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La naissance de l’ostréiculture sur Ré au XIX e siècle Jacques BOUCARD Communauté de Communes de l’île de Ré – 24 mai 2017

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La naissance de l’ostréiculture sur Ré

au XIXe siècle

Jacques BOUCARDCommunauté de Communes de l’île de Ré – 24 mai 2017

L’histoire de l’huître avant le milieu du XIXe siècle

Le monde romain

ü Les Grecs appréciaient l’huître à laquelle ils prêtaient une valeur aphrodisiaque. Ils les ramassaient sur les bancs naturels.

ü Les Romains aussi en étaient de grands amateurs et ne concevaient pas un banquet sans huîtres. Ils les faisaient venir à grand frais de plusieurs « terroirs », notamment de la mer des Santons où les bancs naturels faisaient l’objet de ramassages réguliers.

ü Après quatre siècles d’occupation romaine, les Gaulois avaient atteint un haut degré de perfection dans son conditionnement et son transport (saumure, vases contenant de l’eau de mer, viviers intermédiaires …). Les huîtres gauloises étaient très réputées dans le monde romain.

La culture de l’huître dans le monde romain

ü En Europe, dans l’Antiquité, il n’existe pas d’ostréiculture comme elle est pratiquée aujourd’hui.

üSelon Pline l’Ancien, les Romains réalisaient seulement une technique d’affinage qui consistait à parquer des huîtres dans des ostriaria.

ü Vers 100 av. J.C., un Romain, Sergius Orata, conçut des bains suspendus et aménagea des viviers alimentés par les eaux du lac Lucrin pour maintenir les huîtres en vie. Très rapidement, elles acquirent une solide réputation puisque, dit-on, les meilleures huîtres y furent recueillies.

Vase en verre trouvé en 1812 près de Populonia (Italie) (d’après SESTINI, 1813, cité par DESCHAMPS, 2016, La pêche à pied, Histoire et techniques)

Moyen Âge et Renaissance

ü La consommation de l’huître était un plat de pauvres pour les populations côtières habituées à la cueillette sauvage.

ü Néanmoins, elles sont très recherchées par les populations aisées des villes éloignées des côtes et par la noblesse. En France et en Angleterre, on les mangeait cuites, sous forme de civet sans viande.

ü Entre le XIVe siècle et le XVIIIe siècle, on ne trouve nulle mention dans les ouvrages culinaires de sa consommation à l’état cru.

L’Ostrea edulis

ü Jusqu’en 1868, l’huître plate –espèce autochtone d’Europe de l’Ouest - est la seule ramassée et consommée en France et en Europe.

ü Elle est présente en bancs naturels sur toutes les côtes françaises et accessibles aux basses mers des marées de vives eaux.

ü Jusqu’au XVIIIe siècle, le ramassage des huîtres naturelles, sur les bancs, était très anarchique.

Le ramassage en bateau au XVIIIe siècle

Encyclopédie de Diderot et d’Alambert, 1771, t. VIII

Pêche au râteau sur fonds de graviers

Pêche à la drague sur gisements

Des bancs inépuisables ?

ü Dans son commentaire sur l’Ordonnance de 1681, l’avocat et procureur du roi au siège de l’Amirauté de La Rochelle, René-Josué Valin, considère que les bancs d’huîtres sont inépuisables.

ü Pourtant, au début du XVIIIe siècle, de nombreux gisements sont menacés de disparition.

ü Un exemple. En 1755, le parlement de Bretagne édicte une interdiction de pêcher les huîtres sur les bancs de Tréguier pendant six ans. En 1758, les pêcheurs réussissent à faire lever cet arrêt. Six ans plus tard, l’huîtrière est à la limite de disparaître; la Cour ordonne à nouveau six années de repos. À la fin de ce délai, la pêche recommence sur tous les bancs, par tous les temps. Cinq années plus tard, ils auront disparu … mais il s’agit peut-être, aussi, d’une épizootie.

Et une commercialisation qui se développe

ü La Renaissance est une période de grande diffusion des huîtres qui gagnent les grandes villes, mais aussi les provinces les plus reculées.

ü Sous Louis XIII, selon Charles de Saint-Evremond, Paris ne compte pas moins de 4 000 revendeurs d’huîtres, pour la plupart ambulants.

ü Classées comme « poissons », elles font l’objet d’échanges européens. Ainsi, elles sont importées en Hollande et taxées 5 livres la tonne.

Vendeur d’huîtres à Paris sous le règne de Louis XIII

Un début d’organisation de la production

ü Sur les rivages, la production commence à s’organiser.

