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LA MUSIQUE ET LE MONDE

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LA MUSIQUE ET LE MONDE

Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser

© Maison des cultures du monde, 1995ISBN 2-7427-0280-6

Illustration de couverture :Mirza ’Ali, Khusraw et Shirin (détail)

Extrait de Khamsa de Ilyas b. Yusuf Nizami,1539-1543

British Museum, Londres.

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 4

LA MUSIQUEET

LE MONDE

MAISON DES CULTURES DU MONDE

SOMMAIRE

Introduction par Jean Duvignaudet Chérif Khaznadar............................................

Françoise Gründ :La musique et le monde ...................................

Laurent Aubert :Les ailleurs de la musique : paradoxes d’unesociété multiculturelle ...................................

Habib Hassan Touma :De la présentation des musiques extra-européennes en Occident ......................

Chérif Khaznadar et Michel de Lannoy :Les trois voies de la musique ...........................

Michel de Lannoy :De l’universelle intimité des espaces musicaux....

Pierre Bois :L’anthologie Al-Âla du Maroc : une opéra-tion de sauvegarde discographique .................

Hsu Tsang-Houei :La musique des uns, le patrimoine de tous :de la préservation des musiques aborigènes deTaiwan ............................................................

Bernard Lortat-Jacob :L’art d’un petit pays..........................................

Tràn Van Khê :La musique vietnamienne à la findu XXe siècle ....................................................

Jean During :Carnets de voyage au Moyen-Orient ..............

Jean-Pierre Estival :Musiques traditionnelles : une approche du paysage français...........................................

Françoise Gründ :Inédit : dix ans d’enregistrement .....................

Tineke de Jonge :Les musiques traditionnelles et le disque ............

Marie-Claire Mussat :Les chemins subtils d’une régénération.............

Jean-Claude Eloy :L’autre versant des sons....................................

Y a-t-il des théâtres plutôt que le théâtre, des musiquesplus que la musique ? La diversité des compositionssonores semble répondre à l’infinité de l’expérience sen-sible…

Il est sans doute trop simple d’opposer tradition etmodernité, si certaines d’entre elles (européennes !) sem-blent “payer leur très ancienne dette, découlant du fait quel’esprit se soit séparé de la phusis, le travail intellectuel dutravail manuel, la dette du privilège”. Adorno a-t-il raisonde tracer ainsi une frontière entre les trames sonores quirépondent à une émotion sacrée, profane ou codifiée parun rite, et celles qui se délivrent de contraintes imposéespar une instrumentation “primitive” ou les limitationsd’une culture particulière ?

Distinction arbitraire… Les musiques qu’on appelle“traditionnelles” révèlent toute la richesse de la “penséesauvage”, une créativité que, trop souvent, l’on évite d’en-tendre et de reconnaître. Un peu comme ce qu’Artaudreprochait de ne pas voir, du théâtre balinais, aux critiquesde son temps. C’est à l’écoute de cette diversité qu’estconsacré ce volume de l’Internationale de l’imaginaire etdes textes réunis par Françoise Gründ.

JEAN DUVIGNAUD & CHÉRIF KHAZNADAR

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FRANÇOISE GRÜND

LA MUSIQUE ET LE MONDE

Puisque la musique est l’art de combiner les sons, elle repré-senterait une expression humaine aussi vaste que le nombreinfiniment grand de sons eux-mêmes ; sons émis par la voix,sons émis par des outils, parmi les plus divers, appelés quel-quefois instruments de musique.

Cependant, si les hommes se révèlent, dans la plupartdes cas, inventifs, en ce qui concerne quelques combinai-sons sonores destinées à devenir l’écho de leur émotion, ilsdemeureraient singulièrement pauvres, si la musique étaitconsidérée comme une sorte d’ordinateur géant capabled’ingérer tous les systèmes possibles. Fort heureusement, lamusique ne peut être assimilée à une machine à fabriquerdes conglomérats de sons.

Les différents témoignages consignés dans cet exem-plaire soulignent que la musique appartient à un ensembleet que les caractéristiques de chaque musique dépendentde l’appartenance à une culture, à une zone géographique,à des groupes d’individus, à des préoccupations reli-gieuses ou sociales, à des périodes dans l’histoire, et à l’his-toire même d’un peuple qui a subi des frottements, descontaminations, des privations, des déchirements avecd’autres peuples.

S’il existe ainsi des millions de musiques, est-il possibled’affirmer que la musique constitue un “langage universel” ?

Peut-on même employer, pour la caractériser, le terme“langage” ?

La musique de chaque microsociété fait-elle partie deson patrimoine ? Peut-elle lui être enlevée comme dubétail ? Voici une histoire africaine qui pourrait peut-êtreapporter des éléments de réponse :

Le général Amin Dada prend le pouvoir en Ouganda etveut faire table rase de tout ce qui existait avant lui.S’attachant à fonder un nouvel ordre social, il emprisonne,tue ou pourchasse les musiciens de cour des anciens rois,dont la fonction était de transmettre, par la musique, unepoésie généalogique et donc l’histoire de tous ceux quiavaient gouverné le pays pendant des générations. Cesmusiciens de cour, étant des maîtres, contribuaient en outre,à répandre dans tout le pays une musique raffinée. Noncontent d’avoir dispersé les interprètes, le général AminDada fit rechercher tous les instruments de musique et lesfit détruire dans un immense brasier flambant devant lesportes de son palais.

Les musiciens qui avaient pu échapper à l’emprisonne-ment, prirent la fuite en brousse et se cachèrent, en prati-quant d’autres activités sans plus parler de musique.Seulement, dans le secret de leur mémoire, ils ne cessaientde se chanter les longues mélodies porteuses de vie etd’accorder des luths ou des harpes naviformes imagi-naires.

Le règne d’Amin Dada prit fin brusquement. Unedizaine d’années avaient passé avant que les musicienspuissent revenir dans les capitales. Avec patience, ils semirent à reconstruire les instruments, et, cette fois devantdes souverains fantômes, à chanter l’histoire de leurpeuple. Aujourd’hui, les plus âgés d’entre eux enseignentaux plus jeunes ce qu’ils considèrent comme leur bien leplus précieux.

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Pour entendre une musique non encore écoutée, il fautfaire un effort parfois démesuré : par cette porte – souventétroite – on doit tenter de pénétrer dans une culture. Chaquemusique est porteuse de choc… parfois gratifiant… parfoisdéstabilisateur.

Dans ces conditions, peut-elle être transportée ? Est-ilpossible, sans causer de rejet ou de lésion, de transférer desensembles de sons qui possèdent une signification impor-tante pour leurs interprètes ? Et puis, l’oreille humaine pos-sède-t-elle une disponibilité infinie ? Peut-elle absorbertous les sons ? Que deviennent alors les notions de plaisir,d’acquisition des connaissances ?

La promiscuité avec des musiques traditionnellesvenant de multiples horizons et la plus grande toléranceenvers des sensations inouïes faciliteraient-elles l’approchedes musiques contemporaines ?

Pulsion de créativité ou état de mémoire par la reproduc-tion de la musique proviendraient-ils de besoins différents ?Interviennent là les problèmes de représentativité liés àchaque culture et les problèmes d’émotion qui y sont éga-lement attachés.

La musique n’en finit pas d’être une source de ques-tions !

LAURENT AUBERT

LES AILLEURS DE LA MUSIQUEParadoxes d’une société multiculturelle

L’IDENTITÉ EN QUESTION

Si la musique a sa place dans toute réflexion sur la culture,c’est à mon avis par les enjeux qu’elle représente. Lamusique n’est en effet jamais anodine ; elle est à la foisun moyen de communication fort et rassembleur, et unrévélateur d’identité dans le foisonnement de modèlesqui caractérise notre société contemporaine. Nous nousreconnaissons dans les musiques que nous apprécionsparce qu’elles correspondent à notre sensibilité et ànotre vision du monde ; nous nous écartons au contrairedes autres dans la mesure où elles sont étrangères à nosaffinités. Par son contenu, la musique est toujours por-teuse de sens ; si Platon a pu dire qu’“en portant atteinteaux formes de la musique, on ébranle les plus grandeslois des cités”, c’est que la musique à laquelle il seréférait était à la fois l’écho et le modèle d’autre chosequ’elle-même, et aussi qu’elle était porteuse de pou-voirs, susceptibles d’affecter tout un faisceau de réalités,tant physiologiques que politiques et culturelles.

La perspective de l’ethnomusicologie est d’envisagerla musique à la fois comme langage comportant ses codesde communication propres – c’est le point de vue de lamusicologie – et comme fait social et culturel – selon

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une approche anthropologique. Pour la plupart de mescollègues, il s’agit essentiellement de collecter des docu-ments sonores, de les analyser, d’en évaluer la fonctionsociale et de fournir ainsi à la postérité un portrait aussiréaliste que possible de la vie musicale de tel ou tel peupleà l’époque où il l’a fréquenté. Le cadre universitaire deleur carrière leur impose aussi la nécessité de théoriserleur démarche, d’en dégager des universaux et, acces-soirement, de publier et d’encourager le développementde la discipline.

Un courant important de l’anthropologie contempo-raine, qu’on rencontre aussi en ethnomusicologie, estcelui de l’anthropologie dite “d’urgence”, qui consisteà vouloir sauver de l’oubli des traditions culturellesconsidérées comme “à risques”. Les récentes mutationssociopolitiques et technologiques ont en effet fragi-lisé des sociétés entières, de plus en plus soumises auxinfluences extérieures et aux processus de déculturationqui les accompagnent souvent. L’ethnologue devient alorsune sorte d’archéologue du présent, voué à préserver lamémoire de cultures moribondes, faute de pouvoir con-tribuer à les sauver.

Les quelques idées que j’essaierai de synthétiser icivisent à placer le débat sur un terrain différent, que lesethnomusicologues n’abordent généralement pas : celuide notre propre société, une société pluriethnique etmulticulturelle, qui ressemble chaque jour davantage au“village planétaire” dont parlait McLuhan il y a déjà plusd’un quart de siècle.

Les déferlements migratoires et les autoroutes de lacommunication remettent-ils en cause les principes del’identité de chacun au nom de l’intégration, ou cette inté-gration est-elle la grande chance de notre époque, qui per-mettra à chacun d’accéder à une perception de l’autre plus

juste et plus tolérante, en un mot plus humaniste ? Cesconsidérations ne concernent évidemment pas que lamusique, elles pourraient s’appliquer pratiquement tellesquelles à toute autre activité humaine, qu’il s’agisse d’art,d’artisanat, de religion, de politique, voire même de cuisineou de pratiques sexuelles. La multiplicité des modèles enprésence contribue-t-elle à l’enrichissement de chacun, oun’est-elle en définitive qu’une juxtaposition de ghettosethniques ou idéologiques sans passerelles les uns avecles autres ?

La question de l’identité se pose à la fois sur le plancollectif (détermination “objective” : appartenance à uneculture, une civilisation, une religion, une ethnie, uneclasse sociale, une classe d’âge, un courant politique, etc.)et sur le plan individuel (détermination “subjective” :comment l’individu se situe-t-il par rapport à ces déter-minants ?).

Le cas de l’identité musicale est à cet égard exem-plaire, car toute musique, en tant que fait social et cul-turel, est porteuse d’un ensemble de valeurs, à la foiséthiques (par l’ensemble de références auxquelles ellefait appel et qu’elle exprime selon les moyens qui luisont propres) et esthétiques (à travers les codes qu’ellemet en œuvre et ses effets sur le psychisme) ; elle agitcomme un révélateur de notions qui dépassent de loinle seul domaine de la production, de la participation etde la consommation musicale.

Cette question de l’identité musicale se pose évidem-ment en des termes très divers selon le contexte danslequel on l’envisage. Elle n’avait par exemple prati-quement pas de raison d’être dans les sociétés dites“archaïques”, ni même dans le passé de civilisationsau tissu social plus diversifié, y compris la nôtre. Lerôle de chaque catégorie musicale y était clairement

déterminé, et son usage y faisait l’objet d’un relatifconsensus au sein de chaque communauté. La musiquey constituait une représentation sonore des structuressociales, elle y exprimait la cohérence d’une civilisa-tion, même composite, et de ses idéaux.

Dans le monde contemporain, où le champ musical estpratiquement illimité, les choix individuels se détermi-nent, consciemment ou non, en fonction de l’éducation,de la sensibilité et d’un faisceau d’affinités artistiques,politiques et idéologiques. Ils manifestent aussi la positiondu sujet vis-à-vis des modes et des conventions du groupesocial auquel il appartient. Le goût pour l’opéra ou pour lerock n’est, par exemple, pas neutre : il implique, en toutcas à un certain degré, une adhésion à la vision du mondereflétée par l’un ou l’autre de ces genres musicaux.

MUSIQUE ET TRADITION : UNE RELATION AMBIGUË

La question de la relation entre musique et tradition estdepuis longtemps un des grands thèmes de débat enmusicologie et en ethnomusicologie. Cette question estcomplexe, dans la mesure où le terme de “tradition”lui-même est ambigu. Par définition, la tradition est “cequi est transmis” (traditur) ; elle est la mémoire collec-tive, la chaîne qui relie le présent au passé. Sous uncertain angle, la tradition est la culture.

Se référer à une tradition musicale signifie doncenvisager l’ensemble des pratiques et des répertoiresmusicaux d’une société en tant que domaine culturelidentifiable et cohérent, sinon clos ; c’est évoquer leursignification et leur rôle au sein de leur contexte, leurdéveloppement historique, leurs stades d’évolution, lesévénements et les influences qui les ont marqués.

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Par contre, si l’on inverse les termes et que l’on parlede musique traditionnelle, le problème change, car on faitalors état d’une catégorie musicale distincte. L’expres-sion de “musiques traditionnelles” est entrée dans lelangage courant pour désigner un champ musical extrê-mement large et aux limites plus que floues, correspon-dant grosso modo aux musiques extra-européennes nonou peu marquées par des influences externes, occiden-tales modernes notamment, et aux musiques populaireseuropéennes d’origine relativement ancienne.

D’après les critères des sociétés d’auteurs-compositeurs,ce sont les musiques appartenant au “domaine public”,en d’autres termes, les musiques d’auteur “anonyme ounon déclaré”, sur lesquelles aucune redevance ne peutêtre perçue, même si des groupes de travail de l’OMPI(Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) sepenchent depuis des années sur la notion de “propriétéintellectuelle collective”.

Selon une opinion courante, les musiques tradition-nelles seraient des survivances du passé, demeurées àun stade préindustriel de leur développement et maintenuesen vie, soit par ignorance, soit par nostalgie. Ces musiquesse démarqueraient donc du reste de la production musi-cale par leur caractère conservateur ; elles ne seraientguère que la trace musicale du passé de sociétés enmutation.

Pour leurs amateurs, les musiques traditionnellescomportent au contraire une dimension spirituelle quecertains disent ne pas retrouver dans le reste de la pro-duction musicale, en particulier dans les musiques clas-siques et modernes occidentales : ils sont touchés parleur caractère quasiment intemporel, par le fait qu’ellessemblent transcender les limitations d’une époque et d’uneculture pour toucher au plus intime de l’âme humaine.

Ils y apprécient également cet aspect de spontanéité,d’art de l’instant, qu’on retrouve aussi par exempledans le jazz et les musiques improvisées.

Le point de vue du musicien, de l’interprète se sentantrattaché à une tradition, me paraît tout aussi important àconsidérer. Il ressort de l’avis de la plupart de ceux avecqui j’ai eu l’occasion d’en parler que les musiques tradi-tionnelles partageraient les traits suivants :

– elles sont d’origine ancienne et fidèles à leurssources dans leurs principes, sinon toujours nécessaire-ment dans leurs formes et leurs occasions de jeu ;

– elles sont basées sur une transmission orale deleurs règles, de leurs techniques et de leurs répertoires ;

– elles sont liées à un contexte culturel, dans le cadreduquel elles ont une place et, la plupart du temps, unefonction précises ;

– elles sont porteuses d’un ensemble de valeurs et devertus qui leur confèrent leur sens et leur efficacité ausein de ce contexte ;

– elles sont enfin liées à un réseau de croyances etde pratiques, parfois rituelles, dont elles tirent leur sub-stance et leur raison d’être.

A priori j’aurais tendance à partager ce point de vue ;il paraît intellectuellement satisfaisant et moralementdéfendable dans la mesure où il met l’accent sur le respectde l’identité et sur la défense des spécificités culturellesde chacun. Mais le problème qu’il pose est celui des limitesdu domaine : en d’autres termes, qu’est-ce qui est tradi-tionnel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Selon quels cri-tères ? Et surtout, qui est juge en la matière ?

Pour de nombreuses musiques d’expression actuelle,on pourrait se demander si elles ont déjà acquis le statutde musiques traditionnelles, en s’inscrivant dans unefiliation attestée suffisamment ancienne ; pour d’autres,

si elles le sont encore parce que leurs développementsles plus contemporains respectent toujours les critèrestraditionnels du genre. En voici quelques exemples :

– les musiques d’essence traditionnelle, mais jouéessur des instruments modernes, électriques ou non ;

– les musiques dérivées d’une tradition, mais orches-trées et harmonisées à l’occidentale ;

– les musiques populaires urbaines comme celle destownships sud-africains, comme les variétés arabes, lamusique de film indienne ou celle des tavernes deBudapest ;

– les musiques manifestement syncrétiques, commepar exemple tout le domaine afro-américain.

Et la musique classique occidentale dans son ensem-ble est-elle traditionnelle de la même façon que cellesde l’Inde ou du Japon, ou son caractère évolutif et indi-vidualiste est-il en quelque sorte la marque d’un espritspécifiquement moderne, ou propre à la mentalité occi-dentale, qui serait antitraditionnelle ?

En définitive, toute musique n’est-elle pas tradition-nelle, dans la mesure où chacune – même le free-jazz, lamusique expérimentale ou la chanson française – se basesur les expériences du passé, dont elle tire les enseigne-ments pour les adapter à son propre langage, à sa propreréalité ? Ou faut-il au contraire considérer notre sociétéoccidentale moderne et l’expansion actuelle de sesmodèles comme une exception qui confirme la règled’une humanité gouvernée par le sens de la tradition ?

Selon le point de vue adopté, la tradition représentesoit un poids dont l’effet est d’écraser les libertés indi-viduelles, soit au contraire un ensemble de connais-sances dont l’application peut contribuer à la libérationet à la créativité de chacun. Qu’il soit appliqué à la musi-que, à l’art de façon générale ou à tout autre domaine

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de l’activité humaine, ce concept de tradition est au centredu débat sur la diversité en matière de culture. Il est eneffet indissociable des questions comme l’identité, lareligion, le développement, le racisme, l’intégration oul’exclusion.

LES NOUVEAUX ENJEUX

Certaines musiques semblent avoir bénéficié de l’actuelphénomène de mondialisation des moyens de commu-nication, qui leur a permis de rayonner bien au-delà deleurs frontières d’expansion coutumières. Dans les civili-sations appartenant au tiers-monde de l’économie pla-nétaire, le regard de l’étranger – qui plus est, de l’étrangerdoté de pouvoir – a paradoxalement parfois contribué àvivifier la pratique d’arts au passé millénaire. Cet inté-rêt a suscité la commercialisation, parfois outrancière,de quelques “valeurs sûres” correspondant aux critèresd’un marché international dicté par les modes, lesattraits et les opinions toutes faites du grand public.Indépendamment de leur talent, qui n’est pas à mettreen doute, le succès d’artistes comme Gheorghe Zamfir,Ravi Shankar, Los Calchakis ou les Percussions de Gui-née, pour ne citer qu’eux, n’a pu s’expliquer qu’à partirde ces clichés. Certaines musiques s’exportent ainsimieux que d’autres, car elles correspondent auxattentes de leurs nouvelles audiences. Au risque de four-nir une idée partiale ou partielle, voire franchementfausse, d’une culture, d’un peuple ou d’une civilisationentière, elles contribuent du moins à conforter l’imagerassurante que d’aucuns se sont créée – et qu’ils dési-rent conserver – d’une région du monde et des préten-dues coutumes de ses habitants.

Nous avons aujourd’hui heureusement la possibilitéde ne pas en rester là, et le discernement de l’amateur aété facilité par l’accessibilité de l’information nécessaire.En Europe comme en Amérique du Nord et en Asieorientale notamment, quelques institutions ont obtenules moyens de développer une démarche cohérente etglobale de revalorisation des musiques “rares”, nonseulement par un travail approfondi de recherche et dedocumentation, mais aussi par une action soutenueauprès de leurs détenteurs et de leurs audiences poten-tielles. De telles initiatives ont permis, au fil des années,de présenter un panorama large, sinon exhaustif, de pra-tiques musicales demeurées jusqu’à récemment à peuprès inaccessibles aux non-spécialistes, et donc de modi-fier sensiblement notre appréhension d’autres manièresde penser, de produire et de percevoir la musique.

Cet élargissement de nos horizons artistiques se révèleextrêmement stimulant ; agissant comme un catalyseur,il remet en question de nombreuses idées préconçues etcontribue à vivifier la création contemporaine parl’apport de dimensions nouvelles, de techniques incon-nues, de conceptions de l’espace et du temps musicauxsouvent radicalement différentes des nôtres. Les com-positeurs occidentaux du XXe siècle, tant dans le domainede la musique savante que dans celui des expressionspopulaires urbaines, ont d’ailleurs abondamment puiséleur inspiration aux sources vives des musiques tradi-tionnelles.

Mais, alors que, jusqu’au début de ce siècle, ce sontgénéralement les genres ruraux de leur propre pays quiinfluencèrent les musiciens “cultivés”, contribuant ainsià fonder l’identité des “écoles nationales” européenneset, dans une certaine mesure, américaines et asiatiques,nous assistons maintenant à l’éclatement de ces écoles

et à une perméabilité croissante des différents courantsde la création musicale. La musique contemporaine,tant savante que populaire, ne serait pas ce qu’elle estsans l’apport déterminant des musiques traditionnellesdu monde, du moins sur les plans technique, esthétiqueet, jusqu’à un certain point, conceptuel. Dans leurensemble, ces emprunts se limitent cependant à l’aspectformel et superficiel de leurs modèles, leurs fondementsétant par nature intransposables au domaine particulierque représente la musique prospective d’Occident.

Une musique ne se définit en effet pas seulement parses structures acoustiques et par les moyens techniquesnécessaires à leur réalisation, mais tout autant par sasubstance et par ce qu’elle implique, à savoir notam-ment un réseau cohérent de significations, une fonctionspirituelle précise, une efficacité psychologique et éven-tuellement rituelle attestée, un rôle traditionnellementassigné à ses producteurs et ses récepteurs, et enfin desmodes d’apprentissage et de diffusion adéquats.

Face à l’accélération des divers processus de muta-tion culturelle, une action mérite d’être entreprise,non pour conserver artificiellement des pratiques musi-cales désuètes et ne correspondant plus à aucune réalitésociale, mais pour tenter de créer un environnementqui soit propice à leur propagation. La valorisation deces musiques aux yeux de leurs dépositaires peut revê-tir différentes formes. La plus urgente concerne évi-demment leur transmission qui, lorsqu’elle ne s’exerceplus par les voies anciennes, peut être assistée, notam-ment par la mise à disposition de documents enre-gistrés ; les collectes systématiques d’enregistrementsréalisées par les ethnomusicologues peuvent ainsi, à unmoment ou à un autre, s’avérer d’une importance vitaleà cet égard.

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La création de centres dédiés aux arts traditionnels adéjà porté ses fruits dans certains pays, et l’établisse-ment de réseaux internationaux d’accueil, notammenten Europe, facilite la circulation des musiques du mondeet contribue à la reconnaissance de leurs valeurs. Pourse démarquer des tenants de la world music moderne,ces diverses institutions s’accordent à appliquer des cri-tères précis dans le choix des artistes invités :

– le critère de l’authenticité : que les artistes soientconsidérés comme représentatifs de leur culture ;

– le critère de la qualité : qu’ils soient qualifiés et, sipossible, parmi les meilleurs du genre, selon l’opiniondes personnes compétentes ;

– et enfin, celui de l’exportabilité : qu’ils soient“exportables” signifiant que leur prestation, une foistransposée hors contexte sur une scène de théâtre,garde autant que possible sa pleine signification etn’apparaisse pas comme une sorte de profanation oud’incitation au voyeurisme culturel.

Chacun de ces critères est évidemment sujet à débat :qui est en effet réellement à même de juger de l’authen-ticité, de la qualité et de l’exportabilité d’un artiste oud’un ensemble musical ? Qu’est-ce qui est important deprésenter d’une culture, et comment le présenter ? Faut-il par exemple renoncer à inviter certains ensembles oucertains genres musicaux sous prétexte qu’ils ne sont pasassez spectaculaires ? On en arrive alors à les condam-ner au silence sous prétexte qu’ils ne “passeraient pasla rampe”. Faut-il proscrire l’usage de l’amplification oud’instruments comme la guitare, le violon ou l’accordéon,sous prétexte qu’ils ne sont pas traditionnels ? On s’exposealors à passer pour des puristes, sinon pour des dicta-teurs, qui prétendraient savoir mieux que les musicienseux-mêmes comment ils doivent jouer leur musique.

En renforçant le sentiment d’appartenance culturelleet de légitime fierté de quelques interprètes, les marquesde sympathie internationale pour l’ensemble de cesmusiques ont permis à certaines d’entre elles de sur-vivre aux transformations, voire à la décadence et à lapaupérisation de leur environnement. Mais un tel cou-rant n’aura d’effets durables que dans la mesure où iltiendra compte de la totalité des paramètres de l’expres-sion musicale : il n’est pas suffisant de préserver desformes d’art en privilégiant leurs dépositaires les plusprestigieux : il faut aussi se poser la question de savoirce qu’il convient de faire pour assurer les conditionsnécessaires, non seulement au maintien, mais au déve-loppement de leur pratique dans la société contempo-raine, et même dans certains cas au renouveau decertaines formes.

Tout jugement de valeur est évidemment sujet à cau-tion dans le domaine de l’appréciation culturelle ; lesoppositions systématiques s’avèrent toujours stériles etconduisent à des impasses. Il serait tout aussi absurdede vouloir s’en tenir à une image exclusivement tradi-tionnelle des autres cultures du monde que de se con-tenter du seul courant de leur production moderne. Legrand paradoxe de l’époque actuelle est peut-être quesa tendance à l’uniformisation de ses modèles culturelsva de pair avec sa formidable capacité d’absorption desinfluences les plus diverses, et que sa remise en causede sa propre tradition suscite en soi son appréciation decelles des autres.

De nombreuses pratiques de certaines musiques sonten train de se répandre hors de leur contexte culturelordinaire d’une façon spectaculaire. On entend souventdire que la musique est un langage universel ; mais sansqu’il soit précisé à quelle musique on se réfère, tant il

paraît évident qu’il s’agit de la nôtre. Ce lieu communsemble aujourd’hui amplement vérifié par le fait qu’onrencontre des interprètes pleinement qualifiés demusique classique occidentale, de jazz ou de rock dansle monde entier.

Mais la réciproque, si elle est vraie, n’est que rare-ment acceptée : dès qu’il s’agit de flamenco, de vio-lon tsigane, de percussions africaines ou de musiqueindienne, on nous rétorquera qu’“ils ont ça dans lesang” et qu’“il faut être né dedans” pour jouer commeça. Alors, de quoi s’agit-il ? Y aurait-il une musiqueuniverselle, accessible à tous, et d’autres qui seraientintransmissibles, parce que correspondant à des prédis-positions innées ?

Pour ma part, il me paraît évident que la musiquen’est en aucun cas une donnée génétique, mais qu’elleprocède toujours d’un acquis culturel. La seule aptitudeinnée dans ce domaine est peut-être cette notion vaguequ’on appelle le talent ou le don musical. Mais il s’agitd’une aptitude individuelle et non collective, d’unefacilité plus ou moins grande à saisir le produit d’uneexpérience et à en exploiter le potentiel selon les con-ventions qu’elle applique. Si, comme de nombreux casl’attestent, un Chinois peut devenir un virtuose de musiqueclassique européenne, l’inverse est forcément aussi vraiet, là aussi, plusieurs exemples le démontrent.

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HABIB HASSAN TOUMA

DE LA PRÉSENTATION DES MUSIQUESEXTRA-EUROPÉENNES EN OCCIDENT

Nous vivons une époque où la technologie occidentaleet les affaires mènent le monde ; l’industrie informatiqueet Wall Street aux Etats-Unis en sont deux exemples.Nous avons atteint le point aujourd’hui où la musiqueoccupe une place indispensable dans les médias et, sanselle, la vie de bien des gens serait misérable. Qui pour-rait imaginer un programme radiophonique ou télévi-suel sans un quelconque accompagnement musical ?L’industrie du disque, le cinéma et la vidéo, les bala-deurs à cassettes ou à disques compacts, les systèmesmidi, et que sais-je encore, ont considérablement enrichinotre vie. Chaque individu, quel que soit son âge, peutdésormais trouver musique à son goût. Pourtant, la plusgrande partie de la musique que nous sommes amenésà écouter quotidiennement appartient à une catégoriebien particulière de la musique urbaine occidentale : lamusique pop. Son extraordinaire dissémination dansle monde, rendue possible grâce à la technologie et aucommerce, lui a permis de s’imposer jusque dans l’inti-mité de bien des peuples, en Amazonie, dans les îles duPacifique, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, etd’assurer ainsi son hégémonie – jusque dans notre viequotidienne – sur toutes les autres cultures musicalesdu monde. Néanmoins, en Occident et dans d’autres lieux

de la planète, des efforts sont consacrés à la connais-sance de la diversité des cultures musicales dans lemonde, que ce soit par le livre, le disque, la vidéo oules festivals. Mais tandis que l’industrie du livre contri-bue grandement à la pluralité des cultures, quelles quesoient les langues utilisées, celle du disque révèle unmanque certain de cohésion et de discernement dans sadiffusion des idiomes musicaux. Un chef-d’œuvre de lalittérature arabe ou chinoise sera créé en arabe ou enchinois. En musique, les compositions d’un groupe popégyptien ou d’un groupe de rock chinois seront consi-dérées comme faisant partie des répertoires égyptien ouchinois. La cause en est le caractère verbal du langageécrit et le caractère non verbal de la musique. Un auteurarabe écrivant de la poésie en allemand ne pourra pré-tendre faire de la littérature arabe sous prétexte qu’il estarabe. Ses lecteurs, arabes ou non, ne s’y tromperont pas.Alors que cela est possible en musique, du fait que celle-ci ne passe point par la langue. De ce fait, beaucoup degens croient en l’idée que la musique est un langage uni-versel et tombent dans le piège qui conduit à la mutila-tion des idiomes musicaux et à la dilution de la singularitéde chaque culture musicale. Voilà une croyance biennaïve ! Car si la musique est effectivement un phéno-mène universel, elle n’est en aucun cas un langage uni-versel. Comprendre un autre idiome musical que le sienprésuppose une éducation et une familiarisation avec laculture dont il est issu. Un corpus musical est enracinédans sa culture : la musique arabe dans la culture arabe,la musique chinoise dans la culture chinoise, et ainsi desuite. Les cultures, quant à elles, s’affirment sur la basede trois critères : la langue, la religion et la tradition ; cestrois facteurs déterminent leur pluralité. De plus, la diver-sité des cultures musicales peut être déterminée selon

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cinq paramètres principaux : le système tonal, l’organisa-tion rythmico-temporelle, la conception musicale (com-ment un peuple pense sa musique et la compose), lesinstruments de musique et enfin le cadre social auquelchaque musique est associée. On peut donc conclureque là où il y a culture (langage, religion, tradition), ildoit y avoir aussi culture musicale. On peut imaginer lenombre de langues, de croyances et de traditions quiexistent de par le monde. Un individu naïf et eurocen-triste considérerait la musique occidentale comme prin-cipale et les autres comme secondaires. La suprématietechnologique, commerciale et politique de l’Occidentexplique sans doute une telle ignorance. S’il est justifiéde distinguer sa musique de celles des autres – un Indienpeut légitimement dire de la musique japonaise que cen’est pas de la musique indienne, il ne s’agit là que d’uneaffirmation introversive –, il est cependant plus neutred’identifier une culture musicale étrangère par son nomque de le faire en se référant à la sienne. En Occident, ilest courant de définir toutes les cultures musicales dumonde, y compris celles dont les origines remontentà plus de trois mille ans, comme “non occidentales” oucomme “non européennes” ! Et l’étude de ces musiques,dans les universités américaines et européennes, estdésignée sous les termes d’“ethnomusicologie” ou de“musicologie comparative”. Ainsi, la musique de plusd’un milliard de Chinois han est enseignée dans un dépar-tement d’ethnomusicologie, comme si les Han n’étaientqu’un simple groupe ethnique. Il en va de même pourles musiques persane, arabe, indienne, yoruba, shona,herero, ga, etc. Il est amusant d’observer comme la ter-minologie occidentale en matière de cultures musicalesest changeante et ambiguë. L’Occident a tout d’aborddivisé la planète en trois mondes, s’appropriant le premier

et laissant aux autres le second et le “tiers”. Par la suite,le tiers-monde fut “élevé” au rang de “pays en voie dedéveloppement”. Après la chute du camp socialiste, c’est-à-dire du deuxième monde, une nouvelle terminologieémergea : le “dialogue Nord-Sud”. Ainsi apparaissent,changent et meurent les terminologies occidentales.De leur côté, les peuples du tiers-monde, pays en voiede développement ou partenaires du dialogue Nord-Sud, demeurent indifférents à ces variations termino-logiques tant qu’une aide économique, technologique,voire culturelle, leur est garantie par l’Occident. Cepen-dant, cette insensibilité à la terminologie ne se limitepas à la politique et au commerce, elle a aussi une inci-dence sur la musique. Ses conséquences peuvent êtredésastreuses pour les fondements d’une culture musi-cale aujourd’hui sujette à la menace des “labellisations”erronées et des utilisations commerciales fallacieuses.Si la nomenclature généralement utilisée a consacré lestermes de “non occidental” ou “non européen” pour dési-gner les musiques d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine,du Pacifique et d’Australie, il en existe bien d’autres :musique exotique, musique des pays lointains, musiqueethnique, musique primitive, auxquels on a substituéaujourd’hui celui de world music1. La world music estentrée dans la sphère commerciale par l’intermédiaire

de la pop ; initialement, on utilisait d’ailleurs le termeethno-pop. Pourquoi world music et non music ofthe world ? Les producteurs de musique pop et lesdisquaires qu’ils contrôlent tentent de promouvoir unemusique qu’ils croient unique et globale. Ses composi-teurs mélangent des éléments musicaux et des instru-ments empruntés à diverses cultures avec les structuresmusicales et les instruments propres à la musique popoccidentale. Depuis peu, le terme world music est éga-lement utilisé pour désigner des formes purement tradi-tionnelles : chez un disquaire on trouvera donc undisque compact de musique qawwâli du Pakistan dansle rayon world music (musiques du monde) et l’onpourra l’entendre en concert dans des festivals de popou de fusion.

En dépit de cette tendance des producteurs de disqueset des directeurs de festivals de pop occidentaux qui, cons-ciemment ou inconsciemment, s’évertuent à promou-voir une culture musicale globale, voici plus de quinze ansqu’en Europe, paradoxalement, des efforts sont consa-crés au respect de la pluralité des cultures musicales.En 1980, le Comité pour les arts extra-européens (EEAC1)fut fondé par les “membres de différentes organisationseuropéennes, instituts de recherche et centres culturels,manifestant un fort intérêt pour la promotion des arts tra-ditionnels d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, aussibien que pour les arts traditionnels des diverses mino-rités ethniques occidentales et pour toutes les culturestraditionnelles en général. Son but est de faire connaître

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1. Signalons, pour une meilleure compréhension des lignes qui vontsuivre, qu’en français l’expression world music est traduite par sonomondiale ou par musiques du monde. Le premier terme désigne unemusique pop utilisant des fragments de musiques traditionnelles (sil’appellation sono mondiale a été forgée pour satisfaire la loi sur lafrancophonie, il faut bien admettre que musiciens et journalistes luipréfèrent le terme d’origine anglo-américaine). Le second, très équi-voque, désigne les musiques “extra-européennes” en y incluant lesmusiques de tradition savante, de tradition populaire et les musiques

de variétés. L’appellation musiques du monde, grâce d’ailleurs à sonambiguïté, fait aujourd’hui florès dans les colonnes de Télérama, surles affiches du Théâtre de la Ville et dans les rayons des grands dis-quaires. (N.d.T.)1. Extra European Arts Committee. (N.d.T.)

les expressions extra-européennes en Europe en pré-sentant des spectacles, aussi bien que des manifestationsd’art plastique, des cultures concernées, de faire en sortequ’une profonde compréhension de ces expressionss’établisse.” (Dépliant de l’EEAC.)

La présentation des musiques extra-européennes enOccident – au moins depuis ces vingt dernières années –a soulevé des problèmes difficiles à résoudre. Les rai-sons de ces difficultés sont de deux ordres : artistique etadministratif, et doivent être soigneusement prises encompte chaque fois qu’un programme est planifié. Laplus grande attention doit être apportée à l’aspect artis-tique : qualité, authenticité, exportabilité du spectacle etdes artistes qui le réalisent, et à l’aspect administratif :préparation de la tournée commençant par une sélectionde la musique et des musiciens dans leur milieu d’origine.La présentation en Occident des musiques extra-européennes présuppose donc une préparation méticu-leuse. Ce qui convient à un musicien indien ne convientpas forcément à un Nigérian. Nous traitons en fait avecun immense champ de cultures musicales indépen-dantes et diverses, qui couvre tout le globe à l’exceptionde l’Occident.

En tant qu’organisateurs de spectacles de musique etde danse traditionnelles souhaitant réaffirmer la diver-sité et l’indépendance des cultures musicales dans lemonde, nous nous assignons deux objectifs. Première-ment, prouver que les technologies avancées et la richessede l’Occident ne sont en aucune façon une garantie derichesse culturelle et musicale, deuxièmement, per-mettre à un public occidental intelligent de développerses connaissances. En réalisant ces deux objectifs, nouspouvons aider les musiciens extra-européens à affermirleur confiance en leur propre culture, relativiser le pouvoir

considérable de la musique occidentale sur les autresmusiques et enfin faire justice de l’idée trop répandueselon laquelle il ne peut y avoir d’expression musicaleavancée que dans une culture de haute technologie. Le butn’est donc pas simplement de distraire un public, même sic’est souvent le cas, mais de l’amener à se confronter àdes modes d’expression musicale d’une grande richesse etde lui permettre ainsi d’élargir son horizon esthétique.

L’opportunité qui fut souvent offerte au public d’assis-ter gratuitement à des spectacles de musique et de dansed’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Océanie aconsidérablement participé au déclin des critères euro-centristes de l’esthétique occidentale. Ce déclin devraitconduire à une meilleure compréhension des autrescultures musicales et permettre enfin de jeter un pontau-dessus du fossé qui les sépare.

S’il est toujours profitable de se demander pourquoil’on présente des musiques extra-européennes enOccident, il est encore plus important de savoir quoiprésenter et comment, afin d’atteindre son objectif avecles meilleurs résultats possibles. Aussi, la stratégie duchoix impose des tactiques de sélection à la fois artis-tiques et administratives, fondées sur la qualité, l’authen-ticité et l’exportabilité. Si une forme musicale estauthentique, elle n’est pas forcément exportable. C’estle cas par exemple d’une musique à la fois authentiqueet de grande qualité qui ne supportera pas le transfertde son contexte socio-religieux vers une scène occiden-tale. L’authenticité d’une expression musicale peut danscertains cas être difficile à déterminer. Quatre critèrespeuvent cependant nous y aider : le système tonal, la struc-ture rythmico-temporelle, les instruments de musique etla conception que les artistes se font de leur musique.Ces quatre critères associés à un critère empirique qui

dépend largement des connaissances esthétiques de lapersonne qui opère la sélection, peuvent nous permettrede différencier les expressions authentiques de cellesqui ne le sont pas. La qualité artistique peut d’autre partêtre jugée en combinant les points de vue de l’intérieuret de l’extérieur, ce qui nous ramène à prendre encompte le critère d’exportabilité. A ce propos, le rôlede l’informateur dans le pays d’origine est déterminant.Ses informations doivent être examinées très attentive-ment, surtout s’il s’agit d’un informateur officiel, carses critères peuvent être différents de ceux qui ont étémentionnés plus haut et son intérêt personnel peutvenir perturber la sélection. La négociation directe avecles artistes peut, elle aussi, soulever des problèmes quivarient d’une culture à une autre. La liste de sujets àtraiter va de la manière dont l’artiste doit se comportersur scène jusqu’au choix de la monnaie dans laquelle lecachet devra être payé en passant par le choix des sand-wiches qui seront servis dans les loges avant, pendantou après le spectacle. Une fois ces questions résolues,subsiste celle du “transfert” du spectacle choisi depuisson environnement d’origine vers une salle de concertoccidentale. Ce sont souvent les artistes qui y apportentla meilleure réponse. Parfois, pourtant, quand les artistesn’ont jamais eu l’occasion de se produire devant unpublic de concert, il revient à l’organisateur de propo-ser une solution après concertation avec les artistes oul’informateur. En bien des cas, les informateurs saventfaire preuve de leur capacité à concevoir comment ungroupe doit se présenter sur scène. Cet aspect est parti-culièrement important lorsque le spectacle se composede courtes pièces instrumentales jouées en solo ou depièces vocales habituellement chantées dans un contexterituel ou à l’occasion d’une activité communautaire.

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Une séquence imaginaire de scènes dans lesquelles ces“numéros” sont incorporés est une solution qui a faitses preuves avec succès.

S’il est certes indispensable de savoir maîtriser toutesces stratégies et ces tactiques, il n’en demeure pasmoins que les facteurs artistique et administratif exigentune grande flexibilité, une capacité à prendre des déci-sions intuitives et une extrême vigilance dans le travailde préparation. Il est donc légitime de considérer ce tra-vail comme une forme d’“ingénierie culturelle”.

Ces manifestations sont souvent fertiles en difficultéset en surprises de toutes sortes. Mais une fois sur scène,elles sont presque toujours couronnées de succès.

Traduit de l’anglaispar Pierre Bois.

ENTRETIEN AVEC CHÉRIF KHAZNADAR, PAR MICHEL DE LANNOY1

LES TROIS VOIES DE LA MUSIQUE

M. D. L. : J’aimerais que l’on aborde le problème de fondque pose, aujourd’hui, la Maison des cultures du monde,en des termes sémiologiques : quel sens nouveau crée lefait de porter sur scène une musique qui, au moins a priori,dans ses références, n’est pas faite pour la scène ? J’aile sentiment que vous devez être bien souvent pris dans ceparadoxe : soit faire “passer” les musiques telles qu’ellessont, les porter sur la scène en les modifiant le moinspossible, mais alors prendre le risque qu’elles apparais-sent un peu désuètes ou surannées, dans un cadre qui estcelui de la salle ; ou bien alors faire l’inverse, les adapterà la scène, mais alors prendre le risque d’avoir, au bout ducompte, un objet tout autre : occidentalisé, déjà média-tisé, un produit emballé, et qu’à ce moment-là plus per-sonne ne retrouve ses billes, ni le public, ni les artistes.Comment vous êtes-vous sorti, comment vous sortez-vous, au cas par cas, de ce paradoxe consistant à mettreune musique ethnique sur la scène ?

C. K. : Transporter les musiques hors de leur milieuest, en effet, un problème complexe. Je ne parlerai pas

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1. Cet entretien a été publié sous le titre “Le théâtre comme ethnolo-gie” in Vibration, n° 5, janvier 1988, éd. Privat.

des musiques seules, parce que dans la plupart des casla musique n’est pas dissociable du spectacle en général.C’est du théâtre, de la musique, du chant, de la danse – toutcela est lié. Je ne sais si le mot spectacle convientmieux que celui de représentation, ou d’événement. Jene crois pas qu’il y ait en français, d’ailleurs, un termeadéquat.

Mais peu importe le terme : dans la plupart des castoutes ces musiques sont d’origine rituelle. Que par lasuite elles se soient transformées, elles ont gardé sou-vent leur sens rituel. Donc elles sont liées à un contextesocial, à des moments, à des événements. Ce qui faitqu’à partir du moment où elles sortent de leur milieuendogène – le lieu, la date, l’heure, le jour, le momentde l’année où elles sont données –, elles perdent l’essen-tiel de leur fonction.

C’est donc déjà une trahison. Par ailleurs, aller voirsur place ces moments-là est une intrusion, à partirdu moment où on ne fait pas partie des personnes quicroient et participent aux rituels. On est un œil exté-rieur, de toute manière en décalage par rapport à l’évé-nement. Je pense qu’il y a trois formes de musique qu’ilfaut distinguer. D’une part la forme classique, commeon appelle maintenant les musiques classiques de l’Inde,du Japon, etc., qui sont devenues des musiques codi-fiées à un certain moment, qui ont été extraites de cespratiques, pour devenir de la musique pour la musique,je dirais à l’usage d’un certain public, d’une certaineclasse, musiques fixées dans leur forme, évoluant au grédes improvisations ou des compositeurs, mais au seind’une forme fixe. Il y a d’autre part les musiques popu-laires, qui évoluent dans un autre milieu, une autre classe,et qui, on le verra tout à l’heure, nous ramènent auxpréoccupations de la scène.

Et il y a enfin les musiques qui ont gardé leur caractèrerituel sacré ou de fête, en un mot fonctionnel.

