc au sud.Les raisons de cette influence dcisive tiennent certes la longue dure du contact ; de 486, arrivedes Francs, 987 : Hugues Capet est le premier roi franc ne plus parler que la langue romane ; uninterprte lui est ncessaire quand on sadresse lui en langue germanique. Mais le contact avait t

  • long, lui aussi, entre le celte et le latin ; les raisons dterminantes sont en fait sociales. Pendantplusieurs sicles la classe dirigeante est bilingue : au rebours des Romains, ce sont cette fois lesenvahisseurs, sduits par la culture gallo-romaine, les derniers feux antiques dont elle brille, lappel la modernit que constitue le christianisme (le baptme de Clovis, en 496, en est un symbole), quiadoptent la langue des envahis. Les seigneurs francs se mettent donc apprendre, puis parler lalangue de leurs vassaux ; mais, lapprenant par la pratique, ils la parlent mal, et la dforment (ainsi, auplan phontique, laccent germanique rend plus sonore la voyelle tonique, qui finit par se diphtonguer,et plus faible la voyelle finale, que lon nentend plus). Ce point est crucial ; il permet seuldexpliquer la forte influence germanique sur le gallo-roman qui a pourtant, de fait, rsist, survcu linvasion des Francs. Les dformations opres par les Francs sont valorises socialement : ellesmanent de la classe dirigeante, elles en sont la marque, voire la distinction. De ce bilinguismesocialement orient procde par suite un gallo-roman transform par les Francs. Le franais, si lonpeut dire, est fondamentalement du franc.

    Tout concourt donc pour que le latin parl en Gaule du Nord ait pris, bien avant le ixe sicle, unecoloration particulire, romane, voire protofranaise. Bien avant le ixe : au dbut du ve sicle, saintJrme notait dj que la latinitas changeait tous les jours, et regionibus, et tempore.

    II. Trimalcion et ses convives parlaient-ilsitalien ?Sous ce titre ironique, le grand spcialiste finnois du latin vulgaire, Veikko Vnnen, rpond auxchercheurs, gnralement romanistes, qui, en raction aux thses de Muller et de ses disciples, placenttrs tt la naissance des langues romanes [4]. Pour eux, la naissance de chaque langue romaneconcide en fait avec la colonisation de la province o on la parle : le latin, dj particulier, a aussittpris une coloration propre. Ainsi, lhistoire du franais commencerait le jour o, en 50 avant notre re,les lgions de Csar envahirent la Gaule. Position extrme, qui fait dj parler italien aux invits duriche Trimalcion de Ptrone, point de vue exemplaire dun courant de pense qui, tenant pour unenaissance prcoce des langues romanes, propose des dates toujours antrieures, ou contemporaines, la chute de lEmpire romain. Ainsi, adoptant une position moyenne, et se fondant sur la chronologierelative des changements phontiques, Georges Straka conclut qu la fin du iie sicle il ny avait plusdunit linguistique ; il ny eut donc pas de roman commun, et aprs la priode latine ontimmdiatement commenc les priodes roumaine, provenale, franaise, etc. [5]. Si Ferdinand Lot,dans larticle cit au dbut de ce chapitre, estime que sous Diocltien et Constantin et, coup sr,pendant le dernier sicle de lEmpire romain (383-476) il y avait une rupture fondamentale entre lalangue du peuple, voluant rgion par rgion, et celle de laristocratie, de nombreux romanistestiennent la position la plus modre en ce domaine, datant de la chute de lEmpire (476) le moment partir duquel on ne parle plus latin, mais gallo-roman, italo-roman, hispano-roman, rhto-roman etroman balkanique. Au plus tard, donc, les soldats dOdoacre entrant dans Rome auraient fond leslangues romanes, et par consquent le franais.

    On pourrait, en sens inverse, faire valoir ce qui peut infirmer la thse dune naissance prcoce deslangues romanes. Elle ignore en effet les quelques facteurs dunit qui furent efficaces un peu au-delde la premire moiti du Ier millnaire. Ainsi, lhistoire coloniale de lpoque moderne a montrquune langue transplante dans un autre pays y conserve une homognit plus nette qu lintrieur

  • de la mtropole. La formation dune koin coloniale latine est vraisemblable, et ceci dautant plusquune multitude de dialectes a t importe dans les territoires par des colons en provenance de toutelItalie, et quil convenait de se comprendre. On a dit, ensuite, le rle ambivalent du christianisme,ferment dune culture prmdivale. Lglise ne dfavorise certes pas la diversit, en acceptant largionalisation du latin ; nanmoins, si la langue est rustique afin dtre comprise de tous, elle estdu latin : le Moyen ge prcarolingien est convaincu de parler et dcrire une seule langue, outre lesdialectes germaniques et le celte. Cest l un frein au dveloppement des langues romanes, ou plusexactement leur reconnaissance, qui a pu fonctionner pendant plusieurs sicles. Largument le plussolide est prsent par Marc Van Uytfanghe, qui note quil est impossible de localiser un texte daprsdes particularits rgionales ou dialectales avant le viie sicle (art. cit, p. 62). Jusque vers 600, lalangue latine, mme dans ses emplois vulgarisants, reste sensiblement uniforme ; partir duviie sicle, en revanche, les textes prsentent les premiers traits caractristiques des futurs franais,espagnol, italien, etc. Si les traits particuliers, signant une vritable scission de la Romania, avaientt importants avant 600, ils auraient eu quelque cho dans la langue crite.

