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LA MAUVAISE CONSCIENCE

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DU MÊME AUTEUR

DANS LA MÊME COLLECTION

L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux.L’Ironie.L’Irréversible et la Nostalgie.La Mort.Le Pardon.Le Pur et l’Impur.Traité des vertus :

– tome I : Le Sérieux de l’intention.– tome II : Les Vertus et l’Amour (2 vol.).– tome III : L’Innocence et la Méchanceté.

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Vladimir Jankélévitch

LA MAUVAISECONSCIENCE

Présentation de Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau

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Cet ouvrage est paru pour la première foisaux éditions Alcan, en 1933.© Éditions Montaigne, 1966.

© Flammarion, 2019, pour cette édition.978-2-0814-7391-1

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Ne raisonnez pas trop sur votre prière.

FÉNELON, Lettres spirituelles.

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CHAPITRE I

La demi-conscience

Toutes les essences de l’Arabie nepurifieront pas cette petite main.

Macbeth, V, 1.

La mauvaise conscience est rare ; si rare qu’elle est,en somme, à peine une expérience psychologique ; lamauvaise conscience est plutôt une limite métempi-rique, et le consciencieux n’atteint cette limite quedans la tangence de l’instant, tangence aussitôt inter-rompue par la complaisance de la bonne conscience…C’est pourquoi la crise aiguë du remords est insépa-rable de la tension tragique. En dehors de BorisGodounov et de Macbeth, tout le monde a en généralbonne conscience. Personne ne se reconnaît de torts,cela est assez connu, ni ne s’estime le moins du mondecoupable ; chacun est convaincu de son bon droit, etde l’injustice des autres à son égard. Méchants ou non,les égoïstes sont en général bien contents, très satisfaits

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de ce qu’ils font, et ils jouissent le plus souvent d’unexcellent sommeil ; ils ne regrettent jamais leurs mes-quineries… Malgré son caractère ambigu, la mauvaiseconscience, conscience honteuse d’elle-même, est uneexaltation de la conscience en général. La consciencen’est autre chose que l’esprit. L’acte par lequel l’espritse dédouble et s’éloigne à la fois de lui-même et deschoses est un acte si important qu’il a fini par donnerson nom à la vie psychique tout entière ; ou plutôt« la prise de conscience » ne désigne pas un acte dis-tinct, mais une fonction où l’âme totale figure àquelque degré et qui est propre à l’attitude philoso-phique. Dans sa mobilité infinie la conscience peut seprendre elle-même pour objet : entre le spectateur et lespectacle un va-et-vient s’établit alors, une transfusionréciproque de substance : la conscience-de-soi, ens’aiguisant, recrée et transforme son objet puisqu’elleest elle-même quelque chose de cet objet, à savoir unphénomène de l’esprit ; mais l’esprit à son tour déteintsur la conscience, puisqu’en somme c’est l’esprit quiprend conscience. Il y a en nous comme un principed’agilité et d’universelle inquiétude qui permet à notreesprit de ne jamais coïncider avec soi, de se réfléchirsur lui-même indéfiniment ; de toute chose nous pou-vons faire notre objet et il n’est pas d’objet auquelnotre pensée ne puisse devenir transcendante : l’ideaideae existe donc à des « puissances » variées, sousd’innombrables exposants. Cette délicatesse d’uneconscience capable de se multiplier à l’infini par elle-même, ces raffinements qui permettent à notre esprit,

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si nous le voulons, de n’adhérer jamais à soi, cettesubtilité enfin ne sont-ils pas la marque distinctive del’intelligence humaine ? La Conscience veut n’êtredupe de rien, pas même de soi. C’est une infatigableironie. Tout de même que l’artiste possède, par nature,une certaine finesse de regard qui lui permet de perce-voir dans tous les paysages possibles l’ordre dudésordre, ainsi la conscience se divise extrêmement, sefait toute ténue, aiguë et abstraite, afin de n’être passurprise par le donné. Elle est clairvoyance et liberté.