En ce qui concerne les musiques classiques, il n’y apour moi aucun danger ni aucun obstacle à les transposerdu salon de musique de Delhi ou de Tokyo ou d’ailleurssur une scène à l’occidentale. Et quand je parle de scèneà l’occidentale, je crois que dans l’acception communegénéralement admise, c’est le théâtre à l’italienne quireste aujourd’hui encore le lieu privilégié de ce genrede musique. Je sais qu’il a été très souvent remis enquestion. Moi-même, j’ai été à un moment très opposéà cette architecture qu’on appelait coloniale, imposéepar une école. Mais finalement, il reste qu’aujourd’huic’est le seul lieu où on puisse bien voir, bien entendre, etêtre à l’abri des intempéries dans nos climats. C’est lelieu d’accueil privilégié du public et de la musique.

M. D. L. : Encore qu’il y ait quand même là, depuisune dizaine d’années, un investissement très importantvers d’autres lieux, qui ne sont pas particulièrementdestinés à la musique, mais dans lesquels la musiques’est toujours trouvée très acclimatée : l’église, la salled’époque Renaissance, plus ou moins prestigieuse, lemonument historique en un mot, et d’acoustique néan-moins très satisfaisante.

C. K. : Certes, le monument peut servir de décor,mais il est ramené, néanmoins, au concept du théâtreà l’italienne : disposition des sièges, etc. On essaierade recréer dans ce lieu, en bénéficiant en plus de cedécor et des qualités acoustiques qu’ont certains monu-ments et que d’autres n’ont pas, on essaiera de recréerce rapport scène/salle, qui est le rapport type de la scèneà l’italienne.

Pour ces musiques donc, à mon avis, il y a peu deperte, si ce n’est la perte intrinsèque du fait que lepublic qui va les recevoir n’est pas le public qui a vécudans la connaissance de ces musiques. De la mêmemanière qu’un Occidental qui se retrouvera à écouterun concert de sarod ou de sitar ne percevra pas toutesles finesses, toutes les subtilités de l’improvisation oude l’harmonie. Que ce soit en Inde ou à Paris, il y auratoujours ce décalage. Et le fait qu’il y ait peut-être mêmeen plus l’encens ou le thé qui circule, ce sont pourmoi des éléments très anecdotiques. Et le fait de lesrecréer à Paris, ou pas, n’apporte rien de plus à l’écoutede la musique. Autant la donner dans des conditions deconfort les meilleures possibles que de céder à ce folklorequi n’ajoute rien à l’écoute de la musique.

M. D. L. : Qu’en est-il pour les autres musiques ?

C. K. : Quant aux musiques à caractère rituel, popu-laire, et fonctionnel, les transposer, c’est les trahir. Detoute façon et quoi qu’on fasse. A mon avis, il n’y a quede mauvaises solutions.

M. D. L. : Soit, mais je voudrais savoir au moinsquelles solutions vous avez adoptées, quel pari vousavez tenté.

C. K. : A vrai dire, on a essayé un peu toutes les solu-tions. On varie les solutions, en fonction de ce qu’onpense être, par rapport à cet événement précis, la moinsmauvaise… Mais elles sont toutes mauvaises. On les sortde leur contexte, on les sort de leur milieu, c’est absolu-ment certain. Ce qu’on en garde, c’est l’aspect extérieur,c’est ce qui peut nous intéresser au niveau de la danse, du

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maquillage, de l’interprétation de la musique, de la voixou de l’instrument. A ce moment-là, il y a plusieurs possi-bilités. Il y a celle présentée sur une scène, et qui consistealors à “jouer le jeu” en se disant : “Tout le reste, on lesacrifie” ; on ne garde que la performance de cet artistequi, à un certain moment, va utiliser cet instrumentd’une certaine manière, ou sa voix, et ce sont ces quelquesminutes, c’est cet exploit, je dirais, ou cette technique dif-férente de la nôtre qui nous intéressent. C’est une solution.

Il y en a une autre, qui est d’essayer de recréer unpeu le climat, ne serait-ce que pour l’artiste lui-même,pour qu’il puisse arriver à développer sa participationau spectacle, d’essayer de le faire se retrouver dans unclimat qui serait proche de celui dans lequel il jouehabituellement. Et là, c’est la construction de l’environ-nement, c’est ce qu’on a essayé de faire pour le mela del’Inde : c’est de mettre ces musiques faites pour l’extérieurà l’extérieur, faites pour la foule dans la foule ; musiquesépisodiques, on leur a redonné ce caractère éphémère, depassage. C’est une solution différente.

Il y a aussi la solution adoptée par le Festivald’automne, qui était de recréer le salon de thé pour cer-taines formes de musique. Autre solution, donc, visantelle aussi à recréer l’ambiance. Laquelle des deux est lameilleure ? Je ne saurais le dire.

Ou bien encore, on cherche une solution de contraste.C’est ce que nous avons tenté avec les Nagas de l’Inde ;nous les avons mis dans un cadre totalement opposé auleur, c’est-à-dire dans les ors du foyer de l’Opéra de Paris.Voilà donc des tribus venant de milieux n’ayant rien à voiravec la sculpture occidentale, et placées dans ce qu’il y ade plus exubérant : l’Opéra de Paris. C’est une sorte derencontre entre deux mondes totalement différents. Nousavions pensé que de ce choc pouvait naître l’émotion,

naître une meilleure prise de conscience de ces danses etde ces musiques. C’est là une solution a contrario.

M. D. L. : … Et visant néanmoins, si je vous comprendsbien, à mettre en évidence une parenté secrète. Cepen-dant, quand vous dites “recréer le climat”, je me demandesi vous ne tombez pas subrepticement dans un autre para-doxe. Car cette solution ne suppose-t-elle pas, quand même,que le musicien lui-même – les artistes, ou la troupe –, lesacteurs de ce climat recréé, consentent à l’entreprise,soient déjà préformés à l’entreprise. De sorte que ne pour-raient aboutir à un climat recréé et “synthétique” que desmusiciens déjà très étrangers à ces musiques rituelles dontnous parlions.

LE PARADOXE DU MUSICIEN

C. K. : Je vais être très cynique. Je pense que tous lesmusiciens sont capables de cela. Car d’une part, à par-tir du moment où ils acceptent de quitter leur lieu, leurvillage, pour aller ailleurs et entrer dans cette formed’expression, ils sont prêts à tout. D’autre part, dansles lieux mêmes où ils se produisent, n’oublions pasque ces musiciens sont tout de même des médiateurs.Même quand c’est un rituel qui a gardé tout son sens,religieux et fonctionnel, ce sont des médiateurs, desgens qui “jouent la comédie”, quitte à se laisserprendre et dépasser à un certain moment – quand ilsvont entrer en transe, comme dans certaines formes derituels. Mais jusqu’à la transe, ils sont tout à faitconscients de ce qu’ils font, ils sont en train de sedonner en spectacle devant l’oncle, le cousin, le garsqui a payé pour le spectacle, pour le rituel : partout il

y a échange, il y a négoce. Donc, comme ils le fontdans un village, en Inde ou à Haïti, ils peuvent fortbien le faire sur une scène ici, à partir du moment oùil y a ce même échange entre le commanditaire, lemécène et eux.

M. D. L. : Cette situation que vous décrivez, je l’aibien connue, en effet, comme africaniste, dans les vil-lages où je travaille, au nord de la Côte-d’Ivoire, parexemple chez les Sénoufo-Fodonon. Même lorsque,apparemment, une situation musicale ne laisse aucunepart au spectacle organisé, on s’aperçoit, à y regarderde près, qu’elle comporte toujours une forme de miseen scène, de contact avec le public, de communication.Avez-vous vous-même des exemples concrets de musi-ques qui ont bien supporté ce “transfert scénique” ?

C. K. : Bien entendu. Je prendrai l’exemple indiendu Yakshagana, drame sacré joué au moment desmoissons, et habituellement commandité par destemples. Comme ceux-ci ont moins d’argent aujourd’hui,ils sont relayés par le futur député, l’avocat ou le médecinqui va se présenter aux élections, et qui paie le villagepour une représentation de Yakshagana durant touteune nuit. Ce sont des gens du lieu, qui travaillent celatoute l’année, et qui deviennent, durant cette période,de véritables professionnels. Ils se font payer leurreprésentation donnée devant ce public. Mais pour êtredavantage publics, ils ont créé une scène, néanmoins.Donc, c’est déjà un spectacle théâtral, qui a pu êtretransféré sans grand dommage. Il a fallu raccourcircertaines scènes, mais tout l’élément de jeu, l’élémentmusical et vocal est gardé tel quel, et simplement trans-porté sur une scène parisienne.

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Même chose pour le Kathakali, spectacle de templedont on a pu en Occident apprécier les qualités, et sugarder l’essentiel.

En revanche, un exemple de forme qui me paraît dif-ficilement “transportable” et que nous n’avons pascherché à transposer pour l’instant, c’est le vaudou. Levaudou est venu à Paris, au théâtre des Nations, à la findes années cinquante. Je ne dis pas que ces cérémoniesn’aient pas été “authentiques” : il y a eu de véritablesfaits de possession. Mais à partir du moment où il estmis sur scène, et coupé de son atmosphère rituelle et dela participation du public, le vaudou devient un spec-tacle dont l’essentiel est perdu. La qualité musicale etscénique de la chose n’est pas suffisamment forte pourcompenser la perte de spiritualité.

Je pense la même chose du candomblé. Un vrai can-domblé n’est pas transportable. On n’a pu montrer icique les musiques du candomblé, jouées par les musi-ciens et chantées par les médiums, mais sans aborderà aucun moment le phénomène de la transe. Parfois,cependant, il y a dérapage. Avec les musiciens aïssaouadu Maroc, par exemple, auxquels on avait demandéd’exécuter des chants et des musiques, nous n’avons puempêcher la transe : certaines personnes du public sontmontées sur scène et sont entrées en transe, entraînéespar ces musiques et ces chants.

M. D. L. : “On leur demande de…”, dites-vous. “Onleur demande de jouer le jeu.” Quelle est la part subjec-tive prise par les musiciens eux-mêmes dans ce jeuque, contractuellement, vous décidez, vous et eux, deleur faire jouer ? J’imagine volontiers, en effet, le musi-cien partie prenante dans ce changement de rôle. Sousquelle forme exactement ?

C. K. : Le musicien peut s’interdire, parfois, de pré-senter certaines formes de chant ou de musique qu’ilconsidère trop sacrées ou trop personnelles pour êtreprésentées en dehors de son univers. Donc, il choisira,dans son répertoire, les genres ou les pièces qui peuventêtre données à un public profane.

M. D. L. : D’instinct, je suppose, puisque par défini-tion il ne connaît pas ce public ?

C. K. : Oui, mais il sent qu’il ne fait pas partie de sesadeptes. Ainsi les Langas ou les Manganyars, qui sontdes troubadours du Rajasthan n’ont pas chanté tous leschants qu’ils chanteraient pour les villages où ils iraient,parce que ce sont des chants trop locaux, qui font tropréférence à des personnes locales et qui ne sont pasfaits pour être écoutés par des gens de Delhi ou deParis.

M. D. L. : Mais ce qui est rejeté n’est-il pas ce quiest pourtant le plus intéressant, puisque le plus proche,précisément, d’une tradition dont vous me dites qu’elleest “transportée” sans que cela crée un dommage irré-versible à la musique ?

C. K. : Certes, mais on ne peut pas les forcer. Onessaie de ne jamais intervenir dans les choix de l’inter-prétation. Tout ce qu’on peut faire, c’est par exempledire à un musicien qui veut chanter un chant de vingtminutes dans un style très répétitif : “Est-ce que tu peuxraccourcir ?” Cela n’est pas toujours évident. Souvent ilfaut qu’il y ait l’introduction, un développement, etc.

Il y a des choses qui ne peuvent être supprimées arbi-trairement. Dans certains chants de l’islam, par exemple,

de nombreuses formules ne peuvent être éliminées sansdénaturer profondément leur caractère. En un mot, lemusicien choisit toujours son répertoire ; et il choisit éga-lement la manière dont il va le présenter : les enchaîne-ments des scènes, etc. Le montage est fait par les artistes.Je crois qu’il faut être sérieux, en effet : très raressont encore, dans le monde, les gens qui n’ont pas ététouchés par la “civilisation”, par le théâtre. On n’a pasaffaire à des gens qu’on sort de la brousse pour les mon-trer tels qu’ils sont. Que parfois les spectacles soientprésentés de cette manière pour la première fois, etqu’arrive du fin fond du monde telle ou telle tribu pourtelle ou telle chose, cela est peut-être bien pour la publi-cité, ou pour faire bouger un journal à scandale, maiscela n’est pas vrai. Ce ne sont que quelques exceptionsencore très fragiles, et qu’il vaut mieux, à ce titre, nepas toucher. Mais la plupart savent très bien ce qu’ilen est de leur soi-disant “primitivisme”. Il nous fautmême, le plus souvent, les défendre de cette évolutiondes musiques populaires, vers laquelle ils n’ont que troptendance à être conduits.

M. D. L. : Cependant, je crois malgré tout qu’intervientlà un registre de distinction important : il y a desmusiques spectaculaires, certes, mais il y a aussi desmusiques intimistes, qui sont parfois les plus belles et lesplus représentatives d’une culture. Je pense au chant que,chez les Fodonon, une femme entonne aussitôt après lamort d’un proche, dans l’intimité de sa maison ; ouencore, au chant itinérant qu’elle prend ensuite pourannoncer cette mort de maison en maison, et chanté dansles ruelles de son quartier : ces chants-là sont peut-être lesplus représentatifs d’une culture. Or, il n’y a là aucuncontact, que je sache, avec une quelconque médiatisation.

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Et cela révèle, me semble-t-il, encore un autre paradoxe :c’est que, de fait, vous ne puissiez faire monter sur lascène que les musiques qui s’y trouvent déjà préfor-mées. Pouvez-vous réellement amener sur scène desberceuses ou des chants de deuil ? J’en doute…

LA MISE EN SCÈNE DE L’INTIME

C. K. : Et bien si, pourtant. Ces chants sont – malheu-reusement ou heureusement, je ne sais pas – parmi lespremières expressions recherchées… Pas seulementpar “nous”, mais par tous les ethnologues, les musico-logues, les anthropologues. Il faut chercher ce qui ale plus d’attrait. Donc, ces chants-là sont finalementceux qui sont les plus exposés, ceux qu’on connaît lemieux, qui sont les plus enregistrés, … et qui “passent”le plus souvent. Et cela, depuis Bartok. On a présentéainsi des pleureuses de Finlande.

M. D. L. : Mais alors, si ce que vous dites est exact,ces chants-là seraient donc à la fois les plus médiatisés,tout en faisant le moins appel à l’initiative et à la parti-cipation personnalisée des acteurs eux-mêmes. Il y aune sorte de proportion inversée entre d’un côté lafaçon dont les musiques les plus intimes sont les plusenregistrées et les plus recherchées, tout en étant lesplus anonymes, et de l’autre, la façon dont les musiquesles plus médiatisables, les plus aptes à la scène, sont enmême temps celles qui ont le moins d’intérêt, et ont lemoins besoin d’être représentées.

C. K. : Mais est-il bien sûr que les musiques les plusanonymes soient celles qui aient subi le moins de

modifications ? J’en doute parfois. Si je songe, parexemple, aux premières musiques médiatisées en Occi-dent, comme par exemple les musiques berbères, cesont des berceuses qui en ont fourni la matière principale.

M. D. L. : Cela mériterait certainement d’être étudié.Vous arrive-t-il, donc, de présenter sur scène des musiquesintimistes ?

C. K. : Bien sûr. Dans notre dernière série, sur lesmusiques de la toundra et de la taïga, chacun des groupesavait dans son répertoire une ou deux berceuses, ou deschants de jeu.

M. D. L. : Mais ne pensez-vous pas que derrière cequi est médiatisé – y compris la berceuse médiatisée –,il existe une berceuse chantée en situation réelle ; etla médiatisation de la berceuse, on en connaît bien lenom, c’est le folklore. Alors précisément comment voussituez-vous, relativement au folklore ? Car le folkloreme paraît très exactement la voie d’accès privilégiée àla médiatisation de l’intimisme et, en d’autres termes, àsa codification. Dans tous les folklores du monde, il y ades berceuses, des chants de jeu, des chants de deuil.Mais s’agit-il bien encore de berceuses, de chants dedeuil ?

C. K. : Ma position sur le folklore est très mitigée.Le terme a pris, en France, un sens péjoratif – lestroupes folkloriques, etc. – qui est une déformation dufolklore véritable. Cette transformation, par l’intermé-diaire d’une intervention extérieure : un chorégraphe,un arrangeur, élimine toutes les “scories” qui, pourmoi, font l’intérêt de ces musiques, pour en faire un

produit aseptisé, un produit commercial. C’est ce qui aété fait, surtout dans les pays de l’Est. Cela, c’estl’acception que l’on a de ce terme en France. Mais enfait, le vrai sens du mot folklore, c’est toutes les formestraditionnelles. Tout dépend de la façon dont est prati-qué ce folklore. Si c’est la conservation, la protectionde ce patrimoine, je suis tout à fait pour. Si c’est satransformation et, justement, sa normalisation, édulco-rée de tout, pour en faire un produit vide qui va restertotalement détaché de son contexte, pour en faire unspectacle de scène, alors là je dis non, laissons le tempsfaire son travail, qui un jour ou l’autre aboutira à cela,malheureusement ; mais qu’au moins cela se fasse nor-malement, qu’on ne fige pas aujourd’hui au musée unetradition, parce que très vite ce folklore va devenir lanorme, et la tradition va devenir l’exception. Et c’estcomme cela qu’on fait perdre une culture à un peuple :en lui donnant des schémas – “c’est comme cela qu’ilfaut danser telle danse, qu’il faut chanter tel chant”.Parce que les artistes émérites de tel théâtre nationalhaussent le ton comme cela, tout le monde va essayerd’imiter ce genre de chose et se détacher des origines…Or, il y a un retour très intéressant qui se produit enURSS et qui va influencer tous les pays qui ont étéinfluencés un moment par ces écoles de folklore sovié-tique, qui est de dire : “On ne bannit pas ce genre detravail, mais on demande à chacun de ceux qui le fontde retourner à la source, et de ne pas aller à la sourcedéjà défigurée.” Jusqu’à présent, on avait par exempleun chorégraphe ou un compositeur qui prenait desmusiques originales et qui les transformait pour lascène à Moscou, et puis on avait un autre chorégrapheou compositeur qui, à partir de ces transpositions, lesretransposait pour une autre ville. Maintenant, la chose

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est pratiquement interdite : il faut que l’autre revienne àla source, fasse les mêmes recherches, et fasse sa proprecréation. C’est déjà, je crois, une étape très importante,car les sources sont toujours accessibles. C’est déjà unedéformation en moins, car il paraît qu’on arrivait à desproduits de sous-produits de sous-produits, à l’infini,qui n’avaient plus aucun rapport avec les origines.

M. D. L. : Venons-en, si vous le voulez bien, au troi-sième cas : celui des musiques dites “populaires”, dontnous avons peu parlé jusqu’à présent. J’évoque, sous ceterme, les musiques déjà médiatisées dans leur paysd’origine, mais vivant de leur vie propre sans référencesexplicites aux musiques savantes et aux musiques“rituelles” ou “fonctionnelles” (et, en ce sens, n’ayantrien à voir avec le folklore).

C. K. : Elles ont subi et subissent actuellement tousles effets de la mode. Et là, c’est un peu le contrairequ’on est amené à faire. Quand on les amène sur scène,ici, on essaye au contraire de les débarrasser de cequ’elles ont, au cours des dernières années, ajouté àleur fonds propre. Le dernier exemple de cela, ce sontles Grecs : nous les avons fait jouer sans micro, et ilsnous ont dit, le premier soir, que cela faisait très long-temps qu’ils ne s’étaient pas entendus jouer. Ils nes’écoutaient plus jouer ! Et Simha Arom me disait que,quand il était allé les écouter dans leur coin, ils avaientchacun leur sono personnelle. De sorte que, quand l’unmontait un peu, l’autre montait au-dessus : cela don-nait une cacophonie invraisemblable. Ils ont été obli-gés, pour une fois, de s’écouter. Il a été intéressant devoir que le groupe de village a trouvé son équilibre dèsle premier soir, dès la troisième chanson, tandis que

dans le groupe de la ville, les chanteurs n’ont jamais pujouer dans ces conditions : ils étaient écrasés par leurspropres instruments.

LE THÉÂTRE COMME ETHNOLOGIE

M. D. L. : Quelles sont les contraintes apportées par lascène ? De quelle nature sont-elles ? Est-ce le son ?L’éclairage ? Les relations avec le public ? Qu’est-cequi est le plus ressenti par les artistes ?

C. K. : Je crois que précisément c’est le mode derapport particulier avec le public. Nous voici sur unescène éclairée, face à un public qui est généralementdans le noir. Cependant, nous essayons toujours demaintenir un éclairage minimum pour que l’artiste voieson public. Pour ce genre de musique, l’artiste a besoinde ce contact, il a besoin de parler à quelqu’un et devoir la réaction du public à son chant, à sa musique. Cen’est pas comme l’artiste occidental, auquel suffit lecontact avec la salle rallumée, au moment des applau-dissements. La plupart des artistes passant ici sontgênés pas cette qualité d’écoute qu’on a en Occident.Ils attendent, au contraire, la personne qui va crier, quiva pousser un soupir, montrer qu’elle a apprécié tellenote, qui va applaudir à certain moment. Ceci est trèsimportant, et ce rapport, déjà, n’est pas, ici, le mêmeque ce qu’il est dans le contexte habituel de cesmusiques. Je vois souvent de nombreuses personnesagacées par la présence, dans la salle, de compatriotesdes artistes, poussant des exclamations, interpellantceux-ci.

M. D. L. : On a vu cela à l’un des spectacles del’Indonésie, lorsqu’une prière bouddhique a été repriseen chœur par la majorité de l’assistance.

C. K. : Sauf très rares exceptions, donc, comme cellede Munir Bachir, le silence est ressenti comme tout àfait anormal. Mais, plus encore qu’avec le public, jepense que la scène modifie le rapport de l’artiste avecle temps. La contrainte-temps est spécifique dans lamesure où ces genres de musiques et de chants ne sontpas faits pour être joués en continuité et sans respira-tion. On le voit d’ailleurs ici : quoi qu’on fasse, l’artisteétant sur scène et le concert sur le point de commencer,il aura beau s’être accordé en coulisse, il accordera soninstrument pendant dix minutes sur scène. Cela faitpartie de la chose. Or, il n’est même pas sûr qu’il aitvraiment besoin de s’accorder : c’est pour essayerd’entrer dans l’état qui va lui permettre de jouer.

M. D. L. : C’est une prise de parole…

C. K. : Exactement. Ce sont là des choses difficile-ment acceptables par le public : la musique les exige,mais la scène les refuse. Nous sommes donc obligés (etles artistes eux aussi) de nous adapter à un rythmebeaucoup plus rapide, en évitant toute interruption d’unmorceau ou d’un chant, et entre les morceaux eux-mêmes. C’est là une contrainte importante, qui nousconduit la plupart du temps à intercaler, dans la presta-tion d’un artiste marquant, des prestations de secondeimportance, permettant de ménager à l’artiste principalles interruptions auxquelles il est habitué. Pour de nom-breuses musiques, aussi, c’est seulement au bout dedeux ou trois heures qu’on “entre dans le jeu”. Ainsi,

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pour le Bangladesh, que nous avons présenté en 1987,un soir, les artistes nous ont demandé de jouer vrai-ment. “Nous avons des concerts d’une heure trente ;maintenant, nous voulons, un soir prochain, jouer vrai-ment.” Aussi a-t-on joué ce soir-là près de cinq heures,jusqu’à trois heures du matin. Tout le début de ceconcert n’était ainsi qu’une introduction, une mise enappétit. Ce n’est qu’après qu’ils ont donné le meilleurd’eux-mêmes : ils ont “pris leur temps”. Ce facteurtemps est donc pour moi la contrainte majeure exercée,sur ces musiques, par la scène occidentale. Les médiassont à mon sens les grands responsables de cette compres-sion du temps que nous avons connue dans le passé. Dieumerci, aujourd’hui, les musiques arrivent à nouveau à“reprendre leur souffle”. Mais les premiers rouleaux decire, vous le savez, duraient moins de trois minutes. Lesmusiques arabes enregistrées sur ces premiers rouleauxsont réduites à l’état de tronçons de chants et demusiques. Très vite, les gens ont compris : ils ont fabriquédes musiques pour une durée de trois minutes. Et ce n’estque bien plus tard, à l’apparition du microsillon, que lesmêmes musiciens ont essayé de reprendre le souffle perdupendant quarante ans. Aujourd’hui encore, les tranchesradio ou télé conduisent imperceptiblement les artistes àentrer dans ces moules temporels prédéterminés. C’estune chose générale dans le monde, les artistes ont tou-jours été contraints, d’une manière ou d’une autre, às’adapter aux conditions ambiantes : au goût du mécène,du roi, du peuple, des médias.

M. D. L. : Contraintes de communication ; contraintestemporelles ; et l’espace, n’est-il pas lui aussi unecontrainte scénique pour les musiques traditionnelles ?

C. K. : Sans doute, mais pour l’organisateur beau-coup plus que pour l’artiste. Quant aux contraintesd’éclairage ou de sonorisation, elles n’existent pas, dansla mesure où les techniques d’aujourd’hui permettent deles faire passer tout à fait inaperçues.

M. D. L. : Dans quelle mesure l’artiste prend-il encharge les solutions à apporter à toutes ces contraintes ?

C. K. : Il prend énormément en charge. Je suis tou-jours fasciné par la manière dont ces artistes s’adaptent,en quelques minutes. Si ce n’est pas avant le premierconcert, c’est pendant celui-ci, car dans la société quiest la leur, ces musiciens, même non professionnels,sont déjà devenus des comédiens, des médiateurs.

M. D. L. : Nombre de musiciens, aujourd’hui, accordentune grande importance à leur propre mise en scène. Etje ne pense pas seulement aux musiciens indiens, maisaussi aux jeunes musiciens français d’aujourd’hui,comme on l’a vu au dernier MIDEM. Pour les musiquestraditionnelles, elles aussi, le modèle des concerts devariétés semble dans bien des cas – ailleurs qu’à laMaison des cultures du monde – le plus prégnant…

C. K. : Beaucoup de musiciens des traditions clas-siques, je l’avoue, se montrent très déçus du petitnombre de micros que nous mettons à leur disposition.Aussi, il nous arrive parfois d’être obligés de tricher, enplaçant des micros non branchés… Cela peut suffire àchanger la situation. La même chose est arrivée pourdes pupitres, que nous demandaient des musicienssyriens venus il y a deux ou trois ans. Ils demandaientun pupitre chacun, qu’il nous a donc fallu louer. Mais

sur le pupitre chacun avait posé une partition vierge…Le pupitre, m’expliqua le responsable, était choseindispensable pour jouer en Occident où, à son idée, lamusique ne pouvait être qu’écrite et lue.

M. D. L. : Je suis frappé, en vous écoutant, de cequ’une expérience comme celle que vous menez à laMaison des cultures du monde pourrait être en elle-même une démarche d’ethnologie : par son objet, certes,mais aussi par la position qui est la vôtre. Elle requiert,au fond, une rigueur égale à celle de l’ethnologue surle terrain, dans la relation adéquate à construire entresa propre problématique et l’objet étudié. Comme enethnologie, votre “objet” n’est pas neutre, il transformevotre regard ; et à l’inverse, sa “mise en scène” (dansl’espace ou dans l’écriture…) transforme l’objet décrit.Au fond, soumis aux mêmes apories, l’ethnologue etle metteur en scène sont un peu cousins germains.Cela dit, les nécessités ou les dangers de la “mise surscène” vous entraînent-ils à sélectionner les culturesmusicales que vous présentez ? Certaines cultures plusque d’autres sont-elles plus aptes à se prêter ou à résis-ter à la scène ?

C. K. : Ce qui “passe” le mieux, sans nul doute, sontles musiques savantes et classiques. D’une part, il y a pourles musiciens tout cet héritage qui est le leur, et d’autrepart, cet apport du créateur et de l’interprète. Ensuite, ily a, je dirais les formes qui sortent de l’ordinaire, soit parl’instrument, soit par le traitement de la voix. Et en der-nière position, je placerais les musiques dites populaires,et les danses, qui ont du mal à sortir de leur contexte, etdont le caractère généralement répétitif s’accommode malde l’absence de participation collective. L’Afrique, à cet

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égard, est très difficile à mettre en scène. Sauf à tomberdans le spectacle folklorique où on montre cinq minutesde chaque chose, pour la diversité – ce qui d’ailleurs estune technique intelligente, en fonction de son objectif.Mais une des contraintes que nous avons, liée à la scèneet à notre politique, c’est de prendre toujours les gens quipratiquent eux-mêmes cette forme d’expression, pour laprésenter, et non pas seulement des gens qui recopient. Cequi fait que pour avoir une danse de tel village, il nous fautparfois faire venir dix à douze personnes au minimum…Même si l’intérêt n’en est que de cinq ou dix minutes.Faire venir douze aborigènes de Taiwan est impossible : ilfaut les faire venir à vingt-cinq, si on veut avoir plus d’uneseule forme musicale.

M. D. L. : C’est là un autre aspect de la “contrainte-temps” dont nous parlions tout à l’heure. Le problèmene se pose pas dans le contexte d’une culture, où un vil-lage ne possède parfois qu’une seule forme musicale,parce que c’est une musique qui dure, et surtout qu’ilest admis qu’elle dure.

C. K. : Ce que j’ai vu avec douze femmes yami – lesderniers habitants de cette île située au sud-est de Taiwan –a duré trois heures. Si je montre plus de vingt minutes decela, les gens partiront. Il vaut mieux se contenter de vingtminutes, plutôt que de lasser les gens.

M. D. L. : N’est-ce pas un constat d’échec pour uneentreprise comme la vôtre, une façon d’échapper auproblème ?

C. K. : Justement, nous avons bien senti que pour lesformes populaires et les formes rituelles, la seule façon

de les représenter sur scène était, au fond, de retrouverla fête. Nous nous sommes donc posé la question :“Comment créer une fête ?” D’où l’idée de faire lemela, et de faire venir ces trois cents artistes, qui eneffet ont donné cette richesse de spectacles, dont cha-cun ne durait que vingt à trente minutes, et qui, se répé-tant, ont réussi à créer une richesse cumulative.

M. D. L. : De sorte que l’accomplissement de lascène, pour les musiques traditionnelles, se produiraitpeut-être au moment où, d’une certaine façon, on sortde la scène…

C. K. : Je pense que pour être complète, notre expé-rience scénique devrait toujours être accompagnée detrois autres données. D’une part, un enregistrementvidéo du phénomène au sein de son milieu. Nousl’avons tenté pour les musiques yakoutes. D’autre part,le disque, qui laisse une trace pour tout le monde.Enfin, le document écrit – brochure, livre, article. Cesquatre données prises ensemble permettent de cernerl’expression musicale, alors que chacune d’elles, priseà part, est impuissante à rendre compte d’une culture.

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MICHEL DE LANNOY

DE L’UNIVERSELLE INTIMITÉDES ESPACES MUSICAUX

Il m’est souvent revenu en mémoire un sujet de réflexionque nous avait proposé Jean Duvignaud, à l’époqueoù j’étais l’un de ses étudiants. Il y était question, entermes approchants, des “déterminants sociaux de lareprésentation de l’espace”. L’un de mes condisciples– il s’agissait de Jean-Pierre Corbeau – avait été citéen exemple pour s’être livré à une fort originale auto-analyse des expériences personnelles de l’espace aux-quelles renvoyaient, dans sa mémoire, les différentessituations et relations sociales qui avaient traversé sonexistence. A plusieurs reprises, depuis cette époque,j’ai appris à apprécier la fécondité d’une catégoriecomme celle de l’espace pour rendre compte, de façonsensible et suggestive, de ces “musiques des autres” quifont la profession d’ethnomusicologue… cependantque, près de trente ans plus tard, un même intérêt pourl’espace anime Jean Duvignaud dans sa description del’imaginaire en société. “Lieux et non-lieux de l’imagi-naire…” Ce thème qu’il assignait à un précédent numérode l’Internationale de l’imaginaire, mais dont la musi-que était absente, nous fournira donc, à retardement, unbon angle d’approche des musiques du monde. Il nousinvite à analyser comment certaines musiques s’inscriventdans des pratiques et des représentations symboliques

de l’espace, garantes tout à la fois de leur universalité etde leur actualité.

Questions d’espace, en effet, que celles posées par lavenue à la Maison des cultures du monde, en 1990, desmusiciens sénoufo-fodonon dont il sera ici question1.Espace traversé par le voyage, mais encore davantageespace transporté (transposé), ou supposé tel : espacesdu village, de la danse, des rites funéraires, sommairementévoqués, au moins pour ceux qui les connaissaient déjà.Mais l’espace musical ? A-t-il bien pour autant été repré-senté – à supposer qu’il eût pu vraiment l’être ? Commed’autres présentations de “musiques du monde”, soumisesaux apories du genre2, le spectacle fodonon présenté àla Maison des cultures du monde, en dépit de la proxi-mité, rendue soudain plausible, des conditions d’exécu-tion de la musique, faisait apparaître, comme “en creux”et par contraste, la richesse inévitablement absente desreprésentations de l’espace véhiculées par les musiquestraditionnelles. Résumées ici, par commodité, à la mono-graphie d’un unique village, elles n’en rendront la choseque plus explicite. Encore convient-il de préciser aupréalable de quel espace on parle.

Evoquer l’espace à propos de la musique, c’est pen-ser d’abord, spontanément, au geste qui la fait éclore1.Solitaire ou collectif, instrumental ou chorégraphié, legeste musical ne s’inscrit pas dans l’espace : il n’est lui-même rien d’autre que la création d’un espace propre.On a trop souvent opposé la partition, mise en espacedu flux musical, fixée a posteriori, aux conduites d’ora-lité, fondées sur le déroulement temporel, irrépétable,imprévisible, de l’énonciation sonore, pour privilé-gier dans la musique un art du temps, différent en celades arts de l’espace. On en oublierait combien, à tra-vers le geste, c’est bien l’espace qui, nonobstant toutesles méthodes d’apprentissage instrumental, est créatifd’infinies subtilités expressives, dont le son, comme l’amontré Roland Barthes2, n’est parfois que le prétexte.En ce sens, voir une “musique d’ailleurs”, fût-ce à Paris,compense au moins pour une part l’espace absent desconditions habituelles de son exécution.

Pas plus que de l’analyse du geste musical, cepen-dant, il ne sera ici question plus longtemps des con-ditions d’exécution qui inscrivent la musique dans desespaces objectifs, socialement qualifiés et hiérarchisés.Du point de vue des émetteurs, comme de celui desrécepteurs, on sait combien, dans un village d’Afrique

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1. Les Fodonon, au nombre d’une vingtaine de milliers, constituentl’un des groupes linguistiques de l’ensemble des Sénoufo. Ils habitentune vingtaine de villages dispersés dans le nord de la Côte d’Ivoire, dansla région de Korhogo. Pour une description détaillée des musiquesqui sont les leurs, cf. (a) disque CD Côte d’Ivoire, Sénoufo : musiquesdes funérailles fonodon, enregistrements et texte de M. de Lannoy, LeChant du Monde (Coll. CNRS – Musée de l’Homme), CNR 274838,1984/1994 et (b) disque CD consacré à cet ensemble de musiciens, lebolonyen, venu à Paris en 1990 : Côte d’Ivoire : veillée funéraire sénoufo-fodonon, enregistrements et texte de M. de Lannoy, Coll. Unesco,Anthologie des musiques traditionnelles, Auvidis-Unesco, D 8203, 1989.2. Cf. : “Les trois voies de la musique (entretien avec Chérif Khaz-nadar)”, p. 37-57.

1. Michaël Levinas a particulièrement approfondi cette relation dugeste et de la musique, créatrice de “possibilités imaginaires aux-quelles le corps du musicien-compositeur répond naturellement”(cité par M. Rigoni, in : Musique du geste, Université de Tours,Cahiers du Centre international de recherches en esthétique musi-cale, 1993, p. 107).2. Evoquant le “geste vocal”, celui-ci souligne : “La voix n’est pasle souffle, mais bien cette matérialité du corps surgie du gosier, lieuoù le métal phonique se durcit et se découpe” ; cf. L’Obvie et l’Obtus(Essais critiques, III), Paris, éd. du Seuil, 1982, p. 226.

noire, la carte des lieux de la musique croise, dans unerelation complexe, les différentes composantes de lastructure sociale. Filiations, lignages, clans ou quartiers,groupes d’association : à chacun son espace, son trajet,son aire d’exécution ou son lieu interdit, comme autantd’éléments qui requéreraient une ethnomusicologie del’espace et par l’espace.

Espace non moins “transposable” que celui-ci : nosmusiciens fodonon de 1990 n’avaient à aucun momentperdu la mémoire de ce que signifiait la place occupéepar chacun sur l’arc de cercle où ils se trouvaient dis-posés, signe de leur rang, de leur clan, de leur savoir.Mais que disait cela au public parisien ? Bien moins,sans doute, que cette autre modalité de l’espace musi-cal, affectant, à mi-chemin entre l’émetteur et le récep-teur, et pour la plupart de façon non consciente, lasubstance sonore elle-même. Autant que la tempora-lité, en effet, il a déjà été montré combien l’espaceintervenait à part entière dans les processus cognitifsrégissant la production et l’audition des messages musi-caux, à ce niveau d’universalité qui définit les “catégo-ries de la sensibilité”.

C’est cependant un autre espace encore, plus concret,plus existentiel, que je voudrais évoquer dans ces lignes,son universalité fût-elle autrement aléatoire. Car, plusencore que la durée, ce qui manquait en 1990 à la musi-que des Fodonon privée de son contexte, c’était la façondont “au village” elle s’inscrit en permanence dans quel-ques modèles en nombre limité, dans un certain nombrede “mises en espace”, bien plus étendues que la scène,ou plutôt à l’intérieur d’une scène dont les limites sontcelles d’un village tout entier. Davantage : ces mises enespace, essentielles à la musique, obéissent à quelquesformes privilégiées dont je fais ici l’hypothèse qu’elles

sont autant d’archétypes ou de “schèmes symboliques1”de l’imaginaire. Ce serait déjà trop s’avancer que de lesprétendre universels. Contentons-nous de ne pas l’exclure,et, comme Bachelard analysant l’expérience concrète del’espace à la lumière de la poésie, mais en sens inverse,nous pouvons guetter en nous la résonance de quelques-unes des modalités de l’espace musical dans un villagefodonon. Il appartiendra au lecteur de trouver dans sesreprésentations intimes des correspondances à ces ver-sions “exotiques” d’archétypes d’un imaginaire s’appli-quant à l’espace. Trois figures guideront notre propos :celle de la clôture, celle du lointain, celle de la proximité.

LA CLÔTURE

On n’en finirait pas de dénombrer, à travers le monde, lespratiques circulaires de la musique et de la danse, aux-quelles n’échappent pas la plupart des musiques sénoufo-fodonon exécutées en groupe2. Sans doute obéissent-ellesainsi à leur fonction principalement chorégraphique, età la nécessité d’être également entendues de tous lesmembres d’un groupe en mouvement. Cependant, sans

même avoir à s’attarder sur le sens de ce presque inva-riable dessin chorégraphique, la fonctionnalité n’épuisepas les raisons d’un véritable “réflexe de circularité”,observable, chez nos musiciens, en d’autres contextes.

Ainsi les musiciens du pono, société initiatiquedes hommes, affectés à plusieurs séries d’exécutionsmusicales ponctuant les rites funéraires, jouent en tour-nant, tandis qu’aucune danse ne les environne. Aussitôtavant l’inhumation d’un défunt, c’est ce dernier qu’ilsentourent, jusqu’à chevaucher à plusieurs reprises lecorps enveloppé dans le linceul. Du côté des femmes,les grands tambours sur pieds, dont – cas fort rare enAfrique noire – elles jouent elles-mêmes, sont disposésen cercle et entourés par les femmes du lignage, dan-sant en un parcours circulaire. Mais autant qu’une formedans l’espace, chacun comprend que le cercle est iciclôture et espace réservé, car les chants du tyeponon,chants d’insultes sur les hommes, instituent et libèrentl’autonomie des femmes.

Un autre type de clôture, signifiée autour de lamusique, est le cercle de cendre dont on entoure lafabrication d’un nouvel instrument pour un membre del’orchestre de harpes arquées, bolonyen1, tout commecelui dont on ceint l’intronisation d’un nouveau musi-cien de cet ensemble. Sans doute tout acte “réservé”,a fortiori secret, jouit-il de semblables précautions ; ilest intéressant, cependant, que la musique n’y fasse pasexception, … alors même qu’un cercle de cendre estimpuissant à en circonscrire le son et l’écoute extérieure.Plus subtile, donc, que la danse ou le secret, cette clôturedéfinit plutôt un espace d’autonomie, en même tempsqu’elle en exprime le revers : l’accessibilité. Quel intérêt

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1. Au sens de “règle d’action symbolique” développé par Jean Molino,à la suite de Kant et de Piaget (cf. “Fondement symbolique de l’expé-rience et analyse comparée : musique, poésie, peinture”, in : Analysemusicale, 4, 1986, p. 11, sq.).2. Citons trois exemples entre mille : les gavottes en chaîne ferméedécrites par Guilcher (in : La Tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, EHESS [Etudes européennes], Paris : Mouton, 1963, p. 145-150) ; “l’incantation pour la croissance du millet”, à Formose,décrite par Braïloiu (“Collection universelle de musique populaireenregistrée”, Genève : AIMP, 1948, disque 21) ; la forme circulairedes plus anciennes églises romanes d’Europe, dont on sait qu’elleobéissait pour une part aux exigences d’un espace chorégraphique. 1. Cf. note 1, p. 60, disque (b).

présenteraient les insultes et la transgression si ellesn’étaient entendues par ceux dont on se gausse ? Etquel avenir aurait l’initiation à une musique donnée sile secret n’en est pas pressenti par ceux mêmes qui ensont tenus à l’écart ?

Un autre cas de clôture accessible est celui des chantsque les femmes d’un quartier exécutent lorsque s’achèvela construction d’une nouvelle maison pour l’une d’entreelles. Ces “chants à damer” accompagnent la réalisationd’un sol en terre battue, alors que souvent le toit n’est pasmême encore posé. A la différence des chants d’insultesévoqués plus haut, l’espace de la musique est ici matériel-lement circonscrit, dans ce lieu symbole d’intimité qu’estla demeure d’une femme. Or fréquents sont les chantsqui, précisément, évoquent ce que Marianne Lemairedécrit comme “l’espace cloisonné et protégé… celui del’accueil consenti au fainéant, sinon au solitaire”, “paropposition à la fuite irréfléchie des orphelins1”.

Pourtant, cet espace intime, mais encore à demi ouvert,est tout aussi propice, parce qu’il est à la fois l’un etl’autre, à l’expression des reproches adressés au lignage :l’ami de jeunesse interdit, l’indifférence à l’orphelin,l’accusation formulée à la légère. La clôture de lademeure : lieu d’intimité musicale ou caisse de résonance ?

Sous une autre forme, c’est la position elle-même desacteurs qui institue ce jeu avec l’espace, entre clôture etouverture. Les musiciens du bolonyen pratiquent avecart et plasticité une ambiguïté de cette nature. En cir-constances funéraires, occasion principale de leur

prestation, ils s’installent sur un arc d’un cercle dont lacirconférence est occupée par l’assistance – proches dudéfunt et voisinage villageois. A la différence de la plu-part des autres formations musicales, qui s’installent aucentre du cercle des participants, la raison pourrait biens’en trouver dans le fait que “le bolonyen ne joue quepour ses membres”, comme l’attestent les prestationsdues pour son jeu – les mêmes, versées symboliquement,que celles, pomborlor, dues par un musicien deman-dant à faire partie de l’orchestre. Le cercle de l’exécutionest ainsi de même nature que le cercle de cendre évo-qué plus haut : il définit à la fois une appartenance etune accessibilité. Tantôt les musiciens accentuent celle-ci, en laissant l’intérieur du cercle être envahi par qui-conque vient y danser, tantôt au contraire ils soulignentcelle-là, en se renfermant entre eux, un court moment,en un petit cercle à l’intérieur du grand cercle. Enfin cetteclôture large est elle-même franchie par la successiondes danseurs masqués que l’orchestre accompagne. Ceux-ci n’appartiennent pas à l’orchestre, mais à la sociétéinitiatique des hommes. C’est pourquoi ils viennent exclu-sivement de l’extérieur, annoncés et précédés, à partir deleurs “bois sacrés” de résidence, qu’ils regagnent unefois leurs danses exécutées. Mais ces danses sont bienidentifiées comme faisant intégralement partie, pour untemps limité, de l’orchestre bolonyen.

A la fois dehors et dedans : un même usage de la clô-ture caractérise, dans un registre moins ritualisé, l’expres-sion de la sollicitude féminine témoignée à une femmevenant de perdre une de ses proches. Des “cordes delarmes”, nyamengele, sont alors exécutées individuelle-ment par les femmes de l’entourage, chantant, ou plutôtfredonnant des lamentations, ces dernières circonscri-vant un espace sonore qui englobe à la fois l’intimité

de la demeure où repose la défunte et le proche exté-rieur de celle-ci. Elles y entrent quelques instants, sanscesser de fredonner, puis, une fois sorties, interpellentde la même façon celles qui leur répondent de l’inté-rieur où elles sont restées, le tout sans cesser de déam-buler lentement, de façon légèrement hésitante ; commele bolonyen, les nyamengele sont ainsi, de manière plusspontanée, mais tout aussi codifiée, une mise en scènedu clos et de l’ouvert. Mais en même temps leur formeitinérante est celle d’une autre figuration symboliquede l’espace, celle d’un jeu avec la distance.