ü Dans notre région, Charles de La Chapeleine, porte-enseigne des armées de Condé, fut sans doute l’un des premiers éleveurs-affineurs. On lui attribue l’installation de claires sur la rive gauche de la Seudre en remplacement des mares rudimentaires, les gardours, où on les entreposaient ordinairement.

ü Les huîtres vertes, de Marennes, sont servies par le ministre Seigneley à la table de Louis XIV … mais avec crainte car on soupçonnait les protestants de vouloir empoissonner le roi.

ü En 1779, Jacques Raymond de Richier, seigneur de Touchelongue, élabore un projet pour transporter 1 500 000 huîtres/an de Marennes à Paris.

Et sur Ré ?

ü Dans les zones de marais salants, il était coutume de réaliser des abots (habots, haboteaux), petits réservoirs submersibles dans un chenal ou une sartrière, où les sauniers cultivaient de jeunes huîtres pour leurs maîtres de marais.

ü En 1778, M. Voix, homme de main de M. Fleuriau, écrit : « Vigneau [le saunier] vous en donnera un millier attandus qu’il a praisque toutes les marre, Pierre Breton en donnera cinq cents se qui sera un surplus … ».

ü De même, en 1787, Pierre Barbotin, saunier à Ars, reçoit ordre d’Arnaud Bonnet, homme de main de la comtesse de Lescure « d’apporter de petites huîtres au réservoir de la Pinaude … voulant absolument que le réservoir soit bien garny … »

ü Mais, aucun texte, ne mentionne une production importante destinée à la commercialisation, comme dans la région de Marennes.

La création d’un nouveau secteur primaire

L’évolution de la législation

ü Les bases de l’ostréiculture sont établies pendant le Second Empire, sous l’impulsion décisive de Napoléon III avec la réorganisation du domaine maritime et l’introduction du captage du naissain.

ü En 1852, le marquis de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine, convainc Napoléon III de soumettre la récolte des huîtres à l’octroi d’une concession sur le domaine public maritime dont l’attribution doit être approuvée par les services de l’administration maritime.

ü Ainsi, le l’exploitant peut utiliser l’espace qui lui est octroyé, mais il n’en devient pas pour autant propriétaire.

Les fondements de l’ostréiculture moderne

ü Il semble que ce soit les conséquences sociales d’une nouvelle épizootie qui ait incité Napoléon III à s’intéresser à l’exploitation des bancs d’huîtres.

ü En 1852, il nomme Victor Coste à la tête d’une mission d’études sur la production et le repeuplement des huîtrières sur le littoral français.

ü Médecin personnel de l’impératrice, Coste n’est pas un inconnu pour l’empereur.

Victor Coste

Victor Coste, un brillant naturaliste

ü Depuis 1836, il enseigne l’anatomie à l’Ecole pratique de Paris et, à partir de 1844, l’embryologie comparée au Collège de France. En 1851, il est élu à l’Académie des Sciences.

ü À la demande de Napoléon III, il intègre la commission chargée d’étudier la découverte faite par deux pêcheurs de La Bresse (Vosges), Joseph Rémy et Antoine Guérin, sur la fécondation artificielle des poissons et les possibilité de repeupler les cours d’eau.

ü Sur la base de son rapport, le gouvernement lui fait une avance pour la création d’un élevage industriel à Huningue (Alsace) qui va produire 600 000 truites et saumons en deux ans.

ü Il est ensuite chargé d’étudier le repeuplement des poissons du littoral dont l’appauvrissement progressif, depuis plusieurs années, inquiète le gouvernement.

La mission d’étude sur les huîtres

ü Passionné, Coste s’engage à fond dans une mission d’étude sur les huîtres que lui confie le gouvernement en 1852.

ü Il mène une grande enquête, en Italie, dans les pêcheries de Comacchio et les huîtrières du lac Fusaro, et en France à Marennes et dans l’anse de l’Aiguillon, afin de comparer les méthodes de captage et d’élevage de l’huître.

ü La synthèse est publiée en 1855 sous le titre « Voyage d’exploration sur le littoral de la France et de l’Italie »

Le lac de Fusaro (captage des huîtres)

Le lac de Fusaro (élevage des huîtres)

Le lac de Fusaro (aménagements pour la vente)

L’approche scientifique de Coste

ü L’approche scientifique de Victor Coste nous apparaît très moderne dans sa conception.

