La Mélancolie du maknine

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SEHAM BOUTATA

LA MÉLANCOLIE DU MAKNINE

r é c i t

Préface de Souad Massi

ÉDITIONS DU SEUIL57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

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Illustrations de couverture et pages intérieures : © Elis Wilk

Pour la citation en exergue :Ingeborg Bachmann, « Le jeu est fini »

in Invocation de la Grande Ourse, recueilli dans Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967), éd. et trad. de l’allemand

(Autriche) par Françoise Rétif, © Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2015

isbn 978‑2‑02‑144784‑2

© éditions du seuil, mars 2020

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Le chant de la liberté

Préface de Souad Massi

Le chardonneret est un oiseau d’apparat au plumage bariolé dont le chant a captivé les rois perses, les souve‑rains omeyyades, les princes andalous, les deys ottomans, et dont la passion est aujourd’hui partagée par les peuples des deux rives de la Méditerranée.

Il possède des capacités vocales prodigieuses qui le distinguent des autres oiseaux chanteurs et imite parfai‑tement ses congénères. Par son chant rapide, entrecoupé de roulades, ensorceleur, il subjugue les hommes.

Selon la légende, c’est en écoutant le chant du char‑donneret que le maître de la musique andalouse, Ziriab, « l’Oiseau noir », aurait découvert et ajouté vingt‑quatre notes à cette tradition musicale ! Les notes de l’oiseau magique se transmettront au malhoun, poésie populaire, avant de gagner le chaâbi, genre musical qui exprime à merveille la mélancolie de l’âme algéroise.

En pleine guerre d’Algérie, l’un des maîtres du chaâbi, Mohamed El Badji, qui avait rejoint la résistance, avait été condamné à mort par les autorités françaises. Depuis

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sa cellule à la prison Barberousse, il a écrit sa chanson la plus célèbre, « Maknine Ezzine », « Ô joli chardon‑neret » :

Celui qui n’a pas subi de problèmes t’ignoreEt celui qui ne connaît pas ta valeur, ô oiseau, te cuit

[sur des braises,Il n’aura pas le cœur tendre et il ne peut saisir les

[subtilités de ton chant,Mais nous deux, on se comprend, ô joli chardonneret !

La chanson sera plus tard reprise par tous les grands du chaâbi, comme Boudjemaâ El Ankis ou Amar Ezzahi – qu’on surnommait, à juste titre, « le Chardonneret d’Alger ».

C’est dire à quel point l’histoire du chardonneret épouse de près celle de l’Algérie.

Dans son livre, Seham Boutata nous raconte la saga millénaire de cet oiseau du ciel. Pour ce faire, elle s’est lancée avec bonheur sur les traces du maknine. De Ménilmontant à la rue d’Aubagne à Marseille, du cours Julien à Bab el‑Oued, elle nous fait vivre la passion – si ce n’est la folie – des Algériens pour cet oiseau dont le prix peut atteindre des sommes astronomiques, et pour l’amour duquel certains sont prêts à abandonner femme et enfants.

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Cette passion, tout comme le foot, est essentiellement dévolue aux hommes, qui veillent sur leur oiseau comme sur la prunelle de leurs yeux, l’embrassent, le caressent, lui racontent des histoires, l’emmènent partout où ils vont et le surveillent comme un trésor. De même que Oum Kalthoum a chanté, au masculin, l’amour comme aucun homme arabe n’aurait osé le faire, le maknine permet à l’homme algérien de crier à la face du monde tout l’amour qu’il serait honteux ou incapable d’avouer à une femme.

L’apprentissage de l’oiseau est lui aussi tout un art. « À l’état sauvage, dans la nature, le chardonneret repro‑duit tous les chants qu’il entend. Les jeunes oiseaux chanteurs apprennent à chanter en écoutant et en imi‑tant les adultes – de la même manière que les enfants apprennent à parler. Leurs neurones auditifs réagissent aussi aux chants composés par ordinateur. » Ainsi, en captivité, on fait écouter à l’oisillon un « beau » chant sur CD pendant six ou sept mois, après quoi il reproduira exactement le chant appris. Une fois adulte, il transmet‑tra son art aux jeunes. À Alger, on appelle cela « écoler » le maknine.

Au cours de son récit, Seham Boutata croise la route de Maylis de Kerangal, qui dans son roman Réparer les vivants évoque justement l’histoire d’un infirmier

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du Havre qui, lors d’un voyage en Algérie, découvre le chant du maknine. La romancière confie à Seham que, tout comme son personnage, elle a compris que « la manière dont il chant[ait] donn[ait] sa provenance géo‑graphique. Le chardonneret de la vallée de Collo n’aura pas le même chant que celui de la forêt de Baïnem. Ça faisait pour moi de cet oiseau un oiseau extraordinaire qui finalement chantait le paysage dans lequel il avait grandi – ce qui correspondrait un peu à l’accent d’une région –, et je trouvais ça assez magnifique ».