JOUER AU LOIN

Bien que plus étendu et plus ouvert que l’intimité sono-re de la demeure ou de la cour, l’espace villageois, chezles Fodonon, est en son entier, en effet, un espace musi-cal circonscrit, peuplé en permanence par tout un ensem-ble de manifestations sonores1.

A s’en tenir, pour les raisons déjà dites, aux seulesmusiques funéraires2, à l’occasion de chaque décès,pendant plusieurs jours, le village tout entier devientune petite constellation d’événements musicaux. Dis-persés, mais aussi passagèrement regroupés, ceux-ciforment une trame de densités variables, dans l’espace

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1. Marianne Lemaire, Chant, travail, geste : un répertoire de chants àdamer chez les Sénoufo de Côte-d’Ivoire, mémoire de maîtrise del’université de Paris-X Nanterre, sous la direction de A. Zempléni etM. de Lannoy, 1994, p. 128 et 141.

1. Sans doute “en permanence” est-il de trop si l’on évoque seule-ment les manifestations instituées, néanmoins nombreuses, en lais-sant de côté celles liées au travail ou au divertissement.2. On pourra en mesurer l’importance quantitative et fonctionnelleà l’audition du disque CD Côte-d’Ivoire, Sénoufo : musiques desfunérailles fodonon, enregistrements et texte de M. de Lannoy,Le Chant du Monde (Coll. CNRS-Musée de l’Homme), CNR 274838,1984-1994.

et dans le temps. A quelque endroit qu’on habite, on yentend donc la musique de loin, et plus encore au loin.

Jouer de la musique à distance, se jouer de la distance enmusique, cela fait partie de l’éducation de base des enfantsfodonon. Le gardiennage des cultures contre les prédateurss’accompagne souvent, encore aujourd’hui, de commu-nication à distance sur des tambours de bois fabriqués àpartir des anciennes auges à porcs, sukorè1. Avec cet ins-trument de fortune, les enfants parviennent à imiter fidè-lement la plupart des musiques instrumentales des adultes.A l’inverse de celles-ci, devenues adultes, les musiquesse déroulent à l’intérieur du village, dans un lointainfamilier ne s’évadant pas hors des limites habitées.

Pour revenir aux occasions funéraires, un premier casest celui des musiques se déroulant “au loin” le tempsde leur exécution : musiques pour un défunt issues d’unautre quartier que le mien. La mort chez les autres faitainsi appel, à brève échéance, à une solidarité musicalede l’ensemble du village2. Suivant la distance à laquelle onl’entend, les sons restent confus, les démarcations incer-taines : la musique perçue n’est que le signe de la musiqueréelle, d’autant plus aisée à déchiffrer qu’une formationmusicale analogue existe dans son propre quartier.

Une deuxième figure du lointain est celle des nom-breuses formations dont les prestations sont itinérantes3,et accomplissent un trajet musical compliqué, ponctué

d’arrêts, en forme d’hommage, chez les dignitairesauxquelles elles sont destinées. Si l’itinérance est ici enelle-même un facteur de durée, elle est surtout créatriced’une forme : l’intermittence. Les passages en mouvementalternent avec les exécutions à l’arrêt, et les silences toutrelatifs avec l’exubérance sonore. La musique devientalors, pour ceux qui l’écoutent de loin, comme une repré-sentation temporelle de l’espace auquel elle confère unedimension quasi poétique. Avec ses pauses, ses échos,les écrans qui la cachent et qui, par instants, en affaiblis-sent l’intensité, puis soudain en renforcent ou en modi-fient le timbre, la musique itinérante est une rhétoriquede l’espace.

Un dernier cas, plus proche du théâtre que de larécitation, est celui des musiques qui se rapprochentou s’éloignent du lieu où s’accomplit l’exécution d’unrite funéraire1. Encore plus que les précédentes, et éga-lement itinérantes, ces musiques développent, par leurseule utilisation de l’espace, un très fort pouvoir expres-sif. Elles opèrent, dans le premier cas, une concentra-tion sonore progressive – qui peut durer plus de sept ouhuit minutes – perçue identiquement par tous au mêmemoment. Le crescendo revêt alors quelque chose d’iné-luctable parce que inscrit dans la matérialité de l’espaceet réglé par le seul mouvement des musiciens qui s’appro-chent. Dans une telle mise en scène, l’espace musical,ou plutôt devenant tel (à proportion des distances par-courues en crescendo ou en decrescendo), confère uneprofondeur à l’espace social – celui où se déploie le rite,où les hommes sont assemblés et plus encore à l’espace

environnant tout entier, traversé et, par là même, reliéet ordonné au lieu du rite, auquel nul ne peut plus sesoustraire.

Espace musical, espace social : l’environnementsonore d’un village (notamment lorsque ainsi résumépar toutes ses manifestations à l’occasion de funé-railles) est sans doute déterminé par le social, dont ilépouse la structuration spatiale ; il en est aussi le signeet le marqueur ; mais surtout, il participe, au profit dechacun, à la constitution d’un espace social collectif etdiversifié, régi par les règles de l’échange.

LES ESPACES DU SENSIBLE

En musique, ce terme ne suffit plus tout à fait : il s’agitplutôt de la construction d’une commune “culture dusensible1” dans laquelle, musiciens ou auditeurs, desindividus sont diversement engagés. Pour décrire celle-ci, aux catégories de la clôture et du lointain, il nousfaut joindre encore celle de la proximité. Celle-ci struc-ture l’espace sonore en autant de degrés d’une échellesur laquelle s’étagent les différentes formes de commu-nication.

A l’une des extrémités de cette échelle, le “jeu sonore”,déjà évoqué, qui permet une communication distanciée.Ce peut être un “jeu sérieux”, comme lorsqu’il annoncele passage d’un orchestre à l’audition duquel les non-

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1. Un autre jouet instrumental, éphémère, le sifflet globulaire karkpo,ressortit aux mêmes pratiques de communication à distance.2. Telles sont, par exemple, les musiques animant la danse exécutée parles tambours lango, qui annoncent le décès d’une femme et concluent ledéroulement de ses funérailles (cf. disque, op. cit., plage 6).3. Citons, parmi d’autres, l’orchestre des sifflets fefegele, accompa-gnés de tambours, propriété musicale d’un seul clan dans certainsvillages (cf. disque, op. cit., plage 4).

1. Ainsi officient les masques tanyan (ou plutôt les musiciens qui enaccompagnent les danses) dont les prestations mettent fin aux funé-railles d’un homme (cf. disque, op. cit., plage 13).

1. Pour reprendre l’expression d’Alain Corbin, qui, à propos des pra-tiques campanaires, met en évidence quelques symboliques del’espace : Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensibledans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel (L’évolutionde l’Humanité), 1994, 356 p.

initiés doivent se cacher pour ne point le voir.L’assistance à la prestation d’un orchestre s’inscrit

dans une proximité beaucoup plus immédiate qui res-sortit au spectacle, et, du côté des musiciens, à la repré-sentation. Dans les chants d’insultes du tyeponon1 oudu gbandjara2, la participation des spectateurs est forte,mais reste distanciée, et l’interaction est elle-mêmerégie par cette distance à portée de voix et de moqueries.

D’autres situations musicales engendrent, presquemalgré elles, des proximités de confrontation sonore.Telles sont les lamentations nyamengele3, où la conti-guïté de plusieurs “chanteuses” peut produire une sortede polyphonie, aléatoire bien que parfaitement consciente.Sans affirmer qu’elle en soit le signe, au moins résulte-t-elle bien d’un mouvement de compassion collective.De même l’inhumation d’un défunt donne-t-elle le plussouvent lieu à une convergence sonore et dissonanteentre les orchestres de xylophones présents, à la mesuredu prestige de celui qu’on enterre.

A l’autre extrémité de cette échelle, enfin, la proxi-mité sonore est celle d’une interaction profonde entredeux individus, visant à l’intégration de l’un par l’autre.Certains chants de berceuse opèrent ainsi, et plus encoreles courts passages chantés qui émaillent invariable-ment la récitation des contes. C’est le registre du sottovoce, du chuchoté, du fredonné, de la parole confiden-tielle : c’est le registre de l’intimité sonore.

En écrivant ce mot, l’ethnologue s’avance sans doute

au-delà de ce que lui assignent les exigences de la strictedescription. Un tel recours à la subjectivité évoqueplus, en effet, que la légitime désignation de modalitésspécifiques d’exécution de la musique, par référence,voire par opposition à l’ensemble des conduites musi-cales intégrant une pratique sociale de l’espace. En cesens, la proximité est l’une des catégories de l’intime.Elle n’est cependant pas la seule. Les références à laclôture, à l’itinérance, au proche et au lointain s’appli-quent de façon identique à de multiples façons par les-quelles les pratiques musicales sont un jeu incessantd’appropriation territoriale et identitaire.

L’intimité évoquée est encore, à dire vrai, d’une autrenature. Elle renvoie à la non moins légitime exigencede représentation, au sens que G. Rouget donne à cemot en résumant son approche des musiques du royaumede Porto Novo1. “En musique” – et mieux qu’ailleurs ?il revient à chacun de l’apprécier –, l’intime est aussicet ensemble de sensations enfouies qu’activent en nous,comme autant de “sonate(s) de Vinteuil”, les innom-brables façons et les infinies nuances sous lesquellesles sons s’inscrivent dans notre espace familier. A ceciprès, toutefois, que pour l’ethnomusicologue, cet intime,tout individuel qu’il soit, est postulé universel, en cesens qu’il est à la fois celui de “l’observé” et celuide “l’observateur”. Il est donc formulé en des termesqui engagent sa propre responsabilité, celle d’avoir à“représenter” la réalité, sans s’interdire le recours à undiscours quasi esthétique. On aura ici compris notreregret de ce que Bachelard n’ait pas été musicologuepour suggérer mieux que nous-mêmes les expressions

poétiques qui, en évoquant l’espace, eussent qualifié auplus près l’universalité sensible des conduites musicales.Ainsi, il aurait énoncé “les images de l’intimité” et cellesde “l’espace intime et l’espace extérieur” ; “la dialec-tique du dedans et du dehors, (…) qui se répercute enune dialectique de l’ouvert et du fermé” ; “l’immensitéde l’espace du monde (…) la profondeur de l’espace dudedans”, toutes ces images d’une “poétique de l’espace”propres à nourrir un discours sur la musique1.

Cette démarche n’est pourtant pas sans risques,quand elle vise non seulement à comprendre la culturedes autres, mais encore à la traduire en termes appro-priés. Ce sont les risques de l’interprète, qu’il soitmusicien ou ethnomusicologue, philosophe ou poète.En présence des musiques “d’ailleurs”, l’homme dethéâtre peut être lui aussi cet interprète, et c’est ce qu’abien compris la Maison des Cultures du Monde. Parcequ’il a affaire à l’espace de la musique. Autre formed’écriture, dira-t-on, ni plus ni moins habilitée qued’autres à représenter un art du temps. Et pourtant,pour cette raison même qu’il est un art de l’espace, lethéâtre est à même plus que d’autres, de par sa matéria-lité, de rendre accessibles au plus grand nombre lesdimensions sensibles de la musique. A défaut d’être un“art moyen”, comme dit Bourdieu2, on sait combienl’opéra est un art populaire…

Mais il y a plus. Comme toute autre traduction de lamusique des autres, le théâtre, parce qu’il donne vie entemps réel à un espace, la scène, est en mesure de traduireles représentations intimes de l’espace à travers lesquelles

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1. Cf. supra, p. 63 et note 1, p. 60, disque (a), op. cit., plage 2.2. Homologues des précédents, les chants gbandjara sont exécutéspar les jeunes hommes à destination des femmes, cf. note 1, p. 60,disque (a), op. cit., plage 10.3. Cf. supra, p. 66, et note 1, p. 60, disque (a), op. cit., plage 1.

1. Cf. “Ethnomusicologie d’un rituel. La représentation, ou deVélasquez à Francis Bacon”, in : L’Homme, 1, 1994, p. 77-97.

1. Cf. La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1970, p. 18, 183, 20, 186.2. P. Bourdieu, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la pho-tographie, Paris, éd. de Minuit, 1965.

résonnent les musiques traditionnelles. Il convient, pourcela, que cet art de l’espace sache être aussi un art dutemps, et que l’espace de la musique restitué sur la scènene soit pas seulement celui des contextes originels. Lamise en scène des musiques africaines reste donc à inven-ter comme mise en résonance des représentations et dessymboliques de l’espace – mise en scène du sensible et del’universelle intimité. C’est seulement en ce sens quepourrait un jour avoir un sens la modernité interculturelledes “musiques du monde”.

PIERRE BOIS

L’ANTHOLOGIE AL-ÂLA DU MAROCUne opération de sauvegarde discographique

En janvier 1989, le ministre de la Culture du royaume duMaroc, Mohamed Benaïssa, propose à Chérif Khaznadarque la Maison des cultures du monde prenne en main laréalisation d’une intégrale de la musique arabo-andalousemarocaine : Al-Âla. Les raisons de ce projet, dont lesgrandes lignes avaient été tracées par le musicologue alle-mand Habib Hassan Touma, étaient les suivantes.

Constitué dès avant le XIIe siècle qui marque sa premièreapogée, maintes fois remanié et enrichi, ce répertoirecomprend aujourd’hui onze suites vocales et instrumen-tales ou nûbat1, durant chacune de cinq à dix heures. Cesœuvres ne sont donc jamais jouées intégralement enconcert, ni même dans les soirées musicales organiséespar les associations d’amateurs.

Malgré la création de conservatoires de musiqueandalouse dans les principales villes du Maroc où lesélèves reçoivent un solide enseignement à la fois théoriqueet instrumental, la transmission se fait essentiellement

par voie orale et le répertoire n’est connu dans son inté-gralité que de quelques vieux maîtres aujourd’hui octo-génaires.

Enfin, les interprétations tendant à la normalisation,il devenait urgent de graver celles des héritiers desgrands maîtres d’avant-guerre.

Le ministère de la Culture constitua donc une commis-sion nationale composée de musiciens, de musicologues,de spécialistes de la littérature arabo-andalouse, de res-ponsables et de membres éminents des Associations desamateurs de la musique andalouse de Fès, Rabat, Tanger,Tétouan et Casablanca, et la chargea de fixer le cadredans lequel les nûbat devaient être enregistrées : défini-tion du répertoire, choix des orchestres, de leur composi-tion et des œuvres qui leur seraient confiées1.

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1. Le terme nûba (pluriel : nûbat) désignait à l’origine la “séance demusique”. Par extension, on l’utilisa pour désigner les suites vocaleset instrumentales qui étaient jouées lors de ces soirées. Utilisé toutd’abord en Orient et abandonné au moment des conquêtes otto-manes au XVIe siècle, ce terme ne fut conservé qu’au Maghreb.

1. La commission nationale se composait de :– Pr. Abdelmelek Chami, professeur de littérature andalouse à lafaculté des lettres de Fès ; – Mohammed Attar, président de l’Association des amateurs de lamusique andalouse de Fès ; – Abdelwahab Agoumi, premier conseiller dans les affaires musi-cales auprès du ministre de la Culture († 1989) ; – Moulay Idriss Ouazzani, président de l’Association des amateursde la musique andalouse de Tanger et descendant d’une célèbrefamille de mécènes de Tanger, dont la maison, Dar Dhmana,accueillait autrefois les meilleurs musiciens de âla ;– Dr. Mohammed Zniber, professeur à la faculté des lettres deRabat ;– Haj Mohammed Belmlih, président de l’Association des amateursde la musique andalouse de Casablanca ; – Abdellatif Benmansour, membre de l’Association des amateurs dela musique andalouse de Rabat et, à ma connaissance, l’un desmeilleurs connaisseurs du âla ;– Abdelaziz Benabdejlil, musicologue, auteur de nombreux ouvragessur le âla et sur d’autres formes musicales marocaines ; – Youness Chami, directeur du Conservatoire national de Rabat.

Signalons enfin que la coordination artistique duprojet fut confiée à Ahmed Aydoun, chef de la divisionde l’enseignement artistique et inspecteur de la musiqueau ministère de la Culture marocain.

La commission devait également assister à tous lesenregistrements. Les orchestres se voyaient ainsi placésen situation de concert privé – la meilleure pour la pra-tique de cette musique – à cette différence près que lesmembres de la commission pouvaient interrompre l’en-registrement s’ils jugeaient que l’exécution ne répon-dait pas aux critères de qualité et d’authenticité qu’ilsavaient établis.

Cette opération, commencée en mai 1989, fut ache-vée en 1992 par la publication des onze nûbat sous laforme d’une édition limitée de mille coffrets de soixante-treize disques compacts (quatre-vingts heures de musique)destinés au Maroc. De son côté, la Maison des culturesdu monde publie cette anthologie depuis 1989 à raisond’une nûba par an.

AL-ÂLA

Le terme de “musique arabo-andalouse” réunit tous lesgenres de musique classique du Maghreb. Cette appella-tion nous rappelle que la forme générale en fut définie àCordoue au IXe siècle par Ziryâb (789-857). Ce musicienqui grandit à Bagdad et fut l’élève d’Ishâq al-Mawsilî futaccueilli à Cordoue par l’émir omeyyade Abd al-Rahman II. Il y fonda un conservatoire, mit au point lesprincipes de la nûba andalouse : suite composée de récita-tifs, de chants de rythme lent et de chants de rythme vif,dans lesquels le texte était subordonné à la musique, con-trairement aux règles qui régissaient le chant jusqu’alors.

Aujourd’hui encore, ces principes sont respectésdans tous les répertoires maghrébins, qu’il s’agisse dumalûf libyen, tunisien, constantinois, du san‘a algérois,du gharnâti de Tlemcen ou du âla marocain, et quellesque soient leurs différences modales, mélodiques, ryth-miques ou poétiques.

Egalement mathématicien et astronome, Ziryâb inté-gra la musique dans une vaste composition cosmogo-nique fondée sur le chiffre quatre. Chaque mode musicalou tab‘ avait pour tonique l’une des quatre cordes duluth et était associé à la course du soleil, au rythme dessaisons, aux quatre éléments (terre, eau, air, feu) et auxquatre humeurs du corps humain (sang, flegme, bile etatrabile). Cette construction, qui intégrait à la fois leséléments naturels et les produits de la créativité humaine,était figurée par un arbre (shajarat al-tubu‘, “l’arbre desmodes”). Elle tentait d’expliquer comment la musique,dont les principes obéissent aux règles physiques del’acoustique, est également capable d’exercer une influencesur l’humeur humaine et, corollairement, elle visait àdéfinir le rôle métalinguistique de la musique, porteusede sens et d’émotions que le verbe poétique est inca-pable de rendre et sa fonction de médium dans la com-munication avec le monde supérieur (concert spiritueldes mystiques).

Les Marocains, qui s’honorent de n’avoir point subil’influence de la civilisation ottomane, se considèrentaujourd’hui comme les seuls dépositaires de cette repré-sentation cosmogonique et, partant, comme les héritiersvéritables de la musique arabo-andalouse.

Mais en fait, le âla, tout comme les répertoires algé-rien, tunisien et libyen, est le produit d’une synthèse.Celle-ci s’opéra principalement dans la ville de Fès quifut l’une des grandes capitales intellectuelles et culturelles

du Maghreb. Aux éléments locaux (dont la composanteberbère n’est point absente si l’on en juge par l’utilisa-tion importante de modes à structure pentatonique1)sont venus s’ajouter tout d’abord l’apport de Kairouan2puis celui de Cordoue. Au XIIe siècle, le répertoiremarocain atteint son apogée grâce aux compositions etaux travaux théoriques d’Ibn Bâjja, un musicien quilaissera au Maroc un héritage largement aussi impor-tant que celui de Ziryâb. Au cours des siècles suivants,l’université des Qarawiyyîn à Fès enseigne la musique àdes étudiants venus de tous les horizons. Le âla continued’évoluer, mais en se préservant cette fois des influencesextérieures, notamment ottomane. Durant toute la périodequi couvre les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, le répertoirese fixe progressivement sur les onze nûbat connuesaujourd’hui selon un processus permanent de dispa-rition et de remplacement. Diverses parties poétiqueset/ou musicales sont remplacées par des compositionsoriginales, dont seuls les spécialistes se soucient de con-naître les auteurs et les compositeurs, car seul comptele respect de la forme établie. Au XVIIe, Abdelrahmanal-Fasi remplace tous les poèmes de la nûba ramal al-mâya par des sujets religieux ; en 1730, Allâl al-Bâtlacompose la nûba al-îstihlâl ; à la fin du XVIIIe siècle,Haj Hiddû ben Jallûn recompose le second mouvementperdu de la nûba gharîbat al-husayn.

Au tournant du XIXe siècle, le poète Ibn al-Hâyikprocède à une compilation poétique du répertoire qu’ilpublie sous la forme d’un recueil (le kunnash) considéré,aujourd’hui encore, comme la norme du répertoire.Quatre-vingts ans plus tard, Muhammad al-Jami‘i, vizir

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1. Notamment les modes rasd, rasd al-dhîl, zaydan et ‘ushshâq.2. Où Ziryâb séjourna quelque temps avant d’être invité à Cordoue.

du sultan Muhammad IV, reprend le kunnash de Hâyiken y incorporant les modifications qui s’étaient opéréesdepuis le début du siècle. Au début du XXe siècle, l’usageconsacre l’intégration dans le répertoire de deux mou-vements qui n’appartiennent à aucune nûba : le qud-dâm bawâkir al-mâya qui est traditionnellement joué àla suite de la nûba al-‘ushshâq et le quddâm al-jdîd quia été introduit dans les fêtes privées de Fès sous l’influencede la musique gharnâti (tradition arabo-andalouse deTlemcen). Enfin, plus près de nous, le musicien LarbiSayyar recompose en 1940 le deuxième mouvement dela nûba al-rasd qui avait disparu.

Le répertoire de âla comprend aujourd’hui onze nûbatqui sont désignées d’après le nom de leur mode princi-pal (nûba al-rasd, nûba gharîbat al-husayn, nûba al-mâya, etc.). Chaque nûba se compose de cinq mouvements(mîzân) basés sur un rythme spécifique (1. mîzân basît ;2. mîzân qâym wa nusf ; 3. mîzân btâyhî ; 4. mîzân darj ;5. mîzân quddâm). Après un prélude instrumental nonmesuré (bughya), qui peut être suivi d’une pièce instru-mentale rythmée (tûshiya), chaque mouvement enchaîneles chants (san‘a), tout d’abord lentement, puis à une allurede plus en plus rapide. Chaque chant fait alterner les versdu poème avec des ritournelles instrumentales (jawab)qui reprennent généralement la mélodie qui a été chantée.Une des particularités de ces chants réside dans le fait quele dernier vers de chaque poème est directement enchaînéau premier vers du poème suivant, sans ritournelle ins-trumentale et pratiquement sans respiration. Chaque mou-vement se présente donc comme un flot musical qui couleinexorablement selon un tempo qui va s’accélérant àmesure que l’on approche de la fin.

Le choix des poèmes et leur organisation à l’inté-rieur du mouvement dépendent bien entendu du temps

dont dispose l’orchestre en concert, mais aussi de deuxfacteurs qui seront développés dans les lignes qui sui-vent : l’idée que se font les musiciens d’un répertoiredit “canonique” et les variantes régionales.

Tout au long de l’évolution du âla, les croisementsdes genres, les modifications du répertoire et l’absencede notion de propriété intellectuelle de l’œuvre d’artposèrent aux musiciens le difficile problème de la défi-nition exacte du corpus. En effet, dans le monde arabe,l’œuvre poétique ou musicale n’est pas considéréecomme la propriété de son auteur, mais de la sociétédont elle est issue ; citations, compilations et fusionssont donc légitimes tant qu’elles respectent la forme etl’esprit propres au genre. Corollairement, une œuvrequi est composée et qui n’est point jouée n’existe pas.

L’une des questions importantes qui se posait donc àla commission nationale était de savoir s’il existe véri-tablement un répertoire canonique.

Si le mouvement de décomposition et de recomposi-tion permanent qui a été signalé plus haut explique sansdoute la durée importante des nûbat aujourd’hui, il jus-tifie également que ces pièces soient traitées dans lesconcerts comme des œuvres à géométrie variable donton peut jouer tout ou partie. Dans les mariages, lesorchestres ont pour habitude de satisfaire le public avecdes petites suites qui réunissent les morceaux les plusconnus. Lors des soirées organisées par les associa-tions, les orchestres se trouvent confrontés à un publicplus exigeant, mais il n’en demeure pas moins qu’ilssont dans l’impossibilité matérielle d’exécuter uneœuvre qui dure en moyenne six à sept heures.

L’une des conséquences de cette pratique sélectiveest donc la précipitation du processus de décomposi-tion qui préoccupe justement les autorités culturelles

marocaines. A la différence des siècles passés, on setrouve dans une situation où le répertoire, jugé menacé,devient intouchable. Sa disparition partielle, sinon totale,est inéluctable, la restauration des pièces perdues estsouhaitable (mais est-elle possible dans le cas d’unetradition orale ?), la composition d’œuvres nouvelles,même si elles respectent les règles de composition tra-ditionnelles, prête à la controverse1.

Un autre aspect du problème était celui des versionsrégionales. En effet, si tous les musiciens marocainss’accordent à considérer que le répertoire de base estcelui qui fut perpétué par la tradition de Fès, il n’endemeure pas moins que dans d’autres villes du pays,particulièrement à Tétouan et à un moindre degré àTanger et Chefchaouen, on trouve un répertoire assezdifférent et souvent plus riche sur le plan quantitatif. Enchoisissant quatre orchestres originaires de villes diffé-rentes (Fès, Tanger, Tétouan et Rabat), la commissiontrancha en faveur d’une vision régionaliste : chaquemaître interpréterait la version de sa région et selon sonstyle. En même temps, elle réglait un problème politique

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1. La question de savoir si cette anthologie devait intégrer le deuxièmemouvement de la nûba al-rasd recomposé par Larbi Sayyar agitalonguement les réunions de la commission. Les uns considéraient qu’ilfallait s’en tenir au répertoire “canonique” fixé par Jami‘i à la fin duXIXe, les autres soutenaient que, dès l’instant où le compositeur avaitrespecté les règles de composition du âla et que l’on intégrait dans lerépertoire les deux quddâm isolés dont l’usage n’était guère plusancien, il n’y avait aucune raison d’éliminer l’œuvre de Sayyar. Cesont ces derniers qui eurent gain de cause, leur argumentation étantconforme à l’esprit qui avait prévalu tout au long de la constitutionde ce répertoire. Mais le fait qu’une telle discussion ait pu avoir lieuen 1988 et surtout la position conservatrice d’une partie de la com-mission témoignent bien de l’incertitude des musicologues marocainsquant à l’avenir de leur musique.

en se soustrayant au jeu des rivalités entre régions etaux querelles dont les musiciens sont coutumiers.

LES ORCHESTRES

Chaque grande ville du pays possède un ou plusieursorchestres. Ces ensembles sont privés ou dépendentd’un conservatoire de musique, regroupant profes-seurs, étudiants de haut niveau et anciens disciples dumaître. Ils se produisent généralement dans lesmariages pendant la saison estivale, à la radio, à latélévision, dans les festivals. Ils jouent aussi dans desconcerts privés organisés par les associations de mélo-manes qui remplacent les mécènes d’autrefois. Cesconcerts privés sont très importants pour les musi-ciens, car ils offrent l’occasion de confronter leur art àde véritables connaisseurs et d’échanger des informa-tions précieuses sur le répertoire et les styles d’inter-prétation.

Un exemple : lors de cette intégrale, l’orchestre deTanger devait retrouver une pièce indispensable au bondéroulement du deuxième mouvement de la nûba ‘irâqal-‘ajam. On en avait conservé le texte mais point lamélodie puisqu’elle ne se transmet que par traditionorale. Des recherches furent entreprises par l’entremisede toutes les associations de mélomanes et l’on retrouvafinalement un ancien diplomate, âgé de quatre-vingtsans, qui la connaissait encore. Convié au Festival deChefchaouen, il monta sur scène avec son luth et putainsi en transmettre la mélodie. Quelques mois plustard, alors que l’orchestre enregistrait cette pièce, nousvîmes surgir dans le studio une quinzaine d’aficiona-dos armés de magnétocassettes qu’ils tendaient vers les

haut-parleurs de contrôle afin de recueillir précieusementce morceau qui avait failli être perdu.

La commission a fixé la composition de chaqueorchestre à douze musiciens-chanteurs. Signalons quesi ce nombre est très raisonnable comparativement à ceque l’on peut voir aujourd’hui, il représente néanmoinsune nette inflation par rapport aux orchestres desannées trente : l’ensemble envoyé au Congrès du Caireen 1932 n’en comptait que huit.

Les instruments sont le rbâb, vièle monoxyle à deuxcordes, le luth arabe, l’alto et le violon, importés d’Ita-lie dès le XIXe siècle, joués verticalement sur le genouet toujours montés avec des cordes en boyau, le tambour-calice darbûka et le petit tambour sur cadre à cymba-lettes târ. La présence du violoncelle est la seuleconcession au modernisme ; son rôle est double, à lafois rythmique (dans les parties chantées, il double lespercussions en pizzicato) et mélodique (dans les par-ties instrumentales, il double les autres voix à la basse).Sont bannis tous les autres instruments européens, parti-culièrement le piano et l’accordéon, quoique très utilisésdepuis plusieurs décennies, et les instruments orientauxtels que la cithare qânûn.

Chaque musicien est également chanteur, ce répertoireétant exclusivement chanté en chœur homophonique.Cependant, pour donner plus d’épaisseur à la massesonore, les voix sont doublées à l’octave supérieure parun ou deux chanteurs solistes, les munshîd, qui ont éga-lement l’occasion d’introduire dans la nûba une ou deuximprovisations vocales (inshâd).

Parmi les orchestres les plus prestigieux du pays, lacommission arrêta son choix sur les quatre maîtres recon-nus aujourd’hui comme les plus anciens détenteurs de latradition.

L’orchestre al-Brihi de Fès est dirigé par Haj Abdel-krim al-Raïs. Né à Fès en 1912 dans une famille demusiciens et de mélomanes, al-Raïs fut longtemps ledisciple de Mohammed al-Brihi, l’un des monumentsde la musique andalouse marocaine du début de cesiècle. Celui-ci lui enseigna le luth et le répertoire desnûbat. Al-Raïs adopta ensuite le rbâb et fonda sonpropre orchestre. Après avoir enseigné la musique aupalais Batha, il devint officiellement le directeur duconservatoire de musique de Fès. On lui doit égalementla réédition du kunnash d’al-Hâyek et la publicationd’une transcription intégrale de la nûba gharîbat al-husayn. Son style, propre à la région de Fès, se distinguepar son caractère vif et dansant, des tempi rapides etenlevés et un jeu des cordes très ornementé.

L’orchestre al-Brihi de Fès fut chargé d’exécuterquatre nûbat : Gharîbat al-husayn, al-Istihlâl, al-Hijâzal-Kebîr, al-Hijâz al-msharqî.

L’orchestre du conservatoire de Tétouan est dirigépar Mohamed Larbi Temsamani. Né en 1918 dans unefamille d’artistes et de lettrés de Tanger, il se fami-liarise dès son plus jeune âge avec la culture classiquemarocaine au contact de l’élite intellectuelle de la ville.Disciple de Larbi Sayyar, puis d’Ahmed Loukili, ileffectue plusieurs séjours à Fès où il suit l’enseigne-ment d’al-Brihi. Nommé en 1956 à la tête du conserva-toire de Tétouan, il y introduit le style de Fès et reçoiten retour, du maître Larbi al-Ghazi, les nombreuses piècesadditionnelles propres au répertoire tétouani. Hommede grand savoir, il s’est distingué par un important tra-vail de restauration de pièces jusque-là oubliées. Lestyle de Temsamani est probablement l’un des plus dif-ficiles à aborder pour un auditeur peu familier avec lamusique marocaine. Rigoureux et austère, privilégiant

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les tempi lents, il répond à un souci de clarté des voixet de respect de l’énonciation du texte.

Cet orchestre interpréta les deux nûbat consacrées àdes thèmes religieux : Ramal al-mâya et Isbihân.

L’orchestre de Tanger est dirigé par Ahmed ZaytouniSahraoui. Né en 1934, ce musicien manifeste dès sonenfance un grand amour pour la musique. Il fréquentependant plusieurs années la maison des Ouazzani, unefamille de mécènes réputés, et y rencontre les grandsmaîtres de l’époque. Des relations suivies avec MoulayAhmed Loukili lui permettent de se pénétrer du styledu maître et d’accéder à tout un pan méconnu du réper-toire. Son style se caractérise par une certaine austéritédans le phrasé et l’ornementation, une grande rigueur etune recherche constante de l’équilibre sonore entre lesvoix et les instruments.

Cet ensemble enregistra la nûba al-Rasd (dont lepremier violon, Jamaleddine Benallal établit une trans-cription intégrale), et les nûbat ‘Irâq al-‘ajam et al-Mâya.

Au moment d’entreprendre cette anthologie, l’orchestrede la Radio Télévision marocaine était dirigé par MoulayAhmed Loukili. Ce chef célèbre et adulé par tous ses con-frères prépara avec ses musiciens la nûba al-‘Ushshâq,mais décéda quelques mois avant de l’enregistrer. Ilfut remplacé par l’un de ses disciples, le chanteur HajMohamed Toud, dont on peut regretter qu’il n’ait pointl’envergure de son maître.

Cet orchestre exécuta les nûbat al-‘Ushshâq et Rasdal-dhîl.

Enfin, le ministère de la Culture constitua pour l’occa-sion l’Ensemble Al-Âla avec les meilleurs jeunes musiciensde ces quatre orchestres, afin d’offrir aux successeursdes grands maîtres une chance de se faire entendre. Cet

ensemble enregistra les deux mouvements qui complè-tent ce répertoire : Quddâm bawâkir al-mâya et Qud-dâm al-jdîd.

Il est important de signaler que cette anthologieoffrit aux musiciens l’occasion d’accéder à un répertoirequ’ils n’avaient jamais l’opportunité de jouer dans sonintégralité. C’est dire le travail considérable de trans-mission orale qui fut accompli par les chefs d’orchestre.

Autrefois, un jeune musicien effectuait son appren-tissage théorique et pratique auprès d’un maître chezqui il entrait à la fois comme disciple et comme servi-teur. De nos jours, la musique andalouse s’enseignedans des conservatoires spécialisés à Rabat, Casablanca,Fès, Meknès, Tanger et Tétouan. Mais même dans cecadre l’enseignement se fait toujours par voie orale.Les meilleurs élèves peuvent ensuite entrer dansl’orchestre du maître ; c’est là qu’ils apprennent, auhasard d’un cours particulier ou d’une répétition,quelques-unes des pièces les moins connues. Enfin,seuls quelques élus reçoivent, peu avant la mort dumaître, comme en testament, les dernières pièces qu’ilest le seul à connaître.

Il existe bien quelques “partitions”, mais ce ne sonten fait que des transcriptions qui ne donnent que lastructure de la pièce et ne rendent nullement compte dela richesse de son interprétation : phrasé, accentuation,règles d’ornementation, degré de latitude dans l’exécu-tion de la mélodie autorisant le dédoublement des voixà l’octave, les retards, les décalages et les contretemps,c’est-à-dire tout ce qui donne son épaisseur hétéro-phonique au jeu orchestral.

De son côté, l’enregistrement tend, lui aussi, à figerl’œuvre en la limitant à un événement sonore unique ;il renoue cependant avec la tradition orale dans la mesure

où il offre au musicien qui l’écoute une appréhensionglobale et sensible d’un ensemble de règles souventimplicites qu’il pourra par la suite transposer sur uneœuvre différente.

Rendons hommage à ces maîtres qui, malgré leur âge,acceptèrent cette gageure et livrèrent, sans compter,leur temps et leur savoir pour les générations futures.Espérons qu’aujourd’hui chaque conservatoire maro-cain possède un exemplaire de cette anthologie et queles musiciens du XXIe siècle sauront en faire leur miel.

Cette opération fit des émules : le ministère de laCulture d’Azerbaïdjan et le ministère de la Culturetunisien, avec lesquels la Maison des cultures du mondepublie respectivement une anthologie du Mugam d’Azer-baïdjan et une anthologie du Malûf tunisien.

QUELQUES INFORMATIONS TECHNIQUES

Les onze nûbat et les deux quddâm furent enre-gistrés au cours de douze missions qu’effectua la Mai-son des cultures du monde au Maroc de mai 1989 àoctobre 1991.

Les enregistrements ont été réalisés par Pierre Simo-nin au Studio Son et Lumière de Casablanca sous lasupervision de la commission nationale constituée parle ministère de la Culture marocain, d’Ahmed Aydoun,inspecteur de la musique au ministère de la Culturemarocain et de moi-même.

Le matériel, fourni par la Maison des cultures dumonde, comprenait un magnétophone numérique pro-fessionnel SONY PCM 2000, huit micros Neumann (KM 84et KM 140) et une console de mixage TAC BULLET. Lemontage numérique, qui dura deux mois, fut effectué

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sous la supervision de Pierre Bois par Frédéric Marinau studio de mastérisation Translab (Paris).

Le coffret intégral comprend 73 disques compacts,un livret de présentation de 128 pages en français et enarabe avec traduction partielle des poèmes, photos etexemples musicaux, deux livres de 330 et de 282 pagesréunissant l’ensemble des poèmes en arabe.

Sont déjà parues dans la collection Inédit / Maisondes cultures du monde :

Nûba gharîbat al-husayn, par l’orchestre al-Brihi deFès, dir. Haj Abdelkrim al-Raïs, durée : 6 heures, cof-fret de 6 CD paru en 1989 (W 260010).

Nûba al-‘ushshâq, par l’orchestre Moulay AhmedLoukili de Rabat, dir. Haj Mohamed Toud, durée : 6 h 30,coffret de 6 CD paru en 1990 (W 260014).

Nûba al-isbihân, par l’orchestre du conservatoire deTétouan, dir. Mohamed Larbi Temsamani, durée : 6 heures,coffret de 6 CD paru en 1992 (W 260024).

Nûba al-rasd, par l’orchestre de Tanger, dir. AhmedZaytouni Sahraoui, durée : 7 heures, coffret de 6 CDparu en 1994 (W 260027).

Nûba al-îstihlâl, par l’orchestre al-Brihi de Fès, dir.Haj Abdelkrim al-Raïs, durée 7 h 40, coffret de 7 CDparu en 1995 (W 260028).

Dans le même esprit, le ministère de la Culture duMaroc et la Maison des cultures du monde ont publié :

Anthologie d’al-Melhûn, poésie chantée citadine,coffret de 3 CD paru en 1990 (W 260016).

Anthologie des Rwâyes, chants et musiques berbèresde la vallée du Sous, coffret de 4 CD paru en 1992 (W260023).

Musique gharnâti : Nûba ramal, par l’ensemble deGharnâti de Rabat, dir. Ahmad Pirou, 1 CD paru en1990 (W 260017).

Les lecteurs désireux d’approfondir ce sujet peuventse reporter à la lecture de l’ouvrage de Mahmoud Guettat,La Musique classique du Maghreb, Paris, Sindbad, 1980,398 pages ou, à défaut, à celui de Christian Poché, LaMusique arabo-andalouse, Cité de la musique / ActesSud, 1995, 154 pages.

PR. HSU TSANG-HOUEI

LA MUSIQUE DES UNS, LE PATRIMOINE DE TOUS

De la préservation des musiques aborigènes de Taiwan

Depuis le début de ce siècle, la musique des peuplesaborigènes de Taiwan a suscité l’intérêt et l’étonnementdes ethnomusicologues du monde entier.

Les ethnologues ont découvert que le contenu deschants aborigènes réfère à tous les aspects de la vie tra-ditionnelle : chasse, guerre, agriculture, pêche, cons-truction des maisons, portage des matériaux, mariage,funérailles, prière et exorcisme, banquets et jeux, danseset berceuses, contes et légendes, mythes et récits fonda-teurs, enfin l’appréhension du monde, qu’il s’agisse dela nature ou de la société des hommes. Dans leurs rap-ports avec tous ces sujets, les chants aborigènes sontnon seulement riches de sens, mais remplissent égale-ment une fonction culturelle et sociale.

Au même moment, les musicologues découvri-rent une diversité de formes vocales qui couvraittoutes les techniques de chant possibles, de la plussimple à la plus complexe : par exemple, des systèmesd’échelles incluant différentes combinaisons de hauteurset d’intervalles ou encore diverses sortes d’harmonieallant de la monodie à l’hétérophonie en passant parl’homophonie et la polyphonie. De plus, chaque tribupréserve encore aujourd’hui l’intégrité de ses variantesstylistiques.

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L’étude de la musique des aborigènes de Taiwan (àl’exclusion des tribus P’ing-p’u des plaines) a com-mencé dans les années vingt. La première enquête futréalisée par l’administration provinciale japonaise et lesrésultats furent publiés dans les huit volumes du Fan-tsu tiao-cha pao-kao shu (1921). La musique de chaquetribu était décrite selon trois catégories : chants popu-laires, danse, instruments de musique. A partir de 1922,nombre de musiciens, tels que Takanabe, chang Fu-hsing,Kurosawa Takatomo, et d’ethnomusicologues partici-pèrent à cette recherche. Un certain nombre d’enregis-trements effectués pendant l’occupation japonaise furentl’objet de publications : citons ceux réalisés par Takanabeen 1922, qui furent réédités en 1978 (Toshiba TW-8001mono), ou ceux de Kurosawa (1943) qui donnèrent lieuà la publication de deux albums (Sony SJL-78-9M, mono)réédités en 1984 en un seul album (Geneva VDE 30-426).Le travail accompli par Kurosawa surpassa non seule-ment ceux qui l’avaient précédé, mais permit aussi deprésenter des documents précieux à une audience uni-versitaire internationale, dont Jaap Kunst, Paul Collaer,André Schaeffner et Constantin Brailoíu.

Les recherches menées par des Chinois natifs de Taiwanne commencèrent que dans les années soixante avec lestravaux de Hsih Wei-liang, Hsu Tsang-houei, Lu Ping-chuan, et plus tard, ceux de Chou Yang-liang, Lin Hsin-lai, Li Che-yang, Ming Li-guo, Wu Rong-shuen et ChenShan-hua. Outre des résultats de recherches approfon-dies, certains publièrent des documents sonores d’unetrès grande valeur, comme le triple album de Lu Ping-chuan édité en 1977 par Sony, puis réédité par la Chi-nese Folk Arts Foundation en 1980, le triple album deHsu Tsang-houei publié par la Chinese Folk Arts Foun-dation en 1979, et le disque intitulé Chants de travail et

d’amour des peuples aborigènes de Taiwan publié chezArion par Hsu Tsang-houei (1985).

En ce qui concerne le disque compact, les premièrespublications comprennent Polyphonies vocales desaborigènes de Taiwan (Inédit / Maison des cultures dumonde, 1989, W 260011) et Taiwan music of the Abori-ginal tribes publié par Music of Man Archive (Jecklin-Disco JD 653-2). Enfin, plus récemment, est paru TheSongs of the Bunun Tribe, premier d’une série éditéepar Wind Records (1992).

Je ne peux m’empêcher d’éprouver un certain regretconcernant notre négligence vis-à-vis d’un patrimoineculturel si important ! Pourquoi est-ce toujours lesétrangers qui publient les premiers enregistrements ?Quelle est donc notre politique culturelle et quelles sontnos directives en matière de préservation d’un héritageculturel ? Comment pouvons-nous négliger un legsmusical en voie de disparition ?

La musique traditionnelle, qui représente une partieraffinée de la culture, est le produit de la vie d’un peuplesur une longue période. La musique aborigène de Taiwanest notre propriété commune. Il est non seulement denotre responsabilité de conserver ces traditions musi-cales, mais également d’en faire les sources créatives dela culture musicale d’aujourd’hui et de demain.

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BERNARD LORTAT-JACOB

L’ART D’UN PETIT PAYS

“Plantez au milieu d’une place un piquetcouronné de fleurs, rassemblez-y le peuple,et vous aurez une fête. Faites mieux encore :donnez les spectateurs au spectacle, ren-dez-les acteurs eux-mêmes, faites que cha-cun se voie et s’aime dans les autres, afinque tous en soient mieux unis.”

JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Lettre à d’Alembert

Irgoli, Sardaigne (province de Nuoro) : nous sommes àla terrasse du Bar 2000. C’est le début d’une longuesoirée d’été. Tout le village est là, ou presque, et chacunse connaît. On passe de table en table boire un verre etéchanger quelques plaisanteries. Mais la quiétude estsacrifiée sur l’autel de la modernité : un écran de télé-vision géant est planté au milieu de la place pour rap-peler les beautés déjà surannées d’une chanteuse rockaméricaine. Le son est puissant, assourdissant même.L’espace est massivement meublé.

A dire vrai, le public n’accorde pas une très grandeimportance à ce show télévisé. La danse sarde (ballutundu) n’a pas grand-chose à voir avec ce délire d’im-pudeur : il n’y a pas si longtemps que, sur cette mêmeplace, elle se pratiquait chaque dimanche, en cercle

(ballu tundu) et il n’est de fête où elle ne se danseencore.