    Malgr les romanistes, toujours plus convaincus de la dislocation prcoce du latin imprial, malgr leslatinistes qui, scrutant les textes tardifs, en estiment la langue toujours plus unie, il convientdadmettre quun tournant est pris vers lan 600. Auparavant la langue parle dans la Romania, endpit des diffrenciations gographiques, est encore du latin. Il convient certes de supposer de bienrelles disparits rgionales et dialectales, dans un si vaste empire, qui allrent saccroissant mesureque cet empire saffaiblissait ; toutefois, les forces centriptes dpassaient les forces centrifuges.Avant 600, il ny avait donc pas, comme lcrit Dag Norberg, deux langues, mais plusieurs formes dela mme langue selon les diffrents milieux de la socit [6]. Aprs 600, les forces centrifugescommencent lemporter, et les facteurs de diversit priment : lEmpire est bien mort, la dernirecole antique a ferm ses portes.

    On nen conclura cependant pas qu laube du viie sicle naissent alors les langues romanes. Cestplutt une priode intermdiaire qui souvre, dont il convient destimer la fin. La question initialesest en effet affine, et dplace : si vers 600 on a cess proprement de parler latin, quelle datesest-on mis effectivement parler franais ? Deux sicles plus tard, au moins, rpond Dag Norberg,et Philippe Wolff, historien, note que vers 800 lopposition entre latin crit et langue parle taitreconnue par les contemporains eux-mmes [7]. Fixer ainsi au dbut du ixe sicle le moment o lalangue vernaculaire est positivement dsignable comme du franais, cest faire explicitementrfrence la renaissance carolingienne. Cest galement assigner ce mouvement culturel etpolitique un rle de catalyseur dans la naissance et la reconnaissance de la langue franaise ; leproblme savre ainsi correctement pos.

    III. La conscience de lautreDans son tude, Dag Norberg remarque que les vques qui, au vie sicle, commentent les besoins dela pastorale, invitent utiliser en latin un style simple, celui du peuple, bien diffrent du styleprcieux des lettres, incomprhensible au plus grand nombre. Cest donc que la langue parle autourdeux ne leur paraissait pas autonome, et quils pensaient que leurs ouailles pouvaient encore saisir lesens dun texte rcit, pourvu quil ft crit simplement. Deux sicles plus tard, en 813, abordant lamme question, et souhaitant galement la comprhension des fidles, les vques ne parlent plus destyles diffrents, au sein du latin, mais de diffrentes langues : cest dans lidiome de tous les jours, la

  • langue rustique, quil faut dsormais que les homlies soient prononces. La langue parle leur semblealors suffisamment autonome du latin, et lintercomprhension rompue, pour que cette languevulgaire soit recommande, et par l mme dsigne.

    Une telle prise de conscience neut lieu quen Gaule du Nord : le franais est la premire langueromane avoir t perue. Ainsi, il faut attendre le dbut du xe sicle pour trouver quelquestmoignages laissant entendre que les Italiens percevaient ou pouvaient percevoir que le latin ntaitplus leur langue maternelle : vers 923, un pome clbrant le couronnement de Branger Ier note queles cris du peuple taient nativa voce ; plus explicitement, lpitaphe du pape Grgoire V, de lan 999,dclare que le pape tait trilingue (usus francisca, vulgari, et voce latina). Cette primaut ou du moinsprcocit du franais tient deux faits. De par linfluence germanique, dune part, la phontique dufranais sest nettement particularise, et loigne de celle du latin ; les Espagnols, les Italiens, lesProvenaux, dont le phontisme tait moins volu, ont eu moins vite le sentiment dun cart profondentre leur langue et le latin, qui leur restait quelque peu comprhensible. La rforme carolingienne,ensuite, na eu deffet durable que dans les rgions du Regnum Francorum o lautorit deCharlemagne reposait sur des bases anciennes et fermes : elle na pas concern lEspagne (o le latinne fut restaur qu la fin du xie sicle), et elle eut peu dinfluence en Italie, voire en Provence. Cestun phnomne septentrional, mais dune ampleur considrable : On peut dire que du ixe auxiie sicle, la rgion qui va du cours infrieur de la Loire la valle du Main est le centre intellectuelde lEurope romano-germanique , crivait Ferdinand Lot (art. cit, p. 149). Il nest donc pasaventureux de rapprocher la reconnaissance prcoce de la langue franaise et la primaut culturelle dela France du Nord : le fait carolingien simpose avec vidence.

    Il joue en laffaire un rle qui est triple. Cest tout dabord un renouveau global des tudes, unerestauration de la langue latine, dont lenseignement et la pratique taient tombs au plus bas : on peuten juger ne serait-ce que par lorthographe, des plus hsitantes, que prsentent les quelques textesrdigs au viiie sicle. Ppin le Bref, qui se proccupe dorthographe, puis Charlemagne surtout, quimet en uvre une vritable politique linguistique [8], imposent un retour la grammairetraditionnelle, la prononciation correcte, au style des bons auteurs. Avec Charlemagne,lamlioration des textes que lon rdige en grand nombre est, en une gnration, spectaculaire. Maiscette correction du latin creuse un peu plus le foss qui spare cette langue, toujours plus savante etlittraire, du parler roman qui est celui du peuple illettr. cart qui ne pouvait pas ne pas tre peru, etde faon sans doute pnible : par les fidles, qui ne comprenaient plus la langue quils entendaient lglise, et qui tait la parole de Dieu ; par les responsables politiques, qui se considrent comme lesdignes descendants des Romains (Charlemagne se fait couronner Rome), mais qui doivent restaurer,reconstruire et surtout rapprendre le lien le plus manifeste quils ont avec cet Empire, savoir lalangue. Schizophrnie culturelle, en somme, do sortira lide du franais. Le latin est une languesavante, artificielle, trangre. Car il convient de noter, ensuite, que les artisans de cette rforme nesont pas de langue romane. Aussi bien Charlemagne que les intellectuels dont il sentoure, et quil doitaller chercher, vu la dchance des tudes, ailleurs quen Gaule (Alcuin, par exemple, vient dOxford),sont dorigine et de langue germaniques : le latin quils avaient appris comme une langue trangre, etqui tait pour eux la langue du savoir et de ladministration, navait aucun rapport fonctionnel avec leparler populaire des sujets romans. Non pas quils aient mpris la langue maternelle la leur dumoins : un des aspects les plus intressants de la politique linguistique de Charlemagne est la faveurquil porte sa langue germanique. Il transcrivit, raconte Eginhard, son conseiller et biographe, pourque le souvenir ne sen perdt pas les trs antiques pomes barbares o taient chantes lhistoire etles guerres des vieux rois. Il baucha, en outre, une grammaire de la langue maternelle. On peut