En déroulant le fil des légendes qui accompagnent le maknine, Seham Boutata fait défiler sous nos yeux, et à partir du parcours de sa famille, les grands moments de l’histoire de l’Algérie, des illusions perdues des années de l’indépendance jusqu’aux années noires qui ont ensan‑glanté le pays. Elle nous raconte la décrépitude d’Alger sous le règne de Bouteflika, avant de nous faire vivre, avec beaucoup d’émotion, le mouvement insurrectionnel Hirak qui a explosé, tel un orage, dans le ciel d’Algé‑rie, que l’on croyait éteint à jamais. Elle nous fait alors entendre le chant des jeunes, les maknines de Soustara, de Belcourt, ou de Bab el‑Oued, qui entonnent « La Casa del Mouradia » ou reprennent en chœur « Liberté » de Soolking.

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Et elle nous fait vivre l’envol de tout un peuple, amou‑reux des oiseaux, qui a décidé de fracasser pour de bon toutes les cages qui enserraient sa liberté, et qui crie aujourd’hui haut et fort, avec le Hirak, la liberté d’être enfin libre.

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À mes parents, ma sœur et mes frères, nos enfants présents et à venir.

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Toute personne qui tombe a des ailes.

Ingeborg Bachmann

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Maknine mélancolie

« Ô joli chardonneret aux ailes jaunes aux joues rouges aux yeux noirs »

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Collo, Algérie. Chez mon oncle Bachir, été 1984

C’est le matin. Je me réveille dans la chambre de mes cousins, que nous occupons avec mes deux frères et ma sœur quand nous venons leur rendre visite. Je suis allongée sur un matelas en mousse posé sur un tapis oriental à même le sol. Ma sœur dort sur le matelas de droite, et mon frère sur celui qui se trouve à ma gauche. Une grande armoire en bois et un chevet sur lequel se trouve une lampe à pétrole sont les seuls meubles de la chambre. La pièce est baignée d’une lumière jaune pâle. Elle entre par la fenêtre entrouverte qui nous fait face. Une brise salée fait onduler un voilage blanc qui n’oc-culte en rien le jour. Il y a de l’agitation dans la cuisine qui est à côté de notre chambre. Le bruit qui me réveille tous les matins est celui qui vient de la fenêtre. Plus exactement, de son encadrement, où une cage en fer est suspendue à un clou. À l’intérieur, un petit oiseau, pas

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plus grand qu’un moineau. Une tête colorée en rouge, noir et blanc. Ses yeux noirs en amande et ses joues rouges lui donnent l’allure d’une petite poupée chinoise. Son corps se gonfle quand il siffle, s’allonge lorsqu’il danse. Chaque matin, l’oiseau chante avec allégresse. Son chant est vif, éclatant et rapide. Il n’est pas seul. Il chante en chœur avec d’autres oiseaux encagés et sus-pendus aux fenêtres avoisinantes. Cet oiseau appartient à mon cousin, qui lui prodigue les meilleurs soins. Il s’occupe de lui plus que de lui-même, il sélectionne ses graines, lui fait prendre des bains, nettoie régulièrement sa cage. À l’intérieur de la maison, c’est la seule activité qu’il s’impose. Les tâches ménagères sont réservées aux filles, en l’occurrence, sa mère et ses sœurs. Avec son oiseau, il semble être une autre personne. D’une atten-tion et d’une tendresse déconcertantes, il veille sur lui comme sur un trésor, ne laissant jamais personne s’en approcher ni même le toucher. Une fois, après que je l’eus supplié, il m’a permis de caresser la petite tête qui dépassait de ses mains jointes. Il a appris à imiter son gazouillis à la perfection, si bien qu’il semble pouvoir communiquer avec lui. Un jour il m’a dit : « Je confie à Coco toutes mes joies et mes peines. Quand je suis content, il est content, et quand je suis triste il l’est aussi. C’est un ami. » Je lui enviais cette relation magique, j’étais jalouse de leur complicité. Et le jour où Coco n’a

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Ce livre a d’abord fait l’objet de deux documentaires sonores diffusés sur France Culture en 2019 : Le Chant du chardonneret

(« Une histoire particulière »), ainsi que L’Élégance du chardonneret (« Création on air ») qui avait reçu le soutien des fonds

Gulliver & Brouillon d’un rêve sonore (Scam) et du dispositif La Culture avec la Copie Privée.