ü Intimement convaincu que le partage des connaissances est une nécessité pour l’avancée du savoir, il constitue un réseau de correspondants avec lequel il entretient d’étroites relations pour expérimenter et mettre en œuvre de nouvelles techniques.

ü L’esprit de la démarche est de vulgariser les innovations en les diffusant largement afin de les tester dans des milieux différents.

ü En 1859, il crée également la station de biologie marine de Concarneau, la première et la plus ancienne station marine du monde. Elle servira de laboratoire pour l’étude de la reproduction des huîtres, puis pour l’élevage de poissons plats (turbots) et de homards.

Les premiers essais de repeuplement (1)

ü Au retour de sa mission, Coste convainc l’empereur de lui donner d’importants moyens pour repeupler les bancs naturels.

ü En 1858, l’expérience débute dans la baie de Saint-Brieuc dont les bancs ont été particulièrement mis à mal. La méthode est la suivante : on délimite de nouveaux bancs artificiels, vierges d’huîtres, que l’on recouvre de coquilles sèches. Sur ces dernières, on rajoute des fagots de branchage, en suspension, pour récolter les naissains.

ü Les petites huîtres sont importées de Cancale et du Tréguier par deux navires, l’Ariel et l’Antilope, puis semées sur les bancs.

ü Six mois plus tard, des quantités impressionnantes de petites huîtres sont observées sur les fagots, mais la violence des courants et les tempêtes hivernales vont détruire rapidement les supports.

Baie de Saint-Brieuc (captage des huîtres)

Les premiers essais de repeuplement (2)

ü On fait aussi des expériences en Bretagne, dans la rade de Brest, dans le Trieux et le Jaudy (actuelles Côtes-d’Armor) qui se soldent toutes par des échecs, soit en raison des conditions locales défavorables, soit en raison du pillage intensif effectué par les populations locales.

ü Il effectue aussi des essais dans des parcs établis sur les côtes de l’île de Ré, de l’île d’Oléron et à La Rochelle, mais là-aussi les expérimentations se soldent par des échecs plus ou moins importants.

ü En 1859, Coste crée dans le bassin d’Arcachon « deux parcs impériaux », au Grand Cès et à Crastobe, qui doivent être des parcs modèles permettant de valider les expérimentations. Sur ceux-ci, il va simplement utiliser comme collecteurs des tuiles.

Et sur Ré ?

ü À Rivedoux, M. Bœuf, maçon, fait une demande de concession de 1800 m2 sur le domaine public pour construire un parc destiné à recevoir de petites huîtres venant de Bretagne. Elle lui sera accordée en février 1858.

ü Construit sur la vase, le fond est recouvert de paille, de foin et de fagots recouverts de pierres pour maintenir le tout. La concession est entourée d’un mur de pierres blanches. Les petites huîtres sont semées à la volée sur ce fond caillouteux. Rapidement les pierres se recouvrent de petites huîtres confirmant les bonnes conditions de production de la baie de Rivedoux.

ü En 1862, l’île s’est convertie à l’ostréiculture : 1 700 détenteurs (1 450 cultivateurs, 100 marins et 150 « professions diverses ») ont bâti 2 421 parcs couvrant 140 hectares et 839 claires « à engraissement » sur 6 hectares.

Méd. La Rochelle, ms 1368

Écluse La Belle Pointe (Sainte-Marie-de-Ré). Clichés J. BOUCARD, 04/2017

Devant La Belle Pointe (Sainte-Marie-de-Ré). Cliché J. BOUCARD, 04/2017

Devant La Belle Pointe (Sainte-Marie-de-Ré). Cliché J. BOUCARD, 04/2017

Devant La Belle Pointe (Sainte-Marie-de-Ré). Cliché J. BOUCARD, 04/2017

Le rôle important du docteur KEMMERER

ü Le docteur Kemmerer – plus connu pour ses travaux d’historien – s’enthousiasme pour cette science naissante et va devenir un acteur majeur dans le domaine de l’ostréiculture naissante. En contact régulier avec Victor Coste, il partage sa conception de la diffusion des innovations, aussi ne prendra-t-il jamais de brevets pour protéger ses découvertes « j’ai voulu que cette invention [le mastic friable] devienne la propriété de tous ».

ü Dès 1860, il s’attaque à un problème clé : comment détacher les huîtres des rochers sur lesquels le naissain s’est collé ? Jusqu’alors on utilise un outil en fer, appelé marochon, pour détroquer (détacher) les jeunes huîtres ; mais les pertes sont très importantes, de l’ordre du tiers de la récolte.