  • rver longtemps cette grammaire de Charlemagne irrmdiablement perdue ; elle montre que chezlempereur lamour du latin, que daprs Eginhard il parlait fort bien, et lamour de sa propre langueallaient de pair. Mais on comprend aussi que la langue romane, langue maternelle des autres, soitperue comme tierce, et voie grandir son altrit. La renaissance carolingienne, enfin, selon le mot deFerdinand Lot, fut sans lendemain dans le monde lac : une aristocratie qui na plus dautre cultureque celle de la force dlgue le soin de la mmoire crite, du savoir et du droit lglise et sesclercs. Phnomne majeur, qui inaugure le Moyen ge par cette symbiose durable entre un groupereligieux et ltat. Phnomne qui nous explique le rle que jouent les clercs dans la naissance dufranais. Eux seuls possdent langue savante et langue populaire (quand laristocratie franque eutabandonn le germanique au profit du gallo-roman, elle napprit pas le latin pour autant) ; eux seulsont pleinement conscience du foss qui spare dsormais ces deux langues ; eux seuls en tirent lesconsquences. Car si le latin restaur est plus que jamais le vhicule du sacr, du savoir et deladministration des choses comme des hommes, la parole divine doit tre entendue (et le pouvoir delglise confort). Le temps nest plus de parler au peuple, dans lhomlie, un latin des plus simples ;il est urgent de sadresser lui dans sa langue.

    Signe des temps, il ny eut pas de concile durant le viiie sicle. Avec la restauration carolingienne,reprennent les runions des vques, qui se proccupent en particulier des progrs (tout relatifs) de lachristianisation, et des besoins de la pastorale. La prdication, on la dit, est fondamentale : lesvques recommandent la lecture voix haute, devant les fidles, de textes rdigs leur intention. Laquestion de la comprhension est prcisment pose par les cinq synodes qui se runissent auprintemps 813 : lexamen des lgislations de ces synodes, comme la montr Michael Richter [9], peutcontribuer prciser ce que lon pourrait appeler la gographie de la naissance du franais.

    On se contente dordinaire de citer la dlibration du synode de Tours, trs vnrable il est vrai, carelle dsigne le franais. Des vques, cependant, la mme priode, se runirent Mayence : ilsdemandent aux prtres de prcher de faon que le peuple comprenne : en langue germanique, donc,sans aucun doute. Ils se runirent galement Arles et Chalon-sur-Sane : leurs recommandationssont au contraire des plus gnrales ; on peut en conclure que lintelligibilit dun texte rdig en unlatin simple ne posait pas de problme dans cette Gaule du Sud, future (voire presque dj) terre doc. la runion de Reims, en revanche, les vques demandent que lon prche selon la langueparticulire (des fidles). Tours enfin, ils sont plus explicites : on avait donc cess de comprendrele latin dans la moiti Nord de la Gaule au dbut du ixe sicle. Il fut dcid que chaque vque, dansses sermons, donnerait des exhortations ncessaires ldification du peuple, et quil sappliquerait traduire ces sermons en langue romane rustique, ou en allemand, afin que les fidles puissent plusaisment en comprendre le contenu .

    Et ut asdem omelias quisque aperte transferre studeat in rusticam Romanam linguam autThiotiscam, quo facilius cuncti possint intellegere quae dicuntur.

    Notons transferre, qui dans le latin carolingien signifie traduire par crit : on peut supposer lquelques premires mises en crit du roman, des homlies romanes qui ne furent pas conserves ;notons galement Thiotiscam (la langue germanique, nous y reviendrons, se prsente conjointe lalangue romane) et facilius (quelques fidles du Nord pouvaient comprendre encore un peu le latin).Notons surtout rusticam Romanam linguam, acte de naissance, certificat de baptme en loccurrencede la langue franaise, qui pour la premire fois est nomme.

    Depuis quand le franais existe-t-il ? Depuis le jour o son altrit et sa spcificit, dues son

  • dveloppement interne, sont reconnues et dsignes. Du jour que celles-ci sont utilisesconsciemment, dans un but de communication, dans une relation de pouvoir, et que cet emploi prendla forme du savoir, cest--dire lcriture. Depuis quand parle-t-on franais ? Depuis quon lcrit.