Dès le premier tressaillement de la réflexion l’espritd’inquiétude nous tourmente ; car la réflexion n’estpas là pour confirmer les évidences, mais au contrairepour les contester. La philosophie de Descartes, parexemple, commence avec le doute radical, c’est-à-direavec une entreprise tout à fait absurde et, en appa-rence, déraisonnable : mais le doute lui-même est-ilautre chose que la forme la plus critique de la prise deconscience ? La théorie de la connaissance, d’autrepart, met le comble à l’absurdité puisqu’elle n’a pourbut que d’ébranler notre confiance dans la donnée sen-sible, ou de retrouver laborieusement, après de mul-tiples détours, les présuppositions du sens commun.Ainsi de toute métaphysique. La métaphysique naît,en somme, non point tant de l’« étonnement » qued’une crise de conscience ; la métaphysique est fille duscrupule. L’existence, après tout – cette existence quinous est donnée comme le plus naturel, le plus évidentet le plus général de tous les faits – l’existence va-t-ellede soi ? Bien entendu, rien n’est absurde et même

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insensé comme une pareille question, puisque notrepropre pensée, qui la pose, témoigne par le fait qu’elleest résolue avant d’être posée… Mais justement, il nesera pas dit que notre pensée reste prisonnière dequelque chose, fût-ce de sa propre existence ; et l’onsait que la dignité du « roseau pensant » consiste, nonpas à surmonter la limite, mais à en prendreconscience : pour se libérer il suffit, bien souvent, desavoir qu’on n’est pas libre. Philosopher revient donc,en somme, à ceci : se comporter à l’égard de l’universet de la vie comme si rien n’allait de soi ; contingenceou nécessité, il y a dans le réel quelque chose quidemande à être justifié. Par exemple, l’homme n’a pasplus tôt commencé de philosopher qu’il se demandepourquoi il existe, et à quoi bon le monde, et pour-quoi en général il y a quelque chose, plutôt que rien,et pourquoi ainsi, plutôt que tout autrement. L’hommeest le seul être qui « s’étonne d’exister » ; le sens et lavaleur de la vie, notre destinée, notre raison d’être, lePlutôt que en un mot, le Potius-quam leibnizien, rienn’échappe à sa curiosité interrogeante. Assurément cene sont pas là des questions qu’il soit urgent ou mêmeutile de résoudre ; mais qu’un doute nous effleure, etvoilà né ce « besoin métaphysique » auquel Schopen-hauer a consacré des pages inoubliables : le bonheuren tant que suprême désirable devient probléma-tique 1 ; le donné commence à faire question et la vie

1. L. BRUNSCHVICG, Le Progrès de la conscience dans la philo-sophie occidentale, p. 335, note 1.

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elle-même nous semblera peut-être moins précieuseque les raisons de vivre.

1. – LA CONSCIENCE DU PLAISIR

Ce pouvoir de contester les certitudes communesest une spécialité des philosophes. Si les sciences nousaident à prendre conscience du donné, la philosophiepourrait s’appeler peut-être la conscience des sciences,et la morale, à son tour, ne serait autre chose que laconscience de cette conscience 1 ; toute consciencetrouve ainsi une conscience plus spirituelle qui est,pour ainsi dire, son en-dedans et qui s’emboîte en elle.La morale, comme la métaphysique, commence parcontester des évidences : et l’évidence morale c’est leplaisir. Jouir : telle est selon Aristote l’évidence irré-ductible et indéductible pour un être qui s’affirmedans son être, c’est-à-dire veut exister. De même quela gnoséologie – surtout l’idéaliste – est principale-ment une réflexion sur la donnée sensorielle, de mêmela morale va nous apparaître tout d’abord comme uneréflexion sur le plaisir ; une « réflexion » – en d’autrestermes : un refus de coïncider, un geste de rétractionpar lequel l’esprit se déprend ou se « reprend », cesseenfin d’adhérer à ses propres plaisirs. Dans cettepudeur singulière apparaît bien la vertu propre de la

1. « Ars Artium, art qui juge les arts », dit LéonBRUNSCHVICG (De la connaissance de soi, p. 164).

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conscience, qui toujours s’emploie à transformer les évi-dences en problèmes. Problème implique distancement :dès l’instant où une donnée devient « problématique »,c’est-à-dire quitte la région des évidences qui font tairetoute question, elle cesse d’aller de soi, elle est projetée(προбάλλειν) ou expulsée de l’esprit, dans le lointainde l’objectivité. Le moi qui coïncide, en quelque sorte,avec l’évidence de son plaisir, ce moi sait dans tous lescas ce qu’il y a à faire et ne se pose aucune question ;on l’appellerait, à volonté, le sujet pur ou l’objet pur ;mais les termes mêmes dont nous nous servons, et quiimpliquent une réflexion latente, attestent la difficultéque l’on éprouve à se représenter un état qui serait abso-lument affectif et, en quelque sorte, extatique ; le purobjet, puisqu’il n’est pas objet pour soi, doit l’être, fût-ce une seconde, pour autrui ; mais de même quel’inconscient n’est pensable que par rapport à une possi-bilité de conscience, de même le pur objet serait unnon-sens s’il n’existait pour un spectateur virtuel dontnous l’imaginons objet et qu’on exténue peu à peu enesprit afin d’obtenir l’évidence pure, l’aveugle luciditéde l’inconscient. Plus tard la pensée reviendra peut-êtreà l’évidence physique du plaisir, mais le plaisir qu’elleretrouve n’est plus celui qu’elle a quitté. Affirmer lavaleur du plaisir comme donnée, n’est-ce pas, sans yprendre garde, inoculer au fait quelque chose de l’idéal ?n’est-ce pas reconnaître que la nature n’est pas le seulbien au monde ? Si la naturalité a une « valeur », c’estsans doute qu’elle est déjà un peu surnaturelle… L’évi-dence s’embue très légèrement dès que nous la considé-rons dans le miroir de la self-conscience. Mais le moyen