Le déroctage

Le détroquage avec un marochon

Le décollage des huîtres après captage

ü Kemmerer, comme Coste, fait des expérimentations.

ü Il a l’idée de recouvrir les tuiles d’un mortier friable, un enduit de chaux et de sable. Le procédé fait l’objet d’une brochure et d’une communication de Victor Coste à l’Académie des sciences : « M. le docteur Kemmerer double ses tuiles d’une couche de mastic solide pour résister à l’action des eaux, assez friable pour que l’on puisse aisément en détacher de jeunes huîtres. Quand cette doublure est chargée de naissain, il réussit à l’enlever d’un seul morceau et il porte ce naissain, ainsi soutenu, dans des claires d’élevage […] ». Méd. La Rochelle, ms 1374

Une découverte majeure …

ü Mais, comme le reconnait Kemmerer, « le mélange calcaire, qui peut varier suivant les caprices de l’ostréiculteur, devait rester mou pour permettre le détroquage et assez dur pour résister aux flots. »

ü C’est pourquoi, afin d’obtenir un mélange plus constant, il propose de délayer de la chaux hydraulique pure ou « un mélange de chaux et ciment un huitième ».

ü Largement diffusé, en 1874, le procédé est utilisé à Arcachon, sur les côtes de la Bretagne, les îles de Ré et Oléron, ainsi qu’en Angleterre et dans de nombreux territoires européens.

… qui fait des envieux

ü La diffusion du procédé et son absence de protection devaient faire des envieux.

ü Kemmerer s’en plaint amèrement « des savants de tous les pays d’Europe m’écrivirent pour me demander la composition de ces mortiers. Je leur répondis à tous […] Et tous s’empressèrent de prendre des brevets d’invention !... ».

ü Kemmerer ne poursuivit qu’un seul d’entre eux, le sieur Michelet « se disant propriétaire d’un brevet d’invention pris en 1867 pour un nouveau ciment plus pratique, moins coûteux et meilleur que les ciments des collecteurs Kemmerer […] » qui voulait soumettre les ostréiculteurs d’Arcachon à un droit de cinq francs par mille tuiles.

ü Huit ans plus tard, le brevet de Michelet est annulé et l’inventeur rétais rétabli dans ses droits par la Cour d’appel de Bordeaux (10 juin 1875).

Arcachon, vers 1950

Arcachon, juin 1920. Coll. Albert Kahn

Le chaulage des tuiles

Détroquage des huîtres, Ors (Oléron), vers 1950

Importance de la pêche à La Flotte au début du XXe siècle

19 millions d’huîtres : environ 3 000/3 500 tonnes.Production actuelle de l’île de Ré : environ 7 000 tonnes.

Nombrede

bateauxselivrant

àlapêche

Poidsapproximatif

despoissons

pêchés

Produitdela

vente(F)

Nombrede

bateauxselivrant

àlapêche

Poidsapproximatif

despoissonspêchés

Produitdela

vente(F)

Pêcheauchalut 76 119000kg 79700 75 103000kg 69200

Pêcheauxpétoncles 129 1904hectolitres 67760 125 2130hectolitres 60560

Pêcheàpieddeshuîtres

portugaises(*)19millions 46000 18millions 45000

(*):Cetteindustries'accroîtetdeviendral'unedesprincipalesressourcesdupays.Toutlelittoralestaujourd'huigarnideparcspourl'élevagedecemollusque.

Source:BERNARD(B.),MonographiedeLaFlotte(îledeRé),1914,reéd.1985,p.81.

Année1912 Année1913

Naturedelapêche

Coll. André DIÉDRICH que nous remercions vivement.

Coll. André DIÉDRICH que nous remercions vivement.

… qui fait des envieux

ü En 1874, de janvier au 15 avril, il s’est vendu 185 millions d’huîtres aux halles de Paris, confirmant qu’en moins de quinze ans l’ostréiculture moderne à partir de naissains était bien née et allait devenir un acteur économique majeur.

ü Aujourd’hui, la production française voisine de 150 000 tonnes et dégageant 250 millions d’euros de chiffre d’affaire est la première d’Europe.

ü L’île de Ré avec 7 000 tonnes représente 5% de la production française.

ü Ironie de l’Histoire, le nom de Victor Coste, le « père fondateur » de l’ostréiculture, n’est connu que de rares spécialistes et celui du docteur Kemmerer, l’inventeur du chaulage, totalement oublié alors que le nom de Michelet, le « pseudo-inventeur », est revendiqué par les arcachonnais, voire certains scientifiques.

Merci de votre attention