    Notes

    [1] On en trouve un examen dtaill dans M. Van Uytfanghe, Le latin des hagiographesmrovingiens et la protohistoire du franais , Romanica Gandensia, XVI (1976), p. 5-89. Voirgalement J. Herman, op. cit., p. 114-121.[2] F. Lot, quelle poque a-t-on cess de parler latin ? , Archivum Latinitatis Medii Aevi(Bulletin Du Cange), V (1931), p. 97-159.[3] H. F. Muller, When Did Latin Cease to Be a Spoken Language in France? , Romanic Review, 12(1921), p. 318-334 ; voir galement, du mme auteur, Lpoque mrovingienne. Essai de synthse dephilologie et dhistoire, New York, 1945.[4] Neuphilologische Mitteilungen, 70 (1969), p. 604-611.[5] G. Straka, Observations sur la chronologie et les dates de quelques modifications phontiques enroman et en franais prlittraire , Revue des langues romanes, 71 (1951-1954), p. 307.[6] D. Norberg, quelle poque a-t-on cess de parler latin en Gaule ? , Annales esc, 21 (mars-avril 1966), p. 346-356.[7] P. Wolff, Les Origines linguistiques de lEurope occidentale, 2e d., Toulouse, Publications deluniversit de Toulouse Le Mirail, 1982, p. 65[8] M. Richter, Die Sprachenpolitik Karles des Grossen , Sprachwissenschaft, VII (1982), p. 412-437.[9] M. Richter, quelle poque a-t-on cess de parler latin en Gaule ? , Annales esc, 38 (mars-avril 1983), p. 439-448.

  • Chapitre III

    Documents et monuments

    I. Une crise du sujeta question de lcrit est donc pose. Au concile de Tours, les vques firent proprement advenir la

    langue (proto)franaise, en la dsignant dune part (lingua romana rustica), en suscitant dautre partune mise en crit (transferre) de cette langue. Ce transfert surtout nous semble fondateur. Certes, ceshomlies que, suivant la recommandation piscopale, on traduisit du latin et lut aux fidles nont paslaiss de traces ; elles taient doublement ngligeables, et indignes que lon sacrifit pour elles cettematire infiniment prcieuse qutait alors le parchemin : simples auxiliaires de la pastorale, au seindun culte dont le vecteur restait, pour longtemps, le latin, et rdiges en une langue dont la btardiselatine tait bien perue, et qui tentait seulement ses premires inscriptions. Cette dcision, nanmoins,marque une tape dans lhistoire du franais. Elle implique qualors des clercs se mirent concevoirleur langue maternelle du point de vue de la stabilit scripturaire, et selon les consquences qui endcoulent pour la langue et la graphie, que des scribes taillrent leur plume pour une activit nouvelle,voire que des habitudes, une tradition modeste se fondrent. On peut supposer par suite que quand,trente ans plus tard, on rdigea les Serments de Strasbourg, on disposait dune exprience dans lardaction de textes en langue vulgaire ; ce qui peut expliquer la russite linguistique des Serments,rdigs en une langue transdialectale, copis selon une graphie assez rgulire, ou du moins rflchie.Ce qui, en outre, dplace la question concernant les Serments de Strasbourg ; non pas : pourquoi a-t-oncompos si tt un texte en franais, mais : pourquoi la-t-on conserv ?

    La recommandation piscopale nous importe surtout pour le transfert quelle implique, en ce dbutdu ixe sicle, dans la conscience du sujet crivant, par le dplacement quelle opre dans la dispositioncomplexe des langues, de loral et de lcrit. La renaissance carolingienne neut aucun effet surlaristocratie franque, qui resta totalement inculte, ou du moins qui continua navoir dautre culture,comme disait Lot, que celle de la force. Elle ne concerne que llite de cette aristocratie, lesresponsables politiques qui, autour de Charlemagne, avaient pour ambition de conforter lunitimpriale. Cette ambition suscita une double politique. Religieuse tout dabord, car lunit de lglisedevenait une assise pour lempire ; et Charlemagne fut le protecteur, parfois bien pesant, de Rome.Intellectuelle et pdagogique, ensuite, car la culture et la langue latines traduisaient dune part dans letemps la continuit impriale, et unifiaient dautre part, dans lespace, un si vaste empire ; etCharlemagne fit rdiger des grammaires, copier et corriger des textes, et, comme on sait, fonda lescoles. Cest par le mme souci unitaire que lempereur veille la qualit morale de ses prlats, etcontrle la correction de leur latin. Cela eut pour consquence, certes, une relle culture de cette litepolitique : on a vu que Charlemagne sexprimait convenablement en latin ; son fils, Louis le Pieux,dveloppa mme ce sujet un snobisme outrancier dans la latinophilie. Surtout, lglise relayant lePalais, cest elle que le savoir fut dvolu. Reprsentant par excellence la continuit et luniformitdu romanisme, elle figure lunit impriale, tout en recueillant sa mmoire, et fournissant lossature

    L

  • administrative. Comme lavait not Henri Pirenne, la culture avait t jusque-l toute romaine ; elledevient romano-germanique, mais se localise au sein de lglise. Et pour de nombreux sicles.Lcriture, dans son sens matriel (on invente alors une lettre simple et commode, la caroline),comme dans son sens abstrait (la prparation et la conservation des textes) devient alors une activitseulement clricale, comme devient clricale la question de la langue de ces textes. Cest aux clercsque revient, selon une instruction piscopale qui nest pas trangre la politique linguistique delempereur, le changement de statut de la langue franaise.