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de se regarder sans respirer ? L’image ne peut se réfléchirsans devenir trouble. L’hédonisme philosophique, loinde ratifier le sens commun, se déclarerait plutôt volup-tueux par réflexion, parce que, tout compte fait, ledonné est moral en soi, et parce que rien n’est plusprofond qu’une évidence superficielle.

Comme le réalisme attribue les qualités sensibles à lares ipsa, ainsi la première réflexion morale ne s’éloigne dela volupté que pour y revenir et pour la justifier ; loin dela mettre en doute, elle cherche seulement les moyens dela rendre la plus complète, la plus durable possible ; elleétablit quelque chose comme un critérium du plus longet du plus grand plaisir. La critique du plaisir s’exerceradonc dans l’intérêt même du plaisir ; cette premièreconscience de l’action se dégage de notre nature, loin dedescendre des régions surnaturelles pour nous faire vio-lence ; elle est d’aspect un peu revêche, mais elle est ànotre service, elle ne veut que notre bien. Le plaisir naîtde l’instinct et aboutit, par l’intermédiaire de nos ten-dances, à des plaisirs toujours nouveaux ; nous allons lit-téralement de plaisir en plaisir à travers les désirs. Par-dessous le cortège moteur de nos jouissances, on trouve-rait tout un écheveau de tendances entrecroisées, undynamisme inextricable d’impulsions perpétuellementsatisfaites et renaissantes 1. Il n’y a pas de parfaite jouis-sance en repos (ἐν στάσει). Tout ce qui, systématisé,

1. La genèse du jugement moral à partir de la tendance : telest l’objet du livre de D. PARODI, Les Bases psychologiques de lavie morale (Paris, 1928).

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constituera l’Action, figure déjà dans l’enchevêtrementdes tendances au bout desquelles se trouve la sensationagréable : les tendances ne se développent-elles pas dansla durée, en moments successifs qui retardent la satisfac-tion de nos besoins ? L’expérience de cette médiation bio-logique est peut-être pour l’individu la première forme del’idée du temps ; nous expérimentons que nos vœux nesont pas exaucés instantanément et nous apprenons àconnaître la résistance du donné, non seulement dansnos entreprises mécaniques, patientes et approximatives,non seulement dans notre logique qui supplée par seslaborieuses discursions à l’évidence perdue, mais encoredans l’attente pure et simple d’un plaisir espéré. C’est direque l’individu va machiner des machines pour essayerd’abréger son attente ; la marge qui s’établit entre le désiret la réalité sollicite notre effort : pour annuler cet écartnous avons un cerveau qui nous permet de temporiseret de « laisser venir », une intelligence tâtonnante, maisinfiniment rusée et prévoyante dans ses calculs. Ainsis’organise, mûri par la mémoire et par les leçons del’expérience, un « art du bonheur » dont les moralistess’accordent à louer la prudence, et qui repose déjà sur uneéconomie. L’« économie » du bonheur (οἰκονομία) res-semble à l’économie du Dieu leibnizien qui d’unevolonté antécédente veut le bien absolument, et d’unevolonté conséquente le meilleur des mondes possibles.On comprend, dès lors, pourquoi cet optimisme – où ilentre, d’ailleurs, plus de sagesse que de joie – se résigneordinairement à un superlatif relatif, c’est-à-dire à « lameilleure des vies » autant que possible (ὅσον δυνατόν),

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autant que cette vie est possible dans un monde où tousles plaisirs ne sont pas compatibles et où tout avantage sepaye. Le bonheur, qui rationalise nos plaisirs, désigne lamoyenne ou résultante de tous ces facteurs divergents,– ce qu’en langage de Théodicée on appellerait la « Voieoblique » ; et la technique du bonheur n’est autre choseque la connaissance des conditions extérieures au milieudesquelles se réalisera, dans notre vie, la plus grandequantité possible de plaisir ; il y a là un régime matériel àsuivre, un traitement à connaître ; en nous y soumettantnous apprenons à patienter, à être raisonnables : ne nousa-t-on pas promis que tous nos désirs auraient leur tour ?