Durant toute cette soirée, les gens ne fixent guèrel’écran. A dire vrai, personne ne semble considérer qu’ils’agisse d’un spectacle (ou d’un exemple) à suivre. Cen’est qu’un décor sonore encombrant. Chacun en fait letour comme d’un monument communal, se déplaçantde table en table, seul, entre amis ou en famille, sou-mettant le plus souvent l’image, d’ailleurs passable-ment floue, à des commentaires ironiques, bienveillantsquoique distanciés : en Sardaigne, une moue, un siffle-ment suffisent à dire ce que l’on pense…

Parfois – et comme pour se mettre un peu à l’écart –,on se rend au bar voisin. C’est celui des pastori1, quiest aussi bruyant que l’autre, mais pour d’autres raisons :les voix, les cris et l’animation sociale sont amplifiéspar une acoustique fortement réverbérée (la bière et levin ne prédisposent guère à modérer le ton). Mais là, aumoins, la conversation est centrée sur la vie du pays.C’est aussi en décibels que se mesurent en Sardaigneles rapports sociaux. Les villages où l’on s’ennuie sontles plus silencieux.

Irgoli, sa piazza et sa dizaine de bars2 constituent unmicrocosme, où des mondes contrastés s’affrontent : celui

de la ville – américaine en l’occurrence –, riche et paréd’une excentricité de façade, et celui du village propre-ment dit, qui doit faire preuve d’une imagination bienplus grande : en 1994, c’est encore à lui qu’il incombede recréer chaque soir ses propres divertissements.

Il faut savoir que, durant ces soirs d’été, on vit beau-coup ensemble et, qu’à Irgoli comme ailleurs, on dirigeses loisirs sur ce que la culture traditionnelle a l’habituded’offrir : cette culture se définit d’abord comme un artde vivre ensemble1. Ce soir-là, comme tous les autres,il conviendra, une fois encore, d’y parvenir, à partir detechniques poético-chorégraphico-musicales encore bienprésentes dans les mémoires.

LE TENORE

Oh ! certes, depuis le temps que l’on vit les uns avecles autres, on sait ce que le village est susceptibled’offrir en ce domaine : les pastori font le tenore2(polyphonie à quatre parties) comme le faisaient leurspères. Ils chantent surtout pour eux, entre eux, et tou-

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1. Pastori, littéralement : “bergers.” Mais, dans le français contem-porain, le mot “berger” est vidé de son sens et, par manque de réfé-rences vivantes, véhicule surtout du mythe.2. Dix bars : c’est une moyenne, pour un village de quelque deuxmille habitants. En général, dans les villages de Sardaigne, on compteautant de bars que d’églises (ou chapelles). Il arrive que certainsvillages aient plus d’églises que de bars (dans l’Oristano notam-ment), ou qu’ils aient plus de bars que d’églises (en Barbagia sur-tout). L’ennui caractérise les premiers, l’excitation collective – et lesviolences qui en dérivent – caractérisent les seconds.

1. Et – je dirai même plus – comme un “art de s’émouvoir ensem-ble”, autour d’une production qu’à tort ou à raison on considèrecomme sienne. Dans cette perspective, la culture doit d’abord êtrevue dans sa dynamique intégrative. De toutes les danses que lesmusiciens de Sardaigne savent jouer ou chanter, il en est toujoursune, au moins, qui bénéficie du pronom possessif – ballu “nostru”.(Sur cette question, cf. notamment mon livre : Musiques en fête,Société d’ethnologie / Klincksieck, 1994.)2. On notera que le mot est singulier et que, lorsque la pensée sardeest respectée, on parle du tenore car, même s’il se compose de quatrevoix, l’unité (du chœur) est soulignée par la grammaire de la langue ;il s’agit de produire, à quatre, un seul et même son (suono).

jours entre amis. Parfois ils se produisent durant lesgrandes fêtes du pays et de la région. Les villages deSardaigne ont en effet l’habitude de maintenir des con-tacts avec leurs voisins, précisément en invitant chan-teurs et danseurs des villages alentour pour leurs fêtesrespectives. Plus récemment, l’internationalisation desdomaines folkloriques et la mise en spectacle systéma-tique des mondes de la planète ont conduit le tenored’Irgoli jusqu’en Espagne et en France. Au début, ce nefut pas facile. Lorsque cela se produisit pour la premièrefois (en 1990), les gens d’Irgoli craignaient que lespastori ne sachent pas tenir leur place sur une scène despectacle. “Certes, ils n’auront jamais la sicurezza desgrands professionnels…, disais-je alors, et cela ne serapas plus mal…”

Car le tenore d’Irgoli a moins de métier et surtoutmoins de prestige que celui du village de Bitti (celui-ci,on l’entend partout : en France, en Amérique et mêmeau Japon). Celui d’Irgoli est composé de jeunes, quisavent chanter dans un style pleinement local sur destextes dont ils sont parfois les auteurs. Quoi qu’il ensoit, leur harmonie (sociale et musicale, car les deuxvont de pair) est suffisamment belle pour que d’autreschanteurs du pays, ayant encore en mémoire des boghenotte de grand style, viennent chanter en leur compa-gnie. Mais surtout, les pastori chantent à leur manière,celle de chez eux : ils ne copient pas les voisins, aussiprestigieux soient-ils (Bitti bien sûr, mais aussi Orgosoloou Fonni) ; ils traitent le chant dans une esthétiquelocale. Ils sont en outre pleinement afiattati1 et, mêmes’ils se disputent localement (pour des petites histoires

de tous les jours), ou ancestralement (pour des problèmesde droit de pacage), ils s’accordent à la perfection etmaîtrisent l’art de combiner leurs voix. Ils savent mieuxque personne tirer parti des propriétés naturelles del’accord parfait et travaillent leur timbre de façon que lesparties musicales s’encastrent les unes aux autres commedans une construction massive, au point de n’en fairequ’une : c’est à cette condition que naissent les fusionsharmoniques les plus denses et que le chant est beau.

LE CHANT A GUITARE

A proximité de la place, dans les maisons voisines, il y aaussi quelques guitaristes amateurs, disposant d’une tech-nique suffisante pour accompagner le canto in re1 (chantvarié exécuté exclusivement en langue sarde et accompa-gné à la guitare). Avec plus ou moins de réussite, chacunpeut s’y exprimer. C’est l’art de compagnie par excellence,puisque chacun, à tour de rôle, peut “entrer dans le chant”pour faire entendre sa strofetta (en fait, un distique), avantde laisser sa place au voisin. Les rôles se distribuent spon-tanément en fonction des présences. Parfois (mais rare-ment), les femmes s’adjoignent aux hommes, ainsi quequelques émigrés qui profitent de l’été pour retrouverdans le chant un loisir de chez eux. Le “chant à guitare”est diffusé dans toute la Sardaigne, et quelques chanteursen font profession ; il n’a pour ainsi dire pas de style local ;

chacun y va de sa façon, mais sur un modèle unique,d’ailleurs bien connu. Il s’agit donc d’un art individuelque rendent collectif les nécessités de la fête et les ren-contres régulières autour d’une guitare.

Si, au cours de la soirée, on cherche encore un peu, onsaura trouver d’autres ressources culturelles locales etdemander notamment à untel ou untel d’improviserquelques ottave1 que le chœur saura accompagner : celafera une belle soirée où pourront alterner les thèmesgraves et les sujets de dérision. D’ailleurs, Pietro, le bar-riste, n’est-il pas poète à ses heures ? Tout comme Giovan-ni, le menuisier et Gonnario le camionneur. N’est-ce pasle moment de les réquisitionner ? Nombreux sont encoreceux qui peuvent ficeler quelques poésies, en les impro-visant estemporaneamente, ou en les griffonnant surle papier. Et, comme pour le “chant à guitare”, il existequelques grands professionnels, poètes de métier, qui seproduisent dans les fêtes en s’affrontant dans des joutes,sur des thèmes que leur propose un comité spécialisé.Chacun les connaît et certains les suivent avec passion,retenant leurs réparties les plus belles, à l’aide désormaisde cassettophones.

L’ACCORDÉON POUR LA DANSE

Et puis, il y a Totore Chessa – un des jeunes joueursd’accordéon2 les plus brillants et connus de Sardaigne.

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1. Parole intraduisible ; sa racine est fiatto : “souffle”. Des chanteursafiattati chantent “d’un même souffle”.

1. In re veut dire tout simplement “en ré”. C’est le plus commun des“chants à guitare” (canto a chitarra) qui a pour particularité de com-mencer et de finir sur un accord de ré majeur. En pratique, les gui-tares étant accordées au moins une quarte plus bas que la normale,l’accord est, plus ou moins, sur la.

1. Ensemble de huit encasyllabes rimés.2. Il s’agit de l’accordéon diatonique à huit basses, très adapté à ladanse, que l’on désigne par le mot italien organetto ou, parfois, dumot sarde sunettu, et qui est fondamentalement différent de la fisar-monica (gros accordéon chromatique).

En cette saison, il est souvent en tournée pour animerun ballu in piazza (danse sur la place) ou accompagnerquelques gruppi folk particulièrement en vogue. Dèslors qu’il est disponible, il faudra le persuader qu’unballu du pays n’est pas fondamentalement réservé auxautres paesi de Sardaigne et, encore moins, aux festivalsde folklore internationaux (ou du moins pas encore),et qu’enfin, s’il a cette qualité, c’est précisément parcequ’il a été beaucoup dansé au village. Mais, dès lors queTotore est là, deux ou trois accords bien rythmés de sonétrange instrument, à la fois si international (par sa fac-ture) et si sarde (par ses modalités de jeu), suffisent àdéclencher la danse ; le jeu de variations ne tardera pasà suivre.

Totore est d’ailleurs d’une grande rigueur intellectuelleet musicale ; pour l’ethnomusicologue en quête de pré-cision, c’est toujours un plaisir de travailler avec lui. Car,de nos jours, les règles du jeu ont changé : les rencontrestoujours plus fréquentes entre musiciens et le respecttoujours moindre porté aux traditions locales invitent àla confusion des genres et des styles. Nombreux sontceux qui mélangent désormais toutes les danses de Sar-daigne et pratiquent une sorte de lingua franca musi-cale. Totore, quant à lui, respecte le ballu de son village.Il y apporte, certes, quelques modifications personnellesqui démarquent son jeu de celui du vieux suonatored’Irgoli, mort il y a une dizaine d’années ; mais il a lesouci de laisser au ballu del paese sa carrure d’origine ;lorsqu’il met son énergie dans l’exécution d’autres dansesrégionales (il les connaît toutes), il ne les trahit pas. C’estdans cet esprit qu’il fait vivre la tradition.

A Irgoli (dans la province de Nuoro), c’est l’écran géantde la télévision qui menace la place. A Castelsardo (enAnglona), c’est le terrain de foot, situé derrière le cime-

tière : toutes les funérailles s’accompagnent de Miserereà quatre voix d’une stupéfiante beauté qu’exécutent leschanteurs de l’Oratorio di Santa Croce. Or, ces funéraillesne manquent pas, à l’occasion, d’être troublées par les cla-meurs du stade. Et, plutôt que de se rendre à une proces-sion dominicale, les chanteurs de l’Oratorio, presque tousamateurs de football, se posent la question : assisterai-jeau match, ou irai-je enterrer ce vieux co-paesano1?…Souvent, la discussion est abordée en famille, mais, entout état de cause, il s’agit encore de partager ses peineset ses joies et, plus encore, d’affirmer une façon d’êtreensemble, autant pour accompagner le défunt à sa der-nière demeure que pour voir jouer ses amis.

UN ART ENDOGÈNE

En Sardaigne, dans certains villages – sinon dans tous –l’art traditionnel n’est pas mort, même si, pour des raisonstrop banales pour mériter d’être évoquées une nouvellefois, il vit en difficulté. Ici comme ailleurs, cet art asso-cie les gens, sinon dans un idéal communautaire, du moinsau sein d’un même espace où chacun tient sa place. Toutse passe comme si producteurs et récepteurs œuvraientensemble en interférant constamment ; chacun est encorel’expert de l’autre et seule la qualité de cette expertiseest susceptible de fonder et de garantir la qualité de laproduction musicale. Celle-ci tire sa liberté en partie deson autonomie (ou plus exactement de sa capacité às’autonomiser), mais en étant plus que jamais assujet-tie à des modes. Elle continue cependant de solliciter

des moyens endogènes, en disposant d’énergies qui sedonnent en partage. Qu’il s’agisse de divertissement,comme à Irgoli, ou de rituel comme à Castelsardo, oncompte encore sur ses propres ressources : durant lessoirées irgolese ou castellanese, il ne viendrait à l’idéede personne de jouer au scrabble, ou au bridge parexemple1, ni même d’écouter des disques, ni enfin etsurtout, de tenir des propos d’un autre monde. Et, tandisque la tradition tient souvent lieu de théorie, les pra-tiques musicales sont encore denses et riches… pourquelque temps encore.

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1. D’ailleurs, durant l’été 1994, où l’Italie passa si près de la victoiredu Mundial, on chanta moins que d’habitude.

1. A la fin des années quatre-vingt, Irgoli fut touché par la mode dutennis. En quelques semaines, la mairie dut inscrire près de deuxcents personnes (presque tout le monde, en fait). Les règles en usageà Wimbledon ou à Roland-Garros rencontrèrent cependant quelquedifficulté à se faire respecter. On jouait à six ou sept, inventant de-cide-là quelques règles particulières et en refusant notamment de sesoumettre à l’autorité d’un arbitre dans la conduite des parties.Durant les dernières saisons, les choses se sont un peu calmées…comme la vogue du tennis, du reste.

TRÀN VAN KHÊ

LA MUSIQUE VIETNAMIENNEA LA FIN DU XXe SIÈCLE

A l’heure actuelle, il existe au Viêt-nam quatre catégo-ries de musique :

1. Musique des peuples minoritaires, des monta-gnards – environ dix millions, se répartissant en cin-quante-quatre ethnies –, utilisant des instruments et deséchelles musicales différents de ceux de la plaine.

2. Musique du peuple majoritaire kinh ou viêt – environsoixante millions –, liée aux faits et gestes de tous lesjours, aux différents âges de la vie, aux fêtes ruraleset saisonnières, musique qui berce les bébés et animeles jeux d’enfants, qui fait oublier la dureté des tâches etéclore l’amour dans les cœurs, qui enterre les morts etconsole les vivants, qui a connu une période de déclin etqui est en train de retrouver un nouveau souffle.

3. Musique de “tradition savante”, aux règles défi-nies et codifiées, avec un système de notation schéma-tique, et un riche répertoire, musique exécutée avec destechniques vocales et instrumentales très élaborées, pardes solistes et des ensembles, une musique essentielle-ment mélodique. Chaque mélodie est une entité portantun nom propre comme cela se rencontre en Chine, auJapon, en Corée. Le diêu (mode) colore une mélodie,évoque une atmosphère, ou provoque une émotioncomme le râga de l’Inde, le datsgâh ou avâz persan, ou

le maqâm arabe. L’exécution par un ensemble montrel’existence d’une certaine “polyphonie” – si l’on prendce terme dans son sens étymologique –, d’une “hétéro-phonie” ou d’une “stratification polyphonique”.

4. Musique de “style occidental”, allant de simpleschansons – chansons révolutionnaires, chansons delutte traduisant les aspirations d’indépendance et depaix du peuple vietnamien, chansons d’amour – auxgrandes compositions – sonates, symphonies, opéras –écrites par des jeunes compositeurs formés à l’écoleoccidentale.

Pendant le XXe siècle, plusieurs changements dansles domaines politiques, économiques et sociaux,comme les rencontres des cultures, ont modifié le pay-sage musical du Viêt-nam.

Changements ou bouleversements politiques :1. L’administration coloniale installée depuis la fin

du XIXe siècle n’a ni encouragé la pratique de lamusique traditionnelle, ni cherché à la reléguer ausecond plan. Elle a essayé, sans y parvenir, de faireaccepter la musique de style occidental. Les concertsde musique occidentale, très rares, n’ont pas attiré grandmonde. Au début de ce siècle, il n’existait dans tout leViêt-nam aucun conservatoire, aucun ensemble orches-tral. Mais dans la petite bourgeoisie vietnamienne, lesjeunes filles “de bonne famille” apprenaient le piano,les garçons le violon.

Dans les années trente, de timides innovations pro-posées par Nguyên van Tuyên, encouragées par l’admi-nistration française, soutenues par un petit nombre dejeunes musiciens vietnamiens autodidactes ou forméspar une petite école de musique à Hànôi, appelée

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“Conservatoire d’Extrême-Orient”, ont donné naissanceà quelques chansons nouvelles composées dans l’idiomeoccidental. Mais le grand public n’a pas bien accueillicette tentative.

2. De 1941 (occupation japonaise) à 1954 (Conférencede Genève), la naissance de plusieurs mouvements natio-nalistes, la “révolution d’août”, la déclaration d’indépen-dance de la république démocratique du Viêt-nam, lachute de la monarchie, et la première guerre de libération,ont bouleversé la vie musicale au Viêt-nam : la musiquetraditionnelle a marqué le pas et cédé la place à la “nou-velle musique” appelée alors “musique rénovée”, avecsurtout des chansons de jeunes, des chansons révolution-naires, des chansons de lutte, quelques chansons d’amour.

La division de fait du Viêt-nam en deux régions, etl’installation d’un gouvernement à prédominance com-muniste dans le Nord ont fait disparaître peu à peu lechant ca trù, dont les chanteuses ont été assimilées àtort à des prostituées, et les chants et les danses de pos-session châu van considérés comme des manifestationsde la superstition, pourtant deux formes d’art très subtilde musique vocale, de musique aux “modes” variés, auxrythmes savants. Par contre, le hát chèo fut restaurédans le Nord.

Le Sud, contrôlé par l’armée française, a vu se déve-lopper les maisons de thé et les dancings. Beaucoup demusique de danse, de chants d’amour, ont été composéset présentés dans des nhac h.ôî (“réunions musicales”).Le théâtre hát bôi, théâtre traditionnel classique, a étépeu à peu supplanté par le théâtre dit “rénové”, le hátc’ai l’u’ong.

Dans le centre, avec la chute de la monarchie, lamusique, les danses et les théâtres de cour sont tombésen désuétude.

3. Depuis la Conférence de Genève, création de l’Etatdu Viêt-nam, puis de la République du Viêt-nam en 1954,jusqu’à la réunification du Viêt-nam en 1976.

La différence entre les deux régimes, communistedans le Nord, nationaliste dans le Sud, les influences dela musique russe dans le Nord, de la musique américainedans le Sud, la dureté des combats entre les deux Etats,ont donné naissance à beaucoup de chansons de lutte pourl’indépendance du Viêt-nam, pour la liberté du peuplevietnamien, pour l’idéal socialiste ou pour la démocratie,des chansons politiques, des chansons de guerre, maisaussi des chansons d’amour, des chansons pour la paix,pour la réconciliation entre les Vietnamiens.

A cause de la guerre qui faisait rage, les chansonspopulaires, berceuses, chants d’enfants, chants de travail,chants de fêtes rurales, chants de guérison, chants de funé-railles tombaient dans l’oubli. Seuls les chants alternésquan h.o de B´ac ninh, le théâtre populaire hát chèo dans leNord ont reçu le soutien du gouvernement et ont été bienpréservés. Dans le Sud, plusieurs musiciens traditionnels,les maîtres chevronnés, même les jeunes maîtres, con-scients du danger de la disparition des musiques tradition-nelles, se sont dépensés sans compter pour encourager lesjeunes à étudier la musique traditionnelle, à collecter lepatrimoine culturel. Ce n’étaient que des initiatives pri-vées sans aucun soutien officiel.

Les concerts de musique traditionnelle se faisaientrares. Toutes les formes de musique traditionnelle étaienten déclin, tandis que la “nouvelle musique” (tân nh.ac)se développait très rapidement.

4. Depuis la réunification du Viêt-nam, la naissancede la république socialiste du Viêt-nam et jusqu’à cejour, la musique vietnamienne a traversé plusieurspériodes. Au début, la politique culturelle officielle

du gouvernement vietnamien avait une orientation cor-recte. Elle se résumait en trois formules : dân t.ôc (natio-nal), khoa h.oc (scientifique) et –d.ai chúng (de masse).La culture devait avoir en premier lieu un caractèrenational. Elle doit recevoir de l’étranger ce qui revêt uncaractère scientifique, recevoir avec discernement etesprit critique ce qui vient de l’extérieur. Elle doit êtreaccessible à la masse, à la majorité du peuple vietna-mien, et non pas réservée seulement à une certaine élite.Orientation juste, mais l’application de ces principesprête encore à beaucoup de controverses.

Le chant ca tr.u, chant des chanteuses a –d

.ao, les

chants et danses de possession longtemps mis à l’index,n’étaient plus connus que des artistes d’un certain âge ;la musique de cour n’était pas encore restaurée. Lamusique nouvelle continuait à occuper toutes les scènesdes théâtres et des salles de concert.

Les conservatoires de Hàn .ôi, de Hô-chí-Minh-ville,comme l’Ecole supérieure de musique de Huê, ont dis-pensé un enseignement musical pour quelques milliersd’élèves dont la majorité suivaient un enseignement demusique occidentale. La musique traditionnelle restaitencore le parent pauvre de ces établissements officiels.

Ensuite, plusieurs événements ont marqué cette périodedans le sens du respect, de la restauration de la traditionmusicale et du retour aux sources.

1° Création de l’Institut de musicologie, dirigé parle regretté Pr. L’uu H’~uu Ph.u ’oc. Cet institut a lancé unprogramme de collecte de grande envergure du patri-moine culturel appelé Programme KPVAT (lisez :Capévat). K : Khai thác, exploiter, explorer, parextension : collecter, recueillir ; P : Phát huy, mettreen valeur, faire connaître, diffuser ; V : Vôn, le capital,le fonds, par extension : l’héritage ; A : Ám nh.ac, la

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musique ; T : Truy.ên thông, traditionnelle. Ce projet

propose de collecter dans tout le Viêt-nam ce qui consti-tue l’héritage culturel dans le domaine des musiquestraditionnelles populaires et savantes et de le faireconnaître par des publications. Projet ambitieux qui n’apu être réalisé dans sa totalité par manque de cadres,manque de technique, mais surtout manque de crédits.L’auteur de ces lignes a largement apporté sa contribu-tion à ce projet et assisté à plusieurs séances officiellesau cours desquelles les responsables de ce projet ontprésenté des rapports sur les résultats obtenus.

2° Une classe expérimentale de cinq ans d’enseigne-ment de musiques traditionnelles au niveau universitairea permis à treize étudiants, tous diplômés des conserva-toires, de préparer un diplôme supérieur et de recevoirun enseignement par transmission orale et directe demaître à élève de la part des plus grands maîtres encoreen vie et vivant à Hô-chí-Minh-ville. Ils sont devenusles jeunes maîtres, mais n’ont pas pu trouver un travailqui corresponde à leurs capacités et sont obligés dese produire dans les cabarets ou les restaurants chicspour touristes.

3° Un mouvement officiel appelé Vê nguôn (Retouraux sources) a favorisé la programmation des musiquestraditionnelles dans les stations de radiodiffusion et detélévision, dans les programmes artistiques des maisonsde la culture, même dans certains “cafés-concerts” dela ville.

4° Plusieurs compétitions et concours, pour lesinstruments traditionnels comme la cithare à seizecordes, le luth en forme de lune, des concours de vio-lon, de piano, de guitare classique, ont attiré beau-coup d’auditeurs.

Les changements économiques et sociaux ont modi-fié le mode de vie et transformé le paysage musical duViêt-nam :

– Dans les villes, les mamans qui ont un travail nechantent plus les berceuses pour les enfants. Même cellesqui restent à la maison laissent les bébés dormir près d’unposte de radio. Les berceuses sont tombées en désuétude.

– A la campagne, les paysans qui vont d’un village àun autre utilisent souvent des cars et ne chantent plusdes chants d’amour en cours de route, comme avant,lorsqu’ils se déplaçaient à pied.

– Plusieurs chants de travail ont disparu à cause jus-tement des nouvelles conditions de travail : plus dechants de pilage du riz, car celui-ci est blanchi non plusau pilon, mais par des décortiqueteries ; plus de chantsde bateliers, car les bateaux à vapeur ont remplacé lesbarques à rames.

– Le développement de la science et de la médecineont fait disparaître les chants de guérison.

– Les villageois ne se déplacent plus pour écouterles chanteurs ambulants. Ils se contentent d’écouterchez eux leur poste à transistors.

– Jeunes gens et jeunes filles n’improvisent plus dechants d’amour. Les soirées dansantes et surtout lechant “karaoke” ont plus de succès auprès d’eux. Deschansons du jour, à la mode, sont enregistrées sur bandevidéo avec les chanteurs connus, puis un orchestrerejoue la même mélodie sans le chant, pour permettreaux amateurs de chanter avec un accompagnement pro-fessionnel. A un récent concours de chant “karaoke” àHô-chí-Minh-ville, il y a eu près de cinq mille partici-pants ! Les cours d’amour n’existent plus et les chantsalternés sont tombés en désuétude.

A côté de ces pertes, on peut noter aussi un certainnombre de faits positifs, suite à la politique d’ouverturedu gouvernement vietnamien, à l’amélioration de lasituation économique du Viêt-nam, à l’afflux de tou-ristes étrangers, à l’initiative et au dévouement de plu-sieurs jeunes maîtres traditionnels :

1. Plusieurs genres musicaux traditionnels en voiede disparition ont retrouvé un second souffle de vie.

a) Dans le Nord, le ca tr.u a retrouvé sa raison d’être

depuis quelques années, après qu’il fut sélectionné à laTribune des musiques d’Asie à Pyongyang commel’une des meilleures œuvres musicales pour 1985.L’interdit gouvernemental fut levé. Les chanteuses che-vronnées sortirent de leur retraite. Les jeunes chanteusesse mirent à apprendre cet art vocal sophistiqué. A Hàn.ôi,tous les mois, l’Association des amis du ca tr .u organisedes réunions pour écouter les vieilles chansons et ausside nouveaux poèmes. Le ca tr .u figure aux programmesde musiques traditionnelles pour les compétitions inter-nationales.

b) Le ch.

âu van a fait l’objet de recherches ethno-musicologiques. Il fut présenté par la Troupe nationaledu hát chèo dans sa tournée en France en 1994. Letemple –D .ên Dâu à Hàn .ôi, a été réouvert, avec plusieursséances de possession quotidiennes, et autorisé à rece-voir les fidèles. Même les touristes étrangers y sontadmis.

c) Le théâtre traditionnel classique, le hát tuông aucentre et le hát b.ôi au Sud, connaissent un regaind’intérêt. La Maison du hát tuông Ngu~ên hi’ên D~ınh àQu’ang Nam, –Dà n ’ang, a reçu l’année dernière plus desix mille spectateurs étrangers, des touristes pour laplupart. Dans le Sud, le hát b.ôi redonne des spectaclesdans les temples dédiés au culte des génies tutélaires.

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d) Les ensembles de musique de cérémonie et demusique de funérailles travaillent à temps plein, cardans le Sud, la plupart des enterrements se font main-tenant aux sons du nh .ac l

.ê (musique de cérémonie),

l’interdiction de l’utiliser ayant été levée récemment.Les cérémonies en l’honneur des génies tutélaires dansles villages sont célébrées tous les ans, pendant troisjours de suite, et la présence d’un ensemble de musiquede cérémonie est indispensable.

e) A Hué, la musique de chambre, les chants de bate-liers sont réclamés par les touristes et, actuellement,plus de quatorze groupes de musiciens et chanteurs ouchanteuses accompagnent les touristes dans leur pro-menade sur la rivière des Parfums. Les orchestres et lesballets de cour aussi donnent fréquemment des spec-tacles pour les touristes.

2. Plusieurs groupes de “musique légère” qui fontdes tournées dans les pays d’Asie ont toujours parmieux deux ou trois musiciens traditionnels.

3. Les recherches ethnomusicologiques sont main-tenant soutenues par plusieurs services de la culturede différentes provinces. Plusieurs audiocassettes avecdes chansons populaires authentiques se vendent bien :soixante mille l’année dernière, alors que la musiquepop trouvait dans la même période seulement près dedix mille acheteurs.

4. A Hô-chí-Minh-ville, les grands hôtels ont un pro-gramme de musique dite folklorique pour attirer lestouristes.

5. Les nouvelles compositions de musique tradition-nelle rencontrent un accueil favorable du public.

Si l’on fait le bilan, on peut être optimiste. On voits’esquisser un mouvement de développement de latradition grâce à un concours de circonstances favo-rables. Le passage dans le régime d’économie de mar-ché, l’affluence des touristes étrangers, la clairvoyancede certains responsables culturels ont provoqué deschangements parfois spectaculaires.

Pour le moment, la musique traditionnelle est devenueune “mode”, parce que les touristes recherchent l’exo-tisme, et que les agences de voyage pensent au gain.Plusieurs jeunes se consacrent à l’étude des chants etdes instruments traditionnels, moins par amour pour cetart que parce qu’ils y trouvent un moyen de gagnerfacilement leur vie. Ces nouvelles conditions favorablesau développement de la musique traditionnelle sont desarmes à double tranchant : elles favorisent le dévelop-pement sur le plan quantitatif, mais entraînent aussila baisse de la qualité artistique. Et la musique, dans cecas, a cessé d’être un art que l’on cultive pour devenirun produit commercial que l’on vend.

Nous souhaitons que le peuple vietnamien prenneconscience de la véritable valeur artistique du patrimoineculturel, de la nécessité de préserver son identité cultu-relle, qu’il puisse mieux connaître la musique et les artstraditionnels pour les aimer, les protéger et participer àleur développement, que ce mouvement de “retour auxsources”, ce nouvel engouement pour les formes tradi-tionnelles de l’art musical et théâtral ne soit pas simple-ment un feu de paille, mais un véritable “feu sacré”.

JEAN DURING

CARNETS DE VOYAGE AU MOYEN-ORIENT

GRANDEUR ET MISÈRE DE LA MUSIQUE BALOUTCHE

Du désert à KarachiLe Baloutchistan apparaît au voyageur comme un

vaste désert parsemé d’oasis, barré de montagnes etécrasé de chaleur, délaissé par les conquérants et lesgouvernements. Les Baloutches occupent un vaste ter-ritoire couvrant la moitié occidentale du Pakistan et lesud de l’Iran oriental. Fidèles à leur atavisme nomade,ils traversent aisément les frontières poreuses del’Afghanistan, de l’Iran et du Pakistan, et séjournentvolontiers dans les Emirats et à Oman où ils trouventde petits emplois bien rémunérés. Dans la migrationqui les a poussés jusqu’à Karachi, ces anciens Iraniens,cousins des Kurdes, se sont mêlés à différentes ethniescomme les Brahu’i, les Sindi, les Lasi, ou les nomadesJatt, dont certaines sont probablement les ancêtres desTsiganes. Leur véritable capitale est maintenant Kara-chi (province du Sind) où ils occupent un cinquième dela ville, dans des conditions particulièrement précaires.Les Baloutches sont vraisemblablement le peuple leplus défavorisé de l’Iran et du Pakistan, et peut-êtreaussi un des moins organisés, des plus anarchiques, desmoins contrôlables. Eternels migrants, leur bien le plus

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précieux est cette culture ancienne, archaïque même,dont le génie s’exprime principalement par la poésie, lamusique et la broderie. Cette musique contraste avec larigueur et le dénuement de leur cadre de vie : elle apoussé à un sommet la richesse des timbres, le raffinementde l’ornementation et la subtilité des rythmes. Sa force etsa liberté frappent l’auditeur : ne s’agit-il pas là d’unedes sources de la musique tsigane ? La viole baloutche,le sorud, en forme de tête de mort, a ces accents endiablés,cette tension, cette volubilité que l’on retrouve chez lesTsiganes d’Europe centrale, et les chants mélismatiquesdes vocalistes professionnels ne sont pas sans évoquerceux des Gitans d’Andalousie.

Une sous-culture musicale urbaineCette musique est mal connue, et aucune étude ni enre-

gistrement n’en ont été publiés, si ce n’est par l’auteurde ces lignes1. Après avoir découvert cette musique parson versant ouest, du côté iranien, il m’a fallu un jourme rendre à l’est, à Karachi, afin d’en étudier d’autresaspects dont quelques cassettes m’avaient donné unavant-goût prometteur. Ma seule adresse à Karachi étaitun music-shop nommé Paradise, à Lee Market, enplein bazar baloutche. Il est assez désagréable pour unpuriste d’aborder une musique traditionnelle par lesboutiques de cassettes commerciales. On y diffuse à tue-tête les dernières productions à la mode, toutes traditionsconfondues, “déconstruites” par les synthétiseurs etboîtes à rythme, jouées et chantées par des musiciensmédiocres qui pillent le terroir musical et absorbent lesinfluences les plus contradictoires. L’un des méfaits de

la boîte à rythme, dont le principe est défendable pourd’autres musiques légères, est qu’elle “tempère” tousles rythmes “irrationnels” qui caractérisent la perfor-mance traditionnelle. Ainsi, le swing ou le groove ori-ginel qui donnent des rythmes dont la pulsation mêmecomporte trois valeurs inégales (par exemple des pseudo-“trois temps” de respectivement sept, six et cinq “dix-huitièmes de mesure” !) sont éliminés au profit de troistemps métronomiques isochrones qui appauvrissentconsidérablement le style. On peut en dire autant desornements et des timbres. Quant aux chanteurs, ils pro-viennent d’un milieu urbain fortement influencé par lamusique urdu, penjâbi ou indienne, et le plus souventils se contentent de mettre des paroles baloutches surdes airs sans caractère particulier. Leurs voix douce-reuses et paresseuses trahissent la sous-culture urbaineet l’accoutumance au microphone. Seuls quelques rareschanteurs et compositeurs, comme Ostâd Sattâr, ontréussi une fusion savante et intéressante du dhrupadindien et des intonations baloutches. Au cours d’un moisde séjour à Karachi, je n’ai pu trouver qu’un chanteurrépondant aux critères traditionnels, alors que j’ai ren-contré une bonne dizaine d’excellents joueurs de vièlesorud. (Pour trouver des chanteurs, il faut aller loinvers l’ouest à Châbahâr ou Gwadar, et encore ceux-cisont-ils très rares.) Dans le commerce des cassettesbaloutches, la part de musique traditionnelle ne dépassepas, disons, un vingtième de l’ensemble. Tout le resteest soit du disco baloutche, urdu, ou autre, soit deschansonnettes “à la sauce baloutche”.

Le dur métier de musicien traditionnelAinsi les maîtres traditionnels ne tirent-ils guère parti

du potentiel économique que représente ce marché.

Quelques-uns seulement sont sollicités pour accompa-gner tel ou tel chanteur à la mode, glissant un motif desorud en réponse à un motif de synthétiseur, tâche dontils s’acquittent sans scrupule, étant donné que leur rétri-bution de cent cinquante francs correspond au doublede ce qu’ils gagnent dans une noce. Il arrive exception-nellement qu’on les enregistre au cours d’une perfor-mance, et qu’ils reçoivent au mieux cinq cents francs àtitre de droits d’auteur. (Ces enregistrements sont pré-cieux pour le musicologue, mais ils ne permettent pastoujours de retrouver l’artiste. En effet, la photo et lenom qui figurent sur la pochette sont le plus souventceux du marchand de cassettes.) Si les artistes tradi-tionnels déplorent cette situation, cela ne les empêchepas de s’y soumettre d’une manière parfois paradoxale.Ainsi Karimbakhsh, un maître réputé, qui mariait sontroisième fils cet hiver, déboursa deux mille francs pourdistraire ses invités avec un chanteur et son synthé,alors que pour la même somme il aurait pu inviter pasmoins de vingt maîtres traditionnels, jouant du sorud,du tanburag, du doholak, du benju, du sorna, etc. Maisvoilà, un beau mariage doit être agrémenté de “musiquemoderne”.

Cette loi vaut aussi en Asie centrale : d’excellentsartistes classiques se mettent au synthétiseur ou jouentles crooners pour gagner leur vie dans les mariages toy ;d’autres apprennent des chansons tirées des répertoiresdes différents groupes ethniques pour pouvoir répondreà toutes les demandes, dans les cas de mariages mixtes.Là aussi la musique classique n’est pas rétribuéecomme elle le mérite, et en fait elle n’est demandée quedans des circonstances exceptionnelles, telles que lesliturgies et les rites sociaux ou identitaires. En Asiecentrale, il s’agit du âsh, la partie la plus sacrée de la

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1. Il existe une étude en persan par M. T. Mas’udie (Musiqi-e Balu-chestân, Téhéran, 1985), avec beaucoup de transcriptions.

noce, où l’on chante et joue les airs anciens au lever dusoleil. Au Baloutchistan, il s’agit des rites guâti et damâli,c’est-à-dire de guérison par la transe ou de transe pro-pitiatoire.

En fait, la musique traditionnelle baloutche survit àKarachi uniquement par la pratique de la “transe thérapie”,phénomène qui tient à la fois des psychothérapies occi-dentales et des manifestations religieuses “charisma-tiques”, ne serait-ce que par les fortunes que le petitpeuple y engloutit. Dans ce contexte, on n’a jamais recoursà des instruments autres que traditionnels, généralementsans chant, et il est même très rare qu’on les amplifie.Dans ce genre, la seule forme d’acculturation est l’em-prunt de mélodies soufies du Sind et de chansons reli-gieuses ou soufies baloutches (parfois en persan). Seulsquelques connaisseurs exigeants déplorent que lesmusiciens et les chamanes confondent de plus en plusle répertoire spécifique guâti (destiné aux esprits nonmusulmans et à la psychopathologie) et celui des djinns(esprits musulmans et pathologie ordinaire). Dans lescampagnes, la situation est à peu près la même, mais ilsemble que les musiciens traditionnels soient davanta-ge sollicités dans les noces.

Dans une soirée damâli qui se prolonge jusqu’à l’aube,le joueur de vièle ou de luth d’accompagnement tanbu-rag joue entre deux et quatre heures, avec quelquespauses et reçoit entre cinquante et cent francs ainsiqu’un bon repas (un animal étant sacrifié). Le chamane(khalife), quoique souvent considéré comme un demi-charlatan, empoche dix fois plus. Comme le commenteamèrement Karimbakhsh : “Cela ne paye même pas laflasque de whisky” (sans laquelle il lui est impossible dejouer). Si l’artiste peut se contenter de l’ivresse de la transe,s’il est actif et réputé, il peut mener une vie décente en

jouant régulièrement dans les damâl. Ainsi Niku, soru-diste de trente-cinq ans spécialisé dans ce répertoire,a-t-il pu s’offrir pas moins de trois femmes. Pour la plu-part, cependant, la vie est plus dure. Même le fameuxchanteur Feyz Mohammad Baluch, qui connut une gloiresans égale, vécut toujours pauvrement. Il y a cependantquelques exceptions : les chanteurs épiques et narratifs(shergu), dont le centre se trouve de part et d’autredu sud de la frontière Iran-Pakistan. Leurs privilègessont justifiés : ils détiennent l’art le plus consommé,impliquant une grande virtuosité vocale et instrumen-tale, et une science du zahirig, l’équivalent baloutchedu maqâm ou du raga. Il est vrai qu’il n’existe quetrois ou quatre grands chanteurs1 et six ou huit soru-distes de même niveau, capables de les suivre (ou deles précéder). Le meilleur d’entre eux est Rasulbakhsh,qui vit entre Dubay et Sarbâz (en Iran), et dont on ditqu’il possède une voiture. Quant au fameux chanteurépique Qâderdâd, il entretient plusieurs “foyers” et denombreux enfants, dans différents pays (Iran, Pakistan,Bahrein, Mascate), et tourne continuellement dans cetriangle d’or des Baloutches, chantant essentiellementpour ses compatriotes émigrés dans les Emirats, qui lerétribuent en devises fortes.

Où l’ethnomusicologue s’applique à “renvoyerl’ascenseur”

Lorsqu’on a toujours rencontré les musiciens dans lescampagnes vertes du Karabagh, les oasis ou les déserts duBaloutchistan, les cimes aux neiges éternelles du Pamir,les cités historiques comme Herât ou Boukhârâ, ou lesbeaux salons d’Istanbul et de Téhéran, le contraste avec ledénuement et la crasse du milieu urbain baloutche estfrappant. De fait, jamais je n’avais à ce jour rencontré desartistes d’un tel niveau dans des conditions d’existenceaussi minimales.

Dans l’ensemble, les autorités et les institutions sedésintéressent totalement de la musique baloutche pro-fessionnelle et autre, ainsi que du sort de leurs repré-sentants. Sur ce point, la situation est toute différenteen Iran, Tadjikistan, Ouzbékistan, etc., où il existe desécoles, des conservatoires, des orchestres, des stationsde télévision et de radio, etc., et surtout un public. Celatient d’abord au fait que les Baloutches sont un peuplesans Etat, rétif et incontrôlable, à l’égard duquel les diri-geants penjâbis nourrissent un mépris mêlé de crainte.(Cette situation est en partie justifiée par la structureféodale et le banditisme tribal qui sévit dans le norddu Baloutchistan. Par contre, le Sud, le Makrân, où lamusique est la plus élaborée, est une région calme, leschefs de clan n’ayant pas de pouvoir militaire.) Du côtéiranien, les Baloutches ont un statut ou une attitudede colonisés et esquivent toute relation avec les gens dela capitale, lesquels les considèrent en retour commeune minorité lointaine et mineure quoique dangereuse(le Baloutchistan étant le théâtre d’affrontements san-glants entre l’armée et les trafiquants d’héroïne). En outre,la province du Baloutchistan pakistanais est contrôléedepuis Quetta, au nord, dont la tradition musicale est

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1. Les meilleurs sorudistes sont Aliok, Omar, Sabzal, Ghafur, Rasul-bakhsh, Musâ Zangeshâhi, Arezu. Les grands chanteurs sont Mazar,Gholâm Qâder et Qâderdâd. Il en manque un à l’appel, car, à la suitede son pèlerinage à La Mecque, Mollâ Kamâlân s’est fait tancer parquelque bigot, et a renoncé à chanter. La pression ne venait peut-êtrepas seulement des islamistes : les “gens de la Culture” n’aiment pasdu tout les chants épiques baloutches qui exaltent un sentiment natio-nal dangereux pour l’unité de l’Iran.

différente, de sorte qu’il n’y a pas grand-chose à espérernon plus du côté des autorités baloutches elles-mêmes.

Autrefois, chaque khân patronnait des musiciens etdes poètes, et la vie d’artiste était aisée. De nos jours,cette structure féodale a disparu au Makrân et rienne l’a remplacée. Après de longues discussions surces problèmes avec des maîtres et des intellectuelsbaloutches, il devint évident que la seule voie possibleétait de faire appel au mécénat privé. Je les exhortai ences termes : “Trouvez quelque riche marchand quise flattera d’entretenir des musiciens, comme au bonvieux temps.” Mettant à profit mon séjour, le jeune etentreprenant Abdorahmân entama des manœuvres deséduction en ce sens auprès de quelques riches com-merçants ou notables baloutches. Trois ou quatre musi-ciens furent reçus dans des salons bourgeois, afin defaire connaissance. Durant ce temps, dans les coulisses,on passait trois heures à sillonner le quartier pour mettrela main sur un chanteur qui, inconscient des enjeux decette rencontre, avait préféré se rendre à une banaleinvitation. (Il faut bien reconnaître que cette insou-ciance des musiciens est aussi la cause de leur situationprécaire.)

L’ethnomusicologue français donnait une cautionexceptionnelle à cette rencontre. On montra le doubledisque compact réalisé en France1, on évoqua la portéeuniverselle de la musique baloutche, la perspective deconcerts en Europe, pays où cette musique est prise enconsidération. L’avocat de la cause était Abdorahmân,cet excellent musicien, enfant du peuple en exil politiqueen Norvège, et qui jouit d’une réputation artistique et

d’un prestige social justifiés par son talent, son intel-ligence et son aisance matérielle.

Le maître, lui, ne pouvait faire valoir que l’éminencede la tradition dont il était le dépositaire, mais il avaitune certaine classe, et il semble que les notables aientoublié un instant les terribles préjugés qui creusentdes fossés et des rapports de castes. Car après tout, cesmusiciens ne sont-ils pas depuis deux ou trois millé-naires, des lulis, c’est-à-dire des parias, des valets, desromanichels, tandis qu’eux sont les maîtres ? Mais d’unautre côté, tout bien réfléchi, pourquoi ne pas assu-mer à nouveau ce rôle de maître et donc de mécène,quitte à en renouveler les formes ? Toute nation dignede ce nom, même dépourvue d’Etat, se doit d’avoirsa musique natale, au même titre que sa langue. Si l’onse bat pour promouvoir cette langue et lui donner unstatut officiel (refusé en Iran, mais admis au Pakistan),ne faudrait-il pas aussi en faire bénéficier la musique etle chant ?

Karimbakhsh expliqua qu’au soir de sa vie, il n’avaitque deux élèves, Abdorahmân et l’étranger, et qu’il nepouvait pas avoir d’élève sur place, car huit personnesvivaient déjà sous son toit. Il demandait seulement unlocal, une pièce quelque part pour enseigner. Ou encore,s’il avait un magnétophone, il pourrait au moins enre-gistrer tout son répertoire et le transmettre à son fils, ouà un autre, avant qu’il ne soit trop tard. Certes, il avaitbien enregistré soixante bobines magnétiques à Radio-Quetta il y a quelques années, mais Dieu sait où sontces bandes, si elles n’ont pas été effacées.