    Quon ne stonne donc pas, dans cette histoire de la naissance du franais, de rencontrer des hommesdglise, et plus gnralement des intellectuels. Cest par eux que se fit le dplacement symbolique,par la mission quon leur donna dinstitutionnaliser la langue vulgaire, par la conscience quils eurentdes enjeux dune telle opration [1]. Ils en eurent conscience de par leur vocation manier leslangues : sacre et profane, impriale ou populaire, crite ou orale. Hommes de la traduction, parmtier et fonction, ils taient mme de transformer le dispositif clos qui plaait lcrit dans unerelation strictement biunivoque avec le latin. La renaissance carolingienne, formidable essor delcrit, nemporte pas par quelque effet naturel la langue romane vulgaire vers lcriture. Cette ide,gnralement admise, est des plus fausses, et lon peut soutenir quau contraire cette renaissance dulatin loigna davantage encore la langue vulgaire des honneurs de lcriture. Elle loigne la languevulgaire romane, dont on peroit le lien abtardi avec le latin, pas la langue vulgaire germanique, quichappe, timidement, il est vrai, linterdit. Pour les quelques grands seigneurs relativement cultivs,comme Charlemagne, tous de langue germanique, lcart tait bien tranch, et sans inconfort, entre lalangue maternelle, allemande, et la langue de lcriture, apprise (difficilement) par le prcepteur,vnrable dans son artifice, et relevant dun tout autre domaine linguistique. cart confortable, quipermet que par exception, et dans un but de seul plaisir, bien loin de lcriture du savoir, on tentedinscrire quelques productions esthtiques en langue maternelle germanique : ainsi leHildebrandslied, not vers 800 la Cour dAix-la-Chapelle, ainsi ces pomes hroques que, selonEginhard, Charlemagne fit transcrire pour son dlassement, et que son fils Louis le Pieux, latinoltre,sempressa de faire dtruire. Copier du franais, langue que ni Charlemagne ni ses conseillers neparlaient, pour laquelle ils navaient aucune estime, ntait pas interdit mais tout simplementimpensable [2]. En revanche, pour les clercs de langue romane, quelque interdit, douloureusementintrioris, ou cyniquement proclam, se mle la rpartition des langues renforce par lessorintellectuel carolingien. Lcart est creus au sein dune communaut organique, ressentie en gnralsous le mode de la dcadence, il est vrai, mais effectivement perue. Le latin dune part, languecorrecte, et dont on affine la correction (on la dsigne sous le terme de grammatica), crite, langue delglise et de ladministration, facteur dunit impriale, langue paternelle, en un mot, apprise lcole et pratique au sein de la fratrie clricale. Dautre part, la langue maternelle, transmise par lagnration prcdente, sans grammaire, tenue en lisire, sinon en mpris, par le savoir, languedexpression seulement orale, et qui, exprimant les solidarits locales, se diversifie en dialectes. Ilconvenait bien que lon inventt lcole, afin dinstituer un tel dressage, et dinculquer au jeune clercla dichotomie selon laquelle il percevra les signes et le pouvoir, diglossie schizophrnique par laquelleil manipule les discours. Homme de la langue, cest par le signe linguistique que le clerc carolingiendistingue et oppose loral et lcrit, le vital et le savoir, la diversit et lunit. On le comprend, parsuite, cest au sein du sujet qu partir des annes 813 une nouvelle disposition se met en place.Quand, sur une instigation en dernire instance politique, la langue maternelle romane est confronte lcriture. Opration des plus complexes, alors quon la croit simple, qui implique que lon rebtissele rseau des signes par lequel on peroit et affirme le monde. Opration de transfert, en effet, quiattribue la langue maternelle quelques-unes des valeurs de lidiome paternel. Non pas toutes les

  • valeurs, ce qui revient lide courante du franais emport par lessor scripturaire du latin, mais undplacement local, la langue vulgaire acqurant un lien au savoir et au pouvoir, mais gardant, ce quiest fondamental, le signe de la diversit et de la mutabilit.

    Mettre en crit le franais, ce nest pas enregistrer la langue, activit neutre et fort simple, que lonaurait eu, un jour, lide de mettre en uvre, cest placer la langue maternelle dans un jeu dereprsentations. La dplacer, pour linstaller dans un nouvel espace de lcrit, quil a fallu penseravant de tracer la moindre inscription, lui donner un statut nouveau, et partant une nouvelle forme. Letransfert lcrit est une transduction, presque une traduction. Une trahison, en quelque sorte, de lalangue maternelle, que lon ne peut aimer quen dviant son dsir vers la forme anoblie et scripturairede cette langue, quil convient dcrire, et que lon ne peut noncer comme telle. En quelques annes,les vques ont fait passer leurs clercs de la schizophrnie la nvrose.