En allant jusqu’à l’extrême limite de l’abstraction,on obtiendrait, au-delà même du bonheur, qui est lapromesse d’un plaisir futur, quelque chose commel’Intérêt des utilitaires. L’intérêt repose sur l’espéranced’une volupté extrêmement lointaine, et qui peut-êtremême n’arrivera jamais ; à force de voir loin, la raisondilatoire finit par aller contre son propre but ; elle cal-cule tellement à l’avance les moyens, instruments etconditions du plaisir qu’elle oublie de nous y fairegoûter, elle ajourne à l’infini l’échéance du bonheur.Cette duperie, ce suicide attestent le pouvoir dissol-vant d’une raison qui voulut être trop prévoyante etqui n’a plus le temps de réaliser tout ce capital abstraiten bonheur effectif, en santé, confort et agrément.Mais les utilitaires triomphent de cet avortement lui-même, qui leur permet de retrouver par un escamo-tage habile presque toutes les maximes de l’altruisme.Puisque nous renonçons pratiquement à toutes ces

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bonnes choses solides et concrètes dont l’intérêtajourne la jouissance, la moindre des choses est qu’onnous en sache gré. Mon intérêt « bien entendu » necontrefait-il pas, à s’y méprendre, le dévouement puret simple ? Entre la pure loi morale et le « plus grandbonheur possible du plus grand nombre d’hommespossible », la différence paraît indiscernable. Cetégoïsme à très longue portée, et, sinon inspiré par labonne volonté du devoir, du moins, au sens kantien« conforme » à cette bonne volonté, est une imitationpresque parfaite de la vertu ; il lui ressemble commeune poupée à un être vivant ; il n’y manque quel’essentiel ! il manque l’amour qui est l’âme de l’inspi-ration vertueuse : à cela près, toutes les apparences ysont 1. L’idée d’intérêt, en passant par l’arithmétique,a perdu complètement sa nuance affective et cetteespèce de sensualité, cette chaleur enveloppante, cetteintimité qui sont encore au fond du bonheur le plusindirect et le plus prosaïque, – car on peut toute savie ne faire que des choses utiles et n’être jamais heu-reux. Nous voilà donc devenus ascètes par utilité. Quieût rêvé harmonie plus miraculeuse entre mon avan-tage et mon devoir ? L’intérêt, c’est vraiment l’ascé-tisme devenu attrayant, la sainteté mise à la portée detous ; nous sommes intéressés au sacrifice, et la moraleapparaît, en somme, comme une heureuse affaire.

Cette constatation trop rassurante devrait pourtantnous mettre en garde contre la dialectique de

1. Cf. ce que Delvolvé dit des « Systèmes de dissimulation »,L’Organisation de la conscience morale (Paris, 1907), p. 27.

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conscience qui, peu à peu, nous élève du plaisir àl’intérêt. Dans une gradation aussi exemplaire nousretrouvons le préjugé fabricateur et génétiste de l’évo-lutionnisme, toujours enclin, comme Henri Bergsonl’a fortement montré, à construire l’instinct avec depetites différences, ou bien à extraire progressivementl’amour de l’humanité de l’amour de la famille parl’intermédiaire du patriotisme. Tirer une grande lignedroite entre le plaisir et l’intérêt et, sans avoir à traver-ser les discontinuités cruelles du rigorisme, obtenir laCharité au bout de ce magnifique crescendo : quelletentation pour notre intelligence mécanicienne ! etquelle consécration pour notre égoïsme ! Pourtant larégularité même de cette gradation nous indique àquel point elle est artificielle et suspecte. On vient dele montrer, le plaisir contient déjà tout ce qui estnécessaire à une moralité raisonnable, mais cetteraison, il la contient virtuellement ; du plaisir à l’inté-rêt le progrès n’est donc pas plus grand que de la colèredes impulsifs à la vengeance des rancuniers : ici et làopère le même instinct d’agression, mais dans le pre-mier cas il se décharge en réactions immédiates tandisqu’il se réserve, dans le second, pour de savantes repré-sailles ; impatience ou ressentiment – la nature est tou-jours la nature. Seulement nos plaisirs, livrés à eux-mêmes, forment un système anarchique et mêmecontradictoire ; sans la réflexion qui les discipline ilss’entre-détruiraient, car chacun veut pour soi toute laplace. Il est donc vrai que mon bonheur ne diffère demon plaisir ni en intensité, ni même, à proprement