Ce n’est pas la première fois que dans mon rôle demusicologue participant, je suis sollicité pour la sauve-garde d’un patrimoine. Dans les années 1970, en Iran,il fallait convaincre les autorités de l’importance d’assurer

la transmission au plus haut niveau artistique possible.Il y avait beaucoup d’argent et de moyens, et le résultatfut un succès même sur le plan médiatique. Mais ici,avec les Baloutches, il faut partir de rien : il n’y a pasde public, pas de médias, pas d’appuis officiels pos-sibles. Dans ces conditions, à quoi bon faire de larecherche ethnomusicologique ? Décrire une musiqueà laquelle personne n’a accès à part les natifs eux-mêmes, une musique qui se joue dans un milieu fermé,dans des régions interdites aux étrangers, qui n’estpratiquement jamais exportée ? Se lancer dans une deces monographies destinées pour l’essentiel aux col-lègues occidentaux ? S’il arrive que quelques confrèresorientaux vous fassent l’honneur de vous lire, dans lecas présent, c’est tout simple : je ne connais même pasde musicologue baloutche, et pas davantage un quel-conque lettré francophone. Il faudrait au moins écrireen anglais dans l’espoir de toucher les officiels pakis-tanais. Ecrire en baloutchi peut-être ? Mais dans uneculture fondamentalement orale, personne ne lirait untel livre. Finalement, la seule solution serait de réaliserun film vidéo expliquant leur musique aux Baloutcheseux-mêmes. On en ferait cinquante copies offertes auxloueurs de cassettes vidéo ; les gens les regarderaient etles copieraient. Dans cette idée, Abdorahmân a com-mencé à filmer tout ce qui bougeait. Son premier longmétrage (janvier 1995) fut un cadeau royal à son maîtreKarimbakhsh qui, comme on l’a dit, mariait son fils.Grâce à sa table de mixage à effets spéciaux, il a réaliséun film de cinq heures, très kitsch, avec incrustations,effets de miroir, de kaléidoscope, flou artistique, fon-dus, mixage son. Il y a passé trois jours durant lesquelsj’ai pu mesurer à quel point la vidéo est un langageconvivial et familier dans cette culture. C’est donc

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1. Baloutchistan, musiques d’extase et de guérison, Ocora, C 580017/18, 1992.

décidé, mon prochain livre sera une vidéo sur et pourles musiciens baloutches.

EN RÉPONSE A UN CUISTRE

On a vu plus haut comment le “terrain” absorbe l’objetde la recherche et place l’ethnomusicologue dans unréseau de relations humaines où il est obligé de s’impli-quer bien au-delà de ses préoccupations intellectuelles.Il est difficile et peut-être contraire à la déontologie dese dérober à ce jeu de miroir où notre demande initialesuscite en retour une demande implicite de nos inter-locuteurs. Dans le cas des Baloutches, la demande nepeut être satisfaite par le seul fait qu’on s’intéresse àleur musique ; les lois de l’hospitalité ont leurs limites,et il leur faut du concret. Dans les “terrains” où le niveauculturel est plus littéraire qu’oral, les gens se contententd’être flattés d’être l’objet des attentions de l’étranger.Il y a même des cas où nos publications sont réellementprises en considération, voire même traduites. Mais ilarrive également que l’incursion de “l’autre” dans undomaine aussi sensible et emblématique que la musique,soit ressentie par certains comme une agression, unehumiliation, une forme d’impérialisme culturel. Le dépitqu’en conçoit le chercheur est probablement symétri-que de l’amertume du partenaire. La différence est quele chercheur peut se replier sur le terrain neutre de lascience (ce que je fais ici en présentant ce problème sousl’angle non pas personnel, mais sociologique et cultu-rel), tandis qu’évidemment, celui qui se sent humilién’a pas cette possibilité de repli, puisque, sous le vernisd’un savoir dogmatique, ses références sont affectiveset non objectives.

A la suite d’une critique outrée, hargneuse et sansfondements, de mon livre le Répertoire modèle de lamusique persane1, j’ai adressé la lettre qui va suivre àl’éditeur de Ketâb-e Mâhur (Téhéran, 2/1993). Cettecritique portait le titre : “Le radif de Jean During etl’humiliation de l’honneur d’une nation.” Ma réponsefut publiée en persan, mais en même temps qu’un autrearticle malveillant, qui, une fois de plus, frappait trèsbas, visant principalement deux de mes précieux asso-ciés. Ce type d’attaque est devenu un genre littérairejournalistique en Iran, depuis qu’un semblant de viecivile a germé sous une chape de fer. Derrière l’âpretéd’une critique qui se prend pour un tribunal exécutif, seprofile le spectre plus inquiétant d’un ethnocentrismeexacerbé par l’humiliation de l’échec politique, écono-mique et médiatique du pays. Heureusement, ce syndro-me ne touche pas les vrais intellectuels et savants.Quant à nous, orientalistes, il nous faut garder bonnecontenance, même si le cœur n’y est plus.

“Monsieur,Il est d’usage dans les cultures démocratiques d’accor-

der un droit de réponse à toute personne qui est l’objetd’attaque publique par l’intermédiaire d’une publicationou autre. J’ose espérer que vous respectez ce droit et quevous publierez ma réponse à l’article de M. R. que jeconsidère comme une attaque personnelle dépassant lar-gement le cadre scientifique où il prétend se situer. […]

Les aspects objectifs de l’article de M. R. (dansvotre dernier numéro) se résument à quelques critiques :

1. J’ai omis de mentionner que Vaziri avait aussinoté le radif de Mirzâ Abdollâh, et pas seulement celuide Hoseyn Qoli. Ce détail m’avait effectivementéchappé, mais de toute façon, les notations ont été per-dues. Merci à M. R. de l’avoir signalé. 2. Dans la tra-duction persane, s’est glissée une erreur […]. 3. J’aiseulement dit qu’il était probable que des musiciens deTabriz (donc des Azeris) aient suivi Nâsereddin Shâh àTéhéran lors de son accession au trône. Il s’agit d’unesimple hypothèse. 4. Si je n’ai pas insisté sur l’influencede la musique persane dans le monde arabe et turc,c’est qu’il s’agit d’un fait bien connu et rabâché danstous les articles et dans tous les livres iraniens sur lamusique persane. M. R. donne à juste titre les exemplesdes noms de maqâm persans qui sont passés dans laplupart des cultures musicales d’Asie. Il ne faut cepen-dant pas oublier que la plupart de ces maqâm soi-disant persans sont joués différemment partout : leNavâ persan est différent du Navâ turc, du Navâ deBoukhârâ, du Navâ maghrébin et du Navâ de Kashgar(Turkestan chinois). On ne peut donc pas dire (commeon l’insinue souvent) que dans tous ces pays on joue dela musique persane ; chacun joue sa musique, et géné-ralement, seuls les noms persans sont restés.

M. R., comme tous les nationalistes iraniens, con-teste que la musique persane ait jamais subi une quel-conque influence des autres musiques. Il n’existe pasde musique au monde qui n’ait pas pris quelque chosede celle de ses voisins. Pourquoi donc nier cette éven-tualité en ce qui concerne l’Iran ? De la même manièreque la langue persane s’est enrichie de dizaines de mil-liers de mots arabes, il est probable que les musiciens

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1. Cet ouvrage comporte quarante pages d’introduction françaisetraduites en persan et anglais, trois cent quarante pages de transcrip-tions musicales du radif de Mirzâ Abdollâh, c’est-à-dire le répertoire-modèle d’enseignement, et six cassettes enregistrées par N. A. Borumandau târ vers 1971.

aient pris des éléments d’autres langages musicaux. Jeme contenterai de rappeler que dans les traités iraniensanciens (de Safioddin, Marâghi, Husayni, Kawkabi,Darvish Ali, Bannâ’i, Amir Khân, etc.), la grande majo-rité des noms de rythmes (usul, dowr, iqâ’) sont arabes :thaqil, ramal, hazaj, khafif, mukhammas, dowr, fâkhte,awfar, far’, samâ‘i, etc. Tous ces rythmes sont encore enusage au Moyen-Orient, mais ont disparu d’Iran. Il en vade même pour les noms techniques : sowt, nashid,nowbe, tasnif, maqâm, sho’be, zarb, osul, etc.

5. Je sais comme tout le monde que les Azerbaïdjanaissont des Iraniens turquisés tardivement. En mention-nant le radif de la musique d’Azerbaïdjan, j’ai seule-ment voulu souligner que la musique actuelle de l’Iranest très proche de celle-ci et appartenait à une aire quis’étend du Caucase au Kurdistan et au Fârs ; je n’ai pasvoulu dire que l’une provient de l’autre. Les gens de Herâtet de Boukhârâ sont également des Iraniens, et les Turcsd’Istanbul disaient encore au XVIIIe siècle que leur musiquevenait des Persans. Cependant, ni la musique turque, nicelle de Boukhârâ ne ressemblent en rien au radif. Celamontre bien que, parmi toutes les traditions iraniennes,ce radif appartient à une aire géographique particulièreet à un moment de l’histoire, même si certains disentnaïvement qu’il remonte à Bârbad (VIe siècle).

M. R. m’accuse de ne pas donner de références. J’aicité plus de cinquante ouvrages en cinq langues, et mesconclusions sont le fruit de douze ans de recherchesnon seulement en Iran mais dans toute l’Asie intérieure,et de discussions avec les meilleurs maîtres iraniens,âzeris, tâdjiks, turcs, arabes, ouzbeks et ouïgours. Lesidées exprimées dans l’introduction au radif de Mirzâsont partagées par les experts, y compris par des savantset maîtres de musique iraniens. L’idée d’une musique

ancienne “internationale” à dominante iranienne estévidente lorsqu’on voit que quelqu’un comme Marâghi(VIe siècle) a présenté sa musique à Boukhârâ aussibien qu’à Istanbul. Je ne vois pas en quoi la formule“internationale” constitue comme vous dites une “humi-liation pour l’honneur national iranien”, au contraire.De même, je ne vois pas en quoi il peut être insultantde rappeler à un Iranien que les Arméniens ont égalementpratiqué les dastgâh (notamment dans le Caucase),qu’ils fabriquaient des instruments persans, et queSayat Nova a séjourné à la cour de Karim Khân Zand(XVIIIe siècle). Tout le monde sait qu’Ostâd Minâ etOstâd Zohre à la cour de Fath Ali Shâh (XIXe siècle)étaient, l’une arménienne, et l’autre juive. Cela ne veutpas dire que la musique persane ait pris quoi que ce soitdes Arméniens, mais plutôt le contraire.

Pour conclure l’aspect scientifique du débat, je remercieM. R. d’avoir signalé une erreur et une omission. Dans unouvrage de trois cents pages, ce n’est pas beaucoup. […]

Mais il est une autre erreur que je confesse : c’estd’avoir oublié que le nationalisme est de plus en plusfort et qu’il occulte le souci de vérité et d’objectivité,ainsi que le goût pour les arts. Enfin, il pousse certainsà perdre une des qualités éminentes des vrais Iraniens :la politesse et la courtoisie. Je n’ai jamais vu en Iranque l’on mentionne un honnête chercheur et mélomane[…] d’une formule aussi désobligeante que : “MosioDuring le Français” (mosio D. fransavi). Je n’ai jamaisvu non plus en Occident que l’on mentionne quelqu’unpar la formule Aqâ-ye Untel, l’Iranien, Mister X,l’Américain […], excepté dans certains journaux fas-cistes et racistes qui salissent les mains du lecteur.

En réclamant la disparition de mon livre du cata-logue de l’éditeur, M. R. trahit le fond de sa pensée : c’est

la disparition du radif traditionnel lui-même qu’il sou-haite, pour le remplacer par des compositions de“musique nationale” jouée par des orchestres sympho-niques. Ses seules références sont Vaziri pour l’Iran, etHajibeyov […], Maqâmaef, Niyâzi, etc. pour l’Azer-baïdjan, c’est-à-dire les inventeurs du “muqâm sym-phonique” d’inspiration européenne. En conséquence,je ne reconnais pas à M. R. la compétence nécessairepour juger mon ouvrage. […]

J’ai toutes les raisons de croire que le fanatismeaveugle de M. R. vient du fait que le radif de Mirzâ aété transcrit par un étranger. Un étranger qui met lesvaleurs humaines, spirituelles, intellectuelles et artis-tiques au-dessus de l’idéologie infantile et hystériquedu nationalisme. La haine envers l’étranger, le racismeou le culte de l’ethnie sont de jour en jour plus forts enAsie musulmane et conduisent à la “guerre de 72 nations”selon la formule de Hâfez. J’ai cependant l’espoir que lesgens de cœur et de goût, notamment les musiciens à quis’adresse cette transcription du radif, ne s’abaisseront pasau niveau où se situe M. R. Ils l’ont d’ailleurs déjà prouvé :ma transcription du radif a été faite il y a plus de douzeans, et depuis ce temps elle a été photocopiée à des cen-taines d’exemplaires et passée de main en main1.

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1. On en a même fait une édition pirate avec une introduction dumusicien M. L., suggérant qu’il s’agissait de sa propre transcription.Lors de la publication officielle, une personnalité musicale soupiradans une gazette : “Sommes-nous à ce point incapables, qu’il faillequ’un étranger transcrive notre musique ?” Aussitôt après la paru-tion, furent publiés en cassette et CD trois enregistrements intégrauxdu répertoire, comme pour contrer cette parution. Il est cependantbien connu que les interprètes utilisaient (voire déchiffraient) matranscription. Il est donc évident que la polémique ne portait pas surl’objet, mais sur l’auteur.

Si un jour les valeurs humanistes universelles del’islam culturel étaient renversées par l’idéologie fas-ciste et que ce livre se trouvait censuré comme le sou-haite M. R., il continuerait son chemin de la même façonqu’il a commencé : de main en main, de mémoire àmémoire (dast be dast, sine be sine).”

NOTE SUR LE STATUT DE LA MUSIQUE EN IRAN1

Il importe de préciser que l’attitude de M. R. ne relèvepas d’une quelconque dérive islamiste (idéologie qui,en principe, veut dissoudre l’idée de nation dans cellede “communauté”), mais d’un courant antagonique,laïque, autarcique et ultra-nationaliste2. Le lecteur malinformé aurait pu penser en effet que la xénophobie etle désir secret de rompre avec la tradition musicaleétaient caractéristiques de positions officielles isla-mistes. Afin de montrer qu’il n’en est rien, il faut peut-être donner ici quelques éléments objectifs sur le statutet la place de la musique dans la République islamiqued’Iran. Le moins que je puisse faire pour ce pays quifut mon “terrain” d’accueil, c’est de décrire une situa-tion mal connue et de dissiper les préjugés qui consti-tuent un poids supplémentaire sur les épaules des élites.

Le plus radical facteur de changement de la musiqueet de la vie musicale iranienne depuis peut-être unsiècle fut le changement de statut juridique et social dela musique, qui survint en 1358/1979 peu après la révo-lution. Cela se traduisit dans un premier temps par

diverses mesures restrictives, parmi lesquelles les plusimportantes et les plus stables sont les suivantes :

– la prohibition ferme et la quasi-disparition de lamusique légère ou motrebi (chansons à la mode orien-tales ou occidentales, musique traditionnelle urbaine dedivertissement) ;

– la prohibition (pour le public masculin) de l’artvocal féminin en solo (ainsi que de toute danse féminine),et de surcroît, la prohibition des enregistrements d’artvocal féminin. (Le chant de femme en solo est admispour un public de femmes, ce qui, dans ce cas, impliqueque les instrumentistes également soient des femmes.)

– l’interdiction pour certains chanteurs et instrumen-tistes de se produire en public, en raison de leur ancienneréputation jugée incompatible avec les nouvelles valeursmorales et politiques.

D’autres restrictions, assurées par divers types decontrôle officiel ou semi-officiel, entravèrent durant untemps les activités musicales, telles que l’impossibilitéde donner des concerts publics, la rareté des programmesmusicaux sur les ondes, etc. Toutefois, la plupartd’entre elles furent levées progressivement. Les raisonsde cette évolution sont liées d’une part à l’évolution desconditions politiques (la guerre avec l’Irak) et idéolo-giques, et d’autre part aux différentes tendances expri-mées par certains groupes et à leur possibilité de faireentendre leur voix.

On peut en effet distinguer en Iran trois types d’atti-tudes par rapport à la musique :

– d’un côté, les libéraux qui souhaitent que touteforme de musique puisse être librement pratiquée etécoutée ;

– de l’autre, les “puritains” qui, s’appuyant sur lestraditions et le droit canon, ne tolèrent que les musiques

de caractère grave, dépouillé et retenu, ou même pros-crivent les instruments de musique à l’exception deceux en faveur desquels la jurisprudence a statué positi-vement ;

– entre les deux, une grande majorité d’artistes etd’amateurs, qui, tout compte fait, s’accommodent biende l’éradication de la musique légère (motrebi) et deschansons à la mode. En effet, dans le passé, ce genreéclipsait la musique d’art, la concurrençait ou se substi-tuait à elle au prix de quelques aménagements. Lamusique d’art a largement bénéficié de cette épuration,bien qu’elle ait été contrainte de mettre en gage sonplus brillant joyau qu’est le chant féminin.

Les exigences des puritains s’imposèrent au débutavec toute la force de la révolution naissante, et furentvite justifiées par le deuil national permanent qui affli-gea le pays durant sept années de guerre1. Si la produc-tion de cassettes enregistrées ne se tarit jamais, lesconcerts furent extrêmement rares durant un temps. Parla suite, les contraintes se relâchèrent progressivementet une décision (fatvâ) du Gardien de la Révolution quisurvint à point en 1367/1988, quelques mois avant sadisparition, justifia un état de fait et put être interpré-tée comme une ouverture à la pratique de la musique(cf. infra). On sait que le statut de la musique est unproblème très délicat de juridiction religieuse. En bref,les maigres textes canoniques sur la question peuventconstamment être réinterprétés dans un sens ou dans

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1. La matière de cet article provient d’une étude plus approfondie(cf. bibliographie, During, 1984 et 1993).2. Voir les chapitres consacrés à cette question dans : During, 1995.

1. D’une discussion avec le professeur Tràn Van Khê, il est apparuque les critères de prohibition affectant la musique étaient les mêmesdans ces nouveaux Etats que sont le Viêt-nam communiste et l’Iranislamique révolutionnaire. On peut en conclure qu’il existe un purita-nisme politique aussi fort que l’idéologie religieuse.

l’autre. Ainsi certains ayatollâhs, de même que des per-sonnalités religieuses ou civiles occupant de hautes fonc-tions, sont de grands amateurs de musique. (Certains,dit-on, jouent des instruments traditionnels.) A cet égard,les experts considèrent que l’ayatollâh Khomeyni “innovaet éclaircit le débat”. Ils rappellent qu’il est sans doutele premier haut dignitaire chiite qui statua aussi nette-ment en faveur de la musique (sic). Il avait tout d’abord,à l’instar de ses prédécesseurs, condamné la musiquedont il comparait les effets à ceux de l’opium, maisfinalement, il réinterpréta les textes et les traditions ettrancha en faveur de la musique et des instruments demusique. Quelles que soient les limites qu’il traça, il fautrappeler que son jugement reflète, en partie du moins,l’opinion, avouée ou non, des masses populaires. Mêmele cadre moral strictement défini par la tradition estsusceptible de déplacements en fonction du consensuspopulaire. Les responsables de la musique soulignent quedans le passé, la musique, et en particulier son exercice,étaient fortement discrédités. Selon les autorités com-pétentes, le problème de la musique relève davantagede la sociologie culturelle que de la loi religieuse, ce quiexplique l’impossibilité de lui assigner un statut définitif.

Pour l’instant, le principal critère de distinction entremusique permise et proscrite est le suivant : la musiquedoit avoir des fondements “scientifiques” ou apparte-nir à la catégorie “musique savante”. Il ne s’agit pasd’un critère occidental, mais d’une vieille distinc-tion orientale entre “scientifique”, ’elmi, et empiriqueou pratique, ’amali1. En conséquence, le statut de la

musique populaire régionale (mahalli) est ambigu :elle n’est diffusée à la télévision que sous certainesconditions : a) lorsqu’elle est située dans son proprecadre géo-culturel, c’est-à-dire par les chaînes de télé-vision régionales ; b) lorsqu’elle est présentée horsde son contexte, mais à l’occasion de concerts publics ;c) lorsqu’elle est “recomposée”, arrangée par des musi-ciens “savants”.

La musique classique occidentale n’est pas mise àl’index, contrairement à ce qu’on pourrait attendre d’unepolitique de repli culturel. Elle fut même considéréecomme un modèle par des intellectuels islamistes derenom comme Shari’ati ou l’ayatollâh Montazari. Unorchestre symphonique est entretenu par le ministère dela Culture. Le style muzak est très utilisé à la télévision,et l’on trouve à Téhéran tous les instruments que l’onveut, y compris des guitares ou orgues électriques, maisleur importation ou exportation nécessitent une permis-sion officielle.

En plus des innombrables cours de musique privéset non déclarés, qui parfois rassemblent des dizainesd’élèves autour d’un professeur, il existe à Téhéran unequinzaine d’écoles privées autorisées, tandis qu’unedizaine d’institutions d’importance variable dispensentun enseignement musical. De l’avis général, dix fois plusde gens qu’autrefois jouent de la musique “classique”persane ou occidentale. Il est vrai que, compte tenu desrestrictions, ils n’ont guère la possibilité d’opter pourd’autres musiques. Le revers de la médaille est quecette musique par essence élitiste et initiatique est main-tenant banalisée et popularisée, sans pour autant que lesgrands talents soient plus nombreux que par le passé.

Pour conclure cette brève mise au point, on citera lesdeux paroles de l’ayatollâh Khomeyni qui ont orienté

puis réorienté le cours de la vie musicale durant ces dixdernières années.

Il s’agit d’abord d’une allocution, qui n’avait pasvaleur de fatvâ, de décision juridique. Il est important,pour en situer le contexte, de souligner que cette allo-cution s’adressait aux responsables de Radio-Dariâ quidiffusait principalement de la musique légère destinéeaux stations balnéaires. Elle vise donc un type demusique particulier qui a effectivement été suppriméofficiellement très tôt après la révolution. Bien qu’il nes’agît pas d’une sentence juridique, elle marqua untournant décisif, car elle reflétait l’idéologie en cours.Cependant, les limites de sa portée sont attestées par lefait que, comme le remarque un journal iranien, “le len-demain de la publication de ce décret [qui n’en est pasun], la radio n’a pas vraiment respecté les nouvellesdirectives et a diffusé hymnes, marches, mais aussidiverses autres musiques” (Keyhân, 2-5-1358/1979, cit.Adelkha : 23).

Après dix ans, vint une fatvâ officielle qui n’estpas sans finesse casuistique, puisque la question esttournée avec beaucoup d’habileté, de telle sorte quela réponse ne peut être que positive. Il semble évi-dent en effet que c’est l’usage et la destination seulsqui définissent la licité d’une chose. Bien entendu,les deux parties sont conscientes des enjeux du pro-pos, et, au-delà de cette tautologie, se profile une sorted’agrément tacite qui suffit à ouvrir le champ à toutessortes d’activités musicales, ou du moins à les légi-timer1.

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1. Les anciens lettrés du monde musulman ont en effet insisté sur lanécessité d’une musique qui s’adresse à la raison plutôt qu’aux pas-sions (cf. During, 1994). 1. Pour plus de détails, cf. Adelkha : 24.

EXTRAITS D’UNE ALLOCUTION (1979)Titre : “La radio-télévision doit donner de la force à lajeunesse.”

[…] Parmi les choses qui engourdissent le cerveau denotre jeunesse, il y a la musique. […] La musique estune chose qui, bien entendu, est plaisante pour chacunde par ses sens naturels (bar hess-e tab’), cependantelle écarte l’homme du sérieux et le transforme en unecréature futile et vaine. […] Le jeune qui passe son tempsà la musique devient totalement inconscient des pro-blèmes de l’existence et des problèmes sérieux, commecela se passe avec l’accoutumance aux drogues. […]La musique affecte la pensée de l’homme de telle sortequ’il ne peut plus penser que dans ce contexte dépravé(shahvat) et à toutes ces autres choses liées à la musique.[…] Il ne faut pas que l’institution de la radio-télévisiondiffuse dix heures par jour de la musique et que notrejeunesse forte en subisse un affaiblissement. La musiquen’est pas différente de l’opium. L’opium apporte une sortede fatigue et d’apathie, et la musique de même. […]Dorénavant, il faut changer la télévision et la radio enun instrument d’éducation et supprimer la musique. […]La musique est une trahison à la patrie, une trahison ànotre jeunesse. Supprimez totalement cette musique. […]

(Journal Keyhân, 1 Mordâd 1358/1979.)

Fatvâ (1989)Titre : “Fatvâ de l’imâm Khomeyni sur les échecs etl’achat et la vente des instruments de musique.”

Le grand ayatollâh, imâm Khomeyni, guide suprêmede la révolution islamique, en réponse à deux questions

canoniques, a déclaré permis l’achat et la vente desinstruments de musique en vue d’une utilisation licite,ainsi que le jeu d’échecs, à la condition qu’il soit sansgains. Voici le texte de ces deux décisions et la réponsede l’imâm Khomeyni. […]

Question :— Si l’on utilise les instruments de musique (lit. “les

instruments de débauche”) d’une manière licite, telleque l’interprétation de chants patriotiques (sorud), est-il permis de les acheter et de les vendre ?

Imâm Khomeyni :— L’achat et la vente des instruments liés à l’inten-

tion d’un usage licite ne fait pas d’objection. […](Service politique du [journal] Keyhân, le 19/6/1368,

septembre 1989.)

DES CAS DE DÉGÉNÉRESCENCE ENDOGÈNE

L’apparition des violons, mandolines, pianos, guitaresou sâz électriques, accordéons, harmoniums, synthéti-seurs, boîtes à rythme, shruti box, etc., dans la plupartdes musiques traditionnelles et notamment populairesd’Orient, conduit à la conclusion facile que ces musiquessubissent les méfaits d’une occidentalisation sauvage.C’est probablement le cas, mis à part les cas où un ins-trument trouve sa place sans dénaturer le champ esthé-tique original. Citons à titre d’exemple le violon indien,le benju baloutche, la clarinette ou l’accordéon popu-laires azerbaïdjanais, etc.

Il y a pourtant d’autres formes d’acculturation paremprunts endogènes ou par adaptation de conceptsindustriels, dont les effets sont souvent plus perversque le placage pur et simple d’éléments étrangers. Le

premier cas est comme une greffe que l’organismerejette, alors que le second cas évoque plus simplementune prothèse…

En IranL’acculturation de type endogène est frappante depuis

quelques années dans la musique d’art persane. Aprèsavoir quasiment banni le violon, servi par des musi-ciens de valeur1, après les tentatives pourtant réussies,mais sans lendemain, d’intégration de la flûte, de laclarinette, du ‘ûd et du qânûn arabes (relégués dansles grands ensembles), les musiciens iraniens, en quêted’endogénéité, se sont tournés vers les instruments popu-laires de leur territoire.

Le premier emprunt fut celui du daf kurde desderviches qâderi, dans l’accompagnement des par-ties d’orchestre ou même des solos. Ce daf est joué demanière relativement simple avec un nombre limité defrappes, mais, dans les mains des derviches, il possèdeun registre de sonorités et d’effets de frappe assez large.Son point fort est un volume sonore impressionnant,avec des sons semblables au grondement d’un orage ouà une explosion. Il semble conçu pour la “guerre sainte”,c’est-à-dire, au sens soufi, l’oubli de soi, le passagedans le suprasensible et l’extase où l’on rejoint les arméescélestes… Tous ces traits sont totalement incompatiblesavec l’esthétique et l’acoustique classique persane. Alors,dans les enregistrements de cassettes, on abaisse le cur-seur de la table de mixage et on relègue à l’arrière-plan

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1. Il y avait même des pianistes, jouant en trois quarts de ton avectoutes les intonations et les ornementations du târ, tout comme cer-tains pianistes arabes ont réussi à rendre le jeu du ‘ûd sur cet instru-ment a priori destiné à des formes bien différentes.

cet instrument qui dans la réalité couvre tout l’orchestre.Dans les concerts, on demande au dafiste de frapperdoucement, et l’instrument perd toute sa beauté et samajesté, un peu comme si l’on jouait une monodie avecun doigt sur un piano à queue…

Pour prendre une nouvelle pose (en persan, poz),certains chanteurs tiennent en main un luth tanbur,autre instrument des mystiques kurdes, au service d’unrépertoire exclusivement sacré. D’autres tanbursites s’yjoignent parfois, dont le niveau de débutants est mas-qué par une mystification consistant précisément à lesprésenter comme des mystiques.

Plus défendables sont certaines improvisations ausetâr qui s’inspirent du répertoire et du style du tanburkurde, voire du sâz turc d’Anatolie1. Dans d’autres cason imite ou transpose sur un instrument classique lestechniques et le style d’un instrument populaire. Ainsi,le maître de ney M. Musavi s’est inspiré du ney popu-laire pour enrichir son jeu classique de nouveaux élé-ments techniques et stylistiques. Le mélomane n’a rienà redire à ces tentatives, même si elles apparaissent

souvent comme des parenthèses sans lendemain dans lecourant traditionnel.

Dans le registre des instruments châtrés ou mutilés,le cas le plus tragique est celui du rabâb afghan et duqeychak ou sorud baloutche. Vous avez dit afghan ?Rassurez-vous, le rabâb est joué par cinq ou six Balout-ches vivant du bon côté de la frontière. C’est donc bienun instrument de “chez nous”. (D’ailleurs, saviez-vous quele luth arabe [‘ûd] n’est autre que notre antique barbat1,bien iranien, lui ? Si vous voyez un gros luth dans unorchestre, sachez bien qu’il s’agit désormais d’un bar-bat, pas d’un ‘ûd, même s’il vient du Caire. Il faudrapenser à opérer quelque manipulation génétique et phi-lologique sur le qânûn.) Quant au rabâb et au qeychak,le problème véritable, ce sont les cordes sympathiquesqui vibrent sur chaque note et qui donnent un curieuxécho dont les Indiens raffolent. Mais, voilà, cela donneprécisément à ces instruments une couleur étrangère. Or,nous avons quand même besoin d’étoffer nos orchestres,et ces instruments sont décoratifs. Qu’à cela ne tienne,il suffit de leur enlever les cordes sympathiques ! Etvoilà une viole sans âme (au sens propre et figuré) à côtéd’un théorbe à trois cordes, aphones, vides et creux.

Une maladie qui sévit longtemps dans les pays com-munistes a fini par atteindre les campagnes iraniennes,avec quelques décennies de retard (comme d’autrescoutumes de même origine, d’ailleurs) : la constitutionde groupes instrumentaux hyper redondants. On ras-semble par exemple neuf dotâr du Khorâsân, dix tanburkurdes, cinq kamânche loris, etc. Il s’agit sans doute de

présenter un front uni dans les salles de concert et detémoigner, pour la circonstance, de la bonne santé desmusiques régionales. Ces formations ne visent pas àchanger les formes traditionnelles et n’utilisent pasles ressources de l’harmonie ou de l’orchestrationproprement dites, contrairement à certains groupessemi-classiques. De même, le concept hiérarchique desoprano, alto, basse, contrebasse appliqué au dotâr ouau kamânche, n’a pas encore pénétré les mentalités, etil y a peu de chance qu’il y parvienne, car les respon-sables éclairés veillent toujours à pouvoir se targuerd’authenticité et d’endogénéité.

En Asie centrale1Ce ne fut pas tout à fait le cas en Asie centrale. Avec

l’arrivée des Russes et autres “Occidentaux” au Tadji-kistan et en Ouzbékistan, apparut une nouvelle musique,ni occidentale ni orientale, conçue par les professeurset pour les élèves, jouée dans les conservatoires par oupour les mêmes (et vice versa), une musique qui se per-pétua durant plus de cinquante ans in vitro, sans jamaistoucher un public, mais absorbant quatre-vingt-dix pourcent du budget de la musique.

Une telle musique ne pouvait se faire ni sur les ins-truments traditionnels, ni sur des instruments d’impor-tation. On réinventa donc les instruments locaux dontl’usage fut évidemment réservé à la seule exécution decette musique. Ces instruments sont des doubles desinstruments traditionnels, désormais baptisés tekhniskski,terme qui connote leur destination musicale (une musiquetechnique et virtuose) et leur mode de fabrication quifait usage de quelques technologies modernes et de

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1. C’est le cas d’une cassette d’Alizâde intitulée Torkaman. Le titreet la couverture de la cassette citée suggèrent que l’auteur s’est ins-piré du jeu du dotâr des Turcomans d’Iran. En fait, il s’agit d’unarrangement de motifs et de doigtés parmi les plus typiques du sâzturc d’Anatolie. Les emprunts à la Turquie (qu’on trouve occasion-nellement ailleurs) ne sont jamais avoués : il semble important defaire croire au public que les musiciens cherchent leur inspiration àl’intérieur de leurs frontières, conformément à un vieil idéal d’auto-suffisance, d’endogénie. Leur intérêt pour la musique d’Anatolievient non seulement de la compatibilité totale de ses mélodies aveccelles de l’Iran (mode de Shur ou Kord, avec trois quarts de tons),mais surtout du fait que le public n’est pas en mesure d’identifierces emprunts comme il peut le faire lorsqu’il s’agit de musique lor,azeri ou baloutche.

1. Importé d’Asie centrale au Ve siècle, le barbat disparut de Perseau plus tard vers le XIIIe siècle, mais subsiste dans sa forme chinoiseet japonaise (pi’pa, biwa). 1. Tiré de mon article de 1993, cf. bibliographie.

matériaux comme l’acier, le celluloïd, les colorants etvernis synthétiques. Ainsi un dotâr tekhnikski diffèrede son modèle d’origine par le fait qu’il comporte deschevilles à engrenages métalliques (comme une guitare),des frettes métalliques fixes au lieu de ligatures enboyau (ou nylon), des cordes en nylon ou acier au lieude soie ou boyau. Il est fait de vulgaires bois industriels(sapin et hêtre) provenant d’autres climats, au lieu dumûrier et de l’abricotier, et recouvert d’un épais verniscoloré ; la table possède un barrage parfaitement inutilepour les deux cordes qu’elle supporte, et est percée d’ungros trou disgracieux au lieu de quelques petits trous,faute duquel le son ne sort pas de la caisse. L’ensembleest laid et lourd, et la finition industrielle rappelle celled’un meuble plus que d’un instrument, si ce n’est quel’on y greffe des formes inspirées d’instruments russes,comme une tête de violon ou de mandoline sur unevièle à pique ou un luth. Le timbre semble la dernièrepréoccupation des luthiers, ou plutôt des ouvriers,puisque ces instruments sont faits dans des fabriques.

Le point essentiel, c’est qu’avec ces instruments ona voulu tirer un trait sur toute une culture artisanalereposant sur la compétence de quelques individus hau-tement qualifiés (les maîtres-luthiers, ostâz), détenantun savoir-faire et des normes esthétiques (décorativeset acoustiques) élaborés au fil des siècles de manière àétablir une relation organique entre la musique et lesinstruments, et au-delà, entre les matériaux et l’envi-ronnement, entre les timbres et la nature (on fait souventremarquer que les cordes du dotâr sont en soie et la tableen mûrier, arbre dont les feuilles nourrissent les vers àsoie). Une autre catégorie d’instruments intermédiairesconsiste en imitation d’instruments étrangers “déterrito-rialisés”. Il s’agit en particulier du rabâb afghan qui a été

affublé d’un manche plus long, mais défiguré et amputédes cordes sympathiques qui lui confèrent toute sa saveur.Ce genre d’instrument est mis dans les mains des élèvesafin de meubler l’orchestre, mais son apport est insigni-fiant et l’on n’en joue jamais en solo. Au contraire, lesemprunts anciens comme le rabâb de Kashgar, adoptédans les années vingt, se sont fort bien intégrés.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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– “Musique, nation et territoire en Asie intérieure”, inYearbook of the ICTM, 1993 (p. 29-42).

JEAN-PIERRE ESTIVAL

MUSIQUES TRADITIONNELLES :UNE APPROCHE DU PAYSAGE FRANÇAIS

Les Français sont plus que jamais friands de leur patri-moine. Interrogations devant les changements radicauxet largement imprévisibles du monde moderne, recom-position des modèles de parenté, recherche des racines,goût pour l’écologie… : la liste serait longue et banalede ce qui fait partie de l’ordinaire de la modernité etqui suscite chez nos contemporains une attractioninquiète et souvent passionnée vers leurs histoires, leurpatrimoine artistique, régional, archéologique ou archi-tectural. Dans ces réappropriations du passé – qu’ilvaut mieux connaître, comme chacun sait, pour affron-ter l’avenir – les musiques dites traditionnelles tiennentune place assez originale : tout d’abord, nous verronsqu’elles relèvent d’une pratique musicale autant qued’une consommation culturelle. Ensuite, accrochées àdes territoires, les musiques traditionnelles issues destraditions populaires régionales se situent délibérémentdans le monde des musiques d’aujourd’hui, avecl’ensemble des enjeux esthétiques et sociaux contem-porains. Si la relation au patrimoine, et donc à lamémoire, est primordiale, cette dernière représentebien, pour ses acteurs, le présent du passé.

C’est aussi paradoxalement au moment où les der-nières sociétés traditionnelles dans le monde brillent de

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leurs ultimes feux dans un système économique plané-taire, et dont la logique atteint directement ou indirecte-ment des populations jusqu’alors laissées pour comptede la modernité occidentale, que l’une des composantesculturelles majeures de ces sociétés – que nous appe-lons musique – prend une réelle importance sous nospropres cieux. Le sens commun nous le murmure :jamais les sociétés traditionnelles n’ont été aussi mena-cées – ou, suivant l’angle idéologique choisi, en recom-position/restructuration –, et jamais leurs musiquesn’ont été aussi présentes dans le paysage culturel del’Occident.

Et pourtant, ce murmure lancinant n’est pas nouveau.On pourrait se rappeler que, d’une part, nos clercs selamentaient déjà il y a un siècle et demi sur la perteirrémédiable des “traditions paysannes” de nos cam-pagnes, et que, d’autre part, les plasticiens ou musi-ciens du début de ce siècle découvraient avec passionl’art nègre ou les sonorités des gamelans javanais oubalinais. Visions et réactions de l’Occident, et de samodernité, face à des sociétés et à des formes que sapropre expansion remet en cause, et met simultanémenten valeur… Les chemins de l’acculturation, musicale ouautre, sont largement imprévisibles, même si, dans ledomaine des musiques du monde, les logiques d’unerentabilité commerciale à court terme sont d’un poidsdifficile à sous-estimer.

Les musiques traditionnelles ne relèvent pas d’unconcept ou d’une catégorie scientifique, mais représententbien, dans la France d’aujourd’hui, une catégorie cultu-relle dont on tentera ici de décrire quelques traits enfonction de ses acteurs et évolutions récentes. Si l’onobserve le paysage français contemporain, on peut dis-tinguer, couverts par le vocable musiques traditionnelles

et revendiqués comme tels par leurs acteurs, troischamps assez nettement identifiables :

– les musiques que nous appellerons commodémentdu domaine français, issues des traditions populairesrégionales, étiquetées à des terroirs par deux typesd’acteurs sociaux : le mouvement associatif issu dufolk, largement traversé par les courants de défense etde vivification des cultures régionales, et les groupesfolkloriques, pour qui elles sont un support indispen-sable à leur travail chorégraphique. Ces musiques donnentlieu à une pratique musicale forte, et à un enseignementimportant : on apprend l’accordéon, on joue de la bom-barde, on participe à une vie associative locale. Nous yreviendrons.

– le courant des musiques du monde, un tempsappelées world music, qui recouvre des réalités biendifférentes selon les aires culturelles (musiques afri-caines, musique de l’Inde et plus généralement musiquessavantes d’Asie, musiques d’Amérique latine, etc.), etdont les acteurs se réclament d’ailleurs de façon peuuniforme des musiques traditionnelles. On y rangera, làaussi par commodité, des pratiques sociales et cultu-relles variées : les aficionados du flamenco, le publiccultivé de la Maison des cultures du monde, les pas-sionnés des musiques savantes d’Asie ou la galaxie desmusiques africaines à Paris n’ont pas nécessairementbeaucoup de choses en commun. Le capital culturel dechacun en ce domaine, et la manière dont on peuts’approprier ces goûts peuvent a priori varier considé-rablement. Les musiques du monde sont essentielle-ment présentes au niveau de la diffusion (disque etspectacle vivant), et des pratiques professionnellesd’artistes étrangers de passage ou résidents. Ce sontdonc principalement les publics mélomanes, plus que

les praticiens de la musique qui sont concernés par cesformes. Pour l’instant tout au moins, car on voit émer-ger çà et là des pratiques en fort développement : parexemple, les percussions (tambour djembé, percussionsafro-cubaines, gamelan) sont de plus en plus sollicitéespour être enseignées, car elles donnent lieu à un véri-table engouement en milieu urbain.

On remarquera aussi que les liens entre la chanson – oule monde de la variété – et les musiques traditionnellestendent à se resserrer : la mode est aux métissages, etl’on ne peut que constater la richesse présente de cesinteractions entre les formes, les genres et les styles ;dans ces métissages musicaux, ce sont les règles del’harmonie tonale – et donc de la musique occidentale –qui deviennent bien souvent structurantes pour cesmusiques.

– parmi les musiques du monde en général, lesmusiques issues des différentes strates de l’immigrationpeuvent paraître d’une grande discrétion : pourtant lestraditions musicales portugaises, maghrébines, chinoises,vietnamiennes, juives, arméniennes ou turques…, sontpratiquées, écoutées, vécues en France, essentiellement– mais non exclusivement – par des populations parti-cipant de ces diverses cultures.

Dans le domaine français, le jeu des définitions de“la tradition”, de la “musique traditionnelle”, voire de“la musique traditionnelle occitane” ou “bretonne”, a eu– et a encore parfois – une grande importance parmi lesacteurs qui s’en réclament : on peut l’interpréter par lecaractère éminemment performatif de la définitiond’une tradition par ses acteurs, surtout s’ils en sont lespropres érudits. Et l’on pourrait dire, en forme de bou-tade, que la musique traditionnelle est ce que font lesmusiciens traditionnels…

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Définir une tradition, c’est la construire, puisantdans les espaces territoriaux comme dans les trameshistoriques tous les éléments nécessaires aux légitima-tions présentes et à venir. En ce sens, les acteurs desmusiques traditionnelles du domaine français utilisentdes stratégies comparables à celles des folkloristes dela fin du siècle dernier lorsqu’ils traitaient des musiquesauthentiquement paysannes… Il est vrai que d’un autrecôté, ils s’en distinguent aussi par leur dimension réso-lue d’acteurs sociaux impliqués pleinement dans ledéveloppement des pratiques, et attachant une grandeimportance aux aspects créatifs et artistiques. En France,les cultures musicales de référence sont essentiellementcelles correspondant au chant du cygne du monde pay-san (dans le sens de Mendras) : des musiques connueset documentées depuis le milieu du siècle dernier(l’enquête Ampère-Fortoul constituant un point initialde référence), et dont la pratique sociale a été couranteet majoritaire jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Les musiques traditionnelles du domaine françaissont présentes à travers une vie associative qui a le soucide développer les patrimoines régionaux, tels que l’onpeut les connaître grâce aux enregistrements de collec-tage, aux travaux des folkloristes, ou au contact directdes anciens, porteurs de la mémoire du monde paysan.Cette pratique musicale, que l’on nomme souvent defaçon peu élégante “revivaliste”, utilise les languesrégionales et les instruments de musique locaux pourdonner un sens contemporain à des formes considéréescomme traditionnelles ou inspirées de la tradition. A cetitre, il convient de rappeler que le patrimoine fran-çais est considérable, en quantité comme en qualité :d’innombrables chansons en français et en languesrégionales, un instrumentarium qui est certainement

l’un des plus riches d’Europe occidentale – en particu-lier pour les cornemuses – et des styles nombreux etoriginaux suivant les régions.

D’un point de vue géographique, ce sont surtout lesparties sud et ouest de la métropole qui sont impliquéespar ces musiques traditionnelles. Moindre industrialisa-tion pour le Sud et l’Ouest de la France au XIXe siècle ?Moindres effets territoriaux directs des deux guerres(1870-1871, 1914-1918) ? Influence plus forte du mou-vement orphéonique dans le Nord et dans l’Est ausiècle dernier ? Il est difficile de se satisfaire de cesseules et simples causes, le phénomène relevant plutôtd’un faisceau d’explications, mais force est de consta-ter que le Nord et l’Est ont vu, dans l’ensemble, leurstraditions musicales issues du monde rural se dissoudrebeaucoup plus tôt sans se voir réappropriées. L’Ouestet le Sud de l’Hexagone recouvrent aussi des régionsoù l’aspect identitaire et l’importance des langueslocales sont vivaces. Ce ne sont pourtant pas les seules(l’Alsace satisfait aussi à ces deux critères), et cescaractéristiques sont loin d’être homogènes : parexemple, l’identité bretonne est un label fortementrevendiqué, l’identité périgourdine l’est dans des pro-portions bien moindres. Au-delà du déterminisme desgrands mouvements historiques et sociaux, il faudraitbien sûr prendre en compte les histoires des mouve-ments régionalistes et analyser de près leurs procès deconstruction identitaire pour comprendre pleinement laforce des musiques étiquetées comme traditionnellesdans telle ou telle région plutôt que dans telle autre.Cette relation à l’identité régionale établit une partitionparmi les acteurs du mouvement des musiques tradi-tionnelles, certains mettant en avant une attitude qu’ilsqualifient de régionaliste, d’autres se revendiquant d’un

courant qualifié de musicaliste. Cette partition est loind’établir une frontière étanche et tous les tuilages sontpossibles. Ces deux composantes se retrouvent lors degrands enjeux (défense de la création et de la diffusiondu spectacle vivant, de la formation associative, desprérogatives générales du mouvement associatif et desa représentativité). Néanmoins, les pratiques associa-tives concrètes varient selon que c’est la culture régio-nale qui est défendue et illustrée de façon militante àtravers sa musique, ou bien si les aspects esthétiquesd’un patrimoine musical sont considérés comme lesmoteurs des pratiques contemporaines. Les deux cou-rants se retrouvent aussi pour insister sur la capacité deces musiques traditionnelles à demeurer des pratiquessociales fortes : musiques investissant l’espace socialcommunautaire hier, musiques qui peuvent et doiventcontribuer, par la convivialité, le bal et la fête, à renfor-cer des liens sociaux souvent distendus dans la sociétécontemporaine.