    II. Documents et monumentsLa linguistique historique na point peru les enjeux de cette mise lcrit ; elle ne sy est toutsimplement pas intresse. On en comprend les raisons. Science du dveloppement interne des entitsde la langue, elle est une grammaire inscrite dans le temps, et ne se dtourne de lhistoire des formeset des sons que pour collecter ses donnes. Donnes infiniment prcieuses, il est vrai, car ellespermettent dattester des formes que, pour les poques antrieures, on peut seulement reconstruire, lesfaisant prcder de lastrisque des spculations et des hypothses. Quand apparaissent les premierstextes, tout modestes quils soient, des formes sont lisibles, ou reconnaissables sur le parchemin, lesoleil de lcriture, en son aurore, teint les toiles de la reconstruction. La mise en crit du franaisnest toutefois pas tenue pour une tape ni une rupture : le franais est finalement attest , onpossde enfin quelques documents sur ltat de langue, ce qui assoit les hypothses. Tout au plus on lesignale en note, et on convoque les philologues. Car pour la linguistique historique, ces documents nesont pas fiables. Copis, recopis, filtrs par les habitudes latines des scribes, ces textes ne renvoientpas directement la langue de la pratique quotidienne (et le moyen quils le fissent ?), cette parolevraie que la linguistique historique incessamment recherche. Il convient donc de critiquer cesdocuments, de leur faire rendre raison de la parole enfouie quils reclent, de faire surgir ce qui,parfaitement et originellement, fut. Cest le travail de la philologie, archologie de lorigine, qui vientcurieusement reconstruire l o lon pouvait enfin se passer de reconstruction [3]. Ces premiers textesne sont donc point saisis comme tels par la linguistique historique ; documents dappoint, ils sonttraits par une science auxiliaire, la philologie souponneuse et inventive ; matire attestation, ilssont clats en formes qui viennent authentifier des paradigmes. Cette criture naissante nest quuneopacit fcheuse recouvrant la langue vernaculaire, cette premire dification discursive nest quemorceaux pars. Or, comme lavait pos jadis Paul Zumthor, ces documents sont des monuments [4].

    Insouciante de lhistoire des mentalits et des faits sociaux, qui lui aurait appris combien la questionde la langue est cruciale dans la premire moiti du ixe sicle, ignorante des multiples consquencesdu passage lcrit dune langue vernaculaire, que les recherches linguistiques et ethnologiques,depuis trente ans, ont montres de faon gnrale et assure [5], la linguistique historique interrogepeu les attestations quelle rassemble, et leur accorde peu de valeur. Elle les critique comme despreuves, les tenant pour un document malhabile et peu fiable de la langue telle quon la parlait. Cestoublier dune part que lcriture, qui dcontextualise la langue, selon lexpression de Jack Goody, et larend audible au-del de la communication physique, est toujours un usage commun et bien vite jug

  • bon, car il sentoure de prestige : ces quelques traces que sauvegardent des folios sont les premiersmonuments de la langue littraire, elles attestent moins une parlure ancienne que le travail primordialde lcriture. Elles traduisent une dification, aux sens de la morale et de larchitecture. Et lagrammaire historique qui, en une multitude darticles et de travaux gnralement contradictoires,cherche vainement une coloration dialectale homogne, antrieure la copie des Serments deStrasbourg quelle juge dgrade et corrompue, ne voit pas quelle a sous les yeux une languecommune, transdialectale, difie dessein. Cest rduire, dautre part, la place de lcriture dansloutillage intellectuel. Produite par un dplacement au sein des reprsentations mentales chez le clerccarolingien, la mise en crit du franais affecte en retour lide de la langue, sa tenue, ses capacitsdexpression et de rflexion : Brian Stock, pour le latin, a bien montr les effets du dveloppement delcrit aux xie et xiie sicles [6]. Cest ne pas se douter, enfin, quune influence de lcrit est possible,en retour, sur la langue elle-mme, dans sa pratique communicative.

    Cette influence na t tudie par personne : lide en excde la linguistique historique (pour laquellelcriture est seulement tmoignage et attestation), elle est impensable aux partisans noromantiquesdune oralit essentielle des cultures mdivales, elle soppose au bon sens (qui rappelle la raret dece premier crit roman). Une telle influence est cependant un phnomne partout vrifi, et le franaisen est porteur dune illustration exemplaire, et dune vidence si massive quon ne la pas remarque.Les traits de phontique franaise, quelle que soit leur orientation, saccordent pour dater lesphnomnes majeurs qui donnent au franais sa couleur phonique particulire (chute des voyellesatones, diphtongaison des toniques ; sonorisation puis chute des consonnes intervocaliques,palatalisations, etc.) entre les iiie et ixe sicles. Sur les tableaux, diagrammes et synopsis quecomportent ces traits ne se lisent plus, ensuite, que des phnomnes qui sont clairement desrductions et des simplifications. En dautres termes, lvolution phontique du franais se stabilise etse dcante dans le temps mme o cette langue acquiert une forme crite. Sachve alors la priodeque la grammaire historique nomme de faon fort judicieuse, mais sans y voir malice, et pour signifierseulement quil ny a point dattestation : la priode prlittraire. Nous ny verrons pas uneconcidence, mais la preuve, drangeante sans doute, des effets de lcrit (par le biais peut-tre duneprononciation professionnelle, quasi officielle de textes que lon lisait toujours haute voix, et rdigseux-mmes en une langue commune) sur le protofranais et sa charpente phonique.

    Une histoire de la langue franaise, qui abolit la primaut accorde au point de vue interne, poursintresser la langue dans sa disposition institutionnelle, doit attacher la plus grande importance ces premiers textes. Ils traduisent une rupture, un phnomne majeur, pauvre sans doute, obscur maisinfiniment fort et vnrable : laffrontement lcrit, non plus seulement de cette belle languecultive et savante, familire de la disposition scripturaire quest le latin, mais de la langue parlaquelle se fait lentre dans la vie et lapprentissage du sens, qui fonde les solidarits et par osnoncent au plus profond les dsirs et les peines. La langue maternelle romane saffronte, pour lapremire fois, tous les risques, et aux chances de ce qui va devenir proprement une littrature. Silemploi de ce terme est fond, quelque prcaire quen soit lobjet, cest bien par le contact conflictuelentre la signifiance lie la pratique constitutive et les contraintes et possibilits de sa formulationcrite, par la conviction quune exprience esthtique particulire et nouvelle en rsulte, tant dans sonprocessus que dans son effet, par le dsir de conserver cette exprience, pour en diffrer et en rejouerles effets. Dcrire la naissance du franais, cest montrer lmergence monumentale de la languematernelle.