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parler, en pérennité : ni en qualité, ni même en quan-tité ; mais il est plus rationnel ; il s’en distingue,comme la passion de l’émotion, par sa logique supé-rieure, par sa cohérence. Ainsi s’organise peu à peuune conscience de l’action, une conscience « pra-tique ». Faire n’est pas encore Agir ; et l’eudémonisme,qui dédaigne la volupté à la petite semaine, au jour lejour, et même à la minute la minute, nous familiarisepour la première fois avec la praxis, c’est-à-dire avecune activité enchaînée, avec des « affaires » à lointaineéchéance, avec de grandes entreprises aventureusesdont nous voyons le commencement, mais non pointtoujours le dénouement, et qui vont parfois se perdantdans les nuages… Malgré toute leur intellectualité, cesentreprises sont pourtant au service de notre plaisir.Qu’est-ce que le bonheur, sinon la grande diagonaleque nous traçons au milieu des voluptés divergentesde la vie et qui en retient, sous forme d’honneurs,richesses et avantages variés, le plus de bien-être pos-sible ? Pour cela, il nous arrivera bien entendu de nousmettre à la diète, mais diète n’est point vertu. Et demême les mortifications que notre intérêt nous imposene sont que des succédanés négatifs du sacrifice : entrela promesse indéfiniment ajournée et le renoncementglobal, spontané, soudain, il n’y a aucun pactepossible, aucune transaction, et l’on ne devient pasvertueux à force de patienter. Faut-il d’ailleurs rappelerque l’intérêt – id quod interest – désignant à mespenchants le chemin de la moindre résistance, n’estpas primitivement sans rapports avec mon attention

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ou ma curiosité sensorielles ? Principe d’évaluationségoïstes, l’intérêt attire et fait converger les tendances.Lorsque, par un raffinement de prudence, il leurimpose le jeûne, la conscience intéressée ne devient pasune conscience héroïque ; elle reste intéressée, malgrétoutes ses ruses. L’amour de l’autre n’est pas une péri-phrase ou circonlocution de l’amour de soi, l’amourde l’autre est d’un autre ordre, l’« Autre » lui-mêmen’étant pas, en dépit de l’Éthique à Nicomaque, unesuccursale de l’Égo, un autre moi-même : ἄλλοςαυτός.

Cette conscience a donc beau raffiner indéfinimentsur le plaisir – elle reste prisonnière du plaisir, elle nemet pas sa valeur en question. On alléguera que samarque distinctive est la rationalité, et que raisonsignifie désintéressement ; la raison est le pouvoir defaire à chaque chose sa part, de rendre justice à toutesles existences, de voir enfin tous les côtés de toutes lesquestions ; la raison, comme le Dieu de Leibniz, « aplus d’une vue dans ses projets », elle transcende l’uni-latéralité des « points de vue » autistes. Qui dit raisondit équité et impartialité. Pourtant comprendre n’estpas forcément aimer, et la clairvoyance, si raisonnablesoit-elle, ne tient pas lieu de pardon et de bonté. Laraison est toute tolérance et objectivité, mais si elle neméprise rien, elle ne respecte rien non plus : « Aucunesubstance n’est absolument méprisable ni précieusedevant Dieu 1. » Désintéressée, elle l’est par calcul,

1. LEIBNIZ, Théodicée, § 118.

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mais non point par vocation ; mieux encore : elle estplutôt désintéressée que généreuse ; si le bonheur peutêtre atteint autrement que par un sacrifice, évitons denous sacrifier ! Ce n’est pas le sacrifice qui importe– et qui n’est qu’un moyen – mais le bonheur ; lessouffrances sont donc un pis-aller, et la raison ne nousles inflige pas de gaieté de cœur : mais elles font partiede son économie. Les justes sont désintéressés pardésintéressement, mais la raison est désintéressée « parraison », c’est-à-dire hypothétiquement ; plutôt que« désintéressée », on devrait même dire « indiffé-rente », car c’est une justice toute négative, le souci dene pas accorder à l’un plus qu’à l’autre, de ne favoriserpersonne, d’abolir enfin tout privilège, toute hiérar-chie de valeurs ; même l’impartialité qui est, avanttout, abstention et retenue, exprime bien le caractèreimpersonnel de cette triste vertu sans spontanéité, sanssympathie, sans chaleur. Si au moins le bonheur étaitau bout de toute cette sagesse ! La raison, hélas ! nenous enseigne qu’à faire bonne figure parmi les tris-tesses du monde ; cela s’appelle, justement – « se faireune raison ». On n’oserait pas nous demander la joie !Le sage de la Théodicée a juré de faire contre mauvaisefortune bon cœur, et de sourire à la malchance, et decomprendre le scandale de l’injustice immanente ;nous ne ferons pas grise mine aux maux nécessaires…La raison excelle dans les consolations et son opti-misme nous encourage à rester de bonne humeurquand même… Mais nous savons qu’il n’y a pas dequoi se réjouir. Ainsi ce n’est pas la raison qui nous