L’originalité – et la force – du mouvement des musi-ques traditionnelles est d’avoir accompli la réactualisa-tion et la revivification de ces pratiques musicales encroisant les domaines de la recherche scientifique surles sources, de la formation et de la création/diffusion.Cette volonté de développer des pratiques musicalesvivantes et conviviales, où l’objectivité des sourcesfonde la réappropriation subjective et esthétique demusiques fortement enracinées, a été reconnue parla Direction de la musique et de la danse (DMD) duministère de la Culture dans le courant des années quatre-vingt. Cela aboutit à la création en 1990 de Centres enrégion de musiques traditionnelles (CMT), dans lesrégions où ces pratiques sont les plus vivantes (Bre-tagne, Poitou-Charentes, Limousin, Aquitaine, Auvergne,

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Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Rhône-Alpes,Ile-de-France et sans doute bientôt Provence/Alpes Côte-d’Azur et Corse). Ces centres sont avant tout des centresde ressources qui œuvrent dans les domaines de larecherche/documentation, de la formation et de ladiffusion. Leur champ d’action se limite en général audomaine régional, même si, en Rhône-Alpes par exemple,les musiques issues de l’immigration sont aussi prisesen compte. Nous continuerons notre exposé en suivantla piste de ces trois domaines de la recherche, de la for-mation et de la diffusion/création, pour les musiques dudomaine français comme pour les musiques du mondeet les musiques issues de l’immigration.

En ce qui concerne la recherche/documentation, lemouvement des musiques traditionnelles du domainefrançais est fort intéressant : partis du folk des annéessoixante-dix, des revendications et des modèles d’identi-fication régionalistes et écologistes, nombre d’acteurs deterrain ont fait la démarche d’une véritable rechercheconcernant les traditions dont ils se voulaient les héri-tiers ou les continuateurs. Cela n’a pas été sans remisesen cause, en particulier sur la notion même de musiquetraditionnelle, jusqu’alors souvent considérée commeune donnée immanente et intemporelle d’une culturerégionale. Nombre de cadres associatifs, ou de musiciens,ont entrepris des études universitaires dans le domaine,qui les ont amenés à des troisièmes cycles universi-taires en ethnologie, ethnomusicologie ou histoire. Onpourrait dire que la légitimation des pratiques est pas-sée par une légitimation académique, et cela différenciele monde des musiques traditionnelles de celui du rock,de la chanson de variété ou, dans une moindre mesure,du jazz. La prise en compte scientifique du patrimoineest essentielle : quelles que soient les subjectivités et

les esthétiques qui se réapproprient les formes tradition-nelles issues du monde paysan, la relation aux sources,et, pourrait-on dire, au terrain, fonde l’intérêt et la légi-timité des pratiques contemporaines. Ces compétencesacquises par les acteurs leur permettent aussi de deve-nir, par-delà leur propre milieu, des interlocuteurs deréférence aussi bien pour l’ethnomusicologie que pourdes publics intéressés par les sources des traditionsmusicales (les groupes folkloriques en font partie). Parexemple, au niveau documentaire, les travaux scienti-fiques de Dastum (CMT en Bretagne) sur le traitement desfonds d’archives (sonores ou écrites) sont exemplaireset font autorité pour ces problématiques.

Il existe une école française – plus exactement franco-phone – d’ethnomusicologie qui se retrouve aujourd’huidans une publication comme les Cahiers de musiquestraditionnelles (édités à Genève). Traversée par des cou-rants scientifiques divers (qui vont de la musicologieappliquée aux musiques ethniques à des conceptionstrès anthropologiques de la discipline), l’ethnomusicologiefrançaise vit une croissance contrastée. L’intérêt du public,et du public jeune en particulier, pour les musiques dumonde provoque une véritable demande sociale dansles universités. Ces dernières, avec le soutien parfoisdécisif de la DMD, développent de plus en plus les ensei-gnements de la discipline, formant de nombreux étudiantsdans les filières ethnologiques ou musicologiques. Desmaîtres de conférence sont recrutés en nombre crois-sant depuis quelques années. Les structures officiellesde recherche (CNRS, ORSTOM…) voient par contre leurseffectifs se stabiliser dans le meilleur des cas. Paradoxedonc, alors que la nécessité de développement de la dis-cipline, dans ses champs classiques comme dans l’ana-lyse des enjeux liés aux évolutions actuelles, se fait de

plus en plus forte. On se réjouira néanmoins du fait quegrâce au développement des enseignements, un nombreimportant de futurs professeurs de musique aient purecevoir une formation concernant un secteur en pleineexpansion.

En ce qui concerne la formation proprement musicale,l’augmentation de la demande et l’entrée des musiquestraditionnelles dans les écoles de musique contrôléespar l’Etat ont profondément modifié le paysage aucours de ces dix dernières années. Parmi les dizaines detraditions musicales qui vivent et se transmettent dansla France d’aujourd’hui, il est certainement impossiblede dégager des traits qui soient identiques à l’ensemblede ces formes musicales. Néanmoins, quatre notionsconstituent en quelque sorte une base commune auxapproches de l’enseignement de ces musiques, dans lemonde associatif comme dans le secteur institutionnel.

– La tradition orale est une composante essentielleà ces genres musicaux, même si quelques traditionsont recours à l’écriture sous forme de notation habi-tuelle, ou encore à des notations particulières (quelquesmusiques extra-européennes). L’opposition caricaturaleque l’on fait encore parfois “oral/écrit” semble aujour-d’hui bien dépassée. La notation, qui peut être un aide-mémoire, n’a pas le caractère prescriptif strict qu’ellerevêt dans la musique classique occidentale. Ce rapportà l’oralité induit des pratiques pédagogiques quant à lamémorisation, aux acquisitions rythmiques, à la capa-cité d’improviser, à la capacité de se mouvoir dans descontextes musicaux différents, qui paraissent constitu-tives de l’identité des musiques traditionnelles.

– La pratique sociale de la musique, qui ne se résumepas à la pratique d’ensemble : il s’agit, à tous les stadesde l’apprentissage, d’être confronté à un public (contexte

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de bal, veillées ou concert) ; les musiques traditionnellesont, et peuvent continuer à jouer un rôle dans le renfor-cement du lien social autour d’une pratique collectiveet vivante.

– Les liens avec la danse sont fondamentaux dans denombreuses traditions (domaine français, musiquesafricaines ou afro-cubaines…). Pour celles-ci, les prin-cipes de la formation musicale sont considérés par lesacteurs comme indissociables des techniques du corps,aboutissant à un apprentissage global du geste musicalet chorégraphique.

– Enfin, l’autonomie de l’élève, et le développementde son sens critique, s’ils sont nécessaires dans touteforme de pratique artistique, sont ici fortement revendi-qués. On l’a vu, l’accès aux sources est fondamentalpour les musiques traditionnelles. Or, si le parcours dumusicien classique est balisé par un répertoire écritcomplexe mais identifiable, et par des décenniesd’enseignement institutionnel formalisé, les musiquestraditionnelles sont riches de chemins de traverse, derépertoires en constante évolution ou mutation : ellesnécessitent une capacité d’adaptation et d’analyse pourque le futur musicien construise son parcours en pleineintelligence des enjeux esthétiques, personnels et sociauxattachés à ces pratiques.

Deux diplômes, le certificat d’aptitude de professeur– chef de département de musiques traditionnelles (CA) –,et le diplôme d’Etat de professeur d’instruments tradi-tionnels (DE), mis en place en 1987 et en 1989, ont légi-timé l’enseignement des musiques traditionnelles enleur permettant d’entrer, au même titre que les formesclassiques, dans les écoles de musique contrôlées parl’Etat. Ces diplômes peuvent être passés en se référantà une des traditions musicales du monde : si les titulaires

sont majoritairement issus du domaine français, le djembé,le ‘ûd ou le santûr persan ont aussi leurs diplômés. Lesmusiques traditionnelles sont présentes dans trente-sixécoles réparties sur quinze régions, avec un peu moinsd’une centaine de professeurs.

L’originalité de ce secteur est d’avoir un enseigne-ment associatif important au côté de l’enseignementinstitutionnel. Cet enseignement associatif reste levivier des pratiques musicales amateurs, ancrées dansune pratique sociale forte et conviviale. On constate biensouvent que de réelles collaborations existent entre lavie associative et l’enseignement spécialisé : bals, con-certs, musiques de mariages ou de défilés sont l’occa-sion de ces rapprochements. Ils se font d’autant plusfacilement que la plupart des enseignants diplômés gar-dent des liens forts avec les associations, où se trouve engénéral l’origine de leur pratique.

Nous ne pouvons ici qu’effleurer les problématiquesde la diffusion et des publics. C’est un secteur qui s’estdéveloppé en France de façon spectaculaire depuis dixans, dans le domaine du disque comme dans celui duspectacle vivant. Une analyse importante serait néces-saire pour décrire un ensemble de médiations multiformeset fort hétérogènes. Les problématiques sont croiséesen permanence entre les fonctionnements économiquesdans le secteur culturel, les logiques commerciales etles logiques artistiques, la professionnalisation des musi-ciens et l’espace des amateurs, et la constitution desréférences symboliques pour de nouveaux publics. Cettecomplexité tient largement au fait que les musiques tra-ditionnelles sont aujourd’hui au croisement de deuxmarchés : celui des biens symboliques de grande diffu-sion (la world music et tout l’espace des musiques devariété se référant de près ou de loin aux traditions

musicales du monde), et celui des biens symboliquesde diffusion restreinte (musiques ethniques considéréescomme authentiques, musiques régionales fortementterritorialisées, etc.). Au sein du milieu professionneldu domaine français par exemple, la volonté d’investirle marché des biens symboliques de grande diffusionest tendancielle, recomposant ainsi de façon dialectiquel’opposition précédemment mentionnée entre musica-listes et régionalistes.

Nous vivons actuellement – et le monde de la diffu-sion pourrait l’illustrer – une période de croissanceet aussi de redéfinition des médiations pour cette caté-gorie culturelle que sont les musiques traditionnelles.Nous avons essayé de montrer que le paysage françaisest d’une extrême diversité et d’une grande richesse, etosons espérer, à l’heure des épurations ethniques et desreplis nationalistes, que l’appétit pour les musiques tra-ditionnelles et leurs pratiques constitue un antidote cul-turel, même modeste, aux logiques d’enfermement etd’intolérance.

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FRANÇOISE GRÜND

INÉDIT : DIX ANS D’ENREGISTREMENT

HISTOIRE D’UNE COLLECTION

Tout commence par la nostalgie : celle d’un départ…celle d’un adieu. Il faut bien après le spectacle à laMaison des cultures du monde, à Paris, plier bagage etaccompagner à l’aéroport tous ceux qui ont donné desinstants d’émotion. Ils rentrent chez eux, et nous, nousrestons, avec l’écho de voix sublimes et d’instrumentsinouïs dans l’oreille. Pendant quelques jours, nous fre-donnons une mélodie qui nous échappe par lambeaux,au fur et à mesure que s’écoulent les jours. Avec lessons, voici que, mystérieusement, les images prennentla fuite. Le beau visage lisse du Mongol s’estompe. Lesrides du joueur de rebab du désert irakien que l’oncroyait gravées à jamais dans la mémoire, se changenten signes qui s’amenuisent et ne veulent plus riendire… Le bras du tambourinaire de Guinée n’est plusqu’une ligne !

Il a été dit quelquefois qu’avec l’aide des sonsretrouvés (et des odeurs, mais plus rarement), l’hommeparvenait à reconstituer tout entière la représentation deson semblable, avec ses dimensions, ses volumes, sescouleurs, son allure, ses gestes, sa volonté de convaincre,etc. La musique entendue une fois – cette musique qui

avait touché l’âme – et retrouvée, plus tard, jouerait lerôle de déclencheur de la mémoire. Elle aurait le pou-voir de faire goûter, encore et encore, un plaisir presquetoujours fugitif. Elle porterait donc en elle une traced’éternité.

Après ce genre de pensées, qui venaient du regret,nous – l’équipe de la Maison des cultures du monde –avons pris la décision de garder des traces. Ces tracesdevaient exister pour deux raisons : certaines musiquesallaient sans doute disparaître à tout jamais, menacéessoit par la mort des maîtres et des interprètes, soit par laculture de massification. La sauvegarde des répertoiresmenacés était pour nous une préoccupation constante,depuis les constats effectués dans différents lieux, aucours de nos prospections pour le Festival des arts tra-ditionnels. Il y avait aussi le désir de faire connaître desmusiques jamais enregistrées, sauf parfois dans leurpays d’origine, mais jamais diffusées ailleurs. De là estnée l’idée d’une collection d’enregistrements de musiquesrares, ces musiques offertes au public, portées par lesspectacles, les présentations ou les concerts, dont nousavions choisi les artistes ou les exécutants.

La tâche n’était pas si simple ! Sur le “marché” de lamusique traditionnelle, les enregistrements extrêmementlimités se répartissaient entre quelques producteurs ins-titutionnels ou privés. Ces labels enregistraient sur leterrain ou récoltaient des bandes apportées par desmusicologues et amassées au cours de leurs travaux.Notre objectif était singulièrement différent et plusmotivant.

Nous avions, Chérif Khaznadar et moi, commencéet connu l’expérience du disque à Rennes, au coursdu Festival des arts traditionnels créé en 1973. Grâceà la complicité d’Ariane Ségal, qui dirigeait alors la

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collection Arion et au preneur de son, Claude Morel,nous avons emmagasiné des sons inconnus, diffusés aucours des concerts et des spectacles. Chez Arion, la sériese présentait en grands “trente-trois tours”. Nous étionsen 1975.

En 1978, le “trente-trois tours” des frères Sabri, chan-teurs de qawwâli du Pakistan, obtint le prix de l’Acadé-mie Charles Cros.

En 1982, après le changement d’horizon et le pas-sage de Rennes à Paris, avec la création de la Maisondes cultures du monde, au théâtre de l’Alliance française,boulevard Raspail, nous avons poursuivi la collabora-tion avec Arion et le Festival des arts traditionnels. Nousavons pu ainsi éditer quatre disques Arion / Maison descultures du monde. Ce n’est que lorsque Ariane Ségal avendu Arion que notre travail commun s’est arrêté.

En 1985, nous prenons alors la décision de créer notrepropre collection, puisque nous maîtrisons de nombreusessources musicales. Nous lui donnons le nom d’Inédit,en référence à cette politique des traces et à la décou-verte de musiques peu connues, ou même totalementignorées, du public français (et souvent occidental), dontnous avons fait nos objectifs.

A partir de cette date, chaque enregistrement de lacollection Inédit possède une histoire et constitue uneaventure car, à toutes les étapes de la prospection, de lafabrication, de la présentation et de la diffusion, lesrisques restent présents.

Inédit prend d’abord la forme d’une série de disquesnoirs à tirage limité et numérotés, à jaquette mate, avecun carré métallisé (argent ou or) collé à la main, aucentre. Ensuite nous doublons les disques noirs de cas-settes, puis de CD, pour enfin abandonner le disque noiret les cassettes.

Inédit est la première collection de musiques tradi-tionnelles à être passée au format CD.

Avec soin, nous choisissons les caractères spécifiquesqui donneront aux CD de notre collection leur particula-rité : jaquette noire avec trois fenêtres verticales dedimensions différentes et très colorées grâce à un des-sin original que je réalise d’après mes esquisses tracéessouvent sur le terrain, puisque j’effectue la plus grandepartie des prospections. Ce dessin, de la dimension d’untimbre poste, il est vrai, évoque pourtant, avec précision,les instruments, leur mise en espace, l’attitude des musi-ciens et des chanteurs, leur costume et, dans la mesuredu possible, le cadre dans lequel s’écoute le style demusique du pays concerné.

Au début, la collection Inédit est distribuée par Harmo-nia Mundi. Cependant, brusquement, et à la suite d’unecurieuse entreprise de chantage de la part de Pierre Tou-reille, responsable à l’époque de la collection Ocora, etqui ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée sur le marchéet chez son distributeur d’une nouvelle collection, Har-monia Mundi est obligée de conserver Ocora et derenoncer à Inédit. Nous nous adressons à Auvidis quinous distribue depuis 1989 avec beaucoup de succès.

Pour l’enregistrement, nous procédons de trois manièresdifférentes :

– enregistrement en public, pendant le spectacle oule concert ;

– enregistrement en studio, après le concert ;– enregistrement sur le terrain.Quel que soit le type de captation, nous avons choisi

de fournir, accompagnant le CD, un livret nourri, donnantdes informations diversifiées, qu’elles soient de type eth-nologique, sociologique et musicologique ou qu’ellesfassent appel à de brèves analyses structurelles.

Les livrets comportent les photos des musiciens, aucours de l’enregistrement ou dans leur lieu d’origine.

QUELQUES AVENTURES ENREGISTRÉES

Au cours des années 1983 et 1984, la Maison des culturesdu monde présente pour la première fois en France desmusiciens traditionnels de l’ex-URSS. Qu’ils viennent deRussie, du Caucase, de l’Asie centrale ou des frontièresde la Mongolie, ils étonnent le public et le captivent.Solistes ou petits groupes débarquant à Paris, ils devien-nent les ambassadeurs d’une culture, riche, mais trèspeu familière, parce que isolée par de multiples barrières.C’est ainsi que le premier disque de la collection ras-semble des musiques jamais entendues en France : lemugam d’Azerbaïdjan, les bardes de Kirghizie et le kho-mei de Touva. La découverte du khomei ou diphonie dela république de Touva, de la région de l’Altaï, celle dukata-achoula, de l’Ouzbékistan, celle des polyphonies desvillages de montagne de Géorgie, celle du chant accom-pagné d’Arménie, seront marquées par un des tout pre-miers enregistrements de la collection : Voix de l’Orientsoviétique. Pour réaliser ce CD, il nous a fallu sélectionnerles meilleurs moments entendus lorsque je faisais desrecherches dans les différentes républiques, russes, cauca-siennes ou orientales. Dans cette tâche, j’ai été soutenuepar l’Institut Krupskaïa de Moscou, devenu aujourd’hui laMaison des arts traditionnels de Russie. Une période depresque deux ans s’est avérée nécessaire pour ce travail.En 1985, du point de vue musical, l’URSS était (àquelques exceptions près) la terra incognita.

Cet enregistrement a été bientôt suivi par Musiquesde la toundra et de la taïga, reposant sur les voix et les

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instruments de la steppe sibérienne et yakoute et ceuxde la boucle du fleuve Amour, tout près de la Corée duNord, zones qui pratiquent encore le chamanisme. Ce CDcontient des chants de kamlanieh (cérémonie chama-niste) issus de plusieurs régions.

La captation de la musique s’est effectuée de deuxmanières ; dans notre studio de fortune, en dehors desconcerts, mais surtout en public, à cause de certainsmorceaux qui exigeaient sinon une participation, dumoins une écoute active. En outre, les chants liés auchamanisme étaient incorporés dans une gestuelle spé-cifique, ne pouvant être dissociée, par les chanteurs, deleur exécution.

Le succès remporté par ces CD nous a amené à pen-ser l’enregistrement de Voix des femmes de la vieilleRussie, avant même les concerts en public.

Au cours de mes deux années de prospection, dansplusieurs zones de la Russie, depuis les environs du Cerclepolaire à l’ouest jusqu’aux rives du Pacifique à l’est,l’idée d’un cycle était née, s’appuyant sur les chantsdes femmes, meilleures gardiennes des traditions queles hommes. Les polyphonies des femmes de Kieba,près d’Arkangelsk, dans le Grand Nord, sur les rives dela mer Blanche, étaient présentées avec les polypho-nies des femmes de Br’ansk, dans la région de Mos-cou. Un autre concert faisait découvrir les polyphoniesdes femmes simielski (littéralement : “de la famille”),descendantes d’exilés politiques et vivant en Sibérie,depuis le XVIIe siècle, avec les unissons frémissants desfemmes bouriates, sédentarisées depuis quelques décen-nies autour du lac Baïkal.

Avant même de faire le voyage en France, ces groupesde femmes savaient que leurs chants seraient enregistréset s’en montraient très fières.

Quelque temps auparavant, nous avions eu la révéla-tion d’une voix prodigieuse d’Azerbaïdjan, celle d’AlemKassimov, chanteur de mugam, accompagné d’un joueurde târ et d’un joueur de kemânche. Les premiers con-certs, à la Maison des cultures du monde, ont attiré unpublic très averti. En 1983, qui, en France, avait écoutéla musique ou même entendu parler du mugam d’Azer-baïdjan ? Nous avons enregistré les premiers concertsd’Alem Kassimov, en public, avec des auditeurs si concen-trés et si silencieux, que dans la salle on aurait entenduune mouche voler. Comme d’habitude, dans notre théâtre,la voix passait naturelle, sans amplification. Le nom dupremier CD fut le Mugam d’Azerbaïdjan : Alem Kassi-mov. Nous venions de faire une fois de plus un travailde pionnier.

Aujourd’hui, Alem Kassimov chante devant desmicros et face à un large public qui a consenti, aprèsplusieurs années, à reconnaître le prodige et à aduler lechanteur. Cette activité de débroussailleurs de pistes apourtant donné ses fruits. A la demande du ministèrede la Culture d’Azerbaïdjan, nous étions invités à nousrendre sur place et à enregistrer les meilleurs chanteursde mugam du pays, afin de constituer une anthologie.

Aujourd’hui, cette anthologie existe sous le nomd’Anthologie du mugam d’Azerbaïdjan et comprenddes dizaines d’heures d’enregistrement, réparties en sixCD (et dont il reste encore trois à paraître). C’est PierreBois qui, chargé de la rédaction de la plupart des livretsde la collection, s’est rendu à Bakou et a travaillé avecles musiciens, dont certains ont aujourd’hui disparu.

Une autre aventure est significative de l’esprit dela collection Inédit. Grâce à la collaboration entre leministre de la Culture du Maroc, Mohammed Benaïssa,

et Chérif Khaznadar, avait surgi le projet d’une anthologiedu âla ou musique arabo-andalouse aux très anciennesorigines. De part et d’autre – du côté du ministèremarocain, comme du côté de la Maison des cultures dumonde –, un effort soutenu a été accompli au cours dequatre ans, au cours desquels Pierre Bois, associé à ungroupe de musicologues marocains, s’est rendu plu-sieurs fois dans différentes villes du Maroc. Il en résulteaujourd’hui une œuvre colossale, riche de quatre-vingtsheures d’enregistrement de nûbat (accompagnées d’unlivret de cent vingt pages et de deux livres regroupanttous les poèmes en arabe) qui étaient rarement ou mêmeplus jamais jouées, interprétées ici par de vieux maîtres.L’Anthologie “al-âla”, musique andaluci-marocaine,présentée dans un coffret de soixante-treize CD, consti-tue dès à présent un exemple à suivre pour les paysdont le patrimoine vivant se fragilise, par l’inévitablevague de nivellement des cultures dans le monde.

Peu après ce long travail avec le Maroc, la Tunisieemboîte le pas, et grâce à la collaboration du ministrede la Culture tunisien et de son conseiller AzzedineMadani, une autre aventure commence : celle de l’An-thologie du malouf ou musique arabo-andalouse tuni-sienne.

D’autres épisodes suivent, avec la Tanzanie, avecJava, avec le Cambodge, avec deux très vieilles dameschantant a cappella des pièces judéo-espagnoles, avecla Chine et la musique du très ancien opéra de stylekunqu, avec l’île de Malte, etc.

Aujourd’hui, sillonnant les continents, les membresde l’équipe de la Maison des cultures du monde sem-blent mettre les bouchées doubles. Ils établissent, grâceaux nombreux concerts et aux enregistrements qui en

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résultent, un répertoire considérable de musiques tradi-tionnelles vivantes. Les ventes sont en constante aug-mentation. A partir de cette année 1995, celle dudixième anniversaire, Inédit assurera un rythme deparution d’au moins douze albums par an. Ce qui n’estpas négligeable pour la production d’une institutiondont l’enregistrement ne constitue pas l’activité princi-pale et qui se place toujours hors des sentiers battus ence qui concerne la programmation de son théâtre.

Ces résultats ont été obtenus grâce à l’intérêt crois-sant du public français et étranger – Inédit vend actuel-lement cinquante pour cent de sa production en Europe,en Amérique du Nord et au Japon –, au soutien desmédias et à la cinquantaine de récompenses décernéespar Télérama, le Monde de la musique, Diapason,Répertoire. Inédit a également reçu, à deux reprises, leprix de l’Académie internationale du disque CharlesCros, en 1989, pour Hazanout, chants liturgiques juifs,et en 1992, pour Chine, musique ancienne de Chang’an.En 1992, l’ensemble de la collection Inédit a reçu leprix de la revue CD Compact (Barcelone).

Les amateurs de musiques traditionnelles suiventmaintenant avec attention les parutions de la collectionInédit. Certains directeurs de théâtre et autres diffuseursde cultures établissent le choix de leurs programmes uni-quement à partir des CD des quelque quatre ou cinq col-lections d’un style approchant qui comptent maintenanten Europe. C’est une nouvelle méthode de recherche,basée sur la confiance de ceux qui se déplacent et selivrent à des investigations sur le terrain. Inédit jouedonc un rôle important pour déterminer la sélection desconcerts et des spectacles.

La collection Inédit distribuée par Auvidis se répandmaintenant sur de nombreux marchés européens et

aborde les marchés d’autres continents. Commencée ily a dix ans, la collection existe et se trouve appréciéepour l’originalité de son contenu comme pour le soinapporté à sa réalisation.

TINEKE DE JONGE

LES MUSIQUES TRADITIONNELLES ET LE DISQUE

Il faut attendre les années cinquante en Europe pours’apercevoir qu’il n’existe point une histoire de lamusique, mais plusieurs. Pourtant, on situe générale-ment à la fin du siècle dernier la naissance de l’ethno-musicologie et ce n’est point un hasard si c’est aumême moment qu’apparaissent les premières tech-niques de reproduction du son. Aujourd’hui, la forteaugmentation du nombre d’enregistrements sonores,d’études scientifiques et de tournées de concerts a per-mis aux traditions musicales savantes et populairesd’acquérir un statut propre : celui d’un produit culturelqui gagne du terrain sur le plan international grâce à lademande d’un groupe d’amateurs relativement res-treint, mais en constante progression.

En Occident, la musique s’exprime de moins enmoins dans le cadre de ses communautés régionales.Quant au musicien classique, il ne se sent plus désormaistenu d’être le porte-parole vivant de la communautédont il est issu. Son œuvre achevée, celle-ci vit sa vie.Elle pourra aussi bien être jouée par des musiciens etdans des lieux que le musicien ne connaît pas. De plus,les techniques de reproduction permettent d’éliminerla présence physique de l’interprète de l’événementsonore. Les notes se détachent, libérées de leur lien à

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l’instrumentiste, au chanteur, au lieu et à la situationqui les ont engendrées. Les enregistrements font partied’une masse écrasante d’informations et si leur appré-ciation est souvent sujette à discussion, on ne peut dou-ter qu’ils soient appelés à jouer un rôle de premièreimportance, celui que la tradition orale est en train deperdre.

Par définition, l’enregistrement de musique extra-européenne – en tout cas, celle où l’improvisation etl’expression individuelle comptent beaucoup – ne peutêtre autre chose qu’un instantané en partie déterminépar l’espace et la situation dans lesquels il est réalisé :qu’il s’agisse d’une prise de son en studio, d’une capta-tion dans une salle de concert occidentale ou d’uneprise de son de terrain effectuée “en situation”. Denombreux facteurs détermineront ce qu’on en retiendrafinalement pour la publication : considérations de mar-ché ou d’authenticité, par exemple. Mis à part HughTracey et quelques labels commerciaux, personne oupresque n’avait enregistré de pièces de guitare d’Afriqueorientale avant 1965 sous prétexte que l’instrument n’étaitpas d’origine africaine. Aujourd’hui, on étudie ce phéno-mène et l’on édite d’intéressants CD d’une musique quifut, à partir des années cinquante, une excellente illus-tration de la manière dont la musique traditionnelles’adapte aux circonstances.

Chaque enregistrement est considéré par l’auditeurmoyen comme une donnée de fait. Querelles d’ethno-musicologues sur l’authenticité ou la qualité de l’inter-prétation, choix de pièces trop faciles et trop souventprésentées, omissions musicologiques dans une notice,sont autant de détails qui échappent à plus d’un auditeur.Les enregistrements s’apprêtent à vivre leur vie : dans unsalon, dans les articles des critiques, dans les médias.

En tant que directrice d’un centre consacré aux cul-tures extra-européennes et aux formes d’expressionmulticulturelles, je suis de près les parutions de CD.Elles me permettent parfois de “découvrir” des solistes,des ensembles et des genres que je souhaiterais absolu-ment écouter en concert. Je me dis qu’on prive lepublic d’une certaine expérience musicale si on ne luioffre pas la chance d’écouter ces artistes en concert.Voilà qui provoque parfois quelques déformations pro-fessionnelles : lorsque j’achète un disque superbe demusiciens que je ne connais pas, mon collaborateur mereproche régulièrement de demander banalement :“Est-ce qu’ils sont encore vivants ?” Je me félicite d’avoirpu présenter l’interprète de mugam azerbaïdjanais HâjiBâbâ Huseynov, aujourd’hui disparu. Lorsque j’écouteles enregistrements plus récents d’Aqakhân Abdullaevou d’Alem Kassimov, benjamin de cette génération demugamistes qui, par trois fois, sut séduire notre public,c’est un morceau d’anthologie musicale vivante qu’ilm’est donné d’entendre. Tout en respectant les règlesdéfinies par la tradition, chacun de ces trois interprètesprodigieux apporte une expression vocale qui lui estpropre. Je me réjouis donc de constater que le CDd’Aqakhân Abdullaev a également permis d’organiserune tournée européenne à laquelle nous avons parti-cipé. La tradition du mugam doit sa solide renomméeau rôle considérable qu’ont joué les collections fran-çaises Inédit1 et Ocora et la maison de disques néerlan-daise Pan-Records. Et quel achèvement ce serait, si cesanthologies pouvaient se conclure avec la réédition de

certaines archives de Melodia, comme par exemple lesvieux enregistrements de Khân Shushinsky !

Pour nous qui travaillons dans un petit centre auxmoyens limités, les CD, les disques et les cassettesconstituent un outil essentiel dans notre choix, faceà l’immense diversité des “musiques du monde”. Lesoccasions d’écouter les artistes dans leur pays sontrares et nous ne pouvons guère y consacrer que letemps de nos vacances. Alors, lorsqu’à l’occasion d’unvoyage en Indonésie il nous est donné de rencontrerdans le hall d’un hôtel de Bandung un ensemble deTembang Sunda accompagné par le célèbre joueur dekacapi, Arjan Warjan, le souvenir de cette rencontredemeure bien plus longtemps ancré dans nos mémoiresque les nombreuses cassettes achetées ici et là. L’émo-tion que j’ai ressentie à Bhit Shah au Pakistan en assis-tant à cinq concerts de la reine du chant soufi, AbidaParveen, lors de la fête commémorant la mort d’AbdulLatif Shah, ne souffre aucune comparaison avec unenregistrement ou un concert en Occident. De même,reste inoubliable la cérémonie de musique religieuse, àlaquelle j’ai assisté tard dans la nuit et jusqu’à l’aube,cérémonie conduite par des fakirs devant la tombed’Abdul Latif, cernée de centaines de personnes venuestémoigner leur dévotion. Mais il n’est pas du ressortd’un programmateur culturel d’offrir ce genre de situa-tion ; la musique doit pouvoir exister par elle-même,détachée de son contexte, et face à un public qui n’encomprend pas les textes. Mais se pose alors la questionde son adaptation à cette nouvelle situation. Un événe-ment musical qui, du point de vue du répertoire ou dela composition de l’ensemble, ne correspond pas aux des-criptions qu’en donnent les ethnomusicologues, soulèvela question de l’authenticité. La musique traditionnelle

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1. Inédit publie depuis 1989 une Anthologie du mugam d’Azerbaï-djan en dix CD comprenant notamment des disques des trois chan-teurs cités plus haut (distribution Auvidis).

doit-elle être un musée ? Comment interpréter ses chan-gements ? Quel rôle doit jouer le programmateur vis-à-vis de la composition d’un ensemble et du choixd’un répertoire ? Autant de questions auxquelles on n’aheureusement pas à répondre de manière univoque. Lamusique est un moyen d’expression qui a traversé lessiècles de façon universelle et espérons qu’elle le restera.Son histoire est une épopée de brigands et de pillards,d’épigones et d’avant-gardistes. Aujourd’hui, ce sontles médias, l’évolution technologique, la diffusion dessupports à l’échelle planétaire, l’extrême mobilité de lapopulation mondiale qui, plus que jamais, exercent uneinfluence majeure sur la musique et les musiciens dumonde entier. D’où la peur grandissante chez les adver-saires de cette évolution, face au pouvoir qu’exercentles maisons de disques internationales sur les musiciens,afin qu’ils produisent une musique capable d’être ven-due sur l’ensemble de la planète. L’identité même de lamusique traditionnelle disparaîtrait sous les rythmes etderrière les instruments occidentaux. Une fois de plus,on reproche à ces critiques leur conservatisme, leur inten-tion de reléguer la musique au musée. Si la musiquetraditionnelle est bien le reflet de la société dont elle estissue, alors elle se modifiera en même temps qu’elle,sans préjuger du résultat. La clarinette ne fut introduitequ’au siècle dernier dans la musique des Balkans, pour-tant le CD de Grigoris Kapsalis et de l’ensemble Takoutsia1est un exemple de musique traditionnelle d’Epire d’unegrande pureté de style. Le premier concert aux Pays-Bas de la famille Lela, originaire de Permet en Albanie,résonne en moi comme la plus belle musique populaire

authentique des Balkans, et je me précipitai pour ache-ter leur disque1. Dans ces deux ensembles, les clarinet-tistes jouent un rôle de premier plan et qui semble si ancrédans ce genre musical qu’on a peine à imaginer que leson ait pu être autrefois différent. A l’inverse, nous nemanquons pas non plus d’exemples d’enregistrementsde musiques “traditionnelles” auxquelles l’influence ducommerce et la tentation de copier les sons-modèles del’esthétique occidentale ont enlevé une grande part deleur identité. Là où les grandes maisons continueront depublier leur music for the millions, de petites maisonsde production rempliront leur mission importante, indis-pensable : faire connaître toute la diversité des musiquestraditionnelles de par le monde.

Des enregistrements peut aussi dépendre la vitalitéd’une tradition musicale, particulièrement lorsque latradition orale se perd. Mais il ne faudra pas en attendreun quelconque succès commercial. Qu’une scène occiden-tale invite les derniers témoins d’une tradition menacéede tomber dans l’oubli et voilà leur statut d’artisterehaussé jusque dans leur pays. Dans un pays comme leMaroc, où l’on ne joue guère plus que les morceauxfavoris des grandes nûbat, l’intégrale sur CD de ce réper-toire sera bientôt l’une des rares sources de référencepour les musiciens marocains2. De même les rwâyes,ces musiciens berbères de la vallée du Sous (Maroc),me disaient qu’il est aujourd’hui très important poureux d’écouter les cassettes de leurs prédécesseurs, toutsimplement parce que ce moyen d’apprendre le répertoire

est plus économique que d’aller chez un professeur1.Mais si la tradition musicale se transmet dans la famillede père en fils, le fils ne se limitera pas forcément aurépertoire du père. Saïd Guennoun, fils d’AbdelkarimGuennoun, l’un des plus grands chanteurs de melhûn2marocain, est aujourd’hui un artiste respecté. Mais ilaime à dire qu’il prend également beaucoup de plaisir àjouer dans un groupe pop avec des amis. L’un n’exclutpas l’autre.

L’arrivée massive de petites maisons de disques nepeut que nous réjouir. Combinée avec le report surdisque compact des disques 30 cm et une faveur certainepour les rééditions d’enregistrements historiques, nousbénéficions aujourd’hui d’un vaste panorama qui nouspermet non seulement d’apprécier nombre de genres etd’artistes différents, mais également leur évolutiondans le temps.

Les Archives de la musique arabe proposent quantitéd’enregistrements inoubliables, mais leur documentationdemeure malheureusement très sommaire. C’est surtoutd’après leur utilité que nous jugeons les pochettes et lesnotices de disques, en vérifiant s’il y a une descriptiondétaillée du genre, des instruments et des musiciens, etsi possible une traduction des textes des chants. Mêmeceux qui ont un tant soit peu de connaissances en matièrede musique traditionnelle n’ont pas la tâche facile lors-qu’il s’agit de déterminer dans la masse de tous les CD

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1. Grèce-Epire : Takoutsia, musiciens de Zagori, Inédit, W 260020(distribution Auvidis).

1. Indigo LB 2506.2. Coédité par le ministère de la Culture du Maroc et Inédit / Maisondes cultures du monde (cf. Pierre Bois, “L’anthologie Al-Âla duMaroc”, p. 75).

1. Maroc. Anthologie des rwâyes, chants et musiques berbères de lavallée du Sous, Inédit, W 260023 (coffret de quatre CD), distribu-tion Auvidis. Les chants des grands maîtres du début du siècle parceux d’aujourd’hui.2. Ces deux chanteurs sont présents dans Anthologie d’Al-Melhûn,poésie chantée du Maroc, Inédit, 260016 (coffret de trois CD), dis-tribution Auvidis.

qui paraissent ceux qu’il faut absolument acheter oupas. Après les préférences musicales de chacun, ce sontles noms de certaines collections et de leurs directeursartistiques qui constituent notre fil conducteur. Notrecuriosité va au moins vers les nouveautés de maisonscomme Ocora, Inédit, Nimbus, Al Sur, CNRS le Chant dumonde, Silex, AIMP/VDE-Gallo, Blue Silver, Unesco,Smithsonian/Folkways, Buda, Ethnic, Fonti Musicali,JVC et Lyrichord.

Grâce à l’augmentation du nombre des disques et àune distribution efficace aux Pays-Bas, nous pouvons allerà la rencontre de musiques traditionnelles très diverses.Il arrive souvent que le public nous demande, à la find’un concert auquel il est venu assister sans idée pré-conçue, s’il est possible d’acheter la musique qu’il vientd’écouter. L’offre actuelle nous permet la plupart dutemps d’informer correctement les gens. Autrefois, onse voyait reprocher par les critiques musicaux de pré-senter des styles parfois très “obscurs”. Aujourd’hui, cereproche a cédé la place à une discussion sur les choixet les préférences personnels. Enregistrements et con-certs ont, de par leur qualité, leur nombre et leur diffu-sion, contribué à ce que la musique extra-européennesoit reconnue par une grande partie de la population aumême titre que la musique occidentale.

La musique constitue à côté du théâtre, de la danse,des conférences et des expositions, l’élément majeur denotre programmation : musiques extra-européennes clas-siques et populaires, mais aussi d’autres genres, d’autresstyles que l’on peut regrouper sous le terme de “musiquedu monde” où se mêlent cultures musicales et stylesdifférents. Notre programmation se consacre égalementpour une part aux différentes cultures représentées auxPays-Bas. Ainsi, en janvier dernier, notre podium a

proposé en un seul week-end une rencontre musicaleautour de thèmes inspirés par la musique classique deTurquie, réunissant le Turc Ihsan Özgen, compositeuret joueur de kemençe, un trio néerlandais de musicienset de compositeurs issus du monde de la musiqueimprovisée et du jazz, un concert du groupe local LesCharmeurs, joyeux mélange de rock et de flamencodans le même style que la Mano Negra ou les Négressesvertes. Le dimanche, un grand concert accueillait quatremaîtres de la récitation coranique d’Istanbul. Cette suc-cession de styles dut certainement faire frémir quelquespuristes, mais elle permit à des cultures musicales dif-férentes de se confronter de manière passionnante etconstitua à mon avis une expérience musicale très réussie.Mais une telle programmation trouve difficilementgrâce auprès de certains “circuits”. Les figures-clés dumonde pop considèrent que cette musique “musée” estélitaire et surreprésentée, tandis que celles du mondedes musiques traditionnelles estiment que l’on se fourvoieavec une “musique du monde” plus commerciale, unemusique à la mode, jugée sans valeur artistique et doncdestinée à disparaître à court ou moyen terme.

Une telle programmation a évidemment des inconvé-nients : il est presque impossible d’approfondir un sujet,il faut suivre trop de fils à la fois ; on s’abrutit à forced’écouter, de lire et de regarder, mais il reste beaucoupà découvrir. De plus, nos efforts pour créer à chaque repré-sentation un environnement aussi harmonieux que pos-sible en ce qui concerne l’information, la décoration,les lumières et le son, impliquent que l’on se soumetteà bon nombre de tâches pratiques. L’avantage d’offrir unetelle programmation dans une ville comme Utrecht, quicompte plus de deux cent quarante mille habitants, c’estde pouvoir jouer un rôle phare dans l’éveil de l’intérêt

pour l’art et la culture des autres continents et donc pourl’évolution artistique de notre société multiculturelle.Le fait que nous soyons capables de réunir un largepublic, venu d’horizons culturels différents et manifes-tement très intéressé par une programmation extra-européenne et multiculturelle, n’échappe pas aux autressalles et institutions culturelles. Les magasins de musiquede la ville ont dû s’approvisionner en “musiques dumonde” pour répondre à une demande croissante. D’im-portants festivals de musique, qu’ils soient nationauxou pas, sollicitent de plus en plus notre collaboration etnotre coproduction afin d’enrichir leur programmationeuropéenne d’une affiche extra-européenne. Ce n’estpas là, à mon avis, l’évolution vers le “village global”,un futur que l’on nous promet d’une banale uniformité,mais espérons-le vers une société où la diversité cultu-relle deviendrait un phénomène social et artistique d’unbien plus grand intérêt.

Traduit du néerlandaispar Anne Champonnois.

Remerciements à Kees Lambalk

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MARIE-CLAIRE MUSSAT

LES CHEMINS SUBTILS D’UNE RÉGÉNÉRATION

Je n’ai jamais aimé écouter des harmonisations de chantspopulaires, aussi habiles soient-elles. Il s’agit là d’uneréaction presque épidermique. Mon atavisme breton nesupporte tout simplement pas cette dénaturation – enfait dévalorisation – d’une expression culturelle singu-lière. L’amplification du chant traditionnel est réduction ;elle sonne faux à mes oreilles.

Certes, tous les musiciens de la fin du XIXe et du débutdu XXe siècle sont passés par cette phase de l’harmonisa-tion. Qu’il s’agisse des Russes, de Bourgault-Ducoudray(Trente Mélodies populaires de Basse-Bretagne, 1885),de Bartók, Kodaly, Joseph Canteloube ou Paul Le Flem,tous ont considéré cette étape comme nécessaire, plusd’ailleurs dans un but de mise en valeur que de sau-vegarde. Prenant la parole au congrès de l’Associationbretonne à Chateaubriant en 1882, Bourgault-Ducoudrayexpliqua longuement que le travail du musicien étaitd’abord de “noter à l’état de nature” puis d’harmoni-ser soit à une voix seule avec accompagnement de piano,à destination des écoles, soit en polyphonie pour lesorphéons qui échapperont ainsi au “grand bazar parisien”.Dans tous les cas, il importait de préserver le rythme et lemode. Les milieux intellectuels qui animaient les mouve-ments régionalistes ne pensaient d’ailleurs pas autrement,

tout en se réjouissant de voir ponctuellement publiéesde simples transcriptions, tels en Bretagne le BarzazBreizh (1839) de Hersart de la Villemarqué, les Chantset chansons populaires de Basse-Bretagne (1868) deLuzel, ou les Chansons et danses des Bretons (1889)de Narcisse Quellien, parallèlement au Recueil des chan-sons populaires d’Eugène Rolland.

Cet intérêt pour les musiques traditionnelles qui sedéveloppe dans la seconde moitié du XIXe siècle – lapremière enquête lancée en France par Ampère date de1853, la première mission officielle en Bretagne, cellede Bourgault-Ducoudray, de 1880 – coïncide évidem-ment avec l’éveil des nationalités, un combat qui engagetoute l’œuvre d’Enesco, Bartók, Kodaly, des Espagnols(Albeñiz, Granados, Falla) ou du Brésilien Villa-Lobos.Il s’accompagne d’un renouvellement des sujets et desformes.

Surtout, le tournant du siècle correspond à un mo-ment d’interrogation de la musique savante sur elle-même. On a déjà tout dit sur l’usure du langage tonal.Encore faut-il réaffirmer que les musiques tradition-nelles ont aidé les compositeurs à prendre consciencede la relativité du système occidental ou les ont con-fortés dans ce sentiment. L’aveu de Paul Le Flem esttrès significatif : “Si les mélodies bretonnes m’avaientdéjà fortement indisposé contre le système musicaltraditionnel dont l’usure m’apparaissait manifeste, lesmélodies grecques de l’île de Chio achevèrent de mebrouiller avec un conformisme fatigué, incapable de serenouveler et de découvrir une échappée sur un mondedifférent1.”