  • III. La prcocit franaiseIl convient de dgager les contours de cette mergence. Nous lavons dit, cest en franais que leslangues romanes se sont dabord essayes lcriture. Les raisons avances sont multiples, sans quechacune soit dcisive, et tiennent toutes la prsence franque au nord de la Loire. Linfluencegermanique, tout dabord, eut un double effet : elle a distingu le proto franais des autres languesromanes ( commencer par la protolangue doc, au sud de la Loire) ; tout en ntant pas, certes, lefranais la romanit, elle lui a donn une coloration dfinitive, ce qui peut avoir ht la prise deconscience de son altrit face au latin. Linfluence franque sest marque ensuite par un longbilinguisme ; et cest, de fait, seulement dans les rgions o sentendaient concurremment les languesgermanique et romane que cette dernire est apparue lcrit. On avance, de plus, le rayonnementconomique et culturel de la France du Nord : du ixe au xiie sicle, sans doute, la rgion stendant dela Loire la valle du Main fut le centre intellectuel de lEurope. La carte des effets rels de larenaissance carolingienne et celle de la premire littrature romane concident (du Rhin la Loire, enpassant par le Nord de la Bourgogne) : ce sont les rgions o lautorit impriale reposait sur desbases anciennes et solides, au rebours des parties mal soumises (Saxe, Thuringe, Frise, Bavire, etpour ce qui nous occupe : Aquitaine, Provence, Italie), o lon ne rencontre pas dcrit roman, et dont,par ailleurs, la production en latin est rare et des plus mdiocres. Nous ajouterons enfin, en leurattribuant le plus grand poids, des raisons politiques. Nous lavons vu, la question de la langue est aucroisement des politiques religieuse et pdagogique de Charlemagne, lactivit dcriture tant unmode prioritaire de mise en uvre de ces politiques. Un lien de la langue romane et de lcrit est doncdisponible, envisageable pour tre ni dabord, pour tre suscit ensuite, quand le besoin presse.Besoin de la pastorale, dabord, la Foi soutenant lempire, dans la France du Nord (concile de Tours) ;besoin directement politique, ensuite, quand il convient de marquer par la langue un tour nouveaudonn lide impriale (Serments de Strasbourg). Ces derniers Serments expriment au mieuxlarticulation de lactivit clricale aux enjeux du pouvoir.

    Il y a donc une prcocit franaise. Les Serments puis la Squence de sainte Eulalie (880) tmoignentdun usage crit de la langue dol ds le ixe sicle. En revanche, une scripta doc nest illustre quauxie sicle : par la Chanson de sainte Foy dAgen, vie de sainte compose dans le deuxime tiers duxie sicle, entre Narbonne et Pyrnes (peut-tre labbaye de Cuxa, en Cerdagne), par le Boce(Boeci), chanson narrative fonde sur la vie du philosophe Boce (dont le De PhitosophiaeConsolatione eut un immense succs au Moyen ge), compose vers 1070, peut-tre labbaye Saint-Martial de Limoges. La naissance de lactivit littraire est plus tardive encore dans les autresprovinces du monde roman. On na le tmoignage dune telle activit pour le portugais qu partir duxiiie sicle (Cantigas da amigo, voisines des chansons de toile, vers 1270 ; version portugaise de laQute du Saint-Graal en prose, A Demanda do san Groal, au xive sicle) ; pour lespagnol, partirseulement du xiie sicle, voire du xiiie sicle (il sagit du Poema del Mio Cid, que lon dateaujourdhui aprs 1200). Pour litalien enfin, la production littraire nest pas antrieure la fin duxiie sicle.

    Lexemple de litalien est des plus clairants. Le dveloppement, dune part, en plusieurs temps, quelon a not pour le franais : prise de conscience de laltrit de lidiome vernaculaire, puisdsignation, puis rdaction, est comparable, mais plus tardif. Pays mme du latin, fournisseur desprcepteurs de Charlemagne, lItalie navait point interrompu lenseignement du latin, ni la pratiquede son criture, notamment dans le domaine juridique. Si la langue parle sloignait peu peu du