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aidera jamais à vaincre et à crucifier la nature. C’estqu’au fond là où il y a beaucoup de raison il y a rare-ment beaucoup de vertu. La morale a dû être ration-nelle une fois, au début, juste le temps de dépasser lajouissance instantanée, et parce qu’il faut connaître cequ’on renie ; elle n’est pas irrationnelle mais supra-rationnelle ; elle est plus que raison.

2. – LA CONSCIENCE DOULOUREUSE

DU PLAISIR

Une réflexion sur la volupté, si aiguë soit-elle, neproduit que des complications de voluptés. Si laconscience morale est cette réflexion, il faut dire quela conscience morale est indiscernable de la consciencetout court : elle critique le plaisir comme elle critique-rait autre chose, elle n’a pour se distinguer que sonobjet. Appelons conscience intellectuelle pratique cettesimple conscience appliquée aux plaisirs ; et cherchonss’il n’y a pas d’autre conscience morale que cetteconscience intellectuelle pratique. D’abord laconscience tout court n’est pas une mauvaiseconscience ; elle nous donne le recul grâce auquell’esprit se décolle de l’objet, le transforme en spectacle,s’en donne enfin une vue panoramique ; c’est uneconscience indifférente et même, comme elle nousapprend la vertu du loisir et des libres spéculations,elle serait plutôt heureuse ; forte de ses souvenirs et de

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ses prévisions, elle nous délivre des présences, c’est-à-dire des réadaptations urgentes, et nous initie à lacontemplation désintéressée. En dehors de cette heu-reuse conscience, assez libre pour jouer et jongler avecses objets, nous avons tous expérimenté une autreconscience qui n’arrive jamais à se défaire entièrementdes siens. Celle-là commence, comme la première, parune critique, c’est-à-dire par un geste de retrait et unrefus de coïncider ; mais au refus de coïncider se mêle,comme une obsession, la douleur d’avoir coïncidé, laconstatation désespérante que l’objet persiste, malgrétout, à faire partie du sujet. L’une et l’autre consciencetravaillent à poser des problèmes ; mais pour laconscience spéculative les problèmes sont résolus déjàparce qu’ils sont des problèmes, et parce que nousavons pris la précaution d’éviter leur contact ; alorsmême que nous prenons nos propres expériences pourobjet, il nous est facile de les transformer en « échan-tillons » abstraits et « spécimens » psychologiques, etcela suffit à nous rassurer ou, en conceptualisant laqualité, à prévenir les délicatesses scabreuses de lapudeur. Pour la conscience morale au contraire, le pro-blème demande à être perpétuellement repoussé dansl’objectivité : on dirait qu’un fil élastique et invisible,raccourci aussitôt que tendu, ne cesse de le renvoyer ànotre conscience. Impossible de s’en débarrasser ; ilfaut le tramer après soi comme un appendice del’esprit. Ainsi donc, au lieu que les âmes conscientesrespirent légèrement parmi des choses amicales, obéis-santes et familières, les âmes consciencieuses, encom-brées de problèmes dont elles ne savent pas se

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détacher, multiplient autour d’elles les causes de tour-ments ; elles ne peuvent plus quitter cette tunique deNessus ; elles sont comme les âmes trop aimantes qui,parce qu’elles se donnent facilement, finissent pardépendre de l’univers tout entier. Une conscience heu-reuse, lucide et bien portante est celle dont les objetsrestent absorbés dans le lointain du monde extérieur ;la mauvaise conscience, au contraire, est cernée de touscôtés par des surfaces réfléchissantes sur lesquelles lesproblèmes rebondissent ; partout les choses lui ren-voient sa propre image ; elle voudrait sortir de soi etpartout c’est elle-même qu’elle rencontre. Il y a doncen elle deux mouvements inverses et simultanés : uneffort pour s’éloigner, une tendance à adhérer. Cetterépulsion, contrariée par cette appartenance : voilàtoute l’inquiétude de la mauvaise conscience.