Les musiques traditionnelles ont, en fait, constituéune alternative. La fascination qu’exerça sur Debussytant la musique populaire russe que, surtout, le gamelanjavanais et le théâtre annamite lorsqu’il les découvrit àl’Exposition de 1889, est à comprendre dans ce con-texte. En outre, ces musiques flattèrent d’emblée songoût, inné, pour les alliances de timbres raffinées. Delà, plus tard, l’utilisation d’échelles pentatoniques, sys-tématiques dans Pagodes (1903), ou de la gamme partons, alors même qu’il ne prête aucune attention auxnotations recueillies par Robert Godet “en divers lieuxd’Asie et des îles de la Sonde”, à “ces monuments d’éru-dition où la lettre, si par hasard elle était juste, tueraitd’autant plus sûrement l’esprit1”. Il donna, cependant,bien d’autres marques de son intérêt pour les musiquesextra-européennes. Il était, il est vrai, lié avec LouisLaloy qui l’entretint de ses recherches sur la musiquechinoise et auquel il recommanda Victor Segalen. Sileur projet d’opéra sur Siddartha n’aboutit pas, dumoins Debussy encouragea-t-il Segalen à écrire etpublier au Mercure de France, en 1902, Voix mortes :musiques maori, qui lui est dédié2.

Debussy marque un tournant dans la perception desmusiques traditionnelles, dans la mesure où il porteson attention sur la structure, le fonctionnement internede ces musiques, sur les timbres aussi et la nouvelleapproche du temps qu’elles supposent. Il tourne le dos

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1. Causerie, Radiodiffusion, 27 janvier 1946. Texte inédit conservé àla bibliothèque musicale Gustav Mahler.

1. Revue musicale, mai 1926, p. 59 ; cité par F. Lescure, ClaudeDebussy, biographie critique, Paris, Klincksieck, 1994, p. 451-452.2. Segalen et Debussy, textes recueillis et présentés par Annie Joly-Segalen et André Schaeffner, Monaco, éd. du Rocher, 1961. Cf. aussiM.-C. Mussat, “Victor Segalen et la musique”, Actes du colloqueV. Segalen, octobre 1994, Université de Bretagne occidentale, Brest(sous presse).

à l’exotisme qui flattait le goût de la bourgeoisie duXIXe siècle. Il rompt avec l’emploi de thèmes populairescomme moyen de renouvellement, d’enrichissement etde diversification du matériau thématique (et à un moindredegré rythmique) comme en témoignent aussi bien lesRhapsodies bretonnes de Saint-Saëns, rapportées d’unvoyage dans le Finistère en 1866, que la Symphonie céve-nole (1886) de d’Indy ou le finale de la Symphonie n° 1de Paul Le Flem (1908).

Loin de nous l’idée de condamner sans appel les formesd’hybridation de la musique savante, qu’il s’agisse d’har-monisations, de citations intégrales ou partielles, carc’est en suivant ce processus que s’élabora le langagede Bartók. Granados, Albeñiz ou de Falla purent parce biais affirmer leurs racines et trouver, grâce à laFrance où tous firent des séjours prolongés, leur iden-tité musicale.

Dans cette quête, la création d’un folklore imagi-naire, celui de Noces (1914-1917) de Stravinsky ou dela Suite de danses (1923) de Bartók, constitue sou-vent une étape intermédiaire décisive. Le compositeurretient alors la structure fondamentale de la musiquepopulaire qu’il peut appréhender en individualisant sesdiverses composantes, obtenant ainsi des modèles abs-traits. Cette distanciation par rapport à l’objet lui per-met de saisir l’essence même de la musique populaire,c’est-à-dire de transcender ce folklore et de créer unnouveau langage. Tel était d’ailleurs le sentiment de deFalla qui, ayant compris le danger qui guette le compo-siteur dans sa relation avec la musique traditionnelle,écrivait, en 1922, dans sa brochure sur El Cante Jondo :“Il me semble qu’il faut prendre aux sources natu-relles, vivantes, les sonorités, le rythme, les utiliserdans leur substance mais non pour ce qu’elles offrent

d’extérieur1.” On comprend que Bartók, conscient quel’apport des musiques traditionnelles dépassait large-ment la question de l’usure du langage tonal et mêmel’hybridation de la musique savante, ait pu parler derégénération de la musique moderne par la musiquepopulaire, s’opposant par là même à Schönberg quin’eut de cesse de la récuser. De Falla y parvient par unesorte de purification de ses sources et un dépouillementqui tend à l’ascétisme dans les Tréteaux de Maître Pierre(1923) ou le Concerto pour clavecin et cinq instru-ments (1925-1926).

Trois autres exemples peuvent faire mieux com-prendre le rôle joué par les musiques traditionnelles. Lecaractère diatonique de la musique paysanne russe a, eneffet, conforté dans un premier temps le sentiment tonalchez Stravinski. Or, c’est cette fidélité à la tonalité quilui a permis d’individualiser et de mettre en évidenceles blocs d’accords si caractéristiques de l’écriture duSacre du printemps (1913). Quant à Bartók, s’il ne suc-combe pas à la fascination qu’exerce sur lui Schönbergen 1920, c’est bien parce qu’une musique populaireatonale est inconcevable. De là une écriture qui hésiteratoujours entre le diatonisme et le chromatisme. Enfin,on notera que l’intérêt du Russe Vychnegradski et duTchèque Haba ou du Mexicain Carillo pour les micro-intervalles, loin de reposer – en tout cas au départ – surune spéculation intellectuelle, résulte de l’étude duchant populaire d’Europe centrale et orientale.

La régénération emprunte, en effet, des chemins sub-tils. Ainsi dans les Symphonies pour instruments à vent

(1920), Stravinski transforme-t-il le principe de lalitanie, c’est-à-dire du couple verset/répons à la base del’œuvre, en l’activant par une alternance de couches detemps et par l’introduction de changements minimes(allongement, rétrécissement, déplacement d’accents)dans la partie centrale des modules répétés dont lesclausules initiales et finales restent identiques. Ce recoursà des déviations par rapport à la répétition d’un modèle,qui permet de conjuguer mouvement et immobilité, estun procédé de développement qui tend à se rapprocherdes musiques de type populaire de l’Est de l’Europe,mais il est surtout fréquent en Afrique noire. Si Ligetimultiplie, à partir de 1982, les références aux musiqueshongroises, il va plus loin aujourd’hui dans sa recherchede modèles rythmiques complexes en se passionnantpour les polyrythmies d’Afrique centrale : une découvertequ’il doit en partie à sa rencontre avec Simha Arom etqui aboutit à tout un travail sur la dilatation du temps.

Le rythmicien qu’est Olivier Messiaen, comme ilaimait à se définir, est, lui, préoccupé par la fragmenta-tion (cf. Soixante-quatre durées, pièce finale du Livred’orgue, 1951) et l’organisation du temps. Dans le lan-gage rythmique original qu’il élabore afin de pallier lapauvreté occidentale en la matière et d’échapper à lapulsation régulière comme à la barre de mesure, lestables des cent vingt décî-tâla, rythmes provinciaux del’Inde appartenant au traité de Çarngadeva, théoriciendu XIIIe siècle, jouent un rôle fondamental (avec lamétrique grecque et les chants d’oiseaux). On trouve làl’origine de quelques grands principes qui régissentson écriture rythmique, comme les rythmes non rétro-gradables ou la valeur ajoutée. Mais cette manipula-tion des rythmes et du temps, souvent circulaire commedans Couleurs de la Cité céleste (1963), qui caractérise

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1. El Cante Jondo, Grenade, 1922. Ce texte a été republié avecdivers écrits de de Falla sous le titre Escritos de Falla, Madrid,Comisaría General de la Música, 1947, par F. Sopena, et en italienpar M. Mila, Milan, Ricordi, 1962.

l’œuvre de Messiaen, s’insère dans une philosophie dela durée ou plus largement du Temps, celui de la Créa-tion. A travers leur multiplication, leur superposition,c’est une image de l’univers qu’il tente de retrouver, cellede l’explosion originelle.

Dans les faits, on peut parler aujourd’hui d’un regardnouveau favorisé par l’évolution des composantes socio-historiques dans un monde où le colonialisme est pluséconomique que culturel. Un regard favorisé aussi parles mutations des conditions de diffusion et de récep-tion de l’œuvre, tant géographiques que technologiques,qui aboutissent à l’agrandissement quasi illimité del’espace d’écoute.

Toutefois, ce n’est pas tant parce que la systématisa-tion des relations entre les différentes musiques dansles années 1960-1980 correspond à la première grandeliquidation du système et de la pensée coloniale, qu’elleretient notre attention, mais bien parce que ce champélargi devient lieu de réflexion et nouvelle écoute aumoment où les facilités de la vie moderne accélèrent leséchanges. L’avant-garde occidentale a, en effet, trouvélà, sur un certain nombre de points, des éléments deréponse à un questionnement esthétique, qui confortentou déterminent de nouvelles attitudes mentales et pas-sent par l’adoption de processus compositionnels, voired’une praxis largement influencée par les musiquesextra-européennes.

On constate, d’abord, un élargissement de l’instrumen-tarium occidental par l’intégration d’instruments extra-européens, principalement au sein des percussions. AinsiAlsina peut-il écrire en 1973 une Etude pour Zarb.En se contentant de reprendre dans Kemit (1970) un

authentique solo de derbouka de Haute-Egypte, Mâcheréduit à néant la dichotomie entre Orient et Occident.La question se pose, d’ailleurs, du sens à donner àcet “objet trouvé” et des limites de l’appropriationd’un matériau sonore préexistant. Mais cette hésitationmême met en évidence l’identité du matériau et parvoie de conséquence la non-pertinence des classifi-cations. Voilà pourquoi les tambours d’O Sceva Daïkode l’île de Shendo au Japon incluent dans leurs pro-grammes de concerts des œuvres du compositeurTakemitsu, souvent sans que le public s’en aperçoive.Dès 1931, dans Ionisation, première œuvre occidentalepour percussions seules, Varèse, au-delà de la remiseen question de la définition du son et du bruit ou encoredu tempérament, avait tenté de jeter ce pont. Le mou-vement n’est, d’ailleurs, pas unilatéral puisque, de soncôté, Takemitsu a pris l’initiative d’intégrer des instru-ments traditionnels japonais (biwa, shakuhachi) dansdes formes et une écriture occidentales (Eclipses, 1966 ;Novembersteps, 1967 ; Autumn, 1973), tout commeYsang Yun a pu le faire avec des instruments coréensou chinois (Reak, 1966). Enfin on notera la fascina-tion de Messiaen pour le gagaku et le gamelan bali-nais qu’il transpose par un jeu d’équivalence sonore danssa musique.

C’est aussi une praxis qu’adoptent donc volontiersles compositeurs européens. Ohana a repris au CanteJondo ses modes d’émission vocale et ses procédésd’ornementation, les sons glissés comme les micro-intervalles (Sibylle, 1966 ; Lys des madrigaux, 1975),tandis qu’Ahmed Essyad utilise des chants berbèreset arabes (Identité, 1975 ; Le Collier des ruses, 1977).David Hykes met en œuvre avec son Harmonic Choirles techniques diphoniques de Mongolie et du Tibet ou

l’ison bulgare. Nombre de partitions pour instruments àvent font appel à la technique de la respiration continuesi magistralement employée par les flûtistes du Rajas-than, mais encore mal maîtrisée en Europe, à quelquesexceptions près (P.-Y. Artaud ou L. Sclavis notamment).Méfano dans Eventails (1976) ou Taïra dans Maya (1972)se servent de la flûte basse d’une manière proche dushakuhachi.

Nombreux sont les exemples de compositionsinfluencées par une conception orientale du son et toutd’abord par le principe d’énergie inhérente à chaqueson. Il fonde la démarche de Scelsi (Quattro pezzi suuna sola nota, 1959 ; Uaxactum, 1966) comme deTakemitsu, y compris dans son emploi du silence(Corona, 1962). Dans Maya de Taïra, Japonais installéà Paris depuis l’époque où il fut l’élève de Messiaen,l’œuvre jaillit après avoir libéré l’énergie intérieurede l’instrumentiste en une série de cris qui rappellentl’opposition du yin et du yang au centre de la problé-matique compositionnelle de Hy Vong 14 pour clavecinet cor anglais de Ton-That Tiêt. Stockhausen s’appuiedans Stimmung (1968) ou Aus den sieben Tagen (1968),une œuvre qui a pour seule partition une série detextes, sur les écrits de Sri Aurobindo, pour conduire,par une nécessité tout intérieure, ses interprètes à l’émis-sion sonore. La référence au bouddhisme est évidentechez Scelsi qui signe d’ailleurs du cercle zen figu-rant le soleil, et a fortiori chez Cage. Elle expliqueson comportement comme sa démarche de créateur,y compris son attirance pour l’indétermination : à partirde 1951, il a d’ailleurs recours au I Ching pour com-poser. Déjà, dans ses Sonates et interludes pour pianopréparé (1946-1948), Cage avait pour but de traduire lesneuf émotions permanentes de la tradition esthétique de

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l’Inde : “l’héroïque, l’érotique, le merveilleux, la joie,la douleur, la peur, la colère, l’odieux et leur tendancecommune vers la tranquillité.” C’est à Ananda K. Cooma-raswamy qu’il emprunte ce clavier de sentiments, toutcomme cette idée que l’art a pour fonction d’imiter laNature dans son mode d’opération.

La question du temps, de ses rapports avec l’écriture,est au centre des préoccupations des compositeurs duXXe siècle, de Debussy à Eloy. Or, la musique orientale,qui modifie totalement cette perception, offre, sur cepoint encore, de nouveaux modèles d’appréhension, dedéveloppement et surtout d’étirement. L’œuvre d’Eloyest très caractéristique de cette nouvelle perception dutemps qui permet à l’auditeur de s’identifier au son, unsouci qui transparaît aussi dans Stimmung de Stock-hausen, travail sur les partiels d’un son fondamental sibémol. Et comment ne pas se souvenir de la conférencede quarante-cinq minutes sur HU (Vortrag über HU)qui précéda la création d’Inori à Donaueschingen en1974. Dans Mantra (1970), c’est la formule initiale(treize sons) que Stockhausen développe en l’allon-geant dans le temps et l’espace (durée de l’œuvre :quarante à cinquante minutes).

Ce n’est pas un hasard non plus si la démarche deLa Monte Young s’est concentrée en 1964 et dans lesannées suivantes sur un son unique (The Tortoise, hisdreams and journeys). Il s’agit pour lui d’atteindre cetétat de visualisation du son, le comble de l’émotion,comme le lui a enseigné le Pandit Pran Nath qui l’a ini-tié au style vocal Kirana et dont il est devenu le dis-ciple. Par un effet de dérive, il en est même venu par lasuite à proposer un substitut de musique indienne. ChezSteve Reich, le matériau, l’emploi fréquent de percus-sions, le raffinement des timbres, les figures répétitives

organisées selon le principe de base du déphasage gra-duel, l’idée d’augmentation par ralentissement progres-sif et sans changement de hauteur peuvent faire penserà l’Afrique ou à Bali. Il n’en reste pas moins que Reichest avant tout intéressé par les processus composition-nels, leur production et leur perception. En relevant lafascination auditive qu’exerce aussi Terry Riley, luiaussi très dépendant du zen, on est amené à se deman-der si toutes ces musiques répétitives ne renvoient pas àdes fonctions assumées par des rituels appartenant àdes cultures extra-européennes. Elles cristallisent entout cas, au-delà de la recherche d’un autre art de vivre,un certain nombre d’aspirations souvent ambiguës dansleurs connotations philosophico-mystiques.

On trouve d’ailleurs dans la musique de cette secondepartie du XXe siècle bien des éléments qui transformentl’exécution en une méditation à laquelle chacun estinvité à prendre part. Le concert devient alors cérémo-nie et la musique rituel. La position du lotus adoptée parles vocalistes dans Stimmung comme l’appel des nomsmagiques, la partition de gestes de prière et d’adoration àréaliser de manière synchrone avec les parties d’orchestredans Inori, un mot japonais qui signifie prière, invoca-tion, adoration, sont autant de signes. La démarche deJean-Claude Eloy est à ce niveau particulièrement impor-tante, et les œuvres écrites depuis A l’approche du feuméditant (1984) pour deux chœurs de moines bouddhisteset vingt-sept instruments gagaku, sont significatives desa volonté d’intégration non seulement des pratiquesmais des modes de pensées et fonctions1.

De fait, la conception orientale du son implique sa rela-tion avec le cosmos et invite à une réflexion philosophique.

Dao, compositeur vietnamien vivant en France, n’a decesse de le rappeler et parle même de “conceptioncosmique du rythme oriental”. Dans May (percussion-solo, 1972), il reconnaît avoir mené une “recherchepoussée à l’extrême du silence et des sonorités inouïes,insolites, voire fantastiques”, pour créer une “poétiqueneuve de la percussion menant à une écoute nouvelledu phénomène sonore1”. De son côté, Stockhausen quimet en avant que dans la Nature tout se tient, tout com-munique, et nourrit le projet de mettre à jour unemusique qui appartienne à la Nature, formule claire-ment son propos en parlant d’une “musique cosmique”qui lui préexisterait et qu’il s’agirait pour lui de trans-crire presque “sous la dictée”. Pour lui, le temps musi-cal est l’occupation d’un temps cosmique, et l’œuvre laminiature de la macrostructure du cosmos. De même,la conception quasi mystique du silence chez Cage esttrès orientale : il est compris comme l’espace où finale-ment les sons que le compositeur a pour mission delibérer, pourront vivre leur vie. Si Scelsi explore l’infi-niment petit, c’est pour y chercher l’infini et l’éternel :“Un seul son se déploie en une mélodie et une harmo-nie qui mènent directement au monde de la spiritualité.”

Sans doute ne faut-il pas vouloir expliquer toute ladémarche des compositeurs de notre temps par uneinfluence extra-européenne. Loin de nous, d’ailleurs, unetelle systématisation. Mais les chemins de la régénérationpeuvent être subtils. Avec le recul, certains rapproche-ments s’imposent parce qu’ils aident à mieux compren-dre des trajectoires. Ainsi, la naissance en 1957, en Europe,d’œuvres mobiles, et plus largement l’apparition sous

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1. Cf. l’article de Jean-Claude Eloy, “L’autre versant des sons” p. 215.1. Texte cité par Gérard Mannoni dans la présentation de l’enregis-trement de l’œuvre, disque Erato STU 71/106.

des formes diverses d’un univers relatif, me semblentdevoir être rapprochées de la “chance” donnée à l’œuvreorientale dont il ne saurait exister une seule et uniqueversion. Comment ne pas comparer la place du musicientraditionnel, créateur agréé et reconnu, à la revalori-sation du rôle de l’interprète occidental dans les œuvresouvertes ? Ces dernières posent, d’ailleurs, le grand pro-blème du rapport écriture, oralité, créativité, qu’il s’agissede magister, de mémoire collective ou d’acquis culturel,et par là même celui des conditions socio-historiquesd’une musique vivante.

Peut-on parler d’un réel désir d’un syncrétisme des cul-tures, Eloy peut-être mis à part ? Sans doute la bandea-t-elle permis à Stockhausen dans Telemusik (1966)de mixer des matériaux acoustiques enregistrés de pro-venances diverses (Sahara, Amazonie, Hongrie, Bali,Japon, etc.) et d’aboutir à “une musique de la terre entière,de toutes les contrées, de toutes les races”. Mais ce lis-sage des cultures est-il souhaitable ? N’est-ce pas plutôtla dialectique de la différence qui garantit le pouvoirfécondant du contact de deux cultures ! Savoir trans-cender l’une par l’autre, voilà, assurément, le meilleurvœu à formuler.

JEAN-CLAUDE ELOY

L’AUTRE VERSANT DES SONS(Vers de nouvelles frontières

des territoires de la musique ?)

On peut constater, dans le monde musical actuel, unralentissement de la curiosité, de l’appel vers de nouveauxmondes sonores, qui, pourtant, caractérisait encore for-tement la période historique la plus récente. Lassitudes,ou contraintes ?

En même temps, les frontières héritées et étanchesqui, il y a peu de temps encore, délimitaient assez net-tement certains territoires de la musique, et permet-taient de les désigner chacun sous un vocable commode(moderne ou contemporain, classique, baroque, ancien,traditionnel ou ethnique, folklorique, populaire, etc.),ont tendance à s’effacer et se redessiner tout à la fois,suivant de nouvelles lignes de force, en fonction depaysages et classements différents, d’après d’autrescatégories esthétiques ou sonores.

Aujourd’hui plus que jamais nous vivons une époquedans laquelle les éléments les plus caractéristiques de lamusique classique et romantique occidentale servent desoubassement aux plus puissantes entreprises de fabri-cation et distribution de musiques commerciales (auxniveaux acoustiques et linguistiques ; harmonie, mélo-die tonale, échelle à demi-tons tempérés de l’orchestresymphonique ou de sa version moderne synthétique,temps-rythmes pulsés, réguliers, symétriques).

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Cette industrie musicale – qui oblige parfois à de véri-tables négociations au plus haut niveau entre Etats –atteint une puissance prédominante et quantitative,une omniprésence quotidienne dans la vie de chaquecitoyen (technologies, médias) encore jamais vue à tra-vers toute l’histoire des hommes. Une telle industrieentraîne l’apparition et le conditionnement extrême-ment fort, sur toute la planète, d’une conscience musi-cale collective totalement standardisée, faisant obstacleà l’ouverture de l’esprit et des perceptions vers desmusiques nouvelles ou simplement différentes.

Comment s’étonner si, dans un tel contexte, lesmusiques les plus créatives et innovantes (celles quise rattachent à la modernité occidentale et sont issuesde ses avant-gardes), éclatant en différents groupes (ense spécialisant), se retrouvent sur des terrains sociauxminoritaires, de plus en plus parallèles à ceux des musi-ques dites traditionnelles, ou ethniques : musiques qui serattachent à toutes les grandes civilisations situées horsdu champ de l’Europe, nées hors de l’Occident.

Dans une telle conjoncture, les facteurs sociaux etesthétiques se mêlent pour créer une convergence entredes musiques ayant en commun le fait d’échapperaux standards musicaux les plus établis et dominants,notamment au niveau de leurs matériaux acoustiques(types de sons, échelles, instruments, techniques d’émis-sions vocales).

Le discours sur les musiques du monde, brusque-ment revendiqué et mis à la mode par certains déci-deurs parisiens de la musique, qui découvrent cethème avec retard et candeur, ne fait qu’entériner unétat de fait.

Mais cette thématique, bonne en elle-même, peutmasquer en fait une véritable stratégie sociale de

domination, récemment exploitée de la pire manièrepar les produits douteux de la world music commerciale.

Présentée sous l’aspect d’une ouverture sur le monde,pouvant incontestablement habituer les oreilles jeunesà entendre d’autres sons, cette world music, en fait, nes’intéresse absolument pas aux cultures musicales, àleurs traditions, à leurs philosophies ou concepts, à leursesthétiques, pas même à leurs acoustiques tout à faitparticulières, mais seulement à l’échantillonnage dequelques sons exotiques vite bouclés, impérieusementsommés de se conformer aux échelles et rythmes dictéspar l’Occident, et vendus aux mêmes titre que des racksde reverberations-delay, des boucles de percussions, oudes CD-ROM de synthétiseurs Vintage.

En observant ce phénomène et ses arcanes financières,on croirait que l’Occident cherche à se venger de la diver-sité énorme de ces musiques, et de leurs esthétiques fon-damentalement divergentes, en leur imposant d’entrer àl’intérieur d’un ordre établi et standardisé dont il est letotal et seul maître.

Quelle réponse offrir, qui ne soit ni conservatriceou carrément réactionnaire (retour à l’Occident puret dur, l’ouverture vers d’autres civilisations n’étantqu’une utopie inutile, purement exotique) ; ni naïve, oustrictement écologique, ou encore intégriste (défensedes identités par de solides barrières protectrices, rejetd’un Occident dénoncé comme matérialiste et destruc-teur de civilisations – ce qui n’est pas toujours le cas ;voir Angkor et bien d’autres endroits) ; ni opportunisteou commerciale (cela semble se vendre, profitons dumoment…) ?

“Je ne crois pas aux civilisations qui n’ont pas laforce de tuer”, me disait un jour Pierre Boulez, pendantun déjeuner à Bâle, lorsque j’étais son élève. Je peux

comprendre cette théorie et sa logique. Pendant unmoment, je l’ai même partagée. Mais j’ai assez rapide-ment constaté que les faits et les choses de la musiqueme portaient vers d’autres points de vues et perspectives.Car dans cet ordre d’idées, on pourrait dire que la civili-sation espagnole était meilleure, ou plus performante,que celles des Incas ou des Mayas. Ou que les civilisa-tions française, anglaise, américaine du Nord, ont étéplus fortes et plus efficaces que celles de la Polynésie.

Toujours dans cet ordre d’idée, il est amusant dedécouvrir, dans les journaux de voyage de Cook etde Lapérouse, le pourquoi de l’identité forte du Japond’aujourd’hui : très rare pays au monde à n’avoir jamaisété colonisé, au sens habituel du terme.

Lisons Christopher Lloyd citant le capitaine King(qui n’hésitait pourtant pas, avec Cook, à s’arrêter dansdes îles polynésiennes où se pratiquait l’anthropo-phagie) : “Les navires descendirent les côtes du Japon,mais sans entrer en contact avec les habitants, connuspour «leur aversion de toute relation avec des étran-gers, qui leur inspirait les plus barbares atrocités».”Lisons Lapérouse : “… nous avions… prolongé lescôtes de l’île Quelpaert, de la Corée, du Japon ; maisces contrées habitées par des peuples barbares enversles étrangers ne nous avaient pas permis de songer à yrelâcher : nous savions au contraire que les Tartaresétaient hospitaliers, et nos forces suffisaient d’ailleurs àimposer aux petites peuplades que nous pouvions ren-contrer sur le bord de la mer…”

Heureux Japonais, qui ont encore le droit d’existeraujourd’hui en tant qu’identité grâce à leur barbarie ;malheureux Tartares…

Pour ce qui est des musiques, et pour renforcer monattitude, je n’ai pas eu besoin de partir sur les routes du

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Népal, ou d’aller m’en remettre à tel ou tel guru. Je n’aifait qu’écouter et recevoir, entendre le plus possible, con-naître et vivre les mille musiques, heureux lorsqueparfois, longtemps plus tard, un écho totalement trans-formé de ces enrichissements esthétiques et artistiquespouvait se matérialiser à travers mon propre travail. Heu-reux aussi que ces trésors n’aient pas été radicalement tuéspar notre brillante et performante civilisation occidentale.

Il est vrai que chaque fois que je vois un chef dirigercomme un tambour-major le célèbre extrait de Carmi-na Burana de Carl Orff, je pense immédiatement quela civilisation occidentale est fondée sur la force mili-taire : digne héritière de ces “brutes romaines”, commeaurait pu le dire Simone Weil !…

Je me souviens, pendant les années quatre-vingt, etalors que je travaillais assez fréquemment avec lesmusiciens du Tokyo Gakuso (musiciens traditionnelsdu Japon, jouant les musiques de cour du style gagaku,mais dont certains sont ouverts à la modernité), de leuravoir dit à plusieurs reprises : “Vous êtes, nous sommes,désormais, les musiciens minoritaires de cette planète.Si vous disparaissez, alors il y aura des chances pourque nos musiques modernes disparaissent elles aussi.Si nous maintenons nos activités et existences, vousavez alors une chance supplémentaire de survie…” Laréciproque est également valable.

Existe-t-il, aujourd’hui, des possibilités sérieuses derencontres, d’entrecroisements interculturels fructueux,qui ne soient ni le fruit des politiques des Etats et deleurs simples obligations d’échanges entre institutions ;ni la conséquence d’un humanisme de façade, ou d’uneattitude culturelle condescendante ; ni le diktat d’unemise à la mode totalement commerciale, superficielle,tragiquement destructrice ?

Evitons de prendre en référence nos grands classiqueset leurs Marches turques, ou les sujets exotiques de cer-tains opéras, opéras-ballets, et pièces de théâtre des XVIIeet XVIIIe siècles. Evitons encore l’intérêt (plus sérieux etapprofondi) témoigné par Wagner, par exemple, pour lebouddhisme ou les philosophies indiennes. Evitons mêmel’époque des nombreux et divers exotismes issus del’expansion coloniale occidentale : de Lakmé à MadameButterfly. Le pire a déjà été dit à leur sujet, malgré cer-taines réussites incontestables.

Mais depuis le début de ce siècle, et surtout depuisla fin de la Seconde Guerre mondiale, les signes de ren-contres n’ont pas manqué de se multiplier.

Lorsque Debussy, Roussel, Messiaen, se sont inté-ressés aux musiques non occidentales pour en tirer unesubstance harmonique, modale, rythmique.

Lorsque Varèse a souhaité créer un centre de travailoù toutes les musiques du monde seraient représentées,documentées, étudiées.

Lorsque Boulez n’a pas caché la stimulation quel’écoute de nombreuses musiques lointaines avait crééeà l’intérieur de sa création (même s’il en est resté tota-lement distancié).

Lorsque Cage s’est intéressé aux sons complexes dugamelan indonésien, aux philosophies et à l’esthétiquedu bouddhisme zen. Lorsque Stockhausen, Ligeti, Xena-kis ou Reich, ont montré leur intérêt souvent très intensepour des musiques diverses de l’Inde, du Japon, de l’In-donésie, de l’Afrique, tout en restant eux-mêmes dansla logique de leur propre création personnelle. Devanttant de signes, par cette accélération des mécanismesd’échanges culturels du monde, n’est-il pas clair quecertains tabous sont progressivement transgressés, etque le moment approche d’une réflexion approfondie

sur l’ensemble de ces questions, qui formeront sansaucun doute l’un des axes de travail des compositeursdu XXIe siècle ?

Cependant, malgré ces exemples, qui me semblentrelever d’une situation historique à la fois évidente etnouvelle, je vois encore, dans les milieux spécialisésdes deux bords, combien chacun s’observe avec condes-cendance, ou s’ignore totalement.

Les uns, aveuglés par leurs luttes vers le futur, neconçoivent le monde qu’à travers l’idéologie du progrès,des lois implacables du développement historique :oubliant que ces lois sont déduites d’un corpus essen-tiellement occidental, pris comme seul référent, àl’exclusion de musiques pratiquées encore par de trèslarges masses de populations sur notre planète.

Les autres, fuyant les abus du matérialisme occidentalet de son culte du progrès, ne croient qu’en la pérennitéde traditions reliées aux plus anciennes sagesses,s’appuyant sur certaines des plus vieilles civilisationsde l’humanité. Ceux-là oublient ce que, par exemple, lebouddhisme (auquel certains adhèrent) devrait leur avoirenseigné : la permanente, éternelle, et infinie métamor-phose du monde.

Cette aventure – ses transformations, ses enseigne-ments pratiques, ses problèmes et ses difficultés –, je l’aiintensément vécue, à ma manière, depuis des années, àtravers mes œuvres. Elle est connue et cependant, certainscommentateurs parisiens ont cru pouvoir qualifier cettedémarche de marginale, de solitaire, de cas à part ; enquelque sorte, une évolution qui serait détachée des inté-rêts essentiels de la communauté musicale… Mais dequelle communauté, à l’intérieur de quelles frontières ?

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Cela a commencé pour moi, jeune étudiant, par denombreux enregistrements, écoutés, réécoutés, jusqu’àl’usure de la cire, comme un territoire parallèle à celuide mon apprentissage de pianiste classique et de musi-cien : Tibet, Chine, Bali, Inde, Egypte, Iran… J’ai sou-venir plus particulièrement de deux disques du Japonramenés de ce pays par ma sœur ; l’un comportant unexemple de gagaku (le célèbre Etenraku) ; l’autreconsacré à une voix soliste déclamant un texte dans lestyle glissé si particulier du théâtre nô.

Puis cela s’est tout de suite poursuivi par un concert deRavi Shankar donné pendant un été au Festival de…(signe précurseur, rencontre inattendue pour l’époque ?)Darmstadt !

Que m’apportaient ces musiques, qui ait été à ce pointmémorable et impressionnant ?

Tout d’abord, le contraste total que de telles musiquesmodales non modulantes pouvaient révéler à un musi-cien nourri par le dialectisme occidental, la modulationintensive, l’atonalisme, l’athématisme, le ponctualismepost-sériel, le post-webernisme et son esthétique éclatée,toujours multidivergente.

Ces musiques de l’Orient et de l’Asie offraient unerelation très particulière au temps ; un déploiement trèsspécial des points d’appui de l’organisation musicale, deson discours, qui les rendait fortement contemplatives, touten maintenant la présence d’une dynamique évolutive.

Râga indien, gagaku et nô japonais, moines chanteursdu Tibet, gamelan de Java : ce qui me frappait avanttout était cette élongation du temps, cette science ducontrôle global de la dynamique, au sens général, ago-gique du terme.

Ceci a été d’autant plus fort pour moi que j’ai ressenti,dans les années soixante, un grand malaise devant

quantité d’œuvres d’avant-garde pointillistes, dont labrièveté était pour moi la preuve de leur incapacité àsoutenir la durée.

Dans le râga, l’invention infinie du musicien, sa créa-tion (saisissant spontanément instant sur instant à tra-vers un tissage incessant de variations ornementales),s’appuyait sur un séduisant équilibre entre le variatifet le répétitif : ces deux pôles qui, dans la musiqueoccidentale contemporaine, semblent avoir éclaté l’un àl’opposé de l’autre. A cela s’ajoutait une caractéristiqueparticulière à cette forme de musique : sa directionna-lité, qui se déployait de façon toujours croissante etsur de très longues distances temporelles, depuis un pointminimum de l’agogique musicale, jusqu’à son pointmaximum final.

C’est spécialement dans les râga développés par AliAkbar Khan que cette forme longuement directionnelleme frappait le plus : crescendo de tous les paramètres,déployé à l’échelle de toute une pièce de musique (inten-sité, tempo, complexité ornementale, quantitatif de l’acti-vité à l’intérieur des échelles et registres, etc.).

Le secret de cette force dynamique et de ce déploie-ment progressif s’appuie sur l’art des débuts d’œuvres ;l’amorce des phénomènes acoustiques, retenus à l’extrême,prenant racine au plus profond de la réserve de leurpuissance, à la naissance du déploiement des énergiespotentielles : geste fondamental et caractéristique, bienà l’image de ces énergies cosmiques dont l’Inde nousparle à travers ses philosophies, ses religions, ses cos-mogonies.

On trouve très rarement de tels gestes en Occident ;un peu chez Scriabine, dans les œuvres de la dernièrepériode (Vers la flamme) ; chez Wagner, au début del’Or du Rhin… Mais généralement, le déroulement de

la musique occidentale (surtout depuis le romantisme)est fondé sur une grande quantité d’impulsions variées,multidirectionnelles.

La musique du gagaku japonais me touchait égale-ment beaucoup : elle témoignait d’une sensibilité acous-tique très raffinée, dans laquelle la ponctuation la plusbrève venait s’inscrire dans le silence, avant d’être suiviepar une trame tout à la fois fixe et évolutive, soutenue encontinu, permanente, sans pratiquement aucune respira-tion. L’Immuable, l’Eternel, l’Impassible, semblaientmêlés au flux des choses, à une tension infinie, dépassantles limites de l’œuvre elle-même, tournée vers un pointsitué au-delà de la fin même du processus acoustique del’œuvre, de son exécution.

Cette impression vient particulièrement de cettetenue acoustique du son, dans sa continuité, obtenuegrâce à l’emploi des shô (orgues à bouche) qui utilisentla respiration continue ; caractéristique fortementmise en valeur, par contraste, au début de chaque piècede gagaku, toujours précédée d’une courte intro-duction très dénudée – ryûteki lent mais assez court,un peu glissé, en portamento, à l’extrême aigu ; petitepercussion métallique sèche, dans le silence… L’entréedes shô, du continuo aigu, du tutti, étant ressentie alorscomme un véritable geste acoustique majeur, de grandecapacité d’information, qui m’apparaissait relever desgrands archétypes de l’acoustique, au sens donné parJung.

Quant au chant-récité du théâtre nô, il m’apportaitun tout nouveau regard sur l’acoustique en général, etcelle de la voix en particulier (dans ses relations entrela parole et le chanté) : regard bien plus satisfaisantpour mon oreille – acoustiquement plus intégré – quetoutes les tentatives plus ou moins réussies que j’écoutais

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alors, qui s’inscrivaient dans la descendance du Pierrotlunaire de Schönberg et de ses recherches (par ailleurspassionnantes) sur le Sprechgesang.

Ainsi sont entrées pour la première fois dans ma vie,à l’âge de l’adolescence, ces musiques inoubliables, sicontraires par certains aspects à celles que j’écoutais etaimais alors.

Car rien n’est plus contradictoire, à première vue, queles critères esthétiques fondamentaux de ces musiques.

D’un côté, les musiques occidentales modernes“savantes”, issues de plusieurs siècles de polyphonieset d’harmonies sans cesse plus modulantes ; marquéesesthétiquement par l’usage abondant de la variation,jusqu’à l’extrême de la variation permanente d’undonné formel lui-même extrêmement difficile à capterpar la seule audition, et ceci toutes écoles confondues(la deuxième école de Vienne ; les maîtres du sérialisme ;les musiques aléatoires ; les musiques stochastiques).Mais aussi des musiques fondées sur la tradition écrite,et la séparation spécialisée entre le concepteur et l’exé-cutant ; poussées vers l’accumulation instrumentale, etobligées ainsi de se soumettre sans cesse davantage,pour la clarté de leur exécution, au contrôle centraliséd’un chef, qui apparaît de plus en plus comme le per-sonnage prédominant de toute vie musicale ; incarnationdu pouvoir et de l’autorité, avec ses aspects brillants,mais aussi avec ses dangers.

La fonction du chef est devenue, dans notre civilisation,une fonction de vedettariat médiatique et de m’as-tu-vu(cela choque, mais c’est la simple vérité objective ;publics et musiciens sont invités à le regarder commecentre du tout), qui consiste à venir se montrer face au

public, en utilisant des geste appropriés, et sans produirele moindre son. Bien sûr, je suis assez musicien pouraccepter de reconnaître le pouvoir transformateur, voirerévélateur, que possèdent certains grands chefs inter-prètes ! Bien sûr, comme tout le monde, je les admireparfois autant que des divas ! Et je suis le premier àvaloriser l’action de mes amis chefs d’orchestre lors-qu’ils consacrent leurs efforts à clarifier, pour les musi-ciens, nos partitions difficiles.

Mais il n’en est pas moins vrai qu’un auteur de science-fiction pourrait aisément caricaturer une civilisation dece type, en la montrant comme totalitaire, pendue au pou-voir de ce “grand prêtre” dont la fonction de pure pré-sence gesticulatoire s’exerce dans des temples nommésSymphonic-Hall, Philharmonie, etc. : lieux dont les habi-tants des cités sont devenus aussi fiers que de leurs églises.

La valorisation extrême de la fonction du chefd’orchestre, dans nos sociétés, est le reflet direct deleur caractère monothéiste encore fortement patriarcal.La preuve en est qu’il est aussi difficile pour unefemme de devenir chef d’orchestre que dans certaineséglises d’y devenir prêtre !

On m’objectera que dans les églises ou confrériesspirituelles d’Orient ou d’Asie, le même problème sepose, et je l’admets bien volontiers. Cependant, commentexpliquer l’ascension remarquable de Mirra Alfassa,Française de naissance, devenue la célèbre Mère del’Ashram de Sri Aurobindo, en Inde ? Comment expli-quer l’ascension tout aussi remarquable d’AlexandraDavid-Neel, autre Française, devenue au Tibet un véri-table prêtre lama tibétain, reconnu par ses pairs ?

Face à cet Occident musical, un corpus extrêmementvaste de civilisations qui, malgré leurs différences parfoisénormes, ont en commun, pour beaucoup d’entre elles,

le principe de l’unicité modale d’une œuvre entière ;auquel s’ajoute l’usage d’un référent mélodique trèscaractérisé – patet, râga, dastgâh, maqâm ; le principe devariation (parfois très développé) s’inscrivant dans ceslimites très strictes.

Un autre trait prédominant est l’usage de petites for-mations instrumentales et vocales, permettant l’impro-visation (dans un cadre strict), donc l’unité complèteentre inventeur et interprète.

D’où également l’absence de chefs, et le peu dedéveloppements de l’écriture, utilisée au plus commeun moyen mnémotechnique ; repères de la mémoiren’ayant rien à voir avec cette science de l’écriture telle-ment valorisée en Occident, au point de devenir finalitéen elle-même (voir certains académismes d’école, ou lediscours – ahurissant – sur la nouvelle complexité…).

Contrairement aux idées reçues, qui affirment l’indi-vidualisme créateur et libre du compositeur occidentalface à un anonymat apparent des artistes orientaux(famille, religion, tradition), il semble que la libertéindividuelle du musicien, recréateur de sa tradition, soiten fait très grande dans les pratiques musicales de cescivilisations extra-européennes. Alors qu’en Occident,si quelques compositeurs de génie parviennent (au prixde quelles luttes !) à imposer un renouvellement (par-fois très bouleversant) de certains concepts, théories etcritères pratiques de la musique, la majorité des artistesinterprètes est souvent obligée de se conformer à desmodèles préétablis plus contraignants que ne le sont lesmodèles orientaux, africains, ou asiatiques (voir notam-ment le répertoire d’opéra, qui oblige les chanteurs àdonner une image conforme à des stéréotypes extrême-ment dominants – sauf coup de génie de la nature,comme Callas).

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La dichotomie occidentale compositeur-interprèteest impitoyable, et créatrice de plus violents déséquilibresque ne le sont des civilisations ayant préservé l’unitéintégrale du musicien : à la fois praticien et théoricien,créateur et interprète, que seul le jazz, et quelques folk-lores encore vivants, ont pu garder ou introduire dansl’Occident. Mais le jazz est justement d’origine africaine(hors Occident).

J’ai donc commencé à composer sur la base d’unhéritage totalement occidental quant aux moyens tech-niques, matériaux, principes linguistiques et théoriques(post-sérialisme), complexité polyphonique, etc., maisauquel venaient s’ajouter des espaces de réflexion etd’écoute débordant largement ce cadre (orientaux ou asia-tiques, si l’on veut, bien que ces mots soient peu définis),influencé par certains de leurs aspects spécifiques (gesteset archétypes acoustiques) ; recréés, transposés, trans-substantiés, fortement présents cependant, et ne dépen-dant d’aucune imitation plus ou moins directe, d’aucunemprunt de nature quelconque.

Dans Etude III (1962) pour orchestre, le geste del’entrée des shô se manifeste à travers une introductionconfiée aux seuls instruments à percussions (incluantpiano, celesta, harpe) – soit une matière discontinue,pointilliste –, assez rapidement recouverte par des massesaiguës de cordes, soutenues, continues, en permanentesévolutions spectrales.

Le geste du crescendo global qui se réalise à traverstoute la forme (de vingt minutes environ) qui se déploiesur la base d’un antagonisme entre des matières discon-tinues et continues, les premières influençant et dévo-rant progressivement les secondes, jusqu’à la cadence

finale de toutes les percussions de peaux, qui atteignentune telle rapidité dans les traits et distributions statis-tiques d’attaques, que les seuils de différenciation unefois franchis, on retrouve une matière continue (trans-position des lois dynamiques que m’inspiraient les râgad’Ali Akbar).

Ces gestes apparaissent également dans Equivalences(1963) pour dix-huit instrumentistes. Mais cette fois, legeste de l’entrée des shô (après une introduction plusdéveloppée et relativement statique dans son écriture) estconfié aux instruments à vent, qui interviennent sur dessurfaces harmoniques de six sons, dont les transforma-tions dépendent de rapports dynamiques-statiques (mobi-lité/fixité) s’établissant entre ces surfaces (ou accords), depar les quantités variables de sons communs existant entreelles : 6 sons nouveaux + 0 son commun (mobilité maxi-male) ; 5 sons nouveaux + 1 son commun ; 4 sons nou-veaux + 2 sons communs ; 3 sons nouveaux + 3 sonscommuns (équilibre) ; et l’inverse, jusqu’à l’immobilitéthéorique (0 son nouveau + 6 sons communs).

J’ignorais totalement à l’époque que les onze accordsde 5 et 6 sons qui servent de base harmonique à toute latradition du gagaku offrent l’exemple de lois d’enchaî-nement d’une nature exactement semblable.

Ces œuvres (dirigées entre autres par Boulez, Maderna,Guilen) ont été comprises, dans les années soixante,par leurs aspects les rattachant au mouvement post-sériel. Leurs autres ingrédients n’ont pas toujours étéclairement saisis.

J’ai également essayé, pendant cette période (Poly-chronies, Macles), d’employer un ensemble de tablasindiens, ou un zarb d’Iran : premières tentatives, bien fra-giles, vite abandonnées, d’incorporer des objets acous-tiques situés hors des normes.

Par la suite, j’ai souhaité assumer de manière dia-lectique les contradictions qui étaient au cœur de cedouble héritage, la vie aux Etats-Unis et l’éloignementde mes sources européennes m’ayant donné le désird’affirmer avec plus de cohérence ces influences.

Dans Faisceaux-Diffractions (1970) pour vingt-huit instrumentistes ; dans Kâmakalâ (1971) pour troisensembles d’orchestres, cinq groupes de chœurs, avectrois chefs ; dans Fluctuante-Immuable (1977) pour grandorchestre, j’ai tenté cette synthèse du fixe et du mobile,du renouvellement et du permanent, par l’utilisation d’unevéritable modalité chromatique, issue d’une réflexiondouble : 1. à partir de l’hétérophonie que Boulez nousavait enseignée ; 2. à partir de ces musiques modalestraditionnelles. L’écriture chromatique, variée, libre, denseou raréfiée, s’appuie alors sur des fréquences-pôlesabsolument invariantes, distribuées sur l’ensemble desregistres parcourus dans le temps de l’œuvre : sorted’infrastructure permanente fondée sur le total chro-matique.

Par ailleurs, le geste du crescendo généralisé étaitfortement présent dans Faisceaux-Diffractions et trèsradicalement affirmé dans Kâmakalâ, qui commencepar un seul chanteur émettant un son le plus grave et leplus long possible, rejoint par des chœurs en totale osmoseunitaire avec lui, et se termine dans le tutti éclaté desgroupes d’orchestres et de chœurs, sous la direction detrois chefs devenus indépendants dans le courant duprocessus de l’œuvre ; masse très active et dense, mul-tiple, divergente, évoluant dans trois directions prin-cipales articulées uniquement sur des rapports trèsélastiques entre textures.

C’est évidemment autour du titre Kâmakalâ (le tri-angle des énergies, concept hindouiste de la langue

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sanskrite), que l’influence orientale a été abondammentcommentée, car ce choix représentait mon premier acteen clair d’un rapport dialectique avec la pensée orientaledans mon travail de compositeur. Le meilleur descommentaires ? Olivier Messiaen, qui avait totalementsoutenu et compris cette œuvre, notamment sa logiqueimplacable du crescendo généralisé à tous les élémentsd’une composition entière. Le pire ? les sempiternellesarguties sur l’exotisme colonial ; sur le spiritualisme etles nostalgies, opposés à l’intelligence, à la conscience,etc. J’ai été obligé de constater alors (et cela n’a pascessé depuis !) l’inculture, la suspicion, la désorienta-tion, non pas des publics (qui suivent parfaitementbien), mais des milieux professionnels, face aux idées,à l’esthétique, aux philosophies qui se situent au-delàde leurs cercles habituels de références, et dont on cari-cature certains aspects, délibérément ou par simpleignorance.

Cette œuvre a été parfaitement comprise après uneconférence à l’institut Gœthe de New Delhi. Mais enEurope, j’ai constaté que tout travail dans le sens d’untel élargissement était perçu par certains groupes pro-fessionnels comme une sorte de trahison, d’abandon,de reniement de soi et des valeurs occidentales : unvirus qui s’attraperait lorsque l’on voyage trop, commeles fièvres…

On pourrait rappeler ici la polémique célèbre quiopposa, dans les années trente, le poète René Daumalau musicologue Boris de Schlœzer. Le premier, novateurlittéraire de grand talent, révolté sans concessions, maisaussi éminent sanskritiste, avait parlé avec ferveur de lavenue à Paris de la troupe d’Uday Shankar et du musicienTimir Baran Bhattacharya ; décrivant avec compétenceet sensibilité tout ce qui fait le caractère unique de la

musique indienne, notamment dans ses relations avec letemps : “… l’Oriental… ne cherche pas à tuer le temps…en vivant le temps, il l’identifie à lui-même et l’annihiledans sa propre conscience. En cela, contrairement au pré-jugé commun, c’est lui qui sait le mieux vivre et assimilerla réalité immédiate…” Ce à quoi Boris de Schloezerrépliquait : “… La valeur unique et l’importance de lamusique occidentale vient de ce qu’elle a réussi à subor-donner à la mélodie tous les éléments sonores… parve-nant ainsi… à neutraliser leur action directe, hypnotique.Car la pensée secrète de notre art occidental est que toutce qui ne passe pas par l’intelligence, en tant que facultéde synthèse, vient du Malin.”

Bien que cette polémique date de plus de soixanteans – à une époque où la France et l’Angleterre étaientencore des puissances coloniales –, j’ai parfois l’impres-sion qu’aucun progrès majeur n’a été fait, dans ces pays,parmi la classe qui dirige, contrôle, encadre, et com-mente l’activité musicale dite sérieuse. Pour devenirpartie intégrante de la vie musicale à Paris, et réunirles larges publics que les musiques traditionnelles sontcapables d’y trouver aujourd’hui, il a fallu que des genscompétents et passionnés aient la force de créer desstructures autonomes, des circuits indépendants, des poli-tiques libres, par rapport au milieu musical normal ;qu’il soit classique ou d’avant-garde.

Dans une deuxième étape de mon travail, et avecmes premières productions électroniques, j’ai eu leplaisir de découvrir un champ immense, non seule-ment pour l’exploration du matériau, du son, de l’acti-vité acoustique, mais également pour développer cetteréflexion tendue et dialectique entre l’Occident (dont

j’ai largement hérité, comme tout compositeur), et cetau-delà de l’Occident, plus spécialement orienté versl’Asie, par lequel j’ai été fortement appelé, motivé,interpellé.

Shânti (réalisé au studio du WDR de Cologne en1972-1973) est venu s’inscrire dans la suite logique deKâmakalâ sous l’angle de la réflexion esthétique. Maisles moyens mis en œuvre ont projeté ces tendances àdes niveaux bien plus larges.

Peu de temps avant d’aller travailler dans ce studio,j’avais demandé au professeur Emile Leipp (et à sonassistante, Mlle Castellango), du Laboratoire d’acous-tique de la faculté des sciences, de réaliser pour moides sonogrammes d’après divers enregistrements demusiques vocales que je possédais, tous situés horsdes limites habituelles du chant occidental (que j’aimebeaucoup, mais qui n’est pas le seul !). Les exemplesdonnés couvraient : le Sud de l’Espagne (flamenco, etnotamment des saetas solistes) ; la Bulgarie ; le Maroc,pour des extraits chantés du Coran ; la Turquie (chan-teur derviche) ; l’Egypte ; l’Iran ; l’Inde, avec différentsstyles vocaux, notamment le dhrupad ; le Tibet ; laChine ; le Japon, plus particulièrement le récité-chantétypique du nô, les musiques de la période Edo, et lechant du théâtre de marionnettes bunraku (appelé chantgidayu), utilisant des techniques vocales variées pro-prement spectaculaires (le fameux vociférant, nomméainsi avec justesse par Roland Barthes dans l’Empiredes signes).

Le résultat de ces sonogrammes parlait mieux qu’au-cune philosophie, et montrait avec précision où se situaitl’un des secrets les plus importants de ces musiques : lascience de l’ornementation étendue jusqu’à l’acoustiqueinterne du son.

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Sur beaucoup de ces voix on pouvait observer l’évo-lution continue depuis un non-vibrato absolu jusqu’àdifférents types de vibrati (périodiques ou non, largesou serrés), lesquels pouvaient s’élargir ensuite jusqu’àla dimension d’une broderie, d’un portamento orne-mental, d’une variante mélodique glissée : phénomèneparticulièrement saisissant dans le chant dhrupad del’Inde. Le Turc révélait son pouvoir de contrôle sur lenombre exact de vibrati autour d’une note précise,autant que les alternances de son-droit ou son-vibré surune même fréquence. L’Iranien ornementait certainstraits vertigineux avec une technique en coups de glottetrès rapides, produisant une sorte de battement à laquarte autour de certains groupes de fréquences. LesJaponais, et notamment le chanteur de gidayu, révé-laient l’emploi d’une quantité étonnante de techniquesvariées, avec voix de tête, voix du ventre, voix proje-tée comme un crié-parlé s’enchaînant à un lent glisséascendant continu, etc. Le chanteur espagnol de saetasemployait un vibré constant mais d’amplitude fluctuante,comme un sanglot devenu technique, et transsub-stantié.

C’est avec l’esprit rempli par ces observations quej’ai fait mes premiers travaux en studios électroniques :totalement sensibilisé à la vie interne des corps sonores,porté de ce fait à l’usage préférentiel des sons com-plexes obtenus par couches de modulations et d’accu-mulations, des sources concrètes métamorphosées partoutes sortes d’opérations, mais conservant toujoursleurs empreintes acoustiques d’origine.

Il était clair qu’un son animé par toutes sortes depulsations et variations acoustiques internes gardait uneforte puissance d’information, et qu’il était alors pos-sible de rester dessus pour une durée prolongée. Mais

un son pauvre, pur, sans richesse interne, était vite lassant,et de ce fait il fallait en changer assez vite…

Ainsi, on se trouvait devant une sorte de loi d’équi-valence assez semblable à celle de Heisenberg : plus unson était riche acoustiquement, plus il fallait de tempspour l’apprécier, le saisir, le percevoir dans toutes sesfacettes – et c’était exactement le cas des grands blocsélectroacoustiques que j’arrivais à générer ; plus un sonétait simple, pur, égal aux autres, sans aspérités, homo-gène sur tous ses registres, clair en fréquences, moinsil avait d’intérêt par lui-même, dans la durée, et plusl’intérêt basculait sur les rapports et sauts entre fré-quences (les intervalles) ; donc plus il était nécessaired’évoluer vers la complexité polyphonique. Et c’étaitexactement ce qui s’était passé dans l’histoire del’Occident…

C’est la racine et la raison essentielle des propor-tions beaucoup plus vastes de mes œuvres de cettepériode : Shânti, mais aussi Gaku-no-Michi (les Voiesde la musique), réalisé en 1977-1978 au studio de NHKà Tokyo, ainsi que Yo-In (Réverbérations), réalisé en1980 au Studio de sonologie d’Utrecht.

Si Shânti – musique de méditation pour sons électro-niques et concrets – atteignait au total une heure quarante-cinq minutes, les quatre parties de Gaku-no-Michi – filmsans image pour sons électroniques et concrets – devaientatteindre près de quatre heures, et la durée des quatreactes de Yo-In – musique pour un rituel imaginaire – estde trois heures quarante minutes.

Dans Gaku-no-Michi, les éléments culturels nonoccidentaux étaient strictement limités à des objetsconcrets transformés et insérés dans les trames électro-acoustiques (fragments de musiques ou de cérémonies),confrontés à toutes sortes d’objets et sons de la vie

quotidienne du Japon moderne ; rues, sonneries, métros,gares, grands magasins, annonces, discours politiques,jardins, temples…

La forme globale est bâtie sur les transformationsprogressives entre sons abstraits (générés électronique-ment) et matériaux concrets : les premiers étant modu-lés jusqu’à prendre l’apparence d’objets concrets ;inversement, les sources concrètes étant modulées ettransformées jusqu’à perdre toute trace de leurs origines,en rejoignant l’abstrait.

Avec Yo-In, qui utilise en direct (outre l’électroacous-tique) un personnage-percussionniste passant d’acte enacte à travers des groupes d’instruments variés (environdeux cents instruments), le lien avec les cultures asiatiqueou orientale venait avant tout de l’instrumentarium,composé presque entièrement d’instruments venant deCorée, du Japon, de Chine, de l’Inde, de Thaïlande, desPhilippines, délivrant des spectres complexes, tous dif-férents et très spécifiques. Plusieurs de ces instrumentsavaient à l’origine des fonctions sociales précises quiétaient ici court-circuitées au profit de leurs seulesvaleurs acoustiques, émotionnelles, esthétiques, sonores.

Cette œuvre a marqué les débuts de ma collabora-tion avec le percussionniste américain Michael Ranta,établi en Europe après de longs séjours en Asie, et quia su réunir autour de lui un potentiel instrumentalextrêmement riche et diversifié.

Où est l’orientalisme tant de fois commenté dansdes œuvres de ce type ? Aucune citation, aucun em-prunt à des théories, des modes, des thèmes, des rythmes.Seulement des timbres et des objets, servant de maté-riaux à une recréation totalement autonome et libre,et la présence d’un substrat mental d’ordre général, pro-voquant la réflexion, créant des énergies qui exigent

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d’aller au-delà des habitudes acquises, des formesadmises, des frontières établies par l’Occident. Lesnombreux peintres et sculpteurs de notre époque qui sesont inspirés ou référés à l’art africain ou océanien, àleurs masques, objets et personnages, ont-ils fait autrechose ? La liberté et l’individualité de leur création enont-elles été altérées ?

C’est en 1983 que le Théâtre national du Japon, àTokyo, a créé mon œuvre : A l’approche du feu médi-tant, pour un orchestre de vingt-sept musiciens dugagaku, deux chœurs de moines bouddhistes des sectesShingon et Tendai, et cinq danseurs de bugaku. Cetteœuvre, en trois parties séparées, d’une durée globale dedeux heures trente (50’, 20’, 80’) était le résultat d’unecommande de ce théâtre, dont la politique dépasse laseule fonction de musée.

L’année précédente, j’avais exprimé le souhait de nepas me limiter, pour ce travail, aux seuls instruments dugagaku, relativement étroits en tessitures, et tous orien-tés vers l’aigu. Après différentes recherches, j’avais putirer l’orchestre vers le médium, par l’ajout d’instru-ments alto, ou basse, tels que le o-hichiriki, ou le o-shô.

Puis on m’avait proposé des chœurs de moines, pra-tiquement jamais employés encore pour une créationoriginale… Inquiet des difficultés d’exécution quipourraient naître d’une telle situation, j’avais obtenu unpremier dialogue avec les principaux moines solistes deces chœurs. A la fin de l’entretien, qui avait porté surles diverses techniques du chant shômyô (la voixclaire, le chant bouddhiste, qui recouvre de nombreusesvariantes et écoles), j’avais tracé rapidement sur unefeuille blanche une ligne brisée, évolutive ; graphique

supposé représenter un contour mélodique. A mongrand étonnement, les moines chantèrent tout de suitequelque chose qui ressemblait assez correctement, entemps et espace, à cette ligne improvisée, graphique-ment exprimée. Nous avions donc une possibilité denous comprendre !…

Quelques mois plus tard, j’avais écrit une premièreœuvre, évoluant d’une monophonie simple à une véri-table polyphonie à quatre parties, écrite entièrement surla base de cette notation graphique, affinée par l’usagede papier millimétré et quelques symboles de notationde shômyô mêlés à divers signes de notation occidentale.En pointant son doigt sur cette partition, le directeur duThéâtre national me dit : “Ceci est votre œuvre, maisvous risquez bien d’entendre autre chose !…”

Contrairement à ces sombres prévisions, les moinesfurent si motivés par ce nouveau travail, et firent de sinombreuses répétitions (avec l’aide de plusieurs jeunesrépétitrices japonaises et musiciennes, connaissant lamusique des deux cultures), que le résultat, à la surprisegénérale, fut tout à fait conforme à l’œuvre écrite :laquelle respectait évidemment les techniques vocalesspécifiques (qui engendrent aussi un style), mais ne faisaitappel à aucune sorte d’élément appartenant au répertoire.

Respectant également les habitudes des musiciensdu gagaku, aucun chef ne fut imposé à cet ensemble,pourtant largement déployé dans le vaste espace duthéâtre : trois groupes sur scène ; deux groupes sur cha-cun des côtés de la salle ; un chœur éclaté sur scène ;un chœur dans le balcon arrière. Cinq percussionnistes,placés en cinq points de l’espace du théâtre, assuraientla coordination générale par une signalétique particulière,faite avec divers instruments, insérés en tant quetimbres dans les trames musicales, mais dont les

interventions signifiaient également – pour tel ou telgroupe d’exécutants – des départs, des changements,des arrêts.

Au-delà de l’emploi des instruments et des voixdans toute leur spécificité, en respectant leur acoustiquepropre, on retrouve dans cette œuvre les principesd’organisation par modalité chromatique (pôles de fré-quences soutenant toute l’architecture) que j’avaisemployés dans une œuvre comme Kâmakalâ. La com-paraison analytique entre les deux partitions est éclai-rante : les matériaux, masses instrumentales et vocales,sont entièrement occidentaux dans un cas, entièrementorientaux (asiatiques) dans l’autre : mais les principesd’architecture et de composition sont les mêmes, à peude chose près.

Mon étonnement est donc très grand lorsque je lis,dans un livre publié en France, qu’A l’approche du feuméditant serait une tentative de “reconstitution d’unecérémonie bouddhiste”… “Dans quel but, et pour quoifaire ?” a-t-on envie d’ajouter immédiatement !

Loin de tout cela, le titre de cette œuvre vient en partied’une conférence de Heidegger consacrée à quelquesmots de la langue grecque ancienne, dans laquelle lephilosophe emploie l’expression poétique du feu quimédite. L’image à l’approche m’a été pratiquementimposée par mon désir d’exprimer cette forme du cres-cendo progressif étendu à la totalité de l’œuvre ; d’évo-quer un parcours presque initiatique ; de créer uncérémonial totalement inventé et personnel, quiretrouve ma prédilection pour les formes en devenirayant une direction évolutive ; symbole de l’idéed’un cheminement vers quelque chose situé à l’hori-zon, mais que l’on ignore, qui n’est pas encore entiè-rement révélé…

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Le seul reproche qui m’a été fait au Théâtre nationaldu Japon, à Tokyo, après la création de cette œuvre, aété justement de ne “pas m’être inspiré assez claire-ment d’une idée bouddhiste” !…

Que cherchent ces commentateurs français, accréditéspar les pouvoirs politiques et médiatiques, qui ont ledroit de publier et d’écrire sur tout, sans savoir seule-ment ce dont ils parlent, sans avoir le simple scrupulede se renseigner avant d’écrire et de publier ? La défor-mation de l’information – et sa manipulation – est unevieille technique, qui relève des machines de propagandeemployées par les appareils totalitaires. La musiquefrançaise en est-elle arrivée au point où toute démocra-tie – au sens du débat ouvert et libre des idées – luiserait interdite ?

Après ce travail qui marquait une nouvelle étapedans ma vie grâce à cette première collaboration directeavec des musiciens d’une autre culture, je décidai depoursuivre sur cette voie, mais cette fois en suivantmes propres impulsions, sans autre institution pourorienter les choix.

J’avais remarqué, pendant les répétitions, quelquesinterprètes (généralement les premiers de chaque groupe)plus brillants, plus musiciens, plus ouverts que d’autres.J’en sélectionnai cinq : trois instrumentistes de gagaku(le professeur Shiba Sukeyasu, ryûteki ; M. YaotaniSatoru, hichiriki ; Mlle Miyata Mayumi, shô) et deuxvoix de shômyô (les moines chanteurs Ebihara Kôshinet Arai Kôjun, des sectes Tendai et Shingon). J’y ajoutaide nouvelles percussions prises en charge par MichaelRanta, dont entre autres un groupe très rare de bônshô(cloches de temple), et programmai une importante

production électroacoustique en studio, utilisant desmatériaux concrets à partir des percussions métalliqueset du shô ; ce dernier échantillonné à Tokyo.

Anâhata (parties 1, 2 et 3, dont le titre sanskrit estallusif à la vibration originelle) a été le résultat de cetravail véritablement interculturel et intercontinental,compte tenu du mélange très particulier de ses sourcessonores. La réalisation électroacoustique a mobiliséquatre studios européens : le studio du conservatoireSweelinck d’Amsterdam, qui a assuré la plus grossepart de la production ; celui de la Technische Univer-sität de Berlin ; l’INA-GRM de Paris pour le développe-ment analogique de divers matériaux ; ainsi que lestudio ART de Genève.

Dans Anâhata I (1984-1986), pour deux moineschanteurs soli de shômyô, un o-hichiriki solo, un per-cussionniste, et bandes électroacoustiques (1 h 45), j’aiécrit (avec la notation graphique utilisée précédem-ment) de longs soli et duetti de différents caractèrespour les deux moines chanteurs. Ces parties forment lacontinuité générale de l’œuvre, qui culmine par un trio(les deux voix, plus le o-hichiriki) entièrement modal.Au début, au centre, à la fin, de larges sections électro-acoustiques avec percussions viennent marquer lesgrandes proportions, comme des piliers : ouverture (sur-tout avec les bônshô) ; commentaire (sur les rin et keisu,ou bols de métal) ; accompagnement et prolongation dudeuxième duo chanté ; enfin, accompagnement du trio,prolongé par une conclusion (avec un dispositif assezlarge de tambours de cérémonie).

Le rapport global entre les temps réservés auxsolistes et ceux réservés aux parties électroacoustiquesest très nettement en faveur des premiers : l’électro-acoustique apparaissant ici dans une fonction orchestrale

et dramaturgique d’encadrement, ou parfois d’accom-pagnement.

Anâhata II (1984-1986), pour un ryûteki solo, unhichiriki solo, et bande électroacoustique, se présentesous la forme d’une structure complexe continue(bande), précédée d’un long solo du ryûteki, qui sedéveloppe ensuite parallèlement avec la partie électro-acoustique. La partie centrale commence par un soloplus court du hichiriki ; l’œuvre évoluant progressive-ment en un duo entre les deux instruments, d’abord encontrepoints très divergents, puis de plus en plus paral-lèles, jusqu’à la conclusion sur un ensemble de glis-sés ascendants à l’unisson, qui se terminent en mêmetemps que la partie électroacoustique. Le rapport entreparties instrumentales et partie électroacoustique estdonc pratiquement celui d’un parallélisme, mais sansaucune relation de matériaux, les deux univers étantentièrement différents, dans l’esprit d’un contrepoint detextures.

Anâhata III (1984-1986), pour une joueuse deshô solo, utilisant également un o-shô, et un sheng-alto(1 h 35), représente le troisième pôle du cycle, avecune relation inversée entre les temps réservés aux par-ties électroacoustiques seules et les temps d’interven-tion de la soliste. L’électroacoustique est continue, d’unbout à l’autre, depuis la grande Galaxie 1 de vingt minutesqui ouvre la pièce, jusqu’à la Galaxie 2 qui la referme.La soliste n’intervient que de temps à autre au cours del’ensemble. Elle est traitée ici comme une présence-absence, apparaissant et disparaissant (grâce au jeu deslumières) : sorte de déesse fixe et immobile, assise ausommet d’une légère élévation du sol. L’électroacous-tique, très développée, volontairement riche et com-plexe, utilise presque exclusivement des sons obtenus

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sur la base des échantillons du shô : d’où un jeu variéd’osmoses et divergences entre la soliste et son envi-ronnement, celui-ci devenant le symbole de l’énergiecosmique, alternativement lancée ou calmée par le shô– cet instrument à la magie contemplative.

Dans un esprit tout à fait semblable, utilisant lestechniques modernes de l’échantillonnage et des traite-ments électroacoustique ou informatique du son, j’aicomposé et réalisé au studio du WDR de Cologne, en1990-1991 : Erkos (chant, louange), pour la jeuneJunko Ueda, remarquable interprète de satsuma-biwa(disciple de Mme Tsuruta Kinshi) et chanteuse deshômyô (disciple du moine Tendai Ebihara Kôshin).Cette artiste japonaise illustre tout particulièrement ledéveloppement des phénomènes interculturels de nossociétés, car outre sa formation japonaise traditionnelletrès approfondie, elle a également eu le désir de tra-vailler les musiques du gamelan de Java (dont elle jouehabilement divers métallophones), une bourse de séjourdans ce pays lui ayant donné la possibilité de travaillerles techniques vocales particulières à cette musique(émission du son avec un ample legato, usage de lavoix de tête, nasalisation du timbre). Outre ces connais-sances, elle maîtrise très correctement le piano occiden-tal et les différentes disciplines classiques d’écriture,ayant également travaillé la composition moderne avecle compositeur Jôji Yuasa.

Toutes ces possibilités sonores, liées à une identitémusicale unique, ont été enregistrées en studio, échan-tillonnées, traitées et travaillées de façon à générer toutautour de la soliste de véritables chœurs réalisés entiè-rement à partir de sa voix (jusqu’à cent cinquantecouches vocales superposées en différentes masses), oude vastes orchestres de satsuma-biwa, générés à partir

de son instrument. Le studio électronique et ses traite-ments acoustiques apparaît ici comme l’outil idéal per-mettant la multiplication d’une source ; permettant àcette source de générer un environnement parfois extrê-mement complexe, mais entièrement homogène parrapport à son origine acoustique unique.

Dans une étape différente de mon travail (Butsu-myôe, Sappho Hikètis), j’ai fait appel à deux chanteusesvivant en Occident, mais capables de dépasser les limitesétablies. Yumi Nara, Japonaise d’éducation occidentale,très souple et curieuse de toutes les musiques. FatimaMiranda, Espagnole, montrant des dons exceptionnelspour explorer de nouvelles techniques vocales, très ins-truite sur les musiques ethniques (elle étudie entreautres le chant dhrupad). Ce travail est un peu l’inversedu précédent. Il s’agit moins d’accueillir un instrumentisteou une voix venus d’autres cultures dans le cadre d’unecréation originale issue de l’Occident, que de stimulerla créativité des techniques vocales ou instrumentaleséduquées à l’occidentale, en profitant de la leçon reçueà l’écoute des cultures différentes.

A ce point terminal d’un exposé forcément beau-coup trop limité et général, peut-être faut-il ouvrir ledossier des réactions et de l’accueil face à une telledémarche. Ce dossier est très lourd : impossible, làencore, de l’épuiser en un seul article !

Ceux qui ont compris le sens de cette démarche etl’ont soutenue ont heureusement été nombreux ; ducôté de certains organisateurs comme du côté despublics. Mais ceux qui tentent d’en empêcher la mani-festation sont également nombreux, et n’ont aucuneffort à faire, s’exprimant dans et pour une société dont

la curiosité artistique est parfois limitée, placée sousl’influence des conformismes, des idées reçues, des pré-jugés, et de forces politico-financières qui, aujourd’hui,gouvernent directement la musique plus qu’aucune autreforme d’art, et de manière souvent contestable !

On peut regrouper les attaques en quelques thèmesprincipaux :

1. Il est impossible de comprendre de manièrevalable et suffisante les cultures autres que celles danslesquelles on est né… Justement (et comme beaucoupde mes cadets aujourd’hui), je suis né à la musique,entre autres à travers ces cultures, par l’écoute intensive !Et point n’est besoin d’un environnement particulier :seules la curiosité et la passion de la musique, desmusiques, de beaucoup de musiques, m’y ont amené.

Car si cette théorie complètement raciale de la cultureétait réelle, que pourrions-nous dire alors devant unphénomène tel que le remarquable joueur de qânûnJulien Weiss, par exemple ? Qu’il n’a pas su et nepourra jamais assimiler la musique arabe, parce qu’ilserait né d’une mère suisse et d’un père alsacien ? Maisalors, les auditeurs des pays arabes qui lui font untriomphe (justifié) seraient-ils sourds à leur propremusique ?

On rejoindrait ainsi une argumentation que j’ai par-fois entendue au Japon : “This is something specifi-cally Japanese ; you cannot understand it !” (Ceci estquelque chose de spécifiquement japonais : vous nepouvez pas le comprendre !)… Comme si la cultureétait une affaire de sang, de forme des yeux, de capacitésà courir plus ou moins vite…

2. La lenteur, la longueur des œuvres et des concerts.Reprocher à Gustav Mahler d’être trop long ou repro-cher à Webern d’être trop court, serait aussi absurde

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l’un que l’autre. Reprocher au gamelan de Java ou auParsifal de Wagner d’être trop lent serait aussi absurdeque de reprocher à une musique tsigane d’être trop vite !Seules des critiques portant sur la construction par rap-port à ses matériaux auraient un minimum de pertinence.

Je me souviens de l’un de ces étonnants attachés cul-turels dont la France semble avoir le secret, et dont onse demande ce qu’ils font, lorsqu’on les rencontre dansdes pays où ils sont incapables de s’intéresser à la culturedu lieu où ils vivent. Celui-ci m’expliquait pendant undéjeuner à Tokyo : “Je ne pourrai pas venir entendrevotre création au Théâtre national, avec le gagaku.Vous savez, le gagaku, cela m’endort…” Bonne nuit,monsieur l’attaché culturel, et bon sommeil à votreconscience artistique, qui ne dépasse pas les trois pre-mières lettres du mot culture. Heureusement, huit centsJaponais avaient préjugé, ce soir-là, qu’ils n’allaientpas s’endormir…

3. Exotismes. Voilà le grand mot lâché ! On neprend même pas la peine de faire l’exégèse du mot,afin de prendre conscience à quel degré, aujourd’hui,l’emploi de ce mot (appliqué à différentes régions duglobe en permanentes communications avec les nôtres)est une idée de vieux, une idée d’un autre âge, complè-tement dépassée par les réalités culturelles vivantes !A une époque où quelques heures d’avion suffisentpour rallier Tokyo, Bangkok, Le Caire, Djakarta, etc.,depuis Paris, Berlin, ou Los Angeles ; à une époque oùles télévisions de bientôt chaque foyer peuvent amenerinstantanément des images de n’importe quel point duglobe envoyées par satellite, on ne voit pas très bien oùpourrait encore se situer l’usage de ce mot, même faceau Moyen-Orient ou à l’Asie. Car à ma connaissance,les seuls territoires exo encore inconnus, ouverts à

l’imagination, sont ceux couverts aujourd’hui par lascience-fiction ; c’est-à-dire les territoires situés horsde notre village global planétaire.

Mais on étend aujourd’hui ce terme : exotismes élec-troniques, peut-on lire. Cela suppose que tous les sonsqui n’ont pas été codifiés par la lutherie issue desmusiques classique et romantique de l’Occident sontexotiques, et que pratiquement seul l’orchestre sym-phonique peut échapper à la marque d’infamie !

4. Une telle musique relève de l’archéologie. DansAnâhata, A l’approche du feu méditant, Butsumyôe,Erkos, pas une seule note, contour mélodique, ourythme, ne sont empruntés à l’un quelconque desrépertoires traditionnels existant au Japon ou ailleurs !Tout est inventé dans la liberté de l’imagination créa-trice. Seules, les techniques vocales ou instrumentalessont respectées. Exactement comme tout compositeursérieux écrivant pour l’orchestre symphonique s’effor-ce de respecter les spécificités techniques et acous-tiques de chaque instrument de l’orchestre pour lequelil écrit.

Après avoir composé mes œuvres A l’approche dufeu méditant et Anâhata, après leurs créations et pre-mières exécutions en Europe, j’ai eu l’occasion deséjourner quelques jours dans les temples de Hieizan(temples de la secte Tendai), près de Kyoto. En compa-gnie de mes interprètes : M. Ebihara, moine Tendai, etMlle Junko Ueda, son élève, j’ai eu l’occasion de visi-ter le directeur de l’école de shômyô installée sur cettemontagne. A ma grande surprise, ce moine très cultivéet musicien était parfaitement informé de mes ten-tatives d’écriture graphique pour composer, à ma ma-nière, un shômyô libre, entièrement de mon invention,gardant un lien avec les seules techniques vocales et

stylistiques acoustiques. Alors que je l’interrogeais surle sens d’une telle démarche, et lui demandais sonjugement sur celle-ci, j’entendis la réponse suivante :“Le chant shômyô est comme une plante vivante. Il setransforme sans cesse, évolue et se métamorphose,comme le font toutes les choses de l’Univers. Votrechant shômyô n’est pas le même que celui que nousconservons ici, dans cette école. Il est le shômyôcontemporain, celui qui évolue. Il est normal que cetteforme de chant ne se limite pas au seul Japon, et vousêtes parmi les premiers étrangers à vouloir créerquelque chose avec lui. Continuez votre travail quis’inscrit parfaitement dans le devenir éternel et sanslimites de ce type de chant.”

5. Absence de conscience contemporaine. J’ai lu unjour, en France, dans l’un des rares mensuels consacrésà la musique, et peu après la création de mon œuvreAnâhata au Festival d’automne de Paris, que selon cer-tains, mon travail de compositeur “ne relève pas de lamusique contemporaine” !… Pour ceux qui m’ont vu,depuis des années, courant comme nombre de mesconfrères après des technologies qui ne sont jamais suf-fisantes pour nos besoins, jamais assez sophistiquées,jamais assez riches et maîtrisées, la remarque est assezcomique !

Qui ose se permettre, aujourd’hui, d’affirmer détenirun brevet exclusif de contemporanéité ?…

Je me souviens de ce très beau film de Chris Markerdont le titre est emprunté à Moussorgsky : Sans soleil.On y voyait des images prises au cœur de l’Afrique et,alternativement, d’autres vues, prises au cœur des quar-tiers de Ginza ou Shinjuku, à Tokyo. Contrastes vio-lents ! Tout cela se passait exactement aux mêmesdates, pendant les mêmes semaines, sur la même planète.

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Tous les événements, tous les personnages, étaient descontemporains ! Et mon ami M. Ebihara, interprètejaponais d’Anâhata, qui chante son chant de moine auJapon à l’instant même où j’écris, à Berlin, cet articledestiné à une revue française, est, lui aussi, notrecontemporain à tous !

Comment est-il possible que dans un pays aussi évo-lué que la France, il puisse exister, en musique, uneidéologie-monopole, soutenue par l’Etat, donnant àcertains le droit de montrer du doigt ce qui est contem-porain, ou ce qui (selon ces censeurs) ne le serait pas ?C’est l’attitude la plus bête qu’une culture puisse créer.Et ceci se manifeste au moment historique où les politi-ciens eux-mêmes (gauche et droite confondues) sontamenés, par la force des choses, à parler en termes depluralisme et de multiplicités culturelles cohabitantes !Paraphrasons joyeusement ce slogan de 1968 : “Nous-sommes-tous-des-con-tem-po-rains !”

Avec Anâhata, une fois de plus, j’ai pu entendre etlire le meilleur comme le pire ! Une fois de plus, j’aiconstaté la très naturelle ouverture d’esprit des publicsqui viennent dans les festivals d’art moderne, et larésistance passive ou agressive de certains cercles pro-fessionnels : notamment de ceux qui campent sur lespositions les plus instituées de la modernité occidentale,abstraite et instrumentale ; ou de ceux qui ne voientd’avenir que par le biais d’une restauration plus oumoins tonale, toujours fondée sur la domination del’instrumentarium occidental établi.

Ainsi, par exemple, au Festival de Donaueschingenen 1990, un public de mille personnes a fait un grandsuccès aux interprètes d’Anâhata. Mais le reporterd’une importante télévision a laissé entendre que lesdeux moines-chanteurs (très connus au Japon, et qui

travaillent très dur pour maîtriser de tels soli écrits)étaient probablement des acteurs-costumés ; montranten même temps une image de la salle quasi vide depublic, prise trois quarts d’heure avant le début duconcert, en expliquant avec sérieux que de tels concertsne pouvaient attirer personne… Que signifient les com-portements de ces classes dites culturelles (dirigeantes,médiatiques, politiques), qui sont capables de distordrel’information lorsque le contenu d’une œuvre, ou sa réali-sation matérielle, ne sont pas conformes à leurs volontés,au message qu’elles veulent voir véhiculer, aux formesd’art qu’elles veulent voir triompher ?

6. Le procès en spiritualisme (ou en rituel) sanscesse intenté dès qu’il est question d’Orient ou d’Asie,ne mérite pas de commentaire. Ou alors, bannissons del’histoire de la musique occidentale : toute l’œuvre deBach, une partie de celle de Beethoven, toute celle deMessiaen, etc. Les musiques les plus essentielles, depuisl’origine des temps, et à travers toutes les civilisations,sont toujours spirituelles, souvent rituelles !

7. Absence d’identité occidentale : perte de soidans une autre identité. Cette idée vient toujours d’uneméconnaissance totale des musiques non européennes.

Après la création d’Erkos au WDR de Cologne, en 1991(pour voix avec Satsuma-Biwa et électroacoustique),Stockhausen m’a raconté cette anecdote : “Nous sommesrentrés, après ton concert, en compagnie d’un Russequi prépare une thèse sur ma musique. Il a dit : «Ceque nous avons entendu ce soir, c’était de la musiquejaponaise, non ?» Je lui ai dit : «Non, c’est composé,c’est une création ; l’instrument est japonais, maisc’est tout !» Il a insisté : «Mais c’est impossible ; çasonne comme de la musique japonaise ! – Non, çasonne différemment. Un instrumentiste traditionnel

de biwa, un chanteur traditionnel de shômyô, unechanteuse de gamelan de Java, ne reconnaîtraientpratiquement rien de leurs musiques !” “Mais, ajoutaitStockhausen, il n’y a rien eu à faire pour le con-vaincre.”

On admet de reconnaître le son du violoncelle dansle Cygne de Saint-Saëns, ou dans Nomos Alpha deXenakis, et il ne viendrait jamais à personne l’idée decommenter : “C’est de la musique européenne, non ?”Mais on ne peut pas admettre la même chose sur unsatsuma-biwa : préjugé culturel absolu de l’Occident,QUI N’ADMET PAS LA POSSIBLE UNIVERSALITÉ D’AUTRESIDENTITÉS ACOUSTIQUES QUE LES SIENNES, sauf cellesqu’il s’est appropriées depuis longtemps, au point d’effa-cer leurs origines.

Avant de conclure, rappelons un dernier facteur quibouleverse le futur de la musique : l’oralité potentielle denotre époque, venue du développement des technologiesélectroacoustiques, du secteur de la micro-informatique,des supports-mémoires.

Si la musique exclusivement écrite est tellement miseen valeur par certains, ce n’est pas seulement parce quecelle-ci hérite des valeurs (très élevées) de cette traditionoccidentale : c’est aussi parce qu’il existe un secteur éco-nomique à protéger ; celui de l’édition graphique musi-cale, de sa location, de sa vente.

Il faudrait également développer toute une étude surl’univers des micro-tons. Grâce aux instruments moderneset aux contrôles électroniques qu’ils utilisent, nous sommesplacés, pour la première fois dans l’histoire, face à la pos-sibilité de travailler avec la plus grande précision surtoutes les échelles de fréquences imaginables. Ce boule-versement est énorme, et là encore, l’étude des culturesmusicales non européennes, fondées depuis des siècles

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sur des échelles micro-tonales très différentes des nôtres,devrait apporter une puissante source de réflexion.

Récemment, à Berlin, la jeune et brillante SilviaFomina, compositeur, a présenté un travail remar-quable, utilisant un orchestre et une bande travailléeen échelles micro-tonales très précises, dont les sys-tèmes étaient déduits d’une étude des musiques méla-nésiennes. Aucun exotisme dans cette recherche,mais la translation d’un aspect particulier d’unemusique lointaine et sa projection-multiplication surla base des techniques nouvelles.

On le voit, les problèmes abordés dans cet article nefont que commencer à se généraliser.

Loin d’une modernité établie qui n’est pas sans valeur,mais devenue sectaire, peu ouverte d’esprit, de plus enplus possessive, anxieuse de conserver ses prérogatives,et d’étendre sans cesse ses appareils sociaux d’enca-drement et de contrôle (en France, d’une omniprésencequasi totalitaire) ; loin d’une restauration à l’américainehabile dans son professionnalisme, dont l’existencepeut s’expliquer aujourd’hui, mais dont on voit diffici-lement la projection sur le long terme ; loin de ceux quivoudraient aujourd’hui nous faire croire que la luttedialectique historique fondamentale se jouerait unique-ment entre ces deux pôles (géographie beaucoup tropréductrice, qui exclut une immense quantité de musiques) :continuons à regarder sur l’autre versant des sons,toutes limites transgressées – celles des technologiescomme celles des cultures du monde –, à la lisière desnouvelles frontières, là où se dessinent de nouveauxterritoires, même si, pour quelque temps, ils demeurentinterdits. Ceux-ci, infiniment vastes, mobiliseront tou-jours plus les énergies dans l’avenir, exigeront beau-coup de temps, de recherches, de travail…

Les musiques du monde ne signifient aucunementl’exclusion de l’Occident, puisque c’est la logique deson développement et des nouvelles voies qu’il nouspropose qui en est l’instigatrice.

Berlin, le 8 mars 1995.

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ONT PARTICIPÉ A CE NUMÉRODE L’INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE :

FRANÇOISE GRÜNDDirectrice artistique de la Maison des cultures du monde,directrice de la collection Inédit.

LAURENT AUBERTDirecteur des Ateliers d’ethnomusicologie (Genève).Conservateur au musée d’ethnographie de Genève.Secrétaire général des Archives internationales de musiquepopulaire (Genève).

HABIB HASSAN TOUMAEthnomusicologue spécialiste du monde arabe. Chercheur àl’Institut international des musiques traditionnelles, Berlin.

CHÉRIF KHAZNADARDirecteur de la Maison des cultures du monde.

MICHEL DE LANNOYEthnomusicologue, maître de conférences des universités etinspecteur de la création et des enseignements artistiques auministère de la Culture. Auteur d’une thèse sur les Rôlessociaux et rôles musicaux dans l’orchestre bolonyen chezles Sénoufo-Fodonon de la Côte-d’Ivoire, université deTours, 1984.

PIERRE BOISEthnomusicologue, assistant à la programmation et chargéde l’édition et de la publication des disques à la Maison descultures du monde.

PR. HSU TSANG-HOUEIPrésident de la Société chinoise d’ethnomusicologie et de laSociété d’éducation musicale de Taiwan, professeur à l’Uni-versité Normale de Taiwan, directeur du Graduate Institute ofMusic et président du Département de musique.

BERNARD LORTAT-JACOBDirecteur de recherche au CNRS, responsable du Laboratoired’ethnomusicologie du musée de l’Homme. Spécialiste del’aire méditerranéenne, il a réalisé de nombreux travaux surle Maroc, les pays balkaniques et la Sardaigne. Il a notammentpublié sur la Sardaigne : Chroniques sardes, Julliard, 1990,Musiques en fête, Société d’ethnologie / Klincksieck, 1994.

TRÀN VAN KHÊProfesseur des universités, membre du Conseil internationalde la musique (Unesco).

JEAN DURINGEthnomusicologue, directeur de recherche au CNRS, vice-président de la Société française d’ethnomusicologie. Auteurde nombreux ouvrages, Jean During vient de faire paraître unlivre sur le thème de la tradition et de la modernité : Quelquechose se passe. Le sens de la tradition dans l’Orient musi-cal, Lagrasse, Verdier, 1995.

JEAN-PIERRE ESTIVALEthnomusicologue. Inspecteur chargé des musiques tradition-nelles à la Direction de la musique et de la danse (ministèrede la Culture).

TINEKE DE JONGEDirectrice du centre interculturel Rasa (Utrecht).MARIE-CLAIRE MUSSATProfesseur de musicologie à l’université de Rennes-2.JEAN-CLAUDE ELOYCompositeur.

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L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confron-tations. Comme la Maison des cultures du monde dontelle est le complément, elle cherche à faire connaîtreles multiples figures de la création dans les régions dif-férentes du monde contemporain.

La revue, en dehors des doctrines ou des partis pris,associe la critique indépendante, les témoignages scien-tifiques ou littéraires, la révision des patrimoines, l’in-formation sur la mutation des formes culturelles. Nes’agit-il pas de révéler l’inlassable fertilité des ressourceshumaines ?

Chaque publication réunit, autour d’un thème, écri-vains, artistes, spécialistes et peuples du spectacle pourune concertation commune : autant de bilans.

Auparavant éditée par la seule Maison des culturesdu monde, la revue est désormais coéditée, pour une nou-velle série, avec Babel. Chaque numéro est donc dispo-nible à un format et à un prix de livre de poche.

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 1LE MÉTIS CULTUREL

SOMMAIRE

INTERFÉRENCESJean Duvignaud : La contaminationFrançoise Gründ : La limiteCatherine Clément : La culture des autresRoger-Pol Droit : Viveka-nanda entre l’Inde et l’OccidentVadime Elisseeff : Orient-Occident, une fois encoreJean-Pierre Faye : Le sujet dans la nuit mouvante. Résonanceaverroïste en Europe.

ACCULTURATIONSAndré-Marcel d’Ans : Langue ou culture : l’impasse identi-taire créoleCarmen Bernand : Métissages du Nouveau MondeSophie Caratini : Dialogues sahariens

CHOSES MÉTISSESKim Jeong Ock : A la recherche du “troisième théâtre”Metin And : La marotte turque et le théâtre de marionnettesFrançoise Duvignaud : Esquisse pour un homme noirJean-Pierre Corbeau : Goûts des sages, sages dégoûts, métis-sage des goûtsClaude Planson : Les trilles de l’oiseau et le chant du bouc

Yoon Jung Sun : Poème

Babel n° 109

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 2

LIEUX ET NON-LIEUX DE L’IMAGINAIRE

SOMMAIRE

Présentation par Chérif Khaznadar et Jean DuvignaudLE CORPS, UN LIEUJean-Marie Pradier : La scène des sens ou les voluptés du vivantDavid Le Breton : Le corps en scèneJean-Marc Lachaud : Sur quelques débordements du corpsdansant

TERRITOIRESPierre-François Large et Didier Privat : Le Forum des Halles, lenon-lieu des non-lieuxFrançois Laplantine : Le merveilleux, l’imaginaire en libertéLea Freitas Perez : Lieu de fêtes au Brésil

NON-LIEUX ?Rudolf P. Zur Lippe : AmourJean Duvignaud : Le miroir, lieu et non-lieu du “moi”

Taslima Nasrin : Voilà ta vie

Babel n° 119

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 3

LA MUSIQUE ET LE MONDE

SOMMAIRE

Présentation par Chérif Khaznadar et Jean DuvignaudMichel Ragon : Rire

Jean-Pierre Klein : Rire symptomatique, rire thérapeutique

Jacques Lederer : Rire quand on se brûle (colloque sentimental)Jean-Pierre Corbeau : Au rhum, show ou cool : le baba, c’est lemessage

Alain Pessin : Figures de la dérision dans le mythe du peuple

Claude Liscia : Un théâtre traversé de dérision ?

Flann O’Brien : Joyce pas mort

Jean Duvignaud : Y en a marre de la tragédie

Pierre-Aimé Touchard : Ce n’était que Molière

Françoise Gründ et Chérif Khaznadar : Simulacre : hilarité ouconsternation

Babel n° 132

Ouvrage réalisé par les Ateliers graphiques Actes Sud. Achevé d’imprimeren juillet 1995 par l’Imprimerie Darantiere, à Quetigny-Dijon sur papierdes Papeteries de Jeand’heurs pour le compte des éditions ACTES SUDLe Méjan Place Nina-Berberova 13200 Arles.Dépôt légal 1re édition : août 1995. N° d’éditeur : 1827. N° impr. :