  • latin classique maintenu, cest tardivement que lon prit conscience de cette divergence, et lestmoignages sont trs isols. En 915, loccasion du couronnement de lempereur Branger Ier, onchanta, dit un chroniqueur, en langue vulgaire . Cest au xiie sicle quapparaissent lesrecommandations officielles (comparables, pour le franais, celles du concile de Tours) qui tiennentcompte de lignorance du latin : si un catchumne adulte ne sait pas ses lettres (cest--dire le latin),dicte un vque de Catare, quil rcite vulgariter les formules du baptme. Altrit tardive, et quelon dsigne seulement, notons-le, par sa vulgarit. Cest galement de faon latrale que survient laforme crite. En 960, un acte juridique assure aux moines de labbaye du Mont-Cassin la proprit deterres dont staient empars certains de leurs voisins aprs la destruction de leur abbaye par lesSarrasins en 883. Par quatre fois dans cet acte on fait affirmer ce droit des tmoins, dans la seulelangue sans doute dont ceux-ci disposent : Sao ko kelle terre, per kelle fini que ki contene, trentaanni le possette parte sancti Benedictini ( Je sais que ces terres dans les limites qui sont ici tabliesont t pendant trente ans la proprit de ladministration patrimoniale de saint Benot ). Cettepremire phrase rdige en italien est un serment ; il en est de mme pour le franais, mais ladistance avec les Serments de Strasbourg nest pas seulement de plus dun sicle. La formulejuridique est employe ici dans un procs priv, qui constate la possession dun domaine ; il ne sagitpas de fonder un tat ni dinstituer une nation et sa langue. Celui qui nonce les Serments est unprince, parlant au nom de ltat, et traitant avec un autre prince. La formule du Mont-Cassin possdeun rel nonciateur, cest un nonc ; le Serment est un texte, insr dans un procd complexednonciation. Lnonc du Mont-Cassin, enfin, li un sol et un individu, possde un caractredialectal fort marqu, et reconnaissable ; le Serment franais est rdig dans une languetransdialectale. Le procs du Mont-Cassin fait un usage occasionnel, particulier et non institutionnelde la langue vulgaire. Il en est de mme des autres inscriptions rencontres la fin du xie sicle, etplus nombreuses au cours du xiie sicle, toutes trs marques dialectalement : ce qui a une portegnrale, une valeur ddification scrit en latin. La mise en crit de la langue vulgaire, naissancedun usage littraire de lidiome maternel, vient plus tard. Les premiers pomes intgralementconservs que sont le Ritmo Cassinese, le Ritmo su SantAlessio et le Ritmo Bellunese datent de la findu xiie sicle. Au sicle suivant, cet italien littraire naissant fut de plus concurrenc par loccitan destroubadours quadoptrent des potes de lItalie septentrionale, voire par le franais (Bruneto Latini etMarco Polo). On peut se demander avec certains italianistes si la langue italienne existe avant lexiiie sicle.

    IV. Des documents en franaisCertes, lmergence monumentale de la langue franaise ne sest pas faite dun coup. Nous avons vudune part quil faut supposer au moins partir du synode de Tours une pratique clricale de rdactionen langue vulgaire ; nous possdons dautre part, comme en italien, quelques tmoignages dunpremier emploi, non encore pleinement monumental, et pour ainsi dire documentaire de la languefranaise. Nous entendrons par document non pas, il est vrai, quelque enregistrement de la langueparle, mais une inscription sans valeur ddification, relevant dun usage crit occasionnel de lalangue vulgaire, et ne constituant pas un texte. Cette fois-ci, ce nest plus par comparaison avec uneautre langue romane, mais au sein du franais quil convient de dgager ce que nous entendons pardification monumentale.

    1. La formule de Soissons. Avant 842 quelques usages occasionnels sont notables. Ainsi, la formulede Soissons, tudie jadis par Paul Zumthor [7] : un pome latin, conserv dans le Psautier de

  • Soissons, excut la fin du viiie sicle, ajoute au nom de Charlemagne et de son pouse tu lo juva( Dieu protge-le ), forme traditionnelle sans doute dovation populaire et sans doute la plusancienne phrase conserve en franais. Il ne sagit nanmoins pas dun texte, ni mme dun nonc sedonnant pour de la langue romane. La formule de Soissons est mouvante, car elle fait entendrecomme une familiarit trs profonde et ancienne avec notre langue, un cho fort lointain, mais uncho seulement. On reste dans lunivers linguistique du latin, en prolongement de lui, et sous sagouverne. La formule de Soissons, ovation populaire, occupe la limite extrme de ces textes circaromanum, qui font appel au pouvoir vocateur de la langue parle [8].

    2. Les Gloses de Reichenau. On peut galement placer du ct documentaire les gloses romanes, quine constituent pas un texte mais forment des recueils dattestations, fort prcieux, et que lon croiraitprpars pour la linguistique historique. Activit antrieure la renaissance carolingienne, et quunemeilleure connaissance du latin rendra inutile, le glossaire est une collection de mots, choisis enfonction des besoins des utilisateurs auxquels la collection est destine. Les glossaires romans, quinous intressent, interprtent des termes de la langue littraire latine par les termes quivalents de lalangue vulgaire.

    Le glossaire retrouv labbaye de Reichenau et dpos aujourdhui la bibliothque de Karlsruhe(manuscrits 115 et 86), est dune trs grande valeur. Prpar la fin du viiie sicle ou au tout dbutdu ixe dans le Nord de la France, peut-tre la grande abbaye de Corbie, il contient environ1 280 gloses interprtant des termes de la Vulgate, traduction latine officielle de la Bible, que saintJrme donna autour de lan 400 [9]. On voit, au passage, lvolution de la langue latine, devenuelangue romane puis protofranaise, puisque, quatre sicles aprs, on ne comprenait plus parfaitementla langue de saint Jrme, laquelle navait dj plus elle-mme la tenue classique. On saisit galementla crise intellectuelle et morale du milieu des clercs, qui doivent se rendre lvidence quavec lalangue quotidienne, hritire pourtant, par principe, de la langue et de la culture antiques, on necomprend plus livre ouvert un texte latin. Et qui plus est, pas nimporte quel texte, mais le Textuslui-mme, la parole de Dieu. Une parole divine dont il convient de gloser longuement la langue, ou,avec la rforme de Charlemagne, dont il faut apprendre lcole lexique et grammaire. Les gloses deReichenau nont certes pas t prpares par un linguiste ; et leur tude doit faire la part de celles quiinterprtent un terme du fonds latin classique par un mot du mme fonds, de celles enfin quipratiquent une circularit plus subtile. Ainsi tottus glose omnis, ce qui laisse entendre que seullanctre de tout est connu ; omnis, cependant, se trouve plus loin, dans linterprtant dune autreglose (cuncti : omnes) : il faut