Être conscient ou mécontent – c’est tout comme.Mais il arrive ceci que la conscience spéculative seguérit de son malheur en prévenant toute réflexionde l’objet sur elle-même. Cela s’appelle connaître. Laconscience nous apparaît sous ce rapport comme unmouvement « efférent » et sans aucun retour sur soi :c’est l’esprit qui réfléchit sur les choses, et non pointles choses sur l’esprit. S’approfondir, se connaître soi-même ? « Gott soll mich auch davor behüten 1 ! » C’estle secret de la sagesse de Goethe, sagesse toute clas-sique et esthétique, orientée exclusivement vers

1. Entretiens avec Eckermann, 10 avril 1829. Cf. RenéBERTHELOT, La Sagesse de Shakespeare et de Goethe, p. 149-151.Friedrich GUNDOLF, Goethe (Paris, 1932), p. 230.

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l’objectivité. Charles Du Bos aimait à citer ce proposqui conjure par avance tous les envoûtements del’autoscopie, de l’autobiographie et de l’autolâtrie : « Jen’ai jamais pensé sur la pensée. J’ai été malin. » Onparle volontiers de la vertu consolatrice du savoir ;comprendre, ce serait en effet convertir la douleur enconnaissance, fixer la conscience dans les choses ensorte qu’elle s’y perde et ne reflue jamais ; telle laconscience du médecin qui, transformant la douleurelle-même en objet, étudie sur sa propre chair l’évolu-tion d’un mal implacable. Avoir conscience de la faute,c’est être au-delà, dit Louis Lavelle. La conscience spé-culative est, si l’on peut dire, une conscience qui« enfonce », adhère solidement à l’extériorité etapporte à contempler les phénomènes une curiosité dedilettante ; la passion perd sa virulence à mesure quenotre raison la dilue dans la découverte des causesinnombrables et impersonnelles qui l’expliquent 1 ; carle sentiment, qui rebondit douloureusement sur unepersonne isolée, se laissera peut-être absorber par l’uni-vers, transporter de plus en plus loin par une conso-lante nécessité. Max Scheler a bien connu cette

1. SPINOZA, Éthique, Ve partie, proposition 9. Cf. III, 48 et49 dém. Voir GUYAU, L’Irréligion de l’avenir, p. 220. M. FriedrichHEILER décrit dans Le Recueillement bouddhiste une étape ana-logue, celle du triple savoir publique purifiant, qui conduit à lasainte indifférence par le souvenir et le dénombrement des mul-tiples métempsychoses, le spectacle des inégalités morales, laconnaissance de la chaîne des causes qui enfantent la douleur (Diebuddhistische Versenkung, Munich, 1922). Max SCHELER, Le Sensde la souffrance (« Philosophie de l’Esprit »), p. 36 et 53-54.

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tactique objectivante. Mais la conscience artiste quiéloigne à l’infini le point d’application de nos senti-ments pour les empêcher de revenir ne dilue la souf-france qu’en risquant de diluer aussi la joie. Quandon a commencé à se dédoubler il faut, pour trouver lerepos, aller jusqu’aux étoiles : n’eût-on pas conjuréplus sûrement cette hantise en ne sortant jamais desoi ? Mais que la conscience se replie sur elle-même,qu’elle ne rencontre au dehors ni l’œuvre d’art pour laretenir, ni le secours de la raison pour s’évader dans leslointains de l’univers, et voilà la conscience devenuemauvaise conscience ; nous recevons, pour ainsi dire,en pleine figure cet effort que nous avons lancé dansle monde et qui était fait pour s’y fixer en clairesnotions et en œuvres durables ; en éprouvant cet échecl’homme se reconnaît condamné à un morne tête-à-tête avec soi-même. Mais si la vocation de laconscience est un refus de coïncider, cette conscienceperpétuellement obligée de faire demi-tour doit êtreune conscience avortée, une velléité impuissante, unevaine réflexion qui se contredit elle-même en défaisantce qu’elle a fait. Certains psychologues expliquentl’émotion comme un « raté de l’instinct » : l’activitéau lieu de se décharger en gestes efficaces, centrifugeset précisément adaptés au monde extérieur, s’arrête à lasurface du corps et nous revient sous forme d’agitationstérile : une tendance qui, comme eût dit Janet, nes’active pas, ne trouve pas sa « dérivation », cette ten-dance rebrousse chemin et devient émotion, c’est-à-dire chose ressentie. Mais ne serait-il pas plus juste

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encore de considérer la douleur morale comme un« raté » de la conscience ? La tendance normale d’uneconscience qui va jusqu’au bout de sa nature est des’oublier soi-même, de fuir, si possible, l’écho de sapropre voix, de s’ouvrir à tous les bruits du monde :réduite à tourner en rond dans le cercle d’une penséede la pensée, d’une νόησις νοήσεως éternelle, laconscience écartelée va lutter désespérément contrecette ombre d’elle-même ; car la pensée de la penséene pense que des idées d’idées. La conscience doulou-reuse est donc une sorte de combat avec le malheur.Agir quand on n’est qu’agent, vivre quand on n’estque patient – cela n’est pas douloureux ; ce qui estdouloureux, c’est le déchirement, la demi-adhérence,c’est de continuer à subir un sentiment qui est déjàobjet, ou de contempler comme un spectacle un évé-nement qui n’est pas encore détaché du moi, c’est deredevenir, en un mot, sujet passif de quelque chosedont on fut à moitié spectateur. Impossible, soit dedétacher l’objet absolument, en sorte qu’il devienneune simple chose de la nature, soit de le révoquer toutà fait, en sorte qu’il regagne le non-être de l’incon-science végétative ; nous ne pouvons aller jusqu’aubout de la conscience, ni nous débarrasser de laconscience, et c’est la source de tous nos tourments.La demi-conscience, s’arrêtant à mi-chemin avec sesdemi-objets (qui sont, par là même, demi-sujets), crou-pit dans le marais de l’intermédiarité stagnante ; et elleest bien en cela le symptôme de notre condition mixteet si incurablement moyenne, le signe diagnostique de

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la confusion ; et elle consacre par conséquent notremédiocrité ou mitoyenneté créaturelle.

Ce n’est pas, quoi qu’en pense Hegel, l’« antithèse »comme telle qui est le malheur. Au contraire rien n’estplus reposant qu’une antithèse qui se décide à êtreinfinie et qui, en excluant l’amour, supprime aussil’inimitié : s’abstenir de l’unité quand l’unité est là estbien plus difficile que d’y renoncer pour toujours. Cesremarques jetteront peut-être quelque lumière sur lanature de la douleur en général. On sait que Bergsonl’interprète comme l’effet d’une tendance motrice surun nerf sensible 1 : la perception réfléchit l’action, maisl’affection l’absorbe ; c’est qu’ici, l’excitation se pro-duisant à la surface du corps et non plus à bonnedistance, le mouvement se replie pour ainsi dire immé-diatement sur la sensation et coïncide avec elle. Lamarque de la douleur est donc l’impuissance ; acculéà des réactions urgentes, l’organisme ne dispose plusdes loisirs de la perception, qui lui permettraient dese représenter les actions virtuelles ou lointaines ;l’action a lieu sur place, au même endroit que la per-ception, et c’est pourquoi il n’y a pas d’image objec-tive. Souffrir, dit Louis Lavelle 2, c’est la seule façonqu’ait une conscience d’agir sur son passé. La souf-france est donc une action dérisoire et en quelque

1. Matière et mémoire, p. 46-47 et 261 ; p. 18, sur le toucherà la fois actif et passif dans les réflexes.

2. Observations sur le mal et sur la souffrance (chez l’auteur),p. 65. Cf. p. 38.

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sorte contre nature. De là cette subjectivité singulièrede la douleur, qui intriguait tellement Ribot 1. Que ladouleur corresponde à un sens spécifique ou à unecatégorie générale de la vie affective, un point sembleacquis : la douleur ne résulte pas d’une intensificationquantitative des impressions. Et de même la douleurmorale, qui est une réflexion inefficace de laconscience sur un événement trop proche de notre vie,diffère en nature de la conscience efficace : elle endiffère par ce mur invisible contre lequel la consciencedouloureuse vient buter et qui oblige le travail réflexifà opérer, comme une vivisection, sur nos expériencestoutes chaudes, et non pas sur des objets véritables.L’âme souffrante ajuste ce qu’il faut de consciencepour que son affection lui soit objet, pas assez cepen-dant pour que cette affection ne l’intéresse plus : elleva et vient, affolée, entre le « savoir » et le « subir ».De là cette espèce de lucidité cruelle, stérile et mons-trueuse qui est propre à la douleur – physique oumorale. Il y a dans la douleur une certaine concentra-tion de conscience, une sorte de vaine rumination quisont étrangères à la joie ; la conscience heureuse jouitde soi parce qu’elle triomphe de soi, parce qu’elles’évade – sans s’oublier – en actions enthousiastes.Autant la joie est faite pour l’aventure, autant la dou-leur se complaît dans les délibérations interminables ;et plus elle s’y enlise, plus elle les savoure : on diraitqu’elle y trouve une sorte de délectation spéciale.

1. Psychologie des sentiments, p